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1 L’engagement d’un intellectuel dans son siècle Au moment où éclate l’affaire Dreyfus, Zola est au sommet de sa carrière littéraire. Ses livres se vendent bien. Mais il ne se sent pas vraiment reconnu par les siens, c’est-à-dire le petit monde des lettres, comme le montrent ses nombreux échecs pour entrer à l’Académie française. Virtuellement républicain, parce que du côté du peuple, du droit et de la liberté, il n’est pas franchement accepté non plus par ses « amis » politiques qui lui reprochent de noircir la réalité sociale. Pourtant, son engagement dans ce qui va devenir l’« affaire » est la suite logique des Rougon-Macquart, vaste fresque dénonçant l’ordre établi du second Empire. À 57 ans, il vient de terminer Les Trois Villes en démontrant les dangers de « ce monde de croyants hallucinés ». Il se trouve donc disponible et prêt à se lancer dans la bataille, pour l’honneur d’un homme, au nom de la vérité et de la justice. C’est ce qu’il pressent dans une lettre à sa femme le 24 novembre 1897 ; il y commente son premier article sur l’affaire Dreyfus, à paraître le lendemain dans Le Figaro : « Tu ne sais pas ce que j’ai fait ? Un article, écrit en coup de foudre, sur Scheurer-Kestner et l’affaire Dreyfus. J’étais hanté, je n’en dormais plus, il a fallu que je me soulage. Je trouvais lâche de me taire. Tant pis pour les conséquences, je suis assez fort, je brave tout ! » Zola dans l’Affaire Dreyfus La « une » de L’Aurore, 13 janvier 1898, BNF, Littérature et art, Gr. Fol-Lc2-5691 Il y eut un sursaut. La bataille pouvait recommencer. Toute la journée dans Paris les camelots à la voix éraillée crièrent L’Aurore, coururent avec L’Aurore, en gros paquets sous le bras, distribuèrent L’Aurore aux acheteurs, empressés. Ce beau nom de journal, rebelle aux enrouements, planait comme une clameur sur la fiévreuse activité des rues. Le choc donné fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner. Charles Péguy, Cahiers de la Quinzaine, 4 décembre 1902.

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Page 1: Zola dans l’Affaire Dreyfuspasserelles.bnf.fr/documents/zola.pdfLe choc donné fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner. Charles Péguy, Cahiers de la Quinzaine, 4 décembre

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L’engagement d’un intellectuel dans son siècleAu moment où éclate l’affaire Dreyfus, Zola est au sommet de sa carrièrelittéraire. Ses livres se vendent bien. Mais il ne se sent pas vraiment reconnu parles siens, c’est-à-dire le petit monde des lettres, comme le montrent sesnombreux échecs pour entrer à l’Académie française. Virtuellement républicain,parce que du côté du peuple, du droit et de la liberté, il n’est pas franchementaccepté non plus par ses « amis » politiques qui lui reprochent de noircir la réalitésociale. Pourtant, son engagement dans ce qui va devenir l’« affaire » est la suitelogique des Rougon-Macquart, vaste fresque dénonçant l’ordre établi du secondEmpire. À 57 ans, il vient de terminer Les Trois Villes en démontrant les dangersde « ce monde de croyants hallucinés ». Il se trouve donc disponible et prêt à selancer dans la bataille, pour l’honneur d’un homme, au nom de la vérité et de lajustice. C’est ce qu’il pressent dans une lettre à sa femme le 24 novembre 1897 ;il y commente son premier article sur l’affaire Dreyfus, à paraître le lendemaindans Le Figaro : « Tu ne sais pas ce que j’ai fait ? Un article, écrit en coup defoudre, sur Scheurer-Kestner et l’affaire Dreyfus. J’étais hanté, je n’en dormaisplus, il a fallu que je me soulage. Je trouvais lâche de me taire. Tant pis pour lesconséquences, je suis assez fort, je brave tout ! »

