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G. VINCENT, LE CONCEPT DE TRADITION SELON RICŒUR REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2006, Tome 86 n° 1, p. 111 à 143 111 LE CONCEPT DE TRADITION SELON RICŒUR Perspectives herméneutiques et pragmatiques Gilbert Vincent Centre de Sociologie des Religions et d’Éthique Sociale, Faculté de Théologie Protestante 9, place de l’Université – 67000 STRASBOURG Résumé : Dans son herméneutique, Ricœur nous propose un concept de tradition original, pragmatique. Il s’est attaché très tôt à défendre l’idée que la tradition est pour toute pensée une condition d’orientation. Souligner, comme il l’a fait, qu’orientation implique limitation, ce n’est pas souscrire à un perspectivisme radical : toute tradition ne naît-elle pas et ne vit-elle pas de rencontres qui entraînent parfois des transformations profondes ? On prêtera une attention toute particulière, dans cette étude, au défi que représente la rencontre avec l’Extrême-Orient. Défi n’est pas impossibilité, et les traductions, déjà nombreuses, préparent la naissance d’œuvres inédites, attestation d’un universel véritablement « concret », concret et contingent, fragile parce que contingent. Abstract : In his hermeneutics Ricœur proposes an original and pragmatic concept of tradition. Very early he defended the idea that for each thought tradition is a condition of orientation. He emphasized that orientation implies limitation, but this is not synonymous with a radical perspectivism ; does not each tradition originate and live from encounters that do sometimes bring about profound transformations ? This paper pays particular attention to the challenge of the encounter with the Far East. Challenge does not mean impossibility, and numerous translations prepare the editions of hitherto unpublished works, which testify to something universal and really concrete, concrete and contingent, fragile because it is contingent. 1. CULTURE ET TRADITION Un texte, surtout, va servir de guide à notre réflexion ; quelques pages seulement, mais dont l’apport théorique est riche, ainsi qu’on le montrera ; des pages situées presque à la fin de l’Introduction de La symbolique du mal 1 . Si ce texte mérite une telle attention, c’est qu’on découvre, dans la manière dont la question de la tradition s’y ————— 1 Ricœur, 1960.

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    REVUE DHISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2006, Tome 86 n 1, p. 111 143

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    LE CONCEPT DE TRADITION SELON RICUR Perspectives hermneutiques et pragmatiques

    Gilbert Vincent Centre de Sociologie des Religions et dthique Sociale,

    Facult de Thologie Protestante 9, place de lUniversit 67000 STRASBOURG

    Rsum : Dans son hermneutique, Ricur nous propose un concept de tradition original, pragmatique. Il sest attach trs tt dfendre lide que la tradition est pour toute pense une condition dorientation. Souligner, comme il la fait, quorientation implique limitation, ce nest pas souscrire un perspectivisme radical : toute tradition ne nat-elle pas et ne vit-elle pas de rencontres qui entranent parfois des transformations profondes ? On prtera une attention toute particulire, dans cette tude, au dfi que reprsente la rencontre avec lExtrme-Orient. Dfi nest pas impossibilit, et les traductions, dj nombreuses, prparent la naissance duvres indites, attestation dun universel vritablement concret , concret et contingent, fragile parce que contingent.

    Abstract : In his hermeneutics Ricur proposes an original and pragmatic concept of tradition. Very early he defended the idea that for each thought tradition is a condition of orientation. He emphasized that orientation implies limitation, but this is not synonymous with a radical perspectivism ; does not each tradition originate and live from encounters that do sometimes bring about profound transformations ? This paper pays particular attention to the challenge of the encounter with the Far East. Challenge does not mean impossibility, and numerous translations prepare the editions of hitherto unpublished works, which testify to something universal and really concrete, concrete and contingent, fragile because it is contingent.

    1. CULTURE ET TRADITION

    Un texte, surtout, va servir de guide notre rflexion ; quelques pages seulement, mais dont lapport thorique est riche, ainsi quon le montrera ; des pages situes presque la fin de lIntroduction de La symbolique du mal 1. Si ce texte mrite une telle attention, cest quon dcouvre, dans la manire dont la question de la tradition sy

    1 Ricur, 1960.

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    trouve traite, la plupart des traits repris ou dvelopps par la suite, tous caractristiques de lintention de donner ce qui pourrait ntre quune notion vague le statut dun concept vritable. Nous ne pouvons malheureusement pas prtendre apporter ici une preuve en bonne et due forme de la justesse de cette affirmation, qui conduit traiter ce texte comme une partie totale de luvre toute entire. Il nous faudrait, pour cela, nous engager dans un examen et une comparaison systmatiques de tous les textes, nombreux, o il est fait mention de la tradition, ce qui excderait les limites dun article. Ce quoi nous devons donc nous rsoudre, ici, cest, considrant notre passage comme une cellule mlodique , de signaler seule-ment les principaux enjeux hermneutiques dune rflexion sur la tradition, cest--dire, comme on le redira, sur les conditions mmes de toute pense. La tradition, selon Ricur, cest le nom dune premire donne, dune premire rceptivit qui nourrit lexercice responsable de la pense.

    Il convient au pralable de prciser que, curieusement, sen tenir un indice de frquence lexicale, la tradition pourrait ne pas compter parmi les objets dtudes privilgis de Ricur : le mot napparat dans aucun des titres douvrages, et ne figure que dans trs peu de titres darticles ou de chapitres. Mais il est plus signi-ficatif, au regard du prjug selon lequel il serait invitable que tout plaidoyer en faveur de la tradition succombt la tentation du traditionalisme, de noter que lorsque le terme est prsent sous la forme de ladjectif traditionnel , il na jamais pour fonction de confrer un supplment dautorit lnonc quil qualifie. On ne saurait sen tonner car, la suite de Hannah Arendt tout particuli-rement, Ricur a tenu souligner que, la diffrence du pouvoir, lautorit vraie y compris celle dun tmoin implique reconnais-sance par dautres, donc examen peu ou prou critique des raisons militant en faveur de cette reconnaissance. Si, malgr tout, lon soutient que la tradition est bien, dans luvre de Ricur, un objet dtude dimportance, force est de prciser aussitt quil sagit dun objet singulier, qui relve dune pragmatique, ainsi que notre titre le suggre. Son tude se confond donc trs largement avec celle des conditions de possibilit de toute pense vive, en particulier de celles relatives lheuristique, aux ressources imaginatives grce auxquelles nous explorons discursivement le monde.

    Dire que la tradition nest pas un objet dtude parmi dautres, ce nest donc nullement une faon de lui rserver un statut sur-minent, comme les traditionalistes le voudraient, et lon commettrait une vritable faute catgorielle si lon croyait avoir affaire, avec elle, un type de reprsentations en droit de revendiquer de notre part le respect le plus total. Parler de tradition, cest en effet parler, en ralit, sur mode rflexif, des conditions de possibilit dune pense

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    mise au large, libre de la rptition et enrichie de nouvelles comptences symboliques, manifestes dans lacte dinterprter et parfois, corrlativement, dans leffort pour faire en sorte que diverses traditions, rendues leur plasticit normale, puissent se rencontrer nouveau, sinon pour la premire fois.

    En quelques paragraphes, Ricur nous offre, dans lIntroduction de La Symbolique du mal, un brillant commentaire de la formule kantienne clbre rendue clbre en particulier par laccueil quil a su lui rserver : le symbole donne penser . Il sattache prciser la manire quil juge lgitime de sapproprier philosophique-ment le langage religieux qui accompagne ou guide mme laveu de la faute. Ds prsent, une premire remarque simpose donc : dfaut de prouver que le reproche parfois adress son hermneutique, de confondre les genres philosophie et religion en particulier , procde dun trs grave malentendu, on doit souligner que notre texte abonde en prcautions et distinctions qui tmoignent dun souci trs vif de ne rien concder au syncrtisme 2 ni lclectisme. Le philosophe, en sintressant la symbolique religieuse, montre le prix quil accorde lexercice dune pense libre ; libre, en particulier, lgard des prjugs scientistes qui poussent croire que, hors de la science, il ny aurait que non-sens ou irrationalit. Dcider que philosophie et langage religieux nauraient rien de commun, que serait-ce, en effet, sinon entriner une conception trique de la modernit en refusant linvitation kantienne faire preuve daudace au point de sengager dans une relecture philosophique des noncs religieux, situs et compris dans les limites de la raison pratique ? En dclinant semblable invitation, on ne ferait quentriner une dfinition troite, trop troite, des tches incombant la philosophie, et la phnom-nologie en tout premier lieu. Ricur nhsite pas, lui, le traducteur et le commentateur scrupuleux de Husserl, dire que, en ignorant le langage religieux, la pense philosophique se prive des ressources qui lui permettraient dtre une rflexion pleinement assume , attentive faire droit lexprience humaine prise dans toute son amplitude et sa complexit, considre jusque dans ce que les phnomnes oniriques et potiques nous en rvlent. Au regard dune tche aussi considrable de recollection quasi hglienne du sens, lhermneute estime devoir sloigner de la phnomnologie husserlienne, trop attache dcrire les motivations et les intentions du sujet empirique, en particulier du sujet croyant, et se

    2 Dans ltude : Civilisation universelle et cultures nationales (in Ricur, 1986, p. 300), texte postrieur de peu celui que nous commentons titre principal, nous trouvons nombre de propos parallles, convergents ou complmentaires de ceux que nous sommes en train de commenter. Contre le syncrtisme, retenons cette ferme dclaration : Aux syncrtismes il faut opposer la communication, cest--dire une relation dramatique dans laquelle tour tour je maffirme dans mon origine et je me livre limagination dautrui selon son autre civilisation .

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    rapprocher dautant de la version hglienne de la phnomnologie sans toutefois reprendre le dessin tlologique de ce discours totalisant , qui considre les uvres de culture comme des matrices symboliques dont le rle est dcisif dans linvention continue du sens du monde et de notre humanit.

