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Institut des Amériques Deuxième édition, actualisée et enrichie 24 Janvier 2014 Dynamiques socioéconomiques et politiques publiques Les enjeux du développement en Amérique latine

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Si la plupart des pays d’Amérique latine ont accompli des progrès considérables au cours de la dernière décennie, un certain nombre d’obstacles restent à surmonter pour installer durablement la croissance et assurer un développement soutenable. Les défis sont importants : réduire les inégalités sociales et spatiales, dynamiser la gestion des villes et préserver leur environnement, renforcer l’épargne et l’investissement, promouvoir les gains de productivité, améliorer la qualité de l’éducation et de la formation, structurer la protection sociale. Ces défis sont autant de motifs d’intervention et de collaboration pour une institution de développement comme l’AFD, dont l’activité dans cette partie du monde entend contribuer au mieux à l’épanouissement des relations entre l’Amérique latine et la France.

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Les enjeux du développement en Amérique latineDynamiques socioéconomiques et politiques publiques

Au-delà de la diversité des situations, les pays d’Amérique latine présentent des traits communs : la plupart d’entre eux ont accompli des progrès considérables au cours de la dernière décennie, mais doivent encore faire face aux enjeux de leur développement. Certes, l’amélioration de la gestion macroéconomique associée à une conjoncture favorable a permis une croissance vigoureuse dans les années 2000, puis une bonne résistance face à la crise internationale. De plus, ce dynamisme économique a souvent été conjugué avec de nouvelles politiques sociales et une réduction de la pauvreté. Toutefois, malgré ces évo-lutions positives, un certain nombre d’obstacles restent à surmonter pour installer durablement la croissance et assurer un développement soutenable. Les défis sont importants : réduire les inégalités sociales et spatiales, dyna-miser la gestion des villes et préserver leur environnement, renforcer l’épargne et l’investissement, promouvoir les gains de productivité, améliorer la qualité de l’éducation et de la formation, structurer la protection sociale.

Ces défis sont autant de motifs d’intervention et de collaboration pour une institution de développement comme l’AFD, dont l’activité dans cette partie du monde entend contribuer au mieux à l’épanouissement des relations entre l’Amérique latine et la France. Dans un tel contexte, la seconde édition de cet ouvrage, actualisée et enrichie, renouvelle aujourd’hui un regard attentif sur les réalités économiques et sociopolitiques d’une région en pleine mutation, avec laquelle beaucoup reste à partager.

SOUS LA DIRECTION DE

Carlos QUENAN Économiste, professeur à l’IHEAL

Sébastien VELUTGéographe, professeur à l’IHEAL

A SAVOIR 24 A SAVOIR

Institut des Amériques

Deuxième édition, actualisée et enrichie

24A SAVOIR

Janvier 2014

Dynamiques socioéconomiques et politiques publiques

Les enjeux du développement en Amérique latine

COORDINATEUR

Eric JOURCINDépartement Amérique latine et Caraïbes, [email protected] Le

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Les enjeux du développement en Amérique latineDynamiques socioéconomiques

et politiques publiques

Institut des Amériques

Deuxième édition, actualisée et enrichie

SOUS LA DIRECTION DE

Carlos QUENANÉconomiste, professeur à l'IHEAL

Sébastien VELUTGéographe, professeur à l'IHEAL

COORDINATEUR

Eric JOURCINDépartement Amérique latine et Caraïbes, AFD

jourcine @ afd.fr

Page 4: A Savoir 24 | Les enjeux du développement en Amérique latine - Dynamiques socioéconomiques et polit

À SavoirCréée en 2010 par le département de la Recherche de l’AFD, la collection À Savoir rassemble des revues de littérature ou des états des connaissances sur une question présentant un intérêt opérationnel.

Alimentés par les travaux de recherche et les retours d’expériences des chercheurs et opérateurs de terrain de l’AFD et de ses partenaires, les ouvrages de cette collection sont conçus comme des outils de travail. Ils sont destinés à un public de professionnels, spécialistes du thème ou de la zone concernés.

Retrouvez toutes nos publications sur http://recherche.afd.fr

Précédentes publications de la collection (voir page 354).

Cet ouvrage est téléchargeable gratuitement sur www.afd.fr/A-Savoir

Il fait l'objet de traductions en espagnol et en portugais, disponibles auprès de l'AFD ou téléchargeables à la même adresse.

Cette étude a été réalisée en 2013 par l’Institut des Amériques (IdA), à la demande du département « Amérique latine et Caraïbes » (ALC) de l’AFD. Elle a été dirigée par Carlos QUENAN et Sébastien VELUT. Du côté de l’AFD, le suivi des travaux a été assuré par Marion DOUCHIN et Eric JOURCIN (ALC), avec l’appui de Céline About (Publications, département de la recherche).

Directeur de la publication :Anne PAUGAM

Directeur de la rédaction :Alain HENRY

Conception et réalisation : Ferrari / Corporate – Tél . : 01 42 96 05 50 – J. Rouy / Coquelicot Imprimée en France par : STIN

[ Avertissement ]Les analyses et conclusions de ce document sont formulées sous la responsabilité de ses auteurs. Elles ne reflètent pas nécessairement le point de vue de l’AFD ou de ses institutions partenaires.

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A SAVOIR

Avant-propos

Cette deuxième édition des « Enjeux du développement en Amérique latine » intervient dans un contexte nouveau, très différent de celui qui prévalait lors de la parution de la première édition, en 2010.

L’Agence Française de Développement avait été autorisée depuis peu à intervenir au Mexique et en Colombie, et son activité naissante au Brésil n’avait pas encore connu les avancées qui ont marqué la période récente. L’Agence avait donc ressenti le besoin de mieux connaître une région encore nouvelle pour elle. Elle avait ainsi souhaité lancer la première édition de cette étude sur les enjeux du développement en Amérique latine. Les analyses des experts de l’ Institut des Amériques (IdA), chercheurs, universitaires et financiers, y avaient révélé une région émergente participant davantage aux transformations du monde, mais faisant aussi face à d’importants défis. Malgré son dynamisme, l’Amérique latine rencontre en effet sur sa route des obstacles à son développement, à commencer par les inégalités sociales et spatiales, le manque d’infrastructures et la faiblesse de la productivité.

Un deuxième élément d’évolution tient au contexte des relations de la France avec l’Amérique latine et les Caraïbes. Celles-ci connaissent aujourd’hui une nouvelle dynamique qu’illustrent les nombreuses visites de chefs d’État et de ministres, le volume très significatif de l’investissement français dans cette région du monde, mais aussi l’intérêt croissant des entreprises latino-américaines pour l’Europe, ou encore les flux de personnes – étudiants, touristes, etc. – dans les deux sens.

Le mandat que le gouvernement français a confié à l’AFD, dans les pays émergents en général, vise à soutenir une croissance « verte et solidaire ». En Amérique latine, ce mandat a répondu à une double demande : la maîtrise des défis de l’urbanisation et du développement territorial d’une part, l’accompagnement des politiques de lutte contre le changement climatique et la protection de la diversité biologique d’autre part, ces deux thèmes étant eux-mêmes étroitement corrélés. C’est notam-ment le cas de la mobilité urbaine, qui intègre les problématiques économiques, sociales et environnementales de la ville durable.

Depuis 2009, l’AFD a ainsi engagé près d’un milliard d’euros par an au service du développement durable en Amérique latine et dans les Caraïbes. Les financements mis en place – auprès d’États, de collectivités, d’entreprises publiques, d’institutions

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A SAVOIR

financières publiques et d’ONG – ont été, le plus souvent, accompagnés de programmes de coopération et d’expertise technique qui permettent d’établir de véritables par-tenariats opérationnels entre institutions françaises et latino-américaines, favorisant le partage d’expériences et de savoir-faire. Nombre de ces financements et de ces programmes ont bénéficié de l’appui d’acteurs majeurs du financement du dévelop-pement en Amérique latine : la Banque Interaméricaine de Développement (BID), la Corporación andina de fomento (CAF), l’Union européenne et sa facilité d’investis-sement pour l’Amérique latine (LAIF).

Le développement de l’action de l’AFD en Amérique latine prend pleinement son sens dans la perspective du renforcement de la relation avec l’Europe, et plus parti-culièrement avec la France. Cette relation trouve ses racines historiques dans les liens culturels, intellectuels, économiques et politiques. Au moment où se dessine un monde multipolaire, la crise internationale révèle le potentiel latino-américain et souligne les raisons de considérer cette région comme un partenaire stratégique, notamment face aux enjeux d’une mondialisation qui doit concilier la soutenabilité environnementale et l’inclusion sociale. En ce sens, les activités de l’AFD entendent conforter les collaborations entre acteurs français et latino-américains, qu’il s’agisse d’institutions, de collectivités territoriales, d’entreprises ou d’établissements publics, tout en soutenant des politiques cohérentes avec les enjeux d’un développement soutenable. Elles participent ainsi à créer, étendre, densifier les relations entre les femmes et les hommes des deux continents qui ont tant à partager du passé comme de l’avenir.

Dans ce parcours, l’AFD garde intact le souci d’approfondir sa compréhension des caractéristiques socio-économiques et des politiques publiques en Amérique latine. Ces réalités vivantes ont connu d’importantes évolutions ces dernières années et demeurent en mouvement. I l faut donc sans cesse actualiser ou compléter les connaissances, les images et les données. C’est ce que propose cette deuxième édition des « Enjeux du développement », qui s’inscrit dans la continuité de notre partenariat avec l’Institut des Amériques. Cet ouvrage porte un nouveau regard sur le paysage latino-américain et aborde aussi des aspects peu traités dans l’édition originale, comme le régionalisme, l’éducation et la formation, ou encore l’insécurité urbaine. Pour un meilleur partage, il est cette fois publié en français, en espagnol et en portugais.

Anne PAUGAMDirectrice générale

Agence Française de Développement

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Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]5

A SAVOIR

Présentation des auteurs Coordinateurs de l’ouvrage :

Carlos QUENAN Professeur d’économie, Université Paris 3 Sorbonne nouvelle, IHEAL,

vice-président de l’IdA et président du CEISAL.

Sébastien VELUT Professeur de géographie, Université Paris 3 La Sorbonne Nouvelle,

directeur de l’IHEAL et du CREDA.

Jean-Michel BLANQUER : Professeur de droit public, président de l’Institut des Amériques (IdA) et directeur général du groupe ESSEC.

Klaus BODEMER : Senior Research Fellow, Institut des Études d’Amérique latine du German Institute of Global and Areas Studies (GIGA-Hambourg).

Élodie BRUN : Chercheur invité, Université de São Paulo, Institut de relations internationales de (IRI-USP), docteur associé, Centre d’études et de recherches internationales (CERI).

Marco CEBALLOS : Professeur de sociologie, Universidad Andres Bello (Viña del Mar, Chili), Ecole de sociologie de la Faculté de Sciences sociales.

Jean-François CLAVERIE : Sociologue, chargé de cours à l’IHEAL, et chargé de la coopération à l’Observatoire des changements en Amérique latine (LOCAL).

María Eugenia COSIO-ZAVALA : Professeur émérite de démographie, Université Paris 3 La Sorbonne Nouvelle IHEAL-CREDA, chercheur invité au Colegio de México (2010-2014).

Olivier DABENE : Professeur de science politique, Institut d’Etudes Politiques de Paris, président de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (OPALC).

Diana GOMES : Chef de projets à l’Observatoire des changements en Amérique latine (LOCAL).

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A SAVOIR

Bruno LAUTIER † : Professeur de sociologie, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Institut d’étude du développement économique et social (IEDES).

Jean-Louis MARTIN : Économiste, responsable des études macroéconomiques au Crédit Agricole.

Catherine PAQUETTE : Urbaniste, chargée de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD).

Yves SUREL : Professeur de science politique, Université Paris II (Panthéon-Assas), Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (CERSA).

François-Michel LE TOURNEAU : Géographe, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS-CREDA).

Laurence WHITEHEAD : Senior Research Fellow, Nuffield College, Oxford University, président du Conseil scientifique de l’Institut des Amériques.

Présentation des auteurs

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A SAVOIR

Som

mai

reIntroductionAmérique latine : atouts, fragilités et défis après une décennie de prospérité 9

1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales 25

1.1. L´Amérique latine et la crise économique internationale 25

1.2. La quatrième vague de régionalisme 64

1.3. Perspectives à moyen terme des émergents latino-américains 96

1.4. Démographie, pauvreté et inégalités 138

2. L’État et les politiques publiques 167

2.1. Évolution des politiques publiques 167

2.2. Les défis du développement urbain 185

2.2.1. Les politiques d’investissement urbain 185 2.2.2. Les trois dimensions de la décentralisation 212 2.2.3. Violence, insécurité urbaine et stratégies pour les combattre 242

2.3. Éclairages sur les politiques sociales et environnementales 267

2.3.1. La situation de l’enseignement supérieur : entre démocratisation et mondialisation 267 2.3.2. Les Conditional Cash Transfer Programs – Entre modélisation internationale et conjonctures politiques nationales 286 2.3.3. Environnement et développement 309

Conclusionle développement de l’Amérique latine : des fondements solides ? 339

Liste des sigles et abréviations 349

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A SAVOIR

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Introduction

Amérique latine : atouts, fragilités et défis après une décennie de prospérité

Carlos QUENAN et Sébastien VELUT

L’Amérique latine vient de vivre une décennie de progrès économiques et sociaux. Les succès économiques engrangés par les principaux pays de la région, une fois dépassée la grave crise argentine de 2001-2002, sont allés de pair avec la réduction tant de la pauvreté que, dans une moindre mesure, des inégalités. La bonne résistance de l’Amérique latine à la crise économique internationale ouverte en 2007 a confirmé que, à la différence d’autres périodes d’expansion connues par le passé, le cycle de croissance amorcé en 2003 a été mis à profit pour réduire son degré de vulnérabilité financière. En même temps, cette période d’essor, indissociable d’un environnement international favorable, notamment grâce à la bonne tenue des prix des matières pre-mières exportées par les pays latino-américains, a induit des transformations parfois contradictoires qui, dans certains cas, ont renforcé des tendances préexistantes et, dans d’autres, ont provoqué des inflexions, voire des ruptures. Il en résulte un continent en mouvement qui, au-delà de la diversité des situations nationales, est porteur de processus sociaux novateurs, et émerge sur la scène internationale, avec un dynamisme tant économique que politique. Mais il n’est pas exempt de fragilités et de faiblesses et doit faire face à des défis de taille, dans un environnement international risqué et incertain.

Dynamisme économique : entre « reprimarisation » et dégradation modérée des « fondamentaux »

Le cycle de forte croissance économique que l’Amérique latine a connu ces dernières années, après les performances médiocres et les déceptions des années 1980 et 1990, a contribué à générer une vague d’optimisme. Les progrès sur le plan de la moder-nisation économique de la majorité des pays de la région, tout particulièrement dans les secteurs qui ont joué un rôle moteur pour la croissance économique, sont allés de pair avec une amélioration considérable de la capacité de gestion macro-

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A SAVOIRIntroduction

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économique qui a permis une bonne résistance face à la crise économique interna-tionale. Même si l’on constate une grande diversité de trajectoires économiques nationales, la récente phase de prospérité reste largement tributaire de l’essor des exportations des produits de base, ce qui a relancé les discussions sur les « bienfaits » ou la « malédiction » des matières premières.

Bien évidemment, leur exploitation constitue pour de nombreux pays de la région le principal vecteur de la croissance économique. L’Amérique latine dispose de ressources naturel les abondantes par rapport à une population relativement réduite – à peine 600 millions d’habitants – ce qui permet de dégager des excédents pour l’exportation, tant pour les ressources renouvelables que non renouvelables. L’espace représente l’une de ses ressources avec l’extension des aires cultivées et cultivables, dans des conditions satisfaisantes d’approvisionnement en eau. D’après l’Organisation des Nations unies pour l’al imentation et l ’agriculture (Food and agriculture organization, FAO), l’Amérique latine disposerait encore de 4 millions de km2 de terres cultivables sans contraintes majeures sur le plan technique. La pampa argentine est aussi grande que la France, et les cultures du soja s’étendent grâce aux progrès de l’agronomie. La région des cerrados (savane) brésiliens est rapidement gagnée par la canne à sucre et le soja qui progressent vers l’Amazonie. En Colombie, les savanes orientales sont encore très peu mises en valeur, en raison notamment des problèmes de sécurité, mais elles pourraient l’être. La réalisation des grandes infrastructures routières et l’amélioration des voies navigables ont aussi pour objectif d’ouvrir des terres nouvelles à l’agriculture. D’ores et déjà, des barges transportent le soja depuis le Paraguay et l’intérieur du Brésil vers les ports de Buenos Aires et de Rosario. Les ressources minérales, quant à elles, font également l’objet d’une exploi-tation accrue. L’Amérique latine dispose de ressources tout à fait remarquables. Le Chili compte ainsi les premières réserves mondiales de cuivre et de lithium, le Brésil se classe troisième mondial pour les réserves de bauxite et d’étain, cinquième pour le fer. Aux puissances bien connues pour la production d’hydrocarbures (la Bolivie, l’Équateur et surtout le Venezuela), s’ajoutent les considérables réserves de gaz de schiste de l’Argentine. Le Brésil, pour sa part, qui semble déjà disposer de toutes les ressources naturelles utilisables sur le continent, bénéficiera de l’exploitation des réserves sous-marines, en particulier le gisement pétrolier « Pré-sal », situé au large des côtes allant de Santa Catarina à Espirito Santo.

Cependant, au cours des dernières années, la bonne tenue des prix de matières premières et les entrées de capitaux ont conduit à une forte appréciation des monnaies de la majorité des pays de la région, ainsi qu’à l’apparition de symptômes de « reprimarisation » des structures productives, notamment dans les cas du Brésil

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Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

A SAVOIR

et d’autres pays d’Amérique du Sud. Ce type de spécial isation productive, qui risque d’induire une croissance déséquilibrée et moins dynamique, en raison du recul qu’elle implique sur le plan de la diversification économique, devient une source de vulnérabilité importante, dans la mesure où elle exacerbe la dépendance à l’égard de l’évolution des volumes exportés et des prix internationaux des matières premières.

En effet, une conjoncture moins favorable, comme celle qui se profile à présent, en raison du faible dynamisme de l’économie mondiale et de la fin programmée de la politique monétaire expansive que les États-Unis ont mis en place ces dernières années, se traduit déjà par une volatilité accrue des monnaies latino-américaines et par le ralentissement, voire l’atonie des exportations. Ceci risque non seulement d’affaiblir la croissance mais aussi de recréer une contrainte extérieure dans la mesure où certains « fondamentaux » (par exemple les soldes des balances courantes), sous l’effet notamment de la crise économique internationale, se sont dégradés progressivement depuis 2008. Si une telle évolution se produisait, elle n’aurait pas que des conséquences négatives : des taux de change moins surévalués pourraient être plus favorables à l’activité économique. Mais celle-ci, tout en dépendant toujours de la compétitivité, devrait s’appuyer davantage sur la diversification productive et sur les sources internes de dynamisme. Sur le moyen terme, les pays de la région ont un potentiel d’accélération de la croissance, mais qui dépendra grandement de l’évolution de facteurs structurels tels que la contribution du facteur travail , l’augmentation de l’épargne et de l’investissement nationaux et, bien entendu, les performances en matière de productivité où, sur le long terme, l’éducation joue un rôle décisif. La performance globale de l’Amérique latine sera fortement dépendante de la trajectoire des économies du Brésil et du Mexique qui représentent à elles seules environ deux tiers du produit intérieur brut (PIB) régional. Au cours de la dernière décennie, elles ont connu une progression moindre que la plupart des économies de taille moyenne qui se sont caractérisées par un dynamisme supérieur à la moyenne régionale.

L’insertion internationale de plus en plus orientée vers le Pacifique exerce une influence croissante sur les processus d’intégration régionale

L’Amérique latine s’est indiscutablement tournée vers l’Asie au cours des dix dernières années, mais elle ne l’a pas fait unanimement, ni avec la même intensité. Après une phase marquée par des échanges privilégiés avec l’Europe, qui débute au 16e siècle et se poursuit jusqu’au début du 20e siècle, puis une phase d’échanges intenses avec l’Amérique du Nord, surtout pour les voisins des États-Unis (Mexique, Amérique

Introduction

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[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

A SAVOIR

centrale et Caraïbes), le continent se tourne désormais vers l’Asie pour lui vendre avant tout des produits primaires, des commodities, peu ou pas transformés, alors que la Chine exporte vers l’Amérique latine des biens industriels. Ceci rappelle, même si les différences sont de taille, l’insertion « centre-périphérie » dans laquelle évoluait la région latino-américaine durant les dernières décennies du 19e siècle et la première moitié du 20e siècle.

Les États riverains du Pacifique prennent en compte ces évolutions. Certains, comme le Pérou, le Chili et le Mexique font partie de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Asia Pacific Economic Cooperation, APEC) et envisagent de grands investissements portuaires et logistiques permettant d’acheminer vers les rivages de l’Océan pacifique les marchandises destinées aux clients asiatiques, en commençant par la Chine. En outre, en cherchant à la fois une optimisation de leurs relations économiques avec les pays asiatiques et un renforcement des liens entre eux, le Chili, la Colombie, le Mexique et le Pérou ont constitué en 2011 un nouveau groupement d’intégration régionale, l ’All iance du Pacifique (AP), qui s’est déjà traduite par le lancement de négociations pour la signature d’un accord de libre-échange entre les pays membres.

Dans la perspective d’accroître leur compétitivité à travers l’amélioration des infras-tructures régionales, les États d’Amérique du Sud ont lancé au début des années 2000 le programme IIRSA (Initiative d’intégration régionale de l’Amérique du Sud) qui vise à établir des grands corridors de circulation internationaux, de l’Atlantique au Pacifique. Cette vision rompt avec les schémas usuels d’aménagement et de circulation cantonnés dans les frontières nationales, dans la mesure où elle propose des éléments de structuration à l’échelle du sous-continent, en surmontant aussi les obstacles majeurs comme la Cordillère des Andes. Il s’agit moins de faciliter les circulations entre les pays, même si cela y participe, que d’ouvrir le continent au commerce international. Ainsi, le corridor du Capricorne, qui suit le Tropique entre São Paulo au Brésil et les ports du Nord du Chili, permet d’acheminer vers le Paraguay et l’Argentine des biens manufacturés et des touristes, en passant par les Hauts Plateaux à plus de 4000 m d’altitude. De même, le grand axe fluvial du Paraná, dont on a espéré faire la voie d’eau majeure du Cône Sud (hidrovia), draine vers les ports argentins le soja produit dans le haut bassin, malgré les difficultés de la navigation liées à l’aménagement encore insuffisant du grand fleuve.

Alors que les processus d’intégration régionale se caractérisent de plus en plus par leur pragmatisme, ces dynamiques d’intégration de facto mettent à mal les projets historiques « institutionnels ». Certes, l’intégration en Amérique centrale (à travers

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Introduction

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Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

A SAVOIR

le Marché commun d’Amérique centrale [MCCA] et le Système d’intégration centraméricain [SICA]) est assez dynamique, mais la Communauté andine des Nations (CAN) reste depuis plusieurs années divisée et en crise, et le Mercosur se retrouve dans une impasse, sans progrès notables dans le traitement des asymétries entre les pays membres et avec des tensions commerciales persistantes entre l’Argentine et le Brésil. En revanche, l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) qui, sous l’impulsion principalement du Brésil, regroupe tous les pays de l’Amérique du Sud et se concentre sur la coopération dans les domaines non commerciaux – tels que la défense conjointe ou les infrastructures régionales grâce à son articulation avec l’IIRSA –, a trouvé sa place dans le paysage complexe de l’intégration régionale. Pour sa part, la Communauté des États de l’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC), créée en décembre 2010 et regroupant tous les pays latino-américains et des Caraïbes, depuis le Mexique jusqu’à l’Argentine, est un mécanisme de concertation qui pourrait permettre, malgré la diversité des intérêts et des orientations de chaque pays, que la région parle d’une seule voix sur la scène internationale, du moins sur certains sujets. Les États-Unis et le Canada n’appartenant pas à cette nouvelle instance qui compte Cuba parmi ses membres, la CELAC symbolise donc assez bien l’autonomie croissante de l’Amérique latine à l’égard de son grand voisin du Nord.

Mais autonomie ne veut pas dire indifférence : toutes les instances d’intégration régionale de l’Amérique latine et des Caraïbes devront suivre de près les implications pour la région des négociations entre l’Union européenne et les États-Unis, qui ont commencé en juillet 2013, en vue de l’établissement d’un partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (Transatlantic Trade and Investment Partnership [TTIP]).

Les transformations de la société : l’enjeu des classes moyennes et la réduction de la pauvreté

La constitution ou la reconstitution d’une classe moyenne est l’un des indicateurs les plus remarquables de l’émergence de l’Amérique latine au cours de la dernière décennie, car elle ne procède pas seulement d’une élévation des revenus moyens mais de l’intégration d’une frange croissante de la population dans des dispositifs formels d’accès au logement, à la santé, au crédit, à l’éducation, et à la consommation. Il s’agit donc aussi d’une transformation politique, car ces populations sont porteuses de nouvelles demandes. C’est en tenant compte de ces évolutions que l’on peut tenter de comprendre la nature et la portée du mouvement de protestation qui a éclaté au Brésil en juin 2013.

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Introduction

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[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

A SAVOIR

Il ne faut cependant pas surestimer cette montée des classes moyennes, qui s’inscrit dans des histoires sociales nationales bien différentes et s’avère difficile à quantifier précisément car les catégories de recensement ne sont pas comparables. L’Amérique latine affiche des records mondiaux d’inégalités, notamment au Brésil et au Chili, mais aussi au Pérou et en Équateur, avec une très forte polarisation de la société entre classes aisées et classes populaires, qui ne laissait guère de place aux classes moyennes. À l’inverse, d’autres pays ont une tradition plus égalitaire, particulièrement l’Uruguay et l’Argentine, où les classes moyennes ont été associées davantage à des emplois dans la fonction publique et dans les services (impliquant l’obtention d’un diplôme), que dans l’industrie.

Les classes moyennes s’identifiaient, dans les années 1960, à des groupes urbains ayant une formation supérieure, un emploi stable et pouvant espérer pour leurs enfants une situation au moins meilleure que la leur. Ces ambitions ont été déçues par les crises économiques qui ont secoué l’Amérique latine à partir des années 1980 et se sont conclues par l’adoption du modèle à orientation libérale, là encore, selon des modalités et des temporalités différentes d’un pays à l’autre. La réduction des emplois publics, les privatisations des sociétés d’État, la désindustrialisation ont sapé les fondements de la classe moyenne. La dégradation des universités publiques, là où elles existaient, a également mis en cause la reproduction sociale des classes moyennes, comme la mobilité ascendante des couches populaires.

La reconstitution actuelle de la classe moyenne s’appuie donc sur de nouveaux mécanismes et de nouvelles aspirations. Les sources d’emplois se trouvent désormais davantage dans le secteur privé que dans le secteur public, celui-ci n’assurant plus, de toute façon, l’emploi à vie. La croissance des activités liées à l’exploitation des ressources naturelles a permis la création d’emplois, notamment pour des cadres intermédiaires ayant une certaine formation technique (comptables, gestionnaires, mais aussi techniciens de laboratoires ou agents touristiques). Les métropoles voient également s’installer des sièges sociaux et des cadres expatriés qui demandent une série de services de qualité composant un vaste ensemble d’emplois, allant des ser-vices aux entreprises (publicité, communication, conseil) aux services à la personne (restauration, hôtellerie, commerce).

La nouvelle classe moyenne est donc bien différente de celle qui nourrit certains mythes nationaux. L’éventail des emplois occupés s’est diversifié et la stabilité est loin d’être assurée. Au Chili, des enquêtes montrent par exemple une forte demande de sécurité de la part de ces nouvelles classes moyennes, plutôt que la multiplication des « opportunités », mise en avant dans les discours officiels comme vecteurs de

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Introduction

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A SAVOIR

promotion sociale. Pourtant, des programmes publics et privés visent à faire rentrer ces familles dans des mécanismes de crédits à la consommation et au logement. Les grandes chaînes de distribution offrent fréquemment des possibilités d’achat à crédit qui permettent d’acquérir des biens de consommation (télévision, ordinateur) ou une automobile. Les grands programmes de logement conçus pour résoudre les problèmes du logement précaire ou informel, notamment au Brésil, au Chili et au Mexique, s’accompagnent d’un important volet financier puisque les bénéficiaires doivent épargner généralement plusieurs années pour accéder à un logement qu’ils finissent de rembourser sur des délais très longs (vingt ou trente ans). Le marché immobilier dispose ainsi d’une offre très segmentée suivant les niveaux de revenus, allant de la maison de petite taille livrée sans les finitions pour les classes populaires, jusqu’aux lotissements luxueux avec services collectifs pour la classe moyenne aisée. Tous ont en commun d’être associés à des mécanismes de financiarisation et donc de bancarisation. Outre les problèmes spécifiques à ces programmes marqués par un déficit d’urbanité, cette généralisation du crédit alimente les inquiétudes de la classe moyenne. Elles se sentent menacées par le risque de perte de l’emploi mais aussi par les problèmes de santé, pouvant entraîner des frais considérables, et par la question du coût de formation des jeunes.

En effet, l'un des changements majeurs de ces dix dernières années est l’élargissement de l’accès à l’enseignement supérieur, dont les effectifs ont doublé entre 1995 et 2005, pour atteindre 15 millions d’étudiants en 2005 et plus de 20 millions en 2012. Ce remarquable accroissement s’est fait au prix de tensions pour le système uni-versitaire existant, conçu pour des élites déjà bien formées accédant, génération après génération, à l’enseignement supérieur. Désormais, une partie significative des étudiants accèdent à l’université, alors que leurs parents avaient arrêté leurs études au niveau secondaire. Il s’agit là d’un moteur de changement social considérable et d’une ressource pour la consolidation du développement économique général, même si ce début de massification engendre aussi des tensions. La multiplication des formations s’est parfois faite dans le plus grand désordre : un petit pays comme le Costa Rica (4,5 millions d’habitants), qui n’avait qu’une seule université publique (Universidad de Costa Rica), a aujourd’hui une quarantaine d’institutions privées d’enseignement supérieur qui s’arrogent sans scrupules le titre d’université. À ce problème de la qualité des formations s’ajoute celui de leur financement, qui dépasse les capacités des budgets publics. Chaque pays a mis en place des solutions différentes allant du contrôle total par l’État et les universités publiques (Cuba) jusqu’à des systèmes quasi entièrement privatisés (le Chil i et la Colombie, par exemple), où subsistent quelques universités publiques souvent anciennes et prestigieuses.

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C’est donc un système d’enseignement hétérogène qui fait miroiter aux jeunes et à leurs familles l’espoir d’une ascension sociale, parfois au prix de lourds sacrifices financiers ou d’un endettement que l’étudiant devra rembourser une fois diplômé. Cette situation a été profondément remise en cause par les manifestations étudiantes au Chili en 2011, qui protestaient contre le coût exorbitant des études et les difficultés d’insertion professionnelle des diplômés – alors même que le système universitaire chil ien bannit toutes les formations qui ne sont pas strictement « rentables », autrement dit qui ne débouchent pas sur des emplois suffisamment rémunérés pour rembourser les crédits contractés pour financer les études. Ces manifestations ont aussi montré l’un des effets prévisibles de la formation des jeunes : leur capacité à exprimer avec force de nouvelles revendications politiques.

L’émergence des classes moyennes n’a en outre pas mis fin au problème de la pauvreté qui, si elle a reculé depuis 2003, est inégalement répartie entre les pays. Elle atteint des records dans les États d’Amérique centrale (Nicaragua, Honduras, Guatemala) où elle dépasse 50 % de la population, et est la plus basse en Uruguay et au Chili (de l’ordre de 12 %). L’évolution de la pauvreté est extrêmement sensible aux fluctuations économiques, mais alors qu’une année de récession entraîne immé-diatement une augmentation de la pauvreté, par un effet de diffusion en cascade, il faut plusieurs années pour qu’elle se résorbe. En Argentine, le taux de pauvreté qui était de 20 % en 1999 avait atteint près de 50 % en 2002 pour redescendre à 20 % en 2006, 11 % en 2009, et il serait à moins de 6 % en 2013. Son évolution est également liée à la situation démographique : de forts taux de natalité, une transition démo-graphique inachevée pèsent sur la redistribution de la richesse disponible.

Or, l’Amérique latine a connu de ce point de vue une évolution favorable avec une réduction des taux de croissance démographique qui a facilité la redistribution – tout en posant à moyen terme le problème du vieillissement de la population. La réduction de la pauvreté observée depuis le début de la décennie est donc portée par deux éléments favorables : l’économie et la démographie. Cela a permis à l’Amérique latine de se rapprocher des Objectifs du Millénaire de réduction de la pauvreté et de l’indigence. Mais cette réduction reste fragile : même si une partie des familles pauvres a pu sans doute accéder à la petite classe moyenne, ce statut est loin d’être acquis.

Par ailleurs, la pauvreté touche inégalement les groupes sociaux et les territoires. Les taux sont dans l’ensemble plus élevés pour les groupes indigènes et dans les campagnes : c’est par exemple le cas du Sud du Mexique, ce qui explique aussi les conflits sociaux qui s’y déroulent et les réclamations adressées à l’État mexicain par

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la guérilla zapatiste. Cela alimente encore l’exode rural. Toutefois, c’est en ville que les pauvres sont les plus nombreux, et les formes de ségrégation socio-spatiale les plus visibles à l’échelle des métropoles et des quartiers. Les inégalités de revenu se combinent alors avec une plus grande exposition aux risques industriels et envi-ronnementaux, à des conditions de logement précaires, des problèmes de transport pour accéder à l’emploi, l’absence de services et d’espaces verts. Ces différents facteurs rendent très difficile la sortie de la pauvreté, même dans un contexte économique de croissance, faute d’accès à l’éducation et à la santé. Ce sont par conséquent dans les quartiers pauvres que s’enracinent les économies parallèles, les groupes criminels, les réseaux de la drogue, qui y trouvent facilement une main d’œuvre prête à tout car elle n’a rien à perdre. La stigmatisation qui en résulte, l’association inconsciente entre pauvreté et criminalité, la peur des classes moyennes sont autant de tabous bien installés. La violence est très présente, ses premières victimes se trouvant dans les quartiers pauvres.

Exploitation des ressources naturelles et développement : un équilibre difficile à trouver

L’exploitation des ressources naturelles est, comme nous l’avons souligné, un ingré-dient clé des stratégies de développement. On en connaît pourtant les limites. Outre la dépendance des cours internationaux des matières premières, elle pose la question de l’épuisement des ressources non renouvelables. Dans le domaine agricole, elle s’accompagne de la concentration des terres au détriment des petits producteurs. Les conséquences environnementales sont également lourdes : uniformisation des paysages par la monoculture, déforestation, mouvements de terrain, et surtout considérable utilisation de l’eau.

Pourtant, plusieurs pays latino-américains assument désormais sans complexe ce mode de développement qui leur apparaît, pour le moment, comme la meilleure option possible. C’est notamment le cas du Pérou, dont la croissance économique rapide est soutenue par l’expansion du secteur minier. D’autres, comme le Venezuela, s’efforcent de financer à partir de leurs revenus pétroliers le développement d’autres secteurs économiques, mais cela reste sans effet car les importations sont régulière-ment plus compétitives que les produits fabriqués sur place. La question posée est à la fois celle de la diversification économique, difficile à obtenir, mais aussi des modalités de redistribution de la rente. Or, la pression fiscale étant généralement faible, les mécanismes de redistribution demeurent insuffisants.

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Dès lors, les grands projets miniers sont souvent perçus négativement par les populations locales qui s’y opposent violemment et réclament la préservation de leurs conditions de vie, voire la protection des milieux d’intérêt mondial – ou, suivant un autre vocabulaire, des biens publics mondiaux. Les conflits socio-environ-nementaux se sont ainsi multipliés depuis dix ans, et voient généralement s’opposer des grandes compagnies appuyées par les autorités politiques locales ou nationales face à des populations désireuses de préserver leurs conditions de vie. Ces conflits sont devenus une des scènes importantes d’expression politique, face notamment à la perte d’intérêt dont a pâti la vie politique traditionnelle. Ils s’ancrent sur des pro-blèmes concrets, les transformations des territoires, qui entraînent une mobilisation locale et font écho à des problématiques globales de protection de l’environnement, investies par d’actifs réseaux nationaux et internationaux – notamment les grandes organisations non gouvernementales (ONG) environnementales comme Greenpeace ou Conservation International.

Ces conflits ont par exemple généré des tensions entre l’Uruguay et l’Argentine, à propos de l’installation d’une usine de pâte à papier sur le fleuve Uruguay, considérée comme dangereuse par les Argentins de l’autre rive. La violence des manifestations a provoqué à plusieurs reprises la coupure de la circulation sur le pont entre les deux pays et entraîné les États dans un procès auprès de la Cour internationale de justice de La Haye. Plus fréquemment, ces conflits restent circonscrits à un État, ce qui n’empêche pas qu’ils soient parfois violents. Au Pérou, l’opposition aux grandes mines (Yanacocha, Conga) a donné lieu à des affrontements entre forces de l’ordre et populations qui ont fait plusieurs victimes. Les opposants réclament la préservation de leur cadre de vie et craignent notamment de perdre leurs accès à l’eau, dont les mines sont grandes consommatrices. C’est au Chili que la situation est particulièrement tendue, car le code de l’eau adopté sous la dictature du Général Pinochet est favorable aux grandes entreprises qui ont accaparé les droits d’usage de l’eau, au détriment des petits agriculteurs.

Se pose également la question de la redistribution des royalties minières dans les territoires et au profit des populations. S’il y a un accord sur le principe d’un paiement pour l’exploitation des ressources naturelles, il n’existe pas de solution satisfaisante pour en déterminer le montant et les modalités de redistribution. Le versement de redevances aux gouvernements locaux est le cas le plus fréquent (Argentine, Colombie, Pérou), mais ceux-ci ne sont pas toujours les mieux placés pour en faire le meilleur usage, faute de compétences locales ou de projets à financer. De plus, les réformes engagées dans le sens d’une meilleure répartition territoriale des royalties (par exemple en Colombie) rencontrent parfois de fortes résistances locales (notamment au Brésil).

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À l’inverse, la centralisation des paiements (Chili) alimente le mécontentement des gouvernements régionaux qui doivent faire face aux contestations sociales liées à l’activité minière.

Le développement fondé sur l’exploitation des ressources naturelles ne va donc pas sans problèmes ni vulnérabilités. L’épuisement des gisements ne constitue sans doute pas le principal défi, car des prix élevés conduisent les producteurs à explorer davantage et mettre en œuvre des technologies pour disposer de nouvelles ressources. Cependant, le maintien de prix élevés pour les matières premières dépend d’une demande mondiale sur laquelle les producteurs latino-américains n’ont pas prise. D’autre part, les modes d’exploitation ont des conséquences sociales et environnementales parfois lourdes, que les sociétés tolèrent de moins en moins – ou qui réactivent des foyers de conflits d’opposition à l’État et aux empiètements des grands propriétaires et des entreprises.

Les conflits socio-environnementaux apparaissent donc comme une nouvelle mani-festation des attentes des sociétés latino-américaines pour la conservation de leur cadre de vie, mais aussi du degré d’incertitude par rapport aux impacts réels des grands projets. Ces conflits illustrent la volonté de participation de vastes secteurs de la société à la vie publique et la difficulté des gouvernements à répondre à ces demandes sociales.

Le retour de l’État : progrès et limites des politiques publiques

Au cours de la dernière décennie, dans de nombreux pays de la région, un nouvel équilibre entre croissance et équité a été recherché, dans une approche allant vers un rôle plus actif de l’État. Ce retour de l’État, qui s’est affiché en opposition aux excès du libéralisme, des privatisations et de la dérégulation des années 1990, adopte des modalités diverses selon les pays. Tandis que certains pays comme la Colombie, caractérisés depuis longtemps par un faible degré d’intervention étatique dans la vie économique et sociale, n’ont pas expérimenté un changement considérable, d’autres comme le Venezuela, qui pour des raisons historiques se singularisent par un État très présent dans la gestion de l’économie et de la société – grâce à la captation et à l’allo-cation de la rente pétrolière –, ont renforcé ce trait à la suite des transformations opérées avec l’arrivée au pouvoir de l’ancien président Chavez, à la fin des années 1990. D’autres pays comme l’Argentine, où le repli de l’État avait été radical dans les années 1990, ont vécu un spectaculaire mouvement de balancier, du fait du retour en force de la puissance publique dans la régulation d’ensemble après la grave crise économique et socio-politique de 2001-2002.

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Mais, au-delà de la diversité des trajectoires nationales que l'on observe, là encore, en Amérique latine, la présence étatique accrue constatée dans les années 2000 a entraîné la nécessité, dans l’ensemble des pays, de repenser l’action publique et la façon dont l’État intervient dans la société. Pour ce qui est de l’action publique, les conditions et modalités de sa mise en œuvre illustrent les spécificités des divers pays latino-américains, marqués en particulier par les hybridations de leurs politiques entre pratiques traditionnelles, pressions internationales et volonté réformatrice plus ou moins durable. Mais, lorsque l'on s’intéresse à la manière dont l’État intervient, il est clair que celui-ci a perdu, au cours des dernières années, une partie de ses moyens. Les grandes compagnies nationales ont été privatisées dans la décennie précédente, sauf exceptions remarquables (Petrobras, Codelco, Pemex, PDVSA), et la pression fiscale est trop faible – sauf dans le cas du Brésil et de l’Argentine – pour donner aux États de véritables moyens d’intervention. Même si dans certains cas les recettes fiscales ont progressé, grâce aux taxes sur les exportations de matières premières et à la croissance retrouvée, de nouveaux mécanismes ont été mis en œuvre, reposant davantage sur la négociation avec les acteurs, des incitations plutôt que des contraintes, l ’appel à la participation, la décentralisation pour chercher plus de légitimité et d’efficacité, des arrangements avec des organisations privées, comme par exemple les églises. Autrement dit, l’État a cherché dans de nombreux cas à s’appuyer sur une société organisée pour instaurer une nouvelle relation avec les acteurs économiques et sociaux. Cette dernière est loin d’être stabilisée, et différentes formules sont mises en place pour tenir compte de contraintes spécifiques et de préférences politiques. Un exemple des modalités d’intervention réalisées dans cette perspective est celui de la construction d’infrastructures, qui utilise différentes formes de partenariats public-privé, pour concentrer la dépense publique sur les réalisations jugées non rentables, mais politiquement prioritaires ou stratégiques, alors que des infrastructures plus faciles à rentabiliser sont confiées en concession.

Enjeux nationaux et demandes sociales justifient le retour de l’État, comme en témoignent les demandes prioritaires de protection ou de régulation, à commencer par les enjeux de sécurité des biens et des personnes qui réclament un État protecteur. Cette aspiration est très présente dans de nombreux pays : c’est le cas notamment du Mexique où l’incapacité de l’État à contrôler la violence associée au narcotrafic constitue l’un des problèmes majeurs du continent latino-américain. Il n’est d’ailleurs pas le seul cas de pénétration de l’État par des mafias qui ont un effet délétère sur les institutions et l’organisation des pouvoirs publics.

En tout état de cause, dans ce cadre de regain d’importance de l’État, les politiques publiques ont connu d’importantes mutations. C’est le cas des politiques sociales,

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domaine dans lequel les États ont mis en œuvre des orientations novatrices. Les programmes de lutte contre la pauvreté ont généralisé des modalités de transferts monétaires conditionnels, c’est-à-dire de paiements associés à des exigences d’un suivi médical et scolaire, ou de dispositifs d’insertion professionnelle. Ces programmes, censés lutter contre l’exclusion sociale, ont fait progresser l’idée que la lutte contre la pauvreté devait être l’objectif central du développement.

Malgré leurs principes communs et leurs similitudes, il n’est cependant pas sûr qu’ils correspondent à un modèle unique. La comparaison des programmes mis en place dans divers pays de la région permet de souligner des différences importantes en ce qui concerne les modalités des transferts monétaires, les contreparties exigées, les publics bénéficiaires et la logique politique qui est à la base de leur mise en place. Dans le même temps, si on ne peut pas nier les résultats positifs de ces programmes, l’objectif d’une réduction substantielle de la pauvreté ne peut être atteint si le marché du travail n’est pas capable d’offrir des emplois. Or, si l’activité économique est moins dynamique dans les années à venir, la création d’emplois peut en être affectée.

Les politiques environnementales, quant à elles, ont un potentiel d’amélioration considérable. Alors que le modèle de développement économique repose princi-palement sur les transformations des ressources naturelles, les conflits sur l’accès à ces ressources ainsi que les conséquences sur les populations des transformations environnementales en termes de santé et de risques posent la question des politiques publiques dans ce domaine.

Cependant, peu d’avancées sont notables sur ce plan. Les indices de performance environnementale montrent des améliorations assez limitées dans certains cas et plutôt une dégradation dans de nombreux pays, au cours des dernières années. La détérioration de l’environnement, résultant de la faiblesse des contrôles et des régulations face aux projets productifs, de la croissance urbaine et de l’essor de la consommation pendant la dernière décennie, devrait provoquer un sursaut en matière de politiques publiques, qui tarde à se produire. Qui plus est, les solutions alternatives impl iquant le développement de modes de product ion moins destructeurs n’apparaissent que timidement. Il y a donc beaucoup à faire pour que l’Amérique latine emprunte la voie d’une « croissance verte », même si les États sont sous la pression d’opinions publiques nationales et internationales toujours très attentives et exigeantes en ce qui concerne la protection de la nature.

Les politiques de la ville ont, en revanche, connu des évolutions plus encourageantes. L’Amérique latine constitue en effet une région riche en initiatives et en innovations dans le domaine des politiques urbaines. L’action publique dans les villes a connu un

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renouveau dans trois domaines principaux : le développement de la mobilité intra-urbaine avec certaines réussites retentissantes au niveau des transports collectifs, les programmes d’investissement dans le logement et dans l’habitat et, même si le chantier est loin d’être épuisé, les politiques et interventions de « reconquête urbaine » qui concernent non seulement les centres historiques, mais aussi les quartiers centraux dans de nombreuses grandes villes.

Il n’en reste pas moins que beaucoup doit être encore fait pour améliorer l’articu-lation des différents acteurs afin de dépasser les logiques sectorielles. Une approche intégrale peut permettre, en effet, de prendre en considération lors de la conception et de la mise en place des politiques d’investissement urbain, la dimension, par exemple, du développement durable ou des questions de sécurité. Les expériences régionales de réussite dans ce dernier domaine montrent la place décisive des politiques d’aménagement urbain et des programmes de sécurité des gouvernements locaux même si, bien évidemment, la coordination avec les pouvoirs régionaux et nationaux, le rôle de la police et de la justice et l’importance des mesures de prévention dans un sens large sont aussi des facteurs clés pour réduire la violence et l’insécurité urbaines. Dans le domaine de l’environnement, les questions de déchets, de qualité de l’air et de l’eau, de l’accès aux espaces verts et de l’énergie restent encore à améliorer dans une perspective de justice environnementale.

La montée en puissance de l’action publique dans de nombreuses villes, qui sont devenues des lieux privilégiés d’invention, de participation et de renforcement de la citoyenneté, n’est pas sans rapport avec le développement des programmes et des politiques de décentralisation. Ces politiques ont contribué à stabiliser la démo-cratie dans un continent où celle-ci est enracinée mais a besoin d’être renforcée, afin de mieux prendre en compte les aspirations des populations et la diversité des problématiques.

C’est en fait le sens des processus de décentralisation largement mis en place dans toute l’Amérique latine, qui devaient à la fois consolider la démocratie dans les territoires, créer des contre-pouvoirs plus proches des individus face à un État souvent distant et inefficace, et apporter des solutions pragmatiques à des pro-blèmes locaux. Ce discours s’est parfois accompagné de réformes constitutionnelles pour donner plus de poids aux gouvernements locaux – comme en Colombie et au Venezuela –, mais l’élan commun s’est traduit par des résultats contrastés. Tous les États ne se sont pas impliqués avec la même conviction dans la décentralisation, certains l’ont fait avec réticence ou en trompe l’œil, d’autres qui s’y étaient fortement engagés ont fait machine arrière. Cela n’en a pas moins modifié l’administration des

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territoires et donné plus de légitimité aux institutions locales, tout en ouvrant la porte à des dérives lorsque ces institutions tombent aux mains de certains groupes d’intérêt ou favorisent le développement du clientélisme. Malgré la variété d’expé-riences qui rend difficiles les généralisations, la décentralisation est confrontée à des problèmes communs tels que la faiblesse des finances locales, qui affecte la qualité des politiques publiques.

Un autre domaine dans lequel l’action publique est confrontée à des défis considé-rables, d’autant qu’il s’agit d’un des enjeux clés du 20e siècle, reste celui de l’éducation supérieure. Héritiers d’une période durant laquelle la démocratisation et la moder-nisation de la vie universitaire sont allées de pair avec un début de massification qui a été porteuse de tensions, les systèmes d’éducation supérieure prennent de plus en plus en considération les enjeux de l’insertion internationale.

Dès lors, les pouvoirs publics doivent, dans un contexte d’accélération du progrès scientifique et de profondes mutations sur le plan technologique, se soucier du développement de la recherche, du renforcement de la qualité des enseignements et de l’élaboration de standards dans un cadre d’inégalités croissantes au sein des systèmes universitaires. À l’instar d’autres régions du monde et ainsi que le révèlent les classements internationaux – quelles que soient les critiques qu’on peut leur adresser –, on assiste en Amérique latine à un découplage entre une élite d’institutions universitaires, qui entre dans la compétition mondiale, et le reste des établissements. Face à cette situation, les États sont contraints d’adopter une régulation permettant de répartir de façon efficace les ressources publiques afin d’entretenir l’excellence pédagogique et scientifique. Ils doivent parallèlement viser à soutenir les segments du système universitaire qui répondent à des critères de qualité définis nationale-ment et jouent un rôle dans la formation, y compris des secteurs de la jeunesse les plus fragiles pour lesquels l’enseignement technique est essentiel, afin d’assurer leur employabilité.

Les États latino-américains – inégalement armés pour faire face à ces défis – doivent donc se placer dans une perspective non seulement de régulation, mais aussi d’impul-sion, d’évaluation et de garantie, afin de favoriser le rayonnement et les progrès des acteurs les plus internationalisés ainsi que la consolidation d’un système universitaire ayant un ancrage national et régional solide. Ceci constitue une condition sine qua non pour avancer vers un développement national équilibré tant sur le plan économique que social.

Les domaines de l’action publique analysés dans cet ouvrage, mettront à rude épreuve les capacités des pays de la région à se doter d’un État « stratège », capable

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de consolider les avancées et les progrès accomplis au cours des dernières années. I l semble bien en effet que seule la poursuite de la reconstruction de l’État et de l ’amélioration de l ’action publique soit à même de renforcer les acquis d’une décennie de prospérité, surmonter les inévitables turbulences macro-économiques et dépasser les blocages qui freinent la réalisation des aspirations des populations latino-américaines.

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A SAVOIR

1. Dynamiques économiques, insertion internationale

et transformations sociales

1.1. L´Amérique latine et la crise économique internationale Carlos QUENAN

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Bien que singularisée pendant les années 1980 et 1990 par le caractère médiocre et volatile de son activité économique, l ’Amérique latine a connu une croissance beaucoup plus dynamique à partir des années 2000, tout particulièrement entre 2003 et 2008. Dans un environnement international favorable, qui s’est traduit par une amélioration sensible des termes de l’échange et un accès facilité aux financements internationaux, la région a mis en place des politiques macroéconomiques rigoureuses et a réduit sa vulnérabilité financière, ce qui lui a permis de bien résister à la crise économique globale déclenchée en 2007-2008.

En effet, les pays latino-américains [ 1 ] ont pu faire face aux turbulences internationales et aux chocs défavorables qui en ont découlé, principalement suite à la faillite de Lehman Brothers en 2008-2009 et à l’aggravation de la crise de la zone euro en 2011-2012. Dans la première période, la région latino-américaine a subi une récession somme toute modérée si on la compare avec celle d’autres zones du monde ; et dans la deuxième, elle a enregistré un ralentissement de la croissance, mais n’a pas subi de crises monétaires ou financières dévastatrices. Même si elle s’est affaiblie entre 2009 et 2012, la croissance a montré une grande résilience grâce aux politiques publiques de soutien de l’activité – y compris des politiques sociales novatrices qui ont permis l’intégration d’une partie des secteurs défavorisés au marché intérieur –

[ 1 ] Dans ce travail, nos analyses sont élaborées en considérant de manière privilégiée les sept économies grandes et moyennes de la région, à savoir l’Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie, le Mexique, le Pérou et le Venezuela. D’autres pays tels que la Bolivie, l’Équateur, le Paraguay et l’Uruguay, ainsi que ceux de l’Amérique centrale et de la Caraïbe insulaire, sont aussi considérés en fonction de la thématique abordée.

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et à la dynamique favorable de la demande interne suscitée par la progression, depuis 2003, des salaires réels, de l’emploi et de l’accès au crédit, ce qui a contribué à l’expansion des classes moyennes dans plusieurs pays de la région.

Or, après avoir subi les chocs externes négatifs associés aux phases les plus aigües de la crise globale, la région devrait évoluer à court et moyen terme dans un envi-ronnement international défavorable (OCDE/CEPAL, 2012 : Powell, 2013). Au cadre récessif prédominant dans l’Union européenne s’ajoutent la faiblesse de l’activité économique aux États-Unis et la menace d’un ralentissement prolongé de la croissance dans les grands pays émergents [ 2 ], ce qui risque d’affecter négativement les expor-tations de la région latino-américaine. Parallèlement, la perspective de l’abandon progressif des politiques monétaires accommodantes mises en œuvre ces dernières années par les banques centrales des pays développés, notamment aux États-Unis, pourrait produire une diminution voire un renversement des flux des capitaux allant vers les pays en développement et émergents et, parmi eux, ceux de l’Amérique latine.

Après avoir mis en perspective la période de forte croissance des pays latino-américains qui a eu lieu avant la crise économique globale, nous nous intéresserons aux effets des turbulences internationales sur les flux économiques externes de l’Amérique latine. Nous examinerons ensuite la manière dont la crise internationale a affecté les performances économiques de la région, en particulier les principaux « fondamentaux » macroéconomiques [ 3 ]. Enfin, nous mettrons en relief les risques et les défis auxquels les pays de la région pourraient être confrontés s’ils devaient faire face à court et moyen terme à la réapparition de la contrainte extérieure.

[ 2 ] Selon le Fonds monétaire international (FMI), la croissance mondiale devrait rester modérée à court terme (en dessous de 3 % en 2013) dans une large mesure à cause d’une demande intérieure bien plus faible et d’une croissance plus lente dans plusieurs grands pays émergents, ainsi que d’une récession plus prolongée dans la zone euro. Pour les pays avancés, la croissance économique devrait se situer au niveau de 1,2 % en 2013 et 2,1 % en 2014 (chiffres du FMI de juillet 2013). Voir http://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2013/update/02/.[ 3 ] Nous nous concentrons dans ce travail sur l’examen des performances de la croissance et des principaux soldes macro-financiers (solde budgétaire, solde courant…) en rapport avec l’évolution des relations économiques externes de la région au cours de la dernière décennie.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

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1.1.1. La croissance économique : l’évolution récente dans une perspective historique

Bénéficiant d’un environnement international favorable, l’Amérique latine vient de connaître, pendant les dix dernières années et plus particulièrement entre 2003 et 2008, une phase de forte croissance économique comparable à celle qu’elle a vécue après la Seconde Guerre mondiale, ce qui a contribué à générer une vague d’optimisme sur les perspectives de la région [ 4 ].

Au moment de l’après-guerre, l ´Amérique latine a connu une période d’expansion soutenue qui correspondait à la mise en place de stratégies d’industrialisation par substitution des importations (ISI) et à une forte intervention de l’État dans l’acti-vité économique. Ce mode de développement, impulsé par l’industrialisation et le développement du marché intérieur, s´est substitué à la stratégie de croissance basée sur une insertion soutenue dans l’économie mondiale à travers l’exportation de produits primaires – miniers et agricoles – vers les grands centres développés de l’époque – la « première globalisation » de la fin du 19e siècle et des premières décennies du 20e siècle – devenue obsolète avec l’éclatement de la grande crise économique internationale des années 1930 (Bulmer-Thomas et al., 2006 ; Bértola et Ocampo, 2010).

Bien que l’Amérique latine ait expérimenté une croissance très dynamique entre 1950 et 1980 (un peu plus de 5 % en moyenne annuelle), cette période se caractérise par l’absence de rattrapage en termes globaux. Le PIB par habitant de la région progresse de près de 3 % dans les années 1950-1980, soit un rythme de croissance légèrement inférieur à celui du groupe des pays les plus développés, représentés par ceux qui constituent à présent le G7 [ 5 ], qui ont enregistré, eux aussi, une progression assez soutenue de l’activité économique pendant les « Trente Glorieuses ». Toutefois, il existe une grande diversité de trajectoires nationales, et certains pays comme le Mexique et surtout le Brésil – économies dont la taille favorise l’expansion du marché intérieur et l’industrialisation – connaissent un processus de catch-up pendant cette phase (cf. tableau 1).

[ 4 ] C’est ainsi qu’on a caractérisé la période récente comme « la décennie de l’Amérique latine et les Caraïbes » (Moreno, 2011).[ 5 ] Il s’agit de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne, du Canada, des États-Unis, de la France, du Japon et de l’Italie.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

28[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Croissance du PIB par habitant et rattrapage économiqueTableau 1

Sources: CEPAL, Banco Central do Brasil et Groningen Growth and Development Centre.

1950-1980 1981-1990 1991-2002 2003-2008 2009-2012

PIB par habitant – taux de croissance annuel moyen (%)

1950-1980 1981-1990 1991-2002 2003-2008 2009-2012

Écart par rapport aux pays du G7

Argentine 1,5 -2,6 0,8 7,5 4,2 -2,3 -4,6 -0,6 6,3 4,6

Bolivie 0,9 -2,0 1,3 2,6 2,8 -2,8 -4,1 -0,2 1,4 3,2

Brésil 4,4 -0,5 0,9 3,1 1,8 0,6 -2,5 -0,5 1,9 2,1

Chili 1,4 0,7 4,2 3,6 3,0 -2,4 -1,4 2,8 2,4 3,4

Colombie 2,3 1,2 0,8 3,6 2,6 -1,4 -0,8 -0,6 2,4 3,0

Costa Rica 3,2 -0,3 2,2 4,2 1,8 -0,6 -2,4 0,8 3,0 2,2

Cuba 0,9 0,9 -1,3 7,0 2,3 -2,9 -1,1 -2,8 5,8 2,7

Équateur 2,3 0,4 0,6 3,3 2,5 -1,5 -1,6 -0,8 2,2 2,9

Salvador 1,2 -3,1 2,3 1,1 -1,0 -2,6 -5,2 0,9 0,0 -0,6

Guatemala 2,4 -0,5 2,9 3,6 2,1 -1,4 -2,5 1,5 2,4 2,4

Haïti -0,2 -3,1 -2,4 -1,6 -1,1 -3,9 -5,1 -3,8 -2,8 -0,8

Honduras 2,4 0,2 1,3 4,1 0,7 -1,4 -1,9 -0,1 2,9 1,1

Jamaïque 1,5 -0,5 -1,4 -0,4 -3,0 -2,3 -2,6 -2,9 -1,6 -2,7

Mexique 5,1 0,8 2,0 3,0 0,7 1,3 -1,3 0,6 1,8 1,0

Nicaragua 1,0 -3,3 1,5 2,9 1,7 -2,7 -5,4 0,0 1,7 2,1

Panama 2,9 -1,0 2,4 6,9 6,7 -0,9 -3,1 1,0 5,7 7,1

Paraguay 2,6 0,9 -0,2 2,7 1,3 -1,1 -1,2 -1,6 1,5 1,7

Pérou 2,2 -3,9 1,5 5,0 3,8 -1,5 -6,0 0,0 3,8 4,2

République dominicaine 3,0 0,1 3,9 4,5 3,7 -0,7 -2,0 2,5 3,3 4,1

Trinité et Tobago 4,1 -3,6 4,1 7,8 -1,6 0,4 -5,6 2,7 6,6 -1,2

Uruguay 1,3 -0,1 0,7 6,9 5,1 -2,4 -2,2 -0,8 5,7 5,4

Venezuela 2,2 -2,1 -0,8 5,3 -0,4 -1,5 -4,1 -2,3 4,1 -0,1

Amérique latine 2,8 -0,4 1,1 3,4 1,8 -0,9 -2,4 -0,3 2,9 2,2et Caraïbes

États-Unis 2,3 2,2 1,8 1,5 -0,1 -1,4 0,2 0,4 0,3 0,3

Chine 2,9 5,8 7,0 8,2 8,8 -0,8 3,7 5,6 7,0 9,1

G7 3,7 2,0 1,4 1,2 -0,4

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29 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Le mode de développement l ié à l ’ industrial isation soutenue par l ’État et à la croissance introvertie, qui avait permis de nombreuses années de forte croissance, a commencé à montrer des signes d´épuisement vers la fin des années 1970. L’inflation chronique dans plus ieurs pays de la région, les déséqui l ibres budgétaires et l ´endettement externe croissants ont montré que ce modèle n´était pas susceptible d´assurer une prospérité durable. La crise de la dette extérieure déclenchée par les difficultés rencontrées par le Mexique pour honorer ses engagements externes en août 1982, a rapidement gagné la plupart des pays de la région, et a précipité des changements importants de politique économique.

Dans un environnement international caractérisé par de profondes mutations favori-sant l’émergence du processus de globalisation, la plupart des pays latino-américains, marginalisés par les marchés internationaux des capitaux et sous le poids des restrictions financières découlant de la crise de la dette externe, ont été contraints d’adopter des mesures d’austérité pendant les années 1980. Ils ont, parallèlement, libéralisé le fonctionnement de leurs économies, adoptant l’approche préconisée par les insti-tutions financières internationales (IFI) dans un contexte de renouvellement des controverses théoriques au sujet de la croissance et du développement.

Dans le but de mettre en place des économies assujetties aux lois de la concurrence, plus ouvertes et compétitives, les politiques d’ajustement et les réformes structurelles se sont généralisées. Selon cette perspective, l’investissement privé et les exportations devaient devenir les locomotives de la croissance et favoriser ainsi le retour à une certaine viabilité financière externe. Via les privatisations et le repli de l’État, la déré-gulation de l’économie – en particulier la libéralisation financière interne et externe – et l’ouverture aux échanges internationaux, ce sont l’établissement d’un nouvel environnement institutionnel et une vaste restructuration de l’offre qui étaient visés.

Dans un cadre d’austérité, de restriction financière externe et d’amorce d’un processus de réformes structurelles, les années 1980 ont donc été une « décennie perdue » pour le développement : le PIB par habitant a reculé de 0,4 % par an en moyenne, ce qui, bien entendu, a accru l’écart par rapport du revenu par tête des pays développés, alors que les pays émergents d’Asie et notamment la Chine amorçaient un processus de rattrapage rapide qui s’est poursuivi dans les années 1990 et 2000 (cf. tableau 1). Pour l’essentiel, cette situation n’a pas changé dans les années 1990 pendant lesquelles les pays latino-américains ont enregistré une croissance somme toute médiocre. Certes, les pays de la région ont de nouveau eu accès aux marchés internationaux de capitaux en raison, d’une part, du regain de confiance des investisseurs interna-tionaux suscité par les réformes à orientation libérale mises en place dans la plupart des pays et, d’autre part, des changements opérés dans la conjoncture financière

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30[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

internationale au début des années 1990, notamment les faibles taux d’intérêt en vigueur aux États-Unis qui rendaient plus attractifs les rendements offerts par les économies latino-américaines. Dès lors, l’afflux massif de capitaux étrangers a induit une nouvelle dynamique macroéconomique et une reprise de la croissance, mais, en même temps, a eu des effets pervers. En effet, dans un contexte de libéralisation financière et d’abandon progressif des restrictions de convertibilité, la crise mexicaine de décembre 1994 – appelée « crise tequila » – a révélé les risques encourus par les pays qui se caractérisaient par une ouverture financière totale, un système bancaire peu solide, une forte appréciation du taux de change réel et un dérapage du déficit du compte des transactions courantes. Par la suite, l’effet de contagion de cette crise mexicaine a été très rapidement relayé par l’impact négatif (principalement à travers des chocs commerciaux et financiers défavorables) des crises asiatique et russe de 1997-1998 sur l ’ensemble des économies émergentes et notamment celles de l’Amérique latine. On a ainsi assisté à de nouvelles crises monétaires et/ou financières des pays latino-américains (notamment le Brésil en 1999, l’Équateur en 2000, l’Argentine en 2001 et l’Uruguay en 2002). Elles ont fortement affecté la croissance à la fin des années 1990 et au début des années 2000, à tel point que l’on a parlé de la « demi-décennie perdue de 1998-2002 » (CEPAL, 2002).

En somme, dans un cadre d’instabilité financière croissante, les années 1990 consti-tuent, en termes de performances de croissance, un prolongement des années 1980. La région s’est caractérisée par deux décennies pendant lesquelles elle a connu, plus qu’une absence de rattrapage, une accentuation de l’écart qui la séparait des zones les plus développées. Seules quelques petites économies comme celles de la Bolivie, de Trinidad et Tobago et de la République dominicaine dans les années 1990, et surtout le Chili qui a enregistré un cycle de forte croissance dès le milieu des années 1980, ont échappé à la médiocrité qui a caractérisé la région pendant cette période.

La faiblesse et l’instabilité de la croissance et les graves crises monétaires et financières ont sonné le glas du consensus forgé dans les années 1990 sur le bien-fondé des réformes structurelles d’ouverture et de libéralisation financière, c’est-à-dire sur les propositions du « Consensus de Washington » [ 6 ]. Parallèlement, en ce début de

[ 6 ] L’expression « Consensus de Washington », utilisée pour la première fois par l’économiste John Williamson à la fin des années 1980 (Williamson, 1990) fait référence au processus de convergence intellectuelle, à partir des idées prônées par l’administration des États-Unis (notamment le Trésor), et la technocratie des institutions multilatérales (le FMI et la Banque mondiale), sur la nécessité d’adopter, à la suite de la crise de la dette, des politiques de gestion macroéconomique rigoureuses et de libéralisation. Le consensus en question se traduit par une dizaine de recommandations (discipline budgétaire, libéralisation commerciale, sécurité juridique…). Outre le travail de Williamson à propos du consensus de Washington, voir à ce sujet les analyses critiques de Adelman (2001), Boyer (2002) et FFrench-Davis (2005).

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31 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

millénaire, l’environnement international a été plus favorable pour la plupart des pays de la région, caractérisé par un meilleur accès aux sources de financement extérieur et surtout par une amélioration des termes de l’échange, en particulier pour les pays d’Amérique du Sud exportateurs nets de matières premières qui ont bénéficié du « boom » des importations de commodities [ 7 ] des pays asiatiques, notamment de la Chine. L’Amérique latine a ainsi renoué avec un taux de croissance moyen proche de 5 %. Pour la première fois depuis les années 1970, la région a connu un rythme de croissance similaire à celui qu’elle avait enregistré pendant la période de l’après-guerre (cf. graphique 1), accompagné d’une phase de « rattrapage » du revenu par habitant (cf. tableau 1). Certes, la performance de cette région, constituée principalement par des pays à revenu intermédiaire ayant, sauf quelques exceptions, un niveau de développement humain moyen [ 8 ] (cf. tableau 2), englobe une grande diversité de situations nationales. Alors que les deux pays les plus grands de la région, le Brésil et le Mexique, affichent une progression du PIB par tête inférieure à celle de l’ensemble de la zone, d’autres ont connu une progression du PIB par habitant supérieure à la moyenne régionale, parmi lesquels l’Argentine ou le Venezuela, qui se caractérisent par un rebond considérable par rapport à la période précédente. Enfin, le Chil i , la République dominicaine et Trinidad et Tobago présentent des performances plus qu’honorables depuis les années 1990.

[ 7 ] Commodities désigne les produits de base ou les produits de consommation courante.[ 8 ] L’indice de développement humain (IDH), est un indice statistique composite (santé et longévité, éducation et niveau de vie), créé par le Programme des Nations unies pour le développement en 1990 dans le but d’évaluer le niveau de développement humain des différents pays. L’indice est compris entre 0 (le plus faible) et 1 (le plus haut niveau de développement humain).

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32[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Sous l’effet de la crise économique internationale déclenchée en 2007 aux États-Unis avec la « crise des subprimes », aggravée à partir de septembre 2008 par la faillite de Lehman Brothers, la croissance latino-américaine semble être entrée dans une nouvelle phase. Pendant la période 2009-2012, la région a bien encaissé, comme nous le verrons, les chocs défavorables suscités par le contexte de crise. Mais, sur fond d’affaiblissement de la conjoncture internationale, l’Amérique latine a connu un ralentissement de son activité (croissance du PIB régional de 2,9 % en moyenne annuelle) qui s’est bien évidemment traduit par une moindre progression du revenu par habitant. Toutefois, le rattrapage du revenu par tête par rapport aux économies les plus développées s’est poursuivi du fait du recul de l’activité dans les pays avancés, qui constituent l’épicentre de la crise mondiale.

Source : CEPAL.

PIB réel- Amérique latine et Caraïbes1Graphique

10

9

8

7

6

5

4

3

2

1

0

- 1

- 2

- 3

- 4

10

8

6

4

2

0

- 2

- 4

1960

1961-1970moyenne de 5,1 %

1971-1980moyenne de 5,8 %

1981-1990moyenne de 1,8 %

2009--2012moyenne de 2,9 %

1991-2002moyenne de 2,7 %

2003-2008moyenne de 4,6 %

1970 1980 1990 2000 2010

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33 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

PIB par habitant et développement humain (2012)Tableau 2

Classement sur 186 pays

PIB par habitant, USD

Classement sur 186 pays

Indicateur de développement humain

Sources : ONU et FMI – WEO (avril 2013).

Développement humain très élevé

Chili 0,819 40 15 410 45

Argentine 0,811 45 11 576 60

Développement humain élevé

Uruguay 0,792 51 14 614 46

Cuba 0,780 59 n.a. n.a.

Panama 0,780 59 9 919 65

Mexique 0,775 61 10 247 64

Costa Rica 0,773 62 9 673 66

Trinidad et Tobago 0,760 67 19 018 40

Venezuela 0,748 71 12 956 52

Pérou 0,741 77 6 530 81

Brésil 0,730 85 12 079 57

Jamaïque 0,730 86 5 541 92

Équateur 0,724 89 5 311 93

Colombie 0,719 91 7 855 70

Développement humain moyen

République dominicaine 0,702 96 5 763 88

El Salvador 0,680 107 3 823 105

Bolivie 0,675 108 2 532 125

Paraguay 0,669 111 3 903 103

Honduras 0,632 120 2 242 127

Nicaragua 0,599 129 1 757 131

Guatemala 0,581 133 3 302 115

Développement humain faible

Haïti 0,456 161 759 159

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34[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

1.1.2. La période 2009-2012 : les effets de la crise économique internationale sur le commerce et les flux financiers

Les économies latino-américaines ont été affectées de manière inégale par la crise économique internationale déclenchée fin 2008. Nous distinguons trois étapes qui ont marqué l’économie mondiale depuis lors. La première correspond à la « grande récession » subie par les pays développés en 2008-2009 et aux chocs externes défavorables consécutifs à la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, se traduisant par une chute des prix des matières premières et une contraction violente des flux financiers internationaux. Pendant la deuxième étape, le redressement de l’activité économique aux États-Unis et dans les pays développés en 2010, dans le sillage des politiques contra-cycliques qui ont été appliquées, est allé de pair avec une reprise du commerce international et une récupération des cours des matières premières, en partie renforcée par l’abondance de liquidités suscitée par les politiques monétaires expansionnistes appliquées à partir de 2008. La troisième étape, qui concerne le deuxième semestre 2011 et une bonne partie de l’année 2012, est associée à l’éclatement de la crise de la dette souveraine dans la zone euro.

Les relations économiques externes de l’Amérique latine ont reflété ces évolutions. Ainsi, entre septembre 2008 et mars 2009, nous avons assisté à une augmentation généralisée des primes de risque des obligations souveraines, à une dépréciation des taux de change et à une chute violente des cours boursiers. Mais les effets négatifs de la première phase de la crise internationale se sont surtout ressentis à travers le canal commercial [ 9 ] : les volumes exportés ont subi une diminution de près de 10 % en 2009 avec l’effondrement de la demande internationale (notamment celle des pays industrialisés). Ce fut notamment le cas des pays exportateurs de biens manufacturés (Mexique, Amérique centrale) dont les États-Unis – épicentre initial de la crise – constituent le principal client. Du côté des pays exportateurs de commodities, la chute du volume exporté a été moindre principalement grâce au maintien de la demande chinoise. Le commerce en valeur n’a été affecté que fin 2008-début 2009 par la brutale baisse des prix des matières premières qui a eu lieu à ce moment-là. Ces chocs combinés ont entraîné la contraction de l’activité économique, notamment au premier trimestre de 2009 durant lequel le PIB et la production industrielle de la région ont reculé respectivement de 3 % et de 10 % en rythme annuel. Le Mexique s’est montré singulièrement vulnérable à ces chocs du fait de l’intensité de ses liens économiques avec les États-Unis, et a été le pays le plus fortement frappé par la crise : son PIB a chuté de 6,2 % en 2009.

[ 9 ] Voir Ocampo (2009) et Quenan et Torija-Zane (2011).

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35 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Toutefois, l’instabilité financière associée au reflux des mouvements des capitaux s’est révélée de courte portée. Du fait d’une liquidité globale abondante, les marchés latino-américains ont à nouveau attiré les investissements des non-résidents après la contraction violente de fin 2008 (cf. graphique 2). Parallèlement à la reprise des variables financières, à partir de début 2009, les prix des matières premières clés sont repartis à la hausse, conséquence du rebond de la demande internationale dopée par le vaste programme chinois de relance économique. L’augmentation des cours a représenté une bouffée d’oxygène pour les pays exportateurs de matières premières qui ont un accès restreint aux marchés de capitaux internationaux (Argentine, Venezuela), ainsi que pour ceux dont les finances publiques dépendent fortement de ces produits (par exemple le Mexique et l’Équateur). Dans le sillage d’une amé-lioration du contexte international, l’Amérique latine a renoué avec la croissance économique qui a fortement rebondi en 2010. Mais la hausse des prix des matières premières et surtout le retour des capitaux étrangers ont également produit des effets non désirés. Ainsi, les autorités locales ont commencé à redouter les effets des entrées de capitaux à court terme en termes d’appréciation des monnaies nationales, et plusieurs pays de la région ont introduit des limites à ces entrées.

Source : CEPAL.

60

40

20

0

-20

-40

00

IDE Investissement de portefeuille Autres investissements

01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12

2Graphique Amérique latine et Caraïbes Flux d’investissements étrangers (Flux trimestriels, en milliards de dollars)

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36[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

La conjoncture de la région a été de nouveau contrariée suite à la propagation de la crise internationale vers l’Europe. Certes, la récession et l’aggravation de la crise des finances publiques dans la zone euro à partir de la mi-2011 ont eu un effet direct limité sur la région, car l’Union européenne ne représente que 13 % des échanges commerciaux de l’Amérique latine. Mais ceci, conjugué aux regains de tensions sur les marchés financiers et aux effets indirects de la récession en Europe sur le commerce mondial et sur l’activité dans les autres grandes zones de l’économie mondiale – entre autres la Chine –, s’est traduit par une nouvelle décélération des volumes exportés et une stagnation des prix des exportations de la région. Ainsi, le taux de crois-sance des exportations latino-américaines vers ses principaux partenaires commerciaux a baissé en 2012 par rapport à l’année précédente : - 5 % pour les exportations vers l’UE et -1 % pour celles destinées à la Chine (CEPAL, 2012). Ces résultats n’ont pas été véritablement compensés par la bonne tenue des exportations latino-américaines vers les États-Unis, pays qui a connu une croissance modérée en 2012. La pauvre performance des exportations a résulté de leur faible progression en valeur (de 1,5 % en 2012, contre 22 % en 2011), même si les cours des matières premières exportées par les pays de la région ont connu des évolutions différenciées.

Au final, la quasi-stagnation des exportations a contribué à une légère détérioration de la balance commerciale régionale : l’excédent des échanges de biens, que suit une tendance déclinante depuis le début de la crise internationale, est tombé en 2012 au niveau relatif le plus bas depuis 2001 : 0,8 % du PIB régional (cf. graphique 3).

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37 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

La balance des transferts courants de la région latino-américaine a également subi l’impact négatif de la crise entre 2008 et 2012 (cf. graphique 3 et tableau 3). Affectés surtout par la contraction des « remesas » des immigrés latino-américains des États-Unis et d’Europe, ces flux qui n’avaient cessé de croître jusqu’à 2008 ont souffert de la dégradation des marchés du travail des pays développés. Après le maximum historique de 2008, lorsqu’ils ont atteint 65 milliards USD, les transferts des travail-leurs immigrés ont chuté de 15 % en 2009 et se sont stabi l isés autour de 61 milliards USD en 2011 et 2012 (BID, 2013). Alors que les signes d’amélioration du mar-ché du travail aux États-Unis favorisent le redressement de ces flux, qui ont une impor-tance considérable pour des pays tels que l’Équateur, la République dominicaine ou ceux d’Amérique centrale, la reprise globale des « remesas » reste contrariée par la rechute des flux provenant de l’Espagne en raison du taux de chômage toujours très élevé dans ce pays [ 10 ].

[ 10 ] Une analyse détaillée sur la crise de la zone euro et ses effets sur les flux économiques Europe/Amérique latine dans Quenan (2013).

Source : CEPAL.

Postes de la balance des transactions courantes (% du PIB)

3Graphique

Balance des biens Balance des services réels Balance des revenus

Balance des transferts courants

8

6

4

2

0

-2

- 4

- 6

- 8

80 85 90 95 00 05 10

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38[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Pour conclure, pendant la période 2008-2012, les relations économiques internationales de la région ont connu des changements importants. D’une part, l’excédent courant qui a caractérisé la région entre 2003 et 2007 [ 11 ] s’est transformé en un déficit qui s’accentue même s’il demeure encore modéré (-1,9 % en 2012). D’autre part, la période 2008-2012 a vu se confirmer l’accroissement de la volatilité des entrées de capitaux (cf. graphique 4). Nous sommes donc entrés dans une étape durant laquelle la contrainte extérieure risque de réapparaître, même si la région latino-américaine attire toujours des montants considérables d’investissements directs étrangers, et de manière relativement plus stable que les autres sources de financement externe (cf. graphique 2). La crise économique internationale a donc perturbé le cycle d’expansion initié en 2003, bien que la croissance ait été relativement peu affectée comparativement à d’autres zones du monde. Dans ce contexte, les « fondamentaux » de la région ont connu une dégradation modérée.

[ 11 ] Généralement, lorsque la croissance de la région s’emballait, la progression des importations qui en résultait se traduisait par une dégradation des soldes commercial et courant. Pendant la période 2003-2007, les soldes extérieurs sont restés excédentaires car les exportations ont connu une forte augmentation, en bonne partie du fait de la hausse persistante des prix des matières premières exportées par la région.

Amérique latine : transferts des travailleurs migrants (en milliards USD)

Tableau 3

Source : CEPAL, BID sur la base des estimations du Fonds multilatéral d'investissement (FOMIN).

2012201120102009200820072006200520042003

Brésil 2,0 2,5 2,5 2,9 2,8 2,9 2,2 2,2 2,1 1,5

Colombie 3,1 3,2 3,3 3,9 4,5 4,8 4,1 4,0 4,2 2,0

Costa Rica 0,3 0,3 0,4 0,5 0,6 0,6 0,5 0,5 0,5 0,2

Équateur 0,0 0,0 0,0 0,0 3,3 3,1 2,7 2,6 2,7 1,2

El Salvador 2,1 2,5 3,0 3,5 3,7 3,7 3,4 3,4 3,6 2,9

Guatemala 2,1 2,6 3,0 3,6 4,1 4,3 3,9 4,1 4,4 3,6

Honduras 0,8 1,1 1,8 2,3 2,6 2,8 2,5 2,5 2,8 1,4

Jamaïque 0,0 1,5 1,6 1,8 2,0 2,0 1,8 1,9 2,0 1,5

Mexique 15,1 18,3 21,7 25,6 26,1 25,1 21,3 21,3 22,8 17,3

Nicaragua 0,4 0,5 0,6 0,7 0,7 0,8 0,8 0,8 0,9 0,7

Républiquedominicaine 2,1 2,2 2,4 2,7 3,0 3,2 3,0 3,0 3,2 1,5

Amérique latine 33,7 40,6 48,7 57,5 64,3 64,9 56,5 57,6 60,9 61,3et Caraïbes

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

39 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

1.1.3. Les « fondamentaux » de la région : toujours solides mais affectés par la crise internationale

Tant pendant la « grande récession » de 2008-2009, lorsque les chocs externes ont été d’une ampleur comparable à ceux que l’Amérique latine avait subis lors de la crise de la dette externe du début des années 1980 (OCDE, 2009), que lors de l’aggravation de la crise de la dette souveraine dans la zone euro, en 2011-2012, la région a montré une grande résilience, non seulement au niveau de la croissance mais aussi sur le plan de sa situation financière. L’Amérique latine a évité une récession plus profonde et a pu faire face aux turbulences internationales sans subir – comme cela avait été le cas par le passé – des crises monétaires ou financières déstabilisatrices. Cette capacité de résistance à la crise résulte de plusieurs facteurs convergents dans la perspective d’une diminution de la vulnérabilité financière.

Contrairement à ce qui est arrivé dans les années 1970, lorsque l’abondante liquidité issue du recyclage international des « pétrodollars » est venue financer la hausse de l´endettement extérieur public et privé (la dette extérieure des pays d´Amérique latine et Caraïbes est passée de 32 à 223 milliards USD entre 1970 et 1980), ce qui a débouché sur la crise de la dette au début de la décennie 1980, la plupart des pays de la région ont assisté, entre 2003 et 2008, à une réduction de leur endettement

Source : CEPAL.

Amérique latine et Caraïbes : solde courant et entrées nettes de capitaux (% du PIB)

4Graphique

Solde courant Solde financier

8

6

4

2

0

-2

- 4

- 6

80 85 90 95 00 05 10

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40[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

externe. En effet, cette période de forte abondance en liquidités internationales est globalement associée à un renforcement de la position financière externe, grâce à l´obtention des excédents courants (cf. graphique 5). Même lorsque la croissance a été accompagnée d’un besoin de financement externe net, comme cela a été le cas depuis 2009, les entrées de capitaux étrangers ont majoritairement été concentrées sous la forme d´investissements directs (cf. graphique 2), de sorte que la hausse de l ’endettement externe est restée modérée et inférieure à la croissance du PIB. Dès lors, on observe dans la décennie 2000 une diminution conséquente des ratios d’endettement extérieur accompagnée d’un accroissement considérable des réserves de change détenues par les banques centrales (cf. tableau 4).

Indicateurs de soutenabilité financière externeTableau 4

2009-20122003-20081990-2002

Argentine Dette extérieure % des exportations 548,5 328,0 190,5 % du PIB 51,3 72,8 33,4

Réserves de change % de la dette extérieure 13,9 23,9 34,3 % du M2* 64,2 69,6 53,8

Bolivie Dette extérieure % des exportations 483,8 246,4 87,9 % du PIB 72,3 65,6 28,7

Réserves de change % de la dette extérieure 12,0 46,8 153,0 % du M2 80,3 130,1 128,8

Brésil Dette extérieure % des exportations 383,8 165,1 124,5 % du PIB 41,5 21,8 12,4

Réserves de change % de la dette extérieure 19,1 53,3 117,8 % du M2 19,7 32,6 38,7

Chili Dette extérieure % des exportations 193,6 118,0 129,8 % du PIB 44,7 39,7 40,0

Réserves de change % de la dette extérieure 46,9 35,9 37,4 % du M2 47,3 30,4 27,4

Colombie Dette extérieure % des exportations 285,5 192,0 147,3 % du PIB 34,7 27,5 22,2

Réserves de change % de la dette extérieure 30,9 39,3 44,5 % du M2 32,9 33,6 26,5

Équateur Dette extérieure % des exportations 339,7 168,7 77,0 % du PIB 73,4 39,7 19,9

Réserves de change % de la dette extérieure 7,3 11,3 12,4 % du M2 n.d n.d. n.d.

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41 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

La croissance économique, surtout entre 2003 et 2008, et la possibilité pour les États de prélever une partie des revenus obtenus grâce à la hausse des prix des matières premières – moyennant des taxes sur le commerce extérieur ou d’autres formes de captation de rentes – ont également contribué à renforcer les finances publiques. Ainsi , nous avons pu observer, malgré l’accroissement du poids des dépenses publiques dans le PIB, une diminution assez généralisée des ratios d’endettement public, contrairement à la tendance observée dans les économies développées (cf. tableau 5). Dès lors, les gouvernements des différents pays d’Amérique latine ont réussi à mettre en place des mesures de relance contra-cyclique visant à renforcer la demande domestique et à atténuer les tensions récessionnistes provenant des chocs commerciaux associés à la crise internationale. La mise en place rapide des stimuli budgétaires, même s’ils ont été de moindre ampleur comparativement à ceux des pays développés [ 12 ] , souvent accompagnée de politiques monétaires expansionnistes,

2009-20122003-20081990-2002

Mexique Dette extérieure % des exportations 169,8 58,0 64,2 % du PIB 29,0 14,7 18,6

Réserves de change % de la dette extérieure 26,3 59,6 65,9 % du M2 16,7 17,9 21,9

Paraguay Dette extérieure % des exportations 235,9 138,6 54,9 % du PIB 30,8 33,9 18,9

Réserves de change % de la dette extérieure 42,3 59,4 121,2 % du M2 81,2 105,6 75,4

Pérou Dette extérieure % des exportations 575,4 180,7 118,7 % du PIB 62,0 36,5 27,5

Réserves de change % de la dette extérieure 24,0 57,7 100,9 % du M2 52,8 66,3 76,9

Uruguay Dette extérieure % des exportations 283,5 326,1 212,3 % du PIB 33,5 64,6 37,8

Réserves de change % de la dette extérieure 22,6 30,5 66,0 % du M2 77,3 167,9 152,2

Venezuela Dette extérieure % des exportations 196,0 99,4 114,9 % du PIB 51,4 30,7 26,7

Réserves de change % de la dette extérieure 27,9 50,9 16,8 % du M2 56,0 55,8 11,4

* M2 : agrégat monétaire incluant M1 (total des pièces et billets en circulation et des dépôts bancaires à vue ou compte courant) et le crédit à court terme.

Sources : FMI, CEPAL.

[ 12 ] Seuls le Chili et le Pérou ont mis en œuvre des plans de relance conséquents, représentant environ 3 % du PIB en 2009.

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42[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

a été décisive pour soutenir l’activité et relancer la croissance en temps de crise. Si la dégradation modérée des soldes budgétaires qui en a résulté peut réduire les marges de manœuvre pour de futures politiques de soutien de la demande interne, l’Amérique latine ne fait pas partie, à court terme, des zones et des pays qui peuvent connaître des crises graves associées à la dérive de l’endettement public.

Dette publique et solde budgétaire de l´administration publique (% du PIB)

Tableau 5

1998-2002 2003-2008 2009-2012 1998-2002 2003-2008

Dépenses publiques % du PIB

Solde budgétaire % du PIB

Dette publique % du PIB

2009-2012 1998-2002 2003-2008 2009-2012

Argentine 30,2 32,0 40,5 -1,9 1,0 -1,2 69,2 92,7 49,4

Bolivie 30,8 32,6 34,6 -5,7 -1,0 1,1 65,3 62,8 36,6

Brésil 38,9 38,0 39,2 -2,3 -2,6 -2,5 72,2 68,4 66,4

Chili 23,1 20,5 23,8 -0,8 4,3 -0,9 13,6 7,3 9,2

Colombie 27,3 27,2 29,0 -3,8 -0,8 -3,3 36,6 37,9 35,3

Équateur 21,4 24,0 40,5 -1,1 1,3 -2,9 56,8 32,9 19,3

Mexique 22,3 22,9 27,0 -4,2 -1,4 -2,5 44,4 41,0 43,7

Paraguay 20,4 17,2 20,0 n.d. n.d. -0,2 38,6 29,6 13,3

Pérou 20,0 18,6 20,0 -2,4 0,3 0,1 42,4 36,3 23,7

Uruguay 32,6 31,8 33,4 -5,5 -2,9 -1,6 79,0 78,5 58,0

Venezuela 29,2 34,6 37,7 -1,1 -0,2 -4,1 37,2 38,3 37,1

Sources : FMI, CEPAL.

De même, l’endettement interne n’a pas atteint des niveaux susceptibles de désta-biliser les systèmes financiers locaux. Le crédit bancaire a certes augmenté de manière significative dans un certain nombre d´économies (cf. graphique 5), ce qui traduit une amélioration de l’accès aux circuits de financement mais aussi un accroissement de la fragilité financière. Cependant, la hausse de l’endettement bancaire domestique reste faible dans une perspective internationale (et en particulier par rapport à l’expérience des pays « périphériques » d’Europe). Parallèlement, certains pays d’Amérique latine ont réussi à réduire sensiblement le degré de dollarisation dans les années 2000 [ 13 ]. Les exemples les plus marquants sont la Bolivie, le Paraguay et le

[ 13 ] On appelle « dollarisation » le phénomène associé à l’usage étendu d’une monnaie étrangère – en général le dollar américain – comme référence dans les contrats financiers et comme support de l’épargne d’une économie. La dollarisation protège les contrats du risque de dépréciation de la monnaie nationale mais réduit significativement l’efficacité de la politique monétaire nationale.

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43 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Pérou, où la part des dépôts en devises a respectivement chuté de 93 à 53 %, de 66 à 38 % et de 76 à 56 %, entre 2001 et 2009 [ 14 ]. Cette tendance à dédollariser témoigne d’une préférence croissante pour la monnaie nationale, qui peut être liée au regain de confiance, lui-même dû à la réduction de l ´ inflation observée à partir des années 2000 (cf. graphique 6). La diminution de la dollarisation réduit les risques de solvabilité qui résultent d’un déséquilibre entre les actifs et les passifs en monnaies étrangères ainsi que les effets potentiels de fortes dépréciations de la monnaie nationale pour les agents exposés à un risque de change.

[ 14 ] En Argentine, la dollarisation a été réduite à presque zéro par la politique de « pesification » au début de la décennie, mais elle est remontée légèrement par la suite. La part des dépôts en devises, de 6 % en 2012, avait atteint 70 % en 2001.

Source : FMI.

Crédit bancaire au secteur privé (% du PIB)5Graphique

Argentine Brésil Chili Colombie Mexique Pérou

80

70

60

50

40

30

20

10

00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12

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44[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

La croissance relativement modérée des systèmes bancaires, leur faible exposition aux activités internationales les plus affectées par la crise (hypothèques « subprime » et autres innovations financières), et une faible dépendance aux financements externes ont contribué à ce que les banques latino-américaines traversent la période turbulente 2008-2012 sans rencontrer des difficultés importantes en ce qui concerne leurs portefeuilles de crédit et en affichant des ratios de prêts non performants à des niveaux historiquement bas.

