affiche de tomi ungerer pour l'irish children's book

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Affiche de Tomi Ungerer pour l'Irish Children's Book Festival, DubHn, 1988, in 4/jfic/»es,Torai Ungerer, L'École des loisirs

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Affiche de Tomi Ungerer pour l'Irish Children's Book Festival, DubHn, 1988,

in 4/jfic/»es,Torai Ungerer, L'École des loisirs

TOMI UNGERER :

UN DIABLE EN PARADIS ?

ts

par Caroline Rives

En dessinant la figure de ce diable d'Ungereret de ses diablotins familiers,

Caroline Rives montrela continuité thématique

entre création pour enfantset œuvre pour adultes.

Tomi Ungerer, à propos des Trois brigands :« Sont-ils, grâce à leurs bonnes actions, allés au paradis, ou sont-ils partis rôtir dans un

four micro-ondes de l'enfer ? Dans ce cas, l'enfer devrait être le paradis des méchants. »l

U ne affiche pour l'Irish Children'sBook Festival nous montre une petite

fille perplexe ouvrant un livre géant sur unefigure inquiétante : teint vert, yeux injectésde sang, crocs de vampire... Lire TomiUngerer, est-ce avoir rendez-vous avec lediable ? Force est de constater que ce der-nier revient fréquemment sous la plume descommentateurs de son œuvre. R.A. Siegeldans The Little boy who drops his pants ina crowd 2 évoque les démons à l'œuvrechez Tomi Ungerer (qui dans ses livresd'enfants ont l'air « somme toute de joyeuxet plaisants gaillards ») pour expliquer saréputation sulfureuse dans le milieu un peuprude des bibliothécaires. Dans son intro-duction à 33spective, Bernard Clavel décrit

Tomi Ungerer comme un « long échalasméphistophélique », et il ajoute plus loin :« Ce démon est à la fois Saint Joseph etVulcain. » Geneviève Breerette intitulel'article du Monde qu'elle consacre àl'exposition de 1981 au Musée des ArtsDécoratifs, « Le Diable et le bon Dieu. »**« Etonnant face-à-face entre Tomi Ungereret Tomi Ungerer : entre le diable et le bonDieu, l'homme de chair, bon vivant, et lemoraliste », commente-t-elle à propos del'œuvre, séparée en deux parties. Lui-même ne répugne pas à le dessiner à l'occa-sion, sous forme de démon démangeur vari-queux dans Abracadabra, ou de diableréjoui de prendre un bain brûlant dansClic-clac.

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L'œuvre de Tomi Ungerer dérange lesadultes, et il a toujours assumé pleinementson rôle d'agent provocateur : « A une Chil-dren's Book Convention, alors que je sié-geais non pas sur mon cabinet mais sur uneestrade, on m'a attaqué : " Someone whodoes a book like the Fornicon has no right todo children's books " (" Quelqu'un qui faitun livre comme le Fornicon n'a pas le droitde faire des livres pour enfants. ") J 'a irépondu : " Listen, Buster, if people didn'tfuck they would not hâve any children. Andail your wishy washies would be out of workwith your chintzy children's books "(" Écoutez, mon vieux, si les gens ne bai-saient pas, il n'auraient pas d'enfants. Ettoutes vos simagrées ou vos minables livresd'enfants n'auraient plus rien à foutre. " ) ! »Les livres sur son travail de graphiste publi-citaire sont pleins de projets refusés, parfoismieux acceptés paradoxalement par l'éditionpour enfants, comme l'image retenue pourl'affiche de la semaine du livre du Children'sBook Council en 1967, dont n'avait pasvoulu Pepsi-Cola4. Et s'il effarouche lesâmes sensibles, il est aussi très mal vu desadeptes de la rectitude politique : « Je suis labête noire de certains groupes de féministes »,dit-il dans 33spective. Ce ne sont pas seule-ment les images sado-masochistes des livrespour adultes qui leur déplaisent, mais aussila représentation traditionnelle de la femmequ'il reprendrait à son compte dans la sériedes Mellops. Ce procès est injuste, puisque àl'évidence Tomi Ungerer sait mettre envaleur le courage et l'intelligence de seshéroïnes, Zéralda ou Allumette, Tiff any oule Petit Chaperon Rouge. Il reviendra sou-vent sur ces attaques, parfois avec violence,parfois pour s'expliquer posément.

