À propos du seuil - ombres blanches

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Librairie Ombres Blanches Toulouse À propos du Seuil UNE HISTOIRE EXEMPLAIRE

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Page 1: À propos du Seuil - Ombres Blanches

Librairie Ombres Blanches

Toulouse

À proposdu Seuil

UNE HISTOIRE EXEMPLAIRE

Page 2: À propos du Seuil - Ombres Blanches

À proposdu Seuil

UNE HISTOIRE EXEMPLAIRE

Page 3: À propos du Seuil - Ombres Blanches

Ce court récit reprend 80 ans d’histoire des éditions du Seuil. Il

a été rédigé par Christian Thorel pour le compte de la librairie

Ombres Blanches à Toulouse et destiné à être donné aux amis

de la librairie, professionnels et non professionnels, et à tous

les lecteurs intéressés par l’histoire de l’édition en général et

par celle des idées. Les images sont tirées du livre : Les Éditions

du Seuil, 70 ans d’histoires (IMEC, 2008).

Le droit de reproduire ce texte ne peut dépendre que des

usages qui en seront faits, et reste donc réservé.

Page 4: À propos du Seuil - Ombres Blanches

À proposdu Seuil

UNE HISTOIRE EXEMPLAIRE

Christian Thorel,

pour la Librairie Ombres Blanches à Toulouse

Page 5: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 5 ••

Dans les dernières des années 70, alors que le

monde de l’édition s’organise en s’industrialisant, le

monde des livres va tourner quelques pages d’une his-

toire qui le lie encore à la fin de la guerre en 1945, et à

la fin des guerres coloniales.

Pour une génération de libraires issue du baby-

boom, ce sont des années d’apprentissage et d’enga-

gement. Nous ne savons pas encore que nous accompa-

gnerons la reconstruction des réseaux de librairie, et que

ces réseaux hérités, depuis la sortie du conflit mondial,

de trois ou quatre générations de libraires nous seront

enviés dans le monde entier. La loi sur le prix unique

du livre fut inscrite par François Mitterrand comme

une priorité de son programme, écrite par Jack Lang et

votée en août 1981 par la première assemblée nationale

socialiste. Elle permet encore de trouver ses lectures dans

un ensemble très divers de librairies, au coin de sa rue,

sur la place centrale d’une grande ville, en bord de mer

AVANT PROPOS

Page 6: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 6 ••

ou au milieu d’une campagne que l’on aime. Et ceci en

dépit de l’attrait que représente aujourd’hui la vente en

ligne, cette Gorgone qui pourrait figer les centres de nos

villes et leur commerce, les transformant en un simple et

permanent caravansérail de malbouffe.

En septembre 1975, depuis notre librairie Ombres

blanches que nous venons d’ouvrir sur 90 mètres car-

rés, nous regardons avec attention les évolutions du

monde des livres, les derniers soubresauts de la censure,

les effets de 1968, les nouveaux modes de consomma-

tion, les possibles régulations. Dans ces années natives,

quelques maisons accompagnent plus particulièrement

notre installation à Toulouse : Gallimard, Le Seuil, Fran-

çois Maspero, Minuit. Ce sont leurs fonds qui donnent

leurs couleurs à la librairie. Nous nous engageons auprès

des éditions de Minuit et du Seuil pour le combat poli-

tique et législatif.

On sait moins aujourd’hui, ou a trop souvent oublié

que le présent des livres que nous vivons, dans l’inquié-

tude ou dans l’insouciance, nous le devons à quelques

acteurs. Les lignes qui précèdent n’auraient pas pu être

écrites sans la détermination de Jérôme Lindon, direc-

teur des éditions de Minuit, qui donna une direction

politique forte aux grandes questions économiques de

l’édition. Minoritaire longtemps dans ces années 70 qui

Page 7: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 7 ••

furent de mutation, il fut soutenu par les directeurs-fon-

dateurs des éditions du Seuil, Jean Bardet et Paul Fla-

mand. Ce soutien fut aussi à l’origine d’un accord de

collaboration constructif pour l’évolution des modes de

diffusion des livres à l’aube des années 80.

En quarante années, les mutations de l’édition ont

suivi celles de l’économie, des finances, de l’industrie,

des technologies. Pour autant, même pris dans le vertige

de la vitesse, des acteurs du livre sont encore sensibles

aux exigences du temps long des livres. Au tournant des

années 2000, le Seuil perdit ses actionnaires d’origine,

lors d’une cession qui fit grand bruit. Dans le remuement

incessant que subissent les secteurs de l’économie, sans

doute devons-nous à cette foi dans le temps long, à la

profondeur des fondations que représente un catalogue,

et à quelques hommes la stabilité qui suivit cet évène-

ment. Peu de choses sont venues en effet remettre en

cause la solidarité du Seuil avec « la librairie » en géné-

ral, avec Ombres blanches en particulier. L’opportunité

que me donna Bernard Comment de publier un court

récit de notre histoire toulousaine (Dans les ombres

blanches, Fiction et Cie, Seuil 2015) témoigne de notre

fidélité réciproque et de la solidarité qui en procède.

Très récemment, fin septembre, l’annonce a été faite

d’une cession, d’une fusion avec le groupe Média-Parti-

cipation. Depuis 1975, nous n’avons pas cessé d’observer

Page 8: À propos du Seuil - Ombres Blanches

l’environnement dont nous dépendons, aussi cette modi-

fication à venir de la propriété des éditions du Seuil nous

a conduits à remettre en mémoire nos relations avec une

maison essentielle à notre activité, et avec laquelle les

liens ont toujours été très forts. L’histoire des éditions du

Seuil a accompagné celle des idées du xxe siècle et celles,

plus complexes encore, des années originelles du xxie.

