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QUESTION A L’ETUDE CONGRES D’AVIGNON JUILLET 2000 " Les droits de l’homme : quel enjeu aujourd’hui ? " les gros titre renvoient aux têtes de chapitres, les petits titres en retrait permettent de retrouver rapidement un passage précis. SOMMAIRE Liste des contributions Quelques jalons de l'histoire Genèse et origine des Droits de l'Homme Le code d’Hammourabi

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QUESTION A L’ETUDE

CONGRES D’AVIGNON

JUILLET 2000

" Les droits de l’homme : quel enjeu aujourd’hui ? "   

les gros titre renvoient aux têtes de chapitres, les petits titres en retrait permettent de retrouver rapidement un passage précis.

SOMMAIRE

Liste des contributions

Quelques jalons de l'histoire

 Genèse et origine des Droits de l'Homme

Le code d’Hammourabi

Le droit antique

Antigone et les droits de l’homme

 Des sources judeo-chrétiennes des Droits de l'Homme

Les lois bibliques : la négation des droits

Le christianisme, une religion d’amour ?

Le peuple élu contre les nations

     César et Dieu

Pour en finir avec les mythes de fondation des droits de l’homme

 Les droits de l'homme : produit et facteur de l'histoire

Nécessité de la démarche comparatiste

La critique des droits de l’homme

Droits liberté et droits créance

Rousseau et le principe d’égalité

Des réclamations des citoyens et de la croissance de l’Etat

Nature du droit : droit naturel et droit positif

L’école du droit naturel : Grotius et Pufendorf

L’évolution des doctrines du droit naturel

 Juridisme, Communautarisme et Humanitarisme

La judiciarisation des droits

L’ONU : un rôle de plus en plus contesté

Les droits de l’homme et l’humanitaire

L’injonction humanitaire et l’audimat

Une vision désenchantée du monde

 La mondialisation des droits de l'homme

La multiplication des sources du droit

Le droit communautaire 

 Le sujet du droit

Le foulard islamique

Principes de discrétion et d’indiscrétion 

 Les droits de la femme

Les droits de l’homme sexistes ?

La discrimination comme produit des traditions religieuses et des superstitions

Christianisme, judaïsme , islamisme et la privation des droits de la femme

Egalité citoyenne : sexisme de droit ou sexisme de fait ?

La querelle des anciens et des modernes : universalistes et paritaristes

 Les titulaires du droit : droit de la personne, droit de l'être humain

Droits de l’homme, droits humains, droits de la personne : l’Eglise et la Révolution Française

Des récupérations idéologiques et cléricales : le Vatican contre les Droits de l’Homme

Confluence ou connivences, convergences récupératrices ?

Le Dieu-Créateur et le Dieu-Juge

Lettre morte ou lettre de dispense ?

 De la mutabilité du droit

Du rôle des ONG

Perpétuité et mutabilité

 Les droits de quatrième génération

Les droits de troisième génération

Le droit à l’immigration

Le droit à l’eau

Le droit à l’air

 Enjeux politiques des droits de l'Homme

Le droit à la résistance

Une résistance intellectuelle

Citoyenneté d’entreprise, citoyenneté dans l’école

Droits de l’homme et nation

La question de l’Etat

Conclusion

La laïcité de droit, de combat, de fait

Pour un humanisme rationaliste et politique

Des modalités d’action de la Libre Pensée … 

Liste des contributions

CONTRIBUTION N° 1

" Les droits de la femme " - Lucienne Girard – Fédération des Vosges –

CONTRIBUTION N° 2

" Question à l’étude " - Bernard Mirgain – Fédération des Vosges –

CONTRIBUTION N° 3

" Souveraineté de l’état et convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 " - Annie Palanche – Fédération des Vosges –

CONTRIBUTION N° 4

" Laïcité et Droits de l’homme " - Annie Palanche – Fédération des Vosges -

CONTRIBUTION N° 5

" Les droits de l’homme et le droit naturel (P.U.F) " - Annie Palanche – Fédération des Vosges –

CONTRIBUTION N° 6

" L’affaire du foulard islamique " - Annie Palanche – Fédération des Vosges -

CONTRIBUTION N° 7

" La parité ou l’humiliation du citoyen " - M.C. Faivre – Fédération des Vosges –

CONTRIBUTION N° 8

" Droits naturels, droits de l’homme et du citoyen : quel enjeu ? " - Gérard Da Silva – Fédération de Paris -

CONTRIBUTION N° 9

" Droits de l’homme, que de crimes on commet " - Gérard Da Silva – Fédération de Paris -

CONTRIBUTION N° 10

" Droits de l’homme. Que recouvre cette notion ? " - Josette Frigiotti - Fédération de Paris -

CONTRIBUTION N° 11

" Quelques réflexions sur les droits de l’homme " – Marie-Laurence Nanty - Fédération de Paris -

CONTRIBUTION N° 12

" Droits de l’homme… Rideau de fumée ? Escroquerie du XXe siècle finissant ? " - Ginette Vargin-Orru - Fédération de Paris –

CONTRIBUTION N° 13

" Droits naturels, droits de l’Homme et du citoyen : quel enjeu ? " - Gérard Da Silva – Fédération de Paris –

CONTRIBUTION N° 14

" Droits de l’homme. Que recouvre cette notion ? " - Gérard Da Silva – Fédération de Paris –

CONTRIBUTION N° 15

" Vraies et fausses déclarations des droits de l’homme " - Gérard Plantiveau – Fédération de Loire Atlantique

CONTRIBUTION N° 16

" Droits de l’homme. Que recouvre cette notion ? " - Catherine Broniecki, J. & C. Lemarchand, Alain Rey – Fédération du Lot –

CONTRIBUTION N° 17

" Droits de l’homme. Que recouvre cette notion ? " - Jean Davous –Fédération de Charente-Maritime - 

CONTRIBUTION N° 18

" Question à l’étude : Les droits de l’homme " - Renée Laurent – Fédération de Savoie -

CONTRIBUTION N° 19

" Les droits de l’homme : différences entre les trois déclarations " - L. Santéri – Fédération Savoie -

CONTRIBUTION N° 20

" Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen " - Jean Maquart –Fédération Deux-Sèvres -

CONTRIBUTION N° 21

" Essai sur les droits de l’homme " - Manu Fernandez – Fédération de l’Eure –

CONTRIBUTION N° 22

" Question à l’étude 1999 " - J.B. Lalaux – Fédération du Nord -

CONTRIBUTION N° 23

" Une des femmes Lumière de la Révolution Française . Olympe de Gouges" - Sophie Micoud –Fédération des Pyrénées-Atlantiques -

CONTRIBUTION N° 24

" Droits et Devoirs " - Thierry Delaunay – Fédération du Maine-et-Loire –

CONTRIBUTION N° 25

" Droit des minorités " - W.J. Boulley – Fédération

CONTRIBUTION N° 26

" Droit des minorités II" - W.J. Boulley – Fédération

CONTRIBUTION N° 27

" Les droits de l’Homme " - André Frey – Fédération de la Sarthe -

CONTRIBUTION N° 28

" Les droits de l’Homme " - Michel Pourny, Claude Singer –Fédération du Val d’Oise -

CONTRIBUTION N° 29

" L’homme, le citoyen ou le prochain ? " - Dominique Barbier,

" Notes " de Bernard Biardeau –Fédération du Maine-et-Loire

CONTRIBUTION N° 30

" Les droits de l’Homme " - Albert Bailliot – Fédération de la Meuse -

CONTRIBUTION N° 31

" Droits de l’Homme " - J.B. Lalaux – Fédération du Nord

CONTRIBUTION N° 32

" Droits de la personne " - Christian Pierre – Fédération des Vosges

CONTRIBUTION N° 33

" Les droits de l’Homme aujourd’hui " - J. Maquart – Fédération des Deux-Sèvres

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QUELQUES JALONS DE L’HISTOIRE

1215

Grande Charte.

1628

Pétition des Droits.

1679

Habeas Corpus.

1689

Déclaration des Droits.

1776

4 juillet : Déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique.

1789

26 août : Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

1793

24 juillet : Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (an I).

1795

22 août : Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (an III).

1848

4 novembre : Constitution de la Deuxième République française (préambule).

1918

Juillet : Première Constitution de la R.S.F.S.R. (République Socialiste Fédéraliste des Soviets de Russie).

1919

Fondation de la S.D.N. (Société des Nations).

 

Création de l'O.I.T. (Organisation Internationale du Travail).

 

Déclaration de Genève du 26 septembre 1924 : première Déclaration des Droits des Enfants

 

Complément à la Déclaration des Droits de l’Homme élaboré par la Ligue des Droits de l’homme et du Citoyen

1941

19 août : Charte de l'Atlantique.

1945

26 juin : signature de la Charte des Nations Unies à San Francisco.

1945

16 novembre : Acte constitutif de l'U.N.E.S.C.O. (Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture).

1946

27 octobre : Constitution de la quatrième République française (préambule).

1948

10 décembre : Déclaration Universelle des Droits de l'Homme adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies.

1950

4 novembre : Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales.

1958

4 octobre : Constitution de la cinquième République française (préambule).

1959

20 novembre : Déclaration des Droits de l'Enfant adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies.

14 décembre Déclaration des Nations Unies sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.

1966 

Pacte International Relatif aux Droits Civils et Politiques

1961

18 octobre : signature de la Charte sociale européenne.

1963

20 novembre : Déclaration de l'O.N.U. sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

1965

21 décembre : Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies.

1966

16 décembre : Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, Pacte international relatif aux droits civils et politiques et protocole facultatif adoptés par l'Assemblée générale des Nations Unies.

1969

23 juin : Convention de Vienne sur le droit des traités.

1969

22 novembre : Convention américaine relative aux Droits de l'Homme.

1972

1er juillet : loi réprimant en France les discriminations raciales.

1974

12 décembre : Charte des Droits et des Devoirs économiques des États adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies.

1975

Acte final de la conférence d'Helsinki.

1978

27 novembre : Déclaration sur la race et les préjugés raciaux adoptée par la conférence générale de l'U.N.E.S.C.O.

