avatares de la castración

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GUY LE GAUFEY QUI A PEUR ? DE QUOI LES AVATARS DU SUJET ET DE LA CASTRATION PARIS LES SAMEDI 30 JUIN ET DIMANCHE 1 ER JUILLET 2007

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Psicoanálisis.

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Page 1: Avatares de la castración

GUY LE GAUFEY

QUI A PEUR ? DE QUOI

LES AVATARS DU SUJET ET DE LA CASTRATION

PARIS LES SAMEDI 30 JUIN ET DIMANCHE 1ER

JUILLET 2007

Page 2: Avatares de la castración

POUR INTRODUIRE A LA VOIX RECESSIVE

LEÇON I

Il semble tellement naturel de parler du sujet en psychanalyse, le concept de sujet paraît

s’accorder si évidemment à la chose freudienne, qu’au premier abord on ne doute pas que ce

soit une entité centrale dans la théorie de la psychanalyse comme dans sa pratique. Or, si le

mot lui-même de fait pas défaut dans le texte freudien, tous ses lecteurs assidus savent qu’il

n’en constitue aucun point nodal, et personne ne s’étonne de ce que le terme soit absent du

désormais fameux Vocabulaire de la psychanalyse (même s’il est présent dans L’Apport

freudien réalisé par Pierre Kaufmann, avec un long article d’Érik Porge). Freud n’a pas fait

emploi de ce concept, sûrement trop marqué philosophiquement à ses yeux, et n’a rien réglé de

ses complexes appareils en en faisant usage.

Il faut dire à sa décharge sur ce point que la langue allemande ne prête pas autant à

tentation que la française. Dans cette dernière, le mot sujet y désigne tout à la fois le thème que

l’on traite (« A ce sujet, je dois vous dire… »), l’individu dont on parle (« Le sujet s’est alors

comporté de telle et telle façon… »), le citoyen en tant qu’assujetti aux lois (« Le roi entouré de

ses sujets… »), le sujet au sens philosophique du terme (« Le sujet trouve sa certitude

existentielle dans la profération du cogito cartésien. »), et last but not least, le sujet grammatical

(« Le sujet est ce qui répond à la question Qui ? »). La polysémie du terme est impressionnante

car tous ses différents emplois sont banalisés, et il n’est pas rare d’en rencontrer deux dans la

même phrase, ce qui rend son étude terminologique fort malaisée. L’allemand est ici plus sec,

notamment dans sa grammaire puisque le sujet grammatical y est dit… Satzgegenstand,

littéralement : l’objet de la phrase. Première indication, au passage, de ce que « sujet » et

« objet » échangent leur place avec une déconcertante facilité dans les argumentations les

concernant.

Dès le chapitre 14 de la première partie de l’Esquisse, le Ich est « introduit » (Einführung

des "Ich"), avec le mot même qui devait « introduire » également, dix sept ans plus tard, le

narcissisme : Zur Einführung des Narzißmus. Le moi et le narcissisme demandent tous deux à

être ainsi « introduits » dans la mesure où ils se présentent, en effet, comme des personnes,

autrement dit des entités qui n’arrivent pas progressivement, morceaux par morceaux, mais qui

sont là pleinement ou ne sont pas là. Il convient de se rendre sensible à cette nuance de

l’« introduction » qui va à l’encontre de toute idée de partition : le moi et le narcissisme sont des

« touts ». Qu’est-ce donc que ce « moi », das Ich ?

Page 3: Avatares de la castración

Pour introduire à la voix récessive, p. 2

Le moi est un groupe de neurones investis de façon constante […] qui doit

donc être défini comme l’ensemble des investissements présents à tel et tel moment, au sein desquels un constituant permanent se sépare d’un constituant changeant

1.

Il faut ici s’approcher du texte allemand car on va pouvoir ainsi se rendre compte à quel

point le vocabulaire de Freud est précis et contraint dans ses constructions. Il écrit donc :

Das Ich ist also zu definieren als die Gesamheit der jeweiligen -Besetzungen, in denem sich ein bleibender von einem wechselnden Bestandteil sondert

2.

Or que trouvons-nous sous sa plume lorsqu’il est question, sept pages plus loin, dans le

chapitre 17, du fameux « complexe du prochain » dans lequel Lacan est aller pêcher sa

« chose », « das Ding » ?

Und so sondert sich der Komplex des Nebenmenschen in 2 Bestandteile, von denem der eine durch konstantes Gefüge imponiert, als Ding beisammenbleibt, während der andere durch Erinnerungsarbeit verstanden, d.h. auf eine Nachricht vom eigenen Körper zurückgeführt werden kann

3.

Ce que le français laplanchien rend désormais par :

C’est ainsi que le complexe de perception de l’être-humain-proche se sépare en deux constituants, dont l’un s’impose par un agencement constant et forme un ensemble en tant que Chose, alors que l’autre est compris par un travail de remémoration, c’est-à-dire qu’il peut être ramené à une information venant du corps propre

4.

Le moi et le complexe du prochain présentent donc une facture similaire en ce qu’ils sont

tous deux des entités composées d’une part qui reste permanente (bleibend, participe du verbe

bleiben : rester, demeurer, durer, persister, etc.), et d’une autre dite changeante (wechselnd). Il

faudra s’en souvenir au moment de discuter de l’intersubjectivité car Freud lui-même donne

l’indication de la valeur subjective de Ding à la fin de ce chapitre lorsqu’il assimile la partie

changeante à des « prédicats » (Prädikate), lesquels « se séparent du complexe-sujet

(Subjektkomplex) » du fait de frayages plus lâche5.

D’où vient donc cette partie permanente du moi ? Elle est composée des neurones qui,

recevant régulièrement des quantités Q endogènes vont se trouver constamment frayés, et

vont ainsi composer une sorte de Vorratsträger, de magasin à provisions, de lieu où se trouve

stockée des quantités Q qui, dès lors, peuvent se transformer en action, faire que ce moi

1 Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2007, p. 631.

2 S. Freud, Aus den Anfangen der Psychoanalysis, Fischer Verlag, Frankfurt, 1975, p. 330.

3 Ibid., p. 338.

4 S. Freud, Lettres, op. cit., p. 639-640.

5 « On le voit, le jugement n’est pas une fonction primaire, mais présuppose l’investissement, à partir du

moi, de la partie disparate [du complexe de perception] ; il n’a pas tout d’abord de finalité pratique,et il semble que l’investissement des constituants disparates soit éconduit dans le jugement, car cela expliquerait pourquoi les activités, les « prédicats », se séparent du complexe-sujet par un frayage plus lâche. » (da sich so erklären würde, warum sich die Tätigkeiten, « Prädikate », vom Subjektkomplex durch eine lockere Bahn sondern). » S. Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, Paris, PUF, 2006, p. 640. Allemand, Aus den Anfägen der Psychoanalyse, Fischer Verlag, 1975, p. 338.

Page 4: Avatares de la castración

Pour introduire à la voix récessive, p. 3

devienne agent, puisqu’il en a désormais les moyens. C’est donc ce qu’il fait dès le paragraphe

suivant en « exerçant son influence (beeinflussen) sur la répétition d’expériences vécues de

douleur et d’affects, et ce par la voie suivante, généralement désignée comme celle de

l’inhibition ». A peine le moi est-il en place qu’il a ainsi charge d’inhiber des processus primaires.

Conclusion saisissante de Freud à la fin du paragraphe suivant :

Wenn also ein Ich existiert muß es psychische Primärvorgänge hemmen6.

Si donc un moi existe, il ne peut qu’inhiber des processus psychiques primaires

7.

« Si Moïse fut égyptien… »… « Si un moi existe… ». Décidément, Freud sait rester fidèle

à l’optatif dans ses affirmations les plus centrales, mais pour peu que ce moi existe, alors il est

agent, et donc sujet puisque le voilà à même de gouverner un verbe décisif ; inhiber. Il n’en

reste pas moins une organisation de l’appareil psychique, topiquement localisable (il fait partie

du système ), dont on peut évidemment parler comme d’un objet.

Mais avec l’introduction du narcissisme, dix sept ans plus tard, le moi affiche plus

franchement son aspect objectal puisqu’il se trouve alors la cible des investissements dits

narcissiques :

Nous nous formons ainsi la représentation d’un investissement libidinal originaire du moi : plus tard une partie en est cédée aux objets mais, fondamentalement, l’investissement du moi persiste et se comporte envers les investissements d’objet comme le corps d’un animalcule protoplasmique envers les pseudopodes qu’il a émis

8.

L’image (qui est devenue fameuse) présente donc, du point de vue qui nous occupe ici,

une parfaite ambiguïté : les pseudopodes sont des « objets » qui sont fonctionnellement reliés

au moi central en tant que « sujet ». Dans les constructions freudiennes de l’appareil psychique,

il s’avère que Ich est présent autant comme sujet que comme objet, autant comme « je » que

comme « moi ». Il en va d’ailleurs de même dans la langue allemande où Ich doit se traduire

par « moi », dès lors qu’il n’est plus sujet d’un verbe : das liebe Ich (ma, ta, sa petite personne),

Ichsucht (égoisme, souci de soi), IchRoman (roman autobiographique) ; Ich auch nicht (moi non

plus), etc.

On pourrait presque faire semblant de l’oublier, de ne voir là qu’une particularité

grammaticale d’une langue donnée, si n’était le fameux : « Wo Es war, soll Ich werden », par où

éclate l’ambiguïté freudienne. Le côté héraclitéen de la formule en impose, et pousse à la lire

sans plus de contorsions théoriques : « La où c’était, je dois advenir. » Après tout, c’est bien ce

qui est écrit. Mais Strachey le tout premier n’a pu faire autrement que de proposer :

Where id was, there ego shall be.

6 S. Freud, Aus den Anfangen…, op. cit., p. 331.

7 S. Freud, Lettres, op. cit., p. 632.

8 S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1973, p. 83.

Page 5: Avatares de la castración

Pour introduire à la voix récessive, p. 4

A partir du moment où il avait remplacé, pour quelques bonnes raisons et malgré

quelques mauvaises, la trilogie Ich, ÜberIch et Es, par le fatidique triplé ego, superego et Id, il

ne pouvait plus conserver sa stricte valeur de sujet en première personne au Ich. En français, la

traduction de cette phrase a pu faire effet, pendant des années, de ligne de partage des eaux

entre les freudiens dits « orthodoxes » de l’IPA, qui en tenaient pour « Là où état le ça, le moi

doit advenir9 », et Lacan qui, tout à son sujet menteur en première personne, y allait de son « Là

où c’était, je dois advenir ». Que le sujet parle en première personne, ou constitue une entité

appelée à trouver sa place dans la troisième personne n’apparaît plus, dans le contexte de cette

phrase freudienne, comme une question grammaticale oiseuse, mais comme un choix

technique et éthique décisif.

Le sujet en troisième personne, de quelque nom qu’on l’affuble – ego, das Ich, moi, soi,

lui, il, elle – est en effet un sujet réifié, traité comme une chose possédant telle et telle propriété,

alors que le sujet en première personne n’est plus rien de ce dont on parle, mais bel et bien

l’instance vide, sans autre qualité que d’être ce je qui parle. Toute « La chose freudienne »,

prononcée par Lacan partiellement à Vienne le 7 novembre 1955, et publiée de façon plus

développée dans L’Évolution psychiatrique en 1956, roule là-dessus : ce moi tout objet dont se

targuent les partisans de l’ego psychology forme la cible des sarcasmes de Lacan, et ne vaut

dans son propos d’alors ni plus ni moins que le pupitre auquel il fait face en tant qu’orateur. Ce

n’est qu’à lui ouvrir les portes mêmes de la parole dans cette figure de style qu’on appelle une

prosopopée que ce moi, virant au je, en vient à énoncer son type d’accointance avec la vérité :

« Moi la vérité, je parle ».

La virgule est ici bien placée, elle ne sépare pas « moi » et « la vérité », qui sont en

parfaite apposition l’un à l’autre et qualifient tous deux le « je » qui met en acte le fait de parler.

« Je » n’est donc pas là au titre de dire la vérité, mais de simplement permettre qu’elle soit

puisqu’il est exclu qu’elle se manifeste hors les avenues du langage et de la parole. La vérité

parle aussi sûrement que la pluie tombe ou mouille ; elles ne peuvent pas faire autrement, c’est

tout. Donc « je », ce par quoi il se fait qu’il y a de la parole, mérite d‘être grammaticalement

apposé à « vérité », laquelle n’est en rien une qualité de ce je, mais ce dont ce je se fait l’agent,

quoiqu’il dise.

Approchons-nous cependant encore un peu de cette formule qui, elle aussi, a ses petits

côtés héraclitéens. Elle ne pouvait pas faire l’économie du mot « moi » qui l’ouvre. Ce je est

donc nécessairement un « moi je ». Que penser de ce dédoublement ? Faut-il l’attribuer

seulement à la grammaire et à ses exigences ?

À la réflexion, on sent bien que seul moi peut admettre un adjectif épithète. Essayez donc

d’en coller un à je, et vous m’en direz des nouvelles. Je n’admet que des attributs. Pour s’orner

de la moindre des qualités, il lui faut la copule. C’est à peine si d’anciennes formules juridiques,

9 Avec des variantes grammaticalement exotiques, du style : « Où était du ça, je doit advenir. » Raymond

Cahn, La fin du divan ?, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 254.

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Pour introduire à la voix récessive, p. 5

du genre « Je soussigné », font exception. Je ne s’embarrasse donc pas de qualités qui,

fatalement, ne pourraient que réduire son champ d’action, car il a vocation pour être sujet de

pratiquement tous les verbes — sauf quelques défectifs, du genre pleuvoir, neiger, et autres

(pour des raisons d’ailleurs essentiellement sémantiques). Donc il faut qu’il soit la forme la plus

vide qui soit de toute dénotation qui lui confèrerait un sens particulier. Il est réduit à sa fonction

grammaticale de complément d’agent du verbe, ce que Vincent Descombes nomme, en suivant

de près Tesnières, le « complément de sujet10

», pour le différencier clairement du

« complément d’objet » dans la construction de la phrase autour du syntagme verbal.

Le moi, lui, paraît au contraire prêt à recevoir toutes les qualités et les défauts qu’on a

envie de lui attribuer. Autant le mot je semble se dédier exclusivement à une activité, et se

comporter comme un maniaque que rien jamais n’arrête (puisqu’il lui faut le secours immédiat

d’un verbe, la langue française n’autorise guère qu’on intercale quoi que ce soit entre je et le

verbe qu’il régit), autant le mot moi se présente d’abord comme une instance passive, toujours

dans l’attente des déterminations additionnelles qui vont préciser sa singularité. Sommes-nous

pour autant autorisés à ranger ainsi le couple Moi/Je sur la même grille que le couple

Passivité/Activité, en considérant le moi comme un objet (donc passif), et le je comme un sujet

(donc actif) ?

On pourrait être lacaniennement tenté d’opérer de la sorte puisque le moi spéculaire tel

que le construisent le stade du miroir et le schéma optique n’est pas censé prendre beaucoup

d’initiatives : il est aussi sage qu’une image, puisqu’il n’est rien que ça. Seul le sujet, qui fait face

au miroir sans même s’y refléter (premier exploit !), en prise avec le désir dès le graphe, semble

prédisposé à agir. La langue française vient au secours d’une telle conception puisque dans « je

me vois », il n’est pas extravagant de reconnaître un je en train de voir un moi, tous deux assez

bien différenciés. Mais est-ce là le régime régulier de ce couple moi/je ? Avant même de se

lancer dans des élaborations conceptuelles à ce sujet, autant accorder quelque attention aux

structures grammaticales, qui ne régissent peut-être pas l’entièreté de notre ontologie, mais

déterminent néanmoins les articulations langagières par lesquelles nous nous risquons à

penser, à œuvrer dans la voie conceptuelle. À défaut d’une « grammaire philosophique » à la

Wittgenstein, tentons quelques préliminaires d’une « grammaire subjective ».

Dans son ouvrage passionnant (du moins dans sa première moitié), Vincent Descombes

en trace les linéaments en s’appuyant sur un non moins remarquable ouvrage de Lucien

Tesnière, paru en 1988 à Paris chez Klincksieck : Éléments de syntaxe structurale (le

structuralisme, aujourd’hui dédaigné, a produit là un fort joli fleuron). Tesnière notait déjà en

effet une bizarrerie grammaticale au niveau de ce qu’on appelle les « verbes pronominaux »

qu’on a tendance à considérer comme des verbes réfléchis puisque dès l’infinitif le verbe s’y

trouve flanqué d’un pronom. Or ce pronom semble avoir pour conséquence que la mise en acte

de ce verbe par un sujet s’applique à ce même sujet pris secondairement en tant qu’objet : je

10

Vincent Descombes, Le complément de sujet, Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard,

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Pour introduire à la voix récessive, p. 6

me rase, autrement dit je rase quelqu’un qui, en la circonstance, se trouve être moi. J’ai ici

affaire à la voix réfléchie qui se présente comme une synthèse de l’actif et du passif, du je sujet

et du moi objet.

Qu’on délaisse un instant le je me rase et tous ses pareils pour aller s’aventurer vers je

m’évanouis. La construction grammaticale est strictement identique, l’élision du me en m’

devant une voyelle n’étant qu’une façon d’éviter un hiatus disgracieux que la musicalité de la

langue prohibe. On sent bien, cependant, que le sens a viré et qu’on est loin de la réflexivité en

tant que combinaison actif/passif : aucun je n’évanouis activement aucun moi réduit à la plus

stricte passivité. Les deux s’éclipsent conjointement et se trouvent à égalité dans

l’accomplissement de l’acte en question. Malheureusement, le verbe s’évanouir développe une

sémantique trop tendancieuse : qui le dit anticipe clairement sur ce qu’il dit, et même je m’étais

évanoui a encore quelque chose de trouble : qui dit ça ? Ça se dit à la première personne, mais

ça pue le récit la troisième personne.

Soit donc un autre verbe, moins sujet à caution : je me lève. Pour les mêmes raisons

qu’avec je m’évanouis, on se refusera à entendre ici un je qui lèverait un moi. À quoi donc

avons-nous affaire avec cette forme de verbe pronominal qui n’est plus un verbe réfléchi, et qui

n’a, de toute évidence, rien d’exceptionnel (je me souviens, je me suis écrié, je m’ennuie, je me

trompe, etc.) ?

Sans qu’on sache pour l’instant pourquoi, il apparaît qu’un verbe aussi naturellement

transitif que « lever » a perdu dans ce genre de construction sa valeur transitive : quand je me

lève, je ne lève rien de plus que je, ou que moi, mais ce moi n’est pas vraiment « ce qui est

levé ». Au point qu’une analyse grammaticale scolaire, qui aurait d’abord vu à juste titre dans le

« me » de je me rase le complément d’objet du verbe raser (je rase qui ? moi), aura quelque

difficulté à se répéter avec la forme je me lève. Me n’y a pas rang de complément d’objet. C’est

donc que de nouveaux rapports se sont tissés entre je et moi, puisque les formes je te lève ou

je le lève se ramènent d’emblée, elles, à la forme je me rase : Syntagme nominal+syntagme

verbal+complément d’objet.

Une réflexion antérieure de Tesnière peut servir à démêler cet embrouillamini, lorsqu’il

introduit les « diathèses » ou les « voix » causative et récessive. Pour bien suivre son

raisonnement à cet endroit, il faut d’abord comprendre sa notion d’« actant ». Il part de l’idée

que la phrase se construit, non autour du sujet, mais autour du verbe, et que ce verbe, pour

fonctionner, a besoin d’un certain nombre d’« actants » qui viennent se lier au verbe en

comblant un certain nombre de valences que celui-ci laisse libre. On peut dès lors classer les

verbes selon une espèce de tableau à la Mendeleïev : on trouvera ainsi des verbes à un seul

actant (Il pleut, je tombe, nous nageons,etc.), l’énorme masse des verbes à deux actants (je

mange une pomme, il boit de l’eau, tu porteras ça, etc.), des verbes à trois actants (Pierre

2004.

Page 8: Avatares de la castración

Pour introduire à la voix récessive, p. 7

donne quelque chose à Jacques), puis à quatre (Pierre transmet à Jacques un objet par

l’intermédiaire de Paul). Ça ne va pas beaucoup plus loin, l’attention se perd vite dans ces

dédales, et la lourdeur stylistique suffit à interrompre le mouvement.

Grâce à ce concept de verbe doté de x valences, Tesnière en vient à définir la voix

causative d’une façon que l’exemple qui suit rendra claire : une assemblée s’est réunie, et à tel

moment Pierre est parti. Pour ne pas introduire de difficulté supplémentaire, maintenons-nous

dans la voie active : Pierre part, Pierre s’en va. Mais tous savent qu’il s’en va parce que Bernard

a fait tout ce qu’il fallait pour ça et que, de son plein gré ou contre son gré, Pierre s’exécute.

Quel est le sujet de l’action ? Bernard ou Pierre ? Les deux, mon Colonel, puisque Bernard n’a

pas jeté Pierre dehors, il a seulement fait en sorte que Pierre prenne la décision de partir. Il a

causé son départ, lequel départ n’en est pas moins le fait de Pierre.

On retrouve là, soit dit en passant, un très vieux et très lourd problème philosophique,

déjà présent chez Aristote, qui met aux prises contingence et nécessité, libre arbitre et

déterminisme. Un bateau est pris dans la tourmente ; le salut de tous nécessite qu’on jette par-

dessus bord toute la cargaison, ce qu’aucun capitaine ne peut se résoudre à faire, sinon la mort

dans l’âme. Celui de l’histoire s’y résout. Il a bien fait un acte libre, il aurait pu incliner autrement

(par exemple en faisant passer son honneur avant tout) ; mais il n’a tout jeté qu’à être talonné

par la nécessité, sinon bien sûr il n’en aurait rien fait. On dira : la tempête lui a fait jeter la

cargaison par-dessus bord, mais il reste clair que ce n’est pas elle qui l’a jetée.

Le verbe faire est ainsi communément utilisé en français pour introduire un sujet antérieur

au sujet, afin que le sujet soit causé à agir, mais sans que cependant il se réduise à un rouage

mécanique. Cette subtilité grammaticale rejoint le drame commun de toutes les administrations

totalitaires, qui ont besoin d’agents responsables pour démultiplier leur pouvoir, mais

n’entendent pas laisser à ces agents l’autonomie nécessaire à une décision intelligente. De

façon encore élargie, c’est le problème du sujet juridique, qui doit en même temps exister en

amont de la loi, pour la recevoir et l’agréer comme telle, mais tout autant n’être que sa création,

voire sa créature, et ne se mouvoir qu’en aval d’elle.

Ainsi rencontre-t-on la nécessité de concevoir un petit empilement de sujets (deux,

parfois trois, pratiquement jamais plus). Et Tesnière invente à cet endroit la voix causative en

disant :

Si le nombre des actants est augmenté d’une unité, on dit que le nouveau verbe est causatif par rapport à l’ancien. Ainsi nous pouvons dire que, pour le sens, renverser est le causatif de tomber, et montrer le causatif de voir

11.

Un trait d’esprit célèbre du Duc de Guise (1580-1640), rapporté par Tesnière, puis par

Descombes, et que je ne résiste pas à citer, montre fort bien ce que peut être la recherche (ici

ironique) d’une antécédence du sujet en tant que cause de l’acte qu’il accomplit au titre d’agent :

11

Cité par V. Descombes, Le complément…, op. cit., p. 93.

Page 9: Avatares de la castración

Pour introduire à la voix récessive, p. 8

lors d’une soirée où se trouvait le Duc, connu et apprécié pour son esprit, un poète de ce temps,

Jean Ogier de Gombauld12

, produisit une épigramme qui d’emblée séduisit l’assistance. Dans

les rires, le Duc, dont on attendait la répartie, s’écria : « N’y aurait-il pas un moyen de faire en

sorte que j’eusse écrit cette épigramme ? »

En tant qu’elle rajoute un actant à l’endroit du sujet, faisant ainsi reculer l’activité de ce

dernier vers une activité seconde, voire, du coup, une forme de passivité, la voix causative a

toute son importance dès lors qu’on avance le concept freudien d’inconscient. Mon inconscient

me fait faire… des bêtises : certes, c’est bien moi qui les fait, mais uniquement parce que j’y

suis contraint par ce satané inconscient, ni plus ni moins que le capitaine de navire façon

Aristote. Et c’est cette même voix causative que Lacan est allé chercher pour décrire la

passivité pulsionnelle comme une forme d’activité : se faire bouffer, se faire chier, se faire voir,

se faire entendre. Dans sa faconde naturelle, le midi et ses parlures raffolent aussi de cette voix

causative qui démultiplie avantageusement le sujet : Je me la mangerais bien, cette petite côte

de porc.

Or, de la même façon que la langue sait se donner les moyens de rajouter un actant dans

l’ordre du sujet, il semble qu’elle sache en supprimer un quand il y en a presque deux, comme

c’est le cas dans la voix réfléchie, et faire ainsi passer de la structure du je me rase à celle du je

me lève. Tesnière propose d’appeler cela la « voix récessive », pour indiquer qu’il s’agit bien de

retirer quelque chose du fonctionnement grammatical habituel au niveau du sujet dans son

rapport aux valences du verbe qu’il complémente.

La voie récessive revient à faire perdre un actant à un verbe possédant déjà plusieurs

valences : ainsi passe-t-on de la voix réfléchie, où il est d’autant plus facile de distinguer deux

actants qu’ils se comportent de façon opposée au regard de l’activité, à une forme

d’activité/passivité qui n’a plus recours au dédoublement morphologique je/me pour faire

entendre la posture du sujet.

Damourette et Pichon, dans leur sensibilité aiguë aux phénomènes de langue, ont eu

aussi flairé le problème, quoiqu’ils l’aient attaqué par un autre biais, celui de l’emploi enroulé13

.

Ils nomment ainsi certains emplois verbaux dans lesquels l’action, qui part du soubassement

(i.e. le sujet), « retombe » sur lui et le prend pour patient (alors même que nous sommes

toujours dans la voix active, il ne s‘agit pas d’une transformation à la voix passive). « Le

soubassement, poursuivent-ils, fonctionne donc là non pas comme un patient pur, mais comme

une sorte de patient actif ». Or bon nombre d’exemples qu’ils donnent se présentent

précisément comme des verbes pronominaux auxquels le locuteur a soustrait le pronom,

réduisant de façon récessive le nombre d’actants requis par le verbe :

12

Jean Ogier de Gombauld (1576-1666), disciple de Malherbe, surnommé « le beau ténébreux », élu en 1634 le premier au cinquième fauteuil de l’Académie Française où il prononce un discours « Sur le je ne sais quoi » (trois siècles avant Jankelevitch !). 13

Damourette et Pichon, Des mots à la pensée, Paris, Éditions d’Artrey, tome III, p. 170, § 867.

Page 10: Avatares de la castración

Pour introduire à la voix récessive, p. 9

Il respire mal, mais alors… ! Il enrhume constamment.

(Mme LW, le 8 mai 1931)

Ah ! Monsieur gave tant qu’il peut, et après il est malade.

(Mlle DW, le 5 mai 1926)

On assiste là à une espèce de vérification de la construction de Tesnière. Comme

Damourette et Pichon ne s’amusent pas faire les puristes et apprécient le phénomène de

langue sous ses formes parfois les plus pathologiques14

, ils accordent volontiers leur attention à

cette suppression, cette « récession » que certains locuteurs audacieux impriment à la langue

lorsqu’ils veulent faire entendre que le sujet, bien qu’actif grammaticalement, est de fait passif,

qu’il subit l’action dont il est l’agent. Plus besoin ici d’un pronom qui pourrait faire croire à un

sens « réfléchi » qui articulerait sujet actif et patient passif : il enrhume constamment, oui, c’est

bien ce qu’il fait, il est considéré comme actif dans cette situation oto-rhino-laryngologique, et

c’est lui qui le fait, il ne s’agit ici d’aucun il impersonnel du genre il pleut.

Mais d’enrhumer ainsi, il n’en est pas moins enrhumé. Donc ce sujet se montre aussi

passif qu’actif, aussi actif que passif. Et lorsque Mme EJ, le 11 juin 1932, s’écrie Je submerge

sous la pharmacie15

, il est clair qu’elle est submergée par la pharmacie, mais ça ne l’empêche

pas de se traiter à la voix active, quitte à changer astucieusement la préposition : elle submerge

sous, comme d’autres montent en haut. Dans une même veine, sur la même page, Mme FT, le

11 avril 1928 : Ce qu’il faut surtout, c’est des étoffes qui ne déchirent pas. Beaux exemples de

voix récessives que Tesnière, bien plus contraint par le souci de correction grammaticale que

Damourette et Pichon, ne songe pas aller quérir. Mais qu’en conclure ? Un dernier exemple,

limpide, permettra peut-être de mieux le savoir.

Le 18 janvier 1931, M. LU écrit à sa famille : Je rapatrie ce soir16

. Bien sûr, il va être

rapatrié, la décision n’est pas la sienne, seule l’autorité militaire a compétence dans ce secteur.

Mais il est clair que ce n’est pas ce qu’il veut dire, sinon il aurait fort bien pu le dire en employant

la voix passive que lui offre le français correct. S’il n’en fait rien, c’est que ce rapatriement, il se

l’approprie alors même qu’il ne lui échappe pas qu’il en est l’objet. Il n’aurait cependant pas pu

pousser jusqu’à écrire « Je me rapatrie ce soir », car alors, adieu l’autorité militaire et le sujet

qui s’y soumet tellement de son plein gré qu’il prend l’action toute à son compte, nous n’aurions

plus affaire qu’à un blanc bec qui revient, de sa propre initiative, en métropole, parce qu’il en a

marre et que ça suffit comme ça. Et c’eût été pire encore avec la forme emphatique et

avantageuse d’un « je me rentre ce soir », où l’on reconnaîtra désormais aisément la voix

causative de Tesnière, autrement dit l’ajout d’un actant là où la grammaire normative ne

l’appelle pas. La forme apparemment active, et porteuse d’une tout autre émotion, du je rapatrie

ce soir se situe, elle, dans le mitan de la voix passive et de la voix réflexive qu’elle exclue toutes

deux en les pratiquant conjointement, et installe du coup son sujet autant comme patient que

14

On les voit ainsi prêter beaucoup d’attention à des phrases du style : « Il vient tes élèves tantôt – Oui, il les vient. » (le 24 mars 1922), tome VI, p. 254, § 2312. 15

Damourette et Pichon, Des mots…, op. cit., tome III, p. 168, § 867.

Page 11: Avatares de la castración

Pour introduire à la voix récessive, p. 10

comme agent, ainsi dédoublé sans que cependant cette dualité soit marquée

morphologiquement par l’emploi de mots distincts je/moi, je/me.

Il y a là un statut du sujet qui le saisit, dans la vivacité même de la langue, comme replié

sur une sorte de double nature que la différence morphologique des voix active et passive

scinde d’une façon trop violente, trop manifeste. Or cette évanescence du je qui se débrouille

avec les moyens du bord (i.e. la voix récessive) pour que son activité lui retombe dessus, il est

décisif dans notre approche du sujet de remarquer que c’est le mouvement même du cogito.

Vu sous cet angle – grammatical – la fonction du doute hyperbolique n’est rien qu’une

mise en pratique de cette voix récessive. À un verbe normalement bivalent : penser, qui appelle

dans son fonctionnement régulier un sujet et un objet, on va méthodiquement retirer tout objet.

