À propos du seuil - ombres blanches
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Librairie Ombres Blanches
Toulouse
À proposdu Seuil
UNE HISTOIRE EXEMPLAIRE
À proposdu Seuil
UNE HISTOIRE EXEMPLAIRE
Ce court récit reprend 80 ans d’histoire des éditions du Seuil. Il
a été rédigé par Christian Thorel pour le compte de la librairie
Ombres Blanches à Toulouse et destiné à être donné aux amis
de la librairie, professionnels et non professionnels, et à tous
les lecteurs intéressés par l’histoire de l’édition en général et
par celle des idées. Les images sont tirées du livre : Les Éditions
du Seuil, 70 ans d’histoires (IMEC, 2008).
Le droit de reproduire ce texte ne peut dépendre que des
usages qui en seront faits, et reste donc réservé.
À proposdu Seuil
UNE HISTOIRE EXEMPLAIRE
Christian Thorel,
pour la Librairie Ombres Blanches à Toulouse
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Dans les dernières des années 70, alors que le
monde de l’édition s’organise en s’industrialisant, le
monde des livres va tourner quelques pages d’une his-
toire qui le lie encore à la fin de la guerre en 1945, et à
la fin des guerres coloniales.
Pour une génération de libraires issue du baby-
boom, ce sont des années d’apprentissage et d’enga-
gement. Nous ne savons pas encore que nous accompa-
gnerons la reconstruction des réseaux de librairie, et que
ces réseaux hérités, depuis la sortie du conflit mondial,
de trois ou quatre générations de libraires nous seront
enviés dans le monde entier. La loi sur le prix unique
du livre fut inscrite par François Mitterrand comme
une priorité de son programme, écrite par Jack Lang et
votée en août 1981 par la première assemblée nationale
socialiste. Elle permet encore de trouver ses lectures dans
un ensemble très divers de librairies, au coin de sa rue,
sur la place centrale d’une grande ville, en bord de mer
AVANT PROPOS
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ou au milieu d’une campagne que l’on aime. Et ceci en
dépit de l’attrait que représente aujourd’hui la vente en
ligne, cette Gorgone qui pourrait figer les centres de nos
villes et leur commerce, les transformant en un simple et
permanent caravansérail de malbouffe.
En septembre 1975, depuis notre librairie Ombres
blanches que nous venons d’ouvrir sur 90 mètres car-
rés, nous regardons avec attention les évolutions du
monde des livres, les derniers soubresauts de la censure,
les effets de 1968, les nouveaux modes de consomma-
tion, les possibles régulations. Dans ces années natives,
quelques maisons accompagnent plus particulièrement
notre installation à Toulouse : Gallimard, Le Seuil, Fran-
çois Maspero, Minuit. Ce sont leurs fonds qui donnent
leurs couleurs à la librairie. Nous nous engageons auprès
des éditions de Minuit et du Seuil pour le combat poli-
tique et législatif.
On sait moins aujourd’hui, ou a trop souvent oublié
que le présent des livres que nous vivons, dans l’inquié-
tude ou dans l’insouciance, nous le devons à quelques
acteurs. Les lignes qui précèdent n’auraient pas pu être
écrites sans la détermination de Jérôme Lindon, direc-
teur des éditions de Minuit, qui donna une direction
politique forte aux grandes questions économiques de
l’édition. Minoritaire longtemps dans ces années 70 qui
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furent de mutation, il fut soutenu par les directeurs-fon-
dateurs des éditions du Seuil, Jean Bardet et Paul Fla-
mand. Ce soutien fut aussi à l’origine d’un accord de
collaboration constructif pour l’évolution des modes de
diffusion des livres à l’aube des années 80.
En quarante années, les mutations de l’édition ont
suivi celles de l’économie, des finances, de l’industrie,
des technologies. Pour autant, même pris dans le vertige
de la vitesse, des acteurs du livre sont encore sensibles
aux exigences du temps long des livres. Au tournant des
années 2000, le Seuil perdit ses actionnaires d’origine,
lors d’une cession qui fit grand bruit. Dans le remuement
incessant que subissent les secteurs de l’économie, sans
doute devons-nous à cette foi dans le temps long, à la
profondeur des fondations que représente un catalogue,
et à quelques hommes la stabilité qui suivit cet évène-
ment. Peu de choses sont venues en effet remettre en
cause la solidarité du Seuil avec « la librairie » en géné-
ral, avec Ombres blanches en particulier. L’opportunité
que me donna Bernard Comment de publier un court
récit de notre histoire toulousaine (Dans les ombres
blanches, Fiction et Cie, Seuil 2015) témoigne de notre
fidélité réciproque et de la solidarité qui en procède.
Très récemment, fin septembre, l’annonce a été faite
d’une cession, d’une fusion avec le groupe Média-Parti-
cipation. Depuis 1975, nous n’avons pas cessé d’observer
l’environnement dont nous dépendons, aussi cette modi-
fication à venir de la propriété des éditions du Seuil nous
a conduits à remettre en mémoire nos relations avec une
maison essentielle à notre activité, et avec laquelle les
liens ont toujours été très forts. L’histoire des éditions du
Seuil a accompagné celle des idées du xxe siècle et celles,
plus complexes encore, des années originelles du xxie.