.

18 décembre : Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies

 

Convention Internationale des droits de l’enfant 20 novembre 1989

1992 

Charte européenne des langues régionales et minoritaires

1995 

Convention cadre pour la protection des Minorités Nationales

 

Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants 25 janvier 1996

2000 

Projet de Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne

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GENESE ET ORIGINE DES DROITS DE L’HOMME

Une tradition occidentale tenace (ce qui exclut du champ de cette étude le monde asiatique, l’Orient et la Chine), disons plutôt une certaine habitude de penser veut que l’idée des droits de l’homme nous ramène aux tables de la Loi, aux prescriptions édictées par Moïse que l’on retrouve dans le Deutéronome : " Voici les préceptes, les lois et les ordonnances que Moïse prescrivit aux enfants d’Israël, après leur sortie d’Egypte " (4-45 – Le Décalogue répété). C’est bien Dieu, "l’Eternel " qui s’adresse directement au peuple du haut d’une montagne, face à face, mais "du milieu du feu ". Les enfants d’Israël avaient peur du feu et ne se donnèrent point la peine de gravir la montagne, à part Moïse qui décida de se tenir entre Dieu et son peuple. Première loi qui sort de la bouche de Moïse : " Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face ". Deuxième loi : " Tu ne te feras point d’image taillée, de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux (…) tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point " (Deut. 5-7 ; 5-8). Pourquoi une telle recommandation ? Réponse de Dieu, l’Eternel : " car moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de ceux qui me haïssent " (ibid. 5-9). Suivent alors les autres recommandations, plus connues, qui ont été prononcées à haute voix toujours sur la montagne, "du milieu du feu, des nuées et de l’obscurité " et que Dieu écrivit "sur deux tables de pierre " qu’il donna à Moïse. Quelles sont les finalités des commandements, des ordonnances, des lois ? Citons le premier verset du chapitre 6 du Deutéronome : " Voici les commandements, les lois, et les ordonnances que l’Eternel, votre Dieu, a commandé de vous enseigner, afin que vous les mettiez en pratique (…), afin que tu craignes l’Eternel, ton Dieu… " et le verset 13 : " Tu craindras l’Eternel, ton Dieu, tu le serviras, et tu jureras par son nom ". L’explication reste la même : " car l’Eternel, ton Dieu, est un Dieu jaloux au milieu de toi. La colère de l’Eternel, ton Dieu, s’enflammerait contre toi, et il t’exterminerait de dessus la terre " (Deutéronome : 6-13, 6-15). 

Le code d’Hammourabi

La filiation des droits de l’homme avec les lois mosaïques nous paraît tout à fait arbitraire : il n’est question que de devoirs et de soumission aveugle à un code, à un ensemble de règlements qui impose une sorte de pensée unique. D’autre part, elle oriente la recherche vers une source unique, ce qui est tout à fait inexact, historiquement. Ce que nous rappelle à juste titre la contribution de l’historien Christian Pierre (Fédération des Vosges) : on pourrait tout aussi bien se référer au code d’Hammourabi, aux lois édictées par le roi Amorrite de Babylone (XVIIIème siècle avant notre ère). Ce code est parfaitement connu puisque la mission française de J.V. Scheil a retrouvé une stèle de basalte noir à Suse en 1901 qui se trouve conservée au Musée du Louvre. Une stèle qui nous propose 282 articles, qui sont gravés en cunéiformes akkadiens. De la même manière que dans l’Ancien Testament, il s’agit de faire régner la "justice " entre les hommes, mais cette fois "en Sumer et en Akkad ". Les historiens considèrent, par ailleurs, que cette codification consiste essentiellement dans une compilation des codes sumériens antérieurs d’Ouroukagina de Lagash (XXIVème siècle avant notre ère) et d’Our-nammou, fondateur de la troisième dynastie d’Our à la fin du XXIIème siècle.

De la même façon que dans le Deutéronome, c’est une divinité qui inspire le roi : la partie supérieure de la stèle de basalte, on aperçoit le roi Hammou-Rapi (en akkadien) qui a conquis les royaumes de Larsa, Mari, Eshnounna et a construit un immense empire comprenant toute la Mésopotamie en train de prier le dieu Shamash. Ce dieu porte une couronne formée de cornes, des rayons de soleil jaillissent de ses épaules et il tend au monarque une baguette et un anneau. Suivent alors les trois cent paragraphes gravés dans la roche basaltique qui constituent une sorte de droit pénal, de droit criminel où s’énonce la loi du talion. Ce code visait sans doute à uniformiser les législations des différentes cités de Basse Mésopotamie et de la majeure partie de la haute Mésopotamie.

Le droit antique

Ce code d’Hammourabi est considéré comme l’ensemble législatif le plus étendu et le plus clair de toute la haute Antiquité et constitue donc une source unique pour l’étude du droit antique du deuxième millénaire avant notre ère. Qu’y trouve-t-on ?

Il démontre que la société babylonienne est divisée en trois catégories sociales : celle des hommes libres (awilu ou awîloum, "homme " par excellence, le "notable "), celle des subalternes (mushkenu, mouskhênoum) et celle des esclaves (wardu, wardoum). Il existe peut-être des classes intermédiaires, comme celle des esclaves affranchis. Certains esclaves pouvaient sans doute posséder des biens ou disposer eux-mêmes d’autres esclaves. Ils avaient la possibilité de se marier avec une femme libre : les enfants qui naissaient de cette union étaient libres et le maître de cet esclave ne pouvait s’approprier la dot de sa femme. Le code d’Hammourabi consiste surtout dans la formulation d’un droit criminel et pénal. Mais les sanctions restent très différentes pour les membres de ces trois classes sociales. Le droit criminel correspond à la loi du talion lorsque la victime appartient à la classe sociale des hommes libres : les vols sont punis par la flagellation, la mutilation ou bien par l’exécution du coupable dont le corps sera incinéré sur le lieu même du délit. Le droit pénal comporte des sanctions sévères et prévoit souvent la peine de mort. Cette loi du talion ne s’applique pas si la victime appartient aux classes inférieures : à ce moment-là, une simple compensation financière était suffisante. Autrement dit, quand un homme crevait un œil à un homme libre, on lui crevait le même œil. Quand on avait brisé une jambe à un homme libre, on brisait le même membre à l’auteur du délit. L’architecte qui a mal construit une maison sera puni de mort si celle-ci s’est effondrée en tuant un de ses habitants. Le médecin qui laisse mourir son malade sans soins est également exécuté. En revanche, lorsque la victime était un esclave, on s’acquittait d’une certaine somme d’argent ou bien on remboursait le prix de l’esclave. Les peines sont beaucoup plus sévères pour les classes inférieures : si un esclave gifle, par exemple, le fils d’un homme libre, on lui coupera une oreille !

Le mariage est légalisé par un contrat. Un homme peut répudier son épouse mais il doit lui rendre sa dot et lui verser une pension alimentaire pour élever ses enfants. La polygamie est tolérée. Le père exerce un pouvoir absolu sur les enfants. Mais la femme, dans le cas des adultères ou autres, peut être mise à mort (punition de la noyade).

Comme le précise Christian Pierre, ce code veille surtout à l’ordre public dans certains domaines de la vie sociale. Il vise aussi à promouvoir les initiatives privées dans le domaine de la production, du commerce et des échanges, ce qui explique sans doute le caractère peu rigide des différenciations sociales. Le roi impose les taux directeurs de sa banque centrale (le Palais et les temples). Pour entretenir ses terres, il a recours à des métayers, des fermiers héréditaires qui travaillent pour son compte, ce qui ne va pas sans difficultés. Le code fixe aussi le montant des rémunérations de certains métiers ou le prix des produits de consommation les plus courants.

On peut difficilement déduire une continuité entre ce code très ancien et l’idée des droits de l’homme. Le droit antique est profondément inégalitaire dans la mesure où les droits sont hiérarchisés. Il n’y a pas d’égalité entre tous les êtres. D’autre part, le droit se fonde sur une sorte de "loi naturelle " inspirée par une divinité. Le modèle de société dans lequel s’enracine ce droit des Anciens est à la fois monarchique et théocratique.

Pour achever ce propos au sujet du droit antique, force est de remarquer que l’Antiquité ne fait l’objet d’aucune recherche dans l’ensemble des contributions des fédérations. Pourtant, il ne laisse aucun doute que les notions de liberté, d’égalité, ont été élaborées en tout premier lieu dans le monde antique et tout particulièrement dans la Grèce Antique. C’est à Athènes, c’est à Rome, que germent les idées de "citoyenneté ". Cette source fondamentale, étudiée autrefois par le professeur Claude Mossé, a été négligée dans l’ensemble de nos travaux de réflexion. Pourtant, c’est cette nécessaire excursion dans le monde de l’Antiquité qui autorise, sur un plan intellectuel, historique, donc non idéologique, l’exclusion et la disqualification des mythes de fondation des droits de l’homme, et tout particulièrement celui d’une origine judéo-chrétienne des notions de liberté et égalité.  

Antigone et les droits de l’homme

La référence à la tragédie de Sophocle, en matière de réflexion à propos de droits de l’homme, est devenue un lieu commun. On y voit l’acte de naissance des droits de l’homme ce qui revient à l’élever au rang d’un mythe fondateur. En réalité, on ne trouve pas trace des droits de l’homme dans ce mythe, pas plus que dans le code d’Hammourabi ou dans le Deutéronome. Nous plaçons même, pour notre part, le mythe d’Antigone aux antipodes de la philosophie, de l’idée des droits de l’homme qui ne sauraient se concevoir sans référence à l’idéal laïque. Dans une République ou une Patrie des droits de l’homme, la puissance publique ne peut que se refuser à imposer un dogme, une norme religieuse ou une idéologie à l’ensemble de la communauté humaine. La direction des âmes, la mise sous tutelle des consciences, la gendarmisation des comportements obéissent davantage aux motivations d’une théocratie, soucieuse de ranger la communauté sous la tutelle d’un clergé. Les principes laïques excluent du champ d’exercice de la politique tout ce qui relève de la liberté d’opinion, de la liberté de croire ou de ne pas croire. Ils congédient toute forme de préférence, toute hiérarchisation des pensées, des options spirituelles ou philosophiques. De ce seul point de vue, la référence obligée à l’histoire d’Antigone apparaît comme dénuée de tout fondement pertinent.