Certes, il s’agit aussi de douter de la véracité de nos sensations, et du Dieu créateur des vérités

éternelles qui a insufflé dans nos esprits limités la notion d’infini mais, ce faisant, le verbe

penser va perdre tout complément d’objet qui aurait pu le combler. De sorte que la profération

du je pense qui en résulte à tous les accents émotifs du je rapatrie ce soir.

La certitude quant à l’existence – le bénéfice de l’opération – tient à ce tremblé de

l’énonciation qui a fait disparaître un actant pour transformer le sujet en complément. Elle ne

s’atteint que par la profération de l’énoncé lui-même, c’est-à-dire la mise en acte de ce sujet qui

désobéit à la grammaire et trouve, dans cette désobéissance même, le pli qui le constitue

comme agent-à-qui-il-arrive-quelque-chose-du-fait-de-son-acte-et-de-lui-seul. Le Je qui pense

en suivant la méthode du doute hyperbolique ne pense évidemment pas à lui ; il ne serait donc

pas juste d’aller le chercher dans des énoncés du genre je pense à moi, ni même je me pense

pensant. Mais à défaut de réflexivité, ce sujet n’est pas pour autant tout d’une pièce. Ou plutôt :

c’est pour l’instant, dans la tenue de cet énoncé, à lui et à lui seul qu’il revient de supporter un

clivage qui ne parvient pas à se déplier.

Lacan est-il aller chercher autre chose dans ses références au cogito cartésien ? Il est

permis d’en douter. Son refus clair et net de la conclusion que Descartes tout le premier en tire

– je suis un chose pensante – qu’il laisse volontiers à Henri Ey et à son goût du dualisme,

montre bien que le passage à la voix passive déjà ne l’intéresse plus. Mais de même, peut-on

imaginer que M. LU tiendrait aussi peu que ce soit pour équivalent un énoncé du genre je suis

un rapatrié ? Qui ne sentirait alors le subterfuge, et presque la déroute de celui qui a pu écrire,

dans un souffle où il sait encore ce qui tient à lui et ce qui déjà lui échappe, je rapatrie ce soir ?

16

Ibid.

Page 12: Avatares de la castración

LE VIRAGE DU SUJET : 1953-1962

LEÇON II

Le terme « sujet » est omniprésent dans l’enseignement de Lacan. Si l’on s’en tient à la

version Word diffusée par l’Association Lacanienne Internationale (qui mélange des textes plus

moins diversement trafiqués à partir de la sténographie, y compris jusqu’à inclure des textes

publiés par J.-A. Miller au Seuil quand ils ne disposent pas de version à eux), on peut faire état

des chiffres suivants, valables aux approximations près, mais tout de même informatifs :

entre 1953 et 1963, des Écrits techniques de Freud à l’unique session des Noms du Père, on

dénombre environ 8 000 occurrences du terme. Comme ce genre de chiffre n’a de valeur que

comparative, il est bon de savoir que dans le même temps, le mot signifiant fait environ 3 800

apparitions (confusion faite du participe présent et du substantif), le mot moi environ 1500, signe

1400, inconscient 1200, structure 1000, signifié 340.

Le score du sujet provient directement de sa polysémie. L’immense majorité des 8 000

occurrences porte en effet sur l’emploi que je qualifierais volontiers de « médical », qui sert à

désigner l’individu dont on parle, soumis à la curiosité scientifique : « quand on demande au

sujet de se laisser aller à associer librement » (27 janvier 1954), « le sujet dira : “ah oui,

justement, ce jour-là, je me souviens de quelque chose” » (même date). Constamment, Lacan

fait usage de ce mot pour désigner l’individu, sans qu’on puisse le plus souvent y déceler le

moindre souci d’y voir une instance psychique particulière. Cela se signale grammaticalement

par le fait que cet emploi commande presque toujours un verbe, ce sujet-là est presque toujours

en train de faire quelque chose. Ce à quoi il faut rajouter les occurrences du mot équivalentes à

« thème », comme « je vais prendre un exemple avant d'entrer dans mon sujet » (même date).

Près de neuf cas sur dix relèvent de ces usages dans lesquels le concept de sujet est quasi

inopérant.

Certes, ce sujet ainsi mis en scène comme agent, le plus souvent mais pas toujours,

parle. Dès l’ouverture du séminaire, le 18 novembre 1953, Lacan le présente ainsi :

Considérons maintenant la notion de sujet. Quand on l’introduit, on s’introduit soi-même. L’homme qui vous parle est un homme comme les autres – il se sert du mauvais langage. Soi-même est donc en cause. Ainsi, dès l’origine, Freud sait qu’il ne fera de progrès dan s l’analyse des névroses que s’il s’analyse

17

17

J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975, p. 8.

Page 13: Avatares de la castración

Le virage du sujet, p. 12

Ce sens, quoique présent tout du long, reste cependant éclipsé par la fréquence de

phrases du style :

Eh bien Kris, dans un de ses articles, expose le cas d’un sujet qu’il prend en analyse et qui, d’ailleurs, a déjà été analysé une fois

18.

Les seuls moments où l’on a le sentiment de sortir un peu de cette ambiguïté du terme

tiennent à la construction du schéma optique. Alors que le stade du miroir, dans sa version de

1938 (Les complexes familiaux) comme dans celle de 1949 (l’article repris dans les Écrits), ne

sait pas bien comment nommer ce qui fait face au miroir et à l’image19

et ne fait pas grand cas

du sujet comme tel, l’élaboration du schéma optique, grâce à l’appareil de « physique

amusante » de Bouasse20

, fait du sujet l’œil qui – premier miracle ! – ne se reflète pas dans le

miroir plan où apparaît l’image spéculaire composite formée de l’image réelle du vase et des

fleurs effectives. Cet œil, qui jouit d’un topos singulier et décisif pour le fonctionnement du

montage, pose le sujet dans une altérité évidente d’avec le moi, et déjà la lettre S barré, S/, vient

pour désigner le rapport de cette valeur du terme de sujet avec quelque chose qui n’a pas grand

chose à voir avec l’individu sous observation médicale, mais vise une instance singulière par où

la subjectivité se distingue du moi. On notera au passage que cet œil toujours ouvert

métaphorise silencieusement un sujet sans cesse actif, dans un regard qui ne cille pas.

Mais le schéma optique, avec son œil-sujet, ne parvient quand même pas à offrir un

régime de fonctionnement correct au sujet qu’il met en place, car la détermination essentielle

que Lacan tient à faire valoir a trait à la parole. Lorsqu’il en vient à s’expliquer un peu clairement

sur son emploi massif de ce terme, presque à la fin de la première année de séminaire, et qu’il

pose la question « Qu’est-ce que nous appelons un sujet ? », il remarque que le scientifique

kantien peut, dans la construction de l’objet de son savoir, négliger quelque peu le sujet

néanmoins requis par l’opération critique mais, poursuit-il

cette position ne peut absolument pas être négligée quand il s’agit du sujet parlant. Le sujet parlant, nous devons forcément l’admettre comme sujet. Et pourquoi ? Pour une simple raison, c’est qu’il est capable de mentir. C’est-à-dire qu’il est distinct de ce qu’il dit

21.

Or cette valeur du sujet menteur introduit nécessairement un concept qu’il va falloir suivre

désormais à la trace, celui d’intersubjectivité. En effet, mentir revient à feinter, c’est-à-dire à

introduire chez le récepteur du message une question décisive sur la valeur à donner au dit

message. Quelqu’un qui mentirait systématiquement ne serait plus un menteur. Ment celui qui

sait présenter son mensonge comme une vérité et réussit à faire que son interlocuteur gobe le

18

J. Lacan, Les Écrits techniques…, op. cit., p. 71. 19

J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du "je" telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 93-100. Ce qui fait face au miroir s’y appelle aussi bien « sujet » que « je », « infans », « petit homme », « enfant », « organisme », etc. 20

Sur tous ces développements, voir G. Le Gaufey, Le lasso spéculaire, Paris, Epel, 1997, p. 81-105.

Page 14: Avatares de la castración

Le virage du sujet, p. 13

message tel qu’il a voulu qu’il apparaisse. De sorte que nul ne peut mentir à quelqu’un qui

n’aurait pas lui-même cette capacité : seul peut être trompé (voix passive) cela qui peut se

tromper (voix récessive, ou moyenne), et du coup tromper (voix active). Et donc tout le temps

où le sujet sera fondé sur cette capacité à mentir, deux conséquences massives seront

présentes au fil des séminaires :

1°) l’intersubjectivité sera considérée comme la moindre des choses. Le 2 juin 1954, on

l’entend dire par exemple : « L’intersubjectivité est la dimension essentielle » (ceci à propos du

couple pervers) ; « Il nous faut partir d’une intersubjectivité radicale, de l’admission totale du

sujet par l’autre sujet. » ; « L’intersubjectivité doit être au début puisqu’elle est à la fin. » ;

« L’intersubjectivité est d’abord donnée par le maniement du symbole, et cela dès l’origine. » Le

25 mai 1955, on l’entend encore dire :

Cela dit, il ne faut pas omettre notre supposition de base, à nous, analystes – nous croyons qu’il y a d’autres sujets que nous, qu’il y a des rapports authentiquement intersubjectifs. Nous n’aurions aucune raison de le penser si nous n’avions pas le témoignage de ce qui caractérise l’intersubjectivité, à savoir que le sujet peut nous mentir. C’est la preuve décisive

22.

D’autres citations iraient dans le même sens d’une nécessité impérieuse de penser

l’intersubjectivité dans le cadre analytique en relation directe avec cette première conception du

sujet comme menteur. Mais une autre conséquence s’impose à partir de là :

2°) l’Autre lui-même est sujet. Le 21 décembre 1955, à l’orée du séminaire Les

psychoses23

, Lacan n’hésite pas à dire : « Le point pivot de la fonction de la parole est la

subjectivité de l’Autre, c’est-à-dire le fait que l’Autre est essentiellement celui qui est capable,

comme le sujet, de convaincre et de mentir. » On pourrait aligner à foison les citations de ce

calibre au long des séminaires de années cinquante.

Lors de la séance du 29 avril 1959, à quelques encablures de la fin du séminaire Le désir

et son interprétation, un virage s’esquisse cependant au terme duquel le sujet aura subi en

quelques semaines un changement considérable, et pris quasi définitivement une nouvelle

valeur. On va tenter de suivre la manœuvre d’aussi prés que possible, mais cependant assez

rapidement pour en bien saisir le mouvement, donc en prenant le risque de ne pas s’attarder

peut-être comme il le faudrait aussi autour de certains développements.

Lacan a déjà porté la formule S/ <> a à la connaissance du public du séminaire lors de la

construction du graphe dit « du désir », mais sans avoir été très amplement commentée. Tout le

mouvement des séances de fin avril et début mai 1959 va chercher à donner aux termes sujet

21

« Si l’ego est imaginaire, il ne se confond pas avec le sujet. Qu’est-ce que nous appelons un sujet ? ». Le 19 mai 1954, à la quasi fin du séminaire. Dans l’édition du Seuil, Les Écrits techniques…, op. cit., p. 218. 22

J. Lacan, Le moi dans la théorie de Freud…, Paris, Le Seuil, 1978, p. 285. 23

J. Lacan, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 76.

Page 15: Avatares de la castración

Le virage du sujet, p. 14

et objet des valeurs suffisamment proches pour que leur appareillage se fassent tout

naturellement, sur la base d’une homologie d’autant plus visible qu’elle est forgée de toutes

pièces.

Ce 29 avril, Lacan termine son long commentaire d’Hamlet, et tout le début de la séance

revient à tirer leçon de la problématique du deuil telle que mise en scène par Shakespeare.

Lacan en vient alors à comparer les mérites respectifs d’Hamlet et d’Œdipe au regard des

thèses freudiennes sur l’Untergang, le déclin du complexe d’Œdipe. Le complexe d’Œdipe,

avance-t-il alors, « marque le joint et le tournant qui fait passer [le sujet] du plan de la demande

à celui du désir […] et c’est pour autant, dit-il encore un peu plus loin, que le sujet a à faire son

deuil du phallus que l’œdipe entre dans son déclin. » Il s’agit, bien sûr, d’un deuil bien particulier

puisque le phallus est, de toute évidence, un objet tout aussi particulier.

Dans cette chicane complexe, Freud est appelé à la rescousse, et surtout sa précision

selon laquelle l’enfant pris dans l’œdipe (fille ou garçon) renonce à la possession du phallus

pour satisfaire à une exigence narcissique, en découvrant qu’il y aurait trop à perdre en

maintenant ses exigences phalliques. À partir de là, Lacan déroule son équivalence narcissique

= imaginaire :

Eh bien traduit dans notre discours, dans nos références, narcissisme implique un certain rapport avec l’imaginaire.

Ici se situe un chiasme qu’il convient d’articuler dans son détail, même s’il ne s’étale en

clair que vers la fin de la séance suivante. Lacan emploie en effet d’abord implicitement une

argumentation qui se trouve être celle de La signification du phallus, conférence faite à l’Institut

Max Planck le 9 mai 1958 un an auparavant, et que l’on peut résumer ainsi pour ce qui est de

son nexus : l’Autre à qui est adressée la demande de satisfaction (autrement dit le

Nebenmensch, le prochumain de l’Esquisse), pour autant qu’il a le pouvoir d’y répondre ou pas,

est à l’origine d’une autre valeur que Lacan nomme « amour ». La demande de satisfaction se

prolonge en une demande d’amour dans la mesure où, aussi modeste soit-elle, elle met en

branle un appareil symbolique qui repose tout entier sur la présence/absence de cet Autre. Un

temps essentiel se dégage alors, à partir de cette mise en signifiant du circuit pulsionnel qui

aboutit à la demande24

, engendrant ce que Lacan nomme joliment « une tragédie commune »

(au sujet et à l’Autre) : le sujet, dit-il, va vouloir s’assurer de cet « au-delà de la parole », il va,

au-delà de la satisfaction que lui a (peut-être) apportée la réponse de l’Autre, chercher à savoir

la vérité sur l’amour de l’Autre, sur le fait que la réponse de cet Autre est bien, oui ou non, le

fruit de l’amour. Et c’est là qu’il va buter sur quelque chose de parfaitement négatif – dont il y a

lieu de penser que ça constitue le fondement de cette sorte de passion pour la négativité que

Lacan déploie tous azimuts : l’Autre ne peut pas répondre à cette demande d’amour comme il a

24

L’une des versions lacaniennes du Vorstellungsrepräsentanz freudien qui, lui aussi, cherche à forger un ensemble composé de l’intensité pulsionnelle et somatique de la pulsion et d’une représentation dont la pulsion suivra désormais le « destin » (cf. le titre de Freud « Pulsions et destins des pulsions »).

Page 16: Avatares de la castración

Le virage du sujet, p. 15

pu le faire vis-à-vis de la demande de satisfaction, et donc le sujet ne peut aucunement obtenir

une garantie quant à l’amour de cet Autre25

. C’est comme ça, on ne peut même pas demander

pourquoi, c’est un axiome : « Il n’y a pas d’Autre de l’Autre », l’Autre ne peut pas aller quêter

ailleurs ce qui garantirait sa bonne foi, et le sujet ne peut donc rien obtenir de lui sur ce chapitre.

Il faut faire avec cette dure vérité (contre laquelle la névrose s’élève avec obstination).

Ce moment très singulier où le sujet en viendrait à buter sur ce manque dans l’Autre est

présenté par Lacan comme le temps même de ce qu’il convent de nommer « castration ». Avec

une immédiate question subsidiaire : « que devient le sujet en tant qu’il a été symboliquement

castré ? ». Réponse : « Il a été symboliquement castré au niveau de sa position comme sujet

parlant, non point de son être. » Or c’est au niveau de cet être que Lacan inscrit ce – qui va

servir maintenant comme une sorte de matrice à un objet (a) totalement revisité au regard des

séminaires antérieurs où cette appellation courait déjà, et ce de par une manœuvre dont Lacan

précise d’emblée qu’il a « déjà indiqué la parenté avec un mécanisme psychotique », à savoir

que « c’est avec sa texture imaginaire, et seulement avec elle, que le sujet peut y répondre ».

L’une des grandes thèses à l’endroit des psychoses et des délires – l’imaginaire est appelé en

renfort face aux défaillances symboliques – fonctionne à plein rendement dans la nouvelle

consistance du fantasme selon Lacan.

À cette place ainsi marquée d’une négativité imaginaire engendrée par la faille

symbolique rencontrée dans l’interrogation de l’Autre en sa vérité, s’installe l’objet (a) qui,

décroché qu’il est depuis quelque temps du petit autre, n’en reste pas moins imaginaire et en

attente d’une détermination plus positive. Ce même jour (29 avril 1959), dans le fil même des

citations antérieures, on peut l’entendre dire :

C’est cet objet (a) qui est le rapport du sujet à ce qu’il n’est pas […] puisqu’il est devenu pour nous maintenant exigible que nous ayons une juste définition de l’objet […], d’essayer de voir comment s’ordonne et du même coup se différencie ce que jusqu’à présent dans notre expérience nous avons à tort ou à raison commence d’articuler comme étant l’objet.

À partir de cette entame, qui explicite le caractère composite du fantasme, le sujet et

l’objet ainsi mis à nouveaux frais sur la sellette vont rapidement prendre chacun des valeurs si

semblables, si proches, que la formule du fantasme qui les réunit va prendre tout son sens,

jusque là largement en attente. D’un côté, le sujet va être très répétitivement décrit comme

coupure, syncope, défaillance, évanouissement, intervalle26

, et dans le même temps l’objet (a)

va être lui aussi défini essentiellement comme coupure. De cette espèce d’identité formelle

résultera leur appairage, leur appareillage dans le fantasme.

25

Cette constatation fait pivot dans le maniement du transfert selon Lacan, et modifie la posture freudienne telle qu’on peut la lire dans « Observations sur l’amour de transfert ». 26

« […] l’objet a se définit d’abord comme le support que le sujet se donne pour autant qu’il défaille. » ; « au moment où le sujet s’évanouit devant la carence du signifiant » ; « chaque fois qu’il [le sujet] veut se saisir, il n’est jamais que dans un intervalle ».

Page 17: Avatares de la castración

Le virage du sujet, p. 16

Le décor de cette opération a nom « désir ». Lacan prend soin, assez longuement,

d’opposer la réalité, présentée comme un monde d’« avocats américains », et le désir saisi, lui,

dans une négativité essentielle dont il s’agit d’assurer la tenue. Pour autant que l’objet en jeu

dans le désir est passible d’une certaine structure que Lacan entend préciser, toute une série

de termes vont désormais se trouver liés, et dans le cours de la séance suivante, celle du

20 mai 1959, Lacan présente trois « espèces27

» de cette mise en jeu du (a) comme coupure,

espèces qu’il estime « avoir été repérées dans l’expérience analytique, identifiées bel et bien

jusqu’à présent comme telles. » Ce sont respectivement l’objet prégénital, puis « cette sorte

d’objet qui est intéressé dans qu’on appelle le complexe de castration », et enfin le délire dans

les psychoses, ou plus exactement le phénomène des voix dans le délire.

Dans les trois espèces, Lacan n’a pas grand mal distinguer le côté « coupure » puisqu’il

est presque définitionnel dans l’objet oral (sevrage) et l’objet anal (séparation et don).

Relativement au complexe de castration, il n’a pas non plus de difficulté à mettre en valeur, par

exemple à travers du thème de la mutilation des Hermès, le fait que l’opération castration, en

son fondement même, implique cette coupure au niveau le plus essentiel des investissements

libidinaux du sujet. Quant aux voix dans le délire, c’est avec Schreber et ses commandements

interrompus qu’il retrouve le chemin de sa démonstration selon laquelle l’objet en tant que lié au

désir n’est en rien l’objet de la perception, dans sa substantialité et sa consistance, mais ce qui

ne vaut que de présenter une face de coupure28

qui en fait un morceau de corps diversement

séparé.

Un des grands mots de ces séances de mai 1959 est celui de synchronie29

. Lacan

entend définir ce qu’il en est du sujet et de l’objet à partir et dans le champ du désir, mais il veut

le faire sans suivre dans son détail la voie de l’accomplissement de ce désir. Il veut donner les

valeurs constantes de ces termes sujet et objet de telle façon que la mise en acte du désir les

implique nécessairement. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’expliquer le sujet et l’objet par le

désir, mais bien l’inverse : que de nouvelles valeurs de ces termes rendent compréhensible le

fonctionnement très singulier du désir, dont on sait depuis les tout débuts du séminaire qu’il

n’est pas à confondre avec la demande et son objet mondain.

Dans la suite immédiate de ce constat sans appel dans le jeu du dépliement de la

demande dans l’ordre de la parole, Lacan énonce en toute clarté désormais la fonction de

l’objet qu’il promeut depuis déjà pas mal de temps sous le nom d’objet (a) :

27

Terme dont la valeur religieuse ne peut être écartée : c’est l’apparence sensible des choses, et surtout le corps et le sang du Christ sous les espèces du pain et du vin après le miracle de la Transsubstantiation. 28

Le 8 mai 1963, vers la fin du séminaire L’Angoisse, il en viendra à parler de l’objectalité comme « corrélat d’un pathos de coupure ». 29

« Il ne peut y avoir formation symbolique si à coté, […] il n’y a nécessairement un synchronisme, une structure du langage comme système synchronique. C’est là que nous cherchons à repérer quelle est la fonction du désir. » (Séance du 29 avril 1959).

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Le virage du sujet, p. 17

Et c’est ici que se produit de la part du sujet ce quelque chose qu’il tire d’ailleurs, qu’il fait venir d’ailleurs, qu’il fait venir du registre imaginaire, qu’il fait venir de cette partie de lui-même en tant qu’il est engagé dans la relation imaginaire à l’Autre, Et c’est (a) qui vient ici, qui surgit à la place où se porte, où se pose l’interrogation du S sur ce qu’il est vraiment, sur ce qu’il veut vraiment, c’est là que se produit le surgissement de ce quelque chose que nous appelons (a), (a) en tant qu’il est l’objet, l’objet du désir sans doute, et non pas pour autant que cet objet du désir se capterait directement par rapport au désir, mais pour autant que cet objet entre en jeu dans un complexe que nous appelons le fantasme, le fantasme comme tel, c’est-à-dire que cet objet est le support autour de quoi, au moment où le sujet s’évanouit devant la carence du signifiant qui répondrait de sa place au lieu de l’Autre, [le sujet] trouve son support dans cet objet.

Une dynamique très puissante est ici mise en place, dont le sujet va porter la marque

puisqu’elle prétend, cette dynamique, nous le présenter comme sur ses fonds baptismaux.

L’argumentation, portée à incandescence, se poursuit :

C’est dire qu’à ce niveau, l’opération [est une opération] de division. Le sujet essaye de se reconstituer, de s’authentifier, de se rejoindre dans la demande portée vers l’Autre. L’opération s’arrête. C’est pour autant qu’ici le quotient que le sujet cherche à atteindre, pour autant qu’il doit se saisir, se reconstituer et s’authentifier comme sujet de la parole, reste ici suspendu en présence, au niveau de l’Autre, de l’apparition de ce reste par où lui-même, le sujet, supplée, apporte la rançon, vient remplacer la carence au niveau de l’Autre du signifiant qui lui répond

30.

Toute la rhétorique vibrante de cette séance va dans le même sens. Lacan parle

immédiatement après la longue citation qui précède de « la fatigue du sujet [qui] ne trouve rien

d’autre qui le garantisse, lui, d’une façon sûre et certaine, qui l’authentifie », etc. Au moment où

se dévoile le fait qu’aucun signifiant ne viendra le garantir en tant que sujet, ce sujet met en jeu

cet élément imaginaire que Lacan nomme « objet a ». Lacan lui-même se rend un peu compte

du caractère quelque peu échevelé de toute cette sortie en concluant momentanément : « Il me

semble que je n’ai pas plus à en dire ».

« Ce point d’arrêt est aussi un index », rajoute-t-il pourtant en mentionnant une fois de

plus cette scansion qui met le sujet dans une suspension définitive quant à sa valeur

symbolique. Seule la mise en jeu de cet élément imaginaire de l’objet viendra répondre (même

si c’est largement de côté) viendra suppléer l’impossible réponse en vérité, laquelle, pour être

en vérité, aurait dû être symbolique.

Pour mieux marquer son avancée de ce jour, Lacan prend soin d’écarter le sujet de la

connaissance. Ce n’est pas celui-là qui l’intéresse et qu’il tient à mettre en jeu. L’ego cartésien,

mais aussi bien l’hypokeimenon aristotélicien, font face, s’il est permis de le dire ainsi, aux

signifiants par lesquels se construit et s’ordonne le savoir que ce sujet connaissant fabrique et

accumule, soutient constamment de sa présence. Le sujet que Lacan vise dans sa dynamique

de la demande est d’emblée beaucoup plus « holiste » que ses collègues philosophes et

30

J. Lacan, Le désir et son interprétation, séminaire inédit, séance du 20 mai 1959, p. 5 (version J.L.).

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Le virage du sujet, p. 18

savants : à sa façon, il veut « tout », et d’un seul coup, sous la forme d’une garantie dernière. Et

c’est cette exagération qui le fait buter sur cette dérobade ultime de l’Autre en tant que trésor

des signifiants : il fallait en venir à demander à l’Autre de cracher sa vérité d’Autre pour toucher

alors du doigt qu’« il n’y a pas d’Autre de l’Autre ». Sinon, l’Autre déploie à l’infini ses chaînes

signifiantes et les savoirs qu’elles soutiennent, sans rencontrer aucune butée qu’il ne puisse

circonvenir d’une façon ou d’une autre.

C’est donc en voulant se trouver lui-même dans la chaîne signifiante, en voulant y inscrire

sa vérité de sujet, que ce dernier s’y découvre comme absent : « chaque fois qu’il veut se saisir

[dans la chaîne signifiante], il n’est jamais que dans un intervalle ». Démonstration est donc

presque faite de la congruence entre un sujet qui n’est – si déjà il « est » quoi que ce soit ! –

que dans les intervalles, et un objet dont on a entr’aperçu qu’il n’est, lui aussi, que « coupure ».

Un minuscule détail de l’argumentation retiendra cependant ici notre attention : pourquoi

diable Lacan invoque-t-il la « fatigue » du sujet ? Comment un truc qui ne se trouve jamais que

dans les coupures signifiantes pourrait jamais être « fatigué » ? En fait, ce simple mot couvre

une référence, curieuse et rare chez Lacan, à Maine de Biran.

Maine de Biran (1766-1824) veut le beurre et l’argent du beurre, marier la carpe et le

lapin : il rêve d’accorder le sensualisme de Condillac et le matérialisme des idéologues qu’il

apprécia tant dans sa jeunesse, avec le spiritualisme qui finira par faire de lui un penseur

profondément chrétien. Lui qui, enfant, s’étonnait tant d’exister, cherche maintenant ce qu’il

nomme « un fait primitif », une sorte de moment de surgissement du sujet, non comme objet de

la psychologie, mais en tant que sujet qui s’éprouve soi-même, et qui donc à ce titre ne serait

pas encore retombé ni dans la seule matérialité du corps, ni dans la seule subsistance de

l’esprit. Après divers écrits, comme Mémoires sur les perceptions obscures, Observations sur

les divisions organiques du cerveau, Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le

somnambulisme, il se lance dans la rédaction d’une grande synthèse, son Essai sur les

fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature. Il y peaufine

l’énoncé de ce fait primitif dans lequel il veut fonder le phénomène subjectif sur des bases

moins éthérées que celles du cogito cartésien, incapable de sortir d’un idéalisme qui ne

convient pas à l’ancien sensualiste qu’est Maine de Biran31

. Seul l’effort, dans son aspect

musculaire aussi bien que mental, lui paraît valoir comme l’indice indiscutable d’une activité qui

se heurte à une résistance à son propre niveau, et qui de ce fait même accède à la conscience

en permettant au sujet de se rendre sensible à lui-même.

Nous ne pouvons pas connaître l’acte du vouloir comme nous connaissons les objets

extérieurs (considération dont Wittgenstein fera grand usage). Dans son Commentaire sur les

31

Ce fait primitif parcourt toute l’œuvre, sous des formulations bien différentes, sans qu’il soit facile de le ramener à un énoncé définitif. Pour s’en approcher, on peut lire, entre autres ouvrages, Raymond Vancourt, La théorie de la connaissance chez Maine de Biran, Paris, Aubier, 1944, p. 51-137.

Page 20: Avatares de la castración

Le virage du sujet, p. 19

Méditations métaphysiques de Descartes, Maine de Biran écrit une nouvelle fois, lui qui se

plaint que toujours sa pensée tremble, et ne redoute rien tant que les formules définitives :

Le fait intime comprend l’individualité tout entière, et il n’y a pas d’individualité sans le sentiment de l’action exercée sur le corps. Le sujet qui agit et le terme présent qui lui résiste sont les deux éléments indivisibles du même fait. L’un n’est pas plus susceptible que l’autre d’être mis en doute ; et lorsque je pense ou que je veux et agis sur mon corps, il ne m’est pas plus possible de supposer que ce corps n’est rien que de supposer que je ne suis pas pendant que je pense. Car le "je" n’est pas la substance abstraite qui a pour attribut la pensée, mais l’individu complet dont le corps est une partie essentielle, constituante

32.

Je ne souhaite pas donner ici plus d’extension aux thèses biraniennes, fort éloignées de

ce que Lacan cherche à faire passer à son public. Mais je crois fermement que cette référence

à Biran vaut dans la mesure où Lacan, dans ces séances de mai 1959, donne le sentiment qu’il

vient de trouver son « fait primitif », ce à partir de quoi le sujet devient ce mixte indubitable à

partir duquel va pouvoir se déployer une dialectique puissante au point de pouvoir prendre en

charge une large part de ce que Freud a avancé. J’en tiendrai pour preuve la production d’un

néologisme qui est en même temps un hapax, quelque chose que Lacan, à ma connaissance,

n’a prononcé qu’une fois.

A nouveau, dans cette même séance du 20 mai 1959, un peu avant sa conclusion, Lacan

en vient à parler, une deuxième fois, de la « fatigue du névrotique ». Comment débarque une

telle expression ? Il est d’abord question du narcissisme en tant que « rapport imaginaire du

sujet à soi-même ». La formulation est évidemment problématique : « soi-même », est-ce le moi

faisant face au sujet, ou je ne sais quoi du sujet face au sujet ? Les deux termes de moi et de

sujet sont déjà suffisamment distingués chez Lacan pour que celui-ci ne les tienne plus pour

équivalents. C’est en invoquant la « situation du stade du miroir où le sujet peut placer sa propre

tension, sa propre érection par rapport à l’image au-delà de lui-même qu’il a dans l’Autre » que

Lacan se tourne une nouvelle fois vers Maine de Biran, « dans ce qu’il nous a apporté dans son

analyse si fine du rôle du sentiment de l’effort. Le sujet, poursuit Lacan, est là des deux côtés à

la fois pour autant qu’il est l’auteur de la poussée, mais qu’il est aussi bien l’auteur de ce qui la

contient », ce qui renvoie alors Lacan à ses propres termes selon lesquels « le sujet s’éprouve

sans jamais pourtant pouvoir se saisir33

». Alors arrive la fatigue :

Si l’effort ne peut d’aucune façon servir au sujet pour la raison que rien ne permet de l’empreindre de la coupure signifiante, inversement il semble que quelque chose dont vous savez le caractère de mirage, le caractère inobjectivable au niveau de l’expérience névrotique, qui s’appelle la fatigue

32

Maine de Biran, Commentaire sur les Méditations métaphysiques de Descartes. 33

On admirera la constance des énoncés quand les problèmes prennent une tournure aiguë. Dans son texte de 1949 sur le stade du miroir, Lacan écrivait : « C’est que la forme totale du corps par quoi le sujet devance dans un mirage la maturation de sa puissance, ne lui est donnée que comme Gestalt, c’est-à-dire dans une extériorité où certes cette forme est plus constituante que constituée, mais où surtout elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l’inverse, en opposition à la turbulence de mouvements dont il s’éprouve l’animer. » Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 94-95.