C’est cette aventure humaine, composée de projets
politiques et intellectuels, qui est le sens de cette courte
histoire « exemplaire », celle d’une maison d’édition
célèbre, et pas toujours connue. Elle est écrite à partir
des sources habituelles, livres, articles, et surtout de l’ex-
périence acquise de mes quarante-trois années de librai-
rie. Elle s’adresse à chaque lecteur qui voudrait rester
sensible aux évolutions du monde des livres.
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Bien que le « premier » Seuil ait vu le jour en 1935,
dans un univers chrétien ouvert sur le monde et sur les
problèmes de société, comme sur ceux d’une paix en
Europe déjà menacée, c’est au sortir de la guerre mon-
diale que l’histoire de la maison va véritablement com-
mencer. Jean Bardet et Paul Flamand, qui avaient suivi
dès 1937 l’abbé Plaquevent, fondateur du Seuil en com-
pagnie de Jean Sjöberg, reprennent la direction de la
maison, l’installent au 27 rue Jacob, d’où elle ne bou-
gera pas durant plus de soixante ans.
Si un élan spirituel est donné par les initiateurs du
Seuil, tout reste à construire, y compris à tracer les hori-
zons, dans un monde qui tient à réduire la violence au
silence, dans un monde qui se veut de progrès. Durant
les années de guerre et d’occupation, de jeunes hommes
À PROPOS DU SEUIL
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ont fréquenté « l’école des cadres » d’Uriage créée par
le gouvernement de Vichy, nombre d’entre eux y font le
choix de la Résistance. Ils se retrouvent dans les années
d’après-guerre dans l’esprit de la reconstruction. Le Seuil
et sa direction se lient naturellement aux animateurs
de la revue Esprit (Emmanuel Mounier, Albert Béguin,
Jean-Marie Domenach), au mouvement des Jésuites lar-
gement renouvelé dans ses aspirations par Pierre Teil-
hard de Chardin (dont Le Seuil publiera les œuvres com-
plètes après sa mort en 1955),
aux Cahiers du Rhône en Suisse
(à nouveau Albert Béguin, qui
aura un apport fondamental
pour la maison, avec notamment
la collection « Pierres Vives »).
Dans le cadre de couleur bistre
de cette magnifique fabrique à
essais sur la littérature et sur le
théâtre, paraîtront des écrits de
Bernard Dort, de Mikhaïl Bakh-
tine, de Umberto Eco, plus tard de Jean-Pierre Richard,
mais c’est évidemment Roland Barthes que retient le
lecteur, un Barthes qui restera fidèle jusqu’au bout au
27 rue Jacob.
Un mouvement laïque récent est associé à l’émer-
gence du Seuil : fondé par des anciens locataires d’Uriage
(comme les créateurs du journal Le Monde), Peuple et
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Culture (Joffre Dumazedier, Benigno Caceres, Joseph
Rovan) militent pour une éducation populaire. L’enga-
gement est clairement à gauche, et pour un monde et
une Europe à reconstruire dans un objectif de paix entre
les peuples. Le théâtre, le cinéma, la lecture, sont des
objectifs de l’association.
Si Le Seuil accueille les réflexions des animateurs de
ces mouvements, la maison met en pratique ses engage-
ments. Dans le domaine de la diffusion des savoirs, Le
Seuil va proposer dès 1950 des collections de « vulgarisa-
tion » à des prix abordables et, pour la première fois en
France, dans un format de poche. Sous le label « Micro-
cosme », sont proposés des ouvrages thématiques illus-
trés ouvrant aux arts, à l’histoire, à la science et au
monde. François-Régis Bastide, qui sera un des conseil-
lers littéraires attitrés de la maison et qui est un homme
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de radio, met ses compétences au service de la collection
Solfèges, une série de monographies de musiciens, qui
n’aura jamais son équivalent. Pour Petite Planète, une
ouverture à la géographie et à la découverte du monde,
le cinéaste Chris Marker est aux commandes, faisant
appel pour les trente-quatre volumes qu’il dirigera à des
« compagnons de routes » tels qu’Armand Gatti pour la
Chine, Pierre Joffroy pour le Brésil ou Vincent Monteil
pour l’Iran et pour le Maroc. Si la Tunisie et le Maroc sont
présents dans la liste, l’Algérie n’y figure pas, encore
dominée et colonisée par la France. Il y a peu de signa-
taires du Seuil en 1960 dans le Manifeste des 121, pour-
tant la direction politique de la maison est clairement
hostile à la violence exercée sur le peuple algérien, et
publie contre la torture, avant de s’associer à l’indépen-
dance de la nation algérienne.
Le premier signe fort du philo-
sophe Francis Jeanson, proche
de Mounier puis de Sartre,
dans le combat pour l’Algé-
rie indépendante est produit
par Le Seuil en 1955 : L’Algé-
rie hors-la-loi. On sait le rôle
futur des Jeanson dans les
réseaux d’aide au FLN. On sait
moins qu’au-delà de ses enga-
gements politiques et de son
activité d’enseignant, il dirige
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dès 1950 la collection « Microcosme » dédiée à la litté-
rature, Écrivains de toujours, une collection illustrée qui
connaîtra jusque dans les années 80 un succès important
dans tous les milieux.
On trouve, dès les débuts de la guerre en Algérie, un
soutien actif aux thèses tiers-mondistes dans des maisons
telles que François Maspero et les éditions de Minuit, qui
s’exposent à la censure incessante de l’État. Pour autant,
les idées sont à l’œuvre dans l’édition depuis la fin du
conflit en 1945, et si Frantz Fanon publiera une majo-
rité de ses livres chez Maspero, c’est Le Seuil qui est son
premier éditeur, en 1952 dans la collection Esprit, avec
Peaux noires, Masques blancs. L’expression contre la
violence coloniale est particulièrement présente dans la
collection Méditerranée, dirigée par Emmanuel Roblès.