Ceci étant dit, les facteurs présents entre 2003-2008 favorables à la réduction de la vulnérabilité financière des pays d’Amérique latine ne se retrouvent plus dans la conjoncture ouverte en 2009. En effet, l’évolution des variables macroéconomiques clés (croissance économique, balance des transactions courantes, solde budgétaire) révèle que les « fondamentaux » de la région affichent une dégradation (cf. tableau 6). Si la faiblesse de la croissance mondiale persiste et se traduit par une détérioration additionnelle des comptes externes, la volatilité intrinsèque des flux de capitaux internationaux constituera indéniablement un facteur de risque.

Source : CEPAL.

Prix à la consommation (inflation, %)6Graphique

100

90

80

70

60

50

40

30

20

10

0

19911992

19931994

19951996

19971998

19992000

20012002

20032004

20052006

20072008

20092010

20112012

2013

58,9

51,7

78,4

89,2

22,4

13,39,4 8,5 9,7 9,7

6,9 6,1 8,2 7,5 6,3 6,2 6,210,1

4,1 5,0 6,5 5,0 5,1

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45 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Variables macroéconomiques clés : 2003-2008 vs 2009-2012Tableau 6

Différence (p.p)2009-20122003-2008

Croissance du PIB (moyenne, en %)

Argentine 8,5 5,2 -3,3

Bolivie 4,5 4,5 0,0

Brésil 4,2 2,7 -1,5

Chili 5,1 4,1 -1,0

Colombie 5,2 4,1 -1,1

Équateur 4,9 4,3 -0,5

Mexique 3,0 1,8 -1,2

Paraguay 4,5 3,1 -1,4

Pérou 7,0 5,7 -1,3

Uruguay 5,3 5,2 -0,1

Venezuela 7,5 1,3 -6,2

Amérique latine et Caraïbes 4,7 3,0 -1,7

Différence (*p.p)2009-20122003-2008

Solde de transactions courantes (moyenne, en % du PIB)

Argentine 3,1 0,7 -2,4

Bolivie 7,5 4,7 -2,8

Brésil 0,6 -2,0 -2,6

Chili 1,4 -0,3 -1,8

Colombie -1,8 -2,9 -1,1

Équateur 1,5 -0,7 -2,2

Mexique -1,0 -0,6 0,4

Paraguay 0,8 -1,4 -2,2

Pérou 0,1 -2,1 -2,2

Uruguay -1,5 -2,3 -0,8

Venezuela 12,8 3,4 -9,4

Amérique latine et Caraïbes 0,6 -1,2 -1,9

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46[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

1.1.4. Croissance et insertion internationale : risques et défis à court et moyen terme

Comme nous l’avons vu, la croissance a été très dynamique entre 2003 et 2008 et a bien résisté entre 2009 et 2012, lorsque la crise économique internationale a touché la région. Néanmoins, le dynamisme de la croissance latino-américaine pendant la dernière décennie a eu deux conséquences étroitement liées entre elles : d’une part, l’émergence de relations de type « centre-périphérie » avec la Chine, partenaire commercial et financier de plus en plus important pour l’Amérique latine et, d’autre part, l’apparition de symptômes de « reprimarisation » des économies de la région.

Les relations entre la Chine et l’Amérique latine se sont considérablement développées depuis le début des années 2000, selon un schéma assez simple. Les pays d'Amérique latine, notamment ceux de l’Amérique du Sud, fournissent à la Chine des matières premières (produits agricoles, miniers et produits du secteur de l’énergie) que ce pays demande de plus en plus pour nourrir sa population et approvisionner ses usines. Parallèlement, les pays latino-américains ont connu une forte progression des impor-tations provenant de la Chine, devenue l’atelier du monde, notamment pour les biens manufacturés à faible coût, ce qui peut contrarier le développement industriel en Amérique latine.

Différence (*p.p)2009-20122003-2008

Solde budgétaire (moyenne, en % du PIB)

Argentine 1,0 -1,2 -2,2

Bolivie -1,0 1,1 2,1

Brésil -2,6 -2,5 0,1

Chili 4,3 -0,9 -5,2

Colombie -0,8 -3,3 -2,5

Équateur 1,3 -2,9 -4,3

Mexique -1,4 -2,5 -1,1

Paraguay -1,2 -0,2 1,0

Pérou 0,3 0,1 -0,2

Uruguay -2,9 -1,6 1,3

Venezuela -0,2 -4,1 -3,9

Amérique latine et Caraïbes -1,8 -3,2 -1,4

*p.p. : points de pourcentage.

Source : CEPAL.

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47 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Cette progression des échanges sino-latino-américains tend à consolider la position de la Chine en tant que deuxième partenaire commercial de l’Amérique latine au détriment de l’Union européenne. La Chine se rapproche en outre de plus en plus des États-Unis – qui restent le premier partenaire de la région –, alors que l’investis-sement direct chinois, pratiquement inexistant au début des années 2000, a beaucoup progressé pendant la première décennie du 21e siècle (CEPAL, 2011 ; Rosales et Kuwayama, 2012). Le poids croissant de la Chine sur le plan commercial (cf. graphiques 7a et 7b) a converti cette économie en principal débouché pour plusieurs pays de la région : tel est le cas, par exemple, du Chili, du Pérou et plus récemment du Brésil. Pour quasiment tous les pays, l’essentiel de leurs exportations vers la Chine – entre 70 % et 95 % du total – est constitué de produits primaires ou semi-manufacturés ou de produits manufacturés intensifs en ressources naturelles (« manufactures de base ») (cf. tableau 7).

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48[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Source : CHELEM.

Part de la Chine dans les exportations de biens (%)7Graphique

(a) Argentine Brésil Chili Pérou Uruguay

30

25

20

15

10

5

0

70 75 80 85 90 95 00 05 10

(b) Bolivie Colombie Équateur Mexique Venezuela

30

25

20

15

10

5

0

70 75 80 85 90 95 00 05 10

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49 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

L’intensification des liens entre la région latino-américaine et la Chine a suscité de nombreux débats et analyses [ 15 ]. Une des principales préoccupations qui ont émergé suite à cette hausse des échanges réside dans le fait que les relations nouées entre la Chine et l’Amérique latine pendant la dernière décennie reproduisent le schéma « centre-périphérie » en vigueur, notamment durant les dernières décennies du 19e siècle et la première moitié du 20e siècle. Selon l’approche d’inspiration structu-raliste forgée autour des travaux de Raúl Prebisch (Prebisch, 1981), à cette époque s’est consolidé en Amérique latine un capitalisme « périphérique » résultant d’une articulation subordonnée à la dynamique du système capitaliste mondial, caractérisée

Exportations vers la Chine par type de produit (en %)Tableau 7

Produits primaires et manu-facturier base (% du total)

AutresBiens de consom-mation

Produits mixtes

Biens d´équipe- ment

Biens intermé-diaires

Manu- facturier base

Produits primaires

Bolivie 74,3 22,4 0,3 0,0 2,7 0,3 0,0 96,7

Colombie 81,4 14,4 0,4 0,1 3,4 0,2 0,2 95,8

Chili 31,3 60,5 5,3 0,1 2,1 0,6 0,0 91,8

Brésil 83,2 2,4 4,0 2,2 7,5 0,7 0,1 85,5

Argentine 82,2 0,7 1,3 0,1 14,5 1,2 0,0 82,9

Pérou 70,3 11,5 0,2 0,0 16,2 1,8 0,0 81,8

équateur 79,1 0,4 5,1 0,2 14,4 0,8 0,0 79,5

Uruguay 75,9 0,1 13,5 0,0 9,7 0,1 0,6 76,1

Venezuela 70,2 1,3 0,0 0,0 28,5 0,0 0,0 71,5

Mexique 44,3 6,6 17,8 17,4 3,5 10,5 0,0 50,9

Paraguay 42,3 0,0 1,5 0,3 54,8 1,2 0,0 42,3

Source : CHELEM.

Produits primaires : minerais de fer, minerais non ferreux, minéraux bruts, charbon, pétrole brut, gaz naturel, céreales, autres produits agricoles (y compris animaux vivants) et produits agricoles non comestibles.

Manufacturier base : ciment, céramique, verre, fer et acier, métallurgie non ferreuse (formes primaires et produits de la première transformation), chimie minérale de base y compris poudres et explosifs), chimie organique de base, coke et dérivés du charbon et du lignite.

[ 15 ] De nombreux travaux ont analysé cette intensification des liens entre la Chine et l’Amérique latine. Pour une synthèse récente, voir CEPAL (2011) et Rosales et Kuwayama (2012).

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50[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

par l’exportation de matières premières et l’importation de biens industriels. Au plan interne, ce type d’insertion internationale se traduisait par une accumulation insuf-fisante, des obstacles au développement d’un secteur industriel de biens d’équipement et l’absence d’une capacité autonome d’innovation technologique, ainsi que par une mauvaise allocation des ressources et une répartition extrêmement inégale du produit généré.

La plupart des économies latino-américaines se sont diversifiées au cours des dernières décennies et une reproduction à l ’ identique des configurations économiques prévalant pendant la première moitié du siècle dernier n’est pas envisageable. Toutefois, l’apparition de symptômes de « maladie hollandaise » (voir encadré 1) et de « reprimarisation » des économies de la région, associés en partie à l’essor des exportations de matières premières vers la Chine, ne fait pas l’ombre d’un doute.

Lorsqu’un pays obtient des revenus importants grâce à la hausse des prix des ressources naturelles exportées (pétrole, gaz, autres matières premières…), il court le risque d’être affecté par la « maladie hollandaise » [ 16 ]. Ceci veut dire que le revenu tiré de l’expor-tation des ressources naturelles accroît la demande à la fois de biens non exportables (typiquement les services) et de produits exportables (biens industriels notamment). Le prix des produits industriels est déterminé au plan international et ne varie pas, mais le prix des services augmente. Il s’ensuit une appréciation du taux de change réel, c’est-à-dire du rapport entre les prix des biens sur le marché domestique et les prix des biens sur les marchés internationaux.

La hausse des revenus (et l’appréciation du taux de change réel) peut résulter également des flux de capitaux très abondants qui font monter les prix des actifs financiers et encouragent la consommation de biens et services par la voie d’un « effet de richesse ». Avec la hausse de la demande, l’emploi et les salaires augmentent, y compris ceux de l’industrie. Etant donné que les prix de l’industrie sont fixés au niveau mondial, il y a hausse du salaire réel et baisse de la profitabilité dans l’industrie, ce qui détourne les investissements de l’industrie vers les secteurs « traditionnels » (matières premières), entraînant une désindustrialisation du pays et le contraignant à importer davantage pour satisfaire la demande intérieure.

La « maladie hollandaise »Encadré 1

[ 16 ] Sur les origines de cette notion du point de vue théorique, voir Corden (1981 ; 1984).

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51 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

En effet, au cours de la dernière décennie, une bonne partie des pays latino-américains a bénéficié de la hausse des prix des matières premières exportées ainsi que d’une situation d’abondance des entrées de capitaux étrangers. Même si l’Amérique latine prise dans son ensemble a enregistré une évolution favorable des termes de l’échange, la situation varie selon la sous-région considérée. Les « perdants », c’est-à-dire les importateurs nets de matières premières, se concentrent dans la sous-région des Caraïbes, qui a connu une grande volatilité, et les pays de l’Amérique centrale, qui exhibent un recul marqué. En revanche, les pays de l’Amérique du Sud ont été les grands « gagnants », avec une progression des termes de l’échange d’environ 50 % au cours de la dernière décennie (cf. graphique 8). Certains d’entre eux, tels que le Brésil ou la Colombie, ont subi une très forte appréciation du taux de change réel effectif (cf. graphique 9).

Source : CEPAL.

Termes de l´échange (indice 2005=100)8Graphique

Mexique Amérique du Sud Amérique centrale Pays du Caraïbe

200

180

160

140

120

100

80

60

40

80 85 90 95 00 05 10

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

52[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Les symptômes de « reprimarisation » s’observent par le poids croissant des activités l iées à l’extraction, la production et la première transformation des ressources naturelles dans le PIB et dans les exportations totales. Mais, encore une fois, ils ne touchent pas tous les pays de la même manière. Le rapport entre le PIB agricole et minier et le PIB manufacturier (cf. graphiques 10a et 10b), qui est assez varié selon la structure productive de chaque pays, montre néanmoins qu’il existe une tendance claire à la hausse du poids des activités primaires, avec les deux exceptions du Pérou et, dans une moindre mesure, de l’Argentine. Parmi les pays qui connaissent une hausse de ce ratio, nous pouvons distinguer ceux pour qui la progression est assez marquée pendant la phase de plus forte croissance qui court jusqu’en 2008 : il s’agit là, à des degrés divers, du Venezuela, de l’Équateur, du Chili ou de la Bolivie, même si dans ce dernier cas la hausse du ratio se poursuit au-delà de 2009. D’autres pays, en revanche, ont connu une hausse de ce ratio – soit une reprimarisation – surtout à partir de 2007-2009. On retrouve dans cette situation des pays tels que le Brésil, la Colombie et l’Uruguay. Caractérisé par l’appareil productif le plus diversifié de la région, le Brésil enregistre une forte hausse du ratio à partir de 2009, après presque une décennie de stabilité.

Source : CEPAL.

Taux de change réel (indice 2003=100)9Graphique

Brésil Chili Colombie Mexique Pérou Uruguay

200

180

160

140

120

100

80

03 04 05 06 07 08 09 10 11 12

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

53 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Source : statistiques officielles issues de la Comptabilité nationale.

Rapport entre le PIB agricole et minier et le PIB manufacturier (%)

10Graphique

(a) Bolivie Colombie Chili Équateur Venezuela

300

250

200

150

100

50

93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12

93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12

(b) Argentine Brésil Mexique Pérou Uruguay

120

100

80

60

40

20

En ce qui concerne l’évolution de la structure des exportations, en tenant compte de la proportion de la valeur exportée des produits manufacturés dans la valeur des exportations totales (cf. tableau 8), on observe aussi une perte relative du poids de l’industrie dans la plupart des pays. Le cas du Brésil est paradigmatique : la part des exportations industrielles a fortement chuté depuis le pic des années 1990 (plus de

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54[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

50 %) et ne représente qu’un peu plus d’un tiers pendant les années récentes. Ceci étant, le poids des produits manufacturés dans les exportations reste au Brésil bien supérieur à celui observé dans les pays andins, comme la Bolivie, le Chili, l’Équateur et le Pérou, où l’on observe également une diminution de l ´importance relative de l’industrie. La hausse du poids des produits manufacturés dans les exportations des pays d’Amérique centrale (notamment du fait du développement des maquiladoras) ne permet pas de contrecarrer la tendance générale de la décennie 2000.

Exportations de produits manufacturés, y compris ceux des maquiladoras (pourcentage du total de la valeur des exportations FOB*)

Tableau 8

2009-20112003-20081990-20021980-19891970-1979

Argentine 22,0 24,4 31,4 30,2 31,9

Barbados 41,0 68,9 52,6 46,5 59,0

Belice 25,6 16,6 16,8 10,2 1,4

Bolivie 2,6 2,4 18,2 10,9 6,3

Brésil 23,7 44,2 54,5 50,1 36,4

Chili 8,0 8,7 15,1 12,8 11,0

Colombie 19,5 20,4 33,0 35,4 22,3

Costa Rica 22,2 25,4 42,6 63,9 60,7

Équateur 2,2 2,1 7,7 9,7 9,0

Salvador 28,2 29,8 45,5 56,7 57,9

Guatemala 24,5 23,9 31,2 38,7 33,6

Guyana 7,7 4,6 12,9 19,0 8,3

Honduras 8,4 7,6 19,5 32,2 22,9

Jamaïque 53,8 58,2 69,4 64,0 47,8

Mexique 33,7 25,9 75,1 77,0 73,5

Nicaragua 16,7 10,9 13,7 10,2 6,8

Panama 6,2 13,7 17,7 9,9 9,3

Paraguay 19,8 8,6 15,8 13,0 10,7

Pérou 5,2 15,3 16,5 14,4 11,3

Rép. Dominicaine 18,1 34,2 54,9 76,5 69,0

Trinidad et Tobago 8,4 18,4 35,4 28,8 26,1

Uruguay 28,2 35,9 39,3 31,3 25,5

Venezuela 1,3 5,5 12,6 10,3 5,5

Total 16,2 25,5 50,7 49,8 41,9

*Free on Board Source : CEPAL.

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55 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

La tendance à la « reprimarisation » dont a pâti une bonne partie des pays latino-américains au cours de la période récente induit à terme une croissance déséquilibrée et somme toute moins dynamique, en raison du recul qu’elle implique sur le plan de la diversification productive. Dans le même temps, à court terme, la « reprimarisation » accroît la vulnérabilité externe des pays les plus touchés par cette tendance. Avec une économie mondiale caractérisée par une croissance médiocre et un ralentissement de la croissance en Chine et dans d’autres pays émergents, on doit s’attendre à une conjoncture beaucoup moins dynamique que dans le passé récent sur le plan des prix et des volumes exportés des matières premières. Etant donné l’étroite asso-ciation existant entre les deux variables, une stagnation, voire un recul des termes de l’échange devrait aller de pair avec une décélération de la croissance latino-américaine (cf. graphique 11).

Parallèlement, pendant la période 2013-2015 et probablement au-delà, nous devrions assister à un retour de la contrainte financière externe. En effet, la perspective d’un progressif retrait des politiques monétaires expansives aux États-Unis pourrait induire une diminution des liquidités abondantes qui se dirigent vers les pays émergents et, par là même, une réduction des flux des entrées de capitaux. Ceci pourrait donc affecter les pays les plus dépendants des différentes sources de financement extérieur.

Une configuration de croissance plus modérée entraîne des risques bien connus. En termes généraux, il est clair qu’une croissance affaiblie peut déclencher des proces-sus négatifs auto-entretenus – par exemple, une fragilisation de la situation financière des entreprises et des ménages qui dégrade le portefeuille des banques et affecte le crédit, ce qui contribue à l’affaiblissement de l’activité – et réduit les marges de manœuvre de la politique économique pour faire face à des chocs défavorables.

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56[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Toutefois, étant donné la variété de trajectoires économiques caractérisant les pays de la région [ 17 ] , les risques et les défis qui en résultent à court et moyen termes se déclinent différemment selon chaque situation nationale. Tel est ce qui ressort de la comparaison de la situation des deux principales économies de l’Amérique latine, celles du Brésil et du Mexique, qui représentent environ les deux tiers du PIB régional.

Dans le cas du Brésil, une évolution moins favorable des termes de l’échange peut contribuer à stopper la tendance vers la reprimarisation qui, comme nous l’avons vu, a fortement affecté l’économie de ce pays. Le Brésil doit surtout faire face à des problèmes de compétitivité qui, s’ils touchent l’ensemble de l’économie, affectent tout particulièrement l’industrie. Celle-ci s’est révélée incapable, au cours des der-nières années, de suivre la progression de la demande domestique qui est de plus en plus satisfaite par les importations (cf. graphique 12). L’accentuation du déficit courant pourrait miner la bonne réputation du pays auprès des marchés financiers interna-tionaux, forgée dans les années 2000 avec la hausse des réserves de change, la maîtrise des déficits budgétaires et la réduction des ratios d’endettement, qui avait permis de

Source : CEPAL.

Amérique latine et Caraïbes. Croissance du PIB réel et variation des termes de l´échange (%)

11Graphique

PIB réel Termes de l’échange (variation)

10

5

0

-5

-10

00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12

[ 17 ] Au-delà des caractéristiques communes à la région, cette diversité correspond à l’existence d’une variété de régimes de croissance et de configurations socio-institutionnelles. Voir à ce sujet Miotti et al. (2012).

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57 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

diminuer les primes de risque des obligations souveraines, soit des coûts de financement. Une restructuration de l’offre s’impose donc au Brésil afin d’éviter la détérioration de la position financière externe et pour faire face aux problèmes de compétitivité résultant notamment – outre l’appréciation du change et la hausse des salaires réels – de la faible progression de la productivité, de l’absence de modernisation des infrastructures et de l’insuffisance de l’investissement.

Le cas du Mexique, pour sa part, relève d’une configuration très différente. La croissance modérée de l’économie des États-Unis et la bonne tenue de la demande domestique lui ont permis d’atteindre un taux de croissance plus qu’honorable en 2011 et 2012. Un environnement moins porteur en termes d´évolution du prix international du pétrole (les différentes projections sur les prix du brut ne sont pas orientées à la hausse [ 18 ] ) risque d´accentuer les défis structurels auxquels le Mexique est confronté.

[ 18 ] Le cours moyen du pétrole en 2012, qui était de 105 dollars le baril en moyenne, est estimé à 100,1 dollars le baril en 2013 et à 95,4 dollars le baril en 2014, selon le FMI (prévisions de juillet 2013). Voir http://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2013/update/02/

Source : IBGE.

Importations Indice de production industrielle Ventes au détail

Production industrielle, ventes au détail et importations. Indice (janvier 2009=100)

12Graphique

220

200

175

150

125

100

75

09 10 11 12 13

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

58[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

En effet, grâce à la bonne tenue des prix du pétrole pendant la décennie 2000, les recettes et les dépenses budgétaires ont considérablement augmenté, ce qui a permis de dynamiser la croissance du marché intérieur. Mais la production du secteur pétrolier décélère en volume depuis 2004, année où il a atteint son maxima historique (3,383 millions de barils par jour) et se situe à 2,55 millions fin 2012.

Cette évolution pose donc simultanément la question des réformes nécessaires de la fiscalité et du secteur énergétique. Le Mexique a un système fiscal très dépendant des recettes pétrolières, qui représentent en moyenne 34 % des recettes fiscales totales, alors que la pression fiscale dans le pays est très faible (9 % du PIB en 2012[ 19 ] ), bien au-dessous de la moyenne de l’OCDE (18,6 % du PIB), dont il fait partie depuis les années 1990 [ 20 ] . Un accroissement des recettes fiscales pourrait l ibérer des ressources pour les investissements en exploration et exploitation de PEMEX, l’entre-prise pétrolière publique, et ces ressources pourraient également être renforcées si le secteur privé était autorisé à agir dans le secteur pétrolier. Le principal défi pour le gouvernement actuel est donc de réussir ces réformes structurelles.

La question de la spécialisation productive constitue aussi un enjeu important. L’économie mexicaine reste fortement dépendante du cycle économique des États-Unis (vers lequel se destinent 75 % du total des exportations), du fait du développement des industries d’assemblage intégrées à l’appareil productif des États-Unis, dans le cadre de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), entré en vigueur en 1994. Le Mexique est aussi affecté, notamment pendant la première décennie du 21e siècle, par la concurrence chinoise sur son propre marché et sur le marché américain, en raison surtout de la composition de son offre exportable (pour l’essentiel des produits manufacturés). Même si, au cours des dernières années, l’écart entre les coûts salariaux au Mexique et en Chine tend à diminuer, la pression sur la compétitivité-coût restera importante.

Enfin, les autres économies de la région, qui en termes généraux ont connu pendant la dernière décennie des taux de croissance plus élevés que le Brésil et le Mexique, seront également affectées par un environnement international moins porteur. Mais, comme pour ces deux pays, les risques et les défis auxquels elles seront confrontées peuvent aussi constituer des opportunités.

[ 1 9 ] Somme des recettes issues de la TVA, de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés (et hors revenus de la sécurité sociale et impôts spécifiques sur les biens et les services).[ 20 ] Hors revenus de la sécurité sociale et impôts spécifiques sur les biens et les services, la pression fiscale au Mexique est également inférieure à la moyenne latino-américaine, qui est de 14 %, selon l’OCDE (2011).

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

59 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Si nous prenons le cas du Chili, l'une des économies les plus dynamiques de ces dernières décennies, une conjoncture comme celle qui se profile – durant laquelle le prix du cuivre devrait se situer à des niveaux moins élevés que dans les années récentes – devrait avoir un effet négatif sur la croissance, mais pourrait également mettre en exergue le besoin de politiques soutenant la diversification de l’appareil productif, et la nécessité d’incorporer davantage de valeur ajoutée aux exportations de matières premières.

Le marché chinois étant devenu le principal destinataire des exportations chiliennes, un défi considérable pour le Chili sera d’adapter la structure productive nationale aux changements qui devraient avoir lieu au cours des prochaines années en Chine. Les transformations du modèle de croissance chinois devraient dans les prochaines années se traduire par un rééquilibrage entre les différentes composantes de la demande. D’une part, le ralentissement prévisible de l’investissement en Chine devrait affecter ses besoins en matières premières, et notamment en produits miniers comme le cuivre. D’autre part, le développement d’une consommation chinoise plus sophistiquée mettra à l’épreuve la stratégie de niches du Chili et peut également offrir de nouvelles opportunités pour des secteurs consolidés – comme l’industrie du vin – et, plus généralement, pour des secteurs émergents dans le domaine agro-alimentaire.

Conclusion

Soutenue par des conditions de financement externe favorables et des prix élevés des produits de base, l’Amérique latine vient de connaître, ces dix dernières années et plus particulièrement durant la période 2003-2008, une phase de forte croissance économique, comparable à celle qu’elle a vécue après la Seconde Guerre mondiale. Des facteurs internes, notamment la mise en place de politiques de soutien à la demande domestique, ont permis la consolidation d’une dynamique d’expansion de l’activité économique.

Dans un contexte mondial de crise, la région a montré une grande résilience, non seulement au niveau de la croissance mais aussi sur le plan de sa situation financière. L’Amérique latine a ainsi évité une récession plus profonde et a pu faire face aux turbulences internationales sans subir – comme cela avait été le cas par le passé – des crises monétaires ou financières déstabilisatrices, du fait de la diminution des sources de vulnérabilité pendant la phase de croissance ouverte en 2003. Si la crise économique globale a certes perturbé le cycle d’expansion initié en 2003, la croissance de la région a été relativement peu affectée, comparativement à d’autres zones du monde. En

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60[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

outre, l’Amérique latine a traversé la crise sans que l’endettement public ou privé ne s'envole et sans que les déficits budgétaires ne dérapent, contrairement à ce qui a été observé dans un nombre important des pays de l ´OCDE.

Toutefois, les chocs externes défavorables découlant de la crise économique interna-tionale ont affecté les flux économiques internationaux de la région latino-américaine. D’une part, l’excédent courant qui a caractérisé la région entre 2003 et 2007 s’est transformé en un déficit qui s'accentue, même s´il demeure modéré. D’autre part, la période 2008-2012 a connu un accroissement de la volatilité des entrées de capitaux.

La montée en puissance de la Chine ces dix dernières années doit être prise en compte pour comprendre la dynamique récente des économies latino-américaines. Le processus de déplacement progressif du centre de gravité de l’économie mondiale vers l’Est (surtout vers la Chine) a abouti à une forte expansion du commerce des pays latino-américains avec cette zone du monde. Pour les pays d’Amérique du Sud exportateurs nets de produits primaires, l’émergence du partenaire chinois constitue un facteur explicatif fondamental de la progression de leur activité. Or, l’apparition de relations de type « centre-périphérie » avec la Chine et de symptômes d’une « reprimarisation » des structures productives de la région ont aussi exacerbé la dépendance à l’égard de l’évolution des prix internationaux des matières premières. Ce type de spécialisation productive, qui risque d’induire une croissance déséquilibrée et moins dynamique, en raison du recul qu’elle implique sur le plan de la diversification productive, devient une source de vulnérabilité importante à court terme.

Préfigurées par l’évolution de la situation internationale pendant la période 2009-2012, les perspectives à court et à moyen terme se sont ainsi assombries. Aux risques connus s’ajoutent de nouveaux facteurs d’inquiétude et d’incertitude. La croissance médiocre ou nulle des principaux pôles de l’économie mondiale (les États-Unis et l’Union européenne) va de pair désormais avec un ralentissement de l’activité en Chine et dans les autres grands émergents – y compris le Brésil. De ce fait, on doit s’attendre à une conjoncture beaucoup moins dynamique que dans le passé récent au niveau des prix et des volumes exportés des matières premières. Par ailleurs, la perspective d’un retrait progressif des politiques monétaires expansives aux États-Unis pourrait induire une diminution des liquidités abondantes qui se dirigent vers les pays émergents et, par conséquent, une réduction des entrées de capitaux.

Les pays de la région sont donc confrontés à un double risque. D’une part, un risque d’affaiblissement de la croissance. Dans le si l lage des performances constatées après 2009, le scénario central pour la région est celui d’une croissance se situant entre 2 % et 3 %, soit bien inférieure aux 4,5 – 5 % de la période 2003-2008.

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61 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

D’autre part, émerge le risque d’une réapparition de la contrainte extérieure et ce d’autant plus que l’on constate un déficit croissant de la balance des transactions courantes, c’est-à-dire des besoins de financement externe grandissants. Certes, ces déficits demeurent encore modérés, les flux d’investissements directs étrangers continuent d’être conséquents et les niveaux des réserves de change restent en général élevés, alors que les marges de manœuvre des politiques publiques sont loin d’être négligeables, même si ces dernières années les soldes budgétaires se sont détériorés dans la plupart des pays de la région.

Dans ce cadre, les défis à relever sont nombreux. À très court terme, les autorités des différents pays devront surveiller attentivement leurs sources de vulnérabilité spécifiques. Toutefois, dans tous les cas, la gestion de la politique économique – qui a connu des progrès incontestables dans la majorité des pays latino-américains – devra s’efforcer de prévenir et, le cas échéant, d’amortir les éventuels chocs défa-vorables. Une question centrale porte sur l’évolution du secteur financier : une sur-veillance attentive à l’égard de l’apparition de vulnérabilités dans un contexte de croissance affaiblie constitue un élément clé de la résistance aux éventuels chocs, notamment dans le cas des pays qui ont récemment expérimenté une croissance rapide du crédit.

Sur le court-moyen terme, toutes les économies de la région seront confrontées au défi d’accroître la diversification productive et de renforcer les sources internes de la croissance, tout en améliorant la compétitivité. Même si, comme nous l’avons vu, ces défis se déclinent différemment selon les diverses situations nationales, tous les pays de la région doivent orienter davantage leurs politiques macroéconomiques et de développement vers les facteurs dont les performances récentes sont loin d’être satisfaisantes et qui sont de nature à accroître la croissance sur le long terme, à savoir la hausse de la productivité, le renforcement de l’innovation, la modernisation des infrastructures et l’augmentation de l’épargne et des investissements nationaux [ 21 ] . Une difficulté supplémentaire réside dans le fait que, selon toute vraisemblance, ils devront s’y atteler dans un environnement international dégradé.

[ 21 ] Voir, à ce sujet, Quenan et Torija-Zane (2011) et le chapitre de J.L. Martin dans cet ouvrage.

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62[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

64[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

1.2. La quatrième vague de régionalisme Olivier DABÈNE

Introduction

Depuis un demi-siècle, le panorama du régionalisme en Amérique latine est en constante évolution. À la différence de l’Europe, où le processus d’intégration avance par vagues successives d’élargissement, l’Amérique latine connaît régulièrement des vagues de création de regroupements régionaux. Les processus se superposent et s’enchevêtrent, tissant un patchwork complexe. Aux accords sous-régionaux historiques, signés en Amérique centrale et dans les zones andine et caraïbe dans les années 1960-1970, se sont ajoutés en 1991 le Marché commun du Sud (MERCOSUR) et, plus récemment, l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), l’Union des nations sud-américaines (UNASUR), la CELAC et l'AP. Si l’on prend en compte l’ensemble des organisations d’intégration régionale [ 22 ] , ce sont près d’une trentaine d’initiatives qui ont été lancées ou relancées depuis 60 ans.

Pourquoi une telle prolifération de processus d’intégration? Comment caractériser cette évolution historique ? Les accords signés dans les années 2000-2010 engagent-ils l’Amérique latine dans une voie différente ? Telles sont les questions soulevées ici. Une description succinte des quatre vagues de régionalisme qu’a connues le continent est proposée, suivie d'un bilan des principaux processus d’intégration, avant de se pencher plus longuement sur le cas de l’UNASUR [ 23 ].

1.2.1. Les vagues de régionalisme

Si l’on entend par « vague » une séquence historique qui voit différentes régions connaître des évolutions parallèles, alors l’Amérique latine a connu quatre vagues de régionalisme (cf. tableau 1) qui ont contribué à construire une géographie fragmentée (cf. carte 1). Ces vagues doivent être replacées dans leur contexte historique. Leur déclenchement s’explique par une prise de conscience, au sein d’un groupe de pays, de l’utilité d’affronter collectivement une série de défis communs. Une convergence d’intérêts et d’idées modèle alors le contenu du projet d’intégration. Après une période plus ou moins longue, l’épuisement du processus, couplé à un renouveau paradigmatique, annonce une nouvelle vague.

[ 22 ] Nous utilisons dans ce chapitre une conception de l’intégration régionale qui inclut des dimensions politiques et économiques (Dabène, 2009).[ 23 ] Nous renvoyons le lecteur au site de l'OPALC pour avoir accès à des données et sources primaires concernant l’intégration régionale dans le continent (www.sciencespo.fr/opalc).

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Vagues d’intégration régionale en Amérique latine*Tableau 1

Vagues Années Accords Sigles** Antécédents

V1 1951 Organisation des États centraméricains ODECA

1960 Marché commun centraméricain MCCA

1960 Association latino-américaine de libre échange ALALC

1964 Commission spéciale de coordination latino-américaine CECLA

1965 Association de libre-échange caribéenne CARIFTA

1967 Marché commun de la Caraïbe orientale ECCM

1969 Groupe andin GRAN

1969 Traité du Bassin de La Plata

1973 Communauté caribéenne CARICOM CARIFTA

1975 Système économique latino-américain SELA CECLA

1978 Pacte de l’Amazonie

V2 1980 Association latino-américaine d’intégration ALADI ALALC

1981 Organisation des États de la Caraïbe orientale OECS ECCM

1986 Groupe de Rio

1991 Marché commun du Sud MERCOSUR

1991 Système d’intégration centre-américain SICA ODECA

1994 Association des États caribéens ACS

V3 1995 Groupe des trois (Colombie, Mexico, Venezuela) G3

1996 Communauté andine des Nations CAN GRAN

2000 Initiative d'intégration de l'infrastructure régionale de l'Amérique du Sud IIRSA

2001 Plan Puebla Panama PPP

V4 *** 2004 Alliance bolivarienne pour les Amériques ALBA

2004 Communauté des nations sud-américaines CASA

2008 Union des nations sud-américaines UNASUR CASA

2011 Arc du Pacifique

2011 Communauté des États latino-américains et caribéens CELAC Groupe de Rio

2012 Alliance du Pacifique AP

* Le tableau ne comprend ni les accords bilatéraux ni les accords signés avec les États-Unis ou l’Union européenne. ** Les sigles correspondent à la langue d’origine (espagnol, anglais).*** La 4e vague est hétérogène avec un accord commercial (AP, relevant de la V3) et des accords post-commerciaux (excluant de leur agenda la libéralisation des échanges).Source : auteur.

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La première vague (V1) naît dans le contexte de l’après-guerre, lorsque l’Amérique latine participe à la construction du système interaméricain et réfléchit à des stratégies de développement.

Au plan politique, la V1 est d’abord marquée par la tentative des Centre-américains de redonner vie à un projet fédéral abandonné depuis 1838. Un « Pacte de l’union confédérée des États d’Amérique centrale » est signé en 1947 à San Salvador, mais le pas n’est pas franchi. En 1951, l'ODECA est moins ambitieuse, mais elle butte sur les divisions politiques de l’époque et ne résiste pas à l’intervention militaire des États-Unis au Guatemala en 1954. Plus tard, les années 1960 sont marquées par les attentes suscitées par le programme de l’Alliance pour le progrès de Kennedy. Déçus par les promesses non tenues, les Latino-américains créent une Commission spéciale de coordination, la CECLA, qui forge un « latino-américanisme », transcendant les clivages politiques pour s’entendre sur une plate-forme de revendications (Consensus de Viña del Mar, 1969). Au même moment, la volonté de protéger des ressources hydriques motive la signature d’un Traité entre les pays qui partagent le bassin versant du Rio de la Plata [ 24 ].

Au plan économique, l’emblématique premier secrétaire général de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), Raúl Prebish, consigne en 1949, dans un texte intitulé « Le développement économique de l’Amérique latine et ses principaux problèmes », sa théorie de l’échange inégal. Il ne convainc pas, au moment où la guerre en Corée provoque une envolée des cours des matières pre-mières exportées par l’Amérique latine. Mais, dès que les termes de l’échange se dégradent à nouveau, les pays s’accordent sur la nécessité de suivre la recomman-dation de Prebish d'une ISI sur une base régionale. Le modèle cépalien repose sur la complémentarité industrielle et la libération des échanges dans le cadre d’unions douanières. Cette conception planificatrice, développementaliste et protectionniste s’oppose au modèle libre-échangiste défendu par les États-Unis. Les accords signés en 1958-1960 en Amérique centrale (MCCA) portent la marque de ces influences concurrentes. Prometteuse à ses débuts, l’expérience centre-américaine est paralysée par la guerre de 1969 entre le Honduras et le Salvador. Rétrospectivement, l’intégration centre-américaine apparaît déséquilibrée : elle marginalise les plus faibles (notamment le Honduras) et favorise l’entrée de capitaux étrangers (sans effets sur le niveau d’indus-trialisation de la région).

[ 24 ] Traité signé en 1969 par l’Argentine, la Bolivie, le Paraguay et l’Uruguay.

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De même, l'ALALC [ 25 ] s’avère décevante. La modeste dynamisation du commerce intra-régional favorise les pays les plus développés (Mexique, Brésil et Argentine) et accentue ainsi les asymétries de développement. En réaction, les pays andins lancent en 1969 un processus d’intégration sous-régional qui va bien au-delà du libre-échange. Doté d’institutions complexes inspirées par l’Europe, le GRAN prévoit un régime commun d’investissements et une planification industrielle audacieuse. Rapidement pourtant, le processus stagne.

La deuxième vague d’intégration (V2) a été qualifiée de révisionniste (Rosenthal, 1991). Elle se nourrit de la déception suscitée par l’étape précédente sans être inspirée par l’adoption d’un nouveau paradigme. Les ambitions sont revues à la baisse. L’ALALC est remplacée par l'ALADI, avec le même objectif à long terme de créer une zone de libre-échange latino-américaine, mais avec plus de flexibilité pour y parvenir. L’ALADI autorise par exemple la conclusion d’accords partiels. De nombreux accords bilatéraux ou régionaux sont alors signés dans ce cadre (cf. tableau 2).

[ 25 ] Signé à l’origine par l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Mexique, le Paraguay, le Pérou et l’Uruguay. Adhèrent ensuite la Colombie et l’Équateur, puis le Venezuela en 1965.

Les types d’accord d’intégration régionale en Amérique latine enregistrés à l’ALADI entre 1980 et 2012

Tableau 2

Niveau Type Nombre

Régional Ouverture de marchés 3

Préférence douanière 1

Coopération scientifique et technologique 1

Coopération et échange de biens culturels 1

Élimination des obstacles techniques au commerce 11

Sous-régional Complémentarité économique 34

Renégociations d’accords historiques 2

Agricole 3

Promotion commerciale 15

Coopération scientifique et technique, tourisme, environnement 16

Accords avec l’Amérique centrale et la Caraïbe 18

Source : ALADI.

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Cette deuxième vague, qui se poursuit jusqu’à la fin des années 1980, est marquée par une crise du modèle ISI, elle-même exacerbée par la crise de la dette. Le Chili, qui a quitté le GRAN en 1976 et adopté une stratégie de promotion des exportations, constitue la nouvelle référence. Parallèlement, les régimes autoritaires ne sont guère enclins à poursuivre dans la voie de l’approfondissement de l’intégration, qui peut s ignif ier des partages ou abandons de souveraineté. I ls sont en revanche très performants dans le montage d’une politique régionale de répression (opération Condor).

À la fin des années 1980, l’Amérique latine adhère massivement au néo-libéralisme, déclenchant une troisième vague de régionalisme (V3) qui s’ incarne dans le MERCOSUR. Les États-Unis signent un accord de libre-échange avec le Mexique et le Canada (ALENA, 1992) et en propose l’élargissement au reste du continent, avec la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). Les accords historiques en Amérique centrale, dans la Caraïbe et dans la région andine sont renégociés en s’inspirant du « régionalisme ouvert », désormais prôné par la CEPALC.

La séquence qui s’ouvre est encourageante. La fin de la guerre froide voit une Amérique latine (presque) entièrement démocratisée renouer les fils du dialogue politique. La croissance économique est dopée par une dynamisation des échanges commerciaux intra-régionaux. L’ouverture est rapide et substantielle, avec des droits de douane moyens pour l’Amérique latine qui passent de 100 % au début des années 1980 à 30 % une décennie plus tard, et 10 % à l’orée des années 2000. Au sein du MERCOSUR, le commerce intra-régional explose, représentant 25,2 % du total en 1998 contre seulement 8,9 % en 1990. Pourtant, les progrès sont brutalement inter-rompus par les crises financières de la fin de la décennie : la dévaluation brésilienne de 1999 puis surtout la crise argentine de 2001 ramènent les échanges à leur niveau du début des années 1990.

Le tournant à gauche de l’Amérique latine, qui débute avec l’élection d’Hugo Chavez au Venezuela en 1998, met un terme à la période néolibérale. La gauche est porteuse d’un projet de relance du régionalisme qui ressuscite le structuralisme [ 26] de la CEPALC, sans complètement remettre en cause le régionalisme ouvert, dans un contexte de boom des exportations de matières premières à partir de 2003.

[ 26] Le courant structuraliste, qui a pris naissance dans les années 40 et 50, notamment en Amérique latine avec les travaux de la CEPALC et de Raúl Prebisch, se distinguait du courant néoclassique en remettant en cause le modèle d’équilibre général et sa capacité à assurer une allocation cohérente des ressources de production. Influencé par le keynésianisme, le courant structuraliste défendait l’idée d’une intervention de l’État dans la régulation économique et dans la correction des imperfections du marché.

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La V4 est marquée par une rivalité entre le Brésil et le Venezuela. Le président Lula hérite de la dynamique lancée par son prédécesseur F.H. Cardoso, qui a donné une orientation pragmatique aux projets régionaux, avec l'IIRSA. Lula accentue le virage sud-américain de la diplomatie brésilienne, et tente d’imposer un leadership utile à ses ambitions internationales. Il préside à la création de l’UNASUR et formalise un dialogue latino-américain, dans le cadre de la CELAC.

Hugo Chavez, de son côté, défend une vision post-libérale de l’intégration, conçue à l’origine comme une alternative à la ZLEA proposée par les États-Unis. L’alternative se transforme en Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), une fois la ZLEA enterrée. La proposition repose sur la mise à disposition de la richesse pétrolière vénézuélienne à des conditions financières généreuses, et le montage de dispositifs innovants de coopération internationale sur le modèle des « missions » constituant le fer de lance de la révolution bolivarienne. La dimension commerciale n’est pas totalement absente, mais elle est placée au service de l’intérêt commun. L’accord de libre-échange « pour les peuples » signé par le Venezuela, la Bolivie et Cuba en 2006 sert de modèle. Des entreprises publiques sont associées au sein de consortiums (empresas grannacionales) pour produire des biens de consommation (aliments par exemple) ou fournir des biens publics régionaux (éducation, santé, etc.). Les objectifs sociaux priment sur toute autre considération.

Au fil des années, l’ALBA se consolide en club politique autour du Venezuela chaviste. Sa politisation l’empêche d’attirer les « grands » pays gouvernés à gauche, tels que le Brésil, l’Argentine ou le Pérou récemment [ 27 ] . La disparation d’Hugo Chavez en 2013 fait planer un doute concernant l’avenir de ce groupe, mais il faut lui reconnaître une certaine influence dans la consolidation de l’UNASUR et de la CELAC. Hugo Chavez a toujours été un fervent défenseur d’une intégration profonde du continent. Il a œuvré pour que l’UNASUR se préoccupe de thématiques sociales, mais aussi de l’énergie et de la défense, et soit dotée d’institutions solides. Même s’il s’est souvent heurté au pragmatisme prudent des Brésiliens, il est indiscutable que la quatrième vague du régionalisme lui doit beaucoup.

Transcendant la polarisation politique du continent, tous les pays se retrouvent dans l’UNASUR dont l’agenda original, comme nous le verrons par la suite, est le produit de compromis et de réponses à des crises.

[ 27 ] Membres de l’ALBA : Antigua et Barbuda, Bolivie, Cuba, Dominique, Équateur, Nicaragua, Saint Vincent et Grenadines, Venezuela.

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La CELAC, de son côté, est souvent considérée comme une Organisation des États américains (OEA), une « OEA – 2 + 1 ». Organisation continentale sans les États-Unis et le Canada, mais avec Cuba qui, en 2013, en assume la présidence, la CELAC sym-bolise la déconnection croissante entre les États-Unis et le reste de l’Amérique latine. Il reste à voir comment la CELAC ajustera son agenda de travail à ceux des autres processus d’intégration régionale et évitera ainsi les empiètements et chevauche-ments.

Il convient enfin de noter que la V4 n’élimine pas totalement l’option classique du libre-échange. Outre le fait que de nombreux pays signent des accords bilatéraux avec les États-Unis [ 28 ] , ceux d’entre eux qui partagent la façade pacifique s’organisent pour dynamiser leur insertion dans la zone Asie Pacifique en créant l’Alliance du Pacifique (Chili, Pérou, Colombie, Mexique) [ 29 ] . L’AP apparaît de la sorte comme un « anti-MERCOSUR ». Alors que le Brésil et surtout l’Argentine rivalisent de mesures protectionnistes et se montrent réticents à négocier de nouveaux accords de l ibre-échange, les membres de l’AP sont engagés dans une dynamique d’ouverture commerciale effrénée.

L’Amérique latine apparaît ainsi divisée selon un axe Est-Ouest concernant la stratégie de développement économique et d’ouverture commerciale, mais elle sait faire preuve de maturité pour dialoguer au plan politique et elle se montre pragmatique lorsqu’elle aborde collectivement des sujets jusque-là délaissés tels que les infras-tructures et la défense.

1.2.2. Panorama des accords historiques

Cette partie dresse un bilan de l’évolution des trois grands accords sous-régionaux : Amérique centrale, zone andine et MERCOSUR. L’accent est placé sur l’agenda, le degré d’institutionnalisation et les échanges commerciaux.

L’Amérique centrale

L’isthme centraméricain présente la particularité d’avoir été réuni au sein d’une fédération au lendemain des indépendances. L’expérience a été de courte durée (1825-1839), mais plus qu’ailleurs dans le continent (même dans les pays marqués par

[ 28 ] Chili, Pérou, Colombie, Amérique centrale, République dominicaine.[ 29 ] Lors du sommet de l’AP de Cali le 23 mai 2013, le Costa Rica devient le cinquième membre, tandis que neuf pays obtiennent le statut d’observateurs (Équateur, El Salvador, France, Honduras, Paraguay, Portugal et République dominicaine).

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la geste bolivarienne), la quête de l’unité est gravée dans l’ imaginaire collectif. Toutefois, les initiatives politiques ont régulièrement échoué, tandis que dans les années 1960, la construction d’un marché commun, le MCCA a un temps été considérée comme un succès. Les années 1970 et surtout 1980 (crise économique, guerres civiles) ont ensuite été fatales à l’intégration régionale.

Les initiatives visant à résoudre les conflits (Sommet d’Esquipulas en 1986, Plan de paix Arias en 1987) enclenchent une dynamique de coopération qui permet de relancer l’intégration régionale. En 1991, les Centraméricains créent le SICA censé mettre en cohérence une grande diversité d’organisations régionales apparues à différentes époques. Durant les années 1990, l’agenda de l’intégration centraméricaine s’enrichit de nouveaux thèmes, avec la signature de traités innovants tels que l’Alliance pour le développement durable (1994), le Traité d’intégration sociale (1995) et le Traité de sécurité démocratique (1995). Le constat d’une excessive bureaucratisation (avec, par exemple, sept secrétariats localisés dans différents pays) et d’une absence de hiérarchisation des priorités conduit les présidents à solliciter la BID et la Commission économique pour l'Amérique latine (CEPAL) pour un travail d’évaluation et de formulation de recommandations. Le rapport BID-CEPAL (1997) est à l’origine d’une importante réforme, lancée en 1997, mais qui demeure inachevée. La réunification des secrétariats au sein d’un Secrétariat général à San Salvador, par exemple, est contrecarrée par la résistance de certains pays. Ainsi, le Secrétariat de l’intégration économique (SIECA), pendant longtemps le principal organe d’intégration de la région, ne quitte pas le Guatemala.

Le passage de l’ouragan Mitch, en 1998, est à l’origine d’une autre évolution importante : le rôle croissant de la coopération internationale, notamment de l’Union européenne, qui finance les institutions régionales, à un moment où les États membres du SICA négocient un accord de libre-échange avec les États-Unis (2003-2004).

Le SICA possède aujourd’hui un cadre institutionnel complexe, avec huit organes perma-nents, dix secrétariats et vingt-six organisations spécialisées (cf. tableau 3). Son agenda de travail est très diversifié, mais de plus en plus dépendants des ressources extérieures.

Concernant les échanges commerciaux, l’intégration centraméricaine fait figure d’exception en Amérique latine. La part des exportations centre-américaines destinées à la région a dépassé les 25 % dès la fin des années 1960. Les échanges ont par la suite souffert des crises mais, depuis les années 1990, ils ont augmenté très rapidement et l’Amérique centrale est revenue à des taux analogues à ceux des années 1970. Aucun autre processus d’intégration en Amérique latine n’a connu une telle réussite (cf. graphique 1).

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72[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Les institutionsTableau 3

Organes du SICA Secrétariats

Réunion des présidents Coordination éducative et culturelle

Conseil des ministres Intégration économique

Comité exécutif Conseil monétaire

Secrétariat général Conseil des ministres de l’économie et des finances

Réunion de vice-présidents Intégration touristique

Parlement Intégration sociale

Cour de justice Conseil des ministres de la santé

Comité consultatif Conseil des ministres de la femme

Environnement et développement

Agriculture

Source : auteur, sur la base de données officielles.

Source : auteur, sur la base de données officielles.

SICA : les échanges1Graphique

Montant des exportations intra-régionales Part des exportations intra-régionales

7 000

6 000

5 000

4 000

3 000

2 000

1 000

0

30 %

25 %

20 %

15 %

10 %

5 %

0 %

1960 1970 1980 1990 2000 2010

Mill

ions

USD

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

73 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

La Communauté andine (CAN)

Le GRAN compte en 1969 cinq membres : la Bolivie, le Chili, la Colombie, l'Équateur et le Pérou. En désaccord avec le régime des investissements, le Venezuela abandonne un temps les négociations et n’adhère finalement qu’en 1973. De son côté, le Chili se retire en 1976. Le modèle d’ouverture et de promotion des exportations mis en œuvre par les Chicago Boys qui entourent le général Pinochet est incompatible avec le régionalisme protectionniste et développementaliste du GRAN.

Le GRAN connaît donc des débuts difficiles. Par la suite, de multiples crises émaillent son histoire, au gré des nombreux changements politiques que connaît la région dans les années 1970 puis de la crise économique des années 1980. Pour autant, le GRAN ambitionne de devenir une union douanière et se dote d’institutions complexes, avec notamment une Junta (Secrétariat) aux traits supranationaux. L’agenda s’élargit, avec des accords (Convenios) dans les domaines de la santé ou de l’éducation.

En 1996, le Protocole de Trujillo, portant création de la CAN relance l’intégration andine sur de nouvelles bases. Au plan institutionnel, le processus se « présidentialise », et perd son caractère supranational. Le GRAN devient donc la CAN et opère un important changement paradigmatique. Le groupe tourne le dos au modèle struc-turaliste de substitution des importations pour épouser le régionalisme ouvert. L’agenda continue de s’élargir, avec des thèmes sociaux, culturels, énergétiques ou migratoires.

Dans les années 2000, la polarisation politique de la zone affecte sérieusement le processus d’intégration. Suite à l’échec du projet de la ZLEA, la Colombie et le Pérou signent un accord de libre-échange avec les États-Unis, rompant avec la discipline collective qu’implique l’appartenance à une union douanière. Le Venezuela décide alors en 2006 de quitter le groupe. En 2008, le bombardement par la Colombie d’une base des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) située en territoire équatorien provoque une crise diplomatique que la CAN se montre incapable de gérer. En 2012-2013, celle-ci se trouve écartelée entre les progrès de la convergence avec le MERCOSUR dans le cadre de l’UNASUR, et la naissance d’un projet concurrent, l’Alliance du Pacifique, qui voit deux pays andins, la Colombie et le Pérou, s’associer au Chili et au Mexique. La CAN est ainsi traversée par un clivage qui sépare le groupe des pays favorables au libre-échange (Colombie, Pérou) et ceux qui privilégient un agenda d’intégration post-commercial (Bolivie, Équateur).

Comme l’Amérique centrale, la CAN est un groupe doté d’une structure institution-nelle très fournie, avec trois organisations inter-gouvernementales, sept organismes communautaires et six instances de participation de la société civile(cf. tableau 4).

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74[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Les échanges commerciaux au sein de la CAN sont toujours restés marginaux, ne dépassant pas 7 % après quarante ans d’intégration. I ls ont toutefois beaucoup augmenté en volume et valeur, accompagnant l’ouverture des économies dans les années 1990-2000. L’atonie du commerce intra-zone explique le manque d’enthou-siasme politique des Andins à l’heure de perfectionner leur union douanière. Elle permet aussi de comprendre pourquoi les membres du groupe se tournent vers d’autres partenaires stratégiques, tels que les États-Unis (Colombie, Pérou) ou le MERCOSUR (Bolivie, Équateur) (cf. graphique 2).

Les institutions – Organes du Système andin d’intégrationTableau 4

Source : auteur, sur la base de données officielles.

Organisations inter-gouvernementales Conseil présidentiel

Conseil des ministres des Affaires étrangères

Commission

Organismes communautaires Secrétariat général

Parlement

Tribunal de justice

Banque de développement (CAF)

Fonds latino-américain de réserves (FLAR)

Organisme andin de santé

Université Simon Bolívar

Instances de participation de la société civile Conseil consultatif patronal

Conseil consultatif syndical

Conseil consultatif des peuples indigènes

Conseil consultatif des municipalités

Instance pour la défense des droits des consommateurs

Instance du peuple afro-descendant

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75 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Le Marché commun du Sud (MERCOSUR)

Le MERCOSUR naît d’une volonté de rapprochement politique entre l’Argentine et le Brésil , afin de défendre collectivement la démocratie naissante au milieu des années 1980. Ces intentions politiques sont toutefois rapidement abandonnées par les présidents néo-libéraux du début des années 1990 (Carlos Menem, Fernando Collor, Luis Alberto Lacalle). Le traité d’Asunción signé en 1991 par l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay est ambitieux quant au degré d’intégration visé (« marché commun ») et à l’espace géographique envisagé (le « Sud »). Les échanges commerciaux progressent très rapidement dans les années 1990, puis sont brutalement interrompus par les crises financières qui frappent le Brésil (dévaluation de 1999) et surtout l’Argentine (2001). Au plan politique et institutionnel, le MERCOSUR se développe peu. Les États membres sont soucieux d’éviter l’excessive institutionnalisation qui caractérise la CAN ou le SICA. Le Protocole d’Ouro Preto (1994) ne prévoit qu’un nombre limité d’organes. Pour autant, le MERCOSUR crée progressivement de nom-breuses organisations régionales et installe son Secrétariat général à Montevideo. Le Conseil du MERCOSUR (CMC) est à l’origine de nombreuses réunions ministérielles et groupes de réflexion, tandis qu’apparaissent au sein de l’organe exécutif, le Groupe du MERCOSUR (GMC), de nombreux sous-groupes de travail, réunions spécialisées

Source : auteur, sur la base de données officielles.

CAN : les échanges2Graphique

Montant des exportations intra-régionales Part des exportations intra-régionales

12 000

10 000

8 000

6 000

4 000

2 000

0

8 %

7 %

6 %

5 %

4 %

3 %

2 %

1 %

0 %

1969 1979 1989 20091999 2012

$ m

illio

ns

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76[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

ou groupes ad hoc, centrés sur des thèmes entrant progressivement à l ’agenda du MERCOSUR (communications, transports, environnement, santé, énergie, etc.) (cf. tableau 5).

Le MERCOSUR se caractérise par une profonde asymétrie économique et politique entre le Brésil et les autres États membres. Après la crise de 2001 puis l’arrivée au pouvoir de Lula, le Brésil se désintéresse quelque peu du MERCOSUR, tandis que l’Argentine recourt à des mesures protectionnistes pour freiner sa désindustrialisation. Le MERCOSUR est alors balloté par des crises récurrentes et ne retrouve plus sa dynamique économique des années 1990(cf. graphique 3).

En 2006, le MERCOSUR accueille le Venezuela. L’adhésion est longtemps retardée par le Paraguay, jusqu’à ce que ce pays soit suspendu du MERCOSUR, en application de la clause démocratique sanctionnant le coup d’État de 2012 contre le président Lugo. D’autres pays andins envisagent de rejoindre le MERCOSUR (Bolivie, Équateur), contribuant de fait à la convergence entre la CAN et le MERCOSUR au sein de l’UNASUR.

MERCOSUR : les institutionsTableau 5

Organes Composition

Conseil du marché commun (CMC) 15 réunions de ministres, 8 groupes, haut représentant du MERCOSUR, Commission de représentants permanents, Institut de formation, Observatoire de la démocratie, Commission de coordination des ministres des affaires sociales, Forum de consultation politique, Réunion des autorités en matière de droits de l’homme

Groupe du marché commun (GMC) 5 groupes, 17 sous-groupes de travail, 15 réunions spécialisées, 11 groupes ad hoc, Observatoire du marché du travail, Forum consultatif des collectivités locales, Conseil d’administration du Fond de convergence, Commission sociale et du travail, Comité automobile

Commission du commerce 8 comités techniques

Parlement 10 commissions

Forum consultatif économique et social 4 sections nationales

Secrétariat

Tribunal permanent de révision 5 arbitres titulaires

Tribunal administratif et du travail

Centre de promotion de l’État de droit

Source : auteur, sur la base de données officielles.

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77 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Bilan des accords historiques

Le bilan d’un demi-siècle d’intégration régionale en Amérique latine fait apparaître six grandes faiblesses.

1. Instabilité et crises fréquentes. Il y a des raisons théoriques de penser que les processus d’intégration avancent le plus souvent par secousses ou cycles (Corbey, 1995 ; Dabène 2012). L’Amérique latine ne fait pas exception. Les crises y sont toutefois d’une telle gravité qu’elles conduisent les acteurs à s’interroger sur la survie même de leur processus d’intégration. Les responsables politiques ne se prononcent jamais pour une dissolution d’un accord, optant le plus souvent pour une totale indifférence. La CAN a ainsi été « enterrée » à peu près tous les dix ans depuis les années 1970. Le MERCOSUR a soigneusement évité de célébrer son dixième anniversaire, tant la crise argentine semblait le condam-ner. Ces crises sont pourtant invariablement suivies de relances, plus ou moins vigoureuses. L’intégration en Amérique latine est résiliente en dépit des crises, et consistante malgré son instabilité (Dabène, 2009).

2. Faible interdépendance commerciale. L’intégration économique latino-américaine est très largement la chronique d’un échec. Des raisons structurelles liées au modèle de développement peuvent l’expliquer. Le projet cépalien a bien tenté

Source : auteur, sur la base de données officielles.

MERCOSUR : les échanges3Graphique

Montant des exportations intra-régionales Part des exportations intra-régionales

50

40

30

20

10

0

30 %

25 %

20 %

15 %

10 %

5 %

0 %

1991 1994 1998 2002 2006 2010

Mill

ions

USD

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

78[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

de rompre dans les années 1960 avec la dépendance du continent vis-à-vis de ses exportations. Il a échoué, sans avoir été complètement mis en œuvre. La logique extravertie du libre-échange qui s’est imposée voue l’Amérique latine à d’amères désillusions concernant l’intégration, car les échanges intra-zones ne progressent guère.

3. Asymétries croissantes. L’intégration régionale en Amérique latine a creusé les inégalités entre États. Là encore, le modèle cépalien de la complémentarité industrielle était censé hisser les pays de moindre développement relatif au niveau de leurs partenaires. Il n’a pas été appliqué, ou très partiellement en Amérique centrale. De la guerre entre le Salvador et le Honduras de 1969 à la mauvaise humeur récurrente de l’Uruguay et du Paraguay au sein du MERCOSUR, la problématique de l’inégale distribution des gains du libre-échange est au cœur des crises de l’intégration. Le Fonds de convergence structurelle du MERCOSUR (FOCEM) représente une timide mais louable tentative pour soutenir les régions les plus pauvres de la zone.

4. Faible institutionnalisation. Les processus d’intégration en Amérique latine se sont dotés d’un agenda de travail très large, mais leurs capacités institutionnelles sont faibles. Le SICA, la CAN et le MERCOSUR possèdent de nombreux organes, mais leurs moyens sont dérisoires, et surtout leur capacité décisionnelle, quasiment nulle. Les processus demeurent inter-gouvernementaux, ne laissant que peu de marges aux organes communautaires. Des fenêtres d’opportunité peuvent toutefois s’ouvrir, à la faveur d’une configuration politique régionale spécifique qui peut être exploitée par les institutions ou les acteurs des systèmes d’intégration. L’Amérique centrale des années 2000 a ainsi vu certains de ses Secrétariats devenir des entrepreneurs d’intégration appuyés par la coopération internationale (Parthenay, 2013).

5. Géométrie variable. Le nombre et les types d’accords se sont multipliés en Amérique latine, suscitant des chevauchements et enchevêtrements complexes (cf. tableaux 2 et 6). Depuis les années 1990, l’ALADI s’emploie à faire converger les différents accords (Dabène, 1998). Elle a assez largement échoué. Les super-positions institutionnelles provoquent des incohérences qui entravent la gou-vernance régionale. Au plan commercial, le fameux spaghetti bowl, inhérent à la logique du régionalisme ouvert, est aggravé par l’instabilité des engagements en matière d’ouverture commerciale.

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79 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

6. Influences/dépendance extérieure. Dans les années 1950-1960, la CEPAL et son secrétaire général Raúl Prebisch ont été à l’origine d’une théorie qui a influencé toute une génération d’accords d’intégration dans le monde en développement. Pour autant, le modèle cépalien a d’emblée été concurrencé par la conception nord-américaine centrée sur le libre-échange. La rivalité entre les paradigmes structuraliste et néo-classique explique en grande partie le caractère hybride des accords signés dans les années 1960 (MCCA, ALALC). Dans les années 1970, l’Europe commence à exporter son « modèle » d’intégration, tant dans sa composante économique (union douanière) que politique (forte institutionnalisation avec des traits supranationaux). Lorsque l’Amérique latine se convertit au régionalisme ouvert, elle entre dans le rang de l’orthodoxie, mais elle est toujours soumise aux influences croisées et souvent concurrentes de l’Europe et des États-Unis. L’Europe finance les institutions communautaires en Amérique centrale, dans les Andes et dans le MERCOSUR, tandis que les États-Unis tâchent d’imposer l’agenda et le niveau de discipline de l’ALENA dans le cadre de la ZLEA. Ces influences extérieures ont tendance à décharger les États-membres de leur responsabilité en matière d’engagement collectif.

Au regard des faiblesses indiquées ci-dessus, la quatrième vague d’intégration semble se démarquer des trois précédentes. En s’engageant dans un agenda de travail « post-commercial », l’ALBA, l’UNASUR et la CELAC ne s’exposent pas aux déconvenues des accords historiques. De leur côté, les pays défendant l’option libre-échangiste ont pris le parti de se tourner vers l’extérieur, en signant des accords de libre-échange avec les États-Unis ou en formant une Alliance du Pacifique destinée à approfondir l’insertion des économies dans la zone Asie Pacifique.

Les niveaux d’accords d’intégration régionale en Amérique latineTableau 6

Niveaux Exemples

Source : auteur.

Bilatéral Brésil/Mexique

Bi-multilatéral MERCOSUR/Mexique

Trilatéral Uruguay-Paraguay-Bolivie (URUPABOL)

Régional MERCOSUR, CAN, SICA, CARICOM, ALBA

Transrégional Alliance du Pacifique (Mexique, Colombie, Pérou, Chili)

Méga-régional UNASUR, CELAC

Inter-régional CELAC-Union européenne

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

80[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Le pragmatisme qui s’est imposé dans le continent permet d’envisager la géométrie variable non comme le produit d’engagements collectifs non tenus, mais plutôt comme la réponse à une volonté de lancer des « coopérations renforcées » à l’européenne. Cette flexibilité s’accompagne d’un agenda innovant, conçu avec un souci de production de biens publics régionaux (infrastructures, sécurité, énergie, etc.). Les initiatives dénotent aussi une claire volonté d’autonomie de l’Amérique latine, qui rappelle le latino-américanisme de la seconde moitié des années 1960. En dépit de sommets inter-régionaux périodiques, l’Amérique latine est de plus en plus déconnectée des États-Unis et de l’Europe.

I l convient pour autant d’apprécier les changements à l ’aune du contexte très particulier des années 2000-2010. L’UNASUR est notamment le produit d’efforts visant à résoudre des crises.

L’UNASUR : le poids du contexte

Entre le premier sommet sud-américain de Brasilia en 2000, celui de 2004 qui crée la Communauté sud-américaine des nations (CSN) et le traité de l’UNASUR signé en 2008 dans la même capitale brésilienne, l’agenda d’intégration a évolué de façon substantielle (cf. tableau 7).

Ainsi, par exemple, le commerce a été abandonné, tandis que la défense est venue s’ajouter tardivement. Une telle évolution ne peut s’expliquer qu’en référence au contexte. Trois illustrations en sont fournies, à propos du commerce, de la démocratie et de la défense.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

81 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

L’UNASUR et le commerce

Comme souligné plus haut, le commerce a toujours été le principal moteur (et la faiblesse) de la CAN et du MERCOSUR. L’objectif de créer une union douanière a été réitéré à maintes reprises. Toutefois, la proposition des États-Unis d’une ZLEA en 1994 change la donne. L’Amérique latine se voit contrainte de se préparer à une délicate négociation. La région n’est pas prête (Hufbauer et Schott, 1994), et les ajustements nécessaires s’annoncent douloureux.

Source : auteur, à partir des déclarations finales et plans d’action.

Thèmes à l’agenda de trois sommets sud-américains [30]Tableau 7

Agenda 2000 2004 2008 Conseils de l’UNASUR

Démocratie X X X Conseil électoral (CE, 2012)

Commerce X X

Infrastructure X X X Infrastructure et Planification (COSIPLAN, 2009)

Drogues X X Conseil pour le problème mondial des drogues (CSPMD, 2010)

Science

X

X

X

Éducation, science, technologie et innovation (COCECCTI, 2009) Divisé en 2012 en 3 conseils : Éducation (CSE), Culture (CSC) Science, Technologie et Innovation (CSCTI)

Énergie X X Énergie (CES, 2007)

Développement social X Développement Social (CSDS, 2009)

Économie/Finance X Économie et Finance (CESF, 2010)

Défense X Défense (CDS, 2008)

Santé X Santé (CSS, 2008)

Sécurité X Sécurité citoyenne, justice et coordination d’actions contre la délinquance transnationale organisée (CES, 2012)

[ 30 ] Le traité de l’UNASUR en 2008 prévoit de nombreux autres domaines de coopération. Seuls ceux qui font l’objet de la création d’un Conseil ministériel ont été mentionnés.

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82[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Dès 1992, à l’occasion du 6e sommet du Groupe de Rio [ 31 ] , l’Amérique latine se féli-cite de la conclusion de la négociation de l’ALENA et se propose d’accélérer la conver-gence de ses accords d’intégration. L’année suivante, lors du 7e sommet, le président brésilien Itamar Franco lance l’idée d’une Zone de libre-échange sud-américaine (ALCSA).

Entre 1996 et 1998, des négociations s’engagent, aboutissant à la signature d’un accord-cadre entre la CAN et le MERCOSUR. L’ALCSA n’est toutefois encore qu’un horizon lointain. Parallèlement, les négociations pour la ZLEA n’avancent guère plus.

La campagne électorale aux États-Unis voit alors le candidat Georges Bush Jr. annoncer qu’en cas de victoire, il se ferait fort d’obtenir un mandat parlementaire pour négocier (fast track) la ZLEA. Quelques jours plus tard, le 31 août 2000, le président brésilien Fernando Henrique Cardoso accueille ses collègues sud-américains pour un sommet historique en leur faisant part de la nécessité d’accélérer la création de l’ALCSA.

Les divisions politiques du continent, qui s’affirment au fur et à mesure que le tournant à gauche prend de l’ampleur, et les tergiversations des débats parlementaires aux États-Unis, expliquent un certain enlisement. Il faut deux ans au Congrès américain pour voter deux lois importantes : le Farm bill et le Trade act. La première fixe le montant des subventions agricoles fédérales à un niveau sans précédent, tandis que la deuxième exclut la possibilité pour l’administration américaine de consentir des baisses de droits de douane sur des produits sensibles (produits laitiers, fruits, légumes, viande, vin, tabac, coton, etc.). Les exportateurs latino-américains, tout spécialement le Brésil, perdent alors tout intérêt à poursuivre la négociation pour la ZLEA. Pour autant, en 2002, l’Amérique latine n’est politiquement pas en mesure d’apporter une réponse collective à ce tournant. Le Brésil est en campagne électorale, le Venezuela est absorbé par les suites du coup d’État qui a écarté Hugo Chavez du pouvoir pendant deux jours, l’Argentine se remet difficilement de la crise de 2001, avec un président, Eduardo Duhalde, chargé de terminer le mandat de Fernando de la Rúa. Seul le président péruvien Alejandro Toledo se montre actif en matière d’intégration régionale.

[ 31 ] Le Mécanisme permanent de concertation et consultation politique, autrement appelé Groupe de Rio, s’est formé en 1986 sur la base d’une fusion entre le Groupe de Contadora (Colombie, Mexique, Panama, Venezuela) et le Groupe d’appui à Contadora (Argentine, Brésil, Pérou, Uruguay). Ces groupes s’étaient constitués pour offrir une médiation dans le conflit centre-américain des années 1980. Le Groupe de Rio s’est ensuite élargi à toute l’Amérique latine.

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83 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Réunis en sommet à Guayaquil, les présidents sud-américains critiquent le protec-tionnisme des États-Unis et de l’Union européenne et s’entendent sur la nécessité de conclure les négociations CAN-MERCOSUR. De leur côté, les États-Unis signent un accord de libre-échange avec le Chili , démontrant leur volonté d’étendre le modèle ALENA sur une base bilatérale.

En 2003, le nouveau président brésilien Lula lance une série d’initiatives à l’échelle mondiale. Le thème commercial figure en bonne position dans son agenda de priorités. Lula part en guerre contre les subventions agricoles des pays riches et fait notamment échouer le sommet de Cancún de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il cherche alors d’autres partenaires, notamment en Afrique et dans le monde arabe. En Amérique du Sud, il poursuit la politique de son prédécesseur Cardoso en soutenant le développement d’infrastructures. Un accord est finalement signé entre la CAN et le MERCOSUR, tandis que la négociation pour la ZLEA est paralysée. Les États-Unis ouvrent alors des négociations avec l’Équateur, la Colombie et le Pérou en mai 2004.

À l’occasion du sommet sud-américain de Cuzco (décembre 2004), où est créée la CSN, puis lors du premier sommet de la CSN (Brasilia, septembre 2005), les présidents s’assignent toujours comme objectif de créer une zone de libre-échange. Un différend surgit pourtant concernant l’agenda et l’institutionnalisation de la CSN. Le Venezuela souhaite des institutions fortes et un agenda élargi aux thèmes sociaux, tandis que le Chili réclame un calendrier resserré de négociations commerciales. Le Brésil, comme souvent, se pose en rassembleur.

Le sommet des Amériques de Mar del Plata (novembre 2005) enterre le projet de ZLEA, ce qui laisse l’Amérique du Sud divisée. Un mois plus tard, la CSN crée une Commission de réflexion stratégique (CRS), qui élabore un document intitulé « Un nouveau modèle d’intégration. Vers l’Union sud-américaine de nations ». Examiné lors du sommet de Cochabamba (décembre 2006), il jette les bases d’un changement de paradigme, posant que le « nouveau modèle d’intégration ne peut pas être basé uniquement sur les relations commerciales ». Le « nouveau modèle » ambitionne toutefois toujours de construire une zone de libre-échange, tout en insistant sur la coopération dans le domaine culturel, social et politique.

La vague d’élections de 2005-2006 se traduit par une polarisation politique accentuée qui ne facilite pas la convergence MERCOSUR-CAN. Chavez et Lula sont facilement réélus et Rafael Correa fait entrer l’Équateur dans le club des pays gouvernés à gauche. Au Pérou, en revanche, Alan García s’impose face à Ollanta Humala, le candidat soutenu par Chavez. Le Pérou ne participe pas au sommet de la CSN de Margarita

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84[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

(avril 2007) et, en septembre, Alan García propose de créer un « Arc du Pacifique » afin de faciliter l’insertion des pays favorables au libre-échange avec la zone Asie-Pacifique.

Comme nous le verrons par la suite, l’année 2008 voit un climat de guerre froide s’installer dans les Andes. Le Brésil insiste pour qu’un traité soit signé, donnant naissance à l’UNASUR. Celle-ci n’inclut pas l’ALCSA parmi ses objectifs, ce qui incite de nombreux analystes à évoquer un traité « post-commercial ». L’UNASUR n’est pourtant « post-commercial » que par défaut. L’ALCSA a cessé d’être nécessaire à l’Amérique du Sud lorsque la ZLEA s’est enlisée. Le groupe des pays favorables au libre-échange, pour sa part, dispose d’une alternative plus attrayante (accord de libre-échange avec les États-Unis et Arc du Pacifique), ce qui achève de les convaincre de signer le traité de l’UNASUR. De plus, l’option de la convergence CAN-MERCOSUR reste ouverte. En d’autres termes, l’agenda non-commercial de l’UNASUR doit plus au contexte qu’à une option idéologique imposée par le camp de la gauche radicale.

L’UNASUR et la défense

Le Traité inter-américain d’assistance réciproque (TIAR) ou Traité de Rio (1947) et la domination politique exercée par les États-Unis sur le continent pendant la période de guerre froide ont fortement limité les marges de manœuvre de l’Amérique latine en matière de défense. Le sous-continent s’est contenté de déclarations, au demeurant importantes, à l’image du traité de Tlatelolco de 1967, qui fait de l’Amérique latine une zone dénucléarisée. Dans les années 1990, l’Amérique centrale adopte un Traité de sécurité démocratique (1995) et le MERCOSUR puis la CAN s’érigent en zones de paix. Pour autant, l’Amérique du Sud en démocratie n’a pas engagé de coopération militaire, avant de participer à la Mission de l’ONU pour la stabilisation en Haïti, à partir de 2004 [ 32 ].

Au début des années 2000, l’implication des États-Unis dans la militarisation de la lutte contre la drogue en Colombie provoque une rupture. Le président Bill Clinton promulgue le Plan Colombie le 22 août 2000 et se rend à Bogota le 30 août pour témoigner de son engagement. Le lendemain, le premier sommet sud-américain de Brasilia s’inquiète d’une possible militarisation du continent.

Après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le président Georges Bush redéfinit sa politique de soutien à la Colombie en termes de lutte contre le terrorisme. En 2002, l’administration américaine prévoit pour la première fois une aide militaire

[ 32 ] À laquelle participent l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, l’Équateur, le Guatemala, le Paraguay, le Pérou et l’Uruguay.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

85 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

à la Colombie déconnectée de toute préoccupation de lutte contre le narcotrafic, ce qui convertit ce pays en relais de la guerre contre le terrorisme en Amérique du Sud. Ses voisins s’en inquiètent d’autant plus que le coup d’État contre Chavez en 2002 n’est pas condamné par les États-Unis. Le pays de la révolution bolivarienne agite le spectre d’une agression militaire orchestrée par les États-Unis, et le Brésil dénonce de possibles atteintes à sa souveraineté dans la région amazonienne. En réaction, le deuxième sommet sud-américain (juillet 2002) déclare l’Amérique du Sud zone de paix.

En 2003, le nouveau président brésilien Lula crée un Conseil stratégique qui publie l’année suivante d’importants documents concernant la défense du pays. La réflexion prospective envisage un scénario de défense collective en Amérique du Sud pour faire face à de nouvelles menaces contre la sécurité. Le Brésil engage alors un dialogue avec ses voisins, d’abord dans le cadre du MERCOSUR où il propose de créer un secrétariat pour les affaires militaires. En 2006, l’Organisation de coopération ama-zonienne [ 33 ] tient sa première réunion de ministres de la défense, afin de réfléchir à des stratégies coordonnées face au crime organisé. Le Brésil met à disposition de ses partenaires son système de surveillance de la forêt amazonienne. Inaugurant son deuxième mandat, Lula franchit une étape supplémentaire en évoquant la nécessité d’un Conseil de défense sud-américain.

Dans ce contexte, le bombardement par l’armée colombienne d’un camp des FARC en territoire équatorien le 1er mars 2008 constitue un nouveau tournant. Une concertation sur les questions de défense apparaît urgente, et le Brésil redouble d’efforts pour faire accepter son projet. Le ministre de la défense Nelson Jobim fait une présentation devant le Conseil interaméricain de défense le 22 mars, puis il se rend tour à tour dans tous les pays d’Amérique du Sud. Seule la Colombie se montre réticente, réclamant comme préalable à toute coopération militaire que ses voisins qualifient les FARC de groupe terroriste. L’enjeu est bien de légitimer l’attaque du 1er mars, en la considérant comme une frappe préventive dans le cadre de la guerre contre le terrorisme que mène l’administration Bush.

En avril 2008, les États-Unis réactivent leur quatrième flotte, vouée à opérer autour de l’Amérique centrale et du Sud, ce qui suscite des réactions d’indignation et de colère. Lorsque le traité de l’UNASUR est signé le 28 mai 2008 à Brasilia, les Sud-américains créent un groupe de travail sur les questions militaires.

[ 33 ] Le Traité de coopération amazonienne est signé en 1978 par la Bolivie, le Brésil, la Colombie, l’Équateur, la Guyana, le Pérou, le Suriname et le Venezuela, afin de protéger les ressources naturelles. L’Organisation du traité de coopération amazonienne (OCTA) est créée en 1998.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

86[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Dans les mois qui suivent, un débat oppose les tenants d’une ligne dure à l’égard des États-Unis (Venezuela, Bolivie) à ceux qui se montrent plus conciliants (Brésil, Chili). Le contenu de la coopération militaire est arrêté en décembre, avec la création du Conseil de défense sud-américain (CDS). Les pays s’entendent pour réfléchir à une « identité sud-américaine de défense ». Le Plan d’action, adopté en mars 2009, com-prend quatre grands thèmes : politiques de défense et coopération militaire, assistance humanitaire et missions de maintien de la paix, industrie et technologie militaire, éducation et formation.

Le nouvel esprit de la coopération est immédiatement soumis à un test, lorsque la presse révèle un accord militaire entre la Colombie et les États-Unis, concernant la mise à disposition de bases aériennes en territoire colombien. L’opposition violente entre Hugo Chavez et Alvaro Uribe contraint le CDS à infléchir son programme de travail et à mettre l’accent sur la confiance mutuelle, les achats d’armes et les accords de coopération avec des puissances extra-régionales. Le calme revient dans la région en 2010 lorsque la Cour constitutionnelle colombienne invalide l’accord militaire avec les États-Unis. L’élection de Juan Manuel Santos à la présidence permet de renouer le dialogue avec le Venezuela.

Le thème de la défense a bien été ajouté à l’agenda des discussions en Amérique du Sud à l’initiative du Brésil, soucieux de coopérer avec ses voisins pour faire face à des menaces et affirmer son leadership. Le Brésil serait sans doute parvenu à convaincre ses partenaires de l’importance de créer un organisme sud-américain de défense. Mais la crise colombienne et le rôle joué par les États-Unis ont accéléré la création du CDS et ont affecté son programme de travail. Le CDS adopte notamment cinq séries de mesures susceptibles de générer un climat de confiance dans la région (cf. tableau 8).

Enfin, la réticence de certains militaires de se voir mêlés à des opérations de lutte contre le narcotrafic, conduit l’UNASUR à séparer les thèmes de la défense et de la sécurité. Fin 2012, un Conseil ministériel est créé pour les questions de sécurité.

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87 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

L’UNASUR et la démocratie

Comme souligné plus haut, la défense de la démocratie a été à l’origine du rapproche-ment entre l’Argentine et le Brésil au milieu des années 1980. Le thème est oublié par les rédacteurs du traité d’Asunción de 1991 qui crée le MERCOSUR, mais il se rappelle aux États membres à l’occasion de la tentative de coup d’État au Paraguay en 1996. Deux ans plus tard, une clause démocratique est adoptée par le MERCOSUR, prévoyant la suspension d’un État membre victime d’un coup d’État. La CAN adopte une clause similaire peu de temps après.

Les mesures prises par le CDSTableau 8

Source : UNASUR-CDS.

Échange d’informations et transparence Systèmes de défense

Budgets de la défense

Activités intra et extra régionales Mécanisme de notification de manœuvres, déploiements, exercices

Mécanisme de notification d’exercices avec des pays régionaux ou extra régionaux

Invitation d’observateurs

Mécanisme de communication entre Forces armées

Mesures dans le domaine de la sécurité Échange d’informations

Mesures pour prévenir la présence ou l’action de groupes armés

Mesures pour la prévention, le combat et la sanction d’actes de terrorisme

Garanties Proscription de l’utilisation ou de la menace de l’utilisation de la force

Garantie de préservation de l’Amérique du Sud comme zone dénucléarisée

Clause concernant la mise en œuvre d’accords de coopération en matière de défense

Garantie de non utilisation des accords de coopération contre la souveraineté

Mise en œuvre et vérification Mécanisme volontaire de visites aux installations militaires

Programmes de contacts et coopération militaire

Suivi de la situation dans les zones frontalières

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88[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Dans les mois qui précèdent la tenue du premier sommet sud-américain de 2000, la stabilité et la qualité de la démocratie sont motifs de préoccupation. Le 21 janvier, le président équatorien Jamil Mahuad est renversé. Quelques semaines plus tard, Alberto Fujimori se fait élire pour la troisième fois au Pérou, à la suite d’élections entachées de fraude. Il renonce finalement en septembre. En Bolivie, les autorités déclarent l’état de siège afin de faire face aux mobilisations sociales, tandis que le président paraguayen Luis González Macchi survit à une tentative de renversement.

La défense de la démocratie est donc un des thèmes prioritaires du sommet de 2000. Les chefs d’État décident de n’inviter à leurs futurs sommets que des pays démo-cratiques, et les diplomates brésiliens s’emploient à étendre à tout le continent la clause démocratique du MERCOSUR.

Là encore, les événements politiques se précipitent et affectent l’agenda et le contenu des négociations. Fin 2001, l’Argentine entre en crise. Trois présidents se succèdent en quelques jours. Le 12 avril 2002, Chavez est écarté du pouvoir, avant de reprendre triomphalement ses fonctions. En conséquence, les deuxième et troisième sommets sud-américains (2002, 2004) accordent une grande importance à la démocratie. Pour autant, les États membres n’adoptent pas de clause démocratique. Dans les années 2005-2008, le thème disparaît même des plans d’action, alors que le président équa-torien Lucio Gutiérrez est déchu en avril 2005. Le traité de l’UNASUR de 2008 ne comprend pas de clause démocratique.

Deux nouvelles crises sont à l’origine de l’évolution de l’agenda. Quelques mois après la signature du traité de l’UNASUR, les tensions sécessionnistes en Bolivie aboutissent à des affrontements et un massacre de paysans le 11 septembre. Le Chili, en sa qua-l ité de président temporaire de l ’UNASUR, réunit un sommet d’urgence qui débouche sur une déclaration prenant vigoureusement la défense du président Evo Morales. L’UNASUR décide de « ne pas reconnaître une situation qui implique un coup d’État ou une rupture de l’ordre institutionnel ». Deux ans plus tard, alors que l’Équateur exerce la présidence de l’UNASUR, Rafael Correa est confronté à une mutinerie de la police. L’UNASUR réagit une nouvelle fois dans l’urgence (Sommet de Buenos Aires), menaçant de sanctions tous les auteurs potentiels de coups d’État. Dans la foulée, le sommet de Georgetown de novembre 2010 adopte un « Protocole additionnel au traité de l’UNASUR sur l’engagement démocratique ».

La clause démocratique de l’UNASUR est exceptionnelle. Son champ d’application comprend non seulement les cas de « rupture de l’ordre démocratique », mais aussi ceux de « violation de l’ordre constitutionnel et de toute situation qui menace l’exercice légitime du pouvoir et les valeurs et principes de la démocratie ». De plus, les sanctions

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89 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

prévues vont au-delà de la suspension. L’UNASUR peut décider d’appliquer des sanctions économiques et même de fermer les frontières.

Une telle sévérité s’explique par une curieuse convergence entre la droite latino-américaine (notamment au Sénat chilien), pensant pouvoir un jour utiliser cette clause contre le Venezuela de Chavez, et la gauche radicale (notamment au Venezuela et en Équateur), cherchant à se défendre de tentatives de déstabilisation.

La détermination de l’UNASUR en matière de défense de la démocratie ne tarde pas à être mise à l’épreuve. En juin 2012, un coup d’État emporte le président paraguayen Fernando Lugo. La réaction du MERCOSUR et de l’UNASUR est rapide. Le Paraguay est suspendu des deux groupes, mais aucune sanction n’est appliquée, et le pays se montre sourd à toute injonction de retour rapide à la démocratie.

La défense de la démocratie est un thème récurrent de l’intégration régionale en Amérique latine depuis les années 1990. Toutefois, comme pour la coopération militaire, des événements politiques imprévus suscitent une réaction de la part de l’UNASUR. Sa capacité à résoudre des crises affecte le contenu de son agenda.

Un premier bilan de l’UNASUR

L’incapacité de l’UNASUR à rétablir la démocratie au Paraguay en 2012 ne doit pas surprendre. Le Honduras avait créé un précédent en 2009. Exclu de l'OEA et du SICA à la suite du renversement du président Manuel Zelaya, le Honduras a résisté à toutes les pressions internationales. L’élection présidentielle de novembre 2009 avait « normalisé » la situation. Au Paraguay en 2012, l’UNASUR n’a pas appliqué les sanctions prévues par son protocole, faute d’un accord unanime sur le sujet. Et comme au Honduras, les élections d’avril 2013 ont normalisé la situation. La démocratie ne peut tout simplement pas être aisément défendue par des instruments internationaux.

L’UNASUR se montre en revanche plus performant dans d’autres domaines. Celui des infrastructures mérite une mention particulière.

Lors du premier sommet sud-américain de 2000, le président Fernando Henrique Cardoso fait preuve de pragmatisme. Souhaitant faire avancer concrètement l’inté-gration, il suggère de lancer une vaste initiative dans le domaine des infrastructures de nature à faciliter le commerce, et incidemment servir les intérêts des grandes entreprises brésiliennes. En quelques années, l’IIRSA accumule les réalisations en matière de transport, énergie et télécommunication. Dix grands axes transversaux sont dessinés qui doivent ouvrir des voies commerciales jusque-là sous-exploitées.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

90[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

En 2011, l’IIRSA est incorporée à l’UNASUR en tant que forum technique dans le COSIPLAN. Le Brésil se trouve au centre d’un réseau complexe de réalisations qui dynamise l’économie de nombreuses régions enclavées (cf. Carte 2), mais qui a aussi généré des résistances de la part d’organisations de défense de l’environnement.

L’IIRSA est parvenue à développer ses projets dans un environnement institutionnel passablement dépouillé. Il restera à voir si son incorporation à l’UNASUR affectera son fonctionnement.

Au plan institutionnel, l’UNASUR n’est dotée que de quatre organes [ 34 ] (cf. tableau 9), ce qui reflète une volonté d’éviter une bureaucratisation excessive. Douze conseils ministériels ont été créés (cf. tableau 7) et d’autres sont en projet (notamment sur les droits de l’homme). Chacun de ces conseils peut donner lieu à la création d’institutions, ce qui à l’avenir rapprochera l’UNASUR de l’expérience du MERCOSUR décrite plus haut. Ainsi, le Conseil de la santé, créé en 2008, comprend trois ans plus tard un Comité coordinateur, un secrétariat pro tempore, cinq groupes techniques, cinq réseaux et un Institut sud-américain de gouvernance de la santé basé à Rio de Janeiro [ 35 ].

Piloté par une présidence pro tempore d’une durée d’un an, assistée par un secrétariat général basé à Quito (cf. tableau 10), le processus est soumis aux aléas politiques du continent. La relation entre le secrétariat et la présidence est susceptible d’affecter la dynamique du processus. L’UNASUR a peiné pour désigner son premier secrétaire général. L’ancien président équatorien, Rodrigo Borja, nommé secrétaire général de la CSN lors du sommet de 2007, démissionne avant la signature du traité de l’UNASUR en 2008, au motif que cette organisation ne remplace pas le MERCOSUR et la CAN mais se superpose aux accords existants. Il faudra ensuite deux ans pour s’entendre sur un nouveau titulaire, la nomination de Nestor Kirchner ayant été longtemps bloquée par l’Uruguay. L’UNASUR rencontre à nouveau des difficultés lorsqu’il s’agit de désigner un successeur à Kirchner, décédé en octobre 2010. La vacance du secrétariat général en 2011 correspond à la présidence du Guyana, qui dispose de ressources humaines limitées pour animer l’ensemble des Conseils. De fait, le Brésil assiste large-ment ce pays et conforte ainsi son emprise sur le processus d’intégration.

[ 34 ] Le Traité de 2008 prévoit aussi la création d’un Parlement, dont le siège doit être Cochabamba (Bolivie), et un dispositif de participation citoyenne.[ 35 ] Secretaría general de UNASUR, Proceso de consolidación UNASUR. Memoria anual 2011-2012.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

91 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

La formule retenue finalement, d’une secrétaire générale colombienne suivie d’un Vénézuélien, chacun occupant le poste pendant un an, ne permet guère au Secrétariat général de se consolider.

UNASUR : les institutionsTableau 9

Organes Fonctions

Source : Traité (2008) et Règlement général (2012) de l’UNASUR.

Conseil de chefs d’état et de gouvernement Fixer les grands objectifs politiques

Créer des conseils ministériels

Arrêter des décisions sur la base des propositions du conseil des ministres des Affaires étrangères

Conseil des ministres des Affaires étrangères Adopter des résolutions pour mettre en œuvre les décisions

Proposer des projets de décisions

Coordonner les positions

Développer le dialogue politique

Réaliser un suivi et une évaluation du processus

Adopter le programme annuel d’activités

Adopter le budget

Créer des groupes de travail

Conseil de délégués Mettre en œuvre les décisions et résolutions

Élaborer des projets de décisions et résolutions

Coordonner les activités de l’UNASUR avec celles des autres processus d’intégration

Secrétariat général Proposer des initiatives

Préparer et présenter le rapport annuel

Préparer le projet de budget

Préserver et approfondir la dimension politique de l’UNASUR

Renforcer l’identité de l’UNASUR dans ses relations extérieures

Appuyer la Présidence dans l’élaboration de l’agenda

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

92[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

UNASUR : Présidence et SecrétariatTableau 10

Présidence Secrétaires généraux

Source : auteur.