Zola dans l’Affaire Dreyfus

La « u n e » de L’ A u r o r e,1 3 janvier 1898, B N F, Littérature et art, G r. Fol-Lc2-5691

Il y eut un sursaut. La bataille pouvait recommencer. Toute lajournée dans Paris les camelots à la voix éraillée crièrentL’ A u r o r e, coururent avec L’ A u r o r e, en gros paquets sous le bras,distribuèrent L’ A u r o r e a u x acheteurs, empressés. Ce beau nom dejournal, rebelle aux enrouements, planait comme une clameur surla fiévreuse activité des rues. Le choc donné fut si extraordinaireque Paris faillit se retourner.

Charles Péguy, Cahiers de la Quinzaine, 4 décembre 1902.

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L’affaire Dreyfus

Une banale affaire d’espionnageTout commence à l’origine comme unebanale affaire d’espionnage : le servicedes renseignements français intercepteun document (le fameux « bordereau »)prouvant qu’un officier français trahitson pays au bénéfice de l’Allemagne.Une enquête est tout de suite ouverte etles soupçons se portent immédiatementsur un officier juif, qui effectue un stageà l’état-major, le capitaine Dreyfus.Des experts en graphologie sont alorsnommés. Malgré leurs conclusionscontradictoires, Alfred Dreyfus estarrêté, à la suite d’un très rapideinterrogatoire mené par le commandantdu Paty de Clam, chargé de l’enquête. Le 19 décembre 1894, le procès s’ouvreà huis clos devant le conseil de guerrequi prononce la culpabilité de l’accuséquatre jours plus tard, au vu d’un « dossier secret », que l’avocat deDreyfus, maître Demange, n’a jamais puconsulter.Dreyfus est donc condamné à ladéportation à vie. Mais il doit subirauparavant le déshonneur suprême,la dégradation en public. Celle-ci a lieule 5 janvier 1895, dans la grande courde l’École militaire. La « une » du PetitJournal le montre au garde-à-vous,impassible face à l’adjudant de la Garderépublicaine qui brise son sabre sur songenou après lui avoir arraché sesgalons, les bandes rouges de sonpantalon, ainsi que tous les insignes dugrade, qui gisent à terre. « Lemagnifique adjudant tiraille, dépiaute,endeuille le traître », écrit MauriceBarrès. Il est ensuite conduit au dépôtavant son départ pour l’île du Diable, en Guyane.

« Dégradation d’Alfred Dreyfus », Le Petit Journal , 13 janvier 1895B N F, Estampes, Qb1

Les premiers doutesEn 1895, personne ou presque nedoute de la culpabilité du capitaine.Seuls, sa femme Lucie et son frèreMathieu sont persuadés de soninnocence. Ils tentent, en vain, de convaincre des personnalitéspolitiques ou littéraires. Le journaliste Bernard Lazare est undes rares à s’intéresser àl’abondante documentation réuniepar le frère du capitaine.Il faut attendre mars 1896 pourque le nouveau chef du servicedes renseignements français,le commandant Picquart, sur le pointd’être promu lieutenant-colonel,entre en possession d’un document(un pneumatique, appelé le « petitbleu »), prouvant que le véritableauteur du bordereau n’est pasDreyfus, mais un autre officierfrançais, criblé de dettes, lecommandant Esterhazy. Picquarttente de convaincre ses supérieurs,en vain. Devenu gênant, il est

envoyé en mission sur les frontièresde l’Est, puis en Tunisie.Le public apprend également queDreyfus a été condamné sur un « dossier secret » non communiquéà la défense, ce qui est illégal.L’armée, ne voulant pas reconnaîtrequ’elle a fait une erreur judiciaire,ou pour protéger certains de sesmembres, décide donc de trouverd’autres « preuves » de la culpabilitéde Dreyfus et, au besoin, de les inventer. C’est ce que faitle commandant Henry, membredu service de renseignements,qui fabrique un « faux » désignantnommément Dreyfus comme traître.(Son inauthenticité sera découverteen août 1898 et Henry, démasqué, se tranchera la gorge en prison.)