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Ce dernier, oranais proche d’Albert Camus et de l’éditeur
Edmond Charlot, mais aussi des écrivains francophones
d’Algérie, romancier et journa-
liste, sera l’éditeur de Mohammed
Dib, de Kateb Yacine, de Ahmed
Séfrioui, et de Mouloud Feraoun,
lequel sera victime de l’OAS dans
l’assassinat collectif qui fera cinq
morts quelques jours avant les
accords d’Évian. C’est dans cette
collection, plus tard, que paraî-
tront des romans des écrivains
d’Afrique Noire tels que Ahma-
dou Kourouma et Yambo Ouolou-
guem, suivant les traces de Léopold Sédar Senghor, dont
Le Seuil publiera les œuvres complètes, et du martiniquais
Édouard Glissant qui y publia ses livres jusqu’en 1980.
Lorsque la maquette des livres de littérature du
Seuil fixe ses lignes, une identité est gagnée. Ce sera le
cadre rouge pour la littérature de langue française, le
cadre vert pour les traductions. De ce côté, qui lorgne
au-delà des frontières, c’est pour faire droit à un certain
esprit européen que Le Seuil se lance dans la « littéra-
ture étrangère ». Les Allemands et les Italiens sont aux
premières loges. Dès 1954, se succéderont des romans de
Luise Rinser, Heinrich Böll, Günther Grass, puis dans les
années soixante de Peter Härtling ou d’Ingeborg Bach-
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mann. Dans le même temps, voisinant avec la série Don
Camillo de Giovanni Guareschi, qui la sauvera économi-
quement, la maison publie les
romans d’Italo Calvino, de Carlo
Cassola, de Carlo Emilio Gadda,
et encore Le Guépard de Gio-
vanni Tommaso de Lampedusa.
Le vert entourera plus tard, dans
les années soixante des romans
traduits du hongrois (Magda
Szabo), du serbo-croate (Miograd
Bulatovic), de l’espagnol. Si les
livres de Böll et de Grass seront
des succès assurés, d’autres réus-
sites dans ce domaine viendront
plus tard de la publication des
œuvres de Sojenitsyne (après Laf-
font et Julliard). Des Prix Nobel
viendront régulièrement, jusqu’à
aujourd’hui, épauler la poli-
tique éditoriale dans le domaine
étranger (Böll, Grass, Saramago,
Jelinek, Coetzee, Müller, Mo Yan).
Les succès dans le domaine
des romans français ne sont pas toujours au rendez-vous,
mais la reconnaissance du public n’est pas seulement
motivée par les Prix Goncourt ou Renaudot. Dans le
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cadre rouge, de nombreux écrivains vont résider, sou-
vent longtemps. La fidélité de certains sera mise à mal
en 2004, lors de la vente du Seuil à La Martinière, mais
nous sommes encore dans les années où la maison bâtit
ses fondations. Il faut ici saluer un artisan particulier de
cette construction : Jean Cayrol, poète, auteur d’une
œuvre romanesque importante (voir son Cycle Laza-
réen), conduit en écriture par son expérience de déporté
à Mathausen (il écrira le texte de Nuit et Brouillard pour
Alain Resnais) et par ses engagements social et chrétien,
puis auprès d’Albert Béguin, qui le publiera dans Pierres
Vives. En tant qu’éditeur,
Jean Cayrol restera fidèle
à sa ligne et à ses engage-
ments. Proche de Roland
Barthes et du concept
d’« écriture blanche », il
mettra comme conseil-
ler littéraire exigeant et
comme directeur de col-
lection toute son énergie à
« traquer » des écrivains et des écritures. Il faut revoir la
revue et la collection Écrire pour juger des apports de
son travail. En douze ans, entre 1956 et 1968, il décou-
vrira des jeunes auteurs qui, même s’ils sont trop sou-
vent oubliés, marquent de leur voix ces années où la
littérature se risque, depuis le « nouveau roman » des
écrivains de Minuit jusqu’aux auteurs des Cahiers du Che-
Jean Cayrol.
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min de Georges Lambrichs, qui prendront la place laissée
par la revue Écrire. Si on ne lit plus, ni ne trouve Boisrou-
vray, Coudol ou Maxence, on ne peut que saluer l’intru-
sion dans les lettres de Jacques Henric, de Marcellin Pley-
net, de Denis Roche ou de Philippe Sollers. Ces derniers
seront à l’origine de la création de la revue Tel Quel en
1960. La revue, puis la collection (1963) seront des outils
d’une importance indéniable au Seuil durant vingt ans,
avant que Philippe Sollers ne quitte la rue Jacob pour Les
éditions Denoel puis pour la rue Sébastien-Bottin, y fon-
dant la revue et la collection L’infini. Il est de bon ton de
moquer l’itinéraire du mouvement
Tel Quel et une certaine « terreur
dans les lettres ». Pour autant, après
quelques années où la littérature
prédomine, années où l’on trouve
des proximités très grandes avec
les choix de Jean Cayrol, le glisse-
ment vers la théorie littéraire, vers
le formalisme, accompagne une ten-
dance que bien d’autres revues litté-
raires relaieront, éprises comme Tel Quel de la lecture de
Ponge, de Blanchot, de Bataille, de Mallarmé, de Joyce
ou d’Artaud, écrivains figurant entre 1950 et 2000 dans
toutes les bibliothèques. Le freudisme et le marxisme, la
Chine et la pensée de Mao-Tsé-Toung suivront ces enga-
gements après les évènements de 1968, et la politisation
de la jeunesse. Et la revue comme la collection donne-
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ront à découvrir les écrits de Julia
Kristeva, de Marcellin Pleynet,
de Jacques Derrida, de Tzvetan
Todorov, de Gérard Genette ou,
vers la fin du cycle, de Philippe
Muray et de Daniel Sibony. Phi-
lippe Sollers y publiera un chant
du cygne, Paradis, dernier livre du
Seuil, avant de s’engager ailleurs,
dans d’autres directions.
