very bud trip

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24 les inrockuptibles 10.10.2012 F uck Budweiser… Je bois de la Pabst Blue Ribbon maintenant. C’est pas mauvais, ça, la Pabst.” L’énorme bedaine d’Al Merkel absorbera encore beaucoup de liquide tant que le Bon Dieu la maintiendra en état de marche. Mais plus jamais de Bud. Une promesse que ce Marine à la retraite tient depuis son licenciement, il y a deux ans. Son dernier emploi en date. Dans son mobile home, sur la rive est du Mississippi qui coupe Saint Louis en deux, sont suspendus des drapeaux confédérés, des photos de Harley-Davidson et de G.I. en uniforme, des peintures d’Indiens à cheval. Au milieu du bric-à-brac jappe un minuscule Chihuahua, que les copains appellent “Angel” mais qu’Al appelle seulement “Shut up, dog”. Budweiser. La bière US par excellence. Par les valeurs qu’elle véhicule (aides aux vétérans de l’armée, sponsoring des courses de Nascar, spots de pub du Super Bowl…), Bud représente une certaine Amérique, celle qui soutient ses troupes, va à l’église, roule en pick-up et penche républicain. Plus précisément, Budweiser, c’est Saint Louis, Missouri. La ville aux portes du Far West, d’où part la Route 66 jusqu’à Los Angeles. Avec un taux de criminalité élevé (40 meurtres pour 100 000 habitants en 2010, la seconde derrière Detroit, selon les données les plus récentes du FBI) et un taux de chômage de quatre points supérieur à la moyenne nationale, Saint Louis n’a pas toujours des occasions de frimer. Budweiser en était une. Les autres entreprises locales (McDonnell Douglas, 7up…) pouvaient bien quitter les rives du Mississippi, Saint Louis aurait toujours Budweiser. Alors quand le propriétaire, la dynastie Anheuser-Busch, a annoncé sa vente à un groupe étranger, en pleine crise des subprimes, la ville s’est sentie salement cocue. “Je transportais des fûts pour eux, se souvient Al. Peu avant qu’ils ne me virent, ils avaient sorti une nouvelle boisson, la Chelada. C’était du bloody mary. Le vrai bloody mary : bière et jus de tomate. Pas de vodka… Bref. J’amenais le jus de tomate et les épices à Saint Louis pour qu’ils fassent le mélange. Quand InBev a racheté, ils ont délocalisé la Chelada.” La mort dans l’âme, Al a revendu sa Harley, “une Silver Paint 1965”, la prunelle de ses yeux. Depuis une overdose de médicaments, Al touche une pension d’invalidité : pas de quoi payer le loyer, ni réparer les fuites de son toit, colmatées par une bâche et des pneus. “Cette baraque est une décharge. Ce n’est plus la mienne, elle appartient aux banques maintenant.” Al est insolvable et ne peut pas emprunter pour la racheter. Peu d’Américains ont remarqué à l’époque cette défaite du capitalisme familial à l’américaine face à une OPA étrangère. Avec Goldman Sachs, la crise immobilière, les élections, le pays avait d’autres soucis. Barack Obama, alors sénateur en campagne, avait mollement fait part de “ses inquiétudes”. La position de son rival John McCain était plus délicate : sa femme Cindy détient le monopole de distribution de Bud en Arizona. Budweiser a toujours été gérée de père en fils depuis sa fondation en 1876, par Adolphus Busch. La famille a traversé les tempêtes – la Prohibition, la crise de 29 – pour transformer la brasserie en conglomérat de la bière, numéro 1 mondial du secteur. Problème : une fois arrivée au top, la compagnie a gardé des habitudes dispendieuses, sans trop se soucier de la concurrence étrangère dont l’appétit grossissait. C’était Noël tous les jours chez Budweiser. Caisses de bières gratuites, billets au stade, voyages en première pour tous les employés en déplacement : “J’aime que mes employés se sentent importants”, very Bud trip Route 66, mile 77. En pleine campagne présidentielle, notre reporter traverse les États-Unis et rencontre l’Amérique invisible. Premier épisode à Saint Louis, ville orpheline de sa fierté locale : la bière Budweiser. obama romney 1 5 Bud représente une certaine Amérique, celle qui soutient ses troupes, va à l’église, roule en pick-up et penche républicain

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Reportage à Saint-Louis sur la chute de l'empire Budweiser

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24 les inrockuptibles 10.10.2012

Fuck Budweiser… Je bois de la Pabst Blue Ribbon maintenant. C’est pas mauvais, ça, la Pabst.” L’énorme bedaine d’Al Merkel absorbera encore beaucoup de liquide tant que le Bon Dieu la maintiendra en

état de marche. Mais plus jamais de Bud. Une promesse que ce Marine à la retraite tient depuis son licenciement, il y a deux ans. Son dernier emploi en date. Dans son mobile home, sur la rive est du Mississippi qui coupe Saint Louis en deux, sont suspendus des drapeaux confédérés, des photos de Harley-Davidson et de G.I. en uniforme, des peintures d’Indiens à cheval. Au milieu du bric-à-brac jappe un minuscule Chihuahua, que les copains appellent “Angel” mais qu’Al appelle seulement “Shut up, dog”.

Budweiser. La bière US par excellence. Par les valeurs qu’elle véhicule (aides aux vétérans de l’armée, sponsoring des courses de Nascar, spots de pub du Super Bowl…), Bud représente une certaine Amérique, celle qui soutient ses troupes, va à l’église, roule en pick-up et penche républicain. Plus précisément, Budweiser, c’est Saint Louis, Missouri. La ville aux portes du Far West, d’où part la Route 66 jusqu’à Los Angeles. Avec un taux

de criminalité élevé (40 meurtres pour 100 000 habitants en 2010, la seconde derrière Detroit, selon les données les plus récentes du FBI) et un taux de chômage de quatre points supérieur à la moyenne nationale, Saint Louis n’a pas toujours des occasions de frimer. Budweiser en était une. Les autres entreprises locales (McDonnell Douglas, 7up…) pouvaient bien quitter les rives du Mississippi, Saint Louis aurait toujours Budweiser.

Alors quand le propriétaire, la dynastie Anheuser-Busch, a annoncé sa vente à un groupe étranger, en pleine crise des subprimes, la ville s’est sentie salement cocue. “Je transportais des fûts pour eux, se souvient Al. Peu avant qu’ils ne me virent, ils avaient sorti une nouvelle boisson, la Chelada. C’était du bloody mary. Le vrai bloody mary : bière et jus de tomate. Pas de vodka… Bref. J’amenais le jus de tomate et les épices à Saint Louis pour qu’ils fassent le mélange. Quand InBev a racheté, ils ont délocalisé la Chelada.” La mort dans l’âme, Al a revendu sa Harley, “une Silver Paint 1965”, la prunelle de ses yeux.

Depuis une overdose de médicaments, Al touche une pension d’invalidité : pas de quoi payer le loyer, ni réparer les fuites de son toit, colmatées par une bâche

et des pneus. “Cette baraque est une décharge. Ce n’est plus la mienne, elle appartient aux banques maintenant.” Al est insolvable et ne peut pas emprunter pour la racheter.

Peu d’Américains ont remarqué à l’époque cette défaite du capitalisme familial à l’américaine face à une OPA étrangère. Avec Goldman Sachs, la crise immobilière, les élections, le pays avait d’autres soucis. Barack Obama, alors sénateur en campagne, avait mollement fait part de “ses inquiétudes”. La position de son rival John McCain était plus délicate : sa femme Cindy détient le monopole de distribution de Bud en Arizona. 

Budweiser a toujours été gérée de père en fils depuis sa fondation en 1876, par Adolphus Busch. La famille a traversé les tempêtes – la Prohibition, la crise de 29 – pour transformer la brasserie en conglomérat de la bière, numéro 1 mondial du secteur. Problème : une fois arrivée au top, la compagnie a gardé des habitudes dispendieuses, sans trop se soucier de la concurrence étrangère dont l’appétit grossissait. C’était Noël tous les jours chez Budweiser. Caisses de bières gratuites, billets au stade, voyages en première pour tous les employés en déplacement : “J’aime que mes employés se sentent importants”,

very Bud tripRoute 66, mile 77. En pleine campagne présidentielle, notre reporter traverse les États-Unis et rencontre l’Amérique invisible. Premier épisode à Saint Louis, ville orpheline de sa fierté locale : la bière Budweiser.

obama

romney 15

Bud représente une certaine

Amérique, celle qui soutient

ses troupes, va à l’église, roule en

pick-up et penche républicain

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“Budweiser, ici, c’est une religion, mais pas mal de clients se sont mis à changer de Dieu”Jack, gérant de bar

avait coutume de dire August III, dirigeant de 1974 à 2006, qui traversait les bureaux avec un chapeau de cow-boy et transformait les déplacements commerciaux à l’étranger en voyage d’agrément. Vingt pilotes et une flotte d’autant de jets pouvaient décoller de l’aéroport de Saint Louis à tout moment. “Pour tout le monde à Saint Louis, travailler là-bas, c’était le rêve, tu étais la star de ton quartier”, se souvient un commercial.

Ironiquement, la bière chérie des USA s’est fait acheter par plus capitaliste qu’elle. En juillet 2008, le plus jeune héritier, August Busch IV (surnommé “The Fourth”) est contraint de revendre les parts au groupe InBev pour 52 milliards de dollars. En prenant les commandes, les Belgo-Brésiliens d’InBev ont mis fin au train de vie invraisemblable des cadres dirigeants. Carlos Brito, patron d’InBev, qui voyage en classe éco et dort au Holiday Inn, impose un dégraissage en règle, de haut en bas.

Le mois du rachat, en décembre 2008, InBev virait ainsi 1 500 personnes à Saint Louis. Joyeux Noël. Dans la brasserie d’Arsenal Avenue, vaisseau amiral du groupe, la transformation a été radicale. Meubles luxueux mis en vente et 4 000 Blackberry de fonction retirés des mains des employés. “Ma grand-mère

y travaillait depuis le lycée, soupire Marquis Jones, vendeur de voitures. Elle a quitté son poste l’an dernier, à deux mois de la retraite. Le nouveau management lui menait la vie dure. Ils ont tout fait pour qu’elle parte. Elle n’est pas la seule dans ce cas. On est toujours fiers de Budweiser, mais là, franchement, c’est un sale coup.”

Du coup, en ville, certains piliers de bar, même les plus réacs, boycottent Budweiser. Un tripot pour bikers, le Shady Jack, organise des combats d’Ultimate Fighting au sous-sol, et parfois des soirées privées pour les Hell’s Angels locaux. “Budweiser ici, c’est une religion, souligne Jack, le gérant. Mais pas mal de clients se sont mis à changer de Dieu.” Certains, comme David Smith, un natif de Saint Louis sorti de prison il y a trois mois, parlent du patron de l’ancien temps, August Busch III, surnommé “Auggie”, avec une affection démesurée. “Quand j’étais gamin, je jouais au football dans une petite équipe. On était fauchés. Auggie a payé pour notre équipement, les épaulières, tout. Il se rendait dans les quartiers de la ville les plus pourris, et parlait aux gens. Son fils, August IV, à comparer, c’est une petite merde.”

En plus de traîner une image de Judas pour avoir signé la revente, August IV a été

soupçonné du meurtre de sa petite amie, retrouvée morte par overdose dans le lit de son manoir en 2011. Blanchi par le procureur de Saint Louis, l’ancien prince héritier vit aujourd’hui reclus. Conchié par les citoyens, il ne remet jamais les pieds en centre-ville. “Il y a deux choses que les hommes ne font pas”, articule lentement David en levant la main droite, ornée d’une croix gammée entre le pouce et l’index : “Tu ne touches pas aux enfants, tu ne touches pas aux femmes (…) Tout le monde sait que Busch IV est un toxico qui a vendu la boîte pour garder son train de vie. Tu dois avoir vraiment besoin de cash pour vendre une boîte 52 milliards de dollars…”

L’amalgame entre les frasques judiciaires de Busch IV et le naufrage de Budweiser est total, et c’est tant mieux comme ça : Saint Louis s’est trouvé un salaud intégral sur qui passer sa rage. Malgré son fiel, David trinque toujours à la “King of Beers” ; moitié par affection, moitié par goût : “Je boirai toujours de la Bud. S’ils arrêtent de produire, c’est simple, j’arrête de boire.” texte et photo Maxime Robin

retrouvez ce reportage en photos sur inrocks66.tumblr.com

Al Merkel, ancien Marine et routier à la retraite : “Cette baraque n’est plus la mienne, elle appartient aux banques maintenant.”

Dans le garage d’Al. Sur la petite télé,

le dimanche, on mate la course de Nascar