Chili : Mai 2008 – Août 2009

Équateur : Août 2009 – Novembre 2010 Nestor Kirchner (Argentine) : Mai – Octobre 2010

Guyana : Novembre 2010 – Octobre 2011

Paraguay : Octobre 2011 – Juin 2012 Maria Emma Mejía (Colombie) : Mai 2011 – Juin 2012

Pérou : Juin 2012 – Juin 2013 Ali Rodríguez (Venezuela) : Juin 2012 – Décembre 2013

Suivants : Surinam, Uruguay, Venezuela, Suivants : mandat de deux ans, renouvelable une foisArgentine, Bolivie, Brésil

Conclusion

Durant ses cinq premières années d’existence, l’UNASUR a assez largement suivi la voie tracée par la diplomatie brésilienne. S’il est excessif d’évoquer un hégémonisme brésilien en Amérique du Sud, l’UNASUR sert bien la stratégie de projection de puissance au plan international lancée par Lula en 2003.

L’UNASUR est emblématique d’une nouvelle époque. La quatrième vague d’inté-gration se démarque par son pragmatisme. La capacité de la région à entretenir un dialogue politique fructueux en dépit de ses divisions est notoire. L’agenda de travail est indéniablement innovant et la méthodologie efficace. L’équilibre entre la volonté de planifier le développement de la région tout en se montrant réactif en cas de crise, a permis à l’intégration de franchir une nouvelle étape. Toutefois, un doute subsiste sur la capacité de la région à tenir ses engagements et à se mobiliser en dehors des périodes de crise.

Au-delà, la consolidation de la CELAC comme vecteur d’insertion internationale de la région Amérique latine et Caraïbes suscite aussi des doutes. Les asymétries de puissance, les différentiels de croissance et l’hétérogénéité politique qui caractérisent le continent ne facilitent guère son positionnement face aux États-Unis, l’Europe ou l’Asie.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

93 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Références bibliographiques

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dAbèNE o. (2012), Atlas de l’Amérique latine, Autrement, Paris.

dAbèNE, o. (2012), "Explaining Latin America’s fourth wave of regionalism. Regional integration of the third kind", San Francisco, 30e congrès de la Latin american studies association, 25 mai.

dAbèNE, o. (2009), The Politics of Regional Integration in Latin America. Theoretical and Comparative Explorations, Palgrave Macmillan, 259 p., New York.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

94[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Géographie des accords d’intégration en 2012Carte 1

Source : Dabène, Atlas de l’Amérique latine, Autrement, 2012.

1960

MCCA : marché commun centraméricain aujourd'hui SICA1969

GRAN : groupe andin, aujourd'hui CAN1972

CARICOM : communauté des Caraïbes

1991

MERCOSUR : marché commun du Sud Membres associés du MERCOSUR

1992

ALENA : accord de libre-échange nord-américain2001 ALBA : alliance bolivarienne pour les Amériques2008

UNASUR : union des nations sud-américaines

Accord de libre-échange avec les États-Unis2011

CELAC : Communauté d'États latino-américains et caraïbes

* Sous réserve de ratification par le Paraguay

J : Jamaïque

T : Trinidad-et-Tabago

CANADA

ÉTATS-UNIS

MEXIQUE BAHAMAS

DOMINIQUE

GUYANAT.

J.

SURINAM

BOLIVIE

PANAMAÉQUATEUR

VENEZUELA

CUBA RÉP. DOMINICAINEBELIZE

GUATEMALA

COLOMBIE

PÉROU

CHILI

SALVADORE

COSTA RICA

HONDURAS

NICARAGUA

PARAGUAY

BRÉSIL

URUGUAY

ARGENTINE

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

95 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Le Brésil et les infrastructures dans l’UNASURCarte 2

Caracas

Nasca

Corumba

Antofagasta

Porto Alegre

Buenos Aires

Montevideo

Georgetown

Accès nord-orientalau fleuve Amazone

Manaus

Boa Vista

Liaison Porto Velhocôte péruvienne

Liaison routière Faz de IguaçuCiudad del Este-Asunción

Pont Jaguarão-Rio Branco

Réhabilitation de la liaisonroutière Caracas-Manaus

Amélioration de la liaisonroutière centrale

Corridor ferrovièrebi-océanique

Amélioration de la navigabilitédes fleuves du bassin de la Plata

Liaison routièreBoa Vista-Georgetown

Rio BrancoPorto Velho

Campo Grande

Foz do Iguaçu

Paranaguá

La Paz

Source : Dabène et Louault, Atlas du Brésil, Autrement, 2013.

* Conseil sur les infrastructures et la planification de l'UNASUR (Union des nations sud-américaines). Il agit dans le cadre du projet IIRSA (Initiative pour l'intégration de l'infrastructure Régionale Sudaméricaine).

Axes d'intégration du COSIPLAN * impliquant le Brésil

Axe Amazones

Axe Andin

Caracas

Nasca

Corumba

Antofagasta

Porto Alegre

Buenos Aires

Montevideo

Georgetown

Accès nord-orientalau fleuve Amazone

Manaus

Boa Vista

Liaison Porto Velhocôte péruvienne

Liaison routière Faz de IguaçuCiudad del Este-Asunción

Pont Jaguarão-Rio Branco

Réhabilitation de la liaisonroutière Caracas-Manaus

Amélioration de la liaisonroutière centrale

Corridor ferrovièrebi-océanique

Amélioration de la navigabilitédes fleuves du bassin de la Plata

Liaison routièreBoa Vista-Georgetown

Rio BrancoPorto Velho

Campo Grande

Foz do Iguaçu

Paranaguá

La Paz

Axe Capricorne

Caracas

Nasca

Corumba

Antofagasta

Porto Alegre

Buenos Aires

Montevideo

Georgetown

Accès nord-orientalau fleuve Amazone

Manaus

Boa Vista

Liaison Porto Velhocôte péruvienne

Liaison routière Faz de IguaçuCiudad del Este-Asunción

Pont Jaguarão-Rio Branco

Réhabilitation de la liaisonroutière Caracas-Manaus

Amélioration de la liaisonroutière centrale

Corridor ferrovièrebi-océanique

Amélioration de la navigabilitédes fleuves du bassin de la Plata

Liaison routièreBoa Vista-Georgetown

Rio BrancoPorto Velho

Campo Grande

Foz do Iguaçu

Paranaguá

La Paz

Axe Bouclier guyanais

Caracas

Nasca

Corumba

Antofagasta

Porto Alegre

Buenos Aires

Montevideo

Georgetown

Accès nord-orientalau fleuve Amazone

Manaus

Boa Vista

Liaison Porto Velhocôte péruvienne

Liaison routière Faz de IguaçuCiudad del Este-Asunción

Pont Jaguarão-Rio Branco

Réhabilitation de la liaisonroutière Caracas-Manaus

Amélioration de la liaisonroutière centrale

Corridor ferrovièrebi-océanique

Amélioration de la navigabilitédes fleuves du bassin de la Plata

Liaison routièreBoa Vista-Georgetown

Rio BrancoPorto Velho

Campo Grande

Foz do Iguaçu

Paranaguá

La Paz

Axe Voie navigable Paraguay-Paraná

Axe Inter-océanique central

Caracas

Nasca

Corumba

Antofagasta

Porto Alegre

Buenos Aires

Montevideo

Georgetown

Accès nord-orientalau fleuve Amazone

Manaus

Boa Vista

Liaison Porto Velhocôte péruvienne

Liaison routière Faz de IguaçuCiudad del Este-Asunción

Pont Jaguarão-Rio Branco

Réhabilitation de la liaisonroutière Caracas-Manaus

Amélioration de la liaisonroutière centrale

Corridor ferrovièrebi-océanique

Amélioration de la navigabilitédes fleuves du bassin de la Plata

Liaison routièreBoa Vista-Georgetown

Rio BrancoPorto Velho

Campo Grande

Foz do Iguaçu

Paranaguá

La Paz

Axe Mercosur-Chili

Caracas

Nasca

Corumba

Antofagasta

Porto Alegre

Buenos Aires

Montevideo

Georgetown

Accès nord-orientalau fleuve Amazone

Manaus

Boa Vista

Liaison Porto Velhocôte péruvienne

Liaison routière Faz de IguaçuCiudad del Este-Asunción

Pont Jaguarão-Rio Branco

Réhabilitation de la liaisonroutière Caracas-Manaus

Amélioration de la liaisonroutière centrale

Corridor ferrovièrebi-océanique

Amélioration de la navigabilitédes fleuves du bassin de la Plata

Liaison routièreBoa Vista-Georgetown

Rio BrancoPorto Velho

Campo Grande

Foz do Iguaçu

Paranaguá

La Paz

Axe Pérou-Brésil-Bolivie

Projets prioritaires d'intégration du COSIPLAN * : les dix projets structurants impliquant le Brésil

Infrastructures routières

Liaison ferroviaire

Voies navigables

Infrastructures de transport multimodal

Pont

Détail des projet

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

96[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

1.3. Perspectives à moyen terme des émergents latino-américains Jean-Louis MARTIN

Introduction

La croissance des économies latino-américaines a été de 4 % pendant la période 2003-2012, contre respectivement 2,6 % et 1,6 % pendant les périodes 1990-2002 et 1980-1989 [ 36 ]. Si l’on exclut les deux grandes économies, le Brésil et le Mexique, l’évolution est encore plus spectaculaire, avec des taux de croissance sur les trois périodes successives de 0,6 %, 3,0 % et 5,6 %. Ce qui a permis une croissance moyenne en volume du PIB par habitant de 2,8 % par an au cours des dix dernières années, alors qu’elle n’avait été que de 1 % pendant les douze années précédentes, et que ce PIB par habitant avait reculé de 0,5 % par an pendant les années 1980.

[ 36 ] Source : FMI, World Economic Outlook (WEO).

Source : FMI .

Croissance du PIB réel (en %)1Graphique

8

6

4

2

0

-2

-4

1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010

Croissance a/a Croissance moyenne

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

97 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

En parité de pouvoir d’achat (PPA), le PIB par habitant moyen de la région a ainsi progressé de 7 610 USD en 2002 à 12 330 en 2012, passant de 20,6 % à 24,7 % du PIB par habitant aux États-Unis. L’accélération de la croissance a permis non seu-lement une amélioration du PIB moyen par habitant, mais également une réduction de la pauvreté et de l’indigence (i.e. pauvreté extrême) dans la quasi-totalité des pays de la région. Sur l’ensemble de l’Amérique latine, le taux de pauvreté est tombé de 43,8 % en 1999 à 29,4 % en 2011 [ 37 ]. Dans quelques cas (Colombie, Pérou, Venezuela), le recul du taux de pauvreté est supérieur à 20 points. De même, le taux d’indigence est passé de 18,6 % à 11,5 % sur la même période (il faut noter cependant que le recul de la pauvreté est très faible en Amérique centrale ou en République dominicaine, et est resté modeste au Mexique). Même si l’Amérique latine reste globalement la région la plus inégalitaire au monde, la croissance et les créations d’emplois qui l’ont accompagnée ont aussi conduit à une réduction des inégalités de revenus mesurées par le coefficient de Gini [ 38 ] dans la plupart des pays.

[ 37 ] Source : CEPAL (2013) ; idem pour le taux d’indigence.[ 38] « Mesurées par le coefficient de Gini » est bien sûr une réserve. Les Gini ne sont pas homogènes d’un pays à l’autre, ils sont souvent calculés de manière indirecte (par exemple à partir de données sur la consommation plutôt que sur les revenus), et prennent beaucoup plus mal en compte les revenus des entrepreneurs individuels et les revenus du capital que les revenus salariaux. En outre, ils ne s’intéressent pas (ce n’est pas leur objet) aux inégalités de richesses, dans une période où le prix des actifs a presque partout progressé plus vite que l’indice des prix et que les salaires.

Sources : CEPAL, Banque mondiale.

Coefficient de Gini dans quelques pays2Graphique

* Guatemala, Panama : 2002 ** Guatemala : 2009 ; Salvador, Honduras, Mexique : 2010 ; Colombie : 2012

0,70

0,65

0,60

0,55

0,50

0,45

0,40

0,35

0,30

0,25

0,20

Argentin

eBoliv

ieBré

sil

ChiliColom

bieEl S

alvadorGuate

mala

Honduras

Mexique

Panama

Paraguay

Pérou

Rép.

dominicaine

Uruguay

VenezuelaFra

nce

1999* 2011 **

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

98[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Si l’on prolonge les performances de la dernière période jusqu’en 2020, le PIB moyen par habitant se situerait à cette date, en PPA, à 15 430 USD (en dollars constants de 2012), et à nettement plus pour les pays les plus avancés : 25 210 USD au Chili et 19 400 USD au Mexique. Dans le cas du Chili, ce niveau représente 82,5 % du PIB moyen par habitant de 2012 de l’Espagne.

Mais cette extrapolation est-elle raisonnable ? Dans un papier célèbre, Rodrik (2011) relève que la « convergence » (i.e. le rattrapage des économies développées par les économies moins avancées) est loin d’être automatique, du moins au niveau global des économies (il admet qu’il peut y avoir convergence « inconditionnelle » dans certains secteurs). Dans le cas de l’Amérique latine, il y a même, sur longue période, « divergence » : le PIB par habitant (en PPA) de l’Amérique latine représentait 45 % du PIB moyen des pays développés en 1950, et seulement 30 % aujourd’hui. Si l’on observe bien, depuis 2004, un retournement, il est très loin de compenser le recul relatif de la région observé les 55 années précédentes. En outre, si l’Amérique latine a déjà connu des périodes de rattrapage des pays développés (fin des années 1950 et, surtout, années 1970), elles ont été suivies par une dégradation très rapide, en particulier dans les années 1980.

Une analyse plus fine, par pays, permet cependant de constater que la « divergence » relevée par Rodrik (ibid.) est surtout due à l’effondrement du revenu relatif du Venezuela sur la période, ainsi qu’au recul très net de l’Argentine et, dans une moindre mesure, du Mexique. Mais il reste vrai que le Brésil a lui aussi un peu reculé depuis 1980, et que, même pour les pays aux meilleures performances (Colombie, Chili, Pérou), le rattrapage est très lent.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

99 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Par ailleurs, les auteurs d’un Working Paper très récent du Fonds monétaire inter-national (FMI)[ 39 ] sont très dubitatifs : ils estiment que l’accélération de la croissance pendant la dernière décennie est principalement due à une augmentation de la force de travail participant à l’activité économique, résultat d’une réduction du taux de dépendance démographique, d’une participation accrue des femmes au marché du travail, et d’une réduction du taux de chômage. Le second contributeur à la croissance est l’augmentation du stock de capital, lui-même conséquence de l’amélioration (souvent modeste) du taux d’investissement dans la plupart des pays. Enfin, la pro-ductivité totale des facteurs (total factor productivity [TFP], que nous appellerons ici plus simplement «productivité») a eu une contribution en général positive, mais limitée dans la plupart des pays. Leurs conclusions ne sont pas très encourageantes : la force de travail employée continuera d'augmenter, mais plus lentement que pendant le passé récent, le stock de capital croîtra aussi plus lentement [ 40 ], et les

[ 39 ] Sosa et al. (2013). Les données concernent l’Amérique latine et les Caraïbes. Les auteurs signalent qu’« en raison de données limitées », l’Argentine, le Guatemala et les petites îles des Caraïbes ont été exclus de l’échantillon.[ 40 ] Les arguments des auteurs sont sur ce point très limités : ils invoquent la « normalisation » des conditions aujourd’hui favorables du financement externe, et la stabilisation du prix des matières premières, sans mentionner l’impact des politiques économiques domestiques sur les taux d’épargne et d’investissement.

Sources : Banque mondiale (WDI), FMI (WEO).

3Graphique Évolution des revenus en Amérique latine, en % du PIB/habitant des États-Unis (PPA)

Amérique latine Brésil Mexique Argentine Colombie Venezuela

80

70

60

50

40

30

20

10

0

1960 1970 1980 1990 2000 2010

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

100[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

auteurs ne sont guère optimistes quant à la possibilité de maintenir la croissance de la productivité au niveau des dernières années. Tout cela les conduit à anticiper, pour la période 2013-2017, une croissance en volume qui reviendrait autour de 3,25 % pour la région.

Les moyens économétriques ici déployés sont plus modestes, mais nous nous intéres-serons aussi, dans les trois premières sections, aux trois « facteurs de croissance » : travail, capital, et productivité. Plutôt que de chercher à les quantifier précisément (en particulier le troisième), nous chercherons à identifier les éléments susceptibles de les faire évoluer. Nous examinerons aussi l’impact d’un facteur qui, à l’évidence, a influé sur la performance des dernières années : les matières premières. Enfin, dans une quatrième section, nous nous arrêterons sur les éléments risquant d’altérer les scénarios de croissance dans la région. L’horizon de notre analyse est un peu plus lointain que celui de Sosa et al. (ibid.) : nous l’avons fixé à 2020.

1.3.1. La ressource en travail

Le facteur travail a sans aucun doute participé de manière très significative à l’accélération de la croissance en Amérique latine, avec une réduction du taux de dépendance (ratio de la population d’âge inférieur à 15 ans ou supérieur à 65 ans sur la population d’âge compris entre 15 et 64 ans), une augmentation de la participation féminine au marché du travail, et une baisse générale du taux de chômage, jusqu’à un quasi plein emploi dans certains pays. Ce contexte favorable à la croissance perdurera jusqu’à la fin de la décennie, mais l’amélioration sera nettement plus modeste que pendant les dix dernières années. Ce n’est sans doute pas un obstacle insurmontable : la croissance économique s’est accélérée depuis dix ans alors que la croissance de la ressource en travail ralentissait déjà.

Des perspectives démographiques favorables, mais moins que par le passé

Les taux de dépendance vont décroître d’ici 2020 dans tous les pays de la région, à l ’exception du Chil i : selon l’Organisation internationale du travail (OIT) et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le taux moyen dans la région est aujourd’hui (en 2013) de 51 %, et reviendra à 48,6 % en 2020 (on sera alors très proche du minimum, qui sera atteint vers 2022 ou 2023) ; ensuite, le vieillissement de la population fera lentement remonter le taux de dépendance. En 2030, il sera de 49,4 %, avec des évolutions divergentes : en hausse au Brésil, au Chili et en Uruguay, stable dans la plupart des autres grands pays, et encore en baisse sensible au Pérou, en Amérique centrale (sauf au Costa Rica) et dans les Caraïbes. De ce point de vue,

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

101 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

l ’Amérique latine sera, d’ici la fin de la décennie, dans une situation d’optimum démographique. Toutefois, la contribution de la croissance de la population à celle de l’économie tendra à se réduire : alors que la population active augmentait de 1,7 % par an entre 2000 et 2010, elle n’augmente plus que de 1,26 % par an au cours de la présente décennie.

Ces chiffres doivent toutefois être corrigés, en raison d’un autre facteur : la partici-pation croissante des femmes au marché du travail. La population active « réelle » est en effet significativement inférieure au nombre de personnes d’« âge actif » (i.e. entre 15 et 64 ans), car une partie de la population féminine ne participe pas au marché du travail. Ainsi, au Mexique, seulement 54,5 % des femmes étaient en 2009 considérées comme « actives » ( i .e. employées ou à la recherche d’un emploi). Cependant, le taux de participation féminine augmente, et particulièrement en Amérique latine [ 41 ].

[ 41 ] La situation de l’Amérique latine est, de ce point de vue, assez particulière. On retrouve cette forte augmentation de la participation féminine en Europe du Sud et de l’Ouest (avec un cas extrême : l’Irlande), mais ni en Europe du Nord, de l’Est, ni en Asie centrale (où cette participation est à un niveau élevé mais stagne, voire baisse), ni en Asie (où elle stagne à des niveaux variés, bas en Inde, élevé en Chine), ni en Afrique subsaharienne (en général à un niveau élevé dès 1980), ni bien sûr au Moyen-Orient (où elle progresse parfois, mais à partir de niveaux presque toujours très bas).

Taux d'activité de la population active : ratio femmes/hommes

Tableau 1

2030 p2020 p200920001980

Sources : PNUD (1980 à 2009), Crédit Agricole SA (2020, 2030).

Brésil 0,450 0,667 0,740 0,755 0,765

Mexique 0,391 0,470 0,545 0,595 0,620

Argentine 0,504 0,589 0,670 0,705 0,720

Colombie 0,298 0,462 0,530 0,575 0,600

Venezuela 0,346 0,560 0,650 0,690 0,705

Chili 0,393 0,480 0,570 0,615 0,640

Pérou 0,609 0,715 0,770 0,785 0,790

Équateur 0,358 0,530 0,610 0,665 0,700

Rép. dominicaine 0,473 0,577 0,635 0,680 0,700

Uruguay 0,582 0,656 0,713 0,745 0,760

Guatemala 0,464 0,487 0,547 0,585 0,600

Costa Rica 0,349 0,449 0,570 0,610 0,625

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102[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Ceci implique que la contribution du facteur travail à la croissance économique est plus élevée que ne le fait apparaître la seule évolution de la pyramide des âges : sur la période 2000-2010, la population active « réelle », prenant en compte la moindre activité des femmes mais aussi la croissance de leur taux d’activité, a ainsi progressé de 2,16 % par an, au lieu de 1,70 % si ce facteur n’est pas pris en compte. La différence est ainsi de 0,46 % sur l’ensemble de la région, et nettement plus pour certains pays où le taux d’activité féminin a augmenté plus rapidement : elle est, par exemple, de 0,81 % au Costa Rica, et de 0,61 % au Chili [ 42 ].

Malheureusement, l’impact positif de cette « correction » sur le potentiel de crois-sance va probablement s’atténuer. Sur le passé (1980-2009), la pente de la courbe représentant le ratio femmes/hommes dans la population active est décroissante. Les perspectives démographiques et les hypothèses présentées dans le tableau 1 conduisent à une croissance annuelle de la population active qui ne serait plus que de 1,46 % sur la période 2010-2020 (contre 2,16 % pour la décennie précédente). Le surplus de croissance apporté par la participation féminine accrue au marché du travail n’est plus que de 0,19 % sur la région, et seulement 0,09 % au Brésil ou au Pérou.

[ 42 ] Une autre conséquence de cette participation féminine inférieure à la participation masculine, mais croissante, est que le taux de dépendance « réel » est plus élevé que ne le fait apparaître la pyramide des âges, mais a décru plus rapidement. Au Mexique, par exemple, le taux de dépendance « brut » passe de 62,5 % en 2000 à 54,9 % en 2010 et à 50 % en 2020 ; en intégrant l’évolution de la moindre participation féminine, il est, aux mêmes années, respectivement de 122,3 %, 101,8 %, et 88,8 %.

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103 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

La baisse générale des taux de chômage peut-elle se poursuivre ?

Depuis dix ans, le taux de chômage a baissé dans tous les grands pays latino-américains. L’évolution la plus nette est observée au Brésil, où il est passé de 12 % en 2002-2003 à moins de 6 % aujourd’hui. Mais la baisse est également sensible au Pérou, en Colombie, et au Chili (avec cependant, dans ce dernier pays, une forte augmentation en 2009) [ 43 ].

4Graphique Croissance annuelle de la population active, avec et sans ajustement pour la moindre activité féminine (en %)

Sources : PNUD, Crédit Agricole SA.

Mexique, réel Mexique, sans ajustement

Colombie, réel Colombie, sans ajustement

Chili, réel Chili, sans ajustement

4,0

3,5

3,0

2,5

2,0

1,5

1,0

0,5

0,0

1980-1990 1990-2000 2000-2010 2010 -2020 p * 2020 -2030 p *

*p : prévisions

[ 43 ] Nous avons ici exclu les trois pays dont les statistiques de chômage sont plus problématiques : l’Argentine (où il est cependant en baisse très nette, surtout par rapport à la période post crise de 2002-2003), le Venezuela, et le Mexique. Au Mexique, le taux de chômage officiel (5 % en mars 2013) est beaucoup plus bas que partout ailleurs dans la région, malgré une croissance faible. C’est la conséquence d’une définition plus large de la « population occupée ». Selon les chiffres officiels mexicains, 6 emplois sur 10 sont d’ailleurs « informels ».

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104[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

La baisse du taux de chômage a contribué à la hausse de la force de travail effective-ment active et, donc, à la croissance économique. Il nous semble cependant difficile de dire qu’il s’agit d’un élément moteur de la croissance. Dans une région où le chômage et surtout le sous-emploi (évident en milieu rural, mais tout aussi réel en zone urbaine) sont élevés, il n’y a pas de rareté quantitative du facteur travail. La relation de causalité entre croissance et emploi est donc inverse : il y a eu réduction du taux de chômage parce qu’il y a eu une accélération de la croissance, et non accélération de la croissance parce que la baisse du chômage a augmenté la disponibilité du facteur travail. Et si la forte hausse de la participation féminine au marché du travail s’explique d’abord par des évolutions sociologiques dans la région, elle a également été favorisée par la croissance, et en particulier celle du secteur des services. Nous préférons donc, dans la tentative d’explication de l’accélération de la croissance, prendre en compte l’évolution de la « ressource en travail » disponible (i.e. en âge de travailler, après ajustement pour cause de hausse du taux d’activité des femmes) plutôt que la population effectivement employée.

Brésil Colombie Chili Pérou

18

16

14

12

10

8

6

4

2

0

2002 2004 2006 2008 2010 2012

5Graphique Taux de chômage (moyennes mobiles sur 6 mois, en %)

Sources : Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística (IBGE), Departamento Administrativo Nacional de Estadística (DANE, Colombie), Instituto Nacional de Estadística (INE, Chili), Instituto Nacional de Estadística e Informática (INEI, Pérou).

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105 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

L’émigration : une ponction sur la croissance

Au moment du recensement de 2010, on recensait aux États-Unis 50,5 mil l ions d’« Hispaniques » [ 44 ], dont 31,8 mill ions d’origine mexicaine : citoyens mexicains (estimés à une douzaine de millions), ou citoyens des États-Unis. Le Mexique comptait alors 112,3 millions d’habitants ; les résidents d’origine mexicaine aux États-Unis repré-sentaient donc 28,3 % de ce chiffre, et sans doute une proportion encore plus élevée de la population active. La ponction sur la population mexicaine est donc très significative. Ce ratio dépasse aussi 22 % pour le Salvador (1,6 million aux États-Unis, contre 7,2 millions d’habitants dans le pays).

Il s’agit également d’une ponction sur le potentiel de croissance. En effet, si la majorité des émigrants mexicains (de loin le plus gros contingent) vient des États pauvres du sud et du centre du pays, et 70 % n’ont pas terminé le cycle secondaire, ils sont souvent parmi les éléments les plus dynamiques de leur communauté. Si les transferts opérés vers leurs familles (22,4 milliards USD en 2012) ont incontestablement un impact social positif, la plus grande partie est consommée ou investie en logement, et contribue peu à la croissance du Mexique. Par ailleurs, d’autres pays fournissent aux États-Unis des travailleurs beaucoup plus qualifiés : 80 % des Péruviens et 72 % des Colombiens émigrés aux États-Unis ont suivi un cycle secondaire complet ou une formation supérieure (OCDE, 2009).

Quelles perspectives pour l’émigration ? Elle était en baisse ces dernières années (pour la période 2008-2010 par rapport à 2005-2007) : -4 % pour les immigrants latino-américains légaux aux États-Unis et selon l’OEA une baisse plus forte pour les illégaux, -38 % vers l’Espagne [ 45 ]. Cette évolution s’explique par plusieurs raisons : le ralentis-sement économique aux États-Unis, une politique d’immigration plus restrictive, et plusieurs années de croissance élevée en Amérique latine (la « crise » de 2009 n’y a duré qu’un an). Pendant les prochaines années, le différentiel de croissance entre l’Amérique latine et les États-Unis restera positif, mais pourrait se réduire, et la politique d’immigration pourrait devenir plus ouverte. L’émigration aura donc encore une contribution (faiblement) négative à la croissance. À l’inverse, les médiocres perspec-tives économiques en Europe pourraient réamorcer un flux d’immigration qualifiée vers certains pays latino-américains. Ce serait opportun au Brésil, où le marché de la main-d’œuvre qualifiée reste très tendu.

[ 44 ] La définition des « Hispaniques » ne correspond pas à l’Amérique latine : elle inclut les Portoricains (pourtant citoyens des États-Unis) et les Espagnols (!), mais pas les Brésiliens (environ 1 200 000 aux États-Unis).[ 45 ] Source : OEA, cité par Infolatam, 13 janvier 2013.

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106[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

1.3.2. Le capital productif

L’Amérique latine se caractérise par des taux d’épargne et d’investissement faibles, très en-deçà en particulier de ceux de l’Asie à croissance rapide. Ces taux se sont cependant améliorés dans certains pays, principalement en raison de politiques économiques stabilisées : le rétablissement de la confiance des entreprises et des ménages nous semble être le premier ingrédient dans la progression de l’épargne domestique et du supplément de ressources apporté par les investissements directs étrangers (IDE). Les besoins en investissements varient aussi beaucoup d’un pays à l’autre : certains, qui disposent déjà d’infrastructures convenables, peuvent les concentrer sur les équipements directement productifs, mais d’autres vont aussi devoir trouver des ressources supplémentaires pour mettre à niveau leur système de transport ou leur production d’énergie. L’expérience d’autres parties du monde montre que l’Amérique latine peut améliorer sensiblement ses taux d’épargne et d’investissement, et soutenir ainsi la croissance. Les choix de politique économique joueront ici un rôle décisif.

Des taux d’épargne et d’investissement encore trop bas

Une première constatation est que les taux [ 46 ] d’épargne (21,3 % du PIB sur la période 2003-2012) et d’investissement (21,4 %) sont plus faibles en Amérique latine que dans les autres régions en développement, à l’exception de l’Afrique subsaharienne (21 %). Le taux d’investissement latino-américain est en particulier très inférieur à celui de l’Asie du Sud-Est à croissance rapide. Par ailleurs, il a à peine progressé pendant la période récente, par rapport à la période 1990-2002 (à la différence de l’Afrique subsaharienne, où le rebond est net). Le progrès est un peu plus sensible sur le taux d’épargne, qui n’était que de 18,5 % du PIB entre 1990 et 2002 : le niveau quasiment stable de l’investissement a été moins qu’auparavant financé par l’épargne extérieure.

[ 46 ] On rappelle qu’il y a un lien entre les deux taux. L’équilibre ressources-emplois : PIB + M (imports) = C (consomm.) + I (invest.) + X (exports) conduit à : I = S (épargne) + (M – X). Le taux d’investissement est égal au taux d’épargne augmenté du déficit courant de la balance des paiements. Ce déficit est lui-même égal à l’apport d’épargne extérieure, sous forme d’investissement ou de dette, augmenté du prélèvement sur les réserves en devises – la « réserve d’épargne » du pays.

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107 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Le constat est assez surprenant. L’épargnant latino-américain bénéficie pourtant ces dernières années d’un environnement plus favorable : l’inflation a reculé presque partout (aux exceptions notables de l’Argentine et du Venezuela) [ 47 ], l’autonomie croissante des banques centrales a permis que la structure des taux (en commençant par le taux directeur) devienne plus compatible avec le niveau de l’inflation, et la palette de produits accessibles aux épargnants s’est élargie. Enfin, et peut-être surtout, la confiance des agents économiques privés dans la soutenabil ité des politiques publiques s’est améliorée : cette meilleure « prévisibilité » a contribué à stabiliser les anticipations, un développement évidemment favorable à l’épargne et à l’investissement.

En fait, l’agrégat régional est faussé par le poids du Brésil, qui reste, parmi les grands pays de la région, celui où les taux d’épargne et d’investissement sont les plus bas (respectivement 17,6 % et 18 % du PIB sur la période 2003-2012), et ne progressent que faiblement. Dans les autres pays, ces taux sont à la fois plus élevés et augmentent plus nettement. Le taux d’épargne moyen sur la même période est ainsi de 24,1 %

Source : FMI.

Taux d'investissement 6Graphique

*ASEAN : Association des nations de l’Asie du Sud-Est

7

6

5

4

3

2

1

0

35

30

25

20

15

10

5

0

1980-1989 1990-2002 2003-2012 Taux de croissance moyen (échelle de droite)

% d

u PI

B

%

Amérique latine M.-Orient Eur. Centrale ASEAN * Afr. SS Développés

[ 47 ] L’hydre n’est pas morte (des tensions inflationnistes persistent, en particulier au Brésil), mais sa maîtrise est presque partout devenue un objectif prioritaire de la politique économique.

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108[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

au Mexique, 23 % au Chili, et 21,5 % au Pérou. Et il est clair que l’environnement joue un rôle important. Les cas péruvien et colombien sont en cela édifiants. Au Pérou, le taux d’épargne était tombé à 12 % en 1992 ; l’amélioration de la situation d’ordre public et les réformes introduites par Alberto Fujimori l’ont fait remonter à 18,4 % dès 1997. En Colombie, le taux d’épargne était traditionnellement un peu plus élevé que dans le reste du continent (Chili exclu) ; la grande stabilité de la politique éco-nomique colombienne (y compris dans les années 1980) n’y était sans doute pas étrangère. Le taux s’est cependant effondré entre 1997 et 2002, jusqu’à moins de 15 % ; là aussi, le rétablissement progressif d’un minimum de sécurité a permis de le ramener au-dessus de 20 % [ 48 ]. En Équateur, la stabilité et la visibilité apportées par la dollarisation puis l’accès au pouvoir de Rafael Correa après 10 ans de confusion politique, ont fait progresser le taux d’épargne de plus de 10 points.

[ 48 ] À l’inverse, la détérioration de l’ordre public au Mexique ne semble jusqu’ici pas avoir eu d’effet notable sur l’épargne et l’investissement (peut-être un indice confirmant que, malgré la réalité du problème, on est encore loin, au Mexique, d’une « colombianisation » de l’ordre public).

Source : FMI .

Taux d'épargne (en % du PIB)7Graphique

30

25

20

15

10

5

0

1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010

Brésil Mexique Colombie Pérou

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109 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

I l est par ai l leurs souvent avancé qu’une meil leure gouvernance contribue à la croissance : « les institutions comptent » (North, 1991). Pourtant, les indicateurs de gouvernance standards (les World Governance Indicators de la Banque mondiale) ne font apparaître que des progrès très modestes en Amérique latine : en Colombie depuis 2002 (malgré une détérioration de l’indicateur « Contrôle de la corruption » pendant le second mandat Uribe), en Uruguay depuis 2004, au Pérou depuis 2005, et au Brésil depuis 2007. Dans l’ensemble, les progrès sont cependant très limités, et l’on constate même un recul net dans certains pays (Venezuela, Argentine).

Les épargnants et les investisseurs latino-américains sont donc peu exigeants : il semble qu’il ait suffi de rétablir l’ordre public là où il était sérieusement mis à mal, et de remédier aux déséquilibres économiques les plus criants (par exemple l’hyperinflation) pour leur redonner confiance. La « bonne gouvernance » qui contribue à la croissance ne repose donc pas sur le respect des prescriptions d’un manuel d’orthodoxie écono-

Source : Banque mondiale.

8Graphique Évolution de la gouvernance en Amérique latine : moyenne des World Governance Indicators 3 à 6(efficacité du gouvernement, qualité de la régulation, respect de la loi, contrôle de la corruption)

2,0

1,5

1,0

0,5

0,0

-0,5

-1,0

-1,5

-2,0

1996 2000 2004 2008

Argentine Venezuela Brésil Chili

Colombie Uruguay Mexique Pérou

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110[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

mique (par exemple le « consensus de Washington » [ 49 ]). Au risque de la tautologie, on en revient donc à considérer que la caractéristique essentielle d’une « bonne gouvernance » est sa capacité à générer et à entretenir chez les opérateurs économiques une certaine confiance en l’avenir : il s’agit de les convaincre que leur épargne ne sera pas engloutie par l’inflation, et que les fruits de leurs éventuels investissements ne seront pas détruits lors des troubles, dévorés par un impôt arbitraire ou une confiscation, ou réduits à néant par une récession brutale provoquée par l’éclatement d’une bulle ou l’apurement de déséquilibres insupportables. C’est sans doute ce qui a changé dans beaucoup de pays latino-américains depuis 1995.

Des progrès sont-ils encore possibles en Amérique latine, qui permettraient de porter les taux d’épargne et d’investissement au niveau, par exemple, de ceux de l’Asie du Sud-Est ? Oui, même si les obstacles structurels sont réels [ 50 ]. D’abord, la qualité de la gouvernance peut encore être considérablement améliorée, comme le montrent les World Governance Indicators : pour les quatre indicateurs relevant de la politique économique et de l’environnement légal, seuls le Chili, l’Uruguay et le Costa Rica se situent nettement au-dessus de la moyenne, atteinte d’extrême justesse par le Brésil, Trinidad, Panama et la Colombie, les autres se situant en-dessous [ 51 ].

Les indicateurs Doing Business [ 52 ] de la Banque mondiale donnent quelques infor-mations plus précises sur les freins à l’investissement. Il apparaît ainsi que les pays latino-américains sont globalement mal classés. Sur l ’ indicateur global, le mieux positionné, le Chili, est classé 37e sur 185 pays. Trois autres seulement, le Pérou, la Colombie et le Mexique, figurent parmi les 50 premiers. Certains se situent dans le bas du classement : sans surprise, la Bolivie, Haïti, le Venezuela (180e), mais aussi le Brésil (130e). Parmi les 10 indicateurs, les plus mauvais résultats sont observés sur le « paiement des impôts », non pas tant en raison de leur poids, mais plutôt à cause de

[ 49 ] L’émergence de la Corée et, plus encore, le décollage de la Chine ont été à l’évidence accélérés par un pro- tectionnisme commercial et financier et un interventionnisme étatique non dissimulés, et totalement opposés aux principes du consensus de Washington. À l’inverse, les performances de pays qui, comme le Mexique, ont mis en œuvre de manière plus déterminée ses recommandations se sont avérées décevantes.[ 50 ] Nous différons sur ce point de Sosa et al. (2013) : s’ils admettent que "improvements in the baseline scenario cannot be ruled out if the performance of TFP and capital stock surprise on the upside", ils préfèrent raisonner "in the light of the likely stabilization of the capital contribution to the output growth".[ 51 ] Sur les deux premiers indicateurs, plus « politiques » (« expression démocratique » et « stabilité et absence de violence »), l’Amérique latine se positionne à l’inverse nettement mieux que les autres régions émergentes.[ 52 ] Ce sont dix indicateurs censés mesurer la « facilité des affaires » dans chaque pays. Il s’agit souvent d’un catalogue des « bonnes pratiques » du libéralisme sans contraintes (moins d’impôt, moins de législation sociale…) et certains chiffres sont contestables (les taux d’imposition semblent des taux nominaux, avant toute exemption), mais les données élémentaires fournissent des éléments concrets sur l’environnement des affaires. Certains résultats surprennent : pour l’indicateur « mise en œuvre des contrats », le seul pays latino-américain classé dans les 50 premiers est… l’Argentine.

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111 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

la complexité et de la longueur de la procédure. Seul le système fiscal chilien se situe au-dessus de la moyenne. En ce qui concerne l’obtention de permis de construire, seuls la Colombie et le Mexique figurent parmi les 50 premiers. Sur l’ensemble des 10 indicateurs, on ne trouve que deux fois des latino-américains dans les 10 premiers : la Colombie pour la « protection des investisseurs » (6e) et Panama pour la « facilité du commerce international » (9e). Au total, dans toute l’Amérique latine, des régle-mentations inadaptées et la lourdeur des bureaucraties (au Brésil, le custo Brasil) pèsent donc aujourd’hui sur l’investissement et sur la croissance. Il semble souvent aisé de lever certains de ces handicaps.

Source : Banque mondiale (Doing Business 2013).

Doing Business : classement 2013 (185 pays)9Graphique

Venezuela

Haïti

Bolivie

Équateur

Inde

Brésil

Honduras

Argentine

Nicaragua

Rép. dominicaine

Salvador

Russie

Costa Rica

Paraguay

Guatemala

Chine

Jamaïque

Uruguay

Trinidad & Tobago

Panama

Mexique

Colombie

Pérou

Chili

Singapour

0 20 40 60 80 100 120 140 160 180

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112[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

L’ampleur des inégalités en Amérique latine est un autre obstacle à l’épargne. L’essentiel de celle-ci est en effet le fait de la classe moyenne. Or, malgré la réalité de l’émergence d’une telle classe moyenne dans la région, le niveau plus élevé du coefficient de Gini (cf. graphique 2) traduit le fait que son poids est plus faible qu’en Asie, à niveau de développement comparable. L’Amérique latine compte encore trop de pauvres, dont la capacité d’épargne est très limitée, alors que les plus riches ont encore une forte propension à conserver leur épargne… en-dehors du pays [ 53 ]. Malgré les efforts (limités) fournis par quelques pays pour réduire les inégalités, cette situation va globalement perdurer. De surcroît, cet effort impliquera souvent un accroissement de la pression fiscale sur les plus riches et sur les entreprises, et risque donc d’aggraver la tentation de l’évasion.

À moyen terme, une remontée du taux d’épargne de 3 à 5 points (ce qui conduirait la plupart des pays autour de 25 % du PIB) est donc possible, mais pas acquise. Trois points paraissent essentiels :

• l’ordre public est un préalable, comme le montrent les expériences péruvienne et colombienne ; il doit être préservé, ou rétabli là où il est menacé ;

• la confiance des épargnants et des investisseurs est le principal déterminant ; elle se construit sur le long terme, via l’amélioration de la gouvernance (avec notamment la mise en œuvre effective d’un « État de droit », incluant un renforcement de la lutte contre la corruption) et de l’environnement des entreprises (avec, en particulier, un allégement de la bureaucratie) ; on en est encore loin : selon le rapport Latinobarometro 2011, seulement 35 % des Latino-américains considèrent que leur pays est gouverné « pour le bien de tous » [ 54 ] ;

• l’épargne est particulièrement faible au Brésil [ 55 ], y compris par rapport aux standards régionaux ; son relèvement sera plus complexe qu’ail leurs, car i l exigera des choix politiques difficiles (allégement de l’administration, moindre interventionnisme de l’État). Le besoin de relancer l’investissement y est pourtant particulièrement aigu, avec des infrastructures défaillantes et un appareil productif vieillissant dans certains secteurs.

[ 53 ] L’institut de statistiques argentin (Instituto Nacional de Estadística y Censos, INDEC) a récemment estimé que les résidents argentins (ménages et entreprises) disposaient de 180 mds USD (près de 50 % du PIB) d’épargne à l’extérieur du pays.[ 54 ] Ce pourcentage est particulièrement faible en Amérique centrale (Honduras : 7 %, Guatemala : 8 %, Costa Rica : 18 %) et au Mexique (22 %). Latinobarometro est une ONG chilienne.[ 55 ] Elle est tombée à 14,1 % du PIB au 1er trimestre 2013, son niveau de 1996 à 2002.

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113 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

L’appel à l’épargne extérieure : investissements directs et de portefeuille

En dehors du Venezuela, structurellement excédentaire en raison de ses ressources pétrolières (le pays n’a enregistré de déficit courant que sept fois entre 1980 et 2012, pour la dernière fois en 1998), tous les pays latino-américains affichent des déficits courants chroniques. Ainsi, le dernier excédent courant de la balance des paiements mexicaine remonte à 1987, et à 2000 pour la Colombie. Mais ces déficits ont disparu (sauf en Colombie, au Mexique et en Uruguay) pendant la période 2003-2007, avant de réapparaître (Brésil, Chili, Pérou) récemment. Les déficits de ces dernières années sont aisément financés : dans la plupart des cas, les seuls IDE excèdent le déficit courant, avant même la prise en compte des investissements de portefeuille.

Source : FMI .

Soldes courants des balances des paiements (en % du PIB)

10Graphique

1980-1989 1990-2002 2003-2007 2008-2012

6

5

4

3

2

1

0

-1

-2

-3

-4

-5

-6

-7

Brésil

Mexique

Argentin

e

Colombie

VenezuelaChili

Pérou

Équateur

Uruguay

13,4 %

D’ici la fin de la décennie, quel niveau de déficit courant (ou d’appel à l’épargne extérieure) les pays latino-américains peuvent-ils s’autoriser sans tomber dans une spirale d’endettement ? Certainement pas celui de la fin des années 1970 ni du début des années 1980, qui était très excessif (sur la période 1980-1982 : 9,5 % du PIB au Chili, 8,1 % au Brésil, 7,8 % au Pérou) et a contribué à précipiter une vague de défauts.

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114[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

La région va néanmoins rester attractive. Même si on ne prend pas en compte le secteur minier, où la hausse des cours des métaux a fortement accru la rentabilité des investissements (étrangers et locaux) à partir de 2004 [ 56 ], le montant des IDE a progressé au cours de la décennie. Pour les cinq grands pays « ouverts » de la région (on exclut donc l’Argentine et le Venezuela), les IDE ont représenté, pour la période 2003-2012, entre 1,5 % (Mexique) ou 1,6 % du PIB (Brésil) et 4,2 % (Pérou). En y ajoutant les investissements de portefeuille, on atteint un minimum de 2,9 % du PIB au Brésil, et jusqu’à 7 % au Chili.

[ 56 ] Ce qui s’est traduit aussi par une forte poussée des transferts de dividendes, jusqu’à des niveaux parfois très élevés : au Pérou, 8,4 % du PIB en 2011, 7,0 % en 2012.[ 57 ] Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Équateur, Mexique, Pérou, Uruguay, Venezuela.

Source : FMI, sources locales.

Investissements étrangers, moyenne 2003-2012 (en % du PIB)

11Graphique

Investissements étrangers de portefeuille, nets Investissements directs étrangers, nets

8

7

6

5

4

3

2

1

0

Brésil Chili Colombie Mexique Pérou

Il existe aussi une marge de manœuvre dans l’appel à la dette extérieure. Fin 2012, les grands pays latino-américains [ 57 ] affichaient un ratio dette extérieure/PIB inférieur à 30 %, sauf l’Argentine (31 %) et le Chili (40 %), alors que la médiane des pays notés Baa par Moody’s se situait à 53 %, et 39 % pour les pays notés A, ou mieux. Ce ratio était particulièrement bas en Équateur (19,3 %), au Brésil (19,6 %) et en Colombie

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

115 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

(21,3 %). Une limite cependant : les pays latino-américains étant en général peu ouverts, le ratio dette extérieure/recettes courantes en devises était plus proche de la moyenne des pays notés Baa (102 %), voire au-delà en Argentine, au Brésil et au Venezuela. Au total, les principaux pays de la région peuvent donc espérer d’ici la fin de la décennie un apport d’épargne extérieure d’au moins 3 % du PIB, qui viendra s’ajouter à l’épargne domestique.

Le contenu de l’investissement : biens d’équipement, infrastructures, immobilier

Concernant l’investissement, il convient de rappeler l’importance de son contenu. À l’évidence, l’impact sur la croissance de l’investissement en biens d’équipement est différent de celui de la construction résidentielle : le premier augmentera la capacité de production, mais pourra n’avoir aucun effet instantané sur l’activité (en particulier si les équipements sont importés), alors que le bâtiment génèrera immédiatement de la valeur ajoutée et de l’emploi, mais n’augmentera pas la capacité de production. Par ailleurs, si les insuffisances des infrastructures sont générales en Amérique latine, c’est à des degrés très variés d’un pays à l’autre : pour les transports, par exemple, beaucoup plus au Brésil ou en Colombie qu’au Mexique ou en Uruguay.

Au Mexique, le taux d’investissement reste médiocre, malgré des progrès pendant la dernière décennie. En 2012, il est ainsi de 20,7 %, l’un des plus faibles de la région [ 58 ]. Toutefois, l’analyse de l’évolution de l’investissement depuis dix ans fait apparaître une caractéristique originale : si l’investissement total a progressé en volume de 46 % depuis 2003, celui en construction n’a augmenté que de 29 % (45 % pour le non résidentiel et seulement 8 % pour le résidentiel), alors que les investissements en matériel de transport ont crû de 60 % et ceux de biens d’équipement (hors matériel de transport), de 85 %. La partie de l’investissement qui a le plus progressé, et de loin, est celle qui permet l’extension ou l’amélioration des capacités de production. Cet effort d’investissement en biens d’équipement a effectivement permis une évolution de l’appareil industriel mexicain, avec par exemple un développement rapide de la construction de matériel de transport, automobile (et ses équipementiers) mais aussi ferroviaire et, plus récemment, aéronautique.

[ 58 ] Les données mexicaines sur l’investissement sont plus détaillées que celles des autres pays. Elles posent cependant un gros problème : l’ampleur du poste « variation des stocks » (non inclus dans les 20,7 % de 2012), en outre systématiquement positif en valeur (mais pas toujours en volume) : 4,5 % du PIB en moyenne sur la période 2003-2012.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

116[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Les comptabil ités nationales publiées des autres pays de la région permettent rarement cette analyse, mais la comparaison de l’évolution des PIB de l’industrie manufacturière et de la construction est éclairante. La croissance péruvienne est, bien sûr, plus rapide que celle du Mexique, mais on constate ainsi qu’elle est, depuis 2004, « boostée » par le secteur de la construction. La différence entre les secteurs manufacturiers des deux pays est bien moindre, et le taux d’investissement du Pérou, très supérieur à celui du Mexique (26,9 % du PIB en 2012), a un contenu en construction beaucoup plus élevé.

Source : Instituto Nacional de Estadística, Geografía e Informática (INEGI).

Mexique : évolution de l'investissement et de ses composantes

12Graphique

Investissement total Construction, résidentiel

Construction, non résidentiel Matériel de transport

Bien équipement, sauf matériel de transport FBCF/PIB (échelle de droite)

23

22

21

20

19

18

17

200

180

160

140

120

100

80

2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 20132004

Moy

enne

s mob

iles 1

an,

prix

con

stan

ts, 2

003

= 10

0

%

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

117 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

1.3.3. La productivité

Par définition, la croissance de la productivité est un « résidu » : la part de la croissance du PIB, qui ne s’explique ni par l’évolution de la ressource en travail, ni par celle du stock de capital. La mesure de son évolution passée est donc très fragilisée par les incertitudes sur celles du PIB, du travail et du capital. Mais il est possible d’identifier des éléments qui pourraient contribuer à faire progresser la productivité : des systèmes éducatifs plus efficients, un effort national de recherche et développement (R&D) dans certains secteurs (on pense en particulier à l’agriculture) et, surtout, une évolution de la structure de l’activité vers des secteurs à plus forte productivité.

L’éducation : des performances médiocres, sans exception dans la région

L’illettrisme est en voie de disparition en Amérique latine et dans les Caraïbes. Dans tous les grands pays, le taux d’alphabétisation des adultes est supérieur à 90 % (PNUD, 2013), et proche de 100 % dans le cône sud, à Cuba, ou à Trinidad. Il reste quelques exceptions : Haïti (48,7 %), et une partie de l’Amérique centrale (Guatemala,

Sources : INEI et INEGI.

Pérou, Mexique : évolution de quelques composantes du PIB

13Graphique

350

300

250

200

150

100

50

1995 2000 2005 2010

Moy

enne

s mob

iles 1

an,

prix

con

stan

ts, 1

994

= 10

0

Pérou : industrie manufacturière Pérou : construction

Mexique : ind. manufacturière Mexique : construction, résid.

Mexique : construction, non-résid.

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118[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Nicaragua). Mais certains pays (Bolivie, Honduras) ont réalisé des progrès rapides ces dernières années.

Les performances du système éducatif sont cependant très généralement médiocres. Dans les tests Program for International Student Assessment (PISA) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui évaluent les com-pétences en lecture, mathématiques et sciences d’élèves de 15 ans, tous les pays latino-américains sont loin du niveau moyen de l’OCDE, auquel se situe par exemple la Pologne. Les mieux classés (Chili et Uruguay) se positionnent légèrement derrière la Turquie. Le Mexique est devancé par la Thaïlande, alors que le Brésil, la Colombie et l ’Argentine font à peine mieux que l’ Indonésie. Le bilan est clair : à niveau de développement comparable, l’enseignement secondaire latino-américain est nettement moins efficient que celui de la plupart des pays émergents à forte croissance. Une constatation plus positive : pour les pays pour lesquels on dispose des mêmes tests depuis 2000, les progrès sont nets partout (sauf en Uruguay), et même spectaculaires au Pérou (en partant toutefois d’un niveau très bas).

Source : OCDE.

14Graphique Résultats aux tests PISA (moyenne lecture, mathématiques, sciences)

550

500

450

400

350

300

250

200

Brésil

Mexique

Argentin

eColom

bie

ChiliPéro

u

Uruguay

Panama

Trinidad &

Tobago

Turquie

IndonésieThaïla

ndePologne

2000 2003 2006 2009

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

119 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

L’accès à l’enseignement supérieur varie grandement entre les pays : très faible en Amérique centrale (sauf à Panama), médiocre au Mexique (27 %), au Brésil (36 %) [ 59 ]

et dans les pays andins (Colombie, Équateur, Pérou : entre 35 % et 40 %), il dépasse parfois largement 50 % dans le cône sud (71 % en Argentine), au Venezuela (78 %) et à Panama (PNUD, 2013). Sa qualité est elle aussi inégale et, selon un classement récemment publié, aucune université latino-américaine ne figure parmi les 100 premières mondiales [ 60 ].

Pourtant, beaucoup de pays de la région ont des budgets d’éducation relativement élevés, comparables à la moyenne des pays à à IDH élevé. Neuf pays au moins dépensent plus de 4 % du PIB pour le secteur : Cuba [ 61 ], le Costa Rica, la Bolivie, l’Argentine, le Brésil, le Mexique, la Colombie, le Chili et le Paraguay. Toutefois, ces dépenses sont souvent inefficientes, et parfois socialement régressives, comme l’illustre le cas du Brésil. Dans un groupe de huit grands émergents aux structures démographiques comparables [ 62 ], le Brésil est celui qui consacre à l’enseignement primaire la part la plus faible du budget de l’éducation (40 %, contre par exemple 50 % au Mexique et 58 % en Indonésie). Les plus pauvres n’ont accès qu’à un enseignement primaire public médiocre, alors que les classes moyennes et supé-rieures se tournent vers l’enseignement primaire privé, de meilleure qualité. Ils sont donc plus tard handicapés pour accéder à un enseignement supérieur public gratuit (et souvent de qualité) mais sélectif. In fine, ce sont donc d’abord les étudiants des classes aisées qui bénéficient des financements publics pour l’université. Or, les difficultés d’accès à l’université sont non seulement un handicap pour la formation de la population, mais elles peuvent aussi devenir un ferment de frustrations sociales et de risque politique, car perçues comme un obstacle à la mobilité sociale. C’est ainsi que l’on peut interpréter les troubles dans les universités et les lycées chiliens en 2011.

[ 59 ] Les deux grands pays latino-américains se situent derrière la Thaïlande (47 %), la Turquie (46 %), l’Iran (43 %) ou la Colombie (39 %), et même, pour le Mexique, derrière l’Égypte (30 %).[ 60 ] Quacquarelli Symonds, World Universities Ranking 2013. Ces classements sont bien sûr discutables. L’université la mieux classée de la région est l’Université de São Paulo, 139e.[ 61 ] Cuba est très atypique en Amérique latine en matière d’éducation, avec des dépenses beaucoup plus élevées qu’ailleurs (en termes de % du PIB), et des indicateurs de performances très supérieurs à tous ceux des autres pays.[ 62] Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Indonésie, Mexique, Thaïlande, Turquie.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

120[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Il est bien sûr possible de tirer une conclusion positive de la situation actuelle : il existe une marge de progression considérable et la productivité pourrait à moyen terme bénéficier de manière significative de l’amélioration des systèmes éducatifs. Peut-être ; mais cette amélioration ne sera pas spontanée. Les progrès exigeront parfois une augmentation des budgets (Uruguay, Pérou, Amérique centrale), une révision des priorités et un plus grand souci de justice sociale (Brésil, Chili) et, partout, une réorganisation en profondeur du fonctionnement du secteur éducatif. Certains pays ont déjà pris des initiatives. Ainsi, le président mexicain Enrique Peña Nieto a fait voter, quelques jours à peine après sa prise de fonctions en décembre 2012, une ambitieuse réforme comportant trois volets principaux : (i) un recensement général des écoles, des enseignants (l’absentéisme est énorme) et des élèves ; (ii) la création

Source : PNUD (2013), Rapport sur le développement humain 2013.

Dépenses d'éducation (en % du PIB, 2010)15Graphique

Pays à IDH élevé

France

Finlande

Corée

Pologne

Thaïlande

Indonésie

Turquie

Russie

Inde

Panama

Costa Rica

Salvador

Guatemala

Paraguay

Bolivie

Uruguay

Rép. dominicaine

Cuba

Pérou

Chili

Venezuela

Colombie

Argentine

Mexique

Brésil

0,0 2,0 4,0 6,0 8,0 10,0 12,0 14,0

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

121 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

de 40 000 écoles supplémentaires, et l’octroi d’une certaine autonomie de gestion aux écoles et aux collèges ; (iii) un renforcement de l’évaluation du secteur éducatif et des performances des écoles, des professeurs, et des élèves. Ce dernier point a suscité une forte hostilité du puissant syndicat des enseignants, qui dispose d’un relais politique direct au parlement et « cogère » le secteur depuis longtemps. La mise en œuvre sera donc difficile : l’amélioration de la formation des maitres et professeurs, souvent médiocre, prendra des années, et l’administration actuelle du secteur risque d’être plutôt un frein qu’un moteur.

Notre pronostic est donc que les performances des systèmes éducatifs vont sans doute lentement s’améliorer d’ici à 2020, et donc contribuer à une progression de la productivité du travail, mais qu’elles resteront globalement moins bonnes que celles des pays de niveaux de développement comparables en Asie ou en Europe centrale et orientale.

La R&D : un effort jusqu’ici très modeste

L’effort en R&D des pays latino-américains est très faible, quel que soit l’indicateur retenu (PNUD, 2013). Alors que la part du PIB consacrée à la recherche varie généra-lement entre 2 % et 3 % dans les pays développés, et entre 1 % et 1,5 % dans les pays émergents les plus dynamiques (Chine : 1,5 % ; Russie : 1,3 % ; Afrique du Sud : 0,9 %), en Amérique latine, seul le Brésil entre dans cette seconde catégorie, avec un ratio de 1,1 %. Tous les autres en sont très loin : 0,5 % en Argentine, 0,4 % au Mexique, 0,2 % en Colombie. Le Brésil est donc la seule exception dans la région, qui a su en particulier développer une recherche avancée dans le secteur agronomique, en com-binant les efforts publics (avec l’Empresa Brasileira de Pesquisa Agronómica – EMBRAPA) et privés.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

122[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

La modestie de l’effort se retrouve dans le fait qu’il y a proportionnellement deux fois moins de chercheurs au Mexique qu’au Maroc, et quatre fois moins en Colombie. Le désintérêt public et privé pour la science apparaît également dans la faible proportion d’étudiants qui choisissent les filières scientifiques ou d’ingénierie : 25 % dans les meilleurs des cas (Mexique, Colombie), moins de 15 % dans la plupart des pays.

Là encore, le très médiocre niveau initial permet d’espérer une amélioration à moyen terme. Dans quelques pays, le contenu de la croissance de ces dernières années, dans laquelle les secteurs miniers et pétroliers ont eu un rôle décisif (sauf au Mexique, où l’industrie a joué ce rôle), a provoqué un regain d’intérêt des étudiants pour l’ingénierie. Mais les progrès seront lents et n’auront, dans le meilleur des cas, d’impact qu’au-delà de la période considérée : les marges de manœuvre budgétaires sont limitées, les institutions publiques de recherche sont faibles, et beaucoup d’étudiants sont handi-capés par le faible niveau en mathématiques acquis dans l’enseignement secondaire.

Source : PNUD (2013), Rapport sur le développement humain 2013.

Indicateurs de R&D16Graphique

50

45

40

35

30

25

20

15

10

5

0

0 200 400 600 800 1 000 1 200

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(% to

tal)

Nombre de chercheurs (par million d'habitant)

IRN

MAR

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COL

PAN

EQU

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

123 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Les « glissements sectoriels » : le principal gisement d’amélioration de la productivité

Rodrik (2011, pp. 24-25) a clairement montré qu’i l n’y a pas de convergence (i .e. une croissance plus rapide des pays moins avancés) « automatique » : un pays ayant initialement un bas niveau de productivité n’est ni plus ni moins susceptible de la voir augmenter qu’un pays ayant initialement une productivité élevée. Easterly (2005) avait aussi démontré [ 63 ] que cette convergence ne peut même pas être « stimulée » à l’échelle d’un pays par des ajustements de la politique économique. Mais Rodrik signale une opportunité d’amélioration de la productivité en remarquant que dans les pays émergents, sa dispersion entre secteurs (et, dans un même secteur, entre entreprises) est beaucoup plus forte que dans les pays riches. L’exemple le plus évident et le plus lourd de conséquences de cette dualité est bien sûr la Chine, où le transfert de centaines de millions de paysans peu productifs vers l’industrie a été l’un des facteurs majeurs de l’accélération de la croissance.

En Amérique latine, il n’existe pas de tels gisements de productivité : à l’exception de l’Amérique centrale, la part de l’agriculture dans l’emploi est déjà modeste (15,3 % au Brésil, 13,3 % au Mexique, 17,7 % en Colombie). Il est vrai qu’une partie du rebond de la croissance de la dernière décennie peut être attribuée au développement des secteurs exportateurs, minier (Chili, Pérou) ou agricole (Brésil, Argentine, Uruguay). L’impact direct est cependant limité : ces secteurs sont vitaux pour les comptes extérieurs et les finances publiques, mais ne représentent qu’une part souvent minime de l’activité et de l’emploi.

Mais Rodrik (ibid.) montre qu’à l ’ intérieur d’un secteur industriel , i l y a bien une « tendance automatique » de la productivité à converger vers celle du même secteur dans les pays les plus avancés. Pour prendre un exemple : l’industrie mexicaine des pièces détachées automobiles se rapproche, en termes de productivité et de capacité d’innovation, de celle des États-Unis. On trouve même d’autres exemples dans l’agri-culture, comme par exemple la production de fleurs coupées en Colombie et en Équateur.

Le problème est que, comme l’écrit Rodrik, « les activités qui sont bonnes pour absorber des technologies nouvelles ne sont pas forcément bonnes pour absorber le travail ». La convergence intrasectorielle (appelée « interne » par l’auteur) ne se traduit pas nécessairement en convergence de la productivité au niveau d’une économie, parce

[ 63] Easterly montre que la corrélation entre la croissance et diverses variables de politique économique disparaît si l’on ne prend pas en compte les observations correspondant à des « politiques économiques extrêmement mauvaises » (par exemple, avec un déficit budgétaire supérieur à 12 % du PIB).

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

124[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

que le poids des activités les plus productives dans l’emploi global peut reculer (l ’évolution « structurelle »). C’est bien le cas en Amérique latine. À la différence de la Chine, où les paysans peu productifs ont été absorbés par un secteur industriel où leur production était mieux valorisée (puisqu’en grande partie exportée) ou par la construction où ils étaient au moins salariés [ 64 ], les paysans latino-américains quittant les campagnes pour la ville se sont tant bien que mal intégrés dans des services peu productifs, car souvent informels. La part de l’industrie, le secteur le plus susceptible d’une « convergence de productivité », dans l’emploi s’est, à quelques exceptions près, maintenue jusqu’en 1990, et a même progressé dans quelques cas : Brésil , Mexique, Pérou. Les exceptions sont l’Argentine et l’Uruguay, où le recul commence dès les années 1970, et le Venezuela, où le pic est atteint en 1980. Mais, partout, la part de l’industrie dans l’emploi recule très nettement pendant les années 1990. Le constat est encore plus sévère si l’on compare l’emploi industriel à l’emploi dans les services : le premier représente aujourd’hui le tiers du second (sauf au Mexique : 40 %), alors qu’il était partout supérieur à 50 % en 1970. On observe cependant une légère remontée de la part de l’emploi industriel depuis 2000 (sauf au Chili).

[ 64] Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de la manière dont l’industrie et la construction chinoises ont absorbé ces migrants ruraux, maintenus dans une situation de discrimination par le système des hukou (permis de résidence, qu’ils n’obtenaient pas sur leur lieu de travail).

Source : CEPAL.

17Graphique Évolution de l'emploi industriel (en % de l’emploi dans les services)

90

80

70

60

50

40

30

20

10

0

Argentin

e(u

rbain) Bré

sil

Chili

Colombie

Mexique

Pérou

Uruguay

Venezuela

1970 1980 1990 2000 2005 2011

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

125 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Cette évolution défavorable de la participation de l’industrie dans l’emploi explique que, malgré une croissance de la productivité « interne » de chaque secteur [ 65 ] supérieure à 2 % sur la période 1990-2005 en Amérique latine, la croissance globale de la pro-ductivité n’a été, sur la période, que de 1,3 %, soit 2,5 % de moins qu’en Asie.

Quelles perspectives à l’horizon 2020 ? Concernant la convergence « interne », nous n’avons aucune raison d’imaginer que les progrès vont s’interrompre ; au contraire, certains facteurs pourraient les soutenir. Ainsi, l’IDE dans les secteurs industriels latino-américains devrait continuer à progresser, et peut en partie se substituer à l’effort local d’investissement en R&D : l’investisseur apporte du capital, mais aussi des avancées technologiques. L’amélioration (lente) des systèmes éducatifs aura également un impact positif. Des progrès sont aussi possibles dans les secteurs agroin-dustriels, notamment en Colombie, en Argentine et au Paraguay, comme cela a été le cas au Brésil (mais c’est un secteur qui continuera à perdre globalement des emplois). Enfin, la faible productivité des services n’est pas générale. En effet, certains sont à forte valeur ajoutée, avec un réel potentiel de développement : le tourisme (partout, mais particulièrement au Mexique pour autant que l’ordre public s’améliore),

Source : Rodrik (2011).

5

4

3

2

1

0

-1

-2

Structurel Interne Productivité totale

18Graphique Décomposition de la croissance de la productivité (moyenne annuelle, en %, 1990-2005)

Amérique latine Afrique Asie Pays avancés

[ 65 ] Rodrik décompose l’économie en 9 secteurs.

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126[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

les services financiers (la région est globalement sous-bancarisée), et certains services à la personne à forte valeur ajoutée (par exemple, les services médicaux, au Mexique et en Colombie). Une stabilisation de la part de l’emploi industriel (telle qu’observée depuis dix ans) et des progrès de productivité dans l’agro-industrie et certains services devraient donc limiter l’impact négatif des « glissements sectoriels » observés par Rodrik (ibid.).

Emplois formels et informels : un impact sur la productivité ?

Une autre question mérite d’être considérée : celle de l’impact de la « formalisation » de l’emploi. Une plus grande formalisation tend-t-elle à améliorer la productivité du travailleur ? Si l’origine de l’informalité se trouve dans la volonté de l’employeur d’éviter certains coûts associés à la formalisation (cotisations sociales, et même impôts s’il s’agit de travailleurs informels indépendants), on serait tenté de répondre négativement : l’informalité ne modifie alors que la répartition de la valeur ajoutée entre le travailleur, l’employeur et l’État, et a priori, pas le niveau de cette valeur ajoutée. Elle a cependant des effets indirects négatifs, par exemple en vulnérabilisant le travailleur à des accidents de santé, ce qui aura évidemment un impact sur sa productivité.

Toutefois, (tout cynisme mis à part) ce dernier mécanisme est de second ordre. Malgré les efforts des gouvernements pour « formaliser » l’emploi (c’est l’une des priorités affichées par les ministères du Travail dans tous les pays de la région), pour des raisons sociales et fiscales, c’est en effet probablement la croissance économique qui fait la formalisation, et assez peu la formalisation qui contribue à la croissance. Une illustration : la proportion de la population active sans accès à des services de santé via son activité professionnelle (ce qui peut être considéré comme une bonne définition de l’« informalité ») baissait régulièrement au Mexique entre 2000 et 2008 (de 64,5 % à 63,2 % ; beaucoup plus pour les hommes que pour les femmes, pour qui elle ne baissait pas) ; elle est brutalement remontée à 64,4 % en 2009, lorsque le Mexique a plongé dans la récession (Cardero et Espinosa, 2012).

D’ici la fin de la décennie, et pour autant que la croissance ne s’effondre pas, les gouvernements latino-américains réussiront sans doute à faire un peu reculer l’ informalité. C’est socialement opportun. Mais il ne faut pas en attendre un surcroît de productivité ou de croissance.

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

127 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Les ressources naturelles : une chance ou un malheur ?Encadré 1

La majorité des pays latino-américains sont de plus en plus dépendants des matières premières. Partout, à l’exception de l’Amérique centrale, leur part dans le total des exportations a augmenté. Sur l’ensemble de la région, elle est ainsi passée de 42 % à 61 % [ 66 ] entre 2000 et 2010. Dans certains pays, toutefois, la hausse a été encore plus forte ; c’est le cas du Brésil, où elle est passée de 42 % à 66 %. Dans les pays plus dépendants, cette part dépasse ou s’approche de 90 % : au Venezuela bien sûr, mais aussi en Bolivie, au Chili, en Colombie, en Équateur, au Pérou.

[ 66 ] Source : CEPAL (2013). L’exception argentine n’est qu’apparente : si l’on réintègre dans les matières premières les produits (souvent faiblement) transformés du soja, cette part augmente aussi sensiblement.

Source : CEPAL.

Brésil Mexique Argentine Colombie

Chili Pérou Venezuela Amérique latine

1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010

100

90

80

70

60

50

40

30

20

10

0

Part des matières premières dans les exportations (en % des exportations totales)

19Graphique

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128[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Il s’agit avant tout d’un effet prix, avec la montée des prix de beaucoup de matières premières : entre 2004 et 2011, l’indice des prix des matières premières exportées par la région a augmenté de 128 %. Les exportations de celles-ci ont beaucoup moins progressé en volume (il y a quelques exceptions, comme le pétrole en Colombie et les produits agricoles en Uruguay).

Pendant la décennie passée, cette « bonanza » a eu un impact majeur sur les économies. Elle a d’abord considérablement desserré la contrainte extérieure, qui était, sauf exception (le Venezuela), forte. Ceci a certainement contribué à faciliter l’accès aux marchés financiers des États (mieux notés) et des entreprises de la région, qui ont ainsi pu accroître leurs investissements. Cette nouvelle aisance a aussi permis d’augmenter massivement les importations de biens de consommation, avec pour conséquence une amélioration du niveau de vie (via la possibilité d’obtenir des produits moins chers et souvent de meilleure qualité) de la partie de la population qui a accès aux produits importés. Cela a cependant aussi contribué à l’affaiblissement des industries nationales, rarement en état de résister à la concurrence des pays avancés ou de la Chine, d’autant que la progression des recettes d’exportations, conjuguée à un afflux de capitaux (investissements directs dans les secteurs producteurs de matières premières, et inves-tissements de portefeuille attirés par les rendements élevés et la réduction du risque perçu), a provoqué une appréciation, sinon continue (il y a eu de brèves périodes de correction), du moins soutenue des devises sud-américaines, et parfois (comme au Brésil) jusqu’à un niveau évidemment insoutenable.

Sources : comptabilités nationales locales.

Termes de l'échange et commerce extérieur : évolutions 2000-2012 (en %)

20Graphique

250

200

150

100

50

0

-50Brésil Mexique Argentine Colombie Venezuela Chili Pérou

Exportations (vol.) Importations (vol.) Termes de l'échange

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129 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Le risque de « maladie hollandaise » est donc patent : appréciation du taux de change, attrition des secteurs productifs en dehors des activités rentières, vulnérabilité accrue à la conjoncture mondiale… Certains pays, comme le Chili, ont assez bien réussi à maîtriser ces effets négatifs. Mais la région compte aussi des cas avérés, voire terminaux (Venezuela), et d’autres pays sont menacés : l'Argentine, la Colombie, et bien sûr le Brésil.

Cette menace appartient toutefois peut-être au passé. Les prévisions des analystes pointent en effet une probable baisse des prix des matières premières minérales (éner-gie et métaux) et agricoles à l’horizon 2020. Ces prévisions seront bien sûr remises en cause, mais il est plus que probable que l’augmentation massive depuis dix ans des prix des matières premières exportées par la région ne peut être extrapolée. Par ailleurs, les perspectives d’accroissement significatif des volumes exportés sont limitées à quelques pays : au Venezuela, où la production pétrolière peut être redressée, au Brésil, avec les gisements « pré-sal », et en Argentine et au Brésil (et sans doute au Paraguay) pour les produits agricoles. Les contraintes financières (externes et budgétaires) vont se resserrer, mais le risque de « reprimarisation » des économies latino-américaines va s’atténuer (le Venezuela constituant bien sûr une exception).

Prévisions de prix de matières premièresTableau 2

2018-2022 (réel)

2018-2022 (nominal)

Juin 2013 (spot)

Pétrole (WTI) USD/bbl 97,8 110,8 96,3

Charbon (coke) USD/t 171,8 182,5 158,7

Minerai de fer (Brésil) USD/t 118,8 105,0 91,3

Cuivre USD/t 7 021 6 845 5 952

Or USD/oz 1 385 1 323 1 150

Argent USD/oz 21,8 22,4 19,5

Soja USD/t 540 515 448

Sucre USD/t 41,0 36,5 31,7

Café (arabica) USD/t 335 355 309

Sources : Energy & Metals Consensus Forecasts (énergie et métaux), Banque mondiale (pr. agricoles) et Crédit Agricole SA.

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1.3.4. Les risques de dérapage

Les évolutions décrites infra constituent un scénario central. Des « accidents » pour-raient cependant perturber certaines variables : assez peu la force de travail (même si l’augmentation de la participation féminine au marché du travail est en partie conditionnée par le rythme de croissance économique), beaucoup plus les taux d’épargne et d’investissement et l’évolution de la productivité. Nous examinerons deux de ces facteurs perturbateurs : le premier, externe, un ralentissement économique global (et en particulier aux États-Unis et en Chine), l’autre domestique, la matéria-lisation du risque politique.

Le risque de ralentissement global

Une crise économique durable dans les pays développés affecterait presque cer-tainement les pays latino-américains. En 2009, le PIB régional a reculé de 1,5 % en volume, alors qu’il avait progressé en moyenne de 5,3 % par an pendant les cinq années précédentes. Certes, ce recul était largement dû au Mexique, dont le PIB chutait de 6 %, les autres pays de la région résistant beaucoup mieux.

Il est clair que si une telle crise devait être durable, le choc serait cette fois plus violent en Amérique latine. Il n’y a pas de « découplage » entre la conjoncture régionale et son contexte global. Même le Brésil ne joue pas, dans la région (sauf, dans une certaine mesure, pour l’Argentine et l ’Uruguay), le rôle de moteur doté d’une certaine autonomie qu’a la Chine en Asie orientale. Cette contagion d’une éventuelle crise se ferait par deux canaux. D’une part via le commerce extérieur : même si leur part dans les exportations est en recul dans tous les pays de la région, les États-Unis restent de loin le principal client du Mexique (78 % des exportations mexicaines en 2012), de la Colombie et du Venezuela, et de tous les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes (sauf Cuba). D’autre part via le « canal financier » : un ralentissement durable dans les pays avancés se traduirait (paradoxalement) par une montée de l’aversion au risque émergent, du moins dans un premier temps (c’est ce qui a été observé en 2009). Les entrées d’investissements directs seraient sans doute assez peu affectées : on peut même imaginer qu’après une phase initiale d’attentisme, les entreprises étrangères reviendraient vers les pays émergents, et l’Amérique latine en particulier, à la recherche de croissance. Toutefois, les investissements de portefeuille et les crédits bancaires pourraient plus durablement se tarir, en raison de la probable détérioration des bilans des investisseurs institutionnels et des banques des pays développés. Une forte réduction ou, pire, un retournement de ces flux financiers, aurait en Amérique latine un impact plus lourd qu’ailleurs, car la quasi-totalité des pays sont déjà dans une situation de déficit des paiements courants.

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D’autant que, dans beaucoup de cas, ce déficit tendrait à se creuser, car un ralentis-sement global aurait très certainement un impact négatif sur le prix des matières premières exportées par l’Amérique latine. Pour certains pays (surtout les pays andins : Pérou, Colombie, Chil i , Venezuela, Équateur, Bolivie, mais aussi le Brésil) , cela se traduirait par une détérioration des termes de l’échange. Le Mexique y serait cependant peu sensible, et l’impact serait favorable pour les petits pays d’Amérique centrale et des Caraïbes (sauf Trinidad). L’Argentine et l’Uruguay, plutôt exportateurs de produits agricoles, seraient moins affectés que les producteurs de métaux et d’énergie.

Un autre événement aurait un impact similaire sur la région : un ralentissement significatif de la croissance chinoise. La part de la Chine dans les exportations latino-américaines a augmenté partout depuis 10 ans. Si elle demeure insignifiante au Mexique (les pays sont plutôt concurrents) et modeste en Colombie et en Argentine, elle dépasse 20 % au Chili et au Pérou, et s’en approche au Brésil. Une Chine qui ne croîtrait plus qu’à 5 % ou moins réduirait fortement sa consommation de matières premières (moins de métaux, et une progression moindre de la consommation d’énergie), dont les prix ne manqueraient alors pas de chuter.

Chine États-Unis Union européenne Amérique latine Autres

100

90

80

70

60

50

40

30

20

10

0

21Graphique Destination des exportations latino-américaines (en %)

Source : FMI (Direction of Trade).

Brésil

20002012

Mexique

20002012

Argentine

20002012

Colombie

20002012

Venezuela

20002012

Chili

20002012

Pérou

20002012

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Pour les pays de la région, les conséquences seraient multiples, et presque toutes négatives : resserrement de la contrainte extérieure suite à la contraction du volume (moindre demande) et de la valeur (chute des termes de l’échange) des exportations, accès plus difficile et plus coûteux aux capitaux en raison d’une montée de l’aversion au risque et d’un probable retournement des anticipations des marchés et, in fine, ralentissement durable de la croissance. Ce qui exacerberait les tensions sociales latentes dans la plupart des pays, et pourrait conduire certains gouvernements à être tentés par l’exploration de politiques économiques « alternatives » ou radicales.

Une chute du prix des matières premières aurait cependant quelques effets positifs, non seulement pour les pays qui en sont dépourvus, et qui doivent en particulier importer leur énergie (pays d’Amérique centrale, République dominicaine, Cuba et Haïti) mais aussi pour les exportateurs eux-mêmes : une telle chute freinerait ou mettrait fin à la dérive vers le « modèle » vénézuélien observée aujourd’hui dans plusieurs pays. La fin de l’appréciation des devises redonnerait ainsi une compétitivité et des perspectives de croissance aux industries locales, dont on a vu qu’elles sont, plus que les secteurs miniers ou pétroliers exportateurs peu créateurs d’emplois, la clé de la « convergence » à long terme de la région avec les pays avancés.

Le risque politique

Dans un continent où beaucoup de pays ont connu dans les dernières décennies des régimes « forts », allant parfois jusqu’à la dictature militaire, et des démocraties parlementaires, il n’est pas possible de conclure à la supériorité des uns ou des autres en matière de performances de croissance. Les « meilleures années » du Brésil ont assez largement correspondu à la dictature militaire (1964-1985), et (tout jugement moral mis à part) on ne peut nier que les réformes économiques mises en œuvre souvent brutalement par les gouvernements Pinochet ont posé les bases de la croissance rapide de l’économie chilienne. À l’inverse, les performances économiques des militaires argentins ou centre-américains ont, sauf exception, été piteuses.

Quoi qu’il en soit, il n’y a plus en Amérique latine de généraux Alcazar ou Tapioca [ 67 ] : la plupart des gouvernements aujourd’hui en place ont accédé au pouvoir à la suite d’élections raisonnablement libres et ouvertes. Dans le Democracy Index 2012 de l’Economist Intelligence Unit (EIU), 16 des 24 pays classés de la région (incluant les Caraïbes) ont reçu, pour l’indicateur « processus électoral et pluralisme », une note supérieure à 8 sur 10. L’image de l’Amérique latine comme « terre de révolutions » est donc dépassée.

[ 67 ] Référence aux albums d’Hergé : L’Oreille Cassée (1937) et Tintin et les Picaros (1976).

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Le « risque politique » est donc ailleurs. La nature du régime politique ne retarde sans doute pas la croissance et le développement d’un pays, mais les actions des responsables politiques le peuvent. Ces derniers peuvent, par exemple, initier une politique économique aventureuse qui se terminera par une crise, qui ne sera résor-bée qu’en plusieurs années (telle la crise de la dette de 1982). Ils peuvent aussi mener une politique économique apparemment orthodoxe, mais mal conçue ou mal conduite (comme la libéralisation du secteur financier, qui a entraîné la crise mexicaine de 1995). Ils peuvent aussi pécher par inaction, en laissant dériver leur économie dans la mono-

Source : EIU (2013).

"Democracy index" 2012 de l'EIU22Graphique

Norvège

Moy. Europe de l'Ouest

Uruguay

Costa Rica

Chili

Jamaïque

Brésil

Panama

Trinidad & Tobago

Mexique

Argentine

Surinam

Colombie

Rép. dominicaine

Salvador

Pérou

Moy. Am. latine & Caraïbes

Paraguay

Guyane

Guatemala

Bolivie

Honduras

Équateur

Nicaragua

Moy. Asie

Moy. Europe C. et Asie C.

Venezuela

Av. Afrique subsaharienne

Haïti

Moy. M.-Orient, Afr. Nord

Cuba

Corée du Nord

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

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exportation de matières premières et la « maladie hollandaise » (le Venezuela, sur longue période), ou laisser perdurer des structures économiques inefficientes (par exemple des monopoles publics ou privés dans des secteurs où une concurrence serait souhaitable) ou des structures sociales archaïques (certains pays d’Amérique centrale), ou négliger au-delà du supportable la qualité des services publics (le Chili de l’hiver 2011, ou le Brésil de juin 2013). Les contraintes politiques peuvent aussi interdire ou retarder durablement des réformes qui auraient pourtant un impact positif sur la croissance, comme dans le secteur pétrolier au Mexique, ou la fiscalité au Brésil.

Plus rarement, des conflits de nature politique ont affecté directement des projets ou des secteurs. C’est, par exemple, le cas de plusieurs projets miniers au Pérou, bloqués ou retardés par l’opposition de communautés indiennes, ou de la « guerre du soja » entre le gouvernement argentin et une partie du monde rural en avril-mai 2008. Il n’est pas surprenant que ces conflits apparaissent dans les secteurs « rentiers » [ 68 ]. Dans quelques cas, les tensions politiques ont évolué en de véritables guerres civiles, qui ont gravement perturbé l’activité économique des pays concernés : en Colombie sur une très longue période, au Pérou dans les années 1980, en Amérique centrale.

On ne peut exclure que d’ici la fin de la décennie, ce type de risque politique se matérialise dans un ou plusieurs pays de la région et en ralentisse la croissance, soit en affectant le potentiel de croissance (par exemple en décourageant l’épargne et l’investissement), soit en précipitant une crise aigüe. Ce risque ne peut être écarté car les facteurs qui l’entretiennent (inégalités, présence de rentes, corruption, discrédit des politiciens, etc.) resteront présents. Il nous semble toutefois déclinant. Les conflits les plus violents ont en effet été aplanis (Amérique centrale, Pérou) ou sont en cours de résolution (Colombie). L’existence, presque partout, d’institutions et de proces-sus démocratiques (fonctionnant certes à des degrés divers) améliore la possibilité de résolution négociée d’éventuels conflits. Même dans les pays dont les politiques économiques semblent aujourd’hui les plus inefficientes, et qui ont sur longue période pesé sur la croissance moyenne de la région (le Venezuela et l’Argentine), il est plus probable que soient adoptées dans les prochaines années des politiques plus soutenables, permettant une croissance moins heurtée. En d’autres termes : le retour du général Alcazar nous semble très improbable dans tous les grands pays de la région.

[ 68 ] Les conflits sur le partage des rentes (pétrolière, minière, agricole – y compris la production et le commerce de marijuana et de cocaïne) sont un des principaux facteurs de risque politique en Amérique latine. Voir Martin (2012a).

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Conclusion

Au final, quel pronostic pouvons-nous faire ? Les 4 % de croissance enregistrés depuis 2003 peuvent-ils être soutenus jusqu’en 2020 ?

Une première remarque, de pure arithmétique, s’impose : la performance globale de la région dépendra largement de celle des deux géants, le Brésil et le Mexique, qui à eux seuls représentent 62 % (41 % et 21 %) du PIB régional, et qui pendant la dernière décennie ont enregistré une croissance inférieure à celle du reste de l’Amérique latine (3,9 % et 2,6 %, contre 5,9 %). Les deux ont un potentiel d’accélération de la croissance, mais l’on peut avoir des réserves sur la probabilité que le Brésil le matérialise.

Si l’on revient aux trois composantes de la croissance examinées dans ce chapitre, nous pouvons faire les conclusions suivantes :

• La contribution du facteur travail sera un peu moins favorable que pendant la dernière décennie. La population en âge de travailler continuera de croître, mais plus lentement, et la progression de la participation féminine au marché du travail va également encore augmenter, mais plus modérément dans la plupart des pays. Nous ne croyons cependant pas à l’existence d’une contrainte sur le facteur travail : une partie importante des actifs est sous-employée, et l’expérience passée a montré que la croissance économique pouvait accélérer, alors même que l’augmentation de la ressource en travail ralentissait. Une dernière remarque : sur cette question du facteur travail, il n’y a pas de différence très significative entre les pays de la région, à de rares exceptions près (Haïti).

• L’épargne et l’investissement peuvent augmenter significativement dans la plupart des pays, pour autant que l’environnement économique reste stable (on donne ici pour acquis l’absence d’accident politique majeur, comme par exemple le déclenchement d’une guerre civile) et prévisible. Nous avons insisté sur l’ingré-dient décisif pour encourager l’épargne et l’investissement : la confiance. Celle-ci semble se renforcer dans les grands pays du versant pacifique (Chili , Pérou, Colombie, Mexique ; dans ce dernier cas sous l’hypothèse que la sécurité civile sera, au pire, maintenue au niveau actuel) et en Uruguay. Dans les cas de l ’Argentine et du Venezuela, une vision objective conduit à la conclusion qu’il y a beaucoup plus de potentiel d’amélioration que de détérioration. Reste le Brésil, pour lequel l’incertitude est forte : l’augmentation nécessaire de l’épargne et de l’investissement exigera une adaptation plus que marginale de la politique économique et de la mise en œuvre de cette politique… Or, la pression pour cette évolution reste apparemment encore insuffisante [ 69 ].

[ 69 ] Les événements de juin 2013 pourraient toutefois accélérer le processus.

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• Des progrès sont possibles sur la productivité, à deux conditions :

- d’une part, une amélioration significative du fonctionnement des secteurs éducatifs. Sur ce point, le problème n’est pas tant financier (même si des efforts seront bienvenus) que de « management » du secteur : choix budgétaires (l’enseignement secondaire nous semble une priorité [ 70 ]), formation des ensei-gnants, évaluation des performances… Si l’Amérique latine est loin des autres pays émergents de niveau de revenu comparable (Turquie, Europe orientale, Asie du Sud-Est), soulignons toutefois l’existence d’éléments encourageants, comme l’ambitieuse réforme du secteur récemment votée au Mexique ;

- d’autre part, une « préservation » des secteurs industriels. Rodrik (2011) démontre de façon convaincante qu’il s’agit du secteur où la « convergence » (avec les pays avancés) de la productivité peut être la plus rapide (il oublie sans doute un peu trop l’agriculture et certains services), mais que les secteurs industriels ont perdu du poids relatif dans tous les pays de la région (moins au Mexique qu’ailleurs), ce qui compromet la convergence au niveau macro-économique. Si le terme « préservation » ne veut bien sûr pas dire fermeture et protectionnisme, les pays disposant d’une base industrielle (Brésil, Mexique, Argentine, Colombie, et dans une moindre mesure Chili, Pérou, et même Venezuela) devront toutefois trouver les moyens (politique industrielle, fiscalité, politique de change…) qui permettront à leur secteur manufacturier de se développer.

Enfin, il faut rappeler que la « bonanza » des matières premières dont a bénéficié la région pendant les dix dernières années n’est pas extrapolable, ce qui se traduira à l’évidence par un resserrement de la contrainte extérieure, mais aussi par des taux de change plus favorables à la croissance. La région est par ailleurs loin d’être autonome : une crise prolongée dans les pays avancés aura pour elle un coût en termes de croissance.

Donc, oui, le rythme de croissance moyen enregistré depuis 2003 est soutenable d’ici la fin de la décennie : les pays andins peuvent continuer à croître entre 4,5 % et 5,5 %, l’Argentine et le Venezuela, après un ajustement certainement douloureux, disposent des ressources pour maintenir une croissance élevée, et le Mexique peut rebondir. La plus forte incertitude porte sur le Brésil, qui peut tout aussi bien atteindre un rythme de croisière de 5 % comme s’étioler à 1,5 % -2 %.

[ 70 ] Nous rappelons cependant notre absence totale d’expertise personnelle dans le domaine de l’éducation.

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137 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

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1.4. Démographie, pauvreté et inégalités María EUGENIA COSÍO-ZAVALA

Résumé

Après avoir été historiquement dépeuplée à l’arrivée des Européens à partir de 1492, suite aux épidémies et aux guerres, l’Amérique latine a accueilli des flux de migration très importants au 19e siècle. Elle a ensuite connu une explosion démographique consécutive à la baisse de la mortalité à partir de 1930. La baisse de la fécondité, entamée au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, a permis de réduire les taux d’accroissement annuels de la population à un niveau de 1,15 % (2005-2010).

Il n’y a pas une, mais des transitions démographiques, qui placent les populations dans des situations très différentes, depuis des pays comme l’Argentine, Cuba et l’Uruguay, dont la croissance est faible, jusqu’à des pays comme la Bolivie (3,5 enfants par femme) ou le Guatemala (4,2 enfants par femme), encore en pleine croissance démographique. Par conséquent, le bien-être social et la pauvreté touchent ces populations de manière très différenciée. Les pays à faible croissance et faible fécondité éprouvent le vieillissement de leur population, ceux à forte croissance et à forte fécondité sont encore dans la phase de rajeunissement de la population.

Le rapport de dépendance, après avoir augmenté pendant la phase de baisse de la mortalité (rajeunissement de la population), a donc diminué rapidement au cours de la phase de réduction de la fécondité (vieillissement). On parle à ce propos de « dividende démographique », qui est une période à durée limitée pendant laquelle les populations dépendantes diminuent par rapport à celles d’âge actif. Ce rapport augmentera au contraire à partir de 2030 pendant la phase finale de vieillissement.

Les transitions démographiques ont ainsi une grande importance en termes de crois-sance et de structure de la population. C’est un phénomène universel et inéluctable qui est lourd de conséquences économiques et sociales, même si les pays latino-américains sont marqués par une forte hétérogénéité des situations démographiques.

L’Amérique latine est le continent le plus inégalitaire au monde, avec 167 millions de pauvres et 66 millions d’indigents en 2012. Cependant, les taux de pauvreté et d’indigence ont diminué depuis 2002 et s’élèvent en 2012 respectivement à 28,8 % et 11,4 %. Ces améliorations proviennent de la croissance économique soutenue pendant la période 2002-2012, uniquement interrompue en 2009, et des progrès constatés dans la répartition des richesses. La croissance de l’emploi depuis 2002, ainsi que les mesures de lutte contre la pauvreté, ont donc porté leurs fruits. Cependant la distribution

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139 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

du revenu reste profondément inégalitaire et la majorité de la population appartient à des « classes moyennes » qui se situent au-dessus du seuil de pauvreté [ 71 ], mais qui restent très fragiles, comme l’a montré la triste expérience de la crise économique des années 1980 avec l’accroissement sensible de la proportion de pauvres. C’est particulièrement vrai pour les groupes de population les plus vulnérables, notamment les Indigènes et Afro-descendants.