Si Tel Quel propose des essais, c’est que les années
du gaullisme, celles de la décolonisation, sont aussi celles
de la mise en critique des modèles sociaux, des idées de
gauche, et aussi d’un militantisme qui veut changer le
monde tout en évitant les écueils du totalitarisme et les
échecs de l’Union Soviétique. C’est le temps des grands
textes marxistes et tiers-mondistes aux éditions François
Maspero, des nouvelles théories sociales proposées par
Pierre Bourdieu dans sa collection « Le Sens commun »
chez Minuit, ou politiques dans la collection de Kostas
Axelos, « Arguments », dans la même maison, c’est aussi
celui du triomphe des théories structuralistes que vont se
partager Gallimard et Le Seuil. Roland Barthes, Julien Grei-
mas, puis Jean-Claude Milner, vont investir les collections
de théorie et de recherches du Seuil, en philosophie (col-
lection L’ordre philosophique de François Wahl) comme
en anthropologie ou en linguistique (collection Poétique
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de Tzvetan Todorov), une science
dominante dans ces temps struc-
turalistes. Ce sera surtout Jacques
Lacan qui marquera l’activité
intellectuelle et éditoriale du
Seuil, tant par les Écrits qu’à tra-
vers les Séminaires. Avec ces pen-
seurs comme avec Paul Ricœur,
Alain Badiou, Cornélius Casto-
riadis, Pierre Clastres, Alain Tou-
raine, Le Seuil prend ainsi sa place
dans le monde universitaire, mais
aussi dans celui d’une recherche
plus libre, moins doctrinale. Dans
le même temps, la maison vise
aussi des publics plus larges. Dès
1968, ce sera l’objet des livres
publiés dans la collection « Com-
bats », dirigée par Claude Durand,
jusqu’à son départ en 1978. Cette
volonté d’être en prise avec son
temps est aussi l’ambition de
la collection « L’histoire immé-
diate » initiée par Jean Lacouture
en 1963. Historiens et journalistes se partagent cet espace
éditorial où le lecteur cherche des analyses des crises
internationales, des conflits, des interrogations contem-
poraines. Ce titre, l’histoire immédiate, rentrera plus
Jacques Lacan.
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tard, après 1989, dans le vocabulaire historiographique
pour désigner la nécessité d’orienter des chercheurs en
histoire vers l’observation des temps présents. Le Seuil ne
se tient pas au seul temps immédiat. Michel Chodkiewicz
avait conduit, dès 1956 dans la série Microcosmes « Le
Temps qui court », un ensemble de textes illustrés à petit
prix rédigés par des spécialistes de tous les âges de l’his-
toire. En 1970, Jacques Julliard
et Michel Winock fondent
« L’univers historique », une
collection qui reste de longue
haleine, reprise depuis deux
ans par Patrick Boucheron, et
qui va chercher un public de
lecteurs de l’histoire au-delà
de l’université, en proposant
des recherches écrites pour
tous les amateurs d’une dis-
cipline qui se veut sérieuse
autant que lisible par tous. Ce
seront ces mêmes qualités que
Jean-Marc Lévy-Leblond met-
tra au service des sciences et
des techniques dans « Science
ouverte ». Dès 1971, les collec-
tions thématiques « Points »
vont mettre au format de
poche une part notable de ces Hubert Reeves.
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ensembles de connaissances dans tous les domaines, des
prix abordables par tous permettant une plus juste distri-
bution du savoir. Les pré-requis de la construction du Seuil
de l’après-guerre restent l’esprit de la maison.
En 1979, les fondateurs Bardet et Flamand quittent
la direction, qu’ils transmettent à Michel Chodkiewicz,
dont la charge depuis dix ans s’était concentrée sur une
filiale du Seuil, la revue La Recherche et ses productions.
C’est lui qui fera encore progresser la maison en invi-
tant les maisons les plus prestigieuses de la littérature
et des sciences humaines à partager leur diffusion-dis-
tribution. Une première alliance avec Jérôme Lindon
sur le Prix unique du livre et l’accord des éditions de
Minuit de confier en février 1981 leur diffusion et leur
distribution au Seuil vont convaincre les maisons les plus
ambitieuses en catalogues de venir s’agréger autour
du réseau Seuil-Diffusion pour conserver au mieux leur
indépendance. Des accords nombreux vont ainsi ren-
forcer progressivement un pôle novateur extrêmement
dynamique entre libraires et éditeurs. Dans cet assem-
blage autour du Seuil et de Minuit, dirigé dans l’esprit et
dans les attentes de le Loi sur le Prix unique, on trouve
la réunion d’éditeurs tels que Autrement, Rivages et
Arléa, et vers la fin des années 80 Anne-Marie Métailié,
les Cahiers du Cinéma, Odile Jacob, ou encore José Corti,
qui choisit Le Seuil pour sortir de son isolement. Ces
mariages contractuels dureront jusqu’au rachat du Seuil
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par Hervé de la Martinière, rachat qui ouvrira une grave
crise de confiance et le départ progressif de nombreux
de ces partenaires. Mais n’allons pas trop vite.
