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VALEURS ACTUELLES – HORS-SÉRIE N° 4 VALEURSACTUELLES.COM 7,90 € :HIKMPE=\U\^U[:?k@a@k@e@f" M 02547 - 4H - F: 7,90 E - RD BEL. / ITAL. / ESP. / PORT. : 8,50 AUT. : 9 - LUX. : 9 - GRECE : 9,90 MAROC : 80 DH - DOM : 8,50 HORS - SÉRIE Numéro 4 Le château dans sa démesure Les mystères de la vie au palais Quatre siècles d’histoire Les secrets de Versailles Les secrets de Versailles

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Page 1: Valeur s Actuel Les Hosen 4

VALEURS ACTUELLES – HORS-SÉRIE N° 4 VALEURSACTUELLES.COM7,90 €

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BEL. / ITAL. / ESP. / PORT. : 8,50 €

AUT. : 9 € - LUX. : 9 € - GRECE : 9,90 €

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HORS-SÉRIE

Numéro 4

Le château dans sa démesure

Les mystères de la vie au palais

Quatre siècles d’histoire

Les secretsde VersaillesLes secrets

de Versailles

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EPUISÉ

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Valeurs actuelles - Hors-série n° 4 -3

Préface

Ce fut un immense chantier qui aura occupéla seconde moitié du règne de Louis XIV.Trois monarques y ont gouverné la France,

pendant cent sept ans. Cent sept ansquand la monarchie en a duré mille. Trois mois

après les débuts de la Révolution, le roi a déserté Versailles.La monarchie a sombré, mais Versailles a été sauvé.Pillé, il l’a été, mais incendié, ravagé, dévasté, jamais.C’est un premier miracle.

Il y en a un second. Versailles est le témoin du gouvernementmonarchique et de la splendeur royale : tout ce quela Révolution et la République tenaient en aversion.Les Tuileries, Saint-Cloud, tant d’autres ont disparudans les flammes. Versailles a été sauvé. Plus que cela, même :la République y est entrée en 1871 et elle l’a pris en affection.Trois Républiques s’y sont succédé, lui ont donnédes conservateurs qui en sont tombés amoureuxet ont su lui rendre, avec bonheur et persévérance,le lustre et la beauté qui furent les siens il y a trois siècles.

« Mon Dieu, disait Molière dans son Impromptu de Versailles,les rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissanceet ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. »Louis XIV fit de Versailles un chantier presque personneldont il contrôla chaque détail sans jamais perdre patience.Il y associa non seulement une ville et l’armée,mais il y convoqua toute la France, dans ce qu’elle faisaitde mieux, et ce qu’il investit alors, qui effraya le rigoureux Colbert,nous en percevons chaque jour les dividendes étincelants.En nous laissant Versailles, le grand roi nous confiaiten héritage bien plus qu’un château, une civilisation. ●

“Necpluribusimpar”Par François d’Orcival,de l’Institut

“À nul autre pareil”. Si Versailles devait avoir une devise,ce ne pourrait être que celle du Roi-Soleil. Un lieu unique,“supérieur à tout”, à l’image du roi qui l’a fait construire.Versailles est même plus que cela : un miracle.

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CRÉDITS DE COUVERTURE : CHRISTOPHE LEHENAFF/PHOTONONSTOP/AFP; DR ; MONTAGE VA

Encouverture, cœurduroyaumeautantqueduprojetpolitiquedeLouisXIV,le châteaudeVersailles aabrité le roi et laCour,maisaussi les régimes

qui se sont succédéaprès laRévolution. Il est aussi aujourd’huiunpoint fixeculturel et patrimonialpourdenombreuxFrançais.Riched’unpassé fort long,

il a été le théâtredesgrands commedespetits secrets qui ont émaillénotrehistoire.Photos : la façadeoccidentale et “Vénusaccroupie” (escalierduparterreNord), d’AntoineCoysevox.

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4 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

3 “Necpluribus impar”parFrançoisd’Orcival, de l’Institut

6 Versailles ou la grandeur enpartageparCamillePascal

14 LESMYSTÈRESD’UNCHÂTEAUAU-DELÀDETOUTEMESURE

16 Ladernière fête du surintendant FouquetparNoëlle Joly

18 Le templeduSoleilparOlivierMadelin

24 Le grandœuvredeLouisXIVpar Jean-ChristianPetitfils

30 Un jardinpour l’éternitéparMarie-FrançoiseOusset

36 LebonhommeLeNôtreparPatrickdeBayser

40 Unchantier d’exceptionpourun grand roiparFrédéricPaya

42 Lemaître de l’eauparLaurentDandrieu

46 D’une chapelle l’autreparLaurentDandrieu

48 Le roi, la poire et le jardinierparValérieCollet

50 Le rendez-vousdes grâcesparHilairedeCrémiers

57 Baroufe àVersaillesparLaurentDandrieu

58 L’élégance retrouvéedes scènes royalespar JoséePochat

62 Ledestin duGrandTrianonpar JeanNeyrac

66 Le refugedeMarie-AntoinetteparSégolèneCrespin

Bâti sur une colline au milieu des marécages, fruit de la volonté

d’un homme qui voulait fixer et incarner le pouvoir, Versailles,

chantier titanesque de plus d’un siècle, appartient

finalement au patrimoine commun.

Les mystèresd’un château au-delà

de toute mesure

Les mystèresd’un château au-delà

de toute mesure

La façadenord-ouest duchâteaudeVersailles, donnantsur leparterreduNord.Unearchitecturequia impressionné

lemondeentier, suscitantdes copiespartout enEurope,auGrandSiècle, leXVIIe,mais encoredenos jours.

Lepalais servità lapérennitédupouvoir,jusqu’à laRévolution. Il sert encoreaujourd’hui

ànotre régimepolitique contemporain.Ci-dessus,“BustedeLouisXIV”, duBernin (1665) :unmonarque

impérieux,décidé,déterminéàaccomplir sonœuvrede roi. PH

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LechâteaudeVersailles,vudepuis la courd’Honneur.Le visiteur, courtisanoupromeneur,ypénètrepar la courRoyale.Cinqmarches, et c’est la courdeMarbre,dominéepar les façadesdurelaisde chassedeLouisXIII.Hommaged’un fils à sonpère,lepalais a été vouluparLouisXIVcomme le centre et l’incarnationde l’État.Une imagede laFrancequi tendausublimeet quine s’estpasaffadieavec le temps.Ci-dessus,undétail d’unedes statuesduparc.

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Sommaire

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Valeurs actuelles - Hors-série n° 4 - 5

67 Commeà la fermeparSégolèneCrespin

68 L’envers dudécorparFrédéricPaya

70 Lapromenade insolitepar JoséePochat

72 Les chefs-d’œuvredisparusparNoëlle Joly

74 PETITS SECRETSDELAVIEAUPALAIS

76 La liturgie dupouvoirparRaphaël Stainville

80 Lesplaisirs dupalais enchantéparLaurentDandrieu

84 Derrière lesmasques de laCourparBrunodeCessole

90 Grâces et disgrâcesparRaphaël Stainville

92 Pour la splendeurdu soleil royalparFrançoisd’Orcival

94 LouisXVet le Parc-aux-CerfsparCamillePascal

98 Les bâtards duRoi-SoleilparFabriceMadouas

99 Marie-Antoinette et le collier fatalparLaurentDandrieu

100 À la table de jeudu roiparPierreDumazeau

101 L’hygiènede laCourparFlorenceBinoche

102 Le laboratoire des roisparVirginie Jacoberger-Lavoué

106 Lepeuple s’emparedu roiparFrançoisd’Orcival

Le quotidien de “ce pays-cy”, ainsi que l’appelait la Cour,

répondait à un rituel autant qu’à des usages.

Il était façonné pour dompter une noblesse turbulente

mais surtout établir un point fixe pour le pouvoir

et garantir le sort de la France. “Les vices y étaient

sans conséquence, mais le ridicule tuait.”

Petits secretsde la vie au palais

Petits secretsde la vie au palais

“Vénusaccroupie”ou “Vénuspudique”ou “Vénushonteuse”,exécutée en 1686parAntoineCoysevox,d’après l’antiquede lacollectionBorghèseàRome

(placée en 1692dans l’escalierduparterreNordduparcduchâteaudeVersailles).Pagededroite : leGrandAppartementduroi, le salond’Hercule.

Lieud’unepresse incessantepourobtenirdes faveurs ouse faire remarquerdumonarque. PH

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Comme ils semblent petits en comparaison.

Tous les régimes qui ont succédé à la monarchie

ont tenté d’asseoir une part de leur légitimité

autant que de leur image sur les vestiges d’un ordre défunt…

sans en approcher la grandeur.

L’héritagedes ombres

CharlesdeGaulle,dans sonhabit deprésidentde laRépublique.Le seulàavoir compris qu’unpays estun longenracinement,

seprojetantaussi dans l’avenirgrâceàdes signesoudes symboles.À l’arrière-plan, la galeriedesGlaces,

undes lieuxde lagloireduroi etde lapermanencede l’État. PH

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GROUPEVALMONDEPrésident :ÉtienneMougeotte.Vice-présidents :CharlesVilleneuve,OlivierDassault.Directeur général, directeurdes publications :Yves deKerdrel.

RÉDACTIONDirecteur déléguéde la rédaction :Charles Chatelin.Rédacteur en chef et responsabledes hors-séries : Yves LeBescond.Secrétaire général de la rédaction :FlorenceBinoche-Giboreau.Premier secrétaire de rédaction :DianeManière.Ont collaboré à cenuméro : Yves deKerdrel,François d’Orcival, de l’Institut, CamillePascal, Noëlle Joly, OlivierMadelin,Jean-ChristianPetitfils,Marie-FrançoiseOusset, Patrick deBayser, Frédéric Paya,LaurentDandrieu,Valérie Collet,Hilaire deCrémiers, JoséePochat, JeanNeyrac,SégolèneCrespin, Raphaël Stainville,BrunodeCessole, FabriceMadouas,PierreDumazeau, FlorenceBinoche-Giboreau,Virginie Jacoberger-Lavoué, StéphaneDenis, JeanTulard, de l’Institut,Daniel deMontplaisir, Cyril deBeketch,Louis deRaguenel et ChristianBrosio.Nos remerciements àAdélaïdeChatelin.

Iconographie.Directeur :MarcCharuel.Rédacteur en chef technique :NicolasGigaud.Responsable de la photogravure,rédacteur infographe :Denis deAmorin.Documentation.MarieVercelletto.

ADMINISTRATION –GESTION –DÉVELOPPEMENT1, rueLulli, 75002Paris. Fax : 01.40.54.11.81.Secrétaire général, directeur de la diffusion :AntoineBroutin (1162).Directrice déléguée :Ariel Fouchard (1102).

PUBLICITÉDirecteurcommercial :ChristianNorlöff (1153).Directrice depublicité :MarineBurrus (1106).Directeurdepublicité : JérômePinel (1107).PlanningFigaroMedias : 01.56.52.20.60.

DIFFUSION –ABONNEMENTS –LIBRAIRIEService diffusion : ValérieDubuy (1159),CorinneLandry (1158).Ventes aunuméroGillesMarti (01.40.54.12.19) –mail : [email protected]

ADMINISTRATIONDirecteur administratif et financier :Éric Baracassa (1130).

SERVICEABONNEMENT4, ruedeMouchy,60438Noailles Cedex.Tél. : 01.55.56.70.94. Fax : 01.40.54.11.81.Impression :Arti GraficheBoccia enCEE.N°de commissionparitaire :0915C 79794.N° ISSN0049-5794.

Valmonde et Cie, SAau capital de 1 526926 €.Actionnairemajoritaire : PrivinvestMédias.RCS:ParisB775658412.Siret:77565841200157.

Copyright 2015 - Valeurs actuelles -Le Spectacle duMonde.Lesmanuscritsnon insérés ne sont pas rendus.Sauf dans les cas où elle est autoriséeexpressément par la loi et les conventionsinternationales, toute reproduction totaleoupartielle duprésent numéro est interditeet constituerait une contrefaçon sanctionnéepar les articles 425 et suivants du codepénal.

ADAGP,Paris 2015, pour lesœuvresde sesmembres.Pour obtenir votre correspondant, composerdirectement le01.40.54 suivides quatre chiffres entre parenthèses.www.valeursactuelles.com

Sommaire

108 L’HÉRITAGEDESOMBRES110 Le grand sommeil

parStéphaneDenis114 Unempereur àVersailles

par JeanTulard,de l’Institut116 Dans le fracas desBatailles

parFabriceMadouas118 Ces si curieuses salles desCroisades

parYvesdeKerdrel119 Ledernier roi deFrance àVersailles

parDaniel deMontplaisir120 C’est à l’opéradeLouisXV

que fut consacrée laRépubliqueparFrançoisd’Orcival

123 Lemiroir des vaincusparCyril deBeketch

124 LeTrianonduGénéralparPierreDumazeau

125 QuandMitterrand se servaitde lamonarchieparLouisdeRaguenel

126 Les secrets deLaLanterneparLouisdeRaguenel

128 DeuxAnglaises et la reineparChristianBrosio

129 Bibliographie CE NUMÉROCOMPRENDUN ENCART “ABONNEMENTS”BROCHÉ ENTRE LES PAGES 98 ET 99

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6 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Prologue

Voilà plus de trois siècles maintenant que lechâteaudeVersailles sedresseà l’horizondenotrehistoire comme le témoin magnifique et obstinéd’une grandeur française. Depuis plus de trois siè-cles, ni les guerres qui, dès 1689, condamnent à lafonte les fastes ciselés dumobilier d’argent, ni laRévolutionquivide lechâteaudeses trésorsd’ébé-nisterie après avoir donné congé sans ménage-ment à la famille royale, ni l’occupation étrangère

Versaillesoulagrandeurenpartage

Patrimoine communLa “République civilisatrice”n’a jamais renié le château, bien au contraire. Il est l’imagefédératrice duprestige d’unenation et d’uneharmonie entre liberté et contrôle de soi.

de 1870 qui voit, comble d’humiliation, l’Empireallemandproclamédans la galerie desGlaces, ni lavie parlementaire d’uneRépublique claquemuréedans le château royal pour fuir, à son tour, lafureur du peuple de Paris, ni l’abandon, ni l’incu-rie, ni le feu, ni même la tempête ne sont venus àbout de ce palais des fées élevé sur un pauvremarécage par la seule volonté d’un roi. Un roi quise voulut d’abord un Apollon vivant puis un nou-

Lebassind’Apollon.Le châteauet ledomainedeVersaillesreçoiventchaqueannée4 millionsdevisiteurs.Unpatrimoinemondialet enmêmetempsceluide chaqueFrançais.

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Valeurs actuelles - Hors-série n° 4 - 7

Prologue

velAlexandreavantd’accepterdese voir glorifié et encensé tel qu’enlui-même par des thuriféraires degénie.

Leurs noms claquent encore au-jourd’hui comme autant de “coupsdeMajesté” tirés par bordées à la facede l’Europe, le reste de l’univers étant

réduit à d’exot iques ambassades.Charles Le Brun, Louis Le Vau, Jules Har-douin-Mansart, Robert de Cotte, AndréLe Nôtre,NicolasCoypel,FrançoisGirardon

vont, enmoins de trois décennies, construirele plus beau palais du monde et, comme si ceshommes capables de “réduire à l’obéissance” lapierre, le marbre et la topiaire ne suffisaient pas,Racine, Molière, Boileau et Lully viendront lesrejoindrepouroffrir leGrandSiècle comme le seulécrin digne du grand roi. Ces artistes, dont laconcentration spectaculaire en cette fin duXVIIe siècle continue à frapper les imaginations,

Lesplafondssontpeintsparlesplusgrands

artistesduXVIIe siècle.Lamythologie

au servicede l’exaltation

dupouvoirroyal.

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“Je ne voudrais pas vousprononcer iciaprès tant d’autres, Versailles, grandnom

rouillé et doux, royal cimetière de feuillages,de vastes eaux et demarbres,

lieu véritablement aristocratiqueet démoralisant, oùnenous troublemêmepas

le remords que la vie de tant d’ouvriersn’y ait servi qu’à affiner et qu’à élargir

moins les joies d’un autre tempsque lamélancolie dunôtre.”Marcel Proust, lesPlaisirs et les Jours

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PHOTOS: PHOTONONSTOP/AFP

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8 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Prologue

u démontrent alors de façon éclatante que le géniecréatif soumis à la règle, à la contrainte et même àladomesticationpeutoffrir àunpayset à sonroi cequ’il ademeilleur.Lesromantiques tenterontbiende prouver le contraire en substituant la liberté del’inspirationà la règledes troisunitésmais l’auteurde ces lignes ne craint pas d’affirmer ici qu’il don-nerait tout le théâtre de Victor Hugo, ses halle-bardeset sespréfaces,pourunseulversdeRacine.

Versailles est en réalité un corps à corpsd’abord victorieux entre l’ordre et le chaos, la civi-lisation portée à son apogée et l’état de nature, lamonarchie et l’esprit de révolte. C’est pour cette

raison que le château continue à nous en imposerpar-delà lessiècles.Faceàunesociétédominéeparses pulsions, qu’elle confond un peu trop facile-ment avec la liberté, le rythme impeccable desimmenses façades de Le Vau, comme le grandordonnancement des jardins à la française deLe Nôtre s’imposentànouscommeunmagnifiquedémenti.

L’histoire du château est bien sûr connue : unjeune roi, blessé par les humiliations de la Frondeet amoureux de la belle Louise de La Vallière, avoulu construire aux portes de Paris, autour dupetit “châteaude cartes” hérité de Louis XIII, loin

des parlements agités et d’une villetoujours ligueuse, un décor decontede féesdont il serait tout à lafois l’acteur vedette et le machi-niste, un monde symbolique dont ilposséderait seul les clés et dans

Tempêted’hiversur leparterred’Eau,“leRhône”sous laneige.

Enbas,àgauche,lagaleriedesBatailles,allégoriede laFrance.

Pagededroite,statue équestredeLouisXIV,

dePierreCartellier

etLouisPetitot,durant les fêtes

nocturnes.

Ci-dessous,la façadeduchâteauausoleilcouchant.

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“Cen’est pas unpalais, c’est une ville entière.Superbe en sa grandeur, superbe en samatière.”

Charles Perrault, le SiècledeLouis leGrand

Valeurs actuelles - Hors-série n° 4 - 9

Prologue

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lequel ne seraient admis que ses adorateurs. Leparc et les Plaisirs de l’Île enchantée ont ainsi pré-cédé le château lui-même car le Roi-Soleil voulutd’abord, selon lemotdeSaint-Simon « sedonner leplaisir superbede forcer lanature ». Apollon-Roi, ilse baigne dans la grotte de Téthys avant de pren-dre les rênes de son char solaire pour émerger enmajesté des eaux du grand bassin face au Tapisvert et au bassin de Latone, allégorie parlante destourments imposés hier à sa mère par des fron-

deurs transformés pour l’éternité en crapaudsgrotesques et coassant. Les jardins de Versaillesforment ainsi un labyrinthe politique dans lequelles anciens frondeurs devenus courtisans sontinvités à venir se perdre pour contempler sous leregard d’un roi Minotaure le spectacle, à peineeuphémisé par la mythologie, de leur propredéfaite.

La construction du château lui-même viendraplus tard, accompagnant en quelque sorte le suc-cès de ces jardins d’opéra où le bruit des jets d’eausert à accompagner la musique de Jean-BaptisteLully.NouveaupalaisdeCircé, il est làpour retenirindéfiniment les invités d’un roi magicien quifinira par y installer définitivement sa cour.

Le roi abandonnera les oripeauxd’unemythologie de théâtre pourqueLe Brunpuisse peindre sa gloiremilitaire.

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u Là, le roi abandonnera les oripeaux d’unemythologie de théâtre pour que Le Brun puisseenfin peindre directement sa gloire militaire surles plafonds d’une galerie des Glaces dont toutel’Europe restera ébahie. De sa chambre, véritable“autel et sanctuaire de la monarchie”, placée aucentre du château, alors même que la chapelle,contrairement au palais espagnol de l’Escurial,sera toujoursdécentrée, le roi nedomineplus sim-plement lanaturede ses jardins tirés aucordeau, ilordonnance la société tout en-tière. Société française dont lechâteau est devenu le centre po-lit ique, dès lors que les troisgrandes avenues de la ville deVersailles, traitée comme une

simple dépendance de la de-meure royale, rayonnent à l’in-fini depuis la place d’Armes.Même lespapes, dans leurspalaisduLatran, duQuirinal ouduVati-can pourtant somptueusementornés, n’osèrent jamais une tellemise en scène de leur toute-puis-sance. Non seulement le roiLouis XIV a fait de son châteauune démonstrat ion de forcearchitecturale où il expose, au-

delàduportrait de ses victoires, tout ceque les artset l’industrie de son royaumepeuventproduiredemieux, mais il a en réalité fabriqué unemachine àgouverner. Machine formidable dont les rouagessymboliques, depuis la cérémonie du grand leverjusqu’à celle du petit coucher, ont pour missiond’assouplir les esprits autant que les mœurs. Cetart d’utiliser la beautédudécor et le cérémonial del’étiquette pour permettre aux individus d’accep-ter la contrainte de la règle sociale au point de l’in-

tégrer comme une seconde na-tureaainsipermisdeporterà sonapogée ce que le sociologue Nor-bert Elias a appelé le « processusde civilisation ». La monarchiefrançaise disparue, lamachinerieversaillaise, elle, a continué àfonctionner parfaitement pen-dant plus de deux siècles diffu-sant bien au-delà d’une aristo-crat ie déchue ce modèle decontrôle de soi et d’intériorisa-t ion des émotions que l’on acontinué à désigner jusqu’à unedate récente sous le nom d’édu-cation. C’est aussi la raison se-crète pour laquelle la “Répu-blique civilisatrice” n’a jamaisvraiment renié Versailles, bienau contraire…

À la mort du grand roi, quandles lourds volets intérieurs dupalais se fermeront sur le souve-nir de son règne et de son agonie,

LebassindeLatone,au-dessousduparterred’Eau.Mèred’ApollonetdeDiane,elletransformaengrenouillessespersé-cuteurs.Unrappeldu sentimentéprouvéparLouisXIV,enfant,faceàl’outragede laFronde.

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LasalledesGardes,dans leGrandAppartementde la reine,durantsa restauration.Ellea conservéladécorationmuraledatantdeLouisXIV.

uLeChâteaun’est pasqu’un tour de forcearchitectural, c’estavant tout unemachineà gouverner.

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Prologue

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Paris redeviendra la capitale de l’esprit de fronde,et lorsque le jeuneLouis XV reprendra possessiondupalaisdesonaugusteaïeul, ceserapour inaugu-rer non pas son règne personnel mais celui desfemmes.

Ce sont elles qui, pendant un large demi-siè-cle, ajoutent l’éléganceà lagrandeuret l’esprit à lapuissance. D’abord régneront des maîtressesroyales. Non qu’elles aient fait défaut à Louis XIVmais Lavallière et Montespan furent affichées parle roi, au mieux comme des ornements de sonhabit, au pire commedes trophées d’alcôve. Ellespouvaient faire et défaire les modes, comme laduchesse de Fontanges, « sotte commeunpanier »,mais enaucuncas le règne.MmedeMaintenon s’yessaya pourtant en se dissimulant sous les voilesépais de la dévotion, celle-là même dont le roiavait tant ri devant Tartuffe, mais elle dut essuyer

les rebuffades de son vieil Orgon et se résigna, endéfinitive, à ne régner que sur les demoiselles deSaint-Cyr.

Avec le Bien-Aimé, les maîtresses royalesconstruisent un autre Versailles, celui des petitsappartements, des escaliers dérobés, des tablesvolantes et des petits soupers. Un Versailles secretd’un goût exquis où la lecture des articles de l’En-cyclopédie et des lettres galantes décachetées parle cabinet noir cherche à désennuyer un mo-narque incommodé de sa propremajesté. Lamar-quise de Pompadour fait alors entrer à Versaillesl’air des salons de la capitale et le goût de cesmar-chands merciers si habiles à inventer de jolieschoses.C’est donc surdes tables auxmarqueteriesprécieusesgarniesdebronzesgrimpants,dansdesréduits hors de prix laqués de vernisMartin que sedessine lapolitiqueétrangèred’unroi, lui-mêmesi

LebassindeFlore,de Jean-BaptisteTuby(1674),qui représenteleprintemps.Leballet dessaisonsoffreàVersaillesunepalettede couleursquine s’épuisejamais.

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“Le lendemainmatin, jeme rendis seul au château.Onn’a rien vuquandonn’a pas vu la pompedeVersailles,mêmeaprès le licenciement

de l’anciennemaisondu roi : LouisXIV était toujours là.”Chateaubriand,Mémoiresd’outre-tombe

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12 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Prologue

u secret qu’il semble se perdre dans l’écheveau deses diplomaties paral lè les . Le cabinet desDépêches et le célèbre bureau à cylindre d’Œbenrecèlent, à cette époque, tant de secrets d’État quela polit ique du monarque reste encore au-jourd’hui unmystère impénétrable aux yeux deshistoriens. La favorite, plus experte encore auxjeuxde la renomméequede l’amour,vanonseule-ment imprimer sa marque au château qu’elle faitessaimer en ermitages, pavillons et autres brimbo-rions, mais au siècle lui-même auquel les frèresGoncourt finiront par donner son nom. Quant à lacomtesseDuBarry,dont la seulesciencesebornaità celle des lupanars — au point de laisser au pre-

mier matin un roi subjugué et pantelant —, elle nesera jamais qu’un jouet sexuel aux mains descabales de Cour, mais on lui doit néanmoins lanaissance d’un style qui, lui, ne portera jamais sonnommais celui dumaladroit Louis XVI auquel sesleçons ont certainementmanqué.

Avec la femme que Choiseul et Marie-Thérèsed’Autriche ont choisie pour épouse à ce gros etgrand garçon, Versailles va briller de tout l’éclatd’un collier de diamants dont les feux finiront parembraser la monarchie ; le château ne sera plus lechâteau d’un roi mais le palais d’une reine. Marie-Antoinette a autant de goût et certainement aussi

Statue équestredeLouisXIVsous les traitsdeMarcusCurtius,surplombantlapièced’eaudesSuisses et,enarrière-plan,l’Orangerie.

Marie-Antoinette imprimeà l’élégancede ses choix unemajesté insouciante quimarque tous les lieuxqu’elle traverse.

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“Énormeet calme, le Palais regardaitmourir le Soleil.Les nuées de l’occident dressèrent en facede lui unedraperie

depourpre, et aussitôt Il s’anima, semblant s’éveiller pour contemplersa victoire. Unede ses fenêtres flamboya ; une autre, d’autres et d’autres

étincelèrent tour à tour.Du feu courut entre les trophées d’armes.Et il vécut, superbe, orgueilleux et royal, dominant les bronzes

et les eaux, les arbres et lesmarbres.”Marcel Batilliat, Versailles-aux-Fantômes

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Valeurs actuelles - Hors-série n° 4 - 13

Prologue

peudediscernementque lesmaîtressesdu feu roi,mais elle est reine et imprime à l’élégance de seschoixunemajesté insouciantequimarque tous leslieux qu’elle traverse. Puis, à l’automne 1789, latragédie s’invite au château avec les émeutiersrépandus à travers les appartements. La familleroyale doit quitter définitivement le palais deLouis XIV pour aller à la rencontre d’une destinéesanglante et malheureuse, mais qui nemanquerapas de grandeur. Si la Du Barry, traînée bouffie,suffocante et suppliante au pied de l’échafaud,demandera encore uneminute au bourreau, le roiLouis XVI, la reine Marie-Antoinette et sa belle-sœurMadameÉlisabethne trembleront pas.

Vidé de ses meubles éparpillés aux quatrecoins de l’Europe par des ventes révolution-naires qui coûtent aujourd’hui bien cher à laFrance, le château de Versailles a été, par la suite,miraculeusement protégé par l’Histoire. Le roiLouis-Philippe a cherché à en faire le creuset d’unsyncrétisme historique où cohabitaient la Légendedes siècles et ses projets politiques de roi constitu-tionnel. Versailles a ensuite servi à élire des prési-dentsde laRépublique impotents et ànégocierdestraités pour sortir de la PremièreGuerremondiale

et entrer aussitôt de plain-pied dans la Seconde.Ces deux déflagrations ont fort heureusementlaissé le château presque intact et des hommescommePierre deNolhac,GéraldVanderKempouPierre Lemoine ont conjugué leurs efforts pourrendre au château démeublé par la Révolution etgrimé par la monarchie de Juillet, son état d’An-cienRégime.

Les efforts entrepris par leurs successeurs, qu’ilest impossible de citer tous ici, méritent d’êtresalués. Jamais ledomainen’apeut-êtreétéaussibril-lant depuis deux siècles qu’aujourd’hui et jamaispeut-êtrelesFrançaisneluiontmanifestéuntelatta-chement. Il suffitpours’enconvaincred’observer laviolencedespolémiquesquiéclatentrégulièrementàsonsujet.Que l’onouvreses jardinsà l’art contem-porain avec tout ce qu’il peut avoir de provocateuretdoncdeconvenu,ouquel’onentreprennederes-taurerunegrilleroyaletroplongtempsabsenteetcesont des cris d’orfraie qui parcourent lesmédias etparfois le château lui-même.Cet attachement viscé-ral à Versailles s’explique aisément. À l’heure oùl’égalitarisme, la repentanceet l’inculture semblentvouloirrégnersurlesesprits, lechâteauvientrappe-leràchaqueFrançaisqu’ilaunjourreçulagrandeuret labeautéenpartage. ● Camille Pascal

LeparterreNordauprintemps.

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“LesDerniersMondains”,deCamillePascal, Plon,220pages,16,90 €.

JEAN-C

LAUDEN’DIAYE/LA

COLL

ECTION

Page 14: Valeur s Actuel Les Hosen 4

Bâti sur une colline au milieu des marécages, fruit de la volonté

d’un homme qui voulait fixer et incarner le pouvoir, Versailles,

chantier titanesque de plus d’un siècle, appartient

finalement au patrimoine commun.

Les mystèresd’un château au-delà

de toute mesure

Les mystèresd’un château au-delà

de toute mesure

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La façadenord-ouestduchâteaudeVersailles, donnantsur leparterreduNord.Unearchitecturequia impressionné

lemondeentier, suscitantdes copiespartout enEurope,auGrandSiècle, leXVIIe,mais encoredenos jours.

Lepalais servit à lapérennitédupouvoir,jusqu’à laRévolution. Il sert encoreaujourd’hui

ànotre régimepolitique contemporain.Ci-dessus,“BustedeLouisXIV”,duBernin (1665) : unmonarque

impérieux,décidé,déterminéàaccomplir sonœuvrede roi. PHOTOS:J

OSSE/LEEMAGE;

EURASIA

PRESS/P

HOTONONSTOP/A

FP

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16 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Les mystères du château

Né à Paris, le 26 janvier 1615, Nicolas Fouquet,marquis de Belle-Îsle, vicomte de Vaux et deMelun, a 26 ans lorsqu’il fait l’acquisition dudomainedeVaux,oùs’élèvealorsunpetit châteaumédiéval en mauvais état. Au fil des années, ilachète une à une les terres environnantes, faitraser toutes les constructions existantes. Vif, raf-finé, brillant, Fouquet, protecteur des arts et deslettres, sait s’entourer des meilleurs artistes duGrandSiècle.Vingtansplus tard, l’architecteLouisLe Vau, le paysagiste André Le Nôtre et le peintreCharlesLe Brun,unissant leurs génies, ont crééence lieu un chef-d’œuvre absolu qui sera le modèlede Versailles. Ce fastueux château reflète à mer-veille legoûtdesartsetdes jardinsdusurintendantdes Finances de Louis XIV. Il témoigne égalementde dépenses exorbitantes, laissant supposer

LadernièrefêtedusurintendantFouquet

VanitéLe 17 août 1661, le châteaudeVaux est le théâtre de réjouissances éblouissantes données enl’honneurdu roi LouisXIVpar le surintendant des Finances,Nicolas Fouquet. Cette journéeféerique sera le point culminant de sa fulgurante ascension et le prélude à sa chute.

quelques “voleries” dans les caisses de l’État.Toutes choses qui ne lui seront jamais pardonnéespar le roi.Aiguillonnépar le redoutableColbert, ce« Soleil offusqué » (Paul Morand) va alors poursui-vre Fouquet de sa haine, le faisant emprisonnerjusqu’à cequemort s’ensuive.

Toute la jalousiedu jeuneroi, âgéseulementde23 ans, va se cristalliser au cours d’une fête somp-tueuse organisée en son honneur le 17 août 1661.Selon La Fontaine, fidèle entre les fidèles, quiosera ensuite prendre la défense de Fouquet enrédigeant sonOde au roi, Vaux n’a jamais été aussibeau : « Tout combattit à Vaux pour le plaisir duroi : / La musique, les eaux, les lustres, les étoiles. »

Partis de Fontainebleau vers 15 heures,Louis XIV, la reinemère, lesprinces, escortésde laCour au grand complet, pas moins de 600 per-sonnes, arrivent à Vaux en fin d’après-midi parune journée incendiaire, et découvrent le châteauentouré de ses parterres de fleurs et de ses carrésd’eau. À ses hôtes recuits de chaleur Fouquet offred’emblée le délassement d’une promenade danssonmagnifique parc. Une broderie de jardins à lafrançaise, rafraîchis de jets d’eau et de fontaines àprofusion. « Cent jets d’eau de plus de trente-cinqpiedsdehauteurdechaquecôté faisaientqu’onmar-chaitdansuneallée commeentredeuxmursd’eau. Ilyenavaitencorepour lemoinsplusdemillequi, tom-bant dans des coquilles et des bassins merveilleuse-ment bien taillés, faisaient un si grand et si beaubruit, que chacun jurait que c’était le trône de Nep-tune », relate André Félibien, dans un manuscritconservé à la BnF.

Vient ensuite la visite du château et de sessalons en enfilade. « Les tapisseries tissées d’or,séparées par des torchères à bougies, conduisentjusqu’à lagalerieoù le surintendant faitauroi lasur-prise de lui offrir un portrait royal, par Le Brun »,raconte Paul Morand dans sa biographie de Fou-quet. Le roi s’émerveille. L’émerveillement maisaussi la rancœur vont aller croissant au cours du

“Portraitde NicolasFouquet”,de CharlesLe Brun(châteaude Vaux-le-Vicomte).

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Au termede cette belle soirée,Fouquet a-t-il finalement flairé le danger,sans y croire tout à fait ?

JOSSE/LEEMAGE

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Valeurs actuelles - Hors-série n° 4 - 17

Les mystères du château

repas, orchestré par le maître d’hôtel FrançoisVatel. Faisans, ortolans, cailles, perdreaux,bisques et ragoûts, présentés dansdesplats d’or etd’argent, posés sur des nappes aupoint deVenise,sont servis au son des violons. Les vins ne sont pasoubliés, qui coulent à flots.

Ausouper fin succède ledivertissementd’unecomédie de Molière, les Fâcheux, dont c’est lapremière représentation. La nuit est tombée déjà,lorsque le comédien, en habits de ville, entre enscène et récite le prologue, œuvre du poète PaulPellisson, devant le palais éclairé a giorno de tousses lustres. Puis la pièce commence : « Sous quelastre, bon Dieu, faut-il que je sois né, /Pour être defâcheux toujours assassiné ! »Entrecoupée d’inter-mèdes dansés, cette pièce, mise en musique parPierre Beauchamp et Lully, au cours de laquelleMolière prend les innombrables visages des“fâcheux”, semble l’évocation des journées dusurintendant, emplies de sollicitations de toutessortes,depiègesàdéjouer,dechargesàcréerpoursesprotégés,derelancesàeffectuerpourrecueillirles impôts qui rentrent difficilement…

Telle devait être la trame des journées de Fou-quet, lequel, faisant face à ses travaux sans renon-cer à ses plaisirs, savait se ménager des momentsconsacrés à la chasse aux livres et objets rares, auxrendez-vous galants et aux bals champêtres… Ànoter que le roi lui-même avait suggéré à Molièrel’un de ces “fâcheux”, celui de la chasse à courre.

Personnage aussitôt intégré à cette comédie-bal-let, qui devait du reste connaître un grand succèsduvivant de l’auteur.

Autermedecettebellesoirée,closesurunextra-ordinaire feu d’artifice, organisé par Torelli,le “grand sorcier” de la Cour, suivi encore d’unambigu,composédeglacesetdesucreries,Fouqueta-t-il finalement flairé le danger, sans y croire tout àfait ? A-t-il senti que son destin allait basculer ? Tou-jours est-il qu’il propose à Louis XIV de lui offrir lechâteau de Vaux. Le roi refuse, cachant pour untemps son dépit sous une façade de politesse. L’ar-restationdeFouquet,ordonnéequelques semainesplus tard, estdéjàdécidée.Aprèsquoi il fera saisir lechâteauavecsestapisseries,sonmobilier,ses livres,ses tableaux demaître, et jusqu’à ses orangers…Pour Fouquet s’amorce la descente aux enfers.Dépouillé de ses biens, de ses fastes, privé de saliberté,desa familleetdesesproches, ilest traînédeprison en prison, relégué finalement dans la forte-resse la plus noire et la plus froide que l’on ait putrouver,où ilmeurtàpetit feu.

Cet épisode, qui éclaire d’un jour peu flatteurla personnalité du Roi-Soleil, met également enlumière l’attachement indéfectible de ses amisles plus solides, La Fontaine en tête, à NicolasFouquet, né sous le signe du Verseau, celui juste-ment de l’amitié. Trois siècles plus tard, Vaux-le-Vicomte, source d’inspiration de Versailles,conserve intact le souvenir de ce visionnairemagnifique. ● Noëlle Joly

Le châteaude Vaux-le-Vicomte.Un lieud’agrément,bâti pourl’art et le diver-tissement,ce qui nes’est jamaisdémenti.

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COLL

ECTIFIM

AGES/C

HATE

AUDEVAUX-LE-VICOMTE

“Vaux-le-VicomtefêteNoël.LamagiedeNoël,l’expérienceduGrandSiècle”,du 28novembre2015 au 3 janvier2016, dateset réservations :www.vaux-le-vicomte.com

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18 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Les mystères du château

Un homme se reconnaît à ce qu’il bâtit. Un roisurtout. Chacun peut vivre, exister, s’accomplir enédifiant bien d’autres choses que des bâtiments.Maisdansledestind’unroi,construireest leplussûrmoyen de rayonner, de rassembler, d’incarner sondessein.

Versailles en est l’exemple éclatant. Le Ver-sailles voulu par Louis XIV est comme une grandefresque à l’échelle de la France, représentant le roilui-même, sa volonté, sa force, on pourrait dire sonprogramme politique, pour que tous connaissentceluiqui incarne lepays.