Page 21: Avatares de la castración

Le virage du sujet, p. 20

du névrotique, cette fatigue paradoxale qui n’a rien à faire avec aucune des fatigues musculaires que nous pouvons enregistrer sur le plan des faits – cette fatigue en tant qu’elle répond, qu’elle est en quelque sorte l’inverse, la séquelle, la trace d’un effort que j’appellerai de significantité

34.

Voilà donc le signifiant promu furtivement au rang de masse musculaire que je ne sais

quel type d’innervation subjective devrait mettre en mouvement en dynamisant, en quelque

sorte, le réseau des coupures ! Aussi bizarre paraisse l’image, il y a là une intuition

remarquable, qui nous laisse entrevoir le sujet comme tendu vers le prochain signifiant, tel le

nageur forcé qui aspire à l’autre rive, l’autre berge d’où il lui faudra aussi sec replonger. Bien

sûr, cette image est trompeuse puisqu’elle individualise à outrance un sujet que rien ne permet

de penser aussi ramassé que ça sur lui-même, mais c’est là que la difficulté que Lacan doit

affronter présente la même facture que celle mise en scène par Maine de Biran dans son cogito

de l’effort : il lui est impossible, Biran ne le sait que trop, de donner la préséance au vouloir qui

préside à l’acte puisque ce vouloir n’est pas plus essentiel que la résistance qu’il rencontre. Dès

lors en effet qu’il veut décrire son « fait primitif », il lui faut bien donner à chacun des termes sa

consistance propre, comme si chacun existait indépendamment de l’autre, ce qui, justement,

doit être nié pour que le fait soit vraiment primitif. De même, le sujet tel que Lacan commence

clairement à l’entrevoir en ce mois de mai 1959 ne préexiste en rien au signifiant qui, bientôt, va

le représenter auprès d’un autre signifiant, alors que la seule présence du sujet sous la forme

d’un substantif suffit, sans même qu’on y songe, à le faire subsister autant que le vouloir

biranien dans un trop d’identité qui risque à tout instant de fausser la mécanique subtile du fait

primitif.

Dans le cas de Lacan mettant aux prises son sujet localisé uniquement dans les

coupures signifiantes et son objet conçu sous les espèces d’une coupure, comme dans celui de

Maine de Biran avec son vouloir et sa résistance, le grand principe « aliud est distinctio, aliud

separatio » est à l’œuvre : je me dois de distinguer, au sein d’une unité primordiale et féconde,

ce qu’il m’est impossible de séparer.

Cet hapax néologique de « significantité » vient signer une convergence formelle entre

deux visées par ailleurs fort étrangères l’une à l’autre, mais qui cherchent toutes deux à faire

tenir une dualité sans terme premier, une dualité où le sens du mouvement qui l’anime laisse

une furtive place à cette idée d’effort et à son corrélat obligé, la fatigue. Ici le parallèle formel

avec le cogito biranien, qui aurait pu passer pour une métaphore du sujet lacanien en proie au

signifiant, laisse momentanément la place à un élément métonymique, cette sorte d’effort que

ce même sujet pourrait ressentir dans la résistance que lui apporterait, non pas tant les

signifiants en eux-mêmes, mais bien cette particularité globale du trésor des signifiants, de ce

grand Autre incapable de fournir un signifiant qui serait propre au sujet et sous lequel celui-ci

pourrait se ranger, comme un objet se range docilement sous son concept.

34

J. Lacan, Le désir et son interprétation, séance du 20 mai 1959, p. 23 de ce jour, ou p. 644 dans la version J.L.

Page 22: Avatares de la castración

Le virage du sujet, p. 21

Du fait de cette impasse subjective qu’il met en scène dans le fonctionnement de la

demande (en tant que liée à la pulsion freudienne), Lacan entrevoit ce fatum qui voue le sujet à

la géhenne signifiante, à la nécessité d’en passer encore et toujours par les défilés de la

demande et donc du signifiant, sans espoir d’arriver à bon port, sans espoir d’un havre ignorant

des ressacs du signifiant, vu la structure du grand Autre. La « tragédie commune » du sujet et

du grand Autre, tout comme la « fatigue du névrotique » disent aussi bien l’une que l’autre le

pathos dont Lacan entoure ses considérations sur cet appareillage initial du sujet, écartelé dans

et par l’intervalle signifiant, lequel l’oblige à s’écraser sur un objet de fortune au moment où il se

trouve réduit à l’écart signifiant, quand il ne trouve plus à s’élancer tout de suite vers l’autre

signifiant, celui qui encore une fois va l’amener vers un signifiant autre, et ainsi de suite. Lacan

suggère clairement que dans cet entre-deux signifiants, il se pourrait que le sujet soit pris d’une

fatigue singulière, qui le laisse momentanément en suspens dans sa sempiternelle tâche

d’atteindre l’autre signifiant, surtout quand ce sujet pressent qu’aucun autre signifiant ne le

comblera plus ou mieux que le précédent, et que donc nul signifiant ne lui offrira d’asile ultime.

Qu’il n’y ait pas d’Autre de l’Autre, et donc pas de garantie dans le seul ordre symbolique, voilà

qui se marquerait du côté du sujet par une fatigue d’un type spécial dont il faudra se souvenir au

moment d’étudier de plus près certaines considérations de Lacan sur la castration.

Page 23: Avatares de la castración

LE SUJET DEPRIS DU SAVOIR

LEÇON III

Que s’est-il passé durant l’été 1960 ? Comment s’est précipité pour Lacan ce virage qui

l’aura fait passer d’une intersubjectivité qui allait de soi dans la relation analyste/analysant à une

répudiation pleine et entière, qui éclate comme un coup de trompette à l’ouverture du séminaire

justement intitulé : Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses

excursions techniques ? Ce titre, commente-t-il d’emblée, « s’insurge […] contre l’idée que

l’intersubjectivité puisse à elle seule fournir le cadre dans lequel s’inscrit le phénomène du

transfert ». Il poursuit, dans le cours de la même séance inaugurale :

L’intersubjectivité n’est-elle pas ce qui est le plus étranger à la rencontre analytique ? Y pointerait-elle, que nous nous y dérobons, sûrs qu’il faut l’éviter. L’expérience freudienne se fige dès qu’elle apparaît. Elle ne fleurit que de son absence

35.

« Intersubjectivité ou transfert » s’aligne désormais sur « boire ou conduire » : il faut

choisir ! Serait-ce le séminaire intermédiaire, L’éthique de la psychanalyse, qui aurait été le lieu

de ce renversement lof sur lof ? Il ne semble pas. Les index statistiques sont ici assez

instructifs : le terme « intersubjectivité » y est tout simplement absent, mais on n’y rencontre le

terme « sujet » que 190 fois, ce qui est un score lamentable puisque les 8000 items sur dix ans

donnaient une moyenne annuelle simple de 800. De même, « castration » qui se présentait

1200 fois sur les mêmes dix ans, soit environ 120 fois par an, n’atteint ici que l’indice 5. Pauvre

année pour le sujet, en dépit de l’indéniable richesse de ce séminaire dans son attaque en règle

de la notion de souverain bien !

L’unique mention un peu consistante qu’on y rencontre a lieu le 11 mai 1960. Lacan est

en train de parler avec beaucoup de nuances de la mémoire telle qu’elle intervient dans le texte

freudien, pour finir par dire qu’il n’y a pour Freud aucune homogénéité de la conscience, et

même qu’elle a un caractère « infonctionnalisable ». Il poursuit :

Par contre, notre sujet a, par rapport au fonctionnement de la chaîne signifiante, une place tout à fait solide et presque repérable dans l’histoire. La fonction du sujet à son apparition, du sujet originel, du sujet détectable dans la chaîne des phénomènes, nous en apportons une formule tout à fait nouvelle et susceptible d’un repérage objectif. Ce qu’un sujet représente originellement n’est pas autre chose que ceci – il peut oublier. Supprimez ce

35

J. Lacan, Le transfert, Paris, Le Seuil, 2e version, 2001, p. 21.

Page 24: Avatares de la castración

Le sujet dépris du savoir, p. 23

il, le sujet est littéralement, à son origine, et comme tel, l’élision d’un signifiant, le signifiant sauté dans la chaîne

36.

Le sujet-coupure des séances de mai 1959 a donc toujours droit de cité, et Lacan sait

pertinemment qu’il tient là une « formule nouvelle », selon sa propre expression. Cette brève

mention manifeste un flottement certain dans la définition du sujet encore à venir puisque ce

sujet est encore actif, c’est lui qui représente, il n’est pas encore représenté. Lacan se rend

compte, semble-t-il, de cela dans le fil même de sa parole lorsqu’il se reprend et corrige illico :

« Supprimez le il ». En effet, que le sujet soit l’agent du verbe oublier n’a aucun intérêt. Il urge

donc de le rayer de cette posture d’agent pour en faire le résultat de l’opération au terme de

laquelle un signifiant sera perdu, il en manquera au moins un, la chaîne sera trouée, etc.

Ce clair maintien du cap des séances de mai 1959 ne livre aucune clef relativement au

virage pris lors de la première séance du Transfert. Le ton d’irritation de la première séance du

Transfert laisse penser à quelque chose de plus polémique, peut-être un effet de cette two body

psychology de Rickman que Lacan prend à partie au cours de cette même séance. Je crains

fort cependant que nous n’en sachions guère plus quant aux faits, ce qui oblige aux

conjectures.

D’abord, et même si consécution n’est pas conséquence, en ce début novembre, Lacan

rentre du colloque de Bonneval qui s’est tenu du 31 octobre au 2 novembre, et où il a prononcé

les linéaments de ce qui deviendra, quatre ans plus tard, Position de l’inconscient. Il convient

aussi de ne pas oublier la rédaction, en mai 1960, du grand texte que constitue la Remarque

sur le rapport de Daniel Lagache, ainsi qu’au cours de l’été vraisemblablement les premiers

linéaments de ce qu’il allait présenter au colloque de Royaumont du 19 au 23 septembre, soit

Subversion du sujet et dialectique du désir, qui condense autour du graphe la plupart des

apports des séminaires des trois dernières années. On peut donc considérer que cette année

1960 est l’une des plus riches, en tous les cas les plus productives sous la plume plutôt

réservée de Lacan. Mais même une lecture attentive de ces textes ne parvient pas à donner

des clefs pour saisir sur le vif le pourquoi de ce revirement. Ne reste donc plus qu’à échafauder

des hypothèses.

Bien sûr, la prise en compte du transfert, thème élu de ce séminaire, impose l’idée d’un

déséquilibre central, vu le fonctionnement de la règle fondamentale qui met en place une

évidence « disparité » dans les relations analysant/analyste, et Lacan, on peut le savoir, n’a

aucun atome crochu avec la mode anglo-saxonne (Rickman, mais aussi Balint) de traiter le

patient sur un pied d’égalité énonciative en soutenant la pertinence du couple transfert/contre-

transfert. Peut-être est-ce la répudiation du contre-transfert, non dans sa réalité émotionnelle

mais dans son aspect dialogique, qui aura précédé et obligé Lacan à se démarquer aussi

vivement de l’intersubjectivité ? Quoi qu’il en soit, en sus de ces mouvements réactifs vis-à-vis

du milieu analytique, bien difficiles à suivre dans leur détail, il convient aussi de faire la part des

36

J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 264.

Page 25: Avatares de la castración

Le sujet dépris du savoir, p. 24

nécessités internes au développement des éléments théoriques que Lacan, dans le fil de son

retour à Freud, commence à articuler pour son propre compte, au-delà d’un souci d’en revenir à

la lettre de Freud contre les partisans d’une vulgate psychologisante qui déjà déferle sur le

milieu freudien français et international.

Déjà dans la rédaction de Subversion du sujet et dialectique du désir, on voit apparaître

une formule destinée à un grand avenir, que Lacan fera mine de lancer pour la première fois au

début du séminaire L’identification, et selon laquelle le sujet est représenté par un signifiant pour

un autre signifiant37

. Les différentes formules antérieures – le sujet coupure, pris dans

l’intervalle, évanouissant, syncopé, résultat de l’élision d’un signifiant premier, etc. – s’effacent

sans pour autant disparaître, réglées qu’elles sont désormais par la formule en passe de

devenir canonique. Or ce sujet new look ne peut plus se confondre avec le sujet avéré par sa

capacité à mentir : voilà du moins ce qu’il faut maintenant établir clairement.

La chose se marque, non pas tant de son côté que de celui de son partenaire de

toujours : l’Autre. Du temps de l’intersubjectivité, celui-ci était nécessairement menteur et

trompeur : « […] l’Autre est essentiellement celui qui est capable, comme le sujet, de

convaincre et de mentir. » (21 décembre 1955). Or voilà que désormais, dès la conclusion de la

première séance de L’identification, le 15 novembre 1961, l’Autre est affirmé avec force comme

n’étant aucunement un sujet, qu’il s’agit même là d’une erreur qualifiable, et patente dans une

certaine philosophie. Le mouvement énonciatif de cette fin de séance qui conduit à ces

affirmations vaut donc d’être suivi de près.

Lacan remet sur le tapis le cogito cartésien, avec des intentions d’emblée assez fermes

d’y installer son sujet, fût-ce au prix d’une subversion de la tradition cartésienne à cet endroit. Il

en vient ainsi à dire que le « je pense, pris tout court sous cette forme, n’est logiquement pas

plus sustentable, pas plus supportable, que le je mens qui a déjà fait problème pour un certain

nombre de logiciens. » Débarque donc Épiménide le Crétois, qui fait dire à Lacan :

On n’en a pas assez usé pour démontrer la vanité de la fameuse proposition dite affirmative universelle […] car observez bien ce qui se passe si l’on pose […] que sa substance n’est jamais autre que celle d’une proposition existentielle négative : « il n’y a pas de Crétois qui ne soit capable de mentir. »

Lacan est déjà ici sur la voie qui, dans trois ou quatre mois, lui fera reprendre la question

avec le fameux « quadrangle de Peirce » dans lequel l’universelle négative s’énonce en effet,

non pas comme une « existentielle négative » – il va trop vite – mais bien comme la négation

d’une existentielle négative, quelque chose comme le futur

x.x qui lui permettra d’écrire

l’universelle négative des formules de la sexuation. Mais il se lance alors dans un commentaire

37

On notera à cet endroit que l’une des premières mentions de ladite formule se présente comme une définition, non du sujet, mais du signifiant : « Notre définition du signifiant (il n’y en a pas d’autre) est : un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. » Écrits, op. cit., p. 819.

Page 26: Avatares de la castración

Le sujet dépris du savoir, p. 25

très psychologisant de la posture d’Épiménide : le sens d’une telle affirmation universelle – tous

les Crétois sont menteurs –

ne peut être que celui-ci : il s’en glorifie, il veut par là vous dérouter en vous prévenant véridiquement de sa méthode ; mais cela n’a pas d’autre volonté, cela a le même succès que cet autre procédé qui consiste à annoncer que soi, on n’est pas poli, qu’on est d’une franchise absolue. Ça, c’est le type qui vous suggère d’avaliser tous ses bluffs.

Puis vient Aristote et le syllogisme qu’il aura légué à l’humanité : « tous les hommes sont

mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. » Sur sa lancée, Lacan se dépêche

d’y lire « une tentative d’exorciser un transfert qu’il [Aristote] croyait un obstacle au

développement du savoir », autrement dit un croc-en-jambe à Platon. Mais c’est pour mieux

précipiter ses auditeurs vers une formule dont il va tirer beaucoup de jus :

Ceci pointé, nous nous trouvons rencontrer ceci qui est important ; nous nous trouvons rencontrer à ce niveau ce troisième terme que nous avons soulevé à propos du jugement, c’est à savoir qu’on puisse dire : « Je sais que je mens ».

Débute alors une véritable tirade qu’en dépit de ma prévention contre les longues

citations je ne peux que lire d’un trait :

C’est là le support de tout ce qu’une certaine phénoménologie a développé concernant le sujet, et ici j’amène une formule qui est celle sur laquelle nous serons appelés à reprendre les prochaines fois, c’est celle-ci : ce à quoi nous avons affaire, et comment elle nous est donnée puisque nous sommes psychanalystes ; c’est à radicalement subvertir, à rendre impossible le préjugé le plus radical, et donc c’est le préjugé qui est le vrai support de tout ce développement de la philosophie, dont on peut dire qu’il est la limite au-delà de laquelle notre expérience est passée ; la limite au-delà de laquelle commence la possibilité de l’Autre. C’est qu’il n’a jamais été dans la lignée philosophique qui s’est développée à partir de l’investigation cartésienne dite du cogito, qu’il n’a jamais été qu’un seul sujet que j’épinglerai pour terminer sous cette forme : le sujet supposé savoir. Il faut ici que vous pourvoyez cette formule du retentissement spécial qui, en quelque sorte, porte avec lui son ironie, sa question […]

Arrêtons-nous à poser cette motion de défiance d’attribuer ce savoir supposé comme savoir supposé à qui que ce soit, mais surtout vous garder de supposer (subjicere) aucun sujet au savoir. Le savoir est intersubjectif, ce qui ne veut pas dire qu’il est le savoir de tous ; il est le savoir de l’Autre, avec un grand A, et l’Autre nous l’avons posé, il est essentiel de le maintenir comme tel, l’Autre n’est pas un sujet, c’est un lieu auquel on s’efforce, dit Aristote, de transférer les pouvoirs du sujet. […] L’Autre est le dépotoir des représentants représentatifs de cette supposition de savoir, et c’est ce que nous appelons l’inconscient, pour autant que le sujet s’est perdu lui-même dans cette supposition de savoir.

Cette brutale disjonction du savoir et du sujet inscrit désormais dans une opposition

réglée sujet et Autre : le premier, comme son nom l’indique, est sujet mais désormais, il ne sait

rien, ni s’il ment ni s’il ne ment pas ; l’Autre, du coup, est posé, non plus seulement comme

« trésor des signifiants », mais comme lieu du savoir, sauf qu’en conséquence il n’est plus sujet

du tout. Savoir et sujet sont dorénavant disjoints, et c’est la formule « le signifiant représente le

Page 27: Avatares de la castración

Le sujet dépris du savoir, p. 26

sujet pour un autre signifiant » qui, flanquée qu’elle est désormais de ce repoussoir du « sujet-

supposé-savoir », va servir à soutenir ces nouvelles perspectives.

La différence est là : la nouveauté de ce sujet tient au fait qu’en conséquence de sa

nouvelle « nature » (être représenté par un signifiant pour un autre signifiant), il est dépris de

tout savoir. Au contraire de son collègue qui pouvait mentir, et donc se soucier de soi, varier et

améliorer le savoir qu’il possède et entretient sur lui-même, ce nouveau sujet est en exil de tout

savoir. Seule la figure, d’abord honnie, du sujet-supposé-savoir, unit, elle, sujet et savoir, deux

termes qu’il convient de distinguer et de disjoindre dès lors qu’il est question de l’expérience

analytique relativement au sujet qu’elle instaure. Le sujet, quant à lui, ne sait rien, ce pourquoi

d’ailleurs à plusieurs reprises Lacan le place à l’enseigne du fameux rêve de la Traumdeutung :

« Il ne savait pas qu’il était mort ». Ne pas savoir est la seule possibilité ouverte à un sujet

désormais réduit à l’intervalle signifiant. Sa capacité d’agent ne l’engage dans la conjugaison

qu’avec la béquille obligée d’une négation : quoi que ce soit qui se présente comme acte, il « ne

[…] pas ».

Conséquence d’importance : alors que le sujet menteur, en relation avec un Autre non

moins menteur, était naturellement doté d’un être de sujet, le nouveau en est tout autant

dépourvu. Lorsqu’en février 1968 Lacan convoquera une nouvelle fois le quadrangle de Peirce

et son universelle négative vide de tout élément pour souligner le « tournant » pris par la logique

formelle, il en viendra tout naturellement à opposer « ce qui était au principe des ambiguïtés qui

se sont développées dans l’histoire de la logique, du fait d’impliquer dans le sujet une ousia, un

être », et ce que lui soutient désormais, à savoir « que le sujet puisse fonctionner comme

n’étant pas est à proprement parler – je l’ai articulé, j’y insiste depuis le début de l’année et déjà

durant toute l’année dernière – ce qui nous apporte l’ouverture éclairante grâce à quoi pourrait

se rouvrir un examen du développement de la logique38

. » Ce « tournant, précise-t-il, me

semble assez bien être fixé dans la formule que j’ai cru devoir en donner en disant que le sujet,

c’est très précisément ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant. »

Nous voilà donc désormais avec deux sujets sur les bras, car il faut bien se rendre

compte que l’advenue du second ne renvoie pas le premier à la trappe. Il reste vrai que le sujet

de la parole peut mentir et être grammaticalement actif ; mais le voilà maintenant supplémenté

du sujet du signifiant, dépourvu d’être, lui, et réduit à la voix passive (pour autant qu’il en

viendrait à être conjugué). Le premier installé dans un être qui le fait tout naturellement agent, le

second en tant que « n’étant pas », et à ce titre mis à mal comme agent. Le premier articulé à

un Autre qui, tout différent qu’il soit du sujet, n’en garde pas moins un relent de spécularité

puisqu’il est lui aussi sujet ; le second articulé à un Autre pris dans un défaut de consistance qui

en fait un non-sujet, rien de plus qu’un lieu où le signifiant parvient à s’organiser en savoir. Avec

pour conséquence directe de ce nouveau partage ce monstre hybride, ce « préjugé le plus

38

J. Lacan, L’acte analytique, séance du 7 février 1968, p. 5 dans la transcription elp.

Page 28: Avatares de la castración

Le sujet dépris du savoir, p. 27

radical » qui, mélangeant ce qui désormais doit être distingué et séparé, fait de cet Autre un

sujet qu’il convient dès lors d’épingler de son nom qui vaut définition : le sujet supposé savoir.

Il va de soi qu’une telle entité n’avait aucune chance d’être nommée, ni donc conçue, du

temps du sujet menteur, du temps où sujet et savoir n’étaient pas disjoints avec autant de

précision. Le sujet de la parole s’imposait alors comme une évidence simple et incontournable,

peut-être justement du fait de son opacité foncière ; le nouveau sujet n’est plus, lui, que

« supposé », autrement dit l’évidence lui fera toujours défaut, et ni on pourra l’exhiber, ni il

n’aura capacité à se manifester comme tel. Les premières écritures qui le chiffrent en mathème

le mettent au rang du signifié, puisque le signifié est lui aussi ce qu’un signifiant représente

(pour un autre signifiant si l’on est un tant soit peu peircéen), avant que la barre ne lui tombe

dessus pour produire l’écriture S/, lui permettant ainsi d’afficher cette barre dont on peut se

demander si elle est la même qui frappe l’Autre dans son défaut de signifiant, S (A/), puisque

c’est en se heurtant à cette barre dans l’Autre que le sujet trouve la sienne, qui le fait réel.

Cette rupture apparente dans les conceptions du sujet tel que Lacan le pose en ce mois

de novembre 1961 suscite une question d’emblée difficile : s’agit-il là d’un progrès qui introduit

d’indispensables précisions dans un concept de sujet appelé à évoluer au fil d’un enseignement

qui dure, cherche l’innovation et n’a pas à se répéter comme à l’Université, devant des

cargaisons annuelles d’étudiants ? Ou au contraire convient-il d’y voir une vraie rupture, telle

que la référence même du nouveau concept ne peut plus se confondre avec celle de l’ancien ?

Pour le dire en termes frégéens : deux significations pour une même référence, ou deux

significations pour deux références distinctes ? On aimerait ne pas choisir, et tenir pour

recevables les deux perspectives ; mais ce serait au prix d’une confusion d’autant plus terrible

qu’elle serait silencieuse, et capable de rendre à terme Lacan soluble dans le lacanisme.

C’est la raison pour laquelle je propose d’explorer la question d’une possible pluralité de

sujets chez Lacan. Car après le sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant, qu’on

appellera désormais pour faire vite le « sujet barré », d’autres ont fait leur apparition : et d’abord

celui qui se trouve déterminé, non plus en premier lieu par le signifiant, mais par cet objet (a)

qui, certes, doit lui aussi beaucoup au signifiant, mais qui ne se confond en rien avec lui. Pour

ne rien dire pour l’instant d’un sujet du nœud, lorsque les nœuds borroméens s’imposent et que

le sujet résulte alors d’une mise en continuité des trois consistances réel, imaginaire et

symbolique. Et ne rien dire aussi du « parlêtre », qui développe se propres contraintes. Vu la

complexité textuelle qui préside à leurs successives apparitions, je laisse de côté la

présentation de la survenue et de la tenue ultérieure des deux derniers car il me semble que la

question de la pluralité est d’emblée engagée dès le tournant de 1961, et qu’il faut d’abord

prendre un parti à cet endroit avant de se perdre dans le commentaire lacanien, d’une prolixité

inévitable si l’on tient à cerner la totalité de cette problématique du sujet sur vingt sept ans.

Pour ce faire, il ne suffirait pas en effet de suivre dans leurs détails les multiples

acceptions que ce terme de sujet peut prendre au fil des séminaires car, sauf contradiction

Page 29: Avatares de la castración

Le sujet dépris du savoir, p. 28

patente, nous pourrions toujours considérer qu’il s’agit là des multiples facettes d’une même

entité, puisque nous sommes entraînés à ne pas douter de l’existence de cette entité : le sujet.

Or ce sont les conditions mêmes d’une telle existence qu’il s’agit de cerner de plus près

maintenant en enquêtant sur les premiers temps du sujet occidental, largement avant son

baptême moderne dans le cogito cartésien qui, en voulant à tout prix faire origine, force à faire

impasse sur le temps d’émergence antérieur. Lacan a certes lui aussi beaucoup œuvré pour

légitimer son sujet à l’aune de l’ego des Méditations, et j’ai pour ma part plusieurs fois

commenté cette référence, sans prêter cependant suffisamment d’attention à un article

relativement récent, mais néanmoins décisif, de Jakoo Hintikka, récemment republié dans

L’Unebévue.

Dans cet article, Hintikka – qui avait fait beaucoup de bruit dans le Landernau

philosophique en publiant en 1963 successivement « Cogito, ergo sum : inference or

performance ? », puis « Cogito, ergo sum as an inference and a performance »39

– revient sur

la question en remarquant qu’il avait oublié un détail dans ses articles antérieurs. Il avait oublié

ce que Ricœur nomme pour sa part d’un mot affreux, la « mienneté », à savoir le fait que ce

que nous appelons « un sujet » n’est tel que pour autant qu’il se vit, se reconnaît, se tient pour

tel, en première personne. Sans qu’on aille ici quérir une réflexivité en bonne et due forme,

s’avère cependant nécessaire un brin de cette voie moyenne entrevue précédemment qui, entre

voix active et voix passive, pose le sujet comme apte à exercer sur lui-même une prise

grammaticale directe en « se reconnaissant » comme tel. C’est le sens voulu par Descartes du

je pense dans lequel le « je » se rendrait présent à lui-même du fait de cette présence à soi

dans l’acte qui le qualifie entre tous (la pensée). Il en découlerait, comme une conséquence

obligée et presque simple, imparable en tout cas, le « donc je suis ».

Revenant sur ces pas grâce à cet artifice très moderne des « propositions auto

annulantes », Hintikka remarque que « Mark Twain n’existe pas » ne sera pour moi une phrase

auto annulante, évidemment fausse et dont le contraire est donc vrai, qu’à être prononcée par

quelqu’un que j’authentifierais comme Mark Twain lui-même. Sinon, c’est une opinion comme

une autre, soumise à examen et jugement. De même, dans son cogito, Descartes fait mine

d’esquisser un « je n’existe pas », alors même qu’il se reconnaît comme le sujet au bord de

proférer cet énoncé. Une contradiction s’ensuivrait fatalement, rendant vraie la contradictoire :

« donc j’existe », ne serait-ce que d’avoir produit la pensée fausse parce qu’auto contradictoire :

« Je n’existe pas ». À l‘inverse, le pas nouveau effectué par Hintikka lui fait écrire :

Dans le cas d’un acte de parole ou d’un acte de pensée adressé à soi-même, il me faudra de même reconnaître celui qui parle ou celui qui pense comme – comme qui ? Je prenais tranquillement pour acquis dans mon premier article que chacun sait qu’il est lui-même

40.

39

Jakoo Hintikka, philosophe finlandais (mais toute son œuvre est en anglais), 1929-2006. Lacan, sans le citer explicitement, s’en sert cependant abondamment dans son long commentaire du cogito lors des premières séances du séminaire La logique du fantasme. 40

Jakoo Hintikka, « Cogito ergo qui est ? », Paris, L’Unebévue n° 24, p. 116.

Page 30: Avatares de la castración

Le sujet dépris du savoir, p. 29

C’est à ce niveau qu’il faut désormais enquêter : qui pense quand « je » pense ? Passé la

surprise liée à une question d’apparence si triviale, on découvre toute une histoire qui remonte

fort loin puisqu’elle est issue de ce qu’il est convenu d’appeler, d’un nom bien problématique,

l’« averroïsme latin », que Thomas d’Aquin a si vivement combattu dans son ouvrage De unitate

intellectus contra averroistas, écrit en 1270.

Qui furent ces « averroïstes » que Thomas entend pourfendre ? On a longtemps

répondu : Siger de Brabant (~1240-1284), maître théologien à Paris, et ses « partisans ». On

prétend qu’ils furent ceux que visait la première condamnation de l’évêque Etienne Tempier en

1270, laquelle rejetait treize propositions, et plus encore la seconde qui, en 1277, en rejeta deux

cent dix-neuf (numériquement la censure la plus importante jamais réalisée en Occident). En

fait la critique érudite contemporaine a pu démontrer que Siger avait bien moins lu Averroès que

Thomas lui-même, et qu’en cette période mouvementée il n’existait pas encore

d’« averroïstes » avérés41

. Mais au-delà de ces données historiques trop complexes pour que je

m’ingénie ici à les déplier, il importe de comprendre la nature de l’objection qui a produit ce chef

d’œuvre de polémique intellectuelle qu’est le De unitate intellectus, dans lequel Thomas a souci

de contrer les deux premières propositions condamnées en cette même année 1270, qui

affirment respectivement : 1°) Il n’y a qu’un seul intellect numériquement identique pour tous les

hommes ; 2°) la proposition « l’homme pense » est fausse ou impropre.

Du point de vue textuel, il s’agit pour Thomas de lire le De anima de celui que l’on nomme

alors par antonomase « le » philosophe, Aristote, en réfutant celui que toujours par antonomase

l’on nomme alors « Le commentateur », Averroès et son Grand commentaire du De anima, tel

du moins qu’il transparaît à travers les commentaires de Siger de Brabant en la faculté de

théologie de Paris. L’imbrication de ces différents textes en cette année 1270 est déjà telle qu’il

est pratiquement exclu, dans une présentation générale comme celle-ci, de rendre à chacun ce

qui lui revient puisqu’on a affaire d’emblée à un formidable écheveau d’interprétations décalées

voire contradictoires, qui se prennent à parti sans qu’on touche jamais un niveau zéro qu’il

suffirait de retrouver pour savoir où on en est. J’opérerai donc en deux temps : d’abord une

présentation linéaire, faite avec l’unique secours du texte de Thomas d’Aquin, qui orchestre à sa

façon aussi bien les thèses qu’il entend combattre que celles de Aristote dont il se sert pour

réduire l’ennemi sur son propre terrain et faire valoir ses propres thèses de théologien, en

accord avec la foi et la raison ; puis dans un deuxième temps, en espérant qu’une sorte de

trame globale restera présente à l’esprit du fait de cette première présentation, on s’ouvrira à

une certaine pluralité des textes et des auteurs, vers les points les plus à même de jeter

quelque lumière sur le sujet inventé ou découvert par Lacan au décours de son séminaire.

