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  • 8/9/2019 Veyne Comment Ecrit Histoire

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    Bernard Dantier(8 septembre 2005)

    (docteur en sociologie de lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales,enseignant au Centre Universitaire de Formation et de Recherches de Nmes)

    Textes de mthodologie en sciences socialeschoisis et prsents par Bernard Dantier

    Comment crit-on lhistoire ?Paul Veyne et la construction dintrigues.

    Extrait de : Paul Veyne, Comment on crit lhistoire,Paris, Seuil, (1re dition 1971),

    (extrait, pp. 50-85).

    Un document produit en version numrique par M. Bernard Dantier, bnvole,Docteur en sociologie de lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales

    Enseignant lInstitut dEtudes Politiques dAix-en-ProvenceCourriel :[email protected]

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Site web : http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi

    Site web : Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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    Paul Veyne, Comment on crit lhistoire. (1971) 2

    Un document produit en version numrique par M. Bernard Dantier, bnvole,Docteur en sociologie de lcole des Hautes tudes en Sciences SocialesEnseignant lInstitut dEtudes Politiques dAix-en-ProvenceCourriel :[email protected]

    Textes de mthodologie en sciences sociales choisis et pr-sents par Bernard Dantier :

    Comment crit-on lhistoire?Paul Veyne et la construction dintrigues.

    Extrait de :

    Paul Veyne, Comment on crit lhistoire, Paris, Seuil, (1re dition 1971),(extrait, pp. 50-85).

    Utilisation des fins non commerciales seulement.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec, dimanche, le 2 avril2006.

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    Textes de mthodologie en sciences socialeschoisis et prsents par Bernard Dantier:

    Comment crit-on lhistoire ? PaulVeyne et la construction dintrigues.

    Extrait de :

    Paul Veyne, Comment on crit lhistoire, Paris, Seuil,(1re dition 1971), (extrait, pp. 50-85)

    Par Bernard Dantier, sociologue(8 septembre 2005)

    Comment crit-on lhistoire ? Paul Veyne et la construction dintrigues.

    Comment crit-on lhistoire ? Les historiens contemporains, plus que leursprdcesseurs, ont sur leur travail une attitude rflexive. Ils observent, mettenten question et tudient leurs mthodes et leurs finalits presque autant quilsobservent, mettent en question et tudient la matire et la forme de cette his-toire quils se donnent pour tche de connatre et de faire connatre. Lhistoire,celle qui est histoire de en effet nexiste pas en elle-mme ; elle est leproduit dune activit humaine, en loccurrence dhistoriens quils soient deshistoriens officiels et conscients ou des historiens tels que peuvent ltre leshommes qui dans leur vie sociale pensent et parlent de leur pass et de leur

    prsent. Dans le monde historique, tout se donne comme histoire et rien ne sedonne comme histoire : des choix, des constructions et reconstructions, despoints de vue, des questionnements restent toujours faire pour donner forme ce qui est en soi chaos informel. Pour autant lhistoire est-elle subjective etarbitraire, foncirement relativiste ? Lhistorien Paul Veyne, dans lextraitsuivant, rflchissant sur son mtier, dgage les principaux principes de samthode, autour de la construction dintrigues .

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    tant donn les proximits et les affinits pour certains, les rivalits et lesconcurrences pour dautres, entre histoire et sociologie, le sociologue auraprofit voir en quoi sa propre mthode est en homologie et/ou en divergenceavec celle de lhistorien; mais, sachant cependant que lun et lautre travaillent

    sur les mmes objets, les faits sociaux humains, il faudra aussi mditer sur lacomplmentarit mthodologique entre la sociologie et lhistoire. (Dans cecadre, on rapprochera notamment ce texte et celui de Jean-Claude Passeronintitul Les limites de la gnralisation sociologique ou la sociologie entrehistoire et exprimentation. )

    Bernard Dantier

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    Paul Veyne

    extrait de

    Paul Veyne, Comment on crit lhistoire, Paris, Seuil, (1re dition

    1971), (extrait, pp. 50-85)

    Si tout ce qui est arriv est galement digne de l'histoire, celle-ci ne de-vient-elle pas un chaos? Comment un fait y serait-il plus important qu'un au-tre? Comment tout ne se rduit-il pas une grisaille d'vnements singuliers?La vie d'un paysan nivernais vaudrait celle de Louis XIV; ce bruit de klaxonsqui monte en ce moment de l'avenue vaudrait une guerre mondiale... Peut-onchapper l'interrogation historiste ? Il faut qu'il y ait un choix en histoire,pour chapper l'parpillement en singularits et une indiffrence o tout sevaut.

    La rponse est double. D'abord l'histoire ne s'intresse pas la singularit

    des vnements individuels, mais leur spcificit () ; ensuite les faits,comme on va voir, n'existent pas comme autant de grains de sable. L'histoiren'est pas un dterminisme atomique: elle se droule dans notre monde, oeffectivement une guerre mondiale a plus d'importance qu'un concert deklaxons; moins que - tout est possible - ce concert ne dclenche lui-mmeune guerre mondiale; car les faits n'existent pas l'tat isol: l'historien lestrouve tout organiss en ensembles o ils jouent le rle de causes, fins, occa-sions, hasards, prtextes, etc. Notre propre existence, aprs tout, ne nous appa-rat pas comme une grisaille d'incidents atomiques; elle a d'emble un sens,nous la comprenons ; pourquoi la situation de l'historien serait-elle plus kaf-kenne ? L'histoire est faite de la mme substance que la vie de chacun de

    nous.

    Les faits ont donc une organisation naturelle, que l'historien trouve toutefaite, une fois qu'il a choisi son sujet, et qui est inchangeable : l'effort du tra-vail historique consiste justement retrouver cette organisation : causes de laguerre de 1914, buts de guerre des belligrants, incident de Sarajevo; les limi-tes de l'objectivit des explications historiques se ramnent en partie au faitque chaque historien parvient pousser plus ou moins loin l'explication.

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    l'intrieur du sujet choisi, cette organisation des faits leur confre une impor-tance relative: dans une histoire militaire de la guerre de 1914, un coup demain aux avant-postes importe moins qu'une offensive qui occupa juste rai-son les grands titres des journaux; dans la mme histoire militaire, Verdun

    compte davantage que la grippe espagnole. Bien entendu, dans une histoiredmographique, ce sera l'inverse. Les difficults ne commenceraient que sil'on s'avisait de demander lequel, de Verdun et de la grippe, compte le plusabsolument, du point de vue de l'Histoire. Ainsi donc: les faits n'existent pasisolment, mais ont des liaisons objectives; le choix d'un sujet d'histoire estlibre, mais, l'intrieur du sujet choisi, les faits et leurs liaisons sont ce qu'ilssont et nul n'y pourra rien changer; la vrit historique n'est ni relative, niinaccessible comme un ineffable au-del de tous les points de vue, comme un gomtral .

    La notion d'intrigue. Les faits n'existent pas isolment, en ce sens que le

    tissu de l'histoire est ce que nous appellerons une intrigue, un mlange trshumain et trs peu scientifique de causes matrielles, de fins et de hasards;une tranche de vie, en un mot, que lhistorien dcoupe son gr et o les faitsont leurs liaisons objectives et leur importance relative: la gense de la socitfodale, la politique mditerranenne de Philippe II ou un pisode seulementde cette politique, la rvolution galilenne. Le mot d'intrigue a l'avantage derappeler que ce qu'tudie l'historien est aussi humain qu'un drame ou un ro-man, Guerre et Paix ouAntoine et Cloptre. Cette intrigue ne s'ordonne pasncessairement selon une suite chronologique: comme un drame intrieur, ellepeut se drouler d'un plan l'autre; l'intrigue de la rvolution galilenne mettraGalile aux prises avec les cadres de pense de la physique au dbut du XVIIe

    sicle, avec les aspirations qu'il sentait vaguement en lui-mme, avec les pro-blmes et rfrences la mode, platonisme et aristotlisme, etc. L'intriguepeut donc tre coupe transversale des diffrents rythmes temporels, analysespectrale: elle sera toujours intrigue parce qu'elle sera humaine, sublunaire,parce qu'elle ne sera pas un morceau de dterminisme.

    Une intrigue n'est pas un dterminisme o des atomes appels arme prus-sienne culbuteraient des atomes appels arme autrichienne; les dtails yprennent donc l'importance relative qu'exige la bonne marche de l'intrigue. Siles intrigues taient de petits dterminismes, alors, quand Bismarck expdie ladpche d'Ems, le fonctionnement du tlgraphe serait dtaill avec la mme

    objectivit que la dcision du chancelier et l'historien aurait commenc parnous expliquer quels processus biologiques avaient amen la venue au mondedu mme Bismarck. Si les dtails ne prenaient pas une importance relative,alors, quand Napolon donne un ordre ses troupes, l'historien expliqueraitchaque fois pourquoi les soldats lui obissaient (on se souvient que Tolstopose le problme de l'histoire peu prs en ces termes dans Guerre et Paix). Ilest vrai que, si une fois les soldats avaient dsobi, cet vnement aurait tpertinent, car le cours du drame aurait t chang. Quels sont donc les faits

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    qui. sont dignes de susciter l'intrt de l'historien? Tout dpend de l'intriguechoisie; en lui-mme, un fait n'est ni intressant, ni le contraire. Est-il intres-sant pour un archologue d'aller compter le nombre de plumes qu'il y a sur lesailes de la Victoire de Samothrace? Fera-t-il preuve, ce faisant, d'une louable

    rigueur ou d'une superftatoire acribie ? Impossible de rpondre, car le faitn'est rien sans son intrigue; il devient quelque chose si l'on en fait le hros oule figurant d'un drame d'histoire de l'art o l'on fera se succder la tendanceclassique ne pas mettre trop de plumes et ne pas fignoler le rendu, la ten-dance baroque surcharger et fouiller le dtail et le got qu'ont les arts bar-bares de remplir le champ avec des lments dcoratifs.

    Remarquons que, si notre intrigue de tout l'heure n'avait pas t la politi-que internationale de Napolon, mais la Grande Arme, son moral et ses atti-tudes, l'ordinaire obissance des grognards aurait t vnement pertinent etnous aurions eu en dire le pourquoi. Seulement il est difficile d'additionner

    les intrigues et de totaliser: ou bien Nron est notre hros et il lui suffira dedire Gardes, qu'on m'obisse , ou bien les gardes sont nos hros et nouscrirons une autre tragdie; en histoire comme au thtre, tout montrer estimpossible, non pas parce qu'il faudrait trop de pages, mais parce qu'il n'existepas de fait historique lmentaire, d'atome vnementiel. Si on cesse de voirles vnements dans leurs intrigues, on est aspir par le gouffre de l'infinit-simal. Les archologues le savent bien: vous dcouvrez un bas-relief un peufruste qui reprsente une scne dont la signification vous chappe; comme lameilleure photographie ne peut pas remplacer une bonne description, vousentreprenez de le dcrire. Mais quels dtails faut-il mentionner, quels autrespasser sous silence? Vous ne pouvez le dire, puisque vous ne comprenez pas

    ce que font les figures de la scne. Et pourtant vous prvoyez que tel dtail,insignifiant vos yeux, fournira la cl de la scne un confrre plus ingnieuxque vous: cette lgre inflexion l'extrmit d'une sorte de cylindre que vousprenez pour un bton le fera penser un serpent; c'est bien un serpent quetient la figure, laquelle est donc un gnie... Alors, dans l'intrt de la science,tout dcrire? Essayez. ()

    Structure du champ vnementiel. Les historiens racontent des intri-gues, qui sont comme autant ditinraires qu'ils tracent leur guise travers letrs objectif champ vnementiel (lequel est divisible l'infini et n'est pascompos d'atomes vnementiels) ; aucun historien ne dcrit la totalit de ce

    champ, car un itinraire doit choisir et ne peut passer partout; aucun de cesitinraires n'est le vrai, n'est l'Histoire. Enfin, le champ vnementiel ne com-prend pas des sites qu'on irait visiter et qui s'appelleraient vnements: unvnement n'est pas un tre, mais un croisement d'itinraires possibles. Consi-drons l'vnement appel guerre de 1914, ou plutt situons-nous avec plus deprcision: les oprations militaires et l'activit diplomatique; c'est un itinrairequi en vaut bien un autre. Nous pouvons aussi voir plus largement et dbordersur les zones avoisinantes: les ncessits militaires ont entran une interven-

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    tion de l'tat dans la vie conomique, suscit des problmes politiques etconstitutionnels, modifi les murs, multipli le nombre des infirmires et desouvrires et boulevers la condition de la femme... Nous voil sur l'itinrairedu fminisme, que nous pouvons suivre plus ou moins loin. Certains itinrai-

    res tournent court (la guerre a eu peu d'influence sur l'volution de la peinture,sauf erreur) ; le mme fait , qui est cause profonde sur un itinraire donn,sera incident ou dtail sur un autre. Toutes ces liaisons dans le champ vne-mentiel sont parfaitement objectives. Alors, quel sera l'vnement appelguerre de 1914 ? Il sera ce que vous en ferez par l'tendue que vous donnerezlibrement au concept de guerre: les oprations diplomatiques ou militaires, ouune partie plus ou moins grande des itinraires qui recoupent celui-ci. Si vousvoyez assez grand, votre guerre sera mme un fait social total .

    Les vnements ne sont pas des choses, des objets consistants, des subs-tances; ils sont un dcoupage que nous oprons librement dans la ralit, un

    agrgat de processus o agissent et ptissent des substances en interaction,hommes et choses. Les vnements n'ont pas d'unit naturelle; on ne peut,comme le bon cuisinier du Phdre, les dcouper selon leurs articulations vri-tables, car ils n'en ont pas. Toute simple qu'elle soit, cettevrit n'est cepen-dant pas devenue familire avant la fin du sicle dernier et sa dcouverte aproduit un certain choc; on a parl de subjectivisme, de dcomposition de l'ob-jet historique. Ce qui ne peut gure s'expliquer que par le caractre trs v-nementiel de l'historiographie jusqu'au XIX" sicle et par l'troitesse de savision; il y avait une grande histoire, surtout politique, qui tait consacre, il yavait des vnements reus . L'histoire non-vnementielle a t une sortede tlescope qui, en faisant apercevoir dans le ciel des millions d'toiles autres

    que celles que connaissaient les astronomes antiques, nous ferait comprendreque notre dcoupage du ciel toil en constellations tait subjectif.

    Les vnements n'existent donc pas avec la consistance d'une guitare oud'une soupire. Il faut alors ajouter que, quoi qu'on dise, ils n'existent pas nonplus la manire d'un gomtral ; on aime affirmer qu'ils existent eneux-mmes la manire d'un cube ou d'une pyramide: nous ne voyons jamaisun cube sous toutes ses faces en mme temps, nous n'avons jamais de luiqu'un point de vue partiel; en revanche, nous pouvons multiplier ces points devue. Il en serait de mme des vnements: leur inaccessible vrit intgreraitles innombrables points de vue que nous prendrions sur eux et qui auraient

    tous leur vrit partielle. Il n'en est rien; l'assimilation d'un vnement ungomtral est trompeuse et plus dangereuse que commode. ()

    Dfinition de la connaissance historique. Nous parvenons ainsi une d-finition de l'histoire. De tout temps, les historiens ont senti que l'histoire serapportait l'homme en groupe plutt qu' l'individu, qu'elle tait histoire dessocits, des nations, des civilisations, voire de l'humanit, de ce qui est col-lectif, au sens le plus vague du mot; qu'elle ne s'occupait pas de l'individu

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    comme tel ; que, si la vie de Louis XIV tait de l'histoire, celle d'un paysannivernais sous son rgne n'en tait pas ou n'tait que du matriau pour l'his-toire. Mais le difficile est d'arriver une dfinition prcise; l'histoire est-elle lascience des faits collectifs, qui ne se ramneraient pas une poussire de faits

    individuels? La science des socits humaines? De l'homme en socit? Maisquel historien, ou quel sociologue, est capable de sparer ce qui est individuelde ce qui est collectif, ou mme d'attacher un sens ces mots? La distinctionde ce qui est historique et de ce qui ne l'est pas ne s'en fait pas moins imm-diatement et comme d'instinct. Pour voir combien sont approximatifs ces es-sais de dfinition de l'histoire qu'on multiplie et rature successivement, sansavoir jamais l'impression qu'on est tomb juste , il suffit de chercher lesprciser. Science de quel genre de socits? La nation tout entire, voire l'hu-manit? Un village? Au moins toute une province? Un groupe de bridgeurs?tude de ce qui est collectif : l'hrosme l'est-il? Le fait de se tailler les on-gles? L'argument du sorite trouve ici son vritable emploi, qui est de dnoncer

    comme mal pos tout problme o il peut tre employ. En fait, la question nese pose jamais ainsi; quand nous sommes en prsence d'une singularit venuedu pass et que tout coup nous la comprenons, il se produit dans notre espritun dclic qui est d'ordre logique (ou plutt ontologique) et non sociologique:nous n'avons pas trouv du collectif ou du social, mais bien du spcifique, del'individualit comprhensible. L'histoire est la description de ce qui est spci-fique, c'est--dire comprhensible, dans les vnements humains.

    Ds qu'elle n'est plus valorise, la singularit s'efface, parce qu'elle est in-comprhensible. Parmi les quatre-vingt-dix mille pitaphes d'illustres incon-nus que contient le orpus des inscriptions latines, voici celle d'un nomm

    Publicius Eros, qui naquit, mourut et pousa entre-temps une de ses affran-chies; paix ses cendres et qu'il retombe au nant de l'oubli: nous ne sommespas des romanciers et notre mtier n'est pas de nous pencher sur Dupont pourl'amour de Dupont et pour attacher le lecteur Dupont. Seulement il se trouveque nous pouvons sans trop de peine comprendre pourquoi Publicius avaitpous une de ses affranchies; ancien esclave public lui-mme (nous dirionsemploy municipal), comme le rvle son nom, il s'est mari dans son milieu;son affranchie devait tre depuis longtemps sa concubine et il ne l'a affranchieque pour avoir une compagne digne de lui. II a pu aussi avoir les mobiles lesplus personnels de le faire: elle tait peut-tre la femme de sa vie ou la beautlocale la plus renomme... Aucun de ces mobiles ne serait singulier, tous

    s'inscrivent dans l'histoire sociale, sexuelle et conjugale de Rome: le seul faitindiffrent pour nous - mais capital pour son entourage est que Publiciustait lui-mme et pas un autre; au lieu d'tre centr sur l'attachante personnali-t de ce Dupont romain, notre roman vrai clate en une srie d'intrigues ano-nymes: esclavage, concubinat, intermariages, motivations sexuelles dans lechoix d'une pouse; tout Publicius s'y retrouvera, mais mis en pices: il n'yaura perdu que sa singularit, dont il n'y a justement rien dire. Aussi les v-nements historiques ne se confondent-ils jamais avec le cogito d'un individu et

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    c'est pourquoi l'histoire est connaissance par traces (). II faut seulementajouter que, dpeant Publicius en intrigues, nous carterons les vrits uni-verselles (l'homme est sexu, le ciel est bleu), car l'vnement est diffrence.

    Est historique ce qui n'est pas universel et ce qui n'est pas singulier. Pourque ce ne soit pas universel, il faut qu'il y ait diffrence ; pour que ce ne soitpas singulier, il faut que ce soit spcifique, que ce soit compris, que cela ren-voie une intrigue. L'historien est le naturaliste des vnements; il veutconnatre pour connatre, or il n'y a pas de science de la singularit. Savoirqu'il a exist un tre singulier dnomm Georges Pompidou n'est pas de l'his-toire, tant qu'on ne peut pas dire, selon les mots d'Aristote, ce qu'il a fait etce qui lui est arriv , et, si on peut le dire, on s'lve par l mme la spcifi-cit. ()

    L'histoire n'est pas individualisante. L'histoire n'est pas rapport aux va-

    leurs; par ailleurs, elle s'intresse la spcificit des vnements individuelsplutt qu' leur singularit. Si donc elle est idiographique, si elle raconte lesvnements dans leur individualit, la guerre de 1914 ou celle du Plopon-nse, et non le phnomne-guerre, ce n'est pas par got esthtique de l'indivi-dualit ou par fidlit au souvenir: c'est faute de pouvoir faire mieux; elle nedemanderait qu' devenir nomographique, si la diversit des vnements nerendait impossible cette mutation. Nous avons vu au premier chapitre que lasingularit n'est pas un privilge que les faits historiques auraient sur les faitsphysiques: ces derniers ne sont pas moins singuliers. Or la dialectique de laconnaissance est sous-tendue par une mystrieuse loi d'conomie de l'effort.En vertu de cette loi, si les rvolutions des peuples taient aussi entirement

    rductibles des explications gnrales que les phnomnes physiques, nousne nous intresserions plus gure leur histoire: seules nous importeraient leslois qui rgissent le devenir humain; satisfaits de savoir par elles ce qu'estl'homme, nous laisserions tomber les anecdotes historiques; ou bien nous nenous intresserions elles que pour des raisons sentimentales, comparables celles qui nous font cultiver, ct de la grande histoire, celle de notre villageou des rues de notre ville. Malheureusement, les vnements historiques nesont pas comprimables en gnralits; ils ne se ramnent que trs partielle-ment des types et leur succession n'est pas davantage oriente vers quelquefin ou dirige par des lois de nous connues; tout est diffrence et il faut toutdire. L'historien ne peut imiter le naturaliste, qui ne s'occupe que du type et ne

    se soucie pas de dcrire singulirement les reprsentants d'une mme espceanimale. L'histoire est une science idiographique, non de notre fait et pour legot que nous aurions pour le dtail des vnements humains, mais du fait deces vnements eux-mmes, qui persistent garder leur individualit.

    Fin.