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COURS DE SEMANTIQUE LEXICALE
TABLE DES MATIÈRES
TABLE DES MATIÈRES 3
CHAPITRE I FONDEMENTS THÉORIQUES 6
1.1. Préliminaires 6
1.2. Concepts de base 6
1.2.1. Le signe linguistique 6
1.2.2. Le sens 11
1.2.3. Le référent 12
1.2.4. La signification 16
1.2.5. Dénotation /vs./ connotation 17
1.2.6. Le sens figuré 17
1.2.7. Le sens implicite 18
1.2.8. La production du sens 18
CHAPITRE II LA DESCRIPTION SEMANTIQUE TRADITIONNELLE DU
MOT
21
2.1. Le sens dans les dictionnaires 21
2.2. Les définitions 22
2.2.1. Les définitions référentielles 23
2.2.2. Les définitions paraphrastiques 24
CHAPITRE III L’ANALYSE STRUCTURALE DU SENS (L’ANALYSE
SEMIQUE)
26
3.1. Principes généraux 26
3.2. Les unités de sens 27
3.2.1. Les sèmes 27
3.2.2. Le sémème 27
3.2.3. L’archisémème. 31
3.2.4. L’épisémème. 32
3.2.5. Le métasémème 32
3.2.6. Le modèle de Rastier 33
3.3. La sémantique du prototype 35
2
3.3.1. Principes 35
3.3.2. La ressemblance de famille 39
CHAPITRE IV L’ANALYSE SEMIQUE: APPLICATIONS 42
4.1. Les traits sémantiques des noms 42
4.1.1. Traits génériques 42
4.1.2. Traits spécifiques 44
4.2. Les traits sémantiques des verbes 46
4.2.1. Traits génériques 46
4.2.2. Traits spécifiques 48
CHAPITRE V LES RELATIONS SEMANTIQUES PARADIGMATIQUES 49
5.1. La polysémie 49
5.1.1. Sources de la polysémie 50
5.1.2. Types des polysémies 51
5.2. L'homonymie 68
5.2.1. Homonymie et orthographe 71
5.2.2. Homonymie et histoire 71
5.2.3. Manifestations formelles de l'homonymie 73
5.3. La synonymie 75
5.3.1. Types de synonymes 77
5.4. L’antonymie 80
5.4.1. Types d’antonymes 81
5.4.2. Antonymie et polysémie 84
5.4.3. Lexicalisation des rapports d’opposition 85
CHAPITRE VI RELATIONS SÉMANTIQUES SYNTAGMATIQUES 86
6.1. Les combinatoires 86
6.1.1. Les niveaux fonctionnels 89
6.2. L’isotopie 97
6.3. Les tropes 101
6.3.1. La métonymie 101
6.3.2. La synecdoque 102
6.3.3. La métaphore 103
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4
CHAPITRE I
FONDEMENTS THÉORIQUES
1.1. Préliminaires
La sémantique est traditionnellement définie comme étude des phénomènes de sens.
La sémantique linguistique étudie le sens des unités linguistiques.
Les unités linguistiques douées de sens sont:
les mots (les lexèmes, unités lexicales simples) niveau lexical
les lexies (unités lexicales complexes)
les syntagmes (groupes de mots) niveau syntaxique, phrastique
les phrases, les énoncés
les discours, les textes niveau transphrastique (discursif, textuel)
Ce cours s’occupe du sens des lexèmes et des lexies, donc du sens des unités lexicales.
C’est un cours de sémantique lexicale.
Le modèle théorique que ce cours adopte est celui de la linguistique structurale. C’est
un cours de sémantique structurale.
1.2. Concepts de base
1.2.1. Le signe linguistique
La linguistique structurale définit les langues naturelles comme des systèmes de
signes, appelés signes linguistiques. Il y a plusieurs modèles de description du signe
linguistique, dont deux nous semblent fondamentaux pour notre cours.
A. Le modèle saussurien: le signe linguistique comme entité biplane.
Pour Ferdinand de Saussure, le signe linguistique est la réunion d’un concept et d’une
image acoustique. Le concept est le signifié du signe, l’image acoustique en est le signifiant.
Citons Saussure (Cours de linguistique générale):
«Pour certaines personnes la langue, ramenée à son principe essentiel, est une
nomenclature, c'est-à-dire une liste de termes correspondant à autant de choses. Par exemple :
Cette conception est critiquable à bien des égards. Elle suppose des idées toutes faites
préexistant aux mots ; elle ne nous dit pas si le nom est de nature vocale ou psychique, car
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arbor peut être considéré sous l'un ou l'autre aspect; enfin elle laisse supposer que le lien qui
unit un nom à une chose est une opération toute simple, ce qui est bien loin d'être vrai.
Cependant cette vue simpliste peut nous rapprocher de la vérité, en nous montrant que l'unité
linguistique est une chose double, faite du rapprochement de deux termes.
On a vu à propos du circuit de la parole, que les termes impliqués dans le signe
linguistique son tous deux psychiques et son unis dans notre cerveau par le lien de
l'association. Insistons sur ce point.
Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image
acoustique. Cette dernière n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais
l'empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos
sens ; elle est sensorielle, et s'il nous arrive de l'appeler « matérielle », c'est seulement dans ce
sens et par opposition à l'autre terme de l'association, le concept, généralement plus abstrait.
Le caractère psychique de nos images acoustiques apparaît bien quand nous observons
notre propre langage. Sans remuer les lèvres ni la langue, nous pouvons nous parler à nous-
même ou nous réciter mentalement une pièce de vers. C'est parce que les mots de la langue
sont pour nous des images acoustiques qu'il faut éviter de parler des « phonèmes » dont ils
sont composés. Ce terme, impliquant une idée d'action vocale, ne peut convenir qu'au mot
parlé, à la réalisation de l'image intérieure dans le discours. En parlant des sons et des syllabes
d'un mot, on évite ce malentendu, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de l'image
acoustique.
Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces:
CONCEPT et image acoustique
Ces deux éléments sont intimement unis et s'appellent l'un l'autre.Que nous cherchions
de sens du mot latin arbor ou le mot par lequel le latin désigne le concept " arbre ", il est clair
que seuls les rapprochements consacrés par la langue nous apparaissent conformes à la réalité,
et nous écartons n'importe quel autre qu'on pourrait imaginer.
Cette définition pose une importante question de terminologie. Nous appelons signe la
combinaison du concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme désigne
généralement l'image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si
arbor est appelé signe, ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept « arbre », de telle sorte que
l'idée de la partie sensorielle implique celle du total.
L'ambiguité disparaîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence par des noms
qui s'appellent les uns les autres tout en s'opposant. Nous proposons de conserver le mot signe
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pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié
et signifiant ; ces derniers termes ont l'avantage de marquer l'opposition qui les sépare soit
entre eux, soit du total dont ils font partie. Quant à signe, si nous nous en contentons, c'est que
nous ne savons par quoi les remplacer, la langue usuelle n'en suggérant aucun autre.
Le signe linguistique ainsi défini possède deux caractères primordiaux. En les
énonçant nous poserons les principes mêmes de toute étude de cet ordre.
Premier principe : l'arbitraire du signe.
Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous
entendons par signe le total résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous
pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire.
Ainsi l'idée de « sœur » n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s - ö
- r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quel autre : à
preuve les différences entre langues et l'existence même de langues différentes : le signifié «
bœuf » a pour signifiant b - ö - f d'un côté de la frontière, et o - k - s (Ochs) de l'autre.
Le principe de l'arbitraire du signe n'est contesté par personne ; mais il est souvent plus
aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient. Le principe énoncé
plus haut domine toute la linguistique de la langue ; ses conséquences sont innombrables. Il
est vrai qu'elles n'apparaissent pas toutes du premier coup avec une égale évidence ; c'est
après bien des détours qu'on les découvre, et avec elles l'importance primordiale du principe.
Une remarque en passant : quand la sémiologie sera organisée, elle devra se demander
si les modes d'expression qui reposent sur des signes entièrement naturels - comme la
pantomime - lui reviennent de droit. En supposant qu'elle les accueille, son principal objet
n'en sera pas moins l'ensemble des systèmes fondés sur l'arbitraire du signe. En effet tout
moyen d'expression reçu dans une société repose en principe sur une habitude collective ou,
ce qui revientau même, sur la convention. Les signes de politesse, par exemple, doués souvent
d'une expressivité naturelle (qu'on pense au Chinois qui salue son empereur en se prosternant
neuf fois jusqu'à terre), n'en sont pas moins fixés par une règle ; c'est cette règle qui oblige à
les employer, non leur valeur intrinsèque. On peut donc dire que les signes entièrement
arbitraires réalisent mieux que les autres l'idéal du procédé sémiologique ; c'est pourquoi la
langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d'expression, est aussi le plus
caractéristique de tous ; en ce sens la linguistique peut devenir le patron général de toute
sémiologie, bien que la langue ne soit qu'un système particulier.
On s'est servi du mot symbole pour désigner le signe linguistique, ou plus exactement
ce que nous appelons le signifiant. Il y a des inconvénients à l'admettre, justement à cause de
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notre premier principe. Le symbole a pour caractère de n'être jamais tout à fait arbitraire ; il
n'est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de
la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n'importe quoi, un char, par exemple.
Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le
signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu'il n'est pas au pouvoir
de l'individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous
voulons dire qu'il est immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n'a
aucune attache naturelle dans la réalité.
Signalons en terminant deux objections qui pourraient être faites à l'établissement de
ce premier principe :
1° On pourrait s'appuyer sur les onomatopées pour dire que le choix du signifiantn'est
pas toujours arbitraire. Mais elles ne sont jamais des éléments organiques d'un système
linguistique. Leur nombre est d'ailleurs bien moins grand qu'on ne le croit. Des mots comme
fouet ou glas peuvent frapper certaines oreilles par une sonorité suggestive ; mais pour voir
qu'elles n'ont pas ce caractère dès l'origine, il suffit de remonter à leur formes latines (fouet
dérivé de fägus « hêtre », glas = classicum) ; la qualité de leurs sons actuels, ou plutôt celle
qu'on leur attribue, c'est un résultat fortuit de l'évolution phonétique.
Quant aux onomatopées authentiques (celles du type glou-glou, tic-tac, etc.), non
seulement elles sont peu nombreuses, mais leur choix est déjà en quelque mesure arbitraire,
puisqu'elles ne sont que l'imitation approximative et déjà à demi conventionnelle de certains
bruits (comparez le français ouaoua et l'allemand wauwau). En outre, une fois introduites
dans la langue, elles sont plus ou moins entraînées dans l'évolution phonétique,
morphologique, etc.que subissent les autres mots (cf. pigeon, du latin vulgaire pipiö, dérivé
lui-même d'une onomatopée) : preuve évidente qu'elles ont perdu quelque chose de leur
caractère premier pour revêtir celui du signe linguistique en général, qui est immotivé.
2° Les exclamations, très voisines des onopatopées, donnent lieu à des remarques
analogues et ne sont pas plus dangereuses pour notre thèse. On est tenté d'y voir des
expressions spontanées de la réalité, dictées pour ainsi dire par la nature. Mais pour la pluspart
d'entre elles, on peut nier qu'il y ait un lien nécessaire entre le signifié et le signifiant. Il suffit
de comparer deux langues à cet égard pour voir combien ces expressions varient de l'une à
l'autre (par exemple au français aïe ! correspond l'allemand au !). On sait d'ailleurs que
beaucoup d'exclamations ont commencé par être des mots à sens déterminé (cf. diable !
mordieu ! = mort Dieu, etc.).
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En résumé, les onomatopées et les exclamations sont d'importance secondaire, et leur
originine symbolique en partie contestable.
Second principe ; caractère linéaire du signifiant.
Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps seul et a les caractères
qu'il emprunte au temps : a) il repésente une étendue, et b) cette étendue est mesurable dans
une seule dimension : c'est une ligne.
Ce principe est évident, mais il semble qu'on ait toujours négligé de l'énoncer, sans
doute parce qu'on l'a trouvé trop simple ; cependant il est fonamental et les conséquences en
sont incalculables ; son importance est égale à celle de la première loi. Tout le mécanisme de
la langue en dépend. Par opposition aux signifiants visuels (signaux maritimes, etc.), qui
peuvent offrir des complications simultanées sur plusieurs dimensions, les signifiants
acoustiques ne disposent que de la ligne du temps; leurs éléments se présentent l'un après
l'autre; ils forment une chaîne. Ce caractère apparaît immédiatement dès qu'on les représente
par l'écriture et qu'on substitue la ligne spatiale des signes graphiques à la succession dans le
temps. »
L’ensemble des signifiants de tous les signes d’une langue naturelle forme le plan de
l’expression de cette langue.
L’ensemble des signifiés de tous les signes d’une langue naturelle forme le plan du
contenu de cette langue. Les deux plans ont une structure isomorphe.
B. Le signe linguistique comme entité triplane
Selon les tenants de cette approche (il s’agit surtout des représentants de l’école
américaine, dont le philosophe Ch.S. Peirce, les psycholinguistes Ogden et Richards, le
logicien Ch. Morris), le signe est le résultat de l’utilisation par un locuteur d’une unité
linguistique (Symbole) douée de sens (Référence) afin de référer à quelque chose (Référent,
Objet) d’autre que soi-même. La représentation schématique de ce modèle est connue sous le
nom de triangle d’Ogden et Richards ou triangle sémiotique:
Signifié (Référence)
Signifiant(Symbole)
Référent(Objet)
La relation entre Symbole (la forme linguistique) et Référent n’est pas immédiate; elle
s’instaure par l’intermédiaire de la Référence.
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C. Le trapèze sémiotique
Des linguistes allemands, Klaus Heger, Kurt Baldinger, ont proposé de remplacer le
triangle sémiotique par une figure plus complexe, un trapèze sémiotique à quatre
composantes où figure le concept, en plus du signifiant, du signifié et du référent. Ce concept,
ou représentation est ce qui, tout en relevant du logique, du psychologique et du cognitif, ne
s'identifie pas au signifié. Voici le trapèze sémiotique.
sens représentationsnon linguistiques
forme référent
Dans le trapèze, dont les côtés représentent des relations entre les entités situées aux
quatre angles, la partie gauche relève du langage, mais pas la partie droite, dont le secteur
supérieur relève du psychologique non langagier et le secteur inférieur de la réalité extérieure.
1.2.2. Le sens
Dans l’acception saussurienne, le sens pourrait être identifié au Signifié, unité du plan
du contenu d’une langue naturelle.
Si l’on considère le signe linguistique comme une entité triplane, alors le sens serait la
propriété de l’unité linguistique à référer à un objet autre que soi-même.
Il faut cependant prendre en considérations d’autres hypothèses quant à la nature du
sens. En effet, si la langue est envisagée essentiellement comme un instrument de
communication, alors le sens est justement
- la communication d’une information sur un état du monde, sur la réalité
ou
- la communication d’une information sur un état du monde, modalisée par une
attitude du locuteur.
Le sens comme voie d'accès au référent
Le sens constitue un moyen d'accès au référent, même s'il n'est pas que cela. Toutefois
pour désigner un référent actuel, pour permettre à l'auditeur de l'identifier, le sens du mot ou
même du groupe de mots ne suffit pas toujours. Il faut aussi tenir compte de l'emploi. Citons
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C. Touratier (2000) : « Soit la question: « Connaissez-vous cette ville?» Le sens du mot ville,
tel qu'il est connu par les usagers du français, leur permet bien de comprendre la question,
même si elle est détachée de son contexte, mais non à lui seul d'y répondre. Leur
compréhension reste dans ce cas incomplète. Pour répondre, il faut qu'ils sachent de quelle
ville particulière il s'agit, et le démonstratif cette fait justement allusion soit au contexte, par
exemple à un nom de ville qu'on vient de citer (Paris, Londres, etc.), soit à la situation, à la
ville où les interlocuteurs se trouvent.
Il y a donc deux niveaux du sens: d'une part le sens en langue, sur lequel les usagers
ont un savoir relativement stable et que les dictionnaires tentent de décrire à l'aide de
définitions, d'autre part le sens en emploi - d'autres préfèrent effets de sens, sens en
discours, sens actuel, sens textuel, sens contextuel, de même qu'on peut dire, au lieu de sens
en langue, sens potentiel, etc. Cependant, comme l'exemple ci-dessus le montre, la
distinction, qui vaut pour les noms communs, ne vaut pas pour les noms propres, lesquels
n'ont, en principe, qu'une seule possibilité de référence. Quand il s'agit de noms propres, il n'y
a pas lieu d'opposer référence virtuelle et référence actuelle, puisqu'elles s'identifient ».
1.2.3. Le référent
Le référent est “l’objet” concret ou abstrait auquel le mot réfère. Il s’oppose en cela au
sens ou signifié, vu comme réalité psychologique, comme moyen d’accès au référent. On peut
cependant établir une distinction entre Référent et Objet aussi. Selon A. Magureanu (1981):
« Le signe peut renvoyer à:
- une entité ou une classe d’entités concrètes du monde réel: école, chien, froid,
écrire renvoient à des entités dont l’existence peut être perçue par les sens.
- une entité ou une classe d’entités abstraites: qualités, actions, événements,
dont l’existence est perçue par l’expérience: bonté curiosité, angoisse renvoient à des
sentiments, des propriétés perçus à travers l’expérience commune.
- une entité concrète ou abstraite n’existant pas dans le monde réel, mais à
laquelle on peut référer de la même façon que dans le cas des objets réels »
Ainsi par exemple, licorne, sirène, le cheval Pégase, cyclope etc. sont des signes qui
n’ont pas de référent, qui ne renvoient à aucun objet réel. Il en est de même des personnages
littéraires, qui, bien que ne renvoyant pas à des personnes qui existent dans le monde réel, ont
des référents qui sont reconnus par tous les sujets parlants possédant un certain savoir
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culturel.
Il en résulte que toute langue naturelle, en tant que système de signes, n’a pas
seulement pour fonction de « nommer » les objets existant dans le monde réel, mais elle crée
aussi des mondes possibles, en construisant des objets qui, bien qu’imaginaires, peuvent être
décrits, reconnus, à propos desquels on peut « dire des choses ». L’objet du signe linguistique
est un objet construit par les locuteurs, résultat d’une certaine expérience du monde: le
RÉFÉRENT est le produit d’une construction culturelle.
Le même objet existant dans le monde réel peut être « reconstruit » différemment, en
tant que référent, dans des langues naturelles différentes. C’est ce que veut dire Ch. Trier
lorsqu’il affirme que « chaque langue est un système qui opère une sélection au travers et aux
dépens de la réalité objective . Chaque langue crée une image de la réalité, complète, qui se
suffit à elle-même. Chaque langue structure la réalité à sa propre façon et, par là même, établit
les éléments de la réalité qui sont particuliers à cette langue donnée ».
L’existence, dans des langues différentes, de référents différents pour les mêmes
objets du monde réel, rend compte de la vision du monde propre à des communautés
linguistiques / des peuples différents. Ainsi par exemple, bœuf en français et bou en roumain
renvoient à la même classe d’animaux réels, « mammifère artiodactyle ruminant
domestique ». Mais dans une phrase usuelle comme Il ne mange que du bœuf, il hait le porc,
le référent du mot français bœuf correspond à celui du mot roumain vaca = viande de bœuf ou
de vache que l’on mange. De même, dans les expressions travailler comme un bœuf =
travailler beaucoup et sans manifester de fatigue ou avoir un succès bœuf = un succès très
grand et étonnant, le référent de boeuf diffère par ses propriétés du référent de bou.
L’ensemble des référents des signes d’une langue naturelle forme l’univers sémantique
de la langue en question, illustrant les différents domaines d’expérience humaine.
N.B. Les domaines d’expérience correspondent aux divers domaines de la pratique
sociale des membres d’une communauté linguistique donnée. Les signes linguistiques
peuvent être regroupés selon les domaines d’expériences auxquels ils sont susceptibles
d’appartenir. Ceci a pour conséquent le fait qu’un même signe trouve sa place dans plusieurs
ensembles de signes (plusieurs paradigmes), selon le domaine d’expérience pris en
considération.
Ex. « canard » appartient aux paradigmes:
zoologie (oiseaux): mouette, hirondelle, autruche etc.
ferme (volailles): poule, dindon, pintade etc.
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cuisine: poulet, dinde, caille, etc.
musique: son, couac etc.
médias: rumeur, bobard, etc.
Le référent est, nous l’avons dit, l'être ou l'objet concret ou abstrait auquel le mot
réfère; la référence est l'opération qui consiste à faire correspondre au mot un référent. Citons
à nouveau C. Touratier (2000) :
«On doit faire attention à ne pas confondre sens et référent. Le sens du mot chat, par
exemple, est une réalité psychologique, à bien distinguer de la réalité extérieure à l'esprit
qu'est un chat. Nous pouvons dire que nous avons à faire à trois sortes de réalités:
- la forme du mot (son signifiant, son expression);
- son sens (son signifié, son contenu);
- son référent, qui ne fait pas partie du mot ».
Cependant tout mot n’a pas un référent du type décrit ci-dessus. On peut parler, par
exemple, de la licorne ou du cheval Pégase. Les référents de ces mots se trouvent seulement
dans l'imagination des gens. Citons à ce propos C. Baylon (1995): « Puisque l'imagination des
individus, ainsi que ce qui s'y trouve, fait d'une certaine façon partie de la réalité -
l'imagination et son contenu se trouvent dans leur cerveau, dans leur esprit - les référents
fictifs ont une existence, même si elle est différente de celle des référents perceptibles tels
qu'un cheval concret ou un objet matériel. Dans leurs emplois littéraires, les mots du langage
comportent très souvent ce genre de référent.
Il y a d' autres emplois sans référent. Quant on évoque un cavalier qui monte
uniquement des chevaux appartenant à autrui parce que ses moyens ne lui permettent pas d'en
avoir un en propre, on peut dire: "Il ne possède pas de cheval". Dans ce cas, cheval est
dépourvu de référent: la tournure négative consiste justement à dénier au cavalier la
possession d'un cheval. Par conséquent, selon les cas, un même mot peut évoquer un référent
ou ne pas en évoquer. Tout dépend de l'emploi qui en est fait. »
Cette constatation, sans compromettre l'unité du signe-mot, montre la variété des
emplois dont il est susceptible, des opérations sémantiques auxquelles il donne lieu.
Les exemples cités jusqu'à présent portaient sur des mots référentiels, autrement dit
des mots de nature à comporter un référent, même si dans beaucoup d'emplois ils en sont
dénués. En principe, les noms sont référentiels, même ceux qui ne désignent jamais des êtres
ou des objets réels. Il y a cependant des mots, en particulier des mots grammaticaux, qui
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sont non référentiels dans tous ou une partie de leur emplois. Dans l'énoncé « Ville de Paris »,
on ne voit vraiment pas quel pourrait être le référent de la préposition de. Elle n'est pas inutile
puisque son absence donnerait un énoncé incorrect, mais sa signification est purement
syntaxique: elle marque le lien entre les deux substantifs. Certains auteurs opposent ainsi les
mots pleins, référentiels, aux mots vides, non référentiels. Tout mot, même non référentiel,
autorise des emplois référentiels de type particulier. À propos de « Ville de Paris» on peut
dire « de a deux lettres », « de comporte le son [d] », ou encore « de marque le lien entre les
deux substantifs ». Dans le premier de ces emplois, le référent est le signifiant écrit, la forme
graphique de; dans le second, le référent est le signifiant oral, la forme phonique qui est
utilisée quand on prononce le mot; dans le troisième, le référent est l'ensemble du mot de. On
a des situations du même ordre avec les mots référentiels: le premier cas se rencontre dans
"cheval a six lettres", le second dans "cheval comporte le son [1]"; dans "définissons cheval",
c'est tout le mot, signifiant et signifié, qui constitue le référent du nom cheval, même si la
définition attendue est une description du signifié.
Par conséquent, il arrive qu'un mot se serve de référent à lui-même. Le langage et ses
éléments peuvent être employés de telle sorte qu'ils soient leurs propres référents. Un manuel
de grammaire française écrit en français emploie la langue française, les mots du français,
pour décrire cette langue, ses mots, les règles qu'elle suit. Dans un ouvrage de ce genre, on
pourrait lire que "Nom est un nom". Un tel usage est dit métalinguistique. On appelle
métalangue, ou métalangage, l'ensemble des mots qui, tout en faisant partie d'une langue
naturelle, prennent comme référent cette langue elle-même et ses composants. Le vocabulaire
technique de la grammaire ou de la linguistique constitue une métalangue.
La plupart des mots référentiels se rangent dans certaines classes de mots, celles du
substantif, de l'adjectif qualificatif, du verbe, de l'adverbe proprement dit. Les exemples cités
ici seront généralement des substantifs, parce qu'ils présentent un peu moins de difficultés que
les autres. Pour eux, le linguiste Jean-Claude Milner pose la notion de référence virtuelle,
c'est-à-dire de référence potentielle, d'aptitude à avoir des référents. Il l'oppose à la référence
actuelle, autrement dit à l'évocation effective d'un ou de plusieurs référents. En soi, le mot
cheval permet de référer à n'importe quel cheval du monde réel ou d'un monde imaginaire:
c'est sa référence virtuelle. Mais quand on l'emploie, il réfère plus ou moins précisément (ou
il ne réfère pas, dans des tournures négatives) à tel cheval, à tels chevaux, vrais ou fictifs,
voire à tous les animaux possibles de l'espèce chevaline: c'est la référence actuelle. Dans les
exemples précédents, il s'agissait de référence actuelle. Elle varie donc selon les emplois, dont
il faut une fois de plus souligner l'importance. Mais la référence actuelle concerne, plutôt que
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le seul mot cheval, le groupe qu'il forme avec l'article; aussi, quand elle est vide, n'y a-t-il pas
d'article, ce qu'on a pu constater dans l'énoncé:”Il ne possède pas de cheval ». Quant à la
référence virtuelle, elle est incontestablement de l'ordre du sens.
D'autres linguistes préfèrent d'autres expressions. Ainsi Robert Martin, au lieu de
référence virtuelle, dit extensité et, au lieu de référence actuelle, extension ou encore
détermination. Extension équivaut à référence, puisque, quand il est défini en extension, un
ensemble, ainsi que le symbole qui le représente, est relié aux entités dont la réunion le
constitue. Au contraire, intension, ou compréhension, équivaut, au moins partiellement, à
sens, puisque entre l'ensmble et ses éléments constitutifs se trouvent insérées des propriétés
plus ou moins abstraites grâce auxquelles on a le moyen de savoir si un élément quelconque,
selon qu'il les possède ou non, lui appartient. De la même façon que l' intension permet de
distinguer les éléments faisant partie de l'ensemble défini et les autres, qui font partie de l’
ensemble « compléméntaire », le sens d'un mot ou d'un syntagme donne accès aux référents
que le mot est susceptible de désigner, par opposition à tous les autres.
1.2.4. La signification
La signification peut être envisagée comme un niveau particulier du sens. C’est la
propriété des unités linguistiques à être utilisées par les locuteurs afin de communiquer entre
eux. La signification caractérise surtout les énoncés utilisés dans le discours, dans différents
contextes de communication. Elle fait l’objet de la sémantique du discours plutôt que de la
sémantique lexicale.
Certains linguistes utilisent sens tout court pour le sens en langue et signification pour
le sens en emploi. D'autres font exactement l'inverse. Puisque l'accord ne s'est pas réalisé sur
ces mots de sens et signification, nous pouvons utiliser les expressions énumérées plus haut.
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SENS SIGNIFICATION
1. Ce que veut dire un mot, un énoncé. (même chose)
2. Ce que veut dire un mot, un énoncé sans les précisions liées à l'emploi.
Ce que veut dire un mot, un énoncé avec les précisions liées à l'emploi.
3. Ce que veut dire un mot, un énoncé avec les précisions liées à l'emploi.
Ce que veut dire un mot, un énoncé sans les précisions liées à l'emploi.
4. (=1.) Ce que veut dire un mot, un Ensemble des opérations par lesquelles le sens est obtenu, production de sens.
Il y aurait donc deux niveaux du sens:
15
- le sens en langue (que les dictionnaires tentent de décrire à l’aide de définitions)
- le sens en discours (en emploi, en contexte).
1.2.5. Dénotation /vs./ connotation
La dénotation d’un signe linguistique est tout ce qui, dans le sens de ce signe, est
propriété objective du référent. C’est la classe d’objets que le signe évoque. Ainsi par
exemple, la dénotation de chaise est la classe des chaises existantes, ayant existé ou possibles,
caractérisée par des propriétés énumérables. C’est le sens central, objectif, littéral du mot.
La connotation d’un signe linguistique est tout ce qui, dans le sens de ce signe, n’est
pas propriété objective du référent. C’est le sens périphérique, subjectif, additionnel du mot.
Ainsi par exemple, le mot bagnole dénote la même classe d’objets que le mot voiture, mais il
connote en plus un certain registre de langue, le registre familier.
Ainsi donc, en plus de leur sens dénotatif, les mots comportent des connotations. Ces
connotations évoquent surtout:
- des jugements de valeur portés sur le référent (Boche pour Allemand a une connotation
raciste et marque le mépris de celui qui utilise ce mot envers le groupe ethnique en
question)
- l’appartenance du mot aux divers registres de langue (donc un jugement porté sur le mot lui-
même). Par exemple, le mot cheval appartenant à la langue courante a pour équivalent en
français familier canasson, dans le langage des enfants dada, en français soigné coursier.
Dans le dernier cas, le jugement ne porte plus sur le référent, mais sur le mot lui-
même, qu'une décision collective, admise inconsciemment par tous les usagers, affecte à un
niveau particulier. Mais la majorité des mots échappent à cette détermination: ils
appartiennent à la langue commune, c'est-à-dire qu'ils transcendent les divers registres. Sauf
exception, il n'y a pas en effet, dans un registre donné, assez de mots pour satisfaire aux
besoins même élémentaires de la communication. Aussi faut-il recourir aux mots qui ne sont
cantonnés dans aucun registre et qui constituent le vocabulaire général, en principe maîtrisé
par tous les usagers d'une langue. Grâce à lui, l'intercompréhension se trouve plus ou moins
assurée même quand les interlocuteurs, par exemple à cause de leur appartenance sociale, ont
coutume de pratiquer des registres différents.