C’est cette aventure humaine, composée de projets

politiques et intellectuels, qui est le sens de cette courte

histoire « exemplaire », celle d’une maison d’édition

célèbre, et pas toujours connue. Elle est écrite à partir

des sources habituelles, livres, articles, et surtout de l’ex-

périence acquise de mes quarante-trois années de librai-

rie. Elle s’adresse à chaque lecteur qui voudrait rester

sensible aux évolutions du monde des livres.

Page 9: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 9 ••

Bien que le « premier » Seuil ait vu le jour en 1935,

dans un univers chrétien ouvert sur le monde et sur les

problèmes de société, comme sur ceux d’une paix en

Europe déjà menacée, c’est au sortir de la guerre mon-

diale que l’histoire de la maison va véritablement com-

mencer. Jean Bardet et Paul Flamand, qui avaient suivi

dès 1937 l’abbé Plaquevent, fondateur du Seuil en com-

pagnie de Jean Sjöberg, reprennent la direction de la

maison, l’installent au 27 rue Jacob, d’où elle ne bou-

gera pas durant plus de soixante ans.

Si un élan spirituel est donné par les initiateurs du

Seuil, tout reste à construire, y compris à tracer les hori-

zons, dans un monde qui tient à réduire la violence au

silence, dans un monde qui se veut de progrès. Durant

les années de guerre et d’occupation, de jeunes hommes

À PROPOS DU SEUIL

Page 10: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 10 ••

ont fréquenté « l’école des cadres » d’Uriage créée par

le gouvernement de Vichy, nombre d’entre eux y font le

choix de la Résistance. Ils se retrouvent dans les années

d’après-guerre dans l’esprit de la reconstruction. Le Seuil

et sa direction se lient naturellement aux animateurs

de la revue Esprit (Emmanuel Mounier, Albert Béguin,

Jean-Marie Domenach), au mouvement des Jésuites lar-

gement renouvelé dans ses aspirations par Pierre Teil-

hard de Chardin (dont Le Seuil publiera les œuvres com-

plètes après sa mort en 1955),

aux Cahiers du Rhône en Suisse

(à nouveau Albert Béguin, qui

aura un apport fondamental

pour la maison, avec notamment

la collection « Pierres Vives »).

Dans le cadre de couleur bistre

de cette magnifique fabrique à

essais sur la littérature et sur le

théâtre, paraîtront des écrits de

Bernard Dort, de Mikhaïl Bakh-

tine, de Umberto Eco, plus tard de Jean-Pierre Richard,

mais c’est évidemment Roland Barthes que retient le

lecteur, un Barthes qui restera fidèle jusqu’au bout au

27 rue Jacob.

Un mouvement laïque récent est associé à l’émer-

gence du Seuil : fondé par des anciens locataires d’Uriage

(comme les créateurs du journal Le Monde), Peuple et

Page 11: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 11 ••

Culture (Joffre Dumazedier, Benigno Caceres, Joseph

Rovan) militent pour une éducation populaire. L’enga-

gement est clairement à gauche, et pour un monde et

une Europe à reconstruire dans un objectif de paix entre

les peuples. Le théâtre, le cinéma, la lecture, sont des

objectifs de l’association.

Si Le Seuil accueille les réflexions des animateurs de

ces mouvements, la maison met en pratique ses engage-

ments. Dans le domaine de la diffusion des savoirs, Le

Seuil va proposer dès 1950 des collections de « vulgarisa-

tion » à des prix abordables et, pour la première fois en

France, dans un format de poche. Sous le label « Micro-

cosme », sont proposés des ouvrages thématiques illus-

trés ouvrant aux arts, à l’histoire, à la science et au

monde. François-Régis Bastide, qui sera un des conseil-

lers littéraires attitrés de la maison et qui est un homme

Page 12: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 12 ••

de radio, met ses compétences au service de la collection

Solfèges, une série de monographies de musiciens, qui

n’aura jamais son équivalent. Pour Petite Planète, une

ouverture à la géographie et à la découverte du monde,

le cinéaste Chris Marker est aux commandes, faisant

appel pour les trente-quatre volumes qu’il dirigera à des

« compagnons de routes » tels qu’Armand Gatti pour la

Chine, Pierre Joffroy pour le Brésil ou Vincent Monteil

pour l’Iran et pour le Maroc. Si la Tunisie et le Maroc sont

présents dans la liste, l’Algérie n’y figure pas, encore

dominée et colonisée par la France. Il y a peu de signa-

taires du Seuil en 1960 dans le Manifeste des 121, pour-

tant la direction politique de la maison est clairement

hostile à la violence exercée sur le peuple algérien, et

publie contre la torture, avant de s’associer à l’indépen-

dance de la nation algérienne.

Le premier signe fort du philo-

sophe Francis Jeanson, proche

de Mounier puis de Sartre,

dans le combat pour l’Algé-

rie indépendante est produit

par Le Seuil en 1955 : L’Algé-

rie hors-la-loi. On sait le rôle

futur des Jeanson dans les

réseaux d’aide au FLN. On sait

moins qu’au-delà de ses enga-

gements politiques et de son

activité d’enseignant, il dirige

Page 13: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 13 ••

dès 1950 la collection « Microcosme » dédiée à la litté-

rature, Écrivains de toujours, une collection illustrée qui

connaîtra jusque dans les années 80 un succès important

dans tous les milieux.

