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1 Autoritarisme et corruption dans les pays arabes Sociologie politique comparative Projet de recherche Mohammed Hachemaoui

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1

Autoritarisme et corruption dans les pays arabes

Sociologie politique comparative

Projet de recherche

Mohammed Hachemaoui

2

Sommaire

Introduction

I- La corruption politique : à la recherche de la variable perdue

II- La corruption comme système de gouvernement (1) : le modèle algérien

III- La corruption comme système de gouvernement (2) : le modèle marocain

Protocole de recherche

Echéancier

3

Introduction

Si la science politique enregistre, depuis quatre décennies, d‟importantes avancées dans la

compréhension du phénomène de la corruption, elle s‟avère en revanche, s‟agissant du

„‟monde arabe‟‟, singulièrement à la traîne. Alors que la corruption, au sud de la

Méditerranée, prend des proportions de plus en plus préoccupantes, l‟objet demeure, du

Maghreb au Golfe, paradoxalement encore une terra incognita. En effet, à l‟exception de

John Waterbury qui a consacré, au milieu des années 1970, deux textes à ce sujet1, et tout

récemment de Béatrice Hibou, Mohamed Tozy et Guilain Denoeux2, la corruption politique

dans les pays arabes peine à se constituer en objet d‟études dans les travaux des politologues

de la région, lors même que le phénomène semble s‟y institutionnaliser3. En dépit de

l‟ampleur, désormais galopante, que prend le fléau dans les polités arabes, la connaissance du

phénomène, elle, s‟y révèle étonnement pauvre : aucune enquête sociologique (comparative)

n‟ayant été entreprise à ce jour. Aussi, le champ d‟intelligibilité de la corruption qui se

pratique du Maroc à l‟Irak en passant par l‟Algérie reste-t-il quasiment vierge4.

Or le traitement réservé par la théorie de l‟« Etat rentier » 5

, qui domine au demeurant l‟étude

des polités du Moyen-Orient et de l‟Afrique du Nord, est simplificateur à souhait : abordée de

1 John Waterbury, « Endemic and Planned Corruption in a Monarchical Regime », World Politics, 25, 4, Juin

1973, p. 533-555; John Waterbury, « Corruption, Political Stability and Development: Comparative Evidence

from Egypt and Morocco », Government and Opposition, vol. 11, n° 4, 1976, pp. 426-445. 2 Béatrice Hibou et Mohamed Tozy, « La lutte contre la corruption au Maroc: vers la pluralisation des modes de

gouvernement ? », Droit et Société, 2009/2, n° 72, pp. 339-357 ; Guilain Denoeux, « Corruption in Morroco :

Old Forces, New Dynamics, and a Way Forward », Middle East Policy, vol. XIV, n°4, winter 2007, pp. 134-151. 3 Le Rapport 2004 sur le développement humain dans le monde arabe souligne que, dans cette région, la

« corruption structurelle fait partie d‟une politique d‟Etat systémique ». Voir

<http://www.undp.org/arabstates/PDF2004/4PR_AHDR04_fr.pdf> 4 Nous disposons, à défaut, d‟un fonds important d‟articles de presse, notamment en Algérie, au Maroc et en

Egypte, mais dont le traitement exige beaucoup de prudence. Djillali Hadjaj est l‟un des rares journalistes a

avoir publié un livre sur le sujet (Corruption et démocratie en Algérie, Paris, La Dispute, 1999). Le mouvement

d‟opposition égyptien Kefaya a publié en juillet 2006 un document de 249 pages, intitulé « Corruption in Egypt.

The Black Cloud is Not Disappearing » http://www.ikhwanweb.com/lib/Kefayafasad.doc 5 Le paradigme du „‟rentier state‟‟, depuis l‟absence de toute « transition vers la démocratie » dans la région,

connaît désormais la consécration, le modèle ambitionnant de résoudre l‟énigme de l‟« exceptionnalisme

arabe ». Sur la théorie de l‟« Etat rentier », lire inter alia Lisa Anderson, « The State in the Middle East and

North Africa », Comparative Politics, vol. 20, n°1, octobre 1987, pp. 1-18; Hazem Beblawi and Giacomo

Luciani, eds., The Rentier State, New York, Croom Helm, 1987; Laurie Brand, « Economic and Political

Liberalization in a Rentier Economy: The Case of the Hashemite Kingdom of Jordan » dans Iliya Harik and

Danis J. Sullivan, eds., Privatization and Liberalization in the Middle East, Bloomington/Indianapolis, Indiana

University Press, 1992, pp. 167-188; Michel Chatelus et Yves Schemeil, « Towards a New Political Economy of

State Industrialization in the Arab World », International Journal of Middle East Studies, 16, 1984, pp. 251-265

; Kiren Aziz Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell

University Press, 1997 ; Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar,

4

façon superfétatoire, la corruption y est réduite à l‟effet pervers sinon de la « mentalité

rentière », du moins de la « culture de la recherche de la rente »6. L‟échange corrompu,

réductible au « rentierism », perd ainsi tout intérêt en soi : le sacre du théorème du « rentier

state » rendant somme toute accessoire la recherche sur la corruption politique, le premier

expliquant définitivement la seconde. Mais si tel bien le cas, comment expliquer alors la

prolifération de la corruption dans les Etats non rentiers, tels l‟Italie, la Grèce, la Turquie,

l‟Inde, la Chine, le Japon, le Kenya ou l‟Argentine ? -pour ne citer que quelques exemples

parmi d‟autres.

Le projet de recherche que je propose, donnant congé à la théorie célébrée de l‟« Etat rentier »

ainsi qu‟à son succédané, le paradigme en vogue de la « malédiction des ressources »,

ambitionne de construire un pont analytique et conceptuel entre deux régions du savoir

maintenues par la science politique à égale distance l‟une de l‟autre : la corruption et

l‟autoritarisme. L‟argumentation déroulée ici s‟emploie, en rupture avec cette tradition bien

établie dans les travaux des spécialistes du Moyen-Orient, à démontrer le caractère

indissociable des cercles vicieux, noués dans les pays arabes par-delà la structure

économique, entre régime autoritaire et corruption politique.

Ce projet de recherche entend résoudre un problème escamoté par les travaux de sciences

politiques consacrés à la région : Pourquoi des régimes politiques et économiques contrastés,

à l‟instar de ceux qui sont en cours en Algérie et au Maroc, produisent-ils uniment les

syndromes d’une corruption systémique ?

Deux types distincts de systèmes de gouvernement dominent le spectre des régimes arabes :

les républiques prétoriennes et les monarchies néo-patrimoniales. Comparer la corruption

politique dans ces deux systèmes permet justement de mieux cerner les figurations du

problème dans cette région. L‟Algérie, tenue par un régime prétorien, et le Maroc, sous la

Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria. The

Politics of Rent-Seeking and Failed Development, Boulder, Westview Press, 2000 ; Giacomo Luciani, « Rente

pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et democratisation » dans Ghassan Salamé, dir., Démocraties sans democrates ?

Politiques d’ouverture dans le monde arabe et musulman, Paris, Fayard, 1994, pp. 199-213 ; Theda Skocpol, «

Rentier State and Shi‟a Islam in the Iranian Revolution », Theory and Society, Vol. 11, avril 1982, pp. 265-283 ;

Hootam Shambayati, « The Rentier State, Interest Groups, and the Paradox of Autonomy. State and Business in

Turkey and Iran », Comparative Politics, Avril 1994, pp. 307-331; Dirk Vandewalle, Libya since Independence:

Oil and State-Building, London, Tauris, 1998. 6 Cette acception a été réitérée dernièrement par Terry Lynn Karl dans « Ensuring Fairness. The Case for a

Transparent Fiscal Social Contrast » dans Macartan Hymphreys, Jefferey Sachs & Jospeh Stiglitz, eds., Escaping

the Resource Curse, New York, Columbia University Press, 2007, p. 257, p. 264.

5

coupe d‟une monarchie néo-patrimoniale, constituent à cet égard des sites privilégiés pour une

sociologie politique comparative de la corruption dans les pays arabes. L‟analyse comparée

des deux configurations paraît d‟autant plus pertinente que les deux polités se révèlent, tant du

point de vue de la sociologie historique que de l‟économie politique, nettement dissemblables.

Le Maroc, sous protectorat français entre 1912 et 1956, est gouverné par une monarchie de

droit divin plusieurs fois séculaire. A l‟inverse, l‟Algérie, sous une colonisation de conquête

et de peuplement de 1830 à 1962, est tenue par un régime prétorien. Autoritaires, les deux

systèmes n‟en divergent pas moins par leurs formules institutionnelles : alors que le roi, qui

exerce au Maroc un pouvoir monopolistique et non imputable, s‟est doté dès l‟indépendance

d‟un pluralisme de façade, l‟Etat-Major de l‟Armée, qui détient les reins du régime en

Algérie, n‟a expérimenté le multipartisme qu‟après l‟usure, au sortir de la décennie 1980, de

la formule du parti unique. L‟économie politique est un autre révélateur de contrastes : si

l‟économie de marché marocaine s‟avère non rentière et diversifiée, le système économique

algérien, libéralisé au début des années 1990, demeure, lui, mono exportateur d‟hydrocarbures

et rentier. Last but not least : tandis que l‟Etat algérien ressemble, après dix ans de

privatisation de la violence, à un « weak state », celui en place au Maroc, héritier d‟une

longue tradition de gouvernement, se révèle en revanche plus stable et institutionnellement

moins faible qu‟il n‟y paraît. Mais alors pourquoi ces deux systèmes, politique et économique,

si contrastés, génèrent-ils, ici et là, une corruption systémique ?

Une double thèse commande l‟économie de ce projet

de recherche : la corruption qui se répand dans les pays arabes, n‟étant dépendante ni d‟une

„‟culture‟‟ intemporelle, ni d‟une „‟ressource‟‟ naturelle, pas davantage d‟une „‟transition‟‟

économique, relève en dernier ressort d‟un système de gouvernement ; tandis que la logique

corruptive participe dès les indépendances d‟un marché de substitution à la participation et à

la contestation, les régimes autoritaires arabes s‟avèrent n‟être désormais guère plus en

mesure de fonctionner sans corruption. La corruption politique, loin de précipiter

l‟effondrement des régimes autoritaires, participe bien plutôt à leur durabilité ; instrument de

contrôle politique, elle permet nolens volens : la domestication de l‟élite stratégique par le

système de prébendes, la neutralisation des conflits de classe à travers les réseaux clientélaires

verticaux de distribution des bénéfices, le renforcement de la dépendance des groupes sociaux

à l‟égard du pouvoir central Ŕseul dispensateur et régulateur des gains.

6

Ce projet de recherche voudrait, pour établir la pertinence de cette thèse, emprunter la

trajectoire analytique qui suit :

(i) Etablir, après la critique systématique des apories de la théorie de l‟« Etat

rentier », l‟intérêt heuristique de l‟étude de la corruption politique pour la

compréhension des polités de la région en général et de l‟intelligibilité de la

durabilité de l‟autoritarisme qui s‟y manifeste en particulier ;

(ii) Démontrer ensuite pourquoi la corruption qui prolifère dans le sein du système

algérien -construit comme type idéal du régime prétorien- participe d‟un système

de gouvernement ;

(iii) Faire la démonstration qu‟au Maroc -appréhendé ici comme type moyen du régime

monarchique néo-patrimonial-, la corruption participe depuis les fondations

institutionnelles de la polité indépendante, d‟un système de gouvernement ;

(iv) Montrer, à travers une réflexion comparative avec quelques cas extérieurs à l‟aire

culturelle, pourquoi la corruption prévalente dans la région n‟est tributaire ni de la

culture, ni de la rente, pas davantage de la transition, et comment les polités

d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient ne participent en définitive d‟aucun

« exceptionnalisme ».

I- La corruption politique : à la recherche de la variable perdue

I- 1- Par-delà la théorie de l’« Etat rentier »

L‟étude de l‟autoritarisme au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, objet d‟une abondante

littérature en science politique, est dominée par la théorie de l‟« Etat rentier ». Le paradigme,

depuis l‟absence, jugée « exceptionnelle » à « l‟âge de la démocratisation », de toute

7

« transition vers la démocratie » dans le „‟monde arabe‟‟, connaît désormais la consécration,

le modèle ambitionnant de résoudre l‟énigme, par trop complexe, de la durabilité de

l‟autoritarisme7.

Hussein Mahdavy a défini en pionnier l‟Etat rentier comme celui qui tire une part

substantielle de son budget de « rentes extérieures »8. L‟auteur, qui a pris pour modèle de

référence l‟Iran du Shah, affirme que les ressources rentières rendent les gouvernants myopes

et les poussent à garder jalousement le statu quo9. Hazem Beblawi a affiné la définition en y

apportant quatre nouveaux éléments : (i) une économie rentière est celle où prédominent les

« situations de rente » et dans laquelle la création de la richesse rentière Ŕopérée dans des

„‟enclaves‟‟- est centrée autour d‟une petite fraction de la société, le restant de la population

étant engagé dans la distribution et l‟utilisation des revenus de la rente ; (ii) à la différence des

rentes intérieures (foncières, immobilières, etc.), les « rentes extérieures » (ressources

naturelles telles que le pétrole et le gaz, aides et subsides étrangères) peuvent, quand elles sont

substantielles, soutenir l‟économie « sans » le truchement d‟un secteur productif interne fort ;

(iii) dans un « Etat rentier », une infime partie seulement des revenus de la rente est destinée à

la « génération » de la richesse rentière, l‟essentiel des bénéfices devant être alloué à la

« distribution » ; dans un « Etat rentier », le gouvernement est le destinataire direct et

principal des rentes extérieures, celles-ci tombant de ce fait sous le contrôle d‟un groupe

restreint10

.

7 Inter alia Lisa Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », Comparative Politics, vol. 20,

n°1, octobre 1987, pp. 1-18; Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, eds., The Rentier State, New York, Croom

Helm, 1987; Laurie Brand, « Economic and Political Liberalization in a Rentier Economy: The Case of the

Hashemite Kingdom of Jordan » dans Iliya Harik and Danis J. Sullivan, eds., Privatization and Liberalization in

the Middle East, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 1992, pp. 167-188; Michel Chatelus et

Yves Schemeil, « Towards a New Political Economy of State Industrialization in the Arab World »,

International Journal of Middle East Studies, 16, 1984, pp. 251-265 ; Kiren Aziz Chaudhry, The Price of

Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell University Press, 1997 ; Jill Crystal, Oil

and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, Cambridge, Cambridge University Press,

1990 ; Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria. The Politics of Rent-Seeking and Failed

Development, Boulder, Westview Press, 2000 ; Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et

democratisation » dans Ghassan Salamé, dir., Démocraties sans democrates ? Politiques d’ouverture dans le

monde arabe et musulman, Paris, Fayard, 1994, pp. 199-213 ; Theda Skocpol, « Rentier State and Shi‟a Islam in

the Iranian Revolution », Theory and Society, Vol. 11, avril 1982, pp. 265-283 ; Hootam Shambayati, « The

Rentier State, Interest Groups, and the Paradox of Autonomy. State and Business in Turkey and Iran »,

Comparative Politics, Avril 1994, pp. 307-331; Dirk Vandewalle, Libya since Independence: Oil and State-

Building, London, Tauris, 1998. 8 Hussein Mahdavy, « The Patterns and Problems of Economic Development in Rentier State: The Case of Iran »

dans M.A. Cook, ed., Studies in Economic History of the Middle East, London, Oxford University Press, 1970,

p. 428. 9 Ibid, p. 443.

10 Hazem Beblawi, « The Rentier State in the Arab World » dans Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, op. cit.,

pp. 51-52.

8

L‟auteur précise que le concept est fondé sur une « assomption » : les économies de ce type

créent une « mentalité rentière », laquelle est contradictoire avec l‟« éthique » de production.

L‟idée est très répandue dans la littérature du « rentierism », au point où certains n‟hésitent

pas à parler de « psychologie rentière » et de « culture de la recherche de rente »11

.

La thèse de l‟« Etat rentier », érigée sur la « structure économique », est tout entière subsumée

par l‟aphorisme bien connu : « no taxation without representation » 12

. La théorie convoque,

pour le fonder, trois mécanismes de causalité13

.

- Le premier est relatif au fondement économique de l‟Etat. Un gouvernement qui tire une

part essentielle de ses revenus de l‟imposition de sa population « sera », avancent les tenants

de la thèse du « rentierism » par analogie à l‟histoire britannique et américaine, confronté à

l‟avènement « inévitable » d‟une forte demande de démocratie14

. A l‟inverse, quand un Etat

tire l‟essentiel de ses revenus de ressources extérieures (à l‟imposition de l‟activité

économique productive de sa population), il devient « autonome »15

par rapport à la société ;

la rente, en allégeant sinon en supprimant la pression fiscale, neutralise la demande

d‟imputabilité et de reddition de comptes (accountability)16

suivant une règle du jeu politique

contraire à celle de l‟« Etat producteur » : « no representation without taxation » (pas de

représentation sans taxation)17

.

- Le deuxième mécanisme de causalité est afférent à la manière dont l‟Etat dépense ses

revenus. La richesse rentière, en offrant aux gouvernements des budgets confortables qui

assurent la distribution des bénéfices à la population, permet à la fois d‟« acheter »18

et de

« réprimer » l‟opposition19

; les deux effets participant d‟un « pacte rentier » : alors que l‟Etat

11

Terry Lynn Karl dans « Ensuring Fairness. The Case for a Transparent Fiscal Social Contrast » dans Macartan

Hymphreys, Jefferey Sachs & Jospeh Stiglitz, eds., Escaping the Resource Curse, New York, Columbia

University Press, 2007, p. 257, p. 264. 12

Le vocable fut le cri de ralliement des partisans de la Révolution américaine. 13

Cf . Michael Ross, « Does Oil Hinder Democracy? », World Politics, 53, avril 2001, pp. 325-361. 14

Giacomo Luciani, « Allocation vs. Production States: A Theoritical Framework » dans Hazem Beblawi and

Giacomo Luciani, eds., The Rentier State, op. cit., p. 73. Le paradigme part de l‟assomption énoncée par

Edmund Burke, l‟un des cadres influents du parti britannique “Whig”, dans son fameux Reflections on the

Revolution in France (1790) : « The revenue of the state is the state ». John Waterbury relève que la discussion

sur la crise fiscale de l‟Etat abordée par les spécialistes de la politique européenne dans les années 1970 avait été

anticipée, près d‟un siècle plus tôt, par Jospeh Schumpeter dans son texte « Crisis of the Tax State » publié pour

la première fois en 1918. Voir John Waterbury, « From Social Contrast to Extraction Contrasts. The Political

Economy of Authoritarianism and Democracy » dans John Entelis, ed., Islam, Democracy, and the State in

North Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1997, p. 151, p. 171. 15

Theda Skocpol, « Rentier State and Shi‟a Islam in the Iranian Revolution », article cité. 16

Lisa Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », article cite, p. 10. 17

Giacomo Luciani, « Allocation vs. Production States: A Theoritical Framework », loc. cit., p. 75 ; Samuel

Huntington, The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma

Press, 1991, p.65. 18

Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, The Rentier State, op. cit., p. 7. 19

Theda Skocpol, « Rentier State and Shi‟a Islam in the Iranian Revolution », article cité.

9

distribue les bénéfices de la rente en biens et services à la population, celle-ci, travaillée par la

« dépolitisation »20

, accorde aux gouvernants une « autonomie » dans la prise de décision21

.

- Le troisième mécanisme de causalité se rapporte à la société. La distribution des revenus de

la rente à la population empêche la structuration de classes sociales autonomes22

, la

démocratie comptant, selon une thèse bien répandue, la « modernisation » sociale parmi ses

plus importants pré-requis23

.

L‟action conjuguée de ces effets produit deux configurations : dans la période du « boom »

pétrolier, le gouvernement parvient à « stabiliser » l‟autoritarisme par l‟« achat » de la

légitimité ; dans la phase du « bust » (faillite), la crise fiscale que provoque l‟effondrement

des cours mondiaux de pétrole rend impossible, en l‟absence d‟appareils d‟extraction (forts),

la poursuite des programmes d‟allocation, la montée de la contestation menaçant la survie de

ces Etats faiblement institutionnalisés.

Le concept de l‟« Etat rentier », qui représente selon Lisa Anderson « l‟une des contributions

majeures des études du Moyen-Orient à la science politique », a voyagé dans d‟autres

régions24

. Célébré, le modèle de l‟« Etat rentier » accuse cependant d‟importantes lacunes,

tant empiriques que théoriques.

A)- Pas de représentations sans taxation ? Les théoriciens de l‟« Etat rentier », se référant à

la trajectoire européenne, font de la représentation la résultante inévitable de la taxation. Un

réexamen rigoureux de l‟histoire de la représentation politique en Europe comme celui

entrepris par Michael Herb dans un article remarquable invite cependant à révoquer en doute

cette logique25

. En effet, les tenants de la thèse selon laquelle, en Europe, « l‟imposition a

20

Afsaneh Najmabadi, « Depoliticisation of a Rentier State », dans Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, op.

cit., pp. 211- 227. 21

Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, op. cit ; Dirk

Vandewalle, Libya since Independence: Oil and State-Building, op. cit. 22

Kiren Aziz Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell

University Press, 1997 ; Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, op.

cit. 23

Cf. Seymour Martin Lipset, « Some Social Requisite of Democracy », American Political Science Review, vol.

53, n°1, 1959, pp. 65-105 ; Pour une présentation critique de la thèse de Lipset, lire Michel Camau et Vincent

Geisser, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po,

2003, pp. 50-65 ; Jean Leca, « La démocratisation dans le monde arabe: incertitude, vulnérabilité et légitimité »

dans Ghassan Salamé, dir., Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et

musulman, Paris, Fayard, 1994, pp. 35-93. 24

Inter alia John Clark, « Petro-Politics in Congo », Journal of Democracy, 8, juillet 1997; Terry Lynn Karl, The

Paradox of Plenty : Oil Booms and Petro-states, Berkeley, University of California Press, 1996; Douglas Yates,

The Rentier State in Africa: Oil Rent Dependancy and Neocolonialism in the Republic of Gabon, Trenton, Africa

World Press, 1996. 25

Cf. Michael Herb, « Taxation and Representation », Studies in Comparative International Development, vol.

38, n°3, 2003, pp. 3-31.

10

conduit à la représentation »26

, confondent trois phases historiques distinctes : l‟émergence, le

renforcement et la longévité des institutions représentatives. Ces auteurs, adoptant la vision

„‟Whig‟‟ de l‟histoire de la représentation27

prétendant montrer la nécessaire et universelle

évolution d‟une institution vers un progrès, transposent les réalisations des parlements élus du

19e siècle (restrictions de l‟absolutisme monarchique, institutionnalisation du parlementarisme

et de l‟imputabilité gouvernementale) sur celles des institutions représentatives du 18e siècle.

La perspective, adoptée par les théoriciens de l‟« Etat rentier », accuse au moins deux

méprises : la première consiste à prendre, s‟agissant du cas de figure fourni par les institutions

représentatives médiévales fortes, la recherche d‟autonomie de ces dernières pour de

l‟imputabilité ; la seconde consiste à faire de la conflictualité le seul paramètre définissant les

rapports entre les institutions représentatives et les monarchies à l‟exclusion d‟autres variables

comme la coopération et la cooptation.

De grands historiens des assemblées pré-modernes à l‟instar de Carsten et Major28

l‟ont

pourtant bien établi : la taxation a contribué à l‟émergence et à la longévité des institutions

représentatives principalement là où celles-ci avaient un rôle direct dans la collecte des

impôts. Or les institutions représentatives nées entre 1789 et 1848 ne jouissent pas, elles, de

ce pouvoir de marchandage et de négociation que les assemblées pré-modernes avaient pu

tirer de la taxation, le pouvoir exécutif étant, dans l‟Etat moderne, le seul qui fixe et lève

l‟impôt à travers la bureaucratie fiscale. Aussi, l‟imposition, pour paraphraser Michael Herb,

n‟a-t-elle joué en définitive qu‟un rôle « mineur » dans l‟émergence, le renforcement et la

longévité des institutions représentatives modernes29

.