Chez lui, comme partout, le diable avancemasqué sous bien des figures. Tomi Ungererne fait pas mystère de sa parenté avec le loup-garou ; à propos de Jean de la lune, il dit dans

Affiche de Tomi Ungerer pour la semaine du livre

du Children's Book Council, 1967.

in 75 years of Children's Book Week Posters,

Alfred A. Knopff, 1994

la rubrique qui lui est consacrée dans Some-thing about the author* : « H est un reflet demoi, car je suis très lunatique, au sens propredu terme. Un lunatique est quelqu'un qui res-sent l'influence de la lune. Comme les marées,et toutes ces choses, j 'ai mes propres maréesinternes, et je sais très bien quels jours je suisdans mon premier ou mon deuxième décan, etje dois avouer qu'à la pleine lune, je suis endifficulté. » Et il y revient dans 33spective :« Je suis un lunatique : chaque mois pendantles quarante-huit heures de pleine lune, je meretrouve dans un état littéralement ébréché.C'est aussi à la pleine lune que je tuais lecochon, pour obtenir une meilleure saignée. »II évoque son diablotin familier, le démon dela facilité, dans la postface à Freut Euch desLebens6, le livre d'esquisses pour Das grofieLiederbuch : « En moi vit un petit diable

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(peut-être plus d'un), une sorte d'agent pro-vocateur, qui fait de moi un farceur. J'aimeles petits gags, donnés en prime. Mais bon,pour illustrer le Liederbuch, je devais enfer-mer ce petit diable, lui couper la langue(n'ayez pas peur, elle repousse tout de suiteaprès) et lui boucher les oreilles. »

Ce diable-là n'est qu'un des diables de TomiUngerer (son nom est légion...). On peut entrouver d'autres, plus inquiétants, ceux aux-quels Friedrich Diirrenmatt fait allusiondans sa préface à Babylone^, livre des imagesterrifiantes d'un monde placé sous le doublesigne du sadisme et de la mécanisation :« Une femme dans l'album que je suis chargéde préfacer en fait l'expérience : de sesentrailles jaillit un rat, notre contemporain àtous. Ungerer avait huit ans quand arriva lerat, treize, quand avec d'autres rats mordusil s'infiltra au rang de roi des rats. Tout lemonde se retrouvait vainqueur, ce jour-là :tous rats. » et plus loin : « Or c'est justementà partir de ces visions terribles qu'il faut sai-sir le Ungerer du Livre de chansons et deHeidi : comme l'arrière-plan d'un mondeirréellement sain, badigeonné de blanccomme le mur du palais de Balthazar avantque ne vienne la main... » II y a chez TomiUngerer une obsession du mal absolu, peut-être née d'une enfance bouleversée par laguerre. Elle se manifestera surtout dansl'œuvre pour adultes, qui dénonce avec vio-lence l'horreur de la torture physique, lesravages de la pollution, l'imbécillité du ra-cisme, la froideur de la mécanisation.

Les diables dont nous allons parler mainte-nant, moins terribles, sont à l'œuvre pourétablir des passages clandestins entre h'vrespour adultes et livres pour enfants, pourintroduire de la sensualité dans l'album etde la fantaisie ludique dans la pornographie.Selma G. Lanes le soulignait dans TomiUngerer's reluctant heroes8 : « . . . si l ' œ u v r epour enfants de Tomi Ungerer contient par-