La « u n e » de L’ A u r o r e, 13 janvier 1898B N F, Littérature et art, Gr. Fol-Lc2-5691

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Naissance d’un « parti dreyfusard » : le rôle de la presse

C’est le moment que choisit BernardLazare, jeune poète symboliste,proche des milieux anarchistes, pourpublier sa brochure « Une erreurjudiciaire. La vérité sur l’affaireDreyfus ». Le doute commence ànaître. Dès l’automne 1896, deuxjournaux à fort tirage, L’Éclair et LeMatin, attirent l’attention sur le fameux« dossier secret ». Mais les preuvesmanquent. Celles-ci vont êtreapportées par le lieutenant-colonelPicquart, très vite persuadé qu’unemachination vise à le faire taire. Ilconfie son dossier à un vieil amid’enfance, maître Leblois, qui rendvisite au vice-président du Sénat,Scheurer-Kestner, grand bourgeoisprotestant. Celui-ci a bien eu vent del’affaire par Bernard Lazare, mais n’estpas encore convaincu. Les preuvesaccumulées par Picquart lèvent ses dernières hésitations. Il tente en vain de convaincre le président dela République, Félix Faure. La pressede droite se déchaîne alors. Il ne resteplus qu’une seule solution :convaincre une « plume » célèbre des’engager du côté de Dreyfus. C’est àce moment que Zola entre en scène.

« Alfred Dreyfus dans sa prison », Le Petit Journal, 20 janvier 1895B N F, Estampes, Qb1 (1895)

B o b b , J ’ a c c u s e, 1908 B N F, Estampes, Ne 1 0 1 Bte 619

« On est porté à voir dans lapanthéonisation de Zola le côtéchienlit, le côté carnavalesque,le côté Descente de la Courtille. »*

Lettre d’É. Drumont à la Ligue de la patrie française, 1908* La Courtille : nom donné aux jardins deBelleville, quartier populaire à l’est de Paris.

Qui est Alfred Dreyfus ?Alfred Dreyfus naît à Mulhouse le 9 octobre1859, d’une vieille famille de juifs alsaciens,installés là depuis plusieurs siècles. Aprèsdes débuts modestes, son père monte unepetite filature de coton qui prospère. En1871, il quitte l’Alsace avec sa famille, etchoisit de prendre la nationalité française, àla suite du traité de Francfort qui cède toutel’Alsace et une grande partie de la Lorraineà l’Allemagne. Après un court séjour à Bâle,Alfred entre au collège Sainte-Barbe àParis, passe le baccalauréat puis est reçu àl’École polytechnique. Il en sort officierd’artillerie. Ses notes le décrivent « intelligent », « zélé », « consciencieux ».À trente ans, il épouse Lucie Hadamard,fille d’un négociant en diamants, et il estreçu à l’École de guerre. En novembre1892, il sort de l’École 9e sur 81 avec lamention « très bien », ce qui lui vaut d’êtreappelé comme stagiaire à l’état-major de l’armée en janvier 1893.

L’armée françaiseDepuis 1870, l’armée française traverseune crise profonde. Humiliée par la défaitede 1870 face à la Prusse, la « grandemuette » (appelée ainsi car ses membresn’ont pas le droit de vote) supportedifficilement les nouvelles orientationsrépublicaines du régime politique installéaprès Sedan : obligation du serviceimposée à tous les citoyens, défenseassurée par la nation elle-même ; mais enmême temps, réorganisation d’une arméede métier, qui finalement l’emporte surl’armée de la conscription. Cette arméerénovée, qui porte en elle les espoirs de larevanche, est devenue en vingt ans unepuissante force d’attraction. Le prestigesocial de l’officier n’a jamais été aussiélevé. Lieu de sauvegarde des valeursanciennes, l’armée devient le refuge des milieux conservateurs très attachés à la défense de l’« ordre moral ».