Rappelons ici, brièvement, le sujet d’Antigone, emprunté au mythe de la famille des Labdacides, descendants du roi de Thèbes Labdacos. Son fils, Laïos, est maudit par Pélops qui lui interdit d’engendrer un enfant, sinon il serait tué par celui-ci. Laïos ne tient pas compte de la malédiction et sa femme Jocaste lui donne un garçon, Œdipe. Laïos, saisi par la peur, l’abandonne dans la montagne après lui avoir percé les deux chevilles (Œdipe signifie "pieds enflés "). L’enfant est recueilli par un berger. Devenu un homme, il va consulter l’oracle de Delphes pour connaître ses origines. A un carrefour, une querelle l’oppose à un homme qu’il va tuer. C’était son père. Il arrivera ensuite dans la ville de Thèbes. Les citadins le proclament roi de Thèbes et lui donnent la femme de Laïos en mariage. La peste s’abat sur la ville. Œdipe apprend son crime. Jocaste se suicide, Œdipe se crève les yeux, se retire à Colonne en Attique avec ses deux filles, Antigone et Ismène. A Thèbes, ses deux fils, Eteocle et Polynice, vont se partager le règne, alternativement. Eteocle reçoit le pouvoir le premier. Au bout d’un an, il doit céder sa place à son frère Polynice. Eteocle refuse, son frère quitte Thèbes et va lever une armée avec le roi Adraste. Cette armée assiège les sept portes de Thèbes. Les deux frères s’entre-tuent au cours des combats. Le frère de Jocaste, Créon, devient le maître de Thèbes, alors. Créon fait rendre les honneurs à Etéocle qui avait défendu la ville de Thèbes, mais il interdit que l’on enterre Polynice. La sœur d’Etéocle et de Polynice, Antigone, refuse ce verdict. Créon, bien qu’Antigone soit fiancée à son propre fils, Hémon, décide de la condamner à mort. C’est le sujet de la tragédie de Sophocle (495-405 avant notre ère) que l’on peut dater de 441 (et qui sera reprise par Anouilh). Souvenons-nous aussi que dans la religion des Grecs, il ne fallait pas priver les morts d’une sépulture. Sinon, c’était condamner le défunt à errer sans jamais connaître le repos sur les bords du Styx, à venir tourmenter les vivants, en général son plus proche parent, à qui incombe au premier chef le devoir de l’inhumer.

Du point de vue de la laïcité en tant que "droit idéal ", la puissance publique (entendons l’ensemble des formes organisées qu’elle se donne tant du point de vue constitutionnel qu’institutionnel) ne doit viser que le bonheur de la "polis ", de la cité, sans se préoccuper des options spirituelles des individus qui peuvent pratiquer les rites ou s’imposer des obligations d’ordre éthique comme bon leur semble. Le politique s’interdit de juger, de considérer que telle pratique, rituelle ou non, doit s’interpréter comme un bienfait ou un méfait pour l’ensemble de la Cité. La puissance publique fait valoir le droit qui est commun à tous, pour l’ensemble du corps social.

C’est dire aussi que toute référence à la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 ne saurait faire l’impasse sur ses limites ou ses contradictions. Le préambule de cette déclaration, pour ne citer que cet exemple, fait bien référence à une sorte de religion d’Etat, une théologie déicole, un fidéisme de type déiste : " En conséquence, l’Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Etre suprême (souligné par nous), les droits suivants de l’homme et du citoyen " (Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789). La contribution particulièrement éclairante d’André Frey (Libre Pensée de la Sarthe) insiste avec raison sur ce point : " Le droit de la société nouvelle n’est ni chrétien, ni catholique, comme sous l’Ancien Régime ; il reste déiste et il le restera tout au long de la Révolution. En effet, la Constitution monarchique de 1791, les Constitutions républicaines de l’An I (1793) et de l’An III (1795) invoquent toutes trois, dans leur préambule, l’Etre Suprême ".

D’une certaine manière, donc, la Révolution Française perpétua une conception cléricale de la société, en dépit de l’hostilité affichée de Condorcet à toute forme d’intronisation d’un culte officiel, d’un déisme légal. Cette question nous ramène, bien entendu, aux débats tumultueux qui virent l’opposition entre deux notions : l’instruction (thèse défendue par Condorcet) et l’éducation nationale (thèse de Rabaut Saint Etienne). Pour Condorcet, l’instruction est émancipatrice, parce que la diffusion du savoir ne peut qu’enrichir tout le peuple. Les robespierristes et ceux qui combattirent les idées de Condorcet sont avant tout inspirés par les thèses de J.J. Rousseau. Dans l’Emile, dans ses Confessions, Rousseau semble penser que l’ignorance, le défaut de savoir, en définitive, serait un gage de la pureté des sentiments. Selon lui, toute connaissance procède des sens, de la sensibilité, et non pas de l’entendement humain, des facultés de raisonnement. Dans son ouvrage "l’Emile ou de l’éducation ", publié en 1762, Rousseau prenait le contre-pied du "plan d’une université " de Diderot (1775) et récusait l’école comme lieu d’apprentissage des savoirs. Il fallait non pas "instruiree une nation ", mais la "civiliser ". C’est-à-dire la catéchiser. Cette idée de "conversion " du peuple, calquée sur les méthodes catéchétiques des prêtres, sera reprise par Rabaut Saint-Etienne lors des débats à la Convention en décembre 1792. Voilà ce qu’il déclare : " Existe-t-il un moyen infaillible de communiquer incessamment, tout à l’heure, à tous les Français à la fois, des impressions uniformes et communes, dont l’effet soit de les rendre tous ensemble dignes de la Révolution ? (…) Ce secret a bien été connu des prêtres qui, par leurs catéchismes, par leurs processions, par leurs cérémonies, leurs sermons, leurs hymnes, leurs missions, leurs pèlerinages, leurs statues, leurs tableaux, et par tout ce que la nature et l’art mettaient à leur disposition, conduisaient infailliblement les hommes vers le but que les prêtres se proposaient. Il suit de cette observation qu’il faut distinguer l’instruction publique de l’éducation nationale (souligné par nous). L’instruction publique éclaire et exerce l’esprit ; l’éducation nationale doit former le cœur ; la première doit donner les lumières et la seconde les vertus. L’éducation nationale est l’aliment nécessaire à tous ; l’instruction publique est le partage de quelques-uns. Elles sont sœurs, mais l’éducation nationale est l’aînée " (cf. "les victoires de Jules Ferry " par Jean-Michel Gaillard dans le numéro d’octobre 1999 de la revue Histoire – pp. 43 44).

La totale liberté de conscience implique, ipso facto, l’égalité des droits, des droits égaux, qui dépassent le cadre de l’exercice d’une pensée, d’une faculté de jugement, de raisonnement. Egalité des droits rendue illusoire en raison de la division de la société en classes, d’une différenciation des conditions matérielles, sociales, d’existence des individus qui interdit toute forme de solidarité humaine (fraternité). Le principe de l’affirmation de la liberté de conscience implique la revendication de l’égalité des droits sociaux, politiques comme mode de réalisation d’une communauté fraternelle, d’une fraternité universelle.

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DES SOURCES JUDEO-CHRETIENNES DES DROITS DE L’HOMME

Revenons donc, plus en détail, aux Tables de la Loi ainsi qu’aux textes bibliques…De nombreuses contributions des fédérations départementales et groupement affiliés de la Libre Pensée dénoncent, à juste titre, cette imposture. La Libre Pensée de la Meuse nous invite à réfléchir sur cette question. Ginette Vargin-Orru (Fédération de Paris), dans un article intitulé "droits de l’Homme : rideau de fumée " dénonce avec sagacité la "sacrée impudence " qui consiste à assimiler les droits de l’homme à une sorte d’avatar des idées chrétiennes " en citant les paroles de Jacques Maritain. Elle rattache fort justement cette escroquerie intellectuelle à l’idéologie communautariste : " les enfants de dieu, écrit-elle, forment une communauté : les individus ne comptent pas dans une communauté ". Les remarques de Thierry Delaunay (Libre Pensée du Maine-et-Loire) considère que "vouloir imposer l’idée que les droits de l’homme sont une notion religieuse et surtout catholique est purement fantaisiste ". Et de citer certains textes de l’Eglise : " les vrais droits de l’homme naissant précisément de ses devoirs envers Dieu " Léon XII – Encyclique Liberta " (ibid.). Les observations, très pertinentes, de Jean-Bernard Lalaux (Libre Pensée du Nord- Pas de Calais) vont dans le même sens : " En effet, peut-on se fier à Blandine Kriegel lorsqu’elle affirme que la philosophie des Droits de l’Homme a une origine judéo-chrétienne ? ". Et de nous inviter à "une étude sérieuse des questions traitées " (J.B. Lalaux – document daté du 26 juin 1999). Cette contestation d’une refondation "cléricale " des droits de l’homme s’énonce également dans la contribution de Manu Fernandez qui rappelle, à juste titre, que "les Evangiles prônent la soumission aux puissants ". Eclairante aussi, la contribution remarquable de Gérard Plantiveau (Libre Pensée de Loire-Atlantique) qui nous invite à une "claire perception des choses ", pour mieux comprendre les enjeux des "actes de repentance " de l’Eglise Catholique. Gérard Plantiveau se lance dans le débat relatif au "glaive " et au "spirituel " et conclut : " c’est la distinction dans la subordination du temporel et du spirituel " qui conduit au "fameux principe de subsidiarité ". Analyse complétée, par ailleurs, par le monumental et inlassable travail de réflexion d’André Frey.

Qu’en est-il ?