fois des fioritures exagérément sophistiquées(dans la salle de bain où s'assoit Jo, il y a unbock à injections au-dessus de la baignoire),il arrive que ses dessins pornographiquesparticipent d'une innocence enfantine etrafraîchissante. Dans The Undergroundsketchbook, aussi, on peut trouver un anté-cédent spirituel qui annonce clairement ledilemme du pauvre Jo dans Pas de baiser :une mère plus grande que nature marchevigoureusement en traînant un enfant récal-citrant ; la main qui l'agrippe est une pincede homard de belle taille. » Et Milton Glaserdéclare dans The Poster art of Tomi Unge-rer9 : « On ne peut s'empêcher de remar-quer que Tomi Ungerer est un enfant parve-nu à l'âge adulte. Les enfants ont pour habi-tude de révéler la vérité au moment le moinsopportun. Ils peuvent aussi être cruels, maisil n'y a pas de haine dans leur cruauté. »Dans La Grosse bête de Monsieur Racinecomme dans Les Habits neufs de l'Empereur,les enfants font tomber les masques parcequ'ils disent la vérité.

L'œuvre de Ungerer s'organise selon undouble mouvement, un va-et-vient entrel'univers culturel et affectif de l'enfanceinnocente et celui de la maturité savante, quisont chacun subvertis par l'irruption clan-destine d'intrusions extérieures. La sépara-tion en deux parties de l'exposition duMusée des Arts Décoratifs pouvait de ce faitapparaître comme artificielle. « L'univers deTomi Ungerer est un triangle équilatéraldont les trois angles de même importancesont la sexualité, l'humour et la tendresse »,dit Pierre Ajame dans la préface iïAbraca-dabra^, qui est un livre sur l'œuvre d'affi-chiste publicitaire de Tomi Ungerer (doncdestiné aux adultes) mais qui porte pourtitre une formule magique venue des contesde fées.

Tomi Ungerer n'est pas le seul créateur as'adresser à un double public. Dans un article

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Allumette, Torai Ungerer, L'École des loisirs

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paru dans Children's literature associationquarterly^, David Galef en distinguait troistypes : les auteurs pour adultes qui produi-sent à l'occasion un livre pour enfants, sanslien évident avec le reste de leur œuvre(Saint-Exupéry ou Ian Fleming) ; les auteurspour enfants qui se tournent sur le tard versl'écriture pour adultes (Russell Hoban) ; etles polygraphes qui passent avec aisanced'un registre à l'autre (Louisa May Alcott,C.S. Lewis, Roald Dahl ou A.A. Milne...).Tomi Ungerer appartient bien sûr à la troi-sième catégorie : « Je veux m'amuser moi-même et du même coup amuser. . . lesenfants. J'utilise beaucoup la satire parceque je la trouve plus digeste et moins hypo-crite. La satire met en évidence les aspectsidiots de notre société et leur absurdité... Jedirai qu'on a étiqueté mes livres comme sub-versifs, et que, s'ils le sont, c'est que je lesuis et que j 'y prends plaisir. C'est un sportcomme un autre, c'est un sport réaliste, çaélimine beaucoup d'hypocrisie du monde, etje pense que les enfants sont subversifs.Dans chacun de mes livres, je peux meretrouver ; chaque livre est un miroir deplusieurs aspects de ma vie ou de ma person-nalité. Cela en fait des livres très égoïstes,parce que je les crée pour moi, pas pour lesenfants. Il se trouve que ce sont des livrespour enfants et qu'on leur a attaché cetteétiquette, mais ce sont mes livres, faits pourmon propre plaisir, et dirais-je pour l'enfantqui est en moi. » dit-il dans Something aboutthe author, où il précise sa démarche à par-tir d'un exemple : « Les Trois brigands estun livre sur trois sinistres personnages quirencontrent une petite orpheline appelée Tif-fany qui les fait renoncer à leurs mauvaisesmanières. Il y a des tas de plaisanteries dansmes livres qui sont des plaisanteries pouradultes. Voici un autre reproche valable.Mes livres sont basés sur l'ironie, et l'ironieest un concept adulte. Mais c'est destiné àm'amuser moi-même, et je pense que c'est

très drôle que des brigands qui dépouillentles gens de leurs bijoux, de leur or, de leurargent finissent par capturer une petite fillequi s'appelle Tiffany. »