Revenons aux années d’après 1980. Si Le Seuil y
entreprend justement une industrialisation de sa dis-
tribution, pouvant répondre aux besoins de réseaux de
librairies qui vont-elles aussi devoir se moderniser, la
nouvelle direction de Michel Chodkiewicz fait aussi évo-
luer l’éditorial. Le premier évène-
ment de cette nouvelle direction
est en 1978 le départ imprévu de
Claude Durand, déçu de ne pas
être désigné comme successeur au
poste de commandement. Claude
Durand est l’artisan de l’entrée de
Soljenitsyne au catalogue de la
rue Jacob, il est aussi celui du suc-
cès considérable de Cent ans de
solitude (1970), dont il est le co-traducteur. La perte de
Gabriel Garcia Marquez au profit de Grasset sera com-
pensée par l’avenir commercial du roman « princeps »
du Prix Nobel colombien, dont les ventes cinquante ans
après tiennent le haut des listes. Il faut dire que la litté-
rature de l’Amérique Latine, territoire privilégié de Gal-
limard avec la collection de Roger Caillois « La Croix du
Sud », avait été aussi investie par Le Seuil dès 1960, avec
les livres du brésilien Guimarâes Rosa et ceux de l’argen-
Michel Chodkiewicz.
•• 23 ••
tin Ernesto Sabato. La littérature traduite va d’ailleurs
se renforcer sous cette nouvelle direction, sans Claude
Durand. Elle le sera aussi dans de
nombreuses et nouvelles maisons
(Actes-Sud, Phébus, Métailié,
Rivages), qui partent à la décou-
verte de nouveaux auteurs, dans
toutes les langues du monde. Ce
pôle de traductions ne cessera,
depuis trente ans, de se ren-
forcer, mêlant d’immenses suc-
cès (John Irving, William Boyd,
Eduardo Mendoza, Antonio
Munoz Molina, José Saramago,
Amitav Ghosh, David Grossman,
Gamal Ghitany, John Le Carré, J.M.Coetzee, parmi de
nombreux écrivains) à des entreprises parfois périlleuses
de recherches d’auteurs entre Orient et Occident.
La part la plus active de la vie littéraire à Paris se
joue déjà, et depuis longtemps, entre les quais de la
Seine côté Concorde et les quais côté Notre-Dame, dans
les rues qui partent du boulevard Saint-Germain. Il faut
savoir retenir les auteurs. Rue Jacob, on s’emploie à
cela pour renforcer l’intensité du cadre rouge. C’est le
temps des prix littéraires qu’on dit appartenir à « Gal-
ligraseuil ». Les directeurs littéraires et les attachés de
presse sont au service des espoirs de vente. Les lecteurs
•• 24 ••
s’attachent à de nouveaux romanciers, Erik Orsenna,
Didier Decoin, Patrick Grainville, Michel Del Castillo,
Tahar Ben Jelloun, lequel perpétue avec succès la tradi-
tion du Seuil pour les lettres venues de l’autre rive de la
Méditerranée.
Le vendredi soir, entre 1975 et 1990, Bernard Pivot
présente son actualité littéraire. Ces années d’Apos-
trophes, plus encore que la décennie qui suit avec « Bouil-
lon de culture », sont sans doute celle du triomphe du
livre, omniprésent dans la société française, objet de
conversations, de controverses, de débats. Le Seuil et
quelques autres éditeurs tirent parti de ce phénomène,
conforté par le développement du réseau des librairies
(permis par la Loi Lang). Outre l’éloge du roman, renou-
velé dans ses fonc-
tions d’apprentissage
et aussi de divertisse-
ment, l’émission privi-
légie les livres de savoir,
la « vulgarisation » des
sciences (c’est le mot
alors employé). Dès le
samedi matin, le lecteur court après un livre de socio-
logie, d’histoire, d’anthropologie, d’astrophysique, ou
même de linguistique. Fernand Braudel, Georges Dumé-
zil, Pierre Bourdieu, Claude Lévi-Strauss, combien encore
deviennent des étoiles de la télévision. C’est un temps
•• 25 ••
étonnant, encore riche d’espoirs politiques. Le Seuil sait
s’en saisir. C’est un temps renouvelé pour les essais, en
philosophie avec la collection « Des Travaux » fondée
par Michel Foucault, en psychanalyse avec la montée
en puissance du « Champ Freudien » avec Jacques-Alain
Miller, après la mort de Jacques Lacan en 1981, avec la
collection « La Couleur des idées », lieu d’expression
ouvert à de nouveaux horizons des
recherches, en France et aux États-
Unis en particulier. Du côté des
sciences, le paléontologue Stephen
Jay Gould, la mathématicienne
Stella Baruk, et surtout l’homme
des étoiles, Hubert Reeves, font les
beaux jours de « Science ouverte ».