Si l’on veut dresser un bilan des politiques démographiques en Amérique latine, on peut constater que la baisse de la fécondité s’est produite en un temps record et à un rythme exceptionnel. Elle a généré le « dividende démographique » qui a permis de réduire les taux de pauvreté. Les politiques sont donc un succès de ce point de vue, même si d’autres facteurs y ont également contribué. Après la conférence du Caire [ 72 ] (1994), les politiques démographiques ont été redéfinies, plaçant le bien-être de la population, l’égalité des femmes et des hommes et les droits humains au cœur des politiques démographiques. Il faut donc espérer que l’importance des questions démographiques soit enfin pleinement comprise et que celles-ci soient intégrées au développement économique et social.

1.4.1. Le passé historique de la population : dépeuplement et flux d’immigration

Les Indiens d’Amérique, originaires d’Asie, se sont progressivement installés sur l’ensemble du continent, notamment sur les hauts plateaux andins et de l’Amérique centrale il y a plus de 11 000 ans. De grandes civilisations agraires se sont développées, avec un peuplement relativement important. Cependant, il est impossible de savoir quel était l’effectif de la population américaine en 1492, au moment de sa découverte par Christophe Colomb, faute de sources de données. C’est un sujet extrêmement polémique, car les estimations vont de 13 millions pour Rosenblat (1954) à 100 millions pour Cook et Borah (1960) [ 73 ]. De toute évidence, la chute démographique à partir de la colonisation a été terrible, sans que l’on ne puisse vraiment la quantifier. La population des Indiens a été fortement réduite, à cause des maladies, des guerres, du travail forcé, et il fallut attendre le 17e siècle pour que la croissance démographique naturelle redevienne positive [ 74 ].

[ 71 ] Le seuil de pauvreté monétaire, en monnaie de chaque pays, est calculé par la CEPAL à partir du coût d’un panier de biens et de services nécessaires à la survie des ménages.[ 72] Troisième Conférence internationale sur la population et le développement organisée par les Nations unies en 1994 au Caire (Égypte).[ 73] Pour en savoir plus, voir Cosio-Zavala (1998). Voir également l’ouvrage de Livi-Bacci (2006).[ 74] La croissance naturelle est la différence entre les naissances et les décès.

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En 1570, la population de l’Amérique latine s’élevait à 11 millions d’habitants. Pour combler le manque de main-d’œuvre indienne, environ 15 millions d’esclaves africains furent amenés entre la fin du 16e siècle et la fin du 19e siècle. En 1825, Alexander von Humboldt [ 75 ] comptait 23 millions d’habitants en Amérique latine, en majorité des noirs, des métis, des mulâtres et des créoles [ 76 ]. À son époque, une minorité de la population (36 %) était encore désignée comme « Indiens ». Pour combler le vide de peuplement, il y eut également, au 19e siècle, de grands courants d’immigration européenne : entre 1800 et 1957, 30 millions d’immigrants venant d’Europe se sont installés notamment en Argentine, au Brésil et à Cuba, ainsi que 52 mill ions en Amérique du Nord [ 77 ]. En 1900, la population de l’Amérique latine atteignait 63 millions d’habitants, chiffre inférieur à la population des États-Unis (76 millions), alors que celle-ci était moins nombreuse au siècle antérieur (respectivement 23 et 11 millions en 1825). Il fallut attendre 1950 pour que la population latino-américaine dépasse à nouveau celle des États-Unis (respectivement 166 et 158 millions), renversement définitif des équilibres démographiques.

Pendant la période coloniale, le peuplement s’est concentré sur les côtes, près des ports, des plantations, des mines ou dans les capitales administratives, souvent d’anciennes villes précoloniales. Ces modalités de peuplement se manifestent encore de nos jours, les zones les plus peuplées étant souvent côtières ou d’anciennes capitales (cf. carte 1).

[ 75 ] Alexander von Humboldt, explorateur allemand, a parcouru les Amériques, du sud au nord, pendant cinq ans à partir de 1799. Ses observations scientifiques incluaient des estimations démographiques des pays visités qui sont les premiers comptages du début du 19e siècle.[ 76] Les métis sont des descendants issus de parents indiens et européens ; les mulâtres, de parents noirs et européens et les créoles sont d’ascendance européenne nés sur le sol américain.[ 77 ] Toutes ces évolutions sont analysées en détail dans Cosio-Zavala (ibid.). Voir également Sanchez-Albornoz (1994).

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141 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Or, contrairement à l’idée ancienne d’une Amérique latine vide d’hommes, le 20e siècle a connu une croissance accélérée de la population et une urbanisation qui ont accentué les déséquilibres du peuplement et les inégalités socioéconomiques.

Densités de population Carte 1

Source : Velut (2005) à partir de www.sedac.ciesin.columbia.edu/plue/gpw

Plus de 500 hab/km2

50 à 500 hab/km2

5 à 50 hab/km2

Moins de 5 hab/km2

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142[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

1.4.2. Les changements démographiques

À partir de 1950, la population latino-américaine a beaucoup augmenté : de 63 millions d’habitants en 1900, elle a atteint 565 millions en 2013 (cf. tableau 1), soit 9 fois plus. En 1930, si la proportion de la population latino-américaine dans la population mon-diale était de 3 %, elle représentait 6,5 % en 1950 et 8,5 % en 2010, enregistrant donc une croissance démographique plus élevée que la moyenne globale (Cosío-Zavala, 1998 ; Nations unies, 2011).

L’Amérique latine comprend des pays très peuplés (comme le Brésil), mais aussi de toutes petites populations, notamment en Amérique centrale (comme celle du Belize) et aux Caraïbes. Près des trois quarts (72 %) de la population du sous-continent latino-américain sont concentrés dans quatre pays : Argentine, Brésil, Colombie et Mexique. 87 % de la population de l’Amérique du Sud (qui n’inclut pas le Mexique, pays d’Amérique du Nord) sont regroupés dans cinq pays : Argentine, Brésil, Colombie, Pérou et Venezuela (cf. tableau 1)

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143 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Les transitions démographiques

Dès la fin du 19e siècle, et surtout à partir de 1930, la mortalité a commencé à baisser dans tous les pays. À partir de 1970, c’est la fécondité qui a très rapidement diminué. Cependant, dans le sous-continent latino-américain, on observe une grande diversité de situations démographiques, qui est étroitement liée aux conditions socioécono-miques. Dans l’ensemble, bien qu’à des périodes différentes, les transitions démo-graphiques sont à la fois tardives et extrêmement rapides dans tous les pays. Grâce aux progrès médicaux et sanitaires, dès le début du 20e siècle, la mortalité a diminué

Amérique latine : population et revenu par habitant en 2013 et densité/habitant en 2010

Tableau 1

Densité moyenne (hab./km2)

Revenu national brut par hab. p.p.a (en USD) *

Population (en milliers)

Argentine 41 480 14 090 15

Belize 331 5 990 14

Bolivie 10 412 4 250 9

Brésil 199 953 10 160 23

Chili 17 563 13 420 23

Colombie 48 153 8 600 41

Costa Rica 4 854 10 930 91

Équateur 15 058 8 100 51

El Salvador 6 313 6 420 294

Guatemala 15 531 4 570 132

Honduras 8 075 3 710 68

Mexique 117 431 14 020 58

Nicaragua 6 047 2 540 45

Panama 3 677 12 180 47

Paraguay 6 797 4 430 16

Pérou 30 100 8 120 23

Uruguay 3 405 12 900 19

Venezuela 30 330 12 220 32

Ensemble 565 510 - 29

* PPA : en parité de pouvoir d’achat Sources : INED (2011) et Nations unies (2011).

Indicateurs

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144[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

précocement en Argentine, à Cuba et en Uruguay, pays de plus forte immigration européenne. Puis, à partir de 1930, la mortalité a baissé dans toute l’Amérique latine. Par conséquent, l’accroissement démographique s’est accéléré pendant trois à quatre décennies, avant que la fécondité ne baisse à son tour à partir des années 1960 (Cosío-Zavala, 1998).

Les modalités des transitions de la mortalité séparent les pays latino-américains en quatre groupes :

•le premier groupe (Argentine, Chili, Costa Rica, Cuba et Uruguay) enregistre près de 80 ans d’espérance de vie à la naissance (2005-2010) pour les femmes ; c’est le groupe des transitions avancées ;

• le deuxième groupe (Brésil, Colombie, Équateur, Mexique, Nicaragua, Panama, Pérou, République dominicaine, Salvador et Venezuela) avec plus de 75 ans d’espérance de vie pour les femmes (2005-2010) est celui des transitions moyennes ;

•avec près de 74 ans d’espérance de vie (2005-2010) pour les femmes, le troisième groupe (Guatemala, Honduras, Paraguay) est celui des transitions en cours d’accélération ;

• enfin, Haïti et la Bolivie, avec moins de 70 ans d’espérance de vie féminine (2005-2010) , ont cependant commencé à voir leur morta l i té baisser . La mortalité infantile y reste encore relativement élevée [ 78 ] (cf. tableau 2).

[ 78 ] Avec, respectivement, des niveaux à Haïti de 63 décès d’enfants de moins d’un an pour 1 000 naissances et en Bolivie de 46 décès d’enfants de moins d’un an pour 1 000 naissances (cf. tableau 2).

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145 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Après trois quarts de siècle de baisse de la mortalité, les différences régionales se sont cristallisées en fonction des rythmes de baisse de la fécondité. Dans le cône Sud (Argentine et Uruguay) et à Cuba, la fécondité était basse dès la fin du 19e siècle. À la fin des années 1950, les méthodes modernes de régulation des naissances ont été largement diffusées, à commencer par le Chili et le Costa Rica. Entre 1960 et 1985, la fécondité a diminué rapidement au Brésil , en Colombie, au Mexique, à Panama, au Pérou, en Républ ique dominicaine, au Salvador et au Venezuela. Cependant, certains pays d’Amérique centrale (Guatemala, Honduras, Nicaragua), ainsi que la Bolivie, Haïti et le Paraguay ont enregistré à cette époque une faible baisse de la fécondité (cf. tableau 3).

Espérances de vie à la naissance et taux de mortalité infantile, 2005-2010

Tableau 2

Mortalité infantile*Hommes FemmesEnsemble

Amérique latine 73,4 70,2 76,7 21,7

Argentine 75,3 71,5 79,1 13,4

Bolivie 65,6 63,4 67,7 45,6

Brésil 72,2 68,7 75,9 23,5

Chili 78,6 75,5 81,7 7,2

Colombie 72,9 69,2 76,7 19,1

Costa Rica 78,9 76,5 81,4 9,9

Cuba 78,5 76,6 80,5 5,1

Équateur 75,0 72,1 78,1 21,1

El Salvador 71,4 66,6 76,1 21,5

Guatemala 70,3 66,7 73,8 30,1

Haïti 61,0 59,9 62,0 63,1

Honduras 72,1 69,7 74,5 28,1

Mexique 76,2 73,7 78,6 16,7

Nicaragua 73,0 69,9 76,1 21,5

Panama 75,5 73,0 78,2 18,2

Paraguay 71,7 69,7 73,9 32,0

Pérou 73,2 70,6 75,9 21,2

Rép. dominicaine 72,5 69,9 75,4 29,6

Uruguay 76,4 72,7 79,9 13,1

Venezuela 73,7 70,8 76,8 17,0

* Décès de moins d’un an pour 1 000 naissances vivantes. Source : Nations unies (2011).

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146[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

En 2005-2010, la fécondité totale est estimée à 2,3 enfants par femme pour l’ensemble du sous-continent latino-américain [ 79 ]. Seuls quatre pays, parmi les plus pauvres, conservent des taux de fécondité totale supérieurs à 3 enfants par femme : le Honduras (3,3) , Haïti et la Bolivie (3,5) et le Guatemala (4,2 enfants par femme) (cf . tableau 3).

[ 79 ] Il s’agit de l’ensemble Amérique latine-Caraïbes au sens de la CEPALC.

Taux de fécondité totale, 1960-2010Tableau 3

2005-20102000-20051995-20001985-19901970-19751960-1965 Baisse 1960-1985en %

Pays andins

Bolivie 6,6 6,5 5,0 4,3 4,0 3,5 24,2

Colombie 6,8 5,0 3,2 2,8 2,6 2,5 52,9

Chili 5,4 3,6 2,7 2,2 2,0 1,9 50,0

Équateur 6,7 6,0 4,0 3,1 2,8 2,6 40,2

Pérou 6,9 6,0 4,1 3,2 2,9 2,6 40,5

Venezuela 6,7 4,9 3,6 2,9 2,7 2,5 46,3

Pays atlantiques

Argentine 3,1 3,1 3,0 2,6 2,4 2,3 3,2

Brésil 6,2 4,7 3,1 2,5 2,3 1,9 50,0

Paraguay 6,6 5,7 4,9 4,2 3,8 3,1 25,8

Uruguay 2,9 3,0 2,5 2,4 2,3 2,1 13,8

Amérique centrale

Costa Rica 7,2 4,3 3,4 2,6 2,3 1,9 52,8

El Salvador 6,8 6,1 3,9 3,2 2,9 2,3 42,6

Guatemala 6,5 6,2 5,7 5,0 4,6 4,2 12,3

Honduras 7,4 7,1 5,4 4,3 3,7 3,3 27,0

Nicaragua 7,3 6,8 5,2 3,9 3,3 2,8 28,8

Panama 5,9 4,9 3,2 2,8 2,7 2,6 45,8

Mexique et Caraïbes

Cuba 4,7 3,5 1,8 1,6 1,6 1,5 61,7

Haïti 6,3 5,8 5,9 4,4 4,0 3,5 6,3

Mexique 6,8 6,5 3,6 2,8 2,5 2,4 47,0

Rép. dominicaine 7,3 5,6 3,6 2,9 2,7 2,7 50,7

Source : Nations unies (2011).

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147 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Cinq modèles de transitions de la fécondité divisent l’Amérique latine en autant de groupes (Schkolnik, 2004) :

•une transition très avancée à Cuba (1,5 enfant par femme en 2005-2010) ;

•une transition avancée en Argentine, au Brésil, au Chili, au Costa Rica et en Uruguay (entre 1,9 et 2,3 enfants par femme en 2005-2010) ;

•une transition en pleine évolution – le modèle majoritaire en Colombie, en Équateur, au Mexique, à Panama, au Pérou, en République dominicaine, au Salvador et au Venezuela (entre 2,3 et 2,6 enfants par femme en 2005-2010) ;

•une transit ion modérée au Honduras, au Nicaragua et au Paraguay (entre 2,8 et 3,3 enfants par femme en 2005-2010) ;

•une transition débutante en Bolivie, au Guatemala et en Haïti (entre 3,5 et 4,2 enfants par femme en 2005-2010).

La pilule, le stérilet et surtout la stérilisation féminine sont les principales méthodes de contraception utilisées. Si l’avortement est illégal dans presque tous les pays – sauf à Cuba depuis 1965 et en Uruguay depuis 2012 [ 80 ] – i l est toutefois largement pratiqué [ 81 ]. Par ailleurs, « le soutien officiel aux actions de planification familiale dans la plupart des pays a favorisé le développement et l’utilisation de méthodes contraceptives modernes dans des catégories sociales qui ne limiteraient pas leurs naissances si les programmes n’existaient pas » (Cosío-Zavala, 1998, p. 70).

Le tableau 4 présente les pays classés selon les groupes de transitions de la mortalité et de transitions de la fécondité. On observe une forte correspondance entre les deux types de classements.

[ 80 ] L’Uruguay a voté une loi en 2012 pour légaliser l’avortement. En juin 2013, une initiative soumise à votation pour organiser un referendum contre cette loi n’a pas été validé faute d’avoir obtenu le nombre suffisant de voix. [ 81 ] En l’absence de chiffres exacts, on estime que, chaque année, quatre millions de femmes environ se font avorter dans la région (OMS, 2004).

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Pays d’Amérique latine classés selon les situations des transitions de la mortalité et de la fécondité

Tableau 4

Les cinq groupes de transitions de la fécondité sont en forte résonance avec les situations socioéconomiques nationales, notamment avec les niveaux de pauvreté et les inégalités sociales. Ainsi, les transitions « avancées » ont été précoces dans des pays d’immigration européenne et de fort accroissement économique ; les transitions « moyennes » sont observées dans des pays qui ont connu une forte croissance, à la fois démographique et économique, au cours du 20e siècle ; les transitions « modérées et débutantes » sont, quant à elles, celles des pays les plus pauvres.

Au sein des pays, également, des différences sont observées entre les transitions démographiques avancées des catégories sociales les plus favorisées, les plus scola-risées, les plus urbanisées et les transitions retardées des catégories les plus pauvres, notamment les populations indigènes. Or, il faut remarquer que, entre 1960 et 1975, la corrélation entre la croissance économique et la croissance démographique était

DébutanteModéréeMajoritaireAvancéeTrès avancée

Avancée Cuba Argentine

Chili

Costa Rica

Uruguay

Moyenne Brésil Colombie Nicaragua

Équateur

Mexique

Panama

Pérou

Rép. dominicaine

Salvador

Venezuela

En cours Honduras Guatemala

Paraguay

Initiale Haïti

Bolivie

Source : estimations de l’auteur à partir des tableaux 2 et 3.

Transitions de la féconditéTransitions de la mortalité

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positive, et qu’elle est devenue négative à partir des années 1975-1980 (Blanchet, 1999). Par conséquent, dans les pays où certains groupes sociaux ont gardé une fécondité élevée après cette période et un fort accroissement démographique, l’augmentation rapide de la population a eu des conséquences négatives sur leurs conditions socioéconomiques, creusant l’écart entre les groupes sociaux ayant limité leur fécondité et ceux qui ne l’ont pas fait.

Ce n’est donc pas seulement au niveau des pays que plusieurs modèles démographiques sont observés, mais également au sein même des sociétés. Les différences de rythme des transitions démographiques ont séparé les populations en groupes différenciés, ce qui a des conséquences sur leur évolution actuelle et sur leurs effectifs (croissance démographique, mortalité, fécondité), mais aussi sur leurs tendances démographiques futures, notamment en termes de vieillissement.

Le vieillissement de la population et le dividende démographique

Les transit ions démographiques en Amérique lat ine ont eu des répercussions importantes sur la répartition par groupes d’âges de la population. Dans un premier temps, la baisse de la mortalité a entraîné l’augmentation du groupe des moins de 15 ans, rajeunissant ainsi les populations, puis la baisse de la fécondité a fait diminuer rapidement la proportion des 0-14 ans. Le pourcentage de personnes âgées étant pour le moment encore réduit (moins de 10 %, chiffre qui sera atteint en 2025), c’est la proportion d’adultes entre 15 et 59 ans qui a le plus augmenté. Néanmoins, en 2010, déjà plus de 40 millions de Latino-américains sont âgés de 65 ans ou plus ; ces effectifs ont presque doublé en 20 ans (21 millions en 1990) et devraient doubler encore une fois d’ici 2030 (86 millions). Les prévisions pour 2050 sont de 150 millions de personnes âgées de plus de 65 ans, soit presque un cinquième de la population (Nations unies, 2011).

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Le rapport de dépendance, après avoir augmenté pendant la phase de baisse de la mortalité (rajeunissement de la population), a donc diminué ensuite rapidement pendant la phase de réduction de la fécondité (cf. graphique 1). On parle à ce propos de dividende démographique : une période à durée limitée pendant laquelle les populations dépendantes diminuent par rapport à celles d’âge actif. Ce rapport augmentera à partir de 2030 pendant la phase finale de vieil l issement, et ceci de manière définitive.

Le tableau 5 montre le temps nécessaire pour que le rapport de dépendance passe du maximum au minimum, variable selon les pays latino-américains, de 76 ans au Paraguay à 17 ans à Cuba. Certains pays ont déjà achevé cette période de dividende démographique (Cuba depuis 1991), d’autres la finiront dans plusieurs décennies (comme le Guatemala, en 2050).

Quoi qu’i l en soit, le dividende démographique a contribué à la réduction de la pauvreté, notamment dans les années 1990-2002, pendant lesquelles le revenu par tête des ménages provenant du travail a augmenté régulièrement, suite à la baisse des taux de dépendance, à la réduction de la taille moyenne des ménages ainsi qu’à la diminution de la fécondité.

Rapports de dépendance

Le rapport de dépendance est le rapport entre l’effectif de la population « dépendante » (i.e. jeunes de moins de 15 ans et personnes âgées de plus de 60 ans) et l’effectif de la population d’âge actif (15-59 ans).

1Graphique

Source : Nations unies (2011).

120

100

80

60

40

20

0

1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010 2020 2030 2040 2050

Amérique centrale Amérique du Sud

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151 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Les effets du dividende démographique sont moins significatifs en 2002-2008, la fécondité ne baissant plus autant. Par conséquent, les taux de pauvreté sont de plus en plus influencés par les taux d’emploi et les revenus des personnes occupées dans les ménages. Le dividende démographique, que la CEPAL mentionne comme l’un des « moteurs de combat » contre la pauvreté (avec la croissance économique et les dépenses sociales) (CEPAL, 2009) s'estompe au fur et à mesure du vieillissement inéluctable de la population latino-américaine, la part des personnes âgées de plus de 60 ans passant de 6 % entre 1950 et 1975 à 8 % en 2000, 10 % en 2010 et 25 % en 2050 (Nations unies, 2011).

Années de début et de fin de la réduction des rapports de dépendance

Tableau 5

Année de valeur minimaleAnnée de valeur maximale

Source : Centre latino-américain de démographie – CELADE (2007).

Argentine 1989 2032

Bolivie 1974 2041

Brésil 1964 2007

Chili 1966 2011

Colombie 1965 2017

Costa Rica 1965 2014

Cuba 1974 1991

Salvador 1968 2028

Guatemala 1988 2050

Haïti 1970 2039

Honduras 1972 2040

Mexique 1966 2022

Nicaragua 1965 2035

Panama 1968 2020

Paraguay 1962 2038

Pérou 1967 2017

République dominicaine 1965 2027

Venezuela 1966 2020

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1.4.3. La pauvreté et les inégalités

L’Amérique latine est le continent le plus inégalitaire au monde, comme l’ont montré des comparaisons menées depuis 1985 avec les indices de Gini de l’Asie, de l’Afrique subsaharienne et septentrionale, de l’Europe centrale et orientale, de la Communauté des États indépendants indépendants (CEI), et du Moyen-Orient (FMI, 2007). En 2008, le taux de pauvreté [ 82 ] s’élevait à 33 %, soit 11 points de moins qu’en 2002. La hausse du prix des aliments a, en revanche, fait augmenter le taux d’indigence en 2008, à 12,9 % (contre 12,6 % en 2007), alors qu’il avait diminué d’un tiers par rapport à celui de 2002 (19,3 %). En 2012, les taux de pauvreté et d’indigence s’établissent respecti-vement à 29,4 % et 11,5 % (CEPAL, 2012).

Les améliorations constatées sur la période 2002-2008 résultent de la croissance économique soutenue pendant cette période et des progrès dans la répartition des richesses. Cette tendance s’est maintenue entre 2008 et 2012, malgré l’arrêt de la croissance en 2009. On estimait qu’il y avait, en Amérique latine en 2012, 167 millions de pauvres et 66 millions d’indigents, soit respectivement 34 et 31 millions de moins qu’en 2002. Cette évolution à la baisse marque une rupture avec les décennies précédentes : sur la période 1980-2002, les effectifs de pauvres et d’indigents n’avaient cessé d’augmenter. Les mesures de lutte contre la pauvreté ont donc porté leurs fruits, et elles ne sont pas remises en cause par la crise économique récente (CEPAL, ibid.).

Indicateurs de pauvreté et d’indigence (en % de la population) en 2002, 2008 et 2011

Tableau 6

RuralRural UrbainUrbain TotalTotalAmérique latine

2002 43,9 38,3 62,4 19,3 13,4 38,4

2008 33,5 27,7 55,0 12,9 8,1 31,0

2011 29,4 24,2 49,8 11,5 7,2 28,8

Variation 2002-2011 (en %) 33 37 20 40 46 25

Source : CEPAL (2012).

Pourcentage d'indigentsPourcentage de pauvres

[ 82 ] Le taux de pauvreté et la proportion de personnes en dessous de la « ligne de pauvreté », soit le revenu nécessaire pour la satisfaction des besoins essentiels. L'indigence considère uniquement la satisfaction des besoins alimentaires.

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En 2011, la pauvreté dans les zones rurales (49,8 %) représentait plus du double de la pauvreté urbaine (24,2 %), et l ’ indigence y était quatre fois plus importante (28,8 %) que dans les zones urbaines (7,2 %). Ce sont donc les populations rurales qui souffrent le plus de la pauvreté extrême. Toutefois, compte tenu de l’urbanisation élevée de la population latino-américaine, 66 % des pauvres vivent en ville, alors qu’avant 1980 la population pauvre était essentiellement rurale. Cependant, la pauvreté rurale baisse moins vite que celle des villes, avec une diminution de 20 % et de 37 % respectivement entre 2002 et 2011 pour les taux de pauvreté rurale et urbaine, et une réduction de 25 et de 46 % respectivement pour les taux d’indigence rurale et urbaine (cf. tableau 6).

Les pays latino-américains sont donc touchés différemment par la pauvreté et l ’ indigence. Ainsi, les niveaux les plus bas sont enregistrés au Chili et en Uruguay, suivis par l’Argentine, le Brésil, le Costa Rica, Panama, le Pérou et le Venezuela, avec des taux inférieurs ou égaux à la moyenne du sous-continent. La Bolivie, la Colombie, l’Équateur, le Mexique, la République dominicaine et le Salvador enregistrent des taux de pauvreté, entre 34 % et 46 %. Le Guatemala, le Honduras, le Nicaragua et le Paraguay sont à 50 % ou plus de pauvreté et à plus de 28 % d’indigence (cf. tableau 7).

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Entre 2010 et 2011, des progrès significatifs ont été observés dans sept pays : au Paraguay (-5,2 points), en Équateur (-3,7 points), au Pérou (-3,5 points), en Colombie (-3,1 points), en Argentine (-2,9 points), au Brésil (-2,0 points par an entre 2009 et 2011) et en Uruguay (-1,9 point). La réduction de l’indigence y est également notable. En revanche, au Venezuela, les taux de pauvreté et d’indigence ont augmenté de 1,7 et 1 point respectivement, et il n’y a pas eu de changements significatifs au Chili, au Costa Rica, à Panama et en République dominicaine (CEPAL, ibid., p. 19).

Indicateurs de pauvreté et d’indigence (en % de la population) en 2011

Tableau 7

Indicateurs d'´indigence (%)Indicateurs de pauvreté (%)

Années : * 2006, ** 2009, *** 2010, **** 2005Source : CEPAL (2012).

Amérique latine 29,4 11,5

Argentine * 21,0 7,2

Bolivie ** 42,4 22,4

Brésil 20,9 6,1

Chili 11,0 3,1

Colombie 34,2 10,6

Costa Rica 18,8 7,3

Équateur 35,4 13,9

El Salvador *** 46,6 16,7

Guatemala **** 54,8 29,1

Honduras *** 67,4 42,8

Mexique *** 36,3 13,3

Nicaragua ** 58,3 29,5

Panama 25,3 12,4

Pérou 27,8 6,3

Paraguay 49,6 28

République dominicaine 42,2 20,3

Uruguay 6,5 1,1

Venezuela 29,5 11,5

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155 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

De manière générale, en 2012, l’Amérique latine a bien progressé sur la voie du premier des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) – la réduction de moitié de la pauvreté extrême entre 1990 et 2015 –puisque le taux d’indigence de 11,4 % se situe à 0,1 % de l’objectif fixé (11,3 %). Le Brésil et le Chili ont dépassé l’objectif depuis plusieurs années, rejoints en 2008 par le Pérou. Le Costa Rica, l ’Équateur et le Mexique ont, quant à eux, progressé plus vite que la moyenne, alors que les efforts restent insuffisants dans tous les autres pays.

Toutefois, la distribution du revenu reste profondément inégalitaire : 40 % des ménages les plus pauvres perçoivent 15 % du revenu total, alors que les 10 % les plus riches détiennent en moyenne 32 % du revenu total (CEPAL, 2012). Entre ces deux extrêmes, la majorité de la population se trouve dans des « classes moyennes » très hétérogènes en termes de conditions de vie : si elles perçoivent des revenus qui les situent au-dessus du seuil de pauvreté, ils demeurent éloignés des niveaux des deux déciles les plus élevés. Cette vulnérabilité des classes moyennes a pu être observée à la lumière de la crise des années 1980 : les taux de pauvreté ont grimpé pour l’ensemble de l’Amérique latine de 8 points (passant de 40,5 % en 1980 à 48,3 % en 1990 au sommet de la crise), pour ne retrouver le niveau de 1980 que 25 ans plus tard, en 2005. De même, il a fallu 14 ans pour que le PIB par tête revienne au niveau de 1980, en 1994 (CELADE, 2010).

Grâce à la période de forte croissance économique, à partir de 2002, les indices de Gini ont enregistré, en moyenne, une réduction d’au moins 1 % par an entre 2002 et 2011, ce qui signifie une réduction des inégalités dans la répartition des revenus. Les pays qui ont connu les réductions les plus importantes, avec des taux de réduction de l’indice de Gini supérieurs à 2 %, sont l’Argentine, la Bolivie, le Nicaragua et le Venezuela. Le Brésil, la Colombie, le Guatemala, le Honduras, la République dominicaine et le Paraguay sont les pays les plus inégalitaires ; le Venezuela et l’Uruguay les moins inégalitaires (cf. tableau 8).

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L’année des enquêtes varie selon les pays. 2002 correspond à la date la plus proche entre 2000 et 2002, 2011 est la date la plus proche entre 2005 et 2011.

Indices de Gini (2002 et 2011)Tableau 8

20112002

Années : * 2009, ** 2010, *** 2006, **** 2005Source : CEPAL (2012).

Argentine 0,578 0,492

Bolivie * 0,614 0,580

Brésil 0,639 0,559

Colombie 0,569 0,545

Chili 0,564 0,516

Costa Rica 0,488 0,503

El Salvador ** 0,525 0,454

Équateur 0,513 0,434

Guatemala *** 0,542 0,585

Honduras ** 0,588 0,567

Mexique ** 0,514 0,481

Nicaragua **** 0,579 0,478

Panama 0,567 0,531

Paraguay 0,570 0,546

Pérou 0,525 0,452

République dominicaine 0,537 0,558

Uruguay 0,455 0,402

Venezuela 0,500 0,397

Indices de Gini

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157 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Parmi les groupes les plus vulnérables, ont été identifiés les enfants de moins de 15 ans, les femmes et les groupes ethniques minoritaires (indigènes, afro-descendants). Les enfants de moins de 17 ans représentent presque la moitié des pauvres : 51 % des indigents et 45 % des pauvres non indigents. De même, les groupes ethniques (indigènes et afro-descendants) sont entre 1,2 et 3,4 fois plus pauvres que le reste de la population, et cette proportion augmente dans tous les pays, sauf au Brésil (CEPAL, 2009).

Les recensements de l’an 2000 ont permis d’estimer dans quinze pays, de manière coordonnée par le CELADE, les effectifs de population des groupes autochtones (Indiens), qui atteignent au total près de 30 millions (cf. tableau 9), et qui sont, en général, les plus pauvres et les plus marginalisés. Les questions introduites dans la ronde des recensements de l’an 2000 sur l’autodéfinition d’appartenance en tant qu’indigène [ 83 ]

donnent des estimations plus élevées que le critère de la langue parlée utilisé auparavant comme critère unique.

Les recensements de 2010 donnent des chiffres plus récents sur la population indigène, qui ne sont encore disponibles que pour quelques pays [ 84 ], comme par exemple en Argentine (955 032) [ 85 ], au Brésil (817 000), au Chili (1 369 533), en Équateur (1 100 000) et au Mexique (15 703 474) [ 86 ]. L’augmentation considérable de certains chiffres entre les recensements des années 2000 et 2010 (au Brésil, Chili, Mexique, notam-ment) s’explique à la fois par des taux de croissance naturelle élevés (forte fécon-dité des indigènes), ainsi que par les modifications dans la manière de les compter, laquelle a beaucoup changé entre les recensements des années 2000 et 2010, dans le souci d’un comptage beaucoup plus large et précis, qui cependant est toujours en discussion et ne fait pas consensus (CELADE, 2011 ; Mikkelsen, 2013).

[ 83 ] Selon les questions posées aux recensements, la personne s’identifie elle-même comme indigène ou non- indigène.[ 84 ] Chiffres (sauf pour l’Argentine) tirés de l’ouvrage de Mikkelsen (2013) qui est une compilation internationale.[ 85 ] http://www.pagina12.com.ar/diario/sociedad/3-197566-2012-06-30.html. Consulté le 06.08.2013.[ 86 ] Ce chiffre est obtenu en additionnant les 6 695 228 indigènes de plus de cinq ans qui parlent une langue indigène, ainsi que les 9 008 246 enfants de 0 à 4 ans vivant dans les ménages où le chef de famille parle une langue indigène.

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1.4.4. Les politiques démographiques

La mise en place de politiques démographiques a été proposée aux gouvernements dans le cadre du Plan d’action mondial sur la population, lors de la conférence de Bucarest, en 1974 (Conférence mondiale des Nations unies sur la population). Cette conférence s’inspirait des réflexions des économistes néomalthusiens sur les rapports négatifs entre la population et le développement, lesquelles étaient réfutées par les natalistes et les optimistes. Elle a permis d’ouvrir des débats passionnés à une période où tous les gouvernements n’adhéraient pas encore au Plan d’action mondial sur la population, qui rencontrait beaucoup d’oppositions en Amérique latine [ 87 ].

Effectif et pourcentage de la population autochtone. Recensements nationaux des années 2000

Tableau 9

PourcentageEffectif

Source : CELADE (2013) d’après les recensements de population, selon le critère d’autodéfinition d’appartenance.

Pérou 8 500 000 32,0

Mexique 6 101 632 6,5

Bolivie 5 008 997 62,2

Guatemala 4 610 440 41,0

Colombie 892 631 2,0

Équateur 830 418 6,8

Brésil 734 128 0,4

Chili 692 192 4,6

Venezuela 506 341 2,3

Nicaragua 443 847 8,6

Honduras 427 943 7,0

Argentine 402 921 1,1

Panama 285 229 10,1

Paraguay 88 529 1,7

Costa Rica 63 876 1,7

Ensemble 29 589 124 -

[ 87 ] Pour une présentation complète de ces débats, voir Cosío-Zavala (1994).

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159 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

La seconde Conférence des Nations unies sur la population de Mexico, en 1984, a montré l ’évolution de la posture des gouvernements lat ino-américains face à l’accroissement démographique très rapide, qui commençait à les inquiéter. L’acceptation du Plan d’action mondial sur la population a alors été très majoritaire. Il était devenu évident qu’une forte croissance démographique aggravait les problèmes économiques et sociaux à tous les niveaux. Des politiques démographiques ont donc été mises en œuvre dans la plupart des pays, avec des propositions de programmes de planification familiale, d'information, éducation, communication (IEC) en matière de population et de promotion des droits des femmes, conformément aux recom-mandations internationales. Il s’agissait d’intégrer la planification démographique à la planification nationale du développement. En outre, certains pays ont cherché à garantir institutionnellement les droits humains, dans l’esprit des Nations unies, comme au Mexique avec la modification de la constitution mexicaine (article 4), afin de reconnaître le droit de tous les citoyens à décider librement du nombre et de l’espacement de leurs enfants. Parmi tous les pays latino-américains, seule l’Argentine cherchait à accroître sa population [ 88 ].

Des institutions ont été créées, telles que les Conseils nationaux de population (CONAPO) ou bien des organismes qui promouvaient les programmes de diffusion des méthodes contraceptives au sein des institutions de santé. Les premiers pays à le faire ont été le Chili et le Honduras (1965), la Colombie (1967), le Costa Rica, ainsi que plusieurs îles des Caraïbes entre 1965 et 1970 (Jamaïque, République dominicaine, Porto Rico). Le Brésil, en revanche, n’a pas adopté de politique démographique officielle ; ce sont des institutions privées, comme l’organisation l'ONG BEMFAM, qui ont offert des services efficaces de limitation des naissances.

Si l’on veut dresser un bilan des politiques démographiques en Amérique latine jusqu’aux années 2010, on peut constater que la baisse de la fécondité s’est produite en un temps record et à un rythme exceptionnel (cf. tableau 3). Elle a produit le dividende démographique qui a permis de réduire les taux de pauvreté. Les politiques sont donc un succès de ce point de vue. Sur le plan institutionnel, on observe une grande variété des formes d’intervention et d’organisation, depuis des politiques ayant adopté des objectifs démographiques très explicites comme au Mexique (à compter de la loi de 1973 [ 89 ] ), jusqu’à des polit iques de laisser-faire, adoptées au Brési l notamment. Or, les résultats en termes de baisse de la fécondité ont été très sem-blables entre ces deux pays, car la diffusion des méthodes médicales modernes de

[ 88 ] Voir Cosío-Zavala (1994 et 1998).[ 89 ] L’objectif d’un taux d’accroissement de 1 % en l’an 2000 a été adopté en 1976. Or, en 2000, celui-ci était de 1,8 %.

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contraception et les actions des institutions sanitaires ont été décisives, avec ou sans interventions gouvernementales. Les couches sociales peu scolarisées et pauvres ont été les cibles des programmes de distribution de moyens contraceptifs modernes comme la pilule, le stérilet et la stérilisation féminine (une méthode largement utilisée par les Latino-américaines). La fécondité a donc beaucoup baissé dans le sous-continent, hormis dans les quelques pays où cette baisse n’a été entamée que récemment, comme en Bolivie, au Guatemala et en Haïti (cf. Tableau 3).

La troisième Conférence internationale sur la population et le développement de 1994, au Caire, a complètement redéfini le Programme d’action mondial sur la population. Elle a été novatrice en s’intéressant à des thématiques nouvelles, comme la santé de la reproduction, qui inclut toutes les questions touchant à la maternité, à la vie sexuelle et au VIH/Sida pour les femmes et les hommes, et en proposant aux gouvernements de protéger les droits reproductifs et sexuels, de lutter contre la violence et d’améliorer le statut des femmes, des minorités vulnérables et des populations pauvres, en termes de niveau de vie, d’éducation et de santé.

La lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales faisant partie du programme du Caire, les programmes de planification familiale perdaient ainsi leur spécificité et étaient inclus dans des programmes sociaux intégrés. L’Église catholique, soutenue par l’Argentine, a manifesté au Caire son opposition farouche à l’avortement. Cependant, malgré son désaccord doctrinal vis-à-vis des programmes de limitation des naissances, elle ne s’est pas opposée de manière frontale aux gouvernements pour ces programmes mis en œuvre depuis trente ans ; elle a même promu des programmes de paternité responsable se basant sur des méthodes d’abstinence périodique (Bolivie, Pérou).

Le bien-être de la population et les droits humains se sont retrouvés au cœur des dispositifs mis en place par le Plan d’action mondial du Caire. Il s’agit également d’une remise en cause du rôle de l’État, qui a été primordial dans la mise en place des politiques démographiques au cours des années 1970-1990, mais qui a toujours été fortement secondé par des initiatives privées (comme le BENFAM au Brésil). Les gouvernements se sont néanmoins engagés à faire respecter les principes et garanties du Plan d’action mondial sur la population et le suivi des objectifs du Caire, jusqu’en 2014, tâche coordonnée par le CELADE, intégré à la CEPAL des Nations unies.

En guise de bilan, on peut pourtant constater que les politiques démographiques n’ont pas eu d’effets notables sur la réduction des inégalités sociales ni sur l’amélio-ration des conditions de vie en Amérique latine. Ce sont en effet toujours les groupes sociaux les plus vulnérables qui connaissent la croissance démographique la plus rapide et la fécondité la plus élevée (même si cette dernière est nettement plus faible

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que la fécondité naturelle [ 90 ] ). On observe aussi une forte fécondité des jeunes filles adolescentes, en augmentation dans certains pays, preuve d’un des échecs de ces politiques (Guzman et al., 2006).

Par ailleurs, alors qu’en Amérique latine les populations souffrent encore des consé-quences du très fort accroissement démographique des cinq dernières décennies, qui se traduit par un manque criant d’infrastructures de base en termes d’éducation, santé, logement, emploi, de nouveaux défis ont déjà surgi, liés au vieillissement de la population, dont les effets seront importants sur les systèmes de santé et de sécurité sociale. Dans un contexte qui souffre de l’instabilité de la croissance économique, les choix politiques sont complexes. Ils doivent assurément tenir compte des tendances démographiques à long terme, ce qui n’est souvent pas le cas, et surtout profiter du dividende démographique en cours (qui offre une période relativement longue dans les pays les moins avancés) pour effectuer des investissements sur les générations futures, les jeunes et les enfants d’aujourd’hui.

Ainsi, on pourrait espérer que les questions démographiques soient enfin pleinement intégrées au développement économique et social. Les acteurs politiques devraient en faire une priorité pour les trente prochaines années, car les défis démographiques vont s’aggraver sérieusement, et ils n’aideront plus à améliorer le bien-être de la population, contrairement à la période précédente où le dividende démographique a participé de manière significative à la réduction de la pauvreté.

[ 90] La fécondité « naturelle », au sens de L. Henry, est la fécondité qui résulte d’une absence complète de contrôle des naissances au sein des couples. Elle est estimée à huit enfants par femme.

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Conclusion

La transition démographique, la baisse de la fécondité, le dividende démographique et les politiques de population ont tous contribué à la lutte contre la pauvreté en Amérique latine, renforçant les effets de la croissance économique et des investissements sociaux publics. Mais la période favorable de réduction des charges, consécutive à la diminution de la proportion des jeunes enfants dans la population, est pratiquement achevée et le vieillissement de la population est porteur de nouveaux défis pour les populations latino-américaines. Les facteurs démographiques pèseront donc à l’avenir négativement sur la croissance économique et sociale, et c’est donc aux dynamiques économiques, aux politiques publiques et à l’État qu’il incombera d’aider les familles à assurer la charge croissante induite par l’augmentation des populations âgées, laquelle interviendra tôt ou tard dans tous les pays latino-américains, selon leurs rythmes de transition démographique. Pour les populations les plus pauvres, le dividende démographique sera encore à l’œuvre pendant une période limitée et il conviendrait donc d’essayer d’en tirer profit utilement en augmentant les investissements sociaux et en créant des emplois.

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Annexes statistiques

Taux de croissance de la population mondiale (en %) par région 1950-2010

Tableau 10

Source : Nations unies (2011).

1955-1960 1960-1965 1965-1970 1970-1975 1975-1980

Taux de croissance annuels moyens (en %)Continent ou région

1980-1985 1985-1990 1990-1995 1995-2000 2000-2005 2009-2010

Monde 1,83 1,85 2,07 1,96 1,77 1,76 1,74 1,52 1,34 1,22 1,16

Pays plus développés 1,16 1,08 0,86 0,78 0,66 0,58 0,56 0,43 0,33 0,37 0,41

Europe 0,97 0,96 0,69 0,61 0,49 0,40 0,38 0,19 -0,02 0,11 0,20

Amérique du Nord 1,78 1,41 1,07 0,94 0,97 0,97 1,03 1,01 1,15 0,99 0,91

Océanie 2,15 2,06 2,19 1,94 1,33 1,61 1,60 1,48 1,39 1,49 1,75

Pays moins développés 2,12 2,17 2,54 2,38 2,14 2,13 2,08 1,81 1,59 1,42 1,33

Asie 1,95 1,99 2,48 2,28 1,95 1,94 1,92 1,63 1,38 1,18 1,08

Afrique 2,31 2,44 2,56 2,65 2,77 2,80 2,69 2,53 2,36 2,33 2,30

Amérique latine 2,76 2,76 2,51 2,41 2,29 2,10 1,92 1,71 1,55 1,32 1,15

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A SAVOIR1. Dynamiques économiques, insertion internationale et transformations sociales

166[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Source : Nations unies (2011).

3,00

2,50

2,00

1,50

1,00

0,50

0,00

Europe Amérique du Nord Océanie Asie

Afrique Amérique latine

Taux annuels d’accroissement naturel par continents 1950-2010 (en %)

2Graphique

1955-19

60

1960-19

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A SAVOIR

2. L’État et les politiques publiques

2.1. Évolution des politiques publiques Yves SUREL

Introduction

L’analyse des politiques publiques en Amérique latine est encore peu développée si l’on considère les études de cas issues de la science politique. Cela tient tout autant à l’objet de recherche, les politiques publiques, qu’aux regards portés sur l’action publique dans les pays latino-américains. Le déficit de connaissances est sans doute d’abord lié à l’état de l’objet, dans la mesure où la faiblesse et/ou la politisation souvent constatées des structures administratives rendent difficiles la collecte des données comme l’identification des enjeux de l’analyse. De manière caractéristique, il est parfois compliqué d’accéder aux archives ou même aux acteurs compétents. Certains chercheurs se heurtent ainsi à l’absence de classement des documents officiels, aux mouvements incessants des fonctionnaires ou encore à la disparition des structures qu’ils sont censés étudier. Faire des entretiens s’avère également difficile, alors que du point de vue de la méthode, il s’agit en général d’une entrée privilégiée au sein de l’analyse des politiques publiques. Les acteurs interrogés ont ainsi tendance à masquer les informations ou données utiles pour des raisons personnelles et/ou politiques, tandis que leurs propos sont souvent normatifs et par conséquent difficilement utilisables pour les travaux de recherche. Enfin, les données, en parti-culier de nature statistique, sont rarement homogènes, en dépit des publications des organisations internationales, ce qui rend la compréhension des évolutions historiques, ainsi que la comparaison, fréquemment complexes.

Plus profondément, contrairement à ce qui se passe dans d’autres aires géographiques, l’analyse des politiques publiques reste souvent indissociable d’interrogations ou d’analyses relatives à la formation et à l’évolution de l’État et du régime politique (Collier et Collier, 1991). L’absence de maturation de l’appareil administratif laisse entière en effet la question de l’État, non seulement d’un point de vue normatif (quelle doit être la place de l’État dans la société ?), mais aussi d’un point de vue pratique (quelle

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doit être la forme et l’intensité de l’action publique ?). Dès lors, les politiques publiques ne sont pas toujours analysées pour elles-mêmes, mais en tant qu’elles manifestent une évolution majeure de l’État et de l’appareil administratif (Bezès, 2007).

Pourtant, les contextes latino-américains se présentent généralement comme des cas d’étude fascinants pour l’analyse des politiques publiques. Les problèmes sociaux auxquels sont confrontés les responsables politico-administratifs y sont d’une intensité particulière, si on les rapporte aux contextes occidentaux. Les relations sociales et politiques y sont tout à la fois denses et moins formalisées sur le plan institutionnel et organisationnel. Surtout, sur le plan de l’analyse des politiques publiques, l’origi-nalité des options prises comme des processus de décision adoptés conduit parfois à les considérer comme des modèles. Le processus participatif mis en place pour l’élaboration des budgets publics en est l’exemple le plus évident, mais on peut évoquer également certains programmes d’action publique en matière sociale (comme Bolsa Familia au Brésil) ou éducative (Cf. les plans inspirés du programme Ceibal mis en place en Uruguay).

Dès lors, les travaux existants, le plus souvent rattachés à la sociologie et à l’économie, les publications des organisations internationales ou des acteurs mobilisés, ainsi que plusieurs thèses récemment soutenues ou en cours, en France notamment, sur différents secteurs d’intervention publique, permettent de dresser un panorama rapide des enjeux et des caractéristiques actuels des politiques publiques dans les pays latino-américains. Nous concentrerons l’attention sur trois éléments principaux : (1) nous soulignerons tout d’abord que les problèmes publics auxquels ces pays sont confrontés présentent des spécificités, tant du point de vue de leur intensité que des thématiques ; (2) nous montrerons ensuite que les processus de décision sont marqués par le poids d’acteurs externes aux institutions politiques nationales et par le maintien de logiques politiques et sociales dominées par le clientélisme et l’instabilité institutionnelle ; (3) nous reprendrons enfin des diagnostics souvent présents, qui insistent sur la faiblesse administrative et l’absence de maîtrise des acteurs bureaucratiques sur la mise en œuvre des politiques publiques.

2.1.1. Problèmes publics et logiques d’agenda

Même si cette idée est parfois considérée comme simpliste et schématique, l’analyse des politiques publiques repose peu ou prou sur l ’ idée que les acteurs politico-administratifs sont activés par des événements, des mobilisations et/ou des pressions alimentées par des acteurs publics et privés placés à différents niveaux de gouver-nement. En fonction des capacités d’action et des opportunités politiques, les acteurs

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gouvernementaux opèrent ensuite une forme de filtrage au sein de ces dynamiques d’émergence pour inscrire sur l’agenda gouvernemental les problèmes qui détermi-neront par la suite le contenu de l’action publique.

Les pays latino-américains, par rapport à cette double dynamique d’émergence et d’inscription sur l’agenda, présentent plusieurs spécificités. Celles-ci tiennent tout d’abord aux enjeux socio-économiques objectifs auxquels ces pays sont confrontés. Plusieurs indicateurs peuvent être cités à titre d’exemple, en particulier ceux qui tiennent aux « seuils » de développement associés traditionnellement à ces sociétés. Dans le rapport annuel du PNUD (2013), les premiers pays latino-américains classés à l’indice de développement humain sont le Chili, l’Argentine, l’Uruguay et Cuba, respec-tivement aux 40e, 45e, 51e et 59e rangs de l’index [ 91 ]. Comme nous le savons, cet indice permet d’ajouter à la mesure traditionnelle du développement, essentiellement centrée sur le PIB, des facteurs additionnels relatifs à la santé, à l’éducation et à la durée de vie. Au-delà de ces chiffres bruts, les situations relatives cachent des évolutions significatives. Ainsi, dans le même rapport, les auteurs soulignent que ces dernières années ont bien été caractérisées par un « essor du Sud », qui repose notamment sur une amélioration des conditions de vie, telles qu’elles sont objectivées par des indicateurs, dans des pays comme le Brésil.

Ce sentiment général est parfois nuancé par d’autres indicateurs ou données. Ainsi, l'indice de Gini, souvent cité par les responsables politico-administratifs comme par les experts, qui mesure l’inégalité sociale dans un même pays, permet de montrer que dans nombre de pays de la zone, les taux d’inégalité sont encore extrêmement élevés. Même si les données ne sont pas homogènes et toujours disponibles, plusieurs pays comme la Bolivie (56,3 en 2008), la Colombie (55,9 en 2010) ou encore le Brésil (54,7 en 2009) présentent encore des inégalités de revenus et de conditions de vie qui posent des problèmes parfois d’autant plus grands que ces chiffres apparaissent contradictoires avec des évolutions économiques plus favorables [ 92 ]. Les mobili-sations récentes au Brésil, même si elles se sont cristallisées sur le coût des grands événements sportifs à venir, sont aussi le reflet et la conséquence d’une exaspération sociale accrue.

[ 91 ] Les données sont consultables en ligne, http://hdr.undp.org/en/media/HDR_2013_FR.pdf. Voir plus généralement, PNUD (2013), Rapport sur le développement humain.[ 92 ] Données consultables en ligne sur le site de la Banque mondiale : http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SI.POV.GINI

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Même s’ils sont parfois contestés ou ne donnent qu’une image partielle du dévelop-pement des sociétés, ces indices ont peu à peu acquis une réelle légitimité, grâce aux comparaisons qu’ils permettent d’établir, et parce qu’ils pointent un certain nombre d’enjeux jugés prioritaires pour les États concernés. Et de fait, ces constats répétés, qu’ils soient le fruit d’enquêtes ou de rapports conduits par des organisations internationales, ou qu’ils émanent directement des acteurs politico-administratifs domestiques, ont nourri durablement l’agenda des gouvernements latino-américains ces dernières années. On peut par exemple voir dans la publicisation croissante de problèmes liés à la santé et aux structures de soin un effet plus ou moins direct de ces indicateurs internationaux pointant les « insuffisances » ou les « retards » des pays concernés. Ainsi, au Mexique et au Brésil, des programmes tels que Progresa-Oportunidades ou Bolsa Familia, ont encouragé la mise en place de politiques de transferts financiers conditionnels, ayant tout à la fois pour but de lutter contre la pauvreté et d’assurer un revenu de subsistance aux familles les plus pauvres. La question de la pauvreté, les problèmes de santé liés à la malnutrition et les faibles taux de scolarisation sont, dans cette perspective, autant d’enjeux dont les liens ont pu être mis en lumière par ces indices internationaux et que ce dispositif de transferts cherche à traiter de façon conjointe. Ils sont aussi traités d’une façon transversale, échappant ainsi au découpage sectoriel classique de l’action publique, souvent par le biais de structures ad hoc, qui permettent de contourner les politiques ou les institutions administratives traditionnelles considérées comme inefficaces et/ou illégitimes.

Par ailleurs, au-delà même de la publicité plus ou moins large dont ils sont l’objet, ces chiffres et ces statistiques sont souvent « saisis » par les acteurs mobilisés pour déli-vrer des revendications ou pour justifier des interventions directes sur le terrain. Ainsi, les faiblesses endémiques du système scolaire brésilien, souvent soulignées dans les rapports internationaux (le Brésil est classé 85e sur 186 pour le taux d’alphabétisation des adultes dans le rapport cité du PNUD), ont été rendues publiques par des fondations ou des associations, nationales et internationales, qui ont pu ainsi justifier leur inter-vention directe sur le terrain, en complément des structures politico-administratives traditionnelles (Trindade, 2006). Comme les programmes sociaux, les programmes éducatifs se signalent en outre par une réelle inventivité, qui repose souvent sur l’élaboration et la diffusion d’instruments originaux d’action publique. D. Larrouqué (2012) examine par exemple le plan Ceibal mis en place en Uruguay à partir de 2007, qui visait à fournir un ordinateur aux élèves à différents niveaux du système scolaire. La justification d’un tel programme reposait sur l’idée d’un meilleur « ciblage » des dispositifs et sur un principe général de renforcement du « capital social » des individus. Son succès, au moins dans un premier temps, dans la mise en place du dispositif comme dans son degré d’acceptation sociale, explique également que ce programme

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fasse l’objet de diffusions récentes. Plusieurs pays, comme le Pérou ou l’Argentine, avec une intensité et une efficacité variables, se sont en effet inspirés ces dernières années du plan Ceibal pour en faire à leur tour un cadre possible d’interprétation et d’action en matière éducative.

D’autres problèmes publics nourrissent l’agenda gouvernemental des pays latino-américains autour de la thématique du développement. Nombre de gouvernements ont réalisé en effet que ce qui freinait de façon durable un développement pérenne était la faiblesse, voire l’absence d’infrastructures adaptées. Ces problèmes se posent d’abord à l’échelle même du continent, tant les relations commerciales intra- et interétatiques semblent parfois affectées et entravées par l’absence ou la mauvaise qualité des infrastructures. Il n’est pas étonnant que certains programmes récents, attachés par ailleurs à des logiques d’intégration régionale, aient dès lors tenté de remédier à cette faiblesse « continentale ». Dans sa thèse en cours sur l’IIRSA, Anne-Lucie Jarrier montre ainsi que c’est l’intérêt partagé par plusieurs États, le Brésil en tête, pour la question du développement économique, qui a été à la source d’initiatives com-munes en matière de transports (Jarrier, 2011).

Ces problématiques structurelles se posent depuis longtemps avec une acuité particulière dans les villes et les mégapoles latino-américaines. Le continent possède en effet plusieurs des plus grandes villes du monde, notamment Mexico (plus de 23 millions d’habitants) et São Paulo (près de 21 millions d’habitants). Cette urbanisation s’est fortement accélérée ces dernières années. Ainsi, alors que la population de Bogota était estimée à moins de 3 millions d’habitants au début des années 1970, elle s’élève à plus de 7 millions d’habitants selon les dernières estimations. Cette croissance rapide de la population urbaine pose des problèmes accrus d’infrastructure, tant sur le plan des transports que du logement. Elle est aussi souvent relevée comme un facteur d’augmentation de la criminalité, avec la guerre civile et l’intensification des trafics de drogue. Ainsi, dans les années 2000, Bogota comptait 81,2 homicides pour 100 000 habitants, ce qui fit d'elle l’une des villes les plus dangereuses du monde (Velasquez, 2007).

Les problèmes d’engorgement du trafic, de pollution et d’insécurité ont déclenché des initiatives marquantes, visant à réaménager l’espace urbain et la circulation dans les villes. Ce fut le cas à Bogota dès les années 1990, avec la réforme des transports publics entreprise par le maire de l’époque, Antanas Mockus, qui a donné lieu à la création d’un réseau de bus, le TransMilenio, et profondément changé la géographie urbaine de la capitale colombienne. Fait intéressant dans le cas présent, cette initiative fut également pensée comme un élément d’un plan plus large de règlement des

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problèmes urbains, en particulier la violence et la criminalité. L’irruption de ces ques-tions sur l’agenda fut en effet indissociable de la production de nouveaux diagnostics et de nouvelles solutions, qui eurent des effets durables sur les politiques publiques à Bogota, en Colombie, et par diffusion, dans d’autres pays latino-américains. En présentant la violence comme une pathologie sociale, Mockus parvint à convaincre les acteurs concernés de la nécessité de développer des actions prophylactiques (prévenir les comportements violents en limitant la détention d’armes à feu, ferme-ture des bars après certaines heures, etc.), ainsi que des actions curatives (augmen-tation des moyens de police, régulation du trafic routier, etc.). Selon ce que l’on appelle parfois l’approche cognitive et normative des politiques publiques, qui insiste sur le poids des croyances et des valeurs dans l’évolution de l’action publique, l’émergence de ces problèmes publics contribua à structurer et à faire émerger un nouveau para-digme de l’action publique, autrement dit d’un ensemble de valeurs, de principes et d’images déterminant les comportements des acteurs politico-administratifs et suscitant des réorientations significatives de plusieurs politiques publiques (Hall, 1993 ; Surel, 2000 ; voir aussi Tomazini et Rocha, 2013, pour une application de ce cadre analytique au cas brésilien).

Autre question d’infrastructures souvent présente à l’agenda gouvernemental, les réseaux de distribution de certains biens ou services publics, en particulier l’eau. Bien public fondamental comme l’a montré Elinor Ostrom avec sa théorie des « Communs » (Ostrom, 1990), l’eau fut l’enjeu de mobilisations sociales et de réformes importantes dans les années 1990 pour régler des problèmes d’urbanisation, et pour permettre également dans certains cas une rationalisation de la gestion des ressources nécessaires au développement des cultures agricoles. Souvent réformé dans les années 1990 dans le sens d’une privatisation des services de l’eau, sous l’influence notamment du « Consensus de Washington », ce domaine de l’action publique a parfois nourri des conflits très violents qui ont conduit les États et les collectivités locales à inscrire durablement ces questions sur l’agenda. Ainsi, en 2000, des protestations violentes dans la ville de Cochabamba en Bolivie ont débouché sur un conflit durable, parfois qualifié de « guerre de l’eau ». Cette contestation a été un vecteur de polarisation des clivages socio-politiques, avant de justifier le retour de l’État dans la gestion de cette industrie de réseau. Plus généralement, cette question de l’eau illustre bien la diversité des choix politiques et des axes de développement des politiques publiques : certains pays adoptent une politique d’inspiration libérale, quand d’autres ont opté pour des politiques contrôlées par les pouvoirs publics à des fins de redistribution (Mayaux, 2012).

Il serait possible d’allonger presque à l’infini la liste de ces thématiques, centrales

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aujourd’hui dans la façon dont les gouvernements conçoivent leurs tâches de gestion et de régulation. Mais ce qui frappe, c’est encore une fois l’intensité et la gravité des problèmes auxquels ces pays sont confrontés. Qu’il s’agisse de développement, d’environnement, d’urbanisme, d’éducation, de pauvreté, etc., les problèmes structu-rellement inscrits à l’agenda des gouvernements, le plus souvent communs à ces pays, pèsent sur toute action politique. En observant certaines dynamiques d’émergence, on note en outre que les acteurs sociaux (firmes, associations, organisations humanitaires, etc.) ne sont pas nécessairement les principaux vecteurs d’activation de l’agenda. La faiblesse des acteurs représentatifs traditionnels, notamment les syndicats, laisse le jeu relativement ouvert à d’autres formes de groupes d’intérêts, en particulier les firmes ou les organisations non-gouvernementales. L’exemple le plus caricatural reste sans doute de ce point de vue l’influence durablement exercée sur les élites latino-américaines par le « Consensus de Washington ». Même si les effets concrets de cet ensemble d’orientations d’action font l’objet d’évaluations prudentes, en raison d’infléchissements des structures administratives et des politiques publiques moins importants qu’anticipés, il ne fait nul doute que ces propositions ont eu un impact important sur le débat public et sur l’agenda gouvernemental. Elles ont conduit en effet à valoriser un certain nombre de réformes, concernant les politiques fiscales, la libéralisation des marchés ou encore les privatisations. Elles ont aussi facilité l’accès au pouvoir des partis et/ou des leaders qui se sont présentés comme les promoteurs d’une modernisation socio-politique fondée sur une plus grande ouverture à l’extérieur.

Pour résumer cette première partie, nous pouvons rappeler plusieurs caractéristiques de l’agenda des problèmes publics en Amérique latine : une prégnance des enjeux liés au niveau relatif de développement, à l’environnement, aux phénomènes d’urbani-sation et/ou à la criminalité ; des logiques d’émergence qui voient la société civile jouer un rôle inégal d’activation et de mobilisation ; des pressions exogènes et, par-fois, une perméabilité importante des agendas gouvernementaux en Amérique latine aux pressions exercées par des organisations internationales gouvernementales et non-gouvernementales et par des pays étrangers (en particulier les États-Unis) ; mais également une réelle aptitude des acteurs politico-administratifs à se saisir, parfois de façon originale, des problèmes publics auxquels ils doivent faire face depuis longtemps.

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2.1.2. Qui gouverne l’action publique en Amérique latine ?

La question des acteurs et des formes de gouvernement est l’une des questions centrales de la science politique, et en particulier de l’analyse des politiques publiques. Dans son ouvrage classique, Qui gouverne ?, le politiste américain Robert Dahl avait tenté de montrer que les logiques inhérentes à toute prise de décision rendaient le gouvernement des sociétés le plus souvent pluraliste, en particulier dans les régimes politiques ayant institutionnellement consacré les principes démocratiques (Dahl, 1961). Bien plus, ces dernières années, de nombreuses recherches ont montré que les formes contemporaines de gouvernement s’étaient encore diversifiées. Le terme générique de gouvernance, souvent associé à ces transformations, recouvre d’ailleurs tout à la fois un processus de déterritorialisation de l’action publique (les politiques sont définies de façon plus ou moins coordonnée entre plusieurs niveaux de gouvernement), de démonopolisation (l’État n’est plus qu’un acteur parmi d’autres d’un jeu complexe de compromis et d’échanges) et de dépolitisation (la décision relève de plus en plus d’acteurs ou d’institutions légitimes en fonction de leur expertise et par l’effet d’un mécanisme politique de délégation). Des dynamiques aussi complexes et parfois difficilement séparables que sont la globalisation, la décentralisation et l’intégration régionale sont souvent identifiées comme les facteurs explicatifs de ces mouvements affectant les États et les politiques publiques dans la période contemporaine.

L’Amérique latine constitue sur ce point un laboratoire remarquable pour interroger et mieux caractériser ces logiques de gouvernance. D’abord, pour une raison historique majeure : l’État y est souvent décrit comme inachevé et parfois comme peu légitime, ce qui s’est traduit notamment par sa durable incapacité à mettre en place un monopole fiscal lui permettant de disposer des ressources financières nécessaires à son action. Ensuite, parce que l’Amérique latine est souvent présentée comme l’aire géographique où la double dépendance à l’égard d’une grande puissance, les États-Unis, et des organisations internationales, est la plus aboutie. Ce qui synthétise sans doute for-tement ces éléments, c’est le fameux « Consensus de Washington », une série de principes d’action élaborés dans les années 1990 par des économistes comme Williamson, des organisations internationales comme la Banque mondiale ou le FMI, soutenues par les États-Unis. En schématisant, ce « consensus » reposait sur plusieurs axes jugés décisifs pour les politiques publiques en Amérique latine, tous plus ou moins déterminés par l’idée d’orthodoxie financière et budgétaire, seule à même de restaurer à la fois le libre fonctionnement du marché et l’autorité de l’État régulateur. Ces prescriptions ont encore une fois fortement pesé sur les pays latino-américains pendant de nombreuses années, déterminant en particulier une réduction des dépenses publiques au risque souvent de crises politiques et sociales extrêmement fortes.

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Cette porosité des acteurs et institutions politiques domestiques s’est atténuée ces dernières années, notamment par l’effet de réformes institutionnelles et d’alternances politiques, qui ont nourri une réorientation parfois substantielle des politiques publiques. Dans de nombreux pays, tels que la Colombie ou la Bolivie, des révisions constitutionnelles associées à des politiques de décentralisation ont ainsi modifié les hiérarchies de compétences et réorienté les processus de décision en matière d’action publique (Grindle, 2009). Même si l’organisation des pouvoirs reste asymétrique dans bon nombre de pays, la gouvernance multi-niveaux semble ainsi se mettre en place progressivement avec la valorisation des maires des grandes villes ainsi que celle, crois-sante, des institutions et des acteurs locaux. Elle est dans certains cas assez ancienne, comme le montre notamment Tulia Falleti à propos des politiques de décentralisation en Argentine et au Brésil, qui datent pour certaines de la période dominée par des régimes autoritaires (Falleti, 2007).

L’autre changement politico-institutionnel important est associé à la « présiden-tialisation » des processus de décision. Non que le phénomène en lui-même soit spécialement nouveau : après tout, la figure du « Caudillo » reste une caractéristique de l’Amérique latine, tant dans la pratique politique que dans l’expression artistique, en particulier en littérature. Ce qui est plus original, c’est la codification institutionnelle et juridique de ce rôle, qui confère désormais aux élections présidentielles une place déterminante dans la définition des cadres et des orientations des politiques publiques. C’est aussi l’engagement fort que plusieurs présidents en exercice manifestent à l’égard de certaines réformes d’envergure. Pour ne prendre que quelques exemples, ce fut le cas de Lula au Brésil avec le programme Bolsa Familia, d’Uribe en Colombie avec les questions de sécurité et les rapports entre le gouvernement et la guérilla, ou encore de Chavez au Venezuela dans plusieurs domaines affectés par « sa » révolution bolivarienne. Chacun de ces présidents a ainsi engagé une partie de son capital politique sur ces réformes, assurant le suivi de la mesure au-delà même de la procédure de décision proprement dite. On pourrait étendre ces exemples au niveau local, avec les réformes citées de Mockus à Bogota, voire même considérer que certains hauts fonctionnaires ont assuré la continuité et la légitimité de la structure ou du dépar-tement dont ils avaient la charge, comme ce fut le cas de Manuel Estela au Pérou avec la Superintendencia Nacional de Administratión Tributaría, la SUNAT.

Cette personnalisation des processus de décision et des structures administratives, même si elle n’est pas inédite, reste exceptionnelle par son ampleur, en raison de l’élec-tion simultanée de personnalités charismatiques issues de la gauche, et par le poids qu’elle semble avoir sur les politiques publiques. Dans bien des cas en effet, le succès et l’échec des politiques évoquées, restent dépendants du maintien au pouvoir des

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acteurs politiques qui en furent à l’origine. Ainsi, le plan Ceibal en Uruguay n’aurait sans doute pas vu le jour sans l’investissement sur la durée du président uruguayen, à l’époque de sa création, Tabaré Vazquez. Le processus de décision paraît dès lors extrêmement politisé, au sens où il dépend d’acteurs politiques élus ou tirant leur légitimité de la proximité à une personnalité politique (cas d’Estela avec Fujimori). Il paraît en outre segmenté et sujet à des effets de cycle, rythmés notamment par la succession des élections et/ou l’alternance au pouvoir. Enfin, cette politisation et cette personnalisation du processus de décision témoignent à nouveau de la stabilité et de l’influence très variables des acteurs bureaucratiques sur les orientations de l’action gouvernementale.

En complément de ces éléments structurels, il faut souligner que l’arrivée concomitante de gouvernements « de gauche », même si ce terme générique cache souvent des diffé-rences, s’est concrétisée par de nouvelles politiques (valorisation de la lutte contre la pauvreté, nationalisation des ressources naturelles, développement des infrastructures). De manière inégalement explicite et systématique selon les pays, ces alternances simultanées ont été plus particulièrement l’occasion de critiquer les effets des poli-tiques inspirées par le Consensus de Washington et de réaffirmer la souveraineté des États latino-américains sur leurs propres choix politiques. Le durcissement occasionnel des relations entre les pays de la région et les États-Unis s’est ainsi parfois nourri d’une critique de l’hégémonie américaine sur la zone. L’un des pays les plus emblématiques de ce retournement est sans doute le Venezuela d’Hugo Chavez, où les politiques, là aussi fortement dépendantes de la « variable personnelle », ont souvent été justifiées par la volonté de s’affranchir de la tutelle des États-Unis, en nationalisant notamment les secteurs énergétiques et la gestion des ressources naturelles. Cette affirmation d’une indépendance relative peut également s’exercer à l’égard de la communauté internationale. On peut citer en exemple la politique du Brésil en matière de brevets sur les médicaments, en particulier pour la lutte contre le sida, qui s’est présentée tout à la fois comme une réponse aux stratégies commerciales des grands groupes phar-maceutiques et comme le vecteur de développement d’une forme d’indépendance sanitaire du pays.

Enfin, même contrainte et décevante, l’intégration régionale a pu faciliter les échanges d’idées et d’expertise et conduire à des réformes similaires dans plusieurs pays. Certes, les processus d’intégration sont limités en Amérique latine par la faiblesse des institutions communes, par des réticences durables à transférer des compétences dans plusieurs domaines d’action publique au niveau supranational, et par une grande fragmentation des initiatives (Dabène, 2009). Il n’en reste pas moins que, du point de vue des politiques publiques, un peu à l’exemple de l’intégration européenne, les échanges

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nourris par ces logiques d’intégration ont contribué à mutualiser les diagnostics et les solutions, tout en socialisant les élites politico-administratives aux mêmes orientations. Les programmes sociaux d’assistance se sont ainsi développés ces dernières années, au Brésil et au Mexique, pour tenter de trouver une solution à la pauvreté de certaines parties de la population, grâce à des échanges constants d’information et à la diffusion des « bonnes » pratiques. Bien plus, les dispositifs originaux ainsi adoptés sur une base formelle ou informelle ont pu inverser les canaux habituels de diffusion des objectifs et des instruments d’action publique. Ainsi, les programmes sociaux de lutte contre la pauvreté par des transferts financiers conditionnels mis en place en Amérique latine ont-ils été parfois explicitement utilisés comme références par des acteurs politiques « occidentaux ». Le maire de New York, Michael Bloomberg, lançant en 2007 le programme « Opportunity NYC: Family Rewards », n’a ainsi pas fait mystère du fait que Bolsa Familia et Oportunidades avaient été des sources d’inspiration.

Malgré ces évolutions, des pratiques et relations socio-politiques plus tradition-nelles persistent. En effet, on peut considérer que subsistent toujours des formes de « capture » du processus de décision, qu’elles soient liées aux relations clientélistes, souvent considérées comme déterminantes dans ces pays, au poids de certaines grandes firmes ou de certaines élites sociales, ou encore à l’influence de certaines institutions sociales, comme les églises ou les communautés indigènes. Dans bien des cas, c’est d’ailleurs la contrepartie du processus de politisation et/ou de personnalisation déjà évoqué. La décision reste souvent influencée, élaborée et finalisée par des réseaux d’acteurs restreints, proches de certaines organisations politiques ou d’agents éco-nomiques. Pour reprendre un terme souvent employé dans l’analyse des politiques publiques, certains acteurs se comportent ainsi comme autant de veto-players, qui bloquent durablement certaines initiatives ou empêchent que des réformes d’importance soient entreprises. Ces acteurs peuvent être aussi bien des firmes, des collectivités locales ou encore des organisations religieuses ou communautaires. Ainsi, en Bolivie ces dernières années, l’appareil d’État s’est révélé poreux à des institutions sociales ou des groupes extérieurs au cadre bureaucratique au sens strict : l’irruption du MAS (Movimiento al Socialismo) au pouvoir, avec l’élection d’Evo Morales, a contribué à remettre en cause les réseaux d’action publique souvent dominés jusque-là par les firmes et les groupes d’intérêt de la région de Santa Cruz, en créant d’autres réseaux structurés autour du parti présidentiel.

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2.1.3. Bureaucraties et mise en œuvre des politiques publiques

À ces limites, souvent soulignées, des institutions et des acteurs politiques traditionnels s’ajoutent des faiblesses structurelles au niveau des bureaucraties, des capacités administratives et des procédures de mise en œuvre des politiques publiques. Les pays latino-américains ne sont pas spécifiques sur ce point, la mise en œuvre étant souvent considérée comme une phase cruciale, souvent conflictuelle et très partiel-lement maîtrisée de l’action de l’État. De façon classique, elle est en effet souvent décrite comme une dilution plus ou moins extensive de la décision dans les conditions locales d’exercice de l’action publique. Pressman et Wildavsky, dans un ouvrage qui reste une référence incontournable de ce champ d’études, avaient ainsi montré qu’aux États-Unis, il arrivait, selon la formule employée, que « les politiques décidées à Washington disparaissent à Oakland » (Pressman et Wildavsky, 1973). Contrairement à une conception conventionnelle réductrice, la compréhension des politiques publiques ne se résume donc pas à l’analyse de la décision. Elle doit aussi incorporer l’étude des conditions et modalités objectives de sa mise en œuvre sur le terrain. Or, ces facteurs « locaux » sont souvent caractérisés par des moyens objectifs peu en rapport avec les buts fixés lors de la décision, ou encore par la résistance plus ou moins inattendue des « clientèles » concernées par l’action publique. Pour reprendre une expression utilisée par Mény et Thoenig, la mise en œuvre est ainsi une « poursuite de la lutte » caractéristique de toute politique publique à d’autres moments et par d’autres moyens (Mény et Thoenig, 1987).

Dans le cas des pays latino-américains, là encore, la particularité réside plutôt dans la forme et l’intensité des problèmes, que dans une véritable originalité. Ce que l’on remarque en effet dans plusieurs études, c’est l’incapacité qu’ont les acteurs de terrain, qu’ils soient administratifs ou privés, à prendre en charge et rendre effectives les décisions prises au niveau central. Nombre de réformes entreprises se « diluent » ainsi dans la réalité de contextes locaux inégalement maîtrisés par l’appareil bureau-cratique ou qui sont confrontés à des mobilisations sociales fortes.

Pour décrire et pour tenter de résoudre ces problèmes, les analystes des États latino-américains, comme les organisations internationales, emploient ici la notion de « capacity-building » ou celle de « State capacity ». Dans ses travaux comparatifs sur les régimes latino-américains, en partant notamment de l’étude des réformes admi-nistratives, Barbara Geddes montra ainsi dès 1994 que l’un des problèmes cruciaux de l’action politique et des politiques publiques résidait dans l’incapacité qu’avaient les acteurs politiques à appuyer leurs décisions sur des institutions et des compétences bureaucratiques véritables (Geddes, 1994). L’un des indicateurs souvent cités ici

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repose sur la mesure des performances des administrations latino-américaines en matière de prélèvement des ressources. Dans des études successives, l’OCDE a pu montrer sur ce point que la capacité des bureaucraties à extraire par l’impôt les ressources nécessaires à leurs actions reste très inégale. Ainsi, en 2010, le ratio entre les recettes fiscales et le PIB reste-t-il bien inférieur en Amérique latine à son niveau au sein de l’OCDE : ce ratio s’élevait alors en effet à 19,4 % pour les quinze pays de l’Amérique latine et des Caraïbes répertoriés contre 33,8 % en moyenne au sein de l’OCDE [ 93 ]. Si l’on excepte les cas brésilien et chilien (ce dernier étant souvent pré-senté en exemple d’une administration efficace, notamment par la BID), et malgré plusieurs tentatives récentes de réforme de la fiscalité, les pays latino-américains semblent ainsi bien en peine de trouver par des moyens bureaucratiques classiques les ressources financières nécessaires à l’action publique.

Au-delà même de la question fiscale, les exemples abondent en outre de programmes publics, qui, une fois élaborés, se diluent lors de la mise en œuvre en raison des moyens et des compétences limités dont disposent la plupart des administrations dans les pays latino-américains. Au Brésil, les politiques d’éducation ont été ainsi dénoncées de façon récurrente pour leur incapacité à lutter efficacement contre le faible taux d’alphabétisation dans certaines zones et/ou dans certaines populations. Dans plusieurs pays, des administrations essentielles, comme l’administration fiscale, sont gangrénées par la corruption, le clientélisme et/ou une formation limitée de leurs personnels. Enfin, les initiatives régionales butent souvent sur l’absence de ressources administratives autonomes qui contraste avec les capacités de mobilisation dont font souvent preuve les acteurs locaux (Jarrier, 2011).

Ces exemples dispersés ont parfois fait l’objet d’analyses transversales, qui sont autant de diagnostics préalables à la mise en place de réformes administratives impor-tantes. Depuis quelques années, les recherches de Merilee Grindle en particulier sont tournées vers l’étude comparative des bureaucraties latino-américaines (Grindle, 2000). Parmi les diagnostics formulés, on trouve la dénonciation du maintien de liens clientélistes et la critique récurrente d’une forte politisation des fonctionnaires. Sur la base d’une étude réalisée par Iacovello et Zuvanic (2006), citée dans Grindle (2010), Grindle établit ainsi que le pourcentage de postes de la fonction publique soumis à une nomination politique est très élevé dans certains pays : 9 % des postes en Bolivie, 9,52 % au Brésil et jusqu’à 17, 76 % au Guatemala sont sujets à une telle politisation. D’autres pays, au moins formellement, sont en revanche parvenus à limiter ces biais

[ 93 ] http://www.oecd.org/fr/ctp/fiscalite-internationale/ameriquelatinelesrecettesfiscalesaugmententmaisleur- montantrestefaibleetlesdisparitesnationalesmarquees.htm

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(taux de 0,26 % en Argentine, de 1,34 % au Chili ou de 1,08 % en Colombie). En dépit de réformes récentes, Grindle en conclut que « les études de cas indiquent que des administrateurs de rang intermédiaire aux conseillers présents aux niveaux supérieurs, beaucoup sont toujours sujets à des nominations et à des démissions arbitraires » (Grindle, 2010, p. 21). Elle en déduit un tableau comparatif des performances relatives des administrations latino-américaines autour de trois dimensions principales : l’efficience, l’importance relative des nominations au mérite et la capacité reconnue aux fonctionnaires en place. Le Brésil et le Chili se caractérisent ici par des scores relativement élevés, attestant d’un fonctionnement plutôt satisfaisant de leurs admi-nistrations. Ainsi, dans le cas du Brésil, la part des nominations au mérite est de 87 %, tandis que les index d’efficacité et de « compétence » figurent parmi les plus élevés. À l’inverse, le Salvador, l’Équateur ou le Pérou se distinguent par des scores très faibles selon les trois dimensions précitées.

Face à l’accumulation de ces diagnostics, parfois portés par les organisations inter-nationales [ 94 ], et face au constat des limites de la bureaucratie traditionnelle, des tentatives de solution ont été entreprises, sous plusieurs formes. D’abord, par la mise en place d’administrations nouvelles, inspirées de l’entreprise et encouragées par les organisations internationales et/ou portées par de nouvelles coalitions gouver-nementales. Face au problème de recouvrement de l’impôt, le gouvernement de Fujimori au Pérou tenta ainsi de mettre en place une nouvelle administration fiscale, la Superintendencia, composée de jeunes économistes recrutés parfois à l’étranger et rémunérés sur une base beaucoup plus élevée que les fonctionnaires « classiques ». L’idée sous-jacente était ainsi non seulement de doter l’État péruvien d’une structure adaptée à la recherche d’une meilleure performance fiscale par la compétence technique de ses cadres, mais également de prémunir les fonctionnaires recrutés de toute tentative de corruption par le biais de salaires plus élevés et de carrières mieux valorisées (Cuvi, 2009).

Autre tentative de solution, la privatisation de certaines activités pour les confier à des entreprises jugées plus compétentes et moins susceptibles de céder aux arran-gements traditionnels, comme ce fut le cas dans plusieurs industries de transport et de réseau. La privatisation totale ou partielle de la gestion de l’eau, des transports urbains ou des activités de ramassage ou de traitement des déchets fut ainsi l’oc-casion de mettre en place des partenariats public-privé considérés comme les garants d’une plus grande efficience dans ces domaines jugés cruciaux.

[ 94] Cf. le site créé par la Banque interaméricaine de développement sur ces questions : http://www.iadb.org/idbamerica/sectorhomepage.cfm?thisid=6&lanid=4

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Enfin, les faiblesses endémiques des bureaucraties classiques ont encouragé les initiatives privées émanant de firmes, mais aussi d’associations ou d’organisations non-gouvernementales, qui prennent ainsi à leur charge des politiques insuffisamment assurées par l’État. Ce fut le cas au Brésil, où les limites structurelles des politiques d’éducation ont parfois fourni l’occasion à des fondations ou à des associations de créer leurs propres structures d’accueil pour compléter, voire même pour se substituer, au système éducatif classique. De la même façon, les politiques de pré-servation de l’environnement sont parfois « préemptées » par des associations et/ou des ONG nationales et internationales, qui tentent de contourner les blocages exercés par des intérêts locaux, qu’ils soient publics ou privés.

Ces ajustements requis par les dysfonctionnements constatés au niveau de la mise en œuvre ne sont cependant pas toujours pérennes et génèrent à leur tour des problèmes supplémentaires. Ainsi, la création d’administrations ad hoc, très spécialisées et souvent fortement attachées aux entrepreneurs politiques ou administratifs qui contribuèrent à les créer, ne garantit pas une continuité et une institutionnalisation durable de structures et de procédures administratives légitimes. Dans le cas péruvien précité, il est intéressant de constater que cette Superintendencia s’est avérée très dépendante des évolutions de la conjoncture politique et des départs des personnes qui en avaient été les initiateurs. Autre exemple, les nouvelles structures de gestion des carrières publiques au Mexique, le Servicio Professional de Carerra, ont été mises en place rapidement et de manière trop partielle et politisée pour permettre une véritable refonte de la gestion des personnels administratifs.

Par ailleurs, la privatisation des politiques publiques fait de moins en moins recette, dans un contexte marqué encore une fois par la remise en cause du « Consensus de Washington », mais aussi en raison des limites objectives de ces partenariats public-privé. Le renchérissement des services, le sentiment d’une « trahison » de pratiques ou d’intérêts locaux, sont autant de problèmes parfois associés à ces transferts, qui ont fini par justifier le retour de ces politiques dans le giron de l’État. Ainsi, la gestion de l’eau a été à nouveau confiée à des collectivités locales, au Brésil, voire à l’État, comme en Bolivie, afin de produire un service public qui soit plus proche des citoyens et mieux ajusté aux besoins effectivement exprimés par les groupes sociaux comme par les firmes concernés (Mayaux, 2012).

Comme pour les autres dynamiques de l’action publique, les conditions et modalités de la mise en œuvre illustrent ainsi les spécificités des contextes latino-américains, marqués en particulier par les hybridations de leurs politiques entre pratiques tradi-tionnelles, pressions internationales et volonté réformatrice plus ou moins durable.

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Philippe Bezès le montre parfaitement dans l’article déjà cité, insistant notamment sur les éléments de continuité et les évolutions partielles qui caractérisent les réformes bureaucratiques récentes. Pour lui, en effet, « les modes de fonctionnement et d’organisation des administrations des régimes antérieurs non démocratiques ont souvent sédimenté une distribution du pouvoir, favorisé des divisions sociales, légitimé et diffusé des représentations collectives, structuré des intérêts, des soutiens, des incitations et des ressources, développé des formes de loyauté reposant sur le clientélisme et informé les pratiques de groupes sociaux en développant des façons de répondre à la société et aux opposants » (Bezès, 2007, p. 27). Par là même, les réformes administratives butent sur les cadres institutionnels antérieurs, dont l’inertie intrin-sèque est renforcée par des mobilisations soucieuses de défendre les intérêts acquis. Melina Rocha montre bien dans une thèse récente que les réformes fiscales successives, en dépit de changements politiques annoncés comme décisifs, ont toujours buté sur l’opposition des entités fédérales, mais également sur la mobilisation d’acteurs économiques, qui ont interdit tout à la fois la recentralisation des recettes publiques et la mise en place d’une fiscalité moins régressive (Rocha, 2013). Les tensions et les évolutions qui sont au cœur des politiques publiques et du fonctionnement des bureaucraties en Amérique latine, sont centrales pour qui veut analyser les phénomènes de consolidation des régimes démocratiques et de l’État dans ces mêmes sociétés. Et, de ce point de vue, il semble que la consolidation des régimes politiques soit loin d’avoir totalement nourri une consolidation parallèle des appareils administratifs et une « normalisation » de l’action publique.

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2.2 . Les défis du développement urbain

2.2.1. Les politiques d’investissement urbain

Catherine PAQUETTE

Avec la collaboration de Jean-Marc FOURNIER, pour la question de l’accès à l’eau potable, et de Marie Noëlle CARRÉ, pour les déchets solides urbains.

Résumé

L’Amérique latine apparaît aujourd’hui comme une région riche en initiatives et en innovations dans le domaine de l’urbain. Les années 2000 y ont été marquées par un renouveau et une montée en charge significative de l’action publique et des investissements dans les villes, en particulier dans trois grands champs d’action. Le premier, la mobilité intra-urbaine est devenue une véritable priorité pour les gouverne-ments locaux. Sous l’influence de certaines réussites emblématiques, les projets de nouveaux transports collectifs se sont multipliés, portés par de grandes métropoles mais aussi par des villes de taille plus modeste. Parmi eux, les autobus de grande capa-cité circulant sur des voies réservées (Bus Rapid Transit, BRT) dominent largement, mais les projets d’extension de métros existants sont également nombreux et des avancées récentes ont été réalisées en matière de mobilité non motorisée.

Le second grand champ d’investissement demeure le logement et l’habitat au sens large, avec une demande toujours énorme, malgré un contexte de transition urbaine pourtant bien avancée et une nette réduction de la migration vers les villes dans la plupart des pays. L’importance des besoins tient à la forte augmentation du nombre de ménages ainsi qu’au stock accumulé d’habitat sous-intégré à améliorer. Les politiques du logement se sont largement renouvelées autour du principe de la production neuve massive à la charge du secteur immobilier privé, les institutions publiques se chargeant quant à elles de financer la demande en octroyant crédits et subventions aux ménages candidats à l’accession à la propriété. Les programmes d’amélioration de l’habitat et des quartiers sous-intégrés sont toujours nombreux et divers, et la régularisation foncière continue d’occuper une place très importante. Enfin, dans les pays où des politiques de production massive d’habitat social ont été conduites, la question de la nécessaire rénovation des grands ensembles de logements sociaux qui ont été construits commence déjà à faire l’objet de programmes d’action.

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Les politiques et interventions de « reconquête urbaine » constituent le troisième grand domaine d’intérêt des villes, même s’il reste encore à développer. Dans les centres historiques, espaces dépeuplés et dégradés, mais aussi dans les quartiers centraux en général, en dépit des multiples plans et programmes de revitalisation élaborés, tout ou presque reste à faire. Les tentatives de « redensification » menées dans certaines villes ont malheureusement conduit à des résultats mitigés. L’idée de « resserrer » les agglomérations et de les reconstruire sur elles-mêmes ne doit cependant pas être abandonnée. Les villes latino-américaines ne seront en mesure de relever le défi du développement durable (et celui de la lutte contre le changement climatique) que si elles s’engagent fortement dans des processus de recyclage du tissu urbain existant et en particulier dans de grandes opérations de régénération urbaine. Celles-ci sont aujourd’hui encore peu nombreuses, notamment en raison des difficultés rencontrées dans leur montage technique et financier.

La question des services vient évidemment compléter ce panorama des investissements urbains, de même que celle des infrastructures régionales, largement déficitaires et dont la compétitivité des villes dépend étroitement. Les grands programmes lancés récemment dans ce domaine par certains pays devraient contribuer à améliorer la situation, même si les besoins restent considérables.

Aujourd’hui, dans le contexte d’une multiplication des investissements, l’articulation et la mise en synergie entre les divers projets et programmes constitue sans nul doute le principal défi à relever pour l’Amérique latine urbaine, qui doit, pour optimiser les ressources disponibles et mobilisables en faveur de la ville, échapper aux traditionnelles logiques sectorielles. Tout nouvel investissement devrait être envisagé et évalué à l’aune de ce grand principe.

Introduction

Les années 2000 ont été marquées dans l’ensemble de l’Amérique latine par un renouveau de l’action publique urbaine et une augmentation notable des investis-sements publics dans les villes. Cette évolution tient à une conjonction de facteurs : d’une part, la poursuite et la consolidation des processus de décentralisation et de démocratisation dans la région, avec notamment la montée en puissance de la figure des maires ; d’autre part, la mondialisation et le rôle nouveau des villes dans ce contexte (ainsi que leur entrée en compétition entre elles) ; enfin, la pénétration et l’appropriation des enjeux du développement durable, mais aussi du changement climatique, qui ont placé la ville au cœur des problématiques environnementales globales et fortement contribué à stimuler la réflexion et l’innovation en matière

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d’intervention urbaine, dans une région qui représente « le plus urbain des suds ». Cette tendance à une montée en charge des investissements urbains, désormais bien installée, devrait se poursuivre, en particulier parce qu’elle se voit renforcée par les stratégies mises en œuvre par certains États pour soutenir la croissance : plans très ambitieux de production massive de logements sociaux et construction de grandes infrastructures, dont beaucoup sont urbaines ou contribuent à accroître la compétitivité des villes.

Les politiques d’investissement urbain qui sont à l’œuvre aujourd’hui en Amérique latine concernent essentiellement trois grands domaines :

• la mobilité intra-urbaine et en particulier le transport public, qui sont devenus au cours des années 2000 une vraie priorité pour les gouvernements locaux ;

• le logement et l’habitat au sens large, qui demeurent un champ d’investisse-ment majeur, avec une inflexion assez nette des politiques vers le modèle de la production neuve massive à la charge du secteur immobilier privé, dans le double but de résorber l’énorme déficit accumulé et de soutenir la croissance économique ;

• les politiques et interventions de « reconquête urbaine », d’abord focalisées sur les centres historiques, puis élargies à des aires centrales plus vastes, voire à de grandes friches portuaires ou industrielles. Ces interventions sur l’existant devraient se développer au cours de la prochaine décennie, si la question de leur montage technique et financier, qui constitue pour l’instant un obstacle important, parvient à être résolue.

À ces trois domaines déjà objets d’investissement actuels, s’ajoutent deux défis majeurs auxquels les villes doivent faire face : les services urbains, en particulier l’eau et les déchets urbains, mais aussi les grandes infrastructures régionales, aujourd’hui obsolètes et insuffisantes et qui doivent absolument être développées sous peine de limiter non seulement la compétitivité nationale, mais aussi celle des métropoles, centres névralgiques pour la croissance économique.