Tomi Ungerer décrit ici l'une des méthodesqu'il met en œuvre pour transgresser le voca-bulaire convenu d'un des deux genres : pro-céder par citation de l'autre univers. Cesplaisanteries textuelles ou visuelles peuventn'être qu'un simple clin d'œil : un très jeuneenfant (ou même un adulte) peut être subju-gué par la poésie mystérieuse des Trois bri-gands, sans avoir besoin de savoir que Tiffa-ny est le nom d'un magasin new-yorkais oùon vend des diamants gros comme le Ritz.Mais l'allusion introduit une connivence avecle lecteur adulte qui montre l'album à unenfant, et lui permet d'échapper au risque dese prendre trop au sérieux. Si Les Trois bri-gands ne multiplient pas les jeux d'allusion,des albums postérieurs, Allumette ou LaGrosse bête de Monsieur Racine, qui s'adres-sent à des enfants plus grands, donnent librecours à une exubérance référentielle, commeles albums de Mitsumasa Anno.

Parfois, les références concernent l'universde la littérature enfantine : on voit ainsi leballon rouge traverser le ciel de la gare oùarrive Monsieur Racine, ou un lecteur ydévorer une édition toute fraîche d'un jour-nal qui annonce que Sendak est à Paris ;elles peuvent aussi renvoyer au cinéma : dansLe Chapeau volant, la poussette du bébédévale l'escalier comme dans Le CuirasséPotemkine... ou aux grands hommes : dansAllumette, le rat qui sort de la télévision cas-sée jetée à la décharge est paré des attributsdu Général De Gaulle et la télévision en étatde marche qui tombe du ciel montre un TomiUngerer hilare. Le même système fait appa-raître le chapeau volant, porteur d'espoir,dans la dernière image d'Allumette ou figu-rer Crictor dans la bibliothèque du magiciende Guillaume l'apprenti sorcier.

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La Grosse bête de Monsieur Racine, Tomi Ungerer, L'Ecole des loisirs

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Au-delà du clin d'œil, Tomi Ungerer s'adresseà l'adulte quand il se réfère à l'histoire de lapeinture, et au contexte dans lequel cettepeinture a été produite. Les images d'Allu-mette, livre grave qui parle de la misère, dela guerre et de l'oppression évoquent cer-tains peintres allemands de l'entre-deux-guerres, Georg Grosz ou Otto Dix.Ailleurs, les univers à la Hansi servent decibles à diverses formes de subversion : « Etmême à l'époque après avoir illustré Heidi,lorsqu'à la télé allemande on m'a demandéquel était mon plus grand problème pourillustrer cette histoire, je dis : " Savoir si elleporte des petites culottes sous sa robe de riendu tout " pour annoncer ensuite que songrand-père pédophile avait été arrêté pouroutrage aux mœurs et détournement demineure. »! Si Tomi Ungerer s'est interdit delaisser libre cours à ses démons dans Heidi(et c'est peut-être pour ça qu'il n'aime pasbeaucoup le livre), il ne s'en est pas privédans Guillaume l'apprenti sorcier où l'uni-vers lumineux de l'idylle met en valeur lesturpitudes de l'ombre, ou dans Papaski oùelle sert de support à l'absurde.

La Grosse bête de Monsieur Racine est un fes-tival du genre. A une histoire faussementinnocente se superpose une infinité de provo-cations visuelles, dont les citations déjà évo-quées sont l'aspect le plus anodin : subversionde la narration, puisque les transgressions ducadre de l'image sont constantes, et que le lec-teur/spectateur est présent dans l'image parle biais des animaux voyeurs, subversion dela temporalité, puisque toutes les montres ysont folles, déploiement de la cruauté urbainevoire rurale, puisque le jardin de MonsieurRacine est à la fois un jardin des délices où leshumains pique-niquent sereinement et un jar-din des supplices où les animaux s'entre-dévorent. Le livre est placé sous le signed'une sensualité joyeuse et dangereuse,comme les premières comédies burlesques