La thèse centrale sur laquelle se fonde la théorie de l‟Etat rentier est d‟autant plus incertaine

que l‟examen du 20e siècle ne fournit pas davantage d‟éléments à l‟appui de l‟argument selon

lequel la démocratie surgit à l‟aune exclusive du marchandage (« bargaining ») qui s‟opère

entre gouvernants et gouvernés autour de l‟imposition. John Waterbury a, dans un texte qui a

26

Robert Bates and Da-Hsiang Donald Lien, « A Note on Taxation, Development and Representative

Government », Politics and Society, 14, 1, 1985, 53-70 ; Philip Hoffman and Katheryn Norberg, eds., Fiscal

Crises, Liberty, and Representative Government, 1450-1789, Stanford, Stanford University Press, 1994;

Margaret Levi, Of Rule and Revenue, Berkeley, University of California Press, 1988 ; Charles Tilly, Coercion,

Capital and European States, AD 990-1990, Oxford, Blackwell, 1990. Deux arguments expliquent l‟avènement

de la démocratie à partir de la taxation: le marchandage (bargaining) et la légitimation. Pour les uns (comme

Charles Tilly), le gouvernement représentatif est le résultat du marchandage opéré entre les monarques et leurs

sujets à propos de l‟imposition (nécessaire au financement de la guerre) ; pour les autres (comme Margaret

Levi), les institutions représentatives apportent une légitimation au pouvoir fiscal. Les tenants de la thèse de

l‟Etat rentier adoptent le premier argument. 27

Cf. Herbert Butterfield, The Whig Interpretation of History, London, Bell, 1931. 28

F. Carsten, Princes and Parliaments in Germany, from the Fifteenth to the Eighteenth Century, Oxford,

Clarendon Press, 1959 ; R. Major, Representative Government in Early Modern France, New Haven, Yale

University Press, 1980. 29

« Taxation and Representation », article cité.

11

fait date, fourni de troublants contre-exemples30

. En Inde, la plus ancienne et plus grande

démocratie du Tiers-Monde s‟il en est, les contributions indirectes occupent habituellement

les trois quarts du revenu total de l‟Etat fédéral. En Turquie, la part que représentent les

revenus fiscaux dans le PNB a baissé de 17% en 1982 à 14% en 1988. C‟est pourtant au cours

de cette période que le pays a entrepris sa plus récente transition démocratique31

.

D‟autre part, si, comme l‟avancent Lisa Anderson et Giacomo Luciani, des rentes pétrolières

en déclin obligeraient les gouvernements à concéder la représentation aux couches sociales

imposables, pourquoi alors un tel scénario ne s‟est-il pas déjà produit en Indonésie ? Le

chemin emprunté par l‟Algérie entre 1988 et 1992 semble valider prima facie l‟argument

selon lequel une crise fiscale contraindrait le gouvernement de « l‟Etat rentier » à initier une

démocratisation. Séduisante, l‟interprétation n‟est pas moins simpliste ; ne tenant compte ni

de la diversité des stratégies des groupes du centre ni de la complexité du système de

gouvernement, la thèse ne peut expliquer la résilience du régime autoritaire algérien durant la

crise fiscale de la longue décennie 1990. Nous y reviendrons.

S‟il est indéniable que la plupart des Etats du Moyen-Orient et de l‟Afrique du Nord

dépendent plus des rentes que des impôts, il est en revanche erroné de penser que le „‟monde

arabe‟‟ est sous-imposé par rapport à d‟autres régions en voie de développement. Les chiffres

de la Banque mondiale attestent qu‟entre 1975 et 1985, la part des impôts par rapport au PNB

est de 12% en Amérique Latine contre 25% au Proche-Orient32

. C‟est pourtant en Amérique

du sud que des processus de transition démocratique se sont opérés et non point dans le

„‟monde arabe‟‟. John Waterbury, qui doute non sans raison de la « magie » de la taxation,

conclut : « Le fait est qu‟on ne peut attribuer la relative absence d‟institutions

conventionnelles responsables au Moyen-Orient à un faible effort d‟imposition. Cet effort n‟a

pas été faible, en termes historiques et comparatifs, mais rien ne prouve vraiment, ni dans le

passé ni au 20e siècle, que les impôts ont suscité des demandes que des gouvernements

auraient imputées à leur pratique fiscale. Des impôts excessifs ont provoqué des révoltes,

surtout dans les campagnes, mais il n’y a pas eu de passage du fardeau fiscal à des pressions

en faveur de la démocratisation. »33

30

Lire l‟excellent texte de John Waterbury, « Une démocratie sans démocrates ? Le potentiel de la libéralisation

politique au Moyen-Orient » dans Ghassan Salamé, dir., Une démocratie sans démocrates, op. cit., pp. 95-128 ;

Id, « From Social Contracts to Extraction Contracts. The Political Economy of Authoritarianism and

Democracy », loc cit. 31

John Waterbury, « Une démocratie sans démocrates ? Le potentiel de la libéralisation politique au Moyen-

Orient », loc cit., p. 105. 32

Ibid, p. 104. John Waterbury note au surplus que les taxes sur le revenu des sociétés pétrolières occupent une

moyenne de 19% des impôts au Moyen-Orient contre 20% en Afrique, 19% en Asie et 10% en Amérique Latine. 33

Ibid. Nous soulignons.

12

La trajectoire politique du Venezuela, « Etat rentier » si l‟on se fie au paradigme, invalide

cette loi selon laquelle « la rente promeut l‟autoritarisme » quand elle ne plaide pas en faveur

d‟une logique inverse. En effet ce vieux pays exportateur de pétrole a été aussi -jusqu‟à tout

récemment encore- l‟une des démocraties les plus stables d‟Amérique Latine : tandis que le

poids de la taxation imposé par les majorités électorales de gauche a eu tendance à pousser la

droite à bloquer ou renverser les processus de démocratisation par des coups d‟état prétoriens

(comme cela s‟est produit au Chili en 1973 et en Argentine en 1976), dans ce riche „‟Etat

pétrolier‟‟, la distribution de la rente a fortement contribué à amortir le coût économique de la

démocratie pour les élites prospères, la « democracy over the barrel » devenant, dans les

années 1980, un modèle pour les démocrates de la région34

. Le fondateur de l‟OPEP n‟est pas

un cas exceptionnel de « démocratie pétrolière » ; la Bolivie, le Chili et l‟Equateur

confirment, eux aussi, une corrélation positive entre rente et démocratie. Thad Dunning a fait

la démonstration que ces régimes ne sont pas démocratiques malgré le pétrole mais en partie

grâce à la rente35

. Cet effet démocratique de la rente se rencontre ailleurs qu‟en Amérique

latine : la découverte en 1962 du pétrole en Mer du Nord n‟a pas eu pour conséquence

l‟instauration de l‟autoritarisme en Norvège ; pas davantage, la distribution des bénéfices tirés

de la rente de diamant n‟a empêché le Botswana de se doter d‟un régime démocratique et

d‟une oasis économique, de surcroît au milieu des pays anciennement colonisés d‟Afrique

sub-saharienne. Aussi la rente peut-elle stabiliser la démocratie en réduisant la polarisation

inhérente aux politiques économiques, particulièrement dans les sociétés inégalitaires.

Clement M. Henry, un des spécialistes les plus reconnus de l‟économie politique du Moyen-

Orient, révoque en doute, lui aussi, la thèse centrale de la théorie de l‟« Etat rentier ». Sa

critique porte sur deux points essentiels. Doutant de l‟efficacité de la mécanique selon

laquelle « la taxation conduit à la représentation », il rappelle qu‟en Tunisie, les revenus

fiscaux représentent autour de 26% du PNB du pays depuis le début des années 2000. Or ce

taux élevé d‟imposition est associé, dans le régime autoritaire de Ben Ali, avec plus de

répression et non point, ainsi que le prédit le théorème de l‟« Etat rentier », davantage

d‟imputabilité gouvernementale36

. Le deuxième point est relatif à la faiblesse des capacités

d‟extraction de l‟Etat que la théorie impute à la dépendance vis-à-vis de la richesse

34

Terry Lynn Karl, « Petroleum and Political Pacts: The Transition to Democracy in Venezuela », Latin

American Research Review, 22 (1), 1987, pp. 63-94; Daniel Levine, « Venezuela since 1958: The Consolidation

of Democratic Politics », dans Juan Linz and Alfred Stepan, dir., The Breakdown of Democratic Regimes : Latin

America, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978, pp. 82-109. 35

Voir, pour la démonstration, Thad Dunning, Crude Democracy. Natural Resource Wealth and Political

Regimes, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. 36

Clement M. Henry, « Algeria‟s Agonies : Oil Rent effects in a Bunker State », Journal of North African

Studies, vol. 9, n°2, été 2004, pp. 68-81.

13

pétrolière37

. Pour ce fin connaisseur de l‟Algérie, l‟atrophie des capacités d‟extraction

enregistrée par ce pays durant la décennie 1990 n‟est pas la cause mais la conséquence de la

violence et de l‟effondrement économique38

. L‟auteur de l‟incontournable Globalization and

The Politics of Development in The Middle East39

, soulignant que le ratio des revenus fiscaux

par rapport au PNB ne traduit pas forcément les capacités extractives de l‟Etat, observe

judicieusement qu‟un seuil toléré d‟évasion fiscale peut aussi être utilisé par le gouvernement

comme un instrument de pression politique en mesure de rendre le secteur privé plus docile40

.

Je montrerai, pour ma part, que le gouvernement du réformateur algérien Mouloud

Hamrouche (9 septembre 1989-3 juin 1991), a réussi, après vingt ans de distribution des

bénéfices de la rente, à augmenter sensiblement le niveau des revenus fiscaux. Robert Vitalis,

dans une revue critique de l‟ouvrage The Price of Wealth, invalide la thèse de Aziz Kiren

Chaudhry selon laquelle la dépendance pétrolière a causé le « démantèlement » de l‟appareil

d‟extraction de l‟Etat saoudien ; il rappelle notamment la forte implication américaine dans le

processus de la réforme fiscale et la création de la Saudi Arabian Monetary Authority, ainsi

que l‟assistance technique apportée, dès 1960, par les Nations Unies à la mise en place d‟une

administration publique saoudienne41

.

B)- Déterminisme économique. La théorie de l‟« Etat rentier » entend s‟inscrire dans une

approche d‟économie politique. Le paradigme cède cependant au déterminisme économique.

Ce déterminisme, outre la surévaluation, précédemment abordée, de la taxation, peut se lire à

différents niveaux de la construction théorique.

L‟Etat, pour remonter au socle de la théorie, est défini sur des critères exclusivement

économiques : les sources et la structure de ses revenus, son poids économique (lequel est

saisi à travers le pourcentage de la dépense publique par rapport au PNB), l‟affectation de ses

dépenses. La vulgate du « rentierism », en partant du postulat, le plus souvent erroné, selon

lequel les « sociétés d‟hydrocarbures » (pour reprendre le terme de Giacomo Luciani) ont

construit leur Etat avec le boom pétrolier de 1973, évacue des facteurs aussi déterminants que

37

Kiren Aziz Chaudrhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, op. cit. 38

Ibid. 39

Clement M. Henry and Robert Springborg, Globalization and The Politics of Development in Middle East,

Cambridge, Cambridge University Press, second edition, 2010 [2000]. La thèse centrale du livre, tordant le coup

au “consensus de Washington”, pose que : (i) c‟est le politique qui préside au développement économique ; (ii)

les principaux obstacles qui grèvent le développement dans la région sont politiques et non plus économiques ou

culturelles. 40

Clement M. Henry, « Algeria‟s Agonies : Oil Rent effects in a Bunker State », article cité. 41

In International Journal of Middle East Studies, vol. 31, n°4, novembre 1999, p. 660, p. 661.

14

les fondations institutionnelles du groupement politique et le type de régime, lesquelles

façonnent les choix politiques opérés par les gouvernants. On y reviendra.

La théorie de l‟« Etat rentier » tend à imputer la « faiblesse » sinon le « démantèlement » de

l‟appareil d‟extraction à l‟effet pervers de la dépendance fiscale vis-à-vis des revenus de la

rente42

. Prenant le contre-pied de cet axiome, je démontrerai dans ce projet de recherche que

la faiblesse de la bureaucratie est un effet recherché du système de gouvernement, la collusion

de l‟administration participant de l’environnement nécessaire à l’essor de la corruption

politique. Le recours aux créneaux spéculatifs ne procède pas d‟une « psychologie rentière »,

la prépondérance de la corruption dans les circuits économiques et l‟instabilité juridique qui

l‟accompagne dissuadant les acteurs de recourir à l‟investissement productif.

Les tenants de la théorie de l‟« Etat rentier » affirment que l‟allocation des bénéfices de la

rente à la société assure à l‟Etat l‟assentiment populaire. La logique, trop simple, ne résiste

pas à la complexité sociale et politique. Gwenn Okruhlik, dans un article remarqué, a

démontré que la distribution de la richesse pétrolière, loin d‟immuniser les souverains

saoudiens contre les pressions sociales, a renforcé l‟opposition et la dissidence y compris

durant les phases du boom pétrolier43

. Deux raisons expliquent, selon elle, ce paradoxe :

l‟inégalité qui préside à la distribution de la richesse pétrolière à la population, l‟allocation des

revenus pétroliers ne se faisant pas d‟elle-même mais en fonction de considérations politiques

afférentes aux appartenances (familiales, tribales, religieuses, provinciales) des groupes et aux

contextes politiques (montées de la contestation, guerres, etc.) ; la richesse pétrolière procure

aux dissidents potentiels, comme le mouvement islamiste sunnite, les patrons privés ou les

groupes d‟opposition chiite de la province de l‟est, les ressources nécessaires à une

mobilisation hostile au régime44

.

On peut pousser la critique plus loin : si les populations n‟expriment pas d‟« assentiment » à

la suite de la « distribution des bénéfices de la rente », c‟est bien parce qu‟elles considèrent, à

raison, que les richesses rentières relèvent d‟un bien collectif et non point d‟un cadeau

généreusement octroyé par les gouvernants. En Algérie, où cette situation est on ne peut plus

visible, les déshérités, qui dénoncent les pratiques de détournement et de corruption des

gouvernants, réclament à cor et à cri la „‟part‟‟ de pétrole qui leur revient „‟de droit‟‟. Aussi

les émeutiers considèrent-ils qu‟ils n‟ont pas, s‟agissant d‟un droit, à exprimer

42

Aziz Kiren Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in The Middle East, op. cit ; Terry

Lynn Karl, The Paradox of Plenty : Oil booms and Petro-States, op. cit. 43

Gwenn Okruhlik, « Rentier Wealth, Unruly Law, and the Rise of Opposition. The Political Economy of Oil

States », Comparative Politics, Avril 1999, pp. 295-315. 44

Ibid.

15

de „‟consentement‟‟ à l‟endroit d‟un gouvernement qui demeure après tout „‟illégitime‟‟. Je

montrerai ainsi qu‟en Algérie, la distribution ininterrompue des revenus de la rente pétrolière

au cours de la décennie 2000 n‟a pas suffit, en dépit de son volume inégalé dans l‟histoire du

pays (plus de 200 milliards de dollars), à immuniser l‟Etat contre la récurrence de l‟action

émeutière, encore moins à instaurer un quelconque « consensus ». Ce projet de recherche

entend, pour éclairer ce point aveugle du paradigme de l‟« Etat rentier », démontrer que le

système de corruption qui préside à l’implémentation des programmes de développement

autant qu’à l’allocation des ressources accroît l’injustice et les inégalités, lesquelles

alimentent le mécontentement et légitiment la corruption des exclus.

Giacomo Luciani avance, pour élucider l‟énigme de l‟essor de l‟opposition dans les Etats

rentiers réputés pacifiés, l‟argument suivant. Il écrit : « Il y aura toujours une opposition, mais

celle-ci ne se montrera jamais plus démocratique que le pouvoir. L‟opposition ne considérera

pas la méthode démocratique comme la solution la plus prometteuse pour atteindre le but

convoité parce que chaque groupe poursuit un objectif particulariste dans un jeu à somme

nulle, ce qui ne convient pas à l‟obtention d‟un consensus et à la formation de coalitions. »45

L‟argument s‟appuie, là encore, sur un présupposé très contestable. La politique fiscale des

démocraties occidentales, données ici en référence, n‟est jamais consensuelle ; de nature

particulariste, elle tend toujours à favoriser, pour satisfaire les intérêts électoraux et l‟agenda

politique de la majorité gouvernementale, telle classe sociale au détriment de telle autre.

L‟Algérie, « Etat rentier » s‟il on se fit à la définition canonique, apporte au demeurant

plusieurs démentis à cet axiome. En effet, c‟est la politique prétorienne des faucons, soucieux

de la survie du système d‟autoritarisme et de corruption, qui a empêché in extremis

l‟aboutissement d‟un compromis politique entre le FLN des réformateurs Mehri-Hamrouche,

le FFS du démocrate Aït Ahmed et le FIS du modéré Hachani par un coup d‟état orchestré

entre les deux tours des législatives, le 11 janvier 1992, et non plus la « poursuite d‟un

objectif particulariste ». Démentant la fatalité rentière, ces partis de l‟opposition sont

parvenus, après plusieurs semaines de débats abrités par la communauté catholique de

Sant‟Egidio, à un pacte politique ; la « plate-forme pour une solution politique et pacifique à

la crise algérienne », signée le 13 janvier 1995 à Rome par les principaux partis de

l‟opposition dont le FIS, le FLN et le FFS, revendique le « respect de la Déclaration

universelle des droits de l‟Homme », le « rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au

pouvoir », la « non implication de l‟armée dans les affaires politiques », le « respect de

45

Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et démocratisation » dans Ghassan Salamé, dir.,

Démocraties sans démocrates ?, op. cit., p. 202.

16

l‟alternance politique à travers le suffrage universel »46

. Or, c‟est le gouvernement prétorien

qui choisit, en dépit de la crise fiscale qui le frappe, de faire obstacle à ce pacte démocratique.

La théorie de l‟« Etat rentier », en affirmant que la distribution de la richesse rentière permet

aux gouvernements d‟« acheter » une légitimité politique, fait dépendre la durabilité des

régimes de la rente. Certains représentants de cette théorie, s‟ils avancent que la crise fiscale

de l‟Etat « encourage » et « stimule » la démocratisation, ils notent dans le même temps que :

1°-« la capacité à durer des régimes autoritaires qui se montrent incapables de faire face à leur

crise fiscale s‟en voit d‟autant réduite » que « le progrès technologique, surtout en ce qui

concerne les communications et les critères d‟acceptabilité internationale, rend de plus en plus

difficile la tâche des dictateurs »47

; 2°- « les démocraties peuvent être fortement souhaitées et

cependant échouer »48

. Je démontrerai -en remontant d‟un côté aux fondations

institutionnelles du régime et en opérant de l‟autre une analyse institutionnelle et stratégique

du système de gouvernement- pourquoi la longue et sévère crise fiscale de l‟Etat algérien

(1986-2001) n‟a conduit ni à la démocratisation ni à l‟effondrement du régime autoritaire.

C)- Réification. La théorie du « rentierism », en réduisant la relation Etat-société à l‟aune

exclusive de la taxation, s‟interdit de saisir l‟intelligence des variables historiques, politiques,

sociales et culturelles qui façonnent, dans le temps comme dans l‟espace, l‟interaction des

deux termes de la dialectique. Le paradigme, suggérant implicitement que le développement

institutionnel de ces groupements politiques n‟a commencé qu‟à la faveur du premier boom

pétrolier de 1973, ignore les fondations institutionnelles et la trajectoire politique ; ces

facteurs, antérieurs à et indépendants de l‟essor des hydrocarbures, président à la distribution

des revenus de la richesse rentière. Le paradigme, en se fondant sur l‟assomption selon

laquelle la rente per se procure une « autonomie » à l‟Etat vis-à-vis de la société, pêche par

réification. L‟Etat et la société, Timothy Mitchell en a fait l‟éclatante démonstration, ne sont

pas des entités intrinsèques, leurs « frontières » s‟avérant il est vrai élusives, poreuses et

mobiles49

.

La théorie de l‟« Etat rentier », accusant lacunes et anomalies, s‟avère en définitive

préjudiciable à l‟intelligibilité de l‟endurance de l‟autoritarisme dans le monde arabe.

L‟alchimie de la taxation n‟opérant visiblement pas, il faut désormais se résoudre à explorer

46

La « Plate-forme pour une solution politique et pacifique à la crise algérienne » est consultable sur le site

d‟information [www.algeria-watch.org] 47

Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et démocratisation », loc. cit., p. 206. 48

Ibid, p. 205. 49

Timothy Mitchell, « The limits of the State: Beyond Statist Approaches and their Critics », American Political

Science Review, vol. 85, n°1, mars 1991, pp.77-96. Je l‟ai montré ailleurs pour le cas algérien : Mohammed

Hachemaoui, « Y a-t-il des tribus dans l‟urne ? Sociologie d‟une énigme électorale », à paraître dans les Cahiers

d’Etudes Africaines.

17

d‟autres pistes de recherche. Une nouvelle théorie, prenant le relais, a vu le jour à la fin

des années 1990 : « resource curse ». Formulée essentiellement par des économistes et des

politologues, la théorie de la « malédiction des ressources » affirme, en s‟appuyant sur des

analyses le plus souvent statistiques, que les Etats dépendant des revenus d‟exportation d‟une

richesse naturelle sont, parmi les pays en développement, ceux qui sont les plus confrontés à

la stagnation économique, à l‟autoritarisme et aux guerres civiles50

.

La politologue Terry Lynn Karl en a donné une variante, étatiste, dans The Paradox of

Plenty : Oil Booms and Petro-state. L‟ouvrage, qui convoque dans une approche éclectique

les paradigmes de l‟« Etat rentier », du « rent seeking », de l‟« institutionnalisme » et de la

« théorie de la dépendance » tout à la fois, s‟emploie à expliquer pourquoi les booms

pétroliers de 1973-1974 et de 1979-1980 ont provoqué un « déclin économique » et une

« déstabilisation de régime » dans la plupart des « Etats pétroliers »51

. Terry Lynn Karl

considère, dans les pas de Martin Shafer52

, qu‟un secteur d‟exportation dominant, en

favorisant l‟émergence d‟un cadre rigide de prise de décision, le conservatisme et l‟inertie,

achève d‟altérer les capacités de l‟Etat à sortir de l‟ancien modèle de développement pour en

promouvoir un nouveau53

. Son livre, qui comprend une belle et longue étude du Venezuela et

de brèves analyses des trajectoires d‟Algérie, d‟Iran, d‟Indonésie et du Nigeria, est

problématique. Pour l‟auteur, ces cinq grands « Etats pétroliers » ont connu, entre 1974 et

1992, une « structuration de choix remarquablement similaire » et des « issues politique et

économique décevantes »54

. Rien n‟est pourtant moins sûr : (i) Karl n‟établit pas de façon

convaincante que le « boom pétrolier » génère, par soi seul, l‟« instabilité politique » ; (ii) rien

n‟atteste que les cinq Etats étudiés sont moins stables que le restant des pays en

développement55

; (iii) le Venezuela a longtemps été, en dépit même du « boom effect », l‟un

50

Inter alia Richard Auty, « Natural Resources, the State and Development Strategy », Journal of International

Development, n° 9, 1997, p. 651-663 ; Mats Berdal and David Malone, eds., Greed & Grievance: Economic

Agendas in Civil Wars, Boulder, Lynne Rienner, 2000 ; Paul Collier and Anke Hoeffler, On the Incidence of

Civil War in Africa, Banque mondiale, 16 août 2000 ; Paul Collier, « Doing well out of war : An economic

perspective », dans M. Berdal et D. Malone, Greed and Grievance : Economic Agendas of Civil Wars, Boulder,

Lynne Rienner, 2000; Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty, op. cit; Alan Gelb and associates, Oil Windfalls:

Blessing or Curse?, Oxford, Oxford University Press, 1988; Michael Ross, « The Political Economy of The

Resource Curse », World Politics, 51, janvier 1999, pp. 297-322 ; Id, « What Do We Know About Natural

Resource and Civil War ? », Journal of Peace Research, vol. 41, n°3, 2004, pp. 337-356; Jeffrey Sachs et

Andrew Warner, « Natural Resources and Economic Development. The Curse of Natural Resources », European

Economic Review 45 (2001), pp. 227-238. 51

Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty: Oil Booms and Petro-State, op. cit., p. 17. 52

Martin Shafer, Winners and Losers: How Sectors Shape the Development Prospects of States, Ithaca, Cornell

University Press, 1994. 53

Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty, op. cit., p. 15. 54

Ibid, p. 189, p. 44. 55

Cf. Michael Ross, « The Political Economy of the Resource Curse », article cité, p. 318.

18

des Etats les plus stables d‟Amérique latine56

; (iv) les élites dirigeantes des cinq Etats étudiés

n‟ont justement pas suivi la même « structuration de choix » : l‟Indonésie, qui a opté, à

l‟inverse de l‟Algérie, pour une dévaluation continue de sa monnaie nationale, la protection de

ses exportations hors-hydrocarbures, la promotion de l‟agriculture, l‟austérité budgétaire et la

diversification de sa structure fiscale, est parvenue, comme le reconnaît l‟auteure, à éviter la

« détérioration économique » et l‟« instabilité politique »57

; (v) les putatives conséquences

néfastes du « rentierism » (autoritarisme, rent-seeking, corruption, stagnation économique)

sont, à y bien voir, caractéristiques des « Etats rentiers » aussi bien que de leurs voisins non

rentiers.