    Ce projet de comprhension hermneutique, avec ses nouvelles inflexions, parat toutefois se heurter une objection de principe : sil nest pas de pense sans un symbolisme dj l, autrement dit, sans un langage plein , profond , sans doute, mais par l mme opaque 3, en contrepartie, luniversel vis par la pense ne se trouve-t-il pas demble limit par le symbolisme mme des uvres grce auxquelles nous le visons ? Ce qui nous donne ouverture sur le monde est ipso facto principe dtroitesse, sinon denfermement. Il en va donc dune situation profondment ambivalente. Cependant, en toute logique, lambivalence se prte une lecture diffrente de la prcdente, qui mriterait de se voir accorder une importance thique considrable ; car sil faut assurment renoncer la chimre dune philosophie sans prsuppositions 4, il faut en mme temps se rappeler que ce renoncement a un endroit, que partir dun symbo-lisme dj l, cest se donner de quoi penser . Force est dajouter que cest du mme coup introduire une contingence radicale dans le discours . Mais quelle valeur accorder cet aveu de contingence ? La question parat pressante, car le risque existe, on le peroit bientt, que, donnant raison au relativisme, on ne voie dans luniversel quune chimre, et dans lide dune communication des cultures quune faon de se voiler la face devant des rapports de force qui ne concernent pas moins les rencontres inter-culturelles que toute autre manifestation de la vie sociale.

    Avant de prciser comment Ricur rpond cette question prjudicielle, nous devons justifier, mieux que nous ne lavons fait jusqu prsent, notre dcision dclairer la question de la tradition partir de quelques pages de lIntroduction de La Symbolique du mal. Il est vrai que ce texte voque, non la tradition, mais la multi-plicit des cultures, ainsi que le dfi que cette multiplicit reprsente pour toute mmoire culturelle vritable, qui implique articulation, structuration. Pourtant, le terme de tradition nest pas totalement absent, et ds quon le remarque, on voit se dessiner un riche rseau smantique au sein duquel les notions de culture, de mmoire, de tradition et de pense apparaissent troitement interdpendantes. Ainsi, alors que, premire lecture, le texte pouvait laisser croire que lhermneute reprenait son compte la dfinition ordinaire de la culture et de la tradition, lune renforant lautre et lui donnant

    3 Ricur, 1960, p. 22. 4 Ricur, 1960, p. 26.

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    laura de limmmorial, on dcouvre trs vite quil nen est rien, la mention de la pense suffisant carter les spectres jumeaux du traditionalisme et du culturalisme.

    Dun point de vue subjectif, ces deux formes de substantialisme paraissent presque invincibles : je suis enclin voir dans ma culture une ralit hors pair parce que je reconnais assez spontanment quelle me prcde, ventuellement mme que jai contract une dette son gard. Le risque est grand, du coup, de supposer quune culture domine ses membres , donc de lassimiler une forme trs efficace de programmation. Bientt, on nhsitera gure dire que chacun lui appartient et doit montrer, dans ses manires de penser et de faire, quil en est intimement persuad. La premire des questions, qui chasse celle du sens, devient alors celle, en forme dalternative, de lobissance et de la trahison. Pour chapper lalternative secrte par lillusion substantialiste, donc pour ne pas sacraliser la Tradition , il importe au contraire de rsister au traditionalisme et de dfendre lide quune culture nest pas ma culture sans moi, moi qui suis appel linterprter avec dautres, ne serait-ce que pour valider les propositions de sens quelle vhicule. Mais dfendre les droits de linterprtation, cest dfendre du mme coup ce que Pierre Bayle appelait les droits de la conscience errante , donc les usages plus ou moins dviants que lon fait des traditions. Pourquoi un tel plaidoyer, sinon parce quil faut compter avec lactivit de la mmoire, facult dappropriation et non de simple enregistrement ? Pas dappropriation, en effet, sans slection dont le principe nous chappe souvent , sans transformation plus ou moins intentionnelle, des contenus certes, mais surtout des articulations symboliques qui empchent le mouve-ment de ptrification menaant toute culture. Parler de mmoire, cest parler de tradition ; la diffrence principale tant quavec celle-ci on met laccent sur ce qui confre celle-l une sorte dobjectivit sociale, voire une certaine puissance coercitive (moyens mnmoniques, contrle des contenus transmis et surveillance des agents concerns par la transmission etc. 5), tandis que la premire fait davantage droit aux ruses, manires de dtournement et de braconnage 6 dont les sujets se montrent gnralement capables, des pratiques souvent

    5 Cf. le chapitre : La mmoire exerce : us et abus , Ricur, 2000, p. 67ss. 6 Cette expression, que lon doit Michel de Certeau, est certainement prfrable

    celle, chre Lvi-Strauss, de bricolage , car elle renvoie la question des rapports de pouvoir, question travaille par la culture mais non limine par elle, moins que celle-ci, devenue docile et conformiste, nassume une fonction idologique. Rappelons, au dtour de cette note, que Michel de Certeau a compt parmi les principaux interlocuteurs de Ricur, et que le dbat dans lequel ce dernier sest engag avec lui, en particulier dans Temps et rcit, a port sur le risque quune conception faisant la part trop grande aux ressources de la fiction, ainsi dans Lcriture de lhistoire, ne fasse trop bon march du poids dobjectivit, et du discours historiographique, et de ces rcits constitutifs dune tradition que les historiens sattachent toujours rectifier.

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    diriges contre la culture en place, avec ses codes dominants, des pratiques parfois stimules par cette culture, du fait de sa pluralit interne.

    Notre texte opre ainsi un dplacement notable de la topique reue, puisquil met laccent sur lintime relation entre pense et culture. En dcidant de ne pas mettre la tradition au premier plan, Ricur parat nous inviter lier le sort de ce concept celui qui serait son interprtant de mmoire culturelle. Mais il prend soin den signaler la porte thique 7. Mettre laccent comme il le fait sur la contingence de toute culture, nest-ce pas, en effet, sinterdire toute complaisance, refuser de laisser croire que lune dentre elles pourrait tre, en droit, suprieure une autre ? Insister sur cette contingence, cest refuser que luniversel soit moins quun horizon commun, refuser den faire ltendard des menes imprialistes dune socit dont les membres sautoriseraient de leur culture pour disqualifier les autres, avant, si possible, de les soumettre les autres. Parler de contingence, cest au contraire mettre laccent sur une pluralit constitutive et rappeler que cette pluralit, et luniversalit quelle annonce, ne se manifestent que localement, dans la pers-pective de cultures toujours particulires : trange mais irrductible relation de complmentarit entre immanence et transcendance ! Enfin, lide de contingence va de pair avec ce fait de premire importance : ma culture, cette culture en et par laquelle jai le pressentiment dun universel qui vaut comme lhorizon dune promesse de paix et comme un recours contre les atteintes la pluralit, unification violente et dispersion complaisante, nest pas immunise contre les risques du changement, mais pas incapable non plus de convertir les risques en chances de renouvellement.

    Toute pense, y compris philosophique, est donc limite et oriente par une culture qui, pour le meilleur et pour le pire, tend simposer comme un ensemble compact, opaque, de prsupposs. Aussi rigoureuse soit-elle, jamais la rflexion pense de la pense naura donc le pouvoir de rendre la pense transparente elle-mme. Sil y a conscience, celle-ci est partielle : la conscience de conscience, conscience en soi et pour soi, nexiste que dans la philosophie sp-culative de Hegel. Mais la complmentarit des concepts pratiques ou, plus prcisment, pragmatiques, de limitation et dorientation est telle quon ne saurait souligner le premier, en vue par exemple de dnoncer livresse spculative, sans mettre un accent gal sur le second, qui nous donne lassurance, mme en labsence de toute dmonstration, que la pense nest pas vaine, que mme la fiction

    7 Nous faisons cho ici la dfinition de lthique et la justification de son primat

    sur la morale, sur le devoir, exposes dans Ricur, 1990, p. 199ss.

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    nest pas rien, puisque sa rfrence est le possible, ou encore lautrement de lvidence de ltre.

    Dans le prsent texte, cest surtout sur lorientation liminaire de la pense philosophique que Ricur attire notre attention lorsquil rappelle que notre philosophie (expression de la prise de conscience de la contingence en jeu : lauteur ne dit pas la philosophie !) est grecque de naissance. Son intention et sa prtention duniversalit sont situes ; le philosophe ne parle pas de nulle part, mais du fond de sa mmoire grecque, do slve la question : quest-ce que ltre ? . Assumer une telle situation, selon lhermneute, ce nest nullement se rsigner ni, surtout, souscrire une conception du monde de type relativiste ou sceptique. Inversement, il ne suffit pas dinvoquer luniversel pour se croire dispens de toute forme de travail ; car cest un certain travail que la culture requiert. Remar-quons, avant den prciser les principales modalits que, dans ce mme texte, la mmoire grecque nest pas dfinie par un ensemble de contenus de pense qui serviraient apaiser notre inquitude ontologique, mais par un questionnement insistant la fois sur ltre et sur nos faons de nous rapporter lui grce diffrents genres de discours 8.

    2. TRADITIONS ET RENCONTRES. DE LA SMANTIQUE LA PRAGMATIQUE

    On pressent, sur la base de ces premires indications, que tradition , dans le cadre de lhermneutique de Ricur, relve de deux types demploi distincts. ct demplois descriptifs tenant largement compte de ce qui, aux yeux des membres dune socit, fait consensus, il en est dautres, plus spcifiques, plus rflexifs aussi, concernant les conditions culturelles de toute comprhension. Lusage rflexif du concept prend appui sur deux motifs ; lun, critique, dascendance toute kantienne, lautre thique. Ce dernier motif sous-tend la pratique discursive de Ricur, attentif, au nom du concept ontologique de lanalogue et du concept de semblable, version thique du prcdent, rsister lattrait exerc sur lentendement par les dfinitions extrmes, extrmistes pourrait-on presque dire en songeant lexacerbation rcente post-moderne ? dune

    8 Cette mmoire grecque se manifeste avant tout, chez Ricur, travers deux rfr-

    ences insistantes : lune Aristote, dont laffirmation clbre : ltre se dit de manires multiples scande une hermneutique respectueuse des structures gnriques qui spcifient tout discours et interdisent de considrer comme quivalents des noncs dcontextualiss ; lautre Platon, dont la spculation sur les grands genres de ltre, le mme, lautre et lanalogue, nourrit la rflexion chaque fois que lhermneute se risque, la fin de ses ouvrages, exposer les implications il ne sagit pas de conclusions, en effet ontologiques de ses recherches sur des domaines de ralit plus concrets.