A aucun moment, dans les textes bibliques, ne sont reconnues, affirmées, la liberté de conscience, l’égalité des individus et l’indifférenciation des conditions de vie. Contrairement à l’idée communément répandue par des penseurs (chrétiens), la Bible n’est pas à l’origine des droits de l’homme. Bien au contraire. N’en déplaise au pape Jean-Paul II qui influence bien des esprits… N’est-ce pas lui qui tonitruait dans son allocution à Paris en juin 1980 : " On sait la place que l’idée de liberté, d’égalité et de fraternité tient dans votre culture, dans votre histoire. Au fond, ce sont là des idées chrétiennes" (sic). Pour nous, la religion du Livre est la négation même de cette idée, dans la mesure où elle impose une certaine idée, disons plutôt une vision totalement étriquée de l’homme. Toutes les religions révélées, et tout particulièrement les religions monothéistes (christianisme, judaïsme et islamisme) refusent à l’homme, du fait de son prétendu aveuglement, de sa finitude, de ses "infirmités " (qui se ramènent à sa nature peccamineuse), la possibilité de décider d’une régulation du corps social, des formes de socialité. L’homme doit s’en remettre à Dieu, ce qui revient à dire qu’il doit s’en remettre aux porte-parole de la divinité, donc au clergé.

Le clergé, en l’occurrence, ce n’est rien d’autre qu’une fraction de la société, une nomenklatura patentée qui considère qu’elle a été élue, qui déclare avoir été inspirée par Dieu ou bien qui avoir reçu la mission de dire et de dicter la loi, et donc de gouverner tout le reste des humains. Ce groupuscule, cette minorité prétend détenir la vérité universelle et entend dominer la majorité des humains au nom de cette vérité, d’un "credo " que personne ne saurait discuter. Le clergé, comme produit de la sécularisation de la mission sacerdotale des "orateurs d’Eglise ", des successeurs de Pierre et des évangélistes, incarne les aspirations d’une minorité à gouverner les autres, au nom d’une spiritualité, minorité qui constituera une "aristocratie " de chefs religieux, de prêtres, de clercs : c’est le principe même de toute théocratie.

D’autre part, la communauté humaine n’a pas besoin de devenir un peuple puisqu’elle est déjà le peuple de Dieu. Les aspirations des hommes relèvent de la "libido dominandi " conspuée par Saint-Augustin et Pascal, par exemple. Il est vain pour l’homme de définir des principes de constitution d’une société à venir, à construire, puisque le fondement de ces religions consiste dans "l’autoconstitution ". Il n’est pas question d’homme, de femme, d’individus, mais de "créaturess " de Dieu. Les besoins fondamentaux, les aspirations doivent être tenues à distance : il n’est pas question de les ériger en "droit ". L’identité n’est pas sociale, politique, ethnique : elle est métaphysique. La liberté n’existe pas. Tout au plus, ces religions admettent une forme de pensée morale, de conscience sur le plan éthique, qui balance entre le Bien et le Mal, éthique qui ne laisse entrevoir que le seul paradigme moral du Bien professé une fois pour toutes par le texte sacré. Pour ce qui concerne le christianisme, écoutons plutôt ce que le cardinal J. Ratzinger nous explique dans un article daté du 03 décembre 1999 : il existe un Dieu unique qui satisfait aux exigences du cœur de l’homme. Lorsque la loi se présente à lui, il la reconnaît comme le Bien. La "loi " est définie par J. Ratzinger comme ce qui est "bon par nature " (Le Monde – 03 décembre 1999). Et Dieu est le dépositaire de cette loi naturelle puisqu’il est le père de la Création. Relisons, une fois de plus, l’Epître aux Romains de l’apôtre Jean : " Tous ceux qui ont péché sans la loi périront aussi sans la loi, et tous ceux qui ont péché avec la loi seront jugés par la loi " (chapitre 2 verset 12). Le paradigme humain s’identifie à la faute, au Mal. Le paradigme divin contient dans sa totalité le Bien. Mais la "loi " peut être inscrite dans le "cœur " des hommes : " Quand les païens, qui n’ont point la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, ils sont eux qui n’ont point la loi, une loi pour eux-mêmes ; ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leurs cœurs, leur conscience en rendant témoignage, et leurs pensées s’accusant ou se défendant tour à tour " (ibid. 2-14 ; 2-15).

Le bonheur de la Cité dépend étroitement d’une obéissance aveugle à une seule règle prescrite : l’amour de Dieu, qui sauvera les hommes. On rencontre ce leitmotiv de l’obédience dans les trois religions issues d’Abraham : le mot "islam " signifie en arabe "soumission ", "abandon confiant ". 

Les lois bibliques : la négation des droits

Tous les textes bibliques font état de pratiques discriminatoires. On pourrait citer de nombreux textes mosaïques dans l’Ancien Testament, dont le chapitre VII du Deutéronome. De nombreuses nations tomberont devant Moïse : " l’Eternel, ton Dieu te les aura livrées et (lorsque) tu les auras battues, tu les dévoueras par interdit, tu ne traiteras point d’alliance avec elles, et tu ne leur feras point grâce " (chapitre 7 versets 1-2 : " Ordre de détruire les Cananéens et leurs idoles "). Donc, pas de quartier ! Comme dans le Lévitique. C’est Dieu, l’Eternel, Jéhovah, qui dicte la loi à Moïse, loi qui s’adresse aux enfants d’Israël et qui s’adresse aux blasphémateurs : " Celui qui blasphémera le nom de l’Eternel sera puni de mort : toute l’assemblée le lapidera " (Chapitre XXIV, verset 16). A aucun moment il n’est question de droits, mais toujours de devoirs.

D’ailleurs, les lois ne s’appliquent pas à tout le monde. On connaît les références multiples au "peuple élu ". La loi ne s’adresse pas aux "enfants légitimes en la foi ". Citons par exemple la première épître de Paul à Timothée : " Nous n’ignorons pas que la loi est bonne, pourvu qu’on en fasse un usage légitime ; sachant bien que la loi n’est pas faite pour le juste, mais pour les méchants et les rebelles, les impies et les pécheurs, les irréligieux et les profanes, les parricides et les meurtriers (…) tout ce qui est contraire à la sainte doctrine " (Chapitre 1 versets 7-10). Qui a parlé de droits de l’homme dans la Bible ? Ceux qui ne croient pas en Dieu n’ont qu’un seul droit, celui de mourir. La seule conscience admise, c’est la "bonne conscience ", c’est-à-dire l’adhésion "à une parole certaine et entièrement digne d’être reçue ". L’autre conscience consiste dans un "naufrage par rapport à la foi " (ibid. versets 18-20). Ne parlons pas de la femme, elle n’a aucun droit, sauf de se taire : " Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de prendre de l’autorité sur l’homme, mais elle doit demeurer dans le silence " (verset 12). On peut tout aussi bien évoquer les textes vétéro-testamentaires, comme par exemple la Genèse : " Il (L’Eternel Dieu) dit à la femme : " J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi " (Ancien Testament- Genèse – Chapitre III – verset 17). L’histoire du Lévite d’Ephraïm, qui se trouve dans le Livre des Juges, témoigne du souverain mépris de la dignité de la femme exprimé dans l’Ancien Testament.

La mythologie judéo-chrétienne influencera longtemps les lois civiles en Occident. Même après la légalisation du divorce en 1884, la femme sera soumise à l'autorité du mari, du "chef de famille ". Il faudra attendre la création d’un Ministère des Droits de la femme en 1983 pour que ce concept de "chef de famille " disparaisse dans les textes officiels.

Précisons également que les textes bibliques ne postulent en rien une universalisation des droits des personnes. Il ne s’agit pas de placer les individus humains sous l’égide d’une chose qui serait commune à tous, d’une " res publica " (à l’origine de la notion de République ), mais au contraire instituent arbitrairement une " res privata ", une chose qui serait propre à certains, à ceux qui ont été " reconnus " par l’Eternel, le Créateur, Jéhovah. A cet égard , le verset 19 du chapitre 2 de l’épître de Paul est particulièrement significatif : " Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent " (Epître à Timothée).

Le christianisme, une religion d’amour ?

La religion chrétienne n’est pas davantage religion d’amour, de charité. Certains passages du Nouveau Testament ne sont jamais mis en exergue, ni cités dans les sermons paroissiaux, et pour cause. Evoquons le chapitre 12 de l’évangile de Jean (Arrivée de Jésus à Béthanie – Parfum répandu sur ses pieds pour Marie) : " Six jours avant la Pâque, Jésus arriva à Béthanie, où était Lazare (…)Marie, ayant pris une livre d’un parfum de nard pur de grand prix, oignit les pieds de Jésus, et elle lui essuya les pieds avec ses cheveux ; et la maison fut remplie de l’odeur du parfum. Un de ses disciples, Judas Iscariote, celui qui devait le livrer, dit : " Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum trois cent deniers, pour les donner aux pauvres ? ". Jésus répondit alors " Vous aurez toujours les pauvres avec vous, moi, vous ne m’aurez pas toujours " (ibid. versets 2-8). Dans l’Evangile de Matthieu, il n’est pas question de Judas mais des disciples de Jésus qui lancent : " A quoi bon cette perte ? " Et Jésus de répondre : " car vous avez toujours des pauvres avec vous, moi, vous ne m’avez pas toujours " (Matthieu, chapitre 26, versets 6-11). Même version dans l’évangile de Marc (chapitre 14, versets 3-9).