Mais il y a plus : Terry Lynn Karl, qui soutient que l‟effondrement de régime est

l‟aboutissement quasi inéluctable des « Etats pétroliers » autoritaires, admet que la stabilité

politique de l‟Indonésie de Suharto est une « exception notable » à cette loi58

. Or à observer la

longévité des régimes d‟Irak, d‟Egypte et de Syrie, que la politiste range parmi les « petro-

states » sans pour autant les inclure dans son analyse comparée, l‟on conclue que les cas

iranien et nigérian sont l‟exception plutôt que la règle59

. Il en est de même de l‟« Etat

pétrolier » algérien, la résilience du régime prétorien démentant la « prédiction » du modèle.

Ce contre argument fragilise quand il ne remet pas en cause le fondement même de la

démarche guidant The Paradox of Plenty : la « relégation » de l‟étude du type de régime à un

« niveau secondaire », derrière la variable indépendante, celle des changements provoqués

par le pétrole sur les capacités de l‟Etat60

. Pourtant, c‟est bien la prise en compte de la

séquence politique antérieure à la découverte du pétrole, celle se caractérisant par

l‟édification d‟institutions démocratiques fortes, qui permet à la politiste de comprendre

pourquoi la Norvège a réussi à fructifier ses revenus pétroliers, évitant de les « dilapider »,

comme l‟ont fait les autres « Etats pétroliers », dans la « corruption » et la construction

d‟« éléphants blancs »61

. A l‟inverse, en suivant l‟assomption de la « coïncidence » de la

formation de l‟Etat avec le développement du secteur pétrolier, Terry Lynn Karl perd de vue

56

Ibid ; Thad Dunning, Crude Democracy, op. cit., pp. 151-209. 57

L‟auteur de The Paradox of Plenty écrit en effet: « Indonesia‟s economic decision to permit smaller and more

gradual increases affected in a positive manner not only the economic health of the country but also its political

stability. » (p. 196). Par ailleurs Terry Lynn Karl, qui soutient que les revenus pétroliers atrophient les capacités

extractives des Etats (p. 16), note que les booms pétroliers des années 1970 n‟ont pas eu d‟incidences

significatives sur la fiscalité ordinaire des « Etats pétroliers » (p. 201). 58

Terry Lynn Karl écrit: « […] personalistic authoritarian collapsed rather easily under boom-bust conditions,

with Suharto‟s a notable exception. » (p. 232). 59

Le régime de Bagdad, tenu par le clan de Saddam Hussein depuis la fin des années 1960, ne devant son

effondrement qu‟à l‟invasion militaire anglo-américaine de mars-mai 2003. 60

Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty, op. cit., p. 227, p. 44. 61

Ibid, 213-221.

19

la variable historique : la formation de l‟Etat et du régime précédant le boom pétrolier. Ainsi,

alors que l‟auteur relève en passant que la taxation pétrolière demeure, en Algérie,

relativement faible avant 197362

, s‟empêche de saisir le mode de gouvernement antérieur à

l‟essor du secteur des hydrocarbures. C‟est pourtant le type de régime, caractérisé en Norvège

par la robustesse des institutions démocratiques là où il dominé en Algérie par la prévalence

de la corruption politique et la faiblesse des institutions politiques, qui préside au mode de

gouvernance de la richesse pétrolière. L‟évitement de l’historicité de l’Etat63

amène l‟auteur à

minorer, pour prendre l‟exemple du Nigeria, une variable aussi lourde que les conflits

ethniques et religieux : or la guerre de sécession du Biafra qui a fait plus d‟un million de

morts entre 1967 et 1970 et renforcé le pouvoir des prétoriens, a préempté la gestion de la

richesse pétrolière, là où l‟ethnicité a affaiblit les institutions de l‟Etat.

L‟autre variante de la thèse de la « malédiction des ressources » est celle qui établit un

mécanisme de causalité entre ressources naturelles et guerres civiles. Paul Collier, économiste

et responsable de recherche à la Banque mondiale, en a donné la mouture séminale. Son

modèle peut se résumer ainsi64

. L‟auteur, qui ne distingue pas entre « anciens » et

« nouveaux » conflits, définit la rébellion comme une « forme de criminalité organisée »

portée par un seul et unique objectif : la « prédation »65

. L‟économiste, partant de cette

définition réductrice à souhait66

, construit une opposition rigide entre rébellion armée

et protestation pacifique : là où la première est animée par l‟« avidité » (« greed »), la seconde

est mue par la « revendication » (« grievance »). L‟économiste, construit pour tester la

validité « scientifique » de son modèle, des indicateurs de l‟« avidité » et de la

« revendication ». Alors que les libertés politiques et le type de régime n‟interviennent pas,

selon cette étude statistique, dans le surgissement des conflits, la proportion des jeunes sans

emploi sert, dans le modèle de Collier, à mesurer, non pas la « revendication », mais

l‟« avidité » : le taux de chômage des jeunes facilitant leur recrutement par les chefs de

62

Ibid, p. 204. 63

Les travaux comparatifs de Jean- François Bayart ont remarquablement souligné l‟importance de cette

question, notamment dans L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006 (1re

édition 1989) ;

Jean-François Bayart, « L‟historicité de l‟Etat importé » dans Jean-François Bayart, dir., La greffe de l’Etat,

Paris, Karthala, 1996, pp. 11-39. Lire également sur l‟historicité de la politique : l‟admirable ouvrage de George

Balandier, Le détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985 ; l‟excellent texte de Jean Leca « Paradoxes de

la démocratisation : L‟Algérie au chevet de la science politique », Pouvoirs, 86, 1998, pp. 7-27 ; et le classique

Jean Leca et Jean-Claude Vatin, L’Algérie politique. Institutions et régime, Paris, Presses de la FNSP, 1975. 64

Paul Collier, Economic Causes of Civil Conflict and their Implications for Policy, Banque mondiale, 15 juin

2000. 65

Ibid, p. 2. 66

Lire la critique corrosive faite par Roland Marchal et Christine Messiant, « De l‟avidité des rebelles. L‟analyse

économique de la guerre civile selon Paul Collier », Critique internationale, n°16, juillet 2002, pp. 58-69.

20

rébellion. L‟indicateur de l‟inégalité économique, qui mesure en 2000, la « revendication »,

était employé par son concepteur en 1996 et 1998 pour mesurer… l‟« avidité »67

.

L‟économiste de la Banque mondiale répertorie 73 conflits mais n‟en analyse que 47 d‟entre

eux, sans que cette amputation ne l‟amène à relativiser la validité de son modèle pour autant.

Ainsi se trouve amputé l‟Afrique du sud pour « manque de données » -l‟ANC de Nelson

Mandela étant difficilement assimilable à une rébellion « avide » guerroyant contre un

gouvernement légitime. Le modèle opère, au surplus, de multiples glissements : l‟assimilation

du risque d‟éclatement d‟un conflit avec sa cause ; la confusion systématique entre le risque

d‟un conflit et sa durabilité ; confusion entretenue entre endurance d‟une rébellion et pratique

de la prédation ; l‟évacuation de toute comparaison entre gouvernement et rébellion, cette

dernière étant appréhendée partout comme la seule et unique responsable du déclenchement

des conflits civils68

.

La théorie, fortement médiatisée69

, affirme ainsi que la présence du pétrole (ou de toute autre

ressource naturelle) dans un pays précipite son instabilité politique, deux

mécanismes gouvernant cette trajectoire : (i) soit que les revenus d‟exportation des

hydrocarbures présentent, pour les rebelles potentiels, des butins qui aiguisent leur avidité

(« greed ») ; (ii) soit que la distribution inégale des bénéfices de la rente génère une

revendication (« grievance ») qui dégénère en conflit armé.

La théorie de la « malédiction des ressources », pas plus que celle de l‟« Etat rentier », ne

parvient à expliquer l‟énigme de la durabilité des régimes autoritaires dans les Etats riches en

hydrocarbures durant la phase du déclin de leurs revenus pétroliers. Benjamin Smith a relevé

que sur les 20 crises de « booms » et de « busts » qu‟ont connu les 21 principaux pays

exportateurs de pétrole et de gaz ces trois dernières décennies, 4 d‟entre eux seulement ont

subi un effondrement de régime70

. Aussi le collapsus des « Etats pétroliers » relève-t-il

davantage de l‟exception que de la règle.

Ce projet de recherche, qui prend à contre-pied les assertions des théories de l‟« Etat rentier »

et de la « malédiction des ressources », entend, en partant des fondations institutionnelles des

régimes algérien, marocain et irakien, démontrer la validité des propositions suivantes :

- La durabilité du régime autoritaire n’est pas dépendante de la rente (pétrolière),

l‟effondrement des revenus des hydrocarbures de moitié en 1986 et la sévère crise fiscale qui

67

Ibid, p. 60. 68

Ibid. 69

Lire, à titre d‟exemple, l‟ouvrage du journaliste Peter Maass, Crude World. The Violent Twilight of Oil, New

York, Penguin Books, 2009. 70

Benjamin Smith, « The Wrong Kind of Crisis : Why Oil Booms and Busts Rarely Lead to Authoritarian

Breakdown », Studies in Comparative International Development, Winter 2006, vol. 40, n°4, pp. 55-76.

21

s‟en est suivie continûment jusqu‟en 2001 n‟ayant pas suffi à précipiter la chute du régime

prétorien, alors même que ce dernier se trouvait pris par surcroît dans un processus de dé-

légitimation et de violence sans précédent. Il en est de même du régime de Saddam Hussein,

qui, en plus des « busts », résisté aux deux guerres du Golfe et un terrible embargo

international ; sa chute n‟ayant pu se faire qu‟au prix de l‟invasion militaire anglo-américaine

d‟avril-mai 2003.

- La richesse du pétrole et du gaz n’a ni suscité une ‘’rébellion avide’’ ni causé une ‘’guerre

civile’’, la violence, d‟origine politique et non plus économique ou culturelle, qui frappe

l‟Algérie depuis 1992, participant à la survie du régime prétorien.

Les théories de l‟« Etat rentier » et de la « malédiction des ressources », en partant de

l‟assomption de la coïncidence de la formation de l‟Etat avec le boom pétrolier, appréhendent

les régimes politiques, pour paraphraser Juan Linz, comme le résultat inéluctable de la

structure économique ; ce faisant, elles occultent les autres facteurs institutionnels ayant

présidé à l‟émergence et à la stabilité de ses systèmes de gouvernement71

.

I- 2- Par-delà la cooptation et la coercition

Mais alors que l‟analyse des institutions occupe une place prépondérante dans l‟étude des

transitions démocratiques, elle s‟avère, on l‟a vu, marginale sinon absente dans l‟explication

de la durabilité des régimes autoritaires, en particulier ceux de la région d‟Afrique du Nord et

du Moyen-Orient. De nouveaux travaux s‟emploient depuis peu à combler cette béance72

. On

peut, dans la littérature consacrée à l‟étude de l‟endurance de l‟autoritarisme dans le „‟monde

arabe‟‟73

, distinguer, principalement, deux orientations de recherche ; concurrentes, elles

mettent l‟accent qui sur les partis du pouvoir et les coalitions dirigeantes, qui sur l‟appareil de

la coercition. Présentons succinctement leurs thèses dans l‟ordre.

71

Juan Linz, Totalitarian and Authoritarian Regimes, Boulder, Lynne Rienner, 2000, p. 154. 72

Inter alia Jennifer Gandhi, Adam Przeworski, « Authoritarian Institutions and the Survival of Autocrats »,

Comparative Political Studies, vol. 40, n° 11, novembre 2007, pp. 1279-1301; Barbara Geddes, « Authoritarian

Breakdown. Empirical Test for a Game Theoritic Argument », paper presented at the annual meeting of the

American Political Science Association, Atlanta, September 1999 ; Barbar Geddes, « What Do We Know

About Democratization After Twenty Years ? », Annual Revue of Political Science, 1999, 2:115-144 ; Dan

Slater, « Iron Cage in an Iron Fist. Authoritarian Institutions and the Personalization of Power in

Malaysia », Comparative Politics, octobre 2003, pp. 81-101. 73

Lire, pour une revue de la littérature, Jason Brownlee, « Low Tide after Third Wave. Exploring Politics under

Authoritarianism », Comparative Politics, juillet 2002, pp. 477-498; Rex Brynen, Bahgat Korany, Paul Noble,

eds., Political Liberalization and Democratization in the Arab World, volume 1: Theoritical Perspectives,

Boulder, Lynne Rienner, 1995 ; Jill Crystal, « Authoritarianism and its Adversaries in the Arab World », World

Politics, 46, janvier 1994, pp. 262-289; Jean Leca, « La démocratisation dans le monde arabe: incertitude,

vulnérabilité et légitimité », loc. cit.

22

- La première thèse situe l‟énigme de la persistance de l‟autoritarisme au niveau des partis

dirigeants et des coalitions de pouvoir. Benjamin Smith, qui compare les trajectoires

institutionnelles de l‟Iran et de l‟Indonésie, attribue la durabilité des régimes autoritaires

exportateurs de pétrole, non plus à la répression ou à la déstructuration sociale, mais à la

« force » des « coalitions dirigeantes » et des « institutions de l‟Etat » édifiées avant le boom

pétrolier74

. Jason Brownlee, s‟appuyant sur une analyse comparée entre l‟Egypte, l‟Iran, la

Malaisie et les Philippines, confère la stabilité et l‟endurance des régimes autoritaires à la

« force des partis dirigeants »75

.

Ces travaux sont novateurs : ils ont le mérite de projeter la lumière sur des aspects peu ou

prou étudiés, tels les « conditions antérieures aux crises économiques », la « formation des

partis dirigeants » et la « cohésion de l‟élite » dans les systèmes autoritaires. Pour autant, ils

ne soulèvent pas moins quelques problèmes. Si la durabilité du régime égyptien reposait

réellement sur la « force du parti dirigeant » (Parti National Démocratique), pourquoi le

pouvoir de Moubarak institutionnaliserait-t-il alors la fraude électorale et s‟entêterait-il à

reconduire, continûment depuis 1981, l‟état d‟urgence à l‟ombre duquel il déploie -sous le

regard indifférent des démocraties occidentales- ses appareils de répression ? Comment

expliquer la résilience des régimes autoritaires qui ne possèdent, comme c‟est désormais le

cas en Algérie depuis 1989, ni de « parti dirigeant » ni d‟« institutions fortes » autres que

celles de la coercition ?

Michael Herb entend dans son All in the Family résoudre cette énigme : pourquoi les

monarchies d‟Afghanistan, d‟Egypte, d‟Irak, d‟Iran et de Libye se sont effondrées là où celles

des familles régnantes de la Péninsule arabique, ont réussi, elles, à assurer leur durabilité ?76

Prenant à contre-pied la théorie de l‟« Etat rentier », l‟auteur situe la clé de la résilience des

monarchies du Golfe dans la mise en place, par les cheikhs Al Sabah en 1938, d‟un type de

régime, inconnu auparavant en Arabie, celui des « monarchies dynastiques »77

. Pour Michael

Herb, le succès de cette formule politique réside moins dans l‟existence de la rente que dans

l‟habilité des familles royales à développer des mécanismes de distribution du pouvoir entre

74

Benjamin Smith, « The Wrong Kind of Crisis : Why Oil Booms and Busts Rarely Lead to Authoritarian

Breakdown », article cité. 75

Jason Brownlee, Authoritarianism in an Age of Democratization, Cambridge, Cambridge University Press,

2007. 76

Michael Herb, All in the Family. Absolutism, Revolution, and Democracy in the Middle Eastern Monarchies,

Albany, State University of New York Press, 1999. 77

Ibid, p. 3.

23

ses membres afin d‟éviter que des outsiders s‟immiscent dans les conflits familiaux78

. Ces

dynasties parviennent, par la détention du monopole des postes clés du cabinet et la

distribution des appareils gouvernementaux aux autres membres de la famille, à maintenir leur

emprise sur le pouvoir d‟Etat. Les princes, en préférant la préservation du système plutôt que

la défection, assurent la stabilité du mécanisme de succession. La théorie des « monarchies

dynastique » de Herb peut se résumer par cette formule : le système de consensus familial, de

partage du pouvoir, de règlement des conflits internes et de compensations rend les familles

régnantes très difficiles à évincer : aucune « monarchie dynastique » n‟ayant connue de

renversement révolutionnaire79

.

L‟ouvrage innovant de Michael Herb est stimulant. Sa thèse centrale, outre l‟éclairage qu‟elle

apporte à l‟étude des institutions politiques des monarchies de la Péninsule arabique, ouvre

des perspectives intéressantes pour l‟analyse du phénomène de la « succession dynastique » à

l‟œuvre dans des régimes non monarchiques, tel la Syrie des Asad, voire la Libye des Kadhafi

ou encore l‟Egypte des Moubarak. La théorie de Michael Herb liant la résilience des régimes

autoritaires à la formule de la « monarchie dynastique » pose cependant quelques problèmes.

Peut-on Ŕnotamment après America’s Kingdom de Robert Vitalis80

- expliquer la résilience des

monarchies arabes du Golfe, à commencer par l‟Arabie Saoudite, sans le soutien de l‟empire

américain ? Comment expliquer la stabilité des régimes monarchiques non dynastiques du

Bahreïn, de la Jordanie et du Maroc ? ; ces dernières semblant bien moins « fragiles » que ne

l‟avance l‟auteur. La théorie de la « monarchie dynastique » ne permet pas davantage

d‟expliquer la durabilité du régime autoritaire algérien, qui a connu, depuis sa fondation,

tantôt la longévité, tantôt le turnover des gouvernants.

La deuxième thèse attribue la durabilité des régimes autoritaires de la région à l‟usage de la

force81

. Eva Bellin en a donné une illustration dans un texte remarqué dans lequel elle

s‟interroge sur la singulière résistance des Etats d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient à

initier la moindre transition démocratique82

. Pour elle, le véritable « exceptionnalisme » de la

région réside moins dans l‟« absence des pré requis de la démocratisation » que dans la

« volonté » et la « capacité » de l‟appareil de coercition de l‟Etat à « réprimer l‟initiative

78

Ibid, p.4. 79

Ibid, p. 50. 80

Robert Vitalis, America’s Kingdom. Mythmaking of the Saudi Oil Frontier, Stanford, Stanford University

Press, 2007. 81

Cf. Jill Crystal, « Authoritarianism and its Adversaries in the Arab World », World Politics, 46, janvier 1994,

pp. 262-289. 82

Eva Bellin, « The Robustness of Authoritarianism in the Middle East. Exceptionalism in Comparative

Perspective », Comparative Politics, Janvier 2004, pp. 139-157.

24

démocratique »83

. La distinction qu‟elle introduit dans l‟analyse de la « robustesse de

l‟appareil de coercition » est éclairante : un régime, à l‟instar de celui de la Corée du Sud du

général Roh Tae Woo en 1987, peut avoir la capacité de réprimer les forces démocratiques

mais non la volonté de le faire ; l‟inverse étant tout aussi possible comme l‟illustre le Bénin de

Kerekou en 1989. Quatre variables façonnent, selon la politiste, la robustesse de l‟appareil de

coercition. 1°- La santé fiscale de l‟Etat : affecté par une crise fiscale prolongée de l‟Etat,

l‟appareil coercitif peut se désintégrer, rendant ainsi possible, comme cela fut le cas de

nombreux régimes africains, l‟avènement d‟une transition démocratique. 2°- Le maintien

des appuis internationaux : le retrait du soutien d‟une grande puissance provoque, comme

dans les pays d‟Europe de l‟Est et d‟Amérique Latine, une crise existentielle et financière qui

précipite l‟effondrement des régimes. 3°- Le niveau d‟institutionnalisation de l‟appareil de

coercition : l‟institutionnalisation, en renforçant l‟identité corporatiste et la perception de la

poursuite d‟une mission d‟intérêt public (telles la défense nationale et le développement

économique), s‟avère Ŕtout à l‟inverse du patrimonialisme qui promeut le favoritisme, l‟abus

de pouvoir et la corruption- plus tolérante à l‟endroit de la réforme démocratique, ainsi que

l‟illustre le transfert, opéré par les militaires au Brésil et en Argentine, du pouvoir aux civils.

4°- Le niveau de la mobilisation populaire. La répression violente de plusieurs milliers de

personnes, même quand elle est „‟techniquement‟‟ faisable, n‟en a pas moins un coût élevé.

Or celui-ci est susceptible de mettre en péril tout à la fois l‟intégrité institutionnelle de

l‟appareil de coercition, le soutien international et la légitimité intérieure du régime.

L‟auteure, suivant Nancy Bermeo, distingue deux types de réponses possibles : (i) l‟appareil

de coercition qui se sent menacé dans sa survie par la réforme démocratique, ne se laissera

pas, comme l‟illustre les massacres de Hama et de Tienanmen, découragé par le coût élevé de

la répression ; (ii) à l‟inverse, le coût élevé que provoque la répression d‟une forte

mobilisation populaire peut, comme le donne à voir l‟Argentine, le Peru et la Corée du sud,

faire basculer l‟establishment sécuritaire, qui ne perçoit pas l‟ouverture du champ politique

comme une entreprise dévastatrice, du côté de la réforme démocratique84

. Eva Bellin, partant

de ces variables, dresse le constat suivant : « l‟accès exceptionnel » des Etats de la région

d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient aux rentes (pétrolière, gazière et stratégique) a permis

d‟alimenter des budgets militaires parmi les plus élevés au monde (6,2% du PNB en moyenne

en 2000 contre 2.2% pour les pays de l‟OTAN), de financer de gros achats d‟armement (7

83

Ibid, p. 143. 84

Ibid, 146; Nancy Bermeo, « Myths of Moderation : Confrontation and Conflict during Democratic

Transitions », Comparative Politics, 29, Avril 1997, pp. 305-322.

25

pays de la région, dont l‟Algérie, se taillant 40% du total des ventes en 2000) ; la région du

MENA est, pour reprendre l‟observation de Henry et Springborg , exceptionnelle dans la

mesure où la fin de la guerre froide ne s‟y est pas accompagnée, comme partout ailleurs, par

le retrait du patronage apporté par les grandes puissances aux régimes autoritaires85

, la

capacité à jouer sur les multiples enjeux sécuritaires de l‟Occident conférant aux régimes

autoritaires de la région le soutien international ; la logique de patrimonialisme qui gouverne

la plupart des régimes et des appareils de coercition de la région rend ces derniers autrement

plus hostiles à la réforme démocratique ; alors que la mobilisation populaire demeure faible

dans les pays d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient, les Etats de la région parviennent,

quand ils sont confrontés à la mobilisation islamiste, à réduire le coût de la répression en

jouant, comme l‟a fait le régime algérien, sur le registre de la menace que fait peser

l‟islamisme sur l‟ordre interne et la sécurité internationale tout ensemble86

. A l‟inverse,

l'immense mobilisation populaire qui réclamait, avec des chants et des fleurs, la chute du Shah

a, selon Eva Bellin, rendu le coût de la répression si colossal que le chef d‟état-major,

soucieux de l‟intégrité de l‟institution militaire, a fini par déclarer la neutralité de l‟armée vis-

à-vis de la révolution, précipitant ainsi la chute du régime de Mohammed Reza Pahlavi87

.

Deux erreurs d‟analyse symétriques sont à éviter dans le traitement de la question de la

coercition : la sous-estimation et la surévaluation de la répression. La répression et la terreur

exercées par le très redoutable appareil coercitif de la SAVAK dans le contexte

prérévolutionnaire n‟a pas suffi à briser la mobilisation populaire ; le soutien diplomatique et

militaire apporté par la super puissance américaine à l‟Iran des Pahlavi n‟ayant pas non plus

suffi à assurer la survie du régime du Shah. La répression, même quand elle se déploie avec

une grande intensité, s‟avère, comme l‟illustre l‟exemple dramatique du Cambodge,

insuffisante à assurer la durabilité des régimes non démocratiques : le génocide perpétré par

les Khmers rouges contre près de deux millions de Cambodgiens n‟a pas empêché le

renversement de Pol Pot au terme de trois années seulement d‟exercice du pouvoir.

L‟historien, intellectuel et opposant algérien Mohammed Harbi ne s‟y est pas trompé : « la

répression, à elle seule, ne saurait y suffire »88

.