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Les très grandes villes latino-américaines se caractérisent par la persistance d’un étalement urbain soutenu, alimenté aujourd’hui essentiellement par des mouvements de population internes aux agglomérations. Bien que des efforts soient déployés dans certaines villes pour endiguer cette croissance spatiale extensive peu conciliable avec les objectifs d’un développement urbain plus durable, ceux-ci ne donnent guère de résultats et les métropoles latino-américaines continuent à s’étendre rapidement, consommant parfois des terres agricoles très riches et engendrant dans tous les cas un coût généralisé élevé pour les collectivités comme pour les ménages (équipements, transports, infrastructures). Cette dynamique urbaine centrifuge contribue à rendre toujours plus complexe, voire impossible, la mise en œuvre d’une gestion urbaine à l’échelle de l’ensemble de la métropole. Les plus grandes agglomérations latino-américaines sont fragmentées sur le plan politique, entre d’une part, la « ville-centre » (à ne pas confondre avec le centre-ville), qui correspond à leurs limites administratives initiales (le District fédéral à Mexico, le District capital à Bogota…) ou à un nombre défini de communes bien consolidées, et, d’autre part, une quantité croissante de municipalités périphériques gagnées par l’urbanisation. Aujourd’hui, moins de la moitié des vingt millions d’habitants que compte Mexico résident par exemple à l’intérieur du District fédéral. En l’absence de mécanismes de coopération intercom-munale efficaces et effectifs, les métropoles fonctionnent de plus en plus à deux vitesses. Dans les « villes-centres », les autorités élues reprennent la main, à la faveur d’une croissance démographique nettement ralentie qui permet enfin de ne pas seulement faire face aux urgences. Dans les périphéries, la réalité est bien différente : des municipalités parfois encore largement rurales affrontent sans moyens la pression qui se reporte sur leur territoire, en particulier en ce qui concerne le logement, en raison du coût très élevé du foncier dans la ville-centre. Aujourd’hui, l’enjeu en matière de nouvelles infrastructures et de politiques urbaines en général réside donc bien dans le dépassement de ce clivage territorial et dans la mise en œuvre de solutions envisagées de manière globale à l’échelle de l’ensemble de la métropole.

Fragmentées politiquement, les très grandes villes latino-américaines le sont également socialement, avec la coexistence, dans le contexte d’une ségrégation socio-spatiale de plus en plus fine et complexe (Sabatini, 2006), d’univers urbains radicalement différents, qui se rencontrent rarement. La métropole latino-américaine « développée », qui n’a souvent rien à envier à son équivalent dans les pays du nord, apparaît aujourd’hui comme un espace urbain très américanisé, tant dans son mode de développement et d’organisation que dans ses paysages. Les grands centres commerciaux s’y sont multipliés, donnant naissance à de nouvelles centralités qui structurent la ville et les

Étalement urbain, impossible gouvernance et fragmentation : trois maux actuels majeurs des métropoles d’Amérique latine

Encadré 1

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pratiques des citadins qui les fréquentent. Dans des villes décrites et perçues comme de plus en plus violentes, ces nouveaux espaces publics sont plus sûrs et plus conformes aux attentes des classes moyennes et des ménages aisés, qui délaissent les espaces urbains traditionnels à leur profit. Les quartiers résidentiels fermés et sécurisés sont une autre des manifestations visibles de ce qu’on qualifie comme une « fermeture » de la ville. La ville latino-américaine moderne et globalisée est aujourd’hui de plus en plus composée d’îlots de prospérité et de sécurité bien reliés entre eux, qui se superposent à une autre réalité, largement majoritaire : celle de la ville tradition-nelle, populaire sinon pauvre, du commerce de rue et du transport public, dont les centres historiques constituent souvent le centre névralgique. Lutter contre cette fragmentation croissante et promouvoir un modèle de ville plus « inclusive » est l’un des grands enjeux actuels pour les autorités, notamment pour réduire les niveaux de violence, qui tendent à limiter la compétitivité des métropoles (Sabatini, 2006).

Mobilité intra-urbaine : consolidation et diffusion d’une nouvelle priorité dans l’ensemble de la région

Depuis le début des années 2000, les villes d’Amérique latine se sont largement approprié les enjeux de la mobilité intra-urbaine, au point d’en faire, pour certaines, des slogans accrocheurs [ 95 ]. L’investissement dans ce domaine n’a fait que s’intensifier, en particulier en ce qui concerne les nouvelles infrastructures de transport public. Celles-ci se sont multipliées, avec une nette montée en charge à partir de 2005, non seulement dans des métropoles capitales, mais aussi dans des agglomérations de taille plus modeste (CAF, 2011). Ce sursaut en matière d’investissement est à saluer comme un élément très positif, dans une région où la dérégulation du secteur des transports publics survenue dans les années 1980 a engendré le développement anarchique d’une offre de transport de moyenne et faible capacité opérée par de petites entreprises privées, désastreuse pour la ville, l’environnement et pour les usagers (Figueroa, 2005).

La suprématie des BRT

L’essor de l’investissement dans la mobilité est marqué par la prédominance très nette des BRT, les autobus de grande capacité circulant sur des voies réservées. Bien

[ 95 ] « Ciudad de Mexico, capital en movimiento » a ainsi été le slogan de la capitale mexicaine, durant le mandat de Marcelo Ebrard (2006-2012). À Santiago du Chili, « Movilidad es riqueza » est l’expression qui a été utilisée pour accompagner la mise en place du Plan d’autoroutes urbaines concédées.

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qu’il ne s’agisse pas du premier système de transport de ce type en Amérique latine (la ville de Curitiba en est dotée depuis les années 1970 et Quito a mis en place son « trolleybus » électrique, qui circule en site propre, dès 1996), le Transmilenio de Bogota, inauguré en 2000, a joué un rôle majeur dans la diffusion des BRT en Amérique latine. Il constitue la référence en la matière et a été répliqué de façon plus ou moins fidèle dans de nombreuses villes. En 2013, pas moins de onze pays d’Amérique latine possèdent des BRT et cinquante-trois villes de la région en sont dotées (sur les 156 qui, dans le monde, ont développé ce type de transport). Le Brésil à lui seul totalise plus d’agglomérations équipées que l’ensemble du continent asiatique (31 contre 30). Certaines villes comptent une, voire plusieurs lignes, mais sans intermodalité organisée ni intégration tarifaire avec le reste du réseau de transport existant (exemple du Metrobús de Mexico DF, avec aujourd’hui quatre lignes ; du Metropolitano de Lima, avec une ligne). D’autres sont dotées d’un réseau de BRT alimenté par des bus de rabattement intégrés au nouveau système et permettant de desservir les quartiers périphériques (intégration tarifaire et organisation de l’intermodalité ; cas du Transmilenio de Bogota). Enfin, on trouve également un exemple de lignes de BRT totalement intégrées à un réseau de transport public complètement réorganisé et repensé : c’est le cas du Transantiago, à Santiago du Chili, qui constitue la réforme du transport public intra-urbain la plus poussée et la plus globale en Amérique latine, même s’il ne s’agit pas de la plus fréquemment citée et si elle a fait l’objet d’importantes critiques (Mardones, 2008).

Ce succès des BRT par rapport à d’autres options de transport collectif de masse s’explique avant tout par une capacité de transport importante, proche d’un métro, mais pour un coût dix à vingt fois moins élevé. La relative rapidité et souplesse de mise en service est également un facteur important. L’existence d’un lobbying inten-sif en faveur de ce type de transport collectif, ajouté à la propension forte, dans la région, à adopter des modèles mis en place avec succès, expliquent enfin cette rapide diffusion, voire cette généralisation d’une option qui n’est pourtant pas toujours la plus adaptée aux enjeux urbains existants : alors que les besoins diffèrent beaucoup d’un contexte à l’autre, on tend à appliquer une solution unique, basée sur un choix technique réalisé a priori, celui du BRT, qui n’est pas forcément toujours le meilleur. La ligne 4 du Metrobús de Mexico, qui traverse le centre historique de part en part, constitue un bon exemple de cette inadaptation des BRT à certains espaces : elle a engendré une importante opposition de la part de la population, en particulier en raison des difficultés de l’intégration d’une telle infrastructure dans un tissu urbain sensible et déjà très fragilisé. La solution d’un tramway, initialement envisagée, aurait en revanche présenté de nombreux avantages et notamment évité l’effet de barrière urbaine qu’occasionne aujourd’hui la ligne 4.

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Des investissements qui concernent également le métro et les « trains légers »

Malgré la domination des BRT, il convient de souligner également l’existence d’inves-tissements en matière de métros souterrains ou aériens, ainsi que de trains légers. Santiago du Chili, en particulier, a plus que doublé son réseau de métro depuis le début des années 2000, le tout dans le cadre d’une intermodalité désormais totalement repensée (Transantiago). À Sao Paulo, des travaux d’extension du réseau ont été réalisés et la ville va mettre en chantier une sixième ligne. Depuis 2010, la ville est dotée du premier métro entièrement automatisé d’Amérique latine. Mexico, qui n’avait pas investi dans ce domaine depuis plusieurs décennies, a construit une nouvelle ligne à l’occasion des célébrations du bicentenaire de l’indépendance et celle-ci sera prochainement prolongée. Un axe de train suburbain a par ailleurs été inauguré en 2008, qui relie le centre aux périphéries nord de la métropole. À Medellín, le réseau de métro aérien a été étendu, en incorporant notamment le Metrocable, un métro de type téléphérique qui constitue une innovation intéressante, car il dessert un vallon au peuplement très populaire, dans lequel l’espace public a également fait l’objet d’interventions significatives (voir encadré 2).

Le Metrocable est un système de téléphérique urbain (aussi appelé « tramway aérien ») qui fournit un excellent exemple de la capacité d’innovation de la région en matière d’investissement urbain. Il s’agit d’un moyen de transport collectif urbain adapté aux topographies compliquées de certaines villes et destiné en particulier à desservir des quartiers populaires enclavés et quasiment inaccessibles avec les moyens de transport public traditionnels. Le premier projet de Metrocable a vu le jour dans la ville colom-bienne de Medellín en 2004, avec une ligne (construite par une entreprise française, Poma) totalement intégrée au réseau de métro aérien existant. Le Metrocable a été conçu dès son origine non pas comme un simple projet de transport mais comme un investissement social, avec un volet important en matière de réhabilitation de quartier (récupération des espaces publics le long de la ligne, construction d’écoles, de centres culturels…). La réussite de cette première expérience, en particulier son appropriation par les habitants et les résultats obtenus en matière de diminution de la criminalité dans la zone desservie, a conduit à son extension.

À l’image de ce qui s’est produit avec les BRT à partir du Transmilenio, le Metrocable a commencé à se diffuser en Amérique latine, et d’autres villes l’ont d’ores et déjà adopté. Caracas a ainsi inauguré, début 2010, le Metrocable de San Agustín. Ce projet,

Le Metrocable : une solution innovante en matière de mobilité mais aussi de développement social

Encadré 2

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fortement critiqué pour son coût élevé, a des caractéristiques très similaires à celui de Medellín : il est intégré au réseau de métro existant et dessert une zone d’habitat très populaire, où son arrivée a été accompagnée d’un investissement important en matière de développement social. La ville de Rio a également lancé son propre système à partir de 2011 : une infrastructure réalisée dans le cadre du Programme d’accélération de la croissance et qui dessert une douzaine de favelas dans le secteur de Moro de Alemao.

Le Metrocable, qui confirme le caractère pionner de la Colombie en matière d’infra- structure de mobilité conçue dans une optique urbaine intégrale et à forte « rentabilité sociale », a sans doute de beaux jours devant lui dans les villes latino-américaines. Il contribue en tout cas aussi à la diversification des options en matière de transport collectif.

La mobilité non motorisée : un nouvel enjeu d’investissement pour les grandes villes latino-américaines

La région latino-américaine, pionnière pour les BRT, accuse en revanche un retard important en matière de mobilité non motorisée (ONU Habitat, 2012). Cette situation est en train d’évoluer progressivement, avec l’apparition de nombreux projets dans ce domaine. Les pistes cyclables, tout d’abord, se sont fortement développées au cours des dernières années : Bogota en compte aujourd’hui 354 km ; Rio, Brasilia, Curitiba, mais aussi Mexico, Lima, Sao Paulo et Buenos Aires en possèdent désormais aussi. Au cours des cinq dernières années, des systèmes de vélos partagés ont également été mis en place, permettant d’augmenter progressivement la part modale de la mobilité douce dans les déplacements quotidiens : Mexico, Guadalajara, Quito, Bogota, Medellín, Rio de Janeiro, Sao Paolo, Buenos Aires, Santiago, disposent déjà de tels systèmes et d’autres villes ont des projets de ce type. Ces investissements sont complétés par des actions, certes encore modestes, visant à restreindre l’usage de la voiture individuelle, comme l’organisation de journées sans voitures, hebdo-madaires ou mensuelles (à Bogota, Mexico, Sao Paulo). Des solutions comme le covoiturage, voire des systèmes de voitures partagées commencent par ailleurs à faire l’objet d’initiatives de la part de la société civile ou du secteur privé.

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Les infrastructures routières intra-urbaines : des investissements qui émanent du secteur privé avant tout

Les villes latino-américaines ont connu depuis le début des années 2000 un fort investissement dans le domaine des infrastructures routières intra urbaines réalisées dans le cadre de partenariats public privé. Celles-ci ont contribué à transformer et améliorer de façon substantielle la mobilité individuelle motorisée [ 96 ], relativisant donc les efforts réalisés par ailleurs en matière de transport public et de mobilité non motorisée (mais les rendant d’autant plus nécessaires en termes d’équité sociale et de droit à la mobilité pour tous).

Ces projets ne relèvent pas de politiques publiques d’investissement urbain à pro-prement parler, puisqu’il s’agit de voies à péage dont la réalisation et l’exploitation sont en général assumées par des capitaux privés. Santiago du Chili est sans doute la métropole latino-américaine la plus marquée par ce type d’infrastructures : on y a construit de nouvelles autoroutes urbaines à péage, comme la Costanera Norte, qui circule en partie dans le lit du fleuve Mapocho et permet de relier directement les quartiers aisés, situés dans la partie nord-est de la ville, à l’aéroport. Par ailleurs, les voiries existantes les plus importantes pour la desserte intra-urbaine ont été concédées à des entreprises privées, comme le tronçon de la route panaméricaine qui traverse la ville ou bien encore le périphérique Americo Vespucio. À Mexico, pour pallier l’important déficit accumulé, le gouvernement du District fédéral a tout d’abord beaucoup investi entre 2000 et 2006 dans de nouvelles voiries non payantes (construc-tion d’un très controversé second étage sur une partie du périphérique). Depuis le début de la décennie 2010, les autoroutes à péage concédées au secteur privé ont fait leur apparition, avec la mise en service du Viaducto Bicentenario dans la partie de la ville appartenant à l’État de Mexico, ainsi que celle d’un important système d’autoroute urbaine qui dessert désormais l’ouest et le sud-ouest du District fédéral.

De manière générale, les projets d’autoroutes ou de voies rapides à péage, déjà présents dans un certain nombre de métropoles, tendent à se multiplier dans la région. Même si leur mise en œuvre n’est pas toujours aisée, ils constituent une tendance qui s’affirmera sans doute au cours des prochaines années.

[ 96 ] Ce type d’infrastructure s’est développé en lien étroit avec les quartiers résidentiels fermés et sécurisés, un produit immobilier qui a connu un essor important dans la région.

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Les actions en faveur du logement et de l’habitat : des investissements toujours très importants pour faire face à d’énormes besoins

Des besoins énormes, non seulement en logements neufs, mais aussi en matière d’amélioration du parc existant

Les besoins en logements en milieu urbain demeurent considérables dans tous les pays d’Amérique latine, sans exception, même si les situations locales sont assez contrastées (ONU Habitat, 2012). Ils s’expliquent tout d’abord par les déficits souvent colossaux accumulés au cours des dernières décennies et qui doivent être résorbés. Il convient ensuite de répondre à la demande qui émane des nouveaux ménages qui se forment chaque année et qui sont particulièrement nombreux [ 97 ]. Malgré un ralentissement important des rythmes de croissance de la population urbaine, dû en grande partie aux effets de la transition démographique, la demande de logements est loin de ralentir, car la proportion d’adultes ne cesse de croître, mettant en lumière les aspects désavantageux du « dividende démographique ». Le rythme de croissance du nombre de ménages s’accélère parce qu’il est également précipité par certaines évolutions démographiques et de société clairement observables dans la région, comme l’augmentation des ruptures d’union, la décohabitation plus précoce et plus fréquente et, en définitive, la forte réduction de la taille des ménages.

Bien que la production de nouveaux logements représente toujours un défi majeur pour tous les pays d’Amérique latine, la composante principale actuelle du déficit de logements n’est pas majoritairement, pour reprendre les termes utilisés, « quan-titative », mais « qualitative » : le nombre de logements qui présentent des conditions d’habitabilité jugées insuffisantes, à cause de carences d’accès aux services de base ou des types de matériaux de construction utilisés, est assez largement supérieur à celui des nouveaux logements qu’il est nécessaire de construire : en Colombie, 2,5 millions de logements sont à améliorer, contre 1,3 million à construire ; au Brésil, 12 millions contre 7,9 ; au Mexique, 3,2 contre 2,3. L’importance de l’habitat sous-intégré dans l’ensemble de la région explique cette situation (voir encadré 3).

[ 97 ] 600 000 au Mexique ; 260 000 dans les treize principales agglomérations de Colombie.

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On peut estimer qu’en 2010, environ 31 % de la population urbaine latino-américaine vit dans des quartiers de type « bidonville » (slums) : des urbanisations d’origine spontanée issues d’occupations illégales, comme l’Amérique latine en a connues beaucoup au cours de la seconde moitié du 20e siècle, ou bien apparues dans le cadre de lotissements clandestins, la seconde grande modalité d’accès au foncier pour les ménages pauvres dans les villes de la région, mais aussi des taudis situés dans les centres villes et des ensembles d’habitat social dégradé. Même si la part de ces quartiers précaires et sous-intégrés est moins importante en Amérique latine que dans les villes d’Afrique, par exemple, ou bien qu’en Inde, le volume de population concernée donne une idée de l’ampleur du défi à relever : quelque 138 millions de citadins sont concernés ; un chiffre qui pourrait passer à 164 millions à l’horizon 2020. Ces données globales cachent de très fortes disparités entre les pays de la région : le Brésil à lui seul compterait plus de 53 millions de personnes vivant dans ce type de quartiers, la région andine quelque 24 millions (dont plus de 17 au Pérou, où ils représentent plus de deux tiers de la population urbaine et continuent par ailleurs à croître de manière significative, à la différence de ce qui se produit dans la plupart des autres pays), le Mexique plus de 15 millions, l’Argentine quelque 13 millions, le Venezuela quasiment 11 millions.

Aujourd’hui, les carences de ces quartiers sont considérées comme plutôt moins aigües que celles de leur équivalent dans d’autres régions du Sud, en grande partie parce que la phase de croissance rapide des bidonvilles étant terminée, la consolidation a progressé. Au Mexique et au Brésil, le taux de croissance annuel des bidonvilles est par exemple désormais inférieur à 0,5 % ; il reste toutefois élevé dans certains pays comme l’Argentine et surtout le Pérou. Au cours des deux dernières décennies, d’importants efforts ont été faits à peu près partout pour consolider et améliorer ces quartiers, la solution de l’éviction ou du déplacement étant essentiellement réservée aujourd’hui aux situations de risque. Dans les villes d’Amérique latine, l’accès à l’électricité est aujourd’hui généralisé, avec un taux de couverture urbaine supérieur à 95 % dans la plupart des pays, exception faite du Pérou, du Guatemala et du Salvador. Selon les données globales existantes, il en serait à peu près de même pour l’eau potable, des progrès notables ayant été réalisés dans un certain nombre de pays depuis le début des années 2000. Une grande prudence est toutefois de mise en ce qui concerne ces données (voir page 203 sur les services urbains). Les carences en matière d’assainis-sement, de même que la sur-occupation des logements et la mauvaise qualité des matériaux de construction constituent les autres problématiques traditionnelles de ces quartiers sous intégrés, auxquelles s’ajoutent par ailleurs la question du manque d’équipements et celle des difficultés d’accès au transport public et à la mobilité, une dimension trop peu souvent prise en compte. Plus que la rareté du transport, c’est en général sa cherté qui pose problème en Amérique latine et, dans certaines villes comme Lima, les habitants des quartiers d’habitat précaire situés dans les périphéries sont par exemple contraints à effectuer de longs trajets à pied ou à mettre en œuvre diverses stratégies pour limiter leurs déplacements (Avellaneda, 2008).

Quartiers précaires et sous-intégrés : la problématique des « bidonvilles » en Amérique latine

Encadré 3

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Les nouvelles politiques du logement social : production massive par le secteur privé et subvention de la demande par des organismes publics

Dans la plupart des pays latino-américains, les politiques nationales en faveur du logement ont connu depuis une vingtaine d’années une inflexion très importante, en abandonnant le principe des organismes publics constructeurs et/ou promoteurs de logements sociaux qui avait prévalu jusqu’alors, et en s’orientant vers le strict financement de la demande. Un nouveau cadre d’action s’est imposé progressive-ment : la construction des ensembles de logements sociaux (qui ont quasiment tou-jours été en accession à la propriété en Amérique latine, à l’exception du Mexique et du Chili, durant une courte période) est désormais complètement assumée par la promotion immobilière privée, sur la base de cahiers des charges assez variables selon les pays (tail le et coût maximal des logements), tandis que des organismes publics et des entités financières se chargent d’octroyer des crédits aux candidats à l’accession, généralement assortis de subventions plus ou moins importantes et parfois conditionnées à l’existence d’une épargne préalable.

Ce type de réponse institutionnelle à la demande de logements tend à se diffuser dans la région, non pas tant à partir de l’exemple du Chili, qui est pourtant le plus ancien en la matière (années 1980 et 1990), mais sur la base de l’expérience récente du Mexique et de ses succès quantitatifs étonnants : depuis le début des années 2000, plus de 7 millions de logements économiques ont été construits dans ce pays par la promotion immobilière privée, sous la forme de lotissements géants édifiés aux marges des villes et qui comptent parfois jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’unités identiques de très petite taille. Dans le domaine des politiques du logement, comme dans celui de la mobilité, la circulation des experts joue un rôle important dans la diffusion des modèles d’intervention à l’échelle de la région et c’est bien cette réussite mexicaine quantitative qui a inspiré directement le Brésil pour l’élaboration de son programme Minha casa minha vida (MCMV) lancé en 2009, et de son successeur MCMV 2, dont l’objectif est de construire 2,4 millions d’unités à l’horizon 2014. D’autres pays ont également adopté ce type de production massive au cours des années 2000 : c’est le cas de la Colombie, qui ambitionne de construire un million de logements neufs d’ici 2014, parmi lesquels 650 000 d’intérêt social, notamment en mettant en œuvre les Macroproyectos de intéres social nacional (MISN), de très grandes opérations d’urbanisation. Le Venezuela s’est également engagé sur la voie de la production massive, même si les mécanismes de financement et la place occupée par le secteur privé diffèrent fortement de ce qui existe au Brésil, en Colombie et au Mexique. Le programme Gran Misión Vivienda, lancé en 2011, prévoit la construction de pas moins de 2 millions de logements d’ici 2017. Pour les pays qui ont opté pour

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ce type de politique du logement, il ne s’agit pas seulement d’apporter une réponse institutionnelle à la demande en matière de logement : l’objectif est aussi et surtout de soutenir la croissance économique en dynamisant le secteur de la construction. Au Mexique, en 2008, les 3 000 entreprises de construction de logements généraient à elles seules près de 2,4 % du PIB total et 61,3 % de celui de la construction (contre 0,6 % et 16 % dix années plus tôt) et le secteur de la construction de logements fournissait directement de l’emploi à 1,4 millions de Mexicains… Au Brésil, on estime que la construction d’un million de logements peut engendrer la création d’un million et demi d’emplois directs et indirects, et générer quasiment deux points de PIB.

Bien que les nouvelles politiques du logement fassent l’objet d’une très large appro-bation (surtout politique) due à leur succès quantitatif, celles-ci sont dans le même temps de plus en plus critiquées pour leurs insuffisances et leurs impacts négatifs (Paquette et Yescas, 2009 ; ONU Habitat, 2012). Elles ne sauraient être érigées en réponse universelle à la demande de logement : celle-ci, on l’a vu, comporte une dimension qualitative très importante et le défi de l’Amérique latine urbaine est donc aujourd’hui au moins autant d’améliorer les logements existants, notamment en leur donnant accès aux services de base, que de produire de nouvelles unités. Ensuite, cette offre de logement social n’est accessible qu’à des ménages solvables et capables de rembourser les crédits contractés, ce qui exclut une très grande partie de la demande, constituée de populations considérées comme pauvres, voire très pauvres. Enfin, même si cette production de logements tend désormais à s’inscrire dans le cadre de la recherche d’un développement plus durable [ 98 ], ses impacts environnementaux, urbains et même sociaux sont majeurs : étalement urbain, consommation de terres agricoles, conséquences en matière de mobilité quotidienne, besoins en eau, difficulté pour les ménages à vivre dans des quartiers-dortoirs aussi vastes et des logements de tailles aussi réduites (parfois moins de 35m2) impossibles à adapter aux besoins futurs des familles, tensions sociales engendrées par des quartiers qui apparaissent comme des ghettos. Au Chili, où la phase de production massive d’habitat social (années 1980 et 1990) est désormais terminée, l’heure est d’ores et déjà à la mise en œuvre d’actions de rénovation urbaine des grands ensembles de logements produits. Un programme pilote lancé fin 2012 préconise, dans certains cas critiques, de procéder à des démolitions-reconstructions. Au Mexique, les enjeux de la rénovation ont déjà fait leur apparition dans le débat public, en particulier en raison du taux d’abandon

[ 98 ] Au Mexique, les nouveaux logements sociaux sont aujourd’hui tous dotés d’éco-technologies. Au Brésil, la production massive d’habitat social est également envisagée dans le cadre du développement durable : les logements seront alimentés par de l’énergie solaire, en cohérence avec le plan national établi pour lutter contre les effets du changement climatique.

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très important des logements sociaux construits depuis le début des années 2000, estimé à 20 % de ce parc environ (Negrete et Paquette, 2011).

Des programmes « traditionnels » toujours d’actualité : logement progressif, amélioration, régularisation…

Parallèlement à ces politiques de production massive qui s’imposent, les programmes en matière de logement et plus généralement d’habitat au sens large sont également nombreux et divers en Amérique latine. Ils concernent l’auto-production de logements neufs (notamment progressifs), l’amélioration de l’habitat, des services et des quar-tiers, mais aussi la constitution de réserves foncières dans le cadre de stratégies de prévention du développement de l’habitat informel (cf. Metrovivienda, en Colombie). Les actions en faveur de la régularisation foncière sont toujours très présentes.

Les programmes d’intervention sur les quartiers sous-intégrés privilégient progres-sivement une approche plus intégrale, prenant par exemple en compte les espaces publics, les conditions d’intégration à la ville, ou bien encore même la question du renforcement des instruments de planification et de gestion urbaine locaux (programme Habitat au Mexique). Ils tendent aussi à impliquer des acteurs multiples, populations et bénéficiaires, mais aussi les ONG (Quentin, 2005), ainsi que les municipalités, comme dans le cas du Programme chilien Fondo Solidario de Vivienda ou le Programa de Mejoramiento de la Comunidad au Paraguay (CEPAL, 2006). Depuis longtemps, la BID joue un rôle notable dans le financement de ces actions très diverses : au cours des vingt-cinq dernières années, elle a financé 37 programmes, pour un montant total de plus de 5 000 millions USD (Rojas, 2010).

Au Brésil, le gouvernement fédéral, en lien avec les États et les municipalités et en s’appuyant largement sur un réseau dense d’ONG, investit beaucoup dans les favelas, sur des fronts multiples : programmes de régularisation de la propriété, de construction d’infrastructures pour désenclaver et équiper les quartiers (dans le cadre du Programme d’accélération de la croissance), de logements neufs (qui ne se limitent pas à de nouveaux lotissements en périphérie, comme au Mexique, mais opèrent aussi au sein du tissu urbain existant), d’amélioration du logement, d’équipements dans le domaine de la santé… Le programme Favela Bairro, à l’œuvre depuis 1994 et bénéficiant du fort soutien de la BID, est sans nul doute le plus emblématique, même s’il n’est pas le seul (Séon, 2008). Les favelas brésiliennes apparaissent aujourd’hui comme un terrain d’innovation où l’investissement émanant de tous les acteurs publics est important et particulièrement visible… même si rien n’est parfait et qu’il existe également des positions critiques à l’égard de ce qui est réalisé.

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Le Chili offre quant à lui un exemple très intéressant, en particulier parce qu’on a bien su faire évoluer le dispositif de financement, au départ totalement centré sur la production massive de logements neufs, dans le sens d’une grande diversification, en ne privilégiant plus seulement le subventionnement de la demande pour l’habitat social livré clé en main, mais en développant au contraire, à partir de la fin des années 1990, toute une gamme de lignes de financement couvrant le logement progressif, l’amélioration de l’habitat, la densification de parcelles, le logement en location-vente. L’une des avancées significatives a été la prise en compte récente des conditions urbaines d’insertion des logements, appréhendée à travers le concept novateur de « déficit urbain » et non plus seulement celui de « déficit de logements » (MINVU, 2009).

En matière d’habitat, si le Mexique apparaît aujourd’hui comme la référence pour ses records de production de logements sociaux, l’« activisme » et l’innovation sont à rechercher bien plus du côté du Brésil ou du Chili, où la problématique est abordée sur de multiples fronts et fait l’objet de nombreux programmes diversifiés.

Régénération urbaine et interventions sur la ville existante : une tendance qui progresse, mais qui reste encore largement à développer

L’intérêt pour les interventions sur le tissu urbain existant est récent en Amérique latine, où la culture urbanistique dominante a privilégié jusqu’à présent les urbanisations nouvelles. Durant la seconde moitié du 20e siècle, si de grandes opérations ont certes profondément marqué plusieurs villes, celles-ci ont été réalisées, non pas dans un but de régénération urbaine, mais dans le cadre de programmes de rénovation assez radicale motivés par la construction de grands ensembles de logement social (San Borja, à Santiago du Chili, Ttlatelcolco, à Mexico, en fournissent quelques exemples) ou par la réalisation d’importants travaux de voirie (la construction des ejes viales à Mexico). La redécouverte du potentiel de la ville existante en tant que tel est vérita-blement apparue à partir du début des années 1990, au cœur-même des métropoles, et notamment autour de la question de la réhabilitation des centres historiques.

La revitalisation des centres historiques : un chantier déjà ancien, mais où beaucoup reste à faire

L’inscription de plusieurs centres historiques latino-américains sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO au cours des années 1980 a joué un grand rôle dans ce regain d’intérêt pour la ville ancienne. Tout d’abord strictement patrimoniale, l’approche de ces espaces est rapidement devenue, à partir des années 1990, plus intégrale, reconnaissant la nécessité d´intervenir non plus seulement sur les bâtiments et les monuments historiques, mais aussi dans le domaine de l’habitat (neuf et ancien), sur

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les espaces publics ainsi qu’en matière de développement économique (notamment à travers le tourisme). Importantes dans le discours mais aussi sur le papier (un grand nombre de programmes de revitalisation ont été élaborés en Amérique latine au cours des années 1990 et 2000), ces velléités d’intervention sur les centres historiques ont cependant donné lieu à assez peu de transformations urbaines véritablement significatives, en dehors de la libération des espaces publics dans le cadre de la relo-calisation des vendeurs dits ambulants, que plusieurs métropoles, comme Quito, Lima ou Mexico, ont réussi à mener à bien (Stamm, 2008) ; un chantier très complexe pour les autorités, qui ne saurait être minimisé car il constitue un préalable indispensable à toute autre intervention urbaine dans ces espaces.

Les centres historiques latino-américains, en particulier ceux des plus grandes métropoles, demeurent aujourd’hui encore des espaces détériorés, paupérisés, où beaucoup reste à faire. On parvient très difficilement à faire évoluer les types de population qui les fréquentent ou qui y vivent, ce qui apparaît pourtant comme de plus en plus nécessaire pour déclencher des processus de revitalisation : la gentrification, que certains gouvernements locaux appellent de leurs vœux, est encore loin d’être une réalité et même les tentatives d’investissement massif dans ce sens émanant du secteur privé, comme celles du multimilliardaire mexicain Carlos Slim à Mexico, entre 2002 et 2006, n’ont guère porté leurs fruits (Paquette, 2006). En dépit de deux décennies de réflexion et de propositions, la réhabilitation des centres historiques demeure donc, dans les métropoles latino-américaines, l’un des grands défis des années 2010. Au-delà des actions menées en matière de préservation et de mise en valeur du patrimoine historique, des interventions importantes sont nécessaires dans de nom-breux domaines : habitat, espaces publics, transport, réseaux… La tâche est toutefois très complexe, car elle implique un grand nombre d’acteurs et d’intérêts, mais aussi parce que la notion de maîtrise d’ouvrage n’est pas claire et que des mécanismes de financement pérennes restent à élaborer. Le montage institutionnel, financier et technique qui a présidé à la récupération du centre historique de Quito, considérée comme une réussite, offre un exemple dont il conviendrait sans doute de s’inspirer (Rojas, 2004) [ 99 ]. Les réflexions sur la réorganisation de la mobilité dans les centres historiques, et en particulier sur la possibilité d’introduire des tramways au cœur de certaines métropoles latino-américaines, pourraient pour leur part contribuer au renouvellement de l’approche de la réhabilitation de ces espaces, en proposant une entrée novatrice pour le traitement de cette question.

[ 99 ] L’Entreprise du centre historique (Empresa Centro Histórico), société d’économie mixte créée de toutes pièces pour mettre en œuvre le programme de réhabilitation, a joué un rôle décisif dans la récupération de cet espace.

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Des centres historiques au sens strict aux quartiers centraux dans une acception beaucoup plus large : le souci de la redensification

À partir du début des années 2000, l’intérêt pour le tissu existant, d’abord limité aux stricts périmètres historiques, a commencé à s’étendre à l’ensemble des aires centrales des villes et à leur centre-ville élargi (ce qu’on appelle dans certaines villes d’Amérique latine le « péricentre »), en particulier avec des objectifs de « redensification » et de « repeuplement » : dans toutes les métropoles de la région latino-américaine, ces espaces connaissent depuis au moins trente ou quarante ans une diminution importante et continue de leur population résidente, des changements d’usage du sol et une détérioration globale qui est préoccupante. En lien avec les injonctions du dévelop-pement durable et les impératifs d’un contrôle de la croissance urbaine périphérique, l’idée de reconstruire la ville sur elle-même et d’optimiser les équipements et les services existants a commencé à faire son chemin et suscite désormais un intérêt croissant de la part d’un grand nombre de villes (Santiago du Chili, Mexico, Sao Paulo, Rio, Bogota, Montevideo…). Les deux programmes mis en œuvre pour l’instant ont cependant conduit à des résultats mitigés. À Santiago du Chili, ville pionnière en la matière, un plan de repeuplement du centre très ambitieux a été mis en œuvre dès le début des années 1990. Fondé sur des aides à l’accession à la propriété particuliè-rement attractives pour les ménages, cette stratégie a donné lieu à une explosion de la construction neuve de nature très spéculative mais dont les résultats en matière de repeuplement ont été très décevants (Paquette, 2005). La politique de redensification des quatre arrondissements du centre du District fédéral, appliquée à Mexico entre 2001 et 2006, a donné des résultats similaires (la population résidente n’a pas augmenté) et a été fortement mise en question, notamment parce que la construction de milliers de nouveaux immeubles d’habitation n’a pas été accompagnée de mesures visant à mitiger les possibles impacts négatifs en matière de qualité de vie et de mobilité (Paquette et Yescas, 2009). Ces deux expériences ont constitué des succès incon-testables sur le plan immobilier mais elles ont donné des résultats très critiquables sur le plan urbain : les prix du foncier se sont envolés et les réserves foncières existantes ont quasiment disparu. Le principe de la redensification ne saurait toutefois être abandonné par les villes : dans une Amérique latine caractérisée par un modèle de développement urbain résolument tourné vers l’étalement, la reconstruction de la ville sur elle-même est un impératif incontournable dans le cadre de la recherche d’un développement plus durable. Il ne fait aucun doute qu’elle est l’une des orien-tations que les gouvernements locaux doivent suivre, en tirant toutefois tous les enseignements des deux expériences déjà réalisées dans la région. On ne peut se limiter à instaurer uniquement des mécanismes qui dynamisent la production de logements neufs et l’acquisition de logements. Il convient d’inventer des moyens

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pour contrôler la hausse des prix du foncier, garantir la place de l’habitat populaire, travailler la question des transports en commun et celle de l’amélioration des espaces publics… L’idée de mettre en œuvre de véritables grandes opérations urbaines stratégiques permettant d’enclencher des processus de régénération urbaine doit également être creusée.

Les grandes opérations de régénération urbaine : un chantier à développer

Malgré l’existence d’un potentiel important en matière de recyclage urbain et l’ur-gence de « resserrer » la ville, ce type d’interventions de grande envergure est pour l’instant assez peu répandu en Amérique latine. Les exemples de développement de brownfields ou assimilés demeurent rares : réhabilitation de certains espaces centraux par la création de grands parcs (Parque de los Reyes à Santiago du Chili ; Parque Tercer Milenio au cœur de Bogota), récupération de vastes décharges d’ordures à Mexico (quartier d’affaires de Sante Fe ; Parque Bicentenario) ; recyclages d’anciennes emprises industrielles (Paseo Santa Lucia, à Monterrey, Mexique) ou aéroportuaires (Projet Ciudad Parque Bicentenario sur l’ancien aéroport Cerrillos à Santiago du Chili), de zones portuaires (Puerto Madero à Buenos Aires ; projet Porto Maravilha à Rio)… De manière générale, bien qu’ils soient nombreux dans les cartons, les grands projets urbains, toutes catégories confondues (hormis le développement par le secteur immobilier d’urbanisations résidentielles fermées ou de grands centres commerciaux), sont assez peu nombreux à être réalisés dans la région. La notion même de « grand projet urbain » reste floue et prête généralement à confusion, désignant indistinc-tement de grandes opérations, la mise en place de nouvelles infrastructures de transport (la mise en circulation d’un BRT est ainsi un « grand projet urbain ») ou encore les programmes d’action pour la réhabilitation des centres historiques (Lungo, 2005). L’insuffisance d’instruments, tant financiers que techniques, qui permettent la réalisation de grandes opérations d’urbanisme en partenariat avec le secteur privé, dans le cadre d’une véritable maîtrise d’ouvrage publique, explique en grande partie cette situation. Des efforts doivent être faits pour développer une culture publique des grands projets, ainsi que des outils qui permettent de passer à l’action. Les villes latino-américaines ne seront en mesure de relever les défis du développement durable et de la lutte contre le changement climatique que si elles s’engagent dans des processus de régénération urbaine planifiés et conduits par les autorités.

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Services urbains : un domaine où d’importants investissements sont nécessaires. L’exemple de l’eau potable et des déchets solides [ 100 ]

Aujourd’hui, l’amélioration des services urbains, en particulier pour ce qui a trait à l’accès à l’eau potable et à la gestion des déchets solides, demeure parmi les enjeux majeurs dans beaucoup de villes de la région. Cette question constitue aussi un chantier auquel la région devra faire face au cours des prochaines années.

L’accès à l’eau potable dans les villes

Bien que l’on observe depuis trente ans des progrès importants en ce qui concerne l’accès à l’eau potable, cette question reste une préoccupation majeure et récurrente dans l’Amérique latine urbaine. Les taux de raccordement dans les villes paraissent élevés par rapport à d’autres continents : ils se situeraient ainsi au-dessus de 90 % pour deux tiers des pays de la région, l’Argentine, le Chili et le Costa Rica apparaissant parmi les mieux lotis, tandis que le Pérou aurait la couverture la plus faible, à peine supérieure à 80 % (ONU Habitat, 2012). Une grande prudence est toutefois de mise avec ces données : l’existence de réseaux ne garantit pas un approvisionnement régulier et suffisant, loin s’en faut. Dans beaucoup de vil les latino-américaines, nombre d’infrastructures sont en réalité en mauvais état et la qualité du service comme celle de l’entretien peuvent être jugées globalement médiocres (Jordan et Martinez, 2009 ; CAF, 2012). En 2006, on estimait qu’environ 100 millions de personnes n’avaient pas accès à l’eau dans la région (BID, 2006). D’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre, les situations sont très hétérogènes : il existe ainsi un service quasiment universel et autofinancé à Santiago du Chil i (service public au départ, privatisé tardivement), alors qu’à Mexico la perspective d’un accès pour tous relève encore du long terme [ 101 ].

La réapparition du choléra dans la région en 1991 a incité de nombreux gouvernements à investir dans ce secteur. La notion de service universel n’est cependant pas toujours une priorité institutionnelle et politique. Pour les catégories socialement défavorisées, on manque de mécanismes de financement et l’octroi de subventions viables et durables fait défaut. En général, de lourds investissements, que les États ne sont pas en mesure de réaliser seuls, sont nécessaires. La décentralisation, en donnant plus

[ 100 ] Cette partie sur les services urbains a été rédigée à partir de contributions de Jean-Marc Fournier (maître de conférences à l’Université de Caen) pour la question de l’accès à l’eau potable et de Marie Noëlle Carré (doctorante à l’Institut des Hautes Etudes d’Amérique latine, Université Paris III) pour les déchets solides urbains. [ 101 ] Concernant les eaux usées, les taux de raccordement à des systèmes d’évacuation sont également très hétérogènes, de 55 % pour la Bolivie à 97 % pour le Chili (Jordan et Martinez, 2009). Mais ces eaux font rarement l’objet d’un retraitement adéquat et les incidences sur la santé des citadins sont majeures.

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d’autonomie aux échelles locales, a quant à elle engendré des conflits d’intérêts entre les échelles nationales, régionales et locales. Au début des années 1990, l’engouement pour le modèle du partenariat public-privé a pu faire croire qu’il existait une formule de gestion applicable à l’ensemble de l’Amérique latine, l’objectif poursuivi étant d’atteindre l’équilibre financier pour les groupes solvables, avec des tarifs permettant de couvrir les coûts, tout en subventionnant les ménages à bas revenus. Vingt ans après la mise en application de ce modèle, le bilan est mitigé. Rappelons qu’en Amérique latine, la gestion de l’eau par le secteur privé concerne une très faible minorité d’habitants (ONU, 2009) et que, sur ce sujet, les interférences entre posi-tions scientifiques et positions idéologiques sont relativement fréquentes. Une bonne partie de l’opinion publique, des élus, des universitaires et des militants d’associations ont dénoncé l’échec de ces privatisations et en ont énuméré les causes : tarifs excessifs, pratique de corruption, abus de pouvoir des groupes privés, absence de prise en compte des populations pauvres, licenciements massifs, etc. D’autres chercheurs, ainsi que la Banque mondiale (Chong, 2008), ont au contraire souligné la prédominance des aspects positifs de ces changements : meilleure profitabilité financière, augmen-tation de la productivité, amélioration de la qualité des services. La question de savoir si le processus de privatisation a des effets positifs pour l’accès à l’eau pour tous, et plus globalement sur les conditions de vie et le bien-être des populations les plus pauvres, n’est donc pas tranchée. La privatisation n’apparaît en tout cas pas comme un facteur essentiel de changement : des solutions techniques associées à une gouvernance publique adéquate peuvent aussi améliorer les services de l’eau pour les catégories socialement les plus défavorisées, dans une démarche pro-poor (Laurie, 2007). Pour relever de manière durable le défi de l’accès à l’eau potable pour le plus grand nombre et réaliser les investissements importants nécessaires pour cela, les villes d’Amérique latine devront sans nul doute mobiliser leur capacité d’innovation et tenter de concilier les approches d’économistes et d’ingénieurs, d’un côté et de l’autre, les pratiques et représentations des sociétés, en essayant aussi de dépasser les débats et les clivages idéologiques qui se sont installés en la matière, en particulier autour de la question des modèles de gestion et de la privatisation, exacerbés par quelques cas devenus emblématiques.

La gestion intégrée des déchets solides urbains

Tout comme l’accès à l’eau, la gestion des déchets solides urbains, en particulier celle des déchets ménagers, est une question également sensible dans les villes latino-américaines, particulièrement en termes d’environnement et de santé publique. Pour faire face à leur croissance très rapide (liée à l’intensité et à la rapidité de l’urbanisation), la solution de traitement adoptée quasiment partout a été la plus simple et la moins

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coûteuse à mettre à œuvre : l’enfouissement en décharge. Mais si 60 % des déchets des grandes agglomérations sont acheminés vers des sites d’enfouissement techniques, 44 % de ceux qui sont produits par des villes de taille moyenne et près de 59 % de ceux des petites villes sont dirigés vers des décharges peu ou pas contrôlées. Celles-ci sont prépondérantes dans les pays les plus peuplés de la région (Brésil, Mexique) et dans les plus pauvres, notamment en Amérique centrale (Organisation panaméricaine de la Santé, 2005).

Depuis le début des années 1980, et sur les recommandations des grands organismes internationaux (dont la BID), les grandes métropoles de la région se sont dotées de centres d’enfouissement technique gérés par des organismes métropolitains ou des entreprises privées. Les quantités de déchets que leurs habitants produisent permettent de rentabiliser ces équipements dans la mesure où, généralement, les municipalités paient la tonne de déchets solides urbains traitée (15 000 tonnes par jour à Buenos Aires, 21 000 tonnes à Mexico, 36 000 tonnes à São Paulo...). Mais les centres d’en-fouissement technique ont été rattrapés par l’urbanisation au cours des années 1990 et sont pour la plupart arrivés en fin de vie utile au début des années 2000, rapidement saturés par l’augmentation de la production des déchets (exemple du Bordo Poniente, à Mexico, qui a d’ailleurs été fermé fin 2011). Ces sites sont au cœur de conflits de voisinage dans lesquels les riverains incriminent la qualité de la gestion et la sécurité des installations.

Depuis la fin des années 1990, dans le cadre de l’adoption généralisée de législations sur l’environnement, les déchets font de plus en plus l’objet de politiques publiques de gestion intégrée recommandées et souvent soutenues financièrement par la coopération internationale (Organisation allemande pour la coopération technique – GTZ, Organisation panaméricaine de la santé – OPS, Organisation mondiale de la santé – OMS, BID, Banque mondiale), ainsi que par des ONG environnementalistes. La gestion intégrée, diffusée sous le sigle « 3R » (Réduire, Recycler, Réutiliser), consiste à promouvoir la responsabilité environnementale des collectivités locales quant à la production et au traitement de leurs déchets, ainsi que la participation citoyenne à la gestion. Il s’agit de limiter l’enfouissement indifférencié des déchets, de favoriser leur sélection à domicile puis leur valorisation par le recyclage ou la récupération d’énergie. L’intégration des milliers de récupérateurs urbains qui pratiquent déjà la collecte des matériaux recyclables de manière informelle est largement encouragée par ces nouveaux programmes. La diminution de la production d’emballage représente un autre objectif. Mais ces initiatives se heurtent au morcellement politico-adminis-tratif des territoires et au caractère particulier et isolé des expériences locales.

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La valorisation énergétique des déchets solides urbains représente aujourd’hui un nouvel axe des politiques publiques de gestion des déchets. Elle repose sur des accords de coopération développés à l’échelle internationale qui permettent aux pays industrialisés d’appliquer le protocole de Kyoto sur la limitation des émissions de gaz à effet de serre. Mais pour les pays latino-américains impliqués, cela implique de financer des procédés techniques au coût élevé, tels l’incinération et l’exploitation du biogaz. Le second procédé concerne essentiellement la récupération d’énergie à partir du méthane produit par la décomposition des déchets dans les centres d’enfouissement technique. Il a déjà été mis en œuvre au Mexique, au Chili, au Brésil et en Argentine pour la production d’électricité.

Au-delà de l’urbain : investir dans les grandes infrastructures régionales, l’autre grand défi de l’Amérique latine

Une région qui accuse un retard très important en la matière

Si l’Amérique latine investit désormais de plus en plus dans ses villes, elle accuse en revanche un retard prononcé en matière de grandes infrastructures régionales, en particulier dans le domaine des transports et se situerait nettement en dessous de l’Asie du Sud-Est sur ce plan. La région présente des carences majeures en matière de grands axes de communication terrestre : il n’existe par exemple pas de liaison de qualité entre la Colombie et le Panama, ou entre le Brésil et le Pérou. La densité de routes revêtues a diminué en Amérique latine depuis 1980 et, dans la plupart des pays pour lesquels on dispose de données, moins d’un tiers du réseau routier national peut être considéré comme étant en bon état. Le transport ferroviaire, notamment pour les marchandises, est quasiment inexistant. La région ne compte pour l’instant aucune voie de train à grande vitesse de transport de passagers (des projets existent toutefois au Brésil, au Mexique). Les infrastructures portuaires, insuffisantes, sont saturées… Dans un rapport publié en 2006, la Banque mondiale soulignait d’ailleurs l’urgence pour les pays de la région de relever le niveau de leurs budgets alloués aux infrastructures, sous peine de rester à la traîne du développement, en particulier derrière la Chine et les autres pays asiatiques, en plein essor économique. Les entreprises latino-américaines perdraient en compétitivité en raison de l’obsolescence des infras-tructures et des carences en la matière et, du fait de cette faiblesse, la région serait moins à même de créer des emplois et donc de lutter contre la pauvreté (Fay et Morrison, 2007).

Au cours des dernières années, plusieurs pays de la région ont décidé de faire des efforts conséquents en lançant des plans ambitieux en la matière. C’est le cas du Mexique, avec le Programme national d’infrastructures (2007-2012 puis 2013-2018),

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mais aussi du Brésil avec le Programme d’accélération de la croissance (PAC 1 puis PAC 2, qui prévoit 660 milliards d’euros d’investissement sur six ans), de l’Argentine, du Chili, de la Colombie (plan d’amélioration et d’extension de 3 450 km de voies ferrées)… Mais dans l’ensemble de la région, l’ampleur des besoins serait telle que, selon certains experts, ces plans seraient insuffisants pour faire face au défi majeur qui se présente aux pays latino-américains. On estime que la région devrait investir entre 4 à 6 % de son PIB dans les infrastructures sur une durée de vingt années pour parvenir à égaler le niveau d’un pays comme la Corée du Sud (Fay et Morrison, 2007).

Une approche sectorielle qui prend peu en compte les enjeux de l’aménagement du territoire, y compris pour la compétitivité de la région à long terme

L’un des problèmes soulevés par ces politiques d’investissement dans le domaine des infrastructures concerne le fait que celles-ci sont sans doute plus conçues pour soutenir la croissance, ou pour renouer avec elle, que pour combler le retard en la matière, selon une logique du long terme orientée vers le nécessaire rééquilibrage des territoires. Les disparités spatiales, en termes économiques ou sociaux, sont pourtant très importantes en Amérique latine (poids écrasant des capitales, désé-quilibres urbain/rural, fortes disparités régionales). Aujourd’hui, l’idée de profiter de ces investissements dans une perspective de développement régional, pour ne pas dire d’aménagement du territoire au sens français traditionnel du terme [ 102 ], n’est en réalité guère mise en avant en Amérique latine, même dans un pays comme le Brésil qui possède une importante tradition en matière de planification régionale (DGCID, 2006). Dans ce contexte, les investissements relèvent avant tout de logiques sectorielles isolées (grands aménagements ou équipements ponctuels) qui privilégient certaines portions du territoire insérées dans les circuits de l’économie globalisée, avec une tendance croissante à la mise en compétition des espaces, sans politique de correction des déséquilibres préalables, ce qui ne fait qu’aggraver les inégalités. Les États latino-américains comptant par ailleurs avant tout sur le secteur privé pour combler leur retard en matière d’infrastructures, le risque d’aggravation des dispa-rités est également grand à l’échelle de l’Amérique latine, car c’est non seulement la capacité des régions d’un même pays qui est inégale pour attirer les investisseurs, mais aussi celle des différentes nations du sous-continent.

La mise en œuvre de grands programmes d’infrastructures en l’absence d’orientations stratégiques claires en matière d’aménagement du territoire constitue d’une certaine

[ 102 ] C’est-à-dire dans le cadre d’une politique qui cherche explicitement à résorber les déséquilibres régionaux (entre urbain et rural, entre régions très inégalement développées).

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manière une opportunité doublement perdue pour la région : celle de promouvoir une plus grande cohésion territoriale (un objectif auquel les gouvernements ne sont pas forcément très sensibles, même si la compétitivité à long terme de la région en dépend finalement), mais aussi celle de se donner des moyens supplémentaires pour lutter contre l’emprise spatiale croissante du narcotrafic, qui représente un problème croissant en Amérique latine. La non-occupation de certains espaces, leur maintien dans une situation d’enclavement, ainsi que l’absence d’opportunités pour les populations sont en effet autant de facteurs qui favorisent le développement de la mainmise des cartels de la drogue sur nombre de territoires. Une politique raisonnée d’investissements en matière d’infrastructures pourrait avoir un fort impact dans ce domaine.

Conclusion : promouvoir une diversité des choix en matière d’investissement urbain et mettre en synergie les différentes actions, deux pistes pour l’avenir

En matière de politiques d’investissement urbain, l’Amérique latine est, sur bien des plans, un territoire riche en innovations, au sein duquel, langue commune et experts aidant, les idées nouvelles circulent et se diffusent très rapidement. Elle apparaît aussi comme une région prompte à adopter certains modèles d’intervention et, finalement, une forme de « pensée unique » qui conduit paradoxalement à réduire les bénéfices de l’innovation. Ce phénomène est particulièrement visible en ce qui concerne les politiques de mobilité intra-urbaine. Dans une région où les grands bailleurs de fonds (Banque mondiale, BID, CAF) tendent parfois à renforcer ces modèles à travers leurs financements, i l est important de veil ler à ce que les gouvernements nationaux, régionaux ou locaux se donnent les moyens d’examiner toute la diversité des options possibles et n’adoptent pas d’emblée des solutions toutes faites, même si celles-ci sont endogènes. Les choix techniques ne doivent pas être posés a priori, mais résulter d’un diagnostic précis des problématiques et d’une réflexion approfondie sur les objectifs que l’on souhaite atteindre. Ce dernier point soulève la question importante de la place de la planification urbaine (mais aussi régionale, si l’on voit au-delà de la ville) à moyen et long terme, qui doit être réhabilitée en Amérique latine. Au nom d’une planification stratégique parfois mal comprise, c’est bien souvent une culture de l’improvisation et de l’opportunité qui s’est imposée, dans laquelle la place et le rôle du secteur privé mériteraient sans doute d’être évalués et repensés. L’importance du secteur public dans le domaine des infrastructures est de plus en plus souligné, y compris par la Banque mondiale, et la forte participation du secteur privé ne saurait réduire son implication, en termes de planification, de régulation, mais aussi pour garantir des objectifs d’équité.

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Le second défi qui se présente aux politiques d’investissement urbain, au début des années 2010, est l’articulation entre les différentes actions et interventions, qui est souvent insuffisante, voire inexistante, en raison de la prédominance de logiques sectorielles très marquées. Le domaine du transport public et de la mobilité, celui de l’habitat, ou bien encore le défi de la régénération urbaine ne sont pas des univers isolés qui fonctionnent de façon indépendante. Ils sont au contraire totalement liés, et des avancées en direction d’un développement plus durable ne pourront être obtenues que si les investissements sont appréhendés de manière intégrale et mis en synergie. Tout nouvel investissement devrait être envisagé et évalué à l’aune de ce grand principe.

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2.2.2. Les trois dimensions de la décentralisation Jean-François CLAVERIE Sébastien VELUT Avec la participation de Diana Gomes

La décentralisation en Amérique latine s’est développée à partir des années 1980 dans le cadre des transitions démocratiques. Mais c’est aussi sur fond de crise éco-nomique qu’elle a pris forme, ses débuts coïncidant avec la « décennie perdue » consécutive à la crise de la dette extérieure qui a éclaté en 1982 (Claverie, 2011). Le terme de décentralisation a lui-même été largement diffusé et repris dans différents pays, unitaires comme fédéraux, avec différentes acceptions qui ne vont pas sans ambiguïtés. Ce flou contribue d’ailleurs à la poursuite d’un processus prenant des formes très différentes. La décentralisation a été associée à des réformes politiques et institutionnelles qui aujourd’hui changent de contenu. À côté des évolutions strictement politiques, et de l’accroissement de l’autonomie locale, se posent surtout les questions d’aménagement des territoires, de prestations de services, de déve-loppement, qui mettent en jeu la capacité des collectivités à s’articuler les unes avec les autres et avec d’autres niveaux de gouvernement.

Au-delà de la distinction classique entre déconcentration de l’État et décentralisation, cette dernière recouvre trois dimensions. Il s’agit d’abord du transfert vers les col-lectivités locales d’attributions de l’État central ou de compétences émergentes – par exemple le développement local ou la protection de l’environnement. Il convient alors d’adapter l’architecture de l’État, dans ses différents niveaux, à l’évolution de ses missions et de ses objectifs. La décentralisation recouvre également la capacité des collectivités à devenir de véritables gouvernements locaux autonomes, à définir leurs propres modes de fonctionnement, à élire leurs autorités voire à définir leurs propres institutions. Cette vision politique a été justifiée par le souci d’enraciner la démocratie dans les territoires en laissant à ces derniers des possibilités d’expéri-mentation et d’adaptation. Se pose enfin la question du financement des collectivités, donc du système fiscal local, des transferts et des mécanismes de contrôle budgétaire.

Sur ces trois plans, l’Amérique latine se trouve dans une situation contrastée. Comme cela a été souvent souligné, les États latino-américains sont à la fois structurés et capables d’orienter les évolutions sociales, mais ils sont aussi peu efficaces, excessivement bureaucratiques et insuffisamment dotés en moyens et en personnels compétents. La décentralisation peut aussi bien les moderniser que les affaiblir, favoriser les innova-tions, faciliter les adaptations comme conduire à l’éparpillement de l’action publique et des crédits.

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Sur le plan politique, coexistent en Amérique latine des traditions de centralisme et d’autoritarisme avec des expressions fortes des identités et des autonomies régionales, bien enracinées dans l’histoire, tout particulièrement dans les grands États fédéraux. Pour ces derniers, la taille même des territoires, les différences entre les régions, les modes de développement, l’existence de sociétés locales ayant une forte identité et des élites bien implantées nourrissent les revendications d’autonomie et justifient un traitement différencié des régions. Pour certains États centralisés, les réformes constitutionnelles ont été l’occasion de faire de la décentralisation une priorité : cela justifie dans ce chapitre l’inclusion de deux encadrés sur les processus de décentra-lisation au Pérou et en Équateur. Enfin, les systèmes fiscaux sont notoirement faibles, ce qui pose d’emblée la question des sources de financement adaptées pour le niveau local et particulièrement aujourd’hui de la fiscalité sur les ressources naturelles. Si dans les grands États fédéraux comme l’Argentine et le Brésil , les dépenses des gouvernements locaux représentent la moitié de celles de l’État central, ce taux est de moins de 5 % pour les municipal ités d’Amérique centrale (Faletti , 2010). L’augmentation de ces dépenses suppose un renforcement des capacités de gestion et de contrôle budgétaire.

Par ailleurs, la décentralisation pose de façon transversale la question des territoires institutionnels pertinents. La plupart des pays disposent d’au moins deux niveaux de collectivités, un local et un régional, sur lesquels la décentralisation peut s’appuyer, mais qu’elle peut aussi modifier. Dans l’ensemble, les pays latino-américains présentent deux échelons principaux de gestion : un niveau municipal (dit aussi municipio, partido, parroquia) et un niveau régional (appelé estado, provincia, departamento, etc.). Nous utilisons dans ce texte les termes de municipes et de régions pour désigner ces deux niveaux, sauf lorsqu’il sera fait référence à un pays spécifique, nous utiliserons alors le terme officiel utilisé dans le pays concerné. Certains pays ont un troisième niveau institutionnel, intermédiaire entre le municipe et la région, avec là encore des déno-minations diverses. La décentralisation questionne ainsi l’adéquation de ces découpages avec les enjeux de gestion des territoires et des populations et, plus généralement, la capacité des institutions à constituer de nouveaux territoires d’action ou de projets, ce qui suppose de dépasser les particularismes, voire les égoïsmes locaux.

L’élection démocratique des 16 000 gouvernements locaux d’Amérique latine est une avancée considérable de la décentralisation politique, comme le sont les dispositifs de participation ouverts aux femmes, aux indigènes, aux communautés pauvres et aux groupes sociaux auparavant exclus. Néanmoins, il convient d’évaluer précisément si ces dispositifs ont réellement modifié les processus de décision politique à l’échelle locale.

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L’aspect le plus positif et le plus notable réside dans l’amélioration de la gestion municipale. Bien que la situation des municipalités soit hétérogène, elles ont nettement amélioré leur gestion et leur fonctionnement, en l’ouvrant à la participation et au contrôle citoyen. Les cas de succès de gestion municipale ou de bonnes pratiques sont nombreux dans presque tous les pays. Aujourd’hui en Amérique latine, beaucoup de municipalités agissent comme de vrais gouvernements locaux, surmontant, dans les politiques publiques qu’elles mettent en place, les contraintes imposées par les lois, les cultures institutionnelles et administratives et les contrôles étatiques.

Beaucoup de ces collectivités locales se sont modernisées et notamment les grandes municipalités. Mais cela n’est pas vrai partout. L’éloignement, l’isolement, le manque de ressources financières et humaines, les systèmes de corruption ont empêché certaines collectivités d’agir de manière efficace et démocratique. L’autonomie locale est aussi perçue comme pouvant renforcer le clientélisme et la corruption. Le manque de prérogatives et de moyens des instances locales de contrôle, face à des pouvoirs régionaux ou municipaux structurés, fait de l’échelon local un maillon facilement pénétrable par le crime organisé, ou tout simplement par de mauvaises pratiques de gestion. Les États centraux exigent donc que ces municipalités fassent la preuve de leurs capacités de gestion pour leur transférer des compétences et des ressources. Cependant, l’étendue de ce contrôle peut être limitée, notamment dans les régimes fédéraux qui préservent les gouvernements régionaux des interventions directes du pouvoir central.

Les gouvernements, les bailleurs de fonds internationaux et les institutions d’aide au développement exigent aussi des municipalités qu’elles améliorent la gouvernance locale et l’efficacité de leur gestion, aussi bien sur le plan de la démocratisation des processus, que de la qualité des services rendus. Cela conduit à mettre en valeur le gouvernement local comme institution articulant acteurs locaux, entreprises et prestataires de services publics.

Par ailleurs, les associations nationales ou continentales de collectivités territoriales, comme Mercociudades, qui regroupe des municipalités urbaines des pays membres et associés du Mercosur [ 103 ], sont parvenues à se faire reconnaître comme un inter-locuteur légitime auprès des autorités nationales et régionales. Les municipalités sont devenues un groupe de pression politique auprès des pouvoirs centraux pour défendre l’autonomie municipale, afin d’accroître la décentralisation politique et fiscale, impulser des politiques de développement local, compris comme l’extension

[ 103 ] Soit l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay et le Venezuela, ainsi que la Bolivie, le Chili et l’Équateur.

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et l’amélioration des services publics de base et appuyer le développement économique endogène pour la création d’emplois afin de réduire, voire d’éliminer la pauvreté.

La décentralisation peut être analysée suivant trois dimensions complémentaires qui font l’objet des trois parties de cette étude. La première est celle de l’évolution institutionnelle qui définit les compétences et le degré d’autonomie des collectivités locales. De ce point de vue, on peut constater une tendance générale à la décentra-lisation, mais avec une grande variété de situations, voire pour certains pays un blocage ou un retour à une certaine centralisation. Autrement dit, la décentralisation n’est pas un mouvement inéluctable : elle s’inscrit dans un moment historique, dépend des évolutions politiques et est sensible à la conjoncture économique. Cela place les collectivités locales devant de nouvelles responsabilités. La façon dont elles les assument constitue la deuxième dimension de l’analyse. Même s’il est malaisé de généraliser à l’ensemble du continent, car certains cas viennent contredire des faits stylisés, on peut néanmoins souligner l’apprentissage réalisé par les collectivités pour améliorer leur fonctionnement et les services rendus aux habitants dans différents domaines ainsi que leur capacité à investir de nouveaux champs d’action. Ce progrès est néanmoins fortement contraint par les données budgétaires qui ne se limitent pas aux systèmes de financement des collectivités, mais concerne également leur capacité de gestion, qui s’inscrit elle-même dans des évolutions macroéconomiques sur lesquelles les autorités locales n’ont guère de prise.

Temps et formes de la décentralisation

Les formes des États en Amérique latine sont diverses et l’on observe une grande hétérogénéité dans les 106 États fédérés des quatre pays fédéraux (Argentine, Brésil, Mexique, Venezuela), les 251 régions et départements des nations unitaires et les plus de 16 000 municipalités, districts, cantons ou communes. Les pays les plus étendus, Argentine, Brésil, Mexique et Venezuela, sont organisés selon un système fédéral avec au moins deux niveaux sous-nationaux, mais pas de niveau intermédiaire. Les pays unitaires possèdent généralement plus de deux niveaux de gouvernement (cf. tableau 1).

Les tensions entre pouvoir central et pouvoirs locaux ont été présentes en Amérique latine depuis l’époque coloniale, avec l’opposition entre autorité impériale et auto-nomie relative des colonies, particulièrement des villes. Les indépendances ont été également le moment de luttes entre autonomies locales, sous l’autorité des caciques et forces centralisatrices. Ces luttes ont abouti au démembrement de l’empire espagnol, tout en nourrissant l’idéal de l’intégration continentale, alors que le Brésil maintenait son unité grâce à la présence de l’empereur.

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Tout au long du 20e siècle, les États ont renforcé la centralisation en affaiblissant les collectivités intermédiaires et en limitant l’autonomie locale. Après la Seconde Guerre mondiale, la planification nationale et les politiques de substitution des impor-tations ont consolidé la centralisation avec le renforcement des États centraux, tout en favorisant des alliances politiques entre les oligarchies nationales et locales. Les crises politiques et économiques des années 1970 ont affaibli les États sans pour autant redonner de l’autonomie aux collectivités locales, qui ont été au contraire mises sous tutelle par les gouvernements autoritaires, soucieux de contrôler tous les espaces potentiels de participation politique.

Un impératif partagé

Si l’idée de la décentralisation n’est pas nouvelle, elle s’impose avec les transitions démocratiques dans plusieurs pays à partir de la fin des années 1980. Le renforcement des pouvoirs locaux et de leur autonomie est vu comme une façon d’enraciner la démocratie dans les territoires, d’ouvrir aux citoyens des espaces de participation, mais aussi de moderniser l’administration publique en la débarrassant de trop de bureaucratie et d’autoritarisme. Elle prend corps dans les réformes constitutionnelles que connaissent plusieurs pays (notamment le Brésil en 1988, l’Argentine en 1994 et le Chili en plusieurs étapes après le retour de la démocratie) qui modifient le statut des collectivités locales, ou réaffirment l’autonomie des collectivités existantes. La Colombie et le Venezuela introduisent les réformes constitutionnelles les plus impor-tantes dans le sens de la décentralisation. La Constitution colombienne de 1991 déclare par exemple que la Colombie est un « État social de droit, organisé sous la forme d’une République unitaire, décentralisée, dont les entités territoriales sont autonomes ».

La décentralisation apparaît alors comme un ingrédient indispensable de la réforme de l’État. Cette vision, relayée par les organismes multilatéraux, s’appuie sur les exemples européens, notamment ceux de la France et de l’Espagne qui viennent de connaître les grandes étapes décentralisatrices des Lois Deferre pour la première et des autonomies régionales pour la seconde. Ces expériences ont fréquemment servi de modèles aux réformes menées en Amérique latine – ainsi par exemple la décentralisation chilienne reprend plusieurs des instruments et du vocabulaire de la décentralisation à la française, sans aller pour autant jusqu’au bout de la démarche d’autonomie politique des régions. La décentralisation latino-américaine n’est donc pas seulement la réactivation des gouvernements locaux, mis sous tutelle par des régimes autoritaires : c’est aussi une décentralisation importée, principalement d’Europe du Sud, dans ses principes, ses instruments et les experts mobilisés.

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Cette réflexion politique s’accompagne dans les années 1990 d’un examen critique des modalités de financement des collectivités, pour tenir compte des disparités de potentiel fiscal et des besoins différenciés des territoires. Le fédéralisme fiscal au sens large, c’est-à-dire les modalités de répartition des revenus et des dépenses entre niveaux de gouvernement apparaît comme un défi partagé par les différents pays pour rendre les systèmes de financement des gouvernements locaux non seulement plus efficaces mais également plus équitables. On attend aussi de la décentralisation qu’elle permette de mieux cibler la dépense sur les besoins des territoires et qu’elle améliore in fine l’efficacité de l’ensemble des politiques publiques. Elle s’articule avec un discours largement diffusé sur le développement local par les organismes de planification et des consultants spécialisés.

Les expériences de décentralisation ne conduisent pas à valider nécessairement ces différents arguments. Le processus de décentralisation a parfois permis des améliorations de la gestion publique, tout comme il a aussi conduit à des situations sous-optimales dans certains cas. Il n’en reste pas moins que cette discussion a contribué à inscrire la décentralisation sur l’agenda politique, à renforcer le discours prônant davantage d’autonomie et de responsabilités locales et à explorer différentes modalités de décentralisation.

Des modalités différenciées

Dans les années 1980, le contexte de crise de la dette et de forte inflation justifie des formes de décentralisation visant à réduire la taille de l’administration centrale, baisser le déficit fiscal et promouvoir le marché. Plusieurs pays ont procédé pour cela à des privatisations de services publics afin de soulager les comptes de l’État et des municipalités. Ces réformes, menées notamment en Argentine et au Chili dans des contextes très différents, ont connu des résultats différenciés. Elles se sont heurtées à des mouvements sociaux forts, de rejet de l’intervention privée, comme en Bolivie avec l’épisode dit de la « guerre de l’eau » à Cochabamba en 2000, contre la firme américaine Bechtel qui avait repris l’entreprise publique de distribution d’eau.

Dans un second temps, s’ajoute à la discussion sur les services publics une réflexion sur la démocratie locale et la participation. Celle-ci se place d’abord dans la perspective d’améliorer les processus de décision et le fait que les élus soient redevables de leurs actions envers les citoyens et les électeurs. Depuis le début du siècle, la question de la démocratisation ne se limite pas aux dispositifs de gouvernance ou de construction du consensus : elle s’ouvre davantage sur la diversité des populations et de leurs attentes par rapport au gouvernement local. Cela pose non seulement la question

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des populations indigènes mais également d’autres groupes insuffisamment repré-sentés par les systèmes usuels du pouvoir, par exemple les populations défavorisées, les jeunes, les femmes.

Dans les formes, la démocratisation avance : alors qu’en 1980 seuls quelques pays avaient des maires et des conseillers élus, actuellement toutes les nations élisent les conseils municipaux au suffrage universel (cf. tableau 1). Mais ce n’est pas toujours le cas pour les régions. La profondeur des réformes et leur impact varient considé-rablement d’un pays à l’autre. L’Argentine, le Brésil et le Mexique ont renforcé les institutions de leurs États fédérés. Les pays unitaires ont élargi les compétences des municipalités, même si plusieurs d’entre eux créent des gouvernements intermédiaires élus : régions ou départements.

Les États ont également fait évoluer la maille administrative en créant de nouvelles collectivités territoriales. Les législations prévoient généralement des critères pour la création de nouvelles municipalités, qui doivent atteindre un certain seuil de population et disposer de ressources potentielles suffisantes pour se séparer des municipalités existantes. Le Brésil a ainsi créé près de 1 500 municipalités dans les années 1990 pour aboutir à un total de 5 400 municipes. La Constitution a en effet facilité ces créations, justifiées par la nécessité d’adapter les circonscriptions à la répartition de la population, et à subdiviser des municipalités trop grandes dont certaines ont la tail le de la Belgique. Le Brésil a par ailleurs, au cours de son histoire, fondé de nouveaux États à partir des grands territoires fédéraux de l’Amazonie, progressivement subdivisés, et des mouvements réclament encore aujourd’hui la création d’un nouvel État, dit de Carajas, qui serait scindé de l’État du Pará. Ces créations de municipalités sont aujourd’hui freinées car elles ont un coût élevé, puisqu’il faut doter les nouvelles entités de budgets de fonctionnement. D’autres États ont également fait évoluer le maillage administratif, notamment le Chili, qui a instauré deux nouvelles régions et des nouvelles provinces.

Partout se pose la question de l’administration des métropoles. Les capitales disposent souvent d’un statut spécial, même si cette situation tend à être remplacée par des régimes municipaux de droit commun. En revanche, la question de la coordination entre municipalités pour gérer les espaces métropolitains n’est pas toujours résolue de façon satisfaisante, surtout lorsque des rivalités politiques entre élus locaux viennent complexifier les rapports institutionnels entre municipalités. Dans certains cas, il existe des instances de dialogue et de concertation, comme pour Buenos Aires. Dans d’autres cas, comme au Chili, c’est le gouvernement régional appuyé par le gouvernement national qui prend en charge les thématiques métropolitaines. En Colombie, les grandes villes (Bogota, Barranquilla, Cartagena de Indias, Santa Marta,

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et Buenaventura) correspondent à des districts spéciaux qui permettent une gestion coordonnée du territoire. En Amérique centrale, il existe également quelques insti-tutions de coordination comme la Corporation de l’aire métropolitaine de San Salvador (COAMSS) et la Fédération métropolitaine des municipalités de San José au Costa-Rica (FEMETROM). Leurs finalités se limitent à l’aménagement du territoire et à la planification.

L’importance des réformes décentralisatrices varie d’un pays à un autre. Le Brésil, la Bolivie, la Colombie, l’Équateur et le Pérou ont avancé de manière importante ; l’Argentine et l’Uruguay sont dans une situation intermédiaire. Les pays d’Amérique centrale et la République dominicaine initient depuis peu leur processus de décen-tralisation. Le Mexique et le Venezuela constituent des cas à part : les collectivités territoriales ont été affaiblies au Venezuela par les décisions d’un gouvernement centralisateur ; au Mexique, l’importance plus grande accordée aux États par rapport aux municipalités a créé un déséquilibre. En Argentine, Brésil, Bolivie, Chili, Colombie, Équateur, on redistribue les ressources et les compétences en faveur des collectivités sous-nationales. Au Venezuela, la décentralisation des années 1990 est corrigée par des réformes qui peuvent affecter les institutions locales en les privant des moyens associés à leur autonomie. En Uruguay sont créées et choisies démocratiquement quatre-vingt-neuf nouvelles municipalités, sans réel budget ni pouvoir, tandis qu’au Paraguay la décentralisation n’en est qu’à ses balbutiements.

Les pays d’Amérique centrale, quant à eux, évoluent lentement. Le Guatemala et le Nicaragua ont voté des lois de décentralisation, alors que le Honduras et le Salvador ont augmenté les transferts financiers aux municipalités. Au Costa-Rica, l’élection des maires est instituée en 2002, mais sans transferts financiers aux municipalités. Au Panama, la décentralisation, est introduite dans la constitution, mais elle n’a pas été traduite dans la législation. En République dominicaine, la décentralisation fait partie de l’agenda politique des gouvernements et la loi permet l’augmentation des budgets municipaux. Cependant, elle tarde à se mettre en œuvre. Cuba reste centra-lisée bien que de modestes tentatives soient envisagées dans l’agenda des réformes.

Le tableau 1 résume les principales caractéristiques des collectivités locales en Amérique latine. On peut remarquer que la population moyenne par municipalité est élevée, avec des chiffres qui dépassent généralement les 20 000 habitants, taille sans doute suffisante pour des économies d’échelle mais qui correspond aussi au fait qu’il existe de grands municipes ruraux devant gérer non sans mal une population dispersée. La plupart des pays ont au moins deux niveaux de gestion, parfois trois (Chili, Colombie). Sauf à Cuba, tous pratiquent l’élection démocratique des autorités municipales.

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Les collectivités locales en Amérique latineTableau 1

Élections municipales après des périodes autoritaires

MunicipalitésÉtat, Provinces, Régions, Départements

Population moyenne par municipalité

Population (milliers d’habitants 2010)

Brésil 195 498 34 169 27 5 564 1986

Mexique 110 675 42 902 32 2 454 1977

Colombie 46 299 40 253 32 1 102 1986

Argentine 40 738 18 804 23 2 223 1983

Pérou 29 495 15 544 26 1 834 1981

Venezuela 29 043 82 038 24 335 1992

Chili 17 133 48 220 15 345 1992

Cuba 11 203 67 456 14 169 -

Équateur 13 773 60 370 22 221 1935

Guatemala 14 376 40 101 22 333 1986

Bolivie 10 031 29 126 9 327 1987

Rép. Dominicaine 9 899 63 314 32 155 1978

Honduras 7 621 24 074 18 298 1982

El Salvador 6 192 23 308 14 262 1984

Paraguay 6 460 29 989 17 231 1991

Nicaragua 5 822 38 052 15 et 2 153 1990

Costa Rica 4639 55046 7 81 1948

Panama 3 508 44 577 9 75 1996

Uruguay 3 372 37 349 19 89 1985

Total 565 777 33 616 357 16 451 -

Source : Rapports mondiaux GOLD 1 (2008) et 2 (2011) de CGLU.

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Décentralisation et démocratie au PérouEncadré 1

Le principe de la décentralisation a été inscrit dans la Constitution de 1979, qui établit que le Pérou a un « gouvernement unitaire représentatif et décentralisé ». Dans les années 1980, cette décentralisation est envisagée comme un processus de régio-nalisation, dans la tradition de la planification et du développement régional. Sur le plan politique, elle n’a été mise en œuvre qu’à partir de 2002 avec la Loi de base de la Décentralisation (17 juillet 2002), la Loi organique de Gouvernements locaux (19 novembre 2002), et la première élection populaire des gouvernements régionaux le 20 novembre 2002. En effet, le processus de décentralisation avait été inter-rompu par le président Fujimori (1990-2000) devenu de plus en plus autoritaire à partir de son « auto coup d’État » de 1992 et la décision d’engager toutes les forces de l’État dans la lutte contre le Sentier Lumineux. Cette période de guerre civile et de durcis-sement du pouvoir central était peu favorable à la décentralisation institutionnelle, alors même que l’État péruvien ne parvenait pas à assurer le contrôle et la sécurité sur l’ensemble de son territoire.

Le président Toledo (2000-2005) relance le processus, poursuivi par Alan Garcia malgré le résultat négatif du référendum de 2005 sur la décentralisation. Alan Garcia initie en 2006 ce qu’il appelle un « choc décentralisateur », visant à accélérer les trans-ferts de compétences vers les collectivités locales.

Le Pérou est actuellement divisé en 25 gouvernements régionaux (qui correspondent en fait aux 24 départements du Pérou et à la Province Constitutionnelle du Callao). Ceux-ci sont des personnes juridiques de droit public jouissant d’une autonomie politique, économique et administrative pour les thèmes pour lesquels ils sont com-pétents. Chaque gouvernement régional est composé d’un Conseil régional (organe normatif et fiscal), d’un président (organe exécutif) et d’un Conseil de coordination régionale (organe consultatif et de coordination avec les municipalités, composé des maires des villes les plus importantes – municipios provinciales – et des représentants de la société civile).

Le président et le vice-président régionaux, ainsi que les membres du Conseil régional sont élus au suffrage universel direct pour un mandat de quatre ans renouvelable.

On compte actuellement 1 848 gouvernements locaux au Pérou, parmi lesquels des municipalités provinciales et des districts, ainsi que des « centres habités » (Municipalidades de centros poblados) qui représentent la plus petite unité de gouvernement local. Les municipalités jouissent d’une autonomie politique, économique et administrative pour les thèmes pour lesquels elles sont compétentes. Tout comme les gouvernements régionaux, les municipalités sont dirigées par un Conseil municipal (organe normatif et fiscal) et la Mairie (Alcaldía) comme organe exécutif. Aussi bien le maire que les membres du Conseil municipal sont élus au suffrage universel direct pour un mandat

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de quatre ans renouvelable [ 104 ]. Selon l’article 195 de la Constitution politique du Pérou, les municipalités du pays ont des compétences exclusives qui recouvrent les services de base ainsi que la planification au niveau urbain et rural. Les compétences concernant l’éducation et la santé publique notamment sont partagées avec les gouvernements régionaux desquels les municipalités dépendent.

[ 104 ] Constitución Política del Perú de 1993. Título IV – De la estructura del Estado. Capitulo XIV – De la descentralización. Artículo 194.

Compétences des gouvernements locaux au PérouTableau 2

Compétences des municipalitésCompétences des gouvernements régionaux

Élaboration Diana Gomes à partir de la Loi organique des gouvernements régionaux.

• Planification et promotion du développement économique, social et environnemental

• Infrastructures régionales (voies de communication, énergie, services de base)

• Environnement (utilisation durable des ressources forestières et de la biodiversité)

• services de base (eau potable et égout, marchés, abattoirs, éclairage public, bibliothèques, cimetières, etc.)

• planification (développement et aménagement)

Compétences partagées par les deux niveaux de gouvernement

• Éducation

• Santé publique

• Régulation des activités économiques (agriculture, pêche, industrie, commerce, tourisme, énergie, hydrocarbures, mines, transports, communications et environnement)

• Environnement (gestion durable, qualité environnementale, réserves et aires protégées)

• Culture et tourisme

• Promouvoir la participation citoyenne

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Le fonctionnement des gouvernements locaux

Les gouvernements locaux de différents niveaux font face à deux types de défis : d’une part, garantir l’amélioration des processus démocratiques à l’échelle des territoires et dans le cadre législatif existant, et d’autre part, assurer un certain niveau de per-formance dans la fourniture de services publics à la population, et plus généralement dans la réalisation de leurs missions fondamentales. Dans les deux cas, leurs prérogatives sont encadrées par les textes législatifs qui définissent leurs statuts, les modes d’élection et de décision, et listent leurs missions fondamentales.

Le défi démocratique

La décentralisation fait des territoires des espaces d’exercice et d’apprentissage de la démocratie. Outre l’élection directe des élus, un principe généralisé à l’ensemble des municipalités (mais pas aux régions dans tous les pays), l’approfondissement de la démocratie locale se traduit par différentes expériences et doit faire face à plusieurs tensions. Il s’agit notamment des risques de captation de l’autorité par des groupes de pouvoir, des systèmes de clientèles reposant sur la corruption ou faisant le lit des réseaux criminels.

L’interdiction de réélection des autorités locales, qui s’impose dans certains pays comme le Mexique, est censée limiter le risque d’installation au pouvoir d’un leader unique, en favorisant la rotation des élus. Elle a pour contrepartie le manque de conti-nuité dans les politiques locales, puisque les équipes sont très largement renouvelées à chaque élection et qu’il n’existe pas de fonction publique territoriale permanente.

Les espaces de démocratie locale ont par ailleurs stimulé les expériences novatrices et variées de dispositifs de participation citoyenne comme le « plan stratégique participatif », les budgets participatifs, et divers autres projets conçus et exécutés grâce à l’apport des sociétés civiles. D’autres méthodes de participation ont été expérimentées, comme les assemblées ouvertes, les référendums ou les consultations directes. Des formes de contrôle, comme les comités de vigilance et la révocation des mandats d’élus, ont pu également être institutionnalisées. Dans quelques pays, ces dispositifs de participation, dans le cadre de structures décentralisées, ont pris une importance telle qu’ils ont permis à des secteurs historiquement marginalisés, voire exclus de s’intégrer, de participer et de gouverner. Ce fut notamment le cas dans les pays andins : en Bolivie, la décentralisation de 1994 a renforcé les municipalités rurales et a permis d’améliorer l’inclusion des communautés paysannes indigènes.

Les espaces de participation dans les collectivités locales, notamment les municipalités, ont permis d’améliorer les politiques sociales et la prise en compte des populations

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marginalisées. À cet égard, les politiques concernant les femmes méritent une attention toute particulière car elles ont servi de vecteur à un plus grand engagement. Le nombre de conseillères municipales ainsi que celui des femmes maires a augmenté très sensiblement et, dans plusieurs pays, se sont créés des réseaux et associations d’élues.

Dans le même temps, les grandes villes se sont souvent lancées dans des démarches de décentralisation interne, avec la création de conseils de quartiers ou de mairies, pour être au plus près des populations. C’est notamment le cas à Buenos Aires, Rosario et Montevideo. Les grands districts urbains colombiens sont également sub-divisés en quartiers disposant d’un maire élu. Dans d’autres grandes villes, comme Santiago, les municipalités sont nombreuses, ce qui permet davantage de proximité avec les habitants au détriment d’une vision d’ensemble. Ces démarches de décen-tralisation interne dans les grands municipes ont dû trouver des solutions juridiques adaptées, pas toujours prévues dans les textes fondateurs. Elles ont été menées avec prudence car si les maires et leurs équipes voyaient la nécessité d’un rapprochement avec le terrain et si les habitants appréciaient d’accéder plus facilement à des respon-sables municipaux dans les quartiers, une décentralisation trop poussée risquait de faire perdre au maire une partie de son autorité, ou d’abandonner des quartiers à des concurrents politiques.

Le budget participatif a été mis en œuvre à Porto Alegre à partir des années 1980 comme une réponse possible à la demande de démocratisation des arènes locales. Cela reposait sur la discussion des priorités budgétaires quartier par quartier, dans différents forums. Cette expérience a été abondamment présentée, discutée et imitée dans toute l’Amérique latine et largement reprise par les municipalités, ou généralisée dans son principe comme au Venezuela, avant d’être imitée par des municipalités européennes. Il s’agit sans doute du domaine dans lequel l’Amérique latine a véritablement innové dans la gestion municipale et apporté un outil qui s’est considérablement diffusé, même si de nombreuses études en ont souligné les limites : la part du budget soumise à la procédure participative est restreinte, la participation elle-même est loin de concerner l’ensemble de la population, la légalité des décisions suppose une validation par les procédures classiques de vote budgétaire. Il a néanmoins permis de mieux concentrer l’investissement municipal sur les attentes des habitants.

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La décentralisation en ÉquateurEncadré 2

La décentralisation en Équateur a été impulsée à partir de 2008 par le président Rafael Correa qui a fait voter une nouvelle constitution donnant une forte priorité à la décentralisation. Il ne s’agit encore que d’une décentralisation de papier, en cours de mise en oeuvre.

La Constitution de 2008 a fait de la promotion de l’égalité entre les territoires un objectif à atteindre grâce à la décentralisation qui a été traduite dans un Code organique, le Code organique d'organisation territoriale, autonomie et décentrali-sation (COOTAD). Il précise notamment que les transferts de compétences doivent être accompagnés de transferts de moyens. Le Conseil national de compétences (CNC), chargé d’organiser ces transferts, a publié en 2012 un premier document, le Plan national de décentralisation 2012-2015, qui en donne les grands principes : la subsidiarité, la solidarité territoriale, c’est-à-dire une compensation nationale des inégalités, la justice économique, l’équité et le droit des nationalités. La décentralisa-tion envisage un rééquilibrage des fonctions entre les trois niveaux de gouvernements : provinces, cantons et paroisses. Les objectifs sont le transfert et le financement d’ici 2015 des compétences exclusives définies par la Constitution.

En 2012, ont eu lieu des rencontres dans chaque province sur la décentralisation, regroupant les collectivités territoriales, des représentants de l’État et de la société civile. Il s’agissait d’établir des priorités, de mettre en commun des questions sur la gouvernance locale et, dans la mesure du possible, d’y apporter des réponses. Les conclusions de cette conférence ont servi de base à l’élaboration du Plan national de décentralisation.

Parmi les grandes questions, certaines ne sont pas désamorcées, comme celle des conflits régionaux, notamment environnementaux. Pas plus que ne le sont les conflits politiques locaux. L’un des grands défis de la décentralisation sera d’y apporter des solutions.

La décentralisation en Équateur a pour but premier de rapprocher les citoyens de leur gouvernement et de promouvoir la participation. Dans cette optique, le taux de confiance exceptionnellement haut des Équatoriens dans leur gouvernement (62 %, taux le plus élevé d’Amérique latine) laisse penser à une réussite du processus. Pourtant, cette confiance est surtout placée dans l’État central, et peu dans les pouvoirs locaux, fragmentés et clientélistes.

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Le défi de l’efficacité

La décentralisation a placé les gouvernements locaux face à des responsabilités plus importantes, qu’ils ne sont pas toujours prêts à assumer, alors qu’on assiste à une tendance générale à l’accroissement des compétences transférées aux collectivités locales, correspondant non seulement aux services publics usuels mais aussi aux nouvelles demandes (environnement, droits des minorités). Or, si les grands municipes urbains, où vit la plus grande partie de la population, disposent généralement de moyens humains et financiers conséquents, la grande majorité des municipes ruraux en manque cruellement.

La gestion des services publics fait l’objet de nombreux débats entre des options de services entièrement concédés à des entreprises privées (c’est le cas au Chili) ou au contraire mis en œuvre par des entreprises dépendant des gouvernements locaux. Après les vifs débats du début des années 2000 et la forte critique des privatisations qui les avait accompagnés, il semble que les collectivités évoluent vers davantage de pragmatisme en cherchant plutôt à mettre en place des systèmes adaptés, compor-tant un réel contrôle des prestataires privés et, dans le cas d’entreprises publiques d’une plus grande exigence d’efficacité – non sans laisser subsister des zones d’ombre. À côté de services fondamentaux, très sensibles politiquement, comme l’eau, d’autres, tels que la fourniture d’énergie, l’éclairage public, le traitement des déchets ménagers, ont été moins soumis à examen critique, ou mobilisent moins la population.

Les fonctions d’aménagement du territoire local et de planification sont généralement dévolues aux échelons locaux, mais ces derniers demeurent parfois sous la tutelle de services centraux (Chili) ou n’ont pas de compétences suffisamment larges pour planifier complètement le développement de leur territoire. Dans le vocabulaire latino-américain, il est d’ailleurs plus souvent question de planification territoriale, qui fait référence à la régulation de l’usage du sol, plutôt que d’aménagement territorial au sens large et inclusif que cette expression peut avoir dans d’autres contextes. Or, les gouvernements locaux ne disposent pas toujours des compétences et de l’auto-nomie nécessaires pour réguler les usages du sol, faute d’outils de maîtrise foncière, de vision prospective et surtout de capacité à imposer des principes d’intérêt général à des initiatives privées. Cette absence se fait sentir dans l’espace rural comme dans l’espace urbain : le premier n’est que très faiblement régulé par les gouvernements locaux, le second l’est en principe davantage mais pas avec efficacité. Face à cette logique de planification, s’impose celle des « projets » qui restructurent la ville en profondeur au nom du développement.

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En effet, à partir des années 1990 s’est répandu un discours valorisant le développement local et insistant sur la responsabilité des gouvernements locaux appelés à devenir des acteurs de ce développement. Cette idée s’est largement diffusée dans le Cône Sud où la décentralisation a été associée à l’idée que les autorités locales étaient les mieux placées pour susciter le développement, voire le développement durable dans leur territoire par une plus forte mobilisation des acteurs locaux, l’élaboration de projets territoriaux communs, la mise en valeur des atouts territoriaux, la création de passerelles entre secteurs pour favoriser l’innovation et la création d’entreprises. Il est possible de citer quelques cas exemplaires où il existe de véritables coalitions de croissance locales, y compris dans des villes moyennes comme Campina Grande au Brésil, Rafaela en Argentine ou Valdivia au Chili – à côté de la consolidation des métropoles disposant du plus fort potentiel d’innovation.