Les « documents » de société, les
ouvrages politiques ou historiques,
les témoignages, les biographies
(celles Jean Lacouture en particu-
lier) rencontrent de grands succès
publics. C’est le temps de grandes
entreprises : après L’Histoire de la
France rurale de Georges Duby en
quatre épais volumes reliés, ce sera
celle de la France urbaine en cinq,
puis celle de la Vie privée. Les plus
grands noms de l’histoire accom-
pagnent ces initiatives collectives
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qui confortent dans une position dominante Le Seuil
et la collection « L’Univers Historique », conduite par
Michel Winock.
Ces années de consolidation du Seuil sont encore
celles de la place que la collection « Fiction et Cie »
gagne en notoriété, tant chez les professionnels que
chez les lecteurs. Créée en 1974 par Denis Roche, et rom-
pant avec le « théoricisme » de Tel Quel, Fiction et Cie
s’engage résolument dans la recherche de voix nouvelles
en France et à l’étranger, particulièrement aux USA, sans
renier le romanesque. La collection restera, sous l’auto-
rité de Denis Roche, puis celle de Bernard Comment, à
partir de 2005, une demeure de désirs littéraires, une
réunion de singularités. Riche d’un demi-millier de
titres en quarante ans, cet espace peut s’enorgueillir
d’accompagner Lydie Salvayre, Chantal Thomas, Marilyne
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Desbiolles, Jacques Roubaud, Olivier Rolin, François Mas-
pero, Jacques Henric, Alain Fleischer, Antoine Volodine,
Jean-Christophe Bailly, Patrick Deville, et les américains
John Hawkes, Robert Coover, Thomas Pynchon.
Le 1er janvier de 1989, on ne sait pas encore combien
l’année qui commence aura de répercussions dans l’his-
toire à venir. Avant que Berlin et son mur ne viennent
définitivement symboliser la fin du communisme à l’est
de l’Europe, l’islamisme radical allume ses premiers feux
depuis l’Inde et l’Iran, mais aussi dans les capitales de
l’Europe. Une fatwa est prononcée par Khomeini le
12 février contre Salman Rushdie et son livre Les Versets
sataniques. Après Penguin en Grande-Bretagne fin 1988,
l’éditeur Christian Bourgois publie le livre controversé.
Menacé lui-même par les fanatiques, Bourgois sera
entouré de la solidarité de quelques confrères, parmi les-
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quels Michel Chodkiewicz, doublement impliqué au titre
d’éditeur libre et de spécialiste de la pensée musulmane.
C’est ce même moment que le patron du Seuil choisit
pour conforter son temps de chercheur, laissant les com-
mandes à Claude Cherki, auteur de nouvelles années
de développements économique et industriel. Malgré
ces efforts collectifs pour faire du Seuil un groupe qui
compte, c’est à Claude Cherki et à quelques cadres de la
direction de la rue Jacob qu’on devra la cession impré-
visible de la maison, en janvier 2004 au groupe d’Hervé
de La Martinière.
Dans les temps qui vont suivre les espoirs retrouvés
à l’est, la mondialisation se met en œuvre, la recomposi-
tion politique du monde s’accompagne de libéralisation
économique et de dérégulation sociale. Dans l’édition,
les logiques de développement vont dans le sens de
la constitution de groupes de plus en plus importants.
Ainsi, Hachette voit pousser le Groupe de la Cité, sous
l’autorité financière de Havas et par croissance externe
(rachat et absorption d’éditeurs indépendants), avant
que l’ensemble ne devienne en 1998 le Groupe Vivendi,
entamant une croissance intenable dans sa rapidité et sa
voracité, et dont le sort fit en 2003 basculer une partie du
monde des livres de langue française. Dans ces temps qui
n’auraient justement pas dû concerner un monde consa-
cré à la création littéraire et à la diffusion des savoirs,
Le Seuil va tenir son rang en confortant ses positions,
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en créant des secteurs nouveaux, en renforçant sa diffu-
sion et celle de catalogues indépendants de plus en plus
prestigieux : Milan, Phébus, Christian Bourgois, Payot,
Liana Levi, Skira, les éditeurs du futur groupe Libella,
vont choisir ce réseau non seulement parce qu’il est le
meilleur, mais parce que Le Seuil a su, comme aucun
autre diffuseur, gagner la confiance totale des libraires
et particulièrement des plus engagés d’entre eux dans
une reconstruction de la profession.
Dans les multiples bureaux des rues Jacob et Guéné-
gaud, on crée des secteurs nouveaux : livres de jeunesse
et bande dessinée sous la direction de Jacques Binsztok,
livres d’art, art rupestre sous la férule du préhistorien
Jean Clottes, photographie avec
Gilles Mora. Le roman policier trouve
son guide avec le traducteur Robert
Pépin, inventif défricheur qui fran-
chira toutes les frontières du genre
pour le renouveler. L’essor de la
maison va tenir beaucoup au déve-
loppement constant des collections
de poche, dans tous les domaines,
dans la littérature bien sûr, mais
plus encore dans les domaines de
l’histoire et des sciences humaines,
dans l’espoir de conquérir par exemple des publics étu-
diants de plus en plus nombreux. Ce lectorat va en effet
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se développer durant une vingtaine d’années, avant de
marquer le pas et de régresser spectaculairement, en
dépit de prix de plus en plus bas, à partir du début des
années 2000 et de l’essor d’internet.