85

Clement Henry & Robert Springborg, Globalization and the Politics of Development in The Middle East, op.

cit, p. 32. 86

Eva Bellin, « The Robustness of Authoritarianism in The Middle East. Exceptionalism in Comparative

Perspective », article cité, p. 150. 87

Ibid, p. 151. 88

Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, Paris, Arcantère, 1992, p. 193. Mohammed Harbi, opposé au

pronunciamiento du 19 juin 1965, est emprisonné jusqu‟en 1968, puis maintenu en résidence surveillée dans le

sud-ouest algérien jusqu‟en 1973, année où il s‟évade et se réfugie en France. L‟auteur de l‟incontournable Le

26

II- La corruption comme système de gouvernement

II- 1- La corruption politique

« La corruption, écrit Yves Mény, a été perçue, tout au long de l‟histoire, comme une

dégénérescence et comme un mal politique et social. D‟Aristote à Montesquieu, la corruption

s‟entend de manière générale comme la transformation négative des faits fondamentaux d‟un

système politique donné. »89

Qu‟en est-il cependant des régimes dans lesquels la corruption

politique procède, per se, d‟un système de gouvernement ?

La corruption, après avoir suscité pendant longtemps un différend conceptuel, semble, depuis

le triomphe du néo-libéralisme économique à la fin du siècle dernier, faire l‟objet d‟un

nouveau paradigme90

. Portée par le „‟consensus de Washington‟‟, la corruption est perçue

comme une question de « recherche de rente » (« rent-seeking »), celle-ci étant facilitée par

l‟absence ou le non achèvement de la libéralisation économique. L‟Etat et la politique sont

appréhendés dans cette perspective comme une part du problème. Le gouvernement y est

réduit au management public, tandis que les problèmes complexes de démocratie et de justice

se voient, elles, indexées à la technologie de la « good gouvernance » -au lieu d‟être discutées

en tant que telles : comme des questions d‟ordre intrinsèquement politique91

. Peu d‟intérêt y

est accordé à la différenciation des problèmes de corruption, pas davantage la recherche n‟est

portée à l‟analyse comparée de la corruption. A la place, l‟effort de recherche s‟emploie à

FLN. Mirage et réalité. Des origines à la prise de pouvoir 1945-1962 (Paris, Jeune Afrique, 1980), n‟en sera pas

moins privé de son passeport algérien 17 ans durant. 89

Yves Mény, La corruption de la République, Paris, Fayard, coll. “l‟espace du politique”, 1992, p. 222. 90

Cf. Arnold J. Heidenheimer, Michael Johnston, Victor T. Le Vine, eds., Political Corruption: a Handboock,

New Brunswick, Transaction Publishers, 1989; Michael Johnston, “ The Search for Definitions: the Validity of

Politics and the Issue of Corruption”, International Social Science Journal, 149/3, 1996, pp. 321-335; Paul

Heywood, “Political Corruption: Promblems and Perspectives”, Polticial Studies, XLV, 1997, pp. 417-435;

Mark Philip, “Concetualizing Political Corruption” dans Arnold Heindenheimer et Michael Johnston, eds.,

Political Corruption: Concepts and Contexts, New Brunsvick, Transaction Publishers, 3rd

ed, 2002, pp. 41-57 ;

Diego Gambetta, “Corruption: an An Analytical Map” dans Stephen Kotkin et Andreás Sajó, eds., Poltical

Corruption in Transition: A Skeptic’s Handbook, Budapest, Central European University Press, 2002, pp. 33-56;

Michael Johnston, “The definitions debate: old conflict in new guises” dans Arvind K Jain, ed., The Political

Economy of Corruption, London, Routledge, 2002; Mark Philip, « Corruption : Definition and Measurment »

dans Charles Sampford, Artur Shacklock, Carmel Connors and Frederik Galtung, eds., Measuring Corruption,

Aldershot, Ashgate Publishing, 2006, pp.45-46. 91

Pour une critique de la notion de “bonne gouvernance”, on lira avec profit Bruno Jobert, « Le mythe de la

gouvernance dépolitisée » dans Pierre Favre, Jack Hayward, Yves Schemeil, eds., Etre gouverné. Etudes en

l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, pp. 273-285 ; Guy Hermet, « Démocratisation,

droits de l‟homme et gouvernance » dans Pierre Favre, Jack Hayward, Yves Schemeil, eds., Etre gouverné, op.

cit., pp. 301-313.

27

expliquer les variations entre les pays sur la base d‟un indice de corruption unidimensionnel.

Une conséquence pratique découle de ce biais : la ressemblance des réformes préconisées

dans la lutte contre la corruption.

L‟Indice de perception de la corruption (IPC) de Transparency International, s‟il a contribué à

inscrire la question qui nous occupe comme une priorité mondiale, n‟en accuse pas moins une

lacune : celle de réduire les différences qualitatives potentielles entre les systèmes politiques à

une question de degré, obscurcissant par là les contrastes entre les polités92

. Aussi, le

Transparency International Source Book, qui retient, dans son édition de l‟année 2000, quatre

types de pots-de-vin, n‟explore-t-il pas les autres types de corruption93

. Dans cette

perspective, le rapport va jusqu'à formuler le constat suivant : « Corruption in China is ...

really no different from that of Europe. »94

La perception mondiale de la corruption, pour autant qu‟elle a permis d‟aller au-devant du

vieux débat sur la définition, n‟en demeure pas moins, sous ses traits consensuels, bien

partielle : l‟approche globale, appréhendant la corruption essentiellement comme un problème

de développement économique, réduit trop souvent le phénomène aux pots-de-vin dont la

variation entre les sociétés ne serait désormais plus qu‟une question de degré. Les pots-de-vin

-particulièrement quand, entendus au sens large, ils englobent l‟extorsion- représentent, il est

vrai, la forme de corruption la plus courante et sans doute la moins difficile à modéliser. Le

népotisme, le vol exercé par les gouvernants, les problèmes de conflit d‟intérêts, qui ne sont

pas moins répandus, mettent cependant bien à mal le modèle de la „‟commission‟‟. Dans

certains échanges corrompus, tel le népotisme ou la corruption électorale, un temps

considérable peut s‟écouler entre la réception du quid et le paiement du quo ; l‟échange peut

être, au surplus, motivé par des facteurs autres que le gain immédiat. Au demeurant, il n‟est

pas toujours aisé de comparer, in concreto, entre quid et quo.

Ce n‟est pas tout. La corruption ne prend pas toujours, loin s‟en faut, la forme de l‟échange :

la fraude électorale, le détournement, l‟usage des ressources publiques dans des activités de

commerce occulte, tout en étant des variétés de corruption, ne relèvent nullement de

l‟échange. Le tableau mondial de la corruption, en réduisant ce phénomène à la pratique des

pots-de-vin, simplifie à l‟excès un fait social particulièrement complexe et diffus quand elle

pas par là la compréhension des contrastes entre les systèmes politiques.

92

Cf. Michael Johnston, “Measuring corruption: Numbers versus knowledge versus understanding” dans Arvind

Jain, ed., The Political Economy of Corruption, op. cit., pp. 157-179. 93

Transparency International Source Book, TI, Berlin, 2000, pp. 16-17. 94

Ibidem, p. 15-16.

28

Selon le tableau mondial de Transparency International, l‟Italie, pays riche, et la Namibie,

pays pauvre, affichent le même indice de perception de la corruption ; il en est de même de la

Thaïlande et du Malawi. Ici surgit une question troublante : pourquoi un même niveau de

corruption produit-il des effets contrastés ici et là ? Par ailleurs, pourquoi la corruption peut,

dans un cas, précipiter l‟effondrement d‟un régime, et dans un autre, contribuer à sa

résilience ? Les analyses qui se focalisent sur les degrés de corruption ne permettent pas de

répondre à cette énigme.

La corruption, en tant qu‟abus des ressources et des fonctions publiques à des fins privées,

soulève à l’évidence la question des règles du jeu dans une société. Le phénomène de la

corruption peut être appréhendé à cet égard comme un processus par lequel des groupes et des

individus exercent, dans des structures de contraintes et d‟opportunités, de l‟influence à

l‟intérieur et dans le cadre d‟un système de gouvernement95

. L‟intelligence de la corruption

politique exige par conséquent, par-delà le classement quantitatif des pays, l‟analyse

qualitative des régimes dans lesquelles elle se déploie.

On peut, dans le sillage de Michael Johnston, affirmer que les niveaux les plus pertinents de

l‟analyse comparée de la corruption concernent la participation et les institutions dans et en

lien avec les arènes politique et économique96

. La corruption, ainsi perçue, soulève les

fameuses questions de « who gets, what’s, when and how ? » Les groupes et les individus

utilisent-ils la richesse pour capter le pouvoir ou exercent-ils le pouvoir pour s‟enrichir ? Les

gouvernants sont-ils à la merci d‟intérêts privés omnipotents ou bien s‟avèrent-ils, à l‟inverse,

si puissants qu‟ils contrôlent ces derniers ? Quels sont les liens entre, d‟un côté, le type

d‟autoritarisme, la libéralisation économique, la force ou faiblesse des institutions (politiques

et sociales), et de l‟autre, les figures de corruption qu‟expérimentent les sociétés ? Quels

syndromes de corruption se dégagent de la combinaison de ces diverses influences et par quoi

se différencient-ils ?

L‟analyse de la corruption dans ses contextes sociaux devra se déployer sur trois axes :

- Quelles sont les opportunités politiques et économiques disponibles dans une polité ?

- Comment les individus et les groupes acquièrent, utilisent et échangent la richesse et le

pouvoir ?

95

Michael Johnston, Syndromes of Corruption. Power, Wealth, and Democracy, Cambridge, Cambridge

University Press, 2005; James Scott, Comparative Political Corruption, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, N.J.,

1972. 96

Michael Johnston, Syndromes of Corruption. Power, Wealth, and Democracy, op. cit.

29

- Comment les institutions influencent-elles, par contraintes et incitations interposées, les

choix des participants ?

L’environnement "naturel" de la corruption exige des conditions secrètes, restrictives, peu

ou pas transparentes et un coût élevé de la défection97

. Ce projet de recherche entend

démontrer que les systèmes arabes, républicains et monarchiques confondus, offrent

l‟environnement naturel de la corruption. Nous chercherons à établir ce qui suit : (i) les règles

du jeu prévalentes dans ces régimes achèvent de façonner trois syndromes de corruption : le

premier, prévalant en Algérie (au même titre qu‟en Egypte et en Syrie), est celui des tycoons

du système ; le second, prégnant au Maroc (comme dans les monarchie de la Péninsule

arabique) dans le sillage de SIGER et l‟ONA, est celui des oligopoles du Palais; le troisième,

prévalent dans l‟Irak post-Saddam, est celui des bandits sédentaires et vagabonds ; (ii) la

corruption politique dans des polités aussi contrastés que celles que l‟on rencontre en Algérie

et au Maroc est généralisée et participe uniment d‟un système de gouvernement.

II- La corruption comme système de gouvernement : le modèle algérien

Les institutions sont, pour reprendre la célèbre définition de Douglass North, les « règles du

jeu dans une société »98

. Dans la polité algérienne, les institutions établies par la Constitution

du pays ne traduisent cependant pas les règles du jeu ; informelles et non écrites, celles-ci ne

demeurant pas moins efficientes99

. Or, en se focalisant qui sur l‟instance idéologique, qui sur

la structure économique, qui sur les institutions formelles, les spécialistes de la politique

algérienne manquent l‟essentiel : l‟intelligence d‟un système de gouvernement qui, à

l‟ombre du « Parti-nation », de l‟« Etat rentier » et de la « transition vers la démocratie », a,

dès ses fondations institutionnelles, consacré la corruption comme mécanisme central.

L‟évitement, l‟oubli ou le déni de cette logique, fondamentale entre toutes, du mode

de gouvernement algérien, a engendré de bien lourdes erreurs d‟interprétation, celles-ci

achevant d‟obscurcir la lecture de la trajectoire empruntée par le pays dans „‟le bruit et la

fureur‟‟ des années 1990.

97

Cf. Donatella della Porta et Alberto Vannucci, « A Typology of Corrupt Networks » dans Junichi Kawata, ed.,

Comparing Political Corruption and Clientelism, Aldershot, Ashgate Publishing, 2006, p. 24. 98

« Institutions are the rules of the game in a society ». Douglass North, Institutions, Institutional Change, and

Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 3. 99

Mohammed Hachemaoui, « Permanences du jeu politique algérien », Politique étrangère, n°2, 2009, pp. 309-

321.

30

Les analyses qui, succombant à l‟illusion du „‟window-dressing’‟, mettent en avant l‟« Etat-

FLN »100

et la « transition vers la démocratie »101

, peinent à saisir le système de pouvoir qui

gouverne le pays derrière la façade institutionnelle. Le paradigme de l‟« Etat rentier » n‟est

pas davantage d‟un grand secours ; fondé sur l‟assomption selon laquelle l‟ère pétrolière

façonne l‟Etat, il occulte l‟un des niveaux de beaucoup le plus déterminant de l‟analyse

politique : les règles du jeu ; celles-ci étant par surcroît non plus seulement antérieures à l‟ère

pétrolière mais aussi sinon surtout indépendantes de la rente.

Ces limites, par-delà l‟urgence de repenser le problème de la durabilité des régimes

autoritaires à nouveaux frais, soulignent la nécessité de revenir aux « fondamentaux » de la

sociologie politique, afin d‟y réintroduire l‟étude qualitative du type de régime au centre de

l‟analyse, d‟y opérer, pour le dire en d‟autres termes, un „‟bringing the regime back in‟‟.

Le régime est, pour reprendre la définition donnée par O‟Donnell et Schmitter, le système de

relations entre la société civile et l’Etat102

, soit l‟ensemble d‟institutions formelles et

informelles qui structure l‟interaction politique entre groupes et individus à l‟intérieur d‟un

groupement. Juan Linz, insatisfait de la typologie consacrée par la science politique d‟après-

guerre, laquelle distinguait dans un spectre bipolaire entre « démocratie » et « totalitarisme »,

a, partant du cas de l‟Espagne franquiste, forgé, dans un texte paru en 1964, le concept

d‟« autoritarisme »103

. Linz, tordant le coup au sacro-saint clivage idéologique, définit les

« régimes autoritaires » comme des « systèmes politiques avec pluralisme politique limité

[et] non responsable, dépourvus d‟idéologie directrice élaborée […] dans lesquels un leader

ou parfois un petit groupe exerce un pouvoir dont les limites formelles sont mal définies bien

100

Luis Martinez, La violence de la rente pétrolière. Algérie, Irak, Libye, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.

L‟auteur, qui adopte la thèse du « resources curse » dont nous avons ci-devant montré les apories, avance que la

« rencontre historique », opérée lors du premier choc pétrolier de 1973, entre une « organisation politique

révolutionnaire » et la « richesse pétrolière » a « amplifié » le « potentiel destructeur » de l‟« Etat-FLN ». Il

affirme dans son dossier d‟habilitation à diriger des recherches (IEP de Paris, 2010, p. 15): « La rente pétrolière a

exacerbé le nationalisme algérien, décuplé les ambitions de la Jamahirriya libyenne et sonné le glas du Baath

irakien en survalorisant sa puissance. Sans la rente pétrolière, ces trois pays se seraient sans doute comportés

comme le Maroc, la Tunisie, l‟Egypte, voire la Syrie, à savoir un autoritarisme mesuré en raison… tout

simplement du fait de ressources limitées. » [Nous soulignons]. L‟auteur, qui précise que The Paradox of

Plenty fut « fondamental » dans sa réflexion, semble oublier que l‟Egypte et la Syrie sont, aussi, des « Etats

rentiers ». 101

William Quandt, Between Ballots and Ballets. Algeria’s Transition from Authoritarianism, Washington, DC,

Brookings Institution Press, 1998. 102

Guillermo O‟Donnell, Philippe Schmitter, eds., Transition from Authoritarian Rule: Comparative

Perspectives, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986, p. 73. 103

Juan Linz, « An Authoritarian Regime : The Case of Spain » dans Erik Allardt and Yrjö Littuney, eds.,

Cleavages, Ideologies, and Party Systems. Contributions to Comparative Political Sociology, Helsinki,

Transactions of the Westermarck Society, Academic Bookstore, 1964, pp. 291-342.

31

qu‟elles soient en fait très prédictibles. »104

Guy Hermet, dans une analyse remarquable du

phénomène, définit la situation autoritaire comme celle de « pouvoirs d‟Etat concentrés dans

les mains d‟individus ou de groupes qui se préoccupent, avant toute chose, de soustraire leur

sort politique aux aléas d‟un jeu concurrentiel qu‟il ne contrôleraient pas de bout en bout. »105

L‟apport heuristique du concept est considérable, tant il permet d‟appréhender, en pleine

guerre froide, ces systèmes qui ne sont ni démocratiques ni totalitaires. Or ces régimes

représentaient, alors, l‟essentiel du spectre mondial.

La diffusion à Lisbonne, le 25 avril 1974 à minuit et vingt-cinq minutes, de Grândola Vila

Morena, la chanson de José Afonsé dûment interdite par le régime de Salazar, sur les ondes

de la radio portugaise, va cependant modifier…la typologie établie : en effet, la révolution des

Œillets, en mettant fin au régime salazariste, propulse la « troisième vague », celle-ci

consacrant la « démocratisation » de plusieurs dizaines de régimes autoritaires, de l‟Europe du

sud à l‟Europe de l‟Est en passant par l‟Amérique latine, l‟Asie et l‟Afrique106

. Les stratégies

de survie déployées par les régimes autoritaires sonnent toutefois le glas du „‟moment libéral‟‟

et provoquent le reflux de la dernière vague de démocratisation107

. Les régimes autoritaires

parviennent à contourner la démocratisation tout en adoptant les apparences de la démocratie ;

mettant en œuvre un répertoire allant du « multipartisme » à la « société civile » en passant

par les « élections sans la démocratie », ils prennent à contre-pied les prédictions enchantées

de la « transitologie ». Tandis que les régimes autoritaires se mettent à adopter des

« standards » formellement démocratiques, des « espaces non pluralistes » se répandent dans

les systèmes démocratiques108

. Le brouillage des catégories ne laisse pas de jeter le trouble

dans la discipline. Sollicitée, l‟industrie typologique se remet alors brusquement à l‟œuvre,

l‟objectif étant de trouver le concept capable d‟éclairer cette brumeuse région du savoir

appelée « zone grise ». L‟élucidation des « régimes hybrides » suscite une inflation de labels :

« authoritarian democracy », « military-dominated democracy », « illiberal democracy »,

104

Ibid, p. 255. [Nous soulignons]. Séminale, l‟étude fut revue, enrichie et publiée dans F.E. Greenstein and N.

W. Polsby, eds., Handbook of Political Science. Vol. 3. Macropolitical Theory, Reading, Mass., Addison-Welsey

Publishing Co., 1975, pp. 175-411; elle fut éditée dans Juan Linz, Totalitarian and Authoritarian Regimes,

op.cit. 105

Guy Hermet, « L‟autoritarisme » dans Madelaine Grawitz et Jean Leca, dir., Traité de science politique, vol.

2. Les régimes politiques contemporains, Paris, PUF, 1985, p. 271. 106

Samuel Huntington, The Third Wave: Democratization in The Late Twentieth Century, Norman, University of

Oklahoma Press, 1993. 107

Larry Diamond, « Is The Third Wave Over ? », Journal of Democracy, vol. 7, n°3, juillet 1996, pp. pp. 20-37.

Sur près de 100 pays considérés en phase de « transition », 20 d‟entre eux seulement ont enregistré de réels

progrès en voie de démocratisation. Cf. Thomas Carothers, « The End of The Transition Paradigm », Journal of

Democracy, vol. 13, n°1, janvier 2002, p. 9. 108

Voir Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier, dir., Autoritarismes démocratiques et démocraties

autoritaires au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2008.

32

« semi-authoritarianism », « electoral authoritarianism », « competitive authoritarianism »,

etc109

. La prolifération des nouveaux termes tourne cependant vite à la confusion

conceptuelle. David Collier et Steven Levitski ne s‟y sont pas trompés : « […] if research on

democratization degenerates into a competition to see who can come up with the next famous

concept, the comparative study of regimes will be in serious trouble. »110

L‟Algérie, sous l‟emprise de l‟« état d‟urgence » depuis 1992, offre une illustration

particulièrement éclairante des faux-semblants auxquels conduit cette nouvelle mode. William

Quandt, nommé à deux reprises comme membre du National Security Council chargé du

Moyen-Orient, traduit cet air du temps ; l‟influent politologue écrit : « Algeria should be

thought of as a country in the early stages of a difficult transition away from its authoritarian

past. But it will not be surprising if Algeria reaches the goal of accountable, representative

government in advance of many others in the region. »111 La représentation d‟un système en

voie de « transition vers la démocratie » fait son chemin. Depuis le 9/11, l‟image d‟une

“démocratie arabe” accompagne, à l‟heure de la « War on Terror », la réhabilitation du

régime algérien. Commentant le déroulement l‟élection présidentielle algérienne du 8 avril

2004, qui a consacré le plébiscite du raïs Abdelaziz Bouteflika, le parlementaire européen,

dirigeant la délégation des trois observateurs dépêchés par l‟OCDE, apporte un satisfecit

inespéré au régime ; oublieux de l‟autoritarisme qui gouverne le pays en amont et en aval de

l‟élection, il déclare, quelques heures après l‟annonce des résultats, que le scrutin est

désormais « conforme aux standards européens »112. Le président Jacques Chirac, qui n‟en

demandait pas tant, accourt aussitôt à Alger pour féliciter son homologue algérien, donné

vainqueur une semaine auparavant par le ministère de l‟Intérieur avec près de 85% des

suffrages. Mais alors que la proclamation officielle des résultats du scrutin n‟a pas encore eue

lieu et que les candidats malheureux dénoncent une « fraude massive » dont les signes avant-

coureurs avaient été au demeurant signalés plusieurs mois auparavant par des observateurs

avisés, le chef d‟Etat français déclare : « Je ne vois pas au nom de quoi je pourrai me

109

Michel Camau et Gilles Massardier, dir., Démocraties et autoritarismes. Fragmentation et hybridation des

régimes, Paris, Karthala, 2009 ; Thomas Carothers, « The End of The Transition Paradigm », article cité ; Larry

Diamond, « Thinking About Hybrid Regimes », Journal of Democracy, 13 (2), 2002, pp. 21-35 ; David Collier

et Steven Levitsky, « Democracy With Adjectives: Conceptual Innovation in Comparative Research », World

Politics, 49 (3), 1997, pp. 430-451; Marina Ottaway, Democracy Challenged: The Rise of Semi-

Authoritarianism, Washington, DC: Carnegie Endowment for International Peace, 2003; Andreas Schedler, ed.,

Electoral Authorotarianism : The Dynamics of Unfree Competition, Boulder, Lynne Rienner, 2006. 110

David Collier et Steven Levitsky, « Democracy With Adjectives: Conceptual Innovation in Comparative

Research », article cité, p. 451. 111

William Quandt, Between Ballots and Ballets. Algeria’s Transition from Authoritarianism, op. cit., p. 164

[nous soulignons]. 112

Le Monde, 11 avril 2004.

33

substituer à des experts, responsables et mandatés, pour porter un jugement […]. Je ne vois

pas, par conséquent, comment, de bonne fois, on peut contester cette élection. »113 La messe

est dite !

Depuis les émeutes sanglantes d‟octobre 1988, qui ont symboliquement signifié

l‟effondrement de la « légitimité révolutionnaire » de l‟élite dirigeante, la formule politique

algérienne a subi il est vrai nombre de métamorphoses : du « parti unique » au

« multipartisme », de l‟« économie dirigée » à l‟« économie de marché », du

« socialisme » au « libéralisme », le rythme et l‟ampleur des changements ont pour ainsi dire

achevé de brouiller la lecture. Aussi le régime algérien s‟avère-t-il, en comparaison avec les

formules régionales en vigueur du Maroc à l‟Arabie Saoudite en passant par l‟Egypte,

assurément l‟un des plus résistants à l‟analyse : son leadership est tantôt militaire, tantôt civil,

collectif à certains moments et personnalisé à d‟autres ; son mode de gouvernance, rétif aux

modèles d‟analyse en vogue, demeure une énigme. Or tout a changé en Algérie sauf

l‟essentiel : les règles du jeu politique. Une analyse institutionnelle et stratégique des « règles

du jeu politique »114

, objet d‟étude perdu s‟il en est, permet, par-delà les labels conceptuels à

la mode, une meilleure intelligibilité du puzzle politique algérien.

La corruption politique : l’envers du régime autoritaire.