L’histoire de l’Eglise de Rome contredit également ce mythe de la pauvreté évangélique des serviteurs de la religion. Certes, le pape Nicolas III avait affirmé dans sa bulle " Exiit qui seminat " que jamais le Christ ou ses apôtres n’avaient rien possédé en droit. Mais au XIVème siècle, Jean XXII soutiendra, lui, que " la pauvreté ne réside que dans la disposition intérieure à la charité et non dans l’abstention de tout empire sur les choses du monde ". Ce pape ira même jusqu’à dire " que le Christ et les apôtres, possédant tout, cache ses richesses mais n’est pas pauvre " (article de Roger-Pol Droit à propos du " Court traité du pouvoir tyrannique " de Guillaume d’Ockham, publié dans Le Monde du 28 janvier 2000). On assimile trop facilement le christianisme à une religion de la " pauvreté " à partir d’une lecture trop rapide des textes théologiques. L’appât du gain, la réalisation d’un profit quelconque, la spéculation seraient contraires aux préceptes de l’Eglise. Qu’on relise donc la " Somme théologique ", publiée par le père dominicain Thomas d’Aquin au XIIIème siècle : " Si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire ou même honnête. Dès lors le commerce deviendra licite " (ibid.). On pourrait également se référer à la parabole des talents dans la Bible. Sans nul doute, Thomas d’Aquin a réhabilité l’idée de profit, pour le plus grand bien d’une Eglise qui devenait alors toute puissante. Enfin, il faut ajouter également que dans la perspective de la religion calviniste, par exemple, la réussite sociale et le profit demeurent l’expression de la prédestination divine. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi le protestantisme a contribué à la naissance du pré-capitalisme.

Le peuple élu contre les nations

En définitive, c’est peut-être la parabole des dix vierges qui rend le mieux compte de cette notion de " peuple élu " dans les textes bibliques : " le royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, allèrent à la rencontre de l’époux. Cinq d’entre elles étaient folles, et cinq sages. Les folles, en prenant leurs lampes, ne prirent point d’huile avec elles ; mais les sages prirent avec leurs lampes, de l’huile dans des vases. Au milieu de la nuit, on cria : voici l’époux, allez à sa rencontre ! Alors toutes ces vierges se réveillèrent, et préparèrent leurs lampes. Les folles dirent aux sages : donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent. Les sages répondirent : non, il n’y en aurait pas assez pour nous et pour vous (…) l’époux arriva, celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée. Plus tard, les autres vierges vinrent et dirent : Seigneur, Seigneur, ouvre-nous ! Mais il répondit : je vous le dis en vérité, je ne vous connais pas " (Evangile de Matthieu, chapitre 25, versets 1 – 12).

La parabole est le prélude des textes théophaniques de l’Apocalypse qui annoncent les coups de glaive : " de sa bouche sortait une épée aiguë, pour frapper les nations " (Victoire sur la bête et le faux prophète, chapitre 19, verset 15). Tout l’Occident ne tardera pas à mettre , elle aussi, son épée au service de cette spiritualité, ce qui fut la cause de nombreuses tueries.  

César et Dieu

La synthèse précédente, soumise au Congrès de Saint-Jean de Moirans, faisait référence , dans sa page 4, à " une épître fameuse aux Romains (qui) préconise de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ". Rendons tout d’abord aux évangiles de Matthieu et de Luc cette citation qui leur appartient puisqu’elle ne figure pas, précisément, dans l’Epître aux Romains de Paul. Dans l’Evangile selon Matthieu, Jésus répond aux pharisiens : " Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu " (Mat. 22 ; 17-21). On retrouve textuellement cette même phrase dans l’Evangile de Luc dans le verset 25 du chapitre 20. L’analyse de ce passage prête, pour le moins à discussion, dans la mesure où elle oriente l’interprétation vers la démonstration totalement arbitraire, nous semble-t-il, d’une origine judéo-chrétienne, sinon paulinienne des droits de l’homme. Je cite : " Jésus crucifié fait figure de contestataire face à l’ordre romain au nom de la conscience et de la croyance, certes ! " (ibid. p. 4). Cette présentation de la figure christique est tout à fait outrancière, si l’on s’en tient aux excellentes analyses de Gérard Mordillat et de Jérôme Prieur dans leur livre " Jésus contre Jésus " (Editions du Seuil, Paris, Novembre 1999). Elle est d’ailleurs en contradiction flagrante avec le texte, que nous avons lu, de l’Epître aux Romains attribué à Paul et qu’on restitue ici : " Rendez à tous ce qui leur est dû : l’impôt à qui vous devez l’impôt, le tribut à qui vous devez le tribut, la crainte à qui vous devez la crainte, l’honneur à qui vous devez l’honneur " (Rom. 13 ;7). Le verset 1 de ce même chapitre de l’Epître aux Romains ne manque pas de clarté : " Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures (souligné par nous), car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu " (sic).

En outre, la présentation de la figure christique comme un porte drapeau de la résistance ou de la contestation sociale, ou même comme un prédicateur d’une amabilité charmante à l’égard de tous ceux qui l’écoutent, relève de la fable et des mystifications des légendes dorées. On a pu faire allusion à une épître, adressée aux Gaulois (les Galates), pour justifier une revendication de l’égalité au nom de la dignité humaine dans les prédications christiques. Encore une fois, revenons au texte de Paul (qui s’adresse aux Gaulois) et qu’il faut lire avec attention : " Pratiquons le bien envers tous et surtout envers les frères en la foi ". On devrait citer plutôt des passages où le personnage de Jésus n’apparaît vraiment pas à son avantage, où il se montre bilieux, colérique, peu amène. Par exemple, l’évangile de Marc. Dans le verset 19 du chapitre 9, Jésus lance à " une grande foule " venue à lui : " Race incrédule, jusques à quand serai-je avec vous ? Jusques à quand vous supporterai-je ? ". On pourrait citer bien des passages des épîtres qui mettent en doute cette idée d’égale dignité, comme par exemple l’Epître à Timothée (chapitre 6, verset 2). Il y a bel et bien un ordre préférentiel, une différence qui est établie entre les créatures de Dieu. On ne peut pas vraiment dire que " la conscience humaine va s’éveiller à l’existence de la personne avec le christianisme " . A moins de vouloir emboîter le pas aux impostures intellectuelles du cardinal Paul Poupard et de certains théologiens de la libération, à la casuistique de Vatican II et de vouloir agréer aux actes de " repentance ". Non. On sent bien que dans une telle perspective, celle d’une source judéo-chrétienne indiscutable des droits de l’homme, tous les moyens sont mis en œuvre pour forcer une interprétation, que rien ne viendrait contredire formellement. Dans le prolongement de cette même posture interprétative, tout est également mis en œuvre pour épargner au cléricalisme un procès, un acte d’accusation, au nom des droits de l’homme. Peut-on considérer les guerres de religion, les inquisitions comme des " excès " ou des " déviations " ? C’est précisément ce que Jean-Paul II et le Saint-Siège s’efforcent de nous faire admettre aujourd’hui. " Déviations ", " excès " ou bien orientations naturelles et nécessaires de tous les dogmatismes, des formes monothéistes de spiritualité ? Le débat est ouvert. Pour notre part, nous ne pouvons souscrire à ces propos qui minent la crédibilité de la philosophie libre penseuse , tout en s’inscrivant dans le droit fil des tentatives actuelles de l’Eglise Catholique pour faire admettre un sincère repentir.

Mais revenons à l’allusion de Jésus à propos de César. La synthèse soumise au débat lors du Congrès de Saint-Jean de Moirans laisse entendre qu’il s’agirait ici de l’une des premières tentatives de théorisation de la laïcité, dans la mesure où Jésus distingue le politique et le spirituel, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, le premier étant indépendant du second. Bref, Jésus serait le prophète de la laïcité puisqu’il semble interdire toute tutelle du pouvoir spirituel sur le pouvoir politique. Jésus ne signifie pas ici qu’il faut se soumettre à la personne de César (en fait, Tibère). Il veut dire qu’il faut obéir aux lois, celles qui organisent la vie en collectivité. Cette obéissance ne connaît aucune limitation. On en revient à la même question de la liberté de conscience qui s’éveillerait, selon certains, avec le christianisme. Or , cette liberté de conscience n’a aucun sens dans la mesure où elle serait détachée d’une liberté des actes. " Rendez à César ce qui est à César, etc… " signifie en fait qu’il n’y a pas plus de liberté de conscience que de liberté en acte. L’organisation de la politique, les modalités de l’action politique, dans la " polis " ou la Cité des Hommes pour reprendre l’expression augustinienne, échappe à toute tentative de régulation d’une spiritualité quelconque. Ce qui revient à séparer la conscience et toute action. Tout acte est réglementé par la loi (de César). Toute conscience ne peut être que conscience de Dieu, que s’identifier à la foi. Le mot " foi " vient du latin classique " fides " qui signifiait " loyauté ", " parole donnée " ou bien " promesse ". Le latin ecclésiastique lui donne comme sens la " confiance en Dieu ". Le latin médiéval retient le sens de " croyant " qu’il oppose à " infidèle " (à la loi de Dieu), qui désigne très souvent les Musulmans.

Il faut être fidèle à Dieu, de même, il faut être fidèle à César, à l’empire romain. De la même manière, au XIVème siècle, le " féal ", c’est celui qui est " fidèle à la foi jurée ". Il n’est pas question d’individus, mais de sujets. La religion, en fait, ne connaît pas des individus : " je ne vous connais pas ", proclame bien souvent Jésus Christ à ceux qui n’adhèrent pas aveuglément à sa parole. C’est la négation même des droits de l’homme.

Le christianisme interdit toute forme de fécondité de la conscience , qu’il s’agisse d’une conscience de la spiritualité ou bien d’une conscience du politique. De ce seul et premier point de vue, le judéo-christianisme ne saurait avoir accouché des droits de l’homme. Les épîtres de Paul ne laissent planer aucun doute sur le fait qu’il s’agit de se conformer à l’ordre établi. Il était d’autant plus facile pour Paul de Tarse de se conformer au droit romain qu’il était lui-même citoyen romain et donc fondé en droit à faire appel à la juridiction romaine.