Le marché du livre en France croît donc durant
cette période qui va de 1985 à 2005, dans le même
temps les coûts de fabrication vont baisser, profitant des
progrès techniques considérables dans le traitement de
textes, dans la composition, dans l’imprimerie. Naturel-
lement et corollairement, le nombre des titres publiés
chaque année va exploser. Cette diversité appelée des
vœux de tous se renforce dans les groupes, elle est plus
encore le fait d’un nombre de plus en plus important
de petites maisons indépendantes, qui n’ont pas limites
dans l’inventivité, en sciences
humaines notamment. Au
Seuil, le secteur reste actif,
héritier des années Bardet
et Flamand, et du travail
des équipes de Michel Cho-
dkiewicz. Un apport nou-
veau, d’importance, est celui
de Pierre Bourdieu, qui fran-
chit le boulevard Saint-Ger-
main en 1992, après trente
ans passés à publier ses livres
et à conduire la collection Le
•• 31 ••
Sens commun aux Éditions de Minuit. En 1993, La Misère
du monde est, avec près de cent mille exemplaires ven-
dus, un « score » imprévisible qui va faire du sociologue
l’une des grandes figures politiques de la fin du xxe siècle
en France. Il apporte également au Seuil la maison Liber,
qui va produire de courts essais incisifs, souvent avec suc-
cès (en 2005 par exemple, celui des Nouveaux chiens de
garde de Serge Halimi). La proximité de Pierre Bourdieu
vient renforcer encore les liens avec l’EHESS et le Collège
de France, dans la production de la collection « Hautes-
Études », où le lecteur pourra trouver entre autres les
cours de Michel Foucault.
Une autre porte vers le monde des intellectuels
et des chercheurs s’ouvre lorsque Maurice Olender est
invité par Le Seuil à diriger une
collection. Chercheur en histoire
à l’EHESS, fondateur en 1981 de
la revue Le Genre humain, Mau-
rice Olender va créer un espace
où se croisent, depuis trente ans,
historiens, philosophes, ethnolo-
gues, psychanalystes, théoriciens
et historiens de la littérature et
des arts… poètes et écrivains.
Dans la Librairie du xxie siècle
qui succède à la Librairie du
xxe siècle, l’éditeur convie des
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penseurs et des chercheurs, des compagnons de routes,
à partager leur science. On trouve sous la couverture
blanche tous les grands noms de l’université et l’univer-
salité des savoirs, depuis Jean-Pierre Vernant et Jacques
Rancière jusqu’à Jean Starobinski, on trouve aussi les
destins fracassés de Georges Perec et de Paul Celan.
Une réussite particulière du Seuil dans le domaine
des littératures sera l’accord trouvé en 1990 avec Olivier
Cohen, fondateur et animateur des Éditions de l’Olivier,
pour abriter dans le groupe la belle maison qu’il imagine,
nourri de ses expériences chez Mazarine, chez Payot, ou
bien avant au Sagittaire. Le catalogue de l’Olivier, aussi
bien dans le domaine français que dans les littératures
traduites (particulièrement de l’anglais et de l’américain)
marque nos univers de lecteurs depuis vingt-cinq ans.
Parmi les 300 écrivains publiés
par l’enseigne à l’olivier, bien des
noms sont toujours des succès
dans leur édition de poche. Mais
la marque de la maison sera d’ac-
compagner en France la publica-
tion d’œuvres majeures telles que
celles de Richard Ford, de Jona-
than Franzen, de Rick Moody, de
James Salter, d’Alice Munro, entre
autres. Il faut ajouter à ces noms
ceux, indispensables pour saisir
•• 33 ••
l’esprit de l’Olivier, de Raymond Carver, de Henry Roth et
plus encore de Aharon Appelfeld.
Ainsi avec Albert Béguin, avec Jean Cayrol, avec
Denis Roche, puis avec Maurice Olender ou Olivier Cohen,
« et » avec tous les responsables éditoriaux dans tous les
domaines, Le Seuil continue de privilégier un mode de
gouvernance éditoriale partagé. Les questions surgissent
au moment de la vente de la maison en 2004, quelques
mois après la résolution à la Commission européenne de
la crise ouverte par la reprise de Vivendi par le Groupe
Lagardère-Hachette. Dans ce qui apparaît comme une
réplique dans l’univers des plaques tectoniques des
industries du livre en France, la cession du groupe Le
Seuil à Hervé de La Martinière est vécue diversement,
comme une erreur pour les uns, comme une trahison
pour d’autres, plus rarement
comme une chance pour
l’univers de pensées et de
pratiques littéraires, inventé
dans les années trente et
initié comme un espoir de
paix au sortir de la guerre.
Il faut donc le constater, le
secteur économique du livre
a muté. Il reste la premières
des « industries culturelles »,
après la marche forcée de sa
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modernisation dans les années 70, mais il aura subi les
assauts du monde de la finance. Ainsi, les nouveaux pro-
priétaires de l’édition, comme de la presse, viennent-ils
d’horizons différents, la communication, la banque, la
distribution de l’eau, la mode, l’industrie lourde ou du
pneumatique.
Au Seuil, les premières
années de la nouvelle gou-
vernance au nom d’une nou-
velle société d’actionnaires
sont difficiles, la confusion
étant accrue par une erreur
de stratégie industrielle qui
compromet la bonne santé
de l’outil de distribution. Le
Seuil voit des alliés de poids
symbolique et financier quit-
ter le réseau de diffusion et
compromettre les équilibres
économiques de la nouvelle
structure, Volumen.