Si par régime politique nous entendons l‟ensemble des modes d‟allocation, d‟usage et d‟abus

de pouvoir dans une polité115

, alors celui en vigueur en Algérie demeure, quoi qu‟en disent les

„‟expertises‟‟ de circonstance, robustement autoritaire. La formule politique algérienne, par-

delà les métamorphoses formelles auxquelles elle s‟adonne depuis la fin de la guerre froide,

participe à cet égard d‟un système de gouvernement, pour l‟essentiel, « non responsable » et à

« pluralisme politique limité », dans lequel un « petit groupe exerce un pouvoir dont les

limites sont mal définies ». Mais il y a plus : le régime autoritaire algérien, contrairement à ce

que laissent penser ses façades institutionnelles successives -reflétant tantôt le « Parti

unique », tantôt la « transition vers la démocratie »-, s‟avère rigoureusement prétorien116

, tant

113

http://www.rfi.fr/player/player.asp?ancien=True&Player=Win&Stream=http://mfile.akamai.com/29449/wmv/r

fi1.download.akamai.com/29449/archives 114

Frederik G Bailey, Les règles du jeu politique. Etude anthropologique, trad., Paris, PUF, 1971 [1969]. 115

H.E. Chehabi et Juan Linz, « A Theory of Sultanism1. A Type of Nondemocratic Rule » dans H.E. Chehabi

and J. Linz, eds., Sultanistic Regimes, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1998, p. 10. 116

Lire sur la politique prétorienne Samuel Huntington, Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale

University Press, 1968, en particulier le chapitre séminal « Praetorianism and Political Decay », pp. 192-263 ;

Amos Perlmuter, « The Praetorian State and the Praetorian Army. Toward a Taxonomy of Civil-Military

34

il est vrai que le processus politique y est, depuis l‟indépendance à nos jours, préempté par

l‟état-major de l‟Armée. Alors qu‟une armée peut être non prétorienne, les armées

prétoriennes se laissent distinguer en deux types : l‟armée prétorienne qui arbitre et celle qui

gouverne -l‟une pouvant conduire à l‟autre. Dans le premier type, l‟armée, cherchant à

préserver la professionnalisation de l‟institution, tend à imposer des limites temporelles à

l‟exercice du pouvoir militaire ; voulant revenir aux casernes, elle préfère influencer des

gouvernements civils „‟acceptables‟‟. Pour l‟armée prétorienne, qui se croit „‟l‟unique

alternative‟‟ au „‟désordre politique‟‟, la question du retour aux casernes ne se pose pas ou

rarement ; oeuvrant à perdurer son pouvoir, elle exacerbe la faiblesse des politiques et de la

société civile ; soucieuse de maximiser son pouvoir, elle s‟érige en organisation indépendante

et s‟adonne -quitte à sacrifier la professionnalisation- à la manipulation des parties 117

.

En Turquie, où la révision de la Constitution du 12 septembre 2010 a consacré une avancée

importante de la démocratisation et de l‟Etat de droit, l‟institution militaire est en voie

d‟accomplir sa transition d‟une armée prétorienne à une autre, plus constitutionnelle118

. A

l‟inverse, en Algérie, où la sortie du régime autoritaire entreprise par les Réformateurs entre

1988 et 1991 a été sabordée par les Faucons, l‟Armée, tenue par un Etat-Major prétorien,

demeure encore de celles qui dominent le processus politique.

Ce détail n‟est pas sans importance pour notre propos : les journaux algériens, présentés par

certains comme l‟illustration d‟une libéralisation politique en marche, ont, dans une belle

unanimité, ignoré la révision de la Constitution turque à la faveur de laquelle la poursuite des

militaires devant des tribunaux civils devient désormais possible -la police politique, qui

contrôle discrètement mais efficacement les titres de la presse privée, veillant à ce que

l‟évènement soit occulté afin d‟éviter que le contre-exemple turc n‟amène les Algériens à

faire le parallèle119

.

Relations in Developing Polities », Comparative Politics, vol. 1, n°3, avril 1969, pp. 382-404; Alain Rouquié,

L’Etat militaire en Amérique Latine, Paris, Seuil, 1982; Alfred Stepan, The Military in Politics: Changing

Patterns in Brazil, Princeton, Princeton University Press, 1971; Id, Rethinking Military Politics, Princeton,

Princeton University Press, 1988. 117

Amos Perlmuter, « The Praetorian State and the Praetorian Army. Toward a Taxonomy of Civil-Military

Relations in Developing Polities », article cité, pp. 397-403. 118

La révision de la Constitution, approuvée par référendum à 58% des voix, limite les prérogatives de la justice

militaire et modifie la structure de deux instances judiciaires : la Cour constitutionnelle et le Conseil supérieur de

la magistrature, ce dernier nommant juges et procureurs. La réforme, importante entre toutes, permet, de jure, de

juger les auteurs du coup d'Etat de 1980, survenu 30 ans auparavant -jour pour jour. Cf. Le Monde, 12 septembre

2010. 119

Ce recours à la censure et à l‟évitement est structurel: le mouvement de protestation populaire lancé par les

réformateurs iraniens au lendemain de la mascarade électorale de juin 2009 a été très largement minoré par les

journaux privés algériens, la police politique, qui a joué un rôle considérable dans l‟éviction du « gouvernement

des réformes » de Mouloud Hamrouche en juin 1991, ne voulant surtout pas que les Algériens puissent faire le

parallèle entre réformateurs algériens et iraniens. L‟auteur, journaliste en 1997 dans un journal „‟indépendant‟‟,

35

La domination des prétoriens sur la politique en Algérie, loin de se réduire à une parenthèse

conjoncturelle -ouverte par le „‟péril islamiste‟‟ en 1992 puis refermée par la fin de la „‟guerre

civile‟‟ en 1999-, participe bien plutôt des fondamentaux du régime. Aussi, la compréhension

de la trajectoire politique algérienne exige-t-elle l‟analyse institutionnelle et historique du

processus prétorien.

Le phénomène prétorien puise ses origines dans le contexte de la décolonisation. La

colonisation française de l‟Algérie (1830-1962) fut, avec ses guerres de conquête, sa

prédation foncière, sa politique de peuplement, ses exactions fiscales et son « code de

l‟indigénat », particulièrement destructrice pour la population autochtone120

. Or, les massacres

du 8 mai 1945, la fraude électorale de 1948 et la répression des nationalistes algériens,

rendent caduc l‟espoir d‟une évolution progressive de la question algérienne. L‟aveuglement

colonial de la France, en discréditant les politiques, renforce les partisans de l‟action armée.

C‟est sur cette toile de fond que se produit la plus grave crise du mouvement national

algérien : la scission du MTLD (mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), la

première force politique du pays, entre trois principaux groupes : le premier, personnifié par

le fondateur du mouvement, le za’îm exilé Messali Hadj, cherche à construire un parti de

masse avant de recourir à l‟action armée ; le second, représenté par les activistes de l‟OS

(organisation secrète créée en 1947), rejette l‟électoralisme et milite en faveur du

déclenchement hic et nunc de la lutte armée ; le troisième, incarné par la direction du parti,

considère que l‟insurrection est prématurée et tente par une voie réformiste une conciliation

impossible avec le pouvoir colonial121

. Alors que le pionnier du nationalisme algérien,

retournant la base contre la direction du parti, parvient en juillet 1954 à vaincre la tendance

réformiste du MTLD, les radicaux, bénéficiant de la rupture de la « digue réformiste » et de la

« confusion » ambiante, créent le Front de Libération Nationale et déclenchent l‟insurrection

s‟est vu refusé un article traitant de l‟importance de l‟audience, annonçant le rapprochement entre Riyad et

Téhéran, du ministre des affaires étrangères iranien Velayati par le souverain saoudien Fahd ; le rédacteur en

chef du canard justifiant ce refus par « l‟interdiction d‟évoquer l‟Iran », dont les relations diplomatiques avec

l‟Algérie avaient été coupées par Alger au début des années 1990. Le plus signifiant dans cette anecdote est

ailleurs : le journal, proche à sa création de la ligne politique des réformateurs, a dû, pour survivre à de longs

mois d‟interdiction de publication, se conformer aux règles prétoriennes régissant les médias. 120

Inter alia Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 2 : De l’insurrection de 1871 au

déclenchement de la guerre de libération 1954, Paris, PUF, 1979 ; Omar Carlier, Entre nation et Djihad.

Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses de la FNSP, 1995 ; Mohammed Harbi, Le FLN,

mirage et réalité, op. cit ; Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, Bruxelles, Complexe, 1984 ;

Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, Paris, Arcantère, 1992 ; Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN

1954-1962, Paris, Fayard, 2002 ; Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie 1940-1945, Paris,

La Découverte, 2001. 121

Cf. Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, op. cit ; Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op.

cit.

36

armée, le 1er

novembre 1954122

. Le témoignage de Lakhdar Bentobbal, activiste de l‟OS et co-

fondateur du FLN qui deviendra l‟un des principaux chefs de la guerre, est précieux ; il

permet de mieux comprendre la rupture insurrectionnelle : « Deux solutions s‟offraient au

„‟groupe des 22‟‟ [qui a décidé du déclenchement de la lutte armée] : organiser d‟abord et

déclencher ensuite ou déclencher d‟abord et organiser ensuite… Nous étions obligés de

choisir la deuxième solution… »123

. Tandis que Messali concevait l‟action armée comme un

outil tactique au service d‟un grand parti de masse devant négocier l‟indépendance, les

artisans de l‟insurrection optaient, eux, pour la création d‟un appareil militaire chargé de

conduire la guerre : l‟Armée de Libération Nationale124

.

Le gouvernement français, plutôt que de se résoudre, dix après les horribles massacres du 8

mai 1945, à négocier avec les indépendantistes algériens, opte aveuglement pour la brutalité et

la répression. L‟« état d‟urgence », voté le 3 avril 1955, achève d‟installer la militarisation.

Les activistes de l‟OS, qui ont déclenché la guerre avant d‟organiser le mouvement, éprouvent

de grandes difficultés à soulever les masses. Or le charismatique Messali Hadj -qui a apporté

dès le déclenchement de l‟insurrection une importante dotation financière à la wilaya III-,

lance en décembre 1954 sa propre organisation : le Mouvement National Algérien. Pour les

fondateurs du FLN, qui entendent exercer le monopole de la représentation du peuple,

l‟entreprise de Messali Hadj relève de la „‟haute trahison‟‟. Une „‟guerre dans la guerre‟‟

meurtrière oppose alors le FLN au MNA125

. Cette séquence historique de la guerre fratricide ,

occultée par les politistes au moins autant que par le roman national, est déterminante, tant il

est vrai qu‟elle représente l‟une des principales fondations de la polité algérienne

indépendante. En effet, alors que le durcissement de la répression coloniale affaiblit

considérablement les forces politiques et civiles, la guerre fratricide algérienne renforce deux

logiques solidaires : la destruction du pluralisme -qui traversait le mouvement national

depuis les années 1920- et l’émergence de l’autoritarisme. Aussi, l‟hégémonie du FLN ne se

construit-elle pas sans terreur.

Une décision politique lourde de conséquences, opérée sous la IVe République, contribue à

l‟affirmation, en Algérie, du phénomène prétorien. En effet, le gouvernement du socialiste

Guy Mollet, pour disposer des moyens de mettre fin aux „‟évènements d‟Algérie‟‟ sans en

122

Ibid. 123

Lakhdar Bentobbal, « conférence aux cadres FLN de Tunis, 5 février 1960 », cité par Mohammed Harbi, Le

FLN, mirage et réalité, op. cit., p. 122. L‟intégralité de la conférence de Bentobbal est reproduite dans

Mohammed Harbi, Les archives de la révolution algérienne, Paris, Editions Jeune Afrique, 1981. 124

Le territoire national est divisé alors en cinq wilayas : I (Aurès-Nememchas), II (nord constantinois), III

(Kabylie), IV (centre), V (Oranie). 125

Ibid.

37

référer au parlement, obtient de l‟Assemblée nationale, le 12 mars 1956, le vote des

« pouvoirs spéciaux »126

. Le dispositif de répression judiciaire, qui entérine la légalisation des

camps d’internement, opère un transfert de compétences de la justice civile vers la justice

militaire127

. Les décrets du 17 mars 1956 -signés par le président du conseil Guy Mollet, le

ministre de la Justice François Mitterrand et le gouverneur général d‟Algérie Robert Lacoste-

élargissent davantage encore les compétences de la justice militaire. La torture est désormais

« institutionnalisée »128

. Le gouvernement « front républicain », pour assurer le

« quadrillage » de la population algérienne, double l‟effectif du contingent, celui-ci passant,

entre janvier et juillet 1956, de 200 000 à 450 000 soldats. Ce tournant, en consacrant la

militarisation du conflit, favorise la montée, au sein de la résistance algérienne, des forces

prétoriennes. Dans ce contexte historique, c‟est très vite le militaire qui prend le dessus sur le

politique.

L‟émergence de la force prétorienne remonte à la formation, aux premières années de la

guerre d‟indépendance, d‟une bureaucratie militaro-policière, celle-ci devenant, à partir de

1958, le Ministère de l‟Armement et des Liaisons Générales. Commandé par Abdelhafidh

Boussouf,129

le MALG parvient très vite à mettre en place une police politique.

Un dirigeant algérien de grande valeur entreprend de renverser ce rapport de force : Ramdane

Abane. La tête pensante de la « révolution algérienne » établit, lors du Congrès qui réunit le

20 août 1956 les principaux chefs du maquis dans la vallée de la Soummam en Kabylie, le

principe de « la primauté du politique sur le militaire »130

. Soutenu par le cofondateur du

FLN, le très consensuel Larbi Ben M‟hidi, il s‟attaque frontalement aux « seigneurs de

guerre » et dénonce avec virulence leur « féodalité de fief ». Avec la pendaison de Larbi Ben

M‟hidi par les parachutistes de l‟armée française en mars 1957, Abane ne perd pas seulement

126

Le vote des « pouvoirs spéciaux » du 12 mars 1956 obtient 455 voix pour -dont celles des 146 députés PCF-

et 76 contre. 127

Cf. Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte,

2001. 128

Le général Jacques Massu, Commandant en 1957 de la division parachutiste chargé du rétablissement de

l‟ordre à Alger, dans un entretien publié dans le journal Le Monde du 22 juin 2000, affirme : « Le principe de la

torture était accepté […]. Les civils, dans le gouvernement, trouvaient cela très bien […]. La torture n‟est pas

indispensable en tant de guerre, on pourrait très bien s‟en passer. Quand je repense à l‟Algérie, cela me désole,

on aurait pu faire les choses différemment. » Et le général de préciser : « J‟ai dit et reconnu que la torture avait

été généralisée en Algérie ! Elle a ensuite été institutionnalisée avec la création du CCI (Centre de coordination

interarmées) et des DOP (Dispositifs opérationnels de protection), et institutionnaliser la torture, je pense que

c‟est pire que tout ! ». Propos recueillis par Florence Beaugé, Le Monde, 23 novembre 2000. Lire sur ce sujet,

Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001. 129

Abdelhafidh Boussouf, membre de l‟OS, fut affecté en Oranie ; constantinois, il succède à partir de 1956 à

Larbi Ben M‟hidi au commandement de la Wilaya V. Abdelhafidh Boussouf obtient, dès la formation, le 19

septembre 1957, du Gouvernement provisoire de la République algérienne, le ministère des liaisons générales. 130

Cf. Mohammed Harbi, Le FLN mirage et réalité, op. cit ; Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op.

cit.

38

un allié mais aussi un protecteur au sein du commandement révolutionnaire. Le pouvoir

révolutionnaire échoit, depuis cette décapitation, à trois puissants chefs militaires : Krim

Belkacem, Lakhdar Bentobbal et Abdelhafidh Boussouf, ci-devant patrons respectifs des

wilayas III, II et V. Le triumvirat n‟apprécie guère l‟autorité de Ramdane Abane ; se sentant

uniment menacés par le dirigeant politique, les « 3 B » entreprennent aussitôt de l‟isoler. La

réunion du conseil national de la révolution algérienne tenue le 26 août 1957 au Caire, qui

consacre rien moins que le renversement du principe directeur du congrès de la Soummam,

entérine la chute de Ramdane Abane. Mais Abane, qui a vu et dénoncé le système de terreur

que fait régner la police politique dans la wilaya V et au sein de l‟armée des frontières,

représente une menace pour les prétoriens ; tombant dans un guet-apens tendu par les

triumvirs, il est étranglé à Tétouan le 27 décembre 1957 par les sbires de Boussouf131

.

L‟assassinat de l‟artisan de la primauté du politique sur le militaire inaugure tout ensemble le

contrôle prétorien et la montée en puissance de la police politique. L‟homicide politique ne

cessera d‟émailler depuis le cours politique du pays.

Qui gouverne ? Comment gouvernent les gouvernants ? Pourquoi gouvernent les

gouvernants ?

L‟armée prétorienne n‟a pas seulement donné naissance à l‟Etat mais davantage et surtout

préempté le régime. Les règles du jeu politique, résiliente depuis l‟indépendance à nos jours

derrière des façades institutionnelles changeantes, se déclinent, pour l‟essentiel, suivant deux

principes : autoritarisme prétorien et corruption politique. Structurantes, ces logiques

entretiennent des affinités électives entre elles : tandis que l‟autoritarisme prétorien implique,

par-delà les modes idéologiques, la détention de la réalité du pouvoir par l‟Etat-Major de

l‟Armée, la non imputabilité, la faiblesse institutionnelle de l‟Etat et la dirty politics

fournissent, elles, l‟environnement idéal au déploiement de la corruption politique.

A- De la prédominance du collège des prétoriens. La mainmise des prétoriens sur le régime,

relevant moins de la contingence que de la structure, constitue la première règle normative du

jeu politique algérien. La prédominance de la force prétorienne ne date pas du coup d‟état de

janvier 1992 ; fondatrice, elle remonte à la formation, à la fin des années 1950, de la fameuse

« Armée des frontières » : bureaucratie militaro-policière déployée aux frontières marocaines

(Oujda) et tunisiennes (Ghardimaou), elle constitue le socle de l‟Etat indépendant. L‟« Armée

des frontières », moderne et bien équipée, parvient très vite à prendre le dessus, lors du conflit

131

Sur l‟assassinat de Abane Ramdane, lire Gilbert Meynier, op. cit, pp. 345-349.

39

fratricide qui l‟oppose, au cours de la « crise de l‟été 1962 », aux forces, modestes et

esseulées, des wilayas (III et IV) qui soutiennent la légalité du Gouvernement Provisoire de la

République Algérienne. La mise en place du régime prétorien s‟établit en trois temps : coup

de force militaire, longtemps préparé, par l‟Etat-Major Général (EMG) de l‟armée pour

écarter le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, l‟autorité légitime qui a

négocié les accords d‟Evian, dès les tous premiers jours de l‟indépendance ; cooptation, après

la prise sanglante d‟Alger, d‟un président et d‟un gouvernement sous influence ; prise de

contrôle total sur l‟Etat à la faveur du putsch du 19 juin 1965 du ministre de la Défense, le

colonel Houari Boumediene -ci-devant chef de l‟« Armée des frontières ».

Le collège des prétoriens demeure, par-delà les modes idéologiques et juridiques

expérimentées par l‟Etat depuis l‟indépendance à nos jours, l‟institution qui détient les reins

du pouvoir en Algérie. Il peut tantôt rester informel et tantôt revêtir une forme institutionnelle

en épousant les contours de l‟Etat-Major de l‟Armée. Aussi est-ce la force prétorienne qui a,

tour à tour, fait éclater le Gouvernement Provisoire et porté Ahmed Ben Bella à la présidence

à l‟issue de la crise de l‟été 1962 avant de déposer celui-ci trois ans plus tard, sélectionné le

successeur de Houari Boumediene en janvier/février 1979, contraindre le président Chadli à

démissionner et exécuter un coup d‟Etat en janvier 1992, ramené Mohammed Boudiaf,

désigné le général Liamine Zeroual en janvier 1994, coopté -après la démission de celui-ci- la

candidature présidentielle de Abdelaziz Bouteflika en 1999, marchandé deux réélections

successives de celui-ci et, last but not least, lancer depuis 2010 la préparation de l‟après-

Bouteflika.

La durabilité de la domination prétorienne sur le régime politique algérien, objet d‟étude qui

souffre d‟un examen minutieux, demeure une énigme. Aussi s‟avère-t-il nécessaire de

reconstituer, par-delà les faux-semblants institutionnels, le système de pouvoir à travers lequel

s‟opère la mainmise des prétoriens. Informel et néanmoins réel, le système de pouvoir

prétorien se décline suivant le dispositif suivant.

1°- L’indépendance institutionnelle de l’Armée. Imposée de facto lors de l‟affrontement

fratricide de l‟été 1962, l‟indépendance organisationnelle de l‟Armée s‟est considérablement

renforcée depuis le pronunciamiento du 19 juin 1965. Or le coup d‟état conduit par le ministre

de la Défense se trouve motivé essentiellement par la volonté des prétoriens de couper court

aux velléités du président de la République sinon de contrôler du moins de réduire leur

pouvoir, celles-ci ayant été manifestées entre autres par la nomination, sans leur consultation,

d‟un chef d‟état-major et d‟une milice. Le putsch manqué du 14 décembre 1967, qu‟avait

entrepris le chef d‟état-major -ci-devant installé par le président déchu- ouvre une nouvelle

40

phase dans l‟indépendance organisationnelle de l‟Armée. Le colonel Boumediene, primus

inter pares du collège des prétoriens, est contraint, pour se prémunir contre toute tentative de

renversement de son pouvoir, de prendre les mesures suivantes : renforcer considérablement

la Sécurité Militaire, l‟appareil de la police politique qu‟il rattache à son cabinet, pour exercer

un contrôle très étroit entre autres sur l‟armée132

; dissoudre le poste de chef d‟état-major pour

maintenir la centralisation des forces militaires à son niveau exclusif ; doter l‟armée, jusqu‟à

l‟éclatement en 1975 du conflit avec le Maroc, d‟un modeste niveau d‟armement pour éviter

une modernisation, potentiellement menaçante pour son pouvoir, de l‟institution militaire ;

assurer la longévité des chefs militaires, sans lesquels il n‟aurait pas réussi ses coups de force

successifs, dans leurs structures de commandement respectives ; accorder aux chefs de

régions militaires et autres membres de la coalition prétorienne, qui des fiefs, qui des

capitaux, en compensation de sa construction du leadership. Houari Boumediene, décédé le 27

décembre 1978, laisse derrière lui une seule institution de gouvernement : non plus le FLN,

immobilisé par l‟architecte du système durant son long règne prétorien, mais bien plutôt

l‟Armée. Aussi n‟est-il pas surprenant que ce soit le collège des prétoriens, composé cette fois

du patron de la police politique et des principaux hauts officiers de l‟Armée, qui s‟empare de

la cooptation du nouveau chef de l‟Etat : le colonel Chadli Bendjedid, inamovible chef de la

deuxième région militaire depuis l‟indépendance. Le FLN, réactivé pour meubler le vide

politique et institutionnel dévoilé au grand jour par la succession, n‟ayant plus qu‟à introniser,

au cours du congrès de février 1979 -le premier jamais tenu depuis 1964- l‟élu du collège des

prétoriens comme secrétaire général du Parti ; candidat unique, le colonel Chadli est aussitôt

plébiscité président de la République à l‟issue d‟une « élection sans choix ».

Chadli Bendjedid, président et ministre de la Défense, ne parvient pas à s‟émanciper de son

statut de primus inter pares. Sous son règne, l‟Armée entame une nouvelle phase de son

développement organisationnel. Trois principales étapes scandent celui-ci. La réinstallation de

l‟Etat-Major en 1984 en est la première ; elle inaugure, sous le patronage de Chadli, le

renforcement institutionnel de l‟Armée. L‟intervention militaire au cours des émeutes

d‟octobre 1988 en est la seconde ; elle rend le président tributaire de l‟Etat-Major, le

commandant des forces terrestres, chargé des opérations de „‟rétablissement de l‟ordre‟‟,

devenant désormais ministre de la Défense moins de deux ans plus tard. L‟état de siège de

juin 1991 suivi de la déchéance six mois plus tard du président en est la troisième ; elle

marque l‟accomplissement terminal de l‟indépendance institutionnelle de l‟Armée.

132

Entretien avec le général-major et ancien ministre de la Défense Khaled Nezzar, Alger, octobre 2010.

41

Le coup d‟état du 11 janvier 1992 consacre, comme celui du 19 juin 1965, la domination

totale et absolue de l‟Armée prétorienne sur l‟Etat, le régime et la société. La force

prétorienne, s‟accommodant avec les „‟standards‟‟ de l‟ère libérale, gouverne à l‟ombre des

façades institutionnelles. Tandis que la formule consacre le turnover des dirigeants civils,

consommant trois chefs d‟Etat en sept ans (1992-1999) -là où le régime n‟en a connu que trois

en trente ans d‟existence (1962-1992)-, elle n‟en garantit pas moins la longévité des

prétoriens. L‟indéboulonnable patron des services secrets, en poste depuis 1989 à nos jours,

ayant ainsi survécu à une période marquée nolens volens par : une spirale de violence qui s‟est

soldée par près de 200 000 morts en dix ans ; une rafale d‟homicides politiques ayant fauché

entre autres un chef d‟Etat, un responsable de la sécurité extérieure et des officiers supérieurs

en exercice, un ex-patron de la police politique et d‟anciens ministres de l‟Intérieur ; le

turnover de six chefs d‟Etat et treize premiers ministres ; la tenue de quatre élections

présidentielles et législatives. Cette indépendance institutionnelle achève de faire de l‟Armée

un véritable Etat dans l’Etat et de la police politique son centre névralgique.