41

Pour s’instruire sur l’aspect historique des querelles parisiennes de l’époque auxquelles appartient le De unitate intellectus de Thomas, on pourra se reporter à l’introduction d’Alain de Libera à sa publication et traduction première de l’ouvrage de l’Aquinate (A. de Libera, Contre Averroès, Paris, Garnier-Flammarion, 1994), et les plus gourmands pourront se rabattre sur sa nouvelle traduction minutieusement commentée, A. de Libera, L’unité de l’intellect de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2004.

Page 31: Avatares de la castración

Le sujet dépris du savoir, p. 30

Tout le monde s’accorde pour partir d’une analogie proposée par Aristote : « Concevoir

par l’intellect, c’est comme percevoir par les sens ». Comment perçoit-on par les sens chez

Aristote ? Déjà se profile une théorie qui s’appellera dans la dispute la théorie « des deux

sujets ». Soit l’exemple, toujours pris chez Aristote, de l’audition d’un son. Pour ce faire, il faut

que la chose qui produit le son soit en acte, et que soit également en acte l’ouïe qui va recevoir

ce son. Mais Aristote est plus précis que ça : « nécessairement, le son et l’ouïe en acte résident

dans l’ouïe en puissance ». C’est pour autant que je peux entendre, qu’un son frappera mon

ouïe et s’y fera entendre dans un acte numériquement un, qui néanmoins regroupera deux

essences différentes, celle du senti (le son) et celle du sentant (le récepteur de ce son) pour

autant que le sentant sera actif dans le processus. Cela se produit donc dans une dissymétrie

fondamentale dans la mesure où la sensation n’est pas pure réception passive, mais dans le

même temps actualisation d’une puissance que nous avons (ouïe), et donc une réalisation de

nous-mêmes. Il y a ainsi une première actualisation qui correspond à la transformation de la

réception passive en réception active, puis une saisie qui découle secondairement de cette

réception active et qui fait que l’on sent activement que l’on écoute. Pour l’illustrer d’une

question obligée sur ce chapitre :

Est-ce la vue qui permet de sentir que l’on voit, ou est-ce un autre sens ?42

Il ne suffit pas en effet de postuler un sujet de la sensation qui recevrait activement l’acte

du son produit par le résonateur, il faut ensuite y ajouter le sujet par lequel cette sensation peut

être relevée du corps où elle a lieu jusqu’à l’âme où elle peut trouver son unité d’acte, car cela

seul permet de rendre compte de l’unité de l’opération. On ne sait donc pas bien pour l’instant

si, pour Aristote, il faut « deux sujets » pour qu’une sensation soit en acte, mais on perçoit bien

qu’on ne peut s’en tenir à la passivité par laquelle un organe corporel recevrait une donnée

sensible. Il faut que cette réception d’abord passive, qui implique un organe du corps se mettant

en acte, e à ce titre n’en est pas moins le fait d’un sujet, passe à un autre sujet qui la reçoive

activement comme telle dans l’âme, sans donc se contenter d’être mu par elle (auquel cas il

resterait passif, le moteur restant du côté du sensible), mais qui au contraire e porte activement

vers la sensation corporelle. Toute la difficulté est là.

Averroès, même s’il est loin de détenir le sujet au sens moderne, n’hésite pas, lui, à

poser explicitement que percevoir par les sens s’accomplit par l’intermédiaire de deux sujets :

l’un, présent au niveau du corps, qui non seulement reçoit passivement la sensation, mais en

fait activement quelque chose de vrai ; et l’autre, situé dans l’âme, qui reçoit ce quelque chose

de vrai pour le porter à une forme existante, autrement dit à son espèce intelligible. Le premier

passivement informé par les organes corporels des sens puis transformant activement cette

information en sensation vraie, l’autre recevant passivement cette sensation vraie pour l’intégrer

activement dans l’acte accompli et ainsi unifié de la perception, car il y aura bien dès lors un

senti et un sentant dont aucun ne sera le principe de l’autre, même si le second aura tenu

42

Aristote, De anima, livre III, chapitre 2, 425b12-13.

Page 32: Avatares de la castración

Le sujet dépris du savoir, p. 31

l’affaire du fait de la conclure (mais il serait resté inactif sans la tâche menée à bien par le

premier).

Identiquement, les intelligibles auront eux aussi deux sujets : l’un présent dans l’âme et

qui, se saisissant de l’image en tant que forme reçue passivement par les organes du corps la

transmue activement en image vraie (là-dessus tout le monde est d’accord, c’est un truisme

non questionnable) – on l’appellera « intellect agent » ; puis un second qui, se saisissant de

l’image vraie, la portera à son espèce intelligible – on l’appellera « intellect possible » (ou

« matériel »). Mais il va de soi que, puisque cette image vraie se trouve dans l’âme, le sujet qui

la perçoit activement doit se situer ailleurs : où ?

Le déséquilibre déjà présent dans le fonctionnement des sens vaut donc également ici :

ce n’est pas l’image elle-même qui, une fois reçue, peut à elle seule mettre en branle le sujet

capable de l’intellecter activement. Il faut en plus installer une transmutation qui fait passer

d’une image contenant un intelligible en puissance (l’image reçue) à un intelligible en acte

(l’image déprise de toue matière, pure forme), cet intelligible en acte, cette forme pure devenant

alors la matière passive de ce qui pourra être activement intellecté par l’intellect possible, seul à

même de lire dans cette image intelligible encore singulière l’espèce universelle dont elle relève.

Ainsi distingue-t-on un « intellect agent », présent dans l’âme et qui donc, puisque l’âme est

individuée, se trouve lui-même individué, et un « autre » intellect, qu’Averroès nomme

« matériel » et que Thomas préfère nommer « possible », dont toute la question va être de

savoir comment le nombrer (puisqu’il n’est plus dans l’âme) : chacun le sien, ou un pour tous ?

L’intellect agent, qui est clairement, lui, individué, a pour tâche de faire passer l’image qui

reflète un singulier à sa forme intelligible, et c’est cette forme intelligible qui se propose

secondairement à l’intellect possible comme étant ce à partir de quoi celui-ci va pouvoir penser,

mettre en acte sa puissance d’intellecter, de dégager l’universel à partir du singulier. L’intellect

possible ne peut donc rien viser de singulier, et ne porte son attention que sur les intelligibles

que lui procure l’intellect agent, lui-même informé par les organes du corps. C’est compliqué,

mais c’est bien hiérarchisé, ça se tient.

La seule différence patente entre le fonctionnement des sens et celui de l’intellect revient

alors à remarquer que le premier sujet du sens est extérieur à l’âme (puisqu’il dépend d’un

organe du corps), alors que le premier sujet de l’intellect, l’intellect dit « agent », est, lui, non à

l’intérieur du corps, mais à l’intérieur de l’âme. II s’ensuit imparablement que si le deuxième

sujet de la sensation est dans l’âme (donc individuel), le deuxième sujet de l’intellect, qui trouve

son objet intelligible dans l’âme, ne se tient plus, lui, dans cette âme. Où est-il donc, et combien

y en a-t-il puisqu’il n’est pas individué par l’âme ?

Faut-il en effet considérer qu’il n’y a en qu’un pour la totalité des êtres pensants – et c’est

l’opinion d’Averroès et des tenants ultérieurs de l’« averroïsme latin » ? ou au contraire cet

intellect possible est-il lui aussi individué, tout comme l’intellect agent dont cependant il se

distingue entièrement ? C’est là l’opinion de Thomas qui entend rejoindre ainsi et la raison

Page 33: Avatares de la castración

Le sujet dépris du savoir, p. 32

commune selon laquelle chaque homme pense par lui-même, et la foi qui nous tient pour

responsable de nos pensées comme de nos actes.

Ainsi ne sait-on plus, lorsque l’« homme pense », si c’est bien cet homme qui pense, ou

seulement l’intellect possible qui pense en lui, à travers lui, grâce aux images vraies que cet

homme a pu abstraire à partir de son intellect agent, lequel ne suffit cependant pas à en faire un

vrai sujet de pensée. Qui pense quand je pense ? La question aura pris quelque relief avec

cette excursion médiévale, dans laquelle il va falloir entrer un peu plus dans le détail pour y

trouver de quoi sustenter nos interrogations lacaniennes.

Page 34: Avatares de la castración

L’HOMME PENSE

LEÇON IV

Aussi absurde que puisse paraître au premier abord l’idée d’un intellect unique pour

l’ensemble des êtres pensants, il faut bien reconnaître là une intuition remarquable, qui aura

pris des formes très diverses au fil des contextes qui l’ont produite ou accueillie. Le ciel pur des

Idées platoniciennes fait figure d’ancêtre dans ce décor, puisqu’il est d’emblée évident qu’elles

n’attendent pas d’être pensées pour exister. Mais la mathesis universalis, chère à Descartes et

à Leibniz comme à la république des savants du XVIIe siècle, qu’est-elle d’autre sinon ce

réservoir de propositions qui ordonnent tous les savoirs possibles ? Le rêve leibnizien d’une

caractéristique universelle, d’une langue bien faite qui transcenderait toutes les langues

naturelles et leurs fatales ambiguïtés, poursuivait à sa façon l’idée d’un intellect possible, même

si Leibniz, le premier à qualifier cette hérésie de « monopsychisme », ne s’en faisait certes pas

le partisan.

Bien plus tard encore, le projet frégéen d’une Begriffschrifft – qui faisait suite, à sa façon,

à la représentation en soi de Bolzano – s’inscrivait lui aussi dans cette perspective d’une langue

supra individuelle, comme la plupart des conceptions formalistes qui ont par la suite alimenté

idéologiquement (et techniquement !) la vague structuraliste. Et de même le « troisième

monde » de Popper, et d’autres encore. La liste serait longue des concepts qui prétendent viser

l’existence d’une entité supra individuelle à partir de laquelle il serait donné à tout homme de

mettre en acte ce qui le qualifie entre tous les êtres vivants, à savoir la pensée, qu’il reste

impossible d’assimiler purement et simplement à un organe comme le cerveau, en dépit des

efforts cognitivistes contemporains.

Il convient, à partir de là, de poser un regard neuf sur le symbolique lacanien, le grand

Autre qui en découle et le sujet qui en dépend, pour autant qu’il s’agit toujours de savoir qui

pense lorsque l’homme pense. Pour ce faire, il reste encore quelques pas à franchir pour saisir

une partie de l’originalité de cet intellect possible que Thomas veut arracher à son unité

numérique pour le ramener au niveau de l’individu, et faire qu’ainsi l’activité intellectuelle et le

sujet qu’elle requiert pour fonder l’unité de cet acte soient distinctement individués. Il faut

comprendre comment Thomas repousse la théorie averroïste des deux sujets de façon à

pouvoir rejeter l’idée d’un sujet pour tous qu’il croit lire, non sans quelque raison, chez le

Commentateur – Averroès et ses partisans.

Puisque les deux auteurs s’accordent, sur la base du texte aristotélicien, pour considérer

que la réception passive dans l’âme des images intelligibles en puissance doit se complémenter

Page 35: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 34

d’une mise en acte de ces mêmes images de façon à ce que l’intellect puisse s’en saisir de son

propre mouvement, et qu’ainsi s’accomplisse la totalité de l’acte de pensée – la question

centrale revient à savoir comment s’articule le passage de l’intellect agent qui abstrait

l’intelligible à partir des images, à l’intellect possible par quoi s’achève et se parfait l’acte

intellectuel qui trouve en cet intellect son sujet actif.

Cette opération se nomme continuatio : il s’agit de savoir comment se « continue »

l’intelligible que l’intellect agent a réussi à abstraire de la matière dans laquelle la forme s’est

d’abord présentée aux sens, de façon à ce que cet intelligible en vienne à être pensé

activement par un sujet, et non à être reçu passivement par lui. Car abstraire ne suffit pas pour

atteindre à la species, à l’espèce intelligible : il faut fonder autrement un mouvement qui portera

un sujet vers sa perception d’un intelligible dès lors totalement en acte, porteur de l’universalité

qui pourra ainsi informer l’image individuée qui, par le corps, a atteint l’âme.

La dispute revient donc à situer le pôle subjectif de la pensée. Les averroïstes placent les

pensées dans l’âme en tant que réalités objectives, mais dès qu’il s’agit de savoir qui pense ces

pensées là, en toute rigueur ils refusent cette activité à l’âme et postulent que seul un intellect

séparé (de l’âme) est à même de penser subjectivement ces pensées là.

Pour Thomas, il y a une solution de continuité, une rupture évidente là où les averroïstes

s’ingénient à ses yeux à voir une continuatio, un lien entre l’âme où se tiendrait la réalité

objective des intelligibles abstraits des images, et l’intellect possible par lequel ces intelligibles

seraient proprement (activement) intellectés. Car Thomas tient ferme sur le point suivant : une

espèce intelligible n’est pensée que si elle est pensée en acte. Or pour qu’elle puisse être

pensée en acte, il faut qu’elle ait d’abord été abstraite des images, et que donc on conçoive une

rupture entre l’âme où se trouvent ces images, et cet intellect possible qui ne connaît, lui, que

l’intelligible et reste étranger aux images. Là où les averroïstes voient dans l’abstraction une

continuatio, Thomas voit pour sa part une separatio puisque là où ils installent un continuum qui

va de l’image à l’espèce intelligible d’abord abstraite par l’intellect agent, puis ensuite offerte à

l’intellect possible, faisant ainsi de cet intelligible abstrait une sorte de moyen terme entre image

et intellect en acte, Thomas insiste à lire une rupture entre les intelligibles en puissance

(présents dans les images) et les intelligibles en acte (présents dans les species)43

, car rien ne

peut être à la fois et sous le même rapport en puissance et en acte.

43

« Il est donc évident que, selon que l’[espèce intelligible] est unie à l’intellect, elle est séparée des images ; ce n’est donc pas par ce biais que l’intellect est uni avec nous. Et il est manifeste que l’auteur de cette position a été trompé par une erreur de l’accident en faisant un argument du type : les images ne font d’une certaine manière qu’un avec l’espèce intelligible ; or l’espèce intelligible ne fait qu’un avec l’intellect possible ; donc l’intellect possible est uni aux images. Il est manifeste qu’il y a là une erreur de l’accident… ». Thomas d’Aquin, cité dans A. de Libera, op. cit., Vrin, p. 230.

Page 36: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 35

Pour illustrer la chose, il fourbit une analogie44

portée tout du long par l’ambiguïté du mot

species, qui veut aussi bien dire « espèce visible, forme, aspect » et peut servir par là à

désigner ce qu’on voit dans les miroirs, que « espèce intelligible », terme qui est au cœur du

débat théorique et théologique :

À moins peut-être qu’on ne dise que l’intellect possible est continué aux images comme le miroir est continué à l’homme dont l’espèce se reflète [dans le miroir] ; mais il est manifeste qu’une telle continuation ne suffit pas à la continuation de l’acte. Il est en effet manifeste que l’action du miroir, qui est de représenter, ne peut être attribuée à l’homme en vertu de ce couplage ; de même l’action de l’intellect possible ne peut sous ce prétexte dudit couplage, être attribué à cet homme-ci qui est Socrate, en sorte que l’on puisse dire que cet homme pense

45.

Seul le miroir reflète activement la forme qui lui fait face, et l’homme qui incarne cette

forme est reflété, il est passif dans ce montage que nous avons beaucoup de difficultés à

comprendre parce que pour nous se pose d’emblée la question de savoir d’où se voit l’image,

alors que dans la catoptrique de Thomas, on ne se pose pas ce genre de question : il y a

seulement d’un côté un homme singulier, qui présente une espèce intelligible en puissance, et

de l’autre côté un miroir qui met en acte cette espèce intelligible (nous sommes très loin du

stade du miroir et de son assomption jubilatoire). Il n’y a donc pas de continuation pour Thomas,

au sens où l’acte du miroir reste le fait du miroir et n’est pas « récupéré » activement par le

voyant qui fait face à son reflet. Si donc le miroir reçoit activement la species qui lui est

objectivement présentée, c’est lui et lui seul qui est en position de sujet. L’absurdité de la thèse

averroïste est là pour Thomas : dans ce système de pensée où l’intellect possible est à la fois

séparé (puisqu’il est hors de l’âme) et supposément uni à elle (par la continuatio), il faut

admettre, non plus que cet homme-ci pense lorsqu’il est le siège de pensées, mais qu’il est

pensé par l’intellect possible, unique agent de la pensée en acte, qui trouve dans cet homme-ci

de quoi penser. On ne peut même pas dire que « ça pense en l’homme », mais seulement que

cet homme-ci est pensé par l’intellect possible.

Dans le paragraphe suivant (§65), Thomas raffine presque diaboliquement sur cette

conséquence irrecevable qui précipite à ses yeux l’averroïsme dans l’inconsistance. À suivre les

averroïstes dans leur thèse de la bilocation de l’espèce intelligible, et donc à supposer une

même espèce intelligible localisée aussi bien dans l’âme (qui l’aurait abstraite des images) que

dans l’intellect possible (où elle ne serait plus qu’intelligible en acte), qu’est-ce qui s’ensuit ?

Même une fois accordé qu’une seule et même espèce numériquement identique soit forme de l’intellect possible et simultanément contenue dans les images, derechef un tel couplage (copulatio) ne suffirait pas pour que cet homme-ci pense. Il est en effet manifeste que par l’espèce intelligible quelque chose est pensé, alors que par la puissance intellective quelque chose pense, de même que par l’espèce sensible quelque chose est senti,

44

Dangereuse pour nous qui croyons trop vite savoir comment fonctionnent les miroirs. Or ils ne fonctionnaient pas de la même façon avant la catoptrique moderne que nous devons à Képler, Descartes et Huygens (entre autres choses, depuis Aristote, ils se ternissaient devant les femmes indisposées, ce qu’ils cessent brutalement de faire avec la nouvelle catoptrique). 45

A. de Libera, De unitate intellectus, § 64, Paris, Vrin, p. 235-236.

Page 37: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 36

alors que par la puissance sensitive quelque chose sent. C’est pourquoi le mur dans lequel se trouve la couleur, dont l’espèce sensible est en acte dans la vue, est vu, et ne voit pas : ce qui voit, c’est l’être animé doté de la faculté de vision où se trouve cette espèce sensible. Or ledit couplage de l’intellect possible et de l’homme en qui sont les images dont les espèces sont dans l’intellect possible est bel et bien comme le couplage du mur, dans lequel est la couleur, et de la vue, dans laquelle est l’espèce de la couleur. [Si donc les choses se passaient ainsi], de même que le mur ne voit pas, mais que sa couleur est vue, il en résulterait que l’homme ne penserait pas, mais que ses images seraient pensées par l’intellect possible. Il est donc bien impossible de sauver le fait [empiriquement observable] que cet homme-ci pense, si l’on adopte la position d’Averroès.

L’idée centrale de l’averroïsme, comme l’indique Alain de Libera, est ainsi celle d’une

pensée en exclusion interne à son sujet. « Le sujet double de la pensée, poursuit-il, est en fait

un sujet clivé46

». Ce dernier point, qui concentre toute l’attaque de Thomas, est pourtant bien

ce qui a fait la fortune, non pas tant de l’averroïsme comme tel, mais bien de cette idée selon

laquelle le pole subjectif de la pensée n’est aucun homme en particulier. Ne serions-nous pas,

ici, portés à nous précipiter sur une pareille thèse et à voir dans l’inconscient freudien l’un des

multiples avatars de ce qui fait que l’homme « est pensé » bien plus qu’il ne pense ? Et que dire

alors du sujet lacanien clivé, représenté par un signifiant pour un autre, sinon qu’il résulte de ce

mouvement signifiant par lequel de la pensée s’articule sans que jamais le sujet qui en découle

puisse prétendre la plier à son acte ?

L’argumentation polémique de Thomas d’Aquin ramène donc à la question du sujet, non

plus tant sous sa forme grammaticale comme au tout début avec Vincent Descombes, mais

sous une forme fonctionnelle et identitaire : qui pense quand je pense ? Qu’en est-il de

l’individualité du sujet dès lors qu’on a accepté qu’elle n’allait plus de soi (puisque le soi lui fait

défaut) ?

Sous cet éclairage, les deux espèces du sujet lacanien – le sujet menteur et le sujet barré

– se présentent maintenant comme l’huile et l’eau : l’un dit éminemment « je » et pense

activement au point de pouvoir tromper un autre sujet possédant les mêmes capacités ; l’autre

est bien incapable et de dire je et de penser quoi que ce soit. Il n’est plus que ce qui, assurant le

lien entre signifiant, fait qu’il y a de la pensée (éventuellement). Quant à savoir qui ou quoi met

cette pensée en œuvre et en acte, lui, en tous les cas, ne le sait pas et ne saurait à aucun

moment la faire sienne, dans l’incapacité où il est de soutenir une quelconque réflexivité.

Ce sujet barré n’est donc pas clivé seulement du fait d’être constamment écartelé entre

deux signifiants, incapable de se ramasser (pas de réflexif !) dans une identité hors signifiant,

mais il est surtout et avant tout réduit à une passivité sans appel, déjà pleinement audible dans

sa définition. Puisque lui fait défaut toute réflexivité, l’être lui fait tout autant défaut. Décrit

46

A. de Libera, L’unité de l’intellect, op. cit., p. 237.

Page 38: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 37

comme un sujet pur symbolique, il se trouve dépris de la propriété imaginaire par excellence : la

réflexion47

.

Mais il y a pire, et ce pire, il est désormais possible de le lire ouvertement, après avoir

ainsi déployée la question de l’individualité du sujet grâce à Hintikka et à saint Thomas : la

psychanalyse prétend comme aucun autre savoir viser ce qu’il y a de plus singulier dans tout

individu qui s’engage avec elle48

, alors même qu’avec Lacan elle produit un concept de sujet si

peu individué qu’il n’est même plus capable de dire « je », réduit qu’il est à une voix

exclusivement passive. À la claire opposition grammaticale actif/passif, il faut donc aussi ajouter

l’opposition singulier/universel, et ces deux oppositions ne se recouvrent en rien.

Alors ? Lacan : grande figure de l’averroïsme latin ? Lacan partisan de la théorie des

deux sujets ? Le premier plutôt bien individué, qu’Averroès place, en bon aristotélicien, dans

l’âme, et Lacan dans la parole, arrimé au « je » qui la met en œuvre ; le second que le

commentateur situe dans un intellect possible séparé de l’âme, donc non individué par son

arrimage à un corps, et que Lacan localise pour sa part dans les intervalles de la chaîne

signifiante, lesquels n’appartiennent à personne, et pas plus à tous. Tous deux d’accord, au

demeurant, pour refuser à Thomas l’évidence selon laquelle lorsqu’un homme pense, c’est bien

lui qui pense, lui qui est en tout point sujet de sa pensée. Mais à peine énoncé cette phrase,

revoilà l’ambiguïté inéliminable du mot « sujet », aussi souverain que serf, sans qu’il soit

possible de bloquer un sens au détriment de l’autre, et pas plus d’établir le moindre équilibre à

cet endroit.

Mieux vaut dès lors forcer l’opposition et reconnaître dans les deux sujets énoncés

successivement par Lacan le sujet du signe d’une part, et celui du signifiant d’autre part, ce qui

ne peut se lire ainsi qu’à partir de la survenue du second. Le premier peut s’activer dans le

mensonge (et donc possiblement dire le vrai dans la « parole pleine ») parce que les signes

qu’il agence sont eux-mêmes trompeurs, du simple fait de répondre à la définition classique et

peircéenne : le signe représente quelque chose pour quelqu’un. Le second sujet, dans cette

optique, n’est plus que la condition matérielle du premier, ce qui permet l’agencement des

signifiants avant même que la problématique générale de la représentation ne soit enclenchée

puisqu’il ne fonctionne qu’au titre de faire chaîne, d’être ce qui est représenté par un signifiant

pour un autre. L’un souverain au point de possiblement tromper son monde ; l’autre serf au

point de courir au fil des manifestations signifiantes sans que jamais il ne puisse, lui, se

manifester comme tel (sinon, peut-être, à s’évanouir, défaillir, s’éclipser, regagner sa cahute

47

On peut ici se souvenir que l’œil, qui sert à représenter le sujet dans le schéma optique, n’est pas censé se refléter dans le miroir plan. Alors que les fleurs et le vase se reflètent comme tels dans ce miroir, l’œil a pour symétrique dans l’espace virtuel rien de moins que l’Idéal du moi, qui n’est certes pas à lire comme un « reflet » du sujet. 48

« Comment l’analyste doit-il préserver pour l’autre la dimension imaginaire de sa non-maîtrise, de sa nécessaire imperfection, voilà qui est aussi important à régler que l’affermissement en lui volontaire de sa nescience quant à chaque sujet venant à lui en analyse, de son ignorance toujours neuve à ce qu’aucun ne soit un cas. » J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 824. Selon le Grand Robert, la « nescience » est l’ignorance de ce qu’on n’a pas la possibilité de connaître. Difficile de faire plus fort dans le non savoir.

Page 39: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 38

inter signifiante sans pour autant jamais s’y reposer ni s’y ramasser puisque, encore une fois,

toute identité réflexive lui échappe).

Le clivage, en sa nouveauté, ne serait donc pas tant celui qui sépare deux signifiants, ou

ce qui différencie le sujet conscient du sujet inconscient, mais ce qui tient uni et séparé à la fois

le sujet en tant qu’actif, capable de dire je et d’animer la langue, et le sujet en tant que passif,

réduit à la coupure signifiante. Ce clivage du sujet ainsi conçu se présente alors comme un

refus de baser le sujet sur une réflexivité première, qui permettrait de ramasser et de déplier le

couple actif/passif, d’en faire comme les bras d’une balance dont le pivot serait cette

mystérieuse propriété réflexive, qu’on est si vite prêt à loger à l’enseigne de la conscience. Ainsi

comprend-on mieux le refus, constamment présent dans le texte lacanien, de faire de la

réflexivité une pierre d’angle de la subjectivité. Cela pouvait déjà se comprendre par le fait que

la réflexivité est une propriété fondamentalement spéculaire, et donc imaginaire, si bien qu’au

moment de fonder mieux encore que dans la tradition philosophique un sujet qui ne dépende

que des agencements symboliques, il fallait écarter toute idée d’un fondement réflexif de ce

sujet.

Ce détour par saint Thomas et sa critique pénétrante de la théorie des deux sujets nous

dévoile cependant très bien le caractère hautement instable de ce mélange hétéroclite qui

n’accepte pas de se centrer sur un pivot réflexif : soit le sujet est mené jusqu’au point où il perd

son individualité – c’est la solution de l’averroïsme latin –, soit le sujet reste inclus dans son

individualité, mais cette solution que prône Thomas le conduit à affirmer que l’intellect nous est

uni « d’une manière telle que son union avec nous donne naissance à quelque chose de un49

».

Pour satisfaire à l’évidence selon laquelle cette homme-ci pense, Thomas est conduit à

l’anicroche suivante : l’âme est reliée au corps, et l’intellect agent est situé dans l’âme, mais

l’intellect possible capable de mettre en acte les données intelligibles de l’intellect agent n’est

cependant pas relié, même indirectement, via l’âme, au corps puisqu’il ne pet être qu’en acte, et

n’a donc aucun rapport avec quelque matière que ce soit. La transitivité du lien — principe

rationnel s’il en est ! – est ici sacrifiée pour que soit affirmée l’individualité du sujet qui permet de

le penser à la fois comme actif/passif, et comme singulier. Moyennant quoi, il sera responsable

puisque, comme l’affirme expressément Thomas, « rien n’est en nous que par notre volonté

[…] ; or la volonté a son assise dans l’intellect50

. » Sauf que, pour unir cet intellect possible (et

donc sujet actif en tant que sujet) à l’âme, pour cesser de le considérer comme « séparé »

d’elle, Thomas est obligé d’ajouter un autre principe négatif : « rien n’empêche que l’âme ait une

certaine opération ou faculté inaccessible à la matière51

. » Un fois ceci affirmé, la route est libre

pour loger l’intellect possible dans l’âme, lui assurer ainsi l’individualité qui le fait un et

responsable en maintenant l’unité de la séquence : corps//âme/intellectagent/image-

intelligible//Intellect possible/espèce-intelligible, et rendre fausse l’affirmation condamnée

en 1270 et 1277 qui énonçait : « La proposition "L'homme pense" est fausse ou impropre ».

49

A. de Libera, Contre Averroès, op. cit., Garnier-Flammarion, p. 155. (§78). 50

Ibid. 51

Thomas d’Aquin, Contre Averroès, op. cit., fin du § 81, p. 157.

Page 40: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 39

Ainsi nous sont donnés dans une rare clarté, et le prix qu’il y a à payer pour se ranger du

côté d’un sujet « tout un », et les difficultés qu’on rencontre à soutenir un sujet clivé. Les deux

se payent cher, et cash : les partisans du « tout un » vont, comme Fichte de manière

exemplaire52

(mais aussi bien Descartes ou Husserl), enfermer leur sujet dans un solipsisme

auquel il leur faudra, d’une façon ou d’une autre, remédier (à Thomas, peu lui chaut, car la foi le

sauve de cette difficulté philosophique) ; les partisans d’un sujet clivé seront, eux, conduits à

des conceptions anti-naturelles, qui choquent d’emblée le bon sens en tentant de sauver la

raison face à la complexité des phénomènes.

C’est sous cet éclairage qu’il convient maintenant de reprendre les deux sujets lacaniens

en tant que sujet du signe et sujet du signifiant pour enquêter à notre façon sur l’individualité de

ce sujet ainsi clivé, et mieux concevoir le prix à payer pour la cohérence de cette construction

qui cherche à donner ses bases à la pratique et au savoir freudiens.

Une précaution liminaire : dans ce qui suit, il faudra prendre garde de ne pas opposer un

sujet du signe à un sujet du signifiant car le fait de les distinguer ne suffit pas pour les individuer

au point de les faire se combattre. On se souvient que dans l’averroïsme latin le second

« continue » le premier, et donc n’y objecte pas, ne lui fait pas concurrence ; de même chez

Lacan le second dévoile le premier, en démonte quelques ressorts, sans pour autant ni prendre

sa place ni le disqualifier. Pour étudier de près comment ils se chevillent l’un à l’autre, plutôt que

de parcourir des citations éparses et longues à situer dans leur contexte, je prendrai appui sur

quelques pages centrées sur ce thème, qu’on peut lire dans Radiophonie53

où Lacan lance :

Que, sous prétexte que j’ai défini le signifiant comme ne l’a osé personne, on ne s’imagine pas que le signe ne soit pas mon affaire ! Bien au contraire c’est la première, ce sera aussi la dernière. Mais il y faut ce détour. […] Psychanalyste, c’est du signe que je suis averti…

De ce « détour », Lacan pointe rapidement le gond, la charnière, et ce à partir de la

définition peircéenne du signe, immédiatement suivie d’un commentaire curieux :

Le signe suppose le quelqu’un à qui il fait signe de quelque chose. […] Appelez ce quelqu’un comme vous voudrez, ce sera toujours une sottise

54.