Cette vision a justifié le recours à la planification stratégique largement diffusée à partir de l’expérience de Barcelone, comme le montrent les exemples de Rosario en Argentine, Cuenca en Équateur ou Medellín en Colombie. Elle a été généralement comprise comme un outil de gestion locale permettant de définir des grands objectifs pour un territoire donné – par exemple une grande ville ou une région – mais aussi de conduire un projet particulier comme l’aménagement d’un quartier. L’élaboration de documents d’objectifs, réalisés en consultant de nombreux acteurs locaux et validés lors de réunions publiques, constituait le cœur de la démarche, permettant de dégager de grands axes d’intervention. Si l’on peut a posteriori constater que ces documents reprennent souvent une série de principes peu originaux inspirés par la vulgate du développement durable, ils ont eu néanmoins le mérite d’avoir suscité débats et réflexions à l’échelle des territoires. La planification stratégique est donc utilisée autant pour ses effets structurants sur les acteurs sociaux (et sa capacité à modifier les images qu’ils se font de leur territoire ou que ce territoire projette vers l’extérieur) que pour des finalités immédiatement concrètes. I l semble toutefois que le grand engouement des municipalités latino-américaines pour la planification stratégique, qui a culminé au début des années 2000, soit aujourd’hui en recul.

Les collectivités locales ont aussi fait porter leurs efforts sur le renforcement des identités locales, dans la perspective d’accroître le sentiment d’appartenance des habitants à un territoire, afin de dégager plus facilement des solutions communes ou surmonter des conflits. De surcroît, par rapport à des territoires en évolution rapide, renforcer les identités apparaissait aussi comme un moyen d’accompagner les changements tout en garantissant les équilibres locaux, individuels et collectifs. Le patrimoine a donc été un sujet central de travail et a conduit à demander le clas-

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sement par l’UNESCO de certains de ces territoires, et a contraint les municipalités à assumer une plus grande responsabilité de protection des sites et des monuments. On peut citer les quartiers portuaires de Valparaiso (2003), les paysages du café en Colombie (2011), la cathédrale de León au Nicaragua (2011), les paysages de Rio (2012). Même si la procédure est nécessairement canalisée par les autorités nationales, elle provient généralement d’initiatives locales capables de mobiliser au niveau central, ou de s’articuler avec celui-ci. Le caractère partagé avec des éléments du patrimoine mondial, comme le tango, reconnu par l’UNESCO en 2009, est de nature à renforcer les identités locales en offrant aux gouvernements locaux l’occasion d’élargir leur présence, de se moderniser en prenant en charge de nouvelles fonctions et d’intégrer des réseaux internationaux.

Leur capacité à mettre en place un bon gouvernement, est cruciale pour la poursuite de la décentralisation, même si cette expression peut avoir des interprétations diverses. Le renforcement des capacités des administrations locales, qui passe par la formation, est un point essentiel. En revanche, face à des situations problématiques, émergent de nouvelles modalités centralisatrices qui réduisent l’autonomie locale et exigent la certification par l’État national des capacités des collectivités comme conditions pour transférer à la fois compétences et ressources financières. Au Costa-Rica, cette méthode a donné un coup de frein à la décentralisation.

Le mouvement municipal

Le mouvement associatif municipal, national et international, représente un groupe de pression, s’attachant à appuyer le renforcement institutionnel et les capacités de gestion des municipalités les plus défavorisées. Ces associations de municipalités ont su dans de nombreux pays (Colombie, Mexique, Équateur…) mettre en place des services d’assistance technique et de formation pour répondre aux besoins, palliant ainsi leur faiblesse en ressources humaines locales.

I l existe des associations nationales et internationales de col lectivités locales (cf. tableau 3) qui participent également à des réseaux mondiaux (Cités et gouverne-ments locaux unis – CGLU, Cités unies). Se sont également créées ces dernières années des associations regroupant des niveaux de collectivités intermédiaires (provinces, départements…) qui agissent comme groupes de pression par rapport à l’État national. Par ailleurs, la Federacion latinoamericana de Ciudades, Municipios (FLACMA) regroupe les municipalités d’Amérique latine et est affiliée à la CGLU. L’association Mercociudades, déjà mentionnée, montre un fort dynamisme qui s’exprime dans le fonctionnement régulier de groupes de travail réunissant des

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municipalités autour d’une problématique (planification, participation, espaces verts, etc.), afin de favoriser échanges d’expériences et circulations de « bonnes pratiques ». Ces associations sont liées à d’autres instances supranationales comme par exemple les assemblées régionales de parlementaires.

Les congrès nationaux des collectivités territoriales, les réunions techniques, les ateliers de formation, les rencontres diverses (entre 2010 et 2012) du Sommet mondial des autorités locales et leaders régionaux à Mexico, les comités et bureaux de la FLACMA en République dominicaine, à Puerto Rico et au Costa-Rica, le Forum ibéro-américain des maires d’Asunción et la rencontre des maires à Milagro (Équateur) ont abouti à l’identification des champs d’intérêt et des priorités de ce mouvement décentralisateur.

Ces priorités s’articulent autour de la défense de l’autonomie locale, afin de répondre au mieux aux préoccupations et aux attentes des citoyens. La décentralisation politique, administrative et fiscale, est censée approfondir la démocratie et l’État de droit, une meilleure inclusion sociale et l’amélioration des conditions de vie de la population. Les thèmes de la lutte contre la pauvreté, de l'égalité des sexes, des ethnies, de l'égalité culturelle, politique et religieuse, de la responsabilité environnementale, des droits de migration et de mobilité restent des priorités affirmées. Ces mouvements soulignent par ailleurs qu’ils lutteront contre les tendances centralisatrices qui réap-paraissent en période de crise et qui ont tendance à faire des collectivités locales les boucs émissaires des gouvernements nationaux.

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Les associations de municipalités en Amérique latineTableau 3

Pays/région Nom de l’association Sigles Année de création

Associations régionales :

Amérique latine Federación Latinoamericana de Ciudades, Municipios y Asociaciones de Gobiernos Locales FLACMA 2000 Associations sous-régionales :

Amérique Federación de Municipios del Istmo FEMICA 1991 centrale Centroamericano

MERCOSUR MERCOCIUDADES 1995

Amérique latine Federación de Mujeres Municipalistas de América Latina y el Caribe FEMUM-ALC 1998 Associations nationales :

Argentine Federación Argentina de Municipios FAM 1997

Bolivie Federación de Asociaciones Municipales de Bolivia FAM 1999

Brésil Asociación Brasilera de Municipios ABM 1946

Confederación Nacional de Municipios CNM 1980

Frente Nacional de Prefeitos FNP 2001

Colombie Federación Colombiana de Municipios FCM 1989

Costa Rica Unión Nacional de Gobiernos Locales UNGL 1977

Chili Asociación Chilena de Municipalidades ACHM 1993

Équateur Asociación de Municipalidades Ecuatorianas AME 1940

El Salvador Corporación Municipal de la Republica de El Salvador COMURES 1941

Guatemala Asociación Nacional de Municipios de Guatemala ANAM 1960

Honduras Asociación de Municipios de Honduras AMHON 1962

Mexique Asociación de Autoridades Locales de México AALMAC 1997

Asociación Mexicana de Municipios AMMAC 1994

Federación Nacional de Municipios de México FENAMM 1997

Nicaragua Asociación de Municipios de Nicaragua AMUNIC 1993

Panama Asociación de Municipios de Panamá AMUPA 1995

Paraguay Organización Paraguaya de Cooperación Intermunicipal OPACI 1964

Pérou Asociación de Municipalidades del Perú AMPE 1982

Asociación Nacional de Alcaldes Distritales ANADIS 2003

Red de Municipalidades Rurales del Perú REMURPE 1997

Rép. Dominicaine Federación Dominicana de Municipios FEDOMU 2001

Uruguay Congreso Nacional de Intendentes CNI 1959

Venezuela Asociación de Alcaldes Venezolanos ADAVE 1996

Asociación de Alcaldes Bolivarianos ADABOVE

Source : « Décentralisation et démocratie locale dans le monde – Rapport GOLD », CGLU (2008).

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231 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Le mouvement municipal favorise aussi le rapprochement et la coopération entre municipes d’un même pays. Le regroupement de municipalités paraît nécessaire pour aborder certains sujets, non seulement les questions métropolitaines mais aussi la gestion de territoires touristiques et de problèmes environnementaux. Or, tous les pays ne disposent pas d’une législation facilitant ces rapprochements : c’est un point sur lequel les associations municipales peuvent se mobiliser, comme sur celui non moins stratégique des finances locales.

Les finances locales

Le financement des collectivités locales et le contrôle de leurs dépenses restent un sujet majeur pour une décentralisation effective. Bien souvent, les lois de décentralisation n’ont guère donné de précisions sur ce point, pourtant essentiel pour leur mise en œuvre. Aujourd’hui, la question du financement est directement reliée à l’exploitation des ressources naturelles et à la répartition des revenus miniers. La gestion locale pouvant être affectée par le clientélisme et la distribution de faveurs, les États sont généralement réticents à augmenter les budgets locaux sans garantie sur l’emploi des fonds. Cependant, le fait que l’emploi public local, pas toujours indispensable, serve à amortir une situation de crise ou à absorber une partie de la main-d’œuvre dans les régions pauvres, est difficile à corriger. Il s’agit en effet d’une des ressources usuelles du pouvoir politique et un mécanisme de correction des inégalités régionales.

Pas plus en Amérique latine qu’ailleurs, les finances locales ne correspondent à une optimisation gestionnaire des fonctions, des compétences et des transferts fiscaux. Il s’agit d’équilibres évolutifs, résultant de processus historiques complexes et répondant aux tensions entre gouvernements centraux et locaux.

La question du financement

Dans une région où la pression fiscale est généralement faible, il ne faut pas s’étonner que les gouvernements locaux manquent bien souvent de ressources pour prendre en charge l’ensemble de leurs missions. La fiscalité locale est le point faible de la décentralisation car à l’insuffisance des bases fiscales s’ajoutent les défaillances des systèmes de perception et la question des inégalités entre territoires diversement dotés. Néanmoins, dans les États fédéraux, les régions disposent de budgets conséquents. Par exemple, l’État de São Paulo a exécuté en 2012 un budget de dépenses d’environ 150 milliards de réals (50 milliards d’euros) : dix fois plus que la région Île-de-France. Le Chiapas, considéré comme un des États pauvres du Mexique, a malgré tout un budget de dépenses en 2012 de 47 milliards de pesos, soit près de 2,8 milliards d’euros.

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L’évolution des processus de décentralisation s’observe clairement dans la progression des dépenses des collectivités territoriales, perceptible dans la presque totalité des pays (cf. tableau 4). Si la moyenne de l’investissement des collectivités locales s’élevait à 11,6 % de la dépense totale du gouvernement central en 1980, elle atteint aujourd’hui 20 %. La situation de chaque pays est particulière, avec des conditions spécifiques qui permettent de qualifier la décentralisation de « haute », « moyenne », « basse » ou « nulle ». Au Brésil et en Argentine, pays fédéraux, les dépenses des États fédérés et des provinces représentent 50 % des dépenses de l’État fédéral.

Les ressources des collectivités locales sont variées. En règle générale, les municipes bénéficient de taxes foncières et de droits sur les services apportés aux habitants, sur les véhicules ou certaines activités. Toutefois, les déséquilibres horizontaux entre collectivités existent et sont accentués par les considérables inégalités de richesse entre les territoires, ainsi que par l’inégale capacité des services fiscaux locaux à percevoir les impôts, à maintenir à jour les bases fiscales, à procéder aux réévaluations foncières et poursuivre si nécessaire les contribuables. Seuls les États brésiliens et les provinces argentines perçoivent des impôts significatifs : il s’agit pour les premiers de l'impôt sur la circulation des marchandises (ICMS) et pour les secondes d’un impôt sur le chiffre d’affaires des entreprises. Dans les autres États, même fédéraux, les régions dépendent de transferts financiers provenant de l’État central. Cela a l’avantage de concentrer la perception de l’impôt, ce qui permet d’assurer une plus grande efficacité et de s’appuyer sur des bases fiscales plus larges, mais présente l’inconvénient de déresponsabiliser les collectivités, qui doivent leur financement davantage à leur capacité de négociation avec l’État qu’à la bonne santé de leur propre économie.

Elles reçoivent par ailleurs des transferts des niveaux supérieurs de gestion, soit de façon inconditionnelle, soit dans le cadre de programmes spécifiques. Les montants de ces transferts et leurs modes de calcul sont très variables. Ils sont parfois régulés par des dispositions nationales, mais il peut également exister des mécanismes de distribution à l’intérieur des régions, qui échappent au contrôle de l’État central. Ainsi, en Argentine et au Mexique, les municipalités dépendent du financement des provinces et des États qui ont leurs propres systèmes de répartition de leur budget.

La tendance est au développement de financements sur projets par des fonds spécifiques mis en place au niveau national. Il peut s’agir soit de mécanismes de déconcentration de la dépense, dont la gestion est confiée aux autorités locales mais avec un cahier des charges précis, soit de fonds auxquels les gouvernements locaux peuvent concourir sur la base de projets. Ce système a été particulièrement développé au Chili sous l’égide du ministère de l’Intérieur, qui finance les initiatives régionales et municipales

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en mettant en concurrence les projets présentés. Ces dispositifs garantissent le fléchage des fonds et, dans le cas de concours, la sélection des meilleurs projets et un travail de fond sur l’élaboration des propositions – au risque de créer des effets de concurrence entre gouvernements locaux, au détriment de la coopération.

Enfin, l’accès au crédit des gouvernements locaux est généralement très encadré, afin de contrôler la dette publique globale. En Argentine et au Brésil, la dette des gouvernements locaux est significative : de l’ordre de 10 à 15 % du PIB, elle est très inférieure partout ailleurs. Ce poids de la dette des gouvernements locaux a été un facteur aggravant de la crise argentine de 2002, lorsque les provinces ont dû faire face à des remboursements, alors que leurs revenus s’effondraient. Les gouvernements centraux s’efforcent donc d’encadrer l’endettement local, ce qui conduit parfois à des subterfuges de la part des gouvernements locaux, tels que le recours à des banques provinciales ou municipales ou, comme en Argentine, à l’émission de bons provinciaux circulant comme une quasi-monnaie. En Colombie, les municipalités peuvent s’endetter pour réaliser des investissements, si les remboursements ne dépassent pas 40 % de leur résultat opérationnel. Dans d’autres pays (Chili, Équateur, République dominicaine), les gouvernements locaux ne peuvent pas s’endetter : c’est l’État central qui peut le faire, éventuellement pour financer des programmes destinés aux collectivités locales.

En outre, le modèle de « reprimarisation » des économies, c’est-à-dire le poids croissant des secteurs primaires dans la valeur ajoutée et dans les exportations, qui caractérise plusieurs pays d’Amérique latine depuis les années 2000, a mis en exergue la question de la fiscalité sur les ressources naturelles et particulièrement sur l’extraction minière. De ce point de vue, il existe une tendance à verser aux gouvernements locaux une part des revenus fiscaux issus de cette exploitation. Cela a été mis en place notamment en Bolivie, en Colombie, au Pérou et en Argentine, où la réforme constitutionnelle de 1994 a reconnu le droit des provinces sur les ressources de leur sous-sol, ce qui les autorise à fixer la valeur des royalties minières. Dans d’autres pays, comme le Chili, le Mexique et le Venezuela, où pourtant l’extraction du pétrole et des minerais pèse d’un poids considérable, les revenus fiscaux directs sont centralisés.

La redistribution de la rente minière au profit des collectivités locales et des com-munautés directement touchées par l’exploitation a été mise en place au Pérou dans le cadre des négociations difficiles entre l’État, les compagnies et les populations locales qui s’opposaient aux grands projets miniers. Implantés dans des régions pauvres, ces projets viennent restructurer complètement les territoires et l’accès aux ressources dont disposent les populations. Le versement d’une partie de l’impôt

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minier représente ainsi une forme de compensation. Il est aussi envisagé comme un moyen de moderniser les régions concernées, de diversifier leurs économies afin de les préparer à la situation de post-exploitation minière.

Cela pose toutefois de nombreuses questions, notamment celle du périmètre de distribution. Au Pérou, l’impôt minier est redistribué à différents niveaux territoriaux, allant des communautés et des municipalités sur les terres desquelles sont implantées les mines jusqu’aux départements. En Colombie, la rente minière et pétrolière est redistribuée à toutes les régions, y compris celles qui ne possèdent pas de mines sur leur territoire. Certaines collectivités ont ainsi perçu des revenus considérablement plus élevés, sans avoir toujours la capacité de les gérer et de mettre en œuvre des programmes de dépenses à la hauteur de ces ressources. Les États ont généralement limité les emplois de ces fonds à des projets de développement stratégiques : inves-tissement dans les infrastructures, éducation, recherche, principalement. Or, dans des régions pauvres mal équipées et sous-dotées en établissements de formation supérieure, concevoir et réaliser un vrai plan de développement est un grand défi. À l’inverse, en Argentine, où les provinces disposent librement de ces revenus, cela a conduit certaines d’entre elles à développer des services sociaux de qualité, notamment dans la santé. Ce choix présente des avantages immédiats pour les populations et une source de légitimation politique pour les gouverneurs, mais ne favorise pas le développement d’autres activités productives.

La gestion

La qualité de la gestion budgétaire locale est extrêmement variable. Plutôt que d’énoncer des règles générales, on peut avancer ici quelques points de réflexion qui indiquent que la décentralisation est évolutive et répond aux caractéristiques des sociétés.

Les procédures budgétaires sont inégalement perfectionnées. Pour les petits municipes pauvres, établir un budget est une opération trop complexe. Pour les grands États, c’est une nécessité et il existe une véritable procédure budgétaire sanctionnée par les assemblées territoriales. Même dans ce cas, les gouvernements locaux latino-américains ne disposent généralement pas de budgets analytiques, mais plus souvent de dépenses par secteurs de gouvernement. Les dispositifs de budget participatif, inégalement employés, ne concernent jamais qu’une fraction du budget total, géné-ralement celle de l’investissement dans des infrastructures d’intérêt social. Ils sont certes une innovation, mais ne peuvent se substituer complètement aux démarches techniques usuelles de planification budgétaire.

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La répartition entre salaires et investissements est très variable. Dans certains pays (Bolivie, Colombie, Mexique et Paraguay), les salaires correspondent à plus de 60 % de la dépense, voire 80 % au Mexique. À l’inverse, au Chili, au Guatemala et au Pérou ce sont les investissements qui constituent la plus grande part des dépenses, parfois supérieure à 50 %. L’Argentine et le Brésil présentent des répartitions plus équilibrées entre types de dépenses. Ces disparités, liées à la répartition des fonctions entre niveaux de gouvernement, conduisent aussi à des contraintes budgétaires différentes.

Les procédures budgétaires sont en évolution. Les grands villes de Colombie appa-raissent comme celles qui présentent les budgets les plus transparents, avec l’exis-tence d’organes de contrôle au niveau des districts (contraloria et veeduria) et la publication annuelle d’un bilan des activités réalisées, des engagements budgétaires et des contrats souscrits. Ces documents présentent à la fois les réalisations politiques et exécutions budgétaires. Au Brésil, chaque État dispose d’une Cour des comptes qui rend chaque année un avis sur l’exécution budgétaire. En Argentine et au Mexique, les organes existent mais leurs travaux sont moins directement accessibles qu’au Brésil , les documents mis à disposition du public limités et l’efficacité du contrôle inégale. Au Chili, dans une logique centralisée, ce sont les organes centraux qui auditent les comptes des régions.

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Évolution de la part des dépenses des collectivités localesTableau 4

Évolution de la décentralisation en Amérique latine : 1980-2009% dépense des gouvernements intermédiaires et locaux dans la dépense du gouvernement central

Brésil 1980 32,4

Colombie 1982 26,3

Argentine 1980 22,2

Mexique 1980 22,0

Équateur 1980 18,3

Bolivie 1986 14,8

Moyenne Amérique latine 11,6

Pérou 1990 9,1

Uruguay 1980 8,6

El Salvador 1978 5,8

Paraguay 1980 5,5

Guatemala 1980 4,5

Costa Rica 1980 4,0

Chili 1980 3,7

Rép. dominicaine 1980 3,5

Nicaragua 1988 3,4

Venezuela 1979 2,4

Panama 1980 2,0

Brésil 2008 55,0

Argentine 2006 50,8

Pérou 2007 34,0

Colombie 2006 33,0

Mexique 2007 31,8

Bolivie 2008 27,0

Équateur 2004 22,1

Moyenne Amérique latine 18,9

Chili 2007 14,0

Uruguay 2005 13,2

Venezuela 2007 8,0

El Salvador 2007 7,0

Paraguay 2007 6,5

Rép. dominicaine 2006 5,3

Guatemala 2009 4,4

Costa Rica 2007 3,7

Nicaragua 2006 3,8

Panama 2005 1,7

Source : « Décentralisation et démocratie locale dans le monde – Rapport GOLD », CGLU (2008).

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237 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Conclusion

Malgré les réelles avancées de la décentralisation, l’Amérique latine reste une région marquée par une forte centralisation politique, territoriale et économique, ainsi que par un phénomène exacerbé de concentration urbaine et d’immenses disparités sociales et territoriales. Beaucoup de collectivités d’Amérique latine se sont modernisées en s’efforçant de répondre aux demandes de la société actuelle. L’éloignement, l’isolement et le manque de ressources humaines, techniques et financières empêchent la majorité des municipalités de mettre en place une gestion plus efficace. L’enjeu des États reste d’approfondir la décentralisation politique et fiscale pour appuyer et renforcer ces municipalités.

Ces dernières années ont vu l’émergence d’une société civile exigeante sur le plan local. Parallèlement, la mondialisation s’est traduite par l’ouverture de l’éventail des responsabilités et des demandes adressées aux gouvernements locaux, qui comprennent de plus en plus de sujets d’intérêt global, comme le réchauffement climatique, et non pas seulement des missions d’intérêt local.

Dans ce contexte, l’agenda politique porté par le mouvement municipaliste et certaines collectivités territoriales s’adapte en général à la dynamique d’un monde en chan-gement constant. Selon ce mouvement, plutôt que des administrations municipales régulées et contrôlées par une administration centrale, il faut surtout davantage de collectivités locales efficaces qui offrent de meilleurs services aux citoyens et les animent pour une participation plus grande.

Les collectivités territoriales ont introduit des nouvelles technologies de gestion et d’information, en accordant une attention accrue aux effets secondaires centralisateurs qu’elles peuvent générer lorsqu’elles sont implantées par les gouvernements centraux. Les technologies de l'information et de la communication (TIC) ne résolvent pas tous les problèmes, mais peuvent réduire les brèches d’information et faciliter la diffusion de la culture et de l’éducation dans les territoires les plus pauvres et les plus étendus.

Toutefois, la décentralisation n’est pas une tendance inéluctable. Elle progresse à des vitesses et suivant des modalités très différentes d’un pays à un autre. S’il y a un accord relatif sur la nécessité de gérer certaines questions au plus près des citoyens, il n’est pas toujours aisé de transférer les responsabilités et les moyens à des gou-vernements locaux qui, non seulement ne sont pas toujours préparés à les assumer, mais peuvent aussi poser des problèmes politiques dans leurs rapports avec les auto-rités centrales. La décentralisation doit être comprise à la fois comme une recherche

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pragmatique d’un équilibre entre niveaux de décision, et comme une rationalisation dans la distribution des missions. Nous pouvons d’ailleurs constater que sous le même vocable, les pays latino-américains ont mis en place une large gamme de dispositifs.

S’il y a un accord, c’est sur la nécessité d’une part de professionnaliser davantage la gestion locale, au risque de la rendre plus technocratique, et d’autre part de tenir compte au mieux des spécificités locales, notamment dans des régions de peuplement indigène, au risque de déroger au principe républicain d’égalité devant la loi. Cela est particulièrement important dans les États multi-nationaux que sont la Bolivie et l’Équateur.

Par ailleurs, la décentralisation ne peut apporter de réponses à toutes les difficultés que connaissent les Latino-américains. Certaines proviennent de grandes tendances mondiales, comme les prix des matières premières, d’acteurs transnationaux puissants ou de conditions macroéconomiques. Attendre par exemple de la décentralisation qu’elle apporte une solution au problème des inégalités est sans doute illusoire, tant la question de la distribution du revenu dépend avant tout de structures de propriété et de pouvoir mises en place de longue date à l’échelle des nations. De même, le développement local peut-il exister si les conditions d’un développement national ne sont pas réunies ? Il ne peut être compris que comme une façon de tirer au mieux profit d’une situation nationale favorable ou d’assurer une plus forte inclusion sociale dans un contexte donné.

Enfin, sur le plan opérationnel, la décentralisation pose de plus en plus la question des formes de coordination entre niveaux de gouvernements. Plutôt que de concevoir les différents territoires de gestion comme des unités distinctes devant chacune prendre en charge de façon exclusive des missions bien précises, des associations de municipalités et de régions pourraient traiter conjointement les chantiers à venir, dans la mesure où il s’agit de questions communes dépassant les frontières adminis-tratives. Cette « décentralisation coopérative », qui va à l’encontre de traditions politiques bien ancrées et de rivalités entre élus, est sans doute la seule façon de surmonter certains des blocages de la décentralisation actuelle.

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2.2.3. Violence, insécurité des citoyens et stratégies pour les combattre

Klaus BODEMER

Éléments d’introduction

Jusqu’aux années 1980, les gouvernements de la région n’ont prêté aucune attention au thème de la criminalité et de la sécurité publique. À cette époque, les régimes autoritaires d’Amérique latine se caractérisaient par une violence de type politique.La sécurité publique était subordonnée à la sécurité nationale et les institutions responsables de la lutte contre l’insécurité, vouées davantage à la défense de l’État qu’à celle des différents secteurs de la société. Avec le retour des militaires dans les casernes, et en parallèle du processus de transition démocratique, un nouveau type de violence est apparu, appelé violence sociale (BID, CEPAL) avec, pour principal indicateur, la hausse du taux d’homicides pour mille habitants. Depuis cette époque, en particulier depuis la fin du siècle dernier, les habitants d’Amérique latine ont des raisons légitimes de s’inquiéter de plus en plus de la montée de l’insécurité dans leur région. Le taux de criminalité (et la violence qui lui est associée) n’a cessé de progresser ces dernières années et, dans certains pays, il a même largement dépassé le taux normal de criminalité qui, selon l’Organisation panaméricaine de la santé, se situe entre 0 et 5 homicides par an pour 100 000 habitants. Certaines grandes villes d’Amérique latine, comme Ciudad Juárez au Mexique, Caracas au Venezuela, San Pedro Sula et Tegucigalpa au Honduras sont parmi les plus touchées, avec des taux de criminalité et un nombre de victimes tels, que la tranquillité publique en est gravement affectée. Dans le même temps, la distinction entre la criminalité locale et le crime transnational organisé s’est estompée et a même parfois disparu. Ainsi, les bandes dans les bidon-villes de San Salvador suivent des instructions en provenance de Los Angeles et les « camellos » (chameaux) des favelas de São Paulo coordonnent leurs activités avec les cartels de la drogue colombiens, tout cela par téléphone portable. La violence, et l’insécurité individuelle qu’elle génère, mettent à mal la confiance des citoyens dans le système démocratique, alors que cette confiance est un élément clé de la cohésion sociale qui rend possible la démocratie. L’insécurité mine également la confiance nécessaire à toute activité économique et entraîne un gaspillage des ressources de l’État qui auraient pu être utilisées ailleurs. La violence continue donc d’être un « leitmotiv », depuis le Mexique jusqu’à la Terre de Feu. (Imbusch et al., 2011).

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Sécurité/insécurité – un concept multifacettes et la difficulté de le définir avec exactitude

Dans le débat politique actuel, la sécurité est un sujet central. Depuis le 11 septembre 2001, la sécurité externe et la sécurité interne font partie des tâches prioritaires de l’État et des institutions politiques. Cependant, cette tâche, aussi ancienne que l’est la Constitution, suscite aussi la peur des citoyens vis-à-vis de ce pouvoir, puisque le maintien de l’ordre a un prix. Pour vivre en sécurité, nous renonçons à une partie de notre liberté et nous nous soumettons, de manière plus ou moins volontaire, à un ensemble de règles, de prescriptions et de restrictions, dans l’espoir de gagner en contrepartie une part de sécurité.

Ces derniers temps, d’autres phénomènes se sont greffés sur cette ambiguïté : le monopole du pouvoir et la fonction de régulation de l’État apparaissent de plus en plus menacés par le haut (internationalisation et transnationalisation) et par le bas (privatisation), sans qu’il soit possible de savoir ce qui remplacerait d’un côté ou de l’autre ce monopole de l’État. Un deuxième phénomène concerne le lien étroit qui existe souvent entre l’État et les organisations il légales. Les frontières entre le Mexique et les États-Unis, entre le Guatemala et le Mexique ou encore les zones d’influence des paramilitaires en Colombie, donnent des illustrations de ce phénomène. Dans ces territoires, les organisations criminelles peuvent se substituer à l’action de l’État ou la concurrencer, tant elles sont étroitement liées à leur environnement. (Helmke et Levitsky ; 2003 : 14). Le combat contre le crime organisé se complique enfin par le fait que ce dernier est présent sur les marchés de biens et de services aussi bien légaux qu’illégaux et il est souvent, de jure ou de facto, protégé par les organes de l’État (Jordan, 1999 : 71).

Le terme de « sécurité publique » inclut aussi la protection contre les catastrophes naturelles, les accidents de la route, les dommages environnementaux. Celui de « sécurité citoyenne » fait généralement référence aux risques en matière de sécurité provoqués par des agissements intentionnels de certains acteurs. Au cœur de la « sécurité citoyenne » se trouve la protection du citoyen face aux actes criminels.

D’après une étude pionnière de la BID sur la violence en Amérique latine, datée de 1999 (Buvinic et al., 1999), on peut classer la violence selon différentes variables : les victimes de la violence (femmes, enfants, hommes, jeunes, personnes âgées, handi-capés), les auteurs de la violence (bandes, trafiquants de drogues, jeunes, foule), la nature de l’agression (psychologique, physique ou sexuelle), le motif (politique, racial, économique, instrumental, affectif, etc.) ou la relation entre la personne agressée et l’auteur de l’agression (parents, amis, personnes connues ou inconnues) (Buvenic et

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al., 1999). Nous nous sommes concentrés ici uniquement sur la violence sociale, c’est-à-dire sur les agressions entre individus en dehors du domicile, dans la rue ou dans les lieux publics.

Évolution de la question de la sécurité en Amérique latine

Depuis le retrait des militaires, en partie dû à leur échec et en partie résultant de négociations, la situation de la sécurité en Amérique latine et dans les Caraïbes a beaucoup changé. En s’appuyant sur la Doctrine de sécurité nationale (Doctrina de Seguridad Nacional), qui a donné lieu à une collaboration entre les régimes dictatoriaux et les États-Unis dans la lutte contre la subversion intérieure, l’Amérique latine et les Caraïbes ont, dès la première moitié des années 1980, évolué progressivement, selon les termes des ministres de la Défense réunis à Santiago du Chili en novembre 2002, vers un système de sécurité complexe. Celui-ci regroupe un réseau d’institutions anciennes et nouvelles et de régimes de sécurité, à un niveau collectif ou coopératif, et à l’échelle de l’hémisphère comme au niveau régional, sous-régional ou bilatéral. Cela a fait émerger dans la pratique une nouvelle architecture flexible de sécurité. Ainsi, la région a connu une amélioration en matière de stabilité et de gouvernance dans le domaine de la sécurité et de la défense, pour faire face aux menaces tradition-nelles comme à l’ensemble des risques apparus pendant le processus de mondialisation (Déclaration de Santiago du Chili, Ve Conférence des ministres de la Défense des Amériques).

Pour l’Amérique latine, la fin de la Guerre froide s’est traduite par la disparition d’ennemis externes facilement identifiables, elle a renforcé la tendance au désarme-ment et la subordination des militaires au pouvoir civil. Conjugué à la résolution des conflits territoriaux et frontaliers entre les États dans une région traditionnellement considérée comme une des moins belliqueuses au monde, tout cela a ouvert un nouveau chapitre de la politique de sécurité latino-américaine. La méfiance entre certains pays a été remplacée par la coopération et l’intégration et, surtout dans le Cône Sud, par des mesures de confiance mutuelle pour éviter des conflits futurs. De même, l’instauration de la démocratie libérale dans presque tous les pays de la région a conduit à une redéfinition des relations entre civils et militaires. Cependant, face aux inégalités croissantes en matière de développement entre les différents pays et sous-régions, dresser un seul paysage sécuritaire pour toute l’Amérique latine est de moins en moins évident.

Sur la période récente, on peut dire que le panorama en matière de sécurité en Amérique latine se caractérise par deux tendances assez contradictoires : d’un côté, le rétablissement de la démocratie et les projets d’intégration ont contribué à la

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pacification de la région, à la création de mesures de confiance mutuelle et à la subordination croissante des forces armées au pouvoir civil [ 105 ] ; de l’autre côté, on constate dans la plupart des pays de la région une augmentation spectaculaire de la violence et de l’insécurité publique qui touche en premier lieu les grandes villes. À ces phénomènes s’ajoute, depuis le 11 septembre 2001, la guerre contre le terrorisme, déclarée et menée par le gouvernement américain. Cette guerre a conduit à une militarisation croissante du discours politique et de la politique en général, tant au niveau international que national. Malgré ces nouvelles menaces de caractère « inter-mestique » [ 106 ], le sentiment d’insécurité des citoyens latino-américains est davantage causé par des préoccupations dans leur vie quotidienne que par la peur d’un événement mondial ou d’une attaque de l’extérieur.

Nous pouvons dès lors nous demander : ce sentiment reflète-t-il la réalité ?

Ce que les statistiques nous apprennent sur la violence en Amérique latine

Les chiffres sur l’augmentation de la violence, du crime organisé ou non organisé, en résumé de la dégradation de la sécurité publique, sont alarmants et représentent, selon l’expression employée par la BID dans un rapport publié sur ce sujet en 2000 (Londonio et al . , 2000), une « attaque contre le développement » (« un asalto al desarrollo ») :

• Avec 16 assassinats par an pour 100 000 habitants, l’Amérique latine suit de près l’Afrique subsaharienne, la région au taux d’homicides le plus élevé. (Imbusch et al., 2011 : 97). Au niveau mondial, le Honduras arrive en tête avec 82 assassinats pour 100 000 habitants. (UNODC, 2012).

• Parmi les 14 États aux nombres de morts violentes par an les plus élevés au monde, on trouve 6 pays d’Amérique latine, d’après un rapport du Secrétariat de la Déclaration de Genève sur la violence armée et le développement [ 107 ], initiative diplomatique créée en 2006 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

[ 105 ] D’après le « 2013 Global Peace Index », le Brésil, le Chili et l’Uruguay sont les pays les plus pacifiques d’Amérique latine (www.infolatam.com ; 12 juin, 2013).[ 106 ] On entend par « intermestique » tout problème extérieur ou décision de politique extérieure qui pourrait altérer l’équilibre politique ou économique intérieur et porter atteinte à des intérêts particuliers au sein de la société d’un pays.[ 107 ] Secrétariat de la Déclaration de Genève sur la violence armée et le développement : http://www.infolatam.com/go.php?http://www.genevadeclaration.org/

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• En tenant compte de leur population respective, on dénombre, entre 2004 et 2009, plus de morts violentes au Salvador qu’en Irak.

• 80 % des personnes impliquées dans des actes de délinquance sont des jeunes. Ils agissent dans des bandes et commettent leur premier délit à un âge de plus en plus précoce.

• La petite délinquance entretient avec le crime organisé des rapports étroits, en particulier dans les domaines du trafic de drogues, des vols de voitures, du trafic d’armes à feu, de l’immigration illégale et du blanchiment d’argent. On observe une poussée inquiétante du recours à la violence dans les conflits domestiques et locaux, et une hausse sans précédent de la population incarcérée dans la plupart des systèmes pénitentiaires de la région (Espinosa Grimald, 2008).

• Le coût économique de la montée de la violence est énorme. Selon la BID, le coût de la violence, en pourcentage du PIB, se situe entre 5 % et 25 % selon les pays, et les répercussions de la violence domestique touchent ces pays à des niveaux avoisinant 1,6 % à 2 % du PIB. D’après une étude du PNUD, la violence endémique qui sévit au Salvador représente 1,7 milliards USD en pertes éco-nomiques chaque année, ce qui équivaut à 11,5 % de son PIB (PNUD, 2005).

• La contrepartie de l’accroissement de la délinquance se situe dans le fort pourcentage de crimes non sanctionnés. On estime à 994 sur 1 000 les crimes qui restent impunis (Financial Times, 4 juin 2003).

Tous ces chiffres signifient – comme l’a souligné la BID – que « la violence, mesurée par n’importe lequel de ces indicateurs, est 5 fois plus élevée dans cette région que dans le reste du monde ». Au vu de ces données, il n’est pas surprenant que la violence endémique et les questions relevant de la sécurité publique soient progressivement devenues des sujets politiquement importants, qui figurent aujourd’hui parmi les principales préoccupations des citoyens latino-américains, au même niveau que le chômage. L’augmentation de la violence quotidienne est devenue l’un des principaux problèmes de la gouvernance démocratique dans la région. Cela explique la grande faiblesse des institutions représentatives et du fonctionnement démocratique de ces régimes que le politologue Guillermo O’Donnell a qualifié de « démocraties desséchées » et de « démocraties de basse intensité » (O’Donnell, 1994).

Même si ces problèmes touchent toute l’Amérique latine, on décèle des différences et des spécificités sous-régionales importantes. Le trafic de drogue, par exemple, a surtout concerné pendant des années les pays andins. Mais depuis le début du 21e siècle, il s’est propagé vers l’Amérique centrale et les pays du Cône Sud. Des pays

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comme l’Argentine et l’Uruguay (sans parler du Brésil), représentent beaucoup plus que de simples zones de transit, et sont de plus en plus des pays de production et de consommation de drogues, avec de fortes conséquences sur la question de la sécurité dans ces pays. Des pays de production comme la Bolivie ont élargi leurs activités à toutes les étapes de la chaîne, depuis la production et le raffinage jusqu’à la distribution et la consommation. Depuis la fin de la Guerre froide, la lutte contre le trafic de drogue est devenue un des thèmes prioritaires dans l’agenda politique interaméricain. À la fin des années 1980, les États-Unis qualifiaient ainsi d’ennemi numéro un le narcotrafic. Mais pour y répondre, ce pays ne mise que sur une réduc-tion de l’offre et ne tient compte du problème de la demande qu’au niveau des conséquences (par exemple, la criminalité des toxicomanes), sans l’inscrire parmi les causes de la hausse de la production et du trafic.

Quels sont les facteurs de risque ?

Concernant les facteurs de risque, on peut distinguer quatre niveaux : 1) le contexte socio-économique ; 2) le niveau des phénomènes de violence et de criminalité (avec la problématique des statistiques) ; 3) le niveau de perception dans la société (vérifié par des enquêtes) ; 4) le niveau des réactions/ stratégies politiques.

Le contexte socio-économique de la violence et de l’insécurité publique

Après cinq ans de récession (1998-2003), l’Amérique latine connaît une phase de croissance relativement stable. Le taux de croissance moyen de 4,7 %, le plus élevé des trois dernières décennies, est un record que les pays de la région ont atteint grâce à un équilibre macroéconomique, un niveau respectable des réserves de devises cumulées, des prix élevés des ressources naturelles et minières sur le marché mondial, une balance commerciale positive, des taux d’intérêt bas et d’importants transferts de fonds envoyés par les migrants depuis les pays du Nord. Cependant, les statistiques sur la pauvreté et la répartition des richesses montrent clairement que l’effet de diffusion depuis le haut (la macroéconomie), vers le bas (la microéconomie), n’a pas eu lieu comme le prévoyaient les théoriciens néolibéraux. Le taux de pauvreté qui était de 40,5 % en 1980, s’élève encore en 2007 à 31 % de de la population latino-américaine. Les progrès en matière d’inclusion de certaines couches de la société tranchent avec les processus d’exclusion d’autres secteurs de la société, qui sont concernés par la pauvreté, les troubles politiques, la criminalité, le manque d’accès aux services de santé ou d’éducation, etc. Cette situation a limité les possibilités de développement de larges segments de la population et a nourri des expériences populistes qui menacent d’ébranler les institutions économiques et politiques (ILPES, BID, 2008). La persistance de l’exclusion sociale et des inégalités explique les indices

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élevés de pauvreté malgré les forts taux de croissance. Ainsi, en Amérique latine, l’inégalité et la pauvreté ne sont donc pas des phénomènes parallèles, comme on le prétend souvent. La pauvreté serait plutôt la conséquence d’indices élevés d’inégalités.

Le niveau de perception : mythes, vérités partielles et réalitéLe premier mythe : la foi dans les statistiques et leur conformité avec la réalité

Pour étayer leurs appréciations, mais aussi conforter leurs préjugés, sur l’augmentation de la violence et de l’insécurité publique, les citoyens, les hommes politiques et les experts font en général référence aux statistiques officielles ou semi-officielles. Cependant, celles-ci sont, pour diverses raisons, d’une faible fiabilité. Il y a d’abord le nombre élevé de délits pour lesquels on ne porte pas plainte. Par exemple, en Argentine, on a estimé que seuls 30 % des délits avaient fait l’objet d’une plainte, tandis qu’au Guatemala seuls 9 % des cas de violences faites aux femmes ont été dénoncés (Kliksberg, 2007). Ces chiffres très faibles et les grandes zones grises de ce phénomène s’expliquent en premier lieu par le peu de confiance qu’inspire la police dans ces deux pays, comme dans bien d’autres de la région. Celle-ci dispose souvent d’une grande autonomie, et est peu contrôlée par le gouvernement. Son bas niveau professionnel, sa rémunération très faible, les opportunités limitées en matière de carrière et de formation sont notoires dans beaucoup de ces pays. Les tâches relevant de la sécurité sont souvent confiées, au moins partiellement, aux militaires. En raison de leur maigre salaire, les policiers travaillent parfois de façon parallèle pour des services de sécurité privés. Enfin, la confiance dans les forces de l’ordre n’existe quasiment plus dans les pays où elles se trouvent impliquées dans des affaires criminelles, comme dans la région de Buenos Aires, où elles sont associées au vol et au trafic de voitures, ou au Mexique, où elles sont liées au trafic de drogues. Les autorités officielles, notamment la police, instrumentalisent souvent les données statistiques disponibles pour minorer leur échec dans la lutte contre le crime ou pour majorer leurs quotas de succès.

Le deuxième mythe : toutes les violences se valent

Mettre toutes les formes de violence sur le même plan relève également d’une erreur qui conduit à des réactions inadéquates et aggrave la problématique de la violence. En Amérique latine (comme sous d’autres latitudes), des formes très diverses de violence cohabitent et requièrent donc des réponses différenciées, alors qu’elles sont souvent considérées sur le même plan, suivant l’expression « toutes les violences se valent ». L’éventail des violences va de la délinquance quotidienne (vols, cambriolages, homicides, petite criminalité) aux dérivés du crime organisé (trafic de drogues, d’armes, d’organes et d’êtres humains, blanchiment d’argent, terrorisme) jusqu’aux groupes

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criminels et aux enlèvements. Mais les actes criminels des enfants des rues n’ont rien à voir avec les guerres des gangs de la drogue. Comme le soulignent les recherches du sociologue argentin Gabriel Kessler, basées sur des cas de jeunes délinquants argentins, il est faux, non concluant et politiquement grave de mettre sur le même plan le crime organisé et la criminalité « amateur ». Dans ce dernier cas, il s’agit de jeunes qui se rendent coupables de délits sur des biens, avec usage de la violence. D’après Kessler, ces jeunes ne présentent aucune des caractéristiques propres aux gangs des États-Unis ou aux maras d’Amérique centrale : une cohésion interne très forte qui crée une identité, un enracinement territorial, des leaders forts, une structure hiérarchique stricte et des rites d’entrée et de sortie particuliers. La conclusion de Kessler est que l'on peut combattre le phénomène de la criminalité amateur de façon constructive, avec des mesures prenant en compte la porosité de la frontière entre les actions légales et illégales de ces groupes (Kessler, 2004 et 2005).

Le troisième mythe : le problème de la violence et de la sécurité citoyenne relève de la responsabilité de la police, et la solution est dans une politique de fermeté

La plupart des réponses politiques aux problèmes grandissants d’insécurité publique et de violence se fondent sur le présupposé selon lequel la police est la seule instance reconnue comme légitime par le législateur pour mettre en œuvre le monopole étatique de la force, et que la stratégie adéquate est la répression, soit une politique de fermeté. Cette supposition (limitée) a conduit plusieurs pays latino-américains à prendre d’importantes mesures pour réformer la police. Des réformes législatives notamment ont accru le champ d’action de la police, par exemple en renforçant sa présence sur le terrain et en lui attribuant des primes pour tenter d’améliorer ses succès dans la lutte contre la criminalité.

La politique de fermeté est basée sur des présupposés, non prouvés, comme la théorie du « carreau cassé ». Elle consiste à infliger de lourdes amendes, y compris aux petits délits, puisqu’ils ne seraient qu’une étape vers des crimes plus graves. Les politiques correspondant à cette ligne dure, basées sur la « tolérance zéro », visent surtout les mendiants, les personnes sans domicile fixe, ceux qui troublent l’ordre public par des nuisances sonores et les mineurs délinquants, c’est-à-dire en premier lieu les couches les plus pauvres. Cette stratégie ne tient pas compte des délits liés à l’environnement (entre autres) et ressemble à une stratégie de la « tolérance sélective » (Crawford, 1999). Son application en Amérique latine, dans un contexte socio-économique où des millions de citoyens appartiennent aux secteurs stigmatisés de la société, reviendrait à criminaliser une grande partie de la population, mais conduirait également à la paralysie de la police et de la justice.

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La politique de fermeté ou d’extrême fermeté – comme au Salvador – est en théorie intenable, et ses résultats concrets sont quasiment nuls. Une enquête de l’USAID, publiée en 2006, sur l ’augmentation endémique des gangs de jeunes (« maras ») au Honduras, Nicaragua et Salvador, montre que la politique répressive pratiquée dans ces pays a eu comme conséquence non seulement une hausse du nombre de détenus, mais aussi une augmentation des personnes assassinées (USAID, 2006). La politique de fermeté est un échec car elle ne fait pas de différence entre crimi-nalité organisée et non organisée, et parce qu’elle ne prend pas en compte le fait qu’en Amérique latine un quart des jeunes n’a pas accès au système de formation et au marché du travail, ce qui les place dans une situation de vulnérabilité accrue (Kliksberg, 2007).

La stratégie de la « tolérance zéro » a de surcroît provoqué une surpopulation carcérale qui a, dans certains cas, entraîné des rebellions et des massacres.

Un quatrième mythe : les succès contre la violence et le crime dans les pays du nord reposent sur la stratégie de fermeté

Cette hypothèse n’est pas non plus fondée, d’un point de vue empirique. La Finlande, un des pays les mieux classés dans le Rapport sur le développement humain (Nations unies) et dans le Global Competitiveness Report (Forum économique mondial), n’enregistre que 2,2 meurtres pour 100 000 habitants, alors que le pays dispose du plus faible nombre de policiers par habitants et a réussi à réduire de façon drastique le nombre de détenus. La situation est similaire dans d’autres États. Dans tous ces pays, la prison n’est que la dernière solution.

Un cinquième mythe : les causes de la criminalité et de l’insécurité ne sont pas connues

Pour soutenir la stratégie de la fermeté, qui privilégie des solutions de court terme, ses défenseurs soutiennent souvent que son échec n’est pas avéré ou que le succès des stratégies alternatives n’a pas été vérifié dans la réalité. Ces deux arguments manquent de fondement solide. Un nombre croissant de stratégies alternatives a été mis en place ces dernières années, et celles-ci ont été évaluées et documentées. entre-temps, un consensus s’est imposé sur l’existence d’une corrélation directe entre la gravité de la criminalité et la situation sociale, le désœuvrement des (jeunes) délinquants, leur niveau d’éducation et de formation. Les réponses politiques doivent donc prendre en compte cette relation. Un autre consensus s’est également imposé, selon lequel l’exclusion sociale et ses différentes manifestations représentent une réelle violence et menacent d’avoir des conséquences explosives.

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Réponses des politiques et de la société à l’augmentation de la violence et de l’insécurité

Un environnement qui évolue

Les gouvernements d’Amérique latine semblent manquer non seulement d’une stratégie globale, mais aussi des moyens nécessaires pour faire face à l’augmentation de la violence. Les réponses se limitent pour l’essentiel à une législation pénale plus dure – dans plusieurs pays, le rétablissement de la peine de mort est débattu – et à une augmentation du budget alloué aux forces de l’ordre. Dans de nombreux cas, c’est l’armée qui a été envoyée dans la rue pour combattre la délinquance. Ce recours aux militaires est contestable pour des raisons non seulement sociétales mais aussi constitutionnelles, car le maintien de l’ordre relève de la police et non de l’armée.

L’absence de réponse démocratique à l’insécurité s’aggrave encore lorsque les forces de l’ordre se trouvent elles-mêmes impliquées dans des actes criminels ou de violence, comme on l’observe dans plusieurs pays. Le sociologue allemand Peter Waldmann parle alors d’État sans loi ou d’État « anémique » (Waldmann, 2003). Ces dernières années, les changements économiques et la démocratisation politique n’ont cependant pas permis d’instaurer en Amérique latine un monopole de la coercition, garanti juridiquement et contrôlé par l’État. Malgré le débat néolibéral sur la réduction du rôle de l’État, ses fonctions de base, comme celles d’assurer un minimum de sécurité publique et d’avoir un système judiciaire qui permette au moins de poursuivre les crimes graves, n’ont pas été remises en cause. Mais même ces deux domaines sont concernés par un processus de privatisation.

L’absence de réponse satisfaisante de la part de l’État explique en partie la multi-plication des sociétés de sécurité privées, mais aussi le développement de formes de justice individuelles et illégales, dont la plus terrible est le lynchage. Celui-ci est pratiqué surtout dans les pays qui ont des indices de développement humain très faibles. Ainsi, des cas de lynchage se sont produits au Brésil, en Équateur, au Guatemala, à Haïti, au Mexique et au Pérou, plus quelques tentatives à Buenos Aires et à Santiago. La sécurité est devenue de plus en plus un bien que l’on achète. Alors que les plus riches se retranchent derrière des murs toujours plus hauts, la loi du plus fort prévaut dans la rue. Le non-respect de la constitution et les carences du système judiciaire qui se traduisent, entre autres phénomènes, par une large impunité des crimes graves, contribuent à la multiplication des cas où les citoyens se font justice eux-mêmes et à l’augmentation de la violence quotidienne. Tout cela, non seulement délégitime les gouvernements et la démocratie en tant que système de gouvernement, mais

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favorise aussi la formation ou l’existence de « démocraties aux droits civiques de basse intensité », selon l’expression du politologue argentin Guillermo O’Donnell (O’Donnell 1994).

Depuis quelques années, plusieurs organisations internationales telles que la Banque mondiale ou la BID, réfléchissent à un nouveau rôle de l’État, au-delà de la réduction de l’appareil d’État et de la privatisation d’entreprises et de services publics. Les nouveaux thèmes qui ont primé dans les années 1990 ont été ceux de « gouvernance » et d'« efficacité », donnant pour acquise l’existence d’un monopole d’État de la coercition. La réalité de la plupart des pays d’Amérique latine est tout autre : divers acteurs se font concurrence dans ce domaine. Les gouvernements transfèrent largement au niveau supranational leurs recherches de solutions. Ils agissent aussi bien dans le cadre de l’OEA que dans celui des sommets présidentiels, par exemple lors du Sommet hémisphérique de Québec en avril 2001 (et lors des sommets suivants), où ces problèmes ont été abordés. Mais ce transfert au niveau des grandes zones régionales a eu jusque-là des résultats modestes, et les stratégies qui priment restent nationales ou bilatérales. En transférant le problème à d’autres pays, par exemple aux pays de transit de la drogue, des armes et/ou des migrants, les gouvernements ne trouvent dans les mécanismes de coordination qu’un instrument de second choix. Face à ce comportement, la reconnaissance d’une « responsabilité partagée » s’appa-rente à un premier pas vers des stratégies partagées et globales (Mailhold, 2013a). Même si la violence et la criminalité, notamment la criminalité organisée, ne s’arrêtent pas aux frontières, l’État reste la structure d’organisation de base du système inter-national, et ne peut donc, ni ne doit éluder sa responsabilité, surtout pour ce qui relève de la sécurité publique et de l’État de droit.

La multiplication des acteurs de la violenceLes forces de sécurité de l’État : l’armée et la police

Théoriquement, en démocratie, le maintien de la sécurité intérieure et extérieure relève de la mission centrale de l’État, qui dispose du monopole légitime de coercition contrôlé démocratiquement. Alors que la protection des frontières nationales – la sécurité extérieure – est habituellement du ressort de l’armée, le maintien de l’ordre public dépend de la police et du système judiciaire. Dans presque tous les pays d’Amérique latine, ces trois acteurs ont connu de profonds changements ces dernières années. La démocratisation et la fin des conflits internes en Amérique centrale ont modifié l’étendue et la définition des tâches de l’armée. Dans presque toute la région, on note une diminution significative du nombre de soldats, à l’ex-ception des pays de la région andine et du Mexique, où subsiste la menace d’une

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insurrection armée et où le narcotrafic est combattu par la voie militaire. Dans le Cône Sud et en Amérique centrale, la diminution des effectifs s’explique autant par la fin du service militaire obligatoire que par des restrictions budgétaires. Seuls quelques pays comme l’Argentine ont associé une diminution des effectifs à une réforme structurelle de l’armée.

Malgré les changements mentionnés, la démocratisation et la pacification ont eu peu d’influence sur la perception que les armées de ces pays ont d’elles-mêmes. Tant en Amérique du Sud qu’en Amérique centrale, les militaires ne se sentent pas vaincus, même si très peu d’entre eux ont quitté les palais gouvernementaux en évoquant une « mission accomplie », comme le fit Augusto Pinochet au Chil i . Cependant, discrédités après les atteintes massives aux droits de l’homme, les militaires ont dû justifier leur légitimé dans la société. Des débats ont eu lieu dans plusieurs pays, aboutissant parfois à la suppression du service militaire obligatoire, ou même à celle de l’institution militaire elle-même.

En Amérique centrale, la fin des conflits armés a conduit à une réforme profonde de la police. Le changement le plus significatif a été la démilitarisation de la police et sa subordination à un ministère civil, celui de la Sécurité publique (au Salvador) ou celui de l’Intérieur. Malgré ces changements importants, la montée de la violence remet en cause ces réformes et on assiste aujourd’hui à un regain d’autoritarisme dans tout l’isthme d’Amérique centrale (Argueta et al. , 2011). Face à l’insécurité quotidienne, un des problèmes majeurs pour la population, les gouvernements ont de nouveau décidé d’envoyer l’armée dans la rue, souvent en contradiction avec leur propre Constitution. Après les changements législatifs effectués, il faudra mener de profondes réformes dans l’administration et dans l’exécution des tâches policières. Dans ce but, la communauté internationale et les activités de coopération pourraient jouer un rôle important.

La recherche d’un consensus national autour des missions assignées aux organismes de sécurité de l’État demeure une des tâches prioritaires auxquelles s’emploient les gouvernements de toute la région. Quelles sont les missions des Forces armées ? Celles de la police ou d’autres organes de l’État ? Comment organiser le contrôle civil des politiques de sécurité ?

Guérilla et terrorisme

Avec la démocratisation du sous-continent et la fin des guerres en Amérique centrale au cours des années 1990, le thème de l’opposition armée et de la guerre semblait dépassé dans la plupart des pays d’Amérique latine, et seule la Colombie faisait exception.

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Au Pérou, le gouvernement autoritaire d’Alberto Fujimori a vaincu la guérilla maoïste du Sentier Lumineux et a décimé le Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA). Mais au Mexique, le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) le 1er janvier 1994, a prouvé qu’une rébellion armée restait toujours possible en Amérique latine, même si la phase armée a été courte et plutôt symbolique. Dans les années qui ont suivi, de nouveaux groupes de guérilla ont fait leur apparition dans d’autres États du Mexique, comme au Guerrero. Aujourd’hui au centre de l’attention politique et citoyenne, les cartels de la drogue et leur lutte à mort pour gagner des parts de marché ont conduit certaines régions du pays aux limites de la non-gouvernance. Aussi bien au Mexique qu’au Guatemala, certaines régions sont complètement entre les mains des narcotrafiquants.

Quoiqu’il en soit, le retour aux anciens modèles de guérilla semble peu probable sur le continent.

Néanmoins, on ne peut pas totalement écarter la possibilité de voir surgir de nou-velles formes de protestation ou de résistance violente tant il apparaît que les causes structurelles qui ont motivé les phénomènes de guérilla ces dernières décennies existent toujours et non pas été résolues : l’injustice, les inégalités sociales et la mar-ginalisation de grands secteurs de la société (surtout les groupes indigènes et les populations des zones rurales dans leur ensemble). Le terrorisme comme nouvelle forme de guérilla ne représente pas davantage une réelle menace dans les pays au sud du Rio Bravo, malgré la rhétorique guerrière du Président George W. Bush après le 11 septembre 2001 (Bodemer, 2003 ; Bodemer et al., 2005).

Les groupes paramilitaires et privés

Même si l’existence de troupes paramilitaires et privées n’est pas une nouveauté dans l’histoire de l’Amérique latine, la privatisation de la violence a atteint une nouvelle dimension ces dernières années. Dans le passé, la plupart de ces groupes ont agi comme des substituts à l’État central au service d’oligarchies régionales et locales ou de groupes économiques. À l’époque des dictatures militaires et des régimes autoritaires, les Forces armées contrôlaient ces groupes de façon plus ou moins directe. Aujourd'hui encore, ces liens subsistent la plupart du temps, comme en Colombie, mais les para-militaires et les groupes privés développent une autonomie croissante.

On a aussi pu voir un changement important dans les objectifs des actes de violence. Si, dans le passé, ils visaient en priorité la destruction de l’opposition politique – armée ou civile –, aujourd’hui leurs buts, un peu plus flous, s’élargissent à des actions de « nettoyage social » contre les assassins, les voleurs et les enfants des rues. Ceux

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qui financent ces groupes justifient ces formes de « justice » privée par l’augmentation de la violence et de la criminalité. Mais ce faisant, ils s'attaquent aux symptômes, en ignorant les causes fondamentales de la violence et de la criminalité.

Le crime organisé

L’augmentation du crime organisé, souvent étroitement lié à l’appareil d’État, est une tendance alarmante, qui a des répercussions importantes sur les politiques de sécurité dans tout le continent. La production et le trafic de drogues ainsi que le blanchiment d’argent sont les principaux secteurs du crime organisé. La contrebande (en particulier de voitures de marque), le trafic d’enfants, de femmes et d’organes représentent d’autres formes d’enrichissement illicite. L’importance de la narco-économie à l’in-térieur du crime organisé s’explique surtout par sa dimension internationale.

La lutte contre la drogue intervient à différents niveaux. Dans les pays andins, on donne priorité à l’éradication des cultures et à la destruction des centres de production, alors qu’en Amérique centrale, dans les Caraïbes et même dans le sud du continent, les efforts se concentrent sur la lutte contre le blanchiment d’argent et contre la consommation locale en hausse, surtout chez les jeunes. Pour les Forces armées de certains pays, la coopération avec les États-Unis dans la lutte contre la drogue est ce qui, en matière d'aide militaire, génère les plus gros revenus. Cependant, il y a consensus aujourd'hui pour reconnaître, du Rio Bravo à la Terre de Feu, que la guerre contre la drogue, déclarée voici plusieurs décennies par le président Richard Nixon, a échoué. Certains pays, comme le Guatemala et l’Uruguay, proposent une libérali-sation contrôlée de la drogue. Mais au-delà des cartels, de gros intérêts dans le nord du continent refusent cette solution. L’explication est très simple : les énormes gains issus du trafic de drogues nourrissent autant la mafia qu’une grande partie de l’indus-trie chimique, justifiant un gigantesque appareil de sécurité et de lutte contre la drogue. Le seul espoir réside alors dans l’essor économique croissant de l’Amérique latine qui pourrait s'accompagner, à moyen terme, d’un essoufflement des activités criminelles. Les cartels abandonneraient l’économie parallèle pour investir dans l’écono-mie formelle, par exemple dans le tourisme, le pétrole, la chirurgie plastique ou l’immobilier. Cette tendance est déjà en marche.

Que savons-nous de l’insécurité citoyenne?

Il y a une vingtaine d'années, les élus des villes et les criminologues traitaient uniquement le problème de la sécurité urbaine à partir des chiffres de la délinquance fournis par la police. Aujourd’hui, les élus reconnaissent que, si la délinquance représente toujours une part importante de ce problème, d’autres phénomènes associés, comme le com-

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portement antisocial, les troubles à l’ordre public et la peur du délit nuisent aussi largement à la qualité de vie urbaine. C’est la différence entre l’ancien concept de « prévention de la délinquance » et le concept actuel de « sécurité citoyenne ». On reconnaît aujourd’hui que le problème est plus vaste que la seule délinquance, qui ne touche qu’une petite partie de la population, alors que le comportement antisocial, les problèmes de troubles à l’ordre public et la peur concernent des portions plus larges de la population citadine. La perception subjective du délit – la peur de celui-ci – conduit à la désertion de certaines zones urbaines.

Les bonnes politiques de sécurité doivent intégrer des mesures permettant de faire diminuer le sentiment de peur. On a toujours établi un lien direct entre la peur du délit et les niveaux ou expériences objectifs de délinquance ou de victimation. Dans les années 1970, les premiers travaux de recherche ont montré que la peur du délit était un phénomène en soi et mis en évidence la grande complexité du rapport entre peur et délinquance. Ainsi, la peur du délit ne signifie pas nécessairement une plus grande probabilité d'être victime. Depuis ces travaux, on analyse la peur de la délin-quance comme un phénomène à part entière au sein même de la délinquance.

La police joue un rôle important pour faire diminuer le sentiment d'insécurité. La présence de la « police de proximité » peut permettre de réduire la peur du délit. Les patrouilles en voiture, à pied ou à vélo, rassurent la population et atténuent sa peur. La surveillance de voisinage, la rénovation des rues et l’éclairage public jouent aussi un rôle efficace.

La police a aussi un rôle de prévention de la criminalité. Trois modèles se détachent aujourd’hui :

(1) Le modèle traditionnel ou « mécanique » de l’action de la police se concentre sur l’idée d’une police répressive avec des patrouilles aléatoires, la présence d'effectifs policiers, une réponse rapide qui cible des événements individuels. Ce n’est pas nécessairement un modèle de « droite ». Certains le considèrent comme le plus démocratique puisqu' i l permet de répondre aux appels ou aux demandes du plus grand nombre. Cependant, le modèle traditionnel est contesté du fait de son incapacité à résoudre un certain nombre de « pro-blèmes » de délinquance et à cause de la distance sociale entre les citoyens et la police. Des recherches scientifiques menées dans les années 1970 contestent ce modèle et évoquent l’inefficacité des patrouilles aléatoires et des réponses rapides dans la prévention et la détection de la délinquance. Ces travaux ouvrent la voie à des modèles d’action policière alternatifs, essentiellement une police de proximité et une police de résolution des problèmes.

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(2) La police de proximité est un modèle décentralisé qui tente de rapprocher la police des citoyens grâce à des programmes de quartier (patrouille à pied, locaux de police) ou des interventions en matière de prévention de la criminalité. L’évaluation scientifique atteste de son efficacité dans la réduction de la peur ainsi que dans la détection et la prévention de la petite délinquance et des problèmes de troubles à l’ordre public. Ce modèle rétablit aussi la confiance de la population envers la police, et indirectement, envers l’État, mais il n'est pas très efficace contre la grande délinquance.

(3) Dans la lutte contre la grande délinquance, le modèle le plus efficace est celui de la résolution des problèmes, basé sur un travail interdisciplinaire et un processus quasi scientifique qui commence par le constat des problèmes de délinquance. Ceux-ci sont d'abord identifiés (trafic de drogues dans un parc public par exemple, violence conjugale, dégradations dans une zone proche d’un lycée public), puis analysés à partir des données disponibles ou recueillies. Une ou plusieurs stratégies d’intervention sont ensuite définies avec l’appui de divers organismes locaux : policiers, lycées, services d’urbanisme, associations de quartiers, etc.

Les stratégies alternatives ont prouvé leur efficacité dans des villes européennes, par exemple Barcelone, Londres et Munich, mais aussi en Amérique latine, à Guarulhos, Medellín et Bogota, Santiago, Belo Horizonte, Córdoba et Rosario.

Parmi les expériences réussies au niveau local, on peut en mentionner deux, l'une en Amérique latine et l'autre en Europe. Ces succès (comme d'autres) ont fait l'objet d'une conférence à Londres en 2004 sous le titre, « Fighting Urban Crime: Citizen Security in Latin America and Europe » (Bodemer, 2004).

L’exemple de Bogota

Les changements à Bogota sont intervenus sous différentes administrations de la ville pendant la première décennie du 21e siècle, à partir de trois composantes com-plémentaires : d’abord, le réaménagement de l’administration locale de la ville, puis la mise en place d’une culture citoyenne fortement marquée par la participation de la communauté, et enfin, des interventions dans l’espace public. Les autorités locales ont considéré le problème de sécurité de la ville de Bogota comme multi-causal. Concernée dans son ensemble par l’insécurité, c’est toute entière que la ville doit s’investir dans la recherche de solutions. Chaque acteur a son importance et doit être considéré comme un agent de changement dans les stratégies développées pour résoudre les problèmes de sécurité de la capitale colombienne. La stratégie s’est

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concentrée sur l’application d’une expérience de prévention intégrale, portant sur l’ensemble des facteurs à l’origine de la violence et de l’insécurité. Ce travail multi-sectoriel impliquant aussi bien les citoyens que les policiers, le gouvernement et les autorités civiles, a cherché à améliorer la sécurité. La prévention s’accompagne du contrôle de certains facteurs à risque , comme le port d’armes ou la consommation d’alcool. Un des programmes développés dans le cadre des stratégies de lutte contre la délinquance de Mockus, le premier maire de Bogota confronté au problème de l’insécurité, prévoyait de racheter les armes en possession des civils. Ce programme montre l’intérêt que produit la collaboration entre le secteur public et la société civile (l’Église, par exemple) pour le succès d’une campagne. Il met aussi en évidence le poids des messages symboliques pour changer la culture de la violence. Par exemple, reprendre les armes et les transformer en cuillères pour enfants (Buvinic et al., 1999). À Cali, autre ville très violente à l’époque du baron de la drogue, Pablo Escobar, les autorités interdisaient le port d’armes certains week-ends à haut risque. Une mesure qui a probablement contribué, en partie, à diminuer le nombre d'homi-cides dans cette ville (Guerrero Rodrigo 1997). Pour Mockus, les réactions face à la violence, la terreur ou l’insécurité sont liées à des facteurs psychologiques et édu-catifs, à la peur, à la valeur que l’on accorde à la vie et à l’importance que l’on donne à la culture et à la morale dans la vie collective. En prenant tout cela en compte, Mockus considère que le plus important à Bogota a été de sensibiliser les citoyens à leurs droits et à leurs devoirs, d'harmoniser la loi avec la vie quotidienne et a morale, de faire face aux risques, de développer chez les citoyens le sens civique, la résistance face au crime et le partage des responsabilités, et enfin de promouvoir des solutions institutionnelles pacifiques pour résoudre les conflits. Les valeurs de base qui sous-tendent tout cela, selon Mockus, sont la confiance et le contrôle de soi (Bodemer 2008).

Les politiques de sécurité mises en place à Bogota sous les mandats du maire Mockus et de son successeur Garzón ont eu comme effet de voir les citoyens respecter davantage la loi et d’être plus optimistes quant à l'avenir de leur ville. La légitimité et l'anti-clientélisme se sont aussi renforcés et les décisions de la ville reposent désormais sur de grands débats et des contrôles publics stricts. D'après Mockus, le fait que les sanctions légales soient enracinées dans un certain contexte pédagogique et que les actions soient bien ciblées et fassent l'objet d'une évaluation scientifique à chaque étape a contribué en grande partie au succès de la politique antiterroriste à Bogota. Néanmoins, dans la lutte contre le terrorisme et le crime, aucun succès durable ne sera possible si la majorité des citoyens ne partage pas la conviction qu'ils sont tous interdépendants et coresponsables, et ne prend conscience que la vie quotidienne, la morale et la rule of law se conditionnent mutuellement.

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L’exemple de Londres

En Europe, Londres nous offre un deuxième exemple de lutte contre l'insécurité au niveau local. Siège du gouvernement et de nombreuses ambassades, visité par des millions de touristes, le quartier de Westminster présente des contrastes sociaux importants et doit répondre quotidiennement à de fortes questions de sécurité. Si le contrôle direct sur la police s'effectue au niveau gouvernemental, les autorités locales travaillent cependant à un haut degré de coresponsabilité. Le gouvernement a favorisé la collaboration entre les autorités locales – le Westminster City Council –, la police, les citoyens et le secteur privé, selon la formule « take it at the next level: civil watch ». Les clés du succès de la politique de sécurité se fondent en priorité sur les rencontres quotidiennes du City Council, la complémentarité entre la police et les City Guardian Wardens, des réactions rapides, une confiance mutuelle, une responsabilité partagée, une coopération active du secteur privé et des moyens de communication (CCTV Center) et, enfin, une évaluation indépendante soutenue par le Home Office. Cette stratégie intégrale-participative a obtenu des succès remar-quables : la criminalité a diminué de 33 %, jusqu'à 46 % dans certains secteurs, les vols ont diminué de 23 % et la violence contre les personnes de 12 %. La récupération de l'espace public s'est traduite par la diminution de certains agissements tels une mendicité agressive, consommer de l'alcool dans la rue, dormir et uriner dehors, dégra-der l'environnement. A long terme, le but principal est de réduire la criminalité à son minimum, de limiter tout comportement antisocial et d'augmenter la qualité de vie pour tous dans le quartier.

Ombres et lumières dans la lutte contre la violence et l’insécurité citoyenne – Un bilan

Ce dernier paragraphe établit un bilan des tendances de la violence et de l'insécurité citoyennes en Amérique latine et de son traitement scientifique et politico-stratégique :

(1) Peu de travaux portent sur la perception de l'insécurité en tant que construction sociale. La majorité d'entre eux axent leurs recherches sur les statistiques disponibles et ce malgré leurs limites.

(2) Une analyse de ce problème, qui déduit des recommandations politiques constructives, doit partir d'une approche de l'insécurité et de la violence en tant que constructions sociales. La sécurité se construit toujours socialement. Les réponses politiques doivent prendre au sérieux la perception des citoyens sur la situation de la sécurité et diriger leurs actions en ce sens.

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(3) Une grande partie des hommes politiques et des citoyens d'Amérique latine pensent que le gouvernement, la loi, le système judiciaire et la police sont pratiquement les seuls responsables des problèmes de très grande insécurité. Ces institutions ont sans doute montré des défaillances notoires. La déception à l'encontre de la politique, une mauvaise opinion de la justice et méfiance à l’égard de la police sont autant d’éléments révélateurs de la distance manifeste qui existe entre les citoyens et ces institutions. Dans la plupart des cas, on n'envisage pas la police comme une aide mais au contraire comme une partie du problème de sécurité. La justice n'est pas davantage perçue comme vigilante et protectrice face au comportement de la police, mais plutôt comme incom-pétente et corrompue. D'après les enquêtes d'opinion, moins de 30 % des citoyens d'Amérique latine font encore confiance à leur système judiciaire (plus de 40 % dans les pays de l’OCDE). Cette délégation de la responsabilité « vers le haut » ne tient pas compte du fait que le maintien de la sécurité a besoin de l'engagement actif des citoyens. Il n'est donc pas fortuit que la lutte contre l'insécurité et la violence réussisse presque exclusivement dans les cas où les hommes politiques, la justice, la police et la société civile l'envisagent comme une tâche conjointe.

(4) Dans les grandes villes, aux taux de criminalité élevés, un comportement illégal de la police peut trouver un large assentiment des citoyens. La peine de mort peut aussi recevoir l'approbation d'une majorité des habitants, même si elle est interdite par beaucoup de constitutions latino-américaines.

(5) Les citoyens, qui ont des attentes toujours croissantes par rapport aux réformes de la justice (comme solution à tous leurs problèmes), entravent ainsi le succès des réformes.

(6) La lutte contre la violence et l'insécurité requiert des approches holistiques, en particulier dans le domaine de la justice. Les réformes de la justice doivent aussi prendre en compte celles de la police. L'expérience nous montre en outre que les réformes promises au succès ne se cantonnent pas seulement à la réforme du droit pénal et de la police. Mais à court terme, il ne faut pas s'attendre à un succès dans ces deux domaines.

(7) L'approche des réformes doit se focaliser davantage sur la prévention et sur la resocialisation.

(8) Réagir de façon démesurée à des violences de degrés et de niveaux différents, n'est pas la réponse la mieux adaptée. Par exemple, considérer le tatouage comme un acte criminel qui justifie l'emprisonnement – c'est le cas au Salvador dans le cadre de la lutte contre les « maras » – résulte de calculs coût-bénéfice

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malvenus dans un État de droit, une mesure contestable et contreproductive par rapport à la resocialisation.

(9) La lutte contre la violence et l'insécurité doit prendre comme point de départ les causes réelles de la perception d'insécurité des citoyens, aussi bien la désorganisation, la corruption et l'inefficacité, que le contexte dans lequel se produisent les crimes, l'exclusion sociale, le désœuvrement et la pauvreté.

(10) Les réformes peuvent échouer parce qu'elles se fondent sur des hypothèses erronées, parce qu'elles sont élaborées ou mises en œuvre de façon super-ficielle, parce qu’elles sont critiquées dans le débat public (notamment dans les médias), parce qu’elles sont incomprises des citoyens ou parce que l'on considère ces réformes comme des freins à l'action de la police.

(11) À l’avenir, il faudra compter avec la résistance de groupes conservateurs et avec celle de la police. Il faudra, pour progresser, plus d’évaluations sérieuses issues d'expertises externes.

(12) Le bilan des expériences de lutte contre la violence et l'insécurité publique en Amérique latine montre un résultat ambivalent. Ces dernières années, la violence a augmenté dans certains pays, comme au Mexique (dans certains endroits), dans les pays d'Amérique centrale, au Venezuela, au Brésil, mais aussi dans des pays comme l'Uruguay ou le Costa Rica, jusque-là connus comme des pays tran-quilles et sûrs. Cependant, on trouve également des exemples encourageants. Il y a encore peu de temps, le maintien de la sécurité relevait avant tout de la fonction policière, mais aujourd'hui les autorités locales de nombreuses villes disposent de prérogatives plus étendues en matière de sécurité. S'ajoutent à cela des programmes de prévention élaborés par des réseaux d'experts univer-sitaires (par exemple au Minas Gerais). Sans aucun doute, les taux de délinquance des villes de Bogota, Guarulhos, Belo Horizonte, ont diminué pendant la der-nière décennie grâce aux programmes audacieux de certains maires, avec des résultats très positifs, comme la transformation de l'institution policière en Colombie et au Salvador, ou la réforme de la procédure judiciaire au Chil i . Dans ce dernier pays, il y a eu également une professionnalisation croissante des enquêtes policières et une meilleure coordination des activités entre les municipalités, le gouvernement central et la police.

(13) En Europe et dans quelques pays d'Amérique latine, l'approche et les modèles techniques disponibles , a insi que les expériences récentes autour de leur appl ication (encore rudimentaire), montrent clairement que les stratégies de prévention et leurs référents théoriques (la théorie des opportunités/théorie situationnelle, la théorie de la désorganisation sociale et le concept de la réso-

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lution de problèmes) présentent des avantages évidents en comparaison avec les réponses répressives traditionnelles et leur concept de base, la théorie de la dissuasion. Jusqu'à présent, ces stratégies alternatives sont celles qui ont obtenu les meilleurs résultats.

(14) Une politique intégrale de sécurité citoyenne est nécessaire, avec pour fonde-ments essentiels l'égalité d'accès au système judiciaire pour tous les citoyens, un équilibre entre les demandes légitimes de protection sociale et le respect des garanties fondamentales pour tous les citoyens, même pour les prévenus. Elle devrait aussi inclure le point de vue des victimes dans le traitement des questions pénales, offrir à tous une formation légale, renforcer la participation de la société civile et relier la sécurité citoyenne à une stratégie de dévelop-pement social. Ces stratégies provoqueront certainement des résistances de la part de la police, du secteur judiciaire et du monde politique. Elles devront compenser le fait que, dans la plupart des pays, la société civile n'est pas prête à affronter ce débat et a pour habitude de demander des remèdes universels. Enfin, il faut mettre en garde contre le danger d'importer des modèles et des schémas étrangers sans avoir une connaissance approfondie des raisons qui les justifient, de leurs budgets de base, de leurs conditions d'application, et sans avoir évalué leur portée.

(15) Les expériences menées en Amérique latine et en Europe soulignent le lien étroit qui existe entre sécurité, développement et démocratie, et le besoin de coopération internationale dans ce domaine. Un rapport de la BID, au titre significatif, « La política importa » (La politique a son importance) (BID 2006), souligne l'importance des institutions démocratiques et des acteurs qui agissent en leurs noms. L'essentiel, c'est le comportement au quotidien, les règles formelles et informelles qui sont profondément enracinées dans la culture politique d'un pays et guident le comportement de ses hommes politiques et de ses citoyens. Il faut s’attacher à l'application des lois, l'étude des marchés comme constructions institutionnelles, la formation du capital social, et agir sur les corporations qui bloquent l'évolution institutionnelle (Bodemer, 2004).

(16) La BID fait partie des agences internationales qui, depuis les années 1980, se penchent sur la problématique de la violence et de l'insécurité publique. Cet organisme plaide en faveur d'une stratégie développementaliste. Pour répondre aux problèmes de sécurité, priorité des citoyens des grandes villes d'Amérique latine, la BID a mené une enquête sur les causes et les coûts de la violence urbaine et a soutenu une démarche pour recenser toutes les expériences réussies dans la lutte contre le crime. Elle a également financé diverses institutions impliquées

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dans la lutte contre le criminalité et l'insécurité publique. La BID part du principe que la violence représente une perte de valeurs morales. La combattre suppose d'impliquer tous les acteurs : écoles, familles, société civile, etc. Pour espérer un succès, il faut classifier les problèmes par types, identifier les facteurs de risque et rechercher des solutions bien ciblées et non préfabriquées. Les expériences menées au niveau local montrent que les mesures de prévention, plus coû-teuses que les mesures de contrôle, connaissent pourtant plus de succès.

(17) La coopération internationale est nécessaire, mais peut aussi se traduire par un affaiblissement de l'État et se révéler contreproductive si les financements sont attribués à des institutions et/ou à des acteurs concurrents de l'État (ce qui est arrivé avec la coopération norvégienne au Nicaragua). Un autre danger apparaît si le maintien de la sécurité devient un prétexte à une transformation plus en profondeur des institutions politiques, qui dépasse le seul domaine de la sécurité. Ce qui renforcerait alors le pouvoir central, mais sans la participation adéquate du Parlement et des institutions régionales et locales. Une problé-matique similaire se retrouve lorsqu’il y a transfert de concepts d'un domaine à un autre (par exemple, la 'rule of law'). Enfin, l'apparition d'une « dictature de l'offre » provenant d'agences internationales ou privées, et à laquelle les gou-vernements ne peuvent ou ne veulent échapper, est également préoccupante. (Maihold, 2013). Les objectifs de toute coopération doivent être de rendre le monopole de sanction à l'État, de ne pas porter atteinte à la cohésion sociale et de maintenir la cohésion territoriale.

(18) En se projetant dans le futur, nous pouvons conclure que la situation de la sécu-rité citoyenne en Amérique latine reste ambivalente. D'un côté, le processus de démocratisation de l'Amérique latine se poursuit, malgré les problèmes de légitimité non résolus. De l'autre, il existe encore des raisons d’être quelque peu sceptique, voire pessimiste, car une grande partie des pays d'Amérique latine ne dispose toujours pas des capacités suffisantes pour répondre aux demandes de leur population, souffre encore d’un retard sur le plan économique et social, et pratique toujours des politiques publiques discrétionnaires, renforçant ainsi les inégalités. Néanmoins, quelques exceptions confirment la règle, comme le Brésil sous le gouvernement de Lula da Silva, et l'Uruguay à l'époque des gou-vernements de Tabaré Vázquez et de José Mujica. L'Amérique latine a besoin d'une autre politique et de citoyens qui exigent une démocratie représentative. Une fois de plus, « politics matters ». Il manque aussi des institutions fortes, comprises comme un système de règles formelles et informelles (Nino, 1992 ; Garzón Valdés, 1988), dans lesquelles les acteurs qui agissent au nom de ces institutions auraient intégré ces règles (Hart, 1961).

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2.3 . Éclairages sur les politiques sociales et environnementales

2.3.1. La situation de l’enseignement supérieur : entre démocratisation et mondialisation

Jean-Michel BLANQUER

L’état de l’éducation et de l’enseignement supérieur dans un pays ou dans une région est très significatif de la situation de développement du territoire considéré. C’est un indicateur du niveau d’excellence de l’économie, de sa capacité à innover et à se renouveler en permanence. C’est aussi un indicateur de la situation sociale, du point de vue de la nature des inégalités et de la situation de la mobilité. Les deux dimensions, économique et sociale, peuvent être disjointes mais elles interfèrent évidemment et convergent en une dimension politique et culturelle qui est à la fois aux fondements et à l’aboutissement des performances du système scolaire et universitaire.

Dans le cas de l’Amérique latine, la situation présente, pour être comprise, suppose un détour par l’histoire qui a façonné les modèles actuels et conditionne encore leur articulation avec le reste du monde.

La tradition universitaire latino-américaine est extrêmement forte puisqu’elle se présente aux origines comme un prolongement naturel des premières institutions universitaires européennes du Moyen Age. La première université du continent fut créée en 1539 à Saint-Domingue, un siècle avant Harvard (1636). Elle prit le nom de Saint Thomas d’Aquin. Le substrat académique latino-américain est très comparable à celui de l’Europe, notamment l’Europe catholique et latine. Sa trajectoire recoupe de ce fait la question de la sécularisation avec des évolutions très différentes d’un pays à l’autre. Au cours de la période coloniale, les universités sont à la fois catholiques et publiques puisque l’Église et l’État se confondent, sauf dans le cas du Brésil qui aborde le 19e siècle sans institution universitaire, ce qui le conduira à suivre son chemin propre, très inspiré par le système français post-révolutionnaire et impérial.

La sécularisation qui suit l’indépendance connaît des traductions distinctes selon les pays. Elle aboutit souvent à une distinction entre établissements religieux et secteur public, comme au Chili, avec des universités catholiques qui gardent un grand prestige, comme au Pérou ou en Colombie. Elle conduit aussi à la naissance d’un secteur privé non confessionnel qui entre en concurrence avec les deux précédents et qui peut être lucratif ou non lucratif. On a donc quatre grandes catégories qui s’affirment avec le temps : privé non confessionnel lucratif ; privé non confessionnel non lucratif ;

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privé confessionnel non lucratif ; public. Les questions de qualité et de soutenabilité des modèles nationaux sont étroitement dépendantes de la proportion de ces diffé-rentes catégories et de la nature du financement public.

Le modèle universitaire public tel qu’il se développe à partir du 19e siècle conduit à une approche très tournée vers l’enseignement plus que vers la recherche (Ribeiro Durham, 1996). Les universités se développent par la fédération de facultés à visée professionnelle : médecine, droit, ingénierie notamment. De plus, les universités jouent un rôle encore plus politique que scientifique au sein de leurs sociétés res-pectives : elles sont le foyer d’élites désireuses de promouvoir le changement social par la mobilisation de la jeunesse. La politisation de la vie académique peut ainsi atteindre un haut degré.

La situation générale des universités en Amérique latine peut dès lors être comparée à celle des régimes politiques nationaux : de très grandes différences mais un même air de famille. Pour les universités comme pour les régimes politiques, l’emprunt aux influences étrangères est important au travers du temps : Espagne, France, Angleterre, Allemagne, États-Unis en particulier. Mais suite à des décennies de réformes et d’évolutions, des modèles particuliers ont pu voir le jour : sur le plan de l’éducation supérieure, « les politiques publiques semblent consister en une version différente pour chaque pays mais à partir d’un même répertoire d’alternatives » (ibid. p.10).

Si l’on veut résumer la trajectoire historique de la région en la matière, l’analyse conduit à distinguer trois grandes périodes de la question universitaire latino-américaine depuis les indépendances. Chacune de ces périodes correspond à un grand paradigme que l’on peut identifier et qui laisse une trace notable permettant de distinguer les pays selon leur rapport à ce paradigme.

Une première période correspond pour l’essentiel au 19e siècle. L’enjeu majeur est, comme on l’a vu, celui de la sécularisation, et le paysage universitaire évoluera différemment d’un pays à l’autre selon le traitement de cette question. À un bout du spectre, se trouvent des pays comme la Colombie qui attendra 1935 pour voir émerger la première université publique laïque, ou le Chili où s’institutionnalise un système dual avec financement public des universités catholiques. À l’autre bout du spectre, se trouvent des pays comme le Mexique ou l’Argentine, où l’on a assisté à une quasi-disparition de l’université catholique telle que conçue pendant la période coloniale. Le paradigme est donc celui de la sécularisation-républicanisation.

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La deuxième période débute en 1918 avec l’appel de Cordoba [ 108 ] qui a un impact dans l’ensemble de la région et qui fixe les grands principes de la modernisation démocratique que les étudiants réclamaient lors de cette grande protestation universitaire argentine : autonomie, accessibilité, scientificité, démocratisation des instances. Cette période, qui correspond à l’essentiel du 20e, est caractérisée par la prédominance du paradigme démocratique, qui inclut à la fois la question de l’ouverture sociale et les thématiques de la gouvernance des universités et de leur participation à la modernisation. Le paradigme dominant pour ce deuxième âge est celui de la démocratisation-modernisation.

Une troisième période, amorcée dans les années 1990, correspond aux grands enjeux du 21e siècle. On assiste en effet, au cours des années 1980 et 1990, comme conséquence en partie du retour à la démocratie des pays concernés, à une vague de réformes qui parachèvent la deuxième période et ouvrent la voie à la nouvelle ère. En effet, ces réformes consacrent la démocratisation universitaire au sens où elles valident l’ouverture, en cours depuis plusieurs décennies, par le secteur public et/ou le secteur privé. Mais surtout, elles commencent à prendre en considération les enjeux de l’insertion internationale et ses conséquences, qui se traduisent par une impulsion nécessaire de la recherche (par des agences, le plus souvent), la garantie de la qualité, ainsi que l’élaboration de standards. Un enjeu clé de cette nouvelle période est celui de la régulation, par l’évaluation qui a elle-même une dimension nationale et inter-nationale. Le paradigme dominant est donc la régulation-internationalisation.

[ 108 ] En 1918, les étudiants de l’Université nationale de Cordoba, au cœur d’une Argentine en pleine transition démocratique, font un appel à la grève étudiante pour réclamer d’importantes réformes universitaires. Ce mouvement réformiste se propage très rapidement dans le reste du pays et ailleurs en Amérique latine.

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C’est cette nouvelle configuration que nous allons étudier, en prenant en compte, les deux « âges » précédents pour saisir à la fois les grandes tendances à l’œuvre et les différences entre pays.

Pour bien évaluer la situation, nous pouvons partir d’un constat tel qu’il apparaît à partir des classements internationaux, en s’interrogeant sur les grands facteurs qui conditionnent la vie des universités contemporaines (organisation, finances, qualité) (I). Mais il faut regarder aussi des déterminants plus profonds du côté des enjeux en amont (la question du système scolaire) et en aval (la question de l’internationalisation) des universités (II) pour voir dans quelle mesure les universités latino-américaines sont en mesure de correspondre au nouveau statut mondial de la région.

Distribution des inscriptions par niveaux et par secteur, dans les aires urbaines de 12 pays latino-américains, 2006

Tableau 1

Source : Pereyra, A. (2006), La fragmentación de la oferta educativa: la educación pública vs. La educación privada, SITEAL, p. 5.

Public Privé Public Privé Public Privé Public Privé Public Privé

Niveau initial Niveau primaire Niveau secondaire Sous total de base

Niveau supérieur/université

Argentine 67 33 75 25 77,1 22,9 76 24 77,2 22,8

Bolivie 82,7 17,3 86,3 13,7 84,8 15,2 85,6 14,4 64,8 35,2

Brésil – – 85,7 14,3 84,5 15,5 84,9 15,1 25,8 74,2

Colombie 62,3 37,7 74,1 25,9 71,4 28,6 72,7 27,3 34,9 65,1

Chili 51,3 48,7 47,3 52,7 48,1 51,9 47,8 52,2 0 100

Équateur 61,4 38,6 67,1 32,9 68,1 31,9 67,6 32,4 56,7 43,3

Salvador 65,8 34,2 74,7 25,3 70,9 29,1 73,2 26,8 36,6 63,4

Guatemala 58,7 41,3 75,6 24,4 40,2 59,8 62,9 37,1 53,4 46,6

Honduras 79,1 20,9 86,2 13,8 73,7 26,3 80,8 19,2 75,5 24,5

Mexique 82,6 17,4 90,4 9,6 85,8 14,2 88,4 11,6 70,3 29,7

Nicaragua 74,9 25,1 82,9 17,1 69,4 30,6 77,1 22,9 33,6 66,4

Paraguay 76,3 23,7 74,5 25,5 71,3 28,7 73,1 26,9 41,2 58,8

Total 71,8 28,2 82,9 17,1 80,7 19,3 81,7 18,3 45,4 54,6

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La qualité de l’enseignement face au défi de la démocratisation

La lecture brute des classements internationaux donne une vision assez négative des performances des universités latino-américaines. Le classement dit de Shanghai (Academic Ranking of World Universities) ne place que dix universités latino-américaines parmi les cinq cents meilleures du monde et aucune parmi les cent meilleures, en 2012, comme en 2013 (Malamud, 2013). Seules trois universités figurent parmi les deux cents premières en 2013 (l’Université de São Paulo [USP], l’Université Autonome du Mexique [UNAM] et l’Université de Buenos Aires [UBA]) et les sept autres présentes dans les trois cents suivantes sont brésiliennes ou chiliennes. La vision donnée par le « Time Higher Education World University Rankings » n’est pas meilleure : pour 2012-2013, on ne trouve que deux universités latino-américaines dans les trois cents premières (toutes deux brésiliennes), une colombienne et une mexicaine dans les deux cents suivantes.

Note : ces données incluent l'ensemble des étudiants du postsecondaire (CITE 4,5 et 6).Source : Altbach, P.G., L. Reusberg et L.E. Rumbley 2009), Évolutions de l’enseignement supérieur au niveau mondial : vers une révolution du monde universitaire, Rapport d’orientation pour la Conférence mondiale de l’Unesco sur l’enseignement supérieur, UNESCO, p.8.

80 %

70 %

60 %

50 %

40 %

30 %

20 %

10 %

0 %

2000 2007

Monde

Afrique su

bsaharie

nne

Asie du Sud et d

e l'Ouest

États

arabes

Asie de l'E

st et P

acifique

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le

Amériq

ue latin

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Europe centra

le et orie

ntale

Amériq

ue du Nord

et Euro

pe occidenta

le

Taux brut de scolarisation dans l'enseignement supérieur par région géographique, 2000 et 2007

1Graphique

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Les critères utilisés pour ces classements peuvent évidemment être critiqués et mis en perspective (UNAM, 2012). Les universités latino-américaines soulignent en particulier que ces classements sont conçus sur le modèle anglo-saxon, privilégient les publications en anglais, offrent peu de garanties d’objectivité (quant au poids des différents critères en particulier) et ne peuvent rendre compte de la complexité de la réalité universitaire ni de l’utilité sociale concrète d’une université qui ne peut se mesurer en éléments simples. Ces critiques sont fondées mais il n’en demeure pas moins que les classements indiquent en partie le degré de qualité scientifique et d’intégration internationale des universités et que les pays d’Amérique latine semblent distancés par d’autres pays émergents (notamment asiatiques).