On trouve, dès les débuts de la guerre en Algérie, un

soutien actif aux thèses tiers-mondistes dans des maisons

telles que François Maspero et les éditions de Minuit, qui

s’exposent à la censure incessante de l’État. Pour autant,

les idées sont à l’œuvre dans l’édition depuis la fin du

conflit en 1945, et si Frantz Fanon publiera une majo-

rité de ses livres chez Maspero, c’est Le Seuil qui est son

premier éditeur, en 1952 dans la collection Esprit, avec

Peaux noires, Masques blancs. L’expression contre la

violence coloniale est particulièrement présente dans la

collection Méditerranée, dirigée par Emmanuel Roblès.

Page 14: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 14 ••

Ce dernier, oranais proche d’Albert Camus et de l’éditeur

Edmond Charlot, mais aussi des écrivains francophones

d’Algérie, romancier et journa-

liste, sera l’éditeur de Mohammed

Dib, de Kateb Yacine, de Ahmed

Séfrioui, et de Mouloud Feraoun,

lequel sera victime de l’OAS dans

l’assassinat collectif qui fera cinq

morts quelques jours avant les

accords d’Évian. C’est dans cette

collection, plus tard, que paraî-

tront des romans des écrivains

d’Afrique Noire tels que Ahma-

dou Kourouma et Yambo Ouolou-

guem, suivant les traces de Léopold Sédar Senghor, dont

Le Seuil publiera les œuvres complètes, et du martiniquais

Édouard Glissant qui y publia ses livres jusqu’en 1980.

Lorsque la maquette des livres de littérature du

Seuil fixe ses lignes, une identité est gagnée. Ce sera le

cadre rouge pour la littérature de langue française, le

cadre vert pour les traductions. De ce côté, qui lorgne

au-delà des frontières, c’est pour faire droit à un certain

esprit européen que Le Seuil se lance dans la « littéra-

ture étrangère ». Les Allemands et les Italiens sont aux

premières loges. Dès 1954, se succéderont des romans de

Luise Rinser, Heinrich Böll, Günther Grass, puis dans les

années soixante de Peter Härtling ou d’Ingeborg Bach-

Page 15: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 15 ••

mann. Dans le même temps, voisinant avec la série Don

Camillo de Giovanni Guareschi, qui la sauvera économi-

quement, la maison publie les

romans d’Italo Calvino, de Carlo

Cassola, de Carlo Emilio Gadda,

et encore Le Guépard de Gio-

vanni Tommaso de Lampedusa.

Le vert entourera plus tard, dans

les années soixante des romans

traduits du hongrois (Magda

Szabo), du serbo-croate (Miograd

Bulatovic), de l’espagnol. Si les

livres de Böll et de Grass seront

des succès assurés, d’autres réus-

sites dans ce domaine viendront

plus tard de la publication des

œuvres de Sojenitsyne (après Laf-

font et Julliard). Des Prix Nobel

viendront régulièrement, jusqu’à

aujourd’hui, épauler la poli-

tique éditoriale dans le domaine

étranger (Böll, Grass, Saramago,

Jelinek, Coetzee, Müller, Mo Yan).

Les succès dans le domaine

des romans français ne sont pas toujours au rendez-vous,

mais la reconnaissance du public n’est pas seulement

motivée par les Prix Goncourt ou Renaudot. Dans le

Page 16: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 16 ••

cadre rouge, de nombreux écrivains vont résider, sou-

vent longtemps. La fidélité de certains sera mise à mal

en 2004, lors de la vente du Seuil à La Martinière, mais

nous sommes encore dans les années où la maison bâtit

ses fondations. Il faut ici saluer un artisan particulier de

cette construction : Jean Cayrol, poète, auteur d’une

œuvre romanesque importante (voir son Cycle Laza-

réen), conduit en écriture par son expérience de déporté

à Mathausen (il écrira le texte de Nuit et Brouillard pour

Alain Resnais) et par ses engagements social et chrétien,

puis auprès d’Albert Béguin, qui le publiera dans Pierres

Vives. En tant qu’éditeur,

Jean Cayrol restera fidèle

à sa ligne et à ses engage-

ments. Proche de Roland

Barthes et du concept

d’« écriture blanche », il

mettra comme conseil-

ler littéraire exigeant et

comme directeur de col-

lection toute son énergie à

« traquer » des écrivains et des écritures. Il faut revoir la

revue et la collection Écrire pour juger des apports de

son travail. En douze ans, entre 1956 et 1968, il décou-

vrira des jeunes auteurs qui, même s’ils sont trop sou-

vent oubliés, marquent de leur voix ces années où la

littérature se risque, depuis le « nouveau roman » des

écrivains de Minuit jusqu’aux auteurs des Cahiers du Che-

Jean Cayrol.