© Tomi Ungerer, affiche pour l'expositionLe Petit Chaperon rouge dans tous ses états,Les Plateaux-Scène nationale d'Angoulême

américaines, où le rire naît de situationscruelles caricaturées jusqu'à l'absurde. On ytrouve des allusions directement sexuelles,comme le souligne R.A. Siegel : « On lit dansle texte de l'épisode culminant (l'émeute à lasuite de la découverte de la vraie nature de labête) : " Des actes inqualifiables furent com-mis ", et ils sont effectivement inqualifiables.Mais ils sont en harmonie avec l'idée enfantinede ce que peut être un acte " inqualifiable "...Tout est bon enfant, sinon de très bon goût...L'humour enfantin est plein de ces allusionssexuelles innocentes, et... peut-être pourrait-on dire que Monsieur Racine est le premierlivre " pornographique " pour enfants. » Por-nographique serait alors à prendre au senspropre du terme, c'est-à-dire que La Grossebête parlerait du plaisir erotique, dans toutesses dimensions et dans toute sa complexité.« Philosophiquement », ajoute R.A. Siegel,«.. . Monsieur Racine représente un tournantdans la carrière de l'artiste. Son message évi-dent (peut-être autant pour Ungerer que pour

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son public) est que personne n'échappe àl'enfant qui vit sous la surface, et qu'il nousappartient donc de maintenir des relationsamicales avec cette force cachée et influente. »

Tomi Ungerer n'est pas seul à parler de sexedans des livres pour enfants. Mais loin d'êtreobjet d'un message et d'une pédagogie, fût-ellede la subversion, le sexe est chez lui souvent(mais pas toujours dans l'œuvre pour adultes)ludique, parfois mal différencié de la scatolo-gie, et proche des plaisanteries enfantines, deshistoires de Toto que Claude Gaignebet nousfait redécouvrir dans Le Folklore obscène desenfants^. Si les allusions sexuelles sont par-fois explicites, elles peuvent aussi être sous-entendues : ainsi de l'allumette géante à boutrouge qu'Allumette tient dans sa main sur lacouverture du livre, ainsi des écoulements,suintements et petits nuages révélateurs depets qui fourmillent dans les recoins sombresde Guillaume l'apprenti sorcier. Grâce à lui,

Allumette, Tomi Ungerer, L'École des loisirs

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nous goûtons à nouveau le plaisir défendu dese laisser aller à avoir l'esprit « mal tourné ».Tomi Ungerer dit dans Something about theauthor : « Un autre élément que j'essaye demettre en valeur dans mes livres est la sensua-lité. Je trouve que la plupart des livres necontiennent pas de sensualité, et cecis'applique à la nourriture, ou aux dames avecdes gros seins, ou à la peur. Je pense vraimentque la peur est quelque chose de très sensuel.C'est sensuel parce que ça à voir avec lessens. Et je veux que mes livres soient un refletde mes sens. Je pense que c'est importantpour les enfants d'éprouver ça. Je pense quec'est humain. »

A l'inverse, il arrive que l'esprit d'enfancesubvertisse l'œuvre pour adultes. Si le contede fées pour enfants est détourné avec plus oumoins de discrétion par l'érotisme, la porno-graphie se retrouve envahie par différentessortes de diablotins qui lui donnent un tourludique. « J 'a i toujours pris plaisir audétournement et à l'inversion des histoires :que Blanche-Neige soit kidnappée pard'affreux petits nains sadiques, que la Belleau Bois Dormant couvre d'insultes un princelubrique qui vient de la baiser... », écrit-ildans 33spective. C'est s'inscrire dans unelongue tradition : la Belle au Bois Dormantde Giambattista Basile14 est engrossée dansson sommeil par le Prince bien avant quePerrault ne les assagisse. On peut comparerTomi Ungerer's Erzàlungen fur Erwachsene,livre pour adultes, où la mère-grand violeavec entrain un loup pas vraiment consentantsous l'œil alléché d'un très petit chaperonrouge sainte-nitouche, et A Storybook byTomi Vngerer, livre pour enfants, où le petitchaperon rouge décide d'épouser un loupmauvais garçon, mais riche et sympathique,et d'abandonner une grand-mère désagréableà son triste sort. La couverture qu'il a donnéeau catalogue de l'exposition des Plateaux surle Petit Chaperon Rouge nous livre la morale