En outre, ces classements permettent de distinguer plusieurs groupes de pays au sein de l’Amérique latine au regard du degré d’insertion internationale de leur système universitaire. On voit en effet clairement émerger cinq pays en tête de tous les classements : l’Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie et le Mexique.

Les vingt-deux premières universités latino-américaines dans le classement QS [ 109 ]

appartiennent à l’un de ces cinq pays. Les critères retenus dans un tel classement sont : la recherche, l’enseignement, l’employabilité des diplômés, les infrastructures et services, l’internationalisation, l’innovation, l’impact sur le territoire, l’ouverture sociale. Même si les biais sont multiples, il est évident que l’on voit se dessiner au moins deux Amériques latines sous l’angle de l’insertion dans la mondialisation que ces classements traduisent.

Or, comme ces classements accordent beaucoup d’importance à la recherche, il est permis d’en déduire que ces pays sont ceux qui ont le plus contribué au renforcement de la présence latino-américaine dans la vie scientifique mondiale au cours des quinze dernières années. L’Amérique latine est en effet la région du monde qui a connu la plus forte progression de sa présence dans les publications scientifiques au cours de cette période [ 110 ]. Entre 1995 et 2009, le nombre d’articles parus dans les revues scientifiques a été multiplié par 3,6 pour le Brésil et 3,8 pour la Colombie. Ce chiffre a doublé pour le Chili et le Mexique.

[ 109 ] L’entreprise anglaise Quacquarelli Symonds (QS), qui se spécialise dans l’éducation supérieure et les programmes d’études à l’étranger, publie tous les ans son classement des universités QS. http://www.topuniversities.com/university-rankings[ 110 ] Simon Marginson, « Global University Rankings: The strategic issues », conférence magistrale lors du colloque « Las Universidades Latinoamericanas ante los Rankings Internacionales: Impactos, Alcances y Límites », Université nationale autonome du Mexique, México, 18 mai 2012, 17 p. http://www.encuentro-rankings.unam.mx/Documentos/ConferenciaMagistralMarginsontexto.pdf

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A SAVOIR2. L’état et les politiques publiques

273 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

La région n’est donc pas en train d’accumuler du retard. Sous l’angle de la recherche, elle serait plutôt dans une situation d’amélioration relative de sa position. Mais cela est le fait d’un petit groupe de pays et d’universités.

Ce phénomène n’est pas très étonnant et se retrouve dans d’autres régions du monde. Les classements révèlent et produisent un découplage entre une élite d’institutions universitaires qui entrent dans une compétition mondiale et le reste des établissements. Il n’en demeure pas moins que ces derniers peuvent entretenir l’excellence pédagogique et scientifique. Il y a donc un phénomène de découplage aussi au sein de ce second groupe entre ceux qui répondent à des critères de qualité définis nationalement et les autres, correspondant soit à un secteur public en voie de paupérisation, soit à un secteur privé saisissant l’opportunité d’une augmentation de la demande mais sans aucun souci de qualité. Le train des universités latino-américaines peut donc être décrit comme ayant trois classes : une première classe internationalisée où la recherche existe à un haut niveau ; une deuxième classe répondant à des critères de qualité nationaux et jouant un rôle de formation essentiel ; une troisième classe échappant à une véritable régulation, significative des risques de dégradation de la qualité en période de massification de l’enseignement supérieur.

L’enjeu pour les États est donc de réussir à susciter des « champions nationaux » capables d’entrer dans la première catégorie et de réguler le système pour que la deuxième catégorie soit plus importante que la troisième. Cela renvoie donc à la fois à des questions de mobilisation de moyens publics et privés pour soutenir la croissance de la recherche et de l’enseignement supérieur, mais aussi au développement de mécanismes de régulation permettant de canaliser l’initiative privée et de garantir la qualité du secteur public.

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274[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Distribution des étudiants du niveau supérieur/universitaire selon le secteur de gestion de l'établissement éducatif auquel ils assistent. Zones urbaines en Amérique latine, 15 pays, circa 2009

1Graphique

Source : SITEAL – Sistema de información de tendencias educativas en América Latina (enquêtes menées auprès des ménages), Cobertura relativa de la educación publica y privada en América Latina, Rapport, septembre 2011.

Secteur privé Secteur public

Argentin

e

Bolivie

ColombieChili

El Salvador

Honduras

NicaraguaPéro

uBré

sil

Costa Rica

Rép. Dominicaine

Guatemala

Mexique

Paraguay

Uruguay

0,268

0,732 0,704 0,231 0,483 0,449 0,423 0,367 0,616 0,636 0,648 0,336 0,315 0,394 0,845

0,296 0,769 0,517 0,551 1

0

0,577 0,633 0,384 0,364 0,352 0,664 0,665 0,6060,155

Taux de scolarisation dans les établissements privésTableau 2

>35<60 %>35<60 %>10<35 %0-10 %

Pays en développement Cuba, Égypte, Inde, Brésil, Afrique du Sud Kenya Malaisie Indonésie

Pays développés Allemagne, Hongrie, (aucun) Japon, Nouvelle-Zélande États-Unis République de Corée

Source : Altbach, P.G., L. Reusberg et L.E. Rumbley 2009), Évolutions de l’enseignement supérieur au niveau mondial : vers une révolution du monde universitaire, Rapport d’orientation pour la Conférence mondiale de l’Unesco sur l’enseignement supérieur, UNESCO.

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275 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

Les systèmes universitaires latino-américains doivent gérer plusieurs paramètres à la fois issus des enjeux de la démocratisation-modernisation et de la régulation-internationalisation. La massification a conduit à passer de 270 000 étudiants en 1950 à environ 10 millions aujourd’hui. Cela remet en cause le fonctionnement des institutions universitaires façonnées sur d’anciens modèles (phase de sécularisation-républicanisation) et dans un contexte où les États ne peuvent assumer seuls les moyens financiers qu’une telle croissance suppose. On a donc simultanément un défi organisationnel, un défi financier et un défi de qualité scientifique et pédagogique.

Sur le plan organisationnel, de nombreuses réformes ont été adoptées pour modifier la structure des systèmes universitaires en tenant compte des nouveaux critères du management public, mais aussi de modèles étrangers plus efficients. Dans les années 1990, de nouvelles méthodes d’assignation de ressources ont émergé, permettant de passer d’un système d’allocation automatique à un système d’allocation conditionnée, par le mécanisme de contrats avec l’État ou d’appels d’offres (Garcia Guadilla,1996). Cette évolution méthodologique n’a pas eu lieu uniformément et les dispositifs anciens perdurent dans plusieurs pays, notamment pour éviter des troubles politiques, par exemple en Argentine. On a assisté aussi parfois à une consécration constitutionnelle des grands principes d’organisation de l’enseignement supérieur, comme au Brésil avec l’article 206 de la loi de 1988 qui oblige l’État à garantir des standards de qualité (Costa, 2011). Ces dispositions constitutionnelles sont généralement prolongées par la loi. Ainsi, toujours au Brésil, la loi sur l’éducation de 1996 précise la responsa-bilité de l’État d’« assurer l’existence d’un système d’évaluation des institutions d’enseignement supérieur, en lien avec les États fédérés ». Le droit consacre donc dans la plupart des États un rôle d’évaluation et de régulation de la puissance publique. Cela se traduit par l’existence d’institutions en charge de l’évaluation (par exemple la Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nivel Superior [CAPES], au Brésil), ainsi que d’institutions fonctionnant comme des agences de moyens pour irriguer la recherche selon des priorités définies au niveau national (par exemple le Consejo Nacional de Ciencia y Tecnología du Mexique [CONACYT]).

Ce rôle est d’autant plus accentué que, sur le plan financier, l’État n’est plus en situation d’assumer seul la croissance des coûts générés par un enseignement supérieur de masse. L’Amérique latine se trouve en difficulté pour suivre la course internationale en la matière. Le Chili réussit à consacrer 2,5 % de son PIB à l’enseignement supérieur (2,6 % pour les États-Unis), mais le Mexique et l’Argentine, par exemple, restent autour de 1,4 %. Pour affronter cela, plusieurs pays se sont reposés sur une croissance très forte du secteur privé qui accueille parfois plus de 50 % des étudiants, comme au Brésil, au Chili, en Colombie ou en République dominicaine. Les nouveaux coûts

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276[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

sont donc assumés davantage par les entreprises s’agissant de la recherche et par les familles s’agissant de l’enseignement, au travers de droits d’inscription élevés, associés à des formules de bourses et d’emprunts, sur le modèle des États-Unis. La viabilité de ce modèle pose question (y compris aux États-Unis), a fortiori en cas de conjoncture économique difficile. Une part des protestations de la population brésilienne en 2013 peut s’expliquer par l’inquiétude des nouvelles classes moyennes face à ce modèle et à ses conséquences pour les capacités financières des jeunes. De même, les protestations étudiantes au Chili ont trouvé une cause importante dans la croissance des droits d’inscription, y compris dans le secteur public. La recherche de nouveaux moyens, par-delà ceux de l’État et des collectivités publiques, en ayant

Étapes de l’Éducation supérieure en Amérique latine

Modèle Éducation Supérieure

Modèle Politique Objectifs Politiques Instrument

Première réforme :

Autonomie et co-gouvernement

Modèle monopolistique

Deuxième réforme :

Marchandisation Modèle dual publique – privé

Troisième réforme :

Internalisation

Modèle ternaire

(publique /privé – international)

Logique publique

Lutte pour l’autonomie

Diversification

Logique privée

Lutte pour la liberté de marché

Restrictions à l’éducation publique

Logique nationale défensive

Systèmes de surveillance de la qualité

Associations de rectorats

Nouveau rôle de l’État

Recherche de fonds

État Éducateur

Concurrence pour les étudiants

Liberté de l’enseignement

Recherche de régulations publiques nationales et internationales

Augmentation du taux de scolarisation

L’éducation comme un bien publique international

Luttes politiques

Alliances avec les étudiants et les partis politiques

Compétitivité basée sur la publicité et la différentiation de la qualité – prix

Alliances internationales

Éducation transfrontalière

Études de troisième cycle

Nouvelle compétition internationale

Source : UNESCO/IESALC (2006), Informe sobre la Educación superior en América Latina y el Caribe 2000-2005, La metamorfosis de la educación superior, p. 12.

Tableau 3

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277 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

recours aux ressources des familles ou des entreprises est une tendance mondiale qui semble s’imposer progressivement à une partie de l’Amérique latine. Le cas du Venezuela, avec des investissements publics massifs, n’est pas particulièrement convaincant puisqu’il s’est accompagné d’une polarisation politique de la vie uni-versitaire qui n’a pas été synonyme de progrès qualitatif pour le système dans son ensemble. La consécration par la Constitution de l’autonomie des universités n’a guère été respectée ni dans la lettre ni dans l’esprit. Néanmoins, les programmes de bourses, notamment pour des doctorats à l’étranger, au Venezuela comme au Brésil, correspondent à des investissements à long terme qui commencent à porter leurs premiers fruits (augmentation du pourcentage de professeurs titulaires de doctorats, augmentation des publications, développement des partenariats). Par ailleurs, l’ensemble des considérations sur les difficultés des finances publiques à assumer la croissance de l’enseignement supérieur et de la recherche ne doit pas occulter le fait que, symé-triquement, ce domaine, considéré d’un point de vue économique, est un de ceux qui connaissent la plus forte expansion (due à la progression importante du nombre d’étudiants). Ainsi, au Brésil, en 2012 l’enseignement supérieur, en tant que secteur économique, est l’un des plus dynamiques, par sa croissance [ 111 ].

Le paysage financier est donc très contrasté : difficulté de certains États à assumer la montée en puissance du secteur, mais capacité d’autres à engager des efforts financiers massifs, notamment du fait de ressources issues des matières premières ; impécuniosité publique dans certains cas, mais couplée avec un développement d’un secteur privé « rentable » de l’enseignement supérieur dans d’autres.

Derrière ces questions se pose aussi le problème de l’équité, car il est démontré que l’allocation indifférenciée des ressources produit des inégalités dans la mesure où elle bénéficie d’abord aux couches les plus hautes de la société (Carlson, 1992). De même, les grands choix institutionnels peuvent déboucher sur des conséquences paradoxales. Par exemple, au Brésil, l’enseignement scolaire privé bénéficie d’un plus grand prestige que celui délivré dans le secteur public, alors que la situation s’inverse pour l’enseignement supérieur du fait du haut niveau de sélectivité des institutions publiques les plus réputées. Les enfants des classes favorisées fréquenteront donc le plus souvent les écoles privées qui leur permettront ensuite d’être les premiers bénéficiaires des moyens publics investis dans les universités dans lesquelles ils seront admis (Blanquer et Trindade, 2000).

[ 111 ] Ce qui se voit tant par le développement du nombre d’étudiants que par la multiplication des établissements : augmentation du nombre d’établissements de près de 300 % en vingt ans. On compte ainsi plus de 2 500 universités publiques et privées, dont la moitié dans la région Sud-Est (São Paulo, Minas Gerais, Rio de Janeiro, Espírito Santo).

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Enfin, la question qualitative se retrouve à la croisée des questions organisationnelle et financière. Les systèmes d’accréditation sont supposés garantir un standard de base et les politiques publiques poussent à une amélioration générale de la qualité. Mais ces systèmes ont été élaborés difficilement et rapidement. Au Chili, la Commission nationale d’accréditation (CNA), organisme public et autonome, est en charge, depuis 2006, de vérifier la qualité des institutions et des programmes. Les organismes de ce type sont nécessaires dans une logique de régulation, mais ils ne sont pas à l’abri de dysfonctionnements (par exemple la corruption à l’origine d’un scandale politique dans le cas chilien [ 112 ] ). Le Brésil a su préserver une certaine qualité des universités publiques les plus prestigieuses en pratiquant la sélection et en les dotant de moyens importants. De leur côté, les gigantesques universités publiques mexicaines et argen-tines, qui ont absorbé les vagues d’ouverture à de nouveaux publics, voient coexister des phénomènes négatifs (crises de gouvernance à répétition, qualité scientifique très hétérogène) et positifs (présence de l’UNAM et de l’UBA aux deuxième et troisième rangs latino-américains dans le classement de Shanghai, masse critique suffisante pour une recherche de qualité ayant une visibilité internationale). Enfin, des pays de petite taille sont capables de développer de grandes universités publiques qui réussissent leur modernisation et leur insertion internationale, comme l’Universidad de Costa Rica (UCR) ou l’Université de la République en Uruguay.

Enfin, la question qualitative peut mener à des politiques publiques visant à augmenter le niveau général des professeurs. L’illustration la plus forte en la matière est constituée par les grands programmes de bourses à l’étranger développés par des pays comme dans les cas déjà mentionnés du Brésil et du Venezuela, mais aussi dans les cas du Pérou ou de l’Équateur à la faveur d’une certaine prospérité nouvelle des finances publiques permise par la croissance des années 2000. Plus généralement, cela passe aussi par la définition de standards quant au niveau d’études et de qualification des professeurs dans les institutions accréditées.

Les États sont donc actuellement à la recherche de meilleures voies de mobilisation de ressources, à la fois publiques et privées, ainsi que des mécanismes de régulation garantissant la qualité des institutions mais servant aussi des objectifs stratégiques clairement définis. Si les réussites sont inégales d’un pays à l’autre, on doit aussi consi-dérer que le jeu de ces paramètres n’est pas suffisant. C’est l’ensemble de l’écosystème

[ 112 ] « Beyer llama a corregir ley tras conocerse investigación por asesorías incompatibles de la CNA », La Tercera, 25 juillet 2012. http://www.latercera.com/noticia/educacion/2012/07/657-474106-9-ministro-beyer-pide-corregir-ley- tras-conocerse-asesorias-incompatibles-en-la.shtml

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académique qui doit être pensé structurellement dans le contexte de la mondialisation pour arriver à une amélioration générale du niveau d’études de la population et de la capacité de recherche des pays.

La démocratisation face au défi de l’internationalisation

Un système scolaire vecteur d’inégalités

Un facteur important de développement du système universitaire est la qualité du système scolaire qui lui sert de substrat. Le système scolaire et le système universitaire sont d’ailleurs en interaction, en raison notamment du rôle joué par les universités dans la formation des professeurs et, de façon plus générale, dans la diffusion des connaissances. Dans certains pays, comme le Mexique, l’université peut avoir une responsabilité localement vis-à-vis de l’enseignement secondaire de son territoire.

La problématique de l’inégalité territoriale se reflète, en Amérique latine comme ailleurs, dans la question de l’inégalité scolaire. Les très forts contrastes sociaux d’un quartier à l’autre se traduisent par des différences de niveau entre les écoles au sein des villes, et entre les écoles urbaines et les écoles rurales [ 113 ]. Comme pour le système universitaire, la question scolaire renvoie au rôle joué par l’Église au sein des différents pays et aux processus de sécularisation. De plus, indépendamment de l’Église, on a vu se développer, comme pour les universités, un marché de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire qui peut nuire au déploiement des politiques publiques. Le cas de Haïti est emblématique d’une situation où l’État peine à mener une politique scolaire face à la multiplicité d’acteurs privés de qualités très diverses. À une autre extrémité, le cas du Brésil est significatif d’une situation où l’enseignement scolaire privé semble présenter plus de garanties de qualité.

D’après les conclusions d’un nouveau rapport de la Banque mondiale (2007) – Raising Student Learning in Latin America: The Challenge of the 21st Century (Relever le niveau de l’éducation scolaire en Amérique latine : le défi du 21e siècle) – la qualité de l’éducation dans les pays d’Amérique latine et des Caraïbes pourrait avoir une plus grande influence sur la croissance économique que le nombre d’années d’instruction. C’est pourquoi l’amélioration des méthodes d’apprentissage constitue le plus grand défi qui se pose aujourd’hui à cette région sur le plan éducatif. Le rapport indique également que, dans leur effort d’assurer des taux de scolarisation universelle, de

[ 113 ] Voir le tableau en page 3 de Duarde, J., M. Soledad Bos, M. Moreno (2010), « Enseñan mejor las escuelas privadas en América latina ? – Estudio comparativo usando los resultados del SERCE », Nota técnica #5, Banque interaméricaine de développement, Division sur l’éducation, février.

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nombreux pays de la région ont négligé d’autres objectifs tels que l’amélioration de la qualité de l’enseignement. En outre, ils obtiennent les résultats les plus bas dans les évaluations internationales des compétences scolaires, avec une grande proportion d’élèves au-dessous du seuil minimum dans tous les sujets.

Une des conclusions les plus intéressantes du rapport concerne la disparité en matière de réussite scolaire. Sont ainsi mises en avant les inégalités flagrantes en matière d’apprentissage parmi des élèves de milieux différents, une situation très courante dans plusieurs de ces pays. Les élèves issus de minorités ou de milieux pauvres ont plutôt tendance à avoir des résultats plus bas que leurs homologues issus d’un milieu socio-économique plus élevé. Les notes obtenues dans les tests internationaux par les élèves issus de majorités ethniques et raciales dans la région sont d’ailleurs encore inférieurs à celles des élèves des pays de l’OCDE (Banque mondiale, 2007).

Un enjeu central pour chaque pays est de se doter d’un corps enseignant ayant des compétences techniques et éthiques nécessaires. Dans le Projet régional d’éducation pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Proyecto Regional de Educación para América Latina y el Caribe, [PRELAC]), en 2002, les ministres de l'Éducation ont affirmé que « Les enseignants constituent le facteur essentiel dans l’organisation et la proposition de services éducatifs ». Les politiques publiques à mettre en œuvre doivent donc garantir les conditions d’exercice qui permettent aux enseignants d’assurer leur métier de manière satisfaisante (UNESCO/OREALC 2006). Cette question ne relève pas seulement du gouvernement central, mais également de la responsabilité des universités dans la formation des maîtres.

« Dans beaucoup de pays, les professeurs constituent une catégorie de professionnels qui se conçoivent comme des exécutants de programmes et réformes définis par des “experts”. Centrés sur la transmission de connaissances dans la classe, i ls se sentent étrangers aux principaux lieux où se prennent les décisions concernant la vie scolaire et les politiques éducatives. En conséquence, ils ne se considèrent pas responsables des propositions de réforme et de leurs éventuels impacts sur la qualité des écoles et de la formation des élèves » (Robalino Campos, 2007).

L’évolution de l’enseignement secondaire a conduit au cours des récentes années à un accès plus élevé à l’enseignement supérieur (cf. le succès de programmes d’incitation sociale, comme au Brésil ou au Pérou). La faiblesse des réformes de l’enseignement scolaire n’a pas été un frein à l’augmentation en nombre des personnes en capacité de s’inscrire à l’université mais elle a joué sur la dimension qualitative. Il n’y a pas d’étanchéité entre les enjeux de l’enseignement scolaire et ceux de l’enseignement

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supérieur, comme on l’a vu dans le cas du Brésil. Les questions de démocratisation et de qualité se posent en des termes parfois comparables, avec des effets d’inter-dépendance. Il est donc important pour les États comme pour les organisations internationales d’en avoir une vision globale, en incluant les enjeux de l’enseignement technique et de la formation professionnelle.

En parallèle, on a assisté à un développement, au cours des dernières décennies, de dispositifs institutionnalisés en direction des secteurs de la jeunesse les plus fragiles, pour assurer leur employabilité. L’approche de l’enseignement technique est différente d’un pays à l’autre. Mais on note une hétérogénéité forte et une efficacité faible, faute d’une politique publique à long terme, dans la plupart des pays (CEMCA, 2013). Un problème commun majeur est celui de la très faible articulation de l’enseignement technique avec l’enseignement scolaire en général.

Les enjeux de l’internationalisation

L’internationalisation ne concerne pas que la question de l’insertion des universités latino-américaines dans la mondialisation. Elle renvoie aussi aux capacités d’interna-tionalisation des acteurs et en particulier aux capacités de projection des universités. On pourra être certain que l’Amérique latine ne se retrouvera pas dans une situation de néo-dépendance si certaines de ses universités sont capables d’avoir des politiques internationales. En d’autres termes, la région ne doit pas être seulement en situation de réception, mais en situation d’interaction avec le reste du monde.

Le cas du « Tec de Monterrey » est intéressant à ce titre (Zepeda Bustos et Rojas Martínez, 2011). En 1998, une vice-présidence des affaires internationales est créée (certaines grandes universités des États-Unis, comme Stanford, ont attendu aussi une période récente pour créer un bureau des relations internationales). Une telle création administrative a pour visée l’accomplissement de diverses fonctions : définir des normes et des politiques pour l’internationalisation, prendre des initiatives dans le domaine de la coopération internationale, suivre des alliances stratégiques, négocier et gérer les accords internationaux, contribuer à la recherche de fonds de l’université à un niveau international, assurer la promotion de l’université auprès des partenaires et des futurs étudiants, promouvoir des échanges de professeurs… Autant de fonctions qui pouvaient être considérées comme secondaires jusqu’à la fin du « deuxième âge » et qui sont devenues centrales et stratégiques dans la période actuelle. Toutes les grandes universités ont renforcé cette capacité dont l’un des aspects est d’attirer les meilleurs étudiants internationaux dans un marché désormais mondial.

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282[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Par ailleurs, l’internationalisation renvoie à la capacité des États latino-américains à développer des stratégies internationales au service de leurs universités, à l’image des progrès accomplis en Europe au travers du processus de Bologne ou des pro-grammes comme Erasmus. On est confronté sur ce point à une véritable nouvelle frontière pour les universités latino-américaines, aux niveaux régional et mondial.

Sur le plan régional, on pourrait penser que les origines communes et les similarités des universités dans la région joueraient en faveur d’une intégration aisée. Mais la tradition d’autonomie des universités a conduit à une faible prise des États sur les aspects les plus stratégiques de leur évolution en la matière. De plus, le contexte général d’intégration reste, malgré les crises européennes et les avancées latino-américaines, beaucoup plus approfondi en Europe qu’en Amérique latine. De ce fait, on n’a pas vu dans le cas de l’Amérique latine de mécanismes allant plus loin que des coordinations et des rencontres pour pousser des sujets aussi essentiels que la convergence des diplômes (comme le 3-5-8 européen), la définition de crédits com-muns pour les cours (ECTS en Europe) ou la capacité à définir des standards de qualité partagés. Des efforts ont été faits, notamment à l’échelle du Mercosur [ 114 ], et des grandes alliances se sont constituées, comme par exemple le « groupe de Montevideo » [ 115 ]. Mais cela reste limité et ne débouche en aucun cas sur de grandes politiques publiques régionales, à l’image de ce que peut être le programme Erasmus en Europe.

Le potentiel d’intégration de l’enseignement supérieur et de la recherche en Amérique latine est pourtant considérable du fait de traditions communes et de la fluidité des échanges culturels et humains entre les pays. Il ne s’est pas réalisé jusqu’à présent, ce qui contribue à la relative (mais non fatale) « périphérisation » de l’ensei-gnement supérieur et de la recherche latino-américains.

De ce point de vue, les relations de l’Amérique latine et des Caraïbes avec l’Union européenne peuvent avoir un rôle stimulant. Le succès de certains programmes de coopération par le passé, comme ALFA [ 116 ], a contribué à la fertilisation de domaines d’excellence dans la recherche. Mais surtout, les enjeux d’une certaine convergence à l’échelle mondiale (convergence et reconnaissance des diplômes, standards com-

[ 114] Par exemple, le programme « Universitarios Mercosur » qui favorise la mobilité, encouragé par l’Union européenne. http://www.universitariosmercosur.org/sitio/index.php[ 115 ] L’Association des universités du groupe de Montevideo (AUGM) a été créée en 1991 entre des universités d’Argentine, de Bolivie, du Brésil, du Chili, du Paraguay et d’Uruguay. Elle favorise la coopération de ses membres en recherche, formation et administration. http://www.grupomontevideo.edu.uy/[ 116 ] Le programme ALFA, financé par l’Union européenne, a connu trois phases et a comme principe de contribuer à l’intégration latino-américaine en soutenant des projets entre plusieurs universités d’Amérique latine et d’Europe.

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283 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

muns de qualité, développement de mécanismes internationaux de contrôle de qualité, etc.) peuvent bénéficier d’un axe renforcé de la relation Union européenne-Amérique latine-Caraïbes.

Cet enjeu a été souligné dès le premier sommet des chefs d’État et de gouvernement Union européenne-Amérique latine-Caraïbes, de Rio-de-Janeiro de 1999, qui fait droit à la notion d’« espace universitaire commun Union européenne-Amérique latine Caraïbes ». Il a été prolongé par la Déclaration de Paris de 2000 et a connu un certain renouveau avec le sommet UE-CELAC de Santiago du Chili, en janvier 2013, qui a été accompagné de l’organisation d’un sommet académique permettant de préciser les points essentiels. En près de dix ans, la perception politique de cet enjeu s’est considérablement accrue. L’ensemble des États a placé la question de l’innova-tion et de la formation au centre de leurs enjeux de développement et de croissance. Parallèlement, la relation entre les deux régions est devenue plus équilibrée ce qui conduit à des échanges plus symétriques entre systèmes universitaires.

La nouvelle place de l’Amérique latine dans la mondialisation suppose un niveau plus élevé de la région en matière d’enseignement supérieur et de recherche, la croissance économique et la croissance de ce secteur étant interdépendantes.

Les problèmes engendrés par le changement de paradigme sont appelés à durer encore : les États d’Amérique latine devront continuer à rendre compatibles des objectifs quantitatifs d’accès à l’enseignement supérieur correspondant à un progrès économique et social et des objectifs qualitatifs correspondant à un progrès économique et scientifique. Il ne s’agit pas d’une contradiction mais d’une tension dialectique qui oblige les États à entrer dans une logique de régulation pour répartir de façon efficace les ressources publiques et accompagner le dynamisme du secteur privé en assurant une garantie de qualité. L’État est donc placé dans une situation d’impulsion, de régulation, d’évaluation et de garantie.

Sa capacité à assurer ces quatre rôles est nécessaire mais pas suffisante. En effet, l’État doit non seulement travailler sur ces paramètres à court, moyen et long termes, mais aussi contribuer à une évolution structurelle à long terme de « l’écosystème académique ». Cette approche structurelle a une dimension nationale englobant la question de la participation des acteurs économiques ainsi que les défis de l’amélio-ration de la formation scolaire. Mais elle a aussi une dimension internationale qui suppose une vision politique de l’intégration régionale au service de la connaissance et de la justice sociale et une ambition, qui peut être stimulée particulièrement par les milieux académiques, d’insertion mondiale de l’Amérique latine.

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284[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

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2.3.2. Les Conditional Cash Transfer Programs (CCTP) – entre modélisation internationale et conjonctures politiques nationales [ 117 ]

Marco CEBALLOS et Bruno LAUTIER

Depuis les premières expériences au niveau local (au Brésil au milieu des années 1990) et le premier programme d’ampleur nationale en milieu rural (PROGRESA au Mexique en 1997), la popularité des CCTP [ 118 ] est allée croissant. On assiste aujourd’hui à leur multiplication et à leur extension géographique : il en existe plus d’une cinquantaine dans toute l’Amérique latine, en Asie du Sud et en Afrique orientale. Ils sont célébrés par les gouvernements nationaux qui les mettent en place, par de nombreux chercheurs qui les évaluent , et par les IFI qui les financent partiellement : la Banque mondiale en premier lieu, mais aussi le FMI et la BID.

La progression de l’idée selon laquelle la lutte contre la pauvreté devait devenir l’objectif central du développement a engendré une imbrication des différentes instances et institutions qui agissaient jusque-là de façon séparée : institutions aca-démiques, IFI (dont aussi des organismes nationaux de coopération et des banques privées), ONG (se prévalant souvent de leur appartenance à la « société civile »), bureaux de consultants. Il s’est constitué, durant la seconde moitié des années 1990, ce que nous appelons un « champ imbriqué de la gouvernance internationale », où convergent les financements, la recherche et l’expérimentation. Cette convergence est double : d’un côté, le caractère multidimensionnel de la pauvreté fait que des domaines d’intervention jusque-là séparés sont désormais reliés (alimentation, santé, crédit, éducation, etc.). D’un autre côté, ces institutions de natures différentes coo-pèrent à l’élaboration et l’évaluation de programmes de lutte contre la pauvreté, au nom d’un « consensus » (Lautier, 2011) impliquant l’exclusion de toute critique autre que technique. Les CCTP, dès la fin des années 1990, ont permis la formalisation et la popularisation de ce consensus à propos des politiques de lutte contre la pauvreté. Plusieurs éléments, que nous analysons plus bas, contribuent à asseoir cette image de succès.

D’autres aspects, moins abordés par la littérature, poussent à mettre en doute cette image d’Épinal. La popularité des CCTP semble disproportionnée quand on les confronte à leurs résultats tangibles. L’hypothèse que nous ferons est que cette

[ 117 ] Version réduite de l’article paru dans la Revue Tiers Monde n°214, 2/2013 (p.219-245), publié en hommage à Bruno Lautier, décédé en février 2013. Reprise effectuée par Élodie Brun.[ 118 ] Les « Programmes de transferts monétaires conditionnés » sont globalement connus par leur sigle en anglais, CCTP.

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popularité n’est pas tant due à l’efficacité de ces programmes (cette efficacité n’étant d’ailleurs jamais définie) qu’aux effets du processus de constitution d’un « champ imbriqué de la gouvernance internationale », sous l’hégémonie d’une coalition d’in-térêts nouvelle. Les CCTP ne sont alors pas seulement un « outil » de lutte contre la pauvreté, mais la base d’un processus de ré-articulation de toutes les politiques sociales et de reformulation de leur base idéologique dans les pays du Sud.

Une analyse détaillée de ces programmes dans quatre pays, parmi les premiers à les mettre en place et les plus importants, montre leur hétérogénéité structurelle et pousse à mettre en doute l’existence d’un unique « modèle émergent ». Malgré les similitudes, les programmes brésiliens, mexicains, chiliens et argentins sont très différents en ce qui concerne les publics touchés, les modalités des transferts moné-taires, les contreparties, et surtout la logique politique qui a conduit à leur mise en place. Tant l’héritage des programmes ciblés sur lequel i ls se bâtissent que les conjonctures politiques et économiques (crises internationales, bouleversements sociaux, voire même catastrophes naturelles) déterminent davantage l'« architecture » des CCTP spécifiques à chaque pays que l’adhésion à un « modèle » diffusé par les institutions internationales. L’étiquette générique de CCTP cache des assemblages institutionnels, discursifs et contextuels variables qui rappellent, à une autre échelle, la multiplication de programmes sociaux hyper-ciblés des années 1980 et 1990.

La popularité des CCTP

Les CCTP ont, dès l’origine, été très « populaires », au sens où ce ne sont pas seulement les gouvernements nationaux qui en font la promotion, mais, très rapidement, les institutions internationales, au premier rang desquelles la Banque mondiale. Celle-ci a joué, dès 2002, un grand rôle dans la popularisation du Programme d’éducation, de santé et d’alimentation (PROGRESA) mexicain, en diffusant les évaluations faites par l’International Food Policy Research Institute (IFPRI, 2002). Il est significatif que la Banque mondiale ait reconstruit une généalogie des CCTP, en faisant de certains programmes, surtout brésiliens (comme la Bolsa Escola, mise en place dans certaines municipalités et États fédérés du Brésil), leurs « ancêtres », alors que, lors de leur création, elle les critiquait violemment [ 119 ], probablement parce qu’ils étaient portés par des partis (et particulièrement le PT brésil ien) qu’elle qualifiait alors « d’anti-démocratiques ».

[ 119 ] Il existe des querelles de paternité sur la genèse des CCTP, et en particulier sur les expériences brésiliennes dénommées Bolsa Escola. Il semble que la première expérience soit située à Campinas en 1994 (municipalité dont le maire appartenait au Parti de la social-démocratie brésilienne [ PSDB ], parti qui porta F. H. Cardoso à la présidence la même année). En 1995, le District fédéral, gouverné par Critovam Buarque, appartenant au parti des travailleurs (PT), parti de Lula, mit en place un tel programme, suivi la même année par Marta Suplicy, maire de São Paulo, elle aussi du PT.

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La montée en puissance des CCTP

En 1997, au Mexique, est mis en place le PROGRESA. Celui-ci consiste à transférer des subsides monétaires directs aux foyers ruraux les plus pauvres, à condition qu’ils envoient les enfants à l’école et qu’ils fréquentent régulièrement les centres de santé primaire. Il s’agissait de faire face à l’impact de la crise de 1994 (l’« effet Tequila ») et d’accompagner l’entrée en vigueur de l'ALENA, mais aussi de « dé-marginaliser » les zones rurales les plus pauvres (par ailleurs à peuplement majoritairement « indigène »).

En 2000, sont publiées les premières évaluations du programme, réalisées dès 1998, et en 2002 débute une inflation de publications internationales affirmant son succès en termes d’accumulation de capital humain (augmentation de la scolarisation des enfants [ 120 ] et amélioration de la santé de base), de crédibilité théorique (parce que mobilisant une série de notions issues de la théorie des capabilities d’Amartya Sen), et administrative et financière (parce qu’il se traduit par des transferts monétaires significatifs pour les foyers pauvres au prix d’un faible coût global pour la dépense sociale). Le corpus technique et théorique « conventionnel » qui prend forme (Valencia Lomelí, 2008) sert de plate-forme pour une extension du programme en milieu urbain, dès 2002, sous le nom d’Oportunidades (Opportunités), ainsi que pour une mult ip l icat ion de programmes s imi la i res dans d’autres pays . En 2010, Oportunidades atteint une couverture de 5,5 millions de familles bénéficiaires (soit plus de 20 % de la population).

Au Brésil, le gouvernement Lula renonce, dès la fin de sa première année au pouvoir, à continuer de développer le programme phare de sa campagne, le Fome Zero, et met en œuvre à la place la Bolsa Família, un programme qui regroupe plusieurs mesures ciblées de transferts monétaires conditionnés datant pour la plupart des années 1990 [ 121 ] lors de la mise en œuvre du « Plan Réal » de stabilisation monétaire. Cette décision de regrouper plusieurs programmes et de les étendre est le produit d’une négociation entre le gouvernement et la Banque mondiale ; celle-ci accorde son appui à un mécanisme massif de distribution d’aides sociales aux pauvres à condition que soit assuré le respect de l’austérité fiscale, dont la Banque mondiale doutait, dès le début de la campagne électorale de Lula, qu’il y adhère réellement. Ce programme est donc le produit d’un compromis entre les promesses de redistribution de Lula et la pression financière internationale. En 2010, celui-ci touche 13 millions de familles bénéficiaires (soit plus du quart de la population).

[ 120 ] La théorie du capital humain suppose, pour le moins, un délai d’une génération pour qu’on puisse procéder à une vérification empirique de la croissance des revenus due à l’éducation. Clamer la « réussite » d’une politique en la matière au bout de quelques années est pour le moins prématuré.[ 121 ] La Bolsa Escola, la Bolsa alimentação, le Programme pour l’éradication du travail infantile (PETI) et l’Auxilio Gas.

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En 2002, lors de la crise sociale, économique et politique qui explose en Argentine, le gouvernement intérimaire met en œuvre un programme d’urgence qui existe toujours, le Programa Jefes et Jefas de Hogar Desocupados (PJJHD) (Programmes chefs et cheffes de foyer au chômage). Ce programme, financé initialement grâce à une ré-oriention des prêts provenant de la BID à destination d’une série de mesures ciblées datant du milieu des années 1990, consiste en un transfert monétaire mensuel à destination des foyers pauvres avec enfants, avec des personnes handicapées ou des femmes enceintes, dont le chef de famille est au chômage, et est conditionné à l’assiduité scolaire des enfants et à leur fréquentation des contrôles de santé. En 2003, le directeur général du FMI, Horst Köhler, déclare à la presse, lors d’une visite en Argentine, être l’auteur intellectuel du PJJHD (El País, 2003). Cette même année, le PJJHD commence à bénéficier de prêts de la Banque mondiale et atteint une couverture de 2,3 millions de foyers bénéficiaires (plus d’un quart des foyers pauvres, et plus de 17 % de la population de l’Argentine). En 2004, apparaît un programme com-plémentaire, Familias, dont le but est d’absorber les bénéficiaires du PJJHD consi-dérés comme inemployables (notamment les femmes au foyer avec enfants et les personnes âgées sans ressources). Depuis 2004, le transfert de bénéficiaires du PJJHD vers Familias a été continu, en partie du fait de l’amélioration de la situation de l’emploi et, à l’inverse, de la paupérisation des personnes âgées (en 2009, le PJJHD comptait 620 000 bénéficiaires, contre 3 120 000 personnes fin 2009 pour Familias, soit 39 % de la population pauvre). En novembre 2009, a été mis en place le programme Asignacion Universal por Hijo para Proteccion Social (AUH). Ce plan de distribution d’allocations aux familles avec enfants complète Familias, et présente le même type de conditionnalités que la Bolsa Familia, mais offre des allocations fixes plus élevées (94 USD par famille chaque mois). Lors de la mise en place de l’AUH, l’administration gouvernementale prévoyait une baisse de 60 % de l’indigence du fait de cette allocation.

Au Chili , le programme Chile Solidario (Chili solidaire) apparaît en 2002 comme complément du plan Puente (Pont). Ce dernier avait été créé en 2001 pour favoriser l’accès à des programmes ciblés, datant des années 1980 pour la plupart, des personnes en situation de pauvreté extrême qui n’étaient pas en mesure d’accéder aux politiques sociales. L’apparition de ce programme est liée à la crise asiatique de 1997-1998 qui s’est traduite par une augmentation du taux de pauvreté extrême et par l’arrêt de la diminution du taux de pauvreté « simple », qui ne cessait de baisser depuis 1990. Le Puente-Chile Solidario – le seul parmi les programmes que nous étudions ici à imposer une durée limite de perception des allocations, de cinq ans – atteint en 2008 une couverture cumulée de 333 000 familles (soit 6,8 % de la population) et de 200 000 familles bénéficiaires une année donnée, en moyenne.

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Le faible coût des CCTP

En matière de politique sociale, les réformes et ajustements structurels mis en place à partir des années 1980 (en ce qui concerne le Chili et le Mexique) et 1990 (pour l’Argentine et le Brésil) se traduisent par des privatisations totales ou partielles de la sécurité sociale (retraites et assurances), et par une réorientation de l’action publique vers le ciblage des pauvres et pauvres extrêmes. Ceci explique en partie la chute relative de la dépense sociale dans la région dans les années 1980 et sa lente augmentation dans les années 1990 (Lautier, 2012b) [ 122 ]. Les réformes libérales des politiques sociales en Amérique latine durant les années 1980 et le début des années 1990 reposaient, au-delà de l’appel à suivre l’exemplarité du cas chilien, sur deux arguments idéolo-giques : d’une part, une vision fantasmatique de la surenchère des politiques sociales, caractéristique de l’État de compromis développementiste latino-américain, et, d’autre part, la production de l’image-repoussoir de la supposée dépendance économique des assistés envers la sécurité sociale, qui serait à l’origine de la crise de l’État social européen. Partant de ces deux idées simplistes sur la crise politique de la fin des années 1960 en Amérique latine et sur la crise financière de la sécurité sociale en Europe, les politiques sociales dans la région se sont redéployées autour des CCTP. Ceci avec pour principal défi celui d’étendre leur couverture, en rompant avec le caractère ciblé des politiques des années 1990, qui se sont révélées inefficaces, mais tout en évitant que cela n’entraîne une trop forte hausse de la dépense sociale publique. Les CCTP ne devaient pas non plus se retrouver au cœur de controverses politiques.

Ce que montre le programme mexicain « Oportunidades », c’est la possibilité de concevoir des programmes à grande échelle, non pas universels mais proches de l’idée de ciblage large ou d’universalisation restreinte (Ceballos et Lautier, 2007), et impliquant de faibles coûts globaux. Le fait de privilégier les transferts monétaires directs, plutôt que le développement de services sociaux, réduit les coûts de fonc-tionnement, les investissements en infrastructures [ 123 ] et l’appareil bureaucratique, le gros des ressources étant consacré aux allocations. Le niveau de ces dernières est d’ailleurs fixé assez bas, pour faire en sorte qu’elles ne constituent pas un revenu de substitution, mais un complément, afin de ne pas « altérer » le marché du travail . Ceci rend ces programmes « compatibles avec la logique de marché », comme le soulignent les inventeurs du PROGRESA (Levy et Rodríguez, 2005, cité dans Valencia Lomelí , 2008, p. 503). Cela devait empêcher une politisation du social en limitant

[ 122 ] Pour des données harmonisées sur les dépenses sociales en Amérique latine, voir les publications annuelles du « Panorama Social de America Latina » de la CEPAL, disponibles sur : http://www.eclac.cl/publicaciones/ [ 123 ] Ce qui sera la base des premières (et rares) critiques du programme, dès 2005-2006, dénonçant les files d’attente dans des cliniques mal équipées, la sur-occupation des salles de classe, etc.

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sa fonction redistributive et en fixant le niveau des allocations à partir de normes « techniques », insensibles à des revendications catégorielles.

Les transferts de la Bolsa Família sont les plus élevés parmi les CCTP évoqués ici, mais aussi ceux qui connaissent les réajustements les plus significatifs et dont les condi-tionnalités sont les plus souples. En 2011, une famille pauvre brésilienne, en additionnant les transferts de base et les transferts variables, selon le nombre d’enfants, peut avoir droit à une allocation maximale mensuelle de 73 USD , tandis qu’une famille extrême-ment pauvre peut prétendre à une allocation de 111 USD. À l’opposé, le Chile Solidario est le CCTP qui verse les allocations les plus faibles et dont les réajustements sont les moins significatifs. En 2010, ces transferts monétaires directs, décroissants selon l’ancienneté de la participation au programme, varient entre 28 USD et 14 USD par mois. Le PROGRESA-Oportunidades est le programme dont les conditionnalités sont les plus sévères. Tous les six mois, les responsables des familles bénéficiaires doivent déposer, auprès des bureaux du programme, des certificats émis par les institutions de santé et par les établissements scolaires attestant le suivi médical à jour et l’assi-duité scolaire des enfants. Les transferts du PROGRESA-Oportunidades sont multiples (bourses scolaires, acquisition de matériel scolaire, aide à la dépense en énergie, à la dépense alimentaire, aux personnes âgées, aux enfants en bas âge) et sont plafonnés à 66 USD par mois pour les familles avec des enfants scolarisés dans le primaire et à 106 USD par mois pour les familles avec des enfants dans le secondaire. En Argentine, les transferts du PJJHD sont fixes pour toutes les familles bénéficiaires (41 USD par mois en 2010), tandis que les transferts du programme Familias sont variables selon le nombre d’enfants et plafonnés à 130 USD par mois.

En termes globaux, entre 2008 et 2009, ces programmes représentent une dépense sociale publique allant de 0,21 % du PIB à 0,56 % du PIB : 0,39 % du PIB pour la Bolsa Família, 0,54 % du PIB pour ce qui est du PJJHD, 0,38 % du PIB pour le programme Familias argentin, 0,21 % du PIB pour ce qui est du programme Chile Solidario et 0,56 % du PIB pour le PROGRESA-Oportunidades. Comparé à la dépense sociale publique totale dans ces pays, qui varie entre 25 % du PIB (Argentine et Brésil) et 13 % (Chili et Mexique), l’impact des CCTP sur la dépense sociale est très marginal et leur popularité internationale est donc très disproportionnée : ils représentent une forme de politique sociale à couverture massive qui ne modifie pas significativement la structure de la dépense sociale des pays.

Bon ciblage et gestion

Les évaluations de ces programmes ont relevé qu’une de leurs principales caracté-ristiques était l’efficacité de leur « ciblage » des populations pauvres. Un rapport

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largement diffusé par la Banque mondiale souligne par exemple que la Bolsa Familia est un programme « extrêmement bien ciblé » (Lindert et al., 2007, p. 46), notant en particulier que le quartile de revenus le plus pauvre recevait 80 % des aides, et que 85 % des 20 % versés indûment (the leakages) allaient au quartile suivant. L’autre aspect du mauvais « ciblage », c’est-à-dire la proportion des familles pauvres ne recevant pas la Bolsa Familia, n’est abordé qu’en quatre lignes (ibid, p. 47). La chasse aux « faux pauvres » domine les préoccupations, même s’il est mentionné que « tous les leakages ne proviennent pas de la fraude » (ibid., note 78), les fraudes intention-nelles étant estimées à 7 % du total des bénéficiaires (ibid., p. 74).

Ces résultats sont rendus possibles par la mise en place de systèmes informatisés d’enregistrement des bénéficiaires sociaux, dits Systèmes d’information sociale (SIS), développés dans la plupart des cas grâce au financement et au soutien technique de la Banque mondiale. Les SIS unifient les bases de données des bénéficiaires produites par les administrations locales, de façon à maintenir un contrôle strict des bénéfi-ciaires et à repérer ceux qui cumulent des transferts provenant de plusieurs pro-grammes incompatibles entre eux. C’est, dans certains cas, une condition imposée par les IFI pour continuer de recevoir des prêts destinés au financement de ces pro-grammes. Le cas emblématique à ce propos est celui du Brésil où, en moins de deux ans, a été mis en place le Cadastro Único pour repérer les destinataires potentiels de la Bolsa Família. Ce cadastre est un argument « technique » invoqué par ceux qui plaident actuellement pour la fusion de la Bolsa Familia et du salaire minimum légal (Benefício de Prestação Continuada [BPC]), puisque cela garantirait l’élimination des cumuls d’allocations [ 124 ].

La popularité des CCTP est également basée sur cette caractéristique : leur tendance, plus ou moins réussie, à centraliser la gestion de l’information concernant les béné-ficiaires sociaux, ainsi que l’attribution des prestations. Ceci empêche, en principe, les allocations clientélistes et le versement de subsides à de « faux pauvres ». Il y a néanmoins une tendance à la « présidentialisation » des CCTP. Lors des processus électoraux, ceux-ci sont identifiés aux présidents qui les mettent en place et les développent.

[ 124 ] Les obstacles sont surtout politiques. En effet, le BPC (Bénéfice de prestation continue) alloue aux personnes âgées sans ressources ou handicapées des prestations (un salaire minimum par personne) beaucoup plus élevées que la Bolsa Familia. Mais il est difficile de le réformer, puisque la loi qui l’a créé en 1993 a un statut constitu- tionnel. Le coût du BPC était, fin 2010, de 0,46 % du PIB touchant 3,3 millions de personnes, contre 0,37 % pour la Bolsa Familia en touchant 11 millions.

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Réduction de la pauvreté

Dès les premières années, la Banque mondiale affirme que les CCTP sont à l’origine de la réduction de la pauvreté observée dans la région à partir des années 2002 et 2003 (Banque mondiale, 2005). Certes, la corrélation est avérée. Mais reste à déterminer le sens de la causalité : sont-ce ces programmes qui expliquent la chute de la pauvreté, ou l’amélioration de la conjoncture économique qui permet à la fois l’apparition de ces programmes et la baisse de la pauvreté ?

Les évaluations des CCTP disponibles mettent en avant l’impact immédiat de ces programmes sur les revenus des familles bénéficiaires et sur leur consommation (Fiszbein et Schady, 2009). Toutefois, d’autres études relativisent ces affirmations (Damon et al., 2009). L’une d’elles compare au Brésil, au Chili et au Mexique, l’impact des transferts monétaires sur la distribution des revenus. Elle montre que le travail est la principale source de revenus des ménages (entre 73 % et 86 % de leurs revenus en proviennent), tandis que les transferts monétaires sont la source la moins importante (entre 0,01 % et 0,55 % de leurs revenus en 2004). Cette étude montre que l’indice de Gini concernant les inégalités de revenus a baissé significativement au Brésil et au Mexique (de 0,027 point) et très faiblement au Chili (de 0,001 point) entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000. On souligne, à ce sujet, que la baisse de l’indice de Gini au Brésil et au Mexique « est due à plusieurs autres raisons que les transferts » (Soares et al., 2007 ; voir aussi Medeiros et al. , 2008), même si ces programmes sont à l’origine d’un cinquième à un quart de la réduction des inégalités au Brésil entre 1995 et 2004 (Soares, 2006).

Au Brésil, dès le début des années 2000, il a été montré que les facteurs macroécono-miques et démographiques expliquent l’essentiel de la diminution de la pauvreté et de la pauvreté extrême, et que les programmes sociaux redistributifs ont un impact marginal en matière de diminution de la pauvreté « simple », mais réel en ce qui concerne la pauvreté « extrême » (Barros et al., 2001). Cette relativisation de l’impact des CCTP se renforce à la fin des années 2000, où la baisse du taux de pauvreté est d’abord due à la hausse du salaire minimum et à la hausse du degré de formalité de l’emploi (Lautier, 2011). Et, même s’ils ont pour effet de réduire globalement les inégalités, cette diminution est minime [ 125 ].

[ 125 ] Selon Rocha (2011), l’impact des transferts d’argent – dont la Bolsa Familia représente environ la moitié – sur l’indice de Gini n’est que de 0,3 %. Cela est essentiellement dû au faible poids de ces transferts dans le revenu global (1,7 %). Néanmoins, ce rôle de diminution des inégalités est plus sensible (environ le double) dans les zones rurales et au Nordeste.

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La popularité des CCTP s’explique davantage par le contexte dans lequel ils ont été appliqués que par leur impact direct sur les inégalités et la pauvreté. La réduction de celles-ci durant les décennies 1990 et 2000, liée à des facteurs macroéconomiques (exception faite de la période de récession économique produite par la crise asiatique entre 1998 et 2002), a permis leur légitimation et favorisé leur massification et leur multiplication.

« Capital humain » et conditionnalités

L’impact indéniable des CCTP se situe dans un autre domaine : celui des engagements et obligations des bénéficiaires quant à leur utilisation des services sociaux primaires. Les transferts monétaires sont conditionnés, différemment selon les pays, à la fréquen-tation régulière de l’école et des établissements de santé primaire par les enfants. L’obligation de suivre des visites médicales concerne aussi les femmes enceintes ou venant d’accoucher. Dans certains pays comme le Chili, ces contreparties sont plus nombreuses et détaillées : des travailleurs sociaux attachés aux « bureaux de soutien familial » des administrations municipales rendent visite régulièrement [ 126 ] aux foyers bénéficiaires. Le refus de ces visites de la part des « bénéficiaires » est un motif d’exclusion du plan Puente – Chile Solidario. Un « plan de travail » est élaboré, portant sur des « conditions minimales de qualité de vie » (au nombre de 59 au départ, 80 actuellement) [ 127 ], que le chef de famille s’engage contractuellement à atteindre dans les deux ans. Ce n’est pas la réalisation des conditions qui est jugée par les travailleurs sociaux, mais les efforts dans cette direction. Ces « conditions », ou du moins l’éva-luation de leur réalisation, sont extrêmement intrusives dans la vie privée ; certaines concernent le suivi des conditions d’hygiène des ménages, de l’alimentation des familles, des dépenses familiales, des rapports mère-enfant, femme-conjoint, etc.

Le programme mexicain Oportunidades marque une différence importante par rapport aux autres programmes : le respect des contreparties agit comme une condi-tionnalité stricte pour le maintien des bénéficiaires dans le programme et inclut – par exemple en ce qui concerne les contrôles de santé – non seulement les enfants et les femmes enceintes, mais la totalité des membres des foyers, les hommes adultes, les personnes âgées, etc.

[ 126 ] Une fois par semaine au début du programme, puis la périodicité baisse, jusqu’à atteindre une visite tous les trois mois à la fin de cette phase du programme de deux ans.[ 127 ] Celles-ci portent sur des domaines très variés : la santé, la régularisation de l’état civil, l’éducation, l’habitabilité du foyer, la « qualité » de la vie familiale, l’activation des chômeurs, etc.

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Comme nous l’avons noté plus haut, l’objectif affiché est de promouvoir l’accumulation de capital humain chez les pauvres (à travers des améliorations en matière d’éducation, de santé et d’alimentation), censée leur permettre de sortir du « cercle vicieux de la pauvreté » à l’horizon d’une génération. Tous les programmes affirment que si les pauvres améliorent leurs performances dans ces domaines, ils s’adapteront mieux aux exigences du marché du travail et pourront même devenir des micro-entrepreneurs ; mais aucun n’a réussi à le démontrer jusqu’à présent. Cela ne signifie pas pour autant que ce discours ne soit qu’une rhétorique creuse. La participation à ces programmes peut provoquer, à court-moyen terme, une transformation de certains comportements : adaptation à des normes administratives, apprentissage de règles sanitaires et alimen-taires, etc. [ 128 ]. Autrement dit, même si les effets en termes de « capital humain » stricto sensu (c’est-à-dire une hausse de la productivité et des revenus) sont très hypothétiques, des améliorations en termes de bien-être sont cependant probables.

Les CCTP ont un impact avéré sur la demande, en hausse, en matière de services sociaux et de consommation des foyers extrêmement pauvres, mais cela ne se traduit pas pour autant par une amélioration de l’offre sociale publique en termes de qualité de l’éducation, de l’apprentissage scolaire, de l’acquisition par les mères de connaissances en matière de santé et de reproduction. Parfois, comme c’est le cas dans certaines zones rurales du Mexique, on assiste même à une dégradation qualitative : classes surchargées, files d’attente interminables devant les centres de santé (Valencia Lomelí, 2008).

Pour résumer, la popularité des CCTP est fondée sur leur compatibilité avec les politiques d’austérité fiscale, leur conformité à des modèles efficaces de gestion administrative et des présupposés affirmés mais non avérés, voire totalement improbables, en ce qui concerne leur impact supposé en termes de réduction de la pauvreté et d’accumulation de capitaux humains comme mécanismes d’autonomisa-tion économique des pauvres. Trois autres dimensions de l’impact de ces programmes, que nous évoquons maintenant très brièvement, sont minimisées par la littérature.

[ 128 ] Bien que cet aspect soit peu étudié, comme le notent Glassman et al. (2007), « les évaluations sur l’impact des CCT fournissent des preuves sans équivoque sur l’incitation des composantes financières à une augmenta- tion de l’utilisation des services clés de la part des pauvres, [mais] les études ne prêtent pas une attention suffisante à leur impact sur les comportements, les attitudes et les prises de décision des unités familiales concernant leur santé ou concernant la façon dont les facteurs contribuent à produire un impact sur les résultats » (p. 1).

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1. Effets d’exclusion

Malgré la massification de la couverture des CCTP, de nombreux pauvres n’y ont pas accès. Le cas du PJJHD argentin est emblématique à ce sujet. Ce programme proclame son « universalisation » dans le but « d’assurer un revenu minimal mensuel à toutes les familles argentines » (Gobierno Nacional de la República Argentina, 2002). Il se présente alors comme instaurant un droit social plutôt que comme un dispositif assistantiel. Mais de nombreuses familles en sont exclues : celles des chômeurs sans enfants, des ayants droit qui ne se sont pas inscrits durant la brève période de recen-sement, des ayants droit qui ont été refusés sans explication, des personnes qui perdent leur emploi postérieurement à la clôture des registres, et les familles des travailleurs pauvres (Ceballos, 2009). Ces cas d’exclusion sont difficiles à chiffrer (probablement plusieurs centaines de milliers). La mise en œuvre du programme Familias, qui prend le relais du PJJHD pour les bénéficiaires qualifiés d’inemployables, n’a pas été l’occasion d’une réouverture des registres d’inscription (mais d’un transfert de bénéficiaires d’un programme à l’autre), ce qui a fait perdurer les restrictions de couverture.

Un phénomène semblable s’est produit au Mexique : le programme Oportunidades cible les populations « à risque », soit les familles avec enfants et avec des personnes âgées, et, de ce fait, exclut les adultes pauvres sans charges familiales. Par ail leurs, le programme requiert pour son fonctionnement que les localités où il est mis en place disposent de services de santé primaire et d’établissements scolaires, pour que puissent être respectées les conditionnalités. De sorte que certaines commu-nautés rurales ne disposant pas de ces services ne peuvent être concernées par le programme [ 129 ]. Enfin, les mécanismes d’extension de la couverture du programme Oportunidades, basés sur une technique de cartographie sociale qui agit sélectivement, tendent à exclure en milieu urbain, où la pauvreté est plus dispersée qu’en milieu rural, les familles pauvres et extrêmement pauvres habitant dans des zones où vivent des populations appartenant à la classe moyenne (Fiszbein et Schady, 2009).

Au Brésil, en revanche, l’universalité restreinte de la Bolsa Família est bien plus réelle qu’ailleurs : le programme couvre effectivement, sur la totalité du territoire, les familles ayant un revenu per capita mensuel inférieur à 80 USD (chiffres de 2011), celui-ci étant le seul critère de sélection pris en considération. Très peu de pauvres des zones « riches » touchent la Bolsa Familia. Cela ne résulte pas d’un phénomène d’exclusion,

[ 129 ] Cette « double peine» est un peu paradoxale si l’on se rappelle que l’objectif initial de Progresa était la « démarginalisation » des zones les plus pauvres et les plus à l’écart des politiques publiques.

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mais du fait que, avec l’existence de 24 seuils de pauvreté différents selon les États et les zones rurales/urbaines, un « pauvre » de São Paulo, par exemple, a toutes les chances de se retrouver au-dessus de ce seuil de 80 USD [ 130 ].

À l’opposé, le Puente-Chile Solidario est le plus restreint des programmes, ne couvrant que la population considérée comme extrêmement pauvre, selon des critères assez variables dans le temps : dans un premier temps (entre 2002 et 2008), il se fonde sur un calcul des revenus totaux des familles (y compris les différents transferts monétaires dont elles peuvent bénéficier). Par la suite, la détermination des bénéficiaires repose sur un calcul complexe, qui combine un éventail large de variables concernant la vulnérabilité des familles (les revenus mais aussi les charges sociales, la composition familiale, les caractéristiques du logement, etc.). L’opacité de ces critères d’attribution est très grande (sauf, peut-être, pour les experts en statistiques du ministère com-pétent), De fait, l’accès au programme relève, pour les bénéficiaires, d’une question de chance ou de hasard (Rojas, 2012).

2. Femmes au foyer

Les CCTP reposent sur les femmes au foyer, qui perçoivent les aides à destination des familles. Il s’agit de promouvoir une perspective de genre autour de l’idée d’ap-propriation sociale (« social empowerment ») des femmes. Etre les destinataires des transferts monétaires leur permet de gagner en autonomie, puisqu’elles disposent ainsi d’un budget propre. Partant de la constatation de la responsabilité des femmes dans la gestion des économies domestiques, et de leur inclination à privilégier les besoins des enfants et la dépense alimentaire du ménage (c’est-à-dire leur formation culturelle et historique aux affaires de l’« oikos »), les programmes cherchent, par le biais des conditionnalités et contreparties, à les faire agir dans le sens d’une trans-formation du fonctionnement des économies familiales, et d’une promotion de la scolarisation des enfants et de leur accès aux systèmes de santé primaire. De sorte que les femmes deviennent les responsables de l’accomplissement des conditionnalités assignées aux familles. Les mères, grands-mères, tantes ou belles-mères responsables des enfants sont les agents des transformations de la rationalité des décisions des familles pauvres privilégiés par les CCTP [ 131 ] ; elles sont rendues responsables du respect des contreparties par les membres de leur famille et de la bonne gestion des ressources familiales.

[ 130 ] Cela a pour conséquence que la Bolsa familia a un effet réel en matière de diminution des écarts inter- régionaux de revenus (Rocha, 2011).[ 131 ] C’est bien « la femme », dans son essence, et pas seulement la mère, qui est parée de ces qualités intrinsèques.

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Cette correspondance entre le rôle assigné aux femmes, et la rhétorique et les modalités pratiques de ces politiques a été mise en lumière et dénoncée à de multiples reprises (Molyneux, 2007). Les femmes, plus que les hommes, seraient capables d’effectuer des calculs rationnels en termes d’accumulation de capital humain. Les familles pauvres, et notamment les mères, seraient ainsi susceptibles de percevoir les bénéfices sociaux et économiques à moyen et à long terme d’une accumulation de capital humain par leurs enfants, et d’intérioriser une rationalité d’investissement progressif qui dépasse l’ immédiateté de l’accomplissement des conditionnalités. Mais la perspective de genre de ces programmes est alors sujette à caution. Au lieu de favoriser une émancipation féminine, par exemple en facilitant l’accès des femmes au marché du travail, les CCTP renforcent leur rôle de femmes au foyer [ 132 ], parfois explicitement, comme dans le cas des programmes argentins PJJHD-Familias qui considèrent les femmes pauvres avec trois enfants ou plus comme inemployables et les dispensent de l’obligation de recherche d’emploi.

3. Manque d’autonomisation économique

Une question qui se pose aux responsables des programmes est celle de la « porte de sortie » : comment faire en sorte que les familles bénéficiaires des CCTP ne deviennent pas dépendantes des transferts monétaires et s’appuient sur ces pro-grammes pour activer des mécanismes d’autonomisation économique ? La réponse est censée résider dans leur insertion sur le marché du travail. Mais, paradoxalement, ces programmes n’ont aucun impact sur l’emploi ni sur l’employabilité des bénéficiaires, et les pays qui les mettent en place se caractérisent par une dérégulation du travail, rendant très difficile la mise en œuvre des mécanismes en faveur de l’emploi des personnes considérées par les employeurs comme les moins compétitives (en termes de formation, notamment). Certains programmes, comme le Puente-Chile Solidario, sans résoudre cette question, limitent a priori la participation au programme à une durée de cinq ans, non renouvelable, indépendamment des résultats obtenus. Des programmes de micro-crédits productifs sont mis en œuvre, mais ne concernent qu’une part très réduite des bénéficiaires qui sortent (« diplômés ») du Chile Solidario, et les résultats sont très décevants en ce qui concerne la capacité entrepreneuriale des pauvres. À l’opposé, la Bolsa Família ne fixe pas de durée limite a priori et son renouvellement n’est pas lié à l’obtention d’emplois de la part des membres des familles (d’ailleurs, la majorité des foyers bénéficiaires comportent au moins un adulte

[ 132 ] Depuis peu, la CEPAL dénonce, elle-aussi, le fait que les CCTP « renforcent le rôle soignant des femmes » et « augmentent leur temps de travail non rémunéré » (CEPAL, 2013, pp. 62-63).

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qui dispose d’un travail rémunéré), mais conditionné au seuil de revenu familial per capita. Très peu de familles connaissent une mobilité socio-économique qui leur permettrait de dépasser le plafond de ressources et les ferait sortir du programme. Le PROGRESA-Oportunidades mexicain ne définit pas de durée déterminée pour le programme, mais exclut les foyers dont les enfants atteignent leur majorité ou achèvent leur scolarité. En Argentine, les bénéficiaires du PJJHD cessent de toucher l’allocation lorsque l’adulte responsable du foyer trouve un emploi ; ceci ne vaut pas pour le programme Famílias qui définit ses bénéficiaires par leur « inemployabilité ».

Ces programmes n’arrivent donc pas à engendrer des processus continus de pro-motion économique des pauvres, parce qu’ils ne transforment pas les conditions structurelles qui expliquent la pauvreté. Néanmoins, au Brésil, on constate que la régularité des transferts et leur durée indéterminée permettent aux familles pauvres d’accéder à certaines formes de consommation à crédit : le secteur marchand voit dans les bénéficiaires de la Bolsa Família des consommateurs avec une capacité d’endettement réelle. Par ailleurs, la bancarisation des transferts (en Argentine, au Brésil et au Mexique, les paiements se font par le biais de cartes bancaires à puce) leur permet de disposer de documents attestant la régularité de leurs revenus pro-venant des CCTP, documents qui sont nécessaires à l’obtention de crédits à la consommation ou à l’achat à crédit. On ne dispose pas d’études permettant de faire le lien entre l’accès aux crédits de différentes natures et une amélioration durable des conditions économiques de pauvres. On ne peut donc conclure que les CCTP conduisent à une autonomisation économique des pauvres, mais on peut penser qu’ils entraînent tout au plus une amélioration ponctuelle de leur consommation, en particulier pour certains biens durables acquis à crédit.

L’hétérogénéité des programmes

La caractérisation sommaire des CCTP dans quatre pays d’Amérique latine, que nous proposons ci-dessus, permet de voir combien ces programmes, malgré une étiquette commune, sont hétérogènes, même s’ils paraissent semblables dans leurs grandes lignes. Chaque programme définit différemment son public et ses critères de sélection, la durée de participation, les montants transférés, la nature des conditionnalités ou des contreparties, les « portes de sortie », la population couverte et les modalités d’extension, les prestations complémentaires, etc. Et chacun a sa logique particulière.

Deux types de facteurs sous-tendent cette différenciation. D’une part, les processus nationaux de construction et de transformation institutionnelle, qui expliquent les institutions sociales dans chaque pays, sont très divers, et produisent des CCTP hété-rogènes. D’autre part, les conjonctures économiques et sociales sont diverses, et

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sont abordées de façons différentes. Cela donne lieu, en conséquence, à des dispositifs sociaux particuliers à chaque pays.

Héritage institutionnel

L’innovation en matière de politique sociale ne peut être comprise comme un phé-nomène qui met à plat les institutions et les dispositifs préexistants. Chaque pays construit ses programmes de transferts monétaires conditionnés sur la base d’un héritage institutionnel différent, et les caractéristiques de chaque programme sont donc très liées à ces héritages.

Au Brésil, la Bolsa Família résulte d’une fédéralisation de programmes ciblés de transferts monétaires à forte conditionnalité, notamment en matière de scolarisation des enfants, développés dans les années 1990. Mais elle était aussi censée être une étape dans la mise en place d’un droit citoyen à un revenu minimal [ 133 ]. De plus, fin 1993, le Brésil a mis en place un revenu non conditionnel, indexé sur le salaire minimum légal, le BPC, à destination des personnes âgées et des personnes handicapées qui ne disposent pas d’un droit contributif à la protection sociale, ce qui complétait l’alignement des retraites non-contributives des anciens paysans sur le salaire minimum, décidé en 1991. La pauvreté des « vieux » approche statistiquement de zéro, ceux-ci ne sont donc pas concernés par les CCTP.

Une autre conséquence de ce dispositif institutionnel est le rôle central joué par le salaire minimum. Celui-ci détermine le seuil d’accès à la Bolsa familia, mais aussi le montant des retraites rurales et du BPC. Une forte hausse du salaire minimum (telle qu’elle a eu lieu durant le second mandat de Lula) a, outre ses effets sur le marché du travail, une très forte incidence sur le niveau des transferts sociaux.

En Argentine, le PJJHD, créé en 2002, cible les familles dont le chef de foyer est au chômage, dans le contexte de la crise économique profonde qui explose en 2001, se traduisant par une hausse spectaculaire du chômage et de la pauvreté. Ce programme remplace, à une plus large échelle, les « plans d’emploi » qui se succèdent depuis le retour de la démocratie sous le gouvernement d’Alfonsín dans la deuxième moitié des années 1980 et pendant les deux gouvernements de Menem (les plans A trabajar,

[ 133 ] Le 15 décembre 2003, le Congrès national brésilien a voté une loi instituant la Renda Basica de Cidadania (promulguée le 8 janvier 2004) : tout citoyen brésilien (ou résident étranger depuis plus de cinq ans) a, quelle que soit sa « condition socio-économique », le droit de percevoir un revenu « de base ». Le sénateur Suplicy, qui avait déposé des projets en ce sens depuis 1991, s’est félicité à plusieurs reprises de ce que le Brésil soit le premier pays du monde à instaurer un tel « revenu de citoyenneté ». La Bolsa familia, mise en place cinq mois avant, avait été présentée comme une étape dans le développement de la Renda Basica de Cidadania. Les références à cette dernière ont peu à peu disparu.

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[« Au travail »]). Il est dans la continuité de ces plans : la répartition des emplois créés s’opère en concertation avec les syndicats et, dans le contexte des bouleversements survenus en 2001, les représentants des « piqueteros » (les membres des piquets de grève) sont également associés. Le PJJHD est le seul, parmi les CCTP comparés ici, à fonctionner sous la houlette du ministère du Travail.

Le programme mexicain a ses racines dans deux programmes mixtes développés dès la fin des années 1980, PRONASOL et PROCAMPO, qui attribuaient des allocations et des aides alimentaires et monétaires aux communautés rurales affectées par la contre-réforme agraire du président Salinas de Gortari. Le scénario s’est complexifié au début des années 1990 : avec l’entrée du Mexique dans l’ALENA, sa petite et moyenne agriculture ont été vivement concurrencées par les agricultures du Canada et des États-Unis. La crise de 1994, qui s’étend dans le pays, est très profonde. On assiste également à l’émergence d’un soulèvement armé dans les régions indiennes les plus pauvres, particulièrement au Chiapas, début 1994. C’est ce faisceau d’événements qui entraîne la mise en place du PROGRESA en 1997, à destination des familles rurales pauvres (et non des communautés agraires).

Le programme Puente-Chile Solidario, malgré le très faible montant de sa compo-sante monétaire et le réseau d’accompagnement familial qu’il déploie par le biais des municipalités, est considéré comme la « porte d’entrée » vers le « système de protection sociale » pour les pauvres. L’inscription au programme donne aux familles l’accès à d’autres subsides et allocations à des titres divers, ciblés sur les pauvres et créés durant la dictature militaire pour compenser les effets sociaux des réformes structurelles et du démantèlement de l’État social chilien. Les plus anciens datent de la fin des années 1970 : les pensions d’assistance sociale pour les personnes âgées et handicapées (appelées pensions assistantielles [PASIS] jusqu’en 2008, pensions basiques solidaires [PBS] ensuite, l’allocation à la consommation d’eau potable et des services d'égouts subside à l'eau potable [SAP], l’allocation aux familles avec enfants, Subside unique familial [SUF]). Le programme coordonne l’accès de ses bénéficiaires à une offre assistantielle diversifiée mais néanmoins très restreinte.

Chaque pays construit, à partir d’une architecture institutionnelle nationale et selon les représentations collectives du social qui prévalent du fait de son histoire, des programmes de CCTP qui diffèrent les uns des autres. En Argentine, c’est le registre du travail salarié et le corporatisme d’État qui expliquent les modalités de fonction-nement du PJJHD. Au Brésil, la Bolsa Família se veut un projet de citoyenneté sociale centré sur des revenus complémentaires pour les familles, complétant un ensemble d’autres prestations monétaires. Au Mexique, le plan Oportunidades garde une

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logique de promotion alimentaire, scolaire et sanitaire. Et, au Chili, le Chile Solidario s’entend comme le lieu d’articulation d’une offre subsidiaire visant des groupes spécifiques. Mais ce sont aussi les conjonctures et les choix pour les affronter qui expliquent ces programmes.

Conjonctures politiques et économiques

Le programme argentin ne peut être compris sans prendre en compte le contexte, en 2002, de recomposition des appuis politiques liée aux négociations internes sur les budgets des États, sur fond de négociation de la dette externe. La contention sociale est un objectif de premier ordre, et les IFI poussent le gouvernement à déve-lopper un programme qui court-circuite l’administration des États fédérés et qui permette de maintenir un contrôle sur la dépense publique.

Le Brésil met en œuvre les premières expériences de CCTP lors de la dévaluation du Cruzeiro (et de la création du Réal) en 1994, conçues comme politique d’anticipation des effets sociaux attendus de cette dévaluation. L’argumentaire, à l’époque, accorde une grande importance à la question du travail des enfants et aux risques d’augmentation de celui-ci sur fond de récession économique. D’où le fait que le premier programme de CCTP, la Bolsa Escola, donne une place centrale, dans ses conditionnalités, à l’assi-duité scolaire des enfants.

Au Chili, le contexte post-crise asiatique de 1998 et la hausse de la pauvreté extrême poussent le gouvernement à revoir sa stratégie de réduction de la pauvreté et à mettre en place un CCTP ciblé sur les pauvres extrêmes. À l’origine, le Chile Solidario devait durer cinq ans, jusqu’en 2007, le temps jugé nécessaire pour « éradiquer la pauvreté extrême ». Le programme a été reconduit pour une durée indéterminée et a servi, lors de la crise de 2008, à distribuer des bons annuels aux 40 % des familles les plus pauvres du pays pour les aider à faire face à la récession économique. Lors du tremblement de terre de 2010, le programme a de nouveau été utilisé. De la même manière, au Mexique, le PROGRESA-Oportunidades a créé de nouvelles allocations, à partir 2007, pour faire face à la hausse internationale des prix de l’énergie et des aliments. Elles viennent s’ajouter aux allocations existantes.

Malgré l’étiquette commune de CCTP, ces programmes sont donc fort différents les uns des autres, en raison des héritages institutionnels et des conjonctures qu’ils affrontent. Ils héritent tous de programmes préexistants, adaptés à des contextes critiques spécifiques. La question est alors de savoir comment cette diversité a été mise au second plan et cette étiquette commune associée à l’idée de best practice mise en avant.

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La diffusion de « modèles » internationaux

Derrière cette analyse du rôle déterminant du « champ imbriqué de la gouvernance internationale » dans la mise en place d’un « type » de politique sociale dans les pays en développement, il existe un risque important de perdre de vue des logiques natio-nales. Ce que montre l’extrême hétérogénéité des CCTP analysés précédemment, c’est que le fait d’imposer cette étiquette générique pour essayer de rendre compte d’une diversité d’expériences nationales, résulte plus d’un rapport de forces – du moins dans les deux cas mis en avant comme « exemplaires », le PROGRESA et la Bolsa Familia – et d'une appropriation-imposition par les IFI, que d’une diffusion spontanée due aux seules vertus de l’exemplarité. On se trouve alors devant cette double question, que nous évoquerons pour finir cet article : est-ce que les pays adoptent un « modèle » de politique sociale qui, progressivement, est reconnu sous l’étiquette de CCTP, où est-ce l’usage extensif de cette étiquette, pour rendre compte d’expériences nationales diverses, qui fonde sa capacité de généralisation et pousse la communauté épistémique à y inscrire un ensemble hétérogène de programmes sociaux ?

Des référentiels manqués

Ce que montrent nos travaux, c’est avant tout les différences profondes entre les programmes, qui sont dues à leurs trajectoires institutionnelles diverses ainsi qu’aux logiques conjoncturelles qui leur donnent forme (Ceballos, 2012). L’enquête de terrain menée dans les quatre pays comparés ici met, par ailleurs, en évidence un manque de consensus parmi les faiseurs de politiques publiques, autant chez les cadres haut placés dans l’administration que chez les cadres moyens.

Par des chemins divers, ce qu’une politique publique dit être sur le plan des référentiels ou des méta-récits s’éloigne considérablement de ce qu’elle devient dans les faits et du sens qu’elle acquiert auprès des fonctionnaires responsables de son déploiement. L’usage large, voire indiscriminé de l’étiquette de CCTP pour désigner un ensemble variable de programmes sociaux représente un effort a priori pour présenter une évolution commune et concertée en matière de politique sociale dans laquelle se seraient embarqués les pays d’Amérique latine et, extensivement, les pays en déve-loppement, bien plus qu’un exercice descriptif et compréhensif de classification. Entre les « idées abstraites », théorisées et transformées en récits transférables d’un pays à l’autre, et les dispositifs concrets qui voient le jour dans les pays, il existe un fossé, créé par le manque de partage des référentiels globaux entre leur production transnationale et leur mise en œuvre nationale. Cela jette le doute sur la capacité même de l’étiquette de CCTP à donner une unité à ces expériences.

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« Cas réussis » ou « best practices »

On peut dès lors se poser la question de l’existence d’un réel consensus entourant les CCTP. Peut-on parler d’un consensus lorsque les modalités de mise en œuvre et de déploiement des programmes diffèrent profondément, et surtout quand les cadres administratifs mettent en évidence l’incapacité des programmes à fonder des propositions généralisables, voire de nouveaux référentiels ? L’analyse comparative des CCTP dans la littérature tend à mettre en avant certains programmes et à souligner celles de leurs caractéristiques qui permettent de montrer une homogénéité apparente et des résultats réussis. Pour ce faire, ces analyses laissent nécessairement de côté leurs aspects critiques, et évacuent des comparaisons sur les expériences considérées comme des échecs, selon les normes véhiculées par les « théories conventionnelles ».

C’est le cas, spécifiquement, du PJJHD argentin, qui est vu comme une mauvaise pratique, tandis que les programmes brésilien, mexicain et chilien sont présentés sur la scène transnationale comme des modèles à suivre. Ces programmes sont perçus comme des cas exemplaires dans la mesure où ils sont capables de fonder une action publique cohérente avec les normes de la bonne gouvernance, où l’austérité fiscale et la dépolitisation du social sont centrales. Le PJJHD s’écarte de ces deux caracté-ristiques de fond. D’une part, ce programme a représenté, lors de sa mise en place, une dépense sociale publique croissante, et dépasse largement les seuils respectés par les autres plans (il atteint une dépense supérieure à 1,5 % du PIB en 2003). D’autre part, celui-ci devient l’axe d’un jeu politique de recomposition des liens de clien-télisme entre le gouvernement fédéral et les organisations syndicales et celles des « piqueteros ». De sorte qu’en Argentine, ce CCTP est perçu par d’importantes organisations de base, ainsi que par une partie de l’opinion publique, comme la réaffirmation d’une politisation du social, servant à alimenter la subjectivité politique des pauvres au lieu de renforcer un imaginaire dépolitisé du social. Les « best practices » représentent un exercice publicitaire, voire idéologique, servant à divulguer une image d’homogénéité et de réussite qui n’est pas en consonance avec les débats nationaux sur le social, lesquels dépassent largement les prétentions normatives des IFI dans ce domaine.

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Conclusion

La multiplication de CCTP en Amérique latine témoigne d’un effort de transfert d’un modèle international de politique sociale. La façon de faire du social n’a pu être homogénéisée. En revanche, on peut y voir une tentative pour encadrer un ensemble divers de programmes, avec des histoires institutionnelles et des logiques politiques différentes, sous une même étiquette, sans rendre compte des particularités de ces dispositifs. Bien que des processus de diffusion et de modélisation dans le champ de l’expertise soient indéniables, les CCTP et les notions, techniques et référentiels qu’ils véhiculent sont loin de représenter ce qui structure et oriente les débats et les institutions du social en Amérique latine. D’une part, chaque pays met en œuvre des dispositifs d’assistance sociale multiformes qui s’attaquent, ou du moins le prétendent, à des problèmes et des conjonctures abordés différemment. D’autre part, le social, conçu comme l’espace d’un débat légitime sur l’inclusion sociale, s’avère – tant au niveau des représentations des agents des programmes étudiés que dans les débats nationaux – avoir une étendue plus large et plus problématique que les termes restreints utilisés par les modèles de gouvernance proposés par les IFI. Les CCTP sont désormais devenus une question de vocabulaire partagé bien plus qu’une question de modèles d’action publique. Les IFI ne pilotent pas vraiment la configuration de la politique sociale en Amérique latine et ne sont pas neutres non plus. Le champ de production du social est un espace de litige que nul acteur ne saurait contrôler ou déterminer seul. Les pays mettent en place des programmes qui, dans leur version proposée sur la scène publique internationale, adhèrent au modèle des CCTP, mais qui, dans les faits, sont davantage déterminés par d’autres processus (les « architectures » héritées des années 1980 et 1990, et le climat politique interne, ainsi que les tensions sociales auxquelles les gouvernements doivent faire face). Il n’y a pas là de « ruse » des gouvernements nationaux qui « feraient semblant » de suivre les préconisations des institutions internationales pour mener, dans les faits, une autre politique. Il y a simplement le fait que le rêve de dépolitisation du social qui semble animer les promoteurs des CCTP n’est, justement, qu’un rêve.

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309 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

2.3.3. Environnement et développement François Michel Le TOURNEAU et Sébastien VELUT

La perspective d’une croissance durable et équitable conduit à aborder le thème de l’environnement en Amérique latine sous deux angles complémentaires. Le premier est celui des usages de l’environnement, pour alimenter la croissance économique, autrement dit l’exploitation des ressources naturelles dans leur diversité mais aussi dans leurs fragilités, ainsi que les impacts associés à cette exploitation et au modèle de développement qui lui est associé. Le second pose la question des enjeux sociaux des modes d’exploitation de l’environnement, depuis les conflits pour l’accès aux res-sources naturelles jusqu’aux conséquences sur les populations des transformations environnementales, en termes de santé, de risques, voire de justice environnementale. Cela amène la question des politiques de l’environnement et plus généralement de la politisation de ces questions dont se saisissent les sociétés latino-américaines.

Depuis le début du 20e siècle, le modèle de développement économique repose principalement sur les transformations des ressources naturelles, renouvelables ou non, qui ont conduit à repousser les frontières de l’exploitation, soit par l’emploi de nouvelles technologies soit par l’utilisation de nouveaux espaces – y compris les espaces maritimes. Il s’agit du principal ressort de la croissance économique, qui entraîne également une plus forte consommation de biens matériels – donc une plus forte production de déchets –, une transformation des usages du sol – notamment par l’urbanisation – et une consommation plus élevée d'énergie, généralement fossile. En face, les formes de régulation de l’environnement, qui ont progressé à partir du sommet de Rio de 1992, et les avancées réelles dans la constitution d’aires protégées ne paraissent pas suffisantes pour limiter les impacts environnementaux des activités humaines. Ainsi, la gouvernance de l’environnement, recommandée par les institutions internationales, a généralement été mise en place, mais elle ne permet pas nécessai-rement une protection efficace des milieux et des populations, surtout de celles qui sont déjà socialement vulnérables. Malgré les protestations souvent véhémentes de la société civile organisée, les grands projets d’exploitation finissent par se réaliser, avec parfois des aménagements à la marge, d’autant plus que le ralentissement actuel de la croissance a fait passer au second plan les préoccupations environnementales.

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Une transformation environnementale récente

Un continent riche et diversifié, longtemps préservé

Le sous-continent latino-américain présente un environnement remarquable par sa diversité et sa richesse biologique, comme en témoigne la présence d’une palette presque complète de milieux naturels, des plaines littorales à mangroves aux glaciers de haute montagne, en passant par les hauts plateaux des Andes et la forêt amazo-nienne. Les processus d’adaptation des formations végétales et de la faune à cette diversité, ainsi que les fluctuations relatives de ceux-ci lors de l’ère quaternaire, ont donné à l’Amérique latine une richesse biologique sans égale dans le monde. Elle regroupe à elle seule six des dix-sept pays mégadivers du monde (Brésil, Colombie, Équateur, Mexique, Pérou, Venezuela), d’après le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et détient une proportion très importante de la diversité biologique mondiale. À l’échelle régionale, plusieurs zones d’Amérique latine présentent à la fois des taux élevés d’endémisme et une rapide disparition des espèces, qui les font qualifier de « hotspots » de la biodiversité par l’ONG Conservation international [134 ] : savanes (cerrados) et forêt atlantique du Brésil, forêt tempérée humide du Chili et complexe Tumbes-Chocó-Magdalena pour l’Amérique du Sud, forêts de pins et de chênes du Mexique et de la Mésoamérique, en Amérique centrale. Le continent est enfin riche de sites particulièrement emblématiques de la biodiversité mondiale, comme les îles Galápagos (Équateur).

Cette richesse est manifeste en Amazonie, dont on sait qu’elle détient notamment 20 % des espèces d’oiseaux ou de poissons répertoriées dans le monde. Mais elle est loin de se limiter à cette immense région. Le Mexique est lui aussi un foyer de biodiversité, comprenant le plus grand nombre d’espèces de reptiles au monde, et se classant deuxième mondial en ce qui concerne le nombre d’espèces de mammifères. Outre sa biodiversité et sa richesse en milieux naturels, l’Amérique latine est un continent stratégique en ce qui concerne la question de l’eau : il représente environ un tiers des eaux continentales du monde pour seulement 14 % des terres émergées.

Cette richesse a été peu entamée jusqu’à la colonisation européenne. Mis à part dans les Andes et en Amérique centrale, les civilisations amérindiennes n’ont que peu réduit la couverture végétale, au contraire par exemple du modèle européen basé sur le défrichement des forêts et la mise en culture d’importantes surfaces. Cela ne signifie pas que ces civilisations n’ont pas transformé le milieu naturel. On dispose

[ 134 ] Un hotspot se caractérise par une grande diversité de plantes endémiques (plus de 1 500 espèces) et une forte pression humaine (plus de 70 % de la zone originale a disparu). Voir http://www.biodiversityhotspots.org.

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311 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

de traces indiquant des occupations de longue durée de certains sites et la mise en place sur ceux-ci de systèmes complexes d’irrigation ou de terrassement. Ces modes traditionnels de mise en valeur des milieux parvenaient bien souvent à respecter ces équilibres délicats : systèmes perfectionnés de culture et d’irrigation dans la haute montagne, utilisation des ressources forestières par la cueillette, etc. Longtemps considérés comme archaïques, ils font aujourd’hui l’objet d’une nouvelle considération, leur rentabilité moindre sur le court terme pouvant s’avérer bien meilleure à moyen ou long terme, car ils permettent une plus grande pérennité des capacités de produc-tion des espaces concernés et une plus grande stabilité des écosystèmes au sens large. Mieux les connaître permet de comprendre comment améliorer les méthodes actuelles d’exploitation.

Une transformation accélérée depuis la seconde moitié du 19e siècle

Le milieu naturel de l’Amérique latine a été profondément transformé à partir de la colonisation européenne. Dans un premier temps, ces transformations se sont limitées aux régions littorales ou immédiatement à proximité des zones de peuplement ou d’exploitation. Elles ont consisté en la transformation de la couverture végétale afin d’installer des productions agricoles à grande échelle (plantations de canne à sucre puis de cacao, notamment) ou bien en une destruction des milieux ou de certaines espèces du fait de l’intensité des prélèvements (cas du bois du Brésil, par exemple).

À partir de la seconde moitié du 19e siècle, les transformations sont plus massives. Elles prennent la forme de fronts pionniers agricoles qui étendent sur des surfaces très importantes de grandes monocultures : café dans le sud du Brésil, blé en Argentine. Ces fronts s’intensifient au début du 20e siècle et sont la cause des importants mou-vements migratoires entre l’Europe et l’Amérique latine.

Après la Seconde Guerre mondiale, le mouvement de transformation des espaces naturels en territoires agricoles productifs s’accélère encore avec la croissance démographique. Il touche alors l’intérieur du continent : savanes du Brésil central (cerrados), Amazonie, mais aussi, plus récemment, nord de l’Argentine, savanes du sud de la Bolivie, etc. La « déforestation », ou le changement radical de couverture végétale, est souvent la marque la plus nette de ce processus de transformation. Elle est mieux répertoriée en Amazonie que dans les autres régions, ce qui conduit parfois à sous-estimer l’impact sur les autres milieux naturels. Le résultat, à l’heure actuelle, est que des biomes entiers ont été perdus ou réduits à la portion congrue, comme la forêt atlantique au Brésil, ou bien profondément modifiés, comme la pampa argentine.

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312[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Ce recul des espaces en végétation naturelle se fait principalement sous l’effet de la poussée de l’agriculture, mais aussi de l’exploitation du bois, illégale ou non, qui se base souvent sur la sélection de peu d’espèces très rentables, aboutissant à dégrader considérablement les forêts exploitées pour un faible volume extrait.

La déforestation, qui est l’indice le plus tangible de la transformation des milieux naturels latino-américains, semble marquer le pas depuis cinq ans, en particulier en Amazonie et au Mexique. On peut y voir le résultat d’un meilleur contrôle des gou-vernements ou de la diffusion de meilleures pratiques. Mais on peut aussi corréler cette pause avec la crise économique qui touche le monde depuis 2008.

La « reforestation » enregistrée dans le continent ne compense pas cette tendance. En effet, les gains forestiers enregistrés dans certains pays correspondent généralement à l’extension de la sylviculture industrielle, qui a recours à des espèces allochtones (eucalyptus ou pins) à croissance rapide pour la fabrication de pâte à papier ou du bois d’œuvre. C’est le cas par exemple en Uruguay, où l’augmentation des superficies forestières est corrélée avec le développement des grandes usines de pâte à papier. Les « forêts » gagnées ne sont donc pas autre chose que de vastes « champs d’arbres », et elles ne jouent absolument pas le rôle attendu des milieux forestiers dans les grands équilibres environnementaux.

Par ailleurs, on note une progression de phénomènes de désertification, autrement dit une dégradation des sols qui aboutit à leur stérilisation et à la disparition de la végétation. Le processus général est assez mal documenté, malgré l’existence d’études

Évolution de l’usage des sols en Amérique latine (1990-2010)

Tableau 1

%Km2 Km2% %Km2

Surface utilisée par l'agriculture 6 735 620 29,96 6 997 750 31,12 7 293 417 32,44

Pâturages permanents 5 302 630 23,59 5 452 400 24,25 5 482 757 24,39

Forêts 10 424 620 46,37 9 930 530 44,17 9 446 662 42,02

Total 22 482 770 99,91 22 482 770 99,55 22 482 770 98,84

Source : FAOSTAT ; le total des pourcentages est légèrement inférieur à 100 du fait des arrondis et des surfaces inutilisables.

2000 20101990

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313 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

nationales. Ce sont en priorité les terres des régions semi-arides qui sont les plus menacées (Chaco, Hauts plateaux des Andes, mais aussi cerrados). Cela provient de la mise en culture sans précautions suffisantes de sols inadaptés, ou trop minces, ou sensibles à l’érosion hydrique et éolienne. Souvent abandonnés peu de temps après la mise en culture car peu rentables du fait de la perte de fertilité, ces sols sont particulièrement fragiles. Il existe généralement des aides au reboisement mais, comme nous l'avons indiqué, celles-ci consistent le plus souvent en une incitation à étendre des zones de sylviculture, ce qui ne constitue pas nécessairement un progrès.