Page 17: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 17 ••

min de Georges Lambrichs, qui prendront la place laissée

par la revue Écrire. Si on ne lit plus, ni ne trouve Boisrou-

vray, Coudol ou Maxence, on ne peut que saluer l’intru-

sion dans les lettres de Jacques Henric, de Marcellin Pley-

net, de Denis Roche ou de Philippe Sollers. Ces derniers

seront à l’origine de la création de la revue Tel Quel en

1960. La revue, puis la collection (1963) seront des outils

d’une importance indéniable au Seuil durant vingt ans,

avant que Philippe Sollers ne quitte la rue Jacob pour Les

éditions Denoel puis pour la rue Sébastien-Bottin, y fon-

dant la revue et la collection L’infini. Il est de bon ton de

moquer l’itinéraire du mouvement

Tel Quel et une certaine « terreur

dans les lettres ». Pour autant, après

quelques années où la littérature

prédomine, années où l’on trouve

des proximités très grandes avec

les choix de Jean Cayrol, le glisse-

ment vers la théorie littéraire, vers

le formalisme, accompagne une ten-

dance que bien d’autres revues litté-

raires relaieront, éprises comme Tel Quel de la lecture de

Ponge, de Blanchot, de Bataille, de Mallarmé, de Joyce

ou d’Artaud, écrivains figurant entre 1950 et 2000 dans

toutes les bibliothèques. Le freudisme et le marxisme, la

Chine et la pensée de Mao-Tsé-Toung suivront ces enga-

gements après les évènements de 1968, et la politisation

de la jeunesse. Et la revue comme la collection donne-

Page 18: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 18 ••

ront à découvrir les écrits de Julia

Kristeva, de Marcellin Pleynet,

de Jacques Derrida, de Tzvetan

Todorov, de Gérard Genette ou,

vers la fin du cycle, de Philippe

Muray et de Daniel Sibony. Phi-

lippe Sollers y publiera un chant

du cygne, Paradis, dernier livre du

Seuil, avant de s’engager ailleurs,

dans d’autres directions.

Si Tel Quel propose des essais, c’est que les années

du gaullisme, celles de la décolonisation, sont aussi celles

de la mise en critique des modèles sociaux, des idées de

gauche, et aussi d’un militantisme qui veut changer le

monde tout en évitant les écueils du totalitarisme et les

échecs de l’Union Soviétique. C’est le temps des grands

textes marxistes et tiers-mondistes aux éditions François

Maspero, des nouvelles théories sociales proposées par

Pierre Bourdieu dans sa collection « Le Sens commun »

chez Minuit, ou politiques dans la collection de Kostas

Axelos, « Arguments », dans la même maison, c’est aussi

celui du triomphe des théories structuralistes que vont se

partager Gallimard et Le Seuil. Roland Barthes, Julien Grei-

mas, puis Jean-Claude Milner, vont investir les collections

de théorie et de recherches du Seuil, en philosophie (col-

lection L’ordre philosophique de François Wahl) comme

en anthropologie ou en linguistique (collection Poétique

Page 19: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 19 ••

de Tzvetan Todorov), une science

dominante dans ces temps struc-

turalistes. Ce sera surtout Jacques

Lacan qui marquera l’activité

intellectuelle et éditoriale du

Seuil, tant par les Écrits qu’à tra-

vers les Séminaires. Avec ces pen-

seurs comme avec Paul Ricœur,

Alain Badiou, Cornélius Casto-

riadis, Pierre Clastres, Alain Tou-

raine, Le Seuil prend ainsi sa place

dans le monde universitaire, mais

aussi dans celui d’une recherche

plus libre, moins doctrinale. Dans

le même temps, la maison vise

aussi des publics plus larges. Dès

1968, ce sera l’objet des livres

publiés dans la collection « Com-

bats », dirigée par Claude Durand,

jusqu’à son départ en 1978. Cette

volonté d’être en prise avec son

temps est aussi l’ambition de

la collection « L’histoire immé-

diate » initiée par Jean Lacouture

en 1963. Historiens et journalistes se partagent cet espace

éditorial où le lecteur cherche des analyses des crises

internationales, des conflits, des interrogations contem-

poraines. Ce titre, l’histoire immédiate, rentrera plus

Jacques Lacan.

Page 20: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 20 ••

tard, après 1989, dans le vocabulaire historiographique

pour désigner la nécessité d’orienter des chercheurs en

histoire vers l’observation des temps présents. Le Seuil ne

se tient pas au seul temps immédiat. Michel Chodkiewicz

avait conduit, dès 1956 dans la série Microcosmes « Le

Temps qui court », un ensemble de textes illustrés à petit

prix rédigés par des spécialistes de tous les âges de l’his-

toire. En 1970, Jacques Julliard

et Michel Winock fondent

« L’univers historique », une

collection qui reste de longue

haleine, reprise depuis deux

ans par Patrick Boucheron, et

qui va chercher un public de

lecteurs de l’histoire au-delà

de l’université, en proposant

des recherches écrites pour

tous les amateurs d’une dis-

cipline qui se veut sérieuse

autant que lisible par tous. Ce

seront ces mêmes qualités que

Jean-Marc Lévy-Leblond met-

tra au service des sciences et

des techniques dans « Science

ouverte ». Dès 1971, les collec-

tions thématiques « Points »

vont mettre au format de

poche une part notable de ces Hubert Reeves.

Page 21: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 21 ••

ensembles de connaissances dans tous les domaines, des

prix abordables par tous permettant une plus juste distri-

bution du savoir. Les pré-requis de la construction du Seuil

de l’après-guerre restent l’esprit de la maison.

En 1979, les fondateurs Bardet et Flamand quittent

la direction, qu’ils transmettent à Michel Chodkiewicz,

dont la charge depuis dix ans s’était concentrée sur une

filiale du Seuil, la revue La Recherche et ses productions.

C’est lui qui fera encore progresser la maison en invi-

tant les maisons les plus prestigieuses de la littérature

et des sciences humaines à partager leur diffusion-dis-

tribution. Une première alliance avec Jérôme Lindon

sur le Prix unique du livre et l’accord des éditions de

Minuit de confier en février 1981 leur diffusion et leur

distribution au Seuil vont convaincre les maisons les plus

ambitieuses en catalogues de venir s’agréger autour

du réseau Seuil-Diffusion pour conserver au mieux leur

indépendance. Des accords nombreux vont ainsi ren-

forcer progressivement un pôle novateur extrêmement

dynamique entre libraires et éditeurs. Dans cet assem-

blage autour du Seuil et de Minuit, dirigé dans l’esprit et

dans les attentes de le Loi sur le Prix unique, on trouve

la réunion d’éditeurs tels que Autrement, Rivages et

Arléa, et vers la fin des années 80 Anne-Marie Métailié,

les Cahiers du Cinéma, Odile Jacob, ou encore José Corti,

qui choisit Le Seuil pour sortir de son isolement. Ces

mariages contractuels dureront jusqu’au rachat du Seuil

Page 22: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 22 ••

par Hervé de la Martinière, rachat qui ouvrira une grave

crise de confiance et le départ progressif de nombreux

de ces partenaires. Mais n’allons pas trop vite.