Dans cette saison nouvelle, Le Seuil perd sa maison,
celle du 27 rue Jacob, avec ses escaliers impraticables et
son portail de fer dessiné par Robert Lapoujade pour
en faire l’emblème des couvertures. Désormais, tout le
groupe réside à Montrouge, au bord du périphérique.
•• 35 ••
Les bâtiments sont presque neufs et propres à
intégrer un ensemble coordonné de services,
édition, diffusion. Des premiers groupes
d’édition en France, seul Gallimard continue
de résider dans Paris intra-muros. L’édition a
muté, c’est indéniable, entre 1970 et 2003. Et
le vent des regroupements continue de souffler en 2017.
Entre 2004 et 2017, plusieurs personnalités vont se
succéder à la direction générale du groupe Seuil, comme
à la responsabilité éditoriale. En 2009, c’est l’arrivée
d’Olivier Bétourné à la tête d’une maison qu’il avait quit-
tée dans les années 80, et où il avait fait ses premières
armes. Après un long parcours chez Fayard puis chez
Albin-Michel, l’éditeur est convaincu politiquement,
et bien dans l’esprit de l’hé-
ritage des années 50. Olivier
Bétourné redonne confiance
aux équipes, remobilise les
énergies, réorganise. De nou-
velles alliances sont instruites,
par exemple avec Pierre
Rosanvallon, du Collège de
France, historien de la démo-
cratie, homme de réseaux, qui
va créer au Seuil « La Répu-
blique des idées », les « Livres
du Nouveau-Monde », puis la
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collection « Raconter la vie ».
La maison resserre son acti-
vité autour de ses secteurs
traditionnels, la littérature et
les sciences humaines, sans
oublier la jeunesse. Les livres
au format de poche sont l’ob-
jet d’une structure autonome,
Points, désormais filiale du
Seuil.
Du côté de la diffusion,
Volumen aura repris une
bonne santé apparente, mais les résultats financiers
sont mauvais, faisant suite à la crise de 2004. Cette struc-
ture sera rachetée par Editis en 2015, sanctionnant la
fin d’une époque riche en liens entre les libraires et un
réseau représentant, sous l’autorité du Seuil, un grand
nombre d’éditeurs indépendants. Quelques espoirs
renaissent de ce côté, la refondation du réseau Volu-
men se faisant autour du Seuil et aussi désormais de La
Découverte.
Chaque mois, nous prenons connaissance des titres
nouveaux que Le Seuil tend à ses lecteurs. Nous y voyons
la diversité d’origines, de langues, de discours, de formes
littéraires, d’écritures, dont nous avons besoin pour nous
régénérer. Cette variété s’appuie sur des publics diffé-
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rents, tant dans les attentes que dans les sensibilités et
que dans les capacités à accéder à des langages spéci-
fiques, scientifiques ou philosophiques par exemple.
Cette production, comme celle de trop rares grandes
maisons « généralistes » est indispensable à notre
société, à sa culture, à la démocratie.
Le 21 septembre dernier, le Groupe Seuil-La Mar-
tinière a passé un accord d’échange d’actions avec
le Groupe Média-Participations, un groupe d’édition
qui a progressé de manière fulgurante entre 1988 et
aujourd’hui, après le rachat des éditions Dargaud puis
en 2004 des éditions Dupuis. Un outil industriel irrépro-
chable dans sa gestion, MDS, a complété cette réussite
spectaculaire. Si Hervé
de La Martinière
prend une place de
vice-président dans le
nouveau conseil d’ad-
ministration, la prési-
dence de ce nouveau
groupe d’édition
appartient à Vincent
Montagne, qui dirige
désormais le troi-
sième groupe fran-
çais, et hérite d’un
avenir à construire
dans les territoires
de la littérature et des sciences humaines. À la lumière
des évènements qui ont émaillé les quarante dernières
années dans l’univers des livres qui est le mien pour y tra-
vailler depuis 1976, autant qu’il est le nôtre à tous parce
qu’il s’y fabrique nos lectures quotidiennes, tout reste
possible. Et nous voudrions que ce possible avenir soit
le meilleur.
Nous en sommes là, ce 6 octobre où je mets un
point de suspension à cette courte histoire du Seuil. Une
histoire exemplaire, qui doit le rester.
Christian Thorel
Mise en page : Petits Papiers
Achevé d’imprimer : Imprimerie Cazaux – Muret
Très récemment, fin septembre, l’annonce a été faite d’une fusion du groupe Éditions du Seuil avec le groupe Média-Participation. Depuis 1975, à Ombres blanches, nous n’avons pas cessé d’observer les mutations de l’économie du livre et celles des entreprises de l’édition. Cette modification à venir de la propriété des éditions du Seuil nous a amenés à remettre en mémoire nos relations avec une maison essen-tielle à notre activité, et avec laquelle les liens ont toujours été très forts. À l’image de celle de quelques (rares) maisons, l’histoire des éditions du Seuil a accompagné celle des idées du xxe siècle et celles, plus complexes encore, des premières années du xxie.
C’est cette aventure humaine, composée de projets politiques et intellectuels, qui est le sens de cette courte histoire « exemplaire », celle d’une maison d’édition célèbre, et pas toujours connue. Elle est écrite à partir des sources habituelles, livres, articles, et surtout de l’expérience acquise de mes quarante-trois années de librairie. Elle s’adresse à chaque lecteur qui voudrait rester sensible aux évolutions du monde des livres.
Christian ThorelOmbres Blanches à Toulouse
Ce livret publié en octobre 2017 est offert aux amis de la librairie.