Une interprétation naïve, que les parangons de la laïcité ouverte reprennent à leur compte, consisterait à dire que Jésus a proclamé la séparation du religieux et du politique et que sa parole serait à l’origine de la pensée de Condorcet et de l’idéal laïque. Et puis, on le sait bien , hors de l’église , point de salut. " Mon royaume n’est pas de ce monde " proclame Jésus. Donc, l’avènement de la justice, du bonheur, ne dépend pas du monde mais de l’au-delà. Il faut que le ciel descende sur la terre. Dans le monde d’ici-bas, il n’y a rien de rendu possible par la raison humaine, par la capacité d’autodétermination des individus. Il n’y a pas d’autre promesse que celle de la venue du Messie, de la Rédemption. L’aspiration consciente , traduite en actes, à des droits quelconques est vaine. Au bout du compte, à travers César, c’est la raison humaine , l’exercice autonome de la raison , son activité consciente qui sont congédiées, comme l’a très bien souligné Karl Marx. César nous ramène au thème d’une impossibilité ontologique, inscrite dans les textes bibliques, de la perfectibilité humaine. Cette dernière ne dépend que de Dieu et de Dieu seul. Ce qui importe, ce n’est pas l’indépendance des hommes, mais leur interdépendance " dans l’alliance du peuple avec Dieu " comme le souligne fort justement Henri Pena-Ruiz dans son livre " Dieu et Marianne : philosophie de la laïcité " (Editions PUF, p. 169).

Tout cela peut paraître contradictoire. Nous avons cité plus haut l’Evangile de Jean : " Mon royaume n’est pas de ce monde " (chapitre 18 – " Jésus devant Pilate, gouverneur romain " - verset 36). Mais Jésus ajoute : " Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais maintenant mon royaume n’est point d’ici-bas " (ibid.). La citation complète semble donc invalider les exégèses du christianisme primitif relatives à l’indifférence du spirituel qui ignorerait souverainement l’ordre temporel. L’histoire même du christianisme contredit cette idée. La querelle des investitures, le gallicanisme n’auraient eu aucune justification… 

Pour en finir avec les mythes de fondation des droits de l’homme

Ceux qui pensent ou expriment l’idée que la religion, et tout particulièrement le judéo-christianisme, est à l’origine des droits de l’homme (parce que plus généralement, ils pensent la religion comme la quintessence du patrimoine socioculturel), ceux-là concèdent aux forces cléricales , aux représentants des églises que leur spiritualité est constitutive de la culture, de la vie politique et sociale. Dans un article récent, Lucienne Girard avait à juste titre dénoncé cette mystification de l’histoire culturelle, cette vision " christocentriste " de l’histoire occidentale (" Mythes antiques et figures bibliques " - Rubrique " Littérature " - La Raison n° 430 – Avril 1998 – pp. 21-22).

Régis Debray, dans ses travaux relatifs à la " médiologie " a également insisté sur le rôle des mythologies, des religions ou des formes de représentation symbolique païennes dans l’iconographie religieuse : " le premier art chrétien ", écrit-il, pour satisfaire une sorte de boulimie optique des représentations divines, a littéralement pillé " le répertoire décoratif païen " (Régis Debray : " Transmettre " - Editions Odile Jacob – Paris). 

Depuis quelques années, de nombreuses analyses sociologiques, historiques et politico-économiques passent au crible le patrimoine culturel de la laïcité en discréditant le colonialiste Jules Ferry, en dénonçant le nationalisme traditionaliste des " hussards noirs de la République ", etc… Dans le même temps, les analyses qui défendent l’idée que le judéo-christianisme serait à l’origine des droits de l’homme se gardent bien d’utiliser ces mêmes méthodes d’investigation ou de critique historique. Souvent, les auteurs de ces deux analyses sont les mêmes…Troublante convergence. On peut ranger Jean Baubérot (auteur de l’ouvrage " Vers un nouveau pacte laïque " - Paris – Editions du Seuil – 1990) dans cette catégorie, en témoigne d’ailleurs un récent article publié par l’US Magazine (N° 510 – Novembre 1999 – pp. 9-10).

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LES DROITS DE L’HOMME : PRODUIT ET FACTEUR DE L’HISTOIRE

Tout au long de la rédaction de cette synthèse, notre réflexion a été inlassablement sollicitée par la contribution de la fédération des Deux-Sèvres (Libre Pensée 79 ) largement inspirée, nous précise Jean Maquart par un ouvrage de Giorgio Del Vecchio, professeur de droit à l’Université de Rouen. " La Révolution, selon J. Maquart, c’est la lutte entre deux programmes, deux systèmes politiques, et elle ne saurait se résumer à l’application d’un seul programme " (ibid. page 1). Dans son projet d’intervention dans la commission " Question à l’étude ", daté du 1er août 1999, Jean Maquart revient sur cette idée : " Cet acte historique de la proclamation des droits de l’homme est tellement lié à l’histoire, et répond si intimement à la nécessité d’une époque, qu’on dénombre 27 projets de déclarations des droits proposés pendant la crise révolutionnaire à la réflexion de la représentation nationale ".

Cette contribution est particulièrement éclairante, c’est pourquoi nous nous bornerons à en citer de larges extraits : " La Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen se présente comme l’énumération de droits et garanties propres à chaque membre de la société humaine. Cette idée que l’être humain possède, par nature, des droits inaliénables qui doivent être reconnus par l’Etat, avait déjà été énoncée par la philosophie du siècle des Lumières. Contrairement aux postulats millénaires despotiques et religieux qui ont accablé, cette déclaration solennelle met l’individu – membre de l’espèce humaine – à la place que lui assigne sa nature, c’est-à-dire au centre des rapports sociaux ". Nous reviendrons dans un prochain chapitre sur les notions centrales de " droit naturel " et de " droit positif ". Mais, d’emblée, une question de fond est posée : " la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen est-elle l’aboutissement d’une réflexion philosophique (qui conduira à la révolution) ou bien le fruit (le produit condensé) d’une crise sociale et politique bien réelle, bien matérielle " ?

Pour J. Maquart, cette déclaration consiste avant tout dans la proclamation d’un principe " vers lequel la nouvelle conscience historique " et qui " fut conduite à s’orienter, poussée par l’expérience soufferte – l’expérience de la lutte des classes en présence – éclairée par la spéculation philosophique ". On retrouve ici, à l’évidence, l’énoncé des prolégomènes du matérialisme dialectique, énoncé qui tourne le dos, bien sûr, à la métaphysique de l’origine judéo-chrétienne des droits de l’homme. On peut ajouter aussi qu’une grande partie du Tiers-Etat, de la bourgeoisie était pétrie d’histoire romaine. Poursuivons notre lecture : " la nécessité de réformes qui devait conduire à l’abolition d’un régime dégénéré et désormais incapable de se rénover eut, dès le début, sa réponse théorique dans l’idée d’une Déclaration des droits fondamentaux. Il y a une parenté d’origine entre les exigences vitales (et bien réelles) de la nation à cette époque et cette idée des droits de l’homme " (ibid. p. 2). La promulgation d’un exposé des droits fondamentaux doit être comprise comme un acte préliminaire de la constitution. Un lien étroit est établi entre les postulats philosophiques et les besoins réels : " Chacun de ces droits dont on demandait la reconnaissance signifiait précisément l’abolition d’une série d’abus devenus intolérables, et correspondait par conséquent à un besoin concret et urgent de la nation. Donner à la Déclaration un seul contenu idéologique qui aurait été la cause de l’explosion de violence révolutionnaire qui suivit est une vue erronée (…) Si la Déclaration des droits inaugura une période de crise d’une violence sans pareille, ce ne fut pas parce que ces droits proclamés ne répondaient pas à des exigences historiques (…) tout au contraire, c’est le retard historique de leur application qui fut cause du désordre général et sanglant ". Selon J.Maquart, la crise révolutionnaire peut être considérée comme la conséquence de " ces désaccords entre l’être et le devoir être de la réalité, entre le présent comme passé et le présent comme futur poussent l’histoire en avant et font le dynamisme de la vie (…) de ces exigences qui, sur le fondement même de l’histoire, se posent en terme de conscience du droit ". Mais elle ne se résume pas à un " choc des idées ", car cette " conscience des droits naturels légitimes, cette conscience blessée par une société despotique, cette revendication de droits nouveaux qualifiés de naturels, c’est-à-dire légitimes , cet essor philosophique des Lumières (…) se sont façonnés au cours d’un processus où les besoins matériels nouveaux générés par l’activité (matérielle) sociale et économique changeante, se sont heurtés à l’enveloppe rigide héritée du passé et ont nécessairement débouché sur la revendication du changement, fondé sur un statut nouveau de l’homme " (ibid.) . On ne saurait mieux dire. On peut douter du fait que ce soit au XVIIIème siècle que le malaise économique ait pris des proportions excessives. En fait, toute l’histoire du Moyen-Age est marqué par les révoltes paysannes, les jacqueries qui sont incessantes. Tout le XVIIème siècle est marqué par des crises de subsistance, par la disette, la maladie. Les peuples d’Europe sont épuisés par les guerres, par la famine, par les impôts. Certains historiens admettent que les deux années de disette que sont 1692 et 1693 ont causé la mort de 2 à 3 millions d’habitants dans le royaume de France. Il convient de rappeler également que la Révolution ne fut pas seulement l’œuvre du peuple qui brûlait les châteaux, ou de la bourgeoisie, mais aussi d’une partie de l’aristocratie : les activités de Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, devenu député à la Convention en 1793, assassiné la veille de l’exécution du roi Louis XVI par le garde du corps Pâris, et considéré par les révolutionnaires eux-mêmes comme le premier martyr de la liberté, en témoignent.