1.2.6. Le sens figuré
Si le sens connotatif ajoute des informations supplémentaires, de nature surtout
16
subjective, aux informations portées par le sens dénotatif d’un même mot, le sens figuré
implique “un changement de sens” du mot, plus précisément, un changement de référent.
Ainsi par exemple les dents d’une scie (métaphore), boire un verre de vin (métonymie),
apercevoir une voile à l’horizon (synecdoque).
1.2.7. Le sens implicite
Il n'y a pas de sens linguistique sans signe, puisque sans signe, il n'y a pas de langage
du tout. Cependant, comme on a déjà pu le constater, le sens est loin de se réduire au sens
directement attaché aux signes et qu'on appelle le sens littéral. Le langage comporte non
seulement du sens figuré, mais encore et parfois surtout du sens implicite, un sens qui ne
ressort directement d'aucun signe particulier, ni non plus d'aucune séquence de signes, mais
qui, paradoxalement, ne saurait se manifester sans leur appui.
L'un des exemples souvent cités (cf. C. Baylon 1995) est celui d'une phrase comme
«Avez-vous Le Monde?» dite chez un marchand de journaux. Elle évoque simultanément
divers référents, d'abord, grâce au nom propre, un journal du soir bien connu, plus
exactement un exemplaire quelconque parmi les centaines de milliers d'exemplaires qui sont
qotidiennement imprimés et mis en vente sous ce titre, ensuite, grâce au verbe avoir, la
possession d'un tel exemplaire par un commerçant à qui réfèrent à la fois le pronom vous et la
désinence -ez qui termine la forme verbale. En outre, l'inversion du sujet et du verbe est un
procédé qui en français a comme signifié l'interrogation - attitude propositionnelle -, et une
interrogation de ce type appelle normalement une réponse par « Oui » ou “Non ». Or, la
phrase signifie tout autre chose que ce qu'elle dit: celui qui la prononce sollicite le
commerçant de lui vendre un exemplaire du Monde. L'interrogation n'est pas entièrement
effacée puisque le vendeur conserve la possibilité de répondre « Non », s'il ne possède pas
d'exemplaire du journal, ou « Oui » s'il en a, mais dans ce dernier cas son « Oui », qui n'est
d'ailleurs pas nécessaire, doit impérativement s'accompagner de l'acte de vente. Le client
serait tout à fait déconcerté d'entendre un « Oui» non suivi d'effet. Ce qu'il y a de plus
surprenant encore, c'est que la phrase exprimant explicitement la requête, qui serait quelque
chose comme «Vendez-moi Le Monde », paraîtrait plutôt déplacée. L'usage veut qu'on se
serve ici d'une phrase à sens implicite.
1.2.8. La production du sens
Selon C. Touratier (2000), « chez l'énonceur, la production ne s'opère pas de la même
17
façon que chez le receveur. L'énonceur élabore un énoncé, une séquence de signes, à partir
d'intentions signifantes: le sens vient avant, les signes ensuite. La situation du receveur
l'amène à procéder de manière inverse: il perçoit des sons ou des lettres, ce qui lui permet
d'identifier des signes, à partir desquels il tente de reconstituer ce que l'énonceur a voulu
signifier.
Dans la réalité, les choses sont certainement plus complexes encore que ne le laisserait
penser cette description sommaire. Du côté de l'énonceur, rien ne garantit que le message
élaboré corresponde exactement à ce qu'il voulait signifier; les mots choisis et leurs
combinations n'ont pas obligatoirement le sens désiré. Et le receveur, de son côté, peut très
bien ne pas saisir exactement le sens que le premier a voulu mettre dans les mots. Il faut par
conséquent distinguer un sens pour l'énonceur et un sens pour le receveur. Ces deux sens
peuvent très bien ne pas être identiques, même s'il existe des moyens de régulation pour éviter
que l'écart ne soit trop grand. Dans la conversation, activité de langage où deux personnes
(ou plus) sont à tour de rôle énonceur et receveur et où le receveur est le destinataire, donc la
personne à qui l'énonceur s'adresse, les réactions de l'interlocuteur permettent de vérifier dans
une certaine mesure si on a été bien compris, ce qui rend possibles des ajustements du sens.
Le sens d'un énoncé ne se réduit donc pas à un donné préalable, existant une fois pour
toutes. Même quand il s'agit d'expressions toutes faites, il n'est pas pleinement constitué avant
le discours, ou la conversation, c'est-à-dire avant l'emploi, toujours différent, car le contexte
et la situation ne sont jamais tout à fait les mêmes.
Il semble toutefois exclu d'identifier le sens d'un mot ou d'une expression avec
l'ensemble des réalités et phénomènes psychologiques qui sont en jeu à l'occasion de leur
emploi. Ce serait étendre quasi indéfiniment la notion de sens et lui faire perdre l'essentiel de
son intérêt. Il convient d'appliquer ici, quoique hors de son domaine propre, un des principes
les plus solidement établis de la linguistique contemporaine: une entité est ce que les autres ne
sont pas. Si en effet, pour prendre un exemple assez élémentaire, on fait entrer dans la
signification d'un mot référentiel, tel que maison, la totalité des images qu'il est susceptible
d'évoquer chez un usager particulier, c'est-à-dire, à tout le moins, l'ensemble de la
connaissance qu'il possède des référents, on voit surgir de multiples difficultés, qu'on peut
éviter en se faisant du sens une idée plus restrictive. La première, et non la moindre, serait que
le sens deviendrait extrêmement différent d'un individu à l'autre, et qu'on ne verrait plus
comment il pourrait ni se communiquer entre interlocuteurs, ni être décrit par les linguistes.
Aussi semble-t-il préférable de limiter le sens, non pas à ce qu'il y a effectivement de commun
18
mais au moins à ce qui est voué à être commun, sur le plan du contenu, aux participants de
l'échange langagier ».
Retenons de tout ceci que «le sens dans un emploi effectif est le résultat d'opérations
psychologiques, d'un travail mental de construction du sens ou de production du sens.
Cependant l'activité langagière est fondamentalement dialogique. Une collaboration, on parle
aussi de négociation (parfois conflictuelle), s'instaure sur le sens entre les participants à
l'échange langagier. Chez chacun, le processus aboutissant au sens n'est pas indépendant de
celui qui se déroule chez l'autre. Il faut donc prendre en compte cette interaction. Les réalités
sémantiques sont mouvantes pour diverses raisons, mais en particulier parce qu'elles sont sous
la dépendance des relations elles-mêmes évolutives qui s'instituent entre les êtres humains »
(Touratier, 2000).
19
CHAPITRE II
LA DESCRIPTION SEMANTIQUE TRADITIONNELLE DU MOT
2.1. Le sens dans les dictionnaires
Les plus anciens ouvrages où les auteurs se soient attachés à décrire le sens des mots
sont les dictionnaires: venu du latin médiéval dictionarium, lui-même de dictio =
«expression, mot », dictionnaire désigne un recueil de mots, un ouvrage sur les mots.
Citons de nouveau C. Baylon (1995): L'usager moyen demande avant tout, aux dictionnaires,
outre des renseignements d'ordre divers qu'il trouve généralement en tête d'article
(prononciation, caractères morphologiques, étymologie, date et référence des premières
attestations), des informations sur le sens des mots. L'auteur de dictionnaire, le lexicographe,
est ici confronté à une tâche redoutable, car il ne peut pas se borner, comme le font les
sémanticiens dans leurs travaux, à décrire quelques mots sélectionnés. Dans l'Antiquité, on se
contentait des glossaires, ouvrages expliquant seulement les mots vieillis ou peu connus;
généralement l'article de glossaire, la glose, juxtaposait au mot examiné des synonymes plus
connus, auxquels l'auteur ajoutait ou non, à son gré, quelques éclaircissements
complémentaires. Mais depuis l'invention de l'imprimerie, il n'en est plus ainsi. Aucun des
mots courants, à quelque catégorie qu'il appartienne et même s'il n'est pas référentiel, ne doit
être absent d'un dictionnaire « général » - le cas des dictionnaires spécialisés, comme les
dictionnaires de vocabulaires techniques, est naturellement à part. Or ce sont souvent les mots
les plus fréquents qui posent au descripteur le plus de problèmes, bien que paradoxalement les
usagers s'y intéressent très peu quand ils consultent un dictionnaire sur leur langue maternelle.
La préposition à ou le verbe être ont beau figurer dans les dictionnaires uniligues du français,
seuls les linguistes lisent les articles qui leur sont consacrés.
Cependant, d'un autre point de vue, les auteurs de dictionnaire bénéficient d'une
facilité. Comme l'ordre dans lequel ils rangent les mots est, pour des raisons de commodité de
consultation, celui de l'alphabet, on aboutit à un émiettement arbitraire: des mots qui devraient
être rapprocheés (former et déformer) sont séparés, d'autres qui n'ont aucune affinité
sémantique peuvent se trouver voisins (four et fourbe se suivent). En conséquence, les
lexicographes ne sont apparemment pas tenus de faire apparaître comment s'organise le
vocabulaire d'une langue ou, pour employer un terme familier aux linguistes depuis un demi-
siècle, s'il est structuré et de quelle manière. Or, la linguistique contemporaine estime qu'il
l'est. Mais on n'a pas besoin, pour rédiger un dictionnaire, d'avoir à sa disposition une
description structurale poussée du lexique.
20
2.2. Les définitions
Pour renseigner sur le sens des mots, les lexicographes disposent de trois moyens: les
illustrations, dessins, photo ou graphiques, les définitions et les exemples. Si l'utilité
pratique des illustrations n’est pas contestable, elles constituent une repésentation du référent,
mais jamais directement du sens que sa nature psychologique fait écapper au procédé. Comme
les exemples n'ont qu'un rôle subordonné, restent les définitions, qu’ils sont d'ailleurs faits
pour compléter.
Par nature, les définitions sont faites de mots. On éclaire donc le sens du mot à définir
grâce au sens d'autres mots, mais ce dernier est lui-même défini ailleurs, dans les rubriques où
ces mots sont à leur tour définis, à l'aide d'autres mots encore. Comme le nombre des mots
recensés dans le dictionnaire n'est pas illimité, le procédé est inévitablement circulaire: pour
définir certains mots, il faut en fin de compte qu'ils aient eux-mêmes servi à définir. Dans les
meilleurs ouvrages, cette circularité est lointaine, on ne la retrouve qu'à force de remonter de
définition en définition, en cherchant à chaque fois la définition des mots définissants. Dans
les pires cas, elle est immédiate. Pour bannir toute circularité, il faudrait considérer un nombre
suffisant de mots comme primaires, donc indéfinissables, ce qui, tout en permettant de les
utiliser dans les définitions, les exclurait des mots expliqués par le dictionnaire. Mais la règle
du jeu ci-dessus rappeléé s'y oppose.
D'autre part, sur quoi portent les défnitions? Sur le sens, comme on s'y attendrait, ou
sur la réalité désignée, le référent? En fait, il s'agit des deux, parce que leurs rapports sont
étroits. Mais trop souvent la réalité désignée se substitue complètement au sens: pour bien des
mots, elle est en effet beaucoup plus facile à décrire que ce dernier.
Comment définir un mot? Laissons de côté les noms propres, qui posent des
problèmes particuliers et dont on ne définit guère que l'unique référent. Ce n'est pas sans
raison que, dans de nombreux dictionnaires, ils figurent dans une section ou un volume à part.
Il y a cependant bien des homonymies de noms propres: Martin s'applique à de nombreux
êtres humains, soit comme prénom, soit comme nom de famille, et même, traditionnellement,
à des ours et à des ânes. En outre les noms propres eux-mêmes, comme nous l'avons déjà fait
remarquer, n'echappent pas à la sémantisation. D'où des emplois comme « un Napoléon de la
finance », où l'article indéfini fait du nom propre une sorte de nom commun. Ce n'est
cependant pas le cas général. Interviendront donc en premier lieu, comme plus représentatifs
que les autres, les noms communs. Mais ni les verbes, ni les adjectifs ne seront ignorés.
21
2.2.1. Les définitions référentielles
La théorie des définitions vaut avant tout pour des notions et des objets, donc, si on
l'applique au langage, pour des référents. Elle distingue:
1. les définitions en extension, qui visent les référents essentiellement par deux
procédés: montrer un membre de la classe - ce qui est impossible dans un livre, sauf sous
forme d'illustration - ou en énumérer tous les membres. Mais l'énumération ne peut être
complète quand les référents sont en nombre illimité. On doit alors se contenter de donner un
échantillon. Le procédé qui n'est pas dénué d'efficacité pratique, manque de rigueur théorique;
2. les définitions en compréhension (dites par les logiciens définitions en intension),
c'est-à-dire par les propriétés « essentielles » (l'homme est par exemple défini comme un
animal raisonnable, ou doué du langage) ou par les propriétés « discriminantes »(l'homme
défini comme le seul bipède qui soit dépourvu de plumes); les propriétés essentielles sont
censées être constitutives du référent, alors que les propriétés discriminantes servent surtout à
le distinguer des référents voisins, dénommés à l'aide d'autres mots. Les définitions
opératoires, qui indiquent une opération permettant d'identifier le référent (« alcali: tout
corps qui fait virer au bleu la teinture de tournesol »), peuvent être rattachées aux définitions
par propriétés discriminantes;
3. les définitions stipulatives, dont l' originalité est qu'on décide (on « stipule ») que la
définition confère au terme son sens, si bien qu'à l'inverse des autres, la définition est
première et le terme, qui n'en constitue qu'une abréviation, second: « (on appelle) cercle
l'ensemble des points situés dans un plan à égale distance d'un autre point, le centre ». Elles
valent en particulier pour les notions mathématiques.
Comme on peut s'y attendre, les définitions des dictionnaires sont rarement par
extension, et dans ce dernier cas on a une sorte d'énumération: « membre: main et pied de
l'homme, aile et patte de l'animal ». En général, les définitions qu'on trouve sont en
compréhension, autrement dit intensionnelles. Pour le reste elles peuvent varier selon le mot,
et même selon le sens à définir puisque les mots sont très souvent polysémiques.
4. Il faut aussi insister sur les définitions synonymiques: « plumard: lit », « mec:
homme », « nana: femme ». C'est un type dont il est rarement parlé dans la théorie des
définitions parce qu'il est proprement linguistique, et qui n'est légitime que si le synonyme
auquel on renvoie est lui-même défini ailleurs. Les exemples montrent du reste que la
synonymie qui sert ici de base n'est pas totale et que, si on s'en contente, d'autres aspects du
sens, connotations, appartenance à un vocabulaire spécialisé, etc., se trouvent négligés.
22
2.2.2. Les définitions paraphrastiques
Le plus souvent les définitions lexicographiques prennent la forme de paraphrases,
c'est-à-dire qu'elles comportent un enoncé plus développé, mais de contenu équivalent, qui
dans une phrase pourrait à la rigueur remplacer le mot défini: «aguicher: exciter par diverses
agaceries et manières provocantes ». Un tel remplacement, qui alourdirait beaucoup la phrase,
devient naturellement impossible dès que la définition ne se limite pas à décrire le référent
potentiel, mais inclut une allusion au signe lui-même: « miauler: se dit du chat (ou de certains
félins) quand il fait entendre son cri »; « venir: marque un déplacement qui aboutit ou est près
d'aboutir au lieu où on se trouve ». Mais ce genre de définition n'est pas le plus courant, et il
suffit d'une petite manipulation, la mise entre paranthèses de cette allusion, pour le ramener au
type paraphrastique: « miauler: (en parlant du chat ou de certains félins) faire entendre son cri
». Les définitions paraphrastiques proprement dites, qui relèvent du type intensionnel,
comportent une description plus ou moins précise du référent, plus exactement une évocation
de la connaissance, intuitive ou scientifique, qu'on en a.
Il y a plusieurs types de paraphrases:
1. strictement équivalentes, dans la mesure où c'est possible: cf; ci-dessus l'exemple
d'aguicher;
2. par un mot ou une expression de sens plus général, moins précis, donc un
hyperonyme (animal est hyperonyme de chat, chien, poisson, serpent, etc.: il les englobe
tous; à l'inverse, ils sont ses hyponymes): « aguicher: provoquer »; on peut donner à une telle
phrase une forme antonymique, en niant un hyperonyme de sens opposé (un antonyme est
lui-même un mot ou une expression de sens opposé): « céder: ne plus résister à la pression » -
céder et résister sont antonymes l'un de l'autre;
3. incluant un terme métonymique, c'est-à-dire de sens voisin: « bras: partie du
corps... »; au lieu de partie, on a encore morceau, pièce, etc. Pour les noms collectifs, on
paraphrase à l'aide de mots comme ensemble: « classe: ensemble d'individus ou d'objets... »;
on peut aussi utiliser simplement un pluriel: « barbe: poils qui poussent sur la joue ou sur le
bas de la figure »;
4. s'appuyant sur la dérivation du mot: « jovialité: caractère jovial », où le substantif
caractère de la définition équivaut au suffixe -ité du substantif défini;
5. par approximation: « quiche: sorte de tarte de pâte brisée... »).
D'autre part, au lieu de vraies définitions qui visent à toute la concision compatible
avec la clarté, on en a qui insistent sur ce qu'est le référent et en constituent plutôt des
23
descriptions plus ou moins longues. La distinction correspond à celle, classique, entre
dictionnaires linguistiques et dictionnaires encyclopédiques. Les uns sont censés insister
sur la connaissance du sens, mais, dans la mesure où le passage par le référent paraît souvent
indispensable, il se bornent à donner sur ce dernier les renseignements strictement nécessaires
à son identification, les autres au contraire n'ont ni les mêmes scrupules ni les mêmes objectifs
et fournissent des renseignements de tous ordres. Mais aussi bien entre définition et
description qu'entre dictionnaires linguistiques et dictionnaires encyclopédiques,
l'opposition n'est que relative.
Les bons dictionnaires adjoignent aux définitions des exemples, inventés ou cités,
comme si présenter et décrire les mots en eux-mêmes n'était pas suffisant. Car, ont affirmé
certains spécialistes, « les mots n'ont pas de sens, ils n'ont que des emplois ». Dans les
conditions habituelles d'utilisation, un mot aparaît en contexte et en situation. Si l'un ou
l'autre fait défaut, son sens devient beaucoup plus vague, sans doute parce qu'il est incomplet
du fait qu'on est privé de renseignements habituellement fournis et grâce auxquels on peut
l'interpréter avec précision. Quand le mot est présenté à l'état isolé, comme dans un
dictionnaire, le défaut est porté à son maximum et on tente d'y remédier grâce aux exemples.
Mais ces exemples sont eux-mêmes hors contexte et hors situation, de sorte que le lecteur doit
plus ou moins en imaginer un pour se faire une idée approximative du sens. (C'est le cas
même lorsqu'il s'agit d'une citation d'un écrivain: sortie de l'oeuvre d'où elle vient, elle perd sa
valeur).
24
CHAPITRE III
L’ANALYSE STRUCTURALE DU SENS (L’ANALYSE SEMIQUE)
3.1. Principes généraux
L’analyse sémique repose sur certains axiomes généraux de la linguistique
structurale:
- une langue naturelle est un système de signes;
- le signe linguistique est une entité biplane, réunissant un signifiant (unité du plan de
l’expression) et un signifié (unité du plan du contenu);
- il se manifeste un isomorphisme structurel (= identité formelle, même type de réseaux
relationnels constitutifs) du plan de l’expression et du plan du contenu.
Accepter ces axiomes, c’est accepter la possibilité d’appliquer au plan du contenu le
même type d’analyse qui a conduit à l’identification des unités du plan de l’expression et des
relations qui les unissent (voir, par exemple, l’analyse phonologique).
L’analyse sémique a pour but:
- d’identifier les unités minimales de sens;
- de classer ces unités (démarche paradigmatique);
- de décrire les relations que ces unités peuvent contracter entre elles (démarche
syntagmatique).
Chaque unité minimale du plan de l’expression – chaque lexème – a pour
correspondant dans le plan du contenu une ou plusieurs (dans le cas des lexèmes
polysémiques) unités appelées sémèmes. Cependant le sémème n’est pas l’unité minimale de
contenu. Par la méthode de l’analyse sémique on arrive à découper le sémème en unités
constitutives, qui sont les unités minimales de contenu, appelées traits sémiques ou sèmes.
L’analyse sémique utilise les procédures de toute analyse structurale: la segmentation
et la commutation - substitution.
Par segmentation, on arrive à découper le contenu d’un lexème (= le sémème) en
unités constitutives.
ex. HOMME (barbat) = être humain + sexué + mâle.
Par commutation, on opère une modification au niveau de ces unités, pour voir si cette
modification en entraîne une autre dans le plan de l’expression.
ex. être humain + sexué + femelle = FEMME (femeie)
25
La substitution du trait mâle par le trait femelle entraîne donc une modification dans le
plan de l’expression, à savoir la substitution du lexème HOMME par le lexème FEMME.
Mâle et femelle sont par conséquent des unités minimales distinctives du plan du contenu, des
sèmes distinctifs.
L’opération décrite ci-dessus démontre une fois de plus l’inséparabilité des deux plans
de la langue – expression et contenu – et le fait que l’on peut se servir de l’étude de l’un de
ces plans pour l’étude de l’autre.
3.2. Les unités de sens
3.2.1. Les sèmes
Le sème est l’unité minimale de contenu, unité indécomposable. Il peut être considéré
comme un universel sémantique (ou conceptuel): les mêmes sèmes sont présents dans les
plans du contenu de toutes les langues naturelles (animé, objet, mâle, femelle, action etc.)
Selon Bernard Pottier, il y aurait des sèmes spécifiques au sens lexical, appelés sèmes
substantiels (objet, pour écrire, etc.) et des sèmes relevant de l’information grammaticale,
appelés sèmes relationnels (possessif, démonstratif, etc.) Un ensemble organisé de sèmes
substantiels forme un sémème. Un ensemble organisé de sèmes relationnels forme un
catégorème.
3.2.2. Le sémème
Le sémème représente le sens global d’un lexème, renfermant tous les traits sémiques
(sèmes) pertinents pour la définition de ce lexème. Un sémème est composé d’au moins deux
sèmes. En même temps, deux sémèmes peuvent différer par un seul sème (cf. l’exemple cité
ci-dessus, HOMME / FEMME).
Analyse structurelle du sémème.
Le sémème ne représente pas simplement la somme des sèmes qui le constituent. C’est
un ensemble hiérarchisé de sèmes, où les sèmes de rang inférieur impliquent logiquement les
sèmes de rang supérieur et d’un niveau plus élevé de généralité. Ces relations logiques entre
les sèmes à l’intérieur du sémème s’actualisent dans tous les contextes où le lexème
correspondant est utilisé.
ex. voiture > véhicule > objet fabriqué > objet > toute chose qui affecte les sens
26
Les sèmes relèvent de catégories sémiques diverses, hétérogènes. (Une catégorie sémique est
une catégorie appartenant à une certaine sphère notionnelle: p. ex. temporalité, causalité,
forme, dimension, appartenance, etc.) Il y a cependant à l’intérieur du sémème une
organisation logique de ces catégories, reflétant une logique factuelle et/ou cognitive. On dira
donc plutôt que le sémème est un ensemble hiérarchisé de catégories sémiques.
ex. dans le sémème CANAPÉ on reconnaît la présence des catégories sémiques suivantes:
structure destination capacité consistance
sur pieds pour s’asseoir pour plusieurs personnes rigide
à dossier
....
Analyse fonctionnelle du sémème
Du point de vue fonctionnel, le sémème comprend des sèmes spécifiques, des sèmes
génériques et des sèmes virtuels (ou connotatifs).
ex. le substantif COLLABORATION actualise les sèmes
- génériques:
S1 – concret
S2 +action
S3 + sujet humain
- spécifiques:
S4 travail
S5 participation à un groupe
- virtuels:
S6 péjoratif
S7 assistance à l’ennemi en temps de guerre
Les sèmes spécifiques ou sèmes nucléaires forment le noyau sémique du sémème (sa
différence spécifique). Les sèmes nucléaires sont stables, constituent l’invariant du sens et
s’actualisent dans tous les contextes où le lexème correspondant est utilisé.
Les sèmes génériques ou classèmes donnent le genre prochain, commun à plusieurs
27
sémèmes d’un paradigme sémantique. Ils ont donc la propriété d’appartenir à au moins encore
une autre unité du contexte où un lexème est utilisé, assurant ainsi l’unité (la cohérence) du
discours.
Les sèmes virtuels sont des sèmes connotatifs, le plus souvent implicites, suggérés à
l’esprit du locuteur en vertu d’une association habituelle, de nature culturelle. Ce sont des
sèmes marginaux, qui ne s’actualisent pas dans tous les contextes.
Le sème constitue la plus petite différence qui peut exister entre deux sémèmes.
ex.
FEMME 1 (femeie)
être humain
sexué
femelle
FEMME 2 (nevasta)
être humain
sexué
femelle
mariée
ou bien
AUTOBUS
moyen de transport
transport des personnes
pour plusieurs personnes
payant
+ intra urbain
AUTOCAR
moyen de transport
transport des personnes
pour plusieurs personnes
payant
- intra urbain
Dans le premier exemple ci-dessus, la différence réside en la présence d’un sème
supplémentaire dans FEMME 2 (nevasta); dans le deuxième exemple, la différence consiste
en la présence dans les deux sémèmes des sèmes opposés + intra urbain / - intra urbain.
On peut faire une distinction, à l’intérieur du sémème, entre les sèmes centraux et les
sèmes périphériques, selon la position que la catégorie dont relève le sème occupe dans la
taxinomie sémique.
ex. Parmi les noms de mouvement, la distinction entre SAUT et GLISSEMENT est
opérée par les traits périphériques grande vitesse – présent dans les deux sémèmes - /vs./
grande intensité – présent seulement dans le premier.
28
Parmi les noms désignant des mouvements oscillatoires, VIBRATION et
TRÉPIDATION s’opposent par les traits périphériques très grande vitesse /vs./ grande
vitesse.
Enfin, il existe des traits sémiques qui n’ont pas de valeur distinctive (= n’entraînent
pas de modifications dans le plan de l’expression) mais sont relevants pour la relation
signifiant – référent, car ils reflètent des propriétés des objets du monde, enregistrées par les
référents. Ce sont les sèmes encyclopédiques, relevant par exemple de la forme, de la couleur,
de la position dans l’espace etc. Les sèmes encyclopédiques ne sont pas hiérarchisables et
occupent eux aussi une position périphérique dans la structure du sémème.
ex. TIGRE: Mammifère de grande taille, au pelage jaune roux rayé de bandes noires
transversales, félin d’Asie et d’Indonésie, carnassier cruel, qui chasse la nuit (le Petit Robert)
Dans la définition citée ci-dessus, les séquences soulignées représentent des sèmes
encyclopédiques.
Quant aux classèmes, ils ont non seulement la valeur de sèmes génériques indiquant le
genre proche, mais aussi des fonctions importantes:
- la fonction syntagmatique (discursive): les classèmes assurent la cohésion du
discours, en ce sens que deux ou plusieurs noyaux sémiques ne peuvent se combiner que s’ils
ont au moins un classème commun, formant une base classématique commune.
ex. L’enfant mange une pomme.
+animé +animé
- la fonction paradigmatique des classèmes permet la classification des unités lexico-
sémantiques, en ce sens que plusieurs unités forment un paradigme si elles ont au moins un
classème commun.
ex. pommier, poirier, pêcher, abricotier ont en commun au moins le classème +végétal.
On distingue plusieurs types de classèmes:
A. Les classèmes dénotatifs
A.1. Les classèmes grammaticaux forment le sens des catégories morphologiques et
syntaxiques.
ex. genre, nombre, cas, transitif, temps, aspect, etc.
29
A.2. Les classèmes génériques relèvent des concepts universels et/ou primitifs, ils servent à
organiser les paradigmes référentiels (les classes de référents) formant l’univers sémantique
d’une langue donnée.
ex. animé / inanimé, mâle / femelle, etc.
B. Les classèmes connotatifs
B.1. Jugement sur le référent. Les classèmes connotatifs peuvent relever d’un jugement sur le
référent, jugement de nature évaluative ou affective.
ex. mélioratif / péjoratif relèvent d’un jugement évaluatif:
un régal est un mets que l’on trouve particulièrement délicieux, un chauffard est un
mauvais chauffeur.
le classème [+affectif] est à retrouver dans des expressions comme ma biche, mon
chou, qui, adressées à un être humain proche, connotent la tendresse.
B.2. Jugement sur la situation de discours. Les classèmes connotatifs peuvent aussi relever
d’un jugement sur la situation de discours. Ces classèmes sont présents dans le contenu des
lexèmes qui connotent un certain registre de langue (standard, familier, populaire, soigné) et
qui sont donc utilisés dans des situations caractérisées par des paramètres comme la
familiarité, l’intimité / la distance entre les interlocuteurs, le caractère formel (officiel) ou
informel de la situation de communication, etc.
ex. bagnole pour voiture connote le registre familier
monture pour cheval connote le registre soigné; le même mot, employé pour vélo ou
pour moto, connote l’ironie.
3.2.3. L’archisémème.
Un lexème sera d’autant plus concret, plus spécifique que son contenu (sémème)
comprend plus de sèmes et d’autant plus abstrait que son contenu (sémème) comprend moins
de sèmes. On dira, dans le premier cas, que le lexème en question a une forte densité sémique
et dans le second, que le lexème en question a une faible densité sémique.
L’archisémème est un sémème d’une faible densité sémique, d’un degré élevé
d’abstraction, de généralité; il comprend les sèmes communs à toute une classe d’autres
sémèmes. Il désigne une entité abstraite, l’objet – type d’une classe.