L’antisémitismeDevenus citoyens à part entière en 1791,les juifs français vivent dans une relativetranquillité. Ce n’est qu’aux alentours de1880 que l’antijudaïsme traditionnel se mueen antisémitisme. Ce qui n’était qu’unpréjugé irrationnel devient une véritabledoctrine politique qui fait des juifs lesinstigateurs d’un vaste complot visant àsaper les fondements mêmes de la sociétéfrançaise. En 1882, les antisémitesattribuent ainsi le krach de l’Union générale(banque catholique très proche de l’Église)à une machination des banques juives. En1886, Édouard Drumont publie La Francejuive et fonde en 1892 La Libre Parole qui,dès sa parution, commence une trèsviolente campagne contre la présenced’officiers juifs dans l’armée française. C’estdonc dans ce contexte que survient l’affaireDreyfus.

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Un engagement tardif ?Dès le mois de mai 1896, Zola a publiédans Le Figaro un article dénonçantl’antisémitisme, intitulé « Pour les juifs ». Il vient d’achever Paris, le dernierépisode de sa trilogie des Trois Villes,dans lequel il a mis en scène La LibreParole de Drumont sous le titre deLa Voix du Peuple.Trois rencontres sont décisives dansl’engagement de Zola en faveur deDreyfus : celle avec le journalisteBernard Lazare, qui soutient MathieuDreyfus depuis février 1895, celle avecl’avocat de Picquart, maître Leblois, etenfin celle avec le vice-président duSénat, Scheurer-Kestner. Ce dernier joueun rôle clef, car il cherche à constituer« un conseil d’hommes habitués à parleraux masses ». C’est à la suite d’undéjeuner avec ces trois hommes queZola s’engage dans l’affaire Dreyfus, enpubliant trois articles dans Le Figaro àpartir de novembre 1897 ; il défend lesprises de position de Scheurer-Kestner(« M. Scheurer-Kestner »), dénoncel’antisémitisme et le mythe du « syndicat » juif (« Le syndicat »), etenfin il s’attache à décrire lescirconstances de l’« affaire » (« Procès-verbal »). Désavoué par les lecteurs duFigaro qui menacent de se désabonner,il poursuit son action dans deuxbrochures, publiées chez Fasquelle ;elles se présentent sous la formede lettres ouvertes, « À la Jeunesse »et « À la France ».La campagne des « dreyfusards »pousse alors le gouvernement à traduirele commandant Esterhazy devant leconseil de guerre de Paris, au momentmême où le président du Conseil JulesMéline proclame : « Il n’y a pas d’affaireDreyfus ! » Esterhazy est acquitté le 11 janvier 1898 et porté en triomphe parla foule de ses partisans. C’est un chocpour Zola et ses compagnons.

Orens, J ’ a c c u s e, caricature dreyfusardeB N F, Estampes, Ne 101 Bte 619

Zola dans l’« affaire »

Car le contenu de l’article est à lamesure de son titre volontairementprovocateur : s’étalant sur six colonnessur toute la première page et ladeuxième, sans entrefilet, à l’exceptiond’un jeu d’astérisques qui rompt lalinéarité de l’ensemble, l’article exposed’abord les faits, c’est-à-direl’arrestation et la condamnation deDreyfus, puis dévoile l’identité duvéritable coupable, le commandantEsterhazy, pour dénoncer la décisionscandaleuse qui est intervenue deuxjours auparavant avec l’acquittement dutraître. Vient ensuite, en deuxième page,la longue litanie des « J’accuse » quis’égrènent comme autant de motifsd’inculpation. Zola a pleinementconscience du risque qu’il encourt, et ils’expose volontairement aux poursuitescar il pense qu’un nouveau procèsrouvrira le dossier Dreyfus : « Qu’on osedonc me traduire en cour d’assises ! »