Guillaume l'apprenti sorcier, Tomi Ungerer, L'École des loisirs

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de l'histoire : nous y voyons l'heureux coupletrès déshabillé se livrer aux joies d'une lessivede petites culottes rouges. Le monde descontes de fées envahit l'univers des affichespublicitaires : on y voit des ménagères che-vaucher des balais multicolores, de pul-peuses dames nues traire des licornes rosés,des sorcières coquines et mûres démontrerjoyeusement les bienfaits de la lecture ;l'humour du folklore obscène des enfants està l'œuvre dans les images de petits fantômesde Phantoms parodiant à l 'abri de leursdraps les livres de positions sexuelles envogue dans les années 60 ou dans le Kama-southra des grenouilles dont il dit dans33spective : « Ce qui m'avait frappé en Amé-rique, c'était le nombre de livres de cuisinedans des cuisines où la nourriture étaitdétestable. Même observation pour le

IS STRANGER THAN FICTION

Affiche pour la galerie marchande TRUCà Boston, 1968

in : Affiches, Tomi Ungerer, L' École des loisirs

nombre de livres d'éducation sexuelle des-criptifs jusqu'au moindre détail. »

« Ces grenouilles, sous forme de retable, ontlongtemps décoré le restaurant l'Arsenal àStrasbourg », ajoute-t-il. C'est que, pas plusque la sexualité, la nourriture n'est inno-cente. Omniprésente dans l'œuvre de TomiUngerer, elle est toujours source potentiellede plaisir, et potentiellement dangereuse, etc'est de ce mélange sucré-salé que naît le plai-sir de la fiction. En cela, ce qu'en dit TomiUngerer est proche du discours des contes defées traditionnels. Dans Hansel et Gretel, lesenfants se trouvent affrontés à trois varia-tions du thème de la nourriture : la crainte demourir de faim ; sa démesure tentatrice sousla forme de la maison de pain d'épice ; et lapeur de la dévoration qui est incarnée par lasorcière. Il faudrait y ajouter les images dudégoût, et les épisodes où les aliments se révol-tent ou se métamorphosent, pour avoir untableau complet des manières dont la nourri-ture, délicieuse et effrayante, est déclinée dansla littérature enfantine. Ces variations sonttoujours présentes à travers les images deTomi Ungerer, au point qu'il s'offre lui-mêmeen pâture à la gourmandise de ses lecteurs :« Je suis né cinnérodon. Je vis dans un buis-son et je suis des cours à l'école buissonnière.Ma mère, Rosé, née Eglantine, s'est fanéepour me donner naissance. J'espère faire car-rière dans la confiture ou le poil à gratter »,écrit-il dans L'Alsace en torts et de travers.

Dans Le Géant de Zéralda, l 'héroïnes'assigne un projet ambitieux : apprivoiserla sauvagerie par le raffinement du goût. Onpeut noter qu'il s'agit là d'une pédagogieprogressiste. Zéralda, bonne lectrice, bonneéducatrice, tient compte des goûts naturelsde l'ogre et l'apprivoise en douceur : dans lefestin qui lui est proposé, la « Dinde JeuneFille » porte un nœud rosé et des escarpins àboucles, et le dessert est appelé « Croque-

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fillette ». Faute de chair fraîche, l'ogre peuttromper sa faim avec des mots, comme lesScandinaves qui dégustent du vin sansalcool. Une fois converti, les cheveux coupéstel Samson, et ressemblant terriblement àTomi Ungerer, il pourra enfin accéder à unesexualité « adulte » et faire à Zéralda desenfants dans les liens du mariage. Mais mal-gré toute cette intelligence mise en œuvre,Tomi Ungerer nous montre que la victoire dela civilisation sur la barbarie n'est jamaisdéfinitive : à la fin de l'histoire, l'enfant del'ogre cache ses mauvais instincts derrièreson dos sous la forme d'un couteau et d'unefourchette : l'histoire bégaye, le Mal n'estjamais vaincu que provisoirement. TomiUngerer, s'il est animé de préoccupationsécologistes, n'a pas vis-à-vis de la nature uneattitude naïve : il milite pour la Société Pro-tectrice des Animaux, mais n'est pas pourautant devenu végétarien.