Revenons aux années d’après 1980. Si Le Seuil y

entreprend justement une industrialisation de sa dis-

tribution, pouvant répondre aux besoins de réseaux de

librairies qui vont-elles aussi devoir se moderniser, la

nouvelle direction de Michel Chodkiewicz fait aussi évo-

luer l’éditorial. Le premier évène-

ment de cette nouvelle direction

est en 1978 le départ imprévu de

Claude Durand, déçu de ne pas

être désigné comme successeur au

poste de commandement. Claude

Durand est l’artisan de l’entrée de

Soljenitsyne au catalogue de la

rue Jacob, il est aussi celui du suc-

cès considérable de Cent ans de

solitude (1970), dont il est le co-traducteur. La perte de

Gabriel Garcia Marquez au profit de Grasset sera com-

pensée par l’avenir commercial du roman « princeps »

du Prix Nobel colombien, dont les ventes cinquante ans

après tiennent le haut des listes. Il faut dire que la litté-

rature de l’Amérique Latine, territoire privilégié de Gal-

limard avec la collection de Roger Caillois « La Croix du

Sud », avait été aussi investie par Le Seuil dès 1960, avec

les livres du brésilien Guimarâes Rosa et ceux de l’argen-

Michel Chodkiewicz.

Page 23: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 23 ••

tin Ernesto Sabato. La littérature traduite va d’ailleurs

se renforcer sous cette nouvelle direction, sans Claude

Durand. Elle le sera aussi dans de

nombreuses et nouvelles maisons

(Actes-Sud, Phébus, Métailié,

Rivages), qui partent à la décou-

verte de nouveaux auteurs, dans

toutes les langues du monde. Ce

pôle de traductions ne cessera,

depuis trente ans, de se ren-

forcer, mêlant d’immenses suc-

cès (John Irving, William Boyd,

Eduardo Mendoza, Antonio

Munoz Molina, José Saramago,

Amitav Ghosh, David Grossman,

Gamal Ghitany, John Le Carré, J.M.Coetzee, parmi de

nombreux écrivains) à des entreprises parfois périlleuses

de recherches d’auteurs entre Orient et Occident.

La part la plus active de la vie littéraire à Paris se

joue déjà, et depuis longtemps, entre les quais de la

Seine côté Concorde et les quais côté Notre-Dame, dans

les rues qui partent du boulevard Saint-Germain. Il faut

savoir retenir les auteurs. Rue Jacob, on s’emploie à

cela pour renforcer l’intensité du cadre rouge. C’est le

temps des prix littéraires qu’on dit appartenir à « Gal-

ligraseuil ». Les directeurs littéraires et les attachés de

presse sont au service des espoirs de vente. Les lecteurs

Page 24: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 24 ••

s’attachent à de nouveaux romanciers, Erik Orsenna,

Didier Decoin, Patrick Grainville, Michel Del Castillo,

Tahar Ben Jelloun, lequel perpétue avec succès la tradi-

tion du Seuil pour les lettres venues de l’autre rive de la

Méditerranée.

Le vendredi soir, entre 1975 et 1990, Bernard Pivot

présente son actualité littéraire. Ces années d’Apos-

trophes, plus encore que la décennie qui suit avec « Bouil-

lon de culture », sont sans doute celle du triomphe du

livre, omniprésent dans la société française, objet de

conversations, de controverses, de débats. Le Seuil et

quelques autres éditeurs tirent parti de ce phénomène,

conforté par le développement du réseau des librairies

(permis par la Loi Lang). Outre l’éloge du roman, renou-

velé dans ses fonc-

tions d’apprentissage

et aussi de divertisse-

ment, l’émission privi-

légie les livres de savoir,

la « vulgarisation » des

sciences (c’est le mot

alors employé). Dès le

samedi matin, le lecteur court après un livre de socio-

logie, d’histoire, d’anthropologie, d’astrophysique, ou

même de linguistique. Fernand Braudel, Georges Dumé-

zil, Pierre Bourdieu, Claude Lévi-Strauss, combien encore

deviennent des étoiles de la télévision. C’est un temps

Page 25: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 25 ••

étonnant, encore riche d’espoirs politiques. Le Seuil sait

s’en saisir. C’est un temps renouvelé pour les essais, en

philosophie avec la collection « Des Travaux » fondée

par Michel Foucault, en psychanalyse avec la montée

en puissance du « Champ Freudien » avec Jacques-Alain

Miller, après la mort de Jacques Lacan en 1981, avec la

collection « La Couleur des idées », lieu d’expression

ouvert à de nouveaux horizons des

recherches, en France et aux États-

Unis en particulier. Du côté des

sciences, le paléontologue Stephen

Jay Gould, la mathématicienne

Stella Baruk, et surtout l’homme

des étoiles, Hubert Reeves, font les

beaux jours de « Science ouverte ».