Georges ClemenceauMaire de Montmartre sous la Commune,Clemenceau est élu député de la Seinedans la première Assemblée de la IIIe République. Il siège à l’extrêmegauche. Réélu en 1876 et 1877, il sesépare des opportunistes et contribue àla chute du gouvernement dirigé parGambetta en 1882, ainsi qu’à celui deJules Ferry en 1885. Ce « tombeur deministères » se fait ainsi de trèsnombreux ennemis. Compromis dans lescandale de Panamá en 1892, le leaderradical se justifie bien difficilement et ilest battu aux élections législativesl’année suivante. Pendant quatre ans, ilse contente d’écrire un éditorialquotidien dans le journal qu’il a fondé en1880, La Justice. En octobre 1897, ildevient éditorialiste du journal fondé parErnest Vaughan, L’Aurore.

J’accuse… !, manuscrit autographeB N F, Manuscrits, NAF19951, f.1 et 37

« J’accuse…! » : « le plus grand acterévolutionnaire du siècle » (Jules Guesde)

Le 13 janvier 1898, les vendeurs dejournaux distribuent dans Paris les 300 000 numéros de L’Aurore. C’est ledirecteur du quotidien, Clemenceau, quien a trouvé le titre-massue, qui agit à lamanière d’un réquisitoire : « J’accuse… ! »L’effet est considérable : selon LéonBlum, « J’accuse bouleversa Parisen une journée ». Imprimé en lettresde bois à large empattement, pareilà une affiche, le numéro est tiré à300 000 exemplaires, soit dix foisplus que son tirage habituel.

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Les conséquences de « J’accuse… ! »

Le procès ZolaComme Zola l’a prévu, il est donc traduitpour diffamation par le ministre de laGuerre devant la cour d’assises de laSeine. Le procès va durer quinze jours,du 7 au 23 février 1898. Les principauxacteurs de l’« affaire » interviennentcomme témoins, le lieutenant-colonelPicquart, qui s’affronte en direct avecle commandant Henry, le général de Boisdeffre, chef d’état-major, qui necesse d’invoquer la raison d’État. Et finalement, Zola y lit sa déclaration le 21 février : « Dreyfus est innocent, je le jure ! J’y engage ma vie, j’y engagemon honneur… » Malgré la plaidoiriepassionnée de son avocat, maîtreLabori, et l’intervention de Clemenceau,le verdict est rendu le 23 : Zola estcondamné à un an de prison ferme et à 3 000 F d’amende. C’est la peinemaximale encourue. Elle est confirméeen appel le 18 juillet. Sur les conseils deson avocat et de Clemenceau, Zolaprend le soir même le chemin de l’exil,afin que la condamnation qui vientd’être prononcée ne puisse être signifiéedans les formes juridiques.

La victoire des dreyfusardsLa portée de « J’accuse » est immense.D’abord chez les antidreyfusards, quimanifestent leur mécontentement dansla rue. Les caricatures contre Zola,parfois d’une rare grossièreté,fleurissent dans la presse. Les journauxchoisissent leur camp : l’écrasantemajorité est antidreyfusarde, comme Le Petit Journal de Judet ou La Croix,quotidien catholique. Des liguesnaissent ou réapparaissent comme laLigue des patriotes, pour lesantidreyfusards, ou la Ligue de défensedes droits de l’homme, chez lesdreyfusards. Mais l’opposition est avant toutidéologique. Pour les antidreyfusards, la raison d’État prime sur la justiceindividuelle et rien ne saurait mettre en doute l’honneur de l’armée, véritablecolonne vertébrale de la nation :