Versailles représenteenmêmetempsLouis XIVet laFrance.Luiestderrière l’ensemblecommeder-rière le détail, il est dans le panorama des façadescommederrière chaque fontaine symbole, chaquesculptureallégorique.LaFrance tellequ’il la veut selit dans le plan général commedans la diversité desperspectives.

LetempleduSoleil

DesseinL’architecturedeVersailles passe les frontières de l’espace et du temps.Imitéepar toute l’Europe, elle reste sans rivale, parce qu’elle est lemiroir d’une civilisationarrivée à son apogée et le reflet du génie personnel d’un souverainhors du commun.

Le fait n’était certes pas nouveau : à Chambord,François Ier avait réalisé cette incarnation dans lapierre de l’idée d’un État souverain, tout en faisantde son château le reflet de sa personnalité, de sonhumanisme et de son amour de l’art. Le roi s’en-toure d’artistes, le roi est présent à toutes les étapesde la construction, le roi modèle son château lui-même, conscient que l’image qu’il donne est celledu gouvernement. Tout y estmesuré pourmontrerle pouvoir, la puissance. Or Louis XIV s’inspira deChambord,mais fit bienplus encore : àVersailles, ilédifia une ville, installa une Cour, implanta un gou-vernementet fitdece lieuuniqueunmanifeste.Ver-saillesdevint lepoint tellurique, lecentredegravité,le cerveauet lecœurdupays.

Le premier trait frappant dans la pensée du roiàVersaillesestsadéterminationàconserver lechâ-teaudeLouis XIII, sonpère,aucentredecetensem-ble gigantesque, au lieu de le supprimer pour faireplace à son grand dessein : il va jusqu’à se battrecontresonarchitecteLeVauetsonsurintendantdesBâtiments Colbert pour ne point laisser détruire cepremier pavillon de chasse. Bien plus, c’est lui lepremier qui apparaît aux regards et prend la placed’honneur.

C’est au petitmatin qu’il faut franchir les grillesen venant de la ville, à l’heure où l’ombre du visi-teur s’allonge vers le château, chassée par le soleilde l’est qui frappe en plein sur les fenêtres de lachambre royale. On a alors devant soi ce petit châ-teau des origines, comme serti dans la masse depierre de l’ensemble. Bien sûr, les ailes latéralesn’ont plus exactement les façades dessinées parLouis XIV, mais les masses bâties sont restéesfidèles à leurs proportions d’origine. Voilà sansdoute le premiermessage laissé par le roi, non passeulement à ses contemporains, mais encore auxgénérations : celui de la continuité.

On a derrière soi toute la ville. Car Versailles estcommeungrandmiroir : lavillerayonnevers lechâ-teau,etsonorganisationserépète, inversée,ducôtédes jardins, de sorte que le château est le centre etl’aboutissement de tout. Derrière le systématismeun peu rébarbatif de l’application d’un tel plan, ilfaut bien comprendre l’idée : le Versailles deLouis XIIIétaitunesortederefugeoùsecomplaisaitce roi austère, loin desmondanités et à l’écart de lanoblesse qui devait jeter, après samort, la France

“Louis XIV”,buste enmarbreblanc,deGianLorenzoBernini,dit leBernin(1665, châteaudeVersailles).

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Aupremierplan,leparterred’Eau.Prolongeantla façade,pareffet de reflet,il est ornédestatuesfigurantles fleuveset les rivièresdeFrance.

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FRANCOIS

GUILLO

T/AFP

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Les mystères du château

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danscetteguerrecivileetbrouillonnequ’onaappe-lée laFronde.

Par contre-pied, le Versailles de Louis XIVmetle roi au centrede la composition, de sortequ’il està la vue de tous, accessible à tous. Il n’y a pas làqu’une idée : le roi était réellement à portée detous et sa vie était publique, du lever au coucher.On pouvait le toucher, lui remettre un placet, sejeter à ses pieds pour l’implorer de se pencher surtel ou tel cas. Bien sûr, il répondait souvent : « Je

verrai », mais il répondait toujours. Il suffisait,pour pénétrer dans le château, de louer une épéeet un chapeau !

Voilà donc l’utilité de ce plan d’ensemble : le roirayonne depuis Versailles sur son pays,mais inver-sement laconvergencedesavenuesestreçuepar lesdeux grands bras du château. L’extrémité de cesdeux ailes, dites “ailes desMinistres”, abritait d’ail-

leurs tout le gouvernement : « On y logeraitaujourd’hui malaisément les seuls gardiens debureauxde nosministères », rapporte le savoureuxhistorienG.Lenôtre.Au tempsdeColbert, cesdeuxpavillons hébergent toute l’administration duroyaume.Leministre veut que « l’ampleurdesrésul-tats contraste avec l’économie desmoyens ». Pour laMarine par exemple, un secrétaire général et huitcommis, voilà tout le personnel ; et l’on accomplitdesprodiges.Audébut,pasunmarin,pasunnavire,pas un port de guerre. Colbert s’évertue et, en dixans, laFrancepossède100 vaisseaux,60000mate-lots, Brest, Toulon, Rochefort, Dunkerque et Cher-bourg.Lepays toutentierest régidepuiscetteCourdebriques et depierres.

Louis XIV ne refait pas seulement Versailles,la France entière est en chantier. Avec ses ingé-nieurs et ses architectes, il retrace les routes,construit des citadelles, replante les promenades,les esplanades des villes et même des moindreschefs-lieux, ilapportel’eauentout lieu,et l’artaussi.Cette sorte de grandeur antique dans lamanière de

la façadeoccidentaledupalais.L’“enveloppe”deLeVaus’ouvraità l’origine surune terrasseà l’italienne.Celle-ci futcouvertepar JulesHardouin-Mansart, quiyaménagealagaleriedesGlaces,et adjoignitaucorpsdebâtimentcentral lesailesduNordetduMidi.

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JEAN-C

LAUDEN'DIAYE/LA

COLL

ECTION

Le roi ne gouvernepas essentiellementpar sesministères,mais par sa personne,sur laquelle repose l’unité dupays.

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redessiner un pays, on la retrouve partout dans laconception intérieure, et en particulier dans lesespaces de vie duprince. En suivant l’axeprincipal,eneffet, franchir les façades,c’estentreraucœurdecevastedispositifdegouvernementetenparticulierdans les appartements du roi. Car le plus étonnantest que Louis XIV ne gouverne pas essentiellementpar cesministères légers et efficaces,mais surtoutpar sapersonne, sur laquelle reposed’unemanièresacrée tout lepoidsde l’unitédupays,considéré lui-mêmecommeunêtre, incarnépar le souverain.

C’estpourquoi la chambre, la salle àmanger, lessalons sont des lieux publics avant d’être ceux dumonarque. Et c’est également pourquoi l’ordon-nancementet ladécorationdoivent,enmarquant levisiteur, lepénétrerdecettevéritéqu’il évoluedansla partie essentielle de l’organisme du royaume.Dans les Grands Appartements, c’est l’image desdivinités de l’Olympe et celle des héros del’Antiquité pour vanter la perfectiondu roi. AvecVénus, le roi aimeet ilest aimé ; avecMars, il est victo-rieux et pacifique ; il protègeles arts et les sciences avecMercure ; bâtit avec Apol-lon ; nourrit avec Jupiter.Chacune des sept piècesestdédiéeàuneplanèteduSystème solaire : le roi estle principe de vie autourduquel tout s’ordonne, etCharles Le Brun, architecteetpeintre,nesaitplusoùtrou-ver la place pour décliner larichesse thématique imposée par

le souverain. Dessus de cheminée, plafonds, tru-meaux, tapisseries déploient dans les ors et le fastedes couleurs tous les bienfaits dispensés par la per-fectionroyale.

Le poids de tant de symboles est difficilementsupportable pour l’esprit contemporain. Il a sou-ventenrayé sacompréhension, laissant jusqu’à il ya peu Louis XIV incompréhensible et mal aimé.« Louis XIV fut grand, sans nul doute. Mais son pa-laisne le laissepasdeviner,écritHenrydeMonther-lant, pourtant expert en sentiments princiers.Ver-sailles est luxueux, majestueux peut-être, non pasgrand. Dans ce Versailles chargé de rhétorique, s’ilen fut, pas une place pour laméditation. Cela parleaux sens et à la vanité, et neparleà riend’autre.Rienn’y touche l’âme. »C’est oublier que Versailles était un outil, et qui

fonctionnait bien. C’est oublier que l’éliteutilisait couramment ces images allé-goriques pour comprendre undiscours, et que ce systèmed’“un autre langage” étaitenseigné très tôt dans lesécoles. Il faut croire qu’ilfut compris de tous : ar-t i s tes de toutes d isc i -plines, scientifiques detoutes matières, métiersde tousordres furent orga-nisés en manufactures,soutenus par la commanderoyale et bientôt, à son exem-

ple, par tant d’autres. « J’aper-çois, dit Lenôtre, cette harmo-

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Les mystères du château

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La galeriedesGlaces estl’illustrationde l’artde la“quadratura”qui consisteà unifierlapeintureavecl’architecture,la sculptureet l’ornementdansuneperspectiveillusionniste.Elledevaitservirde cadreà la réceptiondesambassa-deurs.

“Vueduchâteau

etdes jardinsdeVersailles”,dePierrePatel

(1668,huile sur toile,

châteaudeVersailles).

L’artisteapeintlepalaisaprès

lespremierstravauxd’agran-

dissement.

u“Vuede l’ancienchâteaudeVersaillesavec l’arrivéedeLouis XIV”,d’AdamFransVanderMeulen(1669,huile sur toile,châteaudeVersailles).L’artistea représentélepalaisdans sonétatd’avant 1664.

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GUILLO

T/AFP

RMN – GÉRARD BLOT

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Les mystères du château

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nieuseordonnancedegensémérites,chacunbienàsaplace, n’ayant d’autres buts que de s’illustrer dans sacompétence, et atteignant à la perfection par ce seulfait que tous, en rivalisantde zèle pourplaireaumaî-tre, satisfont leur goût personnel. » Le roi montraitd’ailleurs l’exemple d’une infatigable énergie : « Ilcréa des finances, une armée, unemarine, des colo-nies, un commerce et une industrie nationale, écritl’historien Louis Bertrand.Ce fut unemise en valeurintensive de toutes les ressources de la nation. Ildonnaenfinunprestigeeuropéenetmondialà l’intel-ligence française, par l’honneur où il la tint, par lacréation de ses Académies, de ses centres d’art et demétier. » Versailles fut l’instrument privilégié et lesymboledecettenouvelle èredeprospérité.

Au centre des appartements, la célèbre galeriedes Glaces fut édifiée sur l’ancienne terrasse cen-trale dominant les jardins. D’une ampleur inédite(73 mètres), elle laisse entrer la lumière à flots par17 fenêtres cintrées, et représente l’antithèse duchâteau défensif, chantant par ses transparences etses reflets l’avènement des temps de paix en unroyaumepacifié par la “ceinturede fer”deVauban.

Mais les fenêtres ne laissent pas seulement jaillir lalumière, elles ouvrent sur le troisième espace deVersailles : du rêve de pierre, de stuc et demarbre,on passe au règne de l’illusion des grands espacesaquatiquesetvégétaux.

Dans cette immense perspective de pierre,d’eau et de verdure, le regard semble embrasserl’infini. De la même manière que, côté ville,le château reste le centre de la composition. Etcette impression est renforcée par la déclivité,qui, à la manière des villas italiennes, place lebâtiment en altitude par rapport à l’ensemble dela composition.

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DR

PHOTO

S:G

IANNID

AGLI

ORTI/THEPICTU

REDESK/AFP

Le troisièmeespacedeVersailles,c’est le règnede l’illusiondes grandsespaces aquatiques et végétaux.

LachambreduRoi,

née en 1701de la trans-formationdusaloncentral

de l’appar-tement

“intérieur”queLouisXIV

avait faitaménageren 1684.Donnant

sur la courdeMarbre,lanouvellechambreest situéeaucentredupalais.

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Les mystères du château

Organisé à la française, le grand axe se voit tra-versépardenombreusesperpendiculaires, dont lapremièrecroiseauniveaude la terrasse,entraînantle regard soit vers le bassin de Neptune, soit vers lapièce d’eau des Suisses, de sorte que de tous côtés

éclate la majesté, lapuissance d’une na-ture organisée enlignes et surfaces deverdure ou d’eau,scandée par la géo-métrie variable desparterres et des bas-sins, par la taille desbuis, l’élancementdes fonta ines , lablanchedécoupedessculptures.Lesmasses végétalesparaissaient commedes architectures,véritables muraillesbordées de char -milles, de haies decharmes ou d’ormestaillées aujourd’huidisparues. Elles abri-taient, derrière la

rigueurde leur forme,des sortesdecabinetsdever-dure qui laissèrent éclater les fantaisies les plusbaroques. C’est là, commedans la salle de Bal, quese donnèrent des fêtes où lamusique semêlait à ladanseetauconcertdes jeuxd’eau.

Il y avait aussi les promenades. Et la surprisevenait dumouvement des eaux. Les fontainiers (lesfrères Francine) en étaient lesmagiciens. Au coursdes nombreuses promenades dumonarque, ils devaient s’ingénierà faire fonctionner les 1400 jets (ilen reste 460) au rythmede l’avan-cée royale, afin de ménager lesressources d’eau, si difficiles àconduire depuis les collines envi-ronnantes et depuis la Seine, parles 200 kilomètres de rigoles,d’aqueducs et de tuyaux de fonte.Toutes ces eaux aboutissaient auGrand Canal, cette création origi-nale de Le Nôtre qui accompa-gnait la perspective le long de ses1 670 mètres, jusqu’à se fondredans lesbrumesde l’horizon.

Versailles fut, avecces jardins,un immense ter-rain d’expériences, où le roi tenta la synthèse dubeau et de l’utile, une sorte de lieu d’exposition,aussi,dusavoir-faire français.

Lepotager lui-mêmeestun lieuderechercheoùLa Quintinie expérimente sous la protection du roila culture des fruits et légumes poussée jusqu’à laperfection. Il fera lasynthèsedesesrecherchesdans

la rédaction d’un ouvrage utile à toutes les culturesmaraîchèresduroyaume.

Ce savoir-faire n’éclate pas seulement dans lesparties extérieures. Il est caché, par exemple, dansles voûtesde l’Orangeriedues àHardouin-Mansart :en remontant les longs volumes de ce bâtimentsemi-enterré, l’on croirait cheminer sous les voûtesd’une chapelle romane. Elles sont reconnuescomme un chef-d’œuvre de la stéréotomie fran-çaise, reprenant lesgrandes traditionsmédiévales.

Onretrouvecettemêmeperfectiondans laréali-sationde lachapelle,autrebijousimpleet lumineuxd’Hardouin-Mansart, décorée sous la direction deRobertdeCotte sur le thèmede lapassionduChrist.Elle futunautre terraind’expériences : ellepossèdeainsi des arcs-boutants inversés de l’extérieur, per-mettantdelesdissimuleretdedonneràl’édificeuneverticalité rappelant laSainte-Chapelle.

Le roi lui-même est architecte : en 1670, il avaitfait bâtir à l’extrémité duGrandCanal le Trianondeporcelaine, mais en 1687 il demande à Hardouin-

Mansart de le remplacer par un bâtiment de plusgrandes dimensions nommé le Trianon demarbreet, plus tard, leGrandTrianon. Il en sera le vraimaî-tre d’œuvre, concevant le plan, décidant de sa sur-prenante transparence centrale, intervenant àchaquedessinde façade,présent sur lechantier.

Au Trianon comme àMarly, Louis XIV chercheun lieu de détente, mais reste dans le dispositif, àproximité du Grand Canal. Après lui, Louis XV auPetit Trianon,Marie-Antoinette auHameau s’éloi-

gneront progressivement dugrandVersailles, et pas seulementd’un point de vue géographique.Quel contraste de part et d’autredu domaine, entre le Hameau, oùMarie-Antoinette vit dans uneferme bucolique, entourée d’ani-maux, et les écuries de la placed’Armes, où Louis XIV crée unvéritable templeducheval !L’architecturedeVersaillespasseles frontières de l’espace et dutemps, copiéepar toute l’Europe.Mais l’histoire ne répète pas lesmiracles. À aucunmoment ne seretrouvera cette conjugaisonmagique d’une volonté politique

si ample, incarnée dans un plan d’ensemble aussicohérent ; nulle part cette harmonie entre le gran-diose et le simple, entre l’ensemble et le détail. Sansdoute une telle œuvre ne pouvait venir que d’unseul, détenant en lui toutes les contraintes, maisaussi comprenant toutes les énergies vitales d’unprincipe qui fut celui de lamonarchie française aupointoù laconçut leRoi-Soleil. ● OlivierMadelin

“PortraitdeLouis XIVenarmure”,deClaudeLefebvre(1669,huilesur toile,NewOrleans,MuseumofArt).

Ci-contre,“Jules

Hardouin-Mansart”

(1646-1708),surintendantdesBâtiments

duroi,deFrancois

deTroy.Pagededroite,vue sur leparc

depuislagalerie

desGlaces.

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DR

GIANNID

AGLI

ORTI/THEPICTU

REDESK/AFP

L’œuvrenepouvait venir qued’un seul,comprenant toutes les énergies vitalesde lamonarchie française.

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Les mystères du châteauJE

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24 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Les mystères du château

Versailles, domaine enchanté, habité de figuresmythologiques — gracieuses naïades invitant à larêverie, néréides demarbre ou tritons de bronzecrachant leurs gerbes diamantées dans des bassinsoùmiroitent mille soleils —, Versailles, peuplé desomptueuses divinités antiques ou d’allégoriesbaroques, peintes par Charles Le Brun aux vous-sures de ses plafonds, est aussi — hélas ! — un lieuenveloppé de nombreuses légendes, que répètent,avec une régularité désespérante, des générationsdemanuels scolaires…

Que n’a-t-on dit sur la prétendueméfiance deLouis XIV envers Paris, où il a vécu les heures som-bresde laFronde, cettenuitdesRoisde 1649,quivitsa fuiteàSaint-Germain,cetteautrenuitdu9 février1651,durant laquelle la fouledesémeutiersqui avaitenvahi le Palais-Royal défila devant son lit de peurqu’il ne le quittât ? Pure invention ! La décision duroides’installeràdemeureàVersaillesdatede1677,soitvingt-cinqansaprèslafindelaFronde,etencoren’est-elle effective que le 6mai 1682. Ses craintesauraientétébien tardives !

Autre légende : Versailles aurait été le tonneaudes Danaïdes. Non. Chaque année, le roi n’y enga-geait pas plus de 3 à 4%des dépenses de l’État. Autotal, bâtiments et jardins compris représentent82millions de livres, l’équivalent de deux ou troiscampagnesmilitaires. En regard, quelle gloire, quelprestige immortelpour l’art français !DeLisbonneàSaint-Pétersbourg, de Madrid à Stockholm, deNaples à Copenhague, de Schönbrunn àHampton

Court,enpassantparHerrenchiemsee, tous lessou-verainsd’Europe, fascinés, ont voulu imiter leTrès-Chrétienetavoir leurVersailles…

S’ilest,enrevanche,unartisteàqui l’ondoit,enpremier lieu, rendrehommage,c’estbien lui, leroi.Versaillesaétésonœuvrepersonnelle, le fruitdesaconstante volonté. C’est à elle, et à elle seule, qu’ilfaut attribuer cette éclatante réussite. Les archi-tectes ont conseillé, tracé des esquisses et desplans, mais ils n’ont fait que suivre. C’est lui qui a

LegrandœuvredeLouisXIV

AccomplissementVersailles eut plus d’un architecte, nombrede jardiniers, des peintreset sculpteurs à foison.Mais cepalais fut, d’abord, l’œuvredu roi lui-même.C’est la couronnedepierre de lamonarchie absolue.

suggéré, décidé, veillé aux détails : les travaux demaçonnerie, l’agencement d’une décoration inté-rieure, la pose d’une statue et d’un scabellon, leliséré d’or à ajouter à une boiserie. Quand unefaçadeouundécrochement luidéplaisent, il les faitabattre. Ne rien négliger, ne rien abandonner à lamédiocrité sont ses soucis constants, mêmelorsqu’il est aux armées. Et quelle patience, quelledétermination il lui faut pour résister aux critiquesacerbes ou sceptiques de son entourage, Colbert,enpremier lieu,qui tient lescordonsde labourseetn’a guère la fibre architecturale : « Ah ! quelle pitié,lui écrivait celui-ci,que leplusgrandroi fûtmesuréàl’aunedeVersailles… !»

NecroyonspaspourautantqueLouis XIVaeuunevueclaireetconstantedecequ’il voulait réali-ser. Le projet ne connut pas un développementlinéaire,mais, au contraire, des tâtonnements, deshésitations, des erreurs, des repentirs, sans comp-ter les abandons et les retards dus aumanque d’ar-

PortraitdeLouisXIV,deHyacintheRigaud.Enquelquesdécennies,Louisavaitachevé sonprojet.

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Unartiste à qui l’ondoit, enpremier lieu,rendrehommage, c’est bien le roi.Versailles est sonœuvrepersonnelle.

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gent. « Il n’y a pas un endroit àVersailles qui n’ait étémodifié dix fois », dira la princesse Palatine, belle-sœur du roi. Tout au long du règne, le château estun perpétuel chantier, peuplé d’une foule beso-gneuse et tourbillonnante s’affairant autour deséchafaudages, des colonnes, des blocs demarbrerare ou des statues en caisse. Par moments, on ycompta jusqu’à 36 000 personnes. Beaucoupd’ouvriers, il faut le dire, mourront, soit par acci-dent, soit frappés par des épidémies. Œuvre depierre, mais aussi œuvre de chair, faite du sang etde la sueurdeshommes…

L’édification du domaine se déroule en plu-sieurs étapes, correspondant à des desseins diffé-rents. Au départ, lemonarque hérite le petit relaisdechassedesonpère,sur labutte ingrated’unmou-lin à vent — «unapiccola casa », commedit l’ambas-sadeurdeVenise—, construit en 1623, réaménagéetunpeuagrandiparPhilibert LeRoy,un «châteaudecartes», selon lemotdeSaint-Simon.De 1661 à 1665,ilybâtitdeuxailespour lesofficeset lesécuries.Ver-sailles lui sert alors de résidence discrète, lui per-mettant de fuir la foule et de vivre en toute intimitéses amours avec une demoiselle d’honneur de sabelle-sœur, Louise deLaVallière. Ce lieu sauvage etgiboyeux répond à la soif de plein air que ce « ruralforcené », comme l’appelle La Varende, ne satisfaitpleinementni àSaint-GermainniàVincennes.

La Cour n’y fait alors que de brefs séjours etsouffre dumanque de place lors de la fête desPlaisirs de l’île enchantée (mai 1664). Lesgrandes transformations s’opèrent à partirde 1669.Lechâteauest enveloppéparLouisLe Vau, son gendre François d’Orbay etJules Hardouin-Mansart de troisfaçades enpierre blanche qui en tri-plent la superficie du côté des jar-dins. Chacune des sept pièces enenfilade de l’appartement du roi(appeléplustardGrandAppartement),inspiré du palais Pitti de Florence, estdédiéeàunedivinitémythologiqueouàune planète du Système solaire. Les

thèmes dominants y sont l’Olympeet les héros de l’Antiquité. En hautdu Grand Escalier (ou escalier des

Ambassadeurs), on décou-vre le salon de Dianepuis celui de Mars

(salle des Gardes ou des Festins), deMercure (quisert d’antichambre), d’Apollon (c’est la GrandeChambre du roi), de Jupiter (qui est le cabinet duConseil, avantdedevenir le salonde laGuerreaprèsla constructionde laGrandeGalerie), deSaturneouPetite Chambre du roi. Celle-ci s’ouvre sur le par-terre occidental, demêmeque la dernière, le salondeVénus (ou Petit Cabinet du roi), qui donne égale-ment sur la terrasse à l’italienne, face à l’apparte-mentde la reine.

LeGrandAppartement apourobjet de symboli-serlesqualitésduroi,sesexploitset lesvertusdesongouvernement : l’amour, la chasse et le négoce, lavictoire, les arts et les sciences, lamagnificence, lajustice, l’économie… La décoration, où rivalisentmarbres, glaces, bronzesdorés, oùabondent, selonle thème propre à chaque pièce, feuillages, guir-landes, casques, boucliers, caducées, carquois, lau-riers, têtes de chien et croissants, est réalisée parLe Brun et ses élèves. Alexandre, Cyrus, Jason,César,peintssurlesvoussuresoulescentresdespla-fonds,célèbrent inlassablement les louangeshyper-boliques du grand roi, incomparable Soleil autour

duquel gravitent les planètes. La cham-bre du souverain est tapissée de bro-cart d’or et d’argent, dit brocart desamours. Un extraordinairemobilier

d’argent (aujourd’huidisparu) vient rehausserla splendeur de ce décord’apparat.Sans avoir l’éclat ni la per-

fection symbolique duGrand Appartement,d’autres apparte -ments,étalantunluxefabuleux, ontmarquéles contemporainsd’un souvenir ébloui :

l’appartement de la reine,donnant sur le parterre duMidi, avec chapelle, salledes Gardes, salon de Mer-cure, grand cabinet d’angle(futur salon de la Paix), etsurtout l’appartement des

Levisagede la statuedebronzede “laLoire”,figure centraledugroupedes fleuvesqui orneleparterred’Eau.

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Alexandre, Cyrus, Jason, Césarcélèbrent inlassablement les louangeshyperboliques du grand roi.

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u Bains au rez-de-chaussée, qui sert d’appartementprivé au roi, avec son vestibule dorique, sa salle deDiane ou Pièce ionique, son cabinet des Mois ouSalonoctogone, soncabinetdesBains, sesparoisdemarbre, ses colonnes, ses chapiteaux,œuvres deCaffieri, Lespagnandel et Temporiti, ses deux bai-gnoires demarbre blanc et sa piscine octogonaletailléedansunseulmorceaudemarbredeRance…

À ce moment-là encore, l’essentiel du projetroyal réside dans les jardins. Augmentés au fildu temps de nombreuses acquisitions de terres etde bois avoisinants, ils ont été dessinés et merveil-leusement embellis par le paysagiste AndréLe Nôtre, qui a travaillé à Vaux-le-Vicomte avecLe Vauet Le Brun. C’est cette équipeque le roi aenrôlée après la chute du trop fastueux surin-tendant Fouquet.Ces jardins donnent lieu à des travaux tita-nesques, s’inscrivant dans une perspectiveprométhéenne : du néant des marais, duchaosdesforêts, ils’agitdefairesurgir l’ordre,legoût, l’harmonie.Toutenépousant laconfi-guration générale du terrain, ils remodèlentprofondément le paysage. Ils sont riches designificationsque l’onnesaisitpas toujoursaupremier abord. Avec leurs longues allées,leurs sombres frondaisons, leurs bassins, leur

Grand Canal sillonné de galiotes et de gondoles,leurs jeux de verdure et d’eaux jaillissantes, leursdragons, leurs divinités du panthéon grec, leurMénagerie, leur Labyrinthe, qui cherche à créer la

“LouisXIVassistantàl’inaugurationde la statuedeMilondeCrotoneparPuget”,d’AnicetCharlesGabrielLemonnier(1819).

Ci-contre :LouisXIV,parFrançoisGirardon.Cebuste,commandéen 1690,représentele roiplus jeunedequelquesannées,aumomentoù il se fixeàVersailles,à l’apogéede sonrègne.

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surprise et le “ravissement” autour du thème desFablesd’Ésope, ils seprésentent commeuneœuvreparlante, pédagogique, mais codée et initiatrice.C’est un espace allégorique et analogique, empli demythologie païenne et de symbolisme baroque,organiséautourd’Apollon, ledieusolaire, jaillissantsur son char aumilieu des gerbes d’eau, personni-fiant lapuissancerayonnantede l’autorité royale.

Ils forment un grand discours démonstratif etcosmique à destination d’une élite cultivée,ordonné autour de deux axes, célébrant les nocesduSoleil (est-ouest)etdel’Eau(nord-sud).Lacoursede l’astre divin symbolise la lutte de la vie et de lamort, de la lumière et des ténèbres, de l’ordre et duchaos primitif. Parc et jardins servent de décor à denombreux divertissements où se répètent à l’infiniles variations sur le thème solaire, comme ceux dejuillet 1668oudel’étéde1674,avecsonéblouissantefêtedenuit.

Le roi aime se promener en ce lieu, contemplerleshorizonsboisésdélicatementembrumés, seper-dre dans les cabinets de verdure, admirer ses par-terres fleuris, ses tapis de “turquerie”, ses statues,ses fontaines, ses cascatelles, ses arbres rares, sans

oublier ses chers orangers en caisse, dont il hume lesubtil parfum. Il est si fier de sonœuvre, si attaché àelle, qu’il écrit de sa main, vers 1697,Manière demontrer les jardinsdeVersailles, qui seveutunepro-menade initiatique. Comme le dit encore Saint-Simon, il s’est laissé conduirepar le «plaisir superbedeforcer lanature».

Les jardins subissent d’ailleurs unemétamor-phoseaubeaumilieudurègne,quandl’exubéranceapollinienne, le lyrisme délicat et l’enchantementpoétique du premier parc cèdent la place à la gran-deur romaine, à la raideur impériale.C’est l’époque

où s’effondre sous la pioche des démolisseurs lagrotte de Téthys, où venaientmourir les derniersreflets du soleil au son cristallin des jets d’eau et del’orguehydraulique, oùdisparaît leTrianondepor-celaine, frivoleetpittoresquebijouhabillédebleuetde blanc pour plaire à la royaleMontespan, où lesantiques, en original ou en copie, arrivent de Romepar bateaux entiers. L’ordre classique l’emportealors sur la féeriebaroque.

Le château lui-même va peu à peu se transfor-mer.De résidence princière réservée à une élite degrands seigneurs, il devient le “palais du Soleil”,dont parle le poèteOvide au livre II de sesMétamor-phoses. Avec l’esthétique nouvelle, les perspectivessemodifient.Auregarddel’Histoire,Louisveutêtrefondateur plutôt qu’héritier et se servir des beaux-arts pour inscrire sa propremarque dans la pierre,tandis que ses lourds canons de bronze — où s’étalesafièredevise“Necpluribusimpar”—remodèlent lesfrontièresencore incertainesduroyaumedes lys.

En 1679, JulesHardouin-Mansart entreprenddecouvrir la terrasse à l’italienne de Le Vau, quis’étend de l’appartement du roi à celui de la reine :telle est la GrandeGalerie (galerie des Glaces). Poursa décoration intérieure, une décision révolution-naire est prise par un conseil secret réuni autour duroi et du peintre Le Brun : on remplace le pro-gramme iconographique primitivement centré surApollon ouHercule par un cycle exaltant les hautsfaits du règne,militaires, politiques et administra-tifs. C’est la victoire desModernes sur les Anciens !La gloire deNimèguede 1678pousseLouis leGrandà s’écarter de tout ce qui pourrait faire allusion àl’hérédité de la fonction royale au profit du seulculte personnel. C’est l’histoire du règne individuelde Louis XIV, d’un Louis XIV triomphant, qui sedonne à lire aux plafonds de la Grande Galerie,depuis la prise du pouvoir en 1661 jusqu’aux vic-toires de la guerre deHollande (1672-1678), en pas-sant par les campagnes de la guerre de Dévolution(1667-1668).

La terrasseà l’italiennequia étéremplacéepar lagaleriedesGlaces.

“Présentationdesmembresde l’Académiedes sciencesparColbertàLouisXIV”,d’HenriTestelin.

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Les jardins semétamorphosent.L’exubérance apolliniennecède la place à la grandeur romaine.

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Mais ce n’est pas suffisant. Cette éclatante réus-site architecturale, pour devenir l’instrument de lagrandeur, lamanifestation de l’absolutisme royal,doit héberger la Cour tout entière. La décision estpriseen 1677,on l’adit.Àpartir de l’année suivante,afinde logerdansdes appartementsdignesd’eux leGrandDauphinet ladauphine,onconstruit l’ailedu

Midi : c’est pour ainsi dire un nou-veauchâteau,accoléàl’ancien.De1682 à 1684, voici que s’élèvent leGrand Commun et les deux ailesdesMinistres. L’aile duMidi créaitun déséquilibre du côté des jar-dins.Pouryremédieret installer lereste de son entourage, Louis XIVn’hésite pas, entre 1685 et 1689, àdévelopper une aile symétrique,qui donne sa dimension monu-mentaleàcetteruchedepierre.Lecentre du palais, ce n’est pas lachapelle,commeàl’Escurial,maisla chambre du roi, donnant sur lacour de Marbre (la pièce servaitjusque-là de salon du roi, encoreappelé Salon où le roi s’habille).Elle n’est achevée qu’en 1701. LaChapelle royale, quant à elle, tou-jours en position excentrée,change plusieurs fois de site, ledernier (l’actuel) n’étant consacréqu’en juin 1710.

La sécularisation affecte eneffet lamonarchie,érodantenpro-fondeur sa dimension religieuse.Si le roi, dans cette France “toutecatholique”, continue de respec-ter le rituel des “rois thaumatur-ges”,procédantquatreoucinqfoispar an au toucher des écrouelles,l’incroyance se répand à la Cour,où une bigoterie affectée rempla-ce la foi. La truculente princessePalatinedoutedespouvoirssurna-turels de son beau-frère, qu’il estcensé tenirdirectementdeDieu.

Le sacré n’a pas disparu pourautant de la Cour : c’est la per-sonnemêmedu souverain qui faitl’objet d’un culte. Le roi est legrandprêtredumystèredivin,quidistribue les grâces en touteliberté, le dieu qui donne et qui

pardonne. Les courtisans se muent en dévots,répandant autour de lui l’encens des flatteries.Comme l’autel d’une église, le lit royal est protégéd’une balustrade délimitant l’espace sacré. Mêmelorsque le souverain est absent, on fait la révérencedevant lui, comme on fait la génuflexion devant letabernacle.Voulantélever lamonarchievers ladivi-nité, Bossuet et beaucoup d’autres ont participé àcette paganisation. «LesMinimesde votreProvence,écrit Mme de Sévigné au chevalier de Grignan, ontdédiéune thèseauroioù ils le comparentàDieu,maisd’unemanière où l’on voit clairement queDieu n’estquelacopie…»

Vivre auprès de lui est l’honneur le plus grandque l’onpuisseespérersurcette terre. Ils sontnom-breux, comme lemaréchal de Luxembourg, à vou-loir être ses “domestiques” : « Jemeruineraisdeboncœurpour l’être et je vendrais, comme le barondeLaCrasse,mondernier arpent de terre. » Comble de ladisgrâce, l’exil est vécu commeuneexcommunica-tion. Hors de la Cour, point de salut ! « J’aimemieuxmourirqued’êtredeuxmoissansvoirleroi»,avoueleducdeRichelieuàMmedeMaintenon.

Pourtant,derrière la façadebrillantedes fêtes etdes divertissements, les soirées d’“appartement”,les comédies, les ballets, les promenades en gon-doles sur le Grand Canal tandis qu’éclatent les feuxd’artifice, la vie de courtisan n’est pas une partie deplaisir. Dans la vaste cohue qui l’entoure, dans unpalais qui ressemble à undenos halls de gare, où sebousculent badauds, laquais, gardes, fi l lespubliques, marchands et parasites en tout genre,l’homme de cour doit non seulement chercher às’approcherdu roi— cequi est déjà uneprouesse—,maisaussi,pourresteràlamodeougardersonrang,surveiller de l’œil ses voisins. La lutte pour affirmersapositionentraîneunecompétitionconstante.

Ces règles de conduite s’apprennent : il existedes valeurs courtisanes que le jésuite espagnol Bal-tasar Gracián (l’Homme de cour, traduit en 1684)dépeint audacieusement comme des vertus chré-tiennes. Il faut savoir garder son humeur, ne jamaislaisseréclater sacolèreousondécouragement, sou-rire même quand les tracas vous accablent, mas-quer constamment ses vrais sentiments. Tout doitêtre accepté, intériorisé avec résignation comme lerevers d’une situation pleine d’avantages. Il n’estqu’à voir lemépris dans lequel les courtisans tien-nent lanoblesse campagnarde.Pour rienaumondeils ne troqueraient leursminuscules réduits, où ilss’entassent des caves aux combles dans des condi-tionsparfois ahurissantes.

Le courtisan doit s’attacher à son roi commel’esclave à sonmaître et connaître la règle d’or deVersailles : pour être, il faut paraître ; pour paraî-tre, il faut avoir ; et pour avoir il faut plaire ! Pour

Dehautenbas,LouiseFrançoisedeLaBaumeLeBlancdeLaVallière ;FrançoiseAthénaïsdeRochechouartdeMortemart,marquisedeMontespan;etmadamedeMaintenon.Troisvisagesde laséductionopéréesur leroi.

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La règle d’or du courtisan : pour être,il faut paraître ; pourparaître, il fautavoir ; et pour avoir, il faut plaire !

JOSSE/LEEMAGE

JOSSE/LEEMAGE

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lesmembres de la haute noblesse, qui ne devaientrien au souverain, c’est une révolution. En génialacteur politique, Louis XIV a bel et bien domesti-qué la noblesse, la privant de toute autonomie, laplaçant sous sa coupe et lui interdisant de semêlerdes affaires de l’État. Le prince deCondé, qui avaitété l’âmede la secondeFronde, serad’uneparfaitesoumission. Son fils, Henri Jules, fera anticham-bre, servilement : « Il dormait le plus souvent suruntabouret au coin de la porte, raconte Saint-Simon,où je l’ai vumaintes foisainsi, attendantavec tous lescourtisansque le roi vînt sedéshabiller. »

Certains ont contesté cette domestication : entenant compte du service par quartier de certainescharges, Versailles, ont-ils fait valoir, comptait toutauplus8000à10000nobles, soit4à5%desmem-bresdusecondordre (lechâteaunepouvant logeràcette époque qu’environ 3 000 personnes, lesautres habitaient en ville). Mais c’est oublier leseffets induits du système. Les nobles attirés par lesoleil sont les plus en vue, ceux qui disposent duplus grandnombrede clients oude fidèles. Il existeune contagion dumodèle versaillais. La noblessede province joue le jeu du pouvoir et copie la Cour

dans ses comportements et ses modes de vie. Lescarrosses des grands seigneurs roulent sur toutesles routes de France : on retourne sur ses terres oudans son gouvernement, on rend visite à ses amis,onparledanslessalonsoulesacadémies,ons’écrit,même si l’on n’a pas la plume coruscante deMme de Sévigné. Lamode se répand comme unetraînéedepoudre.Les règlesdubongoût etdubonton se diffusent enmême temps que les habitudesde la nouvelle discipline. Versailles est au centred’une gigantesque noria irriguant le royaume desvolontésde son souverain.