Déjà dans sa rédaction du texte Position de l’inconscient en 1964, Lacan se montrait très

au parfum des précisions de Peirce lui-même quant à ce « quelqu’un »55

:

Les signes représentent quelque chose pour quelqu’un. Mais ce quelqu’un, son statut est incertain. […] Tout centre où se totalise [de l’information] peut être pris pour quelqu’un, mais pas pour un sujet

56.

52

Ives Radrizzani, Vers la fondation de l’intersubjectivité chez Fichte, Paris, Vrin, 1993, p. 34-47. Mais c’est aussi vrai pour Descartes, Husserl, etc. 53

J. Lacan, « Radiophonie », Scilicet 2/3, Paris, Le Seuil, 1970, p. 56-67. 54

Ibid., p. 56. 55

Peirce ayant écrit à Lady Welby qu’il lui été arrivé de désigner par le terme de « personne » ce qu’il appelait d’habitude l’« interprétant » du signe « comme pour jeter un gâteau à Cerbère, parce que je désespère de faire comprendre ma propre conception qui est plus large. » CS. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Le seuil, 1978, p. 51.

Page 41: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 40

Inutile, donc, de chercher à faire de ce quelqu’un je ne sais quel sujet naturel du signe.

C’est même pour contrer toute précipitation vers un tel quelqu’un que Lacan forge une sorte de

néologisme de combat en avançant un « quelque deux » : « Le moindre souvenir de

l’inconscient exige pourtant de maintenir à cette place [il s’agit de celle de l’interprétation] le

quelque deux… », pour lâcher :

Qu’il en soit ainsi du départ dont le signifiant vire au signe, où trouver maintenant le quelqu’un, qu’il faut lui procurer d’urgence ?

Il parle alors de chute de l’objet (a) et de production du psychanalyste lacanien, non sans

avoir (une fois n’est pas coutume) un sentiment suffisamment aigu des obscurités liées à une

saisie correcte de l’objet (a) pour ajouter : « Je parlerai donc en parabole, c’est-à-dire pour

dérouter » (comme d’habitude le commentaire n’est que dépliement anaphorique : para-bole

= route à côté).

Pas de fumée sans feu : voilà l’énoncé (présenté comme venant du bouddhisme) qui va

permettre de répondre à la question suivante :

Si le signifiant représente un sujet, selon Lacan (pas un signifié), et pour un autre signifiant (ce qui veut dire : pas pour un autre sujet), alors comment peut-il, ce signifiant, tomber au signe qui, de mémoire de logicien, représente quelque chose pour quelqu’un ?

Comme à son habitude, Lacan prend la chose fort littéralement, en donnant tout son sens

négatif au « pas » de « pas de fumée », en le coupant du « sans », brisant ainsi le « pas sans »

qui, en tant qu’articulation logique, véhiculait silencieusement une affirmation d’existence :

« Quand il y a de la fumée, alors il y a du feu ». « Pas de fumée » est ici entendu comme le

« pas de trace » avec lequel Lacan avait, dès le séminaire sur L’identification, fait valoir les

« effaçons » du signifiant, soit l’opération inverse apte à faire passer du signe – les encoches

sur l’os de renne rencontré au musée Saint-Germain – au signifiant. Le visiteur qui a nom

Jacques Lacan, face à cet os de renne, ne sait pas, ne peut plus savoir, de quoi sont ces

encoches, quel est l’objet qu’elles comptent, quel est le quelque chose qu’elles représentent – il

est à leur endroit dans une parfaite nescience –, et c’est alors qu’il a le sentiment d’être

confronté à des signifiants à l’état presque pur. Et comme il élabore dans ce même temps sa

théorie du sujet représenté par un signifiant pour un autre, il peut, l’espace d’un instant,

s’identifier à ce truc là qu’il appelle un sujet, jusqu’à s’interpeller lui-même :

Voilà, me disais-je en m’adressant à moi même par mon nom secret ou public, voilà pourquoi ta fille est ta fille car si nous étions muets, elle ne serait point ta fille

57.

Au moment où le fonctionnement habituel du signe trébuche sur le fait que son quelque

chose ne parvient pas à s’établir même comme supposition, l’élan qui partait vers ce quelque

chose revient en boomerang sur le sujet, pour produire rhétoriquement cette interpellation

56

J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 840. 57

J. Lacan, L’identification, séance du 6 décembre 1961.

Page 42: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 41

vocative dont Lacan se fait ici le témoin forcé. Il y a là comme un écho de cet « emploi enroulé »

rencontré chez Damourette et Pichon, dans lequel l’acte engagé, en ne trouvant pas le

complément d’objet qu’il attendait, reflue vers le sujet.

Lisant Radiophonie, nous sommes invités à la même opération, mais à l’envers cette fois,

invités à cesser de nous prendre pour des indiens scrutant le ciel à Monument Valley dans

l’attente de voir s’actualiser, au loin, une fumée en tant que signe s’adressant à nous, trouvant

d’emblée son quelqu’un. Pas de fumée – et rien d’autre –, voilà le dur régime auquel nous

sommes soumis d’abord quand s’énonce la maxime. Ça a l’air bête, mais cette bêtise vaut

introduction au « sans feu », qu’on serait presque porté, ainsi isolé, à associer au « ni lieu » qui,

parfois, lui tient compagnie. Mais à accommoder ainsi d’entrée de jeu sur cette double négation

qui vient frapper le signe (fumée) et son objet supposé (le feu), s’est perdu le lien causal qui

reliait l’un à l’autre dans une sorte d’implication réaliste et matérielle, ce qui, d’une part, fait se

volatiliser le quelqu’un, et laisse place à un autre lien que Lacan commente illico comme suit :

A regarder de plus près le pas de fumée, si j’ose dire, peut-être franchira-t-on celui de s’apercevoir que c’est au feu que ce pas fait signe. De quoi il fait signe, est conforme à notre structure, puisque depuis Prométhée, une fumée est plutôt le signe de ce sujet que représente une allumette pour sa boîte…

58

Curieux sujet… puisqu’il est ici en position d’agent potentiel. Sans un tel sujet-frotteur,

pas de feu. Le moins qu’on puisse dire de cet exemple est que les signifiants n’y sont pas

quelconques, et en ce sens l’exemple déroge à la définition qu’il prétend illustrer puisque le

sens des supposés « signifiants » employés les lie de façon parfaitement contraignante, au

point d’impliquer le sujet qui les relie. Premier hic. Mais c’est bien dans la suspension du

quelqu’un — qui passait incontinent de la fumée signe au feu objet –, que le sujet-frotteur fait

son apparition.

« Depuis Prométhée… », soit depuis le moment où le feu a été donné à l’homme, où « de

l’homme » est impliqué dans la présence du feu. Le sujet que Lacan veut à tout prix placer en

tant que clivé entre pas de fumée et sans feu n’est donc pas si étranger qu’on pourrait le croire

à l’humanité, et donc au quelqu’un, à ce qui fait que l’homme se présente sous forme

individuelle. Deuxième hic : ce sujet prométhéen vient à la place jusque là dévolue, dans le

fonctionnement usuel du signe, au quelque chose, au sens où la fonction de la représentation

du signe est maintenant reconduite au niveau du signifiant : comme le quelque chose était

représenté par le signe pour quelqu’un, le sujet sera représenté par un signifiant (pas de fumée)

pour un autre signifiant (sans feu). Et puisque nous sommes invités, au contraire des effaçons

du signifiant, à « remonter » du signifiant au signe, puisque nous avons à nouveau un quelque

chose – certes différent, mais un quelque chose tout de même – il ne s’agit plus que de fournir

maintenant le quelqu’un, d’urgence en effet.

58

J. Lacan, Radiophonie, op. cit., p. 66.

Page 43: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 42

Lacan place à cet endroit Ulysse, soit celui pour qui « abordant un rivage inconnu, une

fumée au premier chef laisser présumer que ce n’est pas une île déserte ». Voilà, avec le

compagnon de Patrocle, le quelqu’un pour qui la face manifeste du signe – la fumée –

représente, non pas tant l’objet-feu, que l’objet-sujet, supposé faire lien de la fumée au feu

entendus l’un et l’autre comme des signifiants attelés à représenter ce sujet l’un pour l’autre. Le

quelque chose du signifiant – soit : le sujet – et le quelque chose du signe – le feu – valent donc

en même temps pour Ulysse, celui qui, en tant que quelqu’un, sait lire « fumée implique feu »,

mais qui aussi ne néglige pas l’implication prométhéenne : si fumée alors feu, mais si feu alors

homme, sujet-frotteur.

Le choix d’Ulysse à cet endroit est évidemment judicieux puisqu’il est par excellence celui

qui peut faire entendre l’ambiguïté du mot « personne » – d’un côté, comme Lacan va bientôt le

rappeler, « Ulysse, c’est quelqu’un ! », au sens de « ce n’est vraiment pas n’importe qui », et

par ailleurs, « c’est personne », « il n’est personne ». Préciosité de la langue française qui a

depuis longtemps rangé le mot « personne » dans les articles de la négation, aux côtés d’autres

forclusifs comme rien, goutte, mie59

, etc. Voilà donc Monsieur Personne introduit par Lacan afin

de mieux poser un problème intimement lié aux perspectives développées par ce virage du

signifiant au signe, relativement à la promotion du quelqu’un.

S’il y a bien un tel « sujet » entre « pas de fumée » et « sans feu » – sujet humain, encore

une fois –, il faut vite exclure que ce sujet cherche à faire signe au quelqu’un qui reçoit la fumée

comme signe. Il ne faut pas qu’il se montre actif en ce point, sinon à rejoindre le cas de nos

indiens à Monument Valley, qui savent de certaines fumées qu’elles leur sont spécifiquement

adressées. Lacan :

Mais l’évidence que ce ne soit pas pour faire signe à Ulysse que les fumeurs campent nous suggère plus de rigueur au principe du signe

60.

Suivent quelques lignes fort difficiles à lire61

du fait de leur caractère extrêmement allusif,

mais qui s’attaquent à la texture paranoïaque du signe-qui-représente-quelque-chose-pour-

quelqu’un. Si les phénomènes peuvent tous et chacun faire signe, les noumènes, remarque

Lacan, ne peuvent être conçus que comme faisant signe « au quelqu’un de nulle part qui doit

tout manigancer ». Il n’hésite donc pas à pousser jusqu’au signe non manifeste (le noumène,

par excellence) pour en conclure au « quelqu’un de nulle part », façon sans doute de ne pas

oublier en chemin l’idée dite « délirante », qui ne déroge en rien au fonctionnement général du

signe. Le signe-qui-représente-quelque-chose-pour-quelqu’un fonctionne si bien qu’il inclut la

paranoïa. Il convient donc de limiter autrement le trop de succès de la définition du signe, ce qui

l’amène à dire :

59

« Ils rencontrèrent de nouvelles peines, auxquelles ils ne s’attendaient mie. » George Sand. 60

Ibid. 61

Car elle [l’évidence] nous fait sentir, comme au passage, que ce qui pêche à voir le monde comme

phénomène, c’est que le noumène, de ne pouvoir dès lors faire signe qu’au , soit : au suprême quelqu’un, signe d’intelligence toujours, démontre de quelle pauvreté procède la vôtre à supposer que tout fait signe : c’est le quelqu’un de nulle part qui doit tout manigancer. (p. 67).

Page 44: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 43

Que ça nous aide à mettre le pas de fumée sans feu au même pas que le : pas de prière sans dieu, pour qu’on entende ce qui change.

Ce qui change, c’est qu’après avoir fait du campeur le sujet du « pas de fumée sans

feu », il faut maintenant concevoir l’orant comme le sujet du « pas de prière sans dieu ». Ces

sujets sont chacun le quelque chose du signe (fumée, prière) dont le quelqu’un fait problème.

Ces constructions de lecture pourraient cependant sembler bien absconses si les lignes qui

suivent immédiatement ne disaient plus clairement :

Il est curieux que les incendies de forêt ne montrent pas le quelqu’un auquel le sommeil imprudent du fumeur s’adresse.

Ce qui est curieux est digne d’attirer l’attention. La nôtre est ici sollicitée sur la fragilité du

quelqu’un dans le fonctionnement du signe, dès lors que le quelque chose a rang de sujet.

Lacan se dépêche d’ailleurs d’invoquer la joie phallique, liée au fait de pisser sur le feu, pour

ajouter :

Que cela vous mette sur la voie qu’il y ait, Horatio, au ciel et sur la terre, d’autres matières à faire sujet que les objets qu’imagine votre connaissance.

Les candidats au poste de sujet excèdent ainsi de beaucoup les objets qui pourraient

venir au titre du quelque chose que les signes représenteraient, ces « choses » pouvant alors

se ranger, grâce à leurs signes, au vaste rayon du savoir qu’un ego cartésien serait en mesure

d’engranger jusqu’à plus soif. Pour s’en apercevoir, il suffit de dénuder le signe et son prétendu

objet (fumée/feu) jusqu’à faire entendre, en les effaçant l’un et l’autre d’un même pas, les

signifiants aptes à représenter un sujet, le sujet qu’on dira « du signifiant » désormais.

Les deux derniers paragraphes récoltent les fruits allégoriques de cette saga en forme de

parabole. On y apprend que le travailleur marxiste, aliéné comme on sait d’avoir cédé la valeur

d’usage de son produit contre la valeur d’échange que lui propose le capitaliste, pourrait – au

lieu de se retourner vers ledit capitaliste et lui demander compte de cette perte de jouissance

dont, lui, le travailleur, est frappé –, se retourner vers le produit lui-même. Pourquoi un tel

« virage » de la part de Lacan ? Parce qu’à nouveau il a lu à la place du quelque chose du signe

un sujet – ledit « produit » – laissant en dehors du coup le quelqu’un (le capitaliste) mis en place

par le signe. Le sujet (en tant que barré) se conquiert sur l’ébranlement du quelqu’un posé par la

logique du signe.

Le dernier paragraphe fait mot d’esprit de tout ce qui a précédé en jouant, cette fois

ouvertement, de la formule exclamative et laudative « Ça, c’est quelqu’un ! ».

Quand on reconnaîtra la sorte de-plus-jouir qui fait dire « ça, c’est quelqu’un », on sera sur la voie d’une matière dialectique peut-être plus active que la chair à Parti, employée comme baby-sitter de l’histoire.

Le quelqu’un n’est plus ici une donnée naturelle, un ingrédient de base du fonctionnement

du signe ; Lacan estime en avoir donné la genèse dans la mesure où ce virage du signifiant au

signe ne porte pas tant sur des modifications au niveau de la matérialité sonore ou scripturale

Page 45: Avatares de la castración

L’homme pensé, p. 44

par où le signe se manifeste, mais par une sorte d’écrasement du sujet lié au signifiant à travers

la promotion du quelqu’un sans lequel le signe ne saurait fonctionner comme tel (on se souvient

qu’il fallait, à ce signe, « lui procurer d’urgence » ce quelqu’un).

Reste l’ultime phrase de cette épopée sémiotique. Elle en constitue la pointe la plus

acérée : « Cette voie, le psychanalyste pourrait l’éclairer de sa passe ». Allusive comme elle est,

elle constituera le gond, la charnière, l’articulation avec la suivante leçon.

Page 46: Avatares de la castración

L’EBRANLEMENT DU QUELQU’UN

LEÇON V

Que vient donc faire la passe dans cette étrange lecture du pas de fumée sans feu ? Si

cette phrase sibylline peut venir conclure une telle allégorie linguistique, c’est bien que le

passage de l’analysant à l’analyste, présenté tout au long de la Proposition comme l’os de

l’affaire, relève lui aussi de cette charnière entre signe et signifiant, de ce détour qui entend

éclairer la logique du signe à l’aide de ce qui se passe au niveau du signifiant, sans pouvoir

cependant en faire étalage. De même en effet que le physicien se trouve incapable de rendre

compte des phénomènes d’interférence lumineuse sans le secours d’hypothèses hardies sur la

nature corpulatoire et/ou ondusculaire de la lumière, l’analyste en proie au discours qu’il a

déchaîné comme nul autre du fait de sa règle fondamentale se voit, à suivre Lacan, contraint de

porter son attention à un niveau infra phénoménal. Car il est aussi exclu de manipuler

innocemment des signifiants que de prétendre montrer un grain de lumière ou une onde isolée.

Les « objets » produits par ce genre d’hypothèses ne peuvent être brandis, et ne seront

soutenables que dans la rigueur rationnelle de leurs conséquences62

. Évidemment, à force

d’avoir droit de cité dans le discours, de participer à des raisonnements concluants, d’être

enseignés dans les Universités, ils finissent bien souvent par passer pour d’honnêtes objets,

même si l’on n’accorde qu’à quelques scientifiques et autres expérimentateurs dotés de

puissants instruments de pouvoir les observer, comme c’est le cas de Pluton ou de M1363

? Qui

osera douter de leur existence du simple fait de ne pas pouvoir s’en rincer l’œil d’un battement

de paupières ?

À suivre Lacan dans son « pas de fumée » et son « sans feu », l’opération proposée

revient à soustraire les objets de chaque signe (l’objet fumée en tant que sous-produit de l’objet

feu) pour ne plus avoir affaire qu’à ce qui, chez Peirce, s’appelle le representamen64

du signe :

le signe dans son opacité signifiante, qu’elle soit phonique ou scripturale, et non dans son lien

avec objet et interprétant. Du fait de cet évidement, et même de cette éviction de l’objet, du

« quelque chose » sémiotique, se lève pour Lacan (et pour lui seul dans ce décor) la possibilité

d’un sujet comme entre l’allumette et sa boîte, un sujet qui n’est ni l’allumette ni sa boîte, mais

62

Ni plus ni moins que la pulsion de mort freudienne, ou le refoulement originaire, indispensables l’un et l’autre à la construction freudienne, mais déclarés d’entrée de jeu hors enquête mondaine. 63

L’un des plus vieux amas globulaires de notre galaxie. 64

Soit l’une des nombreuses définitions peircéennes du signe : Un REPRESENTAMEN est le sujet d’une relation triadique avec un second appelé son OBJET, POUR un troisième appelé son INTERPRETANT, cette relation triadique étant telle que le REPRESENTAMEN détermine son INTERPRETANT à entretenir la même relation triadique avec le même OBJET pour quelque INTERPRETANT.

Page 47: Avatares de la castración

L’ébranlement du quelqu’un, p. 46

se trouve au principe de leur rapport, de leur conséquence commune : le feu prométhéen.

Comment la passe pourrait-elle venir éclairer ce mouvement ?

Le fait d’intercaler des passeurs entre le dire du passant et les oreilles d’un jury a ici

valeur de tamis. Rien de plus, rien de moins, car ça ne suffira pas pour que, par un

invraisemblable miracle, ledit jury se mette à entendre des signifiants. Comme tout le monde, il

entendra des signes, plein de sens, et si le sens leur manque, ça fera sûrement énigme (qu’est-

ce que le passant a voulu dire ? Pourquoi s’est-il lancé dans cette affaire ? Que faisons-nous ici

à écouter tout cela ?), mais pas pour autant non sens qui dénuderait le signifiant en faisant

apparaître – miracle ! – un sujet. Le joint de la passe à ce virage du signe au signifiant est à

chercher ailleurs qu’à l’étage du signifiant, et la lente lecture de ces deux pages de Radiophonie

permet maintenant de l’entrevoir.

Que le sujet-lien ait supplanté l’objet-référence, que le sujet-frotteur soit venu à la place

du feu, n’entraîne pas que ce sujet, jusque là dans les limbes, se manifeste maintenant comme

tel à nos yeux dessillés. Le seul indice que nous ayons du virage ne se situe pas à ce niveau,

mais à l’endroit du quelqu’un qui, sans disparaître, en aura cependant pris un coup avec le

« pas de fumée » pris comme négation, et non comme implication existentielle menant de la

fumée qu’on voit d’ici au feu qui se tient là-bas. Or l’accident qui frappe ce quelqu’un, que ce

soit au Musée Saint-Germain ou à Ithaque, revient à rompre un instant le fonctionnement

triadique du signe en suspendant soit l’objet, soit l’interprétant (le quelqu’un), soit les deux65

. Ce

qui renvoie à cet autre accident, qui semble bien faire l’essentiel du moment de passe dans le

texte de la Proposition, et que Lacan a nommé « la chute du sujet supposé savoir ».

Cette expression est devenue l’une de ces scies lacaniennes que l’on n’ose plus

reprendre sans une kyrielle de précautions, réduite qu’elle est de nos jours à ces pièces de

monnaie mallarméennes à l’effigie totalement effacé, que l’on se passe en silence dans le

bruissement de paroles convenues. Mais en s’aidant d’un brin de répétition kierkegaardienne et

de l’alacrité qui l’accompagne, on n’hésitera plus ici à reprendre ce syntagme figé, cette

catachrèse, pour y lire une nouvelle fois l’accident qui peut parfois arriver au quelqu’un du signe,

à cette troisième personne, ce « il » que Lacan place astucieusement entre Monsieur Personne,

Ulysse lui-même, et le « quelqu’un de nulle part », Monsieur Dieu dans nos traditions du Livre.

Rendre la troisième personne à ses incertitudes existentielles n’est pas une petite affaire.

Et vouloir prouver son inexistence constitue par ailleurs la chose la plus vide et la plus futile qui

soit. Cette personne existe aussi sûrement que le signe existe, ce n’est donc pas peu dire. Mais

c’est aussi presque tout dire d’elle, car hors le signe, elle n’est pas grand chose : presque rien.

En quoi le psychanalyste serait-il bien situé pour être mieux informé que d’autres sur cette

fragilité de la troisième personne ? En quoi le passage à l’analyste serait-il spécialement

révélateur d’une chute à cet endroit puisque le sujet supposé savoir est presque un comble de

troisième personne ?

Page 48: Avatares de la castración

L’ébranlement du quelqu’un, p. 47

Il est temps de se souvenir du fait que Lacan se lance dans sa parabole sous le prétexte

que fort peu d’analystes manient correctement son objet (a), « même à le tenir de [son]

séminaire » (mais d’où diable le tiendraient-ils ?). Et d’autre part, on se souvient également que

le « ça, c’est quelqu’un » résultait d’« une sorte de plus-de-jouir ». Ainsi en vient-on à percevoir

peu à peu l’analogie qui soutient Lacan en ce dédale : de même que le prolétaire renonce à la

valeur d’usage de son produit, ce qui entraîne comme conséquence obligée la formation d’une

plus-value pour le capitaliste et conjointement la formation du prolétaire comme tel, de même

l’être parlant renonce à la valeur d’usage et de « fruition » de ses productions langagières pour

ne plus user que de leur valeur d’échange (qui lui permet de lancer ses demandes et satisfaire

ses besoins), et produit ce faisant le quelqu’un comme celui pour qui les signes, rompant avec

leur lallation première, se mettent à représenter quelque chose. Ainsi se produit un poste qui

met en miroir le locuteur et son allocutaire, dans une intersubjectivité où la tromperie le dispute

à la vérité en tant qu’accord des deux « quelqu’un » sur l’objet d’un signe qu’ils partagent.

Du temps du séminaire L’identification et du Musée Saint-Germain, quand Lacan passait

du signifiant au signe en se permettant de concevoir des « effaçons » du signifiant, le constat

s’était imposé que le sujet se conquiert sur l’ébranlement conjoint du quelque chose et du

quelqu’un : les encoches ne renvoient à aucun objet qu’un quidam aurait pu compter, mais

seulement au sujet-graveur qui les aura aligner pour faire signe. De quoi ? À qui ? Nul ne le sait

plus. Le quelqu’un, sans se dissoudre, a rejoint la nuit d’un quelque chose inarticulable.

Dans la parabole de Radiophonie, c’est la réciproque qui prévaut : l’ébranlement du

quelqu’un vient effacer le quelque chose, et ouvre l’accès à ce qu’il y a de sujet dans le

fonctionnement signifiant. Tant que le quelqu’un reste aux manettes, tout est signe dès lors que

ça fait mine de représenter quoi que ce soit. Le « quelque chose » et le « quelqu’un » sont

donnés conjointement, et le point faible de ce couple selon Lacan, se trouve du côté du

« quelqu’un ».

Il peut se permettre d’avoir là-dessus un avis singulier dans la mesure où il a inventé, lui

aussi, une sottise, un nom pour ce quelqu’un qu’il a placé sous l’égide d’une description définie :

le sujet supposé savoir. Lorsque celui-ci sort de sa mise en quarantaine fin 1961 pour réintégrer

l’analyse aux lieu et place de l’analyste dans le transfert, il est devenu le quelqu’un par

excellence, celui par qui les signes les plus énigmatiques – les symptômes au sens freudien du

terme – fonctionneront comme signes : puisqu’ils ont trouvé leur quelqu’un, ils trouveront leur

quelque chose. Un jour ou l’autre. Et sils ne le trouvent pas, il n’y a pas lieu de s’en émouvoir !

Peirce lui-même avait fort bien localisé ce déséquilibre interne au signe en faisant remarquer

ceci :

Une proposition qui pourrait être exprimée a tout l’être qui appartient aux propositions, même si personne ne l’exprime ou la pense

66.

65

Ce à quoi Peirce lui-même invite lorsqu’il s’efforce de célébrer la « priméité » du signe, sa pure manifestation. Cf. infra, p. 9. 66

C.S. Peirce, MS 599, cité dans Christiane Chauviré, Peirce et la signification, Paris, PUF, 1995, p. 109.

Page 49: Avatares de la castración

L’ébranlement du quelqu’un, p. 48

Dès lors qu’on a le quelqu’un, le quelque chose peut attendre, alors que l’inverse n’est

pas vrai. Le transfert fonctionne sur ce déséquilibre sémiotique, sur le fait que le quelque chose

par où le signe prendrait son sens peut rester en puissance pour peu qu’un quelqu’un soit entré

dans le jeu et en soutienne la possibilité.

Il arrive tous les jours qu’on change de quelqu’un sans que la fonction sémiotique qui

soutient cette place soit le moins du monde entamée. La question que pose une passe revient

donc à savoir si la fonction « quelqu’un » en a pris un coup en dévoilant sa fabrication

sémiotique et pulsionnelle, ou si l’on n’a affaire qu’à un changement d’acteur au pied levé, un

sujet supposé savoir chassant l’autre : après l’analyste, l’institution à laquelle il appartient, ou la

passe elle-même, ou je ne sais quel but en position tierce, chacun venant en sa gloire prendre

la place de l’analyste laissé sur le carreau.

Car la passe vient comme le lieu et le moment où un nouveau quelqu’un se produit

comme tel, se propose sur le marché, mais pas sans savoir de quoi il est fait – c’est du moins

tout le pari de la procédure que de lever ce lièvre du « pas sans savoir ». Que se déclare ainsi,

non pas une subjectivité si singulière dans sa nature qu’elle serait totalement insubmersible,

racine et pivot exemplaires de subjectivités encore à produire côté divan, mais les traces qu’on

aimerait encore chaudes de l’effacement d’une jouissance langagière sans laquelle pourtant ce

quelqu’un ne serait pas là. Si le sujet supposé savoir passe pour avoir chuté dans l’analyse de

celui qui se pointe comme passant, et que, nonobstant, celui-là même se propose de jouer pour

d’autres le quelqu’un avec qui n’importe quoi pourra faire signe, alors oui, la passe est bien faite

de cette charnière sémiotique et ô combien charnelle où, d’un quelqu’un à l’autre, une faille se

devine par où la consistance du signe (basée sur le quelqu’un) et la jouissance liée à la parole

(l’affaire du sujet clivé) se prêtent un mutuel appui, même si la première semble avoir toujours le

pas sur la seconde.

Ainsi peut-il être attendu du passant qui se met en quête du titre de quelqu’un (« ça, c’est

quelqu’un »), non pas la boursouflure narcissique que confère l’importance ou la modestie,

l’intelligence ou même le tact, ou je ne sais quelle autre qualité humaine, mais une certaine

capacité à savoir d’où il vient sémiotiquement ; sur quoi se fonde sa prétention à « faire le

quelqu’un » alors même qu’il en connaît la fragilité pour avoir percé quelques secrets quant à sa

fabrication, en en ayant conduit au moins un à sa ruine. C’est ainsi du moins que je peux

comprendre l’étrange précision de Lacan lorsqu’il en vient à dire, au tout début de ce passage,

que le signe est bien son affaire : c’est la première, dit-il alors, « ce sera aussi la dernière67

».

Tout commence par des signes, et tout finit aussi par eux ; reste à savoir ce qui a passé, ce qui

s’est passé, entre temps : seuls les avatars de la série des « quelque un » peut témoigner des

déchirures de cette fonction par où un sujet inédit a parfois trouvé refuge dans le défaut de

référence.

67

J. Lacan, « Radiophonie », Scilicet 2/3, op. cit., p. 65.

Page 50: Avatares de la castración

L’ébranlement du quelqu’un, p. 49

En disant tout cela, je me sens cependant au bord d’une grande erreur, qu’il est plus

facile de dénoncer que d’éviter : pas un seul instant il n’aura été question qu’advienne, en

perçant la brèche du quelqu’un, un sujet enfin mieux individué, un sujet qui aurait enfin atteint

« ses » signifiants, ceux qui le singulariseraient radicalement sur le marché des sujets. Cette

idée de combiner le sujet clivé au sens de Lacan et une sorte de sommet dans la singularité

subjective est extrêmement captieuse et trompeuse, car le sujet représenté par un signifiant

pour un autre signifiant, ce sujet qui jouit de la langue au point d’y disparaître, n’est rien qui soit

proprement individué. Vouloir qu’il porte comme le souvenir, ou la trace des signifiant élus qui

auraient marqué – quoi donc ? sa vie ? – participe peut-être d’une illusion qui vaut bien la

sombre histoire de la mémoire de l’eau.

L’homéopathie, que je ne mets pas un instant en doute dans ses capacités

thérapeutiques, s’est manifestement fourvoyée en voulant à tout prix afficher sa dignité

scientifique (pas moins que certains psychanalystes voulant montrer la même chose concernant

leur discipline). On a donc voulu soutenir que dans une solution où l’on sait que ne se trouve

plus la moindre molécule d’un substance x, les vertus liées à cette molécule se sont inscrites,

d’une façon ou d’une autre, là est le mystère, dans les molécules du corps neutre, l’eau par

excellence. Le sujet clivé lacanien est de la même veine : si vous tenez à ce qu’il soit individué

par une petits paquets de signifiants (version extensionnelle), ou qu’il porte la marque de

certains signifiants élus (version intentionnelle), vous l’installez dans une quiddité qui ne lui sied

en rien. Et donc vous le déviez de sa fonction. Or il n’y a rien de plus dangereux que de

trifouiller des algorithmes aussi délicats ; ça donne très vite des résultats tératologiques.

Pour me faire comprendre d’une seule image, je ferai remarquer qu’on peut se donner un

cercle aussi microscopique que l’on voudra, jamais son centre n’appartiendra à sa

circonférence ni n’en portera je ne sais quelle marque. Jamais le sujet clivé ne sera un

signifiant, et pas plus n’en portera-t-il je ne sais quelle trace. Il n’est aucun os de renne portant

ses traces dans sa chair. On ne peut même pas dire qu’il est « personne » – ce serait d’emblée

le réduire (ou le promettre) au quelqu’un – il faut donc se contenter de dire qu’il est rien, ou à

tout le moins dans un certain rapport à ce rien bien spécial que Lacan est allé chercher dans le

nihil negativum kantien pour y loger son sujet clivé :

Le rien que j’essaie de faire tenir à ce moment initial pour vous dans l’instauration du sujet est autre chose. Le sujet introduit le rien comme tel, et ce rien […] est à proprement parler ce que Kant, admirablement dans sa définition des quatre riens dont il tire si peu parti, appelle le nihil negativum

68.