qui ternit l’image de l’armée représenteun danger pour la patrie. Pour les dreyfusards, au contraire, il fautque justice soit rendue, que la véritééclate au grand jour, et cela ne peut se faire que par la reconnaissance del’erreur judiciaire commiseet de la responsabilité de l’armée. Les« intellectuels » (le mot, en tant quesubstantif, apparaît semble-t-il pendantl’« affaire ») s’engagent, surtout dans le camp des dreyfusards. Une pétitioncircule, demandant la révision du procèsde Dreyfus ainsi que la levée dessanctions contre Zola. Marcel Proust etAnatole France sont parmi les premierssignataires.Mais Zola ne connaîtra jamais ledénouement de l’affaire Dreyfus : le5 octobre 1902, il meurt asphyxié dansson appartement de la rue de Bruxelles.Mort accidentelle ou provoquée ? La question reste posée, car vingt ansplus tard, un ouvrier antidreyfusardreconnaîtra avoir volontairementobstrué une conduite d’aération dansl’appartement du grand écrivain. Aveu bien tardif ! Il n’en reste pas moinsrévélateur de la haine tenace quipoursuit Zola tout au long de sonexistence, et que son engagement dansle camp des dreyfusards ne faitqu’accentuer. C’est en 1906 que la Courde cassation casse le verdict de Rennes.Dreyfus est alors réhabilité et réintégrédans l’armée comme chef d’escadron.Picquart devient ministre de la Guerredans le nouveau gouvernement dirigépar… Clemenceau. Mais la blessuren’est pas refermée : en 1908, lors dutransfert des cendres de Zola auPanthéon, Dreyfus est blessé par deuxcoups de revolver. Son agresseur,Grégori, un journaliste du Gaulois,sera acquitté par les assises de la Seine.

Émile Zola à la cour d’assises, 1898, B N F, Estampes, Qe 89 fol.

L’exilL’exil est vécu par Zola avec unsentiment de solitude extrême. En août,après le suicide du commandant Henry,il pense voir la fin de son calvaire.Mais il n’en est rien. Il lui faut attendre le décès du président de la République,Félix Faure, adversaire acharné de la révision du procès de Dreyfus, pourvoir le jugement de 1894 enfin cassé parle nouveau président, Émile Loubet.Dreyfus passe devant un nouveauconseil de guerre qui s’ouvre à Rennesle 7 août 1899. Dès le 4 juin, Zola estrentré en France et fait paraître le lendemain un article dans L’Aurore, « Justice ». Dreyfus est de nouveaucondamné à dix ans de réclusioncriminelle « avec circonstancesatténuantes », ce qui représente unnouveau déni de justice : car soitDreyfus est innocent et, dans ce cas, il doit être acquitté, soit il est coupable,et il ne peut y avoir, alors, decirconstances atténuantes. Le 19 septembre, le président de laRépublique Émile Loubet signe le décretde grâce de Dreyfus qui l’accepte,malgré les réticences de certains de sesamis politiques, et le 21 septembre legénéral de Galliffet peut s’exclamer :« L’incident est clos ! »

Départ d’Émile Zola à l’issue du procès, juillet 1898B N F, Estampes, Qe 89 fol.

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Zola, un intellectuel engagéMais quel est donc en définitive le sensde l’action d’Émile Zola ? Quelleinterprétation peut-on donner à sonengagement ? Sans doute faut-il y voir,avec Henri Mitterand, « la part de lalittérature, la part du style, quitransforme l’histoire en mythe et donneà l’affaire un public au sens dramatiquedu terme ». Mais « J’accuse » va plusloin : c’est un texte majeur qui résonnetoujours aujourd’hui comme un appel,un cri, celui d’un intellectuel plongédans un combat d’ordre générationnel,le défi d’un écrivain engagé, dont l’actede bravoure ne réussit que parce que ses contemporains reconnaissent la force extraordinaire que possède son intervention. C’est ce que sembleindiquer sa « déclaration au jury » du 21 février 1898, dans laquellel’écrivain « engage [sa] vie » ainsi queson « honneur ». Au nom de la vérité etde la justice. Deux termes qui reviennentconstamment dans l’article. Et ce n’estcertes pas un hasard si ces deux termesserviront de titre à deux romans ducycle des Quatre Évangiles, le dernierétant malheureusement resté à l’étatd’ébauche. Or Justice devaitprécisément mettre en scène un militaireprêchant la « République universelle ».En proclamant haut et fort son « J’accuse !… », Zola n’a pas seulementréagi en écrivain qui tenait une bellehistoire, mais en intellectuel convaincu àjuste titre dela légitimité de son combat : ainsi qu’il le dit lui-même dansson article sur « M. Scheurer-Kestner »paru dans Le Figaro, le 25 novembre1897, « la vérité est en marche et rien nel’arrêtera ».