30
ex.
SIÈGE est l’archisémème de la classe chaise, tabouret, fauteuil, canapé, etc. Il est
caractérisé par les sèmes objet fabriqué + meuble + pour s’asseoir.
VÉHICULE est l’archisémème de la clase autobus, autocar, voiture, taxi, etc. Il
comprend les sèmes objet fabriqué + moyen de transport.
Certains archisémèmes ont des correspondants dans le plan de l’expression, appelés
archilexèmes. Il faut noter le fait que le même archisémème peut avoir un archilexème
correspondant dans certaines langues naturelles, et ne pas en avoir dans d’autres.
ex.
archisémème archilexèmefrançais roumain
VÉHICULE véhicule vehiculSIÈGE siège -OBJET POUR ÉCRIRE - -COUVERT 1(tout ce dont on couvre la table)
couvert masa
COUVERT 2(ustensiles de table)
couvert tacâmuri
L’archilexème peut être utilisé dans le discours pour remplacer n’importe lequel des
lexèmes de la classe qu’il représente. Ainsi, on peut employer ANIMAL pour tout nom
d’animal, FLEUR pour tout nom de fleur, CHOSE (ou en langage familier TRUC) pour tout
substantif, etc.
3.2.4. L’épisémème.
L’épisémème est un signifié global, une unité de sens correspondant dans le plan de
l’expression aux locutions, proverbes, expressions figées. Ce signifié global est réparti sur
plusieurs faux signifiants, qui n’ont de sens que dans leur ensemble. Dans l’interprétation de
ce sens, les classèmes jouent un rôle fondamental.
ex. prendre la poudre d’escampette = s’enfuir
bon gré mal gré = en se résignant
3.2.5. Le métasémème
Le métasémème est une unité de sens complexe, à caractère dynamique (remplacement
d’un sémème par un autre sémème), un procès métasémique consistant en la suppression ou
l’adjonction de sèmes en contexte et qui conduit ainsi à des changements de sens des lexèmes,
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à l’apparition de figures de sens. Ces figures de sens (ou tropes) peuvent être lexicalisées
(passer dans l’usage commun) ou constituer des images poétiques.
ex. tropes lexicalisés:
boire du champagne (métonymie)
le propre des mortels (= des hommes) est de douter de tout (synecdoque)
manger des langues de chat (= pâtisserie) (métaphore)
effet de clair-obscur (en peinture) (oxymore)
3.2.6. Le modèle de Rastier
F. Rastier (d’après Baylon, 1995) a posé les principes d'une analyse en sèmes assez
comparable à la précédente dans son principe, mais plus poussée car elle envisage
systématiquement la question délicate de la polysémie et surtout le rôle du contexte dans le
fonctionnement des sèmes. Nous simplifierons quelque peu en appliquant sa description aux
mots alors que, pour lui, elle ne vaut proprement que pour les morphèmes (= monèmes) et les
lexies, « groupements stables de morphèmes constituant une unité fonctionnelle » - mais de
nombreux morphèmes ont le status de mots et les mots répondent souvent à la définition de la
lexie.
Avec Pottier, Rastier oppose les sèmes génériques aux sèmes spécifiques: les
premiers caractérisent une classe sémantique, les seconds permettent de distinguer, dans la
classe, les différentes unités lexicales. Ainsi, dans l'exemple des noms de siège vu plus haut,
le sème |pour s'asseoir| est commun à tous les mots et indique leur appartenance à la classe
(laquelle est plus précisément, selon Rastier, un « taxème »); les autres sèmes servent à
opposer les mots les uns aux autres dans la classe.
Mais d'autre part les sèmes génériques comme les sèmes spécifiques peuvent être soit
des sèmes inhérents, soit des sèmes afférents. Ces derniers ont un statut assez proche de
celui des virtuèmes. La différence entre les sèmes inhérents et chacune des deux espèces de
sèmes afférents, sèmes afférents « socialement normés » et sèmes afférents « contextuels », se
traduit par l'effet qu'a le le contexte sur l'interprétation à donner au mot:
- Pour les sèmes inhérents, seul est possible un effet négatif. Corbeau comporte |noir|
parmi ses sèmes inhérents. Si le contexte intervient, la conséquence en sera une annulation du
sème, par exemple s'il est dit que « Ce corbeau était blanc ». Mais en l'absence d'indications
formelles dans le contexte, le sème est activé et il faut en tenir compte dans l'interprétation du
mot.
32
- Pour les sèmes afférents socialement normés, seul est possible un effet positif
d'activation: le contexte d'emploi n'intervient que pour activer un sème qui autrement demeure
latent. Si, parlant du renard, on évoque les difficultés qu'on a à le chasser et qui faisaient de la
chasse au renard une activité traditionnellement fort prisée de la bonne société anglaise, le
sème |rusé| est ainsi mis en relief. Il en va de même si on qualifie un être humain de renard.
- Quand aux sèmes afférents contextuels, ce sont ceux qui, sans appartenir en propre à
l'unité lexicale, lui viennent du contexte. Les sèmes peuvent en effet se propager d'un mot à
un mot voisin, qui se trouve alors pourvu momentanément d'un sème étranger. Si dans un
texte il est question d'un corbeau apprivoisé, les sèmes d'apprivoisé s'ajoutent à ceux de
corbeau, qui pourra alors, sauf indication contraire, les conserver chaque fois qu'il apparaîtra
dans le même texte. Dans l'expression due à Julien Gracq « écrivain ou plumitif, percheron ou
pur-sang », écrivain reçoit un sème mélioratif de pur-sang, avec lequel il est mis en parallèle,
alors qu'il est opposé à plumitif, mot péjoratif, comme pur-sang l'est à percheron (gros cheval
pour travaux agricoles).
Rastier admet que les divers sèmes sont, selon le contexte d'emploi, inhibés, activés ou
même transmis. Ainsi, non seulement les sèmes annexes, appelés virtuèmes ou afférents selon
les auteurs, mais aussi les sèmes fondamententaux eux-mêmes apparaissent ou disparaissent
pour ainsi dire à la demande. Ce masquage se produit en particulier dans les emplois figurés.
Si l'on dit: « Il me fait devenir chèvre », tous les traits objectifs propres à l'animal (avoir
quatre pattes, des poils, des cornes, etc.) sont mis hors circuit, bien que, selon l'intuition, ce
soit bien son nom qu'on emploie et que, d'une certaine façon, ils demeurent sousjacents.
Comme de juste, le recours au contexte, à la situation, à l'univers de discourt permet alors
l'effacement des sèmes fondamentaux et la mise en relief de sèmes secondaires ou déviants:
quand le sujet est, comme dans l'énoncé cité à l'instant, un être humain, le rapport établi par le
verbe devenir avec un nom d'animal n'est tenable, sauf à admettre des métamorphoses tout à
fait invraisemblables, que si l'auditeur renonce à construire le sens de chèvre sur les sèmes
propres à l'animal.
Soulignons une dernière difficulté. On peut attendre des analyses en traits qu'elles ne
se limitent pas à un échantillonage, mais que de proche en proche, comme le lexique, elles
couvrent tout le champ de ce dont on peut parler, de l'expérience hmaine. Or, cette espérance
est deçue, pour deux raisons.
La première est que pour articuler toute la réalité sous les mots, il faudrait que soit
résolue la question des champs lexico-sémantiques, et des rapports entre les champs. Or elle
ne l'est pas.
33
Une seconde raison, due aux limites intrisèques de l'analyse sémique, empêche aussi
de donner une description complète de l'experience humaine telle qu'elle se présente dans le
lexique. Dans de nombreux cas, la réduction des significations à un ensemble de sèmes est
tout simplement impossible à opérer.
Un exemple souvent cité est celui du champ des couleurs. Si la lumière telle qu'un
prisme la décompose est un continu où n'apparaissent pas de frontières nettes, il reste que
pour les besoins de la dénomination, ce continu est dans chaque langue découpé en catégories
distinctes, et qu'à chacune correspond un nom de couleur différent (en français, bleu, rouge,
jaune, vert, etc.). Mais ces catégories ne semblent pas poséder de propriétés discrètes et on
ne voit pas comment leur appliquer une analyse en traits ni donc, de façon plus générale, le
modèle des conditions nécessaires et suffisantes. Ces constatations, qui se révèlent déjà
valables pour des réalités concrètes et même directement soumises à la connaissance
perceptive comme les couleurs, sont à plus forte raison pertinentes pour l'univers beaucoup
plus subjectif des valeurs, de l'affectivité et des abstractions non scientifiques.
3.3. La sémantique du prototype
3.3.1. Principes
Ce sont les psychologues, notamment Eleanor Rosche-Heider, qui ont élaboré un
modèle du sens qui remédie à une partie des faiblesses inhérentes à l'analyse sémique sous
formes les plus élémentaires. C'est la théorie du prototype, dont nous empruntons la
présentation à C. Baylon (1995) et à C. Touratier (2000).
En sémantique, le problème majeur porte sur la catégorisation du réel. Les éléments
qui le constituent ne peuvent pas tous, à beaucoup près, recevoir des dénominations
individuelles, c'est-à-dire des noms propres: voit-on tous les arbres plantés sur le territoire de
la France, ou tous les oiseaux y vivant, avoir chacun son nom propre, par exemple, pour les
oiseaux, l'un Fifi, le second Coco, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on les ait tous nommés un par
un? Ce n'est pas concevable. Aussi ces éléments doivent-ils être regroupés en ensembles, en
catégories plus ou moins générales, dont chacune porte un nom commun, c'est-à-dire
collectif, comme chêne, noisetier ou arbre, pinson, grive ou oiseaux, et donc valable pour tous
les membres de la catégorie.
Sur quelle base repose cette répartition en catégories? Une première question, déjà
évoquée et fort difficile, est celle du choix des propriétés retenues, qui varie d'une langue à
34
l'autre. Avec raison, la théorie du prototype fait remarquer que les propriétés constitutives du
lexique dans les langues sont largement interactionnelles, autrement dit liées aux rapports
que l'être humain entretient avec les référents à caractériser. L'adoption de propriétés vraiment
objectives supposerait des méthodes et un point de vue désintéressés, tels que la science les
prône, alors qu'à coup sûr les langues se sont d'abord constituées à des fins utilitaires et
continuent dans cette voie.
Selon les modèles plus ou moins « ensemblistes », non seulement les référents seraient
répartis en catégories en fonction des propriétés qu'ils présentesnt, mais, si l'on veut rester
fidèle à la théorie des ensembles, toutes les propriétés devraient être mises sur le même plan.
Sous la pression des faits, il a bien fallu admettre, avec plus ou moins d'ingéniosité, des
propriétés secondaires qui ne sont pas dans la logique de ces modèles. Si l'on s'en tient aux
propriétés majeures, celles qui fournissent à Rastier ses «sèmes inhérents », les objets qui en
ont une de plus ou de moins ne font plus partie de la même catégorie: sans plumes, un animal
volant ne peut être rangé parmi les oiseaux; pourvu de mamelles, un vertébré est à séparer des
animaux qui n'en ont pas. Or, pour rendre compte du sens avec précision, il serait préférable
que les propriétés n'aient pas toutes des effets de ce genre, ce que permet la nouvelle théorie.
On cite l'exemple de la baleine. Au lieu de décider que cet animal mérite ou ne mérite
pas d'être mis dans la catégorie des animaux qu'on appelle poissons, comme le ferait l'analyse
sémique, la nouvelle théorie, grâce à la notion de prototype, fournit une réponse nuancée, pas
par oui ou non, mais par plus ou moins. La baleine n'est sans doute pas un poisson parfait,
puisqu'on lui conteste cette dénomination, mais elle est beaucoup plus apte à être dénommée
poisson qu'un moineau ou un lapin, qui ne le sont absolument pas. Dans la théorie du
prototype, on peut certes se livrer à une analyse componentielle en traits sémantiques, mais
les traits ainsi dégagés recevront des status divers. Les uns seront donnés comme
indispensables, les autres comme facultatifs. Seuls les référents ayant les premiers peuvent
appartenir à la catégorie. Mais, paradoxalement, ce sont des traits facultatifs qui distinguent
des autres les meilleurs représentants de la catégorie. Ainsi en est-il pour le mot oiseau. Parmi
les oiseaux, l'aptitude à voler est commune, mais il est des oiseaux qui ne volent pas, comme
l'autruche ou le pingouin, et qui font sans conteste partie de la catégorie. Seulement, ni
l'autruche ni le pingouin n'en sont de très bons membres, parce qu'il leur manque sur ce point
une propriété importante. L'usage langagier enregistre ce statut marginal, qui explique qu'on
puisse dire: « C'est un oiseau, mais il ne vole pas »: il faut voler pour être un oiseau
pleinement représentatif de la catégorie, un oiseau prototypique.
Que doit-on entendre par prototype? Est ou sont désignés par ce terme le ou les
35
membres les plus caractéristiques de la catégorie dénommée, ceux du moins qui sont jugés
tels par les usagers, comme on peut l'établir par divers tests. A titre d'exemple, dans la
catégorie des oiseaux, les moineaux et les aigles sont prototypiques. Dans une catégorie
donnée, il s'établie ainsi une hiérarchie, depuis les objets de statut central, les protoypes,
jusqu'aux objets tout à fait étrangers à la catégorie, mais en passant par des objets mixtes, car
il y en a. Intuitivement, il est bien moins scandaleux d'appeler oiseau une chauve-souris
qu'une vache, parce que le premier animal, mais non le second, est aux frontières de la
ctégorie. Même si elle n'a ni bec ni plume, même si elle est quadrupède et vivipare, la chauve-
souris a des ailes comme tous les oiseaux, et elle vole comme les oiseaux prototypiques. La
vache ne présente aucune de ces deux dernières propriétés et en outre elle est beaucoup trop
grosse pour être comparable à un oiseau. Car la taille elle-même entre en jeu: l'immense
majorité des oiseaux sont bien plus petits que les être humains; ceux qui leur sont
comparables par la taille ou le poids sont déjà, de ce point de vue, aux limites de la catégorie;
à plus forte raison, un animal de poids et de taille encore bien supérieurs ne fait pas penser à
un oiseau.
Au sens strict, cette théorie est une conception nouvelle des catégories cognitives et
logiques, théorie selon laquelle les catégories ne doivent pas être définies, comme on le fait
traditionnellement depuis Aristote, en termes de conditions nécessaires et suffisantes, c'est-à-
dire qu'elles ne sont pas des entités délimitées de façon rigoureuse et dont tous les
représentants possèdent nécessairement toutes les propriétés requises par la définition même
de la catégorie. « Les catégories naturelles, estime en effet Eleanor Rosch (1975, « Cognitive
Reference Points »), ont une structure interne composée d'un prototype (les instances les plus
nettes, les meilleurs exemplaires) de la catégorie et de membres non prototypiques placés
dans un ordre qui va d'exemplaires meilleurs à des exemplaires moins bons ».
C'est ainsi que le moineau ou le rouge-gorge sont de meilleurs instances de la
catégorie d'oiseau que l'autruche ou le poussin, qui, eux-mêmes, sont des instances moins
marginales de ladite catégorie que le pingouin ou le kiwi, les instances les plus marginales
ayant encore moins de caractéristiques communes avec les instances prototypiques que les
instances moins marginales
On peut envisager une application de cette théorie cognitive à la sémantique, en
considérant le sens d'un lexème comme « la représentation mentale ou concept de son
prototype-objet » On dira alors que le mot "polysémique" ne représente qu'une catégorie dont
le prototype constituera le sens premier, basique, ou central, dont les autres seront des
instances plus ou moins éloignées», en termes de traits sémiques qui définissent sa
36
signification première et fondamentale. Tous ces traits sémiques sont prototypiques. Mais
certains d'entre eux peuvent ne pas se retrouver dans telle ou telle signification plus ou moins
éloignée du sens fondamental, étant entendu cependant que pour faire partie des significations
non non prototypiques d'un lexème, il faut avoir au moins un sème en commun avec le
sémème de la signification première ou prototypique. C'est ainsi que le sémème du lexème
oiseau est défini par le Dictionnaire du Français Contemporain en ces termes:
« animal vertébré (3) ovipare (6), couvert de plumes (2), pourvu d'ailes (4), de deux
pattes et d'un bec (7), capable ordinairement de voler (1) »
Une telle définition montre explicitement que le trait sémique « capable de voler »
peut ne pas être représenté, puisqu'elle précise « capable ordinairement de voler ». De fait, le
lexème connaît des emplois dépourvus de ce trait pourtant typique, comme lorsqu'on dit (cf.
plus haut):
Le poussin est un oiseau, mais il ne vole pas.
où la possibilité d'utiliser le coordonnant d'opposition mais ne se comprend que si le sens du
mot oiseau dans ce contexte se définit par référence à une signification prototypique
comprenant justement le trait « capable de voler ».
La théorie prototypique traite également avec succès des niveaux de dénomination, qui
posaient eux aussi problème. De nouveau, il s'agit de catégorisation. Les modèles classiques
font en effet apparaître, avec raison, que les catégories s'emboîtent souvent les une dans les
autres. Il y a des catégories très générales, définies chacune par un petit nombre de propriétés,
mais comportant de nombreux membres: par exemple la catégorie des animaux. Il y en a aussi
qui se définissent par de nombreuses propriétés, incluant les précédentes, et qui à l'inverse ont
moins de membres. La vaste catégorie des animaux se subdivise ainsi en espèces et en races.
Si on met à part les catégorisations scientifiques et techniques, plus fines et donc plus
riches en niveaux, il apparaît, selon la théorie du prototype, qu'il y a dans le langage courant
trois niveaux principaux de catégorisation et donc de dénomination; dans le cas des membres
du règne animal:
- un niveau très général, celui auquel correspond justement le mot animal;
- un niveau intermédiaire, auquel correspond le mot chien, nom d'espèce;
- un niveau inférieur, celui des noms de race, épagneul, danois, boxer, basset, etc.
Or, l'expérience montre que le mot de niveau moyen est de loin le plus usité.
Lorsqu'on décrit un événement où un chien se trouve impliqué, l'utilisation du mot chien est
incomparablement plus fréquente que celle de tout autre mot. Les animaux, de la puce à
l'éléphant et même sans tenir compte des microbes, sont vraiment d'aspect trop varié pourqu'il
37
vienne à l'esprit, sauf nécessité particulière, de commencer par catégoriser un chien comme
animal. Un chien est d'abord reconnu comme chien avant d'être reconnu, avec tous les chiens,
comme animal. On comprend qu'il soit désigné d'après la catégorie où il est le plus
spontanément et le plus rapidement classé.
Jusqu'à présent, la théorie prototypique a été présentée comme une amélioration des
théories précédentes car, dans les exemples fournis, il était possible de procéder à une analyse
en traits. Or elle peut s'appliquer à des cas où c'est exclu, tel celui, déjà évoqué, des
dénominations de couleurs, où on ne saurait décomposer le sens de bleu ou de rouge.
Pourtant, parmi toutes les nuances qui constituent les référents d'un de ces termes, disons
bleu, certaines sont incontestablement plus représentatives que d'autres, pour lesquelles il
arrive même qu'on hésite à les appeler bleues. Les premières sont prototypiques, les secondes
non. Cela montre que la notion de prototype ne se définit pas forcément comme la résultante
d'une analyse componentielle, donc comme un ensemble de propriétés typiques. C'est bien
plutôt un modèle psychologique, auquel l'usager compare globalement telle ou telle
représentation et, selon qu'elle lui en paraît voisine ou éloignée, adopte ou non la
dénomination correspondante. Dans le cas intermédiaires, on peut recourir à des expressions
qui marquent l'incertitude, « une sorte de bleu », « une espèce de bleu », « bleu, si on peut dire
», ou encore à un suffixe: bleuâtre.
3.3.2. La ressemblance de famille
Comme toutes les théories sémantiques, celle du prototype se heurte à certaines
difficultés. Elle fonctionne bien dans certains secteurs: celui des réalités perceptives, des
espèces naturelles, des objets fabriqués. Dans d'autres domaines, elle s'applique moins
aisément. De même elle convient mal aux mots polysémiques, dans la mesure où un polysème
regroupe sous une dénomination unique plusieurs catégories. Si, prise séparement, chacune de
ces catégories se laisse décrire par le modèle, prises toutes ensemble, elles font problème
quand on n'aperçoit pas une unité catégorielle correspondant à l'unité du mot.
Aussi la théorie prototypique, dans son état premier, favorise-t-elle le dégroupement
des polysèmes, autrement dit, dans tous les cas où l'unité du mot n'est pas absolument
évidente, une description autonome de chaque signification, comme si on avait affaire à
plusieurs homonymes. On peut évoquer l'exemple du verbe tirer où la plupart des
dictionnaires voient un verbe unique, mais où le Dictionnaire du français contemporain,
pourtant antérieur à l'application de la théorie présentée, en voit dix, correspondant à dix
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significations différentes. C'est dans cette direction que conduit l'analyse prototypique, toutes
les fois qu'on échoue à dégager un prototype dans un mot polysèmique.
Pour remédier à ses insuffisances et combler ses lacunes, la sémantique du prototype
a, dans ses versions actuelles, recouru à d'autres notions, et avant tout à celle de ressemblance
de famille, dite encore air de famille, empruntée à Ludwig Wittgenstein. Selon Wittgenstein,
il n'est pas toujours possible d'analyser le sens d'un mot en éléments constitutifs. Il a pris en
particulier l'exemple du mot jeu, d'autant plus frappant que, pour lui, le langage lui-même
entre dans la catégorie des jeux.
Les jeux sont fort nombreux, mais, alors que le langage les regroupe tous sous ce nom,
on n’arrive pas à les définir de façon unitaire, à trouver des propriétés telles que n'importe
quel jeu les comporte. Car il y a des jeux à règles (comme le football, le bridge, les échecs, ou
même le langage, si c'est un jeu), des jeux sans règles, des jeux qu'on pratique seul, à deux ou
en équipe, qui comportent un enjeu (on gagne ou on perd) ou qui n'en comportent pas (ainsi
en est-il des enfants qui « jouent » au papa et à la maman). On pourrait croire que tous les
jeux sont des distractions, mais ce n'est pas le cas, puisqu'il y a des joueurs professionnels: le
jeu est le métier qui les fait vivre. Dans l'examen des mots polysémiques, qui créaient des
difficultés à la théorie du proptotype première manière, il suffit d'apercevoir entre les diverses
significations, entre les diverses catégories liées à elles, une ressemblance quelconque pour ne
plus être contraint à la solution de dégroupement que l'analyse en traits d'un verbe comme
tirer impose de façon inéluctable. Cette façon de faire répond à celle de nombreux
lexicographes et sémanticiens qui, loin de se résoudre aux dégroupements dont il a été
question, préconisent de poser une polysémie chaque fois que c'est possible, y compris dans
les cas douteux: ceux où on voit mal en quoi l'unité sémantique du mot consiste, où on
n'arrive pas à définir clairement un noyau de sens commun aux différentes acceptions.
N.B. La notion d'air de famille demeure intuitive, et en la réintroduisant comme on le
fait sans pouvoir lui donner de contenu précis, on manque aux exigences scientifiques, à
moins de voir dans l'unité d'un mot une donnée première, deffinitivement inapte à toute
analyse et à toute caractérisation. L'unité d'un mot cesserait alors de pouvoir être établie sur
des bases sémantiques rigoureuses, ce à quoi bien de linguistes ne peuvent consentir. Il faut
donc, entre les éléments qu'on dégage, par exemple entre les divers sens ou les divers
référents qu'admet le mot jeu, saisir quelles sont les relations faisant de cette pluralité une
totalité.
On pourrait, dans ces conditions, considérer le sémème comme une sorte d'ensemble
de traits sémiques flou ou « à géométrie variable ». C'est le point de vue des linguistes qui
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adhèrent à la théorie dite des prototypes.
Les traits prototypiques sont donc des traits sémiques plus ou moins pertinents,
puisque s'ils sont forcément présents dans la signification prototypique, ils peuvent être
absents de certaines des significations marginales du lexème. Dans le cas du lexème oiseau, si
l'on considère les différents spéciments relevant de la catégorie comme équivalant aux
différentes significations du lexème, on voit que seuls deux des traits prototypiques sont
toujours présents, à savoir « 6. ovipare » et « 7. qui a un bec ». Or si « qui a un bec » est
effectivement un sème, c'est-à-dire un trait sémique pertinent et distinctif du lexème oiseau, le
trait « ovipare » est peut-être pertinent, mais nullement distinctif, puisque les poissons et les
serpents sont également ovipares. Tout se passe comme si les traits sémiques les plus
prototypiques, tels que la capacité de voler, étaient finalement les moins pertinents, puisqu'ils
sont absents d'un grand nombre de significations du lexème, et comme si les traits que l'on
retrouve dans toutes les significations du lexème et qui sont par conséquent pertinents étaient
les moins prototypiques. Cette théorie du sémème à géométrie variable semble ruiner la
notion de sème, c'est-à-dire de trait sémique pertinent, à moins de proposer de cette notion
une définition plus restreinte que celle qui est donnée ordinairement, selon laquelle le sème
serait non pas un trait sémique pertinent du signifié d'un lexème, mais seulement un trait
sémique pertinent de sa définition prototypique.
40
CHAPITRE IV
L’ANALYSE SEMIQUE: APPLICATIONS
4.1. Les traits sémantiques des noms
4.1.1. Traits génériques
La prise en compte des traits sémantiques des noms est importante autant pour leur
caractérisation que pour leur classification.
Parmi les traits génériques des noms on peut citer:
- commun / propre
Du point de vue sémantique, la différence entre les noms communs et les noms
propres réside dans le fait que les premiers renvoient au référent par l’intermédiaire du
signifié (élément de nature conceptuelle), tandis que les seconds s’appliquent directement au
référent.
Les noms communs désignent des classes (catégories, espèces) de référents (on
appellera crayon, sollicitude, garçon, montagne, tout « objet » qui présente dans sa matrice
sémique certains sèmes particuliers).
Les noms propres se réfèrent à des « objets » spécifiques et uniques; ils sont
autoréférentiels: Charles, Lucie, Dupont, Paris, les Alpes, la Méditerranée, etc.) N’ayant pas
de sens conceptuel, les noms propres jouent le rôle d’étiquettes descriptives servant à désigner
tout ce qui a ainsi été étiqueté; leur relation avec le référent n’est assurée que dans le contexte
de communication précis où ils sont utilisés.
Plusieurs noms propres peuvent dénoter une même personne: Lucie, Lucette, Luce par
exemple.
D’autre part, bien des noms propres sont porteurs de connotations. Jean, Paul, Marie
seront interprétés comme « courants »; Habsbourg connote la monarchie; Minet est en
français un nom de chat et connote la tendresse etc.
matériel / non-matériel
Les noms encrier, stylo, bâtiment sont caractérisés par le trait /+matériel/; pensée,
rêve, bonté par le trait /non-matériel/.
vivant/non-vivant (animé/non-animé)
Les noms désignant des animaux sont caractérisés par le trait /+vivant (+animé)/:
41
chien, chat, éléphant; par contre, craie, dictionnaire, téléviseur, idée, sont caractérisés par le
trait /non-vivant (non-animé)/.
concret/abstrait
Les noms communs animés sont toujours porteurs du trait /+concret/. Les noms
communs non-animés peuvent porter les traits /+concret/ ou /+abstrait/.
Noms concrets: fauteuil, immeuble, caillou
Noms abstraits: pensée, bienveillance, effroi, amour
humain/non-humain (personne/non-personne)
Les noms /+animé/ se subdivisent en noms /+humain/ (/+personne/) (étudiant, marin,
enfant) et noms /non-humain/ (/non-personne/) (chat, lion, serpent).
animal/végétal
On pourrait envisager également l’opposition entre la grande classe des animaux et la
grande classe des végétaux, ces derniers étant considérés aussi comme des vivants. Les êtres
humains constitueraient, du point de vue strictement scientifique, une sous-classe particulière
des noms /+animal/.
sexué/non-sexué
Sont caractérisés par /+sexué/ tous les noms désignant des référents animés porteurs
des trais /+mâle/ ou /+femelle/.
Noms /+sexué/ /+mâle/: homme, verrat, bélier, mari (époux)
Noms /+sexué/ /+femelle/: femme 1, truie, brebis, femme 2 (épouse)
Dans le cas de certains référents animés, l’opposition de sexe n’est pas pertinente:
abeille, grillon, chaton.
naturel/fabriqué
Les noms concrets non-animés sont caractérisés soit par le trait /+naturel/ (montagne, rivière,
neige) soit par le trait /+fabriqué/ (voiture, chaise, chemise)
individuel/collectif (unique/multiple)
La plupart des noms sont caractérisés par le trait /+individuel/; ils désignent des
référents uniques: feuille, enfant, eau. Certains noms présentent cependant le trait /+ collectif/.
42
Ils désignent des référents multiples (= qui contiennent deux ou plusieurs éléments):
Noms /+animé/ /+humain/ /+multiple/: foule, troupe, bande, peuple,
équipe
Noms /+animé/ /non-humain/ /+multiple/: meute, troupeau, essaim, vol,
bestiaux
Noms /non animé/ /+multiple/: feuillage, gravier, bouquet, botte (= legătura
de..), décombres, vivres
comptable (dénombrable, discontinu) / non-comptable (non-dénombrable, continu)
Certains noms désignent des référents qui peuvent être comptés. Ce sont les noms
caractérisés par /+comptable/ (dénombrable, discontinu): stylo, garçon, idée, montagne.