Je vois mal comment, de là, on pourrait faire d’un tel rien un quelconque quelqu’un, qui

aurait une histoire bien à lui, bordé d’une kyrielle de signifiants égale à nulle autre, bref : un sujet

comme on aime à concevoir ce genre d’entité, un comble de subjectivité, une singularité à l’état

pur, une vraie monade leibnizienne si parfaitement individuée qu’elle ne peut en aucune façon

68

J. Lacan, L’identification, séance du 28 mars 1962.

Page 51: Avatares de la castración

L’ébranlement du quelqu’un, p. 50

être confondue avec une autre. Ainsi aurions-nous tout le beurre (une singularité extrême), et

tout l’argent du beurre (un individu repérable).

Le sujet lacanien reste rebelle à ces perspectives confortables : en logeant son sujet new

look à l‘enseigne d’un rien aussi radical, Lacan retombe en effet à pieds joints sur une difficulté

philosophique assez semblable à celle qui oppose, toujours sur la question du sujet, Descartes

et Leibniz. Le je issu du cogito n’est aucun sujet particulier, individué, reconnaissable entre

tous ; c’est un je générique qui mérite de plein fouet la question de Hintikka : mais qui pense

quand un tel je pense ? Une telle question n’est même pas concevable chez Leibniz, qui a

produit son sujet selon d’autres voies qu’il vaut ici la peine de parcourir, fut-ce à grands traits.

Faisons débuter la chose à l’entendement divin, au fait que Dieu s’est de toute éternité

donné la totalité des êtres en tant que possibles. La création revient alors, selon Leibniz, à ce

que Dieu confère à certains de ces êtres possibles un sujet qui ne change en rien la somme

d’éléments dont ils sont le sujet, sinon que désormais cette somme d’éléments pourra se

développer du fait de ce sujet et de la puissance qui lui est conférée d’œuvrer librement dans le

cadre de l’harmonie préétablie et la recherche du « maximum » qui gouvernent tous les êtres.

Le sujet, dans ce décor, est contemporain, coextensif du passage à l’existence, laquelle doit

cependant ne rien rajouter à l’être possible (sinon nous aurions un être autre), mais ce rien du

sujet est alors à entendre comme le don d’une puissance, d’une potentialité qui permet le

déploiement des possibilités de cet être – et de nul autre.

Pour bien saisir la construction leibnizienne, il faut sentir à quel point elle se trouve guidée

par le style du calcul différentiel ; une courbe (régulière, quadratique, comme celles que l’on

connaissait à l’époque, pas la complexité tératologique ou non que l’on connaît aujourd’hui) ne

se développe pas n’importe comment. Dans l’infiniment petit où elle croît, l’immédiatement

antérieur se poursuit dans l’immédiatement postérieur, selon une loi que les calculs différentiel

et intégral permettent de connaître, autorisant le tracé de la courbe à partir de l’équation qui la

caractérise. En ce sens, il y a bien un sujet d’une telle courbe, et tout sujet effectif ira du même

pas, même si de façon infiniment plus complexe : il développera les potentialités qu’il ceint de

sa subjectivité, car telle est son unique tâche. Non qu’il soit en lui-même gros de ces

potentialités, car de lui-même il n’en a guère, il ne détient qu’une puissance à agir, non selon

son caprice (comment pourrait-il en avoir ?), mais selon la loi du maximum qui est celle de tout

être en ce monde. Il est donc lié aux qualités de l’être dont il est le sujet, et de nul autre, sans

arrêt au croisement des deux labyrinthes : celui de la liberté, et celui du déterminisme.

En d’autres termes, Leibniz ne cesse de dénoncer l’existence d’un sujet vide et abstrait

comme celui qu’il rencontre dans le cogito cartésien où il voit l’idée d’une séparation absolue

entre un support réel et ses attributs. Ainsi écrit-il dans les Nouveaux entendements :

En distinguant deux choses dans la Substance, les attributs ou prédicats et le sujet commun de ces prédicats, ce n’est pas merveille qu’on ne peut rien concevoir de particulier dans ce sujet. Il le faut bien, puisqu’on l’a déjà séparé de tous les attributs, où l’on pourrait concevoir quelque détail.

Page 52: Avatares de la castración

L’ébranlement du quelqu’un, p. 51

Le problème n’est pas si différent avec le sujet clivé lacanien : d’un côté il faut l’assurer

d’un vide ou d’un rien par où s’affirme sa détermination symbolique et à défaut de quoi il

viendrait s’accoler au moi dans sa détermination imaginaire ; mais de l’autre, si l’on en fait une

singularité absolue, c’est-à-dire séparée, alors on tombe dans l’aporie dénoncée par Leibniz. Ce

sujet n’est vraiment plus rien, et du coup il n’est porteur d’aucune individualité. Si tous les

signifiants se situent au lieu de l’Autre, et si le sujet fait quant à lui radicalement défaut à ce lieu

de l’Autre, il faut ne lui reconnaître aucune individualité. Il n’est plus qu’un x, que rien ne pourra

vraiment différencier d’autres x produits dans des conditions similaires, une forme aussi déliée

de toute référence que le « je ». Demander s’il y a beaucoup d’x reviendrait à demander s’il y a

beaucoup d’ensembles vides. Il semble bien qu’un seul suffise pour tous les emplois.

Aurions-nous ainsi atteint ce que Barthes aurait peut-être aimé nommer « le degré zéro

du sujet », la disparition dans l’anonymat le plus épais de ce qui jusque là portait les marques

d’une singularité toujours plus marquée, comme les cercles concentriques d’un cône finissant

par disparaître dans l’unique point sommital sans lequel tout resterait cylindre ? On arrive ici aux

limites de l’épure, et plus qu’au niveau de la pratique quotidienne, les réponses sont à chercher

dans les constructions mythiques que chacun est obligé de construire à ces hauteurs

théoriques, Lacan y compris.

Grand pourfendeur de Totem et tabou, qu’il a réussi à faire passer pour un mythe

freudien (« un peu moins crétinisant que d’autres », dit-il courtoisement), il en vient lui aussi à

forger un temps originaire où, certes, les frères ne se rassemblent pas dans un repas

totémique, mais où le sujet clivé ferait face, pour la première fois, au signifiant dont dépendra

jusqu’au bout son existence de sujet. Précision d’importance : cela vient alors qu’il est question

du « désir de l’analyste », présenté comme une inconnue irréductible, un x, un outil qui permet

d’aller « dans le sens contraire à l’identification », par lequel « le franchissement du plan de

l’identification est possible » et qui autorise « la séparation du sujet dans l’expérience69

». Nous

sommes là à quelques encablures de l’unique mention d’une « traversée du fantasme70

», et

Lacan conclut ainsi cette séance :

Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir. Là seulement peut surgir la signification d’un amour sans limite, parce qu’il est hors des limites de la loi, ou seulement il peut vivre

71.

« La différence absolue » est un merveilleux oxymoron, qui vaut bien les obscures clartés

et les silences tonitruants. Pour autant qu’elle articule deux termes, une différence est en effet

très nécessairement relative ; puisqu’elle sépare, elle ne peut être elle-même « séparée » – car

tel est bien le sens de « absolu » : séparé. La différence absolue est un cercle carré.

69

Toutes ces citations viennent de J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 246. 70

« Comment un sujet qui a traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion ? ». Ibidem. 71

Ibid, p. 248.

Page 53: Avatares de la castración

L’ébranlement du quelqu’un, p. 52

Mais seule une impossibilité logique de ce calibre pouvait conduire à cette vue de l’esprit :

un sujet clivé qui ne serait pas représenté par un signifiant pour un autre, mais bien en train

d’être confronté à un signifiant et un seul, et de s’y soumettre, de s’y « assujettir », de s’en faire

le sujet. Moment vertigineux, bien digne des contrats sociaux à la Hobbes ou à la Rousseau, où

ce qui n’a pas encore les moyens d’être là anticipe sa propre survenue (mais d’où ? De quelle

autorité, de quelle « nature » ?) pour établir le lien qui le mettra désormais à sa place de

toujours.

La vérité de cette fable n’est cependant pas longue à apparaître : ce qui est ainsi exclu de

la scène, c’est l’autre signifiant, celui qui, bientôt, sera celui pour qui le premier représentera le

sujet. Sans cet autre, adieu la fonction de représentation au sens politique du terme. Et il faut

bien que cette fonction soit momentanément rayée de la carte si l’on veut qu’il n’y ait plus de

place que pour la pure manifestation de ce signifiant dont dépend toute la suite. Dans ces

conditions, le sujet, qui doit n’être rien, peut alors laisser toute la place à cela seul qu’il aura à

relier tout au long de son… existence ? histoire ? soit : du signifiant, encore du signifiant,

toujours du signifiant. De cette rencontre unique et inaugurale du rien et du signifiant résulte – il

fallait un peu s’y attendre – un « amour sans limite », amour devenant le nom de ce qui unit

sans même qu’on ait à compter jusqu’à deux. Cette collusion mythique du sujet et d’un signifiant

est ainsi censé produire l’incandescence d’une pure manifestation puisque le sujet, en

s’agrégeant à ce signifiant seul venu, ne lui ajoute rien, sinon une potentialité qui ne s’est pas

encore déployée, va bientôt le faire, déjà se tend vers l’autre signifiant, mais qui, dans cette

scansion suspendue, brille d’une présence sans égale.

Le drame qui se joue là est d’abord logique, comme Peirce l’avait fort bien pressenti.

Pour avoir deux termes relatifs l’un à l’autre (puis trois), il faut d’abord s’accorder la pure

manifestation de l’un. Mais comment concevoir la pure manifestation de quoi que ce soit ? Dès

que quelque chose se manifeste, comment éviter qu’un sujet soit là pour s’en rendre compte ? Il

me faut pour cela fabriquer un sujet qui ne soit rien, absolument rien, car s’il était aussi peu que

ce soit quelque chose, alors adieu la « pure manifestation », je n’aurais plus qu’une

confrontation d’une chose avec une autre, d’un sujet existant avec un objet existant, d’où je

pourrais seulement conclure que l’une s’est manifestée à l’autre et réciproquement. Or je

voulais à tout prix partir du un et y rester, fût-ce furtivement, pour de là concevoir une véritable

épiphanie de cet un-là, sans agent ni spectateur. Comment faire pour réussir un tel tour de

force ?

Saisissant le taureau rhétorique par les cornes de sa propre vivacité linguistique, Peirce a

tenté à sa manière de forger lui aussi le mythe dont dépend sa construction ternaire et par

lequel il tente de mettre en scène, au titre de qualité première, de « priméité », cette pure

manifestation dont il sait fort bien tout à la fois qu’il ne peut s’en passer, et qu’il ne peut la

produire comme positivité simple. En visant un premier dont « l’être est simplement en soi, qui

ne renvoie à rien et n’est impliqué par rien », il en vient donc à écrire ceci :

Page 54: Avatares de la castración

L’ébranlement du quelqu’un, p. 53

L’idée de l'absolument premier doit être entièrement séparée de toute conception de quelque chose d’autre ou de référence à quelque chose d‘autre ; car ce qui implique un second est lui-même un second par rapport à ce second. Le premier doit donc être présent et immédiat, de façon à n’être pas second par rapport à une représentation. Il doit être frais et nouveau, car s‘il est ancien, il est second par rapport à son état antérieur. Il doit être initial, original, spontané et libre ; sinon il est second par rapport à une cause déterminante. Il est aussi quelque chose de vif et de conscient. Ce n’est qu’à cette condition qu’il évite d’être l’objet d’une sensation. Il précède toute synthèse et toute différenciation ; il n’a ni unités ni parties. Il ne peut être pensé d’une manière articulée ; affirmez-le et il a déjà perdu son innocence caractéristique ; car l’affirmation implique toujours la négation de quelque chose d’autre. Arrêtez d’y penser et il s’est envolé [...] Voilà ce qu’est le premier : présent, immédiat, frais, nouveau, initial, original, spontané, libre, vif, conscient et évanescent. Souvenez-vous seulement que toute description que nous en faisons ne peut qu’être fausse

72.

On touche ici l’extrême de ce qui peut se dire quant à un « séparé » qui n’aurait rien de

divin, mais vaudrait comme pure manifestation. Je ne doute pas que c’est ce que Lacan vise,

aussi bien au niveau de son objet dit (a) qu’au niveau du sujet qu’il met alors en place dans ce

mythe d’une rencontre initiale et fondatrice. On peut même supposer qu’il en avait une

conscience assez vive lorsqu’il écrivait des choses comme :

J’entends déjà les goujats murmurer des mes analyses intellectualistes ; quand je suis en flèche, que je sache, à y préserver l’indicible

73.

L’indicible tient au fait que le sujet que Lacan tente de mettre en place, de débusquer

dans le fonctionnement du signe en suspendant sa nécessaire ternarité, doit rester en retrait,

puisque c’est de ce retrait même que le signe prend son essor. Un tel sujet ne vient pas pour

s’adjoindre, fût-ce timidement, à la grande fête sémiotique du sens et de la signification : s’il est

quoi que ce soit, c’est au sens de la priméité de Peirce, soit une entité absolument non réflexive

(chose bien curieuse pour tout sujet, si prompts qu’il sont tous à s’installer dans la réflexivité),

bien prête à démentir Quine qui affirmait avec la force de conviction qui toujours fut la sienne :

pas d’entité sans identité.

Le sujet clivé fait défaut à cette assertion. Le mythe de sa rencontre avec le signifiant le

dit assez bien : tout ce qu’on peut concevoir de lui tout seul – et il le faut bien aussi, sinon à

laisser la place libre aux pensées les plus relâchées venir occuper ce lieu fragile – tient à

l’illumination de ce qui va faire ensuite tout le brio du signe, sa capacité apparemment naturelle

à désigner son ailleurs, cette altérité qui fut d’abord celle du signifiant, qui trouve à se prolonger

dans celle du signe.

Quel intérêt, dès lors, à vouloir ainsi mettre en valeur cet indicible, cette singularité sans

identité ? Rien d’autre que ceci : elle seule fait lien avec ce qui, dans ces lignes de Radiophonie,

s’appelle « plus-de-jouir ». Un « plus » trompeur, car il s’agit de perte – et c’est ici qu’il convient

de se tourner vers le concept aussi décisif qu’obscur de castration.

72

Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et présentés par Gérard Deledalle, Paris, Le Seuil, 1978, p. 72-73. §1.357 dans le texte anglais des Collected Papers. 73

J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 616.

Page 55: Avatares de la castración

LA CASTRATION EN TANT QU’ACCIDENT INSEPARABLE

LEÇON VI

Le sujet ne se réduit pas à une seule question de sémiotique. Aussi dépendant soit-il du

signe, il s’arme d’autres coordonnées qu’on peut dire corporelle et émotionnelle, tant il est

impensable hors l’affect. Lacan, si injustement condamné par la rumeur culturelle comme un

intellectuel peu soucieux des choses du corps, l’a d’un bout à l’autre de son enseignement

soutenu sans hésitation. On trouve par exemple dans les Écrits des affirmations comme celle-

ci, qui noue sans appel sujet et castration (immédiatement après une critique du « mythe »

freudien de Totem et tabou) :

Ce qui n’est pas un mythe, et que Freud a formulé pourtant aussitôt que l’Œdipe, c’est le complexe de castration. Nous trouvons dans ce complexe le ressort majeur de la subversion même que nous tentons d’articuler avec sa dialectique. Car proprement inconnu jusqu’à Freud qui l’a introduit dans la formation du désir, le complexe de castration ne peut plus être ignoré d’aucune pensée sur le sujet

74.

Pour avoir tenté de suivre de près cette « subversion », il reste décisif d’élaborer le lien

de ce sujet-là avec la castration telle que Lacan en a usée, la reprenant de Freud et la

subvertissant du même pas.

Tout lecteur des séminaires est pris, à l’énoncé du seul mot de castration, d’une sorte de

réminiscence forcée : « Castration, frustration, privation » ! Car dès le séminaire sur La relation

d’objet, Lacan déplie le mot freudien pour en faire un élément d’un triptyque qui lui permet tout à

la fois de repousser une forme d’affadissement du concept freudien de castration dans le mot à

tout faire de frustration, et de mettre en place ses trois dimensions imaginaire, symbolique et

réel. Ainsi retient-on classiquement les distinctions suivantes, dont on aime à faire tableau :

Opération Objet Agent

Frustration (imaginaire) Objet (réel) Symbolique

Castration (symbolique) Objet (imaginaire) Réel

Privation (réelle) Objet (symbolique) Imaginaire

74

J. Lacan, Écrits, op. cit, p. 820.

Page 56: Avatares de la castración

La castration en tant qu’accident inséparable, p. 55

Ça tourne un peu trop rond pour être vraiment convaincant. Je n’ai jamais pu réprimer un

mouvement de doute lorsque, après un départ plus que séduisant, qui différencie fort clairement

frustration et castration, on s’aventure à vouloir donner sens avec la même intensité aux autres

postes mis en scène par cette merveilleuse petite valse conceptuelle. Le 27 février 1957, Lacan

lui-même émettait à propos de la séquence frustration-agression-régression une critique que je

ferais volontiers mienne au regard de sa propre construction :

elle est bien loin d’avoir le caractère séduisant de signification plus ou moins immédiatement compréhensible, il suffit de s’en approcher un instant pour s’apercevoir qu’elle n’est pas en elle-même compréhensible […] Je vous dirais aussi bien dépression, contrition, je pourrais en inventer bien d’autres.

La rime ne suffit donc pas pour certifier l’ordre conceptuel. Pour vérifier ce sentiment, je

propose qu’on prenne le temps de suivre un peu Lacan dans sa construction de ce ternaire

ternarisé (dans un style très peircéen, il faut bien le dire). Lui-même se prend d’ailleurs plus

d’une fois les pieds dans le tapis, et alors que l’objet de la frustration est toujours affirmé

comme réel, on l’entend affirmer le 9 janvier 1957 que « l’objet de la frustration, c’est moins

l’objet que le don ». Or le don, c’est l’élément symbolique par excellence, très souvent

commenté comme tel. Et donc loin de chercher à me lancer dans un quadrille enjoué et

explicatif de ces neufs postes trop bien distribués, je ne retiendrai que quelques-uns des points

qu’il ordonne avec un peu trop de maestria, à commencer par son insistance sur le manque

d’objet en tant qu’il y a là quelque chose d’inaugural chez Freud.

Lacan fait d’emblée remarquer à cet effet que, sur le sol freudien, il n’est en effet jamais

tant question de l’objet que du manque d’objet. Après notre long commentaire sur le « pas de

fumée », on peut voir à quel point il tient cette corde dès ses premiers séminaires. Ce même

28 novembre 1956, il affirme ainsi :

Jamais dans notre exercice concret de la théorie analytique nous ne pouvons nous passer d’une notion du manque de l’objet comme centrale, non pas comme d’un négatif, mais comme du ressort même de la relation du sujet au monde. L’analyse commence dès son départ par la notion qu’on peut dire si paradoxale qu’on peut dire qu’elle n’est pas encore complètement élaborée, de castration.

C’est à partir de ce constat et de cette exigence que Lacan invoque immédiatement

après ces quelques lignes la notion de frustration, dont il prétend qu’elle recouvre toujours plus

celle de castration, pour invoquer in fine, sur un tout autre ton75

, celle de privation.

La valse commence avec ce terme : la privation est à concevoir comme « un manque

réel », « un trou ». Première notation d’autant plus énigmatique qu’elle suit la phrase suivante :

« Comment un être présenté comme une totalité peut-il se sentir privé de quelque chose que

par définition il n’a pas ? ». Le manque phallique, en tant que caractéristique de la femme, est-il

75

« Il y a encore un tiers terme dont on commence à parler, ou plus exactement dont nous verrons comment nécessairement la notion a été introduite, et dans quelle voie et par quelle exigence c’est la notion de privation. » Le fait que la privation fasse pièce rapportée se lit aussi numériquement : alors que

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La castration en tant qu’accident inséparable, p. 56

donc réel ou pas ? Pas facile de répondre. Ça ne commence donc pas bien avec cette notion

de privation réelle d’un objet symbolique par un agent imaginaire.

La notion de frustration, elle, est d’emblée beaucoup plus claire : « C’est une lésion, un

dommage […] un dam imaginaire […] par essence du domaine de la revendication, le domaine

de quelque chose qui est désiré et qui n’est pas tenu […] domaine des exigences effrénées ».

L’objet qui ne vient pas à l’appel de la demande peut facilement être conçu comme un objet réel

puisque, selon le schéma freudien présent dès l’Esquisse, il doit aussi satisfaire les Not des

Lebens, les « nécessités de la vie », et donc réduire les tensions nées du besoin. Que l’agent

de cette opération soit symbolique n’est pas d’emblée évident, mais devient vraisemblable si

l’on garde en tête ce puissant schéma ordonnateur fabriqué par Lacan selon lequel celui ou

celle qui peut apporter la satisfaction peut aussi la refuser : cette toute puissance peut être

conçue comme étant à l’origine de cet objet symbolique par excellence qu’est le don. La

frustration à elle seule fait ainsi partage entre une demande de satisfaction qui porte sur un

objet réel, et une demande d’amour qui porte, elle, sur un objet hautement symbolique. Si donc

il peut y avoir quelque trouble pour savoir si l’objet de la frustration est bien uniquement réel, ou

s’il ne serait pas aussi quelque peu symbolique, le fait que son agent soit considéré comme

symbolique peut cadrer avec cette notion de toute puissance qui, en la circonstance, n’a rien

d’imaginaire puisqu’elle renvoie à la capacité de produire un élément symbolique : le don.

La castration, pour sa part, dès cette première énumération, et avant même de trouver

ses déterminations en SIR, s’accompagne d’un très curieuse expression qui oblige à citer assez

longuement car le français dans lequel elle s’exprime se présente de façon trop chaotique pour

être redressé sans danger :

La castration a été introduite par Freud sans doute par quelque chose qui représente en fin de compte, si nous y pensons maintenant, le sens de ce qui a été d’abord énoncé par Freud, ceci a été fait par une espèce de saut mortel dans l’expérience, qu’il ait mis quelque chose d’aussi paradoxal que la castration au centre de la crise décisive, de la crise formatrice, de la crise majeure qu’est l’Œdipe, c’est quelque chose dont nous ne pouvons que nous émerveiller après-coup, car c’est certainement merveilleux que nous ne songions qu’à ne pas en parler, la castration est quelque chose qui ne peut se classer que dans la catégorie de la dette symbolique, la distance qu’il y a entre la dette symbolique, dam imaginaire et trou, absence réelle, est quelque chose qui nous permet de situer ces trois éléments

76.

Qu’en est-il de ce « saut mortel dans l’expérience » qui vient trouer ce passage ? Je ne

suis pas pour l’instant en mesure de répondre, mais j’en prends note car il résonne comme une

note étrange dans ce qui constitue l’entrée en matière du terme dans l’énoncé du triptyque.

Restent les écarts proposés entre les trois termes, qu’il vaut la peine de prendre en

considération sans se précipiter à les doter d’objets et d’agents qualifiés en SIR. Il faut

cependant attendre le 13 mars 1957 pour que Lacan s’attaque directement au terme de

frustration et castration sont mentionnées l’une et l’autre 148 et 140 fois dans le séminaire La relation d’objet, privation n’y apparaît que 66 fois. 76

J. Lacan, La relation d’objet, séance du 28 novembre 1956, p. 27.

Page 58: Avatares de la castración

La castration en tant qu’accident inséparable, p. 57

castration, non sans prendre un détour que lui fournit Jones, non sans déployer son ambiguïté

habituelle vis-à-vis du Gallois : d’une part il a courageusement fait face à la difficulté

représentée par ce complexe de castration en tant que pièce maîtresse de l’Œdipe freudien – il

n’est donc pas question de la laisser de côté – mais il l’a réduit à la notion d’aphanisis entendue

comme « crainte pour le sujet de voir s’éteindre en lui le désir ». Cette disposition, si fréquence

et parfois si massive dans la névrose obsessionnelle, ne lui paraît pas capable de rendre

compte de la violence symbolique apportée par le concept freudien de castration. Il l’écarte, non

sans une subtile remarque : « C’est une angoisse singulièrement réfléchie. » On a pu voir déjà

à quel point la réflexivité n’est pas ce sur quoi Lacan entend baser son sujet. Et donc cette

notation, pour latérale qu’elle semble être, peut aussi passer pour décisive.

En quoi la privation lui permet-elle cependant de contrer Jones ? En en faisant le

« quelque chose par rapport à quoi doit se repérer la notion de castration ». C’est pour autant

qu’il y aura privation qu’il pourra s’ensuivre ce qu’on appellera castration. « La castration, dit-il

encore au même moment, si elle est ce quelque chose que nous cherchons, prend comme

base cette appréhension dans le réel de l’absence de pénis chez la femme. »

Phrase en elle-même pratiquement incompréhensible puisque le réel, dans la moindre de

ses acceptions lacaniennes, n’est rien qui puisse manquer de quoi que ce soit. Dans le cours de

la même séance du 13 mars 1957 (p. 8), Lacan le rappelle une nouvelle fois :

Dans le réel, rien n’est privé de rien, tout ce qui est réel se suffit à lui-même, parce que dans le réel par définition tout est plein. Si nous introduisons dans le réel la notion de privation, c’est pour autant que nous symbolisons déjà assez le réel.

Ah bon ? La longue et pénétrante analyse du texte du petit Hans qui occupe toute la fin

du séminaire va servir à convaincre le lecteur/auditeur que la privation de pénis maternel ne

pourra émerger comme privation qu’à partir de ce que je propose de concevoir clairement (ce

n’est pas dit comme tel dans le texte) comme une universelle affirmative : tous les êtres vivants

ont un pénis. Je dis bien « pénis » et non point phallus, car le concept de phallus exige d’autres

préalables pour être pris dans les pincettes d’une universelle puisque, au contraire du premier, il

n’est nul trait positif simple.

Une proposition universelle est construite à travers une forme de raisonnement qui

n’attend pas les études supérieures puisqu’elle participe du même mouvement d’anticipation qui

aura permis de reconnaître l’image spéculaire comme une à un stade où l’homogénéité de

l’appareil perceptif et locomoteur est loin d’être achevée. L’induction, véritable instrument de

cette universelle, participe de ce mouvement d’anticipation qui, ayant observé la présence ou

l’absence d’un élément x dans un nombre fini de cas, se détourne de l’enquête casuelle pour

affirmer la présence de l’élément x pour les cas non encore advenus qui appartiendraient

nonobstant à la même classe de sujets.

Hume s’est employé à montrer la faiblesse logique de cette façon de procéder, qui

repose sur l’habitude et non sur la sûreté des déductions symboliques. Les plus récentes

Page 59: Avatares de la castración

La castration en tant qu’accident inséparable, p. 58

découvertes du fonctionnement biochimique des neurones montrent également que dans leur

conduite d’apprentissage, les neurones eux-mêmes pratiquent l’induction, et généralisent

rapidement à partir d’une répétition régulière des influx. Enfin, la psychologie de l’enfant a

montré très tôt que le développement de l’intelligence prenait un appui constant sur cette forme

de raisonnement. Dans ses recherches épistémologiques, Karl Popper a même cherché à

renverser le mouvement en considérant qu’« au lieu d'expliquer notre propension à présumer

l'existence de régularité comme un effet de la répétition, j'ai imaginé d'expliquer ce qui est

répétition à nos yeux comme le résultat de notre tendance à supposer et à rechercher de la

régularité77

».

Quoiqu’il en soit de ces différentes manières d’envisager l’induction, elle seule semble

être de nature à forer dans cette plénitude affirmée du réel lacanien le « trou réel » sur lequel la

castration en tant qu’opération symbolique pourrait s’appuyer. Il n’y a d’ailleurs pas que le petit

Hans pour pratiquer ce type d’induction massive : le 27 février 1957, Lacan commente

humoristiquement un article de Abraham, qu’on peut lire sous le titre Manifestations du

complexe de castration chez la femme :

Un jour, alors que ses parents prennent le café, une petite fille de deux ans se dirige vers une boîte à cigares posée sur un petite table basse : elle l’ouvre, prend un cigare et l’apporte à son père ; elle retourne à la boîte et en apporte un à sa mère aussi. Puis elle en prend un troisième et l’applique sur son abdomen. Sa mère remet les trois cigares dans la boite. L’enfant attend un instant, puis répète le même jeu

78.

On pourrait ici multiplier les exemples de cette induction chez l’enfant mâle ou femelle

dans ses étapes préœdipiennes vers l’acquisition du langage – et donc dans sa détermination

symbolique comme sujet d’un sexe, de la parole –, mais tout autant au titre de prolétaire en

herbe sur le point de lâcher la jouissance du babil pour l’échange généralisé des signes. Dans

sa route vers le quelqu’un, cet être qui entre avec sa parole toute babillarde dans le langage et

ses structures, butte sur une figure logique qui va finir par lui coller la chair de poule, ce que

Lacan nommait crûment le 8 mai 1963 « cette part de notre chair qui nécessairement reste, si je

puis dire, prise dans la machine formelle ». Ce bonheur d’expression le lançait alors dans une

tirade assez véhémente :

C’est ce morceau en tant que c’est lui qui circule dans le formalisme logique, […] c’est cette part de nous-mêmes prise dans la machine, à jamais irrécupérable, cet objet comme perdu, aux différents niveaux de l’expérience corporelle où se produit sa coupure, c’est lui qui est le support, le substrat authentique de toute fonction comme telle de la cause.

Pour conclure ou presque sur ceci :

[…] cette hantise de ce que j'appellerai la tripe causale, comment l'expliquer si ce n'est que la cause est déjà logée dans la tripe, si je puis dire, figurée dans le manque [...], et dans toutes les discussions mythiques sur les

77

Karl Popper, Conjectures et réfutations, Paris, Payot, p. 78. 78

Karl Abraham, « Manifestations du complexe de castration chez la femme », Œuvre complètes II, Paris, Payot, 1966, p. 103.

Page 60: Avatares de la castración

La castration en tant qu’accident inséparable, p. 59

fonctions de la causalité (comme par exemple chez Maine de Biran), c'est toujours à une expérience corporelle que nous nous référons.

La « tripe causale », cette part corporelle prise dans la machine formelle, voilà vraiment

ce que Lacan amène de neuf dans la prise en compte de la castration, qui se décale d’un dire

prescripteur (« si tu continues comme ça, on va te la couper ») vers un drame logique lié à

l’inscription du sujet dans le langage. Bien sûr, toutes ces expressions tendent à cerner l’objet

(a), objet partiel, cause du désir, etc., mais ce qui est en prise directe avec cet objet si spécial

quant à sa nature d’objet, c’est le sujet clivé qui est actuellement notre affaire, et qui résulte de

cette opération qui commence à porter le nom de castration.

Si Freud met le manque de pénis féminin au centre du complexe de castration, Lacan

tient pour sa part à déplier les contraintes logiques capables de faire de cette rencontre un

événement aussi déchirant. Qu’est-ce que ça a donc de si terrible pour qu’on croit aussi

facilement qu’il s’agit là d’un trauma pour la vie ? Pourquoi sommes-nous si enclins à gober tout

crû l’historiole freudienne du petit garçon sentant ses génitoires en péril au point d’apprendre

alors une expression qui dit bien l’intensité du conflit narcissique à cet endroit : « Tout, mais pas

ça ! » ?