Dessin publicitaire pour les légumes Bonduelle

in Affiches, Tomi Ungerer, L'École des loisirs

La peur d'être dévoré prend ailleurs desformes plus insidieuses : dans Pas de baiserpour Maman, la mère du héros l'appelle àtout bout de champ « mon petit chou aumiel », « mon petit tigre en sucre ». Comments'étonner qu'il ait peur de s'approcher de sabouche ? La Cuisine alsacienne est l'occasionde multiplier les gags cruels ou obscènes : uncochon à la tête bandée déguste de la saladed'endives braisées aux oreilles de porc con-fites ; un cuisinier verse du vin dans un enton-noir fiché dans le dos d'une vache, pouramorcer la préparation des tripes au pinotnoir ; trois paires de fesses dodues dans uncompotier figurent la salade de pêches devigne et de fraises. La campagne publicitairepour Bonduelle met en scène un poulet rôtiqui engouffre dans son corps décapité lecontenu d'une boite de petits pois. Clic-clacnous montre un cul-de-jatte attablé quicontemple avec inquiétude une paire de jambescoupées ouvertes sur un intérieur de poivronfarci. On pourrait multiplier les exemples.

Il ne s'agit plus ici de citations, d'irruptiondes éléments d'un monde dans l'autre, maisd'une thématique qui court à travers tous leslivres. Les commentateurs de l'œuvre deTomi Ungerer sont d'accord pour dégager desconstantes dans les obsessions qui structurentson travail. Certaines sont profondes etgraves : il s'agit de la mort, de la mécanisa-tion de l'humain et de l'animation des objets,du temps et des montres, de l'imaginaire del'air, de la musique ; d'autres appartiennentau registre du gag privé : quand j 'ai su queTomi Ungerer avait écrit et illustré un livreintitulé Der Furz (« Le Pet »), j 'ai comprisd'où venaient tous les petits nuages quis'échappent des canons, des cornues et despots d'échappement... Une de ces obsessionsest particulièrement sensible dans le lienentre œuvre pour adultes et œuvre pourenfants : il s'agit du thème du masque, déjàévoqué à propos du diable. L'effet du masquepeut être de rendre la figure inhumaine etinquiétante. C'est le cas dans Clic-clac, où les

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les cadavres se rebiffent. Et l'image la plusdérangeante est peut-être celle où le peintreefface son propre visage.

Tomi Ungerer : Autoportrait

Affiche pour une exposition de portraits

à l'Ancienne Laiterie de Strasbourg, 1988

in : Affiches, Tomi Ungerer, L'École des loisirs

animaux dessinés ont pour visages des pho-tos de sièges ou de sous-vêtements. Lemasque est associé aux métamorphoses, auxpassages d'un règne à l'autre. Les animauxs'humanisent à travers tous les degrés del'anthropomorphisme. Les humains sontramenés au stade de la bête. Les objets s'ani-ment. Des hybrides se multiplient, fruitstragi-comiques des mutations graphiques quiimitent la nature, puisque « ... le plus grandmystère, c'est la poésie, et je me réjouis desavoir que personne encore n'a pu expliquerscientifiquement ce qui se passe lorsqu'unechenille prend ses quartiers dans sa chrysali-de pour en sortir sous forme de papillon. »^Les chimères pullulent dans les mélangesqu'opère Tomi Ungerer entre différentestechniques graphiques, entre dessin etphoto, dans des collages incluant des maté-riaux d'origines différentes. La frontièreentre la vie et la mort est toujours poreuse,