D’autres noms, moins nombreux, désignent des référents « massifs », que l’on ne peut pas
compter. Ce sont les noms caractérisés par le trait /non-comptable/ (non-dénombrable,
continu): eau, sucre, lait, vérité, bonté, ténèbres, alentours, vivres. Il est à remarquer le fait
que ces noms peuvent avoir une forme de pluriel, tout en restant non-comptables. Quant aux
noms non-comptables singuliers, ils peuvent recevoir la marque du pluriel, mais en changeant
de sens: les bontés = les manifestations de bonté; les eaux = différentes qualités d’eau ou un
cours d’eau etc.
adulte/non-adulte
La prise en considération de ces traits sémiques permet, dans la grande classe des
animés, de distinguer, par exemple, entre homme, femme, grands-parents et enfant, gosse,
garçon, fillette, ou bien entre verrat, truie et pourceau, poule et poussin, canard, cane et
caneton, ou bien loup, louve et louveteau.
statique/dynamique
Les noms caractérisés par le trait /+statique/ n’impliquent pas l’idée de mouvement:
assiette, château, potage.
Les noms caractérisés par le trait /+dynamique/ impliquent l’idée de mouvement:
départ, arrivée, déplacement, hausse, caresse.
4.1.2. Traits spécifiques
Ces traits se rapportent à des catégories sémiques comme la forme, la dimension, le
43
poids, la consistance, la position dans l’espace, etc. Ainsi par exemple (d’après Charaudeau
1998):
● Les traits qui caractérisent les noms « statiques uniques »:
Formes:
- plat (plaine, plateau, table)
- bombé (bosse, dos d’âne, mamelon)
- creux (trou, assiette à soupe, cuiller)
- rectiligne (règle, manche à balai)
- courbe (virage, voûte)
- en pointe (stylet, plume)
- etc.
Dimensions:
- grand (géant, tour, château)
- petit (puce, enfant, miniature)
- épais, gros (selon contexte)
- mince, maigre (selon contexte)
- large, étroit (selon contexte)
- etc.
Poids:
- léger (plume, feuille)
- lourd (plomb, camion)
Consistance:
- solide (pierre, bois, ciment)
- liquide (eau, potage, boisson)
- dur (pavé, brique, acier)
- mou (étoffe, mousse, éponge)
- rigide (règle, bâton, manche)
- souple (baguette, corde)
- etc.
Position dans l'espace:
- horizontal (lit, plaine, plage)
- vertical (arbre, armoire, poteau)
● Les traits qui caractérisent les noms «statiques et multiples»
- coexistence de deux éléments indissociables : (couple, paire, yeux)
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- coexistence de plusieurs éléments indissociables :
- en grappe (grappe, essaim)
- en série(semaine, étape)
- en tas (gravats, meule)
- en morceaux (éclats, kaleidoscope)
- etc.
● Les traits qui caractérisent les noms « dynamiques »
Le mouvement ne peut se concevoir sans un point de départ et un point d'arrivée. Cette
double référence peut être perçue de diverses manières et détermine ainsi un stade, une
direction ou un résultat du mouvement.
- les stades du mouvement (dans l'espace ou dans le temps)
- initial (départ, sortie, apparition)
- déroulement (cheminement, blanchissement)
- final (terme, conclusion).
- la direction du mouvement :
- descendant (chute, tombée (de la nuit), écroulement)
- ascendant (élévation, édification, hausse, promotion)
- le résultat du mouvement :
- rencontre : (rencontre, jonction, communication),
avec différents types de contact :
- léger (effleurement, caresse, attouchement)
- adhérence (adhérence, contiguïté, juxtaposition)
- avec saisie (morsure, pincement, piqûre)
- séparation (rejet, éloignement, divorce)
- la répétition du mouvement :
- réitération (vibration, palpitation)
4.2. Les traits sémantiques des verbes
4.2.1. Traits génériques
Les traits sémantiques génériques permettent la distribution des verbes en plusieurs
catégories, même si souvent, selon les emplois particuliers ou le point de vue dont on
l’envisage, un même verbe peut appartenir à plusieurs de ces catégories.
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verbes statiques / verbes dynamiques
Les verbes statiques indiquent un état: être, demeurer, rester, se trouver, habiter.
Les verbes dynamiques indiquent une action: ils ont pour sujet une agent animé ou
non-animé: marcher, parler, tourner, lire, écrire.
On distingue plusieurs sous-classes de verbes d’action:
les verbes causatifs: briser, casser, écraser, rompre.
les verbes éventifs (de changement d’état): pâlir, grossir, mûrir, guérir.
les verbes de déplacement: sortir, entrer, arriver, courir, nager.
verbes qui indiquent l’aspect
Certains verbes ont dans leurs matrices sémiques des traits aspectifs. Ici aussi,
plusieurs sous-classes sont à distinguer:
verbes perfectifs (d’accomplissement): entrer, mourir, naître, tomber.
verbes imperfectifs (d’inaccomplissement): courir, croire, glisser, marcher,
pleuvoir, savoir.
verbes duratifs: attendre, rester, traîner.
verbes momentanés: exploser, jaillir, sursauter.
verbes inchoatifs: commencer, débuter, entamer.
verbes terminatifs: achever, finir, terminer.
verbes fréquentatifs: battre, cligner, tapoter.
verbes d’interaction.
L’interaction peut être verbale (communication) ou non-verbale (comportement):
verbes de communication: annoncer, communiquer, dire, interdire, écrire,
recommander.
verbes de comportement: donner, confier, emprunter, prêter, rendre, remettre.
verbes d’expérience subjective
Ces verbes dénotent des sensations, des perceptions, des sentiments, des appréciations
etc., donc tout ce qui relève de l’expérience subjective des humains.
verbes de jugement: accuser, louer, approuver, désapprouver.
verbes de volonté: exiger, prétendre, vouloir.
verbes affectifs: aimer, détester, haïr, plaire.
verbes d’opinion: croire, estimer, penser.
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verbes de perception: écouter, entendre, regarder, sentir, voir.
verbes météorologiques
Ces verbes désignent des phénomènes météorologiques (du point de vue
morphosyntaxique, ce sont des verbes impersonnels): geler, neiger, pleuvoir, venter.
4.2.2. Traits spécifiques
Les traits spécifiques du sémantisme verbal se laissent décrire d’une façon assez
complète sous la forme d’une structure casuelle et de rôles. Ainsi par exemple, le verbe
vendre présente un schéma structurel comprenant les rôles possesseur 1 (le vendeur),
possesseur 2 (l’acheteur), objet (à vendre) et un schéma actionnel selon lequel l’objet est
transféré du possesseur 1 initial au possesseur 2 final, moyennant une somme d’argent.
47
CHAPITRE V
LES RELATIONS SEMANTIQUES PARADIGMATIQUES
Les relations sémantiques dites « paradigmatiques » s’instaurent entre des unités
linguistiques qui se trouvent en rapport de sélection (rapport du type ou ... ou), ce qui veut
dire qu’elles ne peuvent pas apparaître ensemble dans la chaîne discursive, mais sont en
général substituibles l’une à l’autre dans un contexte donné.
5.1. La polysémie
La polysémie se définit comme l’état d’un signifiant (lexème) auquel il correspond
plusieurs signifiés (sémèmes). C’est donc une relation entre signifiant et signifié.
Si on l’envisage du point de vue diachronique, la polysémie peut être considérée
comme une addition d’acceptions nouvelles au sens fondamental d’un signe. À la fin du XIX-
e siècle, Michel Bréal établissait déjà une correspondance entre le développement culturel et
la multiplication des sens des mots.
Le processus de polysémisation est permanent; il s’agit d’un phénomène graduel et
spontané, les sujets parlants ne se rendant pas compte de cette évolution.
Polysémie et monosémie
Du point de vue du nombre de sens qu’ils possèdent, les lexèmes peuvent être
monosémiques ou polysémiques.
Les lexèmes monosémiques sont rares; on les rencontre surtout dans les terminologies
des différentes disciplines (p. ex. ordinateur, synchronie). La monosémie est d’ailleurs un
idéal des sciences, car elle assure la compréhension exacte des notions scientifiques, se
caractérisant par la référence unique et continue à un seul objet (monoréférence).
La plupart des lexèmes du langage commun sont polysémiques, à tel point que la
polysémie a été considérée comme « un état naturel du langage »(v.Ch. Bally, Traité de
stylistique française, 1910) D’ailleurs, tel lexème qui, en tant que terme spécialisé, est
monosémique, devient une unité polysémique dans le langage commun (ex. fer comme
élément chimique /vs./ fer signifiant objet de fer, épée, bande de métal dans le vocabulaire
général)
Polysémie et homonymie
La polysémie est définie par la polyréférence. Du point de vue logique, la polysémie
peut être représentée comme une relation d’intersection entre les ensembles sémiques (les
sémèmes) correspondant à un lexème, intersection représentée par un noyau sémique
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commun, plus ou moins riche en sèmes. De ce point de vue, la polysémie s’oppose à
l’homonymie, définie comme l’existence d’un signifiant unique pour deux signifiés
(sémèmes), en l’absence d’un noyau sémique commun. Ainsi par exemple, poli = (objet)
lisse, caractérisé par /inanimé/ /sensation tactile/ /lisse/ et poli = (personne) qui manifeste de
la politesse, caractérisé par /humain/, /comportement social ritualisé/ /civilité/ ou encore balle
= sphère élastique (/objet matériel/, /fabriqué/, /forme sphérique/, /élastique/) et balle = figure
(/humain/, /partie du corps/, /extrémité supérieure/, / non recouverte par les cheveux/,
/familier/).
Du point de vue diachronique, l’homonymie constitue parfois le résultat de
l’éclatement d’un polysème = d’une rupture entre les ensembles sémiques ainsi qu’ils sont
perçus par les locuteurs. Ainsi, chapelet signifie au début « petit chapeau », plus tard
« couronne en forme de chapeau », ensuite « objet de dévotion formé de grains enfilés » et
enfin « succession de choses identiques ». Les locuteurs français actuels ne perçoivent plus
aucun rapport entre « un chapelet d’injures » et le chapeau qu’on met sur la tête. Un autre
exemple est celui du mot grève, signifiant « étendue sablonneuse ou caillouteuse au bord de
l’eau » qui pour des raisons historiques (l’existence à Paris d’une place couverte de grève,
appelée place de Grève, où avaient lieu au Moyen Age des exécutions publiques et où, plus
tard, s’assemblaient les ouvriers en arrêt de travail) a acquis la signification « arrêt volontaire
et concerté du travail », où les locuteurs français actuels ne perçoivent plus aucun rapport
avec la signification première.
Le mécanisme de la polysémie consiste donc, en diachronie, dans l’emploi d’un
lexème dans un nouveau type de contexte. En se généralisant, ce processus a pour résultat la
polysémisation du lexème en question; le même type de processus peut conduire à
l’éclatement d’un polysème en plusieurs homonymes.
5.1.1. Sources de la polysémie
Dans son « Précis de sémantique française » S. Ullmann identifie quatre sources de la
polysémie: les glissements de sens, les expressions figurées, l’etymologie populaire et les
influences étrangères.
Les glissements de sens peuvent se produire dans deux directions opposées: extension
ou restriction de sens. Ainsi, c’est par extension de sens que femme 1 « être humain sexué
femelle » se voit ajouter le sème « ayant contracté une relation maritale » et acquiert ainsi un
49
nouveau sens, femme 2. De même, c’est par extension de sens que ferme « convention par
laquelle le propriétaire d’un droit en abandonne à quelqu’un la jouissance pour un temps
déterminé et moyennant un prix fixé » est arrivé à signifier « exploitation agricole donnée à
ferme » et puis « toute exploitation agricole ».
Par contre, c’est par restriction de sens que l’on dit en France « l’affaire » pour
désigner l’affaire Dreyfus ou « la Constituante »pour désigner l’Assemblée constituante.
Les expressions figurées (métaphore, métonymie) sont à leur tour source de
polysémie. Citons comme exemple de métaphores passées dans l’usage commun aile d’avion,
pieds de la montagne, tête d’épingle. Quant aux métonymies, on peut citer l’exemple de scène
qui signifie « partie du théâtre », « ensemble de décors », « lieu où se passe l’action »,
« subdivision d’un acte ».
L’étymologie populaire est selon Ullmann la source de polysèmes comme flamme
(« feu » et « lancette de vétérinaire »), cloche (d’église) et (personne qui) cloche ou encore
folie (« aliénation de l’esprit ») et (« petite maison de campagne »).
Les influences étrangères sont parfois à leur tour source de polysémie. Ainsi le verbe
réaliser = faire, qui sous l’influence de l’anglais to realise arrive à signifier aussi « se rendre
compte de », ou le mot dada = cheval, qui sous l’influence de l’anglais hobby horse, très
fréquent dans le roman Tristram Shandy de Lawrence Sterne, commence à signifier depuis la
fin du XVIII-e siècle « sujet favori, idée à laquelle on revient incessamment ».
5.1.2. Types des polysémies
Selon le nombre de sèmes compris dans le noyau sémique commun aux sémèmes
correspondant à un seul lexème, on distingue:
- une polysémie étroite (base classématique commune, noyau sémique riche en sèmes
communs, restriction ou extension de sens): femme 1 et femme 2, ou encore convoi =
« suite de véhicules », « suite de personnes ou de choses »;
- une polysémie moyenne (ensemble plus ou moins large de classèmes ou de sèmes-
noyau communs): c’est le cas des polysèmes métaphoriques ou métonymiques déjà
cités, ainsi que de polysèmes comme empoisonner quelqu’un en lui donnant du
poison / empoisonner la vie à quelqu’un = la lui rendre insupportable.
- une polysémie lâche (peu de sèmes communs, voire un seul): Tel le lexème plateau,
signifiant « forme de relief » ou « objet pour servir les plats ».
50
Selon le niveau d’incidence, la polysémie peut se manifester:
- sur le plan de la langue, spécifiant la structure interne du signifié: c’est le cas
de tous les exemples ci-dessus.
- sur le plan du discours (polysémie textuelle), indiquant l’adéquation d’un
lexème avec lui-même dans l’axe du temps: tel le mot dada = « cheval » ou « hobby ».
Ullmann fait également la distinction entre la polysémie lexicale, qui n’implique pas
de changement de classe syntaxique (tous les exemples déjà cités) et la polysémie syntaxique,
caractérisée par un changement de classe:
adjectif – nom: beau – le beau
adjectif – adverbe: bas – parler bas
nom – adjectif: banane – une robe banane
adverbe – adjectif: parler bien – un homme bien
Polysémie et discours
La polysémie, caractéristique universelle du langage, est le reflet du principe
d’économie, permettant l’expression de significations (d’intentions de communication)
multiples avec des moyens relativement restreints et empêchant ainsi que le fardeau mémoriel
devienne insupportable pour le sujet parlant. En tant que phénomène de langue, la polysémie
est non-intentionnelle et se manifeste comme un ensemble de signifiés virtuels attachés à un
signifiant unique.
Dans le discours quotidien, le contexte lève l’ambiguïté que pourrait produire la
polysémie et qui équivaudrait à un échec de l’acte de communication. Dans des énoncés
comme:
Le plateau du Tibet est situé en Asie et
Elle a servi le café sur un plateau d’argent
aucune confusion n’est possible, le contexte linguistique indiquant à chaque fois la seule
lecture (interprétation) correcte du sens de plateau.
Il existe cependant des cas où l’ambiguïté créée par la polysémie est intentionnelle, car
elle est créatrice d’effets stylistiques, elle est source d’humour dans les anecdotes ou source
d’expressivité dans le discours littéraire, elle fait accroître par effet de surprise l’efficacité du
discours publicitaire, etc. En voilà quelques exemples:
discours poétique:
« la mer louable » dans un poème Amers de Saint-John Perse est en même temps la
mer dont personne ne peut se dire propriétaire (louable = à louer, disponible) et la mer dont
51
on fait l’éloge (louable = digne de louanges, d’éloges)
humour:
Un jour le monde devint fou à partir de ses têtes.
le monde = les gens / la planète
les têtes = parties supérieures du corps / dirigeants
Avocat emprisonné ou le double complexe du barreau
le barreau = le corps de métier des avocats / barre de fer fermant la porte de la prison
discours publicitaire
« Pour fêter notre anniversaire, nous avons mis le paquet sur la baisse de tarif » (TELE2
France)
paquet = cadeau d’anniversaire / mettre le paquet = accorder toute l’ attention
« Internet à cœur ouvert » (implantation d’un réseau international, avec présentation des
connexions)
coeur = organe interne central / à coeur ouvert = sans rien cacher
« Les cadeaux, ça crée des liens » (offre exceptionnelle du Club-Internet: 200 F de réduction
pour tout abonnement avant le 31 mars 2000)
créer des liens = des relations entre les persones / lien à l’intérieur du réseau
Internet + allusion culturelle à une fameuse citation de Saint-Exupéry: apprivoiser
= créer des liens.
Afin de mieux cerner la problématique complexe de la polysémie, suivons la
présentation de C. Touratier (2000):
« De nombreux sens secondaires des mots polysèmes relèvent de ce qu'on appelle en
général les sens figurés, opposés ainsi au sens propre. De l'Antiquité au début du XIXe siècle,
d'Aristote à Pierre Fontanier, de nombreux spécialistes de rhétorique se sont intéressés aux
figures de sens, au point que la rhétorique a fini par se réduire à cette étude, qui n'en formait
pourtant qu'une composante parmi les autres: c'était, comme on disait en latin, l'elocutio, qui
traitait du choix et de la disposition des mots dans le discours. Et on a développé une
terminologie abondante et raffinée, peut-être trop. Pourtant, dans l'usage traditionnel, figure
est un terme à sens large, pour ne pas dire imprécis; on l'a défini par exemple comme « les
divers aspects que peuvent revêtir dans le discours les diverses expressions de la pensée », ce
52
qui ne nous avance pas beaucoup.
Si les modernes ont ainsi redécouvert des travaux trop longtemps tombés dans l'oubli,
la classification qu'ils utilisent va dans le sens d'une notable simplification. Elle a
généralement abadonné la distinction autrefois faite entre figures et tropes (ce dernier mot,
calqué sur le grec ancien et signifiant étymologiquement « tournure, manière d'expression »
est d'abord réservé aux figures en un seul mot), si bien que plusieurs termes qu'on essayait
jadis de distnguer, c'est-à-dire les deux précédents auxquels il faut ajouter comparaison,
métaphore et image, sont devenus plus ou moins synonymes.
Parmi les appellations qui viennent d'être évoquées, retenons celle de métaphore, la
plus employée, semble-t-il, et une de celles auxquelles on peut donner un sens net.
Etymologiquement, cet autre emprunt au grec veut dire «transfert », mais, déjà chez les
Anciens, la métaphore était considérée comme une figure fondée sur la ressemblance, la
similitude (similitudo en latin). C'est par métaphore que dans le mot aile, cité précédemment,
des sens multiples se retrouvent reliés. L'esprit humain fait preuve d'une inventivité presque
illimitée pour découvrir des analogies qui permettent d'utiliser un mot préeexistant avec un
sens nouveau, de l'appliquer à de nouveaux référents. Aussi ne tenterons-nous pas de proposer
un classement des types de métaphore, mais seulement de donner une idée de leur diversité.
Pour que le procédé entre en jeu, il suffit en effet d'une vague ressemblence
concernant:
- la forme (les dents d'une roue ou d'un peigne sont ainsi implicitement comparées aux
dents de la bouche);
- la situation (le pied d'une montagne se trouve en bas, comme le pied d'une personne
debout; le siège d'une société est l'endroit où ses dirigeants se tiennent d'une manière
permanente, comme s'ils y étaient assis);
- la fonction (on dit qu'une machine marche, par comparaison avec la marche, activité
typique des personnes actives et en bonne santé);
- telle ou telle propriété, réelle ou prétendue (on parle du courage au travail, ainsi
assimilé au courage devant un danger alors que le travail n'est pas dangereux; un être humain
peut être traité, toujours par métaphore, de renard ou lion, noms d'animaux, sur la base des
qualités qu'on attribue à ces derniers et qui font partie de la connotation de ces termes quand
ils sont employés au sens propre), etc.
Il est toujours difficile de savoir pourquoi telle métaphore particulière est faite et telle
autre non. Cependant on peut relever des tendences nettes, par exemple celle-ci: entre les
désignations visant le monde humain et celles concernant le monde végétal, pourtant
53
extrêmement différents, il y a, au moins en français, de constants échanges métaphoriques.
Les uns vont du végétal à l'homme. Parmi la quantité d'exemples qu'on peut avancer,
choisissons les termes qui proprement s'appliquent aux arbres. Arbre est transféré dans arbre
généalogique ou arbre moteur. Mais sa ramification, avec la souche, le tronc, les branches et,
sous terre, les racines, constitue aussi une source de première importance: ramifications
nerveuses; ramifications d'un complot; souche d'une famille; tronc du corps humain; branches
du savoir; embranchements routier; racines des dents, des poils, des cheveux, mais aussi
racine des mots, racine carrée... L'écorce peut désigner l'apparence d'un être humain: « Sous
une rude écorce, il cache un coeur d'or ». Quant aux feuilles de papier, nos lecteurs en ont
sous les yeux. Et nous laisserons de côté les innombrables métaphores sur les fleurs (fleur de
l'âge, jeunes filles en fleurs), les fruits (fruit du travail, des réflexions, des erreurs), etc. Mais
on n'a pas que des noms: on branche le téléphone, il existe un français branchée, les préjugés
s'enracinent, une population pet être déracinéee; comme les arbres, les enfants poussent.
Quant aux adjectifs, on dit qu'un homme est mûr ou mûri, tel un fruit. A l'inverse, qouique
moins fréquemment, on passe de l'humain au végétal. Ainsi parle-t-on du pied et de la tête
d'un arbre et, pour le second mot, le sens métaphorique est devenu assez autonome pour
qu'étêter ne puisse s'appliquer qu'à un végétal (pour les êtres humains, on se sert de décapiter).
Parmi les arbres, on trouve les pins parasols et les saules pleureurs. Les fruits ont une chair
recouverte de peau. Nous aurions trouvé d'autres faits analogues dans le vocabulaire de la
botanique scientifique, mais nous avons préférer nous en tenir au vocabulaire courant. Il
semble qu'une vision anthropomorphique préside à ce genre de figure, en captant au bénéfice
du domaine humain des mots valant proprement pour les végétaux et en étendant au domaine
végétal des désignations faites en premier lieu pour l'humain.
Parmi les exemples de métaphore, ceux où on passe du concret à l'abstrait sont souvent
les plus frappants, car le sens dérivé finit souvent par être extrêmement éloigné du sens dont
on est parti. Alors que ressortir consiste, au sens propre, à quitter un lieu où on est entré, un
professeur conseillera aux élèves de fair ressortir les idées principales de leur rédaction ou de
leur exposé, autrement dit de les faire apparaître comme apparaissent, deviennent visibles, les
gens qui sortent d'un lieu clos; il leur dira aussi bien de les mettre en relief pour les faire
remarquer, parce qu'on remarque les hauteurs qui dominent une surface, c'est-à-dire le relief
au sens propre; inversement, il appréciera la peofondeur de ces idées, comme s'il s'agissait
d'un trou ou d'une pièce d'eau, et peut-être ira-t-il, par mégarde, jusqu'à suggérer de faire
ressortir leur profondeur, même si entre les deux métaphores il y a contradiction; mais la
métaphore est un procédé si courant que l'incohérence a des chances de passer inapeçue.
54
Eclat, formé sur le verbe éclater, non content de désigner, conformément à son origine,
le résultat d'un éclatement (éclat d'obus) ou l'action d'éclater (mais on dit plutôt aujourd'hui
éclatement) s'applique par métaphore d'abord à la voix (éclat de voix), au rire (éclat de rire),
puis à l'intensité d'une lumière (l'eclat du soleil), aux couleurs vives, à qui on attribue de
l'éclat, au style d'un écrivain (son style a de l'éclat, comme les couleurs), à un comportement
qui fait scandale (faire un éclat), etc. On est bien loin de l'explosion au sens propre. De tels
faits sont innombrables et les sens métaphoriques, pour un mot donné, deviennent plus
fréquents que le sens propre.
Dans tous ces exemples, il s'agit de métaphores lexicalisées, c'est-à-dire consacrées
par l'usage, entrées dans le vocabulaire. les métaphores lexicalisées sont donc celles que
donnent les dictionnaires comme faisant partie des significations du mot. Il arrive même
qu'une réalité n'ait de dénomination que figurée, auquel cas les spécialistes la dénomment
catachrèse. A l'exemple des ailes d'avion qui n'ont pas d'appellation propre puisque leur nom
est emprunté à celui des ailes d'oiseau, ajoutons-en quelques autres, toujours de catachrèse par
métaphore: on parle du pied d'un verre, de la tête d'un clou, d'un col (ancienne forme de cou)
dans la montagne, sans qu'il y ait moyen de dire autrement. Mais la catachrèse peut s'appuyer
sur d'autres types de figure que la métaphore, en particulier sur la métonymie et la synecdoque
dont il sera question ci-dessous.
Aux métaphores lexicalisées ou semi-lexicalisées, donc plus ou moins figées, au point
que parfois on n'en a plus guère conscience (l'usager de base se rend-il encore compte qu'une
plume à écrire reçoit son nom des plumes d'oiseau, encore par catachrèse?), s'en ajoutent sans
arrêt d'autres, que les usagers produisent librement. Comme on peut s'y attendre, les poètes en
sont prodigues. Pour ne citer qu'un exemple, Victor Hugo qualifie volontiers ses poèmes de
gerbe, produit de son activité poétique comme la gerbe de ble est le produit type de l'activité
agricole, celle de la grande majorité des gens à l'époque. Mais de ce procéfé, les écrivains
n'ont pas le monopole. Quand quelqu'un, se promenant dans la montagne, s'assied quelques
instants sur un rocher, il peut, provisoirement, le dénommer son siège. C'est, comme la
précédente, une métaphore vive-créatrice occasionnelle.
Du point de vue du receveur, l'identification d'un sens métaphorique différent du sens
propre ou la reconnaissance d'une métaphore occasionnelle supposent le recours au contexte
ou à la situation. Le sens propre est, en l'absence d'indication contraire, le premier qui vient
généralement à l'esprit. S'il ne s'adapte ni à la situation ni au contexte, il y a lieu de rechercher
une interprétation métaphorique. Tel est le cas quand, par exemple, on parle du feu du regard:
55
les regards n'étant pas combustibles, seul le sens figuré échappe à l'absurdité; la mise en
rapport de feu avec un mot figurant dans le contexte, regard, guide la compréhension. Si dans
un orchestre classique un musicien évoque argotiquement le biniou d'un collègue trompettiste,
il ne peut guère s'agir d'une cornemuse bretonne, instrument absent de ce genre de formation;
c'est ici grâce à la situation que le receveur peut attribuer au mot le sens correct. Biniou peut
en effet s'attribuer, par métaphore, à toute espèce d'instrument à vent.
D'autre part, l'énonceur doit veiller à ce que le receveur ait le moyen de trouver la
bonne interprétation. Sinon, la responsabilité d'un éventuel malentendu lui incombe. Les
auteurs de dictionnaire, jouant sur le rôle d'énonceurs quand ils évoquent un mot, sont d'autant
plus tenus de le présenter en contexte, de l'insérer dans des exemples, qu'ils veulent faire saisir
un sens figuré. C'est pourquoi les exemples sont alors plus nombreux que dans la rubrique
consacrée au sens propre. Mais dans de tels cas, la situation n'est à peu près d'aucun secours:
non seulement le lecteur d'un dictionnaire ignore celle des auteurs au moment où ils
rédigeaient, mais même s'il la connaissait, elle ne fournirait aucun moyen de discriminer les
sens, qui sont ici sans rapport avec elle.
On trouve dans la figure appelée métonymie un autre moyen d'étendre le sens d'un
mot, autrement dit de lui conférer des sens secondaires. La métonymie, disent les
grammairiens anciens, se fonde sur la proximité, la contiguïté (vicinitas en latin). A vrai dire,
on pourrait déjà voir dans la ressemblance, base de la métaphore, une sorte de proximité
sémantique, ce qui rattacherait la métaphore à la métonymie. Mais la coutume est d'isoler la
ressemblance des autres sortes de rapports. Donnons une idée de leur diversité.
Par exemple, la méronymie peut s'appuyer sur une relation de voisinage entre les
référents. Si on boit un verre - au sens propre de verre, l'opération serait malaisée -,c'est qu'il y
a entre la boisson et le verre un rapport de contenu à contenant. Et si le récipient est déjà lui-
même appelé verre, encore par métonymie, c'est qu'il y a un rapport entre l'objet et la matière
dont il est fait. Verre a donc, parmi ses divers sens (nom d'une matière, verre de lunette, etc.),
le sens de boisson et celui de récipient en verre. Dans ce dernier cas, il s'agit, comme pour aile
d'avion évoqué plus haut, d'une chatachrèse, puisqu'il n'existe pas de dénomination propre;
mais c'est une catachrèse par métonymie, alors que la précédente résultait d'une métaphore. Il
est fréquent aussi qu'on dénomme l'effet par sa cause, réelle ou supposée. Nous en avons déjà
vu un cas avec humeur. En voici d'autres: on dira « J'ai Balzac dans ma bibliothèque » parce
que l'écrivain Balzac est l'auteur des livres qu'on désigne. « Les éboueurs m'ont réveillé » peut
être à la rigueur considéré comme une figure du même genre, car il s'agit proprement du bruit
56
qu'ils ont fait. Ces exemples de métonymie, qui pourraient facilement être multipliés,
suffirons à donner une idée du procédé, qu'il aboutisse à un sens lexicalisé ou à un sens
occasionnel.