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    invocation de la diffrence entre le mme et lautre qui conduit souvent deffrayantes manuvres de sgrgation. Si ce motif nous dissuade de refuser lautre toute capacit de distance dans le rapport quil entretient avec sa tradition 9, le motif critique, lui, nous incite prciser le sens de tradition par rapport aux deux ples de limaginaire culturel, lidologie et lutopie 10. Dune part, versant idologique, la tradition peut tre dfinie comme ce qui donne forme un monde commun particulier ; dautre part, versant plus utopique, en rapport avec la mmoire et lintempestif, comme ce qui permet un sujet dafficher des convictions personnelles ; un sujet prt, par fidlit lgard des valeurs auxquelles il accorde crdit, mettre en cause les normes de son groupe dappartenance ainsi que le consensus qui soude le groupe, dont celui-ci attend, vainement, quil le dlivre de la hantise de ses ennemis. En assumant un tel motif critique, lhermneutique, dont lobjet principal sera de plus en plus clairement le discours, non simplement le langage ni la parole, manifeste son intrt croissant pour les travaux linguis-tiques qui, de Peirce Benveniste, de Wittgenstein Austin etc., ont contribu donner la smantique son inflexion pragmatique contemporaine.

    Dans notre texte, Ricur laffirme demble : notre mmoire culturelle est limite, et cette limite est contingente. La suite du propos est une explicitation et presque une application de la leon implique par la double affirmation suivante : quil nest pas de limite qui soit jamais infranchissable, et que rien en droit nautorise quiconque se tient en-de, prtendre quil ny aurait, au-del, quinconnu et inconnaissable, tranget et non-sens. Le danger majeur, la menace que tout refus de dcentrer son regard fait peser sur ltranger, mais aussi, du coup, sur le soi sur lequel, comme par effet de symtrie, pse linterdit de dissidence et de critique -, est certainement prsent lesprit de lhermneute puisquil parat devoir se rcrier : Non point quaucune culture soit exclue par principe ! Rien de simplement ractif, dans cette protestation : par elle, on sengage, thoriquement et pratiquement, concevoir la culture comme un travail la frontire et, surtout, sur la frontire, destin faire de celle-ci, non un bouclier ni un

    9 Souvenons-nous des belles pages de Pierre Bourdieu (1980), sur lart du conteur, sur la capacit produire des variantes partir de la matrise de schmes pratiques. Il nest pas exagr de penser que le sociologue donnerait ainsi raison plutt Ricur qu Lvi-Strauss, dans le dbat qui les a opposs sur la question de savoir si les mythes chappent la pratique ou aux sujets pratiques autrement dit, sils ne font que renvoyer les uns aux autres, comme travers des oprations de transformation quasi automatiques ou si, auxiliaires symboliques du se comprendre , nchappant donc pas au destin de toute mdiation, ils sexposent des remplois qui peuvent aller jusqu en affecter, non seule-ment les contenus, mais encore les caractristiques gnriques, celles du mythe pouvant ainsi cder devant celles du rcit.

    10 Ricur, 1997.

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    cran, mais un filtre symbolique destin oprer des distinctions ; chacune lgitime, pour autant quelle soppose lentropie gnrale laquelle la culture, au sens courant du terme, na pas le privilge dchapper ; entropie qui, comme Hegel le disait plaisamment, se rfracte dans la croyance que toutes les vaches sont noires 11. Lentropie, soit du fait de lidentification une culture prtendument unique, soit du fait dune profusion anarchique des biens et des critres dapprciation culturels , nest cependant pas fatale ; il existe un double remde possible : distinguer, contre le danger de tout confondre, et rencontrer, contre tout repli et toute peur obsidionale. Ces deux remdes nen font probablement quun, sil est vrai que distinguer est le pralable de toute rencontre, que distinguer empche que le double mouvement du avec , conjonction et sparation, ne cde devant lemballement des rapports mimtiques.

    La mmoire, comme la tradition, est toujours beaucoup plus complexe quon ne limagine. Cest pourquoi, peine a-t-on affirm que notre mmoire est grecque, il faut souligner lexistence dune intime altrit. Toute thse relative lorigine se ddouble donc presque aussitt, laccent se trouvant alors mis sur la rencontre de la source juive avec lorigine grecque . La rencontre tient certes largement du hasard, mais lhistoire quelle suscite la transforme en une sorte de destin mais non de fatalit , si bien quon est fond aprs-coup y voir lintersection fondamentale et fondatrice de notre culture . Dire que la source juive est le premier autre de la philosophie, son autre le plus proche 12, est une affirmation remarquable, si lon songe combien il est tentant de faire de la rfrence la culture dun peuple, paralllement au droit prtendu de ce dernier faire dune portion de lespace go-politique sa proprit exclusive, ce qui le lgitimerait spirituellement en tant que porteur dun destin exceptionnel 13. Laffirmation est tout aussi remarquable, du point de vue de la cohrence thmatique de luvre de Ricur, puisque, invalidant tout faux substantialisme, lvnement fondateur, symboliquement instituant, de la rencontre est on ne peut plus consonant avec linsistance thico-politique mise sur les vertus de lhospitalit, rcusation pratique de lexaltation de lautochtonie, cette pseudo-rfrence toute ptrie de fantasmes qui sert de justifi-cation commode qui prpare lexclusion et lextermination de tous ceux en qui lon ne voit que mal ; tout mal, en fin de compte, tant mal (de l)tranger 14.

    11 Hegel, 1941, p. 16. 12 Ricur, 1960, p. 27. 13 On sait que Fichte, dans ses Discours la nation allemande, est lun des premiers

    auteurs avoir identifi de fait culture et idologie. 14 Cf Dtienne, 2003. Cet auteur est cit par Ricur dans un autre contexte, celui

    dune rflexion sur la traduction, comme tmoin de la possibilit de rencontrer le lointain.

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    La suite de notre texte dveloppe les consquences de lintime correspondance entre culture et rencontre, celle-ci confrant celle-l, lorsquon la comprend selon son meilleur sens, la fonction de mmoire dvnements instituants : aussi loin quon remonte vers les origines le pluriel est ici de droit ! , on ne dcouvre que rencontres. Cest pourquoi, en tant que mmoire, la culture est une matrice possible pour de nouveaux vnements, pour des rencontres dont la vertu premire est dentretenir le got, de raviver le dsir de vivre avec et pour les autres , pour reprendre une expression centrale de lthique de Ricur.

    En quelques paragraphes concis, Ricur esquisse grands traits, dans lIntroduction La Symbolique du mal, le projet dune prag-matique de la rencontre dans lordre de la culture. Trois types de relations sont voques, trois modalits dune relation que, dun point de vue trs gnral, lhermneute qualifie de relation de proche en proche .

    Premire des relations mentionnes, premire orientation de et pour la pense : la relation en profondeur . En parlant de pro-fondeur de la mmoire 15, lauteur nous rappelle linaccessibilit relative de certains de ses contenus. Il donne raison, ce faisant, la psychanalyse, en particulier la sorte de travail, sur le sens et sur soi quelle rend possible. Trs tt, on le sait, Ricur, sest dmarqu des philosophies de la conscience, qui majorent le pouvoir de la rflexion et le confondent avec celui, nettement survalu, de lintrospection ; contre eux, il a tenu souligner, prcisment, que toute une part de notre mmoire, peut-tre mme la plus grande part, a un statut quasi archologique. On sait galement que, ses yeux, une culture digne de ce nom est capable, ou plutt nous rend capables de prendre en charge une partie au moins de cet archo-logique, certaines uvres nous proposant une comprhension largie 16 de nous-mmes ; ces uvres, si elles ne nous rconcilient pas toujours avec notre part dombre, nous aident parfois y consentir.

    15 Le prsent texte annonce les dveloppements consacrs la mmoire, beaucoup plus

    tard, dans Ricur, 2000. 16 Ricur, 1965, est en grande partie consacr la question de la culture, pierre de

    touche de la pertinence de la place de la psychanalyse dans une thorie hermneutique. Dans cet ouvrage, la figure de Hegel est trs prsente, son uvre paraissant Ricur propre encourager une tentative comme la sienne : articuler archologie et tlologie. Ce quune telle articulation signifie, du point de vue dune dmarche interprtative concrte, on le dcouvre travers la lecture dune tude comme La paternit, du fantasme au symbole , Ricur, 1969, p. 458ss. L, en effet, se trouvent conjugus, non sans quils ne soient scrupuleusement distingus lun de lautre, les apports de la psychanalyse, de lexgse biblique et dune phnomnologie de type hglien. L peut se vrifier linjustice de laccusation dclectisme, de mme que le caractre infond du reproche qui lui est fait, ainsi qu toute hermneutique, de sacrifier une conception crypto-religieuse, piphanique en quelque sorte, de la vrit.

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    Ici, Ricur nous recommande il sagit de lun de ces nombreux dtours auxquels le lecteur est rgulirement convi , dans lespoir de mieux comprendre larchaque en nous, voire dans notre culture, demprunter la voie de lethnologie : Pour lucider cette sdimentation de notre mmoire culturelle, crit-il, nous pouvons recourir des documents portant sur des civilisations qui nappar-tiennent pas cette mmoire, et qui sont bien souvent des civili-sations contemporaines 17. Dans lesprit de la critique kantienne, il nous met en garde contre une exploitation abusive des leons de lethnologie, en vue de hirarchiser les cultures. Il insiste ainsi sur le fait que cette discipline devrait nous servir de moyen de diagnostic seulement. cette condition, nous pourrions grce elle dcouvrir, dans notre mmoire, certains sdiments oublis, des traces ou des dbris de formations culturelles, sinon psychiques, que lon tente souvent doublier parce quon en a honte, ou que lon sefforce de censurer, de peur de fragiliser le consensus ambiant, moral ou idologique.

    Lorsquil crit ces lignes, Ricur ne fait pas tat des travaux de Marcel Mauss. De la part dun auteur qui cite scrupuleusement ses sources, qui nhsite jamais reconnatre ses dettes intellectuelles, il ne sagit l ni doubli, ni de mpris, mais de ce genre de limites contingentes dont il a t fait mention prcdemment. Ce nest que beaucoup plus tard, en particulier dans les dernires pages de Parcours de la reconnaissance 18, que lhermneute entrera en dis-cussion avec lauteur du clbre Essai sur le don. Nul doute pourtant que, par rapport la recommandation qui nous est faite, dans le texte de lIntroduction, dexplorer les nombreuses relations qui en se sdimentant font la profondeur de notre mmoire, Mauss net t un tmoin prcieux. Selon le sociologue, en effet, en sintressant des cultures diffrentes, lethnologie nous rvle, moins le primitif , que des possibilits dexister avec et pour autrui, enfouies, ngliges ou mprises depuis que lon sest persuad, en bons modernes , que lconomie est la forme accomplie de la rationalit et que le march est la forme la plus russie de lchange. Il faut nanmoins prciser que lorsquil examinera la thse de Mauss relative au don rciproque, tout la fois libre et obligatoire, et son rle insigne dans linstauration et lentretien de relations dalliance, Ricur montrera, mieux peut-tre que le socio-logue, comment aborder, dialectiquement, le rapport laltrit. Alors, en effet, vitant dopposer un type de leon, presque une forme de sagesse, apprise auprs du lointain, aux prjugs dune modernit gagne lindividualisme concurrentiel, il sattachera

    17 Ricur, 1960, p. 27. 18 Ricur, 2004, p. 320 ss.

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    faire en sorte quon r-entende une autre voix, familire qui na pas oubli la part judo-chrtienne de notre tradition, cette part qui reprsente le lointain dans le proche ; cette voix voque la possibilit souvent juge inconvenante, attentatoire la dignit du donataire, du don sans retour ; cette voix annonce un nouveau logos : celui de lagap, irrductible la logique du don rciproque.