Les « documents » de société, les

ouvrages politiques ou historiques,

les témoignages, les biographies

(celles Jean Lacouture en particu-

lier) rencontrent de grands succès

publics. C’est le temps de grandes

entreprises : après L’Histoire de la

France rurale de Georges Duby en

quatre épais volumes reliés, ce sera

celle de la France urbaine en cinq,

puis celle de la Vie privée. Les plus

grands noms de l’histoire accom-

pagnent ces initiatives collectives

Page 26: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 26 ••

qui confortent dans une position dominante Le Seuil

et la collection « L’Univers Historique », conduite par

Michel Winock.

Ces années de consolidation du Seuil sont encore

celles de la place que la collection « Fiction et Cie »

gagne en notoriété, tant chez les professionnels que

chez les lecteurs. Créée en 1974 par Denis Roche, et rom-

pant avec le « théoricisme » de Tel Quel, Fiction et Cie

s’engage résolument dans la recherche de voix nouvelles

en France et à l’étranger, particulièrement aux USA, sans

renier le romanesque. La collection restera, sous l’auto-

rité de Denis Roche, puis celle de Bernard Comment, à

partir de 2005, une demeure de désirs littéraires, une

réunion de singularités. Riche d’un demi-millier de

titres en quarante ans, cet espace peut s’enorgueillir

d’accompagner Lydie Salvayre, Chantal Thomas, Marilyne

Page 27: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 27 ••

Desbiolles, Jacques Roubaud, Olivier Rolin, François Mas-

pero, Jacques Henric, Alain Fleischer, Antoine Volodine,

Jean-Christophe Bailly, Patrick Deville, et les américains

John Hawkes, Robert Coover, Thomas Pynchon.

Le 1er janvier de 1989, on ne sait pas encore combien

l’année qui commence aura de répercussions dans l’his-

toire à venir. Avant que Berlin et son mur ne viennent

définitivement symboliser la fin du communisme à l’est

de l’Europe, l’islamisme radical allume ses premiers feux

depuis l’Inde et l’Iran, mais aussi dans les capitales de

l’Europe. Une fatwa est prononcée par Khomeini le

12 février contre Salman Rushdie et son livre Les Versets

sataniques. Après Penguin en Grande-Bretagne fin 1988,

l’éditeur Christian Bourgois publie le livre controversé.

Menacé lui-même par les fanatiques, Bourgois sera

entouré de la solidarité de quelques confrères, parmi les-

Page 28: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 28 ••

quels Michel Chodkiewicz, doublement impliqué au titre

d’éditeur libre et de spécialiste de la pensée musulmane.

C’est ce même moment que le patron du Seuil choisit

pour conforter son temps de chercheur, laissant les com-

mandes à Claude Cherki, auteur de nouvelles années

de développements économique et industriel. Malgré

ces efforts collectifs pour faire du Seuil un groupe qui

compte, c’est à Claude Cherki et à quelques cadres de la

direction de la rue Jacob qu’on devra la cession impré-

visible de la maison, en janvier 2004 au groupe d’Hervé

de La Martinière.

Dans les temps qui vont suivre les espoirs retrouvés

à l’est, la mondialisation se met en œuvre, la recomposi-

tion politique du monde s’accompagne de libéralisation

économique et de dérégulation sociale. Dans l’édition,

les logiques de développement vont dans le sens de

la constitution de groupes de plus en plus importants.

Ainsi, Hachette voit pousser le Groupe de la Cité, sous

l’autorité financière de Havas et par croissance externe

(rachat et absorption d’éditeurs indépendants), avant

que l’ensemble ne devienne en 1998 le Groupe Vivendi,

entamant une croissance intenable dans sa rapidité et sa

voracité, et dont le sort fit en 2003 basculer une partie du

monde des livres de langue française. Dans ces temps qui

n’auraient justement pas dû concerner un monde consa-

cré à la création littéraire et à la diffusion des savoirs,

Le Seuil va tenir son rang en confortant ses positions,

Page 29: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 29 ••

en créant des secteurs nouveaux, en renforçant sa diffu-

sion et celle de catalogues indépendants de plus en plus

prestigieux : Milan, Phébus, Christian Bourgois, Payot,

Liana Levi, Skira, les éditeurs du futur groupe Libella,

vont choisir ce réseau non seulement parce qu’il est le

meilleur, mais parce que Le Seuil a su, comme aucun

autre diffuseur, gagner la confiance totale des libraires

et particulièrement des plus engagés d’entre eux dans

une reconstruction de la profession.

Dans les multiples bureaux des rues Jacob et Guéné-

gaud, on crée des secteurs nouveaux : livres de jeunesse

et bande dessinée sous la direction de Jacques Binsztok,

livres d’art, art rupestre sous la férule du préhistorien

Jean Clottes, photographie avec

Gilles Mora. Le roman policier trouve

son guide avec le traducteur Robert

Pépin, inventif défricheur qui fran-

chira toutes les frontières du genre

pour le renouveler. L’essor de la

maison va tenir beaucoup au déve-

loppement constant des collections

de poche, dans tous les domaines,

dans la littérature bien sûr, mais

plus encore dans les domaines de

l’histoire et des sciences humaines,

dans l’espoir de conquérir par exemple des publics étu-

diants de plus en plus nombreux. Ce lectorat va en effet

Page 30: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 30 ••

se développer durant une vingtaine d’années, avant de

marquer le pas et de régresser spectaculairement, en

dépit de prix de plus en plus bas, à partir du début des

années 2000 et de l’essor d’internet.