2°- La détention de la réalité du pouvoir. Le pouvoir prétorien, dépassant de bien loin les

limites du domaine militaire stricto sensu, couvre, notamment depuis le putsch du 19 juin

1965, l‟ensemble des activités civiles, à commencer par la politique et l‟économie. Le

dispositif de pouvoir prétorien pénètre tous les pores du corps étatique. Il comprend, par-delà

la cooptation des chefs d‟Etat et de gouvernement, la conduite des grandes opérations

commerciales et financières extérieures. Le contrôle de ce champ de la décision stratégique

passe par la désignation aux fonctions suivantes : responsables d‟antennes commerciales à

l‟étranger et chargés de l‟intermédiation financière ; gestionnaires des capitaux d‟Etat, chefs

des grandes sociétés nationales ; ambassadeurs et attachés militaires, ministres, secrétaires

généraux et directeurs centraux des ministères de souveraineté, etc. La police politique qui a,

dès avant l‟indépendance, installé ses éléments „‟intouchables‟‟ dans tous les ministères,

contrôle ce domaine, réservé, en permanence133

. Ce champ comprend un deuxième chaînon,

celui des „‟intermédiaires institutionnels‟‟: « bandits sédentaires »134

liés aux dirigeants, ils

133

Ghazi Hidouci, Algérie, la libération inachevée, Paris, La Découverte, 1995, p. 40. Ghazi Hidouci a occupé

des fonctions stratégiques : tour à tour numéro 2 du Secrétariat Général au Plan sous Abdallah Khodja dans les

années 1970, conseiller du président Chadli entre 1985 et 1989, tête pensante du « groupe des réformes » formé

par le secrétaire général de la Présidence entre 1986 et 1989, ministre de l‟Economie dans le gouvernement du

réformateur Mouloud Hamrouche (9 septembre 1989-3 juin 1991). 134

Mancur Olson, « Dictatorship, Democracy, and Development », American Political Science Review, vol. 87,

n°3, septembre 1993, pp. 567-576. Mancur Olson définit le « bandit sédentaire » (stationary bandit) celui qui

s‟arroge un « monopole de vol » au moyen d‟une « taxation régulière ». Mais à la différence du « bandit

vagabond » (roving bandit) dont le vol n‟est pas régulier mais qui dépouille ses victimes au point de pousser ces

dernières à cesser la production des ressources susceptibles de faire l‟objet d‟une prédation, le « bandit

sédentaire », lui, maîtrise rationnellement son vol et protège ses assujettis contre d‟autres bandits.

42

tirent de colossaux bénéfices de corruption à travers le jeu des pots-de-vin et des commissions

auquel donnent lieu la conclusion, par l‟Etat mono exportateur d‟hydrocarbures, des gros

contrats relatifs à l‟achat d‟armement, d‟équipement, d‟usines et d‟infrastructures clés en

main135

. Le troisième niveau de ce dispositif de pouvoir concerne l‟allocation des crédits,

l‟attribution des marchés, l‟octroi de privilèges et le contrôle du recrutement. Ce champ est

supervisés par les administrations de souveraineté (Défense, ministère de l‟Intérieur, Police,

préfectures, directions du contrôle financier) Ŕ elles-mêmes étroitement surveillées par les

services de sécurité136

. La détention du pouvoir réel s‟accompagne

Le régime, s‟il a rénové sa formule institutionnelle pour se conformer aux „‟standards‟‟ de la

„‟démocratie de marché‟‟, n‟a pas fondamentalement changé de dispositif de gouvernement ;

ce dernier étant resté informel et monopolisé par quelques groupes et appareils soucieux de

soustraire leur pouvoir aux aléas d‟un jeu politique concurrentiel.

3°- La dirty politics. Le répertoire de la dirty politics comprend entre autres les manipulations,

les infiltrations, les complots, l‟intimidation, les purges, la torture et l‟homicide politique. Les

services de sécurité ont en fait une spécialité. La fin du Parti unique, ne s‟accompagnant pas

par le démantèlement de la police politique, consacre l‟apogée de la dirty politics ; celle-ci

devant, à l‟ombre de l‟ordre prétorien, déjouer l‟émergence d‟une « société politique »137

.

Aussi, la politique en Algérie se révèle-t-elle truffée de manipulations : de l‟« insurrection

d‟octobre 1988 » au « complot scientifique » du FLN en 1996 en passant par la « grève

insurrectionnelle » lancée par Abassi Madani et Ali Benhadj en mai-juin 1991, la liste est

longue. Le dernier exemple en date étant l‟élection présidentielle de 2004 : la police politique,

pour crédibiliser le scrutin, est parvenue, par une manipulation politico-médiatique de grande

envergure, à accréditer la thèse de la « neutralité de l‟Armée ».

L‟homicide politique n‟est pas en reste. Entamé lors de la guerre menée par le FLN contre le

MNA, l‟assassinat politique s‟impose avec le meurtre de Ramdane Abane, l‟avocat de la

doctrine de « la primauté du politique sur le militaire », comme un instrument de règlement

des conflits. Les assassinats et les morts suspectes n‟ont cessé d‟émailler depuis la politique

algérienne : des opposants Mohammed Khider en 1967 à Abdelkader Hachani en 2000 en

135

Sur les « intermédiaires », lire, outre l‟ouvrage déjà cité de Ghazi Hidouci, le témoignage de Abdesselam

Bélaïd qui a été tour à tour ministre de l‟Energie et de l‟Industrie entre 1965 et 1977, puis chef du gouvernement

entre juillet 1992 et août 1993 : Cf. Mahfoud Bennoune et Ali El Kenz, Le hasard et l’histoire. Entretiens avec

Bélaïd Abdesselam, Alger, ENAG, 1989, tome 2. 136

Ghazi Hidouci, Algérie, la libération inachevée, op. cit. 137

Le concept de « société politique » est emprunté à Alfred Stepan qui en fait l‟une des arènes de la

démocratisation dans son Rethinking Military Politics, op. cit. Voir aussi Juan Linz and Alfred Stepan, Problems

of Democratic Transition and Consolidation, op. cit.

43

passant par Krim Belkacem en 1970 et Ali Mécili en 1987 ; du ministre de l‟Intérieur Ahmed

Medeghri en 1974 au patron de la Police Ali Tounsi en 2010 en passant par le président

Mohammed Boudiaf en 1992…

B- De la corruption politique. La survie puis la consolidation du régime prétorien avait un

coût : l‟institutionnalisation de la corruption politique. Dans un contexte marqué par les

conflits de répartition du pouvoir et de la richesse, l‟allocation corrompue des ressources de

l‟Etat permet aux prétoriens d‟atteindre un objectif politique impérieux : acheter le silence

sinon la complicité des anciens acteurs de la guerre d‟indépendance dont la réaction à leur

mise à l‟écart pourrait être potentiellement nuisible à la stabilité du régime. La concurrence

sur le partage des prébendes se pose, face à la répression politique et à l‟institutionnalisation

de la peur et de l‟insécurité des élites, comme le seul jeu admis par le système, the only game

in town. La nationalisation des intérêts étrangers et l‟appropriation du parc de logements et de

biens immobiliers colonial fournit aux prétoriens, qui contrôlent les principaux ministères de

souveraineté, un précieux butin de guerre. Les mouvements de fonds et de biens que rend

possible l‟appropriation du patrimoine colonial, d‟une part, et la réorganisation étatique des

circuits financiers et commerciaux qu‟implique la « nationalisation » d‟actifs internes et

externes, de l‟autre, permettent, par le patronage et l‟influence, d‟opérer le premier transfert

de richesses de l‟Algérie indépendante. L‟opération de répartition des prébendes, qui dure

jusqu‟au début des années 1970, est sous le contrôle des services de la Sécurité Militaire. Les

clients cooptés qui obtiennent, à bas prix, droits d‟acquisition et concessions forment le

premier noyau du secteur privé. Celui-ci est constitué pour l‟essentiel d‟anciens chefs

maquisards, seigneurs de guerre, marchands d‟armes et/ou leurs parentèles respectives. Ces

derniers sont ainsi dotés de capitaux et incités, en violation de la doctrine officielle du

« socialisme spécifique », à s‟enrichir dans le privé. L‟octroi discrétionnaire de privilèges et le

flux croissant de l‟investissement de l‟Etat offrant à partir du boom pétrolier des années 1970

des marchés publics et des circuits d‟enrichissement protégés. D‟autres cadres de la guerre,

écartés du pouvoir à l‟indépendance, reçoivent sociétés nationales et ambassades en

compensation ; la gestion de ces structures, en donnant accès à de multiples privilèges, assure

l‟enrichissement rapide sinon illicite. La corruption politique concerne, aussi, l‟élite militaire

en place. Le groupe dirigeant, craignant les tentatives de putsch, est contraint -notamment

depuis le „„coup manqué‟‟ de décembre 1967- de céder aux chefs des régions militaires -alliés

sans lesquels il n‟aurait pu, ni mener à bien ses coups de force successifs d‟août 1962 et juin

44

1965 ni survivre aux rébellions- des fiefs et des circuits d‟enrichissement en compensation de

la monopolisation grandissante du pouvoir réel par lui exercé.

La corruption, loin d‟être occasionnelle ou marginale, s‟est posée, dès la mise en place du

régime, comme un mécanisme de régulation des conflits, un marché de substitution à la

participation politique, une compensation économique à l‟exclusion du pouvoir, un dispositif

de contrôle politique, bref une ultima ratio pour adoucir l‟ordre prétorien en permettant de

récompenser les fidèles, compromettre les concurrents et corrompre les opposants. La

corruption permet, en tant que telle, d‟atteindre des objectifs politiques cruciaux pour le

régime : offrir une compensation financière à ceux qui ont été exclus du pouvoir afin de

prévenir la prise de parole ; renforcer la vulnérabilité et la dépendance des acteurs à l‟égard du

centre ; fragmenter et domestiquer l‟élite stratégique ; couper l‟élite dirigeante des masses et

discréditer les concurrents aux yeux du peuple. La corruption politique nécessite, en tant que

système de gouvernement, plusieurs rouages.

1°- L’institutionnalisation d’un pouvoir non-imputable. Le régime politique algérien est un

système de gouvernement proprement non responsable : ces dirigeants effectifs ne sont pas

contraints, autoritarisme oblige, à rendre des compte. Ce mode de gouverner, au fondement du

système politique depuis l‟indépendance, est de beaucoup le plus résistant : en effet, si le

régime a substitué le « multipartisme » au « parti unique », « l‟économie de marché » à

« l‟économie planifiée », il se refuse toujours à substituer la reddition des comptes

(accountability) à la non imputabilité.

L‟organisation, tous les cinq ans depuis 1997, de « législatives pluripartistes » sert moins à

institutionnaliser la responsabilité politique du gouvernement vis-à-vis du Parlement qu‟à se

doter de façades institutionnelles démocratiques et offrir, en guise de « pluralisme limité »,

d‟étroites avenues de participation et de capture des bénéfices de la rente à la population

travers la mobilisation de réseaux clientélistes138

. Aussi, en dépit des préjudices financiers

colossaux engloutis dans les affaires de corruption survenues en cascade ces dernières années,

le Parlement, contrôlé en amont et en aval, n‟a-t-il jamais constitué de commissions d‟enquête

pour tenter de faire la lumière sur les responsabilités engagées dans ces entreprises

corruptives. Ce n‟est pas tout : alors que les cours du Brut sont passés de 40$/baril en 2004 à

80$/baril en 2007, les lois de finances des années 2004 à 2007 ont été élaborées sur la base

d‟un prix de référence à 19$/baril seulement ! Si un instrument, le Fonds de régulation des

138

Cf. Mohammed Hachemaoui, « La représentation politique en Algérie : entre médiation clientélaire et

prédation », Revue française de science politique, vol. 53, n°1, 2003, pp. 35-77.

45

recettes (FRR), a été institué par le gouvernement en 2000 pour capter le différentiel entre les

revenus prévisionnels des lois de finances et les revenus réels d‟exportation des

hydrocarbures, et servir à rembourser -par anticipation- la dette extérieure du pays, sa gestion

se fait en revanche dans une totale opacité. Au moment où le Parlement s‟apprêtait à adopter,

en décembre 2006, la loi de finances de 2007, les réserves du Fonds de régulation des recettes

avaient atteint officiellement 40 milliards de dollars..., soit l‟équivalent du budget officiel.

Alors que le FRR, échappant à tout contrôle, s‟apparente désormais à une « caisse noire »,

jamais le Parlement algérien n‟a exigé des comptes du gouvernement au sujet de la gestion de

ce fonds.

Le président Bouteflika, joignant la parole au geste a résumé ce climat moral d‟impunité à

l‟occasion d‟un discours remarqué tenu devant les élus locaux fin juillet 2008 : « si l‟on doit

demander d‟où détient-il cela, on doit [alors] le faire pour tout le monde... » Traduction :

« comme on ne peut pas exiger des comptes à tout le monde, alors on s‟abstient. »

2°- L’institutionnalisation des monopoles. Les gouvernants algériens, exerçant les pouvoirs

d‟Etat sans contrôle ni imputabilité, ont érigé ou pris possession de multiples monopoles logés

de part et d‟autre de l‟économie. La jouissance de ces monopoles commerciaux connaît deux

phases. La première couvre l‟époque de l‟économie dirigée. La maîtrise des « barons » du

régime sur les monopoles passe durant les années de « socialisme » par le contrôle, par eux

exercé, sur les tutelles ministérielles et les grandes entreprises publiques. Le gouvernement

conduit par le groupe des réformateurs Mouloud Hamrouche et Ghazi Hidouci entre 1989 et

1991 se donne pour objectif quasi déclaré : le démantèlement des assises de ce système de

monopoles. Plusieurs mesures sont engagées dans cette perspective: l‟adoption par

référendum quatre mois après les émeutes d‟octobre 1988 d‟une Constitution qui consacre les

principes de l‟Etat de droit ; l‟institutionnalisation de l‟indépendance de la Banque d‟Algérie à

travers, entre autres, la gestion autonome des transactions sur les capitaux ; la mise en oeuvre

de l‟autonomie des entreprises publiques vis-à-vis des tutelles ministérielles ; la suppression

des monopoles d‟importation ; la création de l‟Observatoire du commerce extérieur ; la

tentative d‟auditer les comptes de Sonatrach par des organismes internationaux, etc.

Ces mesures, en s‟attaquant aux leviers de la corruption politique, suscitent l‟hostilité des

maîtres du système. Ces derniers parviennent, par le truchement de la dirty politics et

l‟intervention prétorienne de l‟Armée en juin 1991, à faire échec à l‟entreprise de sortie du

régime de corruption autoritaire. L‟avortement de la réforme du système de rente et de

corruption en juin 1991 ouvre le champ à un nouveau contexte institutionnel, marqué tout

46

ensemble par la restauration prétorienne, la privatisation de la violence, le collapsus

institutionnel et la corruption politique.

Les prétoriens rentiers, pour remédier au « bust » pétrolier, expérimentent une nouvelle

ressource : la « rente stratégique ». Les faucons, agitant les spectres du « péril vert » et du

« collapsed state », parviennent à obtenir, avec l‟appui du gouvernement français, un

Programme d‟ajustement structurel du FMI Ŕalors dirigé par Michel Camdessus, un „‟ami de

l‟Algérie‟‟. Les financements exceptionnels permettent, au moment où l‟économie algérienne

est désormais sous influence de réseaux de bandits sédentaires et vagabonds, d‟injecter, en

quatre années (1994-1998), 22 milliards de dollars139

.

Alors que la compétition, entre prétoriens, pour la capture des pouvoirs d‟Etat fait rage, les

monopoles changent d‟entité juridique, passant du secteur public aux magnats privés.

L‟appareil commercial des monopoles est ainsi remplacé par des oligopoles directement liés

aux principaux chefs prétoriens. Le marché des importations, qui représente durant ces années

de violence entre 10 et 11 milliards de dollars, tombe ainsi sous le contrôle de moguls et

autres tycoons liés à l‟élite militaire et civile de l‟Etat prétorien140

. Les gouvernants, jouissant

d‟un pouvoir non contrôlable et non imputable, érigent, à l‟ombre du programme

d‟ajustement structurel du FMI, de l‟extraversion de l‟économie et de la privatisation de la

violence, des oligopoles commerciaux grâce auxquels ils sont très rapidement devenus,

l‟insécurité favorisant la prédation rapace, de puissants (protecteurs de) moguls dans

l‟importation qui des produits alimentaires, qui des médicaments, qui des matériaux de

construction, etc. Les marchés d‟importation sont ainsi répartis entre « généraux » au gré des

rapports de force.

Le marché des produits pharmaceutiques est un exemple archétypique. Contrôlé jusqu'au

début de la décennie 1990 par trois sociétés publiques, l‟importation des médicaments se voit

dominée, à partir de 1995, à 85%, par une dizaine d‟importateurs étroitement liés aux chefs

prétoriens141

. Les exemples ne manquent pas : Mustapha Ait Adjedjou, patron du Laboratoire

Pharmaceutique Algérien, est réputé par son « amitié » avec le chef d‟Etat-Major de l‟Armée

Mohamed Lamari ; l‟homme d‟affaires fournit par ailleurs équipements et services aux forces

militaires ; la compagnie privée Errahma, appartenant à son fils, assure la surveillance

139

Ghazi Hidouci, “L‟Algérie peut-elle sortir de la crise?”, Maghreb-Machrek, n°149, juillet-septembre 1995, p.

33. 140

Cf. Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria. The Politics of Rent-Seeking and Failed

Development, Boulder, Westview Press, 2000, p. 94 et suivantes ; Miriam Lowi, “War-Torn or Systematically

Distorted ? Rebuilding the Algerian Economy” dans Leonard Binder, ed, Rebuilding Devastated Economies in

the Middle East, New York, Palgrave, 2007, pp. 127-151. 141

Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria, op. cit., p. 95.

47

électronique de Sonatrach142

. Apotex appartient à la famille du général Mohamed Ghenim,

secrétaire général du Ministère de la Défense. Pharmalliance est l‟entreprise de la fille du

redoutable général-major Smaïn Lamari, patron de la direction du contre-espionnage. KRG

appartient à Rafik Abdelmoumène Khelifa, fils de Laroussi Khelifa, ancien ministre et cadre

du MALG. Il en est de même des fils du général-major en retraite Ali Bouhadja et du ministre

de l‟Intérieur Mostefa Benmansour143

; de la fille du colonel Ali Tounsi, patron de la Police,

et du fils du général Ghreïb144

.

Le marché de l‟importation des produits agro-alimentaires n‟est pas en reste. Le général

Mohamed Bétchine, ministre-conseiller du chef de l‟Etat Liamine Zeroual (1994-1998),

contrôle, à travers les lignes de crédits généreusement alloués par une banque publique (CPA)

à sa société GERIC -spécialisée au départ dans les travaux publics- une bonne part de l‟import

des pâtes alimentaires145

. Cevital, groupe familial qui comprend une vingtaine de filiales

créées depuis le début des années 1990, appartient à Issaad Rebrab, homme d‟affaires kabyle.

Rebrab, bénéficiant, grâce à l‟appui du tout puissant patron des services, le général-major

Mohamed Mediene, kabyle comme lui, d‟un généreux financement public en devises et de

faveurs fiscales taillées sur mesure, faire fortune depuis les années 1992-1993 dans le très

lucratif import (du rond à béton, du sucre, du blé dur et des véhicules). Le groupe, qui semble

s‟inspirer de l‟ONA, le conglomérat du Makhzen marocain, occupe, grâce à ces appuis, une

position dominante dans les secteurs économiques les plus lucratifs (le commerce de

véhicules, l‟agro-alimentaire, l‟électroménager, etc.) Le mogul est le concessionnaire des

firmes sud-coréennes Hyundai et Samsung. L‟apprenti oligarque, encensé par la presse privée

algérienne, a annoncé, deux mois après le retour d‟Ahmed Ouyahia -l‟autre protégé du patron

de la police politique- à la tête du gouvernement en juillet 2008, le lancement de « Cap

2015 » ; le „‟projet gigantesque‟‟ comprenant (pour reprendre l‟article que lui consacre un

journal en ligne) „‟la réalisation, autour d‟un port en eaux profondes, de 20 km de quais (soit

six fois plus que Tanger Med), une zone industrielle de 5000 hectares devant accueillir le plus

grand complexe d‟aluminium au monde, des unités de dessalement de l‟eau de mer, des

centrales électriques d‟une capacité de 3200 MW…‟‟ ! Issad Rebrab a déclaré, dans une

interview remarquée parue dans le très influent journal El Khabar du 26 avril 2003, avoir,

142

Maghreb Confidentiel, 16 janvier 1997 cité par Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria, op.

cit., p. 149. 143

Djilali Hadjaj, Corruption et démocratie en Algérie, Paris, La Dispute, 1999, p. 170. 144

El Watan économie, 19 septembre 2005. 145

Ibid, p. 186.

48

grâce à l‟intervention d‟un « grand général », bénéficié d‟un abattement fiscal de quelques 2

milliards de dinars, soit près de 200 millions d‟euros.

3°- L’affaiblissement institutionnel de l’Etat. La faiblesse des institutions n‟est pas seulement

-comme l‟avance de façon quelque peu mécanique le paradigme du « rentier state »- un effet

pervers à l‟allocation des bénéfices de la rente à la population, mais aussi sinon surtout un

effet recherché par les gouvernants corrompus pour mettre leurs affaires à l‟abri de toute

velléité de contrôle. Le bras de fer remporté par les prétoriens sur les réformateurs du

système en juin 1991 marque à ce titre un moment déterminant dans le processus de collapsus

institutionnel de l‟Etat et par conséquent dans la survie du système de corruption.

Les prétoriens, ne se contentant pas de prendre le contrôle du gouvernement, des banques

publiques et des douanes, entreprennent, dans le sillage du coup d‟état de janvier 1992,

l‟évidement du dispositif institutionnel mis en place par les réformateurs -entre 1988 et 1991.

Trois instruments stratégiques sont visés en priorité : la Banque d‟Algérie, l‟Observatoire du

commerce extérieur et les Fonds de participation. (i)- Le gouverneur de la Banque d‟Algérie,

nommé en 1990 pour un mandat de six ans, est remplacé par le pouvoir de fait en juillet 1992

en violation de la loi sur la monnaie et le crédit d‟avril 1990. Pour favoriser les

« intermédiaires institutionnels », le Règlement n° 95-07 de décembre 1995 de la Banque

d‟Algérie légalise l’intermédiation dans les transactions commerciales extérieures. Ce n‟est

pas tout : pour mieux désarmer la banque des banques, l‟ordonnance 96-22 de juillet 1996

dépossède le gouverneur de la Banque d‟Algérie de sa prérogative de porter plainte pour

infractions à la réglementation des changes et transferts de capitaux au profit du ministre des

finances Ŕnommé et révoqué par le collège des prétoriens. El Khalifa Bank, le navire amiral

du conglomérat du tycoon Rafik Khelifa, bénéficiant d‟appuis et de complicités à très haut

niveau de la hiérarchie de la décision, a ainsi pleinement exploité la paralysie de la banque des

banques pour mener une véritable entreprise d‟évasion de capitaux entre 2000 et 2002.

L‟abrogation, opérée en février 2001, du « mandat » du Gouverneur et des vice-Gouverneurs

de la Banque d‟Algérie. (ii)- L‟Observatoire du commerce extérieur, l‟institution chargée par

le ministre de l‟Economie Ghazi Hidouci de traquer la corruption inhérente au commerce

extérieur est dissoute aussitôt après l‟éviction, le 4 juin 1991, des réformateurs du

Gouvernement. (iii)- Les Fonds de participation, institués en janvier 1988, pour gérer les

valeurs mobilières de l‟Etat et assurer l‟autonomie aux entreprises publiques, seront

partiellement gelés, avant d‟être remplacées en 1995 par des Holdings, ces dernières, sous

49

contrôle ministériel, étant, à l‟heure de la domination prétorienne, mise à leur tour sous la

tutelle d‟un organe central, le Conseil national des privatisations de l‟Etat.