    Aprs avoir plaid en faveur de ces relations en profondeur qui semblent presque aller de soi tant reste forte lhabitude dassocier tradition et profondeur, Ricur aborde dautres types de relations, quil nomme latrales et davant en arrire . En ralit, ces dernires ne sajoutent pas vraiment aux prcdentes ; elles le feraient si celles-ci formaient un socle labri du temps et de ses atteintes ; ce qui nest pas le cas. Aux yeux de lhermneute, qui prfre gnralement limage de la source , il sagit donc surtout, en soulignant cet aspect latral des relations inter- et intra-culturelles, de conjurer limaginaire du socle , dont abuse toute thorie substantialiste de la culture, laquelle la tradition est cense confrer une indiscutable valeur.

    On devine que le prix payer, dans cette sorte dinversion traditionaliste du mta , o le crdit quon refuse la rflexion, la critique, linterprtation et la rencontre tous termes daction dans le domaine de la culture , on laccorde sans compter la profondeur et lantriorit, tous indices de perfection dune Tradition qui, selon le traditionalisme, pourvu quelle reste fidle lorigine qui se perptue en elle, doit tre conue comme tant entirement hors de nos prises. Le crime majeur, selon les tradi-tionalistes, vritable crime contre lesprit , nest-il pas de croire que le cours des reprsentations et des pratiques constitutifs dune culture est modifiable, et de vouloir le modifier 19 ?

    Quon parle de relations latrales ou de relations davant en arrire , dans les deux cas on laisse clairement entendre quun concept de tradition de bonne facture pragmatique se doit de faire droit la structure relationnelle, bi-directionnelle, de notre rapport rel, effectif et non fantasmatique, aux traditions. Tandis que, selon limaginaire traditionaliste, la tradition nexiste quen tant quelle simpose rigoureusement nous, telle une injonction invalidant par avance tout cart possible -, le concept hermneutique labor par Ricur recueille lacquis dune phnomnologie du respect et de la fidlit, qui sait que la crativit et la distance qui les caractrisent, les distinguent du mme coup de la caricature de fidlit que le

    19 Tel est bien le principal chef daccusation contre la Rforme et la Rvolution, chez un Joseph de Maistre : la volont de rompre avec la tradition, vox Dei ayant valeur comminatoire pour un peuple, ne peut tre le fait que dune nature ou dun projet diaboliques ! Cf. Maistre, 1989, p. 114ss.

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    traditionalisme voudrait imposer en exigeant, au nom de la Tradition, limpossible dune rptition lidentique. Ainsi, aucune herm-neutique des traditions ne vaut, qui ne tienne le plus grand compte du principal apport des deux grandes versions connues de la phno-mnologie : celui, bien sr, de la phnomnologie de Husserl, qui souligne limplication intentionnelle de toute conscience, sinon dans la constitution 20, du moins dans la construction de lobjectivit de ses objets ; mais galement celui de la phnomnologie hglienne, dont Ricur retient surtout le concept de Bildung, concept dune conscience en formation, en travail dauto-formation, pourrait-on dire ; qui, ce titre, loin de recenser simplement les grands monuments du pass, sattache redcouvrir sans cesse, dans des contextes nouveaux, le chemin de culture sur lequel, guide par des uvres, toute conscience shumanise, souvre lappel de laltrit et cherche se comprendre mieux devant les figurations symboliques du soi, du monde et mme du divin 21.

    3. TEXTES ET CONTEXTES

    Relations latrales : Ricur dsigne par l le type dextension de notre connaissance du contexte o sont ns, se sont dvelopps et transforms les composants principaux de notre culture. Ainsi, pour reprendre un exemple favori, le contexte smitique enrichit-il le sens pour nous des textes hbraques : grce un jeu serr de ressemblances et de dissemblances, certains lments du contexte, par rapport auxquels ces textes prennent valeur dcarts ou de variantes significatives , nous permettent de mieux percevoir la signifiance et le sens spcifiques dont ils sont porteurs. Le contexte nest donc pas tranger au texte, pas absolument ni objectivement extrieur lui, en tout cas. Inversement, ce nest pas trahir la qualit suppose normative quune certaine conception de la tradition prte des textes particuliers, que prendre une certaine distance par rapport

    20 Ricur a toujours signal que les accents idalistes de la philosophie husserlienne

    lui paraissaient appeler les plus extrmes rserves. De Husserl, il prfre retenir les leons de rigueur descriptive, de la mme faon que, lissue de ses discussions avec divers reprsentants du structuralisme, il souligne la qualit de lapport mthodologique en particulier chez Greimas. Mais lidalisme de la conception hglienne de lhistoire ne lui agre pas non plus, et une thorie qui spcule sur un telos irrsistible, il oppose, dune part, une hermneutique de lesprance, nourrie de Kant, pour laquelle la rfrence luniversel a valeur dhorizon seulement, dautre part, le concept thologique et kierkegaardien deschatologie, au regard duquel linstant ou lintempestif ne font jamais sens quindirectement, en branlant les coordonnes spatio-temporelles de limage que nous nous formons de nous-mmes comme matres de la nature hors de nous et en nous.

    21 Insister sur la comprhension de soi en tant quopre devant les grandes uvres de culture, cest faire cho une formule cl de lhermneutique de Ricur, qui souligne le travail de re-configuration opr en toute lecture responsable, le lecteur se trouvant appel se comprendre devant le texte, ou plus exactement devant diverses propositions de sens.

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    eux afin de les comprendre la lumire dun contexte plus large : la distance, dans le champ de la culture comme probablement ailleurs, nest-elle pas une modulation de la relation, expression de respect et moyen de toute mise en perspective ?

    La distance, autrement dit, nest-elle pas condition dun enga-gement rflchi et instruit, dans un monde auquel il est juste de rendre le plus de sens, de relief et dharmoniques possibles ds lors que, en naissant, lon a contract une dette symbolique sans gale ? La violence, au contraire, doit tre assimile un refus et une rupture de ce type de relations qui permettent que texte et contexte accdent lun et lautre, lun par lautre, une intelligibilit nouvelle. Longtemps a prvalu cette forme commune de violence : imputer, ainsi que le traditionaliste lexige, le maximum de sens des textes choisis, quasiment lus et considrs comme rvls , et refuser du mme coup toute valeur aux diffrents lments du contexte ou de lintertexte. Le dsir dune plus grande quit passait pour un crime, comme si rejeter lide dun monopole du sens tait commettre un sacrilge. Ce modle traditionnel nest plus tellement pris ; mais il en reste quelque chose, une profonde mfiance lgard de tout cart, quon tient pour lindice incontestable dune infidlit scandaleuse : du fait de lcart, comment continuer de croire que la culture est une, et comment ne pas tre cder, en la dcouvrant plurielle, au vertige de la contingence, signe prcurseur, suppose-t-on, du dclin, voire de la dfection de tout absolu ? Inversement, il arrive souvent, lpoque moderne, que le contexte serve rduire la porte prtendue dun texte, dune culture ou dune tradition. Parfois justifi, le rductionnisme est une autre forme de violence, mais qui se nourrit de cette faute pistmologique : on ne veut rien savoir dune situation hermneutique constitutive, rien savoir du fait que la construction dun contexte est relative la vise dune meilleure intelligence dun texte ou dun corpus. Autrement dit, on oublie que la contextualisation, en tant quelle rpond une attente de plus grande intelligibilit, se doit dtre pertinente critre on ne peut plus pragmatique dans ses objectifs et ses oprations, en particulier dans le choix de lchelle danalyse 22, un choix tlo-logiquement orient vers la dfinition du contexte le plus clairant possible.

    22 Lorsquil porte un jugement critique sur une uvre, un nonc, une thorie, un

    modle, Ricur porte beaucoup dattention au niveau , lchelle par rapport auxquels une affirmation est valide, le changement de niveau ou lindtermination du niveau pouvant entraner de graves consquences en termes de rigueur pistmologique. Lexamen port par lhermneute sur la thorie freudienne de la culture tmoigne trs clairement de ce souci du niveau de pertinence. Le concept mme d archologie du sujet est destin fixer le seuil en-de duquel la thorie est valide, au-del de laquelle elle dit plus quelle ne pense indice selon Kant, de dogmatisation. Cf Ricur, 1965, p. 407ss.

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    Lorsque, pour un temps au moins, le risque de violence, de quelque ct quil surgisse, est cart, des relations de voisinage pacifies peuvent stablir, propices dventuelles rencontres, peut-tre mme des relations dhospitalit. Cest en effet l une affirmation centrale de lhermneutique de Ricur : lchange des mmoires, comme la traduction, est toujours en droit possible. Lexemple choisi par Ricur le suggre : laltrit du Moyen-Orient, dans un premier temps, en premire approche, semble tre lobjet dune attention assez marginale. Mais marginalit nest pas extriorit, car il y a une sorte dambigut profonde dans la position de mar-ginalit, une incertitude subjective ou une indtermination objective quant sa place, dedans ou dehors, on ne sait trop. Toujours est-il que rien ne parat sr, avec ou dans le marginal, quelle que soit lentit quon qualifie ainsi : le pire mme nest pas sr, car il se peut que ce quon jugeait marginal finisse par trouver place, ou quon lui en assigne une dans le groupe ou dans la culture qui, un moment donn, le considrent ainsi. La marginalit nest pas vritablement un tat, un statut. Pour que le marginal, lui, en reoive un, il faut quune dcision soit prise son endroit, pour ou contre lui. Il en va de mme dans le cas de ltranger, dont le statut est galement pragmatique, puisque la condition qui lui est faite correspond la rponse quon dcide dapporter la question dite de confiance : lui ouvrira-t-on ou non la porte du chez soi, et plus encore, sil sagit de culture et de tradition, largira-t-on assez lespace daccueil quelles sont censes tre, mais quelles ne sont jamais assez pour que lautre y trouve la place dun hte ?