Le marché du livre en France croît donc durant

cette période qui va de 1985 à 2005, dans le même

temps les coûts de fabrication vont baisser, profitant des

progrès techniques considérables dans le traitement de

textes, dans la composition, dans l’imprimerie. Naturel-

lement et corollairement, le nombre des titres publiés

chaque année va exploser. Cette diversité appelée des

vœux de tous se renforce dans les groupes, elle est plus

encore le fait d’un nombre de plus en plus important

de petites maisons indépendantes, qui n’ont pas limites

dans l’inventivité, en sciences

humaines notamment. Au

Seuil, le secteur reste actif,

héritier des années Bardet

et Flamand, et du travail

des équipes de Michel Cho-

dkiewicz. Un apport nou-

veau, d’importance, est celui

de Pierre Bourdieu, qui fran-

chit le boulevard Saint-Ger-

main en 1992, après trente

ans passés à publier ses livres

et à conduire la collection Le

Page 31: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 31 ••

Sens commun aux Éditions de Minuit. En 1993, La Misère

du monde est, avec près de cent mille exemplaires ven-

dus, un « score » imprévisible qui va faire du sociologue

l’une des grandes figures politiques de la fin du xxe siècle

en France. Il apporte également au Seuil la maison Liber,

qui va produire de courts essais incisifs, souvent avec suc-

cès (en 2005 par exemple, celui des Nouveaux chiens de

garde de Serge Halimi). La proximité de Pierre Bourdieu

vient renforcer encore les liens avec l’EHESS et le Collège

de France, dans la production de la collection « Hautes-

Études », où le lecteur pourra trouver entre autres les

cours de Michel Foucault.

Une autre porte vers le monde des intellectuels

et des chercheurs s’ouvre lorsque Maurice Olender est

invité par Le Seuil à diriger une

collection. Chercheur en histoire

à l’EHESS, fondateur en 1981 de

la revue Le Genre humain, Mau-

rice Olender va créer un espace

où se croisent, depuis trente ans,

historiens, philosophes, ethnolo-

gues, psychanalystes, théoriciens

et historiens de la littérature et

des arts… poètes et écrivains.

Dans la Librairie du xxie siècle

qui succède à la Librairie du

xxe siècle, l’éditeur convie des

Page 32: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 32 ••

penseurs et des chercheurs, des compagnons de routes,

à partager leur science. On trouve sous la couverture

blanche tous les grands noms de l’université et l’univer-

salité des savoirs, depuis Jean-Pierre Vernant et Jacques

Rancière jusqu’à Jean Starobinski, on trouve aussi les

destins fracassés de Georges Perec et de Paul Celan.

Une réussite particulière du Seuil dans le domaine

des littératures sera l’accord trouvé en 1990 avec Olivier

Cohen, fondateur et animateur des Éditions de l’Olivier,

pour abriter dans le groupe la belle maison qu’il imagine,

nourri de ses expériences chez Mazarine, chez Payot, ou

bien avant au Sagittaire. Le catalogue de l’Olivier, aussi

bien dans le domaine français que dans les littératures

traduites (particulièrement de l’anglais et de l’américain)

marque nos univers de lecteurs depuis vingt-cinq ans.

Parmi les 300 écrivains publiés

par l’enseigne à l’olivier, bien des

noms sont toujours des succès

dans leur édition de poche. Mais

la marque de la maison sera d’ac-

compagner en France la publica-

tion d’œuvres majeures telles que

celles de Richard Ford, de Jona-

than Franzen, de Rick Moody, de

James Salter, d’Alice Munro, entre

autres. Il faut ajouter à ces noms

ceux, indispensables pour saisir

Page 33: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 33 ••

l’esprit de l’Olivier, de Raymond Carver, de Henry Roth et

plus encore de Aharon Appelfeld.

Ainsi avec Albert Béguin, avec Jean Cayrol, avec

Denis Roche, puis avec Maurice Olender ou Olivier Cohen,

« et » avec tous les responsables éditoriaux dans tous les

domaines, Le Seuil continue de privilégier un mode de

gouvernance éditoriale partagé. Les questions surgissent

au moment de la vente de la maison en 2004, quelques

mois après la résolution à la Commission européenne de

la crise ouverte par la reprise de Vivendi par le Groupe

Lagardère-Hachette. Dans ce qui apparaît comme une

réplique dans l’univers des plaques tectoniques des

industries du livre en France, la cession du groupe Le

Seuil à Hervé de La Martinière est vécue diversement,

comme une erreur pour les uns, comme une trahison

pour d’autres, plus rarement

comme une chance pour

l’univers de pensées et de

pratiques littéraires, inventé

dans les années trente et

initié comme un espoir de

paix au sortir de la guerre.

Il faut donc le constater, le

secteur économique du livre

a muté. Il reste la premières

des « industries culturelles »,

après la marche forcée de sa

Page 34: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 34 ••

modernisation dans les années 70, mais il aura subi les

assauts du monde de la finance. Ainsi, les nouveaux pro-

priétaires de l’édition, comme de la presse, viennent-ils

d’horizons différents, la communication, la banque, la

distribution de l’eau, la mode, l’industrie lourde ou du

pneumatique.

Au Seuil, les premières

années de la nouvelle gou-

vernance au nom d’une nou-

velle société d’actionnaires

sont difficiles, la confusion

étant accrue par une erreur

de stratégie industrielle qui

compromet la bonne santé

de l’outil de distribution. Le

Seuil voit des alliés de poids

symbolique et financier quit-

ter le réseau de diffusion et

compromettre les équilibres

économiques de la nouvelle

structure, Volumen.

Dans cette saison nouvelle, Le Seuil perd sa maison,

celle du 27 rue Jacob, avec ses escaliers impraticables et

son portail de fer dessiné par Robert Lapoujade pour

en faire l’emblème des couvertures. Désormais, tout le

groupe réside à Montrouge, au bord du périphérique.