L‟impuissance des institutions de régulation et de contrôle devant les entreprises de grande

corruption orchestrées dans le sillage d‟El Khalifa Bank et de Brown Root & Condor en dit

long sur le collapsus institutionnel délibéré de l‟Etat : les gouvernants corrompus se plaçant -

comme le montrent très clairement les cas de BRC, Tonic et Khalifa- à l‟interface des secteurs

publics et privés, parviennent, grâce à l‟exercice non contrôlable et non imputable du pouvoir,

sinon à placer les institutions étatiques au service de leurs business, du moins à empêcher

celles-ci d‟enquêter ou de sanctionner leurs entreprises de grande corruption.

L‟affaiblissement institutionnel de l‟Etat est au fondement du régime prétorien. Le FLN, qui a

souffert dès sa création du primat du militaire sur le politique, subit de plein fouet,

l‟indépendance venue, la loi de l‟ordre prétorien : l‟abaissement politique et institutionnel -

aucun congrès n‟ayant été organisé par le parti unique entre 1964 et la désignation du

successeur de Boumediene en février 1979. Le régime prétorien consacre d‟entrée le collapsus

institutionnel de l‟assemblée parlementaire. L‟entreprise comprend trois principales étapes. La

première commence par le trafic des listes de candidats aux élections à la Constituante. La

seconde étape à trait à l‟adoption de la Loi fondamentale de la République algérienne

démocratique et populaire : dans une démarche fondatrice et archétypale, le texte de la

Constitution de l‟Algérie indépendante, conçu en dehors de la Constituante, est présenté le 11

août 1963 dans une salle de cinéma devant une assemblée parallèle composée des „‟forces

vives de la nation‟‟ parmi fonctionnaires civils et militaires, députés et représentants des

„‟organisations populaires‟‟Ŕprovoquant la démission du républicain Ferhat Abbas,

l‟éphémère président de l‟Assemblée constituante. La troisième étape de l‟abaissement de

l‟institution d‟implémentation se termine par la dissolution de l‟Assemblée Populaire

Nationale dans l‟ombre du pronunciamiento du 19 juin 1965. La deuxième APN, totalement

contrôlée, ne verra le jour qu‟en 1977 : c‟est-à-dire au terme du processus de consolidation

autoritaire. La même logique s‟opère dans les années 1990 : le pouvoir prétorien n‟ayant

organisé un scrutin législatif qu‟après avoir assuré la survie du régime autoritaire, laminé

l‟opposition Ŕmajoritaire aux législatives pluralistes annulées de décembre 1991-, tué dans

l‟œuf la société politique et accordé ex ante la majorité des sièges de l‟APN à un parti

d‟administration, par lui créé -sur le modèle du Makhzen marocain sous Hassan II- trois mois

seulement avant les législatives contrôlées de juin 1997. Réélue régulièrement depuis, la

chambre basse du parlement n‟a ainsi menée aucune enquête parlementaire sur les affaires de

corruption et les crimes économiques de ces dix dernières années…

50

4°- La faiblesse de la société civile. En Algérie, où l‟état d‟urgence instauré dans la foulée du

coup d‟état de janvier 1992 demeure, vingt deux ans plus tard, encore en vigueur, les affaires

de (grande) corruption ne font pas « scandales ». En dépit des préjudices financiers colossaux

qu‟elles ont infligés au Trésor public, celles-ci n‟ont provoqué aucune crise politique dans le

pays. Les affaires de grande corruption, telles que Brown Root & Condor, l‟exportation des

déchets ferreux et non ferreux, El Khalifa Bank, BNA, Tonic et la gestion du Gouvernorat du

Grand Alger, n‟ont en effet suscité ni démission(s), ni ouverture d‟information(s) judiciaire(s)

indépendante(s), ni commission(s) d‟enquête parlementaire, ni action(s) collective(s), ni

protestation(s) populaire(s). La révélation des « scandales de corruption » dans les titres de la

presse privée donne pourtant l‟impression de l‟existence sinon d‟un système de transparence

et de liberté, du moins d‟un journalisme d‟investigation audacieux. A la vérité, le feuilleton

des « affaires de corruption » reflète moins les percées d‟une presse indépendante que la

communication codée à laquelle se livrent, par « fuites » interposées, les groupes dominants

du régime en vue de se neutraliser réciproquement. Le surgissement des « scandales », loin de

refléter le dynamisme d‟un « espace public » sert au contraire de substitut à l‟absence d‟une

classe politique et d‟une société civile indépendantes en mesure d‟exercer des pressions sur

les gouvernants pour amener ces derniers à se plier à l‟exigence de l‟imputabilité publique.

5°- L’institutionnalisation normative de la corruption. Houari Boumediene a fait, au cours

d‟un discours tenu à l‟occasion des « débats populaires » sur la Charte nationale de 1976, un

aveu qui en dit long sur la baisse du « coût moral » de la corruption dans sa société : « il est

difficile de mélanger le miel sans le goûter ! ». Le raïs, dressant un constat amer de la

situation du pays, devait reconnaître une année plus tard la banalisation de la prédation :

« ruser pour voler l’Etat semble être devenu la règle, comme si l‟Etat était un Etat étranger ».

Trente ans plus tard, son ancien ministre des Affaires étrangères, devenu président, devait,

dans une allocution prononcée à l‟occasion de sa rencontre avec les élus locaux, marquer sur

un ton réprobateur son étonnement devant les personnes qui s‟interrogent (encore) sur

l‟origine des grosses fortunes : « si l‟on commençait à parler de voleurs, [alors] tous les

Algériens, hormis ceux qui ne le méritent pas, ont volé. Il n‟y [en] a pas un qui n‟ait pas mis

le doigt dans le miel [...]. »

« Chacun a droit à sa dose de miel » semblait signifier le prétorien en chef ; « tout le monde a

pris sa part du miel » confirmait le raïs trente plus tard. La mise en écho des deux propos

présidentiels est frappante ; elle révèle en pointillé la trajectoire d‟institutionnalisation morale

empruntée par la corruption en Algérie : celle-ci est symboliquement passée de la

51

comparaison métaphorique de la corruption au miel pour aboutir à la légitimation normative

de la prédation. Aussi n‟est-il pas étonnant que les opérations de corruption soient quasi

unanimement perçues dans l‟Algérie de Bouteflika comme étant des parangons de réussite

économique et sociale. Entre l‟aveu du caudillo et la sentence du raïs, beaucoup de « miel de

corruption » a dû couler sous le pont qui relie les deux contextes pour « huiler » le régime

politique algérien, trente années durant.

III- La corruption comme système de gouvernement : le modèle marocain

Le Maroc, sous protectorat français de 1912 à 1956, n‟a pas subi, comme l‟Algérie, les effets

destructeurs qu‟exerce une colonisation de conquête et de peuplement sur les structures

traditionnelles. Sous l‟impulsion du maréchal Lyautey, le protectorat français y a même

préservé le Sultan et le Makhzen (la maison royale), en veillant à les déposséder toutefois de

leurs fonctions de gouvernement et de patronage146

. Fort de cet héritage historique, le Sultan

Mohammed V est parvenu, depuis son retour héroïque d‟exil en 1955, à s‟imposer très vite au

centre du jeu politique : en divisant les factions nationalistes d‟un côté, en s‟alliant aux

notables ruraux -qui soutenaient le protectorat français- de l‟autre. Alors que l‟indépendance

contribue à accroître l‟autorité et le pouvoir du monarque, la décolonisation, progressive et

non brutale comme en Algérie, permet à celui-ci de prendre possession des plus belles terres

et de devenir le plus grand propriétaire foncier du royaume147

. La « domination sultanienne »,

pour reprendre la catégorie de Max Weber, concourt à la restauration du Makhzen comme

source principale de distribution des bénéfices aux clientèles du Palais.

Hassan II, qui succède à Mohammed V en 1961, poursuit l‟entreprise entamée par son défunt

père. Le jeun roi, confronté cependant aux révoltes urbaines de Casablanca de mars 1965,

ordonne une répression sévère, renvoi le Parlement et proclame, le 7 juin de la même année,

l’état d’exception. Mais alors que les jours du jeune roi semblent comptés, la « corruption

planifiée », qu‟il a tôt instituée en mécanisme central de gouvernement, contribue

efficacement à assurer la survie de son régime148

. Un système de corruption s‟impose, comme

dans l‟Algérie des prétoriens, à titre de marché de substitution à la participation et à la

146

Lire inter alia Abdellah Hammoudi, Master and Disciple. The Cultural Foundations of Moroccan

Authoritarianism, Chicago, Chicago University Press, 1997; Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du

trône, Paris, Presses de la FNSP, 2e édition, 1985; Mohamed Tozy, Monarchie et Islam politique au Maroc,

Paris, Presses de Sciences Po, 2e édition, 1999; John Waterbury, Le commandeur des croyants. La monarchie

marocaine et son élite, trad., Paris, PUF, 1975. 147

Cf. Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit ; John Waterbury, Le commandeur des

croyants, op. cit. 148

John Waterbury, « Endemic and Planned Corruption in a Monarchical Regime », article cité.

52

contestation. Selon John Waterbury, la corruption politique a permis au roi de lier les intérêts

des officiers supérieurs de l‟Armée (Berbères pour la plupart d‟entre eux), des hauts

fonctionnaires du ministère de l‟Intérieur et des notables ruraux à la survie du régime ; la

« quasi classe », ainsi formée, servant de « tampon » entre les paysans sans terre dont le

nombre va croissant et les groupes de propriétaires terriens traditionnels149

. Mais à la

différence des prétoriens algériens qui ont liquidé le butin colonial dès les premières années

de l‟indépendance, le monarque procède, lui, plus graduellement. En 1973, alors que la

plupart des terres sont distribuées pour l‟essentiel, Hassan II, survivant à deux tentatives

simultanées de putsch militaire (1971 et 1972), décide, pour diversifier les ressources du

Makhzen, la marocanisation du commerce. L‟opération, « mélange d‟incitations idéologiques

et de récompenses matérielles », vise, pour reprendre l‟analyse subtile et informée de Rémy

Leveau, plusieurs objectifs à la fois150

. Le premier est d‟« exclure la possibilité » d‟une

« alliance », aussi peu probable soit-elle, entre les militaires et les entrepreneurs étrangers.

Hassan II entreprend -à l‟instar du jeu de prébendes organisé par le colonel Boumediene avec

les maquisards et autres anciennes gloires nationalistes en guise de compensation de leur

exclusion du pouvoir- la distribution des établissements industriels et commerciaux à la

première génération de dirigeants politiques ayant accédé aux responsabilités dans les années

1960. Le dispositif entend, par-delà cette « crainte des militaires qui assurait au souverain la

bienveillance naturelle de la classe politique », maintenir « un certain attrait au jeu

politique »151

. Ce n‟est pas tout. En offrant les hautes fonctions de la hiérarchie

administrative, ci-devant libérées, aux jeunes cadres formés à l‟indépendance, le roi, qui

craint une récupération de l‟élite bureaucratique par les partis de gauche ou les prétoriens,

« s‟assure la collaboration d‟une génération ambitieuse…qui lui fournira une

technostructure »152

. La marocanisation du commerce profite également à la bourgeoisie de

Fès, qui exerçait, dès avant 1912, la haute main sur le commerce.

Hassan II, qui a amplifié la capacité de patronage du Makhzen d‟un côté et étendu son

contrôle sur le secteur privé de l‟autre, assure sa suprématie comme ordonnateur en chef des

prébendes ; au demeurant, il érige la corruption comme instrument de contrôle politique. En

publiant, quarante huit heures après la tentative de coup d‟Etat de 1971, l‟inventaire détaillé

des biens mal acquis des prétoriens, le roi veut avoir le dernier mot même si son royaume doit

s‟écrouler sous ses pieds : montrer au peuple marocain que les auteurs du putsch ne sont pas

149

Ibid, p. 548. 150

Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit., p. 255 et suiv. 151

Ibid. 152

Ibid.

53

les artisans de l‟ordre nouveau, mais bel et bien les acolytes de l‟ancien régime153

. Cette

pratique rappelle celle employée par le colonel Boumediene : le caudillo, tout en confessant

dans ces discours qu‟“il n‟est pas possible de mélanger le miel sans le goûter”, menace, à

travers ces joutes oratoires, de dénoncer les “barons du régime socialiste” si ces derniers ne

mettent pas un terme à leur corruption.

Le système makhzenien, en diffusant une corruption endémique au bas de l‟échelle et une

grande corruption au sommet de la pyramide, permet au roi de fragmenter l‟élite stratégique,

d‟adoucir l‟ordre autoritaire, de neutraliser le conflit de classe, d‟élargir les bases de soutien et

d‟assurer la survie de son régime.

Or le quadruplement, en 1974, des revenus du phosphate, ressource qui représente alors plus

de la moitié des exportations du pays, concourt à huiler la machine. Le boom se traduit par le

lancement de grands programmes d‟investissements publics, la conclusion d‟accords de

partenariat entre secteurs public et privé nationaux, la démultiplication des entreprises et des

emplois154

. L‟octroi des crédits et des marchés publics obéit cependant aux règles qui

gouvernent le système makhzenien de corruption : la prééminence du Palais, l‟accès

préférentiel aux opportunités économiques (contrats lucratifs, licences exclusives

d‟importation) au cercle restreint des „‟grandes familles‟‟ de la bourgeoisie155

. Dans ces

conditions, le boom bénéfice en priorité au Palais, à la bourgeoisie de Fès et aux officiers

supérieurs de l‟Armée ; les liens denses noués entre ces groupes structurant le système de

patronage marocain suivant des cercles concentriques. L‟annexion du Sahara espagnol en

1975 permet à l‟artisan de la Marche Verte, outre le gain de légitimité, de distribuer des

prébendes à certains officiers militaires. Ces derniers, tirant profit du contrôle qu‟exercent

l‟institution militaire sur les eaux territoriales, notamment dans l‟exportation du poisson vers

l‟Espagne156

. En définitive, il n‟y a, dans cette économie politique du Makhzen, guère plus

qu‟une « frontière théorique » entre le « public » et le « privé » ; aussi n‟est-il pas exagéré de

parler de « cozy capitalism »157

.

La crise fiscale et les déficits de la balance des paiements s‟installent cependant à partir de

1978. L‟application, en 1983, du programme d‟ajustement structurel (PAS) du FMI

s‟accompagne ici comme ailleurs par des coupes sombres, des licenciements et des

153

John Waterbury, “Endemic and Planned Corruption in a Monarchical regime”, article cité, p. 554. 154

Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit., p. 256, p.259.. 155

Melanie Claire Cammett, Globalization and Business Politics in Arab North Africa. A Comparative

Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, en particulier pp. 84-103. 156

Guilain Denoeux, « Corruption in Morocco : Old Forces, New Dynamics, and a Way Forward », articlé cité,

n1, p. 150. 157

Melanie Claire Cammett, Globalization and Business Politics in Arab North Africa. A Comparative

Perspective, p. 86.

54

privatisations. Mais ce que le PAS fait perdre au chef de l‟Etat en terme de décision

économique, le roi-entrepreneur, qui détient au demeurant des avoirs à l‟étranger158

,

s‟emploie à le reconquérir à travers le contrôle indirect du secteur privé. Les militaires

algériens tentent une conversion similaire dans le sillage de l‟application du PAS en 1994. A

ceci près que la prise de contrôle du secteur privé par les prétoriens, intervenant dans un

contexte de dispersion du pouvoir présidentiel, de privatisation de la violence, de dé-

légitimation et d‟affaiblissement de l‟Etat, s‟opère suivant une logique de partage des fiefs

entre « bandits sédentaires ».

Si le roi est le premier capitaliste du pays, il n‟est pas, dans un système institutionnel marqué

par le bouillage de la frontière entre le public et le privé, un entrepreneur comme les autres.

Le capitaliste, qui jouit au demeurant de l‟exercice monopolistique et non imputable du

pouvoir, bénéficie, dans ce régime autoritaire, de toutes les faveurs dues au roi du Maroc.

Aussi, aucun entrepreneur n‟a-t-il pu occuper une position dominante depuis l‟indépendance

du pays sans l‟accord personnel du roi ; le souverain s‟employant à empêcher la constitution

d‟un centre de pouvoir concurrent159

. A la vérité, Hassan II a, comme Mohamed Rèza

Pahlavi, tôt fait de préempter l‟économie de marché de son pays. Le monarque chérifien, ne

se contentant pas, comme son père Mohammed V, d‟être le plus grand propriétaire foncier du

royaume, s‟emploie à s‟ériger en « premier entrepreneur du pays », particulièrement depuis

son rachat, en 1980, des avoirs de la Banque de Paris et des Pays-Bas qui restaient dans le

pays160

. L‟opération donne à la famille royale le contrôle de la majorité des actions de

l‟Omnium Nord-Africain, compagnie chargée depuis sa refondation en 1934 de l‟exploitation

minière161

. L‟ONA, un peu à l‟image de l‟empire industriel du Shah ou de l‟oligopole

égyptien de Osman Ahmed Osman, est un conglomérat tentaculaire qui embrasse, avec ses 40

filiales, l‟exploitation minière, le secteur bancaire, l‟agro-alimentaire, l‟importation et

l‟assemblage de véhicules, les produits laitiers, le textile, les Corps gras, le sucre, la location

de camions, les travaux publics162

. L‟oligopole, fort du soutien du roi, adopte une stratégie

d‟acquisitions particulièrement agressive : acquisition en 1986 de près de 40% de

l‟établissement public, la Banque Commerciale du Maroc, et prise de participation dans

Lessieur Afrique ; lancement en 1989 de la deuxième chaîne de télévision du pays (2M) ;

158

Notamment dans Félix Potin et TF1. Cf. Gilles Perrault, Notre ami le roi, Paris, Gallimard, 1990. 159

Rémy Leveau, op. cit., p. 257. 160

Ibid, p. 257. 161

http://www.ona.ma/historique1.php 162

Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit., p. 257 ; William Zartman, « King Hassan‟s

New Morocco » dans William Zartman, ed., The Political Economy of Morocco, New York, Preager, 1987, p.

29.

55

ouverture en 1990 du premier hypermarché du Maroc (Marjane) ; prise de contrôle, en 1999,

d‟une très importante holding publique, la Société Nationale d‟Investissement (SNI) ;

partenariat la même année avec le français DANONE dans les produits laitiers et le canadien

SEMAFO dans les mines ; partenariat en 2001 avec AUCHAN, etc. Les prétoriens algériens,

qui suivent le Maroc de très près, cherchent, après l‟échec calamiteux de Khalifa, à réussir la

greffe en portant aux cimes le groupe „‟familial‟‟ CEVITAL du magnat kabyle Issad Rebrab :

créé au début des années 1990, le conglomérat dispose, dix ans plus tard, de 21 filiales qui

occupent, à la faveur du patronage que lui apporte de puissants généraux kabyles, des

positions quasi monopolistiques dans l‟importation du fer à béton et des véhicules, les Corps

gras, le sucre, la location de camions, la grande distribution ; le groupe ambitionnant même de

lancer un Hub portuaire „‟plus grand que celui de Tanger‟‟

Les banques commerciales, qui forment au Maroc un « oligopole restreint », s‟avèrent le

« principal instrument de contrôle du Makhzen »163

. Les banques, renforcées depuis

l‟imposition, en 1976, du plafonnement des crédits, font et défont la plupart des entrepreneurs

marocains. En 1986, l‟ONA, le conglomérat makhzenien, acquiert la majorité des actions de

la BCM, alors la plus importante banque privée du pays. Hassan II, parvenu à exercer une

influence considérable sur le secteur privé, peut, contrairement aux prétoriens algériens qui

misent sur la rente pétrolière et l‟import, approfondir l‟insertion de son pays dans le

mouvement de la globalisation, sans avoir à craindre la défection des „‟grandes familles‟‟ de

Fès qui dominent la Confédération Générale des Entreprises Marocaines (CGEM) Ŕla

principale organisation patronale du royaume. Il abolit ainsi en 1991 le plafonnement des

crédits bancaires et le contrôle formel sur les taux d‟intérêts. Hassan II, ne craignant pas de

perdre le contrôle sur le système de patronage, lance, à l‟inverse des prétoriens algériens (et

égyptiens), la privatisation de la BMCE, l‟une des plus importantes banques publiques du

Maroc164

. Deux offres concurrentes sont en lice : celles de Othman Benjelloun Ŕbanquier et

homme d‟affaires descendant d‟une richissime famille de Fès- et de Miloud Chaabi Ŕun

milliardaire et néanmoins outsider. Alors que Ynna, Holding appartenant à ce dernier, est

considérée comme „‟fructueuse‟‟ par la Banque Mondiale, c‟est le groupe de Benjelloun qui,

163

Clement Moore Henry & Robert Springborg, Globalization and The Politics of Development in the Middle

East, op. cit., p. 217 et suiv. Myriam Catusse, Le temps des entrepreneurs. Politique et transformation du

capitalisme au Maroc, Paris, Maisonneuve & Larose, 2008.

164

Ibid, p. 218.

56

bénéficiant d‟un « encouragement spécial », parvient à racheter la banque publique - celle-ci

devenant depuis la BMCE Bank165

.

La libéralisation économique menée par le Maroc à l‟aune d‟un système de patronage et de

corruption aboutit visiblement à la concentration du pouvoir économique entre les mains de

quelques conglomérats financiers liés au Palais.

L‟ère ouverte par le jeune roi Mohammed IV en 1999 change-t-elle les règles du jeu qui

gouvernement, au Maroc, les rapports entre pouvoir et richesse, institution et participation ?

Quel impact a eu, en dix ans de règne, le mode de gouvernement de Mohammed VI sur le

système d‟autoritarisme et de corruption ?

Le tout nouveau monarque, en prenant des mesures symboliques fortes, telles la révocation de

l‟ancien ministre de l‟Intérieur Driss Basri ou la promotion des droits de l‟homme, imprime

au début de son règne la volonté de conduire, sinon une rupture, du moins une libéralisation

politique du système vieillissant légué par son père. Les premiers mois du nouveau roi

s‟accompagne instaure un climat d‟ouvertures politiques et de réformes, perceptible dans le

frémissement de la presse écrite et de la société civile. L‟euphorie de la libéralisation politique

cède cependant le pas au recyclage des anciennes règles du jeu ; le jeune roi se rendant

compte assez vite que Juan Carlos n‟est pas le modèle qui lui convient. Deux domaines

permettent de vérifier cette lecture : l‟économie et la politique.

La tendance, depuis l‟intronisation de Mohammed VI, est à la concentration capitalistique et à

l‟accroissement du patronage du Makhzen. En 1999, l‟ONA fusionne avec une importante

holding, la Société Nationale d‟Investissement (SNI). En 2004, la BCM, la banque du

conglomérat SNI-ONA, acquiert Wafabank, l‟établissement bancaire du groupe Kittani (de

Fès), l‟opération donnant naissance à Attijariwafa Bank, le premier groupe financier du pays.

La BMCE Bank comme Attijariwafa Bank semblent emprunter la même stratégie

d‟expansion : céder à de grandes banques européennes des participations minoritaires dans

leurs actionnariats ; absorber ensuite leurs „‟petites sœurs‟‟ marocaines166

. La BMCE Bank a

165

Ibid. Miloud Chaabi a été disqualifié par le Ministère de la Privatisation lors de l‟acquisition des activités aval

de Shell, alors même que le propriétaire de Ynna Holding est présent dans la fabrication de canalisations pour

l‟eau potable, l‟assainissement et le gaz en Tunisie, dans des projets immobiliers et la fabrication de batteries de

démarrage et d‟énergie en Egypte, dans des projets touristiques aux Emirats Arabes Unies. 166

Le CIC détient 15% des actions de la BMCE Bank et Grupo Santander 4,5% des actions de Attijariwafa

Bank. La banque centrale, Bank Al Maghib, a rejeté l‟offre présentée par la banque française Caisse d‟Epargne

pour le rachat de 25% des actions de la BMCE Bank.

57

ainsi cédé 8% de son capital à la Caisse de Dépôts et de Gestion, la banque sous capitalisée de

Benjelloun devant, en tandem avec la CDG, racheter les actions détenues par Telefonica et

Portugal Telecom dans Méditel pour un montant de 800 millions d‟euros167

. De son côté,

Attijariwafa Bank se préparerait à absorber, si l‟on en croit la presse économique marocaine,

le Crédit du Maroc -dont plus du tiers du capital était détenu au demeurant par Wafabank

avant l‟acquisition de cette dernière par l‟ONA168

.