Pistes pédagogiques

• « J’accuse » est construit selon les règlesdu discours judiciaire canonique. Releverses différentes articulations (exorde,narration, confirmation, péroraison).

• De juillet 1901 à septembre 1902, Zolaprépare son nouveau roman, Justice,dernière partie des Quatre Évangiles.Il meurt avant d’avoir pu rédiger une ligne.Construire l’ébauche du roman ainsi quedes fiches types pour les personnages,principaux acteurs de l’affaire Dreyfus(caractère, physique, action, etc.).

• En septembre 1902, Anatole France, s u rl a tombe de Zola, fit son éloge funèbre :« Il fut un moment de la consciencehumaine. » Trouver d’autres exemplesd’écrivains engagés ou de textesreprésentatifs de cette « consciencehumaine » dont parle Anatole France.

• Décrire les deux caricatures sous la formed’un tableau, en décryptant les signesiconographiques qui permettent declasser leurs auteurs dans le camp desdreyfusards ou dans celui desantidreyfusards.

Bibliographie

• Bredin (Jean-Denis), L’Affaire, Fayard,1993 (nouvelle édition remise à jour)

• Charle (Christophe), Naissance desintellectuels (1880-1900), Éd.de Minuit, 1990

• Mitterand (Henri), Zola, L’histoire et lafiction, PUF, 1990

• Pagès (Alain), Émile Zola, un intellectueldans l’affaire Dreyfus, Séguier, 1991

• Winock (Michel), « 13 janvier 1898 : Zolaécrit “J’accuse” », L’Histoire, n° 217,janvier 1998

• « “J’accuse” et Les Preuves », colloquede Médan, publié dans Jean JaurèsCahiers trimestriels, n° 151, janvier-mars1999

• L’Affaire Dreyfus, Vérités et mensonges,numéro spécial de L’Histoire, n° 173,janvier 1994

Filmographie

• L’Affaire Dreyfus, de Georges Méliès,1899

• L’Affaire Dreyfus, d’Yves Boisset, 1998• J’accuse, de José Ferrer, 1958• Zola ou la conscience humaine, de Stellio

Lorenzi, 1978

Henri-Gabriel Ibels, L e Général Mercier tendant une éponge à Dreyfus crucifiéB N F, Estampes, Qb1 1 8 9 4

D ’ N i z a r d , Dreyfus, le Napoléon des martyrs, 1908B N F, Estampes, Ne 101 Bte 619

Dans le camp des dreyfusardsJean Jaurès Léon Blum Charles PéguyMarcel Proust Bernard LazareGeorges ClemenceauAnatole FranceOctave MirbeauJules RenardGeorges Sorel Pierre Waldeck-RousseauClaude MonetCamille PissarroLa Ligue des droits de L’hommeL’AuroreLe Progrès de Lyon

Dans le camp des antidreyfusardsPaul DéroulèdeMaurice BarrèsÉdouard DrumontFerdinand BrunetièreCharles MaurrasLéon DaudetJules VernePaul CézanneEdgar DegasAuguste RenoirFélix FaureCaran d’AcheLa Ligue de la patrie françaiseLa CroixLe Petit JournalLe Pélerin

Naissance des « intellectuels »