Le masque a une signification positive quandil est arraché pour dévoiler la vérité dumonde. Faire tomber les masques, c'est aussifaire éclater l'injustice qui consiste à atta-cher une étiquette de monstruosité à telle outelle espèce. Le serpent Crictor, en multi-pliant les illusions de ses figures, amuse lesenfants du livre et les enfants qui le lisent,mais il est aussi là, avec le vautour ou lachauve-souris pour témoigner de l'imbécil-lité de toutes les formes de racisme. A l'in-verse, le caricaturiste déformera les visagesapparemment normaux des honnêtes genspour faire apparaître leur vraie nature. Etl'angoisse renaît quand le masque qu'on en-lève révèle un visage qui lui est identique...

« Je suis un agent provocateur. Je donne auxenfants les moyens, en développant leur ima-gination de provoquer les adultes. En 73,j'ai conçu mon dernier livre d'enfant, carj'ai douté de la nécessité de continuer. »*Tout ce que nous venons d'évoquer neserait-il que de l'histoire ancienne ? Si TomiUngerer n'a pas écrit de livres pour enfantsdepuis 1973, ceux qu'il a créés avant sontrégulièrement réédités, et ne prennent pasde rides. Et cet esprit d'enfance est toujoursà l'œuvre dans l'œuvre pour adultes, dansClic-clac, ou dans Les Animaux. C'est qu'ila su y faire quelque chose de très rare :aborder la révolte enfantine de l'intérieur.Comme dit Selma G. Lanes dans TomiVngerer's reluctant heroes : « Une partie ducharme de Ungerer... est sa compréhensioninstinctive de la rage impuissante qui saisittous les petits enfants pendant une grandepartie de leurs jeunes années. C'est une colèredirigée contre les limitations de l'enfanceelle-même. » II est exceptionnel et importantqu'un adulte ait gardé ce pouvoir. I

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in The New York Timesin : Affiches, Tomi Ungerer, L'École des loisirs

i In 33spective : Tomi Vngerer. Catalogue de l'exposition organisée par le Centre d'Action Culturelled'Angoulême et de la Charente Les Plateaux, Strasbourg, Anstett, 1990.

2. In R.A. Siegel : « The Little boy that drops his pants in a crowd : Tomi Ungerer's art of the comicgrotesque », The Lion and the unkorn, vol.l, n°l et 2,1977.

3. In Geneviève Breerette : « Tomi Ungerer au Musée des Arts Décoratifs : le diable et le bon Dieu », LeMonde, 6 mai 1981.

4. In Léonard Marcus : 75 years of Children's Book Week posters, New York, Alfred A. Knopf, 1994.5. In Something about the author, vol. 33, éd. by Anne Commire, Détroit : Gale Research Company, 1983.6. In Tomi Ungerer : Freut Euch des Lebens, Zurich, Diogenes Verlag, 1975.7. In Tomi Ungerer : Babylone, préf. de Friedrich Dùrrenmatt, Paris, Arthur Hubschmid Éditeur, 1979.8. In Sehna G. Lanes : « Tomi Ungerer's reluctant heroes », Saturday review, XI, 1973.9. In The Poster art ofTomi Ungerer, éd. by Jack Rennert, New York, Darien House, 1971.10. In Abracadabra : Tomi Ungerer et Robert Pùtz , préf. de Pierre Ajame, Paris, Jean-Claude Simoën, 1979.11. David Galef : « Crossing over : authors who write both children's and adults' fiction », Children's litera-

ture association quarterly, vol. 20, n°l, spring 1995.12. Claude Gaignebet : Le Folklore obscène des enfants, Paris, Maisonneuve et Larose, 1974.13. Giambattista Basile : Le Conte des contes ou le divertissement des petits I éd. et trad. par Françoise

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Tomi Ungerer se traduit lui-même dans 33spective à propos du Fornkon. Les traductions de citations detextes en langue anglaise non publiés en français sont de Caroline Rives, la traduction de la citation extraitede Freut Euch des Lebens est de Nathalie Rizzoni.

N° 171 SEPTEMBRE 1996/101