Les revenus des cinq principaux conglomérats du pays représentent de nos jours près de 30%

PIB du Maroc169

. La forte concentration du capital économique représente, dans ce système

de gouvernement où la frontière entre les secteurs public et privé est purement théorique, un

cadre d‟incitations supplémentaires à la prolifération de la corruption politique. La

concentration du pouvoir économique entre les mains de quelques conglomérats financiers

proches du Palais a, dans le sillage du « capitalisme patrimonial », une incidence néfaste sur

la concurrence. Selon une étude de la Banque Mondiale, 28% seulement des Marocains ont eu

accès en 2007 à des services financiers -contre 32% en Algérie et 42% en Tunisie170

. La

concentration élevée du système bancaire, en excluant les entrepreneurs qui ne possèdent pas

de solides connections au sein du Makhzen, conduit à une mauvaise allocation des crédits. Le

retard qu‟accuse le Maroc (par rapport à l‟Algérie et à la Tunisie) dans le développement

rural, la lutte contre l‟analphabétisme et la pauvreté en est le révélateur171

. La forte

concentration du pouvoir économique entre les mains de quelques conglomérats ne constitue

pas, à l‟évidence, un climat favorable aux petites et moyennes entreprises, lesquelles sont

pourtant hautement créatrices d‟emplois. Sur le tableau du Doing Business 2009 de la Banque

Mondiale, le Maroc se classe à la 128e place (sur 177 pays), suivi de l‟Algérie des prétoriens à

la 134e position

172.

Ce n‟est pas tout : la forte concentration du pouvoir financier entre un nombre restreint de

conglomérats présente un (facteur) risque élevé pour l‟ensemble de l‟économie marocaine. Le

Crédit Immobilier et Hôtelier qui, en tant que „‟vache à lait‟‟ pour des spéculateurs bien

167

http://www.leconomiste.com/article.html?a=99356. 168

http://www.telquelonline.com/214/economie1_214.shtml. 169

Melanie Claire Cammett, Globalization and Business Politics in Arab North Africa. A Comparative

Perspective, p. 87. 170

World Bank, « Getting Credit », Finance For All research project 2007, disponible sur

http://www.worldbank.org/WEBSITE/EXTERNAL/EXTDEC/EXTRESEARCH/0,contenMDK:215466332~pag

ePK:64214825~theSitePk:469382,00.html, Table A.1, Composite Measure of Access to Financial Services. 171

Le Maroc se classe en 2007 à la 130e

position mondiale derrière l‟Algérie (104e) suivant l‟Indice du

Développement Humain du Programme des Nations Unies pour le Développement. 172

World Bank, Doing Business 2010 disponible sur

http://www.doingbusiness.org/~/media/fpdkm/doing%20business/documents/annual-reports/english/db10-

fullreport.pdf

58

introduits, a accumulé, jusqu‟à 2004, l‟équivalent d‟un milliard de dollars de créances

douteuses173

, n‟est pas un cas isolé. Le „scandale‟ de la Direction Générale des Affaires

Sociales des Forces Armées Royales en est un autre : selon le renommé journal L’économiste

qui, profitant de libéralisation politique initiée par Hassan II à la fin de son règne, a révélé

l‟affaire en juillet 1998, la structure qui gère les pensions des officiers a acquis une position

dominante dans une banque faiblement performante. Or, dans ces „‟affaires‟‟, les juges, dont

la carrière dépend du roi -qui préside le Conseil Supérieur de Magistrature et nomme les

magistrats-, ont montré, comme en Algérie, l‟inféodation de la Justice au pouvoir politique.

Ces affaires, qui révèlent les cercles vicieux qui font se lier pouvoir, argent, opacité et

impunité, soulèvent quelques questions. Les banques peuvent-elles en effet refuser des crédits

bancaires aux firmes du Palais ? Les institutions étatiques peuvent-elles, pour faire jouer

pleinement la concurrence dans l‟adjudication des marchés publics, retenir une offre meilleure

que celle présentée par le conglomérat du Makhzen ?

Un exemple, significatif entre tous, donne à voir le syndrome marocain : la prise de contrôle

opérée par SIGER, la holding qui regroupe les avoirs du Palais, de 30% du capital de l‟ONA ;

Mounir Majidi gérant l‟oligopole -qui coiffe désormais deux tiers des valeurs de la bourse

marocaine- et le secrétariat particulier du roi Mohammed IV174

. Dans un régime hautement

centralisé, dans lequel les connections entre pouvoir et richesse sont denses et intriquées, les

conflits d’intérêt font désormais partie du fonctionnement normal du système175

.

Mais il y a plus : l’ampleur des revenus du trafic de drogue dans l’économie. Selon un

mémorandum -en date du 23 mai 2008-, du Consulat général des Etats-Unis portant sur les

« Sources de richesse à Casablanca », le commerce de drogue, principalement vers l‟Europe,

rapporterait au Maroc 13 milliards de dollars par an, soit plus du double des revenus du

tourisme en 2007176

.

L‟institutionnalisation de la corruption politique au Maroc trahit ainsi les limites du

« window-dressing » institutionnel déployé par „‟M6‟‟.

173

“Royal Power and Judicial Independence in Morocco” dans Transparency International, Global Corruption

Report 2007, pp. 232-235. 174

Clement Moore Henry & Robert Springborg, Globalization and The Politics of Development in the Middle

East, op. cit., p. 223. 175

Daté du mois d‟août 2008, un mémo du consulat américain à Casablanca constate qu‟au Maroc, « le trafic de

drogue et le blanchiment d‟argent jouent un rôle dans la croissance » et que « la corruption s‟institutionnalise et

n‟épargne pas le Palais »175

. Le même constat peut se faire, à l‟a vu, à propos du régime prétorien algérien. 176

Le câble se réfère au rapport 2007 de l‟International Narcotics Control Strategy Report, l‟agence du

Département d‟Etat. http://wikileaks.ch/cable/2008/05/08CASABLANCA104.html

59

Le domaine politique est tout aussi indicateur de ce cette « dé-libéralisation » -pour reprendre

le concept avancé par Eberhard Kienle dans A Grand Delusion177

. En effet Mohammed VI, en

gouvernant via de multiples commissions royales, exacerbe l‟affaiblissement du parlement et

du gouvernement. Aussi, les vieux partis politiques marocains (Istiqlal, USFP, etc.) s‟avèrent-

il usés par le jeu de cooptation178

et de prébendes auquel les a soumis le Palais depuis

l‟indépendance. L‟échec du gouvernement de l‟ancien opposant et leader de l‟USFP,

Abderahmane Youssefi, à réformer le Makhzen en est un révélateur. La montée de

l‟islamisme en est une autre. La forte abstention (63%) enregistrée aux élections législatives

de septembre 2007 trahit cette lame de fond, au point où les économistes de la Banque

Mondiale la considèrent comme un « facteur risque additionnel » pour le pays.

Or, face à l‟enjeu de la désaffection électorale et politique, Mohammed VI choisit de revenir

aux fondamentaux du Makhzen : la formation d’un nouveau parti d’administration. Le projet

est confié au lendemain du scrutin à un proche conseiller connu pour avoir l‟oreille du roi :

Fouad Ali El Himma, ancien camarade de collège puis directeur de cabinet du prince héritier

Sidi Mohammed, Ministre délégué à l‟Intérieur de 1999 à 2007, député depuis 2007. Le Parti

Authenticité et Modernité, qui est créé en août 2008, sort vainqueur aux élections locales de

juin 2009 Ŕcomme l‟a fait le RND des prétoriens algériens en remportant, quelques mois à

peine après sa création, les élections législatives et locales de 2007. Le Parti Authenticité et

Modernité, qui s‟est donné, lors de ces élections locales, le symbole du tracteur, semble bien

lancé pour susciter la « résurrection du Makhzen version 2.0 »179

.

Dans un mémo du consulat américain à Casablanca, obtenu par WikiLeaks et publié par El

Pais, on peut lire ceci : « le roi intervient dans les processus électoraux, parfois même

brusquement…Si le Parti [islamiste] Justice et Développement n‟a pas aujourd‟hui de maires

à la tête des grandes villes, c‟est dans une large mesure grâce aux manœuvres du souverain ».

Et la note adressée le 15 août 2009 par le chargé d‟affaires américain à Rabat au Département

d‟Etat, de préciser : « le roi Mohammed VI ordonna que le PJD ne soit pas autorisé à

conquérir les mairies de plusieurs grandes villes marocaines comme Tanger, Oujda,

Casablanca et Salé » où la formation islamiste obtint la majorité relative des suffrage. A

Oujda, « le gouverneur, nommé par le ministre de l‟Intérieur, empêcha le 25 juin 2009 un vote

qui aurait porté au pouvoir une coalition dirigée par le PJD. Agents de police et services

177

Eberhard Kienle, A Grand Delusion. Democracy and Economic Reform in Egypt, London, Tauris, 2001. 178

Myriam Catusse, Le temps des entrepreneurs. Politique et transformation du capitalisme au Maroc, Paris,

Maisonneuve & Larose, 2008. 179

North African Journal, 15 July 2009.

60

secrets intimidèrent ceux qui soutenaient la coalition du PJD et ils frappèrent le leader local

du PJD jusqu‟à ce qu‟il tombe dans le coma », poursuit le télégramme180

.

Le scénario d‟un recyclage des règles du jeu mises en place par Hassan II paraît se confirmer

de plus en plus. Or ni la mainmise -opérée un an après les fêtes du dixième anniversaire de

l‟intronisation du souverain Mohammed IV- de la holding royale de SIGER sur le système

bancaire et financier marocain, ni les mesures répressives lancées contre certains titres de la

presse en 2000, 2003 et 2009 ne semblent remettre en cause cette reprise en main. Le régime

monarchique autoritaire et néo-patrimonial marocain paraît d‟autant mieux engagé que les

républiques prétoriennes arabes s‟emploient, depuis le précédant syrien, à imposer, à l‟instar

de Hosni Moubarak avec son fils Gamal en Egypte et de Bouteflika avec son frère Saïd en

Algérie, à imposer des successions dynastiques.

Protocole de recherche

Ce projet de recherche entend, pour construire l‟analyse comparative des cercles vicieux de la

corruption et de l‟autoritarisme dans les régimes monarchique marocain et prétorien algérien,

suivre le protocole de recherche qui suit.

A) L’enquête en Algérie. L‟enquête de terrain que j‟ai menée en Algérie entre 2003 et 2009

porte sur plusieurs volets : (i) l‟étude de la corruption du bas vers le haut et du haut vers le bas

de l‟Etat ; (ii) l‟analyse de l‟économie politique du pays ; (iii) l‟étude des élections locales,

législatives et présidentielles entre 2004 et 2009 ; (iv) l‟analyse des rapports de pouvoir au

sommet du régime. L‟enquête a constitué le matériau suivant :

- L‟étude empirique sur la corruption municipale que j‟ai entreprise, entre 2003 et 2008, dans

deux municipalités d‟Alger et une commune saharienne (Adrar), a permis de constituer un

matériau de données de première main : entretiens avec élus locaux, députés et entrepreneurs ;

exploitation de documents notariés, factures d‟achat, titres d‟attribution, "rapports

confidentiels" de l‟Inspection Générale des Finances (IGF) et du ministère de l‟Intérieur et

autres tracts afférents à la corruption électorale.

- Dans le régime politique algérien, les rapports établis par les institutions étatiques

spécialisées (à l‟instar de la Cour des comptes et de l‟IGF) ne sont pas, autoritarisme oblige,

rendus publics. Il arrive toutefois que des "extraits choisis" de rapports établis par ces

180

Cité par El Watan, 13 décembre 2010.

61

appareils fassent, le plus souvent dans un contexte de "règlement de comptes" entre "clans"

interposés du régime, l‟objet d‟une "fuite organisée" dans les journaux de la presse écrite

privée. Plusieurs "scandales de corruption" ont ainsi fait leur surgissement depuis l‟arrivée au

pouvoir de Bouteflika en avril 1999 : la dilapidation du foncier dans le Gouvernorat du Grand

Alger, le procès de l‟ancien préfet d‟Oran, l‟affaire de la Banque Nationale d‟Algérie, le

„‟scandale‟‟ Brown Root & Condor, etc. Les journaux de la presse écrite offrent à cet égard au

chercheur désirant enquêter sur la corruption un premier matériau, certes lacunaire mais riche

en indices, au décryptage duquel, nous déploierons une analyse stratégique et institutionnelle

historique rigoureuse du régime prétorien depuis ses fondations à nos jours. Nous avons, en

étudiant les principaux journaux, arabophone et francophone, sur une durée s‟étalant de 2000

à 2010181

, ciblé, dans une approche qualitative et indicielle, certains épisodes de la corruption.

L‟analyse diachronique et synchronique de ces « affaires » entend reconstituer les acteurs, les

réseaux, les logiques et les enjeux de corruption administrative et politique.

- L‟affaire Khalifa. L‟examen approfondi et détaillé de cette affaire entend éclairer le

fonctionnement d‟un système de corruption. J‟ai mené, outre le traitement détaillé du procès

d‟El Khalifa Bank au tribunal criminel de Blida (janvier-mars 2007) et des articles abondants

de la presse nationale et internationale consacrés au conglomérat (de 2000 à 2007), des

entretiens approfondis avec des acteurs clés de cette affaire dont le moins important n‟est pas

Abdelouahab Keramane, Gouverneur de la Banque d‟Algérie de 1992 à 2001. L‟enquête m‟a

permis de récolter par ailleurs un matériau de première main : correspondances entre le Chef

du Gouvernement et le liquidateur du groupe Khalifa au sujet des Mercedes blindées offertes

par Abdelmoumène Khelifa à la Présidence et au Ministère de la Défense ; le dossier

d‟instruction de l‟affaire El Khalifa Bank, etc.

- L‟analyse empirique de la corruption ne peut se dispenser de la connaissance des lois en

vigueur. Aussi, avons-nous accordé une attention particulière au cadre juridique relatif à la

corruption, à la passation des marchés publics, au crédit et aux mouvements de capitaux :

code pénal, loi relative à la monnaie et au crédit du 14 avril 1990, l‟ordonnance 96-22 relative

à la répression de l‟infraction de la législation et à la réglementation des changes et des

mouvements de capitaux de et vers l‟étranger du 9 juillet 1996, le décret présidentiel n°02-

250 du 24 juillet 2002 portant réglementation des marchés publics, la loi n°06-01 du 20

février 2006 relative à la prévention et à la lutte contre la corruption.

181

Il s‟agit essentiellement des deux premiers quotidiens arabophones, El Khabar et Echorouk al yaoumi, et des

principaux quotidiens francophones, El Watan, Le Quotidien d’Oran, Le Matin, Le Soir d’Algérie et Liberté.

62

- Les données afférentes à l‟économie algérienne sont rarement analysées dans leur lien avec

le politique et la corruption. En rupture avec cette tendance, nous chercherons à analyser les

rapports entre pouvoir, richesse et corruption en nous inspirant des travaux de Susan Rose-

Ackerman, Béatrice Hibou, Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Guarrigues, Donatella Della

Porta et Alberto Vannuci, Eberhard Kienle, Michael Johnston et John Waterbury182

.

- Un matériau d‟entretiens qualitatifs menés avec deux anciens gouverneurs de la Banque

d‟Algérie (Hadj Nacer et Abdelouahab Keramane), trois anciens chefs de gouvernement

(Abdesselam Bélaïd, Sid Ahmed Ghozali, Mouloud Hamrouche), deux généraux à la retraite

(l‟ancien ministre de la Défense Khaled Nezzar et l‟ancien secrétaire général du ministère de

la Défense Rachid Benyelles), plusieurs anciens ministres (dont Ghazi Hidouci et Mohamed

Ghrib : membres clés du « groupe des réformateurs »), hauts fonctionnaires (top mangement

de SONATRACH, préfets, directeurs centraux) et acteurs politiques de premier plan (à

l‟instar de l‟ancien secrétaire général du FLN, Abdelhamid Mehri).

L‟analyse d‟ensemble, fondée à partir de ce matériau, ambitionne d‟élaborer une étude

qualitative des cercles vicieux de l’autoritarisme et de la corruption dans l‟Algérie des

prétoriens. Nous analyserons le processus d‟institutionnalisation du système de corruption en

nous focalisant sur les perspectives analytiques suivantes :

1°- Une analyse institutionnelle historique pour montrer l’enchâssement de la corruption

politique dans le système de gouvernement. Nous nous attacherons à montrer les différents

syndromes de la corruption à travers l‟évolution du processus d‟accumulation du pouvoir et

de la richesse. Ce processus se déroule comme suit :

- La greffe coloniale de la corruption ;

- La construction d‟un système de prébendes à l‟ombre du régime prétorien (1954-1971) ;

- « Kleptocrates », « bandits sédentaires » et « affairistes » : le système de corruption à

l‟ombre de l‟« Etat rentier » (1971-1988) ;

- Les réformateurs à l‟épreuve du système (1988-1991) ;

- « Bandits sédentaires » vs « bandits vagabonds » : la corruption à l‟ombre de la violence

politique (1992-1999) ;

182

Susane Rose-Ackerman, Corruption and Government, op. cit ; Béatrice Hibou, dir., La privatisation des

Etats, Paris, Karthala, coll. Recherches internationales, 1999; Id, La force de l’obéissance. Economie Politique

de la répression en Tunisie, Paris La Découverte, 2006 ; Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Guarrigues,

Milieux criminels et pouvoir politique. Les ressorts illicites de l’Etat, Paris, Karthala, coll. Recherches

internationales, 2008; Donatella Della Porta & Alberto Vannucci, Corrupt Exchanges, op. cit; Eberhard Kienle,

A Grand Delusion, op. cit ; Michael Johnston, Syndromes of Corruption, op. cit ; Adam Przeworski, Democracy

and the Market. Political and Economic Reforms in Eastern Europe and Latin America, Cambridge, Cambridge

University Press, 1991.

63

2°- Une analyse sociologique de la corruption sous l‟ère Bouteflika pour montrer, du bas vers

le haut et du haut vers le bas, la structuration des réseaux de corruption autour des tycoons.

3°- Une analyse de la grande corruption à travers l‟examen approfondi de trois affaires : El

Khalifa Bank, Brown Root & Condor et SONATRACH.

4°- L‟analyse institutionnelle et stratégique de l‟évolution du régime autoritaire en me

focalisant sur le rapport de force entre la présidence et la police politique (le Département du

Renseignement et de la Sécurité).

B)- L’enquête au Maroc. Je souhaiterais consacrer les quatre années à venir (septembre

2011- septembre 2015) à étudier le système marocain. L‟enquête, que je voudrais

entreprendre, entend tester la validité de l‟hypothèse centrale de ce projet de recherche : la

prévalence de la corruption politique dans un Etat non rentier.

Je souhaiterais, dans cette perspective, déployer mon enquête sur les axes suivants :

1°- L‟institutionnalisme historique du système marocain ; la perspective devant permettre non

plus de restituer le régime politique mais de reconstituer le processus à travers lequel le Palais

a érigé la corruption en mécanisme central de gouvernement.

2°- Clientélisme et corruption à l‟échelle locale. L‟objectif assigné à cet axe de la recherche

est l‟étude du Makhzen à travers sa nouvelle machine électorale : le Parti Authenticité et

Modernité (PAM). L‟accent sera mis en particulier sur les stratégies d‟implantation du PAM

(redistribution, clientélisme, etc.), les liens entre pouvoir local-richesse et les affaires de

corruption municipale. Je souhaiterais, dans cette perspective, étudier deux sites : (i)- la

commune de Casablanca, le choix de la capitale économique et financière du pays, où le

blanchiment d‟argent y est répandu, devant servir à l‟analyse des liens entre pouvoir et

richesse, institution et participation ; (ii)- la commune d‟El Ayoune pour y analyser le

répertoire déployé par le pouvoir central pour intégrer les élites tribales sahraouies dans le

sein du Makhzen (cooptation, distribution de faveurs et de prébendes, patronage, corruption,

etc.) La sociologie des élections législatives de 2012 constitue le deuxième pan de volet de

l‟enquête. Je voudrais me focaliser sur les aspects suivants : les réseaux et les stratégies de

mobilisation du Parti Authenticité et Modernité à Casablanca, dans le Rif (Nador) et à El

Ayoune ; le répertoire de la corruption électorale, le rôle des puissances d‟argent au cours des

élections et l‟investissement du parlement par les hommes d‟affaires ; les mesures de

restriction et de répression des libertés précédant et entourant les élections ; les postures

parlementaires et les stratégies d‟accumulation des députés des trois sites étudiés.

3°- L‟analyse de la stratégie de développement des conglomérats financiers. Deux principaux

objectifs sont assignés à ce volet de l‟enquête : observer au plus près la concentration

64

oligopolistique des conglomérats liés au Palais ; suivre l‟adjudication des gros marchés

publics pour y traquer les conflits d‟intérêts et les échanges corrompus.

4°- L‟examen, à partir de la presse économique, des „‟scandales‟‟ de grande corruption à

l‟instar de ceux de la Direction Générale des Affaires Sociales des Forces Armées Royales et

du Crédit Immobilier et Hôtelier. L‟objectif étant de reconstituer d‟une part les réseaux de

corruption et le système d‟impunité et d‟analyser d‟autre part les réactions de la société civile

vis-à-vis de ces affaires.

Ces chantiers de l‟enquête appellent, outre l‟observation in situ et l‟étude documentaire, la

conduite d‟entretiens qualitatifs avec des entrepreneurs nationaux et étrangers, des acteurs

politiques et associatifs, des journalistes, des universitaires, des diplomates et des dirigeants

de la section marocaine de Transparency International.

Echéancier

Je prévois d‟achever la partie algérienne de ce projet de recherche d‟ici juin 2011 par la

publication de mon ouvrage sur la corruption politique en Algérie (fin 2011), ainsi que de

deux articles dans des revues à comité de lecture (l‟un sur la critique de la théorie de l‟ « Etat

rentier », l‟autre sur le cadre d‟analyse de la corruption politique en Algérie). Je souhaiterais

bénéficier de quatre années pour mener mon enquête sur les cercles vicieux de la corruption et

de l‟autoritarisme au Maroc, avant d‟entreprendre, pendant une année et demie, la rédaction

de la partie marocaine et des chapitres comparatifs de ce projet de recherche.

Conditions de faisabilité, recueil et traitement des données

L‟enquête que j‟ai menée, de 2003 et 2008, sur la corruption politique en Algérie m‟a permis

de constituer un matériau particulièrement riche. Celui-ci se constitue, pour l‟essentiel, des

pièces suivantes : des documents de première main (rapports non publiés de l‟Inspection

Générale des Finances et de la Cour des comptes, factures d‟achat de mairies,

correspondances entre le Chef du gouvernement et le liquidateur d‟El Khalifa Bank, dossier

d‟instruction de l‟affaire El Khalifa Bank, etc.) ; des entretiens qualitatifs avec deux anciens

Gouverneurs de la Banque d‟Algérie (Hadj Nacer et Abdelouahab Keramane), trois anciens

Chefs de gouvernement (Abdesselam Bélaïd, Sid Ahmed Ghozali et Mouould Hamrouche),

deux généraux-majors à la retraite (l‟ancien ministre de la Défense Khaled Nezzar et l‟ex-

secrétaire général du ministère de la Défense Rachid Benyelles) et plusieurs cadres supérieurs

de l‟Etat ; le recueil exhaustif des affaires de grande corruption publiées dans la presse écrite

(Khalifa, BRC, SONTRACH, etc.)

65

J‟ai procédé, pour le traitement des données, à la vérification et au recoupement systématique.

Combinées, les perspectives dégagées par l‟institutionnalisme historique et l‟analyse

stratégique se révèlent particulièrement éclairantes : en autorisant une analyse dense et fine du

régime politique algérien depuis ses fondations institutionnelles à nos jours, elle ouvre sur

meilleure contextualisation des groupes au sein du système autoritaire Ŕlà où les entretiens

non inscrits dans une analyse du système achèvent d‟entretenir l‟illusion d‟avoir affaire à des

acteurs autonomes. Récolter, sur une question précise (ex : tel ou tel aspect de l‟affaire

Khalifa), le témoignage d‟individus appartenant à des groupes concurrents sinon opposés

permet un meilleur recoupement des faits.

Les régimes algérien et marocain, s’ils ne sont pas démocratiques, ne relèvent pas davantage

des systèmes totalitaires. Aussi, aucun des deux régimes n‟exerce-t-il un contrôle total et

absolu sur la société ; celle-ci, travaillée par les logiques sociales de la participation, de la

défection et de la prise de parole, n‟étant pas monolithique. Les systèmes autoritaires, loin

d‟être homogènes, sont traversés par des appareils et des groupes dont les intérêts sont sinon

divergents, du moins concurrents. Je m‟efforcerai, comme je l‟ai fait durant ma recherche

algérienne, d‟exploiter au mieux cette situation dans mon enquête marocaine. Ma maîtrise de

la langue arabe et du dialecte marocain est un atout. La connaissance de la culture marocaine

que j‟ai acquise lors de ma prime éducation, en est un autre -ma famille maternelle ayant

vécu au Maroc de 1930 à 1963.