Nécessité de la démarche comparatiste

En outre, une étude comparative approfondie des différentes Déclarations , notamment celle de 1789 et celle de 1776 (Déclaration américaine du 4 juillet 1776) montrerait l’évidence et la pertinence du propos de J. Macquart. Du point de vue de la philosophie religieuse, l’Etre Suprême dans la Déclaration française est un simple observateur (dont la fonction est essentiellement testimoniale), alors que dans la Déclaration américaine, il s’agit bien de Dieu, du " Créateur ". Sans sombrer dans l’historicisme, on peut rappeler que la Déclaration américaine visait l’indépendance, la disparition de la mise sous tutelle de l’Empire britannique des futurs Etats de l’Union, en rappelant le " droit ". Le but des Américains, c’est avant tout de démontrer que les Anglais ne respectent pas les droits des peuples et les droits des individus. C’est de contester l’autorité d’une souveraineté. Rien de tel dans la Déclaration française qui institue une souveraineté, qui vise avant tout l’institution d’une Constitution et d’un Etat souverain, d’une Nation, en disant le " droit ". De plus, dans cette dernière Déclaration, celui qui édicte le droit, ce n’est pas " Dieu ", le " Créateur ", mais bien le législateur, les délégués de la nation dûment mandatés par le peuple, les dépositaires de la volonté générale (" Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée Nationale " - Préambule de 1789). En matière de philosophie du droit, on pourrait démontrer tout ce qui oppose ces deux Déclarations. Ce que résume Blandine Barret-Kriegel ainsi : " Là où la Déclaration américaine cherchait les droits de l’homme dans le respect de la loi naturelle, la Déclaration française construit les droits du citoyen dans la fondation d’une société civile. Dans le texte de 1789, ce qui, par comparaison avec le texte de 1776, est évacué, c’est le rapport théologico-politique de l’homme à Dieu, c’est l’ordre de la loi naturelle et, ce qui est élimé, adouci dans son arête vive, c’est le droit naturel " (" Les droits de l’homme et le droit naturel " - Quadrige / PUF – 1989 – chapitre I " Les déclarations des droits du XVIII° siècle et leur destin " - page 27).

Et en même temps, la rédaction des Déclarations, les énoncés du droit en France et outre-Atlantique dépendent très étroitement du contexte politique, historique et socio-économique. Enfin, au-delà des oppositions entre les énoncés du droit, il faudrait aussi y discerner des ressemblances, des rapprochements, compte tenu du rôle joué par les étrangers proclamés députés par l’Assemblée Nationale. On lira à ce propos l’excellent article de Naraghi Ehsan dans le numéro spécial " La Révolution Française de 1789 " de la revue Histoire (" Les citoyens étrangers de la République " - page 13).

La critique des droits de l’homme

La Révolution française peut-elle être réduite à une entreprise de dictature, ou tout au moins de promotion de la bourgeoisie qui aurait alors abouti à la domination de cette classe sur l’ensemble de la société. De ce point de vue, la proclamation des droits de l’individu se résumerait à un acte de légitimation de la dictature économique de cette bourgeoisie. De ce point de vue, l’individualisme qui imprègne la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen serait l’expression de la mentalité bourgeoise, des idées de la bourgeoisie et non pas une idée universelle. Les droits de l’individu seraient fondés sur une falsification, un maquillage des besoins et des aspirations de tous les hommes qui aurait conduit à une dictature de classe. La défense des droits de l’homme et du citoyen coïncide alors avec une tentative de déguisement, de travestissement de la domination d’une classe, la bourgeoisie, sur l’ensemble de la société et de justification des violences sociales infligées aux masses laborieuses.

Cette position est difficilement tenable. Les droits de l’homme ne seraient plus fondés sur un espoir universel, sur l’idée d’une universalité des droits. Force est de reconnaître que les proclamations des droits de l’homme et du citoyen à l’époque révolutionnaire dépassent le cadre trop strict, trop étroit de cette conception réductrice de l’histoire. En fait, ces déclarations successives sont totalement contradictoires avec l’état réel de la société, avec la situation concrète, qu’elle soit économique, politique, ou sociale. Les droits de l’individu, les libertés individuelles, l’égalité, la fraternité constituent des entités totalement abstraites. Les concepts d’homme universel, de droit universel , l’idée d’une Nation où l’on ne peut recevoir de loi que de soi-même, sont forcément une abstraction complète, au regard des conditions matérielles d’existence des hommes et des femmes à la fin du XVIIIème siècle. Comment comprendre que la République, en définitive, désigne ce " lieu où personne ne commande ", pour reprendre l’aphorisme de Paul Bert ? L’idée même de " nation " prend à contre-pied un bon nombre de citoyens, voire même de militants républicains ou libres penseurs. Le mot " nation " tire son origine étymologique du latin classique " nascor ", qui veut dire " naître ". Ce qui nous renvoie au lieu de naissance. Certes. Mais la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 prive précisément les individus d’un lieu de naissance. Elle définit l’individu par l’humanité et non plus par l’origine de sa naissance, par son ascendance, par ses attaches à une classe sociale, à une catégorie sociale. Elle délivre les citoyens de toute appartenance, elle déracine l’individu pour le replacer dans le cadre d’une Humanité assez abstraite, certes, mais qui lui ouvre l’horizon d’une affirmation radicale de son autonomie. Cette contradiction formidable entre les ambitions, ou même l’œuvre des révolutionnaires a permis de voir se développer le rôle politique de la classe bourgeoise qui finira par dominer la classe des travailleurs. Le développement de la société capitaliste connaîtra toute une série de soubresauts en raison même de cette contradiction entre l’affirmation de droits abstraits et leur application dans les faits. Toutes les contributions des fédérations et groupements affiliés évoquent, parfois avec beaucoup d’émotion, ce vécu de droits non réalisés, ou réalisés d’une manière très imparfaite dans les faits. Tous les documents de réflexion s’attachent à déplorer, à fustiger ou tout simplement à démontrer, sans aller plus loin, parfois, la disjonction entre l’égalité de droit et l’inégalité en fait.

Ce qui nous amène à pousser la réflexion et à ouvrir le débat (ou le faux débat) entre les " droits liberté " et les " droits créance ".

Droits liberté et droits créance

Au cours d’une conférence sur le thème des droits de l’homme organisée à l’initiative de la Libre Pensée à Epinal le 30 avril 1999, le philosophe Jean-Loup Bidot (qui présidait alors le Comité " Ecole et République ") s’efforça de développer la question dans son exposé. Il distinguait les " droits-liberté " ou " droits de " et les " droits-créance " ou " droits à ". Les " droits de " correspondent à la liberté de conscience, au droit de se déplacer, de s’associer, ou d’être propriétaire. Ces droits, assez abstraits, théoriques, ou formels, ne s’accompagnent pas d’un pouvoir réel. Notre conférencier prenait l’exemple d’un citoyen pauvre : il bénéficie du droit de se déplacer, mais il ne peut pas jouir de ce droit compte tenu de la misère de ses conditions matérielles d’existence. D’où la nécessité de proclamer des " droits créance " : le droit à une protection sociale, le droit à l’éducation, à la santé, à une retraite, etc… Et de citer ensuite le préambule de la Constitution de 1848 dans lequel l’Etat se proclame responsable du bien-être des citoyens, se reconnaît des devoirs, le devoir de garantir une justice sociale qui aille dans le sens d’une égalisation des conditions d’existence matérielle des habitants de la cité. Jean-Loup Bidot évoque également le préambule de la Constitution de 1946 qui rappelle les " droits-liberté " pour édicter des " droits-créance ", des droits sociaux. Ce Préambule proclame le droit d’obtenir un emploi et de le défendre par l’action syndicale, le droit de grève, le droit à une protection sanitaire et sociale, le droit à la sécurité matérielle en cas d’incapacité de travailler, etc…

Rappelons ici, toutefois, que les droits de créance n’ont pas attendu le XIXème siècle pour être formulés dans les textes constitutionnels. Loin de s’opposer aux libertés, aux droits civils et politiques (considérés comme inhérents à la personne du citoyen et donc à une permanence de la nature humaine, comme des " droits naturels " donc…), les droits de créance (c’est-à-dire les droits sociaux, économiques, culturels, qui sont effectivement des créances sur la société et nécessitent une action positive de l’Etat, qu’on retrouve sous l’expression de " droit positif "), ces deux formulations du droit apparaissent d’emblée comme complémentaires. " Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits " proclame le premier article de la Déclaration du 26 août 1789. On peut, certes, distinguer, établir une typologie des différents droits : droits de première génération (droits civils), droits de deuxième génération (droits sociaux), de troisième génération (droits de solidarité) voire même de quatrième génération (droits bioéthiques). Pourquoi pas… Mais la valeur de telles oppositions doit être considérée comme relative. D’abord parce que toutes les libertés sont nécessairement complémentaires entre elles : les libertés de conscience, d’opinion, de diffusion, de déplacement, de communication ne peuvent pas s’opposer. D’autre part, il existe une complémentarité entre les " droits-liberté " et les " droits-créance ". La liberté ne peut se concevoir sans égalité et l’égalité ne peut exister sans liberté. Un grand nombre de libertés ne peuvent s’exercer sans une aide financière ou matérielle de l’Etat et de ses institutions. D’autre part, la Déclaration montagnarde qui précédait la Constitution du 24 juin 1793, à laquelle Condorcet participa activement, proclame bien que " le but de la société est le bonheur commun " dans son article 1 et si elle ne mentionne pas, certes, le droit au travail, en revanche elle affirme que " les secours publics sont une dette sacrée ", que " la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler " (article 21). Enfin, cette déclaration précise également que l’instruction est " le besoin de tous " et que l’Etat " doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens " (ibid. article 22). Ce que reformulera le préambule de la Constitution républicaine du 4 novembre 1848 : la République reconnaît " devoir assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant , à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler ", devoir favoriser et encourager " le développement du travail par l’enseignement primaire et gratuit, l’éducation professionnelle, l’égalité de rapports entre le patron et l’ouvrier (…) l’établissement par l’Etat de travaux publics propres à employer les bras inoccupés ". Ce préambule de la Constitution de 1848 (célébrée, rappelons-le, par une messe), appelle bien sûr de nombreux commentaires sur les visées ou les motivations d’un droit ou de droits qui s’énoncent d’une manière radicalement différente que sous la plume des montagnards.