Quant au rôle que jouent dans l'interprétation des métonymies le contexte et la
situation, il est très analogue à celui qu'ils remplissent dans celle de la métaphore, dont il a été
parlé plus haut. L'énoncé metonymique « J'ai Balzac dans ma bibliothèque » ne peut pas se
comprendre au sens propre pour diverses raisons. Tout d'abord, une bibliothèque contient des
livres plutôt que des personnes. Ici l'argument n'est pas décisif puisque, toujours par
métonymie, on appelle bibliothèque aussi bien un local qu'un meuble et qu'on peut
parfaitement recevoir quelqu'un dans un local. Mais surtout, l'écrivain qui porte ce nom est
mort depuis longtemps. Si dans la phrase on avait employé le nom d'un écrivain vivant en
disant: « J'ai Mallet-Joris dans ma bibliothèque », l'interprétation par le sens propre (la
personne nommée, non pas son oeuvre, se trouvant alors dans la bibliothèque du locuteur) ne
serait pas a priori impossible. Seulement la discrimination n'est possible que pour qui sait que
Françoise Mallet-Joris est vivante, contrairement à Balzac. Ici entrent en jeu les connaissances
que posèdent les usagers.
Un procédé proche du précédent porte le nom compliqué de synecdoque. La
synecdoque est une sorte de métonymie, si l'on en croit Fontanier pour qui l'un et l'autre
procédé sont la « désignation d'un objet par un autre objet ». Mais contrairement à la
métonymie, les référents doivent être inséparables pour qu'il y est synecdoque, si bien que
celui qui est désigné explicitement implique obligatoirement l'autre. En disantde quelqu'un «
Il lui faut un toit », on emploie le mot toit là où logement ou maison seraient apparemment
plus adéquats, mais c'est que tout logement, toute maison comporte un toit. Aussi les
exemples de synecdoque les plus fréquemment cités, comme le précédent, relèvent-ils de « la
partie pour le tout » dans la mesure où la partie est un composant indissociable du tout. On a
de même une synecdoque quand on entend par la jeunesse l'ensemble des jeunes: la jeunesse
est une propriété que les individus jeunes possèdent forcément.
Avec la synecdoque et la métonymie, il ne s'agit pas toujours de procédés aboutissant
à une économie de vocabulaire. Chaque fois que le sens dérivé d'un mot s'identifie avec le
sens propre d'un autre, ce sens dérivé fait double emploi avec le mot propre, dont il est
synonyme. On a une de ces redondances au moins apparentes dont on constate la présence
fréquente dans les langues et qu'il faut bien chercher à expliquer. Seuls les cas de polysémie
où un des sens représente une catachrèse contribuent réellement à augmenter le rendement
57
lexique.
Afin de mieux cerner ce qu'il convient d'entendre par polysémie, il importe d'une part
de préciser les sortes de liens que les lexicographes admettent entre deux ou plusieurs
significations d'un même mot, et d'autre part d'expliquer comment ces différentes
significations peuvent être unifiées.
Ce dernier problème est d'autant plus grave que loin d'être exceptionnelle, la
polysémie, qui est le plus possible évitée dans les langues artificielles, est typique du langage
naturel. Les mots de la langue courante sont quasiment tous polysémiques. Même un lexème
désignant un objet concret comme chaise est, contrairement à ce que l'on croirait a pripori,
polysémique. Le Nouveau Petit Robert lui reconnaît au moins les autres sens suivants:
« II. PAR ANAL. 1. ANCIENNT CHAISE à PORTEURS: véhicule composé d'un
habitacle muni d'une chaise et d'une porte, dans lequel on se faisait porter par deux
hommes au moyen de bâtons assujettis sur les côtés <...> « La chaise est un
retranchement merveilleux contre les insultes de la boue » (Mol.) 2. ANCIENNT
Voiture à deux ou quatre roues, tirée par un ou plusieurs chevaux. Chaise de poste. 3.
TECH. Base, charpente faite de pièces assemblées et supportant un appareil. chaise
d'une meule. Chaise d'un clocher, d'un moulin »
Dès qu'un lexème devient un peu plus abstrait, comme l'archilexème siège, la
polysémie est quasiment de rigueur. Le lexème siège a un sens différent dans chacun des trois
énoncés suivants que cite le dictionnaire Lexis:
C'était une petite salle aux siège de bois (Beauvoir)
Le palais Bourbon est le siège de l'Assemblée Nationale
Ce parti a gagné un grand nombre de sièges aux dernières élections.
Ces trois emplois différents donnent lieu dans les dictionnaires à trois definitions
sémiques différentes, comme:
« Objet fabriqué, meuble disposé pour qu'on puisse s'y asseoir »
« Lieu où se trove la résidence principale (d'une autorité, d'une société)»
« Place, fonction de député, ou place honorifique à pourvoir par élection »
À ces trois définitions, Le Nouveau Petit Robert en ajoute au moins trois autres, à
58
savoir:
« Lieu où s'établit une armée, pour investir une place forte; ensemble des opérations
menées pour prendre une place forte »
que l'on a par exemple dans:
Mettre, faire le siège devant une ville,
« Place où se tient assis un magistrat »
que l'on a dans:
Jugement rendu sur le siège. Magistrature du siège
« Partie du corps humain sur laquelle on s'assied »
que l'on a dans quelques expressions comme:
Bain de siège. Enfant qui se présente par le siège.
Seuls les lexèmes techniques ou savants, et encore pas toujours, ont la chance d'être
véritablement monosémiques, par exemple azote, céphalée, corner, football,
parallélogramme, rabique, radium, usufruit, varlope, etc.
La première forme de polysémie que relève Robert Martin (1983) est ce que les
dictionnaires appellent restriction de sens. Il l'illustre par le lexème femme, dont le sens
premier est «personne du sexe féminin », et le sens restreint « personne du sexe féminin qui
est ou a été mariée ».
Cette relation « consiste, dit-il, dans une addition de sèmes spécifiques », addition qui
s'expliquerait d'ailleurs souvent par le contexte. Car c'est lorsqu'on parle de la femme de
quelqu'un, ou qu'on dit d'un homme qu'il prend femme, pour se limiter aux deux exemples du
DFC, que le lexème femme présente la signification restreinte d'« épouse ». Il s'agit d'une
particularisation sémantique qui est apportée par le contexte syntaxico-sémantique. Dans la
société occidentale, être la femme de tel ou tel homme, c'est non seulement être une femme
qui vit dans la compagnie de cet homme, mais c'est être devenue la seule femme qui, après un
acte officiel de mariage, vit en communauté avec cet homme. Dans femme de Pierre, le
contexte syntaxique du complément de nom désignant un être humain mâle de Pierre ajoute
donc au signifié du lexème femme le trait sémantique de « mariée avec Pierre ». Il s'agit bien
d'un trait sémantique qui découle d'un contexte syntaxique et sémantique particulier; car ce
trait n'apparaîtrait pas dans les SN avec complément de nom comme:
une femme de grand talent, une femme de la haute société, la femme d'affaires, la
femme de tout le monde, etc.
59
Dans
« Loc. Prendre femme: se marier. Prendre qqn. pour femme, l'épouser » (Le Nouveau
Petit Robert).
le contexte syntaxique est différent, certes. Mais le résultat n'en est pas moins que la femme
dont il est explicitement ou implicitement question devient la femme de l'individu que désigne
le sujet du verbe prendre, ce qui nous ramène donc indirectement au cas de figure précédent.
Robert Martin théorise la polysémie de la restriction de sens, comme du reste toute
polysémie, en postulant que le lexème polysémique dispose alors plusieurs sémèmes
différents, chaque sens ou définition sémique du dictionnaire étant considéré comme un
sémème.
Mais admettre une telle description soulève quelques difficultés théoriques. Elle
implique en effet soit une redéfinition du signe linguistique soit une quasi-identité de la
polysémie et de l'homonymie. Dans la mesure où les deux sémèmes auraient des sèmes
différents, ils représenteraient globalement des unité sémiques différentes et donc des
signifiés différents. Si on admet que ces deux signifiés appartiennent malgré tout à un seul et
même lexème, en parlant de ploysémie, cela veut dire que le signe linguistique est, non pas
comme on l'enseigne depuis Saussure, l'association d'un signifiant et d'un signifié, mais
l'association d'un signifiant et de plusieurs signifiés. La grammaire d'aujourd'hui a fort
logiquement tiré une telle conclusion dans sa définition de la polysémie:
« Le terme de polysémie est utilisé pour décrire le fait qu'une unité lexicale correspond
à plusieurs significations; au niveau du signe, on dira qu'un seul signifiant est en
relation avec plusieurs signifiés » (Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986, La grammaire
d'aujourd'hui, Guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion,).
Si l'on en reste cependant à la définition traditionnelle, cela veut dire que les deux
signifiés différents, notés sont associés à un signifiant identique, exactement comme dans
l'homonymie. Et la polysémie correspond alors à deux ou plusieurs lexèmes différents qui ont
des sèmes en commun. Une semblable définition est curieuse; car elle fait de la polysémie un
cas particulier d'homonymie: c'est l'homonymie entre des lexèmes différents qui ont des
sèmes en commun. Tel devrait être le point de vue de Patrick Charaudeau, puisqu'il définit en
ces termes la polysémie: « Au sens étroit, la polysémie désigne, en synchronie, le fait qu'un
même signifiant recouvre des signifiés différents entre lesquels (contrairement à
l'homonymie) existe une intersection sémantique » (Charaudeau 1992).
60
Si l'on veut éviter toutes les conséquences théoriques non satisfaisantes de l'hypothèse
descriptive qui voit autant de sémèmes différents dans les différentes significations d'un mot
polysémique, une solution assez simple vient à l'esprit: il suffit de définir le sémème d'un
lexème polysémique par l'intersection sémique de ces différentes significations. Telle semble
être la position de Mariana Tuţescu, même si elle dit que « contrairement à l'homonymie, dans
la polysémie l'intersection de deux ou plusieurs sémèmes sera positive » (Tuţescu, 1978). Elle
définit en effet la polysémie en ces termes:
« La polysémie n'existe qu'en vertu de l'existence d'un noyau sémique commun aux
unités polysémiques, d'un invariant qui s'actualise dans des valeurs d'emplois »
Et elle donne comme exemple le mot guide, dont le définit ainsi les deux sens principaux:
« 1° Celui qui conduit, qui montre le chemin (en montagne, dans un musée) <...> 4°
Ouvrage qui contient des renseignements classés sur tel ou tel sujet » (DFC).
et « où, d'après elle, le noyau sémique commun est "dont le but est de donner des
renseignements utiles" ». Elle ajoute qu'« il faut poser un noyau sémique commun à partir
duquel on dérive les différents sens actualisés dans différents contextes distributionnels » ce
qui semble bien faire de ce noyau sémique le sémème dont les significations différentes sont
des variantes contextuelles. Cela voudrait dire que les deux significations différentes du
lexème guide apparaissent suivant que, dans l'énoncé, le sémème est appliqué à un individu
ou à un livre. On aurait donc un signifié identique; ce qui changerait, ce serait seulement la
désignation avec laquelle ce signifié est mis en relation.
Cette théorie pourrait très bien être illustrée par les deux sens du lexème femme. Le
sémème de ce lexème serait l'intersection des deux significations différentes notées par Robert
Martin. Il correspondrait donc en fait au seul sémème « personne du sexe féminin », qui est
d'ailleurs le sens premier du Dictionnaire du Français Contemporain, comme du Nouveau
Petit Robert; et le trait sémique supplémentaire « qui est ou a été mariée » serait précisément
un trait contextuel, qui apparaîtrait quand le lexème femme prend contextuellement le sens de
« femme d'un individu mâle ». Une telle théorie a l'avantage de ne pas contredire la définition
du signe linguistique comme association d'un signifiant et d'un signifié, et de postuler
effectivement un seul signifié pour le lexème polysémique.
L’extension de sens est une autre relation que les dictionnaires aiment à retrouver
entre les différents sens d'un même lexème. L'abréviation EXT, est ainsi définie par Le
Nouveau Petit Robert:
« EXT. (par) extension: qui présente un sens plus large; qui s'applique à de plus
nombreux objets (s'oppose SPÉCIALT à [=SPÉCIALT spécialement: dans un sens
61
plus étroit, moins étendu; s'oppose à PAR EXT.] » (Le Nouveau Petit Robert, 1993).
Au niveau diachronique, Ullmann définissait en ces termes l'extension de sens:
« Extension. - Arriver vient du latin *arripare "toucher à la rive". C'était à l'origine un terme
maritime dont l'emploi fut par la suite étendu à tout mouvement atteignant son but, un peu
comme on parle de nos jours du débarcadère d'une gare. L'extension de sens a entraîné
d'ailleurs un appauvrissement dans les traits distinctifs du concept: "toucher à la rive" est plus
précis que "parvenir à un lieu". Le sens d'aborder et de d'abord s'est élargi de façon analogue.
De même, panier remonte à panarium "corbeille à pain"; l'idée de pain s'étant graduellement
effacée, le mot s'applique à bien plus d'objets qu'auparavant » (Ullmann, 1969).
Se plaçant au niveau strictement synchronique, Robert Martin illustre la forme de
polysémie qu'il considère comme une extension de sens par le cas du lexème minute, lequel
signifie premièrement « soixantième partie d'une heure », et en second lieu « court espace de
temps ». Ainsi, dans l'extension de sens, le sémème est, comme dans la restriction de sens,
l'intersection sémique entre deux significations; mais alors que le trait sémique
supplémentaire du sens restreint s'ajoute au sémème en découlant du contexte sémantique,
celui du sens élargi s'ajoute au sémème en découlant d'un ses propres sèmes.
Les relations métonymique et métaphorique sont également invoquées par les
dictionnaires, pour expliquer et diversifier les différents sens d'un même mot. C'est ainsi que
dans Le Nouveau Petit Robert on trouve définies les deux abréviations suivantes:
« MÉTAPH. métaphore (par métaphore, comparaison implicite intermédiaire entre le
propre et le figuré); métaphorique »
« MÉTON. (par) métonymie: introduit un emploi issu d'un autre emploi par cette
figure »
Robert Martin décrit la relation métonymique en admettant là aussi deux sémèmes
différents et en disant qu'« elle consiste dans la réapparition, sous forme de sème spécifique
du premier dans le deuxième», ce qu'on pourrait illustrer par chaise (à porteurs), qui signifie
« véhicule composé d'un habitacle muni d'une chaise et d'une porte, dans lequel on se faisait
porter par deux hommes » (LNPR), et qui correspond à un changement de désignation d'un
même sémème. Il y a donc plus que le sémème dans le sens métonymique; mais le sémème
n'en reste pas moins l'intersection de la signification dite première et de la signification
métonymique, c'est-à-dire cette signification première.
62
Quand au sens métaphorique, il ne présente pas forcément « au moins un des sèmes
spécifiques » (Martin, 1983) du sémème, mais c'est un dépassement du sémème construit à
partir du sémème et d'un contexte sémantique avec lequel il est apparemment incompatible. Il
n'empêche donc pas de considérer que le léxème concerné a eu un seul sémème, qui est le
sens dit premier du lexème. Mais on ne peut pas dire que ce sémème soit l'intersection entre
ce sens premier et le sens métaphorique, puisqu'il n'y a pas forcément d'intersection entre ces
deux significations.
La polysémie étroite serait la combinaison de l'effacement et de l'addition de sèmes
spécifiques (c'est-à-dire la substitution de sèmes) en même temps que l'identité des
archisémèmes, c'est-à-dire le maintien d'un noyau sémique central.
R. Martin donne comme exemple deux des quatre sens que le Dictionnaire du
Français Contemporain reconnaît au mot rayon, illustrables par
Les rayons du soleil, de la lune. Le rayon d'un phare
Le rayon est égal à la moitié du diamètre
Entre ces deux significations, il y a des éléménts communs, à savoir S2 = S1, s22 = s12.
Et il y a « à la fois des additions ("cercle", "circonférence") et des effacements de sèmes
("lumineux") ». Robert Martin pense que cette double caractéristique distingue ce type de
polysémie de la restriction de sens, où il n'y a qu'adjonction de trait sémique, et de la
métonymie, où il y a manifestement adjonction au sémème de traits sémiques entraînant un
changement de dénotation. Mais il faut bien reconnaître que la prétendue polysémie étroite
ressemble fort à une extension de sens, à cette différence près que, dans ce cas, l'apparition de
la notion de cercle semble effacer la notion de « lumière », alors que dans minute l'apparition
du trait sémique « court » n'effaçait pas le sème « égal à la soixantième partie d'une heure »,
mais le représentait, puisqu'il était impliqué par lui. Toutefois la notion de cercle qui apparît
dans le second sens retient une caractéristique inhérente à la lumière, laquelle part d'un point -
un phare ou un astre - et envoie des rayons circulairement autour de ce centre. Il n'y a pas
vraiment replacement du sème « lumineux » par le trait sémique de « cercle », mais plutôt
glissement de la notion de « lumière (diffuse, rayonnante) » à la notion plus abstraite de «
cercle ».
La polysémie lâche présente les trois caractéristiques suivantes:
« deux sens ne présentent qu'un seul sème spécifique commun; leur archisémèmes
63
sont différents; il y a subtitution de sèmes spécifiques » (Martin, 1983).
R. Martin donne comme exemple le mot plateau, avec les deux sens que lui reconnaît
Le Nouveau Petit Robert, en les illustrant respectivement par
Plateau de bois, d'argent. Plateau de garçon de acfé, de serveur.
Plateau calcaire. Région de hauts plateaux.
La particularité de cette forme de polysémie vient de ce que ces deux sens n'auraient
qu'« un seul sème spécifique en commun », et surtout de ce que leurs noyaux sémiques, que
Robert Martin considère comme leur genres prochains et qu'il appelle leurs « archisémèmes »,
sont différents. Cette seconde caractéristique distingue nettement ce cas de polysémie de la
polysémie dite étroite. C'est la raison pour laquelle Robert Martin propose de l'appeler la «
polysémie large ». Et il ajoute que si les deux significations en question « ne présent<ai>ent
aucun sème commun, la polysémie le céde<rait> à l'homonymie » . La polysémie large est
donc très proche de l'homonymie.
Robert Martin signale que pour les verbes, la polysémie devient encore plus complexe
que pour les noms. Car, dit-il, « le verbe peut être touché par la polysémie dans le sémème;
mais il peut l'être aussi dans les actants. L'une des polysémies sera dite interne, et l'autre
externe. Si la première est proche parente de la polysémie substantive, la seconde apparente le
verbe à l'adjectif et présente même des traits qui paressent n'appartenir qu'au verbe » (Martin,
1983).
Comme exemple de polysémie externe, Robert Martin donne l'adjectif cru, dont le
signifié est quelque chose comme « qui n'a pas subi de cuisson », ainsi qu'on le voit dans:
Oignons, abricots crus. Légumes qui se mangent crus .
Mais dans:
chanvre, cuir, métal cru, Toile, soie crue .
l'adjectif « indique que ce dont parle "n'a pas subi de traitement" . La cuisson, explique en
effet Robert Martin, étant un traitement, on passe d'une acception à l'autre par une extension
qui touche le sémème de cru ». A cela on pourrait ajouter le troisième sens de « que rien
n'atténue, violent », lorsque cet adjectif apparaît dans d'autres syntagmes, comme:
lumière crue, couleur crue
réponse crue, mot cru, description crue, plaisentries un peu crues .
64
emplois qui représentent une autre extension de sens, où le sème de « cuisson » est remplacé
par le trait sémique d'« atténuation » qu'il implique.
A propos du verbe apprendre, Robert Martin distingue deux formes différentes de
polysémie externe. D'abord il y a une différence de sens entre:
(a) apprendre la danse à qqn.
(b) apprendre une nouvelle à qqn.
qui est due à la différence de signification du complément d'objet. Dans les deux cas il s'agit
de « faire connaître qqch ». « Mais, remarque-t-il, dans (a) l'objet désigne un savoir ou un
savoir faire: il y est commutable avec un infinitif (apprendre à qqn à danser). Dans (b), il
désigne une information; il y est commutable avec une proposition conjonctionnelle
(apprendre à qqn que...). <...> c'est <donc> l'objet qui est le lieu d'une polysémie de sens
("savoir" / "information") » (Martin, 1983).
Mais le verbe apprendre présente d'autres constructions que celles qui viennent d'être
illustrées, à savoir:
apprendre la danse, apprendre à danser
apprendre une nouvelle, apprendre que...
où l'on retrouve la même polysémie externe due à la différence de sens des compléments
d'objet, ce qui souligne la parenté sémantique entre le sens du verbe ainsi construit et le sens
du verbe dans les exemples précédemment étudiés.
Robert Martin considère qu'il s'agit alors de ce qu'il appelle une « polysémie
sélectionnelle ». Et il explique le changement de sens du verbe par le fait que le destinataire
des constructions précédentes « y est sélectionné comme sujet grammatical » et non plus
comme simple complément d'attribution. Il suppose en effet, à la façon de la grammaire
casuelle de Charles Fillmore (cf. Fillmore, 1968, « The Case for Case », in: Bach and Harms,
(ed.), Universals in Linguistic Theory) que la signification de apprendre implique un schème
sémantico-logique de trois « cas profonds », à savoir un Agent, un Objet et un Destinataire, et
que lorsqu'on sélectionne ces trois rôles sémantiques et que l'Agent est sujet, l'Objet
complément de verbe et dle Destinataire complément d'attribution, le verbe a le sens de « faire
acquérir à quelqu'un la connaissance de quelque chose », mais que si l'on sélectionne les deux
derniers seulement, l'Objet reste complément de verbe et le Destinataire devient sujet, ce qui
donne alors le sens de « acquérir la connaissance de quelque chose ».
L'unité d'un mot polysème n'est que relative. On n'a pas énuméré tous les procédés
65
responsables de la polysémie. D'autres existent, comme celui qu'on dénomme
traditionnellement ironie ou antiphrase et qui consiste à prendre un mot dans un sens opposé
au sens habituel: « C'est malin ! », dira-t-on pour commenter une bêtise.
Les deux procédés dont il a été fait état peuvent se combiner, comme d'ailleurs les
autres. Dès le siècle dernier, Arsène Darmesteter avait attiré l'attention sur le fait qu'un sens
dérivé pouvait prendre pour base un sens lui-même dérivé. Dans ce cas, les divers sens d'un
polysème constituent un enchaînement à partir du sens propre (s'il y en a un). Divers
exemples en ont déjà été proposés, comme celui de verre, qui, nom de matière, s'applique par
métonymie à un récipient en verre, puis au contenu du récipient, ou comme celui de bureau.
Dans ce mot, c'est encore par une suite de métonymies qu'on passe du sens de table de travail
(« J'écris à mon bureau ») à celui de pièce où se trouve un tel meuble (« Je suis dans mon
bureau »), puis à celui de gens qui travaillent dans des pièces de ce genre (« Adressez-vous à
ce bureau »).
Qu'est-ce qui fait donc, du point de vue sémantique, l'unité d'un mot polysème? La
question est à la fois fondamentale et délicate. Quand elle n'est pas résolue dans l'article de
dictionnaire consacré au mot, ce qui est assez fréquent, le lecteur devrait éprouver une
impression d'arbitraire: au nom de quoi l'auteur a-t-il regroupé dans un même article des
significations multiples dont le rapport n'est pas clair? N'aurait-il pas mieux valu les isoler,
c'est-à-dire les attribuer à des mots différents quoique de forme identique, donc à des
homonymes? De la réponse apportée à une question théorique dépend le choix pratique
qu'accomplit le lexicographe.
La difficulté n'est pas neuve, et la tradition fournit depuis longtemps des principes de
classement entre les sens d'un même mot. Ainsi introduit-elle une distinction entre le sens
propre, dit aussi sens premier ou sens fondamental, et le ou les sens seconds, dénommés
encore secondaires ou accessoires, qui se rattachent à lui par un processus de dérivation -
aussi parle-t-on de sens dérivés.
Voici un exemple: au sens propre, ailes sert à désigner les organes que possèdent
certaines espèces animales, oiseaux, insectes, chauves-souris, et qui leur permettent de voler.
Parmi les sens seconds de ce mot, on a l'application de certains véhicules volants (ailes
d'avion), ce qui se comprend facilement puisqu'il y a à la fois identité de fonction et
ressemblance de forme, même si entre des ailes battantes et des ailes fixes la différence saute
aux yeux. Mais on emploie aussi le mot pour d'autres référents, sur la base d'une simple
ressemblence d'aspect: ailes du nez, ailes d'une armée ou d'une équipe sportive, ailes d'un
bâtiment, etc. Il arrive que cette ressemblancese soit à peu près effacée: on continue à parler
66
d'ailes de voiture, alors que, depuis longtemps, les garde-boue qui étaient solidaires de la
carrosserie, mais en débordaient largement, lui ont été intégrés pour améliorer la pénétration
dans l'air. Dans ce dernier cas, où les ailes de voiture ne ressemblent plus du tout à des ailes
d'oiseau, l'appellation cesse de se justifier et pourtant non seulement elle est toujours
employée, mais on considère généralement qu'il s'agit du même mot, ce qui coïncide avec
l'intuition des usagers.
A cette difficulté, les lexicographe opposent généralement la parade suivante.
L'identité d'étymologie leur fournit un critère dont ils s'autorisent pour regrouper plusieurs
significations sous une même unité lexicale: des sens aujourd'hui très différents sont ainsi
rapportés à un même mot parce qu'on peut leur attribuer une origine commune. Sans doute
est-ce la raison pour laquelle on rédige un seul article plume: quel que soit son sens, plume
vient du mot latin pluma. Mais ce n'est pas du point de vue théorique une raison satisfaisante.
L'invoquer revient à confondre diachronie et synchronie, c'est-à-dire d'une part ce que la
langue et ses mots ont été dans le passé, d'autre part son organisation présente qui en est dans
une large mesure indépendante. D'ailleurs on n'hésite pas à voir deux mots distincts dans
grève: « étendue sablonneuse ou caillouteuse au bord de l'eau », et grève: « arrêt de travail
concerté », malgré leur relation étymologique.
Si on veut que soient ici valables les termes de sens premier et de sens second, ils ne
sont donc pas à prendre dans une acception chronologique. Il faut y voir l'expression d'une
hiérarchie actuelle, quoi qu'il en soit de la dimension historique. Pour éviter toute ambiguïté,
on ferait peut-être mieux de dire sens fondamental et sens secondaire(s). Le sens
fondamental, s'il est souvent le plus ancien, est parfois plus récent que l'autre.
5.2. L'homonymie
L'homonymie est une relation d'identité entre mots qui ne concerne que la forme; que
toute affinité de sens est exclue. A première vue, elle ne devrait donc pas être retenue dans ce
cours, mais elle intéresse malgré tout le fonctionnement sémantique. Aussi en présenterons-
nous les considérations de C. Baylon (1995) à ce sujet.
Selon qu'il s'agit de formes orales ou de formes écrites, il y a lieu de distinguer
l'identité de prononciation, l'homophonie, et l'identité de graphie, l'homographie: air, ère et
aire (mais aussi erre, plus rare), comte, compte et conte, coq, coque et coke sont homophones
sans être homographes; parent (substantif) et parent (du verbe parer), fier, adjectif, et (se) fier,
verbe, homographes sans être homophones. Mais dans les langues à écriture alphabétique
comme le français, l'homophonie et l'homographie vont très souvent de pair. Il y a plusieurs
67
mots écrits et prononcés son: son (désignant un bruit), son (partie de graine de céréale), son
(adjectif possessif). De même porte est soit une forme de verbe, soit un substantif alors que
leurs sens n'ont rien à voir. Citons aussi l'exemple d'une forme grammaticale d'emploi très
fréquent, que: on doit distinguer que pronom relatif (« L'homme que vous voyez... »), que
pronom interrogatif (« Que voulez-vous? », que conjonction de subordination («Je crois que
vous vous trompez »), que adverbe exclamatif (« Que d'ennuis ! », « Que j'ai mal ! » .
De toute façon, l'oral prédomine sur l'écrit: si une langue naturelle peut se maintenir
sous forme écrite même après avoir cessé de se parler, aucune ne s'est jamais créée autrement
qu'à partir d'un usage oral; exception faite de la langue des signes, purement gestuelle et
utilisée par les sourds. On soutiendra donc que seule l'homophonie est fonctionnellement
constitutive de l'homonymie; l'homographie sans homophonie, plus rare, n'est qu'une
curiosité. Dans le même ordre d'idée, notons qu'il y a en français des mots qui connaissent
plusieurs orthographes sans perdre leur unité de sens et de prononciation: clé/clef,
cuiller/cuillère, déclancher/declencher; cette multiplicité de graphies pour un même mot
relève du phénomène, constaté ailleurs, de variantes et n'a rien de commun avec
l'homonymie.
Enfin, on n'a pas coutume de considérer comme homonymes des mots de forme
identique quand leur genre grammatical est différent: le livre/la livre, le mousse/la mousse, le
manche/la manche. C'est traiter le genre comme un discriminant formel, analogue dans ses
effets aux différences phpniques. De fait, la différence de genre génère bien des oppositions
de sens, mais elle se manifestesurtout dans le contexte, par exemple dans l'article détérminant
(le/la, un/une), où elle n'est même pas toujours visible: la forme plurielle de l'article (les, des)
ne la comporte pas.
Il convient de se demander pourquoi l'homonymie se rencontre si couramment dans les
langues naturelles. Dans le principe, ce sont en effet les différences de sons qui rendent
reconaissables les différences de sens. On s'attendrait donc à ce que les homonymies soient
réduites au minimum et pourtant le langage paraît s'en accommoder fort bien: alors que les
auteurs de langues artificielles ont le souci de les éliminer, on en trouve dans toutes les
langues naturelles. Il ne cesse même de s'en créer, même si d'autres disparaissent.
Ainsi les changements phonétiques aboutissent souvent à effacer des distinctions de
forme, c'est-à-dire à créer de nouvelles homonymies. Si on compare les homonymes français
d'origine latine, on constate que souvent leurs formes étymologiques étaient distinctes en
latin, ce qui laisse une trace dans les différences de graphie: verre vient de vitrea(m), vers de
versus, ver de vermis (plus exactement de l'accusatif vermem). Et on n'hésite pas à emprunter
68
des mots étrangers qui, une fois adaptés à la phonetique du français, sont homophones de
mots français préexistants, même quand ils gardent leur graphie d'origine: les mots d'origine
anglaise cash et car (substantif que l'anglais avait lui-même emprunté au normand) se
prononcent de la même façon que cache, la conjonction car ou le nom/adjectif quart.