Page 35: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 35 ••

Les bâtiments sont presque neufs et propres à

intégrer un ensemble coordonné de services,

édition, diffusion. Des premiers groupes

d’édition en France, seul Gallimard continue

de résider dans Paris intra-muros. L’édition a

muté, c’est indéniable, entre 1970 et 2003. Et

le vent des regroupements continue de souffler en 2017.

Entre 2004 et 2017, plusieurs personnalités vont se

succéder à la direction générale du groupe Seuil, comme

à la responsabilité éditoriale. En 2009, c’est l’arrivée

d’Olivier Bétourné à la tête d’une maison qu’il avait quit-

tée dans les années 80, et où il avait fait ses premières

armes. Après un long parcours chez Fayard puis chez

Albin-Michel, l’éditeur est convaincu politiquement,

et bien dans l’esprit de l’hé-

ritage des années 50. Olivier

Bétourné redonne confiance

aux équipes, remobilise les

énergies, réorganise. De nou-

velles alliances sont instruites,

par exemple avec Pierre

Rosanvallon, du Collège de

France, historien de la démo-

cratie, homme de réseaux, qui

va créer au Seuil « La Répu-

blique des idées », les « Livres

du Nouveau-Monde », puis la

Page 36: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 36 ••

collection « Raconter la vie ».

La maison resserre son acti-

vité autour de ses secteurs

traditionnels, la littérature et

les sciences humaines, sans

oublier la jeunesse. Les livres

au format de poche sont l’ob-

jet d’une structure autonome,

Points, désormais filiale du

Seuil.

Du côté de la diffusion,

Volumen aura repris une

bonne santé apparente, mais les résultats financiers

sont mauvais, faisant suite à la crise de 2004. Cette struc-

ture sera rachetée par Editis en 2015, sanctionnant la

fin d’une époque riche en liens entre les libraires et un

réseau représentant, sous l’autorité du Seuil, un grand

nombre d’éditeurs indépendants. Quelques espoirs

renaissent de ce côté, la refondation du réseau Volu-

men se faisant autour du Seuil et aussi désormais de La

Découverte.

Chaque mois, nous prenons connaissance des titres

nouveaux que Le Seuil tend à ses lecteurs. Nous y voyons

la diversité d’origines, de langues, de discours, de formes

littéraires, d’écritures, dont nous avons besoin pour nous

régénérer. Cette variété s’appuie sur des publics diffé-

Page 37: À propos du Seuil - Ombres Blanches

•• 37 ••

rents, tant dans les attentes que dans les sensibilités et

que dans les capacités à accéder à des langages spéci-

fiques, scientifiques ou philosophiques par exemple.

Cette production, comme celle de trop rares grandes

maisons « généralistes » est indispensable à notre

société, à sa culture, à la démocratie.

Le 21 septembre dernier, le Groupe Seuil-La Mar-

tinière a passé un accord d’échange d’actions avec

le Groupe Média-Participations, un groupe d’édition

qui a progressé de manière fulgurante entre 1988 et

aujourd’hui, après le rachat des éditions Dargaud puis

en 2004 des éditions Dupuis. Un outil industriel irrépro-

chable dans sa gestion, MDS, a complété cette réussite

spectaculaire. Si Hervé

de La Martinière

prend une place de

vice-président dans le

nouveau conseil d’ad-

ministration, la prési-

dence de ce nouveau

groupe d’édition

appartient à Vincent

Montagne, qui dirige

désormais le troi-

sième groupe fran-

çais, et hérite d’un

avenir à construire

dans les territoires

Page 38: À propos du Seuil - Ombres Blanches

de la littérature et des sciences humaines. À la lumière

des évènements qui ont émaillé les quarante dernières

années dans l’univers des livres qui est le mien pour y tra-

vailler depuis 1976, autant qu’il est le nôtre à tous parce

qu’il s’y fabrique nos lectures quotidiennes, tout reste

possible. Et nous voudrions que ce possible avenir soit

le meilleur.

Nous en sommes là, ce 6 octobre où je mets un

point de suspension à cette courte histoire du Seuil. Une

histoire exemplaire, qui doit le rester.

Christian Thorel

Page 39: À propos du Seuil - Ombres Blanches

Mise en page : Petits Papiers

Achevé d’imprimer : Imprimerie Cazaux – Muret

Page 40: À propos du Seuil - Ombres Blanches

Très récemment, fin septembre, l’annonce a été faite d’une fusion du groupe Éditions du Seuil avec le groupe Média-Participation. Depuis 1975, à Ombres blanches, nous n’avons pas cessé d’observer les mutations de l’économie du livre et celles des entreprises de l’édition. Cette modification à venir de la propriété des éditions du Seuil nous a amenés à remettre en mémoire nos relations avec une maison essen-tielle à notre activité, et avec laquelle les liens ont toujours été très forts. À l’image de celle de quelques (rares) maisons, l’histoire des éditions du Seuil a accompagné celle des idées du xxe siècle et celles, plus complexes encore, des premières années du xxie.

C’est cette aventure humaine, composée de projets politiques et intellectuels, qui est le sens de cette courte histoire « exemplaire », celle d’une maison d’édition célèbre, et pas toujours connue. Elle est écrite à partir des sources habituelles, livres, articles, et surtout de l’expérience acquise de mes quarante-trois années de librairie. Elle s’adresse à chaque lecteur qui voudrait rester sensible aux évolutions du monde des livres.

Christian ThorelOmbres Blanches à Toulouse

Ce livret publié en octobre 2017 est offert aux amis de la librairie.