Revenons aux implications de la distinction entre " droits-liberté " et " droits-créance ". Si l’on se place du point de vue de l’exercice des libertés individuelles, la loi aurait donc pour fonction d’interdire toute tentative d’attenter à ces libertés. La conception de l’Etat qui en découle, selon J.L. Bidot, serait celle d’un Etat de police ou d’un Etat " libéral ". La démocratie est avant tout une démocratie politique : la fin de la cité consiste dans la garantie de toutes les libertés individuelles. En revanche, pour ce qui concerne les droits de créance, on a affaire alors à un Etat Providence, qui doit fournir à chacun des services, qui doit garantir l’égalité matérielle entre les citoyens, la justice économique et sociale : c’est la démocratie sociale, qui se fixe pour but l’égalisation des conditions d’existence matérielle de tous. Cette idée d’Etat Providence se profiler à travers les Ateliers Nationaux de Louis Blanc en 1848, ou bien à travers le plan Beveridge, voire même la politique du gouvernement de la Libération, déjà appliquée peu auparavant à Alger…

Au cours de cette conférence fut citée la déclaration à l’Assemblée Nationale d’Alexis Tocqueville, le 12 septembre 1848 : " Ou l’Etat entreprendra de donner à tous les travailleurs qui se présenteront à lui l’emploi qui leur manque et alors il est entraîné peu à peu à se faire industriel. Et comme il est l’entrepreneur d’industrie qu’on rencontre partout, le seul qui ne puisse refuser du travail, il est invinciblement conduit à se faire le principal et bientôt, en quelque sorte, l’unique entrepreneur de l’industrie. Or cela, c’est le communisme. Si au contraire, l’Etat veut échapper à la nécessité fatale dont je viens de parler, s’il veut, non plus par lui-même et par ses propres ressources, donner du travail à tous les ouvriers qui se présentent, mais veiller à ce qu’ils en trouvent toujours chez les particuliers, il est obligé de faire en sorte qu’il n’y ait pas de chômage. Cela le mène forcément à distribuer les travailleurs, de manière à ce qu’ils ne se fassent pas concurrence, à régler les salaires, tantôt à modérer la production, tantôt à l’accélérer. En un mot, à se faire le grand et unique organisateur du travail. Et c’est ce en quoi réside l’essence du socialisme ".

Nous ne suivrons pas notre conférencier sur le terrain de l’analyse d’une supposée " composante eudémoniste " ou " utilitariste " de la morale des droits de l’homme, même s’il ne fait aucun doute que l’élargissement des droits sociaux et économiques comme expression sur un plan juridique de la légitimation des créances ou des licences individuelles ouvre la voie à une démultiplication des obligations individuelles ou collectives, des contraintes du droit.

Rousseau et le principe d’égalité

Qu’il s’agisse de liberté ou d’égalité, leur idée même est porteuse de contradictions. Rousseau l’avait très bien démontré dans son " Contrat Social " (1762). L’égalité naturelle, cela n’existe pas. Le droit à l’égalité ne vise pas à détruire ce qui est donné naturellement à chacun d’entre nous. On reste inégal par la force, par ses aptitudes ou ses capacités physiques. Les droits de l’homme consistent dans un pacte au terme duquel les hommes ne pouvant naturellement qu’être " inégaux en force ou en génie " deviennent " tous égaux par convention et de droit ". La philosophie de Rousseau est sans doute contestable, dans la mesure où elle s’inspire d’une vision aristotélicienne du monde qui institue une hétérogénéité entre les êtres humains. La physique d’Aristote, on le sait, se fonde sur une partition, une hiérarchie des êtres, des éléments plus ou moins parfaits (les corps légers, les corps lourds, etc…). Toutefois, il faut lire et analyser l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 (" Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ") comme une traduction des idées rousseauistes. Cet article opère, implicitement, une distinction entre la naissance, le moment de la naissance de l’individu humain (part d’humanité , de nature dans l’homme) et son devenir dans la société, en tant qu’individu citoyen (part de citoyenneté, de socialité dans l’homme). L’article 2 affiche ouvertement le souci de se référer aux droits naturels : " Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ". Les droits-liberté se fondent en grande partie sur cet article 2 et donc sur une certaine conception des droits naturels. Mais dans l’article 1, on ne saurait distinguer formellement ce qui relève des droits conférés par la nature et les droits civils instituant une citoyenneté politique qui implique, ipso facto, des droits-créance. " Les distinctions sociales ne sont fondées que sur l’utilité civile " : c’est une façon de reformuler l’idée de Rousseau selon laquelle les " hommes deviennent tous égaux par convention et de droit ", dans la mesure où l’on établit une continuité entre l’état de nature (acte de naissance) et l’état civil (développement dans la vie sociale). Contrairement à ce qu’écrit Blandine Barret-Kriegel, les droits naturels constituent bien, de manière formelle sans doute, le but de la Déclaration. Mais en même temps, ils sont un moyen, un remède, une méthode prophylactique pour pallier les désordres politiques, pour éviter le chaos. Et c’est bien le droit civil qui permet l’institution d’une constitution garante du bonheur de tous : l’action politique a pour finalité " que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous " (Préambule de la Déclaration de 1789). Or, les droits-créance coïncident avec ces " réclamations des citoyens "… De ce point de vue, on ne saurait démêler dans les articles déclaratifs ce qui relève du droit individuel, du droit des gens (" propriété "), du droit naturel (" liberté ") et du droit civil (" égalité "), du droit pénal (" la sûreté "), voire du droit politique (" la résistance à l’oppression "). Tout est mêlé. Et il n’est pas dit que les créances des citoyens (" les réclamations des citoyens ") occupent la seconde place ou jouent un rôle second dans la Déclaration elle-même. On ne saurait donc conclure à une cardinalité , à une " primordialité " d’un droit sur l’autre.

Des réclamations des citoyens et de la croissance de l’Etat

En vertu de ce principe qui fait jouer un rôle moteur aux " réclamations des citoyens ", il est vrai que chaque fois qu’un Etat accorde un droit nouveau à des citoyens, il faut créer une structure étatique qui garantisse ces droits. De ce point de vue, la multiplication des droits de créance est indissolublement lié à cette excroissance, à un mouvement de croissance de l’Etat, au risque de tensions possibles dans la société, tensions qui seraient donc constitutives de la formulation des droits. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dans cette perspective, aboutit alors à une situation paradoxale : une " révolution permanente " où les hommes s’efforceraient d’être ce qu’ils ne sont pas, de devenir égaux. Le droit à la propriété privée proclamé formellement ne permet pas de régler en soi le fait que celle-ci est distribuée inégalement. Les " droits-liberté " servent, en définitive, à légitimer les inégalités sociales : on annule pour le plus grand nombre la possibilité de bénéficier de ce droit à la propriété, d’exercer ce droit. La critique marxiste y a vu, on le sait, la défense des intérêts de classe de la bourgeoisie, la sauvegarde des intérêts de cette classe qui possédait les moyens de production. Les déclarations des droits de l’homme, formulées à l’époque de la Révolution Française, n’ont pas permis de surmonter ces contradictions. Le marxisme et les différentes familles de pensée qui s’y rattachent ont essayé de dépasser ces contradictions en prônant l’abolition des lois de marché, du système capitaliste. L’Histoire du XXème siècle, les " maillages " politiques et sociaux des sociétés ont été profondément marqués par ces deux mouvements contradictoires que sont la référence formelle à l’idée des droits de l’homme et la critique des droits de l’homme. Un exemple : le Préambule de la Constitution de 1848 postule la nécessité d’avoir un travail, et donc un salaire. La Déclaration Universelle de 1948 pose aussi la nécessité d’un " salaire minimum ". Or, affirmer ce droit, c’est d’une certaine manière entériner – de fait – une distribution inégale des richesses produites par une économie. A chaque fois, on accentue le caractère contradictoire, problématique des droits.

Finalement, plus la déclaration, la reconnaissance d’un droit s’éloigne de l’universel, du présupposé de l’unité de l’Humanité et plus on en diminue la portée. C’est ce qui ressort, par exemple, des contributions de Louis Santéri et de Renée Laurent (Libre Pensée de Savoie) qui réfléchissent tous deux au sujet des différences de formulation des droits. La conclusion de Renée Laurent consiste à dire que " nous entrons dans une société de non-droits " puisque " la guerre règne dans plus de quatre-vingt pays, détruisant le simple droit à la vie ", puisque " le travail n’existe plus qu’en fonction des besoins de la spéculation ", et que " plus de 250 millions d’enfants travaillent dans le monde ". Société de non-droits parce que " plus de 50 millions d’enfants meurent chaque année de faim, de maladie ", " le chômage, le travail précaire, les bas salaires remplacent peu à peu le droit au travail reconnu dans la déclaration de 1948 " et que " le droit aux soins est en passe d’être relégué au musée des raretés , le droit au logement disparaît " (ibid.). Comme le formule cette contribution, " la liste est longue ". Se pose alors la question : " Mais comment alors parler de droits dans cette situation " ? D’autant plus qu’en France, " comme dans toute l’Europe, le vocabulaire est évocateur de la remise en cause de nos droits. On nous parle d’égalité des chances et non plus de droits, d’équité et non plus d’égalité, de quotas (…), de contrat éducatif local (différent entre les écoles), contrat temps libre, contrat cantonal de la jeunesse (différent par canton), contrat local de sécurité, contrat global dans la santé, contrat dans l’enseignement par la DHG (dotation horaire globalisée), contrat local de développement (commune, canton…) " (ibid. page 2). Et l’auteur de cette contribution d’insister sur le fait qu’on " assiste à un émiettement social où de plus en plus on développe le chacun pour soi " , ce qui nous amène dans une situation où l’ " on revient largement avant la révolution française ". Les remarques de Louis Santeri vont dans le même sens et appellent à une émancipation de l’humanité toute entière de toutes les formes d’oppression.

Sur quoi repose un tel éloignement dans ce rapport inversement proportionnel entre la déclaration et la réalisation des droits ? Sur les contradictions de la société elle-même et donc sur les conditions socio-historiques de l’expression et de production des lois qui dictent les droits. Les limitations imposées aux " droits-liberté " ainsi qu’aux " droits-créance " nécessairement complémentaires expriment ou recouvrent des inégalités sociales, économiques, culturelles bien réelles. Autre façon de dire ici que l’histoire des droits de l’homme ne s’est pas faite en dehors de l’histoire, des rapports sociaux et économiques qui fondent telle ou telle société. Les droits de l’homme portent les stigmates de l’histoire. Cette évidence s’est imposée dans les débats de la Libre Pensée de Savoie : " déclarer les droits, c’est mesurer l’écart qui nous sépare de leur réalisation " (Discussion du 23 janvier 1999 – Complément des contributions).

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