Une perte importante de biodiversité naturelle et cultivée

La pression humaine sur le patrimoine biologique est forte. Certaines espèces sym-boliques (condor, tapir) sont menacées. Selon le PNUE, en 2006, 26 espèces animales et végétales avaient totalement disparu du fait de la déforestation amazonienne, et 644 autres ont été incorporées dans la liste des espèces menacées. Cette disparition est liée à la perte d’habitats, engendrée par la déforestation et le recul des zones humides littorales et continentales. La disposition méridienne du continent en fait une voie de migration nord-sud pour les oiseaux : la disparition de zones de repos pose alors un grave problème de conservation.

D’autre part, du fait de la standardisation des cultures et de la sélection génétique d’espèces commerciales, des menaces pèsent sur la diversité des plantes cultivées. Or, l’Amérique latine est le foyer d’origine de plusieurs espèces particulièrement répandues et qui jouent un rôle essentiel pour l’alimentation mondiale (maïs, pomme de terre, haricots, tomate, quinoa, manioc), et constituent par conséquent un réservoir essentiel de diversité génétique pour ces espèces. Dans le Rio Negro, des études montrent que les familles cultivent 8 à 35 variétés différentes de manioc. Au Mexique, la petite agriculture communautaire est le réservoir des variétés de maïs.

Or, l’extension des circuits alimentaires commerciaux concurrence les cultures locales, ce qui entraîne un appauvrissement ou une disparition de cette diversité génétique, même si des instituts travaillent spécifiquement pour assurer sa préser-vation. Certains mécanismes spécifiques ou niches de marché permettent néanmoins de freiner le phénomène. Dans les Andes, on note ainsi une reprise de la culture du quinoa, du fait de la demande spécifique des pays développés pour ce produit, qui amène à revaloriser le patrimoine agricole existant.

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314[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Les facteurs de dégradation de l’environnement

L’un des premiers moteurs de la dégradation de l’environnement en Amérique latine comme dans le reste du monde est la croissance démographique, avec le doublement de la population entre 1975 (300 millions d’habitants) et 2010 (600 millions d’habitants), et son urbanisation. Le taux d’urbanisation est passé dans la même période de 60 à 80 % soit, en valeur absolue, d’environ 180 millions d’habitants dans les villes à près de 465 millions. Il y aura, d’après les Nations unies, 500 millions d’urbains en Amérique latine en 2015 (Nations unies, 2012).

Cette croissance se traduit mécaniquement par la nécessité de produire davantage pour nourrir la population, donc par une plus forte pression sur les terres, mais aussi l’expansion des villes et la consommation de biens matériels. Toutefois, les densités moyennes sont généralement faibles si on les mesure à l’échelle des États, sauf excep-tions (Haïti, Guatemala). L’Amérique latine dispose de nombreuses réserves de terres, si bien que les principaux facteurs de transformation de l’environnement sont à imputer au développement des activités d’exportation.

L’expansion agricole

La période contemporaine se distingue par une accélération du processus de consommation d’espaces naturels à des fins d’expansion de la production agricole, particulièrement au Brésil et en Argentine. Cette expansion agraire n’est pas liée uniquement à la croissance démographique : l’enjeu n’est plus l’alimentation nationale, mais bien la production commerciale pour le marché mondial. On privilégie dès lors les flexcrops, les productions agricoles à usages multiples, qui permettent de maxi-miser les gains en fonction des demandes du marché. Le soja, par exemple, peut ainsi être transformé en tourteaux pour l’alimentation du bétail et en huile servant soit à l’alimentation, soit comme base à la fabrication du biodiesel en fonction des cours.

Brésil et Argentine sont parmi les premiers producteurs et exportateurs mondiaux de soja et de produits dérivés (huile et tourteaux). Ils sont également de grands producteurs et exportateurs d’autres céréales, de viande bovine, d’agrumes, etc. L’impact de ces productions sur le changement d’affectation des surfaces est massif. Par exemple, les surfaces cultivées en soja sont passées d’environ 22 millions à plus de 40 millions d’hectares entre le début et la fin des années 2000 pour l’ensemble de l’Amérique latine. Les modalités de cette mise en valeur sont aussi génératrices de forts impacts, puisqu’il s’agit généralement de grandes ou de moyennes exploi-tations fortement mécanisées, faisant largement appel à des produits chimiques de traitement – particulièrement le glyphosate (round up) – et à des variétés d'organismes génétiquement modifiées (OGM).

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315 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

L’Amérique latine possède deux des trois plus grands utilisateurs de semences trans-géniques du monde, avec l’Argentine (21 millions d’hectares cultivés) et le Brésil (15,8 millions d’hectares), tous deux cependant loin derrière les États-Unis (62,5 millions). Cette extension est à l’origine de nombreux conflits sociaux pour l’accès aux terres, et l ’on observe un mouvement de concentration aux mains non plus de grands propriétaires mais de multinationales (le plus souvent issues de la région), que l’on peut assimiler à un type de land-grabbing. Indépendamment de ces investissements, les dynamiques démographiques et la vitalité des agriculteurs brésiliens les conduisent à franchir les frontières : la partie orientale du Paraguay est largement occupée et exploitée par des agriculteurs brésiliens (appelés Brasiguayos) qui prolongent leurs exploitations, entraînant de la déforestation. Des phénomènes analogues se produisent dans le Nord de l’Uruguay et en Bolivie. Ils entraînent parfois des réactions violentes et xénophobes des populations locales et des gouvernements en place.

S’il est souvent cité du fait de son importance dans les transactions de produits agricoles, le Brésil est loin d’être un cas isolé. Ainsi, la stratégie chilienne d’exportations alimentaires se fait au prix d’une technification poussée et d’un recours massif aux traitements chimiques, ainsi que de fortes pressions sur les ressources en eau. L’extension dans le Sud du pays, de la salmoniculture a entraîné une grave crise sanitaire, courant 2009. En Équateur, c’est l’élevage de crevettes qui est responsable de la disparition de la mangrove dans le golfe de Guayaquil, mais fournit au pays sa première ressource d’exportation agricole, devant la banane.

Si la production de commodities agricoles est globalement responsable des change-ments dans l’usage des sols et de la rétraction des milieux naturels, une production semble cependant avoir plus d’importance que les autres : la viande bovine. Les surfaces agricoles de l’Amérique du Sud demeurent en effet très majoritairement consacrées à l’élevage extensif qui, sous l’impulsion de l’augmentation de la demande, notamment de la part de la Chine, semble être le moteur de dégradation environ-nementale le plus puissant et le plus largement répandu. L’abondance des grands espaces et la crainte d’épidémies liées aux pratiques plus intensives (comme la maladie de la vache folle en Europe) expliquent le faible recours à l’élevage en stabulation sur le sous-continent. La rentabilité de ces élevages fait que, selon la FAO, l’Amérique latine produit environ 23 % de la viande de buffle et de bovin du monde, pour 13 % de la surface mondiale.

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316[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Les infrastructures de transport

Du point de vue de la mise en valeur économique, les infrastructures de transport restent insuffisantes en Amérique latine, mais la réalisation de nouvelles jonctions pose des problèmes environnementaux lorsqu’elles affectent des milieux fragiles et peu peuplés. La route transamazonienne réalisée par le Brésil au début des années 1970 pour pénétrer l’Amazonie d’est en ouest est emblématique des grandes percées qui ont facilité le peuplement et déclenché une grande vague de déforestation.

Durant les années 1980, les réseaux routiers ont été améliorés, les pistes asphaltées, souvent grâce à des prêts de grands organismes financiers internationaux. C’est parfois l’occasion pour ces derniers de commencer à imposer le respect de normes environnementales, comme pour la route Cuiabá-Porto Velho (BR-364) au Brésil, dont l’asphaltage a été financé par la Banque mondiale en échange d’avancées sur la protection de l’environnement et celle des peuples amérindiens. La réalisation systématique d’études d’impact et la mise en place de mesures d’accompagnement est aujourd’hui exigée par les bailleurs de fonds internationaux pour la réalisation de nouvelles infrastructures, ce qui n’empêche pas pour autant les conflits.

À partir des années 1990, les routes deviennent des outils de l’intégration continentale. Elles jouent un rôle fondamental dans le développement rapide du commerce régional. La route panaméricaine est pratiquement achevée, permettant la circulation nord-sud en suivant la façade Pacifique – à l’exception d’un segment dans l’isthme de Panama.

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317 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

L’initiative I IRSA (Initiative pour l’ intégration de l’ infrastructure régionale sud-

américaine), lancée en 2000 à Brasilia, vise à coordonner les efforts nationaux et à

inciter au développement des infrastructures. Structurée en dix zones (cf. carte 1),

elle se proposait d’achever les liaisons terrestres entre le Pacifique et l’Atlantique par

plusieurs itinéraires et a été reprise par l’UNASUR et la BID comme un projet central.

Zones des projets de l’initiative IIRSA Carte 1

9 AXE DE L'AMAZONE

Quito

Caracas

Lima

La Paz Brasilia

Asunción

Santiago

BogotáGeorgetown

MontevideoBuenos Aires

ParamariboCayennne

8 AXE INTER-OCÉANIQUE CENTRAL

3 AXE DE LA VOIE FLUVIAL PARAGUAI-PANAMA

10 AXE DU BOUCLIER GUYANAIS

7 AXE MERCOSUL-CHILI

4 AXE DU CAPRICORNE

6 AXE DU SUD

5 AXE ANDIN SUD

2 AXE PÉROU-BRÉSIL- BOLIVIE

1 AXE ANDIN SUD

Source : Iniciativa para la Integración de la Infraestructura Regional Suramericana – IIRSA (2010) (www.iirsa.org).

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318[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Certains de ces chantiers ont avancé, notamment l’asphaltage de routes existantes et l’amélioration des points de passage frontaliers. D’autres axes, comme l’axe nord-andin, restent encore à l’état de projet, et ce d’autant qu’en 2010 les gouvernements se sont entendus sur une liste réduite de projets prioritaires. Quoi qu’il en soit, ces infrastructures traversent des espaces écologiquement sensibles.

En Amérique centrale, l’initiative d’intégration « Puebla Panama », allant du sud du Mexique au canal de Panama en réunissant les petits pays d’Amérique centrale, a suscité beaucoup d’oppositions, tant pour des raisons écologiques que géopolitiques. Le corridor écologique méso-américain, projet transnational visant à la protection de l’environnement en accord avec les communautés locales, tout en avançant dans le sens de l’intégration, lui a succédé. Il s’agit d’un projet qui met en avant des objectifs de conservation des milieux, mais vise également à davantage d’intégration territoriale entre le sud du Mexique et Panama.

Les impacts sur l’environnement de ces infrastructures de transport sont multiples. Ils concernent d’abord bien sûr, les perturbations directement engendrées sur des milliers de kilomètres : fragmentation des espaces écologiques, modification de l’hydrologie. Mais, ils recoupent aussi des conséquences indirectes. La présence de routes dans des espaces jusque-là inaccessibles tend en effet à favoriser une utilisation massive et non durable des ressources naturelles qui s’y trouvent, en particulier le bois. Elle entraîne aussi des vagues migratoires de paysans en quête de terres, mais aussi de grands propriétaires et d’entreprises minières.

Enfin, la construction de routes renforce le modèle de transport dominant de l’Amérique latine, où l’automobile et le camion règnent presque sans partage. Ce choix technolo-gique, réalisé dans les années 1950 sous l’influence américaine, a un impact écologique sensible du fait des émissions de CO2 , mais aussi de polluants divers et de particules, qui créent des situations critiques sur le plan de la santé publique dans les grandes métropoles comme São Paulo, Mexico ou Santiago du Chili. D’autres choix de transport seraient plus efficaces, si l’on considère les très longues distances du sous-continent, en particulier celui du chemin de fer.

Au Brésil, la réalisation d’une liaison ferroviaire rapide entre Rio de Janeiro et São Paulo (l’axe aérien le plus fréquenté du pays) est à l’étude depuis plusieurs années. Le projet ferroviaire « Nord-Sud », qui doublerait plus ou moins la route Belém-Brasil ia a également été remis à l’ordre du jour dans le Programme PAC et des tronçons sont peu à peu construits, même si leur qualité est sujette à discussion. Enfin, une nouvelle entreprise publique (Empresa de planejamento logístico – EPL) a été créée afin de coordonner les projets d’infrastructures terrestres. En Argentine, la rénovation des

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chemins de fer à grande distance, utilisés exclusivement pour le transport de mar-chandises, est une thématique récurrente, mais les projets de train rapide n’ont pas abouti.

La construction de grands barrages amène également celle de grandes lignes électriques, dont les impacts peuvent être non moins problématiques car elles imposent l’ouverture de couloirs qui forment des voies de pénétration. Le Brésil est en train de réaliser une ligne électrique pour relier les barrages d’Amazonie au réseau interconnecté, entre Manaus et Bélem, avec une ligne qui franchit l’Amazone.

Les systèmes énergétiques

Les systèmes énergétiques comptent parmi les facteurs importants des transformations environnementales, non seulement par les effets sur le climat des combustibles fossiles, mais également du fait des impacts directs de l’exploitation de l’énergie sur les régions de production. Or, la consommation d’énergie a fortement augmenté en Amérique latine, particulièrement dans les pays émergents, et cet accroissement a principalement reposé sur l’usage des ressources fossiles. L’offre d’énergie primaire est passée de 600 à 800 milliards de tonnes équivalent pétrole entre 2000 et 2010.

Le pétrole et le gaz sont les principales sources d’énergie et peuvent représenter jusqu’aux deux tiers de l’énergie primaire, avec des conséquences sur les émissions de CO2 . L’énergie hydraulique a un poids significatif au Brésil. Les autres énergies renouvelables sont encore peu importantes, à l’exception de la contribution des carburants d’origine agricole aux besoins brésiliens.

Sans retracer l’ensemble des facteurs qui expliquent ce poids des hydrocarbures, on doit souligner qu’il est très difficile de le faire diminuer. À l’exception du Chili , des Guyanes et de l’Uruguay, les pays d’Amérique latine sont producteurs d’hydrocarbures et ont connu, pour certains (Brésil, Colombie, Équateur, Pérou), des découvertes importantes ces dernières années. Il n’y a donc pas de contraintes majeures à l’appro-visionnement. En revanche, la mise en production de gisements dans des régions nouvelles pose de nombreuses questions, qu’il s’agisse de la production pétrolière en Amazonie (jusqu’ici presque exclusivement réalisée dans les États andins, elle pourrait se développer fortement au Brésil suite à la vente de nombreux blocs de prospection en 2013), ou du développement de l’offshore profond au large du Brésil. Plus récemment, la découverte de gaz non conventionnels en Argentine alimente le débat sur l’opportunité de leur exploitation.

Autre vecteur de la croissance de la production de pétrole, les taux de motorisation et l’équipement des ménages ne cessent de croître dans le cadre d’un renforcement

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des classes moyennes, propriétaires d’un petit logement dans les périphéries des villes et d’une automobile bon marché. Les formes de la croissance urbaine et les grands programmes de logements ne prennent pas en compte ces effets induits.

Ainsi, quels que soient les efforts réalisés sur les transformations de l’approvision-nement en énergie, la dépendance aux carburants liquides reste importante. Pour le moment, seul le Brésil, avec l’éthanol, y a donné une réponse originale, même si elle n’est que partielle et si elle peut être critiquée. L’Argentine essaie de suivre en développant la production de biodiesel à partir d’huiles végétales. La question de ces agrocarburants se pose à la fois du point de vue de l’apport énergétique en substitut des combustibles fossiles et des conséquences socio-environnementales de leur déploiement. Sur le premier point, la production d’éthanol à partir de canne à sucre est très performante et sans cesse améliorée par les planteurs et les industriels brésiliens. La transformation de l’huile de soja en biodiesel présente moins d’intérêt énergétique. En revanche, les conséquences environnementales de la culture de la canne à sucre sont plus problématiques, mais des efforts sont faits pour en diminuer les impacts (par exemple, par un meilleur usage des sous-produits et la cogénération de chaleur et d’électricité avec la bagasse).

Par ailleurs, la construction de nouveaux barrages est largement relancée : projets sur le Rio Baker (Patagonie chilienne), Condor Cliff (Patagonie argentine), Garabi (sur le fleuve Uruguay), ainsi que de très grands programmes d’équipement en Amazonie brésilienne, en Colombie et au Pérou. Avec une puissance installée de 11 000 MW, la centrale prévue à Belo Monte, au Brésil, sur le Xingu (un affluent majeur de l’Amazone), serait de l’ordre de grandeur de celle d’Itaipu, dans le sud du pays. Ce projet a attiré une attention considérable, mais il est important de souligner qu’il n’est qu’une pièce, certes de grande ampleur, dans un vaste plan d’équipement hydroélectrique qui doit concerner toute l’Amazonie, notamment le fleuve Tapajos, sur lequel pas moins de six barrages sont prévus.

À côté de ces grands chantiers, le développement des énergies renouvelables non conventionnelles reste très modeste. C’est là encore un choix technologique qui paraît étrange, alors que l’ensoleillement fait de certaines régions latino-américaines des sites privilégiés pour tester des centrales solaires. Le potentiel éolien est aussi peu exploité, bien que les investissements dans ce domaine croissent, en particulier sur le littoral du Brésil.

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Une économie minière en plein développement

Les deux décennies 1990 et 2000 ont vu une progression sans précédent du secteur minier dans les économies d’Amérique latine. Ce mouvement est bien évidemment lié à la tendance mondiale à l’augmentation de la demande dans ce secteur, princi-palement justifiée par la croissance de la Chine et par celle des industries électriques et électroniques consommatrices de certains métaux comme le cuivre ou le lithium, dont l’Amérique latine est à la fois grande productrice (48 % de la production de cuivre mondiale et plus de 50 % de celle de lithium) et détient les plus grandes réserves au monde.

La spécificité du sous-continent latino-américain dans ce secteur est double. En premier lieu, du fait de l’importance des ressources naturelles disponibles, mais aussi du fait de la stabilité de l’environnement institutionnel, l’Amérique latine a attiré une proportion très importante des investissements miniers mondiaux. Les estimations varient entre 25 et 30 % du total mondial, ce qui la classe loin devant les autres régions du monde. En second lieu, la montée des cours des minerais extraits se conjugue avec les nouveaux investissements et leur corol la ire, la hausse de la production. Cela valorise mécaniquement la part de ce secteur dans les balances commerciales.

L’engouement enregistré à l’heure actuelle pour les ressources minières est illustré par l’exploitation aurifère. L’or a vu son cours multiplié par quatre entre 2006 et 2013, atteignant des valeurs records. En conséquence, une véritable ruée vers l’or est enregistrée à l’échelle du continent, qui voit l’ouverture de dizaines de milliers de petites mines, le plus souvent clandestines (en Colombie, en Guyane française, au Pérou, au Surinam, etc.), mais aussi de grandes mines industrialisées.

Cette ruée vers les ressources minières, largement encouragée par les États, a de profondes conséquences sur le plan environnemental. En premier lieu, les exploitations minières informelles ne respectent aucune règle dans ce domaine. Leur exigence de rentabilité rapide les rend particulièrement destructrices de leur environnement immédiat. Et même si l’échelle de production est faible, certaines pollutions, comme celles dues au mercure utilisé dans la production aurifère, peuvent contaminer de larges bassins versants. En parallèle, d’autres phénomènes sont aussi nocifs pour la faune et la flore, comme la l ibération de très importantes quantités de matériel sédimentaire qui augmente la turbidité des eaux et modifie brutalement les conditions d’habitat.

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Les grands projets miniers reposent de plus en plus sur des exploitations à ciel ouvert qui impliquent des mouvements de terrain et des bouleversements paysagers bien plus importants que l’exploitation souterraine. Ils sont associés à des traitements chimiques pour récupérer des minéraux dans des roches à très faible teneur, et par conséquent à l’utilisation de grandes quantités d’eau et de produits chimiques pouvant être relâchés dans l’environnement.

Ces conséquences, réelles ou redoutées, sont à l’origine de nombreux conflits miniers, opposant les populations locales, qui souhaitent préserver leur environnement dont el les dépendent parfois , et les groupes miniers. Les initiatives minières font aujourd’hui l’objet de mobilisations importantes d’opposants aux mines.

La croissance urbaine

La croissance urbaine a des effets directs sur l’environnement : transformation des usages du sol, production de déchets et d’eaux usées, consommation de ressources naturelles pour le fonctionnement des villes. La dégradation de l’environnement urbain se manifeste par la pollution de l’air dans les grandes métropoles, l iée à l’augmentation de la circulation automobile, par la pollution des eaux de surface et des sols engendrée par l’activité des grandes industries, notamment chimiques, et par la captation des ressources par les zones urbaines (par exemple pour leur appro-visionnement en eau) sur des surfaces de plus en plus importantes et au détriment des zones rurales proches.

La ville de Mexico s’est distinguée pour la dégradation de l’air et des eaux, avec le dépassement régulier des seuils critiques pour la santé humaine. En 2008, le taux d’ozone a dépassé les valeurs légales plus d’un jour sur deux. Parallèlement, les décharges d’eaux usées ont dégradé le bassin du río Tula et les lacs de la vallée centrale, et contaminé les nappes souterraines. Tous les cours d’eau urbains connaissent, à différents niveaux, des problèmes similaires. En Argentine, le Riachuelo, petit fleuve côtier qui traverse les quartiers sud de Buenos Aires, est gravement pollué, avec des conséquences sur la santé des populations. Malgré de nombreux programmes d’assainissement, la situation ne s’améliore pas.

L’exposition aux risques d’origine naturelle, tels que les inondations, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre et les glissements de terrain, constitue un exemple des conséquences sociales de la dégradation de l’environnement. La construc-tion sur des pentes trop fortes et instables aggrave les effets du ruissellement et prépare des catastrophes. Les événements dramatiques se multiplient désormais, causant plusieurs centaines de décès, comme au Brésil, à chaque saison des pluies.

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Au Venezuela, la « tragédie de Vargas », avec des coulées de boue provoquées par des pluies torrentielles, en 1999, a fait plusieurs milliers de victimes, dont les loge-ments, construits sur les pentes, ont été emportés. Si l’aléa sismique ne relève pas de causes anthropiques, en revanche les aspects de prévision, de prévention et d’accrois-sement de la résilience relèvent bien des sociétés.

L’ampleur des problèmes à traiter et leur interconnexion rendent les efforts faits par les gouvernements locaux, fédéraux ou nationaux, peu efficaces, malgré l’aide internationale dont ils disposent parfois. Au Brésil, le programme visant à dépolluer la baie de la Guanabará, sur laquelle donne la ville de Rio de Janeiro, est un immense échec.

Les avancées de la gouvernance environnementale

L’apparition de la thématique environnementale en Amérique latine

Le terme d’environnement (meio ambiente, en portugais/medio ambiente, en espa-gnol) ne s’affirme comme catégorie d’analyse scientifique, d’organisation politique et d’action collective que depuis peu de temps. On peut considérer que si elle se conso-lide peu à peu durant les années 1980, c’est à partir de 1992 qu’elle s’institutionnalise véritablement, avec la conférence des Nations unies sur l’environnement tenue à Rio de Janeiro.

Le terme, désormais abondamment diffusé, regroupe dans un même ensemble des phénomènes que l’on considérait séparément, ou sous d’autres catégories, comme par exemple les pollutions d’origine industrielle ou urbaine, la protection des paysages et des espèces de la faune et de la flore, la qualité des eaux et de l’air, la gestion des ressources renouvelables ou non, voire la prévention des catastrophes d’origine naturelle. Cependant, au sein de cet ensemble, certains thèmes ont plus retenu l’attention que d’autres, par exemple la déforestation en Amazonie, ou encore la dégradation de la qualité des eaux de sites industriels. Dans un deuxième temps, l’affirmation de la thématique du changement climatique a rajouté une dimension supplémentaire à la question environnementale en introduisant une approche explicitement planétaire et de temps long dans les débats.

Cette histoire et la confusion qui en résulte est relativement banale. Elle s’inscrit en Amérique Latine dans un contexte particulier, celui de sociétés peu préoccupées de durabilité à long terme, ayant une mentalité « pionnière » de mise en valeur rapide des ressources sur fond d’inégalités sociales. Pour reprendre le terme de la géographe Martine Droulers, l’Amérique latine est donc un continent « géophage », dans lequel

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de nombreuses questions (sociales, environnementales) ne sont pas réglées mais contournées par la consommation d’espace.

En second lieu, l’affirmation environnementale a coïncidé, dans plusieurs cas importants (Argentine, Brésil, Chili), avec des phases de transition démocratique. L’environnement a donc été un terrain privilégié de recomposition de l’action collective, avec une charge politique importante. Il l’est moins aujourd’hui, les gauches qui dominent en Amérique latine privilégiant désormais le discours productiviste par rapport au discours environnemental, ce qui les a fait qualifier de « gauches marrons » par leurs critiques.

Enfin, les questions environnementales possèdent le plus souvent en Amérique latine une dimension internationale, à la fois par les acteurs mobilisés, qui comportent nombre d’ONG et d’institutions internationales, mais aussi parce que les grandes conventions internationales structurent largement les débats. La question environ-nementale est aussi liée aux processus d’intégration, par exemple pour le Mexique qui a des actions conjointes avec les États-Unis dans ce domaine, mais aussi pour les pays d’Amérique du Sud qui tentent d’organiser une gouvernance environnementale collective. Cette nécessité de gestion commune est évidente puisque les grands biomes dépassent évidemment les frontières nationales et qu’une gestion efficace des milieux andins, du bassin du Paraná, des savanes sèches, ainsi que de l’Amazonie appelle nécessairement une coordination entre les États.

Une thématique intégrée par les États

La législation environnementale est en voie de constitution en Amérique latine. On avance dans les différents pays vers la constitution de ministères ou de secrétariats d’État à l’environnement disposant de prérogatives plus ou moins étendues. Cela étant, la thématique n’est pas toujours traitée de manière exhaustive et la superposition des structures de gouvernance (notamment dans le cas des États fédéraux) ne simplifie pas la gestion. Les États fédérés peuvent en effet produire leur propre législation sur le sujet, et, lorsqu’i ls sont chargés de l’application de la loi fédérale, i ls n’ont pas toujours les moyens nécessaires (en plus d’être plus vulnérables à la corruption). La décentralisation des compétences environnementales peut cependant aussi être une avancée, comme dans le cas des agences de bassin, créées au Brésil et peu à peu reprises dans d’autres pays.

Par ailleurs, les ministères de l’Environnement sont régulièrement accusés d’être des entraves à la croissance économique quand ils bloquent des projets d’investissements. Ainsi, au Brésil, une importante réforme du ministère de l’Environnement est-elle intervenue pour « rendre plus fluide l’émission des licences environnementales »,

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c’est-à-dire en pratique pour desserrer la contrainte que cette administration faisait peser sur les grands projets électriques en Amazonie. Souvent, les ministères de l’Environnement ne disposent d’ailleurs pas de toutes les attributions : ainsi, les parcs nationaux peuvent rester gérés par des organismes indépendants des ministères.

En outre, la plupart des pays ont mis en place des procédures d’études d’impact préalables à la réalisation de grands projets. La procédure peut être plus ou moins complexe et exigeante pour le demandeur. Mais, ces études d’impact ne paraissent pas être des instruments suffisants pour assurer la protection de l’environnement, notamment en raison du manque d’instances pour les évaluer et pour s’assurer que les mesures compensatoires qu’elles proposent sont véritablement mises en œuvre. La thématique du changement climatique a aussi impulsé des avancées législatives, notamment au Mexique qui a voté en 2012 une loi sur le changement climatique. Mais, de manière générale, depuis 2010, on note peu de nouvelles initiatives et les effets concrets de celles qui ont été adoptées sont peu perceptibles.

Si la question environnementale dispose désormais en Amérique latine d’institutions pour la faire avancer, elle reste encore pour beaucoup soumise à la volonté fluctuante des gouvernements de faire respecter les législations en vigueur. On note ainsi ces dernières années un net reflux politique de ce point de vue, avec l’enterrement de dossiers symboliques ou bien, au contraire, le passage en force de certains grands projets, comme par exemple celui de la centrale hydroélectrique de Belo Monte au Brésil, pour lequel le gouvernement a pesé de tout son poids pour obtenir finalement l’autorisation de démarrer le chantier. La position des gouvernements n’est d’ailleurs que le reflet de celle des opinions publiques, qui semblent moins mobilisées sur le sujet que durant les années 1990.

Pour autant, on doit aussi signaler les innovations dont l’Amérique latine demeure capable dans ce domaine, avec notamment de nouvelles initiatives basées sur des accords et non plus sur la coercition, qui peuvent conduire à des normes environ-nementales plus rigides ou à des codes de conduite sectoriels. Au Brésil, on a vu par exemple les producteurs de soja accepter un moratoire sur l’extension des surfaces cultivées en Amazonie, reconduit plusieurs années de suite et encore en vigueur. Les distributeurs de viande, eux, ont accepté un code de bonne conduite qui les contraint à vérifier de manière stricte les conditions de production de leurs produits. Ces deux initiatives ont sans doute un poids très important dans la chute spectaculaire de la déforestation depuis cinq ans. Dans les deux cas, de grandes ONG ont été associées aux discussions et sollicitées pour le contrôle des résultats.

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La multiplication des aires protégées, résultat le plus tangible des politiques environnementales

Une des politiques de protection de l’environnement qui semble avoir le plus prospéré en Amérique latine est la création d’espaces protégés. La proportion de ceux-ci a doublé entre 1990 et 2010, passant de 10 à 20 % de l’ensemble du sous-continent.

Cette protection de la nature in situ a commencé tôt dans la région, avec celle du parc national des glaciers en Argentine (autour du glacier Perito Moreno), puis celle du lac Nahuel Huapi, toujours en Argentine (1903) et du parc national Tolhuaca au Chili (1907). Le mouvement a cependant été rapidement freiné et il a fallu attendre les années 1990 et la prise de conscience produite par la conférence de Rio (et les pressions des bailleurs de fonds internationaux) pour qu’il reprenne.

D’abord confinés aux régions peu exploitées ou frontalières, les espaces protégés s’étendent aujourd’hui de manière à couvrir des milieux plus variés. Ils sont également devenus des foyers d’attraction pour un tourisme international en forte expansion, et des bastions de résistance par rapport aux changements d’usage du sol.

Durant les dernières décennies, les États se sont efforcés d’accroître les surfaces protégées, en couvrant un plus grand nombre de milieux. Cette extension se fait plus facilement dans les régions peu peuplées, où elle ne rentre pas en conflit avec les attentes des populations locales. Les espaces protégés ont beaucoup augmenté dans toute l’Amazonie et en Patagonie, avec toutefois des limites quant à l’effectivité de cette protection. La création de nouveaux espaces protégés sans augmentation des moyens effectifs aboutit en effet à multiplier les « parcs de papier » qui n’ont aucun effet concret.

Par ailleurs, les statuts de ces espaces sont extrêmement variés, même si les États latino-américains se réclament de la Convention de Washington (1940), qui établit les bases d’une typologie des espaces protégés. Ainsi, l’Argentine compte par exemple des aires protégées dépendant de l’État, des provinces et des municipes, chaque province ayant sa propre législation de protection de l’environnement. Plusieurs pays ont réformé la législation de protection de la nature, en adoptant (ou non) des catégories internationales. La plupart s’efforcent d’instaurer des systèmes nationaux de conservation cohérents, basés sur une palette diversifiée de types d’aires protégées, ce que le Brésil a réalisé en 2000 avec une loi générale sur le système national d’unités de conservation (SNUC), le Mexique ayant fait de même dès 1998.

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Sur le plan de la gestion, plusieurs défis apparaissent. Le premier est celui des conditions matérielles. Mais se pose aussi la question des liens avec les populations locales et amérindiennes, longtemps exclues des processus de décision et de gestion des espaces protégés. En dépit des effets d’annonce, les administrations des parcs nationaux sont parfois réticentes au dialogue et se contentent d’ouvertures limitées. Quant aux populations locales elles ne s’approprient pas toujours les objectifs de conservation de la nature. Dans ce cadre, les territoires alloués aux Amérindiens, qui sont en général assimilés à des aires protégées, peuvent paraître ambigus, puisqu’ils ont pour objectif premier la protection de groupes ethniques et non celle de l’environnement.

Des solutions institutionnelles innovantes sont testées, avec des succès divers. C’est par exemple le cas des réserves de biosphère, qui fournissent des outils complémentaires aux aires protégées existantes en tentant d’implanter l’idée de mosaïques d’espaces aux fonctions diversifiées. D’une manière générale, on favorise aujourd’hui plus les aires protégées autorisant un « usage durable » des ressources que les aires de protection intégrale, qui sont bien plus difficiles à faire accepter par les sociétés locales. En ce sens, les nouveaux espaces protégés sont des sites d’expérimentation pour des activités agricoles à faible impact environnemental, du tourisme alternatif, ou la valorisation des patrimoines.

La création et la gestion d’aires protégées sont également des points de coopération entre les États. C’est le cas pour l’Amazonie où l’on commence à penser ces espaces à l’échelle du grand ensemble. Plus localement, des parcs et des corridors écologiques transfrontaliers commencent à voir le jour, comme par exemple le « corridor du huemul » entre l’Argentine et le Chili , la Cordillère du Condor entre le Pérou et l’Équateur ou le corridor meso-américain soutenu par le PNUE depuis presque vingt ans.

L’environnement et la société

Les sociétés latino-américaines se montrent de plus en plus sensibles aux questions environnementales, dans les années 1980-1990. Cela est sans aucun doute à mettre en relation avec la consolidation du rôle social et politique des classes moyennes urbaines, particulièrement en Argentine, au Brésil, au Chili , et dans une moindre mesure au Mexique. La mise en place de l’Agenda 21 (Sommet de la Terre – Rio 1992) et de ses déclinaisons locales a été l’occasion de renforcer cette prise de conscience. De même, l’environnement a été introduit dans l’enseignement scolaire. Un courant de réflexion dit « socio-environnemental » est apparu au Brésil, associant préservation des milieux et des modes de vie traditionnels, en particulier des Amérindiens.

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Pour autant, l’écologie politique n’a pas encore trouvé sa place dans le paysage politique. Les idées de l’écologie sont plutôt assumées par différentes forces politiques innovantes, comme le Parti Vert de Colombie, mais ceux-ci insistent souvent davantage sur des thèmes connexes, comme celui du renouveau de la citoyenneté, que sur les questions environnementales. Les partis de gouvernement, eux, n’ont d’une manière générale pas incorporé l’agenda environnemental à leurs modes de pensée. Ils demeurent liés à des lobbies ou à des élites issues de l’agrobusiness, de l’industrie lourde ou de l’énergie, qui professent sur le sujet des positions très conservatrices. Le basculement à gauche de nombreux pays au début des années 2000 n’a pas modifié la donne, au grand dam des écologistes. Au contraire, il a plutôt contribué à remettre au centre de la scène politique l’agenda « développementiste » des années 1970, dans une sorte de mouve-ment de retour en arrière par rapport à l’évolution enregistrée dans les années 1990.

La conférence de Rio +20 a été un moment très révélateur de ce changement. Bien moins en pointe que dans d’autres conférences de l’ONU (notamment la conférence de Copenhague sur le climat), les pays d’Amérique latine, le Brésil en tête, ont privilégié le thème de l’économie verte, qui permet de continuer à avancer un agenda de développement, et y ont fortement associé la question de la réduction de la pauvreté, au cœur des préoccupations classiques de la gauche au pouvoir. Dans ce discours, comme dans le discours économique classique, l’environnement n’est pas une valeur en soi, et il n’est considéré qu’au travers de son utilité pour les sociétés.

La thématique environnementale, massivement diffusée par les médias, est pourtant un sujet de préoccupation et de mobilisation pour les classes moyennes urbaines. Mais, à la différence des années 1990, durant lesquelles la mobilisation sur des évolutions nationales était importante, on perçoit aujourd’hui une progression du comportement dit « NIMB » [ 135 ] : la mobilisation a tendance à être forte sur des projets locaux et beaucoup plus diffuse, voire inexistante, sur des projets lointains. Par ailleurs, les populations pauvres, qui sont pourtant les plus affectées par des problèmes envi-ronnementaux, peinent, dans ce domaine comme dans d’autres, à se faire entendre pour améliorer leur situation, ne disposant généralement pas de relais politiques efficaces. Elles ne placent pas toujours non plus l’environnement au centre de leurs luttes.

[ 135 ] Acronyme de l’expression « Not in my backyard », qui désigne le comportement de ceux qui se mobilisent sur des enjeux environnementaux qui les concernent directement (en général, en refusant la réalisation de nouvelles infrastructures routières, énergétiques, aéroportuaires, etc.) et en même temps appuient le même type de projet quand il doit être implanté dans une zone qui ne les concerne pas. D’où l’expression « je veux bien l’aéroport, la route, le train, etc., mais pas dans mon jardin ».

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La croissance de la thématique environnementale durant les années 1990 a été accompagnée de l’expansion d’une galaxie d’ONG dédiées à ce thème. On y trouve une myriade d’ONG locales, mais aussi un nombre plus restreint de grandes ONG internationales bien implantées dans tout le continent, particulièrement Conservation international, The Nature Conservancy, Greenpeace et le Fonds mondial pour la nature (WWF). Capables d’acquérir de grandes propriétés et de mobiliser des ressources considérables, voire parfois de jouer un rôle de brokers entre les parties en cause, ou de contrôle de certains arrangements, ces ONG continuent d’exercer une influence importante dans leurs territoires d’implantation, mais aussi dans les débats nationaux sur la conservation et l’environnement, même si elles tendent à mettre en avant les questions liées à la conservation de ressources biologiques naturelles et la préservation des modes de vie traditionnels plutôt que les problèmes d’environnement plus immé-diats dont souffrent les populations urbaines d’Amérique latine. Leur audience et leur capacité de mobilisation semblent cependant moindres qu’il y a dix ans. D’une certaine manière, on peut considérer qu’elles se sont banalisées.

Un point pourrait cependant modifier de nouveau la donne. En conséquence de la conférence de Rio +20, douze pays d’Amérique latine (dont notamment le Brésil et le Mexique) se sont engagés à mettre en place le « principe 10 » de la conférence de Rio 92, dit de « démocratie environnementale », qui prévoit que les citoyens soient consultés sur les projets qui ont un impact sur l’environnement. Une conférence s’est été tenue en avril 2013 à Guadalajara, regroupant les 12 pays les plus en pointe sur ce dossier, pour proposer un plan d’action sur deux ans afin que ce principe devienne une réalité. L’une des conditions pour ce faire est l’amélioration de l’information du public sur les projets en cours ou prévus, ce qui pourrait à nouveau non seulement réactiver la mobilisation des sociétés sur ce thème, mais aussi donner un nouveau lustre aux ONG engagées dans ce champs.

Des enjeux pour l’avenir

Une région vulnérable au changement climatique

L’Amérique latine ne contribue pas énormément aux émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport aux pays du Nord, mais sa participation est en croissance du fait de l’augmentation de sa consommation énergétique. Les émissions par habitant sont modestes : 3 tonnes Eq-CO2 par habitant en 2004, contre 7 en France. Les changements d’usage des sols ont un poids particulier dans les émissions latino-américaines, loin devant les autres secteurs au niveau du sous-continent. En revanche, les profils par pays sont très différenciés entre l’Argentine, par exemple, qui possède un profil de pays industrialisé, le Chili, qui présente un profil d’économie de services et le Brésil ou le Mexique, dans lesquels l’agriculture au sens large (en prenant en compte non

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seulement les émissions directement liées à la production, mais aussi celles liées aux changements d’usage des sols) joue un rôle déterminant dans les émissions. Cela étant, on manque de statistiques récentes prenant en compte l ’ensemble des sources d’émission et l’ensemble des pays de la région. Il est probable que la réduc-tion importante de la déforestation en Amazonie modifiera considérablement la donne dans les prochaines révisions.

Les États latino-américains ont considérablement évolué sur la question climatique. D’une manière générale, avant la conférence de Copenhague en 2009, ils refusaient pour la plupart de s’engager sur des objectifs chiffrés de réduction de leurs émissions, soit en vertu d’un droit à se développer, affirmé par la plupart des pays du Sud, soit, pour le Brésil, du fait d’un dogme diplomatique considérant que ce genre de compromis international était une entrave à sa souveraineté nationale [ 136 ].

La situation est bien différente aujourd’hui. Certes, la plupart des pays adhèrent et défendent la ligne dite de « responsabilités communes mais différenciées », qui leur permet de revendiquer des obligations différentes de celles des pays développés. Pour autant, de plus en plus d’États d’Amérique latine acceptent de s’engager sur une réduction de leurs émissions de GES. C’est le cas du Brésil, du Chili, du Mexique,

Ces positions volontaristes ont un aspect stratégique. En premier lieu, elles visent à améliorer l’image globale des pays concernés, souvent pointés du doigt pour la dégradation de leur environnement. En montrant de la bonne volonté dans ce domaine, ils espèrent aussi pouvoir accéder aux fonds qui seront mis en place pour aider à la transition vers des économies sobres en carbone, et être également privilégiés dans le cadre du mécanisme Reducing Emissions from Deforestation and Degradation – REDD+ mis en place à Cancun, qui vise à valoriser la déforestation évitée. Au vu, par exemple, de l’importance de la réduction de la déforestation en Amazonie, ce sont des milliards USD que le Brésil espère à terme tirer de ces projets. Il a d’ailleurs déjà mis en place un « Fonds Amazonie » pour attirer des bailleurs de fonds, la Norvège ayant promis en 2009, 1 milliard USD.

Pour autant, les limites de ces projets se voient nettement avec l’échec de l’initiative Yasuni en Équateur. Le pays avait proposé en 2007 de geler l’exploitation d’un gisement pétrolier, afin de préserver la forêt amazonienne, si des bailleurs de fonds volontaires lui apportaient la moitié de ce que lui aurait rapporté la vente de ce pétrole, soit

[ 136 ] Dans la mesure où les émissions de GES du Brésil sont essentiellement liées à la déforestation, accepter des objectifs chiffrés de réduction revient à accepter une politique de préservation stricte en Amazonie, ce que le Brésil refusait, jugeant cela contraire à sa souveraineté sur cette zone.

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3,6 milliards USD. À l’été 2013, n’ayant obtenu que 13 millions USD, le gouvernement Correa a renoncé à ce projet. Se reposer sur la générosité internationale ne peut donc durablement servir de politique environnementale.

A contrario, le Costa Rica dispose d’une réputation de pays en avance dans ce domaine, du fait de la mise en place depuis plus de dix ans d’un mécanisme de paiement pour services environnementaux financé par des taxes locales (on note d’ailleurs que le Costa Rica avait proposé au milieu des années 1990 une initiative des pays forestiers peu éloignée de la proposition actuelle de dispositif REDD, laquelle avait été aban-donnée en raison de l’opposition… du Brésil) . Malgré quelques effets pervers (concentration des revenus sur les grands propriétaires), ce système a permis un maintien de la couverture forestière du pays.

En parallèle, c’est aussi en Amérique latine que s’ancre la contestation des méca-nismes internationaux adoptés sur la question climatique. Considérant qu’ils ne prennent pas assez en compte les opinions publiques et les pays pauvres d’une manière générale, le président bolivien Evo Morales a ainsi réalisé un contre-sommet à Cochabamba en 2010. Celui-ci a débouché sur un appel à ce que les pays riches diminuent de manière drastique leurs émissions, et à ce qu’un tribunal international soit chargé de poursuivre les gouvernants qui ne respectent pas les engagements de réduction. Surtout, ce sommet a tenté d’avancer la notion de « dette environ-nementale » des pays riches, qui compenserait la dette monétaire des pays pauvres, et devrait être remboursée sous forme d’aide aux communautés locales. Cette revendication se place bien évidemment dans le cadre plus large de leur opposition farouche aux États-Unis et de leur contestation de l’économie globale.

Mais, si plusieurs pays d’Amérique latine s’étaient entendus sur des propositions fortes lors des sommets de Copenhague et de Cancun, la position du continent latino-américain est beaucoup plus mesurée aujourd’hui, la plupart se souciant plus de leur développement économique que de l’environnement, et utilisant la notion de croissance verte et inclusive, plébiscitée lors de la conférence Rio +20, pour mener des politiques classiques de développement en leur ajoutant un simple volet envi-ronnemental.

Alors qu’ils peinent à établir leur position dans les négociations, les pays d’Amérique latine expérimentent déjà les conséquences des changements climatiques. On note ainsi en particulier la fonte des glaciers tropicaux andins, qui perturbent les écoulements en aval, diminuant les quantités d’eau disponibles pour l’agriculture [ 137 ]. Elle perturbe

[ 137 ] Cette évolution est bien documentée par plusieurs équipes de recherche (notamment IRD Great Ice).

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déjà les écoulements des torrents andins qui irriguent les cultures des communautés de montagne. On enregistre aussi des variations dans les précipitations pouvant avoir des conséquences sur les productions agricoles. Une modification de la pluviométrie dans la Pampa est déjà sensible, avec un décalage des isohyètes vers l’ouest qui a accru la productivité, facilité l’extension du soja, mais également provoqué davantage d’inondations. Inversement, en Amazonie, les années 2005 et 2010 ont été excep-tionnellement sèches, alors que 2009 a vu une crue du Solimões dépassant le niveau record de 1950 à Manaus. D’après les projections, la variabilité des précipitations devrait s’accroître, avec des conséquences sur les cultures dans tout le continent. Certains scénarios convergent sur la diminution des précipitations en Amazonie avec des conséquences sur la végétation, pouvant entraîner une diminution de la pluvio-métrie plus au sud. En effet, les flux d’humidité venus de l’Amazonie circulent en direction du sud, et sont probablement responsables d’une partie des précipitations qui arrosent les savanes centrales du Brésil, jusqu’à la pampa. Une autre facette de l’augmentation de la variabilité climatique sera sans doute l’augmentation de la fréquence et de la violence des tempêtes tropicales ou des ouragans. Les zones littorales et les îles seront en première ligne. Elles connaîtront sans doute une répétition des inondations catastrophiques (à l'instar d'Acapulco, l'été 2013), en particulier dans les zones basses où ces phénomènes se conjugueront à la hausse du niveau des mers.

Les eaux marines et continentales

Les ressources en eau sont l’un des avantages d’une grande partie de l’Amérique latine, où les précipitations sont abondantes et où se trouvent de nombreux fleuves qui comptent parmi les plus importants du monde. Ceux-ci représentent des ressources considérables. Ils sont pour le moment inégalement perturbés dans leur fonction-nement naturel. Si l’Amérique latine détient quelques-uns des plus grands barrages de la planète et pourrait en construire d’autres pour faire face à ses besoins énergé-tiques, de très grands fleuves comme l’Amazone, l’Orénoque et le Paraná sont encore très peu aménagés. Ces fleuves représentent donc à la fois un énorme potentiel pour la navigation et la production d’énergie, et un enjeu écologique majeur.

Le régime juridique des eaux, les modalités du partage et de la distribution des res-sources disponibles, et la qualité des eaux rejetées après usage sont au cœur des débats sur l’environnement, particulièrement dans les régions semi-arides. Outre le problème de l’accès à l’eau dans les grandes villes, se pose la question de la meilleure répartition des eaux entre différents usages concurrents. Pour y répondre, le Chili avait, dès les années 1980, mis en place des mécanismes de privatisation et de ventes de droits d’eau, de manière à ce que l’eau aille vers l’activité qui assurait la rémuné-

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ration la plus élevée. Cette logique, dont la mise en œuvre a été compliquée par des difficultés pratiques de mesure et de contrôle, a été fortement critiquée, car elle a beaucoup fragilisé des populations traditionnelles et les petits producteurs incapables de payer pour l’eau et moins bien conseillés juridiquement. Pourtant, suivant plusieurs spécialistes, ce modèle chilien de régulation par la mise en place d’un marché de l’eau gagne du terrain dans toute l’Amérique latine.

Les conflits pour accéder à l’eau se font toujours plus aigus et conduisent à des prises de position politique à partir de la résolution des Nations unies reconnaissant le droit à l’eau comme un droit fondamental (2010), la Bolivie ayant joué un rôle actif sur cette question. Les États réaffirment aujourd’hui le principe du droit à l’eau et revoient les instruments juridiques de gestion des droits. Les problèmes ne sont pas pour autant résolus car les pressions sur les ressources ne cessent de s’accentuer. Elles aboutissent à la mise en place de transferts d’eau transfrontaliers (entre la Bolivie et le Chili), mais aussi à un regain d’intérêt pour les réserves souterraines, comme le grand aquifère Guarani, situé à la frontière du Brésil, de l’Argentine et du Paraguay.

La question des eaux marines doit aussi être mentionnée. Au Brésil encore, le gouver-nement désigne sous le nom « d’Amazonie bleue » la zone économique exclusive qui borde ses côtes [ 138 ], pour attirer l’attention sur l’importance de cet espace maritime. Celui-ci recouvre en effet une superficie équivalente à celle de la forêt amazonienne du Brésil, soit près de 3,5 millions de km2. Cet immense domaine est à la fois un écosystème encore peu exploité, notamment par la pêche, et un enjeu environne-mental majeur, puisque c’est en haute mer que le Brésil va exploiter les champs de pétrole qui feront de lui l’un des grands producteurs mondiaux. Les événements du Golfe du Mexique en 2010 témoignent de l’ampleur de l’enjeu. Sur la façade Pacifique, le Chili et le Pérou se trouvent face à l’une des régions marines présentant la plus forte productivité biologique de la planète, liée au système du courant de Humboldt : moins de 1 % de la surface océanique y fournit 10 % des prises mondiales en tonnage. La région de l’Atlantique Sud est également une grande zone de pêche industrielle. Dans tous les cas, se posent des problèmes de régulation des prises et de compétition entre la pêche artisanale et la pêche industrielle. La mer des Caraïbes, enfin, entièrement recouverte par les zones économiques exclusives (ZEE) des pays voisins – dont les États-Unis – est particulièrement affectée par les activités humaines : tourisme, pêche et exploitation pétrolière, dont la pollution issue de la plate-forme Deepwater, après son explosion en 2010.

[ 138 ] Voir rapport du ministère de la Marine : http://www.mar.mil.br/dhn/dhn/amazoniazul.pdf

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Les conflits environnementaux

Les conflits socio-environnementaux apparaissent comme une nouvelle manifestation des attentes des sociétés latino-américaines pour la préservation de leur cadre de vie, mais aussi comme un révélateur du degré d’incertitude par rapport aux impacts effectifs des grands projets. Ces tensions sont significatives des changements d’attitude et de la difficulté des gouvernements à répondre à ces demandes sociales. Il s’agit également de conflits mobilisateurs qui dépassent les clivages politiques usuels et font appel à la mobilisation internationale.

Un conflit s’est par exemple installé, à partir de 2003, entre l’Argentine et l’Uruguay à propos des usines de pâte à papier construites sur le fleuve Uruguay, dans la loca-lité de Fray Bentos. Il s’agit pour ce pays d’une réalisation importante pour sa crois-sance économique : les plantations d’arbres ont été encouragées depuis plusieurs années pour fournir aux usines leur matière première. Les protestations viennent de la ville argentine de Gualeguaychu, qui fait face aux deux usines de Fray Bentos, et dont les habitants dénoncent les risques de pollution du fleuve. Les entreprises Empresa nacional de celulosas de España (ENCE) et Botnia (Finlande) assurent que les usines ont été conçues suivant les normes les plus strictes pour éliminer tout risque.

Sans rentrer dans le détail des épisodes, il s’agit bien là d’un conflit environnemental local devenu rapidement un différend international, opposant deux pays jusqu’alors très proches. La relation entre l’Argentine et l’Uruguay en est durablement affectée. Cela a fragilisé le Mercosur et précipité le rapprochement entre l’Uruguay et les États-Unis.

Il s’agit là sans doute d’un cas extrême, où l’action diplomatique n’a pas abouti à un compromis, mais plutôt au durcissement des positions. Mais ce n’est pas non plus un cas isolé : le projet minier Pascua Lama, à la frontière entre l’Argentine et le Chili, a suscité une forte opposition internationale. Il bénéficiait toutefois d’une plus grande bienveillance des deux gouvernements. Les grands projets miniers péruviens ont également cristallisé les oppositions entre communautés locales et grandes compagnies. Au Brésil, ce sont les grands barrages qui sont pointés du doigt. Dans le cadre de l’ALENA, un protocole spécifique sur l’environnement complète les accords com-merciaux : il n’a cependant pas empêché une entreprise nord-américaine de projeter un dépôt de déchets toxiques dans la ville mexicaine de Guadalcazar (San Luis Potosi). La municipalité, des habitants et des organisations de protection de l’environnement se sont mobilisés contre ce projet, ce qui a conduit l’entreprise à porter plainte contre le gouvernement mexicain qui ne respectait pas les droits des investisseurs… et à recevoir une compensation de 16 millions USD.

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Ces conflits socio-environnementaux réactivent souvent des conflits latents, notam-ment entre les gouvernements et les populations locales qui défendent certaines qualités de leurs territoires, entre différents segments des populations locales qui n'ont pas la même vision du devenir des territoires, entre États en quête de dévelop-pement et acteurs économiques extérieurs, à la recherche de ressources économiques. Ils connaissent donc différents degrés d’intensité en fonction des circonstances spécifiques de chaque initiative, mais se résolvent généralement par des transferts monétaires au bénéfice des communautés locales et des modifications techniques pour limiter les impacts environnementaux. Ces solutions sont cependant locales et au cas par cas, dévoilant l’absence de stratégies globales de prise en compte de l’environnement dans les politiques nationales.

Conclusion

L’Amérique latine a connu peu d’avancées notables dans le domaine environnemental durant les dernières années. Les observatoires internationaux de performance montrent au mieux une amélioration modeste de la situation de certains pays, et au pire une dégradation de leur situation. D’après l’indice de performance environne-mentale (EPI) de l'université de Yale, certains pays comme le Brésil et le Mexique ont légèrement progressé entre 2010 et 2012, d’autres ont reculé (Chili, Pérou), parfois fortement (Bolivie).

La dégradation de l’environnement peut être attribuée à la faiblesse persistante des contrôles et des régulations face aux projets productifs, à la croissance urbaine et aux progrès de la consommation. La priorité est donnée au développement économique, à la construction de logements, à l’accès des populations à un niveau de vie plus élevé. Faut-il alors s’étonner que l’atlas des Nations unies sur l’environnement en Amérique latine fournisse, pour tous les pays, des cas éloquents de dégradation de l’environnement depuis deux ou trois décennies ?

Le problème provient du fait que ces choix alimentent les conflits sociaux, mais surtout maintiennent des situations d’injustice environnementale, dont sont victimes les populations les plus vulnérables. Malgré une réflexion déjà ancienne sur l’éco-développement, remobilisée dans la perspective du développement durable, on ne voit guère de changements concrets, sinon marginaux. La croissance des aires protégées n’est qu’une réponse partielle, car elle ne concerne qu’une partie du territoire, d’ailleurs pas toujours de façon efficace. Et cela ne répond pas au défi majeur des conditions de vie dans les métropoles.

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Les solutions alternatives n’apparaissent encore que très timidement, qu’il s’agisse de développement de formes d’énergie renouvelables, de modes de production moins destructeurs, de valorisation des produits forestiers, de certification écologique des produits, de transports alternatifs. C’est un chantier considérable qui ne reçoit pas encore toute l’attention nécessaire, et pas de façon systématique. La réduction de la croissance démographique, l’accroissement des capacités technologiques et la prise en compte des enjeux liés à l’environnement sont pourtant des facteurs favorables à ce basculement.

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A SAVOIR

Conclusion

Le développement de l’Amérique latine : des fondements solides?

Laurence WHITEHEAD [139]

Entre 1930 et 1982, l ’ensemble des pays latino-américains a suivi un modèle de développement rapide tourné vers l ’ intér ieur , et appl iqué une pol it ique dite d’« industrialisation par substitution des importations » (ISI). Celle-ci visait à promouvoir le marché interne et favorisait une vision centralisatrice de l’urbanisation, ainsi que la croissance des entreprises d’État. Quels qu’aient été ses avantages, ce modèle a connu des difficultés croissantes à partir des années 1960, et a touché à sa fin avec la crise de la dette extérieure latino-américaine de 1982. S’en est suivie une « décennie perdue », marquée par une inflation incontrôlée, des crises graves de balances des paiements, des programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et des politiques économiques teintées d’improvisation.

Dans les années 1990, des conditions plus stables et plus favorables à l’économie de marché ont été rétablies (avec plus ou moins de rapidité et de succès selon les pays), généralement dans le sillage du « Plan Brady » qui prévoyait des annulations partielles des lourdes dettes extérieures, en contrepartie de la mise en œuvre de politiques économiques de libéralisation. Les résultats ont été significatifs : l ’hyperinflation chronique des décennies précédentes a été maîtrisée, l’intervention de l’État dans l’économie a été largement réduite et les investissements étrangers ont à nouveau afflué vers la région. Même si ces réformes ont beaucoup varié d’un pays à l’autre, et n’ont pas été mises en œuvre toutes en même temps (ex. très tôt et de manière large au Chili ; à un rythme abrupt et radical en Argentine ; de façon plus graduelle et prudente au Brésil) , la dernière décennie du 20e siècle restera marquée, dans la région, comme celle de l’application du « Consensus de Washington » (ou d’une politique « néo-libérale », selon certains commentateurs plus critiques).

[ 139 ] Traduction d’Élodie Brun et Céline About, revue par Carlos Quenan et Sébastien Velut.

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A SAVOIRConclusion

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À partir des premières années de ce nouveau millénaire, une autre orientation politique semble avoir remplacé les diverses expériences de lutte contre les crises, à la fois hétérodoxes et instables, de la période précédente. Toutefois, les résultats n’ont pas été partout identiques. Quant à l’élite « technocratique » qui a émergé, elle a surtout recueill i un soutien extérieur, bien plus qu’une légitimité au plan national. Les réformes en faveur d’une libéralisation ont été soutenues par le secteur privé, et ont surtout bénéficié à ceux qui ont pu investir dans les domaines délaissés par l’État. Les inégalités de revenus et de richesse sont cependant restées très élevées, et certaines catégories sociales, notamment la fonction publique et le monde syndical, ont été plus particulièrement touchées par les conséquences des réformes. L’apparente adhésion de tous à celles-ci reflète davantage une lassitude face aux crises à répétition et à l’absence d’alternatives crédibles qu’une approbation large et enthousiaste.

La dernière décennie a d’ailleurs vu l’émergence de plusieurs orientations politiques alternatives post-libéralisation. Ces politiques ont presque toutes en commun (à l’exception de Cuba et d’Haïti qui n’ont pas participé à la convergence de la période précédente) d’avoir bénéficié de conditions externes exceptionnellement favorables. Ces gouvernements ont réussi à se doter de solides soutiens nationaux et à s’instal-ler dans la durée (le Venezuela, après la mort d’Hugo Chavez, pourrait faire figure d’exception, bien qu’il soit encore trop tôt pour l’affirmer).

Les économies les plus importantes – le Brésil et le Mexique, en particulier – ont clairement montré que leurs dirigeants étaient plus à même de gouverner aujourd’hui et de le faire sur du long terme qu’à aucun moment depuis l’éclatement de la crise de la dette il y a trente ans. Mais le souvenir des retournements brutaux est toujours prégnant, et le scepticisme est encore de mise chez certains. La suite de cette conclu-sion abordera donc, de façon brève et concise, deux questions fondamentales : quels ont été les moteurs clés de l’amélioration des performances de l’ensemble du sous-continent latino-américain au cours de la dernière décennie ? Quelle est la solidité de ces nouvelles bases?

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A SAVOIRConclusion

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Six facteurs clésD’une manière très générale, il est possible d’identifier deux types d’explications aux bonnes performances économiques de l’Amérique latine depuis 2003. Nous présenterons brièvement six des facteurs les plus importants, trois pour chaque type. Les trois premiers sont liés aux leçons retenues du passé : la fixation de prix relatifs adéquats, l ’amélioration du cadre institutionnel de la gestion de l’économie, le renforcement de la coopération régionale. Les trois autres portent sur des facteurs plus structurels qui ont également favorisé des résultats positifs, même en l’absence de politiques avisées : l’amélioration des termes de l’échange et une plus grande disponibilité de devises étrangères ; une aubaine démographique ; et l’essor d’une nou-velle classe moyenne consommatrice. Ces six facteurs peuvent bien sûr se renforcer mutuellement, et se combinent différemment selon les pays. Il sera intéressant de les examiner séparément, avant de mesurer leur importance relative dans le dévelop-pement global de l’Amérique latine. Enfin, nous évaluerons brièvement la solidité de chaque facteur dans le nouvel environnement économique international changeant.

Trois enseignements

Les trois enseignements présentés ci-après reflètent les choix programmatiques qui ont répondu à un besoin, au niveau régional, de surmonter les faiblesses ou les échecs des politiques appliquées dans les années 1980. Ils correspondent aux changements doctrinaux qui ont conduit les dirigeants latino-américains, suite aux déconvenues de la période précédente, à adopter toute une série de réformes pour asseoir un modèle économique plus libéral, favorable au marché et tourné vers l’extérieur.

Une juste détermination des prix

Sous l’ancien modèle économique dirigiste, les marchés n’étaient pas autorisés à jouer réellement leur rôle d’allocation des ressources ; les distorsions qui en ont résulté ont entravé les perspectives de développement dans la région. Les taux d’inflation élevés et variables, les cycles récurrents de surévaluation et de dévaluation des monnaies, les taux de change fluctuants, le contrôle des capitaux, les taux d’intérêt plafonnés et les prix imposés, entre autres, ont entraîné un gaspillage des ressources et généré des décisions politiques inadaptées, à la fois dans le secteur public et dans l’économie de marché. Mais, après la « décennie perdue », ces entraves à l’efficacité économique ont progressivement été restreintes ou supprimées. Sous le « régionalisme ouvert » qui a ensuite prévalu, davantage en adéquation avec les prix du marché

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mondial, les ressources ont rapidement afflué vers les activités rentables. Dans les années 2000, cette structure de prix libéralisée avait plus ou moins gagné presque toute la région. La logique de marché qui s’est ainsi imposée explique le développement favorable de la dernière décennie.

L’instauration de bonnes institutions

Parallèlement à cette libéralisation des marchés, les systèmes judiciaires et les tribunaux ont été renforcés, de nouvelles agences de régulation ont été mises en place pour fournir un meilleur contrôle, les banques centrales se sont vues reconnaître plus d’autonomie, les parlements sont devenus plus indépendants et plus puissants, et la transparence a progressé. Même si tous ces changements se sont produits de façon inégale, ces réformes institutionnelles se sont largement répandues dans toute la région. Sans elles, l’économie de marché aurait été moins légitime et plus exposée aux abus. Il a fallu du temps pour combiner réformes économiques et indépendance des institutions, mais cela a pu se faire au cours de la dernière décennie dans de nom-breux pays, ce qui a permis le renforcement du modèle de développement de la région.

Coopération régionale

Les pays ont tous libéralisé leurs prix, se sont ouverts aux marchés, ont réformé leurs institutions, chacun à son rythme, en fonction de son propre agenda et de ses priorités. Chacun avait connaissance des avancées de ses voisins. Certains ont été considérés comme des « chefs de file », pendant que d’autres étaient encore « à la traîne », mais tous, ou presque, ont été gagnés par les réformes. Les incitations extérieures, avec les conditionnalités qui leur étaient liées, n’ont pas manqué (le « Plan Brady », les plans d’ajustement structurel, les exigences des investisseurs étrangers) pour favoriser les réformes facilitant le commerce extérieur (facilitation des échanges, recours à l’arbitrage dans les différends commerciaux, par exemple). Peu à peu, même les plus réticents ont suivi le mouvement. Les effets de mode et l’émulation ont joué sans aucun doute, mais c’est probablement la crainte d’être mis à l’écart qui les a surtout convaincus. Au final, presque tous les gouvernements de la région ont convergé vers des stratégies similaires, révélant les avantages d’une action régionale coordonnée. Le Sommet de Miami de 1994 et les autres Sommets des Amériques qui ont suivi ont ouvert la voie à ce processus. Le Mercosur a permis aux États clés d’Amérique du Sud d’adopter un « régionalisme ouvert » selon leurs modalités propres, sans paraître obéir à un projet imposé de l’extérieur. D’autres initiatives régionales plus modestes ont suivi un modèle similaire. Les divers schémas de coopération régionale qui ont fleuri dans les années 1990 se sont, dans l’ensemble, inscrits dans cette logique de marché et de

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libéralisation institutionnelle qui s’est développée dans chaque pays. Ce troisième appren-tissage politique a renforcé les deux autres et a aidé à stabiliser et institutionnaliser le modèle de développement prédominant.

Trois contributions structurelles

Les trois facteurs structurels les plus puissants, qui ont contribué au développement de la région, sont eux aussi interdépendants et tendent à se renforcer mutuellement. Ces facteurs auraient toutefois joué un rôle dans presque n’importe quel contexte intellectuel ou politique.

Amélioration des termes de l’échange et disponibilité de devises étrangères

Jusqu’en 2003 environ, les exportations latino-américaines ont été freinées par la faiblesse de l’économie mondiale, notamment après la « crise asiatique » de 1998. Certains analystes évoquaient même alors une seconde « demi-décennie perdue ». Les mesures favorables au marché de la période précédente sont devenues de fait moins populaires en raison des difficultés économiques qui ont suivi, même si continuait de primer la conviction que le seul remède était de poursuivre les réformes, de manière même plus énergique encore. Il y a une dizaine d’années, les exportations d’Amérique latine ont commencé à trouver de plus en plus de débouchés. La pro-gression de cette demande a été continue jusqu’à aujourd’hui (si ce n’est un bref recul terminé en 2009). Le principal indicateur de cette tendance a été le prix du pétrole brut, qui a été multiplié par dix entre le creux et le sommet de la vague, mais d’autres produits primaires ont aussi connu une forte demande. C’est le cas des industries extractives, mais aussi d’un grand nombre de produits agricoles. On a appelé cette période le « super-cycle des matières premières », avec l’idée d’un retournement prochain (comme dans tous les cycles).

Cette demande accrue a surtout été liée au processus d’industrialisation considérable et cumulatif de l’Asie émergente, en particulier de la Chine. A contrario, la demande des États-Unis et de l’Europe en biens manufacturés était beaucoup moins dynamique (à l’exception des produits liés à la restructuration de l’industrie nord-américaine). Par conséquent, les économies latino-américaines, dans l’ensemble, se sont à nouveau concentrées sur les exportations de matières premières, au détriment des produits industriels. Les traditionnelles contraintes de change, qui ont pendant plus de vingt ans placé la région sous la tutelle des politiques de Washington, ont disparu presque

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A SAVOIRConclusion

344[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

du jour au lendemain. À partir de là, la plupart des pays – notamment les plus riches en matières premières – ont accumulé des montants très élevés de réserves de change. Les difficultés persistantes liées aux tensions fiscales se sont également amenuisées, avec la forte hausse des recettes fiscales. Même les pays aux capacités d’exportations les plus faibles ont vu leur situation s’améliorer grâce à la hausse régulière des remesas (transferts d’argent) envoyées par les nationaux ayant émigré vers les pays développés à la recherche de meilleures opportunités de travail. Le tourisme a aussi représenté une source de revenus pour les économies pauvres en ressources énergétiques. Le continent a ainsi pu tirer un large profit de ses ressources en matières premières, comme jamais depuis la période antérieure à la Grande dépression.

Une aubaine démographique

La plupart des pays de la région ont vu dans leurs avancées en matière de transition démographique un second facteur structurel à leur développement. Dans un premier temps, la population, qui était principalement employée dans des activités agricoles à faible productivité, connaissait des taux de natalité élevés compensés par des taux de mortalité également importants ; donc la population augmentait peu. Puis, les progrès de la médecine ont permis la diminution des taux de mortalité, tandis que les taux de natalité demeuraient élevés. La nouvelle pyramide des âges s’est caractérisée par un déséquilibre en faveur des enfants en âge scolaire, même si les jeunes travailleurs migraient de plus en plus vers les villes en pleine expansion, à la recherche d’emplois plus productifs. Jusqu’à quasiment la fin du 20e siècle, la plupart des économies latino-américaines ont dû faire face à des ratios coûteux en termes de dépendance des jeunes, et à un afflux de main d’œuvre sur le marché du travail qui excédait sa capacité d’absorption. Mais au tournant du millénaire, ces pays sont entrés dans une période plus équilibrée en matière de démographie. Les taux de natalité ont à leur tour diminué pour se rapprocher de ceux de la mortalité, en conséquence du coût représenté par la garde des enfants et des migrations vers les villes surpeuplées. La pression créée par la croissance de la population a diminué, de même que les entrées sur le marché du travail. La population active a augmenté (selon une étude de la CEPAL, le chômage en Amérique latine est passé de 11,1 % en 2003 à 6,4 % en 2012), et une part plus importante de celle-ci a gagné en compétences et en expérience. Selon une autre estimation récente, l’augmentation du facteur travail (ajusté au taux de scolarité) a contribué à hauteur de 1,9 % par an, au taux de croissance annuel de 3,1 % enregistré entre 1990 et 2012 au Brésil, au Chili, en Colombie, au Mexique, au Pérou et en Uruguay. Bien sûr, de nouveaux problèmes apparaîtront en matière de démographie, en lien avec le vieillissement et la santé. Pendant une période impor-tante, la démographie a représenté un facteur positif, plutôt qu’un frein, pour le

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A SAVOIRConclusion

345 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

développement de la région. Cependant, à l’avenir, la croissance devra venir d’une plus grande productivité à la fois du travail et du capital (productivité globale des facteurs – PGF), dès lors que la hausse de ces facteurs s’atténuera. Ces dix dernières années, la PGF a progressé de 2 % par an en Asie émergente, contre seulement 0,6 % en Amérique latine.

La croissance d’une « nouvelle classe moyenne » consommatrice

Le troisième bénéfice structurel pourrait provenir en partie des réformes décrites ci-dessus. L’évolution démographique et l’assouplissement fiscal expliquent largement la croissance d’une nouvelle catégorie de population urbaine, composée de consom-mateurs modestes désirant entrer sur le marché, devenir propriétaires de voitures, de biens durables, y compris de biens immobiliers, et souscrivant à des crédits à la consommation, encouragés par la perception de revenus réguliers. Ces évolutions sont partiellement indépendantes des politiques de libéralisation du marché, puisque leur présence est constatée aussi bien en Argentine et au Venezuela, qu’au Chili et au Mexique. Nous retrouvons cela également dans les pays émergents asiatiques et africains, quelles que soient les orientations économiques qui prévalent. Cela a pour conséquence, entre autres, une forte croissance de la demande interne s’orientant vers des produits de consommation plus sophistiqués qui peuvent bénéficier d’économies d’échelle ; une augmentation constante de la qualité de la main-d’œuvre et de la cohésion sociale ; et une base imposable plus importante et stable. Mais tous ces résultats ne sont pas entièrement garantis. Une nouvelle classe moyenne inexpéri-mentée et vulnérable peut tout à fait se révéler fragile en cas de brusques retourne-ments du cycle des crédits à la consommation. Et leurs aspirations peuvent largement dépasser les capacités de services du secteur public qui est bien souvent engorgé et parfois inadapté (les restructurations néolibérales ont souvent détruit plus qu’elles n’ont créé de nouvelles capacités).

Quelle explication?

Il n’existe pas de réponse simple et unanime à la question de savoir ce qui peut le mieux expliquer cette décennie favorable en Amérique latine. Cela tient d’une part aux conflits de doctrine qui perdurent au sujet des ressorts du développement économique, mais aussi au fait que l’Amérique latine est une région hétérogène, et donc, une explication qui vaudrait pour un pays ne s’appliquerait pas forcément à d’autres. Dans une certaine mesure, les six facteurs présentés ici aident à expliquer les succès du développement au Brésil et au Pérou au cours de la dernière décennie.

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A SAVOIRConclusion

346[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

Au Mexique, deux de ses six facteurs sont absents, ou auraient au moins besoin d’être reformulés. L’intégration régionale devrait faire référence à l’ALENA (qui se différencie des formes d’intégration régionale à l’œuvre dans le reste de l’Amérique latine), et les profits tirés par le pays de l’exploitation de ses matières premières dans les échanges internationaux sont un facteur secondaire de son développement. Au Chili, l’intégration régionale ne représente pas un facteur en tant que tel, et la question démographique est plus avancée. Au Venezuela, le seul facteur de haute importance réside dans les prix du pétrole, qui ont jusque-là servi à compenser les limites du modèle en ce qui concerne les autres leviers du développement. Enfin, deux des réussites les plus notoires en matière de développement dans la région au cours de la dernière décennie s’expliquent largement par des facteurs qui ne figurent pas dans la liste présentée : le succès de la Colombie est pour l’essentiel dû au progrès réalisé dans la résolution de son conflit politique interne ; et la dynamique du Panama est étroitement associée à l’élargissement de son canal.

Globalement, cependant, les six facteurs évoqués ici semblent avoir contribué aux résultats positifs des dix dernières années, même si des différences apparaissent entre les pays. Une question importante reste sans réponse : les réformes politiques ont-elles été décisives, ou les facteurs structurels suffisent-ils à expliquer ces résultats ? La solidité de la trajectoire de développement dans la région dépend de l’interpré-tation qui se révèle la plus fiable. Si ce sont les variables politiques qui ont surtout compté, alors les succès futurs dépendront de l’ampleur et de la poursuite des réformes. Sur cette question, il existe de grandes différences entre les pays, et une incertitude croissante dans presque chacun d’entre eux. Le consensus politique des années 1990 a rencontré un scepticisme grandissant et une résistance durant le super-cycle des matières premières, ainsi que sous l’effet des succès de pays asiatiques ayant suivi des politiques économiques hétérodoxes, et des échecs de la libéralisation en Europe et en Amérique du Nord. Donc, si les « bonnes » politiques sont l’explication, certaines expériences hétérodoxes actuel lement en cours dans plusieurs pays d’Amérique du Sud devraient connaître des revers en matière de développement, alors que les plus orthodoxes devraient réussir. En revanche, si ce sont les déterminants structurels qui s’avèrent décisifs, alors le développement de la région dépend largement de l’expansion des échanges extérieurs et des conséquences à venir de la démographie et de la structure sociale dans ces pays. Et ces facteurs échappent largement au contrôle des décideurs politiques, qu’ils suivent une orientation orthodoxe ou non-conventionnelle.

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A SAVOIRConclusion

347 Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

***

Le Brésil et le Mexique représentent à eux deux les deux tiers de la population et de l’activité économique de toute la région. L’actuel gouvernement mexicain semble être attaché à l’économie de marché et aux réformes institutionnelles présentées dans la première partie de ce texte. À l’inverse, le Brésil suscite des doutes croissants dans ce domaine. Cette apparente différence dans leurs orientations politiques se retrouve aussi bien en matière de coopération régionale que d’évolution interne. Le Mexique est engagé dans le projet de libéralisation commerciale appelé « Alliance du Pacifique », que les dirigeants brésiliens perçoivent comme une initiative allant à l’encontre de leurs intérêts. On peut donc conclure que les « nouveaux fondements politiques » énoncés ci-dessus paraissent bien plus solides dans le premier cas que dans le second. Si c’est le cas, et si les variables politiques sont décisives, nous pouvons prédire qu’à l’avenir, le modèle de développement mexicain obtiendra un succès durable, tandis que le modèle brésilien sera en perte de vitesse. Mais cette prédiction est loin d’être assurée car, d’une part, les nouvelles réformes mexicaines peuvent se révéler décevantes, et d’autre part car le modèle brésilien est susceptible de trouver un nouveau souffle. De plus, les dynamiques structurelles partagées par les deux pays pourraient largement dépasser les divergences doctrinales en matière de politique. Dans ces deux pays, et plus généralement dans l’ensemble des pays latino-américains, l’articulation entre la logique de marché et l’intervention étatique ne cesse d’osciller.

Concernant les aspects structurels, l’aubaine démographique et la montée d’une classe moyenne consommatrice se retrouvent dans les deux pays. La grande différence porte sur les sources de devises étrangères et sur les termes de l’échange (dépendance à l ’égard des exportations de matières premières). Mais même sur ce point, les différences ne doivent pas être surestimées. Le Brésil conserve une industrie com-pétitive et quelques multinationales puissantes. Le Mexique exporte toujours du pétrole et d’autres produits primaires, et dépend de la confiance du marché financier international. Dans le cas d’un arrêt soudain des flux de capitaux en direction des marchés émergents, il n’est pas certain que l’un soit mieux protégé que l’autre.

On peut donc considérer sans se tromper que pour l’Amérique latine dans son ensemble, et pour ses deux pays les plus importants, les évolutions favorables au développement au cours de la dernière décennie ont été « aussi bonnes que possible ». Si la prochaine décennie se révèle plus contraignante, le modèle de développement actuel sera mis à l’épreuve sur plusieurs fronts. I l devrait résister aux difficultés légères, mais en cas de plus grandes adversités, l’ issue paraît moins certaine. En période difficile, il deviendra plus aisé d’identifier lequel des six facteurs de succès pèsera le plus.

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Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]349

A SAVOIR

Liste des sigles et abréviations

ACS Association des Etats caribéens

AFD Agence Française de Développement

ALADI Association latino-américaine d’intégration

ALALC Association latino-américaine de libre-échange

ALBA Alliance bolivarienne pour les Amériques

ALCSA Zone de libre-échange sud-américaine

ALENA Accord de libre-échange nord-américain

AP Alliance du Pacifique

APEC Asia Pacific Economic Cooperation

ASEAN Association des nations de l’Asie du Sud-Est

AUGM Association des universités du groupe de Montevideo

AUH Asignacion Universal por Hijo para Proteccion Social

BID Banque interaméricaine de développement

BPC Benefício de Prestação Continuada (Brésil)

BRT Bus Rapid Transit

CAF Corporación andina de Fomento (Corporation andine de développement)

CAN Communauté andine des Nations

CAPES Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nivel Superior (Brésil)

CARIFTA Association de libre-échange caribéenne

CARICOM Communauté caribéenne

CASA Communauté des nations sud-américaines

349

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[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014350

A SAVOIR

CCTP Conditional Cash Transfer Programs

CDS Conseil de défense sud-américain

CE Conseil électoral

CECLA Commission spéciale de coordination latino-américaine

C EI Communauté des Etats indépendants

CEISAL Conseil européen de recherche en sciences sociales sur l’Amérique latine

CELAC Communauté des Etats de l’Amérique latine et des Caraïbes

CELADE Centre latino-américain de démographie

CEPAL Commission économique pour l'Amérique latine

CEPALC Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes

CERI Centre d’études et de recherches internationales

CERSA Centre d'études et de recherches de sciences administratives et politiques

CGLU Cités et Gouvernements locaux unis

CMC Conseil du MERCOSUR

CNA Commission nationale d’accréditation (Chili)

CNC Conseil national de compétences (Equateur)

CNRS Centre national de la recherche scientifique

COAMSS Corporation de l’aire métropolitaine de San Salvador

CONACYT Consejo nacional de Ciencia y technologia (Mexique)

COOTAD Code organique d’organisation territoriale, autonomie et décentralisation (Équateur)

COSIPLAN Conseil de planification

CRS Commission de réflexion stratégique

CSN Communauté sud-américaine des nations

Liste des sigles et abréviations

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Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

A SAVOIRListe des sigles et abréviations

351

CONAPO Conseil national de population

CREDA Centre de recherche et de documentation des Amériques

DANE Departamento Administrativo Nacional de Estadística (Colombie)

DF District Fédéral (Mexico)

DGCID Direction générale de la coopération internationale et du développement (Ministère des Affaires Etrangères, France)

DOT Direction of Trade

ECCM Marché commun de la Caraïbe orientale

EPI Indice de performance environnementale (Université de Yale)

EIU Economist Intelligence Unit

EMBRAPA Empresa Brasileira de Pesquisa Agronómica (Brésil)

FAO Food and Agriculture organization of the United Nations

FAOSTAT The Statistics Division of the FAO

FARC Forces armées révolutionnaires de Colombie

FEMETROM Fédération métropolitaine des municipalités de San José (Costa-Rica)

FLACMA Federación Latinoamericana de Ciudades, Municipios y Asociaciones de Gobiernos Locales

FLAR Fond latino-américain de réserves

FMI Fonds monétaire international

FOB Free on Board

FOCEM Fonds de convergence structurelle du MERCOSUR

FOMIN Fonds multilatéral d’investissement

G3 Groupe des trois (Colombie, Mexico, Venezuela)

GES Gaz à effet de serre

GIGA-Hambourg German Institute of Global and Areas Studies

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[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

A SAVOIRListe des sigles et abréviations

352

GMC Groupe du MERCOSUR

GRAN Groupe andin

GTZ Geselleschaft fur Technische Zusammenarbeit

IBGE Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística

ICMS Impôt sur la circulation des marchandises (Brésil)

IEC Information, éducation, communication

IdA Institut des Amériques

IDE Investissements directs étrangers

IEDES Institut d’étude du développement économique et social

IDH Indice de développement humain

IFI Institution financière internationale

IFPRI International Food Policy Research Institute

IHEAL Institut des Hautes Etudes d’Amérique latine

IIRSA Initiative d’intégration de l’infrastructure régionale de l’Amérique du Sud

INDEC Instituto Nacional de Estadística y Censos (Argentine)

INE Instituto Nacional de Estadística (Chili)

INEGI Instituto Nacional de Estadística Geografía e Informática (Mexique)

INEI Instituto Nacional de Estadística e Informática (Pérou)

IRD Institut de recherche pour le développement

IRI-USP Institut de relations internationales de l’Université de São Paulo

ISI Industrialisation par substitution des importations

LAIF Facilité d’investissement pour l’Amérique latine (UE)

LOCAL Observatoire des changements en Amérique latine

MAS Movimiento al Socialismo (Bolivie)

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Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

A SAVOIR

MCCA Marché commun d’Amérique centrale

MCMV Minha casa minha vida (Brésil)

MERCOSUR Marché commun du Sud

MINVU Ministerio de Vivienda y Urbanismo (Chili)

MISN Macroproyectos de intéres social nacional (Colombie)

OCDE Organisation de coopération et de développement économiques

OCTA Organisation du Traité de coopération amazonienne

ODECA Organisation des Etats centraméricains

OEA Organisation des Etats américains

OECS Organisation des Etats de la Caraïbe orientale

OGM Organisme génétiquement modifié

OIT Organisation internationale du travail

OMC Organisation mondiale du commerce

OMD Objectifs du Millénaire pour le développement

OMS Organisation mondiale de la santé

ONG Organisation non gouvernementale

ONU Organisation des Nations unies

OPALC Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes

OPS Organisation panaméricaine de la santé

PAC Programme d’accélération de la croissance

PASIS Pension assistantielle

PBS Pension basique solidaire

PETI Programme pour l’éradication du travail infantile

PGF Productivité globale des facteurs

PIB Produit intérieur brut

Liste des sigles et abréviations

353

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[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

A SAVOIRListe des sigles et abréviations

354

PISA Program for International Student Assessment

PJJHD Programa Jefes et Jefas de Hogar Desocupados

PNUD Programme des Nations unies pour le développement

PNUE Programme des Nations unies pour l’environnement

P.P. Point de pourcentage

PPA Parité de pouvoir d’achat

PPP Plan Puebla Panama

PRELAC Proyecto Regional de Educacion para America Latina y Caribe

PROCAMPO Programa de apoyos Directos al Campo

PROGRESA Programme d’éducation, de santé et d’alimentation

PRONASOL Programa Nacional de Solidaridad

PSDB Parti de la social-démocratie brésilienne

PT Parti des travailleurs (Brésil)

R&D Recherche et développement

REDD Reducing Emissions from Deforestation and Degradation

SAI Système andin d'intégration

SAP Subside à l'eau potable

SELA Système économique latino-américain

SICA Système d’intégration centraméricain

SIECA Secrétariat de l’intégration économique

SIS Systèmes d’information sociale

SNUC Système national d’unités de conservation

SUF Subside unique familial

SUNAT Superintendencia Nacional de Administracion Tributaria (Pérou)

TIAR Traité inter-américain d’assistance réciproque

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Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

A SAVOIRListe des sigles et abréviations

355

TIC Technologies de l’information et de la communication

TFP Total factor productivity

TTIP Transatlantic Trade and Investment Partnership

UBA Université de Buenos Aires

UCR Université de Costa Rica

UNAM Université autonome du Mexique

UNASUR Union des nations sud-américaines

UNESCO Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture

URUPABOL Uruguay – Paraguay - Bolivie

USD Dollars américains

USP Université de Sao Paulo

WDI World Development Indicators

WEO World Economic Outlook

WTI West Texas Intermediate

WWF World Wildlife Fund (Fonds mondial pour la nature)

ZEE Zone économique exclusive

ZLEA Zone de libre-échange des Amériques

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[ ] © AFD / Les enjeux du développement en Amérique latine / Janvier 2014

A SAVOIR

356

Précédentes publications de la collection

À SAVoIr NO 1 : La régulation des services d’eau et d’assainissement dans les PED The Regulation of Water and Sanitation Services in DCs

À SAVoIr NO 2 : Gestion des dépenses publiques dans les pays en développement Management of public expenditure in developing countries

À SAVoIr NO 3 : Vers une gestion concertée des systèmes aquifères transfrontaliers Towards concerted management of cross-border aquifer systems

À SAVoIr NO 4 : Les enjeux du développement en Amérique latine Development issues in Latin America

À SAVoIr NO 5 : Transition démographique et emploi en Afrique subsaharienne Demographic transition and employment in Sub-Saharan Africa

À SAVoIr NO 6 : Les cultures vivrières pluviales en Afrique de l’Ouest et du Centre Rain-fed food crops in West and Central Africa

À SAVoIr NO 7 : Les paiements pour services environnementaux Payments For Ecosystem Services

À SAVoIr NO 8 : Les accords de libre-échange impliquant des pays en développement ou des pays moins avancés

À SAVoIr NO 9 : Comment bénéficier du dividende démographique ? La démographie au centre des trajectoires de développement How Can We Capitalize on the Demographic Dividend? Demographics at the Heart of Development Pathways

À SAVoIr NO 10 : Le risque prix sur les produits alimentaires importés – Outils de couverture pour l’ Afrique

À SAVoIr NO 11 : La situation foncière en Afrique à l’horizon 2050

À SAVoIr NO 12 : L’agriculture contractuelle dans les pays en développement – une revue de littérature Contract Farming in Developing Countries – A Review

À SAVoIr NO 13 : Méthodologies d’évaluation économique du patrimoine urbain : une approche par la soutenabilité

À SAVoIr NO 14 : Assurer l’accès à la finance agricole Creating Access to Agricultural Finance – Based on a horizontal study of Cambodia, Mali, Senegal, Tanzania, Thailand and Tunisia

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Janvier 2014 / Les enjeux du développement en Amérique latine / © AFD [ ]

A SAVOIRPrécédentes publications de la collection

357

À SAVoIr NO 15 : The Governance of Climate Change in Developing Countries

À SAVoIr NO 16 : Renforcer la mesure sur la qualité de l’éducation

À SAVoIr NO 17 : Gérer l’instabilité des prix alimentaires dans les pays en développement Managing food price instability in developing countries

À SAVoIr NO 18 : La gestion durable des forêts tropicales – De l’analyse critique du concept à l’évaluation environnementale des dispositifs de gestion

À SAVoIr NO 19 : L’Afrique et les grands émergents

À SAVoIr NO 20 : Abolishing user fees for patients in West Africa: lessons for public policy

À SAVoIr NO 21 : Coopérations Sud-Sud et nouveaux acteurs de l’aide au développement agricole en Afrique de l’Ouest et australe – Le cas de la Chine et du Brésil

À SAVoIr NO 22 : L’enseignement privé en Afrique subsaharienne : enjeux, situations et perspectives de partenariats public-privé

Page 360: A Savoir 24 | Les enjeux du développement en Amérique latine - Dynamiques socioéconomiques et polit

Agence Française de Développement 5, rue Roland Barthes – 75598 Paris cedex 12

Tél. : 33 (1) 53 44 31 31 – www.afd.frDépôt légal : 1er trimestre 2014

ISSN : 2105-553X

Établissement public, l ’Agence Française de Développement (AFD) agit depuis soixante-dix ans pour combattre la pauvreté et favoriser le développement dans les pays du Sud et dans l’Outre-mer. El le met en œuvre la politique définie par le Gouvernement français.

Présente sur quatre continents où elle dispose d’un réseau de 70 agences et bureaux de représentation dans le monde, dont 9 dans l’Outre-mer et 1 à Bruxelles, l ’AFD finance et accompagne des projets qui améliorent les condit ions de vie des populations, soutiennent la croissance économique et protègent la planète : scolarisation, santé maternelle, appui aux agriculteurs et aux petites entreprises, adduction d’eau, préservation de la forêt tropicale, lutte contre le réchauffement climatique…

En 2012, l’AFD a consacré plus de 6,9 milliards d’euros au financement d’actions dans les pays en développement et en faveur de l’Outre-mer. Ils contribueront notam-ment à la scolarisation de 10 millions d’enfants au niveau primaire et de 3 millions au niveau collège, et à l’amélioration de l’approvisionnement en eau potable pour 1,79 million de personnes. Les projets d’efficacité énergétique sur la même année permettront d’économiser près de 3,6 millions de tonnes d’équivalent CO2 par an.

www.afd.fr

Qu’est-ce que l’ AFD ?

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Les enjeux du développement en Amérique latineDynamiques socioéconomiques et politiques publiques

Au-delà de la diversité des situations, les pays d’Amérique latine présentent des traits communs : la plupart d’entre eux ont accompli des progrès considérables au cours de la dernière décennie, mais doivent encore faire face aux enjeux de leur développement. Certes, l’amélioration de la gestion macroéconomique associée à une conjoncture favorable a permis une croissance vigoureuse dans les années 2000, puis une bonne résistance face à la crise internationale. De plus, ce dynamisme économique a souvent été conjugué avec de nouvelles politiques sociales et une réduction de la pauvreté. Toutefois, malgré ces évo-lutions positives, un certain nombre d’obstacles restent à surmonter pour installer durablement la croissance et assurer un développement soutenable. Les défis sont importants : réduire les inégalités sociales et spatiales, dyna-miser la gestion des villes et préserver leur environnement, renforcer l’épargne et l’investissement, promouvoir les gains de productivité, améliorer la qualité de l’éducation et de la formation, structurer la protection sociale.

Ces défis sont autant de motifs d’intervention et de collaboration pour une institution de développement comme l’AFD, dont l’activité dans cette partie du monde entend contribuer au mieux à l’épanouissement des relations entre l’Amérique latine et la France. Dans un tel contexte, la seconde édition de cet ouvrage, actualisée et enrichie, renouvelle aujourd’hui un regard attentif sur les réalités économiques et sociopolitiques d’une région en pleine mutation, avec laquelle beaucoup reste à partager.

SOUS LA DIRECTION DE

Carlos QUENAN Économiste, professeur à l’IHEAL

Sébastien VELUTGéographe, professeur à l’IHEAL

A SAVOIR 24 A SAVOIR

Institut des Amériques

Deuxième édition, actualisée et enrichie

24A SAVOIR

Janvier 2014

Dynamiques socioéconomiques et politiques publiques

Les enjeux du développement en Amérique latine

COORDINATEUR

Eric JOURCINDépartement Amérique latine et Caraïbes, [email protected] Le

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