    Pour ce qui est des relations davant en arrire , notre texte nous livre cette importante prcision :

    Notre mmoire culturelle est sans cesse renouvele rtroactivement par les dcouvertes nouvelles, par les retours aux sources, par les rformes et les renaissances, qui sont bien plus que des reviviscences du pass et constituent, en arrire de nous ce quon pourrait appeler un no-pass 23.

    Deux occasions majeures de renouvellement sont ici mention-nes. Lune lexemple donn est celui des manuscrits de la Mer Morte correspond la dcouverte dimportants tmoins histo-riques, littraires et archologiques, qui rendent moins lacunaires , tout la fois, notre connaissance du pass et notre comprhension de nous-mmes. Lautre correspond lavancement des recherches, en particulier en sciences des religions . Grce celles-ci, des cultures jusqualors tenues 24 pour loignes en viennent tre

    23 Ricur, 1960, p. 28. 24 Heureuse ambivalence de lexpression, tenir pour pouvant signifier considrer

    comme , tandis que tenir souligne une part de choix qui signore souvent, ou quon veut ignorer pour navoir pas assumer la responsabilit, celle dune mise distance telle une mise quarantaine qui pourrait se prolonger indfiniment !

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    rapproches. Lhermneute, toutefois, prend soin de prciser que rapprochement nest pas rencontre. Si le premier, indiscutablement, prpare la seconde, celle-ci, en ralit, na lieu vritablement quen se manifestant en tant quuvre. Cette dernire prcision fait cho un thme rcurrent chez Ricur, dorigine hglienne : celui de leffectivit, de la manifestation concrte qui ne va pas sans tensions ni conflits dintentions, de vises signifiantes qui, si lon cherchait luder lpreuve du rel, tomberaient au rang daspirations abstraites, donc vellitaires. Ajoutons que le concept duvre dont il est ici fait mention droge la reprsentation commune, scolaire, qui voit en elle moins le fruit dun travail que dune libre expressivit, impute tantt un gnie individuel, tantt un esprit collectif.

    Dans la perspective de lhermneutique de Ricur assez diffrente en cela de celle de Gadamer , luvre demande tre conue, formellement, comme le corrlat dun vritable travail du sens. En toute uvre, du sens reu est transform et rendu ; mais pas de transformation sans que, dj, la rception nimplique un premier travail, en loccurrence la convocation et lappariement dlments certes dissemblables, mais susceptibles dtre mis en relation de tension productive. Pas duvre, autrement dit, l o on ne fait que rpter, que miser sur le mme, ft-ce pour le clbrer. Pour sortir de la rptition, il faut quil y ait rencontre. Il faut, plus prcisment, que le rencontr, uvre ou culture trangres, en loccurrence, ne sajoute pas simplement une tradition toute forme, devenue un bloc compact de sens. Dans la mesure o il sagit de rencontres vritables, dvnements, par consquent, il faut mettre en cause le privilge accord la tradition de pouvoir exiger une uniformisation culturelle . Une uvre nouvelle a en principe pour vertu de dsorienter ses lecteurs et, parfois, de prcipiter une crise culturelle profonde en mettant en lumire larbitraire des vidences qui forment la matire du consensus, des vidences considres comme allant de soi au sein dune collectivit.

    Au total, ce qui est dit de luvre contient des indications mtho-dologiques prcieuses. On aura compris que la richesse ventuelle de son contenu dpend trs troitement dune forme et dun vnement spcifiques, ceux de la rencontre mme, digne dtre promue au rang de transcendantal de la pense 25 ; digne, tout au moins, dtre reconnue comme une condition de possibilit majeure de toute signifiance. Ds lors, lire une uvre en se prparant y dcouvrir

    25 On a tout avantage, linstar de Ricur, recourir au concept de dialogisme, tel en particulier qulabor par Francis Jacques, pour dsigner cette condition transcendantale, qui concerne au plus haut point une pragmatique, non simplement de lnonciation, mais de la co-nonciation, non simplement de la rfrence, mais de la co-rfrence. Cf. Jacques, 1979.

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    une puissance capable de rorienter les attentes que nous formons son sujet, qui nous viennent gnralement dhabitudes solidement ancres, la lire en tant que jaillissement de possibilits de dire et de vivre dmenti la thse de la pr-existence de la tradition , que lon pourra cependant toujours, aprs-coup, r-inscrire dans une tradition rassurante, cest en reconstituer le dialogisme, les tensions les plus fcondes. Cest sefforcer de reconnatre les rencontres marquantes grce auxquelles un -penser indit a vu le jour 26. Cest de plus reconstituer, en aval, dans lhistoire de la rception, les moments de r-interprtation cratrice ; ceux o une uvre sest trouve de nouveaux lecteurs, nouveaux quant leurs attentes, nouveaux quant leurs hritages culturels, ceux-ci les prparant recueillir, de luvre, des aspects dont les lecteurs habituels, du fait mme de leurs habitudes, avaient fini par ne plus souponner lexistence.

    4. LES SYMBOLES, LE SYMBOLIQUE

    La question du symbole a t loccasion de nombreuses mprises, plusieurs commentateurs ayant prt lhermneutique des intentions gnostiques quelle na au contraire cess de dnoncer 27. Dans La Symbolique du mal, le symbole apparat comme un certain type dobjets, dnoncs plutt, dont le statut na jamais cess dtre problmatis, dont lexistence a toujours t perue comme corr-lative dun travail mthodologiquement exigeant. Il est clair, en effet, que ce travail implique un renoncement. Le renoncement plus tard, cet acte gagnera en intensit dramatique en tant interprt, la suite de Freud, comme une forme du travail de deuil , porte sur le mythe, cette forme de rcit dont on croit, dans lespoir de retrouver ensuite sa mise, transfigure et magnifie, quil recle toutes sortes de trsors, dans lordre de la connaissance thorique et pratique. Le symbole, selon Ricur, nest pas donn ; il faut le dgager du mythe, car le mythe sen est servi des fins spculatives. Il faut ainsi

    26 Ricur a insist sur le fait que les rcits littraires les plus iconoclastes lgard des formes de la narration ne sont pas lexpression dune abolition dlibre et, surtout, dfinitive, de tout code, mais avant tout une faon de mettre en lumire les codes en vigueur eux-mmes, de leur enlever leur statut de pr-supposition et de leur confrer valeur de convention, donc de leur reconnatre leur caractre de contingence, moyen indirect de prparer de futures transformations des rgles rgissant le genre narratif. Cf. Plaidoyers pour le rcit , Ricur, 1983, p. 173 ss.

    27 Descombes, 1983, p. 25 : Une situation est hermneutique si le sens ne peut pas faire dfaut. Il est certains espaces de signes contempler o le sens ne peut pas manquer, bien que linterprte puisse manquer au sens. Reste que la certitude quil y a du sens est en fait la certitude dtre dans le lieu singulier, temple ou patrie . La formule est brillante, mais limprcision est son principal dfaut : de quelle hermneutique parle-t-on ? Peut-on faire lconomie dun examen comparatif, avant de dcider den parler comme dun ensemble homogne ?.

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    d-faire ce que le mythe a fait, aller rebours du mouvement dpaississement doxique, qui fait souvent du mythe un monument opaque. Dans le cas de la spculation quasi mythique 28 sur le pch originel, il faut remonter la pente de la dogmatisation qui sest son tour servie du mythe des fins polmiques, le discours thologique allant jusqu en faire une machine spculative destine vaincre plus qu convaincre les adversaires.

    Lindice le plus net de dogmatisation abusive, dans la thologie de Saint Augustin, dautant plus spculative que moins rflexive et dialogique, est bien, aux yeux de Ricur, de nature pragmatique : lobjectant tant demble disqualifi, son altrit se trouvant assi-mile une altration coupable de la vrit, on ne le rencontre que pour le combattre. Le montage dogmatique correspondant la doctrine du pch originel ne cesse alors de se renforcer dans la polmique, et en vue de celle-ci. Parce quil disqualifie tout objectant, lnonciateur tente de faire de son propos un absolu : prendre ou laisser ; il y aurait tout gagner, prendre ; tout perdre par lexcommunication et la mise mort , laisser. Prisonnier de ce cercle pragmatiquement vicieux, quil a lui-mme commenc tracer en faisant de lobjectant un insens avec qui lon ne saurait discuter, lnonciateur sinterdit toute lucidit rflexive. Il en vient bientt oublier quil nest pas de discours qui vaille sans pluralit, sans co-nonciation, et quun discours qui entend honorer ses propres conditions de possibilit se doit de raviver tout ce qui, dans la tradition dont il sautorise, tmoigne dune bonne volont par-tage ; bonne en raison de son dialogisme, bonne dun point de vue pragmatique.

    Compte tenu de ce qui prcde, on doit se dfier de limage du noyau symbolique , comme de toute autre image qui accrdi-terait lide que le symbole est un concentr de sens, de tradition mme. Image pour image, disons quun bon symbole ressemblerait plutt un carrefour de sens, o se croisent et parfois se heurtent tellement de rcits, dnoncs et de significations, que la question de leur rglage ne peut pas tre longtemps lude, malgr le risque trs rel que certains ne soient tents, sous prtexte de rglage, dimposer de nouveaux contrles. Ricur na pas cherch minimiser ce problme, celui de la polysmie ; aussi a-t-il dfendu la ncessit, pour viter une sorte dhmorragie ou de brouillage fatal du sens, de filtrer les significations vhicules ou suggres par les expressions

    28 Nous faisons allusion ici ltude intitule : Le pch originel, tude de signification , in Ricur, 1969, p. 265ss. Ricur choisit de nommer cette opration sur le mythe, que daucuns pourraient considrer comme une opration contre la tradition : dfaire le concept ; entendons : dfaire la prtention indue du mythe valoir comme explication, et comme explication dernire. Bien nomme, cette opration nest pas sans voquer le geste, cher Derrida, de dconstruction .

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    symboliques, dcarter delles la menace de lquivocit 29. Au total, loin de pousser lhermneute rpudier les contraintes et les exi-gences dune smantique rigoureuse, la question du symbole la incit au contraire cheminer de concert avec les thoriciens les plus rigoureux et, plus encore, plaider en faveur de son enrichissement pragmatique. On comprend, au demeurant, que Ricur se soit rsolu pratiquer une sorte dpoch, dascse smantique : il sest assez vite abstenu de parler de symboles , conscient de lqui-voque entretenue par diffrents types dusages, y compris savants. Parmi ces derniers, lusage rendu clbre par Mircea Eliade, dont la conception de la phnomnologie diffre grandement de la sienne. Il continuera certes parler du symbolique , mais ltude de la mtaphore et de la figuration mimtique , narrative en particulier, lui fournira des raisons fortes de renoncer au symbole, aprs avoir renonc au mythe, en vue dune conception plus ferme du discours et de son dialogisme, action de coopration dont tout locuteur est en principe capable 30. En devenant co-nonciateur, le locuteur assume sa part de responsabilit dans la tche commune : faire en sorte que soit sans cesse augment 31 le sens partager, condition ncessaire pour que le monde devienne plus habitable.

    Dans la conclusion de La Symbolique du mal, conclusion laquelle lnonc princeps kantien Le symbole donne penser donne son titre, on voit lhermneute prendre ses distances par rapport la sorte de phnomnologie descriptive pratique par Eliade, qui tend replacer les symboles dans une totalit homogne au symbole, mais plus vaste que lui . La critique, sobre et ferme, prend appui sur les deux arguments suivants. Dune part, dans ce genre de description, qui tourne linventaire et dont les rsultats,

    29 Cf., en particulier, Le problme du double-sens comme problme hermneutique et comme problme smantique , in Ricur, 1969, p. 64ss.

    30 Ce thme de lhomme capable, en particulier capable dinitiative, prend une impor-tance toujours croissante dans luvre de Ricur. Cf. Linitiative , in Ricur, 1986, p. 261ss. Ce thme, bien videmment, est consonant avec une rflexion sur la tradition qui, si elle met laccent sur la transmission de ces sortes de rgles et dexemples constitutifs dun genre littraire, noublie jamais, complmentairement, de faire droit au phnomne de lcart plus ou moins transgressif. Ainsi peut-on donner raison Habermas, lorsquil reproche Gadamer davoir trop insist sur lentente, sur laccord, comme si le consensus qui nous prcde tait quelque chose de constitutif, de donn dans ltre , et dautre part, avec Ricur, souligner le fait, dapparence paradoxale, que la critique aussi est une tradition (Cf. le texte, de toute premire importance, eu gard la question de la tradition : Hermneutique et critique des idologies , in Ricur, 1986, p. 360-376.

    31 Cette expression, souvent prsente chez Ricur, est emprunte Dagognet ; dans sa forme complte, lexpression est : augmentation iconique , liconicit tant, chez Dagognet, celle du schma, scientifique en particulier. Dans la perspective dune rflexion sur la rencontre des cultures, on se doit de souligner le trs grand intrt du chapitre : La gographie spirituelle : ples et quilibres , Dagognet, 1975, p. 19ss. Chez Ricur, mme allusion la puissance de schmatisation, mais enrichie, en amont, par la rfrence la thorie kantienne de limagination et, en aval, par lanalyse du pouvoir de figuration et de reconfiguration constitutif de la mimesis, cest--dire de toute mdiation discursive, littraire en particulier.

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    en termes comparatifs, sont dcevants, on simagine tort pouvoir luder la question de confiance : Est-ce que je crois cela, moi ? . Laspect quelque peu drangeant de cette formule, dallure fidiste, est heureusement corrig aussitt par cette autre formule, plus en accord avec la structure auto-implicative du jugement pratique : Quest-ce que je fais, moi, de ces significations symboliques ? . Dautre part, trs intresse par la polysmie mais ne prtant pas assez dattention la plurivocit, cette phnomnologie nglige ce trait majeur de la dynamique des symboles, y compris des plus mythiques dentre eux : tout symbole est iconoclaste par rapport un autre, de la mme faon que tout symbole livr lui-mme tend spaissir, se solidifier dans une idoltrie. Il faut donc participer cette lutte, cette dynamique, par laquelle le symbolisme est lui-mme en proie son propre dpassement par une hermneutique spontane 32.

    Le rapport au symbole 33, cette citation lattesterait clairement, si besoin tait, na donc rien de quitiste ni dexagrment rv-rencieux. Si, certains gards, lintention de comprendre communique avec la vise du croire ou, plus exactement, de lappropriation 34, jamais celle-ci ne va sans que soit assume par le sujet responsable de lune et de lautre lexigence dintelligibilit, dont le ressort est la critique et dont les effets ressemblent parfois de liconoclasme. la lumire de nombreux textes ultrieurs et de leur apport conceptuel propre, on peut dire que lhermneutique de Ricur refuse de traiter le symbole comme un invariant. Une conviction thorique sous-tend ce refus : on simagine, bien tort, quon conserve au symbole un sens plein en le mettant labri du temps, en le logeant dans une tradition qui, elle-mme, serait comme linvariant de tous les invariants. En ralit, en croyant lutter contre le danger daltration, on perd de vue la fonction douverture exerce par la relation laltrit ; par l mme, on fait obstacle au jeu de la signifiance, qui se nourrit, plus encore que de trans-culturalit, dinter-culturalit expression qui, mieux que la prcdente, rappelle

    32 Ricur, 1960, p. 329. 33 Sil en tait encore besoin, la citation suivante oblige, si lon veut tre intellec-

    tuellement honnte, refuser de confondre la conception du symbole, chez Ricur, avec une conception sotrique ou initiatique : Mon problme est () : comment dgager du symbole un sens qui mette en mouvement la pense, sans supposer un sens dj l, cach, dissimul, recouvert, ni verser dans le pseudo-savoir dune mythologie dogmatique ? Je voudrais essayer une autre voie qui serait celle dune interprtation cratrice (), qui se laisse enseigner (), mais qui, partir de l, promeuve le sens, forme le sens, dans la pleine responsabilit dune pense autonome Hermneutique des symboles I , in : Ricur, 1969, p. 296.

    34 Retenons, parmi beaucoup dnoncs semblables, la dfinition suivante : Par appro-priation, jentends lacte mme de se comprendre devant le texte. Cet acte est lexacte contrepartie de lautonomie de lcrit et de lextriorisation de luvre ( Hermneutique de lide de rvlation , in : Ricur, 1977, p. 46.

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    que le symbolique est affaire de carrefours ou, comme Ricur aime dire, pour dsigner sa propre manire de faire uvre, de croi-sements , d entre-croisements ou d intersections de discours et duvres.

    5. ESPRANCE ET RENCONTRE DU LOINTAIN

    Dans lIntroduction de La Symbolique du mal, toujours, Ricur souligne un cas assez exceptionnel, presque a-typique, de rencontre inter-culturelle : celui dune rencontre dont on doit admettre quelle na pas encore eu lieu, quelle nest pas encore effective, faute duvre qui soit la hauteur de ce que lon est en droit desprer. Lhermneute sintresse ici la rencontre, de modalit trs mal dfinie 35, de notre culture, en tant quelle est oriente par la ques-tion philosophique grecque de ltre, et des cultures lointaines de lInde et de la Chine, tmoins potentiels de grandes expriences auxquelles nous navons pas encore accs. Ricur prcise que ces expriences doivent tre reconnues comme gales la ntre. cet gard, les sciences humaines elles-mmes exercent ds prsent une fonction importante, car elles attestent indirectement quune vise de luniversel est possible, et quelle lest grce la rencontre. De la possibilit de celle-ci, en effet, les sciences humaines tmoignent en montrant, travers leur dcision de considrer toutes sortes de culture comme des objets dtude lgitimes, que lon peut tenter de, et russir saffranchir du cadre normatif et des tentations de hirarchisation auxquels le genre philosophie de lhistoire , par exemple, ou ses variantes volutionnistes, nous ont trop long-temps habitus. Il ne sagit pourtant l, nous lavons prcis, que dune contribution indirecte car, selon Ricur, la science ne saurait penser les raisons de lgale valeur de cultures diffrentes. Force est donc davouer que nous sommes peu avancs encore, sur la voie dun universel concret et, ceci en vue de cela, dune mmoire dense, enrichie par des uvres matricielles 36 susceptibles de lui

    35 La difficult quon prouve fixer cette modalit, entre le possible et limpossible, entre le pensable et limpensable etc., est comparable celle laquelle Ricur se heurtera propos du pardon, lorsquil dira de celui-ci quil est difficile : ni facile, ni impos-sible (Ricur, 2000, 593 ss).

    36 Exemple de lemploi, ici sous forme dadjectif, du terme de matrice : La manifes-tation symbolique comme chose est une matrice de significations symboliques comme paroles (Ricur, 1960, p. 18). Dire chose , dans ce contexte, cest mettre laccent sur lobjectivit de luvre, sur sa consistance propre. On note encore que, dans ce propos, symbolique nest pas seulement ladjectif driv de symbole : il dsigne, sinon un nouveau domaine de ralit, du moins une nouvelle faon, quon voit sesquisser ici, de circonscrire thoriquement le monde des uvres grce auquel, selon lhermneutique, la pense sveille et soriente, vers lequel aussi elle se retourne, pour le critiquer et le transformer, pour enrichir le rpertoire quil nous offre, en matire de possibilits de nous comprendre.

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    confrer les traits et la fonction dune sorte de gographie spiri-tuelle , pour reprendre la belle expression de Franois Dagognet. Nanmoins, nous savons au moins une chose, propos de cet universel : la voie qui y conduit en une approximation indfinie nexiste que jalonne, et surtout fraye par des rencontres dont, aprs coup, la qualit se laisse reconnatre au fait quelles largissent lespace du pensable, enrichissent notre exprience et intensifient notre dsir dtre 37.

    Tout resterait-il donc faire, dans ce domaine assez excep-tionnel ? Laffirmer serait excessif car, ainsi que Ricur le prcise, rencontre et explicitation mutuelles ont dj eu lieu pour quelques hommes et quelques groupes. Toutefois, trop rares, trop pisodiques, elles nont pas, pour lheure, le statut dune fondation telle la rencontre, paradigmatique pour nous, et pour longtemps sans doute, de la question grecque avec la religion hbraque 38 , ni valeur dune recration comparable ce quont produit les diverses renais-sances et retours aux sources au sein de la culture occidentale 39.

    la lecture de ce passage, on songe assez naturellement la conception dialectique, dfendue par R. Koselleck, de lespace dexprience et de lhorizon dattente , laquelle Ricur accorde une trs grande importance dans Temps et rcit. Mais ce rapprochement est-il bien pertinent ? On la dit, la rfrence lExtrme-Orient ne correspond pas, selon Ricur il faut avoir prsent lesprit que ce texte a t crit voici plus de quarante ans lexprience dune rencontre effective. Le partenaire manque nos yeux de consistance car les civilisations subsumes sous lexpression : Extrme Orient se tiennent largement en-dehors de notre espace dexprience. Il est donc exact de dire que la relation de notre culture lExtrme-Orient demeure relation au

    37 Lexpression est emprunte Jean Nabert, dont on sait combien luvre a compt pour Ricur, en particulier sa rflexion sur le tmoignage. Cf., par exemple, Lherm-neutique du tmoignage , Ricur, 1994, p. 107 ss.

    38 Lanalyse la plus forte des effets philosophiques de cette rencontre se trouve dans le chapitre : De linterprtation la traduction , in : Ricur, 1998, p. 335 (en colla-boration avec Andr LaCocque). Lanalyse porte sur lvnement de pense qua constitu la naissance dune tradition onto-thologique conscutive la traduction du verset fameux dExode 3,14. Trois remarques ce propos : tout dabord, lencontre de Heidegger, Ricur est attentif souligner en quoi cette tradition de lonto-thologie est une authentique tradition de pense, quil dpend de nous de ractiver ; ensuite, ce type danalyse reste assez rare, chez Ricur. Cest que, ses yeux, la rencontre de la philosophie avec lunivers biblique a des chances dtre plus fconde si lon prte attention aux expressions les plus sauvages , les moins prsentables au regard des catgories de pense qui nous sont devenues familires. Enfin, en sintressant au langage biblique et ses divers genres, lhermneute ne rcuse pas toute mdiation ; sans cder lillusion dune rencontre qui aurait tout gagner oublier l histoire de la rception du langage biblique, il ne sloigne de la compagnie des thologiens, que leur passion du concept et de la syst-matisation rend trop proches des philosophes, que pour sinstruire auprs des exgtes, dont il apprcie tout particulirement le souci de rigueur mthodologique.

    39 Ricur, 1960, p. 29.

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    lointain . Reste savoir comment entendre ce dernier nonc. Aurait-il simplement valeur de constat ? On pourrait laffirmer, si lemploi du verbe demeurer ne venait troubler la valeur constative apparente du propos. Demeurer ne dsigne en effet pas un tat dfinitif. Le verbe voque un tat instable, en instance de trans-formation sous la pression, prcisment, de laspiration forme dauto-implication de lnonciateur dans lnonc une telle transformation. Ce qui est dit demeurer , on aurait donc tort de limaginer riv son identit. La rfrence de lnonc, la lumire du sens modal du verbe, est une dure. Le verbe fait ainsi droit une certaine impermanence des choses humaines, leur contingence ; ce qui veut dire quelles saltrent souvent, mais aussi quelles peuvent parfois sorienter autrement quon ne le supposait et trouver ainsi la chance dun nouvel lan, dune sorte de rajeu-nissement.

    Les choses, dordinaire, commencent changer, imperceptible-ment, quand les vidences nous laissent insatisfaits et que lon se met aspirer une nouvelle configuration symbolique de lexprience du monde. Lorsque lattente sintensifie, que le changement parat imminent, ce sentiment de limminence prcipite le dclin des croyances et des vidences traditionnelles. La crise peut savrer profonde. Elle na rien de fatal, si le constat de plus en plus amer dun vide symbolique est travaill par le dsir quasi messianique dun sens venir, la manire de quelquun qui viendrait notre rencontre. Lemploi de demeurer participerait de ce dsir, performativement en quelque sorte. Car dire de quelque chose quil demeure , cest affirmer quil est encore le mme, ou dans le mme tat quauparavant ; mais cest suggrer, comme en surim-pression, quil pourrait tre autrement. Lnonciation serait comme un geste qui amorce un changement discret dtat ; elle amnage, dans ce qui passe pour la ralit, la place du possible, de lvnement dont elle affirme quil na pas encore eu lieu. On parle, gnralement en mal, de contradiction pragmatique, lorsque la valeur dune nonciation est en contradiction avec le contenu dun nonc lexemple classique tant celui de laffirmation que rien ne saurait tre affirm de rien. Or, dans la ligne des remarques prcdentes, on doit envisager un autre cas, bien diffrent : il se peut que, sous lapparence dune sorte de contradiction, autre chose, sesquisse, aux contours encore trs flous. Il se peut que lacte de dire en loccurrence, noncer, la manire dun constat, que la relation de notre culture lExtrme-Orient demeure relation au lointain , contribue faire que ce qui est dit, le contenu du constat, ne soit bientt plus vrai. Alors que les prophties auto-ralisatrices lissue malheureuse phnomne bien connu en sciences humaines sont lgion, on aurait affaire ici, plus troublante

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    au regard dune logique de la pratique, une prophtie qui anticipe le moment o, dans la fausset du contenu de lnonc, se dcou-vriront la vrit de lnonciation et la force de lesprance du bien qui lanime ; le bien, dans lordre de la culture, ne pouvant signifier autre chose que la rencontre du lointain, face auquel peut voler en clats notre enfermement dans notre identit culturelle.

    On doit pourtant convenir que si, pour rendre crdible limmi-nence de cet vnement, on ne pouvait compter que sur les quelques uns pour qui une rencontre avec lExtrme-Orient a dj eu lieu, la rencontre tant espre paratrait tellement improbable quelle confinerait limpossible. Or, contre ce genre de conclusion dses-prante, nous protestons, et nous avons des motifs puissants (non des raisons, strictement parler) pour le faire, ds lors que nous nous fions notre prime mmoire, celle de lvnement dcisif qui a dj eu lieu ; savoir, rappelons-le, la rencontre des sources grecque et hbraque, un vnement survenu moins dans notre culture que mais cela, on ne peut le dire que rtrospectivement, avec le sentiment dune dette pour elle, en amont delle ; une rencontre qui a valeur dvnement inaugural ; non de fondement, mais douverture principielle. Notre mmoire nous permet ainsi de ne pas oublier que le contenu de lnonc concernant notre relation avec lExtrme-Orient ne relve pas dune sorte de bilan ngatif ; car si une certaine dception sous le signe du pas encore perce sous le constat, elle donne ce dernier une valeur thique, elle le convertit en projet possible. Cest pourquoi lon ne peut pas considrer les quelques uns auxquels il a t fait allusion comme formant un quantum ngligeable. Ils deviennent des tmoins du possible, attestant de lexcs du possible sur le probable. Que ce genre dattestation affleure dans lnonciation mme de lhermneute, quelle porte esprer, cest ce que suggre le propos suivant : Nous approchons sans doute du moment de la rencontre fonda-trice et du remaniement dune mmoire base sur lopposition du proche et du lointain . Mais la suite souligne opportunment que, de la mmoire du possible, la prvision de ce qui sera, la cons-quence ne vaut pas : Nous ne sommes pas en tat dimaginer ce que sera la rencontre espre ; en particulier, ce que cela signi-fiera pour les catgories de notre ontologie, pour notre lecture des Prsocratiques, de la tragdie grecque, de la Bible . Comment dire mieux, non ce que sera cette rencontre, mais quelle sera vraiment une rencontre ; que, ce titre, elle sera bouleversante, y compris au plan de notre outillage catgoriel et de notre comprhension de ltre ?

    De la dialectique de lexprience et de lattente dont il a t question plus haut relve cette dernire notation, concernant leffet en retour de lvnement attendu sur la mmoire : aprs que la

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    rencontre du lointain aura eu lieu, notre mmoire, sa structuration, sen trouvera davantage complique ; nen dplaise ceux qui, tents didentifier la tradition une forme de transmission littrale, en font quelque chose d autoritaire et opaque , pour reprendre les termes utiliss par Ricur pour caractriser une conception abusi-vement monolithique de la rvlation biblique, une conception que rcuse la r-laboration hermneutique de cette expression, qui entend faire valoir son caractre pluriel, polysmique et tout au plus analogique 40.

    6. DOUBLE ALTRIT, EXTERNE ET INTERNE. TRADITIONS ET TRADUCTIONS

    la lumire de ce qui prcde, il est patent que la signification usuelle de tradition reprsente un obstacle majeur, qui nous empche de comprendre quil nest pas de culture sans crativit, pas de relation symbolique sans lpreuve chance et dfi de la rencontre avec des lointains. Alors quon limagine trop souvent encore comme une sorte de tabernacle, dpt dune Vrit indpen-dante de nous, attendant de nous que nous nous soumettions ses principaux doxmes 41, nous devons admettre quelle nest nullement trangre, rfractaire au devenir ; quelle se transforme sans cesse, tantt par transitions insensibles, tantt par mutations et bifurcations. En tout cas, les traditions nexistent pas indpendamment de laccueil quon leur rserve, donc des interprtations qui, tout la fois, tmoignent de la ralit de cet accueil et ravivent la pluralit des traditions reues. Il convient en effet de le souligner, aprs Ricur : laltrit nest pas une affaire externe seulement. Si ctait le cas, comment des rencontres seraient-elles possibles ? Il ny aurait que choc, du ct de lun des protagonistes, passivit ou rejet, du ct de lautre. En ralit, en tant que rencontre dun autre, la relation repose sur la capacit de chacun se reconnatre comme un soi ; cest--dire, pour faire cho au titre fameux de Soi-mme comme un autre, comme ayant comptence accueillir une pluralit non dnombrable de rles possibles, de sentiments, dattitudes lgard des autres et du monde etc. Ne craignons pas dinsister l-dessus : dune part, le Soi se forme en raison de cette reconnaissance, en lassumant (donc en larticulant), et en intriorisant son objet , la pluralit mme ; dautre part, cette pluralit forme espace daccueil pour lautre, le lointain. Ainsi le Soi se forme-t-il grce lautre et pour lautre, ou plus exactement grce une altrit plurielle et pour elle.

    40 Hermneutique de lide de rvlation , in : Ricur, 1977, p. 15 et 17. 41 Concept emprunt Deconchy, 1971, p. 116ss.

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    Cest dire que, pour tre effective, la rencontre, lchelle des socits, suppose des cultures qui, loin dtre des espces de mono-lithes, reprsentent pour leurs membres, et doivent tre considres ainsi par eux, une sorte de rpertoire ouvert de possibilits de penser, dimaginer, de vouloir ou de sentir le monde. Une culture est une sorte de guide demploi du monde. Il est rare que les guides ne se copient pas les uns les autres ; rare, sinon impossible quils naient rien en commun ; de toute faon, on le sait, un guide, comme une carte, nest jamais le territoire mme : de cette non-concidence, que toute pense rflchie prend au srieux, dpend la possibilit du pluriel et du respect, autrement dit du symbolique mme. En bref : prive de cette double forme daltrit, externe et interne, une tradition ne serait quune idologie moribonde, la matire dun consensus strile. Or, il en va dune culture comme dune langue, qui meurt de ntre plus traduite ou de ntre plus une langue source pour dautres. Mais, Ricur a eu raison dinsister sur ce point, traduire, cest dabord, mais ce nest pas seulement mettre en relation deux langues diffrentes, une langue source et une langue cible . En-de de cette opration magistrale, dont peu de gens ont la matrise, il existe une comptence partage, au sein dune communaut linguistique, qui nest pas sans ressembler un peu lart de traduire. Il sagit de la comptence mtalinguistique, luvre dans toute conversation. Quest-ce, a contrario, quun dialogue de sourds , sinon une srie de squences verbales dsac-cordes, faute de ce rglage commun qui repose sur la capacit commune dire autrement 42 ? Si la traduction confirme la ralit et la valeur de la pluralit extrieure une culture donne mais lexpression est fautive, car elle semble donner raison ceux qui, tel Fichte dans ses Discours la nation allemande, veulent rendre la langue et la culture rigoureusement co-extensives et en faire des moyens dunification force-, lintra-traduction, elle, confirme que lunit prtendue est un leurre, que la pluralit est axiologiquement et ontologiquement premire.

    On pourrait stonner de voir ainsi rapproches les deux ques-tions de la traduction et de la tradition, alors quelles semblent correspondre, chacune, un moment distinct du parcours de luvre, initial, pour la tradition, terminal, pour la traduction. Pour justifier ce rapprochement, et faute de pouvoir montrer en dtail que limpression que lon pourrait avoir que ces questions font lobjet de traitements spars nest pas fonde, on prtera attention la critique adresse la thse dfendue par Franois Jullien, que

    42 On se devait de faire rfrence, beaucoup trop allusivement, malheureusement, la philosophie de Lvinas, et la discussion de son thique par Ricur, par exemple dans Ricur, 1990, p. 387ss. Mais il faut galement voquer cet autre petit livre de Ricur, 1997b.

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    le chinois est lautre absolu du grec que la connaissance de lintrieur du chinois quivaut une dconstruction par le dehors, par lextrieur, du penser et du parler grec 43. Ricur donne sa critique un tour nettement pragmatique puisquelle repose sur cette observation : de lexprience chinoise, Jullien russit parler, et en franais, montrant ainsi, lencontre de sa thse, quon peut, en traduisant, construire des comparables expression emprunte Marcel Dtienne. Une autre observation accentue le sens et la porte de la prcdente : les moments dcisifs de notre propre culture concident avec des traductions qui ont fait date, linstar de la traduction de la Bible hbraque dite des Septante ou, plus prs de nous, de la traduction de la Bible par Luther.

    Dans ce nouveau contexte, celui dune rflexion sur la traduc-tion, la question de la tradition apparat, mieux que jamais, comme devant tre reformule au plus loin des hypothques et des prjugs courants. La premire hypothque correspond cette sorte de substantivation de la tradition qui va de pair avec lide quil existerait, dans une aire linguistique donne, des rapports tellement troits entre signifiants et signifis, que chaque locuteur ne ferait, en parlant, que monnayer la vision du monde que lui aurait trs tt impose sa langue maternelle. cette premire hypothque sajoute cette autre, moins spculative, plus proche du fantasme, qui pousse rserver sa propre langue toute lexcellence, toute la vertu du discernement des choses essentielles ; tout se passant comme si elle tait la meilleure approximation possible dune langue originelle . Ceci, lhermneute le dclare sans ambages, nest qu un pur fan-tasme 44. Ces deux hypothques sont lourdes ; elles nont pourtant rien de fatal, ainsi que Ricur le rappelle dans un nonc remar-quable, qui par deux fois opre un emprunt une langue trangre, lallemand, longtemps mprise et hae en France en tant que langue du pire ennemi. Le premier emprunt concerne le terme Bildung , dont Ricur explicite les harmoniques : largissement de lhorizon de leur propre langue pour les locuteurs, formation confi-guration et ducation et, en prime si jose dire, la dcouverte de leur propre langue et de ses ressources laisses en jachre 45. Le second emprunt concerne le mot dcisif de Hlderlin, cit dans une traduction en franais : ce qui est propre doit tre aussi bien appris que ce qui est tranger .

    la lumire de la traduction, le concept spcifiquement herm-neutique de tradition semble ne pas pouvoir tre dissoci dintentions critiques rcurrentes dans luvre de Ricur. La plus acre de ces

    43 Ricur, 2004, p. 64. 44 Ricur, 2004, p. 58. 45 Ricur, 2004, p. 39.

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    critiques apparat bien dans ltude sur la traduction, dans le commentaire qui accompagne lallusion la conception culturaliste des visions du monde : ide insoutenable , dclare en effet lhermneute ; ide quon retrouve, malheureusement, dans cette autre, plus prcise et terriblement iconoclaste, savoir que les Grecs auraient construit des ontologies parce quils ont un verbe tre qui fonctionne la fois comme copule et comme assertion dexistence 46. Cest l un thme auquel, dans les annes soixante, mile Benveniste dont les travaux ont beaucoup inspir Ricur lorsquil sagissait pour lui de passer dune hermneutique du symbole une hermneutique du discours a apport une caution scientifique de poids. Or cest un thme assez voisin quon retrouve chez Heidegger lorsque, au prix, gnralement, de lassimilation dune tradition une langue ou un code, contre une mtaphysique de la prsence juge coextensive lensemble de la tradition philosophique post-socratique, contre lemploi rcurrent de couples dopposs tels que propre et figur, lettre et sens etc., il en appelle un refus de lonto-thologie et une sorte de remonte vers les Pr-socratiques ; en-de donc de la rencontre entre traditions grecque et judo-chrtienne, juge tellement dcisive par Ricur. dfaut de pouvoir examiner limportante et difficile question des relations que celui-ci a entretenues avec luvre de Heidegger, bornons-nous citer ce propos, extrait de la pnultime page de La Mtaphore vive, qui, outre son apport la question de la tradition, montre que lestime, voire ladmiration, ne sexprime jamais, chez Ricur, au dtriment du discernement critique et de lquit :

    Je dplore la position prise par Heidegger. Je ne puis voir dans cet enfermement de lhistoire antrieure de la pense occidentale dans lunit de la mtaphysique que la marque de lesprit de vengeance auquel cette pense invite pourtant renoncer, en mme temps qu la volont de puissance dont ce dernier lui parat insparable. Lunit de la mtaphysique est une construction aprs-coup de la pense heideggerienne, destine justifier son propre labeur de pense Le moment est venu, me semble-t-il, de sinterdire la commodit, devenue paresse de pense, de faire tenir sous un seul mot mtaphysique le tout de la pense occidentale 47.

    Ainsi, peu importe quelle soit pare de toutes les vertus, comme chez les traditionalistes, ou quelle soit afflige de tous les dfauts, comme chez Heidegger : la tradition, selon Ricur, est un leurre, le leurre dun substantif, linvariance quon suppose correspondant

    46 Ricur, 2004, p. 28. 47 Ricur, 1975, p. 395-396. En note, lauteur dplore que la mme forme de paresse

    commande labus fait du mot reprsentation . On sait quil nen reste pas au stade de la dploration, et que son discours se caractrise par un souci extrme des distinctions conceptuelles, pralable toute articulation et toute reconstitution des degrs dun ventuel continuum entre positions, reprsentations, concepts ou thories extrmes.

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    une construction qui signore, ou quon se plat ignorer pour navoir pas en tre responsable. Dans les deux cas voqus, la tendance surestimer lunit de la tradition sanctionne le refus de concevoir quelle puisse avoir le statut, non dun concept dter-minant, mais dun concept rgulateur. Mais on ne peut retenir cette dernire suggestion, toute kantienne, sans assumer dautres concepts proches, tels ceux de pratique , de critique , d imagination et de communication . Le concept de tradition que lhermneutique de Ricur nous propose est dinspiration kantienne car, loin de cautionner lin-communication, voire lincommunicable, il fait droit lexigence de communication, propos de laquelle Kant crivait cette forte sentence, charte de toute pragmatique et de toute heu-ristique : Quels seraient le champ et la rectitude de notre pense si nous ne pensions pas pour ainsi dire en communaut avec dautres, dans une communication rciproque de nos penses ! 48

    7. OUVERTURE ET DISPONIBILIT

    Selon Ricur, deux dangers menacent la rflexion : laffirmation dune conscience sre delle-mme, dune part, la thorie phno-mnologique dune conscience matresse de ses objets, suppose capable de constituer librement leur sens, de lautre. On a souvent eu loccasion, au cours de cette tude, de souligner lorientation pragmatique des considrations hermneutiques relatives la tradition ; il est donc assez logique, prsent, de souligner les traits pragmatiques de lnonciation, chez Ricur, aussi thorique quelle se veuille et quelle soit effectivement. Trs attach lhritage thique dAristote et sa thorie de laction vertueuse , Ricur assume discursivement, dans le choix de ses objets dtude et de ses partenaires en dialogisme, ce trait de notre condition historique : la contingence ; cette mme contingence laquelle la dfinition hermneutique de la tradition entend faire droit. La trace de la contingence, dans lnonciation, a beaucoup voir avec le concept pragmatique de pertinence, cest--dire avec la faon dont lnon-ciation se met en quelque sorte au diapason du sens prsum de la conjoncture dans laquelle elle entend se situer. Parce que dsireuse de pertinence, lnonciation, comme laction vertueuse, selon Aristote, ne peut faire quelle noscille, ou nincline, tantt vers une forme dexagration, tantt vers la forme contraire, procdant de rectifications en rectifications, au prix de dsquilibres successifs rattraps. Ainsi ne doit-on pas isoler tel moment du discours lorsque, par exemple laccord avec Gadamer est soulign, non sans

    48 Kant, 1984, p. 542. Limage, le schme de lorientation, Ricur lemprunte probable-ment Kant. Songeant ce dernier, on ne saurait assez insister sur la trs troite connexion pragmatique, chre Ricur, des concepts de pense, communication et tradition !

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    une insistance assez inquitante, qui pourrait faire craindre dexces-sives concessions au traditionalisme de moments diffrents, qui nannulent pas le premier mais corrigent ce quil pouvait y avoir en lui