La force de la menace ne paraît en rien décisive, même dans le récit freudien. Et même à

avoir ça sous les yeux, le petit garçon de l’historiole castrative à la Freud n’y croît guère, se

maintient fort dubitatif. La plus forte des évidences, celle liée au regard, ne suffit pas, et ce qui

finit par lui foutre une jour une pétoche noire touche à une conviction intime qui prend naissance

sur le terrain de la pensée, à partir de l’induction et de l’universelle qui se bricole à cet endroit,

soudain au centre du drame subjectif. Là où entendre et voir se heurtaient à l’incrédulité, le

raisonnement va devenir imparable et entraîner son agent dans un accident digne des

« emplois enroulés » rencontrés avec Damourette et Pichon.

Tous les êtres vivants ont un pénis peut d’abord passer pour un constant sage, de même

que Tous les hommes ont deux jambes, deux bras et deux yeux, etc. Bien sûr, on peut

rencontrer des contre exemples, et d’autant plus qu’on allonge la liste des propriétés

définitionnelles de l’humain. Mais si je rencontre un cul-de-jatte, rien ne m’interdit d’en faire une

exception : qu’il s’agisse d’un accident génétique ou d’un drame de la circulation urbaine,

l’horreur qui en résulte ne touche pas à l’essence de l’homme. La frayeur que peut à l’occasion

entraîner ce genre de rencontre est donc puissamment relayée par l’idée de hasard et de

chance : je pourrais moi aussi être frappé de la sorte et perdre… la prunelle de mes yeux. Sauf

que c’est encore affaire de statistiques, ou de chance et de malchance pour celles et ceux que

n’intéressent pas les calculs de probabilités. Ça ne prouve rien quant à mon destin singulier.

Que Dieu m’en préserve ! Mais s’ouvre alors l’autre question, bien plus angoissante : de quoi

donc Dieu lui-même pourrait-il ne pas me préserver ? C’est là, et seulement là, que ça

commence à chauffer.

Tout va donc se jouer, subjectivement parlant, au niveau de l’exception, une fois posée la

règle qui vaut pour tous, et que l’expérience m’apporte une infirmation locale : soit je réserve

Page 61: Avatares de la castración

La castration en tant qu’accident inséparable, p. 60

cette place à d’autres, en priant plus ou moins anxieusement les Dieux qu’elle ne m’advienne

pas, soit je sais y être voué, au moins à terme. De toutes façons, une dialectique nouvelle s’est

dès lors enclenchée à partir de l’idée de perte réelle qui peut donner corps à cette notion de

privation réelle (d’un objet symbolique) sur laquelle Lacan fait reposer la possibilité même de la

castration. Encore faut-il qu’elle paraisse inéluctable pour que je cesse de faire le fanfaron à son

endroit, et que le réel se troue là où je l’attendais le moins.

Pour cela il y faut, non pas le symbolique dans son entier dont on voit mal comment il

adviendrait d’un seul coup d’un seul, mais un certain type d’accident au niveau de l’universelle

que nous n’avons pas encore suffisamment détaillé. Si tous possèdent la propriété x, et que je

me reconnais, suis reconnu comme faisant par ailleurs partie de ce tous au titre qu’on voudra,

alors j’ai la propriété x. Le tous vaut nécessité pour chacun. En ce sens trivial, l’universelle

présente à l’évidence une protection forte, capable de cimenter des communautés face à ce

que chacun pressent de la terrible polymorphie humaine, de l’infernale capacité humaine à

générer n’importe quoi et son contraire. Mais s’il se faisait que je perdisse – peu importe

comment et pourquoi pour l’instant ! – cette précieuse propriété x, est-ce que oui ou non je

serais viré de l’ensemble de ces tous ? Pour deviner les attendus d’une telle question, on

gagnera à prendre connaissance de ce que furent les débats occamistes autour de la notion

d’accident séparable et d’accident inséparable.

Depuis Porphyre, l’accident est défini comme « ce qui se produit et disparaît sans

entraîner la destruction de son sujet ». Du coup, il est devenu classique de distinguer entre

l’accident séparable – par exemple dormir pour l’homme – et l’accident inséparable : être noir

pour un corbeau ou un éthiopien. Mais les deux accidents sont bien des accidents, en dépit de

leur différence, puisque Porphyre dit pouvoir « concevoir un corbeau blanc et un éthiopien qui

perde sa couleur sans que le sujet lui-même soit détruit ». Donc même l’accident inséparable

peut être séparé de son sujet sans que ce sujet ne disparaisse. Il y a des accidents qui frappent

les accidents eux-mêmes, pas seulement des accidents qui frappent des sujets. Jusque là, tout

baigne (mais dans le monde aristotélicien, où l’homonymie fait rage !)

Chez Occam, où les termes connotatifs – « blanc » par excellence puisque tout le monde

reprend à satiété l’exemple aristotélicien — sont censés amener une certain paix ontologique,

l’accident inséparable pose un problème épineux. S’il est vrai qu’un terme comme corbeau

connote automatiquement un accident inséparable particulier : la noirceur individuelle, me

permettant de désigne ce corbeau-ci, je ne pourrai plus avoir dans le même genre le cheval

pour autant que celui-ci connoterait la blancheur. En traitant le terme connotatif sur le double

registre de la qualité seconde, attribué dénominativement aux choses individuelles, et en

l’appliquant en tant que qualité première au choses individuelles au point de pouvoir se

substituer à elles (« ce corbeau » = « ce noir », et réciproquement), Occam fait de l’accident

inséparable une impasse dont il a à ce point conscience qu’il élabore une stratégie pour y faire

face, qui le conduit plus fortement encore à sa si singulière ontologie du singulier. Je ne tiens

pas ici à me perdre dans les passionnants méandres de cette construction, mais à monter en

épingle l’« astuce » qu’il fait sienne. Il commence par considérer, comme tout le monde que

Page 62: Avatares de la castración

La castration en tant qu’accident inséparable, p. 61

L’accident inséparable est celui qui ne peut être supprimé naturellement sans que le sujet soit détruit, encore qu’il puisse l’être par la puissance divine

79.

Mais dans ce cas, puissance divine mise à part, comment concevoir la différence entre le

propre et l’accident inséparable ? Réponse d’Occam :

L’accident inséparable diffère du propre. Bien qu’il ne puisse pas être naturellement supprimé du sujet dont il est dit l’accident inséparable, il peut cependant être supprimé d’un autre sujet sans que celui-ci soit détruit. Ainsi, bien que la noirceur du corbeau ne puisse être naturellement supprimée du corbeau sans que celui-ci soit détruit, la noirceur peut naturellement être supprimée de Socrate sans que ce dernier soit détruit. Mais le propre ne peut être supprimé de quoi que ce soit sans que la chose soit détruite, de sorte qu’il n’est pas plus séparable d’une chose que d’une autre, sans qu’elle soit détruite

80.

Comment ne pas admirer ce soudain recours à l’« autre sujet », celui qui peut se voir

retrancher l’accident inséparable sans se perdre dans la même opération de retranchement ? Il

semble au premier abord qu’il y ait là une astuce plutôt malhonnête. Or ce n’est pas l’opinion

des lecteurs actuels d’Occam, A. de Libera ou Claude Panaccio, qui argumentent ainsi : la

noirceur de ce corbeau et la noirceur de Socrate ne sont pas équivalentes du point de vue du

corbeau. L’« autre sujet », ici Socrate, possède bien la noirceur au titre d’accident inséparable,

mais il est permis de concevoir que Socrate perdure si on lui retire cet accident-là puisque,

même inséparable, sa noirceur reste un accident qui n’emporte pas son propre [qui est d’être

blanc]. L’astuce revient donc à faire flotter le marqueur qui entraîne la suppression du sujet :

chez Aristote, la frontière passe entre accident séparable et accident inséparable – le sujet

disparaît si disparaît l’un de ses accidents inséparables ; chez Occam, la frontière a glissé entre

accident inséparable et propre : si chez tel sujet faire disparaître l’inséparable revient à faire

disparaître le sujet, chez un « autre sujet » cette opération n’a pas la même portée et le sujet

perdurera alors même qu’il aura perdu son accident inséparable. Inséparable et propre ne sont

plus unis avec la même force chez tous les sujets.

Quoiqu’il en soit des réseaux discursifs complexes au cours desquels se trame chez

Occam cette riche idée d’un accident inséparable, différent du propre, mais qui cependant doit

pouvoir être séparé « chez un autre sujet », il y a là l’amorce du cadre logique dans lequel se

débat l’enfant quand, face aux exigences du système symbolique auquel il s’initie à son plus

grand profit, il fomente ses premières phobies.

Il s’agit en effet de savoir quelque chose qu’il n’est permis ni de voir ni d’entendre : est-ce

que, oui ou non, la perte d’un trait entraîne la suppression du sujet qui portait ce trait ? Il est

impossible de concevoir la violence émotionnelle attachée au mot même de castration si l’on n’y

pressent qu’il y est question, non du plus précieux, ni même de la vie, mais de la possible

suppression du sujet, terme dont usent à cet endroit les philosophes mais auquel nous aurions

tort de répugner puisqu’il revient à ce terme de « supposer », c’est-à-dire de dénoter je ne sais

79

Guillaume d’Occam, Somme de logique, Ier

partie, trad. J. Biard, Mauvezin, T.E.R., 1988, p. 87

Page 63: Avatares de la castración

La castration en tant qu’accident inséparable, p. 62

quoi capable de supporter des accidents séparables et inséparables, donc de permettre le

mouvement de la pensée et de la langue sans laquelle il n’y aurait point de pensée.

Sans le savoir, l’enfant que Lacan nomme à ce moment l’« inquiet enquêteur en mal de

gloriole » rode dans les parages des suppositions occamiennes et se trouve surpris, au décours

de ses calculs et de ses activités de classements, par l’éventualité de sa suppression en tant

que sujet. Il ne s’agit pas tant de mourir, ou de perdre l’amour d’un être cher, ou de dire

possiblement adieu à sa quéquette chérie, ou d’être mangé par le grand méchant loup, ou

d’être transformé en manchot d’un seul coup d’épée de Dark Vador : toutes ces figures dont

s’alimente jusqu’à plus soif l’imaginaire enfantin bordent de leur émotion une seule et même

question – celle de la disparition du sujet dans le cours et du fait même de son activité de sujet.

Le sujet disparaissant non plus sous un coup venu de l’extérieur pour le frapper et l’anéantir,

mais à un point précis de son fonctionnement régulier de sujet. Non pas tant quelque chose de

nécessaire et par là même d’inéluctable, mais quelque chose empreint d’une contingence dont

la perspective ne cesse de donner sa raison à la poursuite du jeu, sans qu’on sache bien s’il

s’agit de toujours l’éviter, de la narguer sans fin, ou délicieusement lui succomber dans l’horreur

de la fin des temps. Jouer à l’apocalypse. Tous les autres jeux pâlissent au regard de celui-là.

Il peut paraître audacieux de faire d’un simple apprenti bredouillant des rudiments de la

langue un puissant métaphysicien prêt à s’aventurer sur les bordures de l’être. Mais la machine

formelle se laisse appréhender avec autant de violence dans son maniement aveugle que dans

ses explorations savantes, pour autant du moins que grammaire et logique, dans leurs

différences respectives, se prêtent main forte pour laisser deviner à leur agent permanent que

la possibilité de sa disparition, loin d’être en tout point un accident qui pourrait ne pas advenir,

est quelque chose de tellement inséparable de son fonctionnement de sujet que ça pourrait bien

faire partie du propre, de ce qui le caractérise au plus haut point. Comment enfin savoir si cette

castration relève de ce qu’il y a de propre chez un sujet, et y advient au titre d’une nécessité

sans faille ; ou si au contraire elle ne relève que d’un accident inséparable dont la perte

n’entraîne pas à tout coup la suppression des sujets qui en sont porteurs ? Les sœurs Papin

elles-mêmes devaient en savoir obscurément quelque chose puisqu’une fois terminé le double

crime qui devaient sceller leur existence à venir, elles se dirent à juste titre : « C’est du

propre !81

».

80

Ibid. 81

La solution du passage à l’acte, Le double crime des Sœurs Papin, Paris, Érès, 1984, p. 68.

Page 64: Avatares de la castración

LA SUPPRESSION DU SUJET

LEÇON VII

Comment concevoir avec quelque clarté les tenailles logiques de la castration ?

Comment un certain type d’universelle peut-il en venir à se retourner sur le sujet qui le profère

et le soutient pour l’entraîner dans sa chute ? Telles sont maintenant les questions qui nous

attendent, mais avant de s’en saisir, on aura intérêt à mesurer d’abord l’ambiguïté que nous

conférons, sans même y réfléchir, à ce concept freudien de castration.

La chose est relativement simple à énoncer : d’un côté, avec la castration, il faut imaginer

le pire, rien ne semble suffisant pour décrire l’horreur liée à ce terme, mais par ailleurs cette

même castration semble avoir des vertus médicamenteuses, au sens où en passer par là ferait

le plus grand bien. On va même jusqu’à penser, sans trop le dire, qu’un sujet qui ne connaîtrait

rien de tel serait gravement amputé dans son activité de sujet, et presque invalidé. C’est donc

une chose horrible, mais son absence serait plus horrible encore. Quel mystère se cache sous

ce scotch double face ?

Il est indubitablement freudien, et l’on ne pourra comprendre cette ambivalence basique

du concept sans aller revisiter le texte fondamental Der Untergang des Ödipuskomplexes. Le

schéma général en est simple, et bien connu encore de nos jours chez les freudiens de toute

obédience : l’enfant mâle entre d’un même pas dans la phase phallique et dans son complexe

d’Œdipe direct. Les satisfactions qu’il en tire sont telles qu’on voit mal ce qui pourrait l’en

dégager, même si, dans le schéma hyper classique de l’Œdipe, l’enfant doit souffrir du fait que

cette mère semble aussi en aimer un autre. Freud fait donc au départ deux hypothèses sur une

possible sortie de l’Œdipe pour l’enfant mâle : l’une phylogénétique – comme les dents de lait,

dit-il, un jour ça tombe pour laisser place à une organisation plus propice au développement ;

l’autre ontogénétique : de par la jalousie et ses insupportables souffrances, l’enfant finirait par

se détourner de sa mère et de ses investissements phalliques à son endroit. Les deux

explications sont présentées comme un peu légères, et c’est là que la castration vient à son

secours, discursivement parlant :

Nous affirmons alors que l’organisation génitale phallique périt (zugrunde geht) avec [la] menace de castration (kastrationsdrohung)

82.

82

S. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1973, p. 119. Allemand, Studienausgabe V, p. 247. « zugrunde gehen » : se perdre, se ruiner, faire naufrage, périr.

Page 65: Avatares de la castración

La suppression du sujet, p. 64

Sauf que Freud ajoute immédiatement que la menace à elle seule ne produit en général

pas grand effet. Il rappelle alors une série d’expériences faites par l’enfant qui devraient « [le]

préparer à la perte de parties corporelles très prisées83

: retrait d’abord temporaire puis un jour

définitif du sein maternel et séparation quotidienne exigée du contenu de l’intestin ». La menace

jusque là sans effet (Freud dixit) doit soudain développer son effet saisissant et lui faire

abandonner ses investissements œdipiens. Mais qu’est-ce donc qui finit par briser l’incroyance

de l’enfant enferré dans son phallicisme œdipien ? Réponse de Freud : l’observation de l’organe

génital féminin. Or le même Freud avait pu tranquillement soutenir, quelques lignes auparavant,

que lorsque l’enfant mâle est confronté une première fois à cette perception visuelle, il peut fort

bien s’en tirer autrement : considérer qu’il n’a pas bien vu, que ça poussera sûrement, que c’est

là un accident regrettable et sûrement unique, etc. Pourquoi et comment une telle vision, si

facile à mettre en doute vu les intérêts narcissiques en jeu, aurait-elle aussi peu que ce soit

désormais force de loi ? De la simple et brutale conjonction de la menace et du spectacle ?

Mais de quoi est faite cette conjonction ? Il y faut plus qu’une évidence visuelle : toute une

construction mentale doit non seulement suivre ce chambardement qui verrait s’écrouler la

phase phallique, mais doit activement accompagner la perception supposée traumatique pour la

rendre vraie.

Ainsi donc, les bienfaits escomptés de la castration reviendraient à ce soulagement

intestinal et à ce sevrage qui participent tous deux d’une sorte d’évolution naturelle chez tous les

spécimen de l’espèce dont la maturation dépend d’une série de pertes consécutives (à

commencer par le placenta). Mais l’agent efficace de cette séparation sans objet mondain

évident comme dans les termes antérieurs de la série (placenta, sein, excrément, dents de lait)

relèverait maintenant d’une opération dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est d’un ordre

hautement intellectuel puisqu’il s’agit de tenir pour vraie une perception jusque là tenue pour

trompeuse, ou fausse, ou inexistante, sans que rien ne change au niveau de la perception elle-

même. Il s’agit donc d’une véritable « conversion mentale », comme celle qui nous fait voir en

relief le cube que l’on voyait jusque là en creux. Freud lui-même est contraint de s’engager dans

la voie des modalités logiques pour décrire ce passage du possible à l’effectif : l’enfant doit

passer de la « possibilité d’une castration » (der Möglichkeit einer Kastration) au fait de « briser

son incroyance » (den Unglauben endlich brechen) et se convaincre (sich überzeugen) de la

réalité de cette menace afin qu’elle parvienne à faire effet (die Kastrationsdrohung gelangt

nachträglich zur Wirkung). Il ne suffira pas de dire que cet objet est « symbolique » pour se tirer

d’affaire. L’opération reste obscure.

La preuve du côté « un peu court » de l’explication par la seule vision traumatisante qui

viendrait d’un seul coup d’un seul avérer l’hypothèse de la castration éclate bien sûr avec la

gente féminine, et l’on aurait dû s’arrêter de façon plus interrogative sur la phrase suivante, qui

ouvre l’affaire côté petite fille :

83

« den Verlust wertgeschätzter Körperteile ».

Page 66: Avatares de la castración

La suppression du sujet, p. 65

Unser material wird hier – unverständlicherweise – weit dunkler und lückenhafter.

(Ici notre matériel devient – d’une façon incompréhensible – plus obscur et plus lacunaire)

84.

Or Freud use, à la fin de ce même paragraphe, d’un pur et simple paralogisme. Il évoque

d’abord l’expérience réciproque : la petite fille découvre le pénis du garçon, et trouve du coup le

sien « un peu court85

», ce qui la plonge dans la jalousie et ouvre son complexe de masculinité

(Mânnlichkeitskomplex). Ça ne dure pas (dit Freud). A ce moment

l’enfant ne comprend pas que son manque actuel de pénis est un caractère sexuel, mais elle l’explique par l’hypothèse (die Annahme) qu’elle a possédé autrefois un membre tout aussi grand, et qu’elle l’a perdu par castration (durch Kastration verloren hat).

Qu’on ne m’accuse pas ici d’intellectualiser l’affaire : pour élaborer ce genre d’hypothèse

explicative, il faut faire sérieusement fonctionner ses méninges ! La conclusion se dit alors :

Il s’ensuit cette différence essentielle : la fille accepte la castration comme un fait accompli, tandis que le garçon redoute la possibilité de son accomplissement.

Es ergibt sich also der wesentliche Unterschied, daß das Mädchen die Kastration als vollzogene Tatsache akzeptiert, wärhrend sich der Knabe vor der Möglichkeit ihrer Vollziehung fürchtet

86.

Je m’arrêterai là des citations freudiennes, que je n’ai données que pour qu’on ne s’en

tienne pas à cette conclusion rebattue, rabâchée jusqu’à l’écœurement, qui fait dériver la

différence psychique de la différence anatomique en prenant appui sur la vraisemblance

narrative de récits hautement spéculatifs. Freud se veut à cet endroit le Napoléon de la

sexuation, puisqu’il copie à l’empereur sa formule de grand stratège militaire – « La géographie,

c’est le destin » – pour affirmer à son tour : « L’anatomie, c’est le destin ». La fille construirait

ainsi sa certitude sur une hypothèse phallique très sophistiquée qui viendrait à être infirmée par

la vision de la différence anatomique : tous l’ont, bien que moi aujourd’hui je ne l’aie plus, alors

que le garçon, partant de la même hypothèse ensembliste, puis confronté à la même vision de

la même différence anatomique, se convaincrait alors de la possibilité de la castration : tous

l’ont, mais il arrive qu’on le perde — sera-ce mon cas ?

Quel est donc ce « tous » qui semble s’emparer des garçons comme des filles, et que

Freud se dépêche d’enrober de considérations anatomiques et libidinales qui donne

consistance à sa phase phallique ? Avant de se demander comment on sort de cette phase

phallique, ne pourrait-on savoir en quoi elle consiste ? Certes, il semble bien que son objet,

pénis ou clitoris, soit violemment investi et digne d’attentions vu les quantités de plaisir corporel

84

S. Freud, La vie sexuelle, op. cit., p. 121. Allemand, Studienausgabe V, p. 249. 85

Freud met ici l’expression entre guillemets : « zu kurz gekommen ». Serait-ce qu’il le ressent pour sa propre argumentation ? 86

S. Freud, La vie sexuelle, op. cit., p. 121. Allemand, op. cit., p. 250. C’est la même notion (« vollzogene », « vollziehung ») qui permet à Freud d’opposer fille et garçon : le plein accomplissement de la castration, sa mise à exécution,

Page 67: Avatares de la castración

La suppression du sujet, p. 66

qu’il charrie. Mais à s’obnubiler sur cet objet anatomique, on rate le quantificateur qui permet

initialement de le poser dans son universalité, alors que l’accident mental qui mérite de

s’appeler « castration » semble bien porter plus sur ledit opérateur que sur l’objet.

Pourquoi donc, qu’il aie ou pas le pénis en question, faudrait-il que l’être humain, dans

ses balbutiements logiques, dans ses premières mises en classes, construise, comme une

sorte d’hypothèse minimale, un « tous » qui, d’une façon ou d’une autre, va se trouver altéré ?

Je propose de considérer que Freud a découvert avec le concept de castration un type

d’accident inséparable de l’humain, et qu’en somme cette castration va à l’humain comme le

noir au corbeau. Ça n’est pas exactement propre à l’humain, ni le pur déploiement de sa

nature ; c’en est seulement un accident inséparable. Mais quel accident ?

Pour le savoir, il convient, dans un premier temps, de gambader un peu autour de

quelques formulations possibles, en sachant qu’on ne peut guère aller d’un seul trait au cœur

d’un problème aussi complexe, non parce qu’il serait de lui-même trop ardu, mais parce qu’il

implique qui prétend le traiter d’une façon qui lui fait perdre la tête : le sujet qui calcule se voit

soudain disparaître, en toute rigueur, dans le cours de ses propres opérations.

Si je n’appartiens pas à une classe d’individus, c’est que j’appartiens à une autre, et à

tout le moins, si je suis un peu logicien, au complémentaire de cette classe, quoiqu’il y ait là déjà

une première difficulté : admettons qu’existent tous les x qui se reconnaissent de posséder

chacun le trait a, est-ce que je peux en conclure qu’existent également tous les non-x ? Oui,

bien sûr, mais seulement si je me suis au préalable donné ce qu’il est convenu d’appeler un

« univers du discours » dans lequel je place, par décret, tout ce qui existe et peut être affirmé

exister, indépendamment des traits possédés ou pas par ces « existants », les licornes comme

les quarks, la tour Eiffel comme le trou dans la couche d’ozone. Alors oui, ce qui ne fait pas

partie des x, fait nécessairement partie des non-x, tout en appartenant éventuellement aux y et

aux z qui ne sont pas inclus dans les x, mais sont des ensembles en bonne et due forme.

Si par contre je n’ai pas pris cette précaution préalable relativement à un univers du

discours, « non-x » n’est en soit rien qui prête d’emblée à l’existence. « y », « z », ça oui,

puisqu’ils existent comme ensemble au titre de posséder en chacun de leur élément un trait

donné, mais « non-x », non. Je ne pourrais considérer des classes d’individus que si je suis à

même de dire le trait qui les collectivise (cette considération va de soi en logique classique

aristotélicienne). L’absence de trait ne collectivise qu’au prix d’un univers du discours. Je bute

donc à nouveau sur la question : de quoi est fait ce « tous » qui sert d’introducteur à la phase

phallique ? Quel trait permet de le poser ?

Herbert Graf, alias petit Hans, l’a annoncé d’entrée de jeu : ce ne sont pas seulement les

filles et les garçons qui le possèdent, mais tout ce qui vit : les chevaux, les mamans, les petites

filles, les lions. Mais à 3ans et 9 mois, il fait une découverte : il se trouve dans une gare, et

observe une locomotive en train de lâcher une partie de son eau. Il en conclut, très

Page 68: Avatares de la castración

La suppression du sujet, p. 67

raisonnablement : « Regarde, la locomotive fait pipi. Où est donc son fait-pipi ? » Et après un

moment, poursuit le père dans son récit87

, le petit Hans lâche :

Un chien et un cheval ont un fait-pipi ; une table et une chaise n’en ont pas88

.

On assiste là aux grands partages de l’être où chacun s’est essayé dans la nuit de sa

mémoire. Hans ne s’est pas d’abord donné les filles et les garçons pour savoir qui l’avait et qui

ne l’avait pas : il a posé que tout ce qui vit l’a89

. Je propose qu’on le suive sur cette splendide

hypothèse de départ.

En restant collé à la différence sexuelle, en la posant au début et à la fin, on se voue à ne

rien comprendre à l’opération dite « castration », et l’on se voue à la maintenir comme

l’explication imaginée sur le dos des enfants qu’on suppose en train de se donner raison de la

différence anatomique entre les sexes, différence par la suite corroborée par les différences

psychologiques et comportementales, pour ne rien dire encore de la biologie fine (XX/XY). Du

fait de ce primat du narratif, cette castration reste un mythe dont on ne comprend pas la portée

structurante, et qui ne se soutient dès lors que de sa répétition à outrance dans les officines

psychanalytiques (ailleurs, on l’abhorre, pour d’aussi mauvaises raisons). Mieux vaut à l’inverse

suivre Hans dans sa suggestion selon laquelle tout ce qui vit l’a, ce Wiwimacher, parce qu’une

autre vérité viendra répondre un jour à cette assertion universalisante – pas forcément au

moment de la crise œdipienne, un peu plus tard le plus souvent –, qui énoncera crûment : tout

ce qui vit meurt. L’avoir fait mourir : voilà le régime complet du « tous » phallique à la Hans.

Ce « tous » subit ici un accident qui ne se résout pas sur le champ dans une bipartition

simple entre ceux qui oui et ceux qui non. Bien sûr, toutes celles et ceux qui ne sont pas

vivants… sont morts. OK. Pas de problème. Vu de loin, les lois permanentes de la bipartition

semblent tenir le coup. Mais moi qui fait face à cette vérité, qui la pense en vivant que je suis, je

dois du même pas me réserver ce futur là ? Qu’est-ce que c’est qu’une vérité qui ne tient pas le

coup ? En quoi la possession du trait phallique – qui me fait appartenir à l’ensemble qui

regroupe tous les éléments qui portent cette marque, qui donc fait de moi un vivant parmi les

vivants –, doit m’amener en toute rigueur à ne plus le posséder ?

Pour dépassionner momentanément le problème, imaginez que je me propose de ranger

les livres de ma bibliothèque, mais qu’au moment où je m’empare de tel ou tel ce dernier se

transforme soudain, et de façon apparemment durable, en cuillère à café, ou en abricot séché,

ou n’importe quoi d’autre. Adieu le rangement ! Je ne peux classer que des êtres qui perdurent

dans leur être ! Or moi, moi qui cherche à mettre de l’ordre dans le monde qui m’entoure,

comment pourrais-je faire face à cette échéance qui va m’exclure de cet ordre que je suis en

train de construire ? Scandale logique : comment une qualité prédicative « x » peut-elle devenir

la qualité prédicative « non-x » chez le même sujet ? Ça ne se peut pas ! Dans une telle

87

Un récit évidemment très complaisant, mais il y a tout de même lieu de le croire. 88

S. Freud, Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 1971, p. 96. Allemand, Studienausgabe VIII, p. 16.

Page 69: Avatares de la castración

La suppression du sujet, p. 68

perspective, il n’est plus possible de classer quoi que ce soit, qui que ce soit, et n’est-ce point

« tout » qui alors s’effondre si le sujet compteur doit considérer qu’il va passer à la trappe au

titre de ce qui le rend apte à compter ?

La castration ne peut être conçue comme un accident si terrible que parce qu’elle

provoque la chute du sujet à un moment précis de sa quête de l’objet, dans le cours même du

procès représentatif. Les expressions qui témoignent de ces moments cruciaux le disent sans

détours : « Plutôt crever ! ». « Jamais de la vie ! ». « Si c’est ça, je me tire ! », sans parler

encore de l’évitement silencieux phobique. La perte qui se profile est telle que le sujet se met

lui-même dans la mise : il se joue comme le dernier jeton en sa possession. C’est plus banal

qu’on ne croit. Au poker, on appelle ça « jouer son tapis » : si l’on perd, il faudra quitter la table

et tirer un trait sur sa présence de joueur. Et une fois mise en place cette échéance de la

disparition du sujet, elle devient ipso facto l’enjeu de la partie : la présence ou non du sujet en

tant que tel dans le cours du procès qu’il a déclanché. Pour en donner une idée circonstanciée,

j’userai une nouvelle fois d’un récit dont j’ai fait état il y a déjà longtemps90

, et aussi dans un

article plus récent91

. Il s’agit de confidences faites par le philosophe allemand Friedrich Heinrich

Jacobi (1743-1819) à son ami Moses Mendelssohn (1729-1786) sur des événements survenus

dans sa petite enfance. Le 4 novembre 1783, il lui écrit92

:

J'étais encore habillé à la polonaise et déjà je commençais à me préoccuper des choses d'un autre monde. J'avais huit ou neuf ans quand ma profondeur enfantine (Tiefsinn) me conduisait à des visions singulières (je ne sais comment les appeler autrement que comme ça) qui me hantent encore aujourd'hui [...]

93. Cette chose singulière était une représentation d'une durée

infinie, tout à fait indépendante de tout concept religieux, qui m'arrivait à cet âge-là quand je réfléchissais sur l'éternité a parte ante, avec une telle clarté et m'émouvait avec une telle violence que je sursautais en poussant un grand cri, et tombais dans un espèce d'évanouissement. En reprenant mes sens, un mouvement très naturel m’obligeait à renouveler en moi la même représentation et la conséquence en était un état de désespoir indicible. La pensée de l'anéantissement, toujours effrayante pour moi, le devenait encore plus ; et en même temps, je ne pouvais supporter l'idée d'une durée éternelle. [...] Dès ce moment, malgré le soin que je mettais à l'éviter, cette représentation m'a hanté encore maintes fois. Je crois que je pourrais la convoquer à tout moment et que je pourrais, en la répétant plusieurs fois de suite, me tuer en quelques minutes. Tout en faisant toutes les réserves possibles, il est toutefois extraordinaire qu'une représentation purement spéculative que l'homme produit en soi puisse agir sur lui d'une façon tellement terrible, et qu'il craigne plus que tout autre danger de la réveiller.