Ainsi,enquelquesdécennies,Louisavaitachevéson grandœuvre. Versailles concentrait en un lieuuniqueetdansuneformedeperfectionlegouverne-ment de la France, d’où partaient toutes les déci-sions, la liturgie royale insistant sur la transcen-dancedupouvoir, lesystèmecérémoniel, lamiseenscène théâtrale de la souveraineté absolue et lasociété de Cour. Si Louis XIV n’a jamais dit — c’estencore une légende— « l’État, c’estmoi », sans douteaurait-il pus’exclamer, au termedecetteentreprisefoisonnanteetéblouissante,marquée—commentlenier — du génie propre de la France : “L’État, c’estVersailles” ! ● Jean-ChristianPetitfils

“VueduchâteaudeVersaillesprisede laplaced’Armesen 1722”,dePierre-DenisMartin.Le roiet la courenétaientabsentsdepuisseptans.

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“LeRoiet l’architecte :LouisXIVet le Bernin”,par LaurentDandrieu,à paraître ennovembre auxéditions duCerf.

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Les jardins voulurent être un paradis sur terre.C’est si vrai que, dans certaines langues, le grec, lepersan, il n’y a qu’un seulmot pour désigner l’un etl’autre.Pendantdessiècles, les jardiniersontessayéderetrouver lamagiedu jardind’Édenencharmantles sens ou la sensibilité. Dans les jardins persans,qui ont influencé les jardins arabes, tous les sens

Unjardinpourl’éternité

ÉdenD’unvallon insalubre etmarécageux, LeNôtre a fait surgir unparcauxmille et unemerveilles. La grandeur s’y allie à la simplicité.

sontcomblés : lavue, l’ouïe, l’odoratetmêmeletou-cher, car l’eau est à portée demain, les fruits aussi.Ce sont des jardins de volupté. Versailles n’est pasdeceux-là : c’estun jardinquiparleà l’intelligence.

LeNôtreestarrivéàVersaillestoutdesuiteaprèscette fameuse fête de Vaux-le-Vicomte, le 17 août1661, où « à 6 heures du soir, Fouquet était le roi de

Lesderniersfeuxd’unjourd’étésur leGrandCanalet le bassind’Apollon.

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France, à 2heures dumatin, il n’était plus rien » (Vol-taire). Cette année-là, Le Nôtre a 48 ans. Louis XIVena23,Racine22,Molière39, lesculpteurCoysevox21, Lully 29 ; Jules Hardouin-Mansart a 15 ans, lesculpteur Girardon (quimourra lemême jour queLouis XIV) 33. C’est la génération Louis XIV. Ver-sailles commence.LeGrandSiècleavec lui.

À Versailles, tout était à faire : sur la colline, unpetit pavillon de chasse de 50 mètres de largeentourédequelquesarbresetunsentierperpendi-culaire au bâtiment qui n’en finissait pas de des-cendre vers une landemi-marécage, mi-garenne.

Au sud du château (à la place de l’actuelle pièced’eau des Suisses) : “l’étang puant”, c’était sonnom ! car on ydéversait toutes les eaux sales d’unpetit hameau. Saint-Simon n’exagérait pas (pourune fois !) lorsqu’il disait que « c’était le plus ingratde tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sansterre parce que tout y était sables mouvants et ma-récages ».

« J ’aime monsieur Le Nôtre, dira un jourLouis XIV, il a du grand dans l’esprit. » C’est queLe Nôtre, tout de suite, voit grand. Il conçoit unparc qui sera suffisamment vaste pour accueillir,vingtansplus tard, lesailesnordet sudduchâteau.Un jardin à la française qui tiendra, en mêmetemps, dubois de futaie.

Ony travaille de jour commedenuit.Monsieurle curé a donné la permission de travailler ledimanche… après la messe ! En 1669, on plante47 800 ormeaux, 10 340 ormes de la région deCompiègne, 14 300 châtaigniers, 6 350 chênes, etdes hêtres des forêts royales de Normandie. En1681, arrivent des épicéas hauts de 8 à 10 mètres.On avait demandé au prieur de la Grande Char-treuse de les choisir ! Mme de Sévigné parle deforêts entières qu’elle voit partir de son Dauphinéen direction de Versailles. En 1684, on transplante2 328 000 pieds de charmille et on amène de labonne terre et du fumier.

Pendant cinquante-trois ans, l’attention deLouis XIV ne se relâchera pas. Ce parc sera sa pas-sion. Il s’en préoccupera plus encore que de sonchâteau. Rien ne se fait sans lui. Ses lettres à Col-bert ou à Louvois en témoignent : « Qu’on ne serelâche pas, dites aux ouvriers que j’arrive. » Lesouvriers, il y en aura : d’abord 500, puis 1 000,puis 25000 en permanence et 6 000 chevaux. Il yamêmeen 1685 et 1686 jusqu’à 36000ouvriers autravail. À cette époque, la famille royale s’est ins-tallée… dans un chantier innommable. Les ou-vriers œuvrent aux escaliers des Cent Marches.C’est-à-dire tout près du château. Le Grand Canalest déjà terminé.

À l’origine, un promontoire de terre cachait lavue à l’emplacement du bassin d’Apollon. On avaitlongtemps hésité à le raser car on craignait que, dupetit château, la perspective soit bien longue etmonotone. On se décida pourtant et Le Nôtreentreprit d’assécher les marécages qui se trou-vaient derrière. En vain : l’entreprise sembla bien-tôt désespérée. Le Nôtre se serait alors écrié :« Arrêtons tout ; nous allons faire le contraire ; drai-nons ici le plus d’eau possible » : l’idée du GrandCanaletavecelle leprincipedel’“axeroyal”étaientlancés. «Devantceprojet,Louis XIVeutune joiequ’ilne sut point cacher. » Pour la première fois dans unjardinà la française, la vueallait toucher l’horizon.

Lorsque le soleil se couchedans l’axeduGrandCanal, ses rayons sont renvoyésvers le châteauqui semble s’embraser.

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ECTION

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u C’est la plus longue perspective que l’onconnaisse en France : 21 kilomètres. Le regard estconduit dans une seule direction. Les arbres, dechaque côtéduTapis vert, lui font commeunehaied’honneur. Tout s’ordonne. Si le Grand Canaln’avait pas existé, il aurait sans doute fallu multi-plier les centres d’intérêt dans undécor aussi vasteet, lorsque l’intérêt est partout, il n’est nulle part.Ici au contraire, la grandeur se conjugue avec lasimplicité : « Le roi ne veut que du grand, mais enmême temps que du sage et du raisonnable », disaitM. dePontchartrain.

Suivant la perspective, l’œil parcourt le Tapisvert (40 mètres de large), puis le bassin d’Apollon(117 mètres de large), enfin le Grand Canal(120 mètres de large), qui s’évase encore au fond.Demême, les arbres qui sont rapprochés du Tapisvert s’écartent-ils du Grand Canal. Cela s’appelleuneperspective rapprochée.Pourque les lointainsneparaissentpas tropexigus,onélargit ledessinaufonddupaysage.

Descartes vient alorsdedémontrerqu’unrayonlumineux arrivant sur une surface lisse (eau oumiroir) ricoche en faisant lemême angle que celuiqu’il a fait en arrivant. La leçonn’est pas négligée : àla Saint-Louis, le 25 août, lorsque le soleil se couchedans l’axeduGrandCanal, sesrayonssontrenvoyésvers la façadeduchâteauqui semble s’embraser.

Aveccegrandaxe, le jardinà la française sortdela rigidité du jardin potager, dont les plus grandsjardiniers avant Le Nôtre se plaignaient. JacquesBoyceau de La Barauderie écrivait ainsi dans sonTraitédujardinageselonlesraisonsde lanatureetdel’art : « Jeme lassegrandementdevoir tous les jardinscompartis seulement en lignes droites, les uns en car-rés, les autres en neuf, les autres en seize. J’aime voirautre chose. »Désormais, les lignes droites serontadoucies, des rampes à l’italienne seront crééespour unir les différents niveaux du jardin aména-gés en terrasses.

Ces rampes de 30 mètres de large peuvent drai-nerdesfoulesentoutesécuritéetnoussavonsqu’ilyeut en permanence 10000 personnes à Versailles.

Elles permettent la promenade en chaise roulante,en carrosse ou à cheval. La symétrie reflète la per-fectionde la création, tout en laissant, ici et là, placeaux “surprises” qui rompent lamonotonie sans bri-ser l’harmonie. Le Nôtre a toisé, donné les plans,éprouvé la qualité des matériaux. Il a écouté,observé. Le jardinier s’est fait terrassier, architecte(il avaitprisdescourschez lesMansart).

Faceauchâteau,vers l’ouest, l’axeroyalexalteles symbolesde la royauté.Le jet d’eaudubassind’Apollon forme une fleur de lys. Les vases dusoleil, les vases aux tournesols, les vases auxlosanges (dont chaque losange était sculpté depetites fleurs de lys qui ont été effacées pendant laRévolution, ainsi que le chiffre du roi qui ornait lesvases à branches de chêne et de laurier) bordent leTapis vert, la pelouse centrale. Les statues exaltentles vertus de l’ordre par un jeu rhétorique inspiréde lamythologie grecqueet romaine.Aucuned’en-tre elles ne représente, en revanche, Louis XIV. Leroi est glorifié dans sa fonction, plus que dans sapersonne.

Vers le sud, les CentMarches encadrent l’Oran-gerie. Les plans en ont été dessinés par le jardinierpour le compte de Jules Hardouin-Mansart. Mer-veille de sobriété, celle-ci affiche pour tout orne-ment unmur de refend et des colonnes doriques.«Unpalais pour les arbres, avaient dit les ambassa-deurs du Siam et beaucoup de rois n’en ont pas

autant. »C’est ici queRacine fit jouer Iphigéniepourla première fois. Louis XIV avait la plus belle collec-tion d’orangers d’Europe : 2 000 plants. Il s’enpréoccupaitalorsmêmequ’ilétaitsurleschampsdebataille. Ses lettres à Colbert en témoignent : «Man-dez-moil’effetquelesorangersfont…» ;«Ilfautsongerà les recouvrir de bonne heure. » Il y eut aussi1 000 caisses demyrtes, lauriers-roses, grenadiers,citronniersetbigaradiers.Lespalmiersn’arriverontquesousLouis XVI.

Vers le nord, l’allée desMarmousets, bordée de14 petits bassins ornés de statues d’enfants portantdes vasques enmarbre duLanguedoc, a été conçuepar Claude Perrault, le frère de l’auteur des Contesdemamèrel’Oye ; elleconduitaubassindeNeptune.Au parterre du nord, s’élève la Pyramide et le baindesNymphes, chefs-d’œuvredeGirardon.

Partout, les statues détachent leurs silhouettesblanches sur l’écran sombre des charmilles. Duesaux plus grands sculpteurs du temps (Coysevox,Girardon, Legros, les frèresMarsy et tant d’autres),elles ne représentent ni les grandshommesde l’his-toire de France, ni les poètes, ni les provinces fran-çaises : cela aurait pu être un facteur de divisionentre les Français. C’est la Grande Commandede Colbert : les quatre Tempéraments, les quatre

L’Orangerieet, au fond,lapièced’eaudesSuisses.

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Pagededroite,le groupecentral

desBainsd’Apollon.

D’aborddestiné

à lagrottedeTéthys,sur le flanc

septentrionalduchâteau,

il futdéplacé,lorsde l’amé-

nagementde l’aile

duNord,vers lebosquet

desDômes,puis transféré

danslebosquetquiportesonnom,et enfin

installé, sousLouisXVI,

surunrocherartificiel.

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Partout, les statues détachentleurs silhouettes blanches sur l’écransombredes charmilles.

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Valeurs actuelles - Hors-série n° 4 - 33

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34 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Les mystères du château

u Saisons, les quatre Parties dumonde (l’Australieétant royalement ignorée !), les quatre Heures dujour, les quatre Enlèvements (dont seule une copiede l’EnlèvementdeProserpineparPlutonestencoreàsa place), les quatre Genres poétiques et les quatreÉléments. Dans l’alternance de copies d’œuvresantiques et de statuesmodernes, les sculpteurs duGrand Siècle se mesurent aux chefs-d’œuvre duclassicisme.CommepourproclamerquelaFrancearéalisé le jardinque laGrècen’avaitpas su laisser.

Enbordurede ceparc baignéde lumière, la fan-taisie retrouve ses droits avec les bosquets. Dans cemondemystérieux, intime, caché dans la verdure,

toutes les audaces seront permises puisque, dansleurcocon,ellesnerompentpas l’harmoniede l’en-semble. Fermés par des grilles, les bosquets se pré-sentaient à la fois comme des jardins particuliersdestinésà ladélectationprivéedela familleroyaleetcommedes “surprises”ménagées pour le visiteur,auquel ils offraient, audétour d’une allée, la variétéde leurs jeux d’eau et de leurs décors sculptés. Lorsdes fêtes, ilsaccueillaient les invitéspourunconcertouunspectacle.Onyservaitparfoisdescollations.

Les allées qui donnent accès à ces petitesmer-veillessontsévères,ellesnesontégayéesquepar lesbassins qui évoquent les quatre saisons. Seul unpoint de lumière indique le chemin qui permet d’yavoir accès. Dans le jardin du Roi-Soleil, c’est lalumièrequi sertdeguide.

LaColonnadeestunchef-d’œuvrede légèretéetde classicisme. « Économisez lemarbre », avait ditLouis XIVàHardouin-Mansart. Trois sortesdemar-breontétéemployées :delabrècheviolette,dubleuturquin, du rougeduLanguedoc. Là, onvenait dan-ser, souper,Marie-Antoinette y faisait apporter descoussins.

Dans un tout autre esprit, très baroque cettefois, voici le bosquetde l’Encelade.Enceladeest unTitan de la mythologie grecque. Il est réalisé enplomb aumilieu du bosquet. Le sculpteur en futGaspardMarsy.

Aucunpoint lumineuxneguidevers lebosquetdes Rocailles ou salle de Bal. Conçu par AndréLe Nôtreàsonretourd’Italiedansunstylebaroque,cebosquetestparticulièrementfragile.C’estaussi leplusdifficile àdécouvrir. Ici, les violonsdeLully ontsouvent joué. Le roi faisait alors arrêter les grandeseaux.L’acoustiqueest excellente, grâceauxpierresmeulières qui tapissent ses murs. Le soir, à lalumière des torches, lesmusiciens jouaient en hautdescascatelles, lesspectateursétantassissurlesgra-dins.Unronddemarbreausol invitait lesdanseurs.Marie-Antoinetteabeaucoupaimécetendroit.

Dans un style très dépouillé, l’Obélisque (an-cienne salle des Festins) est un bassin surélevé.Quelques degrés, une couronne de roseaux au cen-tre d’où sortent 231 jets. L’ambassadeur du sultanottoman, qui visita le parc sous Louis XV, en parledansunrécit commed’un «cyprèsdecristal».

Un autre s’élève au bosquet des Dômes,construit commeune corolle demarbre. On y dan-sait lagigueausondeshautbois.

Le bassin duMiroir, aux lignes souples et gra-cieuses et dont lesmargelles sont particulièrementbombées,paraîtvouéà l’intimitéetà lapromenade.L’eauydort silencieusementdepuis trois siècles.

D’autres bosquets ont disparu, tel le Labyrinthequi cachaitdans sesallées39 fontainesetprésentaitune fabuleuse collectionde statues sur le thèmedesFables d’Ésope. Difficile à entretenir, il a cédé laplace en 1774 au bosquet de la Reine. On envisagedésormaisde le reconstituer.

Le Théâtre d’eau n’exerce plus samagie. Neufjets représentaient le rideau qui se levait ou s’abais-sait devant la scène.Les acteurs étaientd’autres jetsd’eau, derrière, qui se transformaient en lances,bouillon,grilled’eau,aigrettesou fleursde lys.

Aménagé à l’instigation de Mme de Montes-pan, le bosquet des Bains d’Apollon a fait place en1776 au Jardin anglo-chinois conçu par HubertRobert pour Louis XVI. Un énorme rocher artifi-ciel figure lepalais deTéthys.Redescendudans lesprofondeurs de l’océan, Apollon est servi par lesnymphes : l’une lui lave les pieds, l’autre s’occupedesachevelure,uneautre luimetunparfumouunonguentsur lamain. Ilya làde l’émotion,de ladéli-catesse, de l’harmonie. Dès que Jean de La Fon-taine en vit la maquette, il en fit un poème. Lesculpteur Girardon en a fait les quatre person-nagesprincipaux,Regnaudin lesautres,Guérin lesChevauxdusoleil.

Le dernier bassin mis en place sous Louis XIVest la délicieuse île des Enfants, où l’on peut voirtout le charme duXVIIIe siècle naissant, la grâce etl’élégancequi triompheront àTrianon. ●

Marie-FrançoiseOusset

Lesbarquessur leGrandCanal.Au fond,le château.

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Les bosquets se présentaient commedes jardins destinés auplaisir du roi etcommedes “surprises” pour le visiteur.

ARTE

DIA/LEEMAGE

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Infographie : Florence Binoche

ParterreParterred'eaud'eau

Hameau de la ReineHameau de la ReineHameau de la Reine

Bosquet de l’Encelade

TempleTemplede l'Amourde l'AmourGrilleGrille

des Matelotsdes MatelotsPortePorte

Saint- AntoineSaint- Antoine

Salledes Marronniers

Bosquetde la Colonnade

Jardin du Roi

Bassin du Miroir

Bosquet des Dômes

Bains d’Apollon

Bosquet de l’Obélisque

Bosquet de l’Étoile

Bosquet des Trois Fontaines

Apollon

LatoneLatone

Parterred'eau

Latone

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Bosquet de l’Arc de Triomphe

Île des Enfants (Rond vert)

Pièce d’eaudes Suisses

Potager du roiPotager du roiPotager du roi

Cent MarchesCent Marches

Place d’ArmesSalle du JeuSalle du Jeude Paumede Paume

Salle du Jeude Paume Grande EcurieGrande Ecurie

Musée des CarrossesMusée des CarrossesGrande Écurie

Musée des CarrossesPetitePetiteÉcurieÉcuriePetiteÉcurie

Cent MarchesCent Marches

Cent MarchesCent Marches

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CourCourde Marbrede Marbre

Courd’Honneur

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Courde Marbre

Cent MarchesCent Marches

OrangerieOrangerieOrangerieOrangerie ParterreParterredu Norddu NordParterreParterredu Norddu Nord

ParterreParterredu Mididu Midi

Cent Marches

Cent Marches

Orangerie Parterredu Nord

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Bosquet de la Girandole

Bosquet de la ReineSalle de Bal

Bosquet du Dauphin

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Grille de la Reine

Infographie : Florence Binoche.

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Allée de Fontenay

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Valeurs actuelles - Hors-série n° 4 - 35

LedomainedeVersailles.La féerienaîtducontraste

entrel’ampleurdesdeux

grandsaxes,magnifiéspar l’élan-

cementdes jetsd’eauet lemondeenchanté

desbosquetsmasquéssous les

couverts.

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36 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Les mystères du château

Plus que tout un chacun, le roi de droit divin arêvé d’être un autre, si possible en exerçant unefonction socialehumbleet anodine. Si l’onconnaîtbien le roi serrurier, peu se souviennent du roi jar-dinier. « Vous êtes un hommeheureux », déclara unjour Louis XIV à André Le Nôtre, sans doute avecune pointe d’envie. Car ce qui n’était que le délas-sement favori de l’un était toute la vie de l’autre.Mais que savons-nousdu roi des jardiniers ?André Le Nôtre naît en 1613, issu d’une dynas-

tie de jardiniers installés aux Tuileries. Son père yest alors premier jardinier de Sa Majesté, et sonentourage est composé de la fine fleur de la corpo-ration. Suivant les conseils édictés par Boyceau deLa Barauderie, contrôleur général des Jardinsroyaux, dans son Traité du jardinage selon les rai-sonsdelanatureetdel’art, lepèreLe Nôtremetsonfils en apprentissage chez Simon Vouet, premierpeintre du roi. Charles Perrault rapporte, dans sesHommes illustres, qu’il apprit « sous lui àdessiner etlui est redevable d’une partie de cette grande habi-leté qu’il s’est acquise dans la belleordonnance des parterres etautres ornements de jardinage ».Tout en participant aux chan-tiers de l’atelier, Le Nôtre tra-vaille également avec son pèreaux parterres des Tuileries, etsans doute à Rueil pour le cardi-nal deRichelieu.Outre l’apprentissage du

dessin, le passage de Le Nôtredans l’atelier de Vouet a uneimportance fondamentale : nonseulement il y contracteunepas-sion dévorante pour les beaux-arts qui le poussera à s’entourerplus tard d’un des plus beauxcabinets de collection de sontemps, mais il y tisse aussi desliens d’amitié avec Le Brun, qui l’amèneront àfaire partie de la fabuleuse troïka des “Le”, deVaux-le-Vicomte à Versailles : Le Vau, Le Brun,Le Nôtre. En attendant, Le Nôtre est nommé en1635, à 22 ans, premier jardinier de Monsieur,frère du roi.Gaston d’Orléans, grand amateur de jardi-

nage, lui confie les jardinsde sonpalaisduLuxem-bourg, et il obtient dans la foulée, en 1637, la survi-vance de la charge de son père aux Tuileries.

LebonhommeLeNôtre

NaturelIl ne fut pas seulement le créateur inspiré des jardins deVaux-le-Vicomte et deVersailles.Dans cepersonnagebourru, Louis XIV trouvaunvéritable ami.

Le Nôtremultiplie lesparterresendentelleetbro-deries, commence à être connu et se marie : noussommes en 1640, Louis XIV a 2 ans. Le jeune cou-ple habite un beau logement aux Tuileries, avecun petit jardin orné de 40 lauriers-roses, 2 grena-diers en caisse et 14 orangers en boule. À lamêmeépoque, Poussin, rappelé par Richelieu d’Italie,s’installe dans une maison voisine entourée d’unjardin qui le ravit. Les deuxhommes font connais-sance ; Le Nôtre devient un poussinien acharné :sa collection comportera pasmoins de sixœuvresdu peintre le plus lent, le plus rare et le plus priséde son temps.

Un an après la mort de Louis XIII en 1643,Le Nôtre devient dessinateur des jardins royaux.En1646, il redessine leparterredujardinde lareineà Fontainebleau. Il exerce parallèlement son talentpour les grands financiers avides de splendeur, quirachètent des châteaux aux environs de Paris etengloutissent des fortunes colossales dans leurs

aménagements. Sans doute est-ce sur le chantier du château duRaincy que se forme la grandeéquipedeVaux.Après laFronde,le surintendant Fouquet relancel’énorme chantier, empruntantau roi ses meilleurs éléments,avec Le Vau comme maî tred’œuvre, assistédeLe BrunetdeLe Nôtre , qui a été nommécontrôleurgénéraldesBâtimentsdu roi en 1657.Le Nôtre, jusqu’à présent, amé-nageait pour le regard des sur-faces limitées, principalementdesparterres, dont il disait «qu’ilsn’étaient faits que pour les nour-rices, qui, ne pouvant quitter leursenfants, s’y promenaient des yeux

et les admiraient du second étage », rapporte Saint-Simon.Cedernierajoutequ’«ilyexcellaitnéanmoinscommedans toutes les parties du jardin,mais il n’enfaisait aucune estime, et il avait raison car c’est oùonnesepromènejamais».Pourlapremièrefois, l’œildeLe Nôtre s’exerce en visionnaire. Embrassant l’im-mense domaine de Vaux, il adapte son dessein ausite et développe toute sa science en configurationdu terrain, utilisant les déclivités et domptant larivière, pour aboutir au principal effet d’une pers-

AndréLeNôtre(1613-1700),contrôleurgénéraldesBâtimentsduroiet dessinateurdes jardinsroyaux,portant l’ordredeSaint-Michel,parCarloMaratta(châteaudeVersailles).Le tableau futpeint en 1678,pendantle voyageque fitle jardinieren Italie.Il y sympathisaavec leBernin,embrassalepapeet revintavecunemultituded’idéesde fantaisiesitalianisantes.

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Les mystères du château

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pectivequi s’ouvreenremontant sur l’horizonetnedonne pas l’impression d’être démesurée. Dans lapercée radicalement dénudée du parc, les effetsd’optiquesurprenantset les jeuxdemiroirsdesbas-sinsprovoquèrent l’émerveillementdesvisiteurs.Dans le Songe de Vaux, La Fontaine semble, à

travers Hortésie, faire parler Le Nôtre, dont lemutismenaturel poussera plus tard le roi à lui inti-mer l’ordre de parler : « J’ignore l’art de bien par-ler, / Et n’emploierai pour tout langage / Que ces

moments qu’on voit couler / Parmi des fleurs et del’ombrage. / […] Je donne au liquide cristal / Plus decent formesdifférentes, /Et lemets tantôtencanal, /Tantôt en beautés jaillissantes ; / On le voit souventpardegrés / Tomber à flots précipités ; / Surdes gla-cis je fais qu’il roule, / Et qu’il bouillonne end’autreslieux ; / Parfois il dort, parfois il coule, / Et toujoursil charme les yeux. »

Le 17 août 1661, avec la fameuse fête donnéepar Fouquet en l’honneur du roi, c’en est fini dusurintendant, mais pas de son équipe. Dès 1662,Le Nôtre est à pied d’œuvre à Versailles. « Ver-sailles, le plus ingrat de tous les lieux, sans bois, sanseaux, sans terre. Presque tout y est sablemouvantoumarécage, sansair,parconséquent,quin’ypeutêtrebon»,déclareSaint-Simon.Pour « leplaisir superbede forcer la nature » (Saint-Simon), et parce que« rien nemarque davantage la grandeur et l’espritdes princes que les bâtiments » (Colbert), Louis XIVveut fairedu cloaquedeVersailles l’équivalent desjardins suspendus de Babylone. Pour assainir lesmarécages, Le Nôtre a l’idée géniale du GrandCanal. Il trace les perspectives, l’ordonnance desparterres, des pièces d’eau, des bosquets ma-giques, tandis que Le Brun, ordonnateur, lui, dupeuple des statues, invente les modèles pour lesGirardon, Coysevox et autres sculpteurs. Les tra-vaux et remaniements, qui ne cesseront jamais,emploieront jusqu’à 36000personnes.La féerie de Versailles réside dans l’alternance

de grands axes qui se fondent dans l’horizon et

Fêtesdenuit.LeGrandCanal, avec,aupremierplan, le bassindeLatone.Encreusantcette immensepièced’eau,LeNôtrecréauneperspectivequidonneunaxe centralaudomaine,tout enréglantleproblèmede l’assainisse-mentdesmarécages.

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Les travaux et aménagements,qui ne cesseront jamais, emploierontjusqu’à 36000personnes.

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Parallèlement au chantier de Versailles en per-pétuelle évolution, Le Nôtre continue à travailler àFontainebleau et à Saint-Germain. C’est à lui qu’ondoit la magnifique promenade de la terrasse deSaint-Germain, qu’il désaxe légèrement afin qu’auplaisir de la vueetdes frondaisons s’ajoute la visiondu terrassement. De lui également, le prodigieuxaxe des Tuileries, l’avenue du Roule et son étoile àhuit branches, futurs Champs-Élysées, qu’il pro-longe d’une route allant droit vers Saint-Germain.Deluiencore, lessuperbes jardinsdeChantilly, réa-lisés pour le prince de Condé revenu d’exil. Tou-joursdelui, leparcdeSceaux,pourColbert.Encorede lui, les plans du jardin de Saint-James pourCharles II d’Angleterre. Sans oublier les jardins duTrianondeporcelaineetceuxdeClagny(détruits)àl’autreboutdudomainedeVersailles, destinés auxenfants naturels du roi. Et Saint-Cloud pour le ducd’Orléans, Meudon pour Louvois, Noisy etMainte-non pour madame Scarron, Marly et sa fameuserivière, le nouveau Trianon : le siècle de Louis XIVest aussi celui deLe Nôtre.

En 1675, Le Nôtre est anobli, puis reçoit le col-lier de l’ordre de Saint-Lazare. Le roi, qui ne peutse passer de son avis, le convoque avec Van derMeulen et Le Brun sur les champs de bataille. En1678, il l’autorise à faire le voyage d’Italie, en luidonnant une triplemission : trouver cequimérite-rait d’être imité pour les demeures royales et déni-cher les plus belles choses pour les décorer, faireun rapport sur l’Académie de France à Rome (quiexiste alors depuis dix ans) et s’occuper des com-mandes royales passées à des artistes romains.Le Nôtre fait ramener enFrance la statue équestredu roi par le Bernin, avec qui il sympathise, et sefait portraiturer parCarloMaratta.Sa visite au pape, relatée par Saint-Simon,

donne une idée de la manière simple et sincèredont Le Nôtre abordait les grands de ce monde.Sans s’embarrasser de l’étiquette, le jardinier seprécipite avec effusion dans les bras du pape etl’embrasse. Entendant cela, Louis XIV se seraitexclamé : « Et pourquoi pas ! Quand je reviens d’unecampagne, Le Nôtre m’embrasse ; il a bien puembrasser le pape ! » Simple et naïf, Le Nôtre étaitfacileàmoquer.Saint-Simonnes’enprivepas :«LePater Noster est cette oraison dont monsieur LeNôtre fait tant de cas qu’il veut en savoir l’auteur. »Il se rattrapera en précisant que « jamais il ne sortitde sonétat, nine seméconnut ».Quand Le Nôtre eut l’insigne honneur d’être

reçu dans l’ordre de Saint-Michel et qu’il eut àdonner ses armoiries, il choisit une feuille dechou avec une bêche et un râteau. CommeLouis XIV s’étonnait de ce prosaïsme, Le Nôtrelui répondit : « Sire, pourrais-je oublier ma bêche !

sontmagnifiéspar l’élancementdes jetsd’eauversle ciel, tandis que, sous les couverts, un mondeenchanté et secret frémit dans les architecturesvégétalesdesbosquets,où l’eausourdet chantedemillemanières différentes.Ces bosquets permettent à Le Nôtre d’expri-

mer sonmerveilleuxgénie,mêlant l’eauauxvégé-taux avec la sciencede la perspective et de l’étage-ment. La salle de Bal, la salle des Festins, leThéâtre d’eau, le Berceau d’eau, l’Encelade, leLabyrinthe : les jardins sont le lieu de divertisse-ments au raffinement inégalé, à la variété infinie,dans lesquels la Cour vit tout autant qu’à l’inté-rieur du château.

Parcduchâteau.L’“Été”(ou “Cérès”),dePierreHutinot(1679).

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LeNôtre aborde les grandsde cemonded’unemanière simple et sincère,jusqu’à embrasser le roi et le pape !

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N’est-ce pas à elle que je dois les bontés dont VotreMajesté m’honore ? » De caractère bonhomme etgénéreux, Le Nôtre avait aidé Jules Hardouin-Mansart (qui avait remplacé Le Vau après samort) dans son ascension, aussi bien par ses rela-tions privilégiées avec le roi et le surintendantque financièrement. Mais lorsqu’en 1684 Har-douin-Mansart emporta l’adhésion du roi pourremplacer son bosquet des Sources, chef-d’œu-vre de poésie, par une colonnade, Le Nôtre vitrouge, et, comme, à la promenade, le souverainlepressait dedonner sonavis, finit par répondre :« Sire, que voulez-vous que je vous dise ? D’un ma-çon, vous avez fait un jardinier. »

Louis XIV, de plus en plus impérieux, faisaitmodifier certains détails des plans de Le Nôtre etpesait de toute son autorité sur la réalisation desjardins de Trianon ; Le Nôtre vendit sa maison deVersailles et songea à quitter ses fonctions :« Le Nôtre ne trouvait pas que le plus grand roi dumonde sût l’art des jardins aussi parfaitement quelui et le disait sans se contraindre ; […] il résolut dese retirer et en demanda la permission au roi »(Saint-Simon). Il obtint la survivance de sescharges au profit de ses neveux, qu’il aidait dumieux qu’il pouvait depuis que ses propresenfants avaient disparu. En 1693, il fit don de laplus bel le part ie de ses col lect ions au roi .Louis XIV fut touché par cettemarque d’amitié etpar la haute tenue du don : il le présenta à la Courpour faire honneur à Le Nôtre, puis le disposa enpartie dans sa Petite Galerie personnelle. Parmilesœuvres données, trois Poussin et deux ClaudeLorrain sont maintenant au Louvre, ainsi qu’unevingtaine de bronzesmagnifiques.

Le roi aimait Le Nôtre et appréciait sa compa-gnie ; il le traitait parfois sur un pied d’égalité. Unmois avant la mort de son jardinier, alors âgé de87 ans, le souverain, plein de prévenance pour songrand âge, le fit mettre dans une chaise à porteur àcôté de la sienne pour la promenade dans les jar-dins. Saint-Simon rapporte le mot qu’eut alorsLe Nôtre : «Ah !monpauvrepère, si tuvivais etque tupussesvoirunpauvrejardiniercommemoi, tonfils,sepromenerenchaiseàcôtéduplusgrandroidumonde,riennemanqueraitàmajoie. » ● PatrickdeBayser

Ci-dessus,les jardinsdeVaux-le-Vicomte.Ci-dessous,leparcdeSceaux.L’artdeLeNôtreaessaimédans toutelaFrance,puisdanstoute l’Europe.

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« Aucun prince de l’Europe n’a porté la dépenseaussi loinque leRoipour se faireunedemeuredignedeSaMajesté royale. »C’est ainsi qu’un commis deJules Hardouin-Mansart, premier architecte desbâtiments du roi, qualif ia les travaux pourconstruire Versailles et ses dépendances entre1662 et 1715. Cette dépense, nous en connaissonsaujourd’hui lemontant : 82millions de livres, soitl’équivalent de 1,5 milliard d’euros. C’est grâce àColbert quenousdisposonsde ce chiffre. En 1664,il prend ses fonctions de surintendant des Bâti-ments et « donne ses instructions sur la manière de

Unchantierd’exceptionpourungrandroiUnchantierd’exceptionpourungrandroi

ProdigueRienn’était tropbeaupour leRoi-Soleil : les travauxdeVersaillesse sont étalés sur undemi-siècle et ont coûté 82millions de livres.

tenir les registres des bâtiments du roi dans lesquelssont désormais enregistrées, avec quelques men-tionscomplémentaires, lesordonnances transmisesau trésorier pour paiement », explique FrédéricTiberghien,maîtredes requêtesauConseild’État,dans le passionnant Versailles, le chantier deLouis XIV.

Un historien du XIXe siècle, Jules Guiffrey, aminutieusement analysé un demi-siècle de paie-ments effectués par les différents trésoriers. Les82 millions comprennent le coût du château lui-mêmepour unpeuplus de lamoitié (en comparai-

“LeBosquetdesBainsd’Apollon”,d’HubertRobert(1777,muséeCalousteGulbenkian,Lisbonne).Œuvredupeintreenpréludeà l’érectiondubosquet,en 1778.

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son, lerelaisdechassedeLouis XIIIàVersaillesn’acoûtéque213 600livres), lacréationdesdifférentsjardinspour 16millionset laconstructiondediversbâtimentspour 10millions ; lepaiementde ces tra-vaux s’est étalé sur une cinquantained’années.

Mais il faut aussi compter les dépenses pouramener l’eau de l’Eure et de ses affluents à Ver-sailles ; elles furent considérables : « Versailles estautant un chantier hydraulique qu’un chantier deconstruction », reconnaît Frédéric Tiberghien.Payées sur une période plus courte (entre dix etquinzeans),elles s’élèventà 12,7millionsde livres :l’adduction d’eau a représenté un investissementde 9millions et le coût de la célèbre,mais trop fra-gile,machinedeMarly semonte à 3,7millions.

Dans son ouvrage, Frédéric Tiberghien estimeque Jules Guiffrey a très vraisemblablement sous-évalué le montant total des travaux ; le coût véri-table avoisinerait plutôt la centaine demillions delivres. L’auteur relève plusieurs imperfectionsdans la méthode de comptabilisation utilisée par

Colbert. Les chiffres sont tout d’abord bruts etmélangent les dépenses d’investissement, d’en-tretien et de fonctionnement. C’est sans doute laconséquence des transformations successivespouragrandir,embelliretmettreaugoûtdu jour lepalais tout au long du chantier. « C’est ainsi qu’onrelève, pêle-mêle, dans les comptes du château, desgages d’officiers ou de matelots servant au GrandCanal, des salaires d’ouvriers journaliers, des grati-fications aux invalides, des frais d’entretien des jar-dins et des bosquets tout autant que l’achat detuyaux, de marbres et de sculptures », remarqueFrédéric Tiberghien. Sans grande surprise, lamaçonnerieest lepostededépenses leplus impor-tant (un quart de la facture finale). Suivent le ter-rassement, 7,5 %, la marbrerie, 6 %, la plomberie,5,5%, et la charpenterie, 3%.

La seconde réserve de Frédéric Tiberghien estdue à la nature même des registres de caisse destrésoriers : si les achats de terres y figurent bien,ce n’est en revanche pas le cas des échanges fon-ciers. Enfin, de nombreuxmontants restent inex-pliqués, avec des erreurs pouvant aller jusqu’à100 000 livres.

Le déroulement du chantier de Versailles,pour lequel jusqu’à 36 000 hommes ont étémobilisés, apparaît extrêmementmoderne : c’estune des premières fois, en effet, que sont passésdesmarchés publics de construction. « Le budget,approuvé chaque année par le roi, était exécuté parla surintendance, qui passait les marchés corres-pondants auprès des entrepreneurs : marchés deconstruction ou d’entretien pour des montants

allant de quelques livres à des centaines de milliersde livres», raconteFrédéricTiberghien.Des règlessouvent simples et des procédures de passationdemarché sont créées ; certaines « forment encorele corpus du code et de la gestion des marchés pu-blics », ajoute l’auteur. Tous les prix des contratssont soigneusement consignés pour former unbarème qui sera utilisé tout au long du chantier.« En grand commis modèle et fiable, Colbert déve-loppeunvéritable culte dumarchépublic », affirmel’auteur.