Pourant, si l'homonymie provoquait des difficultés sérieuses de communication, il y
aurait moyen de l'éviter. Toute langue a à sa disposition de nombreuses formes phoniques qui
demeurent inutilisées et qui pourtant, si elles recevaient un sens, permettraient d'échapper à
l'homonymie (les testes psycholinguistiques emploient sous le nom de logatomes ces formes
potentielles sans signification effective: boron, foron, moron, etc.). On s'est même rendu
compte que, dans des cas particuliers, les langues savaient éliminer l'homonymie: c'est le
phénomène de collision homonymique. Le verbe latin mulgere « traire » n'a pas été conservé
en français, mais a été remplacé par traire, parce qu'il aurait dû aboutir à la forme *moudre;
elle aurait été homonyme d'un autre verbe, celui-ci conservé et venant du latin molere «
moudre ». L'appartenance de deux homonymes au même domaine sémantique, celui des
activités rurales, mais pour y désigner deux actes très différents, aurait engendré des
confusions gênantes et n'a pas été tolérée.
Les langues n'admettent donc pas n'importe quelle homonymie: elles éliminent ou
évitent celles qui créeraient des difficultés de communication. L'autre, encore plus important,
est le suivant. L'homonymie n'empêche pas la compréhension parce que, sauf exception, les
mots ne sont pas employées à l'état isolé: ils sont insérés dans des phrases où ils s'éclairent les
uns les autres. Le contexte, le sujet traité, mais aussi la situation où se trouvent les
interlocuteurs orientent l'interprétation et permettent de lever les ambiguïtés auxquelles on
pourrait s'attendre.
Dans l'ensemble, l'interprétation des énoncés écrits est moins liée à la situation que
l'interprétation des énoncés oraux. A l'oral, surtout en conversation, locuteur et auditeur(s),
qui sont en général dans la même situation (même lieu, même moment, même
environnement), sont forcément renseignés sur celle du partenaire. Il en va autrement pour
l'écrit, où scripteur et lecteur(s) sont très souvent dans des situations différentes, sans compter
que beaucoup d'écrits, comme les livres, sont faits pour être lus par de multiples personnes, en
des lieux, à des moments et dans des environnements très divers. Aussi le contexte y joue-t-il
un rôle essentiel. La tendance à distinguer par des graphies différentes des mots différents
quoique homophones (cas de compte et conte, qui ont pourtant la même étimologie)
s'explique dans une certaine mesure par le moindre secours que fournit la situation à l'écrit.
Pour certains linguistes, l'homonymien'est elle-même qu'un cas particulier de la
69
polysémie: celui où, entre les sens du polysème, il n'existe pas ou plus de relation discernable
autre qu'une différence pure et simple.On rendrait ainsi mieux compte des affinités
paradoxales qui existent entre les deux catégories et qui font qu'il y a souvent lieu d'hésiter
dans l'affectation d'un mot à l'une ou à l'autre.
5.2.1. Homonymie et orthographe
« Quand les homophones ont des sons identiques, mais s'écrivent différemment, par
exemple pair / paire, on rencontre rarement de difficultés à séparer les significations. Mais les
homophones qui sont aussi des homographes (c'est-à-dire s'écrivent pareil) présentent
quelques difficultés, puisqu'on tend à être trompé par l'identité graphique. Il est cependant
essentiel d'être capable de distinguer les homophones qui devraient ne pas être comptés dans
l'analyse des significations apparentées d'une forme. On pourrait dire qu'il y a deux verbes
homonymes louer, parce qu'il n'y a rien de commun entre « donner, moyennant un loyer, la
jouissance de quelque chose à quelqu'un » et « déclarer quelqu'un digne d'estime », ou que
l'adjectif tendre (« qui se laisse facilement entamer ») et le verbe tendre (« tirer et tenir dans
un état d'allongement »), n'ayant apparemment aucun trait sémique en commun, sont des
homonymes. Il s'agit d'homonymes qui sont des homographes. Par contre, les noms voie et
voix et le verbe (il) voit, les noms maître et mètre et le verbe mettre sont des homonymes qui
sont seulement des homophones; mais il n'y a aussi apparemment rien de commun dans la
signification des trois membres de chacune de ces deux séries de lexèmes. Qu'ils soient
homographes ou simplement homophones, les homonymes ont, dans les deux cas, un
signifiant identique, et des signifiés différents.
Par conséquent, comme le dit Xavier Mignot, « sont homonymes deux signes (ou plus
deux signes) qui comportent des signifiants identiques sans que cette identité se retrouve au
plan des signifiés. Par signifiants identiques, il faut entendre la même collection de phonèmes
rangés dans le même ordre, avec les mêmes traits prosodiques et, le cas échéant, quand il
s'agit d'un signe complexe, les mêmes pauses ou "jointures" » (Mignot, 1972).
5.2.2. Homonymie et histoire
L'étymologie permet de bien comprendre ce qu'est l'homonymie. On voit en effet qu'à
un moment de l'histoire de la langue ou des langues, on se trouve devant deux signes
linguistiques différents, que rien ne rapproche parce qu'ils ont deux signfiants et deux
signifiés différents. c'est le cas par exemple en latin de loca-re « 1) placer,disposer, 2) donner
70
à loyer » et lauda-re « louer, approuver », qui ont certes des éléments communs dans leurs
signifiants, à savoir la consonne latérale initiale et la voyelle ouverte finale, mais qui n'en ont
pas moins deux signifiants différents. Les aléas de l'évolution phonétique entre le latin et le
français ont rendu similaires la voyelle /o/ et la diphtongue /aw/, et ont fait disparaître les
occlusives intervocaliques, ce qui a donné, dans les deux cas, un même signifiant lou-er. Les
deux lexèmes latins n'ont pas pour autant fusionné en un seul morphème français; car leurs
signifiés sont restés différents. Il s'agit donc toujours en français de deux lexèmes différents;
mais ces lexèmes sont devenus homonymes et même homographes, puisque leur signifiant
identique est orthographié de la même façon. Ce cas d'homonymie est parfaitement clair, et
les lexicographes n'ont pas de mal à l'admettre, s'ils connaissent le latin.
Mais tous les cas d'homonymie ne sont pas le résultat d'une évolution phonétique qui a
rendu identiques les signifiants de deux ou plus de deux lexèmes différents. Il arrive aussi très
souvent que ce soit l'évolution du signifié qui ait abouti à l'apparition d'une homonymie. Que
l'on considère le verbe latin computare, qui signifie « calculer, compter », et dont le signifiant
a, en raison des changements phonétiques entre le latin et le français, donné compter, à la fois
pour rappeler l'étymon latin et par rapprochement avec le mot sémantiquement apparenté
comput. Employé dans la langue des trouvères qui racontaient des histoires en énumérant les
épisodes, ce verbe présenta un effet de sens comparable au sens du verbe narrer. Lorsque cet
effet de sens perdit son rapport avec le comptage des épisodes, notamment en passant de la
langue des trouvères à la langue commune, le verbe conter devint un synonyme du verbe
narrer, qu'il se mit même petit à petit à supplanter. Et aujourd'hui la distance sémantique entre
conter et compter est telle que, malgré l'homophonie, la différence orthographique empêche
un locuteur lettré de rapprocher spontanément ces deux verbes.
L'homonymie lexicale est, dans ce dernier cas, comme dans le cas précédent, le
résultat d'une évolution. Mais l'évolution au niveau du signifié est plus difficile à admettre. Il
n'en reste pas moins que l'essentiel dans l'homonymie est la difference de sens entre les
lexèmes concernés, ou plutôt le fait que cette différence de sens soit telle que le locuteur ne
puisse pas relier une signification à l'autre, et se trouve en face de deux signifiés qui lui
paraissent manifestement différents. C'est ainsi qu'il n'hésitera pas à reconnaître deux verbes
voler homonymes ou deux noms grève homonymes; car il ne voit pas le rapport qu'il pourrait
y avoir entre le sens de « prendre indûment » et celui de « se déplacer dans les airs », ou entre
le sens d'« arrêt collectif du travail » et celui de « terrain sablonneux au bord de l'eau ». Seul
l'historien de la langue sait que le verbe voler « prendre indûment » est issu du verbe voler «
se déplacer dans les airs » à partir d'expressions de la langue des chasseurs du XVI e siècle
71
telle que le faucon vole la perdrix, ou que la grève « arrêt collectif de travail » vient de
l'expression faire grève, appliquée aux ouvriers parisiens sans travail qui avaient l'habitude de
se réunir sur la place de Grève, au bord de la Seine.
5.2.3. Manifestations formelles de l'homonymie
Les linguistes ont chercé, sous l'influence du structuralisme et plus particulièrement du
distributionnalisme, à trouver des critères formels susceptibles de manifester d'une façon
tangible la différence de sens entre des lexèmes homonymes ou imposant de rattacher à des
lexèmes homonimes les sens différents d'un même mot. C'est ainsi que le Dictionnaire du
Français Contemporain a pratiqué ce qu'on appelle le « dégroupement des entrées » en faisant
relever de l'homonymie les significations d'un mot qui correspondent à des différences de
distribution, c'est-à-dire à des différences d'environnement syntagmatique.
Jean Dubois a illustré ce critère en montrant qu'il y a deux adjectifs homographes de
signifiant cher, à savoir cher "aimé" et cher "coûteux". Car d'une part « leurs distributions
s'excluent: la vie chère (coûteuse) s'oppose à mon cher ami (aimé) comme substantif + x à y +
substantif; dans le premier "sens", cher est postposé dans tous les cas; dans le second, cher est
antéposé dans la plupart des cas » (Dubois 1965, Grammaire structurale: Le nom et le
prenom, Paris, Larousse). D'autre part, au point de vue de la construction, on peut opposer la
vie est chère à ma fille m'est chère, où « la différence d'environnement provient du fait que
pour cher (aimé) peut être déterminé. Cette détermination se fait soit par l'insertion d'un
pronom, <...> soit par l'addition d'une expansion précédée de à (il est cher à ses parents) » .
Ce critère est particulièrement intéressant; mais il n'est pas toujours décisif. Jean
Dubois donne d'autres exemples d'opposition entre un adjectif déterminé et un adjectif non
déterminé, comme
propre / propre à, capable / capable de, bon / bon à, etc.
Or certains de ces exemples sont discutables. Il est difficile par exemple de ne pas voir
dans capable sans complément un emploi particulier du lexème capable de (« qui a les
qualités requises pour »), où l'on ne préciserait pas pour quoi la personne a les qualités
requises. Dans l'exemple de capable seul que propose le Dictionnaire du français
contemporain
L'affaire marche mal, faute d'un directeur capable.
il est clair que cela veut dire « faute d'un directeur capable d'être directeur ». Il n'y a donc pas
72
lieu de postuler, comme le fait le Dictionnaire du Français Contemporain, deux homonymes.
D'ailleurs le Dictionnaire du Français Contemporain lui-même considère que la construction
bon à, pour (quelque chose), signifiant « approprié à, adapté pour », est un emploi particulier
de
« bon, bonne <...> Se dit des choses qui ont les qualités propres à leur nature, qui
présentent des avantages ou procurent des plaisirs, qui sont appropriées au but
poursuivi: Écrire un bon roman. Cette marchande vend de bons fruits. J'aime trouver
dans un hôtel un bon lit »
La différence de construction ou de distribution n'est donc pas un critère décisif pour mettre
en évidence une homonymie.
Un autre critère formel, qui, dans le cas de cher, confirmerait l'homonymie, est le fait
que des séries dérivationnelles différentes s'expliqueraient assez bien par une homonymie de
bases de dérivation. C'est ainsi que le nom cherté, l'adjectif chérot, et le verbe enchérir ont
des sens qui ne se rattachent qu'à cher « coûteux », alors que le verbe chérir, et l'adjectif chéri
se rattacheent exclusivement à cher « aimé ». Malheureusement cette séparation n'est pas
systématique, l'adverbe chèrement présentant la même homonymie que l'adjectif cher:
« chèrement <...> 1. D'une manière affecteuse et tendre <...> VIEUX « Laissez-moi
vous embrasser chèrement et tendrement » (Sévigné). MOD. Aimer chèrement qqn.
Conserver chèrement un souvenir. <...> 2. À haut prix, d'un prix élevé <...> VIEUX.
Acheter, payer, vensre chèrement. FIG. et MOD. Il paya chèrement son succès, en
consentant de grands sacrifices. Vendre chèrement sa vie ».
homonymie que Le Nouveau Petit Robert traite, à tort, nous semble-t-il, de façon
polysémique. De la même façon, l'homonymie postulée par Jean Dubois pour l'adjectif
capable se retrouverait dans tous les dérivés, à savoir l'adjectif incapable:
Plusieurs chefs incapables ont été affectés à d'autres postes. Je suis incapable de lire
cette écriture .
et les deux noms capacité et incapacité:
Il a une haute capacité professionnelle. La vraie mesure du cœur, c'est la capacité
d'aimer.
Je suis dans l'incapacité de vous répondre. En fait de gouvernement, l'incapacité est une
trahison.
Le Dictionnaire du Français Contemporain dégroupe en deux entrées différentes le
mot fruit:
73
1. fruit <...> Organe végétal qui succède à la fleur et qui contient les semences: Les fruits
du figuier sont les figues. De nombreuses plantes portent des fruits comestibles.
2. fruit <...> Profit, avantage retiré de quelque chose: Une découverte qui est le fruit de
plusieurs années de recherches. Recueillir le fruit de ses peines.
et rattache à 1. fruit les dérivés adjectivaux fruité, fruitier, et à 2. fruit les adjectifs dérivés
fructueux et infructueux. Mais n'empêche de voir dans fruit « profit, résultat » le sens figuré
de fruit « production des plantes apparaissant après la fleur » (LNPR), quand il s'agit d'autre
chose que d'un végétal. Et il ne serait pas impensable de dire que les séries dérivationnelles
différentes manifestent simplement l'existence des sens supposés différents du lexème qui sert
de base dérivationnelle. Et du coup le fait que certains dérivés puissent avoir les deux sens
différents en question motrerait que ces deux sens différents relèvent bien de la polysémie.
Tel est le cas du verbe fructifier, que du reste le Dictionnaire du Français Contemporain
rattache très honnêtement aux deux prétendus homonymes qu'il postule, en donnant les
exemples suivants:
Un arbre qui fructifie tardivement (rattaché à 1. fruit). Faire fructifier de l'argent, un
capital (rattaché à 2. fruit).
Il n'est pas inintéressant de signaler que le dérivé fructification de ce verbe ne présente
jamais le sens figuré de « profit »:
époque, saison de la fructification (d'après LNPR).
Il semble donc que les séries dérivationnelles différentes peuvent manifester aussi bien
une polysémie qu'une homonymie. On ne peut donc pas plus voir un critère formel décisif de
l'homonymie dans les différences de distribution. Finalement, ce qui compte vraiment pour
qu'on puisse parler d'homonymie, c'est avant tout la différence de sens ou plutôt c'est une
différence de sens telle qu'on ne puisse pas la considérer comme un fait de polysémie, c'est-à-
dire comme une différence plus apparente que réelle, une différence entre des significations
qui ont entre elles un lien sémantique évident et qui peuvent de ce fait être attribuées à un
même lexème.
5.3. La synonymie
La synonymie désigne une relation entre deux mots ou deux expressions qui ont le
même sens ou des sens très voisins. Dans le second cas on peut parler de parasynonymes.
74
En principe, on établit la synonymie en utilisant une procédure de substitution: on
remplace un mot par un autre, et ces mots son synonymes si le sens global n'est pas modifié.
Ainsi il y a une équivalence sémantique entre jugement et verdict quand on substitue « Le
tribunal a rendu son jugement » à « Le tribunal a rendu son verdict ». Comme on ne ressent
pas une différence bien nette, on devrait pouvoir les considérer comme synonymes.
Malheureusement, des difficultés surgissent immédiatement. Avec les mêmes mots, il est facil
de construire des expressions où la synonymie disparaît. Ainsi « Cette personne a du
jugement », énoncé très clair, n'équivaut pas à « Cette personne a du verdict », énoncé dont le
sens n'apparaît même pas.
De ces faits, voici une premiére explication. La plupart des mots sont polysémiques,
comme nous l'avons maintes fois souligné. Or la synonymie, quand elle se rencontre dans de
tels mots, ne concerne généralement qu'une partie des sens. Dans l'exemple cité, on a le mot
jugement. Or, parmi ses nombreux sens, il y a les deux suivants: (1) « décision de justice » et
(2) « faculté de bien estimer les choses, les situations »; mais seul le sens (1) se retrouve dans
verdict et la synonymie ne porte que sur lui.
Ainsi se justifie que, dans un article de dictionnaire, l'auteur propose couramment
divers synonymes du mot défini sans qu'il soient obligatoirement synonymes entre eux: à
jugement au sens (1), on fera correspondre verdict, et à jugement au sens (2), discernement,
alors que verdict et discernement ne sont jamais synonymes. De même, dans un dictionnaire
bilingue qui, à chaque mot d'une langue, doit faire correspondre au moins un équivalent, donc
un synonyme, dans l'autre langue, on en trouve la plupart du temps plusieurs, et comme le
savent tous ceux qui ont utilisé ce type d'ouvrage, ils ne sont pas interchangeables: il faut
choisir celui qui convient dans le contexte. Car chacun n'est qu'un synonyme partiel du mot à
traduire, lui-même polysème.
En dehors même de la polysémie, il faut insister sur le fait qu'il ne sufit pas, pour qu'il
y ait synonymie, que deux mots désignent les mêmes référents. L'identité de sens ne se réduit
pas à l'identité de référence. Ainsi, les mots moineau et piaf s'appliquent en principe à la
même espèce d'oiseau (en fait les naturalistes distinguent plusieurs espèces de moineaux, le
moineau domestique, le moineau friquet, etc.), mais te doute façon les connotations différent
d'un mot à l'autre: moineau est le terme de la langue générale, du français standard, tandis que
piaf appartient au registre populaire, spécialement à celui de la région parisienne.
Du point de vue théorique, deux signifiants différents ayant exactement le même
signifié devraient appartenir au même mot. Car c'est l'unité du signifié qui fait l'unité du mot.
Si la difference n'existe que sur le plan de la forme sans contrepartie sur le plan de la
75
signification, on n'a en principe affaire qu'à des variantes, telles je m’assois et je m’assieds.
Aussi, pour la plupart des linguistes, il n'existe pas dans le langage de vrais synonymes,
interchangeables dans tous leurs emplois. Cette opinion se retrouve dans l'intuition des
usagers, pour qui deux mots ne sont jamais exactement semblables, même s'ils seraient
embarassés pour préciser en quoi consiste leur différence. On admet donc que dans une
langue toute dualité de mots correspond ou tend à correspondre, au moins sous certains
aspects, à une dualité de sens ou d'emploi.
Pourtant il est fréquent, comme on l'a fait remarquer à diverses reprises, que se
multiplient les mots servant à désigner exactement la même réalité, c'est-à-dire les
synonymes. Ceci répond certainement à des besoins qu'on ne peut réduire à l'attrait d'une
mode ou à une recherche gratuite de l'originalité. Sans être jamais totale, la synonymie est
donc, d'une manière quelque peu paradoxale, une exigence des langues naturelles.
5.3.1. Types de synonymes
A. La différence peut être géographique. Dans le nord ou l'est de la France,
l'expression un paire de est volontiers traitée comme synonyme de deux (J'y suis resté une
paire de jours). Dans le sud de la France, on emploie quicher dans le sens de serrer, presser ou
dévarié dans le sens de troublé, perdu. Il existe ainsi des éléments lexicaux synonymes issus
de dialectes ou de langues diverses. Bien qu'en principe, dans le même énoncé, on ne passe
pas d'une langue à une autre, d'un dialecte à un autre, sauf dans les cas où, volontairement ou
non, on « change de code » (où on pratique le code-switching, comme disent les linguistes
anglo-saxons), les cas de ce genre ne sont pas rares. Les différences entre langues, ou entre
dialectes, sont loin d'être ainsi tranchées qu'on ne le croit, elles s'inscrivent souvent dans un
continuum où les frontières sont imprécises. Les exemples qui viennent d'être données
peuvent être qualifiés de régionalismes ou de dialectalismes. On peut d'ailleurs en faire un
usage délibéré, qui fait penser à la catégorie suivante.
B. Les synonymes peuvent relever de niveaux sociologiques ou stylistiques différents.
Dans le premier cas, chacun des synonymes est, du moins en théorie, propre à une classe
sociale. Les dictionnaires donnent ainsi certains mots (ou certains sens) comme « populaires
» ou « vulgaires », c'est-à-dire comme appartenant au vocabulaire des couches inférieures de
la société: par exemple dégueulasse, synonyme de dégoûtant. Toutefois un locuteur
appartenant à une clase cultivée peut très bien, dans certaines circonstances, utiliser un tel
terme eten tirer un effet stylistique, ce qui renvoie au second cas.
76
Car on a des mots (et aussi des expressions) qui normalement relèvent d'un style et pas
d'un autre. Cheval, mot du vocabulaire général, donc stylistiquement neutre et à sens avant
tout référentiel, a comme synonymes coursier dans un style littéraire archaîsant, canasson,
bourrin, etc., dans l'usage familier. Ce qui est qualifié d'ennuyeux dans l'usage passe-partout
est dit embêtant si on s'autorise (ou si on ne connaît sur ce point que) l'usage familier. Les
choses seraient simples si chaque élément lexical, chaque mot appartenait à un style
déterminé. Mais il n'en est pas ainsi. La plupart des mots fréquents ne sont ni stylistiquement
marqués, ni propres à une classe sociale. C'est heureux, avons-nous constaté, car celq rend
possible la communication malgré les différences de culture linguistique et de classe sociale.
Mais le classement des synonymes n'en est pas facilité.
C. Entre synonymes, les différences peuvent encore être « psychologiques »,
qualificatif peu heureux; disons plutôt qu'elles relèvent de l'affectivité, de la subjectivité.
Cela implique une distinction entre sens affectif et sens référentiel 'appelé aussi sens
cognitif), ce dernier restant le même alors que le premier varie. Mais il n'est pas toujours
facile de séparer les deux types de sens, d'une part l'appréciation plus ou moins subjectif
portée par l'énonciateur sur le référent, dans la mesure où elle est incluse dans le sens, d'autre
part ce qui dans le sens sert à la désignation de ce référent.
Prenons un exemple. Dans les médias, quand on situe quelqu'un dans la hiérarchie des
artistes (ce substantif a déjà une connotation favorable), on se sert d'adjectifs comme bon,
grand, et même immense. Ils ne sont pas réelement synonymes car ils se situent sur une
échelle montante de valeurs. Mais une tendence, qui se manifeste dans l'expression immense
artiste, veut qu'on s'efforce de repousser toujours plus haut le sommet de l'échelle. Voici, pour
l'illustrer, un lot de synonymes susceptibles de concurrencer immense: épatant, extraordinaire,
génial, sensationnel, prodigieux, phénoménal, magnifique, formidable, unique, et la liste n'en
est pas close. Entre ces mots, la différence semble mince au sémanticien et pourtant, si on fait
appel à l'intuition, ces mots n'ont pas tout à fait le même sens. De nouveau, et dans un cas
exceptionnellement favorable, nous voyons qu'il n'est pas de synonymes totaux. Nous laissons
au lecteur le soin de préciser pour tous ces mots en quoi consiste la différence, ténue en fin de
compte, mais réelle (« qui épate, qui sidère », « qui sort de l'ordinaire », etc.).
D. Il arrive que le choix entre deux mots soit automatiquement déterminé par le
contexte sans qu'une différence de sens soit sensible. La différence est alors purement
combinatoire. Ainsi doit-on dire retour à l'envoyeur, mais l'expéditeur du colis. La
détermination par un complément de nom oblige à remplacer envoyeur par expéditeur. Dans
ce cas, le critère de la substitution, que nous avons considéré comme essentiel à la
77
démonstration d'une synonymie, n'est pas applicable. On a bien une sorte de synonymie, mais
la différence des mots n'est liée qu'à leur distribution, ce qui constitue une de ces
irrégularités dont les langues sont coutumières.
En principe, un même référent peut donc relever de plusieurs catégories, selon qu'on
sélectionne telles ou telles propriétés parmi celles qu'il possède. Un oiseau appartient à la
catégorie des ovipares, comme les insectes et la plupart des retiles, si on ne retiens pas que la
propriétés de pondre des œufs. Une table appartient non seulement à la catégorie des objets
fabriqués dénommés tables, mais aussi, si on ne tient pas compte du fait qu'elle comporte un
plateau horizontal et qu'elle sert à recevoir sur ce plateau divers objets mis ainsi
commodément à la disposition des gens, à la catégorie des meubles. Ainsi, comme nous
l'avons plusieurs fois remarqué, de nombreuses catégories s'emboîtent les unes les autres. De
celle des meubles fait ainsi partie, outre la catégorie des tables, la catégorie des sièges, dont B.
Pottier (1964) a fait une analyse approfondie.
Parmi les difficultés que soulève cette analyse, certaines sont faciles à résoudre. On
constate ainsi qu'aux sèmes dégagés par Pottier dans son analyse, on devrait en ajouter
d'autres. La classe des sièges est elle-même incluse dans celles des meubles. À son tour, cette
dernière fait partie des objets fabriqués, qui, à un niveau encore supérieur, est englobée dans
celle des objets physiques. Chacune de ces classes se caractérise par un classème spécifique
et, dans la mesure où les noms de siège leur appartiennent, il faudrait leur ajouter des sèmes
catégoriels, par exemple manufacturé pour la classe des objets fabriqués (les dénominations
des sèmes présentent le défaut de devoir être prises dans le lexique même de la langue, non
sans une bonne part d'arbitraire).
De telles raisons font qu'un même référent, déjà susceptible de s'appeler siège ou
fauteuil, pourrait encore recevoir d'autre noms, soit plus généraux, comme meuble, soit plus
précis, puisqu'il existe divers genres de fateuil (en particulier bergère, crapaud, club, voltaire).
Chacune de ces classes se caractérise par son ou ses sèmes propres, qui appartiennent du coup
à tous les mots recensés. Et une classe de base, par exemple celle des bergères, dont les
membres sont tous les fauteuils méritant cette appellation, comporte un ensemble de sèmes
qui la distingue de toutes les classes voisines ou englobantes. Mais comme Pottier a choisi
d'opérer sur un échantillon limité, on ne peut lui reprocher ces omissions délibérées.
D'autres remarques s'imposent. Rappelons tout d'abord qu'un français, il n'y a pas de
mot susceptible de désigner n'importe quel « objet fabriqué » (on dit parfois en ce sens
artefact) ni non plus n'importe quel « objet physique », ce qui nous a contraints à utiliser des
périphrases. Ici ce n'est pas tant la méthode de description qui est en cause, mais plutôt le
78
vocabulaire du français. Dans le chapitre précédent, on a attiré l'attention sur le fait qu'il
comporte, comme celui des autres langues, des lacunes lexicales: des appellations, des mots
qu'on s'attendrait à trouver pour le champ des catégories soit intégralement couvert, font
défaut, de sorte que certaines catégories n'ont pas de nom. Ce n'est pas pour nous étonner,
étant donné ce que nous savons de la congénitale irrégularité des langues naturelles. Mais le
modèle élaboré, comme bien d'autres, se caractérise avant tout par sa rationalité. Si pour les
objets fabriqués il fonctionne de façon assez, quoique pas tout à fait, satisfaisante, c'est que
leur vocabulaire reflète la systématicité technicienne qui préside à leur fabrication. Ailleurs, il
est à craindre qu'il s'adapte encore moins bien à son objets, dans la mesure où les langues,
comme une bonne partie du comportement humain et de l'univers naturel, sont loin d'être
intégralement rationnels.
Voici un autre problème auquel on se heurte. Sans quitter le domaine des mots décrits
par Pottier, nous pouvons aisément trouver des emplois où son analyse sémique fait apparaître
des insuffisances. « L'ONU a son siège à New York », dit-on couramment. Or, on ne voit
guère ce que viendraient faire ici, dans le mot siège, les sèmes | pour s'asseoir|, |objet
fabriqué|, etc. Il faut le prendre au sens figuré. À l'inverse, on est obligé, pour rendre compte
de l'emploi, de supposer qu'y apparaissent de nouveaux sèmes constituant le sens global,
lequel est « résidence officielle d'une organisation et de ses instances dirigeantes ».
79
5.4. L’antonymie
L’antonymie est traditionnellement conçue comme une relation qui repose sur une
opposition binaire: les antonymes sont des mots qui, par leur sens, s’opposent directement
l’un à l’autre. Ainsi haut / bas, entrer / sortir, homme / femme, vite / lentement etc. Les
dictionnaires donnent souvent, pour mieux éclairer le sens d’un mot, non seulement ses
synonymes, mais aussi ses antonymes.
ex. décence = respect de ce qui touche les bonnes mœurs, les convenances.(v.
bienséance, pudeur). Ant. effronterie, inconvenance, indécence, obscénité;
indiscrétion; cynisme.
(Le Petit Robert)
NB. On remarquera que le dictionnaire cite trois domaines antonymiques du mot
décence, donnant pour le premier de ces domaines une série d’antonymes de décence entre
lesquels s’établissent des rapports de parasynonymie.
En linguistique structurale, l’antonymie est envisagée comme une relation sémantique
paradigmatique qui se définit, à l’intérieur d’une sémantique lexicale, comme « le rapport
généralement binaire entre les mots dont au moins les domaines sémantiques sont contraires »
(Otto Duchacek, Sur quelques problèmes de l’antonymie, 1965).
L’antonymie est le reflet du rapport d’exclusion logique, rapport d’opposition binaire
entre deux sémèmes (« formules componentielles ») dont les sèmes (« les constituants »)
contrastent systématiquement.
D’autre part, les antonymes peuvent être envisagés, tout comme les synonymes,
comme des termes co-hyponymes, pouvant être inclus dans un même hyperonyme (ils
relèvent d’un même archisémème); ils ont la même classe morphologique (verbes, adjectifs,
noms, adverbes, prépositions), un nombre de sèmes communs et une série de sèmes
opposables qui représentent les pôles d’un axe sémique/d’une catégorie sémique (= d’une
structure minimale de sens).
ex. chaud / froid s’opposent sur l’axe de la température; lourd / léger s’opposent
sur l’axe de la pesanteur, garçon / fille s’opposent sur l’axe du sexe, etc.
Exemple d’analyse sémique de deux antonymes:
courageux /+humain/ /+disposition du coeur/ /+danger/
sèmes communs
lâche /+humain/ /+disposition du coeur/ /+danger/
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courageux /+volonté/ / +dynamisme/ /+force/ /+décision/ /-peur/
sèmes opposables
lâche /-volonté/ /-dynamisme/ /–force/ /–décision/ /+peur/
5.4.1. Types d’antonymes
L’opposition binaire n’est pas la seule relation logique qui sous-tende l’antonymie.
Aussi peut-on classer les antonymes, selon les types d’opposition dont ils relèvent, dans les
catégories suivantes:
A. Opposition binaire – rapport de contradiction impliquant une catégorie sémique à
deux termes.
A 1. Opposition privative ou négative: un des termes est la négation de l’autre.
ex. acceptable / inacceptable.
A.2. Opposition équipollente ou positive: les deux termes ont des propriétés
contradictoires. J. Lyons les appelle des « contraires non-gradables ».
ex. vivant / mort, mâle / femelle
B. opposition non-binaire - rapport de contrariété, impliquant deux ou plusieurs
termes.
B.1. Opposition non-scalaire: par exemple, les oppositions à trois termes, A, B, C, où
le terme moyen C n’est ni A ni B.
ex. vendable (qui se vend bien) / invendable (qui se vend très mal, qu’on ne peut pas
vendre) / vs./ non-vendable (qui n’est pas à vendre)
Il faut mentionner l’existence d’une classe d’antonymes relevant d’une relation de
réciprocité/de symétrie entre lexèmes de sens opposé. Ce genre d’antonymes sont à retrouver
surtout dans les domaines suivants:
- relations sociales et interpersonnelles: acheter / vendre, donner / recevoir,
demander / répondre
- rôles sociaux: professeur / élève, docteur / malade
- relations de parenté: père / mère, père / fils, oncle / tante, tante / neveu ou nièce
Des relations de réciprocité se manifestent également entre une phrase active et la
81
phrase passive correspondante:
ex. Jean aime Marie / Marie est aimée de Jean (attention ! Les deux phrases sont
synonymes; l’opposition se manifeste entre aimer et être aimé de..., où les deux sujets
superficiels sont différents et les deux sujets profonds sont identiques).
NB Il existe aussi des structures réciproques proprement-dites:
ex. Pierre épouse Cécile / Cécile épouse Pierre (dans ce cas aussi, les deux phrases
sont synonymes; l’opposition se manifeste entre les deux sujets superficiels)
Les antonymes converses illustrent une sous-classe particulière d’oppositions non-
binaires; ces antonymes ne peuvent être définis que l’un par rapport à l’autre, dans les
conditions de l’existence d’un terme moyen – repère. C’est surtout le cas des « mots de
direction » et « de position », verbes, adverbes et prépositions désignant des relations
temporelles et spatiales:
a) avant / après, devant / derrière, dessus / dessous, à droite / à gauche
b) entrer / sortir /vs./ rester, à droite / à gauche / vs./ au milieu
B.2. Opposition scalaire: c’est une opposition à plusieurs termes qui se situent sur
une échelle d’intensité. J. Lyons les appelle des « contraires gradables ». On retrouve ce genre
d’opposition surtout dans les classes des adverbes et des adjectifs « comparables » sur un axe
sémique commun. Ce qui revient à dire que seules les classes de mots qui acceptent la
comparaison peuvent connaître ce genre de séries oppositives.
ex. splendide / horrible sur l’axe de la beauté où l’on retrouve aussi joli, beau, laid
etc.
brûlant / glacé sur l’axe de la température où l’on retrouve aussi chaud, tiède, frais,
froid.
vite / lentement sur l’axe de la vitesse où l’on retrouve aussi les structures
comparatives plus vite, plus lentement, moins vite, moins lentement, très vite, très
lentement, etc.
Il faut remarquer le fait que, si l’affirmation d’un de ces termes implique la négation
de l’autre, la négation de l’un des termes n’implique pas nécessairement l’affirmation de
l’autre.
ex. Le thé est brûlant = Le thé n’est pas glacé
Le thé est glacé = Le thé n’est pas brûlant mais
82
Le thé n’est pas brûlant n’implique pas nécessairement Le thé est glacé.
L’intervention des sèmes connotatifs (ceux relevant des registres de langue par
exemple) enrichit souvent ces séries oppositives.
ex. énorme, vaste, grand / petit, minuscule, exigu (registre soigné = d’une dimension
insuffisante)
Les antonymes relevant d’une opposition scalaire sont considérés par certains comme
les seuls vrais antonymes, les antonymes « purs ».
Comme nous l’avons mentionné plus haut, les antonymes sont considérés par la
linguistique structurale comme relevant d’un même archisémème. Les archisémèmes
concernés par cette relation ont été classés par O. Duchacek comme suit:
- qualités: beauté / laideur, bon / mauvais, vite / lentement
- quantités: majorité / minorité, court / long, peu / beaucoup
- appréciations: vérité / mensonge, avoir raison / avoir tort, grâce à Dieu / hélas
- états: dormir / veiller, sommeil / veille
- changements d’état: embellir / enlaidir, enrichir / appauvrir
- sentiments: amour / haine, aimer / haïr
- actions: monter / descendre, venir / partir
- changements d’action: s’en aller / rester, se mettre en marche / s’arrêter
- dimensions génerales: gras / maigre, grand / petit
- relations spatiales: entrée / sortie, présent / absent
- relations temporelles: avant / après, commencement / fin
- âge: jeune / vieux, aîné / cadet
- poids: lourd / léger, lourdeur / légèreté
En examinant la typologie ci-dessus, on comprendra mieux la classification des
antonymes en « objectifs » et « subjectifs ». Les antonymes objectifs rendent compte de la
possibilité pour l’homme de mesurer avec les sens les objets de la réalité qui l’entoure. Ils se
rapportent à des propriétés des objets comme la dimension, la consistance, le prix, la
température, etc.
ex. cher / bon marché, lourd / léger
Les antonymes subjectifs rendent les sensations, les sentiments, les états affectifs des
êtres humains.
ex. agréable / désagréable, amour / haine, content / mécontent
83
5.4.2. Antonymie et polysémie
Comme dans le cas de la synonymie, seuls les lexèmes monosémiques peuvent se
constituer en paires absolument opposées. Ces cas d’antonymie absolue sont rares.
ex. présent / absent, pair / impair.
Les cas les plus fréquents sont ceux des lexèmes polysémiques, qui ont plusieurs
antonymes (ou séries antonymiques), selon leurs sens (= selon les sémèmes qu’ils
recouvrent).
ex. un bon conseil / un mauvais conseil
un homme bon / un homme méchant
une bonne partie de... / une petite partie de... etc.
5.4.3. Lexicalisation des rapports d’opposition
Selon la façon dont les rapports d’opposition sont lexicalisés, on a classé les
antonymes en antonymes lexicaux et antonymes grammaticaux.
Les antonymes lexicaux ont des formes complètement différentes:
ex. bon / mauvais, grand / petit, adulte / enfant, etc.
Les antonymes grammaticaux sont formés
A - par les moyens de la comparaison (degrés de comparaison des adjectifs et des adverbes):
ex. plus âgé / plus jeune, plus âgé / moins âgé
plus vite / plus lentement, plus vite / moins vite
B - à l’aide de préfixes, le plus souvent de sens négatif:
ex. constitutionnel / anticonstitutionnel, offensive / contre-offensive, marié / non-
marié, unir / désunir, sain / malsain, efficace / inefficace
Il arrive que les deux antonymes soient des dérivés préfixés:
ex. bonheur / malheur, accrocher / décrocher, bien portant / mal portant
NB: dans les deux premiers exemples cités ci-dessus, les lexèmes construits sont
soudés, si bien qu’aujourd’hui on ne perçoit plus les unités constituantes.
84
Cependant, tous les lexèmes construits à l’aide de préfixes négatifs ne sont pas les
antonymes de leurs correspondants non-préfixés.
ex. dire et médire
pertinent et impertinent
disposé et indisposé
De même, certains lexèmes construits à l’aide de préfixes négatifs n’ont pas de
correspondant positif formé sur la même base.
ex. insolite / normal, accoutumé et non « solite »
innocent / coupable et non « nocent »
Dans d’autres cas, seul le préfixé négatif se conserve.
ex. inédit signifiant initialement « qui n’a pas été édité », et par extension « qui n’est pas
connu, qui est nouveau, original »
Enfin, citons le cas de deux lexèmes construits sur la même base, à l’aide de préfixes
positifs / négatifs, qui ne sont plus antonymes en français actuel.
ex. bienfaiteur, malfaiteur
85
CHAPITRE VI
RELATIONS SÉMANTIQUES SYNTAGMATIQUES
Les relations sémantiques syntagmatiques s’instaurent entre des unités linguistiques se
trouvant an rapport de combinaison, donc qui sont présentes ensemble (co-occurrentes) dfans
la chaîne discursive.
6.1. Les combinatoires
Utiliser une langue naturelle pour communiquer, oralement ou par écrit, ce n’est pas
prononcer ou écrire des mots isolés, mais élaborer des « discours » sur des sujets déterminés,
en enchaînant les mots (unités lexicales simples) dans des unités complexes: syntagmes
(groupes de mots), phrases / énoncés, textes. L’ensemble des phrases / des discours possibles
dans une langue naturelle est pratiquement infini, ce qui témoigne d’une propriété
fondamentale des langues naturelles: la créativité.
Grammaticalité et acceptabilité
La chaîne du discours obéit cependant à des règles; on ne peut pas enchaîner n’importe
quelle unité à n’importe quelle autre unité, n’importe comment. Ainsi, l’ énoncé
La fille de mes amis est vive, intelligente et drôle
est grammaticalement correct, ses constituants s’enchaînent selon les règles
morphosyntaxiques du français (ordre des mots, accord etc.) et sémantiquement acceptable,
car il respecte aussi les règles sémantiques de combinaison entre les unités linguistiques. Par
contre, l’énoncé
Les filles de mes amis est vive, intelligente et drôle
est incorrect, car il transgresse la règle de l’accord. L’énoncé
La piscine de mes amis est vive, intelligente et drôle
même si grammaticalement correct, est sémantiquement inacceptable, parce qu’il transgresse
une règle sémantique de compositionnalité: le sujet et l’attribut possèdent des traits sémiques
qui s’opposent directement: animé / inanimé.
On peut en conclure que s’il y a dans toute langue naturelle une combinatoire
grammaticale des mots (= des règles morphosyntaxiques), il y a aussi une combinatoire
lexico-sémantique (= des règles sémantiques).
NB. Une combinatoire est, selon la définition qu’en donnent A.J. Greimas et J. Courtès « une
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formation constituée par la présence de plusieurs éléments, telle qu’elle est produite à partir
d’éléments simples... ». Des combinatoires de dimension variée forment l’axe syntagmatique
du langage.
La combinatoire lexico-sémantique est fondamentalement orientée vers les
représentations que l’on se fait de l’univers référentiel, et régie par des règles manifestées au
niveau des relations sémantiques.
Le sens « grammatical »
La syntaxe est considérée comme autonome par rapport à la sémantique. Mais cela ne
veut pas dire qu’il n’y a aucune relation sémantique, par exemple, entre le verbe d’une phrase
et son sujet, entre un nom et l'adjectif qui le détermine etc.
Le lien entre syntaxe et sémantique apparaît encore plus clairement dans les noms que
l’on donne aux circonstants, et qui sont des noms de catégories sémantiques: lieu, temps,
cause, conséquence, manière, etc. D’ailleurs, les marqueurs des rapports circonstanciels ont le
plus souvent un contenu sémantique évident:
ex. avant / après, depuis, parce que, à condition que, etc.
Les catégories morphologiques ne sont pas non plus dépourvues de sens, même s’il
s’agit d’un sens très abstrait: singulier, pluriel, masculin, féminin etc.
D’autre part, pour comprendre le sens d’une phrase, il ne suffit pas de connaître le seul
sens des mots qui la composent; il faut aussi prendre en considération leur position
syntaxique. Ainsi, les phrases
Un chasseur méchant a poursuivi un loup blessé.
Un loup méchant a poursuivi un chasseur blessé.
Un loup blessé a poursuivi un chasseur méchant.
Un chasseur blessé a poursuivi un loup méchant.
formées des mêmes unités, ont toutes des sens différents, dont l’interprétation est orientée par
la syntaxe.
Les relations sémantiques syntagmatiques
Cependant, ce qui nous intéresse plus particulièrement dans ce cours, ce sont les règles
sémantiques qui régissent la combinatoire lexicale. Celle-ci est formée de lexèmes coprésents
(= présents ensemble, co-occurrents) dans un même syntagme ou dans une même phrase /
dans un même énoncé. Les règles sémantiques sont des règles de combinaison entre les
sémèmes recouverts par ces unités lexicales.
La possibilité de combinaison entre les lexèmes est assurée par la présence dans les
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sémèmes qu’ils recouvrent de sèmes compatibles, formant une base classématique commune.
ex. Le verre est plein d’eau.
Les sémèmes verre, plein et eau présentent dans leur base classématique des sèmes de la
catégorie contenant / contenu. De même, le contenu d’un verre est normalement liquide, sème
présent dans eau.
L’existence d’une base classématique commune assure la compatibilité sémantique
des unités lexicales, leur possibilité d’être présentes ensemble sur l’axe syntagmatique. Plus
précisément, pour que deux sémèmes soient compatibles, il faut qu’il ne contiennent pas de
sèmes qui s’opposent directement.
ex. La table chante.
est inacceptable à cause de l’incompatibilité déterminée par la présence dans les sémèmes
« chanter » et « table » des sèmes opposés animé et inanimé. Dans
La table chante une belle chanson
la présence du sémème « chanson » ajoute au sème animé le sème subordonné humain, qui
renforce « le sentiment » d’inacceptabilité éprouvé par les récepteurs d’un tel énoncé.
La compatibilité sémantique au sens strict dépend en fait des rapports référentiels, de
la façon dont les locuteurs se représentent l’univers de référence. Ainsi, l’énoncé
La neige rouge recouvrait la salle à manger.
est normalement inacceptable, parce que « nous savons » que la neige est blanche et qu’elle
ne tombe pas à l’intérieur des maisons. C’est pour cela que, lorsque nous rencontrons
effectivement un tel énoncé, disons, dans un texte littéraire, nous sommes automatiquement
provoqués à en trouver une interprétation qui le rende acceptable (par exemple « il s’agit d’un
texte de science-fiction »), i. e. à concevoir un « monde possible » où cet énoncé soit
acceptable.
Il existe cependant aussi une compatibilité purement linguistique, déterminée par les
possibilités combinatoires que chaque lexème possède dans une langue naturelle donnée.
Ainsi, on dit en français
faire / accomplir une bonne action mais
commettre une mauvaise action
alors qu’en roumain, c’est le même verbe qui se combine avec les deux compléments:
a face o faptă bună / rea
La combinaison des sémèmes sur l’axe syntagmatique est appelée aussi amalgame
sémique. Cet amalgame n’est que très rarement une simple addition de sémèmes; le sens des
syntagmes, des phrases / des énoncés est le plus souvent un sens global et non la simple
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somme des sens des lexèmes constitutifs. Ainsi, dans
La dernière année nous avons été confrontés à une explosion des conflits sociaux.
« explosion » perd les sèmes « phénomène physique » « projeter des fragments » tandis que
« conflit social» acquiert des sèmes comme « intensité » et « brutalement »
(def. explosion = le fait de se rompre brutalement en projetant parfois des fragments).
6.1.1. Les niveaux fonctionnels
Du point de vue de leurs possibilités combinatoires, les lexèmes de toute langue
naturelle présentent des variations considérables. Il faut envisager ici deux niveaux
fonctionnels:
- le niveau intrasyntagmatique
- le niveau intersyntagmatique
Au niveau intrasyntagmatique (= à l’intérieur des syntagmes), il faut faire la
distinction entre
- les lexèmes à très vastes latitudes combinatoires (combinatoire libre)
- les lexèmes à latitudes combinatoires moyennes (combinatoire limitée)
- les lexèmes à latitudes combinatoires très limitées, réduites parfois à un seul autre
lexème (combinatoire figée):
ex. nez aquilin, ignorance crasse, hareng saur, porte cochère, soie grège / couleur grège, race
canine / dent canine / faim canine, cligner des yeux / de l’œil, hocher la tête.
Les exemples ci-dessus illustrent le phénomène de solidarité lexicale, défini par le fait
qu’ un trait du lexème déterminé est récurrent dans le lexème déterminant. On peut dire aussi
que le déterminé est le classème de son déterminant. (« nez » est le classème de « aquilin »:
« aquilin » est défini comme «nez aquilin: busqué et asez fin; cf. en bec d’aigle » (le Petit
Robert)
La combinaison de plusieurs lexèmes (= unités lexicales simples) forme une unité
lexicale complexe ou lexie complexe. Les unités lexicales complexes se laissent classifier en
- unités compositionnelles, dont le sens est la somme des sens de chaque constituant
ex. manger une pomme
- unités non compositionnelles, qui ont un sens global ne pouvant être déduit de la somme
des sens de leurs constituants
ex. pendre la crémaillère = célébrer par un repas son installation dans un nouveau logement
89
Le figement
Un autre critère de classification des unités lexicales complexes est leur degré de
figement. Selon ce critère on distingue:
- les unités libres (discursives), qui peuvent se recombiner avec n’importe quelles autres
unités, dans les limites de l’acceptabilité sémantique:
ex. boire de l’eau / du vin / du thé etc.
- les unités semi-figées, caractérisées par une certaine liberté de combinaison:
ex. courir un risque, un danger
- les unités figées (locutions, expressions idiomatiques), qui ont un sens global unique et une
syntaxe fixe
ex. être sur la sellette = être accusé
Il faut remarquer le fait que le figement est un processus graduel: entre les pôles
constitués par les unités libres et les unités figées se situe toute un échelle de combinaisons où
le degré de figement des unités est variable.
Certaines unités lexicales complexes illustrent le phénomène de stéréotypie lexicale
(attirance lexicale, affinité combinatoire): il s’agit d’un rapport constant « d’affinité élective »
qui s’établit, par exemple, entre un nom et certains autres noms, verbes ou adjectifs qui
peuvent être employés avec lui, entre un verbe et certaines locutions adverbiales, entre un
adjectif et une structure comparative intensive etc. Se forment ainsi des combinaisons
statistiquement fréquentes, dont certains dictionnaires syntagmatiques se proposent d’ailleurs
de rendre compte. (NB: c’est de ce genre de stéréotypes lexicaux qu’est formée ce qu’on
appelle « la langue de bois »).
ex. courir à perdre haleine, entamer une conversation, apaiser / calmer / assouvir sa faim,
étancher sa soif, éclater de rire, fondre en larmes, remercier vivement / profondément /
énormément, maigre comme un clou.
Ces unités lexicales complexes sont libres et compositionnelles: leur sens est la somme
des sens de leurs constituants et chacun des constituants peut se combiner avec d’autres
unités; cependant, elles doivent être apprises globalement, comme des « macro-mots »,
d’autant plus que, le plus souvent, il apparaît dans ce domaine des divergences par rapport à la
langue maternelle:
ex. a mulţumi din inimă / din suflet, a izbucni în rîs / în plîns, a-şi potoli foamea / setea
etc.
par rapport aux exemples français ci-dessus.
Quant aux unités figées, appelées aussi lexies figées, expressions / locutions figées,
90
expressions idiomatiques, elles ont un caractère non compositionnel; les éléments qui les
composent ont une distribution unique ou très restreinte (ils se combinent seulement entre eux
ou avec un très petit nombre d’autres éléments).
ex. ouvrir l’œil = faire bien attention, donner un coup de main = aider, n’avoir garde de ...
= s’abstenir soigneusement.
Les lexies figées peuvent appartenir, du point de vue morphosyntaxique, à la classe
nominale (du sang froid, une main de fer), verbale (ouvrir l’œil, n’avoir garde de...),
adjectivale (vieux jeu), adverbiale (à tout hasard). Elles occupent les mêmes positions et
assurent les mêmes fonctions que des noms, des verbes, des adjectifs ou des adverbes simples.
Chacune de ces sous-classes présente des particularités distinctes. Citons à ce propos Teodora
Cristea (2001, pp. 152 – 156):
Les lexies nominales
La tradition grammaticale définit le nom composé comme l'unité qui évoque dans
l'esprit une image unique, mais ce critère s'avère insatisfaisant dans la mesure où une lexie
simple peut elle aussi évoquer plusieurs images. Si nous analysons de ce point de vue un
lexème tel que comparse - « acteur qui remplit un rôle muet » ou « personnage dont le rôle est
insignifiant » on ne voit pas très bien où s'arrête la notion d'image unique. Pour circonscrire la
zone des noms composés on a eu recours à des crtères syntaxiques. Ainsi, on a élaboré les
tests très précis qui, appliqué à des séquences nominales N + Adj, donnent des résultats qui
délimitent d'une manière significative la zone en question. Ces tests sont les suivants:
● la prédicativité
La suite dont l'adjectif peut figurer en position d'attribut peut être considérée comme
une suite libre, si la prédication est bloquée, nous sommes en présence d'une lexie figée.
Considérons les deux séries suivantes:
a. eau chaude, eau froide, eau tiède, eau trouble, eau sale
b. eau lourde - « composé dans lequel l'hydrogène de l'eau est remplacé par le
deutérium », eau blanche - « solution d'acétate de plomb utilisée comme émolilient », eau
gazeuse, eau plate, eaux usées etc.
Si on compare les suites des deux séries on constate que les adjectifs de la première
série peuvent apparaître en position d'attributs:
l'eau est froide / tiède, sale tandis que le résultat est différent pour les termes de la
seconde série *l'eau est lourde, *l'eau est blanche, * l'eau est plate, etc.
91
● la nominalisation
Les adjectifs des lexies figées et non compositionnelles résistent à la nominalisation. À
comparer:
une démarche lourde - la lourdeur de cette démarche
de l'eau lourde - * la lourdeur de l'eau
un teint blanc - la blancheur du teint
un mariage blanc - * la blancheur du mariage
le ciel bleu - le bleu du ciel
une peur bleue - * le bleu de la peur
● la variation en nombre
Un groupe nominal discursif peut varier en nombre:
une chemise blanche - des chemises blanches
Une lexie nominale figée (ou semi-figée) est réfractaire à cette variation:
de l'eau lourde - * des eaux lourdes
de l'eau blanche - * des eaux blanches
Toute une série d'expresions sont bloquées en nombre:
Plur.: les sables mouvants, les eaux usées, les blouses blanches, les deniers publics etc.
Sing.: l'instant présent, le devoir conjugal
● l'adjonction d'un adverbe quantifiant
Un adjectif constituant d'une lexie libre admet en général la quantification:
une robe élégante - une robe très élégante
une eau froide, sale - une eau très froide, très sale
de l'eau plate, de l'eau lourde - *de l'eau assez plate, * de l'eau très lourde
*une arme très blanche
*la race très jaune
*un terrain très vague
L'adjonction d'un adverbe quantifiant peut, dans certains cas, entraîner la perte de la
signification idiomatique:
passer une nuit blanche, * une nuit très blanche
92
Certains groupes interprétés comme figés admettent l'insertion entre le nom et
l'adjectif des identifiants tels que dit, appelé, prétendu etc.: l'art appelé figuratif, la jeunesse
dite dorée etc.
● l'adjonction d'un autre adjectif
A la différence des adjectifs figurant dans un syntagme discursif, les adjectifs des
expressions figées n'acceptent pas la coordination d'un autre adjectif:
un film passionant et troublant
une robe élégante mais voyante
*un fait divers et troublant
un air vague et rêveur
*un terrain vague et dangereux
● l'effacement de l'adjectif et la règle d'identité
Dans les lexies libres, l'adjectifs épithète est syntacticquement facultatif:
Il a écrit un roman intéressant. - Il a écrit un roman.
L'adjectif ne peut pas être supprimé dans les lexies figées, toute attache entre le nom
simple et la lexie figée étant alors rompue:
être la bête noire de qn. - *être la bête de qn.
être l'âme damnée de qn. - * être l'âme de qn.
Conformément à la règle d'identité, l'effacement de l'adjectif dans les suites
compositionnelles n'annule pas l'identité du nom tête: N + Adj. = N
un film passionnant est un film
une petite robe est une robe
Dans les lexies figées, la situation est totalement différente: l'identité de la tête
nominale est annulée, l'expression étant non compositionnelle:
Une petite main n'est pas une main, mais une apprentie couturière
Une poule mouillée n'est pas une poule mais un homme sans énergie, veule
Une oie blanche n'est pas une oie mais une jeune fille candide.
● les restrictions distributionnelles
Les séries distributionnelles sont des paradigmes constitués autour d'un hyperonyme
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susceptible de se combiner avec un nom. Suivant ses capacités combinatoires (sa valence) un
nom peut se combiner avec tous les membres de la série distributionnelle, comme il peut
refuser la combinaison avec certains membres de ce paradigme. Ces contraintes peuvent
affecter soit la tête nominale, soit l'adjectif.
Le premier terme peut être figé, il n'admet pas de substitution synonymique, ou si la
subtitution synonymique est possible c'est au prix de la perte du caractère idiomatique:
C'est le bras droit du directeur - * C'est la main droite du directeur
C'est l'âme damnée du directeur - * C'est le cœur du directeur.
Dans d'autres cas, c'est l'adjectif qui est fgé; le blocage antonymique en est un bon
exemple:
un coup bas / * un coup haut
une âme basse / * une âme haute
une grande surface - « un grand magasin » / une petite surface (perte du caractère figé)
une première main - « une première couturière » / * une dernière main
Certaines de ces propriétés se retrouvent aussi dans les groupes nominaux
prépositionnels; elles sont révélées par les tests suivants:
● l'insertion d'un adjectif auprès du détérminant propositionnel:
Dans le cas des groupes figés, qui se caractérisent par la soudure des éléments, ce dit
ne peut qualifier que le groupe en son ensemble:
*une pomme ronde de terre - une pomme de terre ronde, * une feuille blanche de
papier - une feuille de papier blanc(he), *un char abandonné d'assaut - un char d'assaut
abandonné.
● l'effacement du dit et la règle d'identité: N + Prép + N = N
Les lexies nominales figées, dont beaucoup ont un sens figuré, ne présentent pas
l'identité du nom déterminé avec le même nom employé sans déterminant.
À comparer les lexies libres, caractérisées par l'identité du nom, aux lexies figées, qui
ne connaissent pas la règle d'identité:
un mouchoir de poche est un mouchoir
un rat de bibliothèque n'est pas un rat, mais une personne qui passe son temps dans les
bibliothèque.
94
un rat d'hôtel n'est pas un rat, mais une personne qui s'introduit dans les hôtels pour
dévaliser les voyageurs.
un rat de l'Opéra - « jeune fille élevée dans la classe de danse ».
un rat de cave - « bougie longue et mince, enroulée sur elle-même dont on se sert pour
éclairer ».
une vache à lait n'est pas une vache, c'est une personne que on l'exploite.
une vache à roulettes c'est un agent cycliste.
un sac à vin n'est pas un sac, c'est un ivrogne.
Les lexies verbales
Les lexies verbales peuvent être rangées dans les même catégories générales: il y a des
groupes verbaux libres et il y a des groupes verbaux (semi-) figés. Ces derniers se
caractérisent par des propriétés syntactico-sémantiques qui les séparent des unités de la
première catégorie.
Les lexies verbales complexes s'oragnisent suivant les formules définitionnelles
suivantes:
1) V + (Pd)N: ajouter foi, savoir gré, donner le jour, prêter l'oreille, avoir de la veine,
prendre la parole etc.
2) V+ Prép (Pd)N: prendre en défaut, fondre en larmes, mesurer à son aune, se tenir
sur ses gardes etc.
3) V + Adj + (Pd)N: jouer gros jeu, se faire du mauvais sang etc.
4) V + N1 + Prép N2: acheter chat en poche, faire boule de neige, prendre le taureau
par les cornes etc.
5) V + N + Prép. + Pd + N: avoir qqch. sur le bout de la langue
Les structures ayant plus de trois constituants sont figée: faire contre mauvaise fortune
bon cœur - « se résigner » faire bonne mine à mauvais jeu - « cacher de mauvaises affaires par
une démonstration de gaieté ».
Les contraintes sur la manipulation lexico-grammaticale des lexies verbales peuvent
affecter tous les constituants ou seulement certains d'entre eux:
- figement de tous les éléments: se faire rouler dans la farine « se laisser avoir, être
trompé », prendre la poudre d'escampette - « s'enfuir »
- figement du complément du verbe: tomber / donner dans le panneau - « se laisser
prendre à un piège, à une ruse », éventer / découvrir la mèche - « découvrir le secret d'un
complot », donner / passer un savon à qn. -« réprimander qn. ».
95
- figement du centre verbal: taper sur les nerfs / sur le système, avaler le morceau / la
pilule - « supporter sans protester un traitement désagréable », perdre la tête / la boule / la
boussole / le nord / la tramontane / les pédales.
- figement du nombre du complément verbal: avoir une dent contre qn. - « lui en
vouloir », se casser les dents sur... - « ne pas en venir à bout d'une difficulté », etc.
La variation du Pd qui introduit nominal du verbe a, dans certains cas, des
conséquences sur la signification de l'expression verbale:
faire tête / « faire front » / faire la tête - « bouder »
Notons pourtant que cette structure est productive dans les lexies compositionnelles:
demander confirmation, perdre connaissance, prendre connaissance, en concurrence parfois
avec l'article: avoir (un) libre accès.
Les lexies verbales figées résistent également à d'autres manipulations de nature
syntaxique:
● l'effacement de l'adjectif
faire la fine bouche - * faire la bouche
jouer gros jeu - *jouer jeu
donner tête baissée dans - *donner tête dans
Dans certains cas, l'effacement de l'adjectif entraîne la modification de la signification:
avoir la dent dure - « être cinglant, méchant dans ses critiques » / avoir la dent « avoir faim »
● la modification grammaticale de la base verbale
Les lexies figées n'acceptent ni la passivation, ni le clivage, ni la dislocation avec
opération sur le pronom:
L'assasin a cassé le morceau.
*Le morceau a été cassé par l'assasin.
*C'est le morceau qui a été cassé par l'assasin.
*Le morceau, l'assasin l'a cassé.
Paul a avalé sa langue.
*Sa langue a été avalée par Paul.
*C'est sa langue qui a été avalée par Paul.
*Sa langue, Paul l'a avalée.
Les résultats de l'application de ces tests ne sont pas toujours homogènes: Il existe des
96
expressions figées qui acceotent ces transformations: briser la glace.
Ce joyeux drill a brisé la glace.
La glace a été brisé par ce joyeux drill.
Ce joyeux drill l'a brisée, la glace.
? C'est la glace que ce joyeux drill a brisée.
● la substitution synonymique
Les lexies verbales figées résistent à la substitution synonymique.
rompre/briser les liens d'amitié et non *déchirer les liens d'amitié.
La substitution peut entraîner la perte du caractère idiomatique:
briser la glace - casser la glace
Entre le figement d'une lexie non compositionnelle et le nombre de manipulations
auxquelles elle peut être soumise il existe un rapport inverse: plus le nombre de ces
manipulations est réduit, plus la lexie est figée.
Certains chercheurs sont d’avis qu’il faut faire une différence entre les expressions
figées idiomatiques et les métaphores intégrées à des unités lexicales complexes: dans le cas
des expressions idiomatiques, une double interprétation serait possible – interprétation
littérale /vs./ interprétation non-littérale, idiomatique:
ex. se mordre les doigts (p. ex. d’impatience = interprétation littérale) / regretter (=
interprétation idiomatique);
mouiller sa chemise (la tremper = interprétation littérale) / s’impliquer dans une action
(= interprétation idiomatique).
Dans le cas des métaphores, seule l’interprétation non-littérale serait possible:
ex. tondre un oeuf = être très avare
mettre la puce à l’oreille de qn = lui révéler un secret
6.2. L’isotopie
Une des conditions du fonctionnement du discours est la cohésion sémique des
énoncés qui le constituent, appelée isotopie.
L’isotopie est définie par A-J. Greimas comme « un ensemble redondant de catégories
sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit telle qu’elle résulte des lectures
97
partielles des énoncés et de la résolution de leurs ambiguïtés qui est guidée par la recherche de
la lecture unique » (Sémantique structurale, Larousse 1966). Ce qui revient à dire que dans
l’interprétation de la signification de tout discours, le récepteur recherche « un fil
conducteur » qui lui permette une lecture unique: il retrouve ce fil conducteur dans l’isotopie,
c’est à dire dans la redondance (= répétition, itération) de certaines unités le long de la chaîne
discursive.
Cependant, comme le montre Fr. Rastier (Systématique des isotopies), les isotopies se
manifestent dans le plan de l’expression aussi. « On appelle isotopie toute itération d’une
unité linguistique; l’isotopie élémentaire comprend deux unités... le nombre des unités
constitutives d’une isotopie est théoriquement indéfini ».
On peut identifier:
A. Des isotopies de l’expression
au niveau phonologique: rime, assonance, allitération
au niveau lexical: les isotopies sont produites par la redondance de lexèmes codés de
la même façon par le système de valeurs social (p.ex., qui appartiennent à un même registre
de langue – soutenu, familier etc.) Selon Rastier, ce que l’on appelle le ton d’un texte
correspond en général à un type d’isotopie lexématique (ironique, par exemple). Rastier cite
aussi un cas de coïncidence entre les isotopies lexématiques et les isotopies sémiologiques:
dans un poème de G.M. Hopkins intitulé The Windhover, l’isotopie apparente se résume par
« un faucon s’élève, puis fond ». Pourtant la présence dans le texte d’un grand nombre de
lexèmes d’origine française marque une connotation à la fois aristocratique et sacrée, d’où la
découverte d’une seconde isotopie qui se résumerait par « le Christ va au ciel et vient sur
terre », dont la présence est confirmée (plutôt signalée, dirions-nous) par la dédicace To
Christ our Lord.
au niveau syntaxique: l’accord sujet – verbe, nom – déterminant, les anaphoriques etc.
ex. Vous m’avez rendu un grand service, je vous en remercie.
B. Des isotopies du contenu (au niveau sémantique).
Ce sont ces dernières qui nous intéressent dans ce cours.
Rastier classe les isotopies du contenu en isotopies classématiques, isotopies
sémiologiques et isotopies sémantiques.
Les isotopies classématiques sont constituées par la redondance de classèmes et
permettent, par exemple, de distinguer en contexte entre les différents sens d’un mot
polysémique.
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ex. La cuisinière est enrhumée / La cuisinière est émaillée
Dans le premier exemple, c’est l’isotopie du classème /+Animé/ dans cuisinière et
enrhumé qui permet d’identifier le sens cuisinière = femme qui a pour fonction de faire la
cuisine.
Dans le deuxième exemple, c’est l’isotopie du classème /-Animé/ dans cuisinière et
émaillé qui permet d’identifier le sens cuisinière = fourneau de cuisine servant à chauffer, à
cuire les aliments.
Les isotopies sémiologiques sont
- des isotopies sémémiques ou horizontales. Il s’agit de l’itération de sèmes communs
aux noyaux sémiques de plusieurs sémèmes recouverts par des mots distincts présents dans un
texte. Ce genre d’isotopies permettraient d’identifier, selon Rastier, le sujet d’un texte ou
d’une séquence textuelle. Naturellement, le même texte peut présenter plusieurs isotopies
sémémiques.
ex. Dans un texte ayant pour sujet, disons, l’écologie, des sèmes comme /nature/,
/environnement/, /pollution/ etc. vont faire partie du sens de plusieurs unités du texte, en tant
que sèmes périphériques par rapport aux autres sèmes nucléaires. On se rend compte que ces
sèmes définissent un champ sémantique.
- des isotopies métaphoriques ou verticales. Il s’agit d’isotopies élémentaires ou de
faisceaux isotopiques élémentaires établis entre deux sémèmes ou groupes de sémèmes
appartenant à des champs distincts. C’est en ce sens que l’on a parlé de la métaphore comme
d’une rupture d’isotopie: elle établit une équivalence au niveau des sèmes nucléaires centraux
et une opposition au niveau des sèmes nucléaires périphériques ou des classèmes.
ex. dans une métaphore lexicalisée « banale », comme au pied de la montagne, une
équivalence est établie entre les sèmes « extrémité inférieure de » (du corps humain / de la
montagne), l’opposition se manifestant entre les classèmes /+animé/ et /-animé/.
Il arrive que dans un même texte on puisse identifier plusieurs isotopies sémémiques
(horizontales), articulées entre elles par des isotopies métaphoriques (verticales): chaque
nouvelle métaphore amène un champ sémantique nouveau, qui s’ajoute aux autres champs
sémantiques présents dans le texte. Les textes poétiques surtout sont un bon exemple de ce
genre de réseaux isotopiques.
ex. Baudelaire écrit dans son poème « La Musique »
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La musique souvent me prend comme une mer
Vers ma pâle étoile
Sous un plafond de brume ou par un vaste éther
Je mets à la voile
La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile
J’escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile...
La métaphore du premier vers, musique = mer, introduit deux isotopies sémémiques; univers
marin et navigation, dont les traits sont portés par les unités étoile, plafond de brume, éther,
flots, respectivement mettre à la voile, toile, escalader.
Les isotopies sémantiques sont, selon Rastier, des redondances d’unités formelles du
contenu: les sémèmes appartenant à un même champ sont articulés entre eux par des relations
logiques identifiables: le champ sémémique est structuré en code. Les différents codages des
champs sémémiques sont souvent, chez un écrivain, isomorphes, ce qui permet d’identifier
ses « micro-univers mythiques ». Ainsi, ces deux vers de Mallarmé:
Le sépulcre solide où gît tout ce qui nuit,
Et l’avare silence et la massive nuit
manifesteraient selon Rastier une telle isotopie, car chaque sémème occupe une même place
dans des champs divers: la mort s’opposant à la vie:
objets: sépulcre /vs./astre
mouvement: gît (= immobilité) /vs./ se meut; avare (qui retient = immobilité) /vs./
prodigue
procès: nuit (du verbe nuire) /vs./ guérit
sons: silence /vs./ tonnerre
consistance: massive (=solide) /vs./ immatériel, diaphane
moments du jour: nuit /vs./ jour
couleurs: noir (connoté par nuit) /vs. / blanc
La prise en considération des différentes catégories d’isotopies ouvre des voies
fructueuses à l’analyse des textes, y compris (et peut-être surtout) des textes littéraires.
100
6.3. Les tropes
Les manuels de rhétorique ou de stylistique relèvent aussi des utilisations apparement
surprenantes des unités lexicales, qu'ils appellent des figures ou des tropes, les tropes étant,
selon la définition de Dumarsais, « des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une
signification qui n'est pas précisement la signification de ce mot » (Dumarsais, 1988, Des
tropes ou des différents sens.) Il ne faudrait pas croire, sous prétexte que ce sont les manuels
de rhétorique ou de stylistique qui s'intéressent aux figures, qu'il s'agit là seulement
d'ornements du style, c'est-à-dire de procédés stylistiques plus ou moins artificiels qui servent
à embellir le discours. Dumarsais lui-même s'inscrit en faux contre cette conception
simplificatrice: « bien loin que les figures soient des manières de parler éloignées de celles qui
sont naturelles et ordinaires, il n'y a rien de si ordinaire et de si commun que les figures dans
le langage des hommes; <...> je suis persuadé qu'il se dit plus de figures en un seul jour de
marché à la halle, qu'il ne s'en fait en plusieurs jours d'assemblées académiques. Ainsi, bien
loin que des figures s'éloignent du langage ordinaire des hommes, ce serait au contraire les
façons de parler sans figures, qui s'en éloigneraient, s'il était possible de faire un discours où il
n'y eût que des expressions non figurées » (Dumarsais, 1988).
Les tropes sont donc moins des procédés stylistiques ou rhétoriques de poètes ou
d'orateurs que des procédés sémantiques du langage ordinaire.
Ces tropes, qui semblent attribuer à un lexème un autre sens que celui de son sémème
et qui de ce fait sont facilement considérés comme des obstacles à toute analyse en sémème,
repésentent en réalité des façons particulières d'utiliser un sémème donné.
Leur définition traditionnelle n'est pas toujours claire. Citons encore C. Touratier
(2000), pour des explications plus détaillées:
6.3.1. La métonymie
Le Dictionnaire de Littré définit la métonymie comme une « figure par laquelle on
met un mot à la place d'un autre dont il faut entendre la signification ». En ce sens général, la
métonymie serait un nom commun à tous les tropes; mais on la restreint aux usages suivants:
1° la cause pour l'effet;
2° l'effet pour la cause;
3° le contenant par le contenu;
4° le nom du lieu où une chose se fait pour elle-même;
101
5° le signe pour la chose signifiée;
6° le nom abstrait pour le nom concret;
7° les parties du corps regardées comme le siège des sentiments ou des passions pour
ces passions et ces sentiments;
8° le nom du maître de la maison pour la maison elle-même;
9° l'antécédent pour le conséquent » (Littré).
En voici des exemples:
Ami, chez nos Français ma Muse <cause de: ma poésie> voudrait plaire (Chénier)
Las du mépris des sots qui suit la pauvreté: Je regarde la tombe <effet de: la mort>,
asile souhaité (Chénier)
A la fin j'ai quitté la robe <signe de:la magistrature> pour l'épée <signe de: l'armée>
(Corneille).
Les vainqueurs ont parlé; l'esclavage en silence <pour: les esclaves silencieux> Obéit
à leur voix, dans cette ville immense (Voltaire).
Avec la métonymie, le sémème ne change pas à proprement parler de contenu.
Fontanier le montre bien, quand il définit cet ensemble d'emplois comme « la désignation d'un
objet par le nom d'un autre objet qui fait comme lui un tout absolument à part, mais qui lui
doit ou à qui il doit lui-même plus ou moins, ou pour son existence, ou pour sa manière d'être
» (Fontanier, 1968, Les Figures du discours). Le lexème ne change pas alors de sémème, mais
il change de référent. Son sémème désigne non pas son référent usuel, mais un référent qui est
ogjectivement ou culturellement lié à ce référent usuel, et qui correspond normalement au
sémème d'un autre lexème. Quant au classement de Littré ou des rhétoriciens, ce n'est rien
d'autre que l'énumération des principaux types de liens objectifs qui rendent possible ce
changement de désignation.
6.3.2. La synecdoque
Elle est, toujours d'après Littré, la « figure par laquelle on prend le genre pour l'espèce,
ou l'espèce pour le genre, le tout pour la partie, ou la partie pour le tout ». Exemples: une
voile pour un navire;
les flots pour la mer;
l'airain pour les canons.
« La synecdoque est donc, écrit Dumarsais, une espèce de ménonymie par laquelle on
102
donne une signification particulière à un mot, qui, dans le sens propre, a une signification plus
générale; ou, au contraire, on donne une signification générale à un mot qui, dans son sens
propre, n'a qu'une signification particulière. En un mot, dans la métonymie, je prends un
nompour un autre, au lieu que dans la synecdoque je prends le plus pour le moins ou le moins
pour le plus » (Dumarsais, 1988).
La synecdoque fait par conséquent correspondre le sèmème d'un lexème à un référent
qui est normalement désigné par un autre lexème, comme la métonymie; mais sa particularité
semble venir de ce que les deux éléments de la réalité ainsi rapprochés ne sont pas
indépendants l'un de l'autre: il y a entre eux, comme le disent Jean Molino et Joëlle Gardes, «
une inclusion logique (l'espèce dans le genre), ou matérielle (la partie dans le tout) ». Et cela
les distingue de la métaphore.
6.3.3. La métaphore
La métaphore est difficile à définir, car elle a reçu des présentations différentes et
correspond à des réalités assez différentes suivant la structure syntaxique qui la supporte.
Analogie implicite
Dans une tradition grammaticale qui remonte à Quintilien, elle est définie comme une
comparaison abrégée, similitudo breuior. Par rapport au modèle canonique:
Achille est impétueux comme un lion
on obtient par une série d'ellipses d'abord la comparaison sans tertium comparationis:
Achille est comme un lion
puis la métaphore in praesentia, par effacement de comme:
Achille est un lion
Achille, un lion
Ce lion d'Achille
et enfin la métaphore in absentia, par supression du terme propre:
Ce lion
Dumarsais disait par exemple:
« La métaphore (μεταφορά: translatio, [transfert]: μεταφέρω, transfero, [transférer] est
une figure par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la signification propre d'un mot à une
signification qui ne lui convient qu'en vertu d'une comparaison qui est dans l'esprit. Un mot
103
pris dans un sens métaphorique perd sa signification propre, et en prend une nouvelle qui ne
se présente à l'esprit que par la comparaison que l'on fait entre le sens propre de ce mot et ce
qu'on lui compare » (Dumarais, 1788).
Ou pour Fontanier, la métaphore consiste à « présenter une idée sous le signe d'une
autre idée plus frappante ou plus connue, qui, d'ailleurs, ne tient à la première par aucun autre
lien que celui d'une certaine conformité ou analogie » (Fontanier, 1968).
L'analogie en question peut reposer sur quelque ressemblance plus ou moins objective
et évidente, bref « sur des relations préconstruites ». C'est la conception classique de la
métaphore, à quoi on pourrait opposer la conception romantique, dont le surréalisme est un
aboutissement, conception selon laquelle la métaphore construit une ressemblance qui n'est
pas donnée à l'avance et est donc à la fois subjective et entièrement créatice. Jean Molino et
Joëlle Gardes illustrent ces deux pôles de la métaphore respectivement par:
Source ineffable de lumière. Verbe en qui l'Eternel contemple sa beauté; Astre dont le
Soleil n'est que l'ombre grossière, Sacré Jour, dont le jour empunte sa clarté; Lève-toi
(Racine)
et par:
L'été, c'est le regard de Dieu (Hugo)
Aurore à gueule de tenailles (René Char).
Intersection sémique
Robert Martin illustre le sens métaphorique par le mot cuirasse, en reprenant
exactement les deux définitions sémiques que le Dictionnaire du Français Contemporain
attribue au lexème cuirasse, mais en leur donnant la réécriture suivante:
1) « Partie de l'armure / S1 / qui / s11'/ protège / s11'' / le
buste / s1 2 / »
2) « Attitude morale / S2 / qui protège des blessures
d'amour-propre, des souffrances, etc. / s22 / » (Martin, 1983)
où les S majuscules notent des sèmes génériques, et les s minuscules des sèmes spécifiques. Il
définit alors assez classiquement la métaphore par l'existence d'une similitude entre les deux
significations concernées, en précisant que cette similitude est entraînée par « l'identité d'au
moins un des sèmes spécifiques », en l'occurence les sèmes / s11'/ « qui » et / s11 / « protège »
d'un coté, et le sème / s21' / « qui protège » de l'autre. Ceci voudrait dire que la métaphore
correspond à une intersection sémique entre le sens propre et le sens métaphorique.
D'une façon assez comparable le Groupe μ conçoit la métaphore comme une sorte
104
d'intersection sémique entre deux sémèmes, quand il explique par exemple la métaphore de
cette jeune fille est un bouleau
par le trait « flexible », qui serait commun à « jeune fille » et à « bouleau » (Rhétorique
générale). Cela paraît plus surprenant, dans la mesure où les dictionnaires ne semblent pas
faire entrer dans leur définition sémique du bouleau un trait du genre de « flexible ». On
trouve simplement dans un dictionnaire de langue:
bouleau <...> Arbre des régions froides et tempérées, dont le bois blanc est utilisé en
menuiserie et pour la fabrication du papier (DCF)
et dans un dictionnaire plus encyclopédique:
bouleau <...> Arbre des pays froids et tempérés, à écorce blanche et à bois blanc
utilisé en menuiserie et en papeterie (LPLI).
Mais si la métaphore était vraiment une intersection sémique entre deux sémèmes, on
ne comprendrait pas qu'il puisse exister des métaphores reposant sur une relation qui n'est pas
préconstruite.
Par ailleurs, si une métaphore comme Cet homme est un lion, ou L'homme est un loup
pour l'homme correspondait effectivement à un sème du type « courageux » ou « cruel »
commun aux deux sémèmes mis en rapport, cela ruinerait complètement la notion de sémème.
Car cela impliquerait que le lexème homme contient non seulement les deux sèmes en
question, mais aussi un nombre quasiment infini de sèmes, puisqu'il peut entrer dans un
nombre quasiment infini de métaphores, comme:
L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant
(Pascal)
L'homme est un miracle sans intérêt (Jean Rostand)
L'être humain est au fond un animal sauvage et effroyable. Nous le connaissons
seulement dompté et apprivoisé par ce que nous appelons la civilisation (Arthur
Schopenhauer)
L'homme est une plante qui porte des pensées comme un rosier porte des roses (Fabre
d'Olivet), etc.
Il est donc préférable d'admettre, avec Jean Molino, Françoise Soublin et Joëlle
Tamine, que « la métaphore n'est pas mise en évidence d'un sème commun, elle est possible
de trouver de nouveaux sèmes communs » (Molino, Soublin, Tamine, 1979). Il serait plus
juste, au point de vue théorique, de dire que la métaphore fait apparaître, c'est-à-dire fait aussi
105
bien découvrir qu'inventer, de nouveaux traits sémiques, et non pas des sèmes communs. Car
le trait de « courrageux » ou de « cruel » qu'elle fait apparaître dans les deux exemples donnés
ci-dessus n'est nullement un trait sémique pertinent des lexèmes homme et lion, ou homme et
loup que la métaphore a rapprochés. Il est même probable que lorsque Dona Sol dit à
Hernani:
Vous êtes mon lion superbe et généreux ! Je vous aime (Hugo, Hernani,
acte III, sc.4)
en réponse à:
Ne pleure pas, mourons ! - Que n'ai-je un monde? Je te le donnerais ! Je suis
malheureux !
la métaphore ne suggère pas exactement le trait du « courageux » mais plutôt celui de «
sauvage, instinctif mais noble », ce que confirmeraient les épithètes que Hugo donne alors au
mot lion. En réalité, s'il y a métaphore, c'est à la fois parce qu'il n'y a rien de commun entre les
sémèmes des termes mis en rapport syntaxique et par conséquent sémantique par la copule
être, et parce que ce rapport syntaxique oblige l'interlocuteur à construire ou imaginer un trait
sémique commun, en fonction du contexte, de la situation référentielle désignée par les
sémèmes en question, et aussi, bien entendu, de la situation énonciative dans laquelle sont
employés ces deux sèmèmes.
Quand un locuteur dit par exemple « Achille est un lion », il met en relation
syntaxique de prédicat à sujet deux constituants, ce qui, au niveau du sens, revient à attribuer
au référent du sujet la propriété du prédicatif.
Le récepteur appréhende cet énoncé comme étant a priori optimalement pertinent, et
construit donc un contexte d'interprétation permettant une interprétation satisfaisante. Pour
cela, il cherche, à partir des propriétés sémantiques susceptibles d'être attribuées au référent
désigné par le lexème lion, celle qui conviendrait sémentiquement au référent désigné par le
sujet Achille de l'énoncé. Ce sera, suivant les cas, la propriété d'être courageux, d'être
farouche, ou d'être puissant, etc.
Si la métaphore fait ainsi surgir un trait sémique nouveau, qui n'est donc pas un sème,
qu'en est-il du sémème du lexème pris ainsi dans une métaphore? Michel Le Guern semble
répondre à cette question, quand il oppose en ces termes la métaphore et la métonymie:
« Alors que le mécanisme de la métonymie s'expliquait par un glissement de la
référence, celui de la métaphore s'explique au niveau de la communication logique par
la suppression, ou plus exactement par la mise entre paranthèses d'une partie des
sèmes constitutifs du lexème employé » (Le Guern, 1973, Sémantique de la métaphore
106
et de la métonymie, Paris, Larousse).
Il est important de remplacer la notion de suppression de sèmes par celle de mise entre
parenthèses. Mais il faudrait parler de la mise entre parenthèses d'une partie ou de la totalité
du sémème en question, puisque certaines des métaphores citées plus haut ne reposent même
pas sur un sème commun entre les lexèmes concernés. Quoi qu'il en soit, la formule de Michel
Le Guern semble vouloir dire que d'une part le lexème n'a plus le sens qui correspond aux
sèmes de son sémème, puisque ceux-ci sont partiellement ou même totalement mis entre
parenthèses, mais que d'autre part ces sèmes mis entre paranthèses ne sont pas pour autant
réellement supprimés. Et de fait, nous avons vu que, si ce n'est pas parmi eux, c'est à partir
d'eux qu'il est possible de découvrir ou de construire le sens métaphorique que reçoit le
lexème.
D'autre part, quand on dit d'un homme qu'il est un lion, le lexème lion n'a
appararement ni le sens ni la désignation qui correspondent normalement à son sémème. Mais
il ne reçoit pas non plus la simple signification de « courageux »; car il prend une
signification qui garde quelque chose de son sémème. Il signifie que le courage de l'homme
en question est un courage particulier: c'est le courage farouche et acharné que peut avoir
l'animal sauvage qu'est un lion, ce qui est beaucoup plus suggestif et significatif que si l'on
avait simplement dit « il est un homme courageux ». Il est donc vrai que le lexème se charge
d'une signification nouvelle qui n'appartient pas à son sémème; mais il garde en creux, dans
cette signification nouvelle, des traces de son sémème. À ce propos, Robert Martin dit d'une
façon intéressante que « dans la métaphore, <...il y a> l'intégration possible <du sens
métaphorique> dans <le sens propre> à l'aide de comme ou d'une expression équivalente
(impasse budgétaire "situation budgétaire sans issue favorable, comparable à l'impasse qu'est
une rue sans issue") » (Martin, 1983). Il serait probablement plus juste de dire que cette
intégration du sens métaphorique dans le sens propre est explicitable à l'aide d'un comme de
comparaison.
Ceci veut dire que le sens métaphorique ne corespond nullement à la suppresion d'une
partie ou de la totalité des sèmes d'un lexème. Ce n'est même pas, à proprement parler, une «
mise entre parenthèses » de ces sèmes; car ces sèmes ne cessent ni de jouer un rôle dans
l'interprétation du lexème ni de se manifester dans le résultat même de l'interprétation. Il s'agit
d'un dépassement et d'un enrichissement occasionnel du sémème qui fait apparaître un sens
nouveau et imaginé tout en gardant en arrière-plan la signification propre du lexème concerné.
On peut donc dire que le sens métaphorique, loin d'invalider le concept de sémème, n'est, à
tout bien considérer, guère explicable sans cette notion de sémème.
107
La cause de ce dépassement du sémème n'est pas purement sémantique; mais ce
dernier est rendu nécessaire par les données syntaxiques qui impliquent une relation
sémantique apparemment incompatible avec la signification des lexèmes engagés dans cette
relation syntaxique. La métaphore est donc un phénomène sémantico-syntaxique; comme l'a
dit Joëlle Gardes-Tamine, « il s'agit d'un fait de langage, enraciné dans la syntaxe » (Tamine,
1979). Soit le cas de la phrase attributive avec l'exemple:
Achille est un lion.
L'apposition dans le tour nominal:
Achille, ce lion
aboutirait au même résultat, puisque l'apposition attribue une propriété sémantique secondaire
au référent du syntagme nominal dont elle est une expansion. On aurait le même résultat final
dans le syntagme nominal:
ce lion d'Achille
bien que la relation syntaxique soit différente. Car ici c'est le complément de nom d'Achille
qui doit apporter une caractérisation sémantique au nom lion dont il est une expansion. Ces
trois structures syntaxiques sont les plus propices à faire apparaître des sens métaphoriques.
Tout cela veut dire que le sens métaphorique que prend un lexème dans une
construction syntaxique donnée n'est rien d'autre qu'un effet de sens imposé par son contexte
grammatical, et construit à partir et de son sémème et de la signification de son contexte
syntaxique. Comme le dit Irène Tamba-Mecz, « le sens figuré s'avère donc être un sens
relationnel synthétique, résultant de la combinaison d'au moins deux unités lexicales engagées
dans un cadre syntaxique défini et se ratachant à une situation énonciative déterminée »
(Tamba-Mecz, 1981). Il faut par conséquent abandonner ce qu'elle appelle la « conception
tropologique » de la métaphore, selon laquelle la métaphore serait un changement de sens où
un mot se verrait attribuer le sens d'un autre mot.
« En bref, dit-elle, l'énoncé figuré n'altère ni "les choses", ni leurs "dénominations"
(les mots ne changent pas de sens), mais instaure entre elles des relations analogiques qui,
littéralemment, contradisent celles établies par la logique. La seul différence entre un sourire
barricadé et une porte barricadée tient au fait que nous considérons comme logiquement et
pratiquement possible de barricader une porte, mais n'admettons qu'en imagination de
barricader un sourire » (Tamba-Mecz, 1981).
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Métaphores synesthésiques
Il semble toutefois que dans certains types de métaphores, il soit impossible de décrire
le phénomène en termes de traits sémiques référentiels. C'est du moins ce que croient Jean
Molino et Joëlle Gardes à propos de ce qu'on appelle les « transposition sensorielles » ou les «
métaphores synesthésiques », c'est-à-dire les métaphores adjectivales, du type:
Cette couleur est chaude.
Une note est sombre.
dans lesquelles l'adjectif qui évoque une qualité sensible correspondant à un sens particulier
(vue, toucher etc.) est transposé dans un autre registre sensible. S. Ullmann donne d'autres
exemples de ces métaphores, qui sont quasiment passées dans la langue commune: « on parle,
dit-il, de voix claire et sombre, de couleurs et de sons nourris, de couleurs criardes, de bruits
aigus, d'odeurs grasses et lourdes, etc » (Ullmann, 1969).
Mais si l'on admet que la métaphore amène à dégager un trait sémique commun entre
des unités sémiques mises en relation syntaxique qui n'ont par elle-mêmes aucun sème
commun ou compatible, on ne voit pas pourquoi on ne dirait pas qu'il en est de même dans les
métaphores synesthésiques. Une couleur, qui se voit, ne saurait normalement être chaude,
c'est-à-dire faire éprouver une sensation tactile de chaleur. Mais puisque la couleur reçoit
néanmoins l'attribut de chaud, on est amené à dire que l'énoncé curieux en question signifie
non pas que la couleur brûle celui qui la touche, mais qu'elle suscite une impression visuelle
qui est comparable à l'impression tactile que produit la chaleur, ce qui peut vouloir dire,
suivant les cas ou les personnes, que la dite couleur est agréable à l'œil, insupportable ou vive,
comme la chaleur peut l'être au toucher. L'adjectif, tout en signifiant apparemment tout autre
chose que ce que signifie son sémème, garde néanmoins d'une certaine façon les
caractéristiques sémantiques propres de son sémème. Ceci veut dire que même dans ce cas il
n'y a aucune raison valable de récuser la notion de sémème, celui-ci étant en effet un des
éléments, mais non le seul, qui permet d'interpréter une métaphore.
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