89

Après, on verra. Pour commencer le travail de pensée, il faut d’abord être un métaphysicien ; le vingtième siècle, submergée par la technique, a failli l’oublier. 90

G. Le Gaufey, « L’angoisse du temps zéro », in Cahiers Confrontation n° 15, « La logique freudienne », Aubier, Paris, printemps 1986, p. 19-36. 91

G. Le Gaufey, « La solitude phobique », in Les lettres de la SFP n° 14, Regards sur la phobie, 2005, p. 11-22. 92

. Cité dans Marco M. Olivetti, « Les débuts de la philosophie du langage chez Jacobi », in L’analyse du langage théologique : le nom de Dieu, Aubier-Montaigne, Paris, 1969, p. 513, note 25. 93

Ce qui suit ces premières lignes est une clarification apportée plus tard par Jacobi dans ses Spinozabriefe (appendice III)

Page 70: Avatares de la castración

La suppression du sujet, p. 69

Quel est donc ce « mouvement très naturel » qui pousse Jacobi à renouveler en lui cette

représentation capable de l’évanouir94

, et dont il affirme du même pas qu’il mettait beaucoup de

soin à l’éviter ? S’il cherche une représentation de l’éternité « a parte ante », c’est qu’il la veut

« à part de tout », « indépendante » comme il le dit de tout concept religieux, il veut donc être le

sujet d’une représentation de ce qui n’a ni début ni fin, ni cause ni raison, ce donc avec quoi il

n’y a pas d’espoir d’établir un rapport95

– il veut être face à une sorte d’intuition pure d’un objet

sans bord. Dans son intelligence enfantine, il a rencontré ? produit ? la pensée de ce qui ne

peut être pensé. Il a heurté une limite, non du cogito lui-même, mais bien dans l’exercice de ce

cogito ; c’est du moins comme ça qu’il se rappelle de l’événement pour en faire tardivement la

confidence à un ami philosophe.

Je veux bien croire que nous n’avons pas tous les talents de penseur et de conteur de

Jacobi, mais je serais très porté à penser que l’expérience qu’il décrit si bien est aussi

commune chez l’humain que le noir chez les corbeaux, et elle peut se résumer ainsi : le sujet

souffre de porter en lui la capacité de disparaître, en même temps qu’il en jouit comme d’un

pouvoir suprême. Freud a décisivement entamé la question dans l’Au-delà du principe de plaisir

avec le célébrissime « fort/da » de son petit fils. Se faire disparaître d’abord des autres – en se

fermant les yeux, en lui fermant les yeux, en se dérobant diversement à son regard ; puis en

faisant disparaître son image, en jouant avec les miroirs ; puis plus tard en mentant, les yeux

dans les yeux cette fois, en se dissimulant dans son énoncé même. Mais pour qui se pique au

jeu, l’étage du dessus, le vrai jeu, c’est quand même de se rayer de la carte en tant que sujet.

Rien de plus (ce n’est pas la mort), rien de moins (ce n’est pas une négation de plus) :

seulement entrer de son propre pas dans l’évanouissement dont on ne revient pas, sans qu’on

puisse bien savoir si on l’a activement voulu (« un mouvement très naturel m’obligeait à

renouveler en moi cette représentation »), ou si l’on aura été le jouet passif de circonstances

symboliques très singulières. Jacobi a clairement poussé la gageure jusque là, sur cette ligne

de partage des eaux où activité et passivité se neutralisent sans laisser beaucoup de place à la

réflexivité : seulement à cette aphanisis par laquelle le sujet disparaît… de son fait. Ou presque.

Dans tout cela, il ne s’agit pas tant de mourir, ni de faire ici et maintenant des arpèges sur

l’« être-pour-la-mort » ou l’humain prendrait ses marques. Mourir n’est qu’une des figures —

certes pas la moindre – de ce qu’il s’agit de cerner au cœur de l’angoisse de castration : la

suppression du sujet. Comment des tas de gens qu’on peut supposer moins doués que Jacobi

arrivent, grosso modo, au même résultat ? A suer d’angoisse en se laissant envahir par une

« représentation purement spéculative » ? Pourquoi y aurait-il là un accident inséparable ? Sous

ses formes mineures et majeures, la phobie s’impose comme réponse symptomatique à ce

genre de question.

Comme il y a des troubles de la pensée ou de l’émotion, la phobie est un trouble de la

représentation, et quasiment une étape obligée dans l’apprentissage de l’appareil symbolique

94

J’applique ici la voix récessive au verbe régulièrement (et faussement) réflexif « s’évanouir ». La représentation en question « évanouit » Jacobi.

Page 71: Avatares de la castración

La suppression du sujet, p. 70

par lequel l’être humain prend peu à peu possession des capacités que lui offre son activité de

locuteur en vue de satisfaire à ses besoins. Il est un temps dans lequel l’apprentissage fait

correspondre positivement des mots et des choses, des expressions et des sentiments, des

intonations et des affects. Mais on sait aussi que le jeu, dans ses explorations brouillonnes des

possibles ouverts par n’importe quel ensemble de règles, fait partie intégrante des programmes

d’apprentissage : on adore voir nos enfants batifoler à qui mieux mieux comme d’autres petits

mammifères (oursons, chatons, chiots). On se complaît à y voir une innocence paradisiaque (le

XVIIe siècle y voyait un purgatoire), mais sans trop jouer les rabat-joie on peut aussi très

fonctionnellement y déceler une exploration qui, pour éprouver l’entièreté du système, doit se

répéter au hasard, de façon à installer durablement des habitudes que le seul service des

besoins, dans sa monotonie, ne parviendrait pas à mettre durablement en place. Ce qui est vrai

de l’appareil sensoriel et moteur l’est aussi de ce vaste appareillage symbolique qui, via le

langage, introduit l’humain dans la dimension de la représentation. La phobie l’attend dans ses

jeux d’apprentissage.

La correspondance des mots et des choses apparaît vite comme une grossière

approximation, même si elle doit rester tout au long de la vie une pratique aveugle et obstinée

que rien jamais ne vient vraiment détrôner. Mais il n’y a pas que le manque phallique pour

semer l’effroi dans la représentation. On a vu avec Jacobi que la représentation d’une durée

infinie « a parte ante » y suffisait amplement. Et à qui viendrait dire que cela n’est qu’un masque

intellectuel et sophistiquée face à la terreur basique du manque phallique, on ne pourra que

rappeler l’histoire du poète hongrois (comment s’appelait-il ?) qui disait avoir rêvé d’une

armoire, et à qui l’on expliquait qu’il venait en fait de rêver d’un sexe féminin, et qui rétorqua :

« Mais alors, quand je rêve d’un sexe féminin, cela veut dire que je rêve d’une armoire ? ». La

puissance des investissement génitaux n’explique pas le mécanisme de l’angoisse lié à cette

menace sur le sujet. C’est donc au niveau du signe qu’il convient d’abord de comprendre

comment s’est constituée l’impasse qui en appelle à la suppression du sujet.

Dans le fait qu’un signe représente quelque chose pour quelqu’un, base de toute

conception positive et réaliste du signe, il n’y a bien sûr aucune garantie sur l’existence du

« quelque chose ». Le signe, dans sa prodigalité naturelle, représente une chose tout à fait

indépendamment du fait qu’elle existe en ce monde, ou pas. Cela va de soi, mais faut-il encore

le découvrir. Qu’à cela ne tienne ! Il y a même des signes pour désigner précisément l’absence

d’objet : rien, zéro, « pas de », « ya pas ». La négation peut fait tranquillement son travail pour

évacuer la présence effective de l’objet sans ruiner l’économie du signe de et objet. Jusque là,

tout va bien. L’affaire ne se corse que lorsque l’objet visé, promis par le signe, non pas s’affirme

comme absent ou inexistant, mais se dérobe sans qu’il soit permis de dire s’il est là ou pas là.

Ce type d’accident ne saurait être purement linguistique — il est logique, il tient à l’organisation

de la pensée dans son utilisation des signes, au fait que les signes fonctionnent comme des

concepts bien avant qu’on ne songe à faire de la philosophie, ou à se spécialiser en

épistémologie. Les mots fonctionnement comme des concepts pour autant que certains d’entre

95

Se rappeler ici Peirce et sa priméité.

Page 72: Avatares de la castración

La suppression du sujet, p. 71

eux servent à désigner une pluralité d’individus sous un terme commun : « cheval »,

« homme », « arbre », ec.

Et donc le mot qui s’avère difficile à maîtriser, ce n’est pas « rien », ou « manque », c’est

« tous », qui couvre de son opacité logique ce lien de la pluralité à l’unité qu’on appelle

aujourd’hui « un ensemble ». Seul ce mot « tous », en sa logique et sa sémantique complexes,

pose en retour au sujet qui le soutient de son énonciation la question de son appartenance : toi

qui m’affirmes, tu es en moi ou hors de moi ? Quand tu dis « tous », tu t’inclus en moi, ou tu

restes mon maître et moi ton serviteur zélé, respectueux et à distance ? Ou alors, comme dans

cette affaire de vie et de mort, tu t’avances comme m’appartenant, moi qui collectivise les

vivants, puis tu me fausses compagnie sans même m’en aviser ? Lâcheur !

Pour mieux faire entendre l’accident qui peut survenir à ce « tous » sans l’accrocher trop

vite à l’idée d’une exception qui le mettrait en question, imaginons plutôt la situation suivante :

supposons que je tienne en haute estime la maxime grecque « Rien de trop » (meden agan). Je

m’applique donc à rester à l’écart de tous les excès, et j’en suis fier. Jusqu’au jour où mon

voisin, que la débauche rend parfois spirituel, me fait remarquer, comme ça, l’air de rien, sans

même que ce soit un reproche, que je suis en train de devenir excessif dans la modération. Et

me voilà mesurant que je suis en train de trahir ma maxime, de commettre malgré moi peut-être

le pire des excès, celui dans lequel allait s’engouffrer ma vie à mon insu. Et donc à moi

Bacchus et à moi Dionysos, donnez moi du vin et que je m’enivre afin que ma maxime soit

respectée, que cet excès sournois qui s’était emparé de moi se dissipe. Sauf que me voilà aussi

désormais devant un très fâcheux problème : jusque là, je savais fort bien ce que je devais faire

– me tenir à l’écart des excès, moi qui me considère comme quelqu’un qui sait reconnaître un

excès – et maintenant, je ne sais plus quoi faire ! Quand dois-je commettre un excès pour ne

pas être excessif dans ma modération ? Cette règle merveilleuse, dont j’attendais jusque là

qu’elle me dicte en permanence ma conduite, je dois désormais la trahir ici et là pour la

respecter, sans plus de sécurité pour ce qui est de lui être fidèle (car peut-être vais-je très vite

devenir un peu excessif dans l’excès lui-même ?). Malédiction ! Mais comment font les autres ?

Cette difficulté imprévue tient à quelque chose que le bon sens refuse avec obstination,

et qu’on appellera pour faire court la structure mœbienne du langage, que seuls un Lacan ou un

Peirce perçoivent sans peine du fait de leur ternaire, qui oblige chacun à prendre des points de

départs véritablement triadiques, non binaires. Lacan donnait de cette structure (je ne sais plus

très bien où) un exemple parmi d’autres en faisant remarquer qu’il n’y a pas le beau d’un côté et

le laid de l’autre, mais qu’à s’aventurer toujours plus avant dans le beau on finit par butter sur le

laid. Pour contre intuitif que paraisse ce genre d’énoncé, je le tiens pour l’objet même de la

découverte phobique.

Le problème n’est pas seulement que les filles n’en aient pas, et les mamans non plus.

De toute façon, ce n’est pas l’enquête minutieuse et casuelle qui nous révélera la vérité à

l’endroit d’une aussi grande population. Le problème débarque lorsque le « tous » – qui m’a

permis de poser la question du sujet que je suis quand je l’affirme – se fracture de l’intérieur,

Page 73: Avatares de la castración

La suppression du sujet, p. 72

pas seulement devant l’évidence casuelle qu’il m’est toujours permis de mettre en doute dans

sa singularité. Et il fracture alors mon énonciation bien plus gravement que l’objet qu’il

prétendait viser dans son extension.

Ce n’est pas l’exception que j’ai sous les yeux qui troue la consistance de ce « tous »

jusque là si pratique en tant qu’instrument de rangement de cet immense bordel peuplé de

différences tous azimuts qu’on appelle, pour faire vite, « le monde » ; ce qui fait trou, c’est la

non-appartenance du sujet à lui-même. Qualité russellienne s’il en est, qui tient à un défaut

foncier de réflexivité qui ne peut en aucun cas se révéler à lui-même, puisque toute l’affaire tient

au fait que, de « lui-même », ici, y a pas ! Lacan a pu très tôt l’envisager assez clairement : le

seul signe que le sujet peut donner de lui en tant que sujet serait celui de son évanouissement.

Mais c’est encore trop dire, une image trop léchée, même si elle fait écho à la dialectique clé de

l’enfant telle que Lacan l’envisage : faisant cadeau à l’Autre de sa propre disparition, faute

d’avoir plus ou mieux à lui offrir. D’où par la suite il a tiré l’affirmation, d’allure étrange : ce dont

le névrosé refuse de faire don à l’Autre, c’est avant tout de sa propre castration. Mais pour

donner lieu à ce sujet qui joue sa propre disparition comme on joue sa dernière carte, il fallait lui

retirer toute espèce de réflexivité : c’est le passage du sujet menteur au sujet barré qui effectue

ce travail. Le sujet menteur est un sujet masqué, une persona au sens grec du masque de

l’acteur ; seul le sujet barré sent venir sa suppression dans l’ébranlement de son énonciation,

quand le système symbolique qui lui offrait des prises sur le monde s’avère localement

inconsistant. Si le « tous » à la fois aspire et rejette le sujet, se montrant à lui seul l‘instrument

d’un clivage qui fait obstacle à toute identité, à tout repliement réflexif identitaire, alors aucun

être ne peut s’installer à cette place, que nécessite pourtant tout déploiement de la dimension

symbolique. « Sujet » aura été ramené à sa pointe fonctionnelle, à la quasi parfaite viduité du

« je », qui certes peut toujours se mirer dans un « moi », sans pour autant déplier en toute

quiétude la contradiction qui l’anime : appartenir/ne pas appartenir.

Dans ces opérations subtiles, le moi n’est pas en jeu. Ce qui est misé pour soutenir les

échanges langagiers et symboliques quand, dans les jeux mêmes liés à l’apprentissage, on

n’en est plus au donnant-donnant, mais que les enchères ont monté dans le jeu relationnel

jusqu’à la question de l’amour pur, la question de l’amour qui viserait au-delà de ses propres

satisfactions, ce n’est rien d’autre que le sujet tel que nous le poursuivons dans ses avatars : ni

actif, ni passif, ni réflexif, mais comme coupé en deux par le simple emploi de la négation, sans

laquelle rien ne peut se faire ni se dire.

Comme le lézard, fort apprécié des enfants pour lâcher son bout de queue sans

demander son reste quand ça se met à chauffer, l’humain découvre, avec terreur et

ravissement, qu’il a aussi ça dans sa besace : le lâcher prise qui consiste, non pas tant à se

retirer de la vie, qu’à se retirer du jeu subjectif. L’autruche en est la version grotesque et

humoristique, mais les jeux du signifiant et de la lettre ne manquent pas de faire surgir ce qui va

imparablement provoquer ce mixte d’effroi et de fascination qui va prendre le sujet en écharpe

et le livrer à l’angoisse. Certains arrivent mieux que d’autres à s’aider d’un objet dans cette

circonstance, et même parfois s’installent dans des phobies socialement déclarées. Mais je

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La suppression du sujet, p. 73

prétends que tous ceux qui manient plus ou moins bien le système symbolique — donc

l’immense majorité des êtres humains – gardent secrètement par-devers eux connaissance

d’un objet réputé capable de les évanouir, dans ce sens direct et transitif, un sens que je

propose de retenir dans notre belle langue comme éminemment pertinent, n’en déplaise aux

puristes !

Ce qui provoque la ruine locale du tous et ouvre les perspectives de la castration, ce n’est

pas la découverte empirique d’une exception qui, contrairement à l’adage qu’on répète comme

une litanie sans le comprendre, infirmerait la règle. Cette contradiction n’acquière sa portée, non

pas de la chute du « tous » empirique face à la singularité de l’exception, mais au fait premier et

foncier que le sujet finit par être l’exception qui, ni ne confirme ni n’infirme la règle, mais

l’exception en ce que le tous l’englobe et ne l’englobe pas, le compte et ne le compte pas, le

saisit et ne le saisit pas. Cette négation, si utile quand il s’agissait de mettre de l’ordre dans les

signes d’existence, retombe sur le sujet dans tous ses emplois « enroulés » dans lesquels la

castration déploie ses filets.

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« PARCE QUE SA CAUSE EST ABSENTE… »

LEÇON VIII

Dans les approches précédentes du concept de castration, j’ai cherché à suivre certaines

des intuitions de Lacan que je continue de ressentir comme justes, sans cependant reprendre ni

l’essentiel de son vocabulaire à cet endroit, ni même le délinéé de ses argumentations. Dans

ma prétention à œuvrer ici comme lecteur de Lacan, je me dois donc d’éclairer d’abord un peu

ma lanterne méthodologique.

La construction d’un sujet non réflexif qui ne soit pas réifié en troisième personne, mais

parfaitement capable de soutenir le je qui arme les conjugaisons et tout l’arsenal verbal des

langues, et à ce titre au moins se trouve pris dans les formations de l’inconscient, voilà ce que

j’ai souhaité réactualiser à mes frais, selon des thèmes et des soucis dont il m’importe assez

peu qu’on les retrouve ou non dans ce vaste texte qui s’appelle « Lacan ». La pratique de

l’analyse m’amène en effet à considérer que le sujet barré inscrit par Lacan dans un rapport

essentiel au signifiant mérite d’être développé dans sa texture logique autant que dans sa

pertinence sexuelle, pour autant que la prise en compte de cette dimension règle d’une certaine

façon la posture de l’analyste dans sa conduite de la cure, et notamment dans sa possible

conclusion. En ce sens, la castration qui continue de faire notre souci d’aujourd’hui se présente

comme l’un des noms du lieu où se croisent et se recroisent deux données profondément

hétérogènes : l’incomplétude du symbolique, qui donne au sujet qui le met en œuvre sa posture

si singulière, et la mort individuelle en tant que liée au sexe et à laquelle ce même sujet ne peut

faire face, seulement « céder les clefs irrécupérables96

». La première occultée par les religions,

qui toutes sans exception s’arc-boutent pour nier cette incomplétude et coiffer ainsi la

dimension symbolique d’un principe souverain qui l’unifie ; la seconde qui crève les yeux, et

aveugle tous les petits Hans du monde qui, fille ou garçon, doivent choisir un sexe comme on

choisirait un suaire (il en est des plus seyants que d’autres).

Je tiens donc pour finir à délier d’une certaine façon sujet et castration, à refuser cet

amalgame qui ferait de l’un et l’autre une paire bien soudée dont on pourrait dire « pas l’un sans

l’autre ». Ce faisant, je m’inscris délibérément dans la ligne de Freud lorsqu’il soutenait, aussi

bien en 1897 qu’en 1937, que refoulement et sexualité ne sont pas soudés l’un à l’autre, que

l’appui qu’ils se prêtent mutuellement est de circonstance, non de nature. Ce n’était pas nier

pour autant l’importance de la sexualité ; mais c’était rompre avec le monisme qui veut que tout

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« Parce que sa cause est absente… », p. 75

ce qui interagit soit lié en dehors même de l’interaction locale dont le conflit fait état. Est-ce donc

si différent de considérer, avec Guillaume d’Occam par exemple, que les corbeaux sont noirs,

non par nature, mais par accident ? Je tiens la chose pour décisive.

Imaginez en effet que la castration – quoi que ce soit que l’on mette désormais sous ce

terme – ne puisse pas ne pas survenir dans le parcours d’un sujet, que ce soit là quelque chose

qui fait partie de sa nature, qui lui appartient en propre : vous dotez ce faisant ce sujet d’une

capacité à déplier de lui-même cette nature, à faire qu’advienne ce qui le qualifie comme sujet –

à défaut de quoi il tomberait dans la pathologie. Vous le dotez d’une profondeur qui l’installe

dans la réflexivité. Je soutiens au contraire que Lacan a cherché à réduire son sujet à un

trognon tel qu’il devient impossible de lui prêter cette réflexivité minimum que l’on accorde, sans

même y réfléchir, à l’entité subjective. Décréter ce sujet « inconscient » ne suffit pour opérer

cette réduction, et Lacan le sait. Son effort constant pour concevoir ce sujet avec toujours moins

d’épaisseur dans l’être, toujours moins de substance, interdit de prêter à un tel sujet une nature

où la castration interviendrait comme une nécessité intrinsèque, comme le pur dépliement du

plus intime de son intime nature.

Ce sujet en prend une consistance essentiellement négative, raison pour laquelle Lacan

l’accorde à un objet lui aussi profondément marqué du sceau de la négativité au point que, non

seulement il est vide, mais il ne tombe même pas sous le concept (nihil negativum). Cette

qualification du sujet qui n’est rien, avec un objet « qui le vaut bien » développe des

conséquences parfois surprenantes.

Ainsi appauvri, ce sujet n’est en effet plus susceptible d’accomplir je ne sais quel

programme vital ou humain : il résulte de la mise en œuvre de l’appareil symbolique, et en ce

qui le concerne, les choses s’arrêtent là. Le considérer comme sexué ou vivant – donc mortel –

n’a, en ce point, aucune pertinence. Il est ce par quoi il se peut que de la vérité soit produite par

les agencements symboliques dans lesquels il est pris mais cette vérité – comme Lacan

l’affirme à de nombreuses reprises97

– n’est pas sexuée.

Si nous tenons ferme sur cette détermination du sujet le privant de toute nature qui

contiendrait, comme en germe, un certain nombre d’accidents à venir tels que la castration,

alors ce sujet se dérobe à tout programme, éducatif ou curatif, pour seulement soutenir de sa

présence des événements que le moi, dans sa voracité identificatoire, versera ou pas dans son

escarcelle, accumulant ainsi les traits qui dessineront son histoire. Le sujet tel que Lacan le

façonne reste en dehors de tout ça. La seule compagnie que lui réserve son inventeur n’est rien

que l’objet (a), un manque que le fantasme vient habiller de ses rêveries, des ses phrases, de

toute cette tapisserie imaginaire qui donne lieu à ce sujet.

96

Philip Larkin : la mort, « ni regard, ni bruit, ni toucher ni goût ni odeur, rien avec quoi penser, rien à aimer ou à quoi se lier, l’anesthésie dont personne ne revient. » Ce avec quoi IL N’Y A PAS DE RAPPORT. 97

Par exemple le 4 juin 1969, dans D’un Autre à l’autre, Le Seuil, Paris, 2006, p. 346.

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« Parce que sa cause est absente… », p. 76

Restent donc à préciser les liens que ce sujet entretient avec cet objet. C’est aussi

difficile qu’avec les deux corps du Roi, si faciles à distinguer, et si infernaux à articuler. La

formule du fantasme offre à cet endroit le signe du poinçon, que Lacan commente sous la

forme duelle et contradictoire de l’aliénation et de la séparation98

. Aliéné, le sujet est plus que lié

à cet objet : séparé, il ne peut se conjoindre à lui. À nouveau, l’ultime précision au sujet du sujet

s’arme d’une contradiction irréductible ; pas moyen d’en venir à l’un avec lui.

Mais ce mixte du fantasme, cet appareillage de sujet et d’objet lui-même décrit comme

conjonction de deux propriétés (aliénation, séparation) reste encore trop positif. La posture

subjective qu’il commande impérieusement quand le fantasme trouve son expression

grammaticale gagne à être ramenée à sa situation de bord au regard de la raison en ce qu’elle

est sans cause. Voilà l’intuition de Lacan sur laquelle je souhaite conclure. Lacan en fait

discrètement état dans la séance du 4 juin 1969, vers la fin du séminaire D’un Autre à l’autre :

Le a […] redouble la division du sujet en lui donnant sa cause, qui jusque là n’était saisissable d’aucune façon, car le propre de la castration, c’est que rien ne peut à proprement parler l’énoncer, parce que sa cause est absente. À sa place vient l’objet a, comme cause substituée à ce qu’il en est radicalement de la faille du sujet.

Quelques instants auparavant, Lacan avait décrit l’empire du sujet supposé savoir

comme équivalent du champ du principe de raison suffisante : « rien n’est sans raison », voilà à

ses yeux ce qui fait tenir le Dieu des philosophes, et aussi bien le sujet supposé savoir que

l’analyste propose au névrosé. Dès lors que Lacan pose une universelle aussi forte (on ne peut

guère en imaginer une autre qui la subsume), il se précipite donc à la nier en considérant la

castration comme ce qui échappe à un tel principe.

Certes, il ne convient pas de confondre cause et raison. Il peut à l’occasion y avoir

quelque raison à ce que quelque chose soit sans cause. Kant y a fondé pas moins que la raison

pure, qui n’en est pas moins raison d’être causée par rien. Mais soutenir que la cause de la

castration est absente, qu’il n’y a rien qui cause la castration comme telle, qu’elle est donc, au

passage, de l’ordre de l’accident, cela revient à positionner ladite castration dans un registre qui

écarte d’un revers de main toute harmonie à laquelle elle concourrait.

En héritant de cet appareil symbolique, en le découvrant au fil de ses apprentissages,

l’enfant se trouve confronté, à travers les épisodes contingents de son histoire, à cet accident

logique qui le divise sans espoir d’unifier tout ça un jour : aucun « tous » ne tient, sinon à s’en

exclure. L’universel, si indispensable dans nos calculs, n’offre pas de sécurité pour son agent

comptable. En fait, il le massacre en en faisant le barbier de Russell, soit l’agent d’un paradoxe

dès que montent les enchères ensemblistes et qu’il s’agit d’enserrer un tout un peu conséquent.

Les modes de cette exclusion déterminent diversement ce que l’analyse accueille, mais qu’elle

n’a pas inventé : des sujets réduits au rang de déchet non recyclable, qui ni ne vivent ni ne

98

Pour l’aliénation, voir Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 190-193, et pour la séparation, ibidem p. 194, ainsi que Écrits, « Position de l’inconscient », p. 842-

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« Parce que sa cause est absente… », p. 77

meurent, appendices détachés de cet appareil symbolique dont l’humain est si fier, et qu’on

loge aujourd’hui, pour toute une chaîne de raisons, dans le cerveau.

Tel quel, ce sujet est aussi immatériel que l’âme dont il prend la suite. Dès les XVIIe et

XVIIIe siècles, nos ancêtres avaient eux aussi logé cette âme dans le cerveau en passant de

l’âme-forme-du-corps léguée par Aristote et omniprésente pendant un millénaire et demi à

l’âme-esprit qui, elle, ne pouvait seoir qu’à proximité d’une glande pinéale quelconque, puisqu’il

fallait qu’elle soit articulée au corps, toute immatérielle qu’elle fût. Les solutions diverses des

différents auteurs (l’occasionnalisme de Malebranche, l’harmonie préétablie de Leibniz, le

dualisme des substances de Descartes) gagnent à être fréquentées pour qu’on comprenne un

peu que, si le décor a changé dès hier avec Freud, puis avec Lacan, et aujourd’hui avec les

neurosciences, il n’est pas pour autant certain que la problématique selon laquelle un sujet est

requis pour que l’appareillage symbolique ait prise sur les corps, ait beaucoup bougé. On sait

qu’Einstein se contentait de s’émerveiller de ce que la réalité physique s’ordonne si bien et si

régulièrement à nos petite lettres (quand elles sont bien articulées), mais Wittgenstein lui-même

a engagé toute son insatiable curiosité sur le point de savoir comment la volonté meut les corps

– un mystère sur quoi Maine de Biran, lui, appuyait tout son cogito. D’une certaine façon, nous

en sommes toujours là, et il n’y a pas à s’en plaindre.

À quoi peut bien servir un tel positionnement du sujet, ainsi désarrimé de toute propriété

intrinsèque, profondément étranger à tout souci de lui, et même à toute véritable épaisseur

historique ? Lacan en donne une petite idée lorsque, quelques instants après avoir énoncé que

personne ne peut énoncer la castration parce que sa cause est absente, il en vient à parler de

la cause finale à propos de la fin de partie analytique.

Une énigme, une interrogation demeure, dit-il, quant à un acte qui, pour celui-là même qui l’inaugure, nommément le psychanalyste, ne peut s’initier que d’un voilage de ce que sera pour lui, non pas seulement le terme du processus, mais à proprement parler sa fin, pour autant que le terme détermine rétroactivement le sens de tout le processus, que c’en est proprement la cause finale. L’usage de ce mot ne mérite ici aucune dérision, car tout ce qui est du champ de la structure est impensable sans cause finale. Ce qui, seul, mérite dérision dans la conception dite finaliste, c’est que la fin ait la moindre utilité

99.

Que donc la finalité qui ordonne nécessairement le procès puisse par ailleurs s’intégrer à

d’autres finalités, voilà ce qui, à suivre ici Lacan, mériterait dérision. Et en effet la moindre

transitivité des causes finales pose d’emblée la question de la fin globale de toutes les finalités

locales, et pousse donc la question du sens d’un processus quelconque à celle de son

intégration de ce sens dans un sens plus vaste, comme par exemple la moindre conception de

la cure en tant que la thérapie serait sa cause finale permet de l’intégrer dans la série des biens,

qui eux-mêmes trouvent à concourir dans la finalité inquestionnable (sauf rares extrémistes

politiques) de l’État. Raison pour laquelle la finalité de l’acte analytique appelle à être laissée en

blanc si l’on tient à respecter la consistance qui lui aura permis de s’effectuer.

845.

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« Parce que sa cause est absente… », p. 78

Le fait qu’une finalité ne puisse pas d’elle-même dire à tout coup à quoi elle sert par delà

le procès qu’elle aura guidé, ce fait déploie les mêmes effets castratifs que ceux que j’ai

cherché à décrire au niveau de la consistance de l’universelle. Pourquoi ? Parce que cette

universelle requiert la question du sujet, qui ne se pose clairement que dans les « conditions

aux limites », comme disent les physiciens lorsqu’ils étudient un système. Le sujet que Lacan

établit dans le champ freudien se lève avec la question de fermer un tout consistant, et d’ainsi

poser la main du concept sur un sujet qui appartiendrait à un tous dans lequel il ne serait plus

seul. Ce pourquoi cette question ne prend tout son lustre, bien souvent, qu’au moment de

conclure la cure, de fermer le cycle répétitif des séances. Le point final fait flamber la question

du sujet plus encore que le rappel du trauma puisqu’il se présente comme un bord

Ce qu’il y a de subjectif dans le sujet, qui faisait déjà toute l’âpreté de la dispute entre

Thomas d’Aquin et les averroïstes latins comme Siger de Brabant, reste marqué chez Lacan

d’une forme d’exaspération qui tend à éloigner toujours plus loin dans la négativité ce qui

pourtant ne peut en aucun cas être oublié : que la machine formelle nécessite un bout de tripe

qui la cause.

Le fantasme tel qu’il l’écrit très tôt – S/ <> a – prend rang de fait primitif au sens de Maine

de Biran en ce qu’il soude deux termes que par là même il différencie, sans cependant pouvoir

les séparer autrement que conceptuellement. Ce sujet et cet objet n’ont aucune existence à part

l’un de l’autre, comme de même la volonté et la résistance qu’elle rencontre sont un seul et

même acte dans le cogito biranien où l’on n’accorde aucune priorité, pas même logique, à la

volonté.

99

Ibid., p. 348.