La construction du château a pesé sur lesfinances de l’État. L’historien François Bluche acalculéqu’en 1683, le coûtdeVersailles et celuidesbâtiments du roi représentaient respectivement2,2 % et 6,3 % du budget du pays. Il remarque éga-lement qu’en 1715, les comptes de l’État étaientdéficitaires à hauteur de 77 millions de livres ; ilrapporte ce montant au total minimal de 82 mil-lions de livres qu’a coûtéVersailles…

La lecture des chiffres et des paiements collec-tés pendant une cinquantaine d’années montre,comme l’indique Frédéric Tiberghien, que « Ver-sailles est un château issu de la paix ». Il y a eu — trèslogiquement — davantage de dépenses engagéesen période de paix qu’en temps de guerre. Lapériode des travaux a été parcourue par quatreconflits : la guerre de Dévolution (1667-1668), lacampagne de Flandre (1672-1678), la guerre de laligue d’Augsbourg (1688-1697) et la guerre de laSuccession d’Espagne (1701-1714). Pendant cespériodes, les travaux ont certes continué, mais cesont les fournisseurs qui en ont subi les consé-quences : ils ont vu les délais de paiement s’allon-ger, jusqu’à soixante mois en pleine guerre de laligue d’Augsbourg, devenant ainsi les premiersbanquiers deVersailles. ● Frédéric Paya

“ConstructionduchâteaudeVersailles”,d’AdamFransVanderMeulen(1669).

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“Versailles,le chantierdeLouisXIV”,deFrédéricTiberghien,Perrin,“Tempus”,384pages, 9 €.

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Sans surprise, lamaçonnerie estle poste dedépenses le plus important,unquart de la facture finale.

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Étrange histoire que celle des eaux à Ver-sailles :pour faireduparccequ’onconnaît, il fallutchasser les eauxqu’onn’y voulait pas et faire venircelles qui n’y étaient pas… Un combat incessant,qui nécessita des moyens colossaux, une inventi-vité extrême, et qui laissa même des centaines demorts sur le carreau…

Saint-Simondécrivait Versailles comme « leplustriste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sansbois, sans eau ». Si le mot “Yvelines” découle d’unmot celte désignant une abondance de ressourcesen eau, àVersaillesmêmene coule que lemaigre rude Gally, alimentant l’étang du même nom, encontrebas du château. Louis XIII y fait installer dès1639unepompeactionnéeparuncheval.Les terresenvironnantes sont humides et marécageuses : ilfaut drainer les eaux indésirables et les attirer dans

Lemaîtredel’eau

DéfisOnn’imaginepasVersailles sans les profusions de sesGrandesEaux.Pourtant il fallut une énergie et une inventivité considérables, sous l’instante pressiondeLouisXIV, pour alimenter en eauun site qui en était presque totalement dépourvu.

ungrandbassinconstruitenfaceduchâteau,connuaujourd’hui sous le nomde bassin d’Apollon.Maistout cela s’avérera bien insuffisant pour irriguerles rêves de Louis XIV, quand il aura décidé deconstruireleplussomptueuxdomainequiait jamaisété rêvé loind’ungrand fleuve.

Pour leRoi-Soleil, labataillede l’eaus’annonçaitrude. Il n’auraitpeut-êtrepaspu l’emporter sans lesfrères Francine. Héritiers d’une dynastie de fontai-niersdeFlorence, lesFrancini, attirésenFranceparHenri IV, François et Pierre de Francine (ils serontanoblis par le roi, qui fera leur fortune) travaillent àVersailles dès 1661 et vont — en collaboration avecDenis Jolly, commandant en chef des Fontaines duroi jusqu’à ce qu’en 1670, il soit dénoncé pourfraudes— résoudrenombredesdéfis poséspar l’ali-mentationdes fontainesduparc.

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Lebassind’Apollon.Legroupedu“CharduSoleil” a étésculptéparJean-BaptisteTubyen 1668-1670.Régléaubondébit,le jet d’eaucentral épousela formed’unefleurde lys.

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En1665, ils construisent la tourd’eaudeClagny,unepompeentraînéepardeuxmanègesàchevaux,surmontée d’un réservoir de 100 mètres cubes etréalisent les installationsdelagrottedeTéthys,cettefantaisie aquatique qui occupe jusqu’en 1684 l’em-placement actuel du vestibule de la chapelle, oùl’eau jaillit de toutes parts en des effets stupéfiants.Sur son toit, un réservoirde600 mètres cubesdontla surélévation permettait d’alimenter les fontainesde la terrasse. Ce sont les Francine encore qui ontl’idée d’améliorer le drainage de l’étang de Clagnyen y installant les trois premiers de cesmoulins àvent bientôt omniprésents autour de Versailles. Le17 avril 1766, Louis XIV peut assister aux premièresGrandesEaux,encorebienmodestes.

La capacité est grandement améliorée par l’ins-tallationde trois réservoirsdeglaise,d’unecapacité

de 5000mètres cubes, à l’emplacement de l’ailenordactuelle. Situésendessousdesparterres, ilsnepouvaientalimenterquelesbassins inférieurs.Pouralimenter les jets d’eau du parterre, on construira,en 1672, sous le parterre, trois réservoirs de3 400 mètres cubes, magnifiques “cathédralesd’eau” qui permettent, grâce à un système dechaînes à godets actionnées par desmanèges tiréspar des chevaux, de récupérer l’eau des bassinspour réapprovisionner en permanence le réservoirde Téthys. En dessous de tout le parc, les Francineconstruisent un exceptionnel réseau de galeries, sihautes qu’on peut s’y tenir debout, permettantd’entretenir lescanalisations,etunsystèmedepier-réespermettantd’assurer ledrainageduparc.

Louis XIV suit tout cela avec une attentionextrême. En 1672, alors que le roi est en campagneenFlandre,Colbert, comme il ena instruction, l’en-tretient par lettres des progrès des fontainiers deVersaillesmais, craignant de l’importuner avec cesaffaires subalternes, évite de s’appesantir. Le roi,d’unenoteenmarge, lerappelleà l’ordre :«Ledétaildetout.»Plus tard, il s’inquiètede“ses”pompes :«Ilfaut faire en sorte que […] lorsque j’arriverai, je lestrouve en état de ne pasme donner du chagrin en se

rompantàtoutmoment.»Desoncampdevantlacita-delle deGand, le roi écrit à Colbert le 10mars 1678 :«Ceque jerecommande leplus, c’est cequi regarde lesétangs et les rigoles qui doivent yamener l’eau.C’est àquoivous ferez travailler sansrelâche. »Aupointquel’on obtint du clergé l’autorisation de travailler ledimanche ! Adjoint de Colbert, Charles Perraultnoteque«toutcequipouvaitalleràdonnerdeseauxàVersailles était si sacré et si bien reçudu roi queMon-sieurColbertécoutait toutavecunebénignité inconce-vable et se donnait des peines incroyables à vérifiertout ce qu’on proposait, quoique convaincu, la plu-partdutemps,quecen’étaitquedepuresvisions».

S’il y eut de ces “pures visions”, il y eut surtoutd’incroyables réussites. Le défi imposé parLouis XIV allait être l’occasion de progrès consi-dérables, tant scientifiques que techniques : c’estpour Versailles qu’on inaugure le procédé de fil-trage de l’eau par gravitation, que sont mises aupoint les premières canalisations en fonte, sanssoudure, ou que Römer délaisse ses calculs sur lavitesse de la lumière pour étudier celle de l’eaudans les conduits. En matière de robinetterie, depompage, de nivellement, d’étanchéité, d’aque-ducs, demesure, les avancées accomplies grâce àVersailles sont innombrables.

Mais lesbesoinseneaunecessentdegrandir : leseffets d’eau semultiplient, au nombre de 1 000 en1672, de 2 400 dix ans plus tard. Le Grand Canal,dont le percement débute en 1668 — d’une superfi-cie de 23 hectares, il contiendra 442000 mètres

Lesproblèmesposés par l’alimentationen eaudeVersailles ont été sourced’un grandnombred’innovations.

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La“machinedeMarly”(ci-contredePierre-DenisMartinet ci-dessoussous formedemaquette),censéepuiserl’eaude laSeinepourVersailles,était unemerveillede complexitétechnique,maisn’obtintjamaisle rendementsouhaité.

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u cubes d’eau —, n’a pas seulement pour but l’orne-ment ou de permettre au roi d’y faire parader saflotteminiature,mais il vise aussi à la récupérationdes eaux, celles de la pluie comme celles desGrandes Eaux. En 1671, on construit unmoulin deretourpour recycler leseauxet renvoyerunepartiede l’eau du grand Canal à son point de départ,l’étang de Clagny.Mais au rythme où on l’exploite,celui-ci estmenacéde tarissement.

Il fautdoncaller chercherde l’eauplus loin.Ondécide de créer autour de Versailles un réseaud’étangs. On commence en 1668 par bloquer lecours de la Bièvre pour créer l’étang du Val : maispour faire passer à l’eau la colline de Satory où l’at-tend un réservoir de 72000 mètres cubes, il fautcréer une machine actionnant une gigantesquerouede20 mètresdediamètre,bientôtépauléeparcinqmoulins à vent. Grâce aux travaux de l’abbéPicard, astronome de son état et inventeur d’unelunette permettant demesurer avec exactitude lenivellement, on s’avise en 1676 que la plaine deTrappes est plus élevée que le réservoir de Téthys.Le réseaud’étangs qu’ony créera amènera les eauxde pluie à Versailles par le simple jeu de la gravité —d’où le nom d’étangs gravitaires. Pour leur fairefranchir la collinede Satory, l’abbé conçut un aque-ducsouterrainde 1,5 kilomètrede long !

En 1679, Colbert décide la création d’un nou-veau réseau d’étangs au sud de Versailles. Situésplus bas que les précédents, ils nepourront alimen-ter que les bassins situés en dessous des parterres :

cesont lesétangs inférieurs.Pourtraverser lavalléede laBièvre, on construit de 1683à 1686 l’imposant aqueducde Buc, qui existe toujours.Grâceà lui,onpouvait enfinfaire jouer les eaux deVersailles tous les jours, pen-dant plusieurs heures. Louvois créera unenouvellesérie d’étangs gravitaires, sur les plateaux de Ram-bouillet : huit étangs reliés entre euxpar une rigole.En 1688, une autre rigole relia ce réseau inférieurau supérieur, constituant un ensemble unique dedix-huit étangs et de 168 kilomètres de rigoles.Mlle de Scudéry s’émerveille de cette façon qu’aLouis XIV de commander à la nature : «Cen’est pasuneaffairepour luidechanger les étangsdeplace.Undeces jours, il enchangeradeuxoutrois.»

Mais pour que les fontaines de Versailles fonc-tionnent en permanence, il aurait fallu 75 000mètres cubes d’eau par jour, quand les étangs ne

pouvaientenfournirque12000.Seulunfleuvepou-vait apporter le renfort nécessaire.Dès 1674,Pierre-Paul Riquet, auréolé de son prestige de créateur ducanal duMidi, avait proposé de détourner une par-tie de la Loire jusqu’à Versailles. Colbert est sur lepointde lancer l’affairequand l’abbéPicard,avecsafameuse lunette, démontre que là oùRiquet se pro-

LouisXIVassiste

auxGrandesEaux, en 1713,

peinturedePierre-

DenisMartin.LeRoi-Soleil

ne réussitqu’àproduiredes jetsd’eau

alternés.

uL’aqueducdeMaintenonaurait pu êtrel’autre grandmonument du règne, si laguerre n’avait pas contraint à le stopper.

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posedefairepartirsoncanal,d’unecentainedekilo-mètres, la Loire est en dessous du niveau du châ-teau ;etquepourtrouverunendroitoùellesoitplushaute, c’est en réalité 200 kilomètres qu’il faudraitcreuser…L’idéeestabandonnéeen1678,aprèsqua-treannéesd’études.

Il était plus naturel de songer à la Seine, bienplusproche.Maisellecoule100 mètresau-dessousdu niveau du château, et s’en trouve séparée par lacolline de Louveciennes. Qu’à cela ne tienne : ontrouverabienunsavantcapabledereleverledéfi.LaréponseviendradeLiège,oùArnolddeVille etRen-nequin Sualem conçoivent la célèbre “machine deMarly”, dont la construction est lancée en 1681 : unensemble de 221 pompes, actionnées par des rouesà aubes et réparties sur trois niveaux, est inauguréen 1684.L’aqueducdeLouveciennes, construit toutexprès, amène l’eau jusqu’aux réservoirsdeLouve-ciennes et de Marly, d’une capacité de 750000mètres cubes, puis àVersailles par un aqueduc sou-terrain deplusieurs kilomètres, relayé par un aque-duc de 20 mètres de haut, lemur deMontreuil, quiaboutit aux réservoirsdeMontbauron.Bruyante (levoisinage se réjouira fort de sadestruction, en 1817),dangereuse (les accidents furent nombreux), fra-gile, lamachineneparvint à fournirque lamoitiédesa capacité théorique, soit 3 200 mètres cubes parjour, qui furent destinés surtout au château deMarly.LeproblèmedeVersailles restait entier.

On se tourna donc vers l’Eure : à 70 kilomètresde Versailles, son cours domine le château de26 mètres. En 1685, Louvois commanda d’aména-ger un canal jusqu’au réseau des étangs, où il auraitpu apporter 50000mètres cubes d’eau.Mais il fal-lait pour cela franchir la vallée de l’Eure, àMainte-non, et y construire un aqueducmonumental, de72 mètresdehautsur troisétages, surplusde5 kilo-mètres ! Pour ce chantier pharaonique, on dut

construire deux canaux rien que pour acheminerles pierres, et mobiliser 30000 hommes sous lesordres deVauban, dont 22000 soldats. Sous l’effetde fièvrespaludéennes,d’innombrablesmaladesetmorts furentàdéplorer.

En 1688, lamoitié du canal est creusé, et le pre-mier des trois étages de l’aqueduc posé, quand laguerre de la ligue d’Augsbourg oblige Louis XIV àrenoncer à cette « cruelle folie », comme la qualifiaitSaint-Simon,quinegoûtait guère le «plaisir superbede forcer la nature » dont le roi faisait preuve à Ver-sailles :«Laviolencequiyaétéfaitepartoutàlanaturerepousse et dégoûtemalgré soi. » Chateaubriand nesera pas dumême avis : « Il est fâcheux, sans doute,que le camp formépour les travauxdeMaintenon en1686ait vupérirnombrede soldats ; il est fâcheuxquebeaucoup demillions aient été dépensés pour uneentreprise inachevée.Mais, certes, il est encore plusfâcheuxqueLouis XIV,pressépar lanécessité, étonnépar ces cris d’économie avec lesquels on renverse lesplus grandsdesseins, aitmanquédepatience ; le plusgrand monument de la terre appartiendrait au-jourd’huià laFrance.»

Louis XIV devra donc se contenter pour Ver-sailles de jeux d’eau temporaires et alternés.Sur les 82millions de livres auxquels on estime lecoût total de Versailles, le tiers aura été pourtantenglouti par la bataille de l’eau—dont 9pour le seulcanal de l’Eure. Il est vrai que cela aura aussi permisd’approvisionner la régioneneaupotable.

Aujourd’hui, il ne reste plus à Versailles que600 jetsd’eaux :etpourtant, iln’yaplusassezd’eaupour les faire jouer tous enmême temps ni à pleinehauteur.L’aqueducdeBucaétémishors serviceen1950, et depuis la destruction partielle de celui deTrappes en 1977, le parc n’est plus relié au réseaudes étangs supérieurs. Il a donc fallu organiser unsystèmeencircuit fermémais,encasdesécheresse,il arrive qu’on ait recours au réseau d’eau potable.Mais l’on reste loin, quoi qu’il en soit, de lamagnifi-cence d’un jaillissement perpétuel que Louis XIVavait imaginée. Trois siècles et demi plus tard, lerêve duRoi-Soleil, encore et toujours, achoppe surl’obstaclede l’eau. ● LaurentDandrieu

Unsystèmedegaleriespermetunaccèsfacileauxcanalisationsafind’assurerleur entretien.

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“Histoiredes jardinsdeVersailles”,deMichelBaridon,Actes Sud(2003),336pages,24,40€.“LaVéritableHistoiredes jardinsdeVersailles”,de Jean-PierreCoffe etAlainBaraton,Plon (2007),320pages,25,50€.“Versailles,lesGrandesEaux”,dePascalLobgeois,éditions JDG(2008),192pages,242 illustra-tions, 29€.

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PHANEDESAKUTIN/AFP

JOSSE/LEEMAGE

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Lorsqu’on apprend, visitant la Chapelle royaledu château de Versailles, qu’elle ne fut pas consa-crée avant 1710 (pour abriter lemariage du duc deBerry) et achevée avant 1712, soit trois ans avant lamort de Louis XIV, on ne peut réprimer un réflexede surprise : alors que la Cour était installée à Ver-sailles depuis des décennies (depuis 1682, pour êtreexact,mais le roi fréquentait assidûment le châteaudepuis les années 1660), où donc avait-on priédurant toutce temps?

C’est qu’on ignore généralement queVersaillesfut un chantier perpétuel, qu’il fallait en perma-nence réorganiseren fonctiondesagrandissementssuccessifs et des modifications des goûts deLouis XIV. La Chapelle royale n’échappa pas à ceperpétuel jeu de bonneteau architectural. Il y eutdonc six chapelles successives, correspondant auxdifférentesétapesde lavieduchâteau.

La première fut celle de Louis XIII, située à l’ex-trémité de la galerie de l’aile sud. La seconde,conçue par Le Vau en 1663, se trouvait dans le pa-villon nord-est, à l’emplacement de l’actuel cabinetdeMmeAdélaïde.Elleétait fort exiguëetnepouvaitdoncsurvivrebien longtemps.

La troisième, édifiée vers 1670 à l’emplacementde l’actuelle salledesGardesde lareine, fut sacrifiéeà l’agrandissement des appartements de celle-ci.Elle fut remplacée, en 1676, par une chapelle assezvaste, située à l’emplacement de l’actuelle salle duSacre,quià l’évidencesevoulaitdéfinitive.LeBrun,

D’unechapellel’autre

CulteIl n’y eut pas àVersailles une,mais six chapelles, au gré des réaménagementssuccessifs d’un châteauqui fut unperpétuel chantier.

dès1675,endessina leplafond,représen-tant Dieu le Père à une extrémité et saintMichel à l’autre.Mais, avantqu’il fût exé-cuté, Louis XIV avait déjà décidé de fairede Versailles sa résidence permanente :or la toute nouvelle chapelle bouchaitl’accèsde la futureaileduMidi.

La suivante, édifiée en 1682, futconstruite à titre provisoire,mais ser-vit près de trente ans. Alors qu’on imagine toujoursle roi assistant à lamesse dans la chapelle actuelle,c’est la précédente qui fut, durant presque tout sonrègne versaillais, le cadre de ses dévotions. Situéenon loin de l’actuelle chapelle, à l’emplacement dusalon d’Hercule, elle était dotée d’une tribunemaisson exiguïté ne permettait pas, contrairement àcelle de 1676, le déploiement des orchestres impo-santsnécessitéspar l’exécutiondesmotets,pasplusqu’elle n’offrait le faste caractéristique de la pompelouis-quatorzienne : pas de vitrauxmais de simplesfenêtres, un autel en bois, un plafond qui ne serajamaispeint…

Dès 1683, on commence donc à établir des pro-jets pour la chapelle définitive, sans cesse retardéspar les guerres et sans cesse modifiés : on parlad’unechapelledeplancentré,d’undômerappelantcelui des Invalides. Dès 1688, l’emplacement actuelfut retenu, mais les travaux ne commencèrentqu’en 1698. Dessinée par Hardouin-Mansart, qui

LachapelleduchâteauauXVIIIe

siècle.Onyaperçoitencorele clochetonqui futdétruitsousLouisXV,en 1765.

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LouisXIVenprièredansla chapellede 1682(enluminurede 1693).Cette chapelle,censée êtreprovisoire,servit pendanttrenteans.

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meurt en 1708, elle est achevée par son beau-frèreRobert de Cotte. Commeà son habitude, Louis XIVs’intéresse de près à l’évolution du projet, suit “ledétail de tout”, choisissant ainsi lui-même la pierre,la plus blanche possible pourmieuxmettre en va-leur les ornements et les peintures. Le 25 avril et le22 mai 1710, il procèdemêmeàdeuxessaisd’acous-tique, y faisant chanter unmotet pour juger de l’ef-fet. Elle fournira jusqu’à la Révolution lemeilleurécrinpossibleauxdifférentsmusiciensqui sesuccè-dent à la tête de lamusique de la Chapelle, MichelRichardDelalande,AndréCampraouMondonville,tandis que l’orgue est tenu par François Couperin,LouisMarchandou JeanFrançoisDandrieu.

Soucieuxdedonneràl’édifice leplusdelégèretéet de lumière possible,Mansart renonce aumarbreauprofitdelapierreet,pourlatribune,auxpilastresau profit de gracieuses colonnes corinthiennes quidonnent à l’édifice son élégance aérienne. L’orne-mentation intérieure, d’une finesse et d’une subti-lité parfaites, tranche avec les décorations un peulourdesquiprévalurentparfois àVersailles. «Essen-tielle au décor versaillais, l’exaltation du roi se fonddans un discours théologique dense et savant, qui sedéploie du moindre pilier sculpté jusqu’à la voûtepeinte et la balustrade extérieure », écrit Alexandre

Maral, conservateur en chef au château. Des troisplafonds, consacrés à la Trinité, il n’est pas anodinque ce soit celui dévolu à l’Esprit saint qui flotte au-dessusde la tribuneroyale.

LaChapelle fut loinde faire l’unanimitéchez lescontemporains. Le 3 juin 1708,MmedeMaintenonécrit : « Mansart est vilipendé jusqu’au point de luirefuser la qualité de bon architecte. » Saint-Simon yvoit « un immense catafalque » à « l’ordonnancenulle ». Plus tard, Voltaire parlera d’« étonnant coli-fichet » et Gabriel d’un « fatras d’ornement », parve-nant à convaincre Louis XV, en 1765, de supprimerle clocheton qui la surplombait. La rumeur voulaitmême que Louis XIV, voyant depuis la tribune leplafond d’Antoine Coypel, représentant Dieu lePèredanssagloire,ensoitdéçu.Mais le lendemain,apercevant Coypel, le roi lui dit publiquement quela faute était sienne : allant le revoir depuis le rez-de-chaussée, il s’était aperçu que les proportionsenétaientparfaites, cequ’il n’avait pas compris à lapremière vision.

À l’origine, la Chapelle devait être un prolonge-ment naturel du château. Le renouvellement dugoût esthétique du roi, l’émergence d’une nouvellegénération d’artistes, le souci de concevoir un lieuplus empreint de sérénité, le besoin d’économieaussi, la fontévoluerdansunsensplusoriginal.«Cethorrible exhaussement par-dessus le château » quihorrifiait Saint-Simon souligne que lamonarchiefrançaise n’est que la lieutenance deDieu, « gestede

piété et audacieuse inflexion verticale dans l’univershorizontal de Versailles », selon l’heureuse formulede Jean-Pierre Babelon. Le principe de la chapellepalatine, qui fut préféré à unplan cruciformeparceque l’étage des tribunes, où le roi assisterait à lamesse (LouisXIVnedescendantauniveau inférieurque les rares joursoù il communieetpour certainesfêtes), l’exigeait, l’élan vertical qui rappelle laSainte-Chapelle avec laquelle elle partage la formede reliquaire, contrastant avec le style très neuf desinnombrables sculptures qui décorent la Chapelle,tout cela a pu décontenancer. Le paradoxe voulutque les historiens de l’art y décèlent, cinquante ansaprès le rejet des projets du Bernin pour le Louvre,jugés trop italiens, une subtile influence berni-nienne, tant dans le programmepictural que dansles sculptures d’autel, le finmouvement circulairedescolonnadesou les28 statuesquiornent labalus-trade extérieure, qui concourent à faire de la Cha-pelle royale uneœuvre aussimagistrale que nova-trice, imitée sitôtqu’achevée. ● LaurentDandrieu

Terminéeen 1712,l’actuellechapellesurpritenmariantl’élangothiqueetunedécorationnovatrice,à la subtileinfluenceberninienne.

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Saint-Simon traitait la chapelled’Hardouin-Mansart d’“immensecatafalque” à “l’ordonnancenulle”.

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Les mystères du château

ÀVersailles, on plie l’échine, on s’agenouille etl’on transpire encore beaucoup à deux pas du châ-teau. À l’abri des regards, derrière de hautsmurs,une dizaine de jardiniers cultivent bettes, cibouleset potirons bleus de Hongrie, bichonnant à lon-gueur d’année des poiriers plus que centenaires.Jour après jour, ils entretiennent avecminutie unede ces dépendances méconnues du château, lePotagerduroi.

Ce jardin utilitaire créé sous Louis XIV,aujourd’hui classé monument historique etconservé grâce à l’École nationale supérieure depaysage, continue sa vie de jardin gourmand, per-pétuant, plus de trois cents ans après sa création,d’ancestrales techniques de taille et certaines desplusanciennesvariétésde fruits.

Leroi, lapoireetlejardinier

GourmandTrois siècles et demi après sa création, le Potager du roi, àVersailles,perpétue les techniques ancestrales et les variétés anciennesde fruits et légumes. Cueilloirs, poiresmouille-bouche, tripe-madame…

Le Roi-Soleil était-il friand de figues ? On en cul-tive toujours quelques-unes, contre toute logiquegéographique, grâce auxexploits d’un vieux figuierpalissé à l’angle d’unmur. Quant aux pommes etauxpoires,onnecompteplus lesvariétésproduitesen ce lieu qui a des allures de conservatoire bo-tanique. Chaque année, 50 tonnes de fruits et12 tonnes de légumes alimentent les halles de Run-gisou lavente surplace,bienconnuedesgourmets.

Sa structure première en vaste quadrilatère(9 hectares au total), définie par Jean-Baptiste deLa Quintinieen1661,estconservéepresqueàl’iden-tique : le GrandCarré et ses 16 “carrés” de légumesaucentre,disposésautourd’unbassin.Toutautour,derrière de hautsmurs, se déploient 29 jardins closabritant arbres fruitiers, légumes et petits fruits.L’ensembleformeunimmensejardinencreuxsitué

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LePotagerduroi etsoncréateur.Jean-BaptistedeLaQuintinie(1626-1688)(pagededroite)fut chargéparLouisXIVdeconcevoirsonpotager(ci-dessous).Régnantaussisur le temps,leroidemandaità ses jardiniersl’obtentionde fruitset légumeshors saison ;notammentles figues, dontil était friand.

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Les mystères du château

à 3 mètres au-dessous du niveau du sol, successionde “chambres abritées” dont les murs et les ter-rassesmultiplient expositions etmicroclimats. (Cesystème augmente la température de 2 ou 3 degréset favorise l’avancesur la saison.)

Une vaste terrasse domine l’ensemble : elleoffrait au roi et à ses visiteurs une vision théâtrale etchangeante des cultures et du travail des jardiniers.Depuis la réouvertureduPotageraupublic, en1991,chacuns’ydivertit ànouveauduballetdesarrosoirset du défilé haut en couleur des curiosités horti-coles.De labyrintheminéral animépar lesdansantssquelettes des arbres, l’hiver, le lieu se mue, dèsavril,enécumedefleurspourfinir lasaisonencorned’abondance. Jardin-tableau, jardin-gourmandise,jardin-spectacle.

Commentimaginerqu’àlaplacedecefertilever-ger se trouvait une zone marécageuse, l’“étangpuant”, fort peu propice à la culture ? Après avoirtransformé le pavillon de chasse de son père envaste palais, Louis XIV pensa contribuer à la splen-deur du parc en aménageant le Potager près de lapièce d’eau des Suisses, « dans une situation com-modepourlespromenadeset lasatisfactionduroi».

La Quintinie, directeur des jardins fruitiers etpotagers des maisons royales, peufavorable au choix du lieu, n’eut qu’às’exécuter. Il assécha le site en drainant lesol. Apporta du fumier des écuries, de laterre depuis les collines de Satory. Pour lesterrasses et les voûtes, les escaliers et lesmurs, latâchefutconfiéeàl’architecteHar-douin-Mansart. Entre 1678 et 1683, ce futun immenseballetdechariots etdeplusd’un mil l ier de brouettes . Unemachine spéciale pour transporterla terre fut mise au point par unhabile fontainier.

Faisant du lieu un laboratoireexpérimental, La Quintinie n’eutde cesse d’y multiplier les pro-diges, développant la production àcontre-saison et cherchant conti-nuellement à améliorer le goût, l’as-pect et la précocité des productionsroyales. Pour ce faire, il inventanotamment un “jardin biais”demeuré efficace jusqu’à la Révo-lution : des palissades orientéesnord-sud et bénéficiant doncd’unensoleillementmaximal.

Des fraises à la fin mars, descerises enmai, des asperges endécembre… Louis XIV n’était paspeu fier de son potager. Il venait souvent

s’ypromener,entrantpar lagrilleduRoiaprèsavoirdescendu les CentMarches bordant le parterre del’Orangerie. À ses illustres invités, il en faisait leshonneurs et il n’est grand de cemonde qui n’ait unjour reçuencadeauquelquespoiresbon-chrétien !

Chaque partie du potager avait sa spécificité.Une prunelaie pour les prunes, tenues en hauteestime, un jardin réservé aux herbes, les fraises etles cerises rougissant tout près de la grille du Roi.Accusé, pourtant, de tous lesmaux (de“rabattre lesardeursdel’amour”etd’êtrecoupabledelamortdedeux papes), le melon, que le roi aimait dégustersalé, poivré ou en fricassée, prospérait dans lamelonnière à l’air ou sous cloche. Quant à la figue,tantaiméedumaître, elle sevit aménagerune figue-rie, telle l’Orangerie, abritant 700 arbres en pot :grosses blanches, grosses violettes ou angéliquesparvenaient sur les tablesdès lami-juin !

Malgré l’inexplicable “phobie” de La Quintiniedu fruit d’Adam, on cultiva jusqu’à 30 variétés depommes. Des poires, son fruit fétiche, 70 sortes :mouille-bouche, inconnue, messire-jean, cuisse-madame sans oublier la “méchante” catillac,mau-vaise au goûtmais d’une longévité exceptionnelle(un spécimen tricentenaire a survécu jusqu’auxannées soixante).Côté légumes, c’est un long cortège de noms : nas-turce, rocambole, perce-pierre, tripe-madame…Malgrélathéoriemédiévaleselonlaquelle lesfruitsde la terre (élément vil et bas) sontmoinsnoblesque ceux des arbres, la Cour s’enthousiasmaitavec le roi pour les nouveautés. Ainsi la voguedes petits pois, très appréciés de Louis XIVau granddamde sonmédecinqui les accu-sait deperturber sonestomac. «Lechapi-tre des pois dure toujours, écritMmedeSévigné ; l’impatience d’enmanger, leplaisir d’enavoirmangé et la joie d’enmanger encore sont les trois pointsque nos princes traitent depuisquatre jours…»Latâchepremièredupotagerétaitdefournir latableroyaletoutaulongdel’annéeet lorsdesfêtes,cedontsechargeaitla fameuse Maison-Boucheinstallée au Grand Commun.

Quand le souverain était envoyage,La Quintinieavaitordredelui faire expédier les fruits de saproduct ion dans de grands

paniers spécialementaménagés.Le temps passa et avec lui l’âged’or du Potager, qui connut lesvicissitudes du temps. Mais sesjardiniers perpétuent les savoir-faire anciens. Il poursuit sa vie dejardin modèle et maintient savocation de laboratoire expéri-

mental. ● Valérie Collet

Des fraises à la finmars, des cerisesenmai, des asperges endécembre…Le roi n’était pas peufier de sonpotager.

LePotager du roi,10, rueduMaréchal-Joffre,Versailles. Surplace : vente defruits, légumes,confitureset pâtes de fruits(dupotager).

“le Potagerdu roi”, collectifdirigé parStéphaniedeCourtois,Actes Sud/ENSP(2003, bilingue) ;“le Potagerdu roi”, deWilliamWheeler,photographiesdeLaurenceToussaint,Somogy/ENSP(1998).

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Les mystères du château

Le 15 juin 1722, après sept ans d’absence, lejeune roi revient à Versailles ; il a 12 ans. Il a bienfallu y revenir ! La volonté de Louis XIV a lié àjamais la royauté à son château.Quand elle le quit-tera, ce sera pour mourir. Louis XV, après sonretour, y vit cinquante-deux ans d’affilée. Ver-sailles s’impose à lui ; mais en même temps qu’ilpoursuit l’œuvre du grand roi, il l’aménage selonson goût, qui est autre.

Il entretientchâteauet jardins.Ainsi,dès 1733—il a 23 ans —, il veille lui-même à la réalisation dumonumental bassin de Neptune. Tout sera fini en1741 : les groupes sculptés par Adam, Lemoyne etBouchardon n’ont-ils pas l’élégance du nouveaurègne ? Louis XV conserve le cérémonial de sonarrière-grand-père. La grande chambre royale neconnaîtra point d’altération ; ce n’est qu’en 1761que l’unique cheminée louis-quatorzienne seraremplacée par deux sobres cheminées demarbrebleu turquin.

Les antichambres et cabinets, qui, depuis l’es-calier de la Reine, donnent accès d’un côté à lachambre du Roi et de l’autre à la chambre de laReine, ne subissentnonplus aucunemodification.

En 1755, en supprimant le cabinet des Per-ruques, Louis XV agrandit le cabinet du Conseil.Sur les dessins de Gabriel, il y fait apposer de nou-velles boiseries, où la dextérité de Jules AntoineRousseau exécute des trophées avec puissance etgrâce.Lacheminéedegriotte rougeaux lignessou-ples et fortes, ornée de ses bronzes superbes etbientôt d’une grande pendule aussi baroque quemagnifique, ajoute encore à la majesté de ce lieuoù le roi gouverne et reçoit officiellement.

Le jeune Louis XV, qui, au début de son règne,est unmari fidèle, embellit la chambrede laReine.De 1730 à 1737, Degoullons, Legoupil et le jeuneVerberckt y sculptent des panneaux qu’ils ornentde rocailles et de jeux d’enfants ; les élégantes etfermes volutes des dessus-de-porte encadrent destableauxdeNatoireetDeTroyoùsont représentésles enfants royaux. Le plafond est repeint en gri-

Lerendez-vousdesgrâces

DélicatesseLouis XVet Louis XVI ont poursuivi l’œuvredu grand roi àVersailles. En remodelantle châteaupour en faire le cadre exquis duplus raffinédes arts de vivre.

saille d’or. Aux voussures, Boucher peint en ca-maïeu les Vertus de la reine. Marie Leszczynskaaccoucha dans cette chambre de ses dix enfants.Elle passa là ensuite, et dans ses petits cabinetsqu’elle fit aménager sur sa cour intérieure, aumilieud’unrichemobilier, sonexistencemélanco-liquede reinehumiliée.

Le salonde laPaix,qui, envis-à-visdu salondela Guerre, forme l’extrémité méridionale de laGrande Galerie, est alors annexé à l’appartementde la Reine. Il sert de salle de concert et de salondes jeux. Le portrait du roi, peint en prince de laPaix par François Lemoyne en 1729, orne l’ovalequi surplombe la cheminée.

De la galerie des Glaces au salon de l’Abon-dance, le Grand Appartement du roi garde sonimmuable solennité. Louis XV en renouvelle lestentures avec un goût exquis ; les Slodtz fourni-ront des guéridons et des torchères pleines demouvement.

Pour lier royalement cette enfilade majes-tueuse au vestibule de la Chapelle, ce GrandAppartement du roi reçoit, dès le début du règne,le complément attendu : le salon d’Hercule,commencé par Robert de Cotte, est achevé parJacques Ange Gabriel. Vassé enrichit sesmarbresde bronzes dorés. Ses nobles proportions sontfaites pour accueillir les deux toiles de Véronèse,l’une sur la cheminée, Éliézer et Rébecca, l’autresur l’immense mur qui lui fait face, le Repas chezSimon le pharisien. Au plafond, l’art de Lemoynes’est surpassé dans la vaste composition de l’Apo-théose d’Hercule. Il faut imaginer quelle impres-sion pouvait produire le déplacement d’un cor-tège royal dans ce fastueuxet imposant ensemblede marbre et d’or, quand existait encore l’esca-lier des Ambassadeurs !

Cet immense palais se révéla avec le tempstoujours trop petit. Le dauphin Louis, seul filsencore vivant du roi, et sa seconde épouse, ladélicieuse Marie-Josèphe de Saxe, ont vécu, dix-huit ans durant, une intimité simple et réservéedans leurs appartements cont igus au rez-de-chaussée du corps central du château, à l’an-gle du parterre d’Eau et du parterre Sud. Ce qui

LouisXV,enarmure,

avec lescordons

de l’ordreduSaint-

Esprit et delaToisond’or.

PasteldeMaurice

QuentindeLaTour

(Paris,muséeduLouvre).

Un lentpassage

de lamajestéà lagrâce.

Enbas,détaildu “Portraitallégorique

deLouisCharlesAugusteFouquet,ducde

Belle-Isle,maréchal

deFrance”,de JeanValade

(1748).Lacélébration

de lagloiremilitaire

n’endemeuraitpasmoins.

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Il faut imaginer le déplacementd’un cortège royal dans ce fastueuxet imposant ensemble demarbre et d’or.

“LouisXV”,de Jean-ChristianPetitfils.Perrin,900pages, 29 €.

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subsiste aujourd’hui des boiseries de Verbercktdonneune idéedu charmede ces lieux. Commentne pas regretter les destructions des aménage-ments postérieurs ? Heureusement, la Biblio-thèque du prince dans son dernier état et le Cabi-net intérieur de la princesse permettent encoreaux visiteurs modernes de saisir la joliesse

Le templede l’Amour.ProcheduPetit Trianon,érigé en 1778 sur laplusgrandedesdeux îles

de la rivièreartificielle qui traverseleDomainedeMarie-Antoinette.

Le cadred’innombrables fêtesnocturnes.

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des décors intimes et princiers de ce milieu duXVIIIe siècle : ici, les boiseries raffinées auxmotifscompliqués et fleuris, mais nets et précis, peintsdevives couleursd’or,devert, debleu, furentver-nies par Martin. Mobilier et tapisseries étaientassortis.

Louis XV se trouvera aussi dans la nécessité deloger ses filles. Pour accueillir auprès de luiMadameAdélaïde, le roi feradémolir l’escalierdesAmbassadeurs, la Petite Galerie de Mignard, lecabinet desMédailles : à l’évocation de ce saccage,onnepeut s’empêcher de frémir d’horreur !

Les six sœurs arriveront finalement à seregrouper et à occuper tout le rez-de-chaussée ducorps central, donnant sur la terrasse nord et leparterre d’Eau. Elles s’étendront jusque dans laGaleriebasseetdans le vestibulede la courdeMar-bre. Il faut se représenter tout cet ensemble, cloi-sonné,garnideboiseriesetdemeubles, etdoté surles arrières de multiples petits cabinets. Là, Mes-dames faisaient de lamusique ensemble, avec leurmère et leur frère leDauphin.

Louis XV aménage pour lui en appartementintérieur toutecettepartieduchâteau. Il y chercheaise, confort, simplicité, tranquillité. Il le déve-loppe du côté de la cour intérieure, appelée courdes Cerfs, depuis qu’il y a fait apposer sur les fa-çades des têtes de cerf sculptées par Hardy etpeintes aunaturel.

Une petite salle des Gardes au rez-de-chausséeetunescalier, ledegréduRoi,dont l’emplacementsera plusieurs foismodifié, donnent accès à l’Anti-chambre, appelée pièce des Chiens. Elle est ornée

d’unecornichemouvementéeoùse succèdentdesscènes de chasse.

Si la cérémonie du lever et du coucher conti-nue à se dérouler dans la Grande Chambre, le roidort dans sa nouvelle chambre qui jouxte le cabi-net du Conseil. Agrandie sur la cour des Cerfs,plus riante elle n’en est pas moins royalementdécorée. Lemeuble y est magnifique, commandéchez Charton à Lyon, dessiné par Lallié, renou-velé à vingt ans d’intervalle, comme le meuble dela Reine : soie brochée d’été aux couleurs vives etfleuries, velours d’hiver à fond d’or et ramagescramoisis.

Il y eut là unmobilier ravissant, dont une com-mode plaquée de bois de violette, livrée par Gau-dreaus ; son galbe harmonieux mettait en valeurles bronzes fouillés de Caffieri. Elle portait depetites merveilles : entre autres, deux girandolesd’or, œuvre de Germain, deux sucriers d’or auxmotifs gracieux,œuvre deRoettiers. Le cabinet deGarde-Robe, à côté de l’alcôve, recelait des trésorsdebimbeloterie de toilette.

Après le cabinet de la Pendule, qui reçoit sonnomde l’extraordinairependule astronomiquedel’ingénieurPassemantetdel’horlogerDauthiau,le cabinet d’Angle devient le principal cabinet detravaildeLouis XV.Lessomptueusesboiserieset lerichemobilier, dont lemédaillier de Gaudreaus etsurtout le célèbre secrétaire à cylindre conçu parJean-FrançoisŒben et achevé par Riesener, per-mettent encoreaujourd’huid’imaginer le roi appli-qué à sa tâche quotidienne demonarque. Dans cecabinetdeTravail,Louis XVarchivait sespapiersetrecevait leshommesde son“secret”.

Autour de la cour des Cerfs, dans les étages etdans les combles, en ajoutant des constructionsnonvisiblesde l’extérieur, Louis XVse façonneun

LeGrandTrianon.Bâti en 1687pourMmedeMaintenonparLouisXIV,donnéàMarieLeszczynskaparLouisXV,cepalais estemblématiquede l’artde vivredupremierXVIIIe siècle.

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LouisXVaménagepour luil’appartement donnant sur la courintérieure, appelée courdesCerfs.

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u monde intimeoù ilpeut se livrerà sesgoûtset rece-voir qui il veut et comme il veut.

Des escaliers intérieurs desservaient undédalede couloirs, de galeries étroites, de cabinets àniches, de petits appartements cachés dans desrecoins, jusque sur la calotte du salon de la Guerre !Le roi s’attardait dans quelques lieux de prédilec-tion : cabinetpour le tour, carLouis XV tournait lui-même le bois et l’ivoire ; bibliothèques de plus enplus étendues ; laboratoires et cuisines, car le roiaimait aussi cuisiner ; cabinets des bains, salles àmangerd’hiver etd’été.Dans leshauteurs, une suc-cession de terrasses était agrémentée de planta-tions,de treillagesetdevolières.Lesemplacementsvariaientaugrédesfantaisiesdusouverain.Presquetoutaétéanéanti.

C’était quelque chose que d’être invité auxpetits soupersdu roi et aux jeuxqui suivaient ! Il nefaudrait pas croire que l’élégance la plus raffinéene régnait pas dans ces lieux. La petite galerie dudeuxièmeétage, qui donnait sur la cour deMarbreau-dessus de l’appartement intérieur suffiraitpour en témoigner.

En ces lieux, le rôle des maîtresses n’était pasnégligeable ! Elles furent logées là, tout autour, lessœurs de Nesle, mesdames deMailly, de Château-roux… Le premier appartement de Mme de Pom-padour donnait sur l’attique nord : elle pouvait ymonter en se servant du fauteuil volant d’Arnoult.L’appartement deMme Du Barry, avec sonmobi-lier d’un luxe inouï, sera agencédans lapetite gale-rie, où déjà s’était installée Marie-Josèphe de Saxedevenue veuve.

Louis XV, finalement, fixera sa bibliothèqueprincipale dans les combles, sur le fond de la courde Marbre, sa salle à manger dans la magnifiquepièce d’angle qui, au premier étage, donne sur laCour royale, et sa salle de bains au même étage,mais sur une cour intérieure. Ces bains sont ornésde boiseries pittoresques, évoquant les eaux et latoilette, sculptées par l’atelier des Rousseau et soi-gneusement dorées.

Le roi, enfin, se décide à construire à Versaillesune salle de spectacle digne de ce nom. L’emplace-ment,déjàprévu, se situeà l’extrémitéde lagrandeaile duNord. Lemariage duDauphin, sonpetit-fils,avec l’archiduchessed’Autriche, en 1770, précipitela réalisation. La salle intérieure est exécutée enbois avec une étonnante rapidité. Gabriel réalise làunemerveille de composition architecturale ; lessculptures de Pajou, Rousseau et Guibert animentles bois dorés. Cet opéra est aussi un chef-d’œuvrede mécanique : grâce au machiniste Arnoult, lesplanchers du parterre et de l’orchestre peuvent se

MesdamesdeFrance, fillesdeLouisXVetdeMarieLeszczynska.Àgauche,puis,enbas,degaucheàdroite :Élisabeth(1727-1759) ;Henriette(1727-1752),sa jumelle ;Adélaïde(1732-1800) ;Victoire(1733-1799) ;Sophie(1734-1782) ;Louise(1737-1787),par Jean-MarcNattier.Élisabethest en tenuedeCour, lesdeuxsuivantes enFloreet enDiane.Les troisdernièressont représentéesavant leur sortieducouventdeFontevrault(1747). Leurmère,quine lesavait pasvuesdepuisneufans, écrivait :“Lesdeuxaînéessontbellesréellement,mais jen’airienvude si agréableque lapetite.”

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LouisXV, enfin, se décideà construire àVersailles une sallede spectacle dignede cenom.

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relever à hauteur de la scène pour constituer unevaste salledebal oude festin.

Mais c’est encore au Petit Trianon que semanifeste le mieux la délicatesse de goût dece règne souverainement élégant. Louis XV aimes’y promener aumilieudes parterres fleuris. Il y acréé une ménagerie, un jardin botanique où tra-vaillent Jussieu et les Richard. En 1750, il y a faitélever pour la collation le ravissant pavillon en

étoile du Jardin français que Verberckt orned’une décoration champêtre. Puis, à partir de1763, Gabriel construit le plus parfait des petitspalais en “nouveau style antique” : équilibre desvolumes, pureté des lignes, force et légèreté desdécorations, tout est mesure et proportions !L’intérieur révèle un nouvel art de vivre, tout enbeauté et en raffinement. C’est dans cet heureuxséjour que Louis XV ressentit les premièresatteintes dumal qui devait l’emporter.

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“IlluminationdupavillonduBelvédère”,lorsde la fêtedonnéeparMarie-Antoi-nettepour sonfrère, Joseph II,deClaudeLouisChatelet.

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Les mystères du château

Louis XVI, avec application, continue l’œuvreentreprise. Il prend soin de son domaine. Dès sonaccession au trône, il décide courageusement dereplanter le parc, et ainsi il le sauve. Il supprimequelques bosquets ancienset fait installer le magnifiquegroupe des Bains d’Apollondans un décor de grottes des-sinéparHubert Robert.

Sur la cour, il poursuit l’élé-vation de l’aile Gabriel, décidéepar son grand -père . Ce t teconstruction s’insérait en prin-cipe dans un “grand projet” quienvisageait une immense re-composition du palais en styleclassiqueducôtédes coursetdela place d’Armes. Les fonds,heureusement,manquaient.

Roi savant et mécanicien,Louis XVI a, lui aussi, sur lacour des Cerfs, ses tours, sesateliers d’horlogerie et de ser-rurerie, ses cabinets de géogra-phie, de physique, de chimie,d’électricité, d’artillerie. Dansle salon qui précède la nouvelle

salle à manger, il installe sa majestueuse et sobrebibliothèque ; elle a retrouvé récemment sa com-mode de Riesener. Au-delà de la salle à manger,retenduedebleu, il aménage endernièrepiècedel’appartement intérieur un salon des Jeux : déco-ration etmobilier confirment que, dans ses évolu-tions, le goût royal et français reste toujoursd’unesûreté étonnante. Dans son cabinet de Garde-Robe, à côté de la chambre, les frères Rousseaudéploient une virtuosité étourdissante de préci-sion et de fantaisie.

Mais le Versailles de Louis XVI est aussi et sur-tout celui de Marie-Antoinette. Elle imposed’abord sonarchitecte,Mique. Elle souhaite trans-former son appartement officiel ; elle fait déposerles marbres et les tapisseries du salon des Nobles ;elle a des plans pour l’antichambre duGrand Cou-vert et pour sa chambre.

Elle refait intégralement ses cabinets inté-rieurs, cabinet de la Méridienne, Cabinet doré,Bibliothèque, Billard, Petite Salle àManger : si songoût, à elle, n’est pas toujours sûr, l’ensemble estexquis, ultimes et ravissantes grâces d’un tempsqui s’achève. Les tentures reconstituées de lachambre de la Reine et du Billard en portent letémoignage, comme les boiseries des Bains ou lemobilier du Petit Appartement qu’elle avait faitaménager au rez-de-chaussée du château sur lacour deMarbre.

Plus encore qu’à Versailles, c’est au PetitTrianon que Marie-Antoinette est reine. Là,tout parle d’elle encore. Il devint samaison ; elle y

avait sa chambre, son petit bou-doir fermé de glaces, sonmobi-lier ; tout n’était que fleurs etoiseaux.En 1780, e l le f i t é lever parMique un charmant petit théâ-tre de cour, œuvre fragile maisintégralement conservée. C’estlà qu’elle joua devant un publicchoisi.Suivant les goûts à lamode, ellese f i t dessiner par Mique etHubert Robert un parc de rêve,jardindit “à l’anglaise”.Elle avaitsa grotte, sa rivière sinueuse, sonîle, son temple de l’Amour, sonBelvédère, d’une grâce parfaite,et enfin son hameau autour d’unlac. Elle se croyait reine aimableen ce domaine enchanté. Lesgrondements de la foule l’en ar-rachèrent… ●

Hilaire deCrémiers

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Elle se croyait reine aimable encedomaine enchanté. Les grondementsde la foule l’en arrachèrent…

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Marie-Antoinette(1755-1793),avecunenfantendormiportantle rubanbleudes roisdeFrance,parCharlesLouisMuller(muséedesBeaux-Arts,Libourne).Àdroite,la chapelleduPetit Trianon.

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Les mystères du château

La Grande Ambassade de Pierre le Grand, en1697-1698,ne l’avaitpas conduit àParis, alors com-promise avec la Turquie. Son voyage de 1717 doitsceller la réconciliation, et pour cela le tsar envi-sage de faire épouser au jeune Louis XV, alors âgéde 7 ans, sa fille Élisabeth, qui en a 8. Débarqué àParis le 7mai 1717 avec une suite turbulente d’unesoixantaine depersonnes, Pierre Ier surprend toutlemondepar son indifférenceauprotocole.MêmeVersailles ne lui imposera pas plus de componc-tion. « Les lieux où le roi n’est point sont absolumentinanimés », écrivait la duchesse de Bourgogne en1711. Déserté depuis la mort de Louis XIV, le do-maine, confié au duc d’Antin, directeur généraldes Bâtiments du roi, est pourtant encore dans unétat éclatant.

Arrivé le 25 mai au soir, Pierre le Grand dé-laisse l’appartement de la Reine, pas assezintime, pour le petit appartement du duc de Bour-gogne. Logeant aussi au château, sa suite s’y tientaussi mal qu’ailleurs, ripaillant dans la galerie desGlaces, faisant venir des filles dans les apparte-ments de Mme deMaintenon : Saint-Simon se faitune joie de rapporter que l’intendant du château,Louis Blouin, fut « extrêmement scandalisé de voirprofanéainsi ce templede lapruderie ».

Le tsar ne semble guère impressionné par lepalais,qu’il compareà«unpigeonaveclesailesd’unaigle ». En revanche, les jardins font ses délices. Aupetit matin, le duc d’Antin le trouve en train decanoter sur le Grand Canal. Pierre Ier consacreracette journée à jouir de ce parc, dont les dimen-sions l’impressionnent vivement, s’extasiant des

majestueuses perspectives de Le Nôtre, des jeuxde lumièresur lemarbreroseduTrianonetde l’ex-pressivité des fontaines, où le duc fait donner lesGrandesEaux. Il revint àVersailles le 3 juin, pour ydormir au Trianon, avant d’aller passer plusieursnuits à Marly. De là, à la surprise générale, il allavisiter un vestige de Versailles : Mme de Mainte-non, retirée à Saint-Cyr. L’ancienne épouse deLouis XIV ne put cacher son plaisir lorsque, luiayant demandé la raison de cette visite, elle l’en-

BaroufeàVersailles

Pierre le GrandVisitant lechâteauen1717enmarged’unvoyagediplomatiqueàParis, le tsarest surtoutimpressionnépar leparc,dont il sesouviendrapour les jardinsdesanouvelle capitale.

tendit répondre : « Je suis venu voir tout ce quicompte enFrance. »

Si les résultats diplomatiques de ce séjourfurent mitigés, les conséquences esthétiques enfurent considérables. En 1716 déjà, Pierre le Grandavait nommé un élève de Le Nôtre, Jean-BaptisteLe Blond, architecte général. À son retour deFrance, le plan initial de Saint-Pétersbourg, inspirédescanauxd’Amsterdam,estremplacéparunnou-veau plan radial calqué sur celui de Versailles. Dis-ciple d’Hardouin-Mansart et de Coysevox, NicolasPineau introduit l’art rocaille français dans lespalaisdeSaint-Pétersbourg.Là, commeàPeterhof,jets d’eau et parterres rappellent les jardins à lafrançaise que Pierre Ier a contemplés à Versailles,Sceaux ouMarly, dont il avait admiré l’étonnantemachine, conçue pour drainer les eaux de la SeineversVersailles.Mais, surcepoint,Pierre Ieravaitunavantage sur Louis XIV : lui n’aurait pas à semettremartel en tête pour acheminer l’eau vers ses fon-taines, qui trouveraient une source naturelle danslaBaltique touteproche. ● LaurentDandrieu

PierreleGranden 1715,peuavantsonvoyageenFrance,par Jean-MarcNattier(châteaudeVersailles).

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Pierre Ier est vivement impressionnéparles fontaines deVersailles et deMarly, quiinspirèrent celles de Saint-Pétersbourg.

AKG-IMAGES/DEAGOSTINIP

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Les mystères du château

Comment concevoir la cour de France sans balsni spectacles ? Quand Louis XIV s’installe à Ver-sailles en 1682, une salle de théâtre provisoire esttrès vite construite, au fond de la cour des Princes.Elle ne peut accueillir que 400 spectateurs et sascène, réduite, ne peut recevoir de grands specta-cles.Pourtant, leprovisoirevadurer…prèsd’unsiè-cle ! C’est pour des raisons économiques, toutd’abord, que le roi ne lance pas les travaux d’un

L’éléganceretrouvéedesscènesroyales

RenaissanceL’Opéra royal et le théâtreMontansier, les deux théâtres, l’undeCour, l’autre de ville,furent inaugurés à sept ans d’intervalle, en 1770 et 1777.Défigurés auXIXe sièclepar des réhabilitationsmalheureuses, ils ne retrouveront leur splendeur et leurs décorsoriginels qu’à la fin duXXe siècle.

théâtre digne de ce nom.Même si chacun est déjàconscient que le château doit, à terme, avoir unesalle prestigieuse. On en choisit déjà la futureimplantation : ce sera au bout de l’aile nord du châ-

“LesComédiensfrançais”,d’AntoineWatteau(1684-1721),huile sur toile(MetropolitanMuseum,NewYork).

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SSE/LEEMAGE

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Les mystères du château

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teau, en raison de la déclivité du terrain à cet en-droit. Et même un premier nom : on le nomme àl’époque “salle des Ballets”. Les architectes du roilivrent plusieurs projets, mais les travaux ne sontpas lancés. La nature ayant horreur du vide, l’em-placement réservé à l’Opéra est petit à petit trans-forméenappartementsdecourtisans…Dans lesannées 1740,sous lerègnedeLouis XV,

les projets se succèdent. Jacques AngeGabriel, pre-mier architecte du roi, s’intéresse aux théâtres ita-liens et en étudie les plans. Jean-Paul Gousset etRaphaëlMasson, dans le très bel ouvrage qu’ils ont

consacré à l’édifice,Versailles, l’Opéra royal, citentl’extraitd’unelettred’unmagistrat,écritealorsqu’ilvoyageait en Italie : « En vérité, nous devrions avoirhonte de n’avoir pas, dans toute la France, une seulesalle de spectacle, si ce n’est celle des Tuileries, peucommode et dont onne se sert presque jamais. »Destravaux débutent en 1750 pour être très vite stop-pés, faute demoyens. Les premiers aménagementssont à nouveau transformés en logements. Et lesannéespassent. En 1763, à la finde la guerredeSeptAns, le roi sembleseréintéresserauprojet, lesplansressortent des tiroirs, sont remaniés. Mais c’est en1766que les travaux sont enfin lancés sérieusementetaccélérésen1768pourquelebâtimentsoitachevé

en 1770, pour les festivités dumariage duDauphin,futurLouis XVI, avecMarie-Antoinette.La salle de spectacle est dotée d’un plancher à

transformation, qui peut être élevé au niveau de lascène grâce à des crics, afin de transformer l’Opéraen salle de bal ou de festin.Machinerie, décorationintérieure,peintureduplafond,lescorpsdemétiersse succèdent, le chantier est décrit commeunevéri-table ruche où les ouvriers s’activent sans relâche.L’Opéra sera livré à temps pour que s’y déroule lefestinroyalsuivant labénédictionnuptiale, le 16mai1770 (lire notre encadré page 60). Il durera deuxheures trente, durant lesquelles 80 musiciens ins-talléssur lascène jouerontsanscesse.Lasalle,déco-rée de fauxmarbres, rose bleuté, vert pâle veiné devert foncé, et de nombreuses dorures intercalées,fait sensation. L’Opéra royal est encore aujourd’huiconsidéré comme l’un des plus beaux théâtres deCourd’Europe.

La Révolution éclate dix-neuf ans plus tard.C’est, pour l’Opéra, le début d’une longue périodededésolation, qui le verra tour à tour abandonné etmutilé. Des scellés sont posés sur les bâtiments,après la chute de lamonarchie et, fin 1793, il com-mence à être dépecé de sa décoration intérieure :lustres,miroirs, tentures,meubles sont vendus auxenchères. Il sera laissé à l’abandon jusqu’aumilieudes années 1830, où Louis-Philippe, devenu roi,décide de faire de Versailles unmusée historique.L’Opéran’échappepasà larestauration,orchestrée

L’Opéraroyal.La salle estconstruiteenbois,cequiassureuneexcellenteacoustique.Lemécanismed’Arnoult,en rehaussantleparterre,permetau théâtred’accueillirdes festinsetdes “balsparés”,où lesdamesportentbijouxsomptueuxet “habitshabillés”.

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En 1766, les travauxde l’Opéra sontenfin lancés afinqu’il soit terminépourles festivités dumariageduDauphin.

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Les mystères du château

u par Frédéric Nepveu, l’architecte du roi. Les déli-cates nuances de bleu et de rose des fauxmarbresd’origine, passées demode, sont remplacées pardes tonsde rougeàcroisillonsd’or.Mais lepireétaitencore à venir, quand les parlementaires de laTroi-sième République décideront, en 1871, de quitterParis pour siéger àVersailles. Leplafondet les pein-tures de Durameau sont déposés et remplacés parune immense verrière, et l’Opéra devient alors,pour huit ans, la salle de séances des sénateurs. Unnouveau plancher est installé pour que la salle soitde plain-pied. Les puristes se désolent encorequ’une horloge quelconque ait été accrochée au-dessusdela logeroyale,avecpourseuleconsolationque les sénateurs aient fini par regagner la capitale,évitantdenouvellesmutilationsaubâtiment.

Le lieu retrouve son calme mais retourne àl’abandon. Il faut attendre 1953 pour que l’on s’in-quièteànouveaududevenirde l’édifice,menacéderuine. La charpente, notamment, qui doit suppor-ter le poids de la verrière, montre des signes defatigue et l’Opéra menace de s’effondrer. Plusqu’une consolidation ou une simple restauration,l’architecte du projet, André Japy, veut redonner àla salle son aspect originel. Le projet est ambitieux,mené en consultant dans les moindres détails lesdocuments d’archives de l’époque. La salle re-trouve non seulement son volumemais la délica-tessede ses couleurs d’origine. Et sonplafondpeintparDurameau, bien entendu, remplace la verrière.Unerestaurationde la salle jugéeexemplaire,qui sedéroule de 1953 à 1957, contrairement à celle de lascène, beaucoupmoins réussie, où ce qu’il reste delamachinerie d’époque est supprimé et le long delaquelleoninstalleunmurcoupe-feuetunrideaudefer…L’Opéra est finalement replacé sous la respon-sabilité de l’Établissement public de Versailles en2005, qui ouvrira le dernier chantier qui permettrade sauver les éléments de lamachinerie d’époquesubsistant. Il seraachevéen2009.Le théâtreMontansier, situé ruedesRéservoirs,

à deuxpas de l’Opéra, a été inauguré sept ans aprèscelui-ci, en présence de Louis XVI et Marie-Antoi-nette et connaîtra un destin assez proche. Pierre-Hippolyte Pénet, conservateur du patrimoine, finconnaisseurde ce théâtre et de sonhistoire, affirme

que, d’après les chercheurs, « il s’agit duplusancienthéâtre public à l’italienne conservé enFrance aprèsceux deMetz (1752) et d’Auch (1760) ». S’il a connu,tout comme l’Opéra, des rénovations parfoismal-heureuses, il est également l’un des rares théâtresduXVIIIe siècle à avoir retrouvé sa décoration dansles tons bleu, blanc et or, typiques de l’époque. Lesloges d’origine étaient bleu d’Utrecht, prisé parceque l’on considérait que cette couleur faisait ressor-tir les tenues des femmes. Ces tons très doux passe-rontdemodeauXIXe sièclepourêtreremplacésparla couleur rouge.Enfin, cebâtiment, contrairementà bien d’autres théâtres, a la chance de ne jamaisavoir connud’incendie.C’est à une femme passionnée de théâtre,

Mlle Montansier, de son vrai nomMarguerite Bru-net,qu’on ledoit, ilneprendrasonnomqu’en1936.La jeune fille,néeen 1730àBayonne, s’était enfuieàl’âgede14 ansde lapensiondans laquelleelleétait àBordeaux, pour devenir comédienne et partir auxÉtats-Unis avec une troupe. Handicapée par sonaccent du Sud-Ouest, elle se détourne de la comé-die, et, de retour en France, se lance dans la direc-tion de théâtres. Quand elle arrive à Versailles audébut des années 1770, elle est déjà connue pourexploiter douze théâtres en province à Orléans,Angers, Saumur, LeMans, Rouen, Caen, Amiens,Alençon,Nantes, Lorient, LeHavre etRennes. Insa-tiable, elle rêve encore de faire construire unegrande salle à Versailles. Il lui faudra plusieursannées pour obtenir gain de cause et acquérir l’an-

cien lieudereposdeséquipagesdechassedusouve-rain, dit terrain des “chiens verts”, grâce à l’appuid’undesesamis,valetdechambreduroi,à lacondi-tionde construire le théâtre avant le 1er janvier 1778.Elle se lance dans sa réalisation sans tarder, enconfiant le projet à l’architecte du roi Jean-FrançoisHeurtier. Les travaux sontmenés tambour battantet le bâtiment sort de terre en dixmois seulement,pour être inauguré le 18 novembre 1777, en avancesur le calendrier initial. Tout comme l’Opéra, lethéâtre, appelé à l’époque“Comédiede laville”, est

“Hippolyte&Aricie

ou laBelle-Mèreamoureuse”,

de Jean-PhilippeDesrousseaux.Parodiepour

chanteursetmarionnettes

d’“HippolyteetAricie”,

deRameauetPellegrin (1733),

d’aprèsles textes

deRiccobonietRomagnesi(1733) etde

Favart (1742).Pièceprésentée

au théâtreMontansier

en2014.

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“Versailles,l’Opéra royal”,de Jean-PaulGoussetet RaphaëlMasson,portfoliodePatrickTournebœuf,coéditionChâteaudeVersailles-Artlys (2010),224 pages.

C’est pourmarquer la fin de troissiècles de rivalités entre la Franceet l’AutrichequeLouis XVet l’impé-ratriceMarie-Thérèse avaient décidédemarier le futur Louis XVI et l’archi-duchesseMarie-Antoinette. Lors de lacérémonie, qui se déroule au châteaudeVersailles, le 16mai 1770, ils sontrespectivement âgés de 15 et 14 ans.L’union est scellée par l’archevêque

deReimsdans la Chapelle royale,à 13 heures, et la journée s’achèvepar un festin servi dans l’Opéra royal,inaugurépour l’occasion. Toutela nuit qui suivit, ondémonta le décorpour retrouver la configurationde salle de spectacle et y donnerla première représentation, fas-tueuse, dePersée, de Lully : effetsspectaculaires, décors gigantesques

et 527 costumespour les chanteurset danseurs. Néanmoins, le spectaclefut jugé ennuyeux.Une journée futencorenécessaire pour transformerànouveau la salle, qui accueilleracette fois le “bal paré”, le 19mai,dernier grandévénement dumariageroyal. LaCour ydansera en grandshabits d’apparat, plus spectaculairesquepropices auxmouvements. J. P.

Cérémonies Le mariage du Dauphin et de Marie-Antoinette

Le théâtreMontansier devient la salleà lamode. LaCour se rend à l’Opéraroyal, le Tout-Paris s’y précipite.

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Valeurs actuelles - Hors-série n° 4 - 61

Les mystères du château

remarquépar les gazettespour sonoriginalité. L’ar-chitecte a été créatif. « Il a réalisé une salle très nova-trice,expliquePierre-HippolytePénet.Aulieud’êtreovale comme laplupart des théâtres dits à l’italienne,lasalleestuncercleparfait,choixquel’onqualifiepar-foisdethéâtreàlafrançaise.»

S’il peut aujourd’hui accueillir 600 per-sonnes, à l’époque, la salle pouvait recevoir jus-qu’à 1 200 spectateurs. Le parterre était alors dif-férent, le public n’y était pas assis mais debout.Autre particularité : on accédait à la salle par denombreuxescaliersde faceoudecôté,permettantde circuler tout autour, commodité que n’avaitalors aucun autre théâtre du royaume. « Autrecuriosité,Mme de Pompadour, dont l’hôtel particu-lier se trouvait à proximité immédiate, avait faitconstruire un petit couloir lui permettant de rentrerchez elle à couvert depuis le château en passant parles réservoirs, poursuit le conservateur.Ce couloirfut ensuite allongépourque le roi et la reinepuissentrejoindre directement leur loge du château. » Trèsvite, le théâtredevient la salle à lamode.LaCour serendait à l’Opéra royal, le Tout-Paris se précipitaitau théâtre.Un an avant la fin du règne de Louis XVIII, en

1823, il connaît sa première restauration : maçon-nerie, carrelage, peinture, travaux demenuiserieet de couverture. Le changement est radical, lasalle change d’aspect, c’est à cette date qu’elledevient entièrement rouge. En 1834, la Ville deVersailles rachète le théâtre pour la somme de

160 000 francs, et c’est le conseilmunicipal, aprèsavoir reçu un rapport alarmant sur l’état de déla-brement du bâtiment, qui lance de nouveaux tra-vaux de réfection, en 1851. Le décor change à nou-veau, toujours sans qu’on se préoccupe de luiconserver son aspect historique. Tout commepour l’Opéra, c’est au XXe siècle que l’on verraapparaître le souci de rendre au théâtre sonaspectoriginel. En 1936, la ville décidede lui redonnerundécor le plus prochepossible de celui duXVIIIe. Lafaçade retrouve son style néoclassique, la salle sestons bleu, blanc et or, et le théâtre est rebaptisé dunomdesa célèbre créatrice.De la finde la SecondeGuerremondiale jusqu’en 1961, la municipalité leloue à des troupes. On y verra passer de grandsmetteursenscèneetcomédiens,commeJeanVilaret Jean-Louis Barrault.Une nouvelle rénovation s’impose en 1992 : des

sondages avaient révélé que le théâtremenaçait des’effondrer. La structure de la salle reposait sur despoteauxenbois qui s’enfonçaient dans le sol,maré-cageux, et pourrissaient. Elle fut dotée d’une nou-velle structureenbétonarmé, invisible, et,pendantle chantier, sous quatre couches de décors succes-sifs, on redécouvrit celui des balcons réalisé àl’époque deMlle Montansier, qui fut remis en état.Restaitunderniergroschantier,celuidelaréfectiondu plateau, dont le plancher, vétuste, avait étérecouvert de panneaux de contreplaqué. Il seraengagéen2009:leplancherserareconstruitenchâ-taigniermassif,désormaisdémontablepourretrou-ver l’usagedesmachineries. ● JoséePochat

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Opéra royal :“Armide”,deLully,les 20, 21et 22novembre ;“le Ballet royalde laNuit”,le 29novembre…

ThéâtreMontansier :“Nuit dela Création”,3 octobre ;“LeMaladeimaginaire”, 10au 14novembre ;“Si Guitrym’étaitconté”, 17 et18 novembre…

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CITY/THÉÂTR

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62 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Les mystères du château

Avant le Grand Trianon, il y eut le Trianon deporcelaine. Le caprice d’un roi l’avait fait surgir deterre en 1670, avec ses bosquets et ses jardinsenchantés. Un coup de baguette tragique le fit dis-paraître. Il avait durémoins de vingt ans. Bâti parLouis XIV en hommage à laMontespan, il fut rem-placé en 1687 par le Grand Trianon, que le roi fitédifier pour une autre femme, moins belle maissupérieurement équilibrée : Mme deMaintenon,qui devint, en 1683, à 48 ans, l’épouse secrète deLouis XIV. Une seule chose la rapprocha de la pre-mière : elle fut la gouvernantedes enfantsde celle-ci, c’est-à-dire des bâtards du roi.

En 1668, Louis XIV inclut le village de Trianondans ledomainedeVersailles. Il fit déplacer lecime-tière,abattrel’église,ainsiquelesmétairies.Ilvenaitde s’éprendrede laMontespanet leTrianondepor-celaine remplaça l’église, les chaumières et le cime-tière de poche. C’était un pavillon à un étageman-sardé, qu’entouraient quatre pavillons plus petits,tous entièrement revêtus de faïences aux tons de

LedestinduGrandTrianonLedestinduGrandTrianon

VillégiatureMoins d’étiquette, la possibilité pour le roi de s’isoler, le cadrede fêtes incessantes dansunenvironnement bucolique ; bâti par LouisXIV, cepalais annonçait en fait le siècle suivant.

blanc et de bleu de Hollande, ainsi que les bancs,tonnelles et bassins des jardins, créés par Le Bou-teux. De grands panneaux en bleu et blanc enca-draient lesvastesmiroirsdes salons.Desartistesquiavaient travaillé à Versailles s’étaient partagé ladécorationintérieure : lesculpteurPierreMazeline,lesstucs;Francart,peintredesGobelinsetsonfrère,les plafonds ; Étienne Le Hongre, les croisées et lesgrillesde fer, ainsique lecabinetdesParfums.

Quantaux jardins, ilsdépassaientensplendeurceux d’Armide dont les poètes parlaient. Quelleque fût la saison, les fleurs les plus belles, les plusrares, les plus parfumées composaient desmassifs,des parterres dont la floraison était ininterrompue.Colbert savait que le roi aimait surtout les fleurs auxparfums agressifs. Il veillait à ce qu’on expédiât àLe Bouteux les jasmins, les héliotropes, les lys, lesjacinthes, les tulipes, les jonquilles, lesnarcisses, lesœillets et toutes les tubéreuses. L’intendant desgalères deMarseille avait ordre de faire parvenir à

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Les mystères du château

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Versailles les fleurs destinées à Trianon. Il lui arrivad’expédier en une seule fois 3 000 jonquilles et1 300 jacinthes. Le Bouteux était le fabuleuxmagi-cienet l’ordonnateur infatigabledecesprodiges flo-raux. Lagrande serrequ’il avait aménagéeétait uneénorme réserve, où il disposait en permanence dedeuxmillions de fleurs, contenues dans autant depotsdegrès,que l’onenterrait et changeait, chaquejour, et souventdeux foispar jour.

Louis XIVavait réussi à faireduTrianondepor-celaineunedes curiosités les plus poétiques de sonrègne, copié par toutes les cours d’Europe. Le11 juillet 1674, le roi vint auTrianonpourypasser lasoirée. On avait préparé à son intention un grandsalondeverdureque coiffait undômeornéduchif-fre royal.Des faunes etnaïades y jouaientduviolonaubordd’unbassind’où fusaitun jetd’eau.LullyetQuinault avaient confié aux acteurs un intermèdequi plut beaucoup au roi. Louis n’était nulle partplus heureux que dans ce petit château bleu etblanc qui surgissait comme une construction fée-

rique aumilieu de ses jardins. Ceux-ci étaient évi-demmentdestinésàmettreenvaleur labeautédelaMontespan, qui portait — ce jour-là ou un autre —une robe « d’or sur or, rebrodé d’or, et par-dessus unor frisé, rebrodé d’un or mêlé avec un certain or, quifait la plus divine étoffe qui ait été imaginée ». C’estMme de Sévigné qui la décrivait ainsi. Hélas ! l’af-faire des Poisons anéantit d’un seul coup laconfiance que le roi avait toujoursmanifestée à laplus royale de sesmaîtresses. La répudiation de laMontespan se fit par étapes, lentement, sans bruit.Le Trianon de porcelaine était déjà condamné aumoment où l’expiation de la favorite commença.Louis XIV fit venir Jules Hardouin-Mansart, à qui ilordonna de raser entièrement le premier Trianon.Puis il lui demandadedresser les plans d’unpalais,petit mais d’une absolue perfection. Maintenonallait succéder àMontespan.

En 1687, Mansart et son collaborateur le plustalentueux, Robert de Cotte, achevaient le nou-veau Trianon, le Grand. Tous les artistes quiavaient travaillé pour Versailles : Coysevox, Fla-men, Hardy, Lefebvre, Mazeline, Lecomte, Lége-ret, Poultier, Raon, Van Clève, avaient contribué àen faire un chef-d’œuvre de grâce. De Cotte des-sina le péristyle à l’italienne qui réunit les deuxailesdupalais.Onavait choisipour lescolonnesunmarbre italien “fleur de pêcher” d’un rose tendreoù sinuent des veines pâles auxquelles il doit sonnom. La pierre des deux ailes et des sous-sols est

d’une blancheur que le temps a respectée. En1688, les bâtiments étaient prêts. Le roi avait suivi,semaine après semaine, l’avancement des tra-vaux. Le 22 janvier de la même année, Louis XIVdîna pour la première fois dans son appartementavec le Grand Dauphin et Mme de Maintenon,qu’accompagnaient quatre de ses amies.

Le roi avait le sens du beau et la passion du dé-tail parfait. Les plus grands peintres du règne :Le Brun,Mignard, les Coypel, s’étaient surpassés.La galerie dupalais avait été décoréepar Cotelle detoiles qui évoquaient Versailles et ses bosquets,peuplés de nudités mythologiques. Saint-Simon,censeur volontiers caustique, a toujours admiré leGrandTrianon.Leroi lepréféraitàMarly. Ilydispo-sait de plusieurs appartements. Le sien et celui deMmedeMaintenonétaient contigus. Il youbliait lesservitudes de l’étiquette et les fastidieuses obliga-tions du petit lever. Lui, qui avait toujours aimé ledécorum, fuyait, à Trianon, l’apparat et lamajestédu grand couvert. Il se plaisait dans la société desdames, qui y venaient sans leur mari. Les princesdu sang eux-mêmes devaient respecter cette règleinflexible. C’est le roi qui choisissait ses invitées. Cefut souvent le cas de la femme de Saint-Simon, cequimortifiait beaucoup le grandmémorialiste.

LeTrianondemarbreouGrandTrianon,édifié en 1687parHardouin-Mansart.LouisXVle fit remeublerpour lamarquisedePompadouret fit aménagerà l’est un jardinbotanique,puisbâtirlePavillonfrançais etuneménagerie.

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LouisXIV seplaisait dans la sociétédes dames, qui y venaient sans leurmari.C’est le roi qui choisissait ses invitées.

HERVÉCHAMPOLL

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/AKG-IMAGES

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64 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Les mystères du château

L’été venu, le roi partait immédiatement aprèslamessepourTrianon, en compagnie des élues dujour. On déjeunait à 13 heures, comme à Ver-sailles. Le roi recevait ensuite leministreavecqui ilavait à s’entretenir des affaires courantes. Puis onoubliait tout pour se livrer à la chasse, aux prome-nades à travers les jardins, aux jeux. Les damesparticipaient ensuite à des loteries de bijoux, d’ar-genterie, dedentelles, de frivolités, que le roi com-posait lui-même. Enfin le cortège descendait versle magnifique embarcadère, où l’attendaient desunités de la flottille royale, avec desmusiciens quijouaient des airs deLully. Le roi prenait placedansun grand vaisseau sculpté et doré, au pavillonfleurdelisé. À20heures, on retournait auTrianon,où le roi et ses invitées entendaient de lamusique.Le souper leur était ensuite servi sous le péristyle.Des brises tièdes véhiculaient entre les colonnesdemarbre rose tous les parfums des jardins que lesoleil avait transformés en cassolettes. Les1 022 étoiles admises par les astronomes del’époque brillaient au plafond sombre de la nuit.C’était l’heure où le roi goûtait le plaisir d’écouterle précieux babillage de ces dames. Les courtisansfurent longtemps exclus de ces soirées.

Vers la fin de sa vie, cependant, il céda auxprières de ses amies. Saint-Simon se souvenaitd’unétéoù le roi avait permis à laCourde l’accom-

pagner à la chasse. Le souper avait lieuauTrianon.L’odeurdes tubéreusesétait telleque lemonarquedut s’en aller, ivre d’avoir respiré, ainsi que sesinvités, les puissants effluves de ses fleurs favo-rites. Les fêtes du Grand Trianon avaient débutépar un ballet de Lalande, qui remplaçait Lully,mort deux ans auparavant. On y chanta des cou-plets à la gloire duGrandDauphin, qui venait d’as-sister à la prise de Philippsbourg. Le ballet étaitconsacré au palais de Flore, c’est-à-dire au Tria-non, où l’on donnait tous les opéras représentés àParis. Le roi fit aménager à son petit-fils, le duc deBourgogne, père du futur Louis XV, un apparte-mentquidonnait sur le jardindesSources.Laprin-cesse Palatine, épouse de Monsieur, frère du roi,

habita aussi le Trianon, qu’elle préférait à Ver-sailles où elle s’ennuyait. Son appartement étaitcerné par un bosquet très dense, dont les arbrespénétraient presque par les fenêtres. En pleinmidi, on n’y voyait rien. Sa situation particulièrelui valut d’être appelé Trianon-sous-Bois.

Ce petit château fut complètement oublié parle Régent, à qui Louis XV reprocha plus tard de lelui avoir laissé ignorer. Devenu roi, celui-ci eut unjoli geste : il donna à Marie Leszczynska le GrandTrianon. Mais c’est à Mme de Pompadour que lepalais dut de retrouver son prestige. Elle se plut àéleverdesvaches,despoules,despigeons.Gabrielconstruisit pour elle, aumilieu du jardin à la fran-çaise qui commence au bas du péristyle, un petitpavillonoctogonal.

Dans quel état Napoléon trouva-t-il le GrandTrianon, après sa visite à Versailles, en 1805 ? Ilsembleque lepalaisn’eutpas tellementàsouffrirdela Révolution. Joséphine était avec lui ce jour-là. Il yrevint seul, le 16 décembre 1809. Il venait de répu-dier l’incandescente créole et se cherchait undomaine pour remplacer laMalmaison. Il y fera denombreux séjours avec l’impératriceMarie-Louise.Le Trianon laissa la Restauration indifférente. Le31 juillet 1830, Charles X se promena, seul, dans lesjardins déserts. La révolution triomphait. Le lende-main il partait pour l’exil. Louis-Philippe y vint sou-vent, avec son parapluie et sa famille. Le 28 février1848, une autre révolution le chassait à son tour.Avant de gagner l’Angleterre et le château deClare-mont,oùildevaitmourir,Louis-Philippeavaitvoulurevoir leGrandTrianon.

Le mobilier d’origine ayant été dispersé à laRévolution, aujourd’hui, ce sont surtout les amé-nagements de Napoléon et de Louis-Philippe quel’on peut voir. Le général de Gaulle a décidé, en1963, de restaurer et de remettre en état ce gra-cieux petit palais pour y accueillir les hôtes de laRépublique. ● JeanNeyrac

“VueduGrandTrianonprise

ducôtéde l’avenue”,

de Jean-BaptisteMartin

l’Ancien(vers 1724,

huile sur toile,châteaux

deVersailleset deTrianon).

Lepeintrea représenté

LouisXVenfant,

enpromenadeàcheval

devant l’élégantpalais.

Pagededroite,lepéristyle.

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Délaissé par leRégent, le gracieuxpetit palais dut àMmedePompadourde retrouver sonprestige.

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Les mystères du châteauJE

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ou avec ses enfants. La reine souhaite vivre auPetit Trianon « en simple particulière ».

Fatiguée des intrigues politiques de Versailleset du poids de l’étiquette, elle développe unevolonté de se soustraire à un quotidien aux usagesastreignants. Mme Campan, sa première femme

de chambre, confirme ce besoinde fuir le protocole dans ses Mé-moires : « Élevée dans une Cour [enAutriche, NDLR] où la simplicité s’al-liait avec la majesté ; placée à Ver-sailles entre une dame d’honneurimportune et un conseiller imprudent,il n’est pas étonnant que, devenuereine, elle ait voulu se soustraire à descontrariétés dont elle ne jugeait pas l’in-dispensable nécessité. » Pour répondreà son envie de liberté, la souveraineétablit « une société choisie selon songoût ». « Je la recevrai dansmes cabinetsou à Trianon, disait-elle, je jouirai des

douceurs de la vie privée, qui n’existent paspour nous, si nous n’avons le bon esprit denous les assurer. » Seule une invitation deMarie-Antoinette elle-même permet depénétrer au Petit Trianon, son lieu de rési-denceprivilégié.

“Selon les invitations de la reine,on y arrivait deVersaillespour l’heuredudîner.”

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Les mystères du château

En cette année 1774, quelques mois après sonaccession au trône de France, Louis XVI faitcadeau du Petit Trianon à la reine. « Vous aimezles fleurs, Madame, j’ai un bouquet à vous offrir.C’est le Petit Trianon », lui aurait-il dit, en lui ten-dant les clés du château. Le Petit Trianon, ima-giné par l’architecte Jacques Ange Gabriel, esteffectivement un bouquet. Ciselures de feuil-lages, guirlandes fleuries, peintures champê-tres… Les ornements de la bâtisse au style néo-classique en font un véritable palais des fleurs.Du Petit Trianon, la reine Marie-Antoinette ferason refuge. Dès 1776, elle commence à l’aména-ger à son goût en s’attaquant d’abord aux jardins.Pour répondre aux désirs bucoliques de la reine,un jardin à l’anglaise est dessiné, agrémentéd’une rivière artificielle, de petites collines, derochers et d’une grotte. Un domaine pittoresqueoù Marie-Antoinette aime à se promener, seule

LerefugedeMarie-Antoinette

Petit TrianonLa reine étouffe à la courdeVersailles.Elle trouvedans ce charmant palais unhavreoù respirer, loin duprotocole, et comptebien y vivre commeelle l’entend.

LePetitTrianon,conçuparl’architecteJacquesAngeGabriel.Ses grillesn’étaientfranchiesqueparlesporteursd’une invitationde lasouveraine.

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“Marie-Antoinettechassantàcourrevers 1783-1785”,deLouisAugusteBrun.Vivre “en simpleparticulière”.

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Valeurs actuelles - Hors-série n° 4 - 67

Les mystères du château

Les absences de Marie-Antoinette à la cour duchâteau de Versailles font jaser et contribuent àunehostilité grandissante à sonégard. Lanoblessen’apprécie pas que la reine puisse souhaiter sedérober au protocole. « La volonté de substituersuccessivement la simplicité des usages de Vienne àceuxdeVersailles lui futplusnuisiblequ’ellen’auraitpu l’imaginer », jugera Mme Campan, sa premièrefemmedechambre.Peu importe, la souveraineestéprise de liberté. Après avoir redessiné les jardinsde son Petit Trianon, elle pousse plus loin encoreses envies d’une vie pastorale et commande àRichardMique la construction d’un hameau. Qua-tre ans de travaux seront nécessaires pour réaliserla ferme de la reine. Composé d’une grange, de

deux laiteries, d’une tour depêcherie (dite tour deMarlborough), d’unmoulin, d’un colombier et dela maison principale ainsi que des maisonnettesannexes, le hameau est calqué sur l’esprit des vil-lages normands. Les bâtisses en chaume, articu-lées autour d’un lac artificiel, abritent des vaches,untaureau,deschèvres,unbouc,despoulesetdespigeons.

La reine convie ses amies au hameau pour“jouer à la bergère”. Il n’est pas un lieu de rési-dence,mais de villégiature. La reine n’y dort pas,on y vient pour les jeux et les fêtes. Les convives ydégustent des produits de la ferme et font desparties de billard ou de trictrac. Tout protocoleest banni. Les activités ne sont pas interrompuesà chacunedes entrées de la reine, et elle exige desrelations sincères. Ses toilettes et celles de sesinvitées sont simples, en harmonie avec lesenthousiasmes champêtres deMarie-Antoinette.« Une robe de percale blanche, un fichu de gaze, unchapeau de paille étaient la seule parure des prin-cesses ; le plaisir de parcourir toutes les fabriquesdu hameau, de voir traire les vaches, de pêcherdans le lac enchantait la reine », se souvientMmeCampan.

La portraitisteMmeVigée-Lebrun immortalisela souveraine dans l’une de ses toilettes campa-gnardes. Le tableau, représentantMarie-Antoinettevêtued’une simple robede gaulle ou “chemise” faitscandale.Voirunereinehabilléecommeunesimplefemme de chambre est intolérable pour la no-blesse ; et Paris y voit une preuve desmœurs licen-cieuses de “madame déficit”. Le tableau est viteremplacé et l’artiste croule sous les commandes.CarParis critiqueet calomnie,mais toujoursadopteladernièremode. ● S. C.

LeHameaude la reine,réaliséde 1783à 1787par l’architecteRichardMique.Construitauboutdu jardinduPetitTrianon,il imitaitlesmaisonspaysanneset s’inspiraitde lapeinturebucoliquedu temps.

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Commeàlaferme

Hameau de la reineLanature étant à lamode,Marie-Antoinettesouhaite s’essayer à la vie pastorale. Unhameauest alors construit pour les partiesde campagnede la souveraine et de ses amis.

«Lareine séjournait quelquefoisunmoisde suiteauPetitTrianon, et yavait établi tous lesusagesde lavie de château ; […] selon les invitations de la reine,on y arrivait de Versailles pour l’heure du dîner[déjeuner, NDLR]. Le roi et les princes y venaientrégulièrement souper. » La demeure de la reine,aux dimensions plus intimistes que le château deVersailles, compte simplement cinq chambres.Seules des femmes sont autorisées à y séjourner,telles laprincessedeLamballe, laprincessedeChi-mayou laduchessedePolignac, qui sont ses amiesles plus chères. Marie-Antoinette trouve dans sonchâteau la simplicité qui luimanque tant à la Cour,mais ne renonce pas pour autant à son penchantpour l’amusement, comme nous le décrit encoreMme Campan : « Une jeunesse brillante s’y trouvaitréunie. On établit le goût des petits jeux, les ques-tions, laguerre-panpan, lecolin-maillard,et surtoutun jeu nommé descampativos. » La reine donneégalement dans ses jardins de nombreuses fêtes,telle celle pour la visite à Versailles de son frèrel’empereur Joseph II. Dans le petit théâtre qu’ellea fait bâtir, des pièces sont jouées par ses amis etparfois par la reine également.

C’est finalement les premiers déchaînementsde la Révolution qui mettront fin aux séjours deMarie-Antoinette dans son Petit Trianon. Le5 octobre 1789, les Parisiens marchent sur Ver-sailles. La reine est dans sa grotte lorsqu’on vientl’en informer. Elle rejoint à la hâte le roi au châ-teau de Versailles et quitte son domaine qu’elleapprécie tant sans imaginer qu’elle ne le reverraplus. ● SégolèneCrespin

Ses toilettes et celles de ses invitéessont simples, enharmonie avec lesenthousiasmes champêtres de la reine.

PASCALLE

MAITRE/ARTE

DIA/LEEMAGE

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Les mystères du château

On croyait tout connaître du château de Ver-sailles : il n’en est rien. « L’histoire nemontre que cequ’elleabienvoulugarderet incite levisiteuràse fairedétective», expliqueNicolas Jacquet,historiend’art,auteur du guide Versailles secret et insolite. Sonenquête commence donc côté ville, avec l’égliseNotre-Dame.Commentse fait-ilque JulesHardouin-Mansart ait dessinéunédifice religieuxaussi trapu?Cetteéglisenepossèdequ’unseulétage : sahauteur(19 mètres sous clé de voûte) est très faible rap-portée à ses 34 mètres de large. L’architecte nous apourtant habitués à des réalisations bien plus enle-vées, commeSaint-Louisdes Invalides, àParis.Maisvoilà, c’était compter sans l’alignement… JulesHar-douin-Mansart a, eneffet, été contraintde suivre lesrègles de hauteur imposées par Louis XIV : aucunbâtiment de la ville neuve de Versailles ne pouvaitdépasser lahauteurduchâteau !Depuis, laphysionomiedelavilleaénormément

évolué. En témoigne le Guet du roy, à l’angle desrues Neuve-Notre-Dame et Pétigny, construit en1730, sur la base de plans réalisés par l’architecteJacquesAngeGabriel.À l’époque,cepetitbâtiment,oùlessoldatsdelamaisonmilitaireduroimontaientla garde, était situé sur un quai le long d’un étangdont lasuperficieétaitéquivalenteàcellede lapièced’eau des Suisses. Cet étang s’étendait au niveau del’actuelle gare Versaille - Rive-droite. Sur une de sesrivessedressait lechâteaudeClagny,queLouis XIVavait fait construire pour sa favorite,MmedeMon-tespan.Aprèsune forte fièvrepaludéenne, l’étangaétéasséchéen1734,puis remblayé.De l’eau, il en est souvent question à Versailles.

Comme celle qui jaillit de la fontaine sur la placeSaint-Louis. Elle était alimentée depuis le bassin dela butte de Picardie par des canalisations qui pas-saient par le pavillon des Filtres (situé sur l’actuelle

L’enversdudécor

RecoinsDerrière leurvitrineprestigieuse, le château, leparc et la villedeVersailles recèlentdes secrets.Undomaineplus intimeet tout aussi passionnant.

avenue des États-Unis). Ces filtres étaient en réalitédesbacsremplisdesablechargésdepurifier l’eau(ily avait deux rangées de quatre bacs). «Une eauplusvive ici près vous réclame, son flot jaillit à la voix dupasteur, pourapaiser toutes les soifs du cœur et laverles taches de l’âme », peut-on aujourd’hui lire sur lefrontondecette fontaine.«LepavillondesFiltresetleréservoir de la butte de Picardie ont continué à fonc-tionner jusqu’en1964», nousapprend l’auteur.

Mais c’est le château qui possède le plus de re-coins secrets. Il suffit ainsi de pousser une portelambrissée tout près de la galerie des Glaces pourpénétrer dans les salles de bains de Louis XV et deLouis XVI.Deuxbaignoiressefaisaient face : leroietses courtisans s’y baignaient, dit-on, pour discuterau retour des chasses royales. «Louis XV fit aména-ger des pièces spécifiques très confortables et mo-dernespour l’époque,expliqueNicolas Jacquet. Iln’yavaitpasdeporteurd’eau,maisdevéritablesrobinetsquiamenaient,parunetuyauterieencuivreencastréedans les lambris, l’eau contenuedansdes réservoirs àl’entresol, chauffés parunbrasier etmunis debouched’aérationévacuant lesvapeurs.»

Unpeu plus loin, un petit escalier en boismènelevisiteurdanslesétagessupérieurs,au-dessusdelacour des Cerfs. Au troisième étage, dans le PetitAppartement du roi, Louis XVI avait établi sonatelier de travail : uneminuscule pièce carreléed’auplus15 mètrescarrésoùil faisaitdelamenui-serie, de l’horlogerie et surtout de la serrurerie.Dans un local attenant, il y avait une forge où lemonarque fondait lemétal. « Enprenant le contre-pied desmœurs et des vanités, en rompant avec leshabitudes sociales et en cultivant l’image d’un roi

Lepalaisdepuis la courd’Honneur.Unchâteausurunchâteau,surunchâteau.Lesmultiplesévolutionsdesbâtimentsontnaturel-lementprovoquédessuperpositions,des strates :leVersaillescaché,confidentiel.u

“Versailles secretet insolite”,deNicolasJacquet,Parigramme(2011),208 pages, 19 €.“SecretsetmystèresdeVersailles”,deBrünhildeJouannic,Dervy (2011),314pages,22,31 €.

LaPompadour se fit construireunpetit oratoire privé surplombantla Chapelle royale.

PAULPRESCOTT

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Les mystères du château

savant et solitaire, Louis XVI a ainsi opéré unepetiterévolutiondepalais», constateNicolas Jacquet.Quelques mètres plus loin, la chambre de

MmeDuHausset. C’est dans ce réduit, dont la hau-teur sous plafond ne dépasse pas 1,75 mètre, quevivait lafemmedechambredeMmedePompadour.Elle résidait au château ; c’était une “bien-logée”,par opposition aux “mal-logés” qui habitaient enville et devaient se rendre chaque jour à la Cour.SousLouis XIV, ilsétaientappelés les“galopins”.LachambredeMmeDuHausset se situe toutàcôtédesappartements de lamarquise de Pompadour, danslePetitAppartementduroi,au-dessusdusalondelaGuerre. En 1752, celle qui devint ensuite duchessevoulut entrer en dévotion. Elle se fit construire unpetit oratoireprivé surplombant laChapelle royale.Deceperchoir,que l’onpeutapercevoirenhautetàgauche de la nef centrale, la Pompadour pouvaitassisterauxmesses,maisaussi êtrevuede tous !C’est dans la sacristie de la Chapelle royale que

les historiens ont découvert, il y a quelques années,le calendrier des messes commémoratives de lafamille royale. En ouvrant une armoiremurale, ilsonttrouvé,suruneaffichette jauniepar letemps, les

dates des baptêmes, des communions et des ma-riages. «On ignorepourquoi ce calendriern’apas étéréactualisé au cours du règneduprétendu très dévotLouis XVI», sedemandeNicolas Jacquet.Son ouvrage contient encore de nombreuses

découvertes : des loges grillagées de Louis XVdansl’Opéra royal à l’esquisse du serment du Jeu depaumeenpassantparlesportesdusalondeDianeetla salledebainsde laduchessed’Angoulême…

Le parc du château recèle, aussi, bien des sur-prises.AudébutduXIesiècle,unpetitvillageconnupour sa source, laGalie, aujourd’huiGally, était ins-tallé sur les hauteurs de l’actuelle ville deVersailles.Hugo de Versaillis était propriétaire d’unmanoirsitué dans ce village. À l’époque, daims, sangliers etbichescouraient lacampagne.Quelquessièclesplustard, ces animaux rejoignirent laMénagerie royale,dont on peut voir les vestiges à l’entrée du pavillonde La Lanterne. Si la Ménagerie sous Louis XIVcomptait de nombreux oiseaux exotiques, c’estsousLouis XVqu’elle accueillit tigres, rhinocérosetéléphants. ● Frédéric Paya

L’antichambrede l’Œil-de-bœuf.Les courtisanss’ypressaientpour lescérémoniesdu leveretducoucherduroi.Lehaut lieudes rumeursetdesindiscrétionsde laCour.

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70 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Les mystères du château

Le musée des CarrossesImpossible de visiter Versailles sans passer par

ce musée, fermé depuis plusieurs années pourrénovation, mais qui devrait rouvrir l’année pro-chaine. Situé dans la Grande Écurie, il offre dedécouvrir de somptueux carrosses : celui du sacrede Charles X, le seul qui nous reste du couronne-ment d’un roi de France, et aussi les trois berlinesutilisées lors dumariage de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche, le char funèbre de Louis XVIIIet le charmant carrosse miniature du fils aîné deLouis XVI, Louis-Joseph, décédé à 7 ans de latuberculose, un peu plus d’unmois avant la prisede la Bastille. Sont également exposés six traî-neaux royaux du XVIIIe siècle, comme celui “auxroseaux”, en forme de coquille faite de papiermâ-ché, qu’utilisa Napoléon Ier, ou celui “aux jeux chi-nois”, en forme de gondole. La collection comp-tait, avant 1789,2000 voitures, conservéesdepuisle règnedeLouis XIV.Elles furent,pour laplupart,vendues à laRévolution.

Louis XIV architecteDifficile d’imaginer ce que fut, à l’origine, le

petit relais de chasse que fit transformerLouis XIII en 1631. Louis XIVmodifiaprofondément l’extérieur du châ-teau de son père, autour de lacour de Marbre. Il fit re-

Lapromenadeinsolite

VisitesFlânerie dans le parc et le château, à la découverte des curiosités deVersailles, des carrossesde laGrandeÉcurie, de la fermeduXIe siècle qui fournissait les produits laitiers à la Cour,enpassant par l’atelier oùLouisXVImenait ses expériences de chimie,jusqu’à la petiteVenise, sans oublier lemerveilleuxpetit Théâtre de la reine.

dessiner les trois simples façades enbrique rougeetenpierre, les fenêtres furent agrandies,desbustes àl’antique furent installés sur lesmurs et les hautestoitures enardoise furent décoréesd’ornements enplombdoré et leurs lucarnesmodifiées. Le change-ment le plus spectaculaire concerne le corps cen-tral, que le roi fit surmonter d’un attique composédesculptures, avecunehorlogeensoncentre.

L’attique à la gloire du Roi-SoleilLes sculptures d’origine, dessinées par

Le Brun en 1678, retraçaient les victoires mili-taires de Louis XIV lors de la guerre de Hollande :MarsetHercule, leurs trophéeset, à leurspieds, lelion et l’aigle, à droite, qui symbolisaient l’Es-pagne et le Saint Empire et, à gauche, le taureauAchéloos et l’Hydre de Lerne, symboles, pour lepremier du passage du Rhin par le roi en 1672,l’Hydre rappelant la grande alliance coaliséecontre la France. Un soleil, au centre de l’horloge,magnifiait la victoire.Malheureusement les sculp-tures furent mal rénovées, en 1869, l’aigle dispa-rut et fut remplacéparunbélier, et cettepremièrereprésentation de la guerre de Hollande perditune partie de son sens.

Le ravissant petit Théâtre de la reineLe passage par le Petit Trianon, domaine de

Marie-Antoinette, jusqu’à son petit théâtre privé,est impératif. On y accèdepar le jardin anglais et lebâtiment,vude l’extérieur,nepermetpasd’imagi-ner le joyauqu’il abrite. Tous les visiteurs sedisentémerveilléspar le spectaclede lapetite salle, déco-rée de bleu, de blanc et d’or, inaugurée parMarie-Antoinette en 1780. Les sculptures sont en carton-pâte, la salle est peinte en fauxmarbre et la reine,passionnée de théâtre, y jouait elle-même en-tourée de ses proches. Seuls ses intimes étaient

conviés aux représentations et on rap-porte que les domestiques étaient

parfois invités à venir assister auxspectacles, pour com-bler les places vides

LemuséedesCarrosses(GrandeÉcurie).Survivantde l’immensecollectionroyaledisperséeà laRévolution.Il devraitrouvriren2016.

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Le tympande l’avant-corps(courdeMarbre).DessinéparLeBrun,remaniéen 1869,il figuraitles victoiresdeLouisXIVsur l’Europecoalisée.u

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Les mystères du château

de la salle.Marie-Antoinette, dit-on encore, aimaità jouerdes rôlesdeservante.Etelleétait applaudiepar ses propres serviteurs !

Louis XVI, physicien et chimisteSi la passionde Louis XVI pour la serrurerie est

bien connue (il fabriquait des mécanismes de ser-rure à combinaison ou à secret), son goût pour laphysique et la chimie l’est beaucoupmoins. Le roiconsacrait pourtant du temps à ses expériencesscientifiques et il s’était même fait installer un ate-lier de travail dans son petit appartement, où ils’adonnait aussi à l’exercice de lamenuiserie et del’horlogerie. Mais la pratique de ces activités rotu-rières lui fut reprochée,même s’il y gagna la répu-tationde roi savant.

La “petite Venise” de VersaillesIlnereste rien,aujourd’hui,desbateauxdispo-

sés sur le Grand Canal et dont on apercevait lesmâts depuis la galerie des Glaces. On y découvraitdes chaloupes, des yachts, des prototypes denavires militaires, comme la galiote et ses trente-deux petits canons, et même des gondoles, of-fertes par la république de Venise. Les mariniersdu Grand Canal étaient logés sur place, dans depetites maisons basses, bâties en 1673. Les char-

pentiers construisaientdes spécimens testéspar lesouverain, qui donnait ensuite ses consignes auxarsenaux du royaume. Seul vestige de cette flot-tille, la proue du canot de promenade de Marie-Antoinette. Longtemps abandonnée dans leshangars de la “petite Venise”, elle est aujourd’huiexposée aumuséenational de laMarine, à Paris.

La ferme de la CourAu bout du Grand Canal, un détour s’impose

pourvoir lasuperbefermedeGally,située le longdel’alléede laCeinture.À l’origineunprieuré fondéauXIe siècle par les pères de l’abbaye de Sainte-Gene-vièveàParis,c’est l’undesplusvieuxbâtimentsdelarégion,queLouisXIVachetaen1684.La fermefour-nissait laCourenproduits laitiers.

Le passage privé de la reineÀ gauche du lit de la chambre de Marie-Antoi-

nette, se trouve une petite porte s’ouvrant sur uncouloir qui mène directement à l’antichambre del’Œil-de-Bœuf, celui-ci marquant le passage entrele salon et la chambre dumonarque. C’est par làque s’enfuit Marie-Antoinette, le 6 octobre 1789,quand la foule envahit le château… pendant queLouis XVI, pour essayer de rejoindre la reine,empruntait un corridor situé sous cette mêmeantichambre. C’est finalement dans la chambrede

Louis XVI que la famille royale se réunit, alors quelesémeutiersavaientréussiàpénétrer jusquedansl’antichambre, où ils furent maîtrisés par la gardenationale.

Portraits de femmesUne salle de l’aile norddu château, pour termi-

ner. Elle abrite une remarquable galerie de dix-huit portraits de femmes de la cour de Louis XIV,réaliséspar les cousinsHenri etCharlesBeaubrun,alignés enhauteur etmis en valeur par le bleu pro-fonddesmursde lapièce. Il ne restepas tracede lacommande de ces portraits dans les archives ; elleatteste cependant du goût de Louis XIV pour lebeau sexe. ● JoséePochat

LeThéâtrede lareine(domainedeTrianon),enboispeintetcarton-pâte,toutdecharmeetdegrâce.

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LouisXVIà sonatelier.Au seinmêmeduchâteau,un laboratoiresavant, dotéd’une forge.Ci-dessus, la“petiteVenise”.

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72 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 4

Les mystères du château

« Versailles doit être rasé sans délai. Ce palaisde tous les crimes, ces jardins voluptueux dont lesombrages complaisants couvraient la turpituded’une Cour sans mœurs doivent redevenir ce qu’ilsn’auraient jamais dû cesser d’être : des champs cul-tivés par des hommes égaux, libres, vertueux etcontents », pouvait-on lire dansunarticle deRévo-lutions de Paris, cité par Louis Réau dans sonimpressionnanteHistoire du vandalisme.

Fort heureusement, « cette transformation duparc de Le Nôtre en damiers égalitaires de culturesmaraîchères, où des carrés de choux et de pommesde terre auraient remplacé les parterres et lesbosquets » n’eut jamais lieu. Si le château resta àpeu près intact, il n’en alla pas de même de sonéblouissantmobilier, bradé, venduà l’encanàdesprix dérisoires. Dispersés, pêle-mêle, les tapisse-ries des Gobelins, les lits à la polonaise, les flam-beaux d’argent, les porcelaines de Sèvres et lesbouteilles de vin de la “cave Capet” firent le bon-heur des grands seigneurs étrangers, anglais etrusses en tête.

C’est un miracle que la Révolution ait finale-ment épargné le château et ses beautés.Maisbien avant ces tourmentes révolutionnaires, nom-bredechefs-d’œuvrecréésàVersailles avaientdis-paru au fil des mues successives du lieu. Tel fut lesort du Trianon de porcelaine. Inspirée de la tourde Nankin, alors considérée comme la huitièmemerveille dumonde, cette chinoiserie, destinée àabriter les amours de Louis XIV et de la marquisedeMontespan, fut construite en un temps record,sous la direction de l’architecte Louis Le Vau.Selon la description donnée par Félibien desAvaux, historiographe des Bâtiments du roi, cepalais, commencé à la fin de l’hiver 1670, se trouvaterminé auprintemps, « commes’il fut sorti de terreavec les fleursdes jardinsqui l’accompagnent». Trèsvite, ce premier Trianon, recouvert de faïencesbleues et blanches, venues des manufactures deHollande, Rouen, Nevers, Lisieux et Saint-Clé-ment, serévéla trop fragilepourrésisterauxgeléesde l’hiver. D’où la brièveté de son existence. Àpeineéclos, ceTrianondeporcelaine futdétruit auboutdedix-septanspourêtreremplacépar leTria-

Leschefs-d’œuvredisparus

DémolitionsDuTrianondeporcelaine à l’escalier desAmbassadeurs, quelques-unes des pages les plussomptueuses de ce “beau livre” deVersailles ont été effacées au gré des transformationsordonnées par les souverains. La beautén’est pas forcément un gaged’immortalité…

non demarbre que nous connaissons. Ses jardinsont toutefois perduré.

De la grotte de Téthys, créée en 1666, seulesnous sont parvenues les sculptures en marbreblanc de Carrare, qui l’ornaient : deux groupes dechevaux du Soleil, par Gilles Guérin pour l’un etles frères Marsy pour l’autre, entourant un en-semble de sept statues, réalisées par Girardon et

Regnaudin, représentant Apollon servi par lesnymphes, illustration du repos du dieu au termede sa course diurne. Après la destruction de lagrotte intervenue en 1684, ces trois groupesfurent installésdansunpremier tempsaubosquetdesDômes. Les originauxde ces sculptures, géné-ralement conservés dans les réserves du château,sont visibles au musée des Beaux-Arts d’Arras,jusqu’en mars 2016, le temps d’une expositionconsacrée àVersailles.

Autremerveilleperdueà jamais, lemonumen-tal escalier des Ambassadeurs, dont la construc-tion, débutée en 1669, demanda près de dix ans,égalait en splendeur la galerie des Glaces, quidevait voir le jour peu après. « Cet ouvrage horsnormemobilisa bon nombre d’artistes participantau grand œuvre versaillais, sous la houlette deCharles Le Brun, premier peintre du roi », rappelleGuillaumePicon dansVersailles, invitationprivée.Construit par l’architecte François d’Orbay,d’après les plans de Louis Le Vau, cet escalierdouble, appelé tout d’abord le Grand Degré, pritle nom d’escalier des Ambassadeurs, parce queces derniers l’empruntaient pour gagner lessalons où ils étaient reçus en audience par le roi.Dans un large vestibule, éclairé par une verrièredispensant la lumière du jour, selon une disposi-tion adoptée également à Chambord, une voléede marches menait à un perron, point de départdes deux escaliers. Une niche abritant une fon-taine ornait ce perron. Au-dessus de cette fon-taine, un buste de Louis XIV jeune par JeanVarin,remplacé ensuite par un autre buste dû à Coyse-

LeroiLouisXIVsuivi duGrand

Dauphin,Louis

deFrance,passantà cheval

devant lagrottedeTéthys.

Sur lesmarches,il s’agit

peut-êtrede ladauphine

MarieAnneChristinedeBavière

(écolefrançaise,

1684, châteaudeVersailles).Lagrottea été

détruite en 1684et le groupe

d’Apollon trônedésormais

dans les jardins.

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Autremerveille perdue à jamais,l’escalier desAmbassadeurs qui égalaiten splendeur la galerie desGlaces.

“Versailles,invitationprivée”,deGuillaumePicon, Skira-Flammarion,320pages, 76€.

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Les mystères du château

vox, captait les regards par son éclatante blan-cheur contrastant avec les couleurs variées desmarbres des escaliers et des peintures composantle décor. Au premier étage, des fresques de Vander Meulen imitant la tapisserie détaillaient lesvictoiresduroi.ÀCharlesLe Brunétait revenue ladécoration des plafonds.

En ordonnant en 1752 la dépose de ce chef-d’œuvrede l’art français duXVIIe siècle, qui devaitlaisser la place auxappartements deMadameAdé-laïde, Louis XV s’est assuré, selon Louis Réau, « leprivilège peu enviable de figurer dans l’histoire duvandalisme royal ». Quelques gravures et dessins,ainsi qu’une description détaillée du Mercuregalant de l’époque conservent le souvenir de cetouvrage qui devait inspirer plusieurs répliques.L’une d’elles, édifiée à la fin du XIXe siècle au seindufastueuxpalaisRosedeBonideCastellane,célè-bre dandy de la Belle Époque, modèle d’un despersonnages de Marcel Proust, a disparu en 1969lorsde ladestructiondecetédifice.Enrevanche, lareconstitution bâtie en 1892 dans le palais d’Eg-

mont, à Bruxelles, par le duc Engelbert-Maried’Arenberg existe toujours.

L’imagination seule permet aujourd’hui de sereprésenter le spectacle haut en couleur offertpar la Ménagerie royale emplie d’oiseaux rares etd’animaux exotiques. Commencée en 1662, avantmême le Grand Canal, cette construction affectantla forme d’un petit château était dotée de balconspermettant l’observation des autruches, flamants,poules sultanes, mangoustes, castors du Canada,aras d’Amérique tropicale… logés dans plusieurscours.Parmilespensionnairesfiguraientégalementun éléphant, offert en 1668 par le roi du Portugal,une tigresse, don du roi duMaroc, un dromadaire,un phoque, amené de Dalmatie, un rhinocéros,arrivéen 1770…Rienn’est restédecetteMénagerie,tombée en ruine à la Révolution, époque à laquellela plupart des animaux furentmangés ou vendus.Unique rescapé, le rhinocéros, désormais empaillé,a rejoint les collections duMuséumnational d’his-toirenaturelle. ● Noëlle Joly

MP/LEEMAGE

“Histoire duvandalisme”,deLouis Réau,Robert Laffont,coll. “Bouquins”(1994),1 190pages.

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“Vénusaccroupie”, “Vénuspudique”ou“Vénushonteuse”,exécutée en 1686parAntoineCoysevox,d’après l’antiquede la collectionBorghèseàRome

(placée en 1692dans l’escalierduparterreNordduparcduchâteaudeVersailles).Pagededroite : leGrandAppartementduroi, le salond’Hercule.

Lieud’unepresse incessantepourobtenirdes faveursou se faire remarquerdumonarque.

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Le quotidien de “ce pays-cy”, ainsi que l’appelait la Cour,

répondait à un rituel autant qu’à des usages.

Il était façonné pour dompter une noblesse turbulente

mais surtout établir un point fixe pour le pouvoir

et garantir le sort de la France. “Les vices y étaient

sans conséquence, mais le ridicule tuait.”

Petits secretsde la vie au palais

Petits secretsde la vie au palais

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La vie au palais

Il n’est pas nécessaire d’avoir vécu au tempsglorieux duRoi-Soleil pour se faire une idée de ceque devait être la magnificence de Versailles.Certes, « Tout a fui ; des grandeurs tu n’es plus leséjour. / Mais le sommeil, la solitude, / Dieux jadisinconnus, et les arts, et l’étude / Composent au-jourd’hui ta cour », comme a pu l’écrire AndréChénier. Mais, « même après le licenciement del’ancienne maison du roi : Louis XIV est toujourslà », devait écrire plus tard François René de Cha-teaubriand.

Et ce qui était vrai au XIXe siècle, quand l’au-teur desMémoires d’outre-tombe promenait sonregard sur lepalaisduRoi-Soleil, ne l’estpasmoinsaujourd’huipour levisiteurqui sehasardeàseper-dredans l’immensitédeVersailles. Là,dans les jar-dins dessinés par Le Nôtre ou dans la cour deMar-bre, dans les reflets de la galeriedesGlaces sous lesplafonds peints par Le Brun ou au milieu des

Laliturgiedupouvoir

ÉtiquetteÀVersailles, du lever au coucher du souverain, tout s’ordonne autour de luidans uneprodigieusemécanique rituelle. Uneperpétuelle vie de représentationsous l’œil d’unenoblesse domestiquée.

miroirs jaillissants des bassins, dans les GrandsAppartements qui symbolisent mieux qu’aucunebataille la grandeur et l’ambition du monarque,partout l’ombre du roi et de sa cour semble entre-tenir la mémoire de cet ancien relais de chassedevenu par le bon vouloir de Louis XIV, le décormagistral de sapuissance.

Louis le Grand a fait deVersailles le théâtre desonpouvoir, l’écrin et la vitrinede lamonarchie àla française, sedonnantquotidiennement en spec-tacle àunenoblessedomestiquéequi ne craint pasde faireantichambrependantdesheuresdans l’es-poir d’obtenir une faveur. Le roi, s’il est conscientdu poids de l’étiquette, s’est évertué à donner dusens à cette mise en scène perpétuelle et à cettenécessaire vie de représentation. N’a-t-il pas écritdans sesMémoires pour l’année 1662 à l’intentionduDauphin, ce que le futur roi devait à ses sujets ?

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La vie au palais

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« Il y a des nations où la majesté des rois consiste,pour une grande partie, à ne se point laisser voir, etcela peut avoir des raisons parmi des esprits accou-tumés à la servitude, qu’on ne gouverne que par lacrainte et la terreur ;mais ce n’est pas le génie de nosFrançais, et d’aussi loin que nos histoires nous enpeuvent instruire, s’il y aquelque caractère singulierdans cettemonarchie, c’est l’accès libre et facile dessujets auPrince. »

À Versailles, tout s’ordonne autour du souve-rain selon une liturgie implacable et une méca-nique rituelle bien huilée organisée par l’éti-quette. Du lever du soleil au couchant, la journéedu roi suit un programme strict réglé comme une

horloge à laminuteprès. Cequi faisait dire à Saint-Simondans sesMémoiresqu’«avecunalmanachetunemontre, on pouvait à trois cents lieues d’ici direce qu’il faisait ».

Toutcommenceaupetitmatindans lachambredu Roi, située longtemps dans un angle de la courdeMarbreavantd’être transféréeaucentreduchâ-teau en 1701, face au soleil levant. Il est 7 heures etdemie pile, lorsque le premier valet de chambres’avance auprès du roi. « Sire, voilà l’heure ! » À sasuite, le premiermédecin et le premier chirurgiens’enquièrent de la santé dumonarque avant que lepremier gentilhomme de la Chambre tire les cour-tines de velours rouge à galon d’or. Ce petit leverauquel seplieLouisXIVchaquematinest immédia-tement suivi dugrand lever.

Seuls les officiers de la Chambre et de la Garde-Robe, les enfants du roi, les princes et quelquescourtisans bénéficiant des grandes entrées sont

LouisXIV,à la têtede sesarméesautantquedesespeuples.GuerredeHollande :“lePassageduRhin,le 12 juin1672”,d’AdamFransVanderMeulen(muséeduLouvre,Paris).

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JOSSE/LEEMAGE

Il est 7 heures et demiepile, lorsquele premier valet de chambre s’avanceauprès du roi : “Sire, voilà l’heure !”

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La vie au palais

u admis dans l’intimité du roi, un privilège qui leurpermet d’échanger quelques mots avec le souve-rain et de plaider leur cause pour leurs affairessans attendre les audiences. Tandis que le roi faitune courte toilette et récite l’office du Saint-Espritavant d’enfiler une camisole de laine et sa robe dechambre, d’autres courtisans qui ne bénéficientpas de ces grandes entrées attendent dans l’anti-chambre de l’Œil-de-Bœuf que débutent lessecondes entrées. On trouve là les nombreux titu-lairesdechargesdomestiques (médecinsetchirur-giens ordinaires, secrétaires de cabinet, lecteurs

de la Chambre, intendants et contrôleurs de l’Ar-genterie) qui auront jusqu’au privilège de voir leroi sur sa chaise percée…

Avantquenedébute, à 8h30, le grand lever, lepremier barbier ajuste une dernière fois la per-ruque courte que le roi s’est choisie et lui taille labarbe un jour sur deux. C’est alors que le souve-rain reçoit cardinaux, ducs et pairs de France,ministres et titulaires des charges de la Maison duroi. Après une petite collation, le monarque esthabillé, recevant sa chemise des mains du Dau-

phinoud’undeses fils,quandcen’estpas leducdeBourgogne ou d’Anjou qui lui noue sa cravate etboucle ses hauts-de-chausses sous le regard d’unecentainedepersonnes,parmi lesplus importantesdu royaume qui assistent quotidiennement à cecérémonial. L’assemblée est exclusivement mas-culine. On lui passe enfin sa veste et le cordonbleuduSaint-Esprit.

C’est toujoursdans sachambreque le roi reçoitles ambassadeurs et les délégations étrangères.Une balustrade, comme dans une église, protègeson lit et les dignitaires se plient devant lui commedevant le saint sacrement.Que le roi soit absent duchâteau, en campagnemilitaire, ou à Marly pouréchapper quelque temps aux contraintes de laCour, ses sujets n’en continuentpasmoinsde fairela révérence devant le lit vide comme s’ils luivouaient un culte. « LesMinimes de votre Provence,écrit Mme de Sévigné au chevalier de Grignan enjuin 1685, ont dédié une thèse au roi où ils le compa-rent à Dieu, mais d’unemanière où l’on voit claire-mentqueDieun’est que la copie…»

Le roi ne manque pourtant pas de faire sesdévotions. Il achève son grand lever en s’age-nouillantàsontourpouruneoraisonet la fouledescourtisans reflue bientôt. Seuls les ministres etsecrétaires d’État accompagnent alors le roi dans

“Primus interpares”,le roi, premierdes siens.L’institutionde l’ordre royaletmilitairedeSaint-Louis,le 10mai 1693,parFrançoisMarot.C’estle souverainquidistingue.Unordrequi récompensedesofficiersmilitairesayantbienservi l’État.

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Ses sujets continuent à faire la révérencedevant le lit vide, comme s’ils vouaientun culte à Louis leGrand.

GIANNID

AGLI

ORTI/THEPICTU

REDESK/AFP

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La vie au palais

son cabinet de travail, tandis que les autres, plusnombreux encore, guettent son passage et patien-tent dans la galerie desGlaces.

Entre 9 et 10 heures, chaque matin, le roi serendà laChapelle royaledepuis leGrandAppar-tement pour assister à la messe dans la tribunesituée à l’étage. Louis XIV ne descend au niveauinférieur que les rares jours où il communie, levendredi saint pour l’adoration de la Croix et pourcertaines fêtes votives. Ce cortège pour aller à lamesse et en revenir est l’occasion pour beaucoupde l’approcher.Mieux,de lui glisserunmot : «Cha-cun lui parlait, qui voulait, après l’avoir dit au capi-taine des gardes, si ce n’était gens distingués », rap-porte encore Saint-Simon.

Car Versailles n’est pas seulement le châteaudu roi, mais celui de la France. À la noblesse quiréside à demeure pour 3 000 d’entre eux, semêlent les provinciaux et les étrangers, un publiclarge composé de nobles et de bourgeois venusde la ville comme des campagnes. Seules condi-tions pour espérer entrevoir le monarque dansses appartements d’apparat : être dignementvêtu avec un chapeau et ceindre une épée qu’ilest possible à tout un chacun de louer aux grillesdu château.

Ce n’est qu’après son retour dans ses apparte-ments que le roi poursuit sa journée de travail. Lesdimanches et les mercredis, il tient le Conseild’État ou “Conseil d’enhaut” en compagnie de sesprincipauxministres.Lesdécisions lesplus impor-tantes y sont prises. Lesmardis et les samedis sontdévolusauConseildes finances.Les lundis, se tientle Conseil des dépêches, les vendredis, celui deconscience pour les affaires ecclésiastiques. Lejeudi est consacré aux audiences.

À 13 heures, le roi “dîne”. Ou plutôt déjeune,le plus souvent seul dans sa chambre, assis à unetable dressée face aux fenêtres ou dans l’anti-chambre de la dauphine en présence de courti-sans qui se tiennentdebout, en retrait, en général

ceux présents au lever. C’est le petit couvert. Lesoir, au contraire, c’est le grand couvert. Enpublic et devant une foule nombreuse, le roisoupe à 22 heures dans l’antichambre de sonappartement intérieur, et seuls lesmembresde lafamille royale ont l’honneur de partager sonrepas. Une trentaine de plats, en trois services, sesuccèdent alors, annoncés par un huissier quifrappe de sa baguette la porte de la salle desGardes au son de «Messieurs, à la viande du roi ! »

Entre-temps, le souverain a réservé son après-midi pour s’adonner à une chasse dans le parc ouuneforêtavoisinante.Plusrarement, il secontented’une promenade. À 18 heures, laissant le plus

clair de son temps son fils présider aux divertisse-ments intérieurs (lire page 80), comme les soiréesd’appartement, le roi s’enferme dans son cabinetpour signer lettres et documents préparés par sonsecrétaire.

Sa journée de représentation ne s’achèvequ’avec le petit et le grand coucher, à 23 heures,auxquels les bénéficiaires des petites et grandesentrées ont l’honneur d’assister. Sur un fauteuil,les domestiques ont pris soin dedéposer la toilettede brocart d’or et la chemise dumonarque. Sur labalustrade, un bonnet de nuit. Au sol, des pantou-fles ou desmules. Louis XIV, aidé du premier gen-tilhomme de la Chambre, abandonne son épée etson chapeau tout en devisant librement avec sescourtisans avant de s’agenouiller avec son aumô-nier. Le roi, qui sait mieux que quiconque distri-buer des grâces, choisit alors parmi ces hauts per-sonnages celui qui aura le privilège de tenir lebougeoir en vermeil jusqu’à son coucher. Le valetde nuit s’apprête à installer son lit au pied de celuidu roi. «Passez,Messieurs», tonnealors l’huissier àl’attention de la petite assemblée pour lui signifierdequitter la chambreetdemettre fin à cette repré-sentation théâtrale. ● Raphaël Stainville

Leroithaumaturge.“LouisXIVtouchantles écrouelles”,de JeanJouvenet (1690,Saint-Riquier,égliseabbatiale).“Le roite touche,Dieuteguérisse.”Àchaque fête,lesmaladesallaientàVersaillespour recevoirle toucherdusouverain,qui, par sonsacre,détientlepouvoirdeguérison.

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Le roi soupe, enpublic, devant denombreux courtisans, et seule la familleroyale à l’honneurdepartager son repas.

ABBAYEDESAINT-RIQ

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La vie au palais

Versailles naît d’une fête,mais celle-ci se donneailleurs,àVaux-le-Vicomte, le 17août 1661,etelleestofferte non par le roi, mais par celui qui est pourquelques jours encore l’un de ses principaux inten-dants : Fouquet. Et si LouisXIVmanifeste au retourlavolontéde«fairerendregorge»àsongrandargen-tier, ce n’est pas, comme l’espère à tort Colbert,pourmettre àmort la munificence baroque dontFouquetacrubonde l’éblouir,maispour la récupé-rer à son compte exclusif, et en faire l’instrumentprivilégiéde l’affirmationde lamajesté royale.

Versailles sera le décor de cette représentation,oùleroivapousser lathéâtralisationdesonrôleàunpoint inédit, jusqu’à en faire l’un des principauxleviersdesonpouvoir.

On ne comprendrait rien à Versailles si on selaissait abuser par la majestueuse rectitude de sasilhouettepourenconclurequ’iln’estqu’unemani-festation, laplus classiquequi soit, d’unprojet aussirationnel que sa façade est rectiligne. Cette visiond’un Versailles rigide, expression d’une sorte de“l’État c’estmoi” taillé dans la pierre, oublie la réa-lité de ceque fut lepalais deLouisXIV : d’abordunefolie éminemment baroque, qui frappa son époquepar sa démesure et son goût du faste pur de touteentrave ; ensuite un perpétuel chantier évoluant augrédes étapesdu règneduRoi-Soleil et des fêtesquile ponctuaient ; enfin le décor d’une pompe royale

LesplaisirsdupalaisenchantéLesplaisirsdupalaisenchanté

PouvoirLes grandes fêtes et le perpétuel spectacle donnés àVersailles par LouisXIVet ses successeurs ne furent pas depurs divertissements. Ils donnèrent au châteausa véritable dimension : le décor du théâtre de lamajesté royale.

qui nepeut être comprise que si on se rappelle qu’ils’agissait d’un spectacle vivant, animant le châteaudes échos d’un foisonnement artistique incessantqui en faisait tout autre chose que la coquille vide àlaquelle laRépubliquenousahabitués.

La querelle sur Versailles baroque ou classiquen’apasgrandsens.Ellesenourritd’unmalentendu:la face baroque de Versailles résidait pour unebonne part dans le provisoire, ces décors de fêtesdestinésàdisparaîtreavecelles, et le châteaun’étaitpour partie que la toile de fond rigide d’une piècedontmusiqueetballetsconstituaientlapartdemou-vement, où les édifices de toile et de cartondeViga-rini ouBérain comptaient autant que ceuxqui noussont demeurés, et bâtissaient avec lui une dialec-tiquede l’êtreetduparaîtreaujourd’huimuette.

Versailles naît de la fête, écrivions-nous : c’estvrai déjà lorsque Louis XIII décide en 1623 de s’yfaireconstruire,ditunambassadeurvénitien,«unapiccola casa per ricreazione », mais il s’agit encorede divertissement privé, et si Versailles est le cadreen 1630 de la journée des Dupes, c’est que nuln’imaginaitalorsqu’ilpourraitêtre le lieud’une ini-tiative aussi importante — il est plaisant que le rôlepolitique de Versailles commence par un de cesfaux-semblants que l’esthétique baroque allaitmultiplier àplaisir.

FêtedenuitàVersailles.Il est impossiblede comprendrelepalaisdeLouisXIVsi l’onoubliede lui associerles fêtesincessanteset le tissuquotidiendemusiqueetde théâtrequi enfaisaitpartieintégrantedans l’espritdumonarque.

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La vie au palais

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Pour Louis XIV aussi, Versailles s’identified’abord avec le divertissement. Mais pour lui ledivertissement est indissociable de la fonctionroyale, il est le spectacle qui en révèle la vraienature, absolue et sacrée. Ce qui autorise PhilippeBeaussant, lemeilleur observateur de ce Versaillesdes fêtes (il y a consacré deux ouvrages lumineux,Versailles,Opéra, et les Plaisirs deVersailles), qui estaussi l’un de ceux qui l’ont le plus aidé à renaître àtravers le Centre demusique baroque, à affirmer :«CommeVénus est sortie des eaux, Versailles […] estnédelamusique»etaété forgépar la fêteautantqu’ill’a forgée.« Carleplusétonnantestbienlaréciprocité

deceprocessus : la fêtedeLouisXIVsemodèlesurVer-sailles, àmesure queVersailles se construit à l’imagedes fêtes […] : les campagnes successives de construc-tionduparcetduchâteauvontsesuccéderdemanièrediscontinue, non seulement aumêmerythmeexacte-mentquelesfêtesqu’yorganiseleroi,maisàleurres-semblance.»

Beaussant y distingue troismoments : les pre-mières années sont celles des fêtes de pleinair,oùleparcconstituel’essentieldudécor ;puis celui-ci se solidifie à mesure que lesdivertissements de cour évoluent peu àpeuvers l’opéra, qui naît en 1674 ; enfin le décorcomme la fête changent de nature dès lors que leroi,en1682,décidedefairedece lieudeplaisirs lecentredesongouvernement,etdetransformerlafêteencérémonial.

Le premier Versailles, le plus éphé-mère, repose tout entier sur la magie del’instant, comme l’indique le titre del’œuvre composée par Molière pourla première fête, en 1663 : l ’ Im-promptu de Versailles. Maisla réponse à Vaux, les Plai-sirs de l’île enchantée, arrive en1664 : trois jours de carrousels, de balletset de jeux d’eau féeriques avec palais flot-tants enflammés, baleines et baleineaux,géants et nains.

Dans cette fête inspirée d’Alcine del’Arioste, le roi tenait le rôle d’un chevalier (accom-pagnéde son écuyer incarnépar le capitainede sesmousquetaires, un certain d’Artagnan) victimedescharmes d’une magicienne. C’est encore dansl’Arioste et le Tasse queLouisXIVpuisera les sujetsqu’il imposera à Molière et Lully pour les Amantsmagnifiques, puis à Lully et Quinault pour leursopérasAmadis,RolandetArmide.

C’est dans cet univers romanesque, où se croi-sent l’épopée chevaleresque, l’amour galant et legoût dumerveilleux, bien plus que dans Phèdre ouIphigénie, qu’il faut chercher l’esprit deLouisXIVet

donc deVersailles : un univers de fantaisie baroqueauxantipodesde la raideurclassique.

Cet esprit va se traduire dans la première cam-pagne de travaux qui va démarrer à Versaillesdans la foulée de la fête. Le grand dessein deLeNôtre se développe, l’imagination se déchaîne, àl’imagedecettegrottedeTéthys (construiteen 1666et détruite en 1684), délire de fontaines et derocailles où s’esquissait le thème solaire que legroupesculptédubassind’Apollonviendracouron-nerplus tard.

Le Grand Divertissement royal de 1668 est àl’imagedeceVersaillesen train,nousditBeaussant,de « pétrifier le décor provisoire desPlaisirs de l’îleenchantée, tout en l’élargissant et en le gonflantjusqu’à la limite du concevable » : en une seule nuit,cette fête placée sous le signe de la surabondancedévore 117 000 des 330 000 livresdépensées pourVersailles cette année-là. Les héros de roman ontdisparu :c’estLouisensonpalaisquiest lui-mêmelesujetdecettefête, luiquieutunjourcemotdecomé-dien : « Nous ne sommes pas comme les autreshommes,nousnousdevonstoutentieraupublic. »« Versailles, écrit Beaussant, est le lieu élu, lecadre choisi par Louis pour être le décor d’unopéra aux dimensions d’une vie, et dont il seraà la fois lehéros, le ténor, lemetteurenscèneetlemagicien ; où les eaux jailliront comme parl’opérationd’unmachinistegénial ;oùlesmer-

veilles semultiplierontd’instant en instantdansles jardins aux sons d’unemusique ensorceleusecomme celle qu’on entend aux abords du palaisd’Armide », et qui répandra pareillement sescharmes sur ses sujets.De nouveau, les travaux forcent l’allure : oncreuse le Grand Canal, on développe lafaçade du château qui, côté parc, dissi-mule désormais tout à fait le bâtimentde Louis XIII. Jusqu’en 1674, plusmoyen de donner une fête au châ-

teau, devenuungigantesquechantier.Mais, durant six journées éta-

lées sur deuxmois, la fête de 1674 est totale :festins, jeux d’eau et feux d’artifice saluentl’achèvement en cours duGrandCanal, de lafaçadeetduparc,quetouslesgenres,delapas-

toraleàl’opéra, investissententouslieux,Orange-rie, grotte deTéthys, cour deMarbre ouTrianondeporcelaine, achevé en 1670. Onne sait plus si la fêteest là pourmettre en valeur Versailles, ou si Ver-saillesn’ad’autrebutquede lui servirdedécor.

Mais “la gloire et les plaisirs” sont si bien accor-dés ensemble, comme le proclamera l’année sui-vante le prologue de Thésée, qu’il est évident quetous deux ne sont là que pour mettre en scène lagrandeurde leurcommuncréateur,quandlesspec-tateurs duMalade imaginaire entendent chanter«Louisest leplusgranddesrois», ouqueceuxd’Iphi-génie entendent Clytemnestre s’interroger : «Dans

LouisXIVdansantle rôleduSoleildans le“Ballet royalde laNuit”,deLully,le 23 février1653.

Le granddesseindeLeNôtrese développe, l’imagination sedéchaîne,où s’esquisse le thème solaire.

AISA/LEEMAGE

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La vie au palais

u quel palais superbe et plein demagrandeur / Puis-jejamaisparaîtreavecplusdesplendeur?»

C’est parce quenul autre endroit n’a su ainsi seprêter à cette représentationque le roi choisit des’y installer en 1682. Le parc achevé et ne pouvantplus être chamboulé augrédes constructions éphé-mères, la fête va se transporter à l’intérieur. Et l’édi-fication d’un théâtre définitif toujours repoussée(comme celle de la Chapelle) par les guerres et lescrises financières, on jouera lamusique et la comé-die partout : dans les théâtres et les chapelles provi-soires bien sûr, mais aussi dans les vestibules, lesescaliers (celui des Ambassadeurs notamment), les

chambres (le roi fait installer des orgues dans lasienne)oulessalons, lesalléesetlesbosquets(leder-nier conçu par LeNôtre, achevé en 1683, s’appelletout bonnement la salle de Bal). L’absence de vraithéâtre se fait peu sentir parce que le château toutentier se fait théâtre. Les réjouissances sortent dudomaine de l’extraordinaire et s’installent dans lequotidien : intégrées à l’étiquette, elles n’en sontque plus répandues, même si les fêtes exception-nelles sont désormais liées aux grands événementsroyaux (naissances, mariages, victoires…) et nonplusaucaprice.

En cette période souvent décrite comme untemps d’austérité bigote, il y aura désormais à Ver-saillesplusieursmotets tous lesmatinsà lamesseduroi,musique dans les appartements trois soirs parsemaine,balunefoisparsemaineet, lerestant,théâ-tre et opéra : soit 1 200 représentations théâtralesentre 1682 et 1715, sans compter les farces de laComédie-Italienne, alors que la Cour est absentepour l’essentieldemaiàmi-novembre !

Pas une seule création parmi elles cependant :symboledudivorceartistiquenaissantentre laCouret la ville, qui croîtra jusqu’à laRévolution, entériné

par le silence de vingt ans qui règne à Versaillesaprès lamortdeLouisXIV.

Sous LouisXV se renoue en sens inverse le lienentre évolution architecturale et évolution artis-tique. À la construction de ce refuge d’intimité quesont les Petits Appartements correspond un replie-mentdelavieartistiquesur lasphèreprivée :cesontles concerts d’appartement qui dominent, chez lareine comme chez ses filles ou chez le Dauphin, etles seules créations théâtrales auront lieu dans lethéâtredesPetitsCabinetsqueMmedePompadoura installédans lagaleriedeMignardpuisdans l’esca-lier des Ambassadeurs, pour ses seuls invités. Cettecassure entre privé et public au sein de la Cour,espacede la fusionpar excellence, s’aggravera sousLouisXVI, avecdesdommagespolitiques.

Laviemusicaleest restéeassez intensepourtantpour que le passage d’un petit prodige de 8 ansnommé Mozart n’inspire pas à l’intendant desMenus Plaisirs autre chose que cette ligne dans sonjournal : « Le 12 février 1764. Cinquante louis à unenfantquiajouéduclavecindevantelles» (c’est-à-direla reine, la dauphine,Mesdames etMmedePompa-dour), et que LeopoldMozart emmène son fils tousles jours à la messe royale pour y entendre desmotets qu’il juge « excellents ». Mais, revenu à Parisen 1778,Mozart refusera le poste d’organiste à Ver-sailles,devenusans importance.

Seule innovation considérable dans cemondequi reste obnubilé par lemodèle louis-quatorzien,notamment pour ses fêtesmythiques qu’on tented’égaler en faste sinon en qualité, comme lors dumariageduDauphinen1745avec laparticipationdeVoltaireetRameau :l’inaugurationdugrandthéâtreque le château attendait depuis un siècle, à l’occa-sion dumariage de Louis avecMarie-Antoinette, en1770. Les circonstances l’avaient empêché, les cir-constances le décident : cette unionqui officialise lerenversement des alliances se doit d’être fêtée dansunécrindignedeson importance.Gabriel,quiy tra-vaillaitdepuisplusdevingtans,faitminedereculer :deux ans pour bâtir le théâtre dont il a tant rêvé…

“LeRoienempereurromain”,deFrançoisChauveauet Jacques IerBailly(1670,gravureaquarelléeet gouachéeavec rehautsd’or,bibliothèquemunicipale,Versailles).

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De 1682 à 1715, il y a 1 200 représentationsthéâtrales, alors que la Courest absente demai àmi-novembre.

MP/LEEMAGE

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La vie au palais

Pourtant cette expérience lui permettra de réus-sir en si peu de temps un chef-d’œuvre poly-morphe (à la fois salle de théâtre, de bal et de fes-tin) qui restepeut-être laplus somptueuse salle despectacle dumonde.

Les fêtes données à cette occasion resterontdans l’histoire comme le dernier exemple de cesgrandes fêtes royales où la somptuosité de la Cours’offre en spectacle à tout unpeuple : selon l’usage,l’entrée du château et du parc étant libre à toutepersonne bien vêtue, on put ainsi, des gradins de

l’Opéra, assister au festin royal du 16 mai, et200000personnesverront, à la sortiedubaldu 19,l’illumination simultanée de 160000 lampions et20000 fusées autourduGrandCanal…

Auxyeuxdescontemporains,cechantducygneaurasansdoutemasqué l’épuisementde la fonctionsymbolique de Versailles. Prompte à embrasser legoût de l’époque,Marie-Antoinette, à qui LouisXVIaconfié l’organisationdes spectaclesde laCourpar-dessus la tête des seigneurs de la Chambre, va enaccentuer le dérèglement : libérant la création descontraintes de l’étiquette, reprenant dans son nou-veau théâtre de Trianon (1780) le désastreux sys-

tèmedes représentationsprivéesqui luimultiplientles ennemis au sein du château, favorisant à l’excèslesmusiciensétrangers,ellesèmeinvolontairementla discorde au sein de la Cour et renforce le divorceartistiqueentre celle-ci et la ville. CommeenFrancetout finit par des chansons, c’est l’accueil chaleu-reuxque lui fait, au sond’unair deGrétry, le chœurdes gardes du corps, qui banquette le 1er octobre1789 au théâtre Gabriel qui clôt les rapports entreVersailleset lamusique :cesoutientropbruyant faitscandale à Paris et, cinq jours plus tard, la populaceemmène la famille royaleauxTuileries.Ouverte surunair deLully, la vie du château se terminait au sonde laCarmagnole.

Depuis, déserté du théâtre du pouvoir commedu règne des sons, Versailles était commemort,magnifique fossile où ne résonnait plus aucunevie.Mais ceuxqui auront eu la chancedepuis 1987,grâceauxeffortsduCentredemusiquebaroquedeVersailles,devoir la courdeMarbreaniméepar lesballets de Lully, de voir Atys enflammer le théâtreGabriel ou la silhouette virevoltante de WilliamChristie ressusciter les motets de Mondonvilledans la Chapelle royale savent que, si le palais nepeut plus être conforme, République oblige, auprojet de Louis XIV, du moins a-t-il en partieretrouvé les sons, les mouvements et les couleurssans lesquels il demeurait une sublimemais indé-chiffrable énigme. ● LaurentDandrieu

“Avant lebalcostumé”,deNicolasLancret.AuXVIIIesiècle, la fêten’est plusl’instrumentdupouvoir ;ellenemêleplusquegrâceetplaisir.

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“Les PlaisirsdeVersailles”,dePhilippeBeaussantet PatriciaBouchenot-Déchin,Fayard (1996),552pages, 30 €.

Ouverte sur un air deLully, la vie duchâteau se terminait, le 6 octobre 1789,au sonde “la Carmagnole”.

YOUNGTA

E/LEEMAGE

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La vie au palais

Lorsqu’on songe au siècle de Louis XIV, lesimages qui s’imposent d’emblée sont celles de lagrandeur et de la majesté, telles qu’elles s’incar-nent dans le portrait du grand roi en costume desacre par Hyacinthe Rigaud, les tableaux de Pous-sin, Le Lorrain et Le Brun, les monuments deLe Vau et Mansart, les jardins à la française deLe Nôtre, les sculptures de François Anguier, dePierre Puget et d’Antoine Coysevox, les composi-tionsdeLully,MarcAntoineCharpentier etMichelRichardDelalande, les tapisseriesdesGobelins, lesmeubles de Boulle, les écrits de Bossuet et de Boi-leau, les tragédies de Corneille et de Racine… Pasunartoupresquequineglorifie la figured’Apollonet l’emblème du soleil que s’est approprié le “roide gloire”, ainsi que sa devise, “Nec pluribusimpar”. Cependant, ce siècle juché sur talonsrouges et tout emperruqué n’a manqué ni d’om-bres, ni de misères, ni de petitesses. Ce théâtred’apparat où se jouait la pièce officielle et nobledissimulait des coulisses moins prestigieuses, cesportraits embellis et fardés qui regardent de hautle commun des mortels déguisaient des naturessouvent grossières et parfois viles, les belles ma-nièresdeCour, le tonpolicédes conversations ser-vaient de paravent à bien des bassesses et deshypocrisies.

L’envers de ce décor, les dessous de cettecomédiedesapparences,deuxmembresdusérail,deux témoins à l’esprit libre, deux écrivains quin’avaient point l’ambition ni le dessein de se vou-loir “mains à plume”, les ont dévoilés, avecmaliceou hargne, drôlerie, férocité ou indignation, sanssouci des convenances, ni respect des grandeursd’établissement, et moins encore des réputationsusurpées. À travers euxnous contemplons, débar-bouillédesesmaquillages flatteurs, leGrandSiècletel qu’il fut et non tel qu’il voulait paraître. Nous levoyons dans sa vérité, dans ses grandeurs et sanoblesse, certes,mais aussi sesmisères et ses igno-minies. Sous l’éclat des diamants, nous sommesinvités à reconnaître les fausses pierreries, sous lerutilement des ors, le factice éclat du cuivre.

De ces témoins, l’un, la marquise de Sévigné,fut surtout spectateur et reporter avant le mot,l’autre, le duc de Saint-Simon, fut ensemble spec-

DerrièrelesmasquesdelaCour

TémoinsAvant quen’existent les grands reporters, lamarquise de Sévigné et le ducde Saint-Simoninventèrent le genre. Envoyés spéciauxpour la postérité, ils rendent compte, l’unedansses lettres, l’autre dans sesMémoires, des coulisses duGrandSiècle et dudessousdes cartes.

tateur, acteur et juge. S’ils furent tousdeux si indé-pendants dans le regard posé sur leurs contempo-rains et dans l’expression de leurs sentiments,c’est, bien sûr, en raison de leur caractère, maisaussi parce qu’ils n’appartenaient pas complète-ment à leur époque et se situaient, d’une certainefaçon, à la fois au cœur et en marge de la méca-niquede laCour.

Presque un demi-siècle sépare la naissance deMarie de Rabutin-Chantal, en 1626, de celle deLouis de Rouvroy de Saint-Simon, en 1675. Pour-tant, si le petit duc vit le jour alors que Louis XIVrégnait déjà depuis vingt-quatre ans, il appartenaitpar lanostalgie et la fidélité autant si cen’estdavan-tage au règne de Louis XIII qu’à celui duRoi-Soleil,de sorteque,par sonarchaïsmerevendiqué, il étaitcontemporain de la plus célèbre des épistolières,dont il connaissait et admirait les lettres.

Fille de Celse Bénigne de Rabutin, baron deChantal, et de Marie de Coulanges, issue d’unefamille de financiers, la future Mme de Sévignéavait grandi dans une famille de frondeurs et deduellistes effrénés. Collectionnant les duels — ilétait l’ami de Montmorency-Bouteville décapitéen 1627 pour avoir enfreint l’édit de Richelieuinterdisant leduel—, sonpèreavaitdûfuir lacolèredu Cardinal pour l’avoir secouru, et alla se fairetuer peu après sous les ordres du comte de Toiraslorsdusiègede l’îledeRépar lesAnglais. Sa femmene tarda pas à le suivre, si bien que la jeune orphe-line fut élevée, sous l’égide de son aïeule, sainteJeanne de Chantal, par ses grands-parents et sesoncles Coulanges.

Dans leur hôtel de la place Royale à Paris(actuelle place des Vosges), elle reçut une éduca-tion très supérieure à celle à quoi les filles avaientdroit : elle lisait le latin, parlait l’italien et l’espa-gnol, et acquit plus tard une solide culture litté-raire, historique etmêmephilosophique. En 1644,à 18 ans, elle épousaunparent du cardinal deRetz,

“PortraitdeMmedeSévigné”,deRobertNanteuil

d’aprèsClaudeLefebvre

(pastel, TheMetropolitan

MuseumofArt,

NewYork).

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Belle, spirituelle et gaie, elle avaitfait partie du cercle des “précieuses”de l’hôtel deRambouillet, sansenpartager les excès et les ridicules.

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THEMETR

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u le baron dit “marquis”Henri de Sévigné, bretteur,volage et dépensier, qui devait la laisser veuve en1651, à l’issue d’un duel fatal avec le chevalier d’Al-bret pour les beaux yeux de sa maîtresse. Peuencline à se remarier, malgré les beaux partis quiseprésentèrent,MmedeSévignépréféra se consa-crer à l’éducation de ses deux enfants, FrançoiseMarguerite etCharles, à la gestionde sesdomainesenBourgogne et en Bretagne, et à la vie de société.Belle, spirituelle et gaie, elle avait fait partieducer-cle des “précieuses” de l’hôtel de Rambouilletautour de Julie d’Angennes, sans en partager lesexcès et les ridicules. Ses amis les plus prochesn’étaient autres queMme de La Fayette, le duc deLa Rochefoucauld, l’auteur desMaximes, le cardi-nal de Retz, lemémorialiste, et son propre cousin,RogerdeBussy-Rabutin, dont la réputationd’épis-tolier précéda la sienne. Nourrie deMontaigne, neboudant pas les truculences de Rabelais, elle avaitpour auteurs préférés Molière, La Fontaine, Cor-neille et Pascal, à qui elle donnait le pas sur Racineet Descartes. C’est assez dire la qualité de ses ami-tiés et de ses inclinations littéraires.

En1669,ellemaria«laplusjoliefilledeFrance»,selon Bussy-Rabutin, au comte de Grignan,nommépeuaprès lieutenant-général enProvence.Alorsqu’elle se flattait que songendredemeureraità la Cour, Mme de Sévigné dut se résigner à l’éloi-gnementde sa fillebien-aiméeetde sonmari.Com-mence alors une correspondance qui devait sepoursuivre jusqu’à lamortde lamarquise, en 1696.Quelque 1 500 lettres, principalement adressées àMmedeGrignan,mais aussi àCharles deSévigné, àBussy-Rabutin, aucardinal deRetz, àLa Rochefou-cauld,MmedeLa Fayetteetautresamis.Nondesti-néesà lapublication,ellesétaientcependant luesetcommentées en public, de sorte que le renom de

MmedeSévignégagna laCour et la ville. Lorsque lesurintendantFouquet futarrêté,ontrouvadanssescassettes des lettres de lamarquise qui furent lueset goûtées par le roi. Pareillement, lorsque Bussy-Rabutin publia sa propre correspondance et sesMémoires, où il avait inséré nombre de lettres de sacousine. Craignant les indiscrétions, Mme de Sévi-gné recourait, pour désigner Colbert, Louvois,Mme deMaintenon, à des surnoms lui permettantde s’exprimer librement.

Le naturel, au reste, fait tout le prix de ses let-tres, où transparaît la personnalité de l’épisto-lière : son inclination héréditaire à “rabutiner”,cette manière preste et hardie de ramasser unjugement ou de trousser un compliment en uneformule inattendue, sa capacité à saisir les singula-rités et les ridicules des individus et d’une époque,son espièglerie et sa vivacité, qui ne vont jamais

jusqu’à la médisance et la méchanceté, son art desurprendre et d’amuser ses correspondants, sonabsence d’affectation, même si elle se souvientparfois des préciosités de l’hôtel de Rambouillet,son défaut de pédanterie, qui font d’elle unparfaitmodèle de l’“honnête homme” cher au chevalierdeMéré. Sans prétendre l’être, elle était moralistecomme Montaigne, La Bruyère et Saint-Simon,dont elle est le pendant littéraire, et qui, bonconnaisseur des âmes et du style, ne laissait pasde l’admirer. Quoique « fort du grand monde »,comme disait le petit duc, Marie de Sévigné parutpeu souvent à la Cour, si ce n’est pour présenterses enfants, assister àune représentation théâtraleou voir quelquesministres. Elle n’ignorait pas queLouis XIV éprouvait de la suspicion et de l’aver-sionpour tout cequi lui rappelait laFrondeet sym-pathisait avec les jansénistes, ce qui était le cas desSévigné. Nonobstant, le roi lui fit toujours bon ac-cueil, ce dont, un peu snob, elle se rengorgeait. Cequi faisait se moquer Bussy-Rabutin, critiquantsonmanquedediscernement.

Chronique des événements de l’époque autantque confession sentimentale, sa correspondancen’exprime pas, à rebours desMémoires de Saint-Simon, une vision politique, ni une critique socialeoumorale du règne. À cet égard, la marquise estplutôt “mainstream”,quines’insurgepascontre les

Le roi lui fit toujours bonaccueil, ce dont, unpeu snob,lamarquise se rengorgeait.

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mesures les plus contestables du règne et resteadmirative du « plus grand roi dumonde ». À l’en-contre, c’estun formidable tableaud’époque, four-millant de milliers de personnages, de centainesd’anecdotes, qui dévoiledemanière incomparablelesmœurs et les caractèresduGrandSiècle, qui faitvoir laCour, lavilleet laprovince,avecunartetuneimaginationquinenuisentpasà lavérité,qu’ellenecherche pas à embellir. Comme l’écrivait le poèteGrouvelleunsiècleplustard :«Sesintérêts,sonalen-tour, / Ses goûts de jansénisme et de philosophie, /Les riens qui sont tout sans la vie, / Le petit scandaledujour, /Lesbonsmotsdesacoterie /Et ledessousdecarte à la ville, à la Cour / Tout s’anime et ressort ensa libre peinture, / Tout respire la vie et l’air de la

nature. »LepassageduRhin, lamortdeTurenne, lesuicide de Vatel, le mariage de Lauzun et de laGrande Mademoiselle, la révolte des Bonnetsrouges bretons, le procès de Fouquet — à qui elledemeura fidèle enamitié, audétrimentde son inté-rêt —, autant de “reportages” saisissants et inou-bliablesquin’ontd’égal que lespages endiablées etfrénétiques de Saint-Simon, lequel, à la mort de

l’épistolière, lui rendit ce bel hommage : « Cettefemme,parsonaisance, sesgrâcesnaturelles, ladou-ceur de son esprit, en donnait par sa conversation àqui n’en avait pas, extrêmement bonne d’ailleurs, etsavait extrêmement de toutes sortes de choses sansvouloir jamaisparaître savoir rien. »

Cadet de la marquise par l’âge, Louis de Rou-vroy, duc de Saint-Simon,mort sous le règne deLouis XV, en 1755, fut un attardé, en amont de sontemps par ses fidélités et ses préjugés gothiquesde féodal frustré. Ses Mémoires sur le règne deLouis XIV, il les écrivit sous celui de Louis XVdansla langue bigarrée du temps d’Henri IV. Il était lefils tard venu— sonpère avait 67 ans à sa naissance— de Claude de Rouvroy, premier duc et pair deSaint-Simon, et de sa seconde épouse Charlotte deL’Aubespine. Selon Tallemant des Réaux, Claudede Saint -S imon devait sa faveur auprès deLouis XIII au fait qu’il ne bavait pas dans le cor duroi, selon d’autres à l’invention d’un système per-mettant aumonarque de changer rapidement decheval à la chasse. Il appartenait à une anciennemaison chevaleresque qui se targuait de descen-dredeCharlemagne ;mais, toutengouéqu’il fûtdegénéalogies, son fils n’en fit pas outremesure éta-lage, doutant sans doute un peu de la véracité decette ascendance… Premier écuyer, gouverneur

LouisXIVaccompagnédeLouvois etde courtisansinspectantles réservoirsdeMontbau-ron,parJean-BaptisteMartin.Ununiversoù la chutepeutfacilementveniraprèsle succès,dépeintavecbienveillancepar lamarquiseethargnepar leduc.

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Le jeune vidamedeChartres ne cessademettre enparallèle Louis XIIIet Louis XIV, audétriment de cedernier.

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SSE/LEEMAGE

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deBlaye,ClaudedeSaint-Simonresta indéfectible-ment attachéàLouis XIII et àRichelieuet «passa lereste d’une longue et saine vie de corps et d’espritsans aucune faveur, mais avec une considérationque [Louis XIV] se tenait comme obligé de luidevoir », écrit son fils. Fidèle entre les fidèles,« jamais il ne se consola de la mort de Louis XIII ;jamais iln’enparlaqueles larmesauxyeux ; jamais ilne le nommaque le roi,monmaître ». Élevé dans ceculte et dans la conviction de la suréminence de lanoblesse, et tout particulièrement des ducs etpairs, le jeune vidamedeChartres (titre qu’il portaavantdesuccéderàsonpère)necessademettreenparallèle Louis XIII et Louis XIV, au détriment decedernier, et de regretter le tempsoù la «vilebour-geoisie » et les « commis de boutique » favorisés parle Roi-Soleil ne faisaient pas encore de l’ombre àl’ordrede la noblesse.

Néavecun «caractèredroit, franc, libre,natureletbeaucouptropsimple», se flattantdeparlerde soiavec la même vérité dont il traitait les autres, cetAlceste qui jugea Versailles avec l’intransigeanced’un Tacite, cet opposant par nature, ne pouvaitêtre unplat courtisan commeDangeauouLaFeuil-lade.L’ambition—et il l’avaithaute—seheurtachezlui au sensde ladignité et à ladroituremorale. Bienquemalingre et haut comme trois pommes, il avaitservi et guerroyé mais quitta l’armée en 1702,commemestredecampd’unrégimentdecavalerieà son nom, à la suite d’une “injustice” de Louvoisqui, lors d’une promotion, avait préféré lemérite àl’ancienneté et à la naissance. Ainsi ne fut-il jamaisbien vu du roi, qu’il offensa par ses interminablesrécriminations contre les prétentions des bâtardsroyaux, et qui, en outre, était prévenu contre luipar les courtisansqui seplaignaientde samauvaiselangue. Au duc qui s’en défendait, Louis répondit :«Mais, Monsieur, c’est que vous parlez trop, et quevousblâmez.Voilàqui faitqu’onparlecontrevous. »

De fonctions à la Cour, il n’en eut donc point,mais le privilège d’avoir un appartement et sesentréespartout.De làqu’il fit samoissondepotins,d’anecdotes, d’indiscrétions et de portraits, cou-chant le soir sur le papier ce qu’il avait vu et en-tendule jour.N’ayantrienàattendredeLouis XIV,Saint-Simon espérait se revancher avec le fils duGrandDauphin, leducdeBourgogne,mais lamortprématurée de celui-ci, en 1712, brisa net ses espé-rances. Ami d’enfance de Philippe d’Orléans, ilaccédaenfin aux responsabilités à lamort du roi. Ilfut membre du conseil de Régence, imposa le sys-tème de la polysynodie, qui redonnait du poidspolitique à la noblesse, refusa, par honnêteté, laprésidence du conseil des Finances, mais acceptaune ambassade extraordinaire enEspagne, dont il

revint avec la Toison d’or. Là culmina sa carrièrepolitique. À la mort du Régent, en 1723, il se retirade laCourpoursepartagerentresonchâteaudeLaFerté-Vidame, non loin de l’abbaye de La Trappe,où il rendait auparavant visite à son ami vénéré,l’abbé de Rancé, et son hôtel particulier du fau-bourg Saint-Germain.

C’est dans cette retraite austère qu’il se livraenfinàsavraievocation,quin’étaitni lapolitiqueni l’action, mais l’histoire et l’écriture, revanchessecrètes des illusions perdues et des espoirs avor-tés. Entamés dès 1694, lesMémoires furent rédigésde façon ininterrompue à partir de 1739 et achevésen 1749. À la mort dumémorialiste, ils furent missous séquestre par le duc de Choiseul et ne revin-rent dans sa famille que sous Louis XVIII. La pre-mière édition complète, celle de Chéruel, ne futpubliée qu’à partir de 1858 et celle, meilleure, deBoislile en 1879. Le duc caressait l’ambition d’êtrehistorien, de démêler les causes et les ressorts desévénements et d’en étudier les suites. Les quelque3000 pages de sesMémoires ne relèvent pas pour-tant de la sciencehistorique, tant ils sont incertainsdans leurssourcesetdésinvoltesquantà l’impartia-lité.Etc’estheureux,car ilssontmieuxquecela :unmonument de notre littérature. « Écrits à la diablepour l’immortalité », selon la formule de Chateau-briand,vibrantsdepassions, fouailléspar larage, lahaine et l’indignation, emportés par l’énormité dela matière et le souci de dire le juste et le vrai, ilsreprésentent, avec leurs 8000 personnages, une“comédie humaine” enmême temps qu’une “re-cherchedu tempsperdu”.

Sous la plumevirtuose, inconvenante, féroce etburlesque du petit duc irascible, lesmasques tom-bent, lesgrandeursserapetissent, les imposturessedévoilent.Descendusde leurscadres, les illustresetles importants se révèlent tels queSaint-Simon les adébarbouillés : escrocs, tricheurs, voleurs, invertis,vils, bas, cupides, flagorneurs, hypocrites…QuantauGrand Siècle, empruntons àMontherlant, dignehéritier du style saint-simonien, lesmots de la fin :« Siècle illustre, sombre siècle, tout plein d’intriguessouveraines, de pompes hypocrites, de procès impé-nétrables et intarissables, de billevesées de religion etd’étiquette : jamais l’art de se jouer de la personnehumainenes’estesbaudiplussournoisementquesousle couvertdeces cuirassesàdentelles,de cespourpresboueuses, de ces hermines flétries de sang. L’arbi-traire, latyrannie, lapersécution, […] ledésirdenive-ler, lavile courtisanerie, tousaffoléspar lapassiondeplaire, et lemotde servitude est unde ceuxqui revien-nent le plus souvent sous la plume de Saint-Simon.Partout c’est l’âpreté qui gagne, et lemanège. Où estl’honnête hommedans tout cela, puisque la scène estoccupée par des impurs ? »Malgré ses travers et sescarences, cet honnête homme, le seul oupresque àdire que le roi est nu, à jeter la lumière sur lesombres du siècle de Louis XIV, ne fut autre queSaint-Simon. ● BrunodeCessole

“PortraitdeLouisdeRouvroy,ducdeSaint-Simon”,dePerrineVigerduVigneau(1887, châteaudeVersailles).

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Sous la plumevirtuose, inconvenante,féroceetburlesquedupetitduc irascible,lesmasques tombent, les grandeurs serapetissent, les impostures se dévoilent.

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« Ne voyez guèreM. deMontespan ouM. de Lau-zun,ondiraquevouscherchez lesmécontents », écritMme de Maintenon à son frère après que le maricocude laMontespaneutétéchassédeVersaillesetque le capitaine des gardes du corps de Louis XIVfut envoyéà laBastille avantdeconnaître les geôlesde la forteressedePignerol. Etpour cause…

À Versailles, où jouir d’une entrée auprès duroi valait davantage qu’un titre ou qu’une parti-cule,permettait d’accéderàcertaines fonctionsetouvrait souvent la voie à de beauxmariages, il nefaisait pas bon tomber en disgrâce. Du jour au len-demain, les faveurs qui entouraient les courtisanstrès en vue du roi ne comptaient plus guère etceux qui avaient pris l’habitude de solliciter leuraide, se disputant une place dans l’entourage deces grands personnages du royaume, avaient tôt

Grâcesetdisgrâces

CourÀVersailles, les carrières se font et se défont selon le bonvouloir du roiet lesmalveillances des courtisans et des favorites.

fait de fuir leur compagnie comme on se tient àdistance d’un pestiféré.

On ne compte plus, sous le long règne deLouis XIV, le nom de ces favoris éphémères quifinirent aux oubliettes après avoir longtemps

patienté dans les antichambres du pouvoir. C’estque le monarque se fiait à des compagnons quipartageaient ses chasses et quelques souvenirs,mais comptait pour rien l’“amitié” de ces courti-sans. Ajoutez à cela laméchanceté d’unenouvellemaîtresse, les médisances d’un rival et le sort deces comètes en était jeté.

Marie-AdélaïdedeSavoie,duchessedeBourgogne,mèredeLouisXV,encostumedechassedevantle grandcanaldeFontaine-bleau,parPierreGobert.LouisXIV luipassait toutesses espiègleries.Cen’estqu’àlamortde ladauphineque l’on s’aper-çutque celle-citrahissaitauprofitde sonpère,Victor-Amédée II,ducdeSavoie.

Statuede JeandeLaFontaine,parPierreJulien(1785,muséeduLouvre,Paris).Une fidélitétotaleàNicolasFouquetmalgréla chutede celui-ci.Une longueéclipse.

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Mmed’Heudicourt dut sa chute àla révélationqu’elle fit des amours du roiet de laMontespan, et de leurs enfants.

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Grandeur et misère des courtisans qui s’obli-geaient, pourparaître à laCour et tenir leur rang, àdes dépenses somptuaires, entretenant des équi-pages et des carrosses, s’offrant deshôtels particu-liers, s’entourant d’une large domesticité, jouantpour se distraire et pour plaire, empruntant aubesoinplusquede raisondans l’espoird’unegrati-fication, d’un titre ou d’une charge, et prenantpourtant le risque à toute heuredu jour commedela nuit d’un faux pas qui ruinerait leurs espé-rances. Fouquet, pour avoir voulu trop plaire ettrop éblouir de ses fêtes éclatantes, finira par irri-ter le roi, jaloux de la magnificence de son surin-tendant (lirepage 16). À sa suite, sapropre cour, oùl’on trouvait des personnalités comme La Fon-taine, devait connaître une longue éclipse loin desvanités deVersailles.

Les fortunes se font comme elles se défont.D’aucuns, portés par leur naissance, leur richesseautant que par leur géniemilitaire, pensaient pou-voir se maintenir au firmament. Mieux, nourrisparfois d’une ambition démesurée que leur noblenaissance ne leur permettait pas toutefois de com-bler, certains, comme le Grand Condé, entrepri-rent de trahir le roi et d’oser l’affronter. Lui, quiavait tout obtenu et arraché sur les champs debataille lesplusgrandshonneurs,devait s’imaginerqu’il ne lui manquait plus que d’être roi. Il passa àl’ennemi,griséparsesexploitset sonrenom.Maza-rin le condamna àmort après qu’il se fut battu aux

côtés des Espagnols. Louis XIV, encore jeune il estvrai, lui pardonna pourtant. D’autres, plus nom-breuxencore,n’aurontpas cette chance.

Ilenvadeshommescommedes femmesetplusencore desmaîtresses du roi. La nièce dumaré-chal d’Albret,Mmed’Heudicourt, devait connaîtrela disgrâce après avoir reçu les faveurs du grandLouis. Son tort : avoir révélé les amours du roi et deMme deMontespan, ainsi que l’existence de leursenfants cachés.Ellenedutde retrouveruneplaceàla Cour, après cinq années d’exil, qu’à l’insistancedeMmedeMaintenon, reconnaissante qu’elle l’aitintroduite auprès du roi. « Je connais votre boncœur,Madame,mais quant àmoi, je n’oublie pas siaisément qu’onm’a outragé, mais comme je nemesoucie que de vous plaire, je verrai à ce qu’elle puisserevenir », confie Louis XIV à Mme de Maintenon.Le cœur royal a ses raisons…

Pourtant le poids des âges se fait plus cruelpour les favorites du roi que les médisances de laCour ou les placards infamants. Mme de Montes-pan, cette « beauté à faire admirer à tous lesambassadeurs », selon les mots de Mme de Sévi-gné, dut à son tour connaître la disgrâce sans queles artifices et le maquillage ne parviennent àmasquer l’embonpoint et à maintenir la favoriteauprès du Roi-Soleil. Comme si, à la cour deLouis XIV, la courbe de la grâce épousait celle dutemps qui passe. ● Raphaël Stainville

“RéceptionduGrandCondéparLouisXIV,Versailles,1674”,de JeanLéonGérôme(1878,huilesur toile,muséed’Orsay,Paris).

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La vie au palais

Le spectacle doit être éblouissant. Que ce soitpourune sortie du roi en carrosse oupour la revuequotidiennequ’il fait devant les grilles du château,ce n’est qu’un déploiement d’hommes et de che-vaux, de couleurs, de plumes et d’épées. « On n’arien vu quand on n’a pas vu la pompe de Versailles,noteChateaubriand,mêmeaprès le licenciementdel’ancienne maison du roi : Louis XIV était toujourslà. » Et quand,moins d’un siècle après le naufragede la monarchie à Versailles, Taine se replongedans les souvenirs, les Mémoires et les rapportspour rédiger son histoire de l’Ancien Régime, ilreste ébloui par tant demagnificence, laquelle seprolonge quasi identique depuis le règne deLouis XIV jusqu’à celui de Louis XVI. La maisoncivileetmilitaireduroi,mêmeréformée,demeurel’outil de sa grandeur et de son rayonnement. Ils’agit, quel que soit lemoment, d’illustrer la splen-deur du soleil royal — et du royaume.

« […] le spectacle est magnifique, dit Taine,quand le roi sort en carrosse pour aller à Paris ou àFontainebleau. Quatre trompettes sonnent àl’avant, et quatre en arrière. Les gardes suisses d’uncôté, lesgardes françaisesde l’autre font lahaieaussiloin qu’elle peut s’étendre. Devant les chevaux mar-chent les cent-suisses en costume du XVe siècle […], àcôté d’eux, les gardes de la prévôté, à brandebourgsd’or et parements d’écarlate, avec des hoquetonstout hérissés de bouillons d’orfèvrerie. » Sans comp-ter les gardesducorps, épéeet carabine aucôté, etplus spécialement les “gardes de lamanche” char-gés de la sécurité rapprochée du roi, toujoursdebout, tournés vers lui, « pour avoir de toutesparts l’œil sur sapersonne»…

Les effectifs de cettemaisonmilitaire s’élèventà 9 000-10 000 hommes, gardes, infanterie etcavalerie, les plus forts contingents provenant desgardes françaises qui portent l’habit bleu à pare-ments rouges et sont stationnés à Paris, et desgardes suisses à l’uniforme rouge aux revers bleusetparementsblancs,dont lesquartiers sontàRueil

Pourlasplendeurdusoleilroyal

GouvernementLamaisondu roi — à son service et à celui de son rayonnement—, c’est l’armaturedu royaume.Quinzemille personnes, un civil pourdeuxmilitaires.

et Courbevoie. Les premiers, formés en cinqbataillons de six compagnies, comptent 4 500hommes ; les seconds, les Suisses, sont 2 300. Lesuns et les autres assurent la protection du châteauet le service des honneurs, les compagnies de cesrégiments se relevant tous les troisouquatre jours.Les Suisses ont droit à une solde double et à desrèglementsparticuliers.À laRévolution, lesgardesfrançaises se rallieront au nouveau pouvoir,notamment sous le commandement de LaFayette ; les Suisses se ferontmassacrer pour le roiauxTuileries dans la nuit du 10 août 1792.

La splendeur royale ne saurait aller sans lecheval et la chasse.Les écuries abritent, selon lesétats dressés sous Louis XVI, 1 857 chevaux et217 voitures, servis par quelque 1 500 hommesauxquels s’ajoute un personnel équivalent de

Les effectifs de cettemaisonmilitaires’élèvent à 9000-10000hommes,gardes, infanterie et cavalerie,qui sont de réelles troupes d’élite.

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La vie au palais

pages, d’intendants, de trésoriers, de médecins,d’apothicairesetd’ouvriersd’Étatde tousmétiers.Quant à la chasse, activité quasi quotidienne dusouverain dans les immenses réserves de Ver-sailles, Rambouillet ouFontainebleau, elle occupe280 chevaux et deux ou trois fois plus d’hommes.On est stupéfait d’apprendre qu’au cours des sai-sons 1780 et 1781, le roi a pris quelque 20000 piè-ces de gibier— et plusieurs centaines de cerfs !

Lamaison civile du roi, ce sont 15 à 20 servicesqui vont des écuries à la chapelle, de la garde-robeaux cuisines. « C’est à la table que l’on reconnaît unegrandemaison», assureTaine.Or lechâteaunedis-posepasdecuisinesàproprementparler ; celles-cise trouvent dans un bâtiment annexe, relié par delongs couloirs aux salles à manger. Les plats, pré-parés dans les cuisines, passent donc par des“réchauffoirs” avant d’être servis au roi, à sa fa-mille, à ses invités. Ce qui occupe, sous l’autoritédes grands officiers de bouche, des maîtres d’hô-tel, chefs, échansons, maîtres queux, pâtissiers,verduriers, potagers, lavandiers — « toute une pro-cessionde figures sérieusesquiofficientavecordreetconviction».

Quant au maître de maison, il se doit à sonpublic, cette Cour qu’il se doit de connaître, defaire travailler ou de distraire, à toute heure dujour, de l’aube au coucher, selon un emploi dutemps réglé avec la rigueur de l’étiquette quenousappelons protocole. Cela concerne 500 per-sonnesaumoins, acteursd’unepièceencinqactesque représente le seul lever du roi. Après le réveil

du valet de chambre vient ainsi l’“entrée fami-lière”, cellede la famille royaledans la chambredumonarque, suivie par la “grande entrée” desgrands seigneurs et gentilshommes, l’“entrée desbrevets”, officiers de la garde-robe, puis l’“entréede la chambre”, avec ses grands officiers, grandsaumôniers, colonels généraux et majors desgardes françaises et gardes suisses, etc. Le roi s’ha-bille — ou plutôt est habillé —, et alors entre le flotdes courtisans, princes du sang, ministres et tousofficiers de lamaison civile oumilitaire…

Versailles, la ville, est alors habitée par80000âmes.Unepopulationqui ne vit quepouret par le roi. Directement à son service, samaison,ou indirectement, pour les maisons de sa famille,de ses ministres et de l’élite de la Cour. SousLouis XVI, deux relevés parmi d’autres : lamaisoncivile de Monsieur, premier frère du roi, occupe420 emplois ; samaisonmilitaire, 179 ; cellede sonfrère cadet, le comted’Artois, 456 emplois civils et237militaires. Et ainsi de suite…

La topographie de la ville illustre ce fonction-nement. Le château est entouré par des centainesd’hôtels particuliers accueillant autant de familles(Bourbon, Orléans, Condé, Noailles, Harcourt,Bouillon, etc.) — ou de services. Lamaison civile etmilitaire, c’est-à-dire l’État à son sommet, coûtede40 à 45 millions de livres (que l’on va rebaptiserfrancs), soit 10 % des recettes du Trésor. Sous laRépublique, le nombrede ces emplois (toutes pro-portions gardées) a doublé. ● François d’Orcival

“LaBatailledeFontenoy,le 11mai 1745”,dePierreLenfant (muséede l’Armée,Paris).LouisXVy fit faceaudanger,entouréde samaisonmilitaire(aupremierplan les gardesducorpsdela 1re compagnieécossaise etles gendarmesde lagarde).u

RMN-GÉRARDBLO

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La vie au palais

Rien ne rappelle aujourd’hui au visiteur duchâteau qui s’égare dans les rues à la tranquillitéprovinciale du quartier Saint-Louis à Versailles laréputation sulfureuse du Parc-aux-Cerfs où larumeur et les chroniques situaient le harem secretdu roi Louis XV. Le curieux aura beau arpenter lesrues,pousser les lourdesportescochèresdebeauxhôtels particuliers, emprunter des passages pleinsde poésie, il ne trouvera trace nulle part de cepassé unpeuhonteux.

Le Parc-aux-Cerfs était pourtant bien le nomofficiel de ce quartier loti dès la fin du règne deLouis XIV sur l’ancienne réserve de gibier du roiLouis XIII fermée par les murs du Potager du roiet l’avenue de Sceaux. L’architecte Jules-Har-douin Mansart dessine alors un vaste quadrila-tère divisé par deux axes principaux formés desactuelles rues Royale et d’Anjou se coupant àangle droit sur une place centrale. Chaque carréainsi obtenu est alors divisé par le croisement derues secondaires qui portent le nom de vieillesrues parisiennes, comme les rues Saint-Honoré,Saint-Antoine ou des Tournelles. Mais, malgrécette astuce commerciale, le quartier ne “prendpas”. Tropexcentré, tropéloignédumarché,maléclairé,mal équipé, peu fréquenté, il n’est en réa-lité qu’un vaste terrain vague où des parcellesencloses recèlent de simples pavillons. Malgrél’ouverture du chantier de l’église Saint-Louisappelée un jour à devenir la cathédrale de Ver-sailles et la création d’un nouveau marché en1750, la physionomie du quartier n’a donc guèrechangé entre la findu règnedeLouis XIVet l’apo-gée du règne de Louis XV. Ce quartier reculé etinachevé offre un cadre idéal à des amours clan-destines.

L’été 1752 a été terrible pour la marquise dePompadour qui a bien failli se voir supplantéedans la faveur du roi par une petite péronnelle, saparente au surplus, la jeune comtessedeChoiseul-Beaupré. Il a fallu toute la présence d’esprit dufutur duc de Choiseul et l’intelligence manœu-vrière de la marquise pour détourner le coup etfaire renvoyer la trop jolie cousine mourir de sescouches mais l’alerte a été chaude. Lamarquise amanqué être la victimede sonpropre système.

LouisXVetleParc-aux-Cerfs

LibertinageMmedePompadour atteignit sonobjectif : ériger unebarrière infranchissableentre la vie de la Cour et la vie sexuelle du roi. Leprestige de lamonarchie yperdit beaucoup.

Depuislesannées1750,la favorite,quin’ajamaisété très ardente et souffre d’affections gynécolo-giques aussi douloureuses qu’embarrassantes, necoucheplusavecleroi.Surcepoint, lemarquisd’Ar-genson, dont les informateurs grouillent dans lesentresols du château, précise dans son journal quela marquise est « dégotée de ses principales fonc-tions ». Le roi Louis XV lui reste pourtant très atta-ché,mais comme il n’en est pasmoins homme, il seplaint de toujours trouver porte close. Aussi, pourluipermettredechassersousétroitesurveillance, laPompadour s’est peu àpeuentourée d’un véritableescadron volant constitué de jeunes femmes de saparenté qu’elle dote, marie et fait venir à la Courpour que le roi, « qui donne dans les passades »,puisse leur jeterde tempsàautre lemouchoir.

À Fontainebleau, cet été-là, le système apourtant révélé ses failles et il a été convenu deconstruireunebarrière infranchissableentre laviedeCour et la vie sexuelle du roi. Dans le plus grandsecret, Vandières, le propre frère de la Pompa-dour, opportunément rentré de son grand tour enItalie, fin connaisseur des bordels de la capitale,est chargéde trouver laperle rare. Il fautune jeunefille vierge, saine à tout lemoins, car le roi craint lavérole, d’une famille où ces choses-là peuvent senégocier et que l’on puisse tenir sous étroite sur-veillance. Une fois saillie, on tiendra la jeunefemmeà l’écart de toutepolitiqueet on la renverralorsqu’elle aura cessé d’amuser le souverain.

Il se trouve que, quelquesmois plus tôt, le pein-treBoucheraréaliséunnud’une incroyableaudacepour orner le cabinet coquin deM. de Vandières :une jeune fille entièrement nue est allongée sur leventre et, insouciante du spectateur qu’elle neregarde pas, elle écarte les cuisses laissant glissernégligemment une jambe du sofa sur lequel ellerepose. L’artiste des grâces connaît bien lemodèle,elle est la dernière fille d’unemère habituée, tou-joursselonlemarquisd’Argenson,àvendrelepuce-lage de ses filles lorsque celui-ci est parvenu àmaturité. La famille, d’origine irlandaise, est

JeanneAntoinettePoisson,marquise

dePompadour(1721-1764),maîtresseet favorite

deLouisXVjusqu’àsamort.Pastel

deMauriceQuentin

deLaTour.Devenueamieplus

qu’amante,ellemitenplace

unsystèmede renouvel-

lementdesmaîtressesqui luipermit

denepasêtre évincée

paruneautredame

de laCour.

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Il se trouveque, quelquesmois plus tôt,le peintreBoucher apeint unnud’une incroyable audace.

“LeGoût du roi,LouisXVetMarie-LouiseO’Murphy”,deCamillePascal.Perrin (2006).327pages, 22 €.

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La vie au palaisGRANGERNYC/R

UEDESARCHIVES

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La vie au palais

particulièrement équivoque, lamère tapinait souslaRégenceetlepèreservaitd’informateuràlapolicedu cardinal de Fleury. Les sœurs aînées ont donnébienduplaisir et de la joie auxofficiers dumaréchalde Saxe pendant ses campagnes, les cadettes selouent commemodèles chezLanglois, célèbremar-chand de tableaux et ami de François Boucher. LajeuneMarie-LouiseO’Murphy a alors à peine 15 ans

mais lemarquis d’Argenson ne s’y trompe pas, elleest «de l’ordredesputainsparfamilleetparétat».

Pour l’heure, elle sert debonneà sa sœuraînéequi espère faire un triomphe dans une satire dePygmalion à l’occasion de la réouverture tantattendue de l’Opéra-Comique. Elle doit y jouer lerôle-titre, celui d’une statue muette et nue. On ladit parfaitement taillée pour celui-ci.

Par un hasard auquel personne n’a jamaisvoulu croire alors qu’il est aujourd’huiconfirmépar lesarchivesdepolice,unaventurier italien se trouve être levoisin de palier des sœurs O’Mur-phy, rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur à Paris. Il s’appelle Casa-nova et, avec son ami Patu, neveudu notaire des affaires secrètesde Louis XV, il va se retrouveraux premières loges pour assisterà un incroyablemarchandage.Une nuée d’intermédiaires,depuis Lebel, premier valetde chambre, jusqu’à une

certaine Fleuret, mar-chande de mode,

va alors s’entremettre, s’informer, négocier ettrouver le bon prix. Entre-temps, le tableau deBoucher dont il a été fait une copie est montré auroi, qui n’en croit pas ses yeux et demande à pou-voir juger sur pièces. On s’arrange pour que lajeune personne se promène dans les jardins deChoisy aumoment où laCour fait halte sur la routede Versailles. Le roi est ébloui. Un rendez-vous estorganisé dans un lieu particulièrement secret duchâteau et que le marquis d’Argenson, toujourslui, nomme joliment le « trébuchet»car,dit-il, le roiy prenddepetits oiseaux.

Cette pièce, aujourd’hui disparue, que je suisparvenu à identifier grâce aux travaux de Jean-Claude Le Guillou, était située à l’entresol, au-des-sous du cabinet des Dépêches, pièce où personnenepouvait venirdéranger le roi à sa tablede travail.Un petit escalier, dont la construction n’avait paséchappé à la perspicacité des courtisans lesmieuxinformés, permettait à Louis XV de descendrejusqu’au lieu de rendez-vous sans être vu. La pièceoù la filleattendait lebonplaisir,paresseuxparfois,dusouverainnedisposaitd’aucunefenêtresur l’ex-térieur. Une des premières décisions prises par leroi Louis XVI à son avènement sera de restituer cepetit appartement au capitaine des gardes qui enétait auparavant l’occupant etde fairedétruire l’es-calier. Les vertus du jeune roi étaient en cela biensupérieures à sesqualitéspolitiques.

L’inspecteur Meunier, chargé de la surveil-lance des filles et des maquerelles, va faire uncompte-rendu stupéfait de tout cela dans sonjournal, mais, lorsqu’il comprend qui est en réa-lité à la manœuvre, il va prudemment édulcorer,pour ne pas dire maquiller, les notes confiden-tielles adressées au lieutenant général de policeBerryer, qui n’est autre que l’âme damnée dela marquise. Il est des secrets d’État qu’il vautmieux feindre d’ignorer.

Conquispar lemorceauderoiqui lui avait ainsiété apporté surun tableau, Louis XVyprit un goûttrès vif ; or il était impossible d’installer à demeurela jeunefilledans lesentresolsdupalais.Leroiétaitmarié, il avait unemaîtresse en titre, il ne pouvaitpas en plus loger à Versailles une “maîtresse ensous-titre”. L’opinion dévote aurait crié auxmœurs orientales. Là encore, les entours de lamarquise vont démontrer l’efficacité de leur com-plaisance ; son intendant Charles Collin avait reçudès 1751une jolieparcellede terrain situéeauParc-aux-Cerfs à l’angle de la rue Royale et de la rueSaint-Louis. Il y fait bâtir à la hâte unpavillon char-mantquiexiste toujours.C’est làque leroi, commetout grand seigneur de son époque, aura sa “petitemaison” où, comme le duc de Richelieu, grandlibertin devant l’Éternel, il vient se décharger dupoids de sa couronne.

La jeune Marie-Louise restera en “fonction”jusqu’à ce que la grande politique ne vienne bru-talement l’en déloger. Fragilisée par l’échec des

BustedeJeanneBécu,

comtesseDuBarry

(1743-1793).Sculptured’Augustin

Pajou(1773,muséeduLouvre,

Paris).Ladernière

favorite.

JOSSE/LEEMAGE

Le roi est ébloui. Un rendez-vousest organisé dansun lieuparticulièrement secret du château.

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La vie au palais

réformes fiscales de Machault d’Arnouvillequ’elle avait soutenues, la marquise de Pompa-dour opère vers 1755 un rapprochement tactiqueen direction du parti dévot et de la famille royale.Pour obtenir la charge de dame du palais de lareine qui doit lui assurer une position inexpugna-ble à laCour, lamarquisedoit donnerdes gagesdesa conversion. Elle fait amende honorable auprèsde son confesseur, condamne l’escalier quiconduit de ses appartements à ceux du roi et faitrenvoyer la petite O’Murphy car le rôle dans ce

“maquerellage” de celle que les filles de Louis XVaiment à surnommer « maman putain » est denotoriété publique. La jeune femme, modèle nude Boucher, est dotée, mariée en urgence à unofficier bien né, bienmismais sans fortune, et elleest envoyée au fin fond d’une lointaine province.Elle réapparaîtra,maisplus tard, aubrasde l’abbéTerray, ecclésiastique doué pour les chiffresmaispeu scrupuleux.

Il n’est pas mis un terme, pour autant, au sys-tème du Parc-aux-Cerfs car, si le Roi veut bienpermettre à la Pompadour de “se ranger” pour

des questions politiques, il n’a pas fait vœu dechasteté.

Ainsi, le 25 novembre 1755, jour où la jeuneMarie-Louise O’Murphy signe son contrat demariage avec un promis qu’elle ne connaît pas, unmystérieux prête-nom achète, rue Saint-Médéric,autre rue discrète du Parc-aux-Cerfs, un petitpavillon dissimulé derrière les hauts murs d’ungrand parc. Le véritable propriétaire n’est autreque le roi Louis XVqui revendra cettemaisonbienplus tard. La comtesse Du Barry, qui, en réalité,n’avait pas plus de vertu que les filles du Parc-aux-Cerfs, a réussi ce qui était impensable pour unefille de son espèce vingt ans plus tôt, devenir maî-tresse déclarée et être présentée à la Cour. Lamai-sonduParc-aux-Cerfs a alors perdu touteutilité. Sil’on en croit les persifleurs, c’est le château lui-mêmequi sert de lupanar.

Les libelles révolutionnaires accuseront leParc-aux-Cerfs d’être la cause du terrible “déficit”qui devait déclencher la convocation des étatsgénéraux et donc entraîner la Révolution fran-çaise. La dépense n’était, en réalité, pas si colos-sale que les pamphlétaires puis certains histo-riens aimèrent à le faire croire car Louis XV étaitsoucieuxde la gestionde ses “fonds secrets”,maisson coût pour le prestige de la monarchie fut, lui,incalculable. ● Camille Pascal

“L’Odalisqueblonde”(portrait deMarie-LouiseO’Murphy),deFrançoisBoucher (AltePinakothek,Munich,Allemagne).Peinturedegenre,libertinageetpratiquesdouteusesdes entoursdupouvoir.

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SELV

A/LEEMAGE

LamaisonduParc-aux-Cerfs a alorsperdu toute utilité. C’est le châteaului-mêmequi sert de lupanar.

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La vie au palais

« Sire, je viens rendre mes devoirs à VotreMajesté, comme le premier de vos sujets. Voici laprincipale noblesse de votre royaume, qui vient vousassurer de sa fidélité. » Le 1er septembre 1715, le ducd’Orléans vient présenter ses hommages aunouveau roi, un enfant de 5 ans.Louis XV n’est évidemment pas enâgederégner : lamajoritéroyaleestà 13 ans. Depuis longtemps, Ver-sailles bruissait de la succession deLouis XIV, son arrière-grand-père.Chaque parti s’est organisé, les unsderrière Philippe d’Orléans, lesautres autour du duc duMaine. Lepremier a 41 ans. C’est le fils deMonsieur, frère du roi. La régencelui revient de droit. Le second,45 ans, n’est qu’un des nombreux“bâtards” du défunt mais, sansdoute, son fils préféré.

DanssesMémoires, Saint-Simona dit de Louis XIV qu’il était « danssa jeunesse plus fait pour les amoursqu’aucundeses sujets ». Les fruits enseront nombreux : quatre ou cinqenfants de la duchesse de La Val-lière, sept ouhuit de lamarquisedeMontespan, selon les sources, unautre de la duchesse de Fontanges— sans compter ceux qui sont nés de diverses pas-sades. Mais, comme ses enfants légitimes, beau-coup sont morts avant que Louis XIV n’expire.Parmi les enfants mâles, seuls lui survivent le ducduMaine et son frère cadet, le comte de Toulouse,nés de ses amours avecMmedeMontespan.

Le trouble vient de cequeLouis XIV les a légiti-més et, surtout, qu’il les a faits princes du sang “àpart entière”, sur l’insistance de Mme de Mainte-non, son épousemorganatique, qui avait élevé lesbâtards du roi et s’était prise d’affectionpour eux :le duc duMaine pourrait doncmonter sur le trônede France si le jeune Louis XV venait à mourir.

LesbâtardsduRoi-Soleil

AdultèreLouisXIVn’hésita pas à légitimerplusieursde ses enfants naturels. Unedécisionquicompliqua sa succession, jusqu’àmettreenpéril la dynastie desBourbons.

Tout acquis au duc d’Orléans, Saint-Simon en faitun portrait terrible, le décrivant « comme un dé-mon, auquel il ressemblait si fort en malignité, ennoirceur, enperversitéd’âme»…

Pourcompliquer la chose,MmedeMaintenon,qui déteste Philippe d’Orléans, a manœuvré pourque le roi réduise considérablement ses pouvoirsen cas de régence. Dans son testament, Louis XIVconfie tant de responsabilités au duc du Maine(l’éducation de Louis XV et le commandement desa maison civile et militaire) que Philippe d’Or-léans, encombré d’un conseil de Régence où siè-gent aussi les enfants de laMontespan, est dessaiside l’essentieldesonautorité.LapositionduducduMaineparaît plus forte que jamais.

Elle serapourtant réduite ànéant dès le 2 sep-tembre : face au duc d’Orléans, à son talent ora-toire, à ses capacités manœuvrières, le bâtard

légitimé, trop sûr de lui, n’est pasde taille. La pièce se joue devant leparlement de Paris. En y arrivant,« M. du Maine crevait de joie, écritSaint-Simon. […]L’air riant et satis-fait surnageait à celui d’audace, deconfiance, qui perçait néanmoins età la politesse qui semblait les com-battre ». Il va vite déchanter carPhilippe d’Orléans a su s’assurerde précieux all iés, à commen-cer par les parlementaires queLouis XIVavaitmis aupas aucoursde son règne.Le Roi-Soleil n’avait en effet jamaisoublié la Fronde — celle des parle-ments, puis celle des princes — quiavait menacé l’autorité monar-chiquequand il était enfant.D’où savolonté de transformer les grandsencourtisansetderéduire lesparle-ments en les privant, en 1673, dudroit de contester un édit royalavant de l’enregistrer (le “droit de

remontrance”). Or, à quoi s’engage le duc d’Or-léanspour fairechuter sonrival ? Ilprometauxpar-lementaires de gouverner «aidépar [leurs] conseilsetpar [leurs]sagesremontrances» ! Il n’en fallaitpasplus pour les convaincre de casser le testament deLouis XIV et ruiner la positionduducduMainequine conserva, que pour un temps, l’éducation del’enfant-roi. «Ce futparacclamationsque la régencefut accordée au duc d’Orléans », écrit l’historienGeorges Bordonove (les Rois qui ont fait la France,Pygmalion).

Le Régent eut beau reprendre sa promessetrois ans plus tard, obligeant de nouveau le parle-mentdeParis à enregistrer lesdécisionsduconseilde Régence, il avait réveillé les ambitions des par-lementairesqui, tout au longduXVIIIe siècle, n’au-rontdecessede rogner lespouvoirsduroi. Jusqu’àlaRévolution. ● FabriceMadouas

“LouisAugustedeBourbon,ducduMaineetd’Aumale”(1670-1736),fils deLouisXIVetdeMmedeMontespan,peintureanonyme(vers 1675,muséedesBeaux-Arts,châteauroyaldeBlois).

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Dans son testament, Louis XIV confietant de responsabilités auducduMaineque sapositionparaît inexpugnable.

DEAGOSTINI/LE

EMAGE

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La vie au palais

C’est l’histoire d’une reine à qui l’opinion faitpayer au prix fort ses frivolités passées, aumomentoù elle était en train de s’en réformer. D’une inno-centequi,voulantconfondreavecéclatceuxquiontabusé de son nom, ne fait que donner corps à lacalomnie.D’unecrapulerierocambolesquequi,parla maladresse d’une souveraine, va alimenterjusqu’audélire lediscréditde lamonarchie.

L’affaireduCollierauraitpuresterdiscrète.Et legrandpublicneriensavoirdesentourloupesperpé-trées par une aventurière, Jeanne de LaMotte, des-cendante par la main gauche des Valois. En 1784,celle-ci croise la route du grand aumônier deFrance,LouisdeRohan.Aussimondainqu’il estdis-solu, l’évêquedeStrasbourga troqué la foipourunecrédulité bien de son époque. Or cet ambitieuxporte une croix : la détestation que lui voueMarie-Antoinette.MmedeLaMotte lui fait fort de lui rega-gner l’estime de la reine, dont elle prétend être uneintime.Onextorqueaucardinalunpeud’argent,onlui fabrique une fausse correspondance avec lareine, on lui concoctemême un faux rendez-vousavec elle. Pour tenir le rôle,Mmede LaMotte et sescomplices choisissent une courtisane du Palais-Royal,Mlled’Oliva,dotéed’unecertaineres-semblance avec la reine, qu’on accen-tueenluifaisantporterunerépliqued’une robe portée par celle-cisur un tableau de Mme Vigée-Lebrun. L’obscurité d’une nuitsans lune fait le reste et, dansun bosquet de Versailles,Rohan croit avoir converséquelques instants avecMarie-Antoinette.

Le cardinal est bien ferré.On lui soutire de l’argentcensé résoudre les difficultésde trésorerie de la reine, puison l’utilise pour mettre lamain sur un somptueux col-lier, au coût exorbitant, queles joailliers de la Couronneessayent vainement de ven-dre à toutes les cours d’Eu-rope. Marie-Antoinette elle-même a refusé de se le faire

Marie-Antoinetteetlecollierfatal

EscroquerieVersailles est le théâtre d’une rencontreentre un cardinal et uneprostituéequise fait passer pour la reine, épisode le plusrocambolesqued’une invraisemblableaffaire.

offrir par Louis XVI. Mme de LaMotte fait croire àRohanque la reine adécidéde l’acquérir à l’insuduroi : croyant faire office d’intermédiaire, le cardinall’achète à crédit, le remet àMme de LaMotte : sescomplices le revendentpierreparpierre.Mais, sen-tant un loup et craignant de ne pas être payés, lesjoailliers s’adressent directement à la reine, quitombedesnues.

AprèsuneenquêtesommairequiaccuseRohan,Louis XVI se laisse convaincre par la fureur de safemme de le confondre au grand jour. Le 15 août1785, tandis que toute la Cour attend dans la galeriedesGlaces lamessequedoitcélébrer legrandaumô-nier, celui-ci est tenude s’expliquer devant le roi, lareine et plusieurs ministres. Enfin Rohan sortdu cabinet du Conseil, livide, et un ordre claque :«Qu’onarrêtemonsieurleCardinal !»L’affront indis-pose et la noblesse et le clergé, augurantmal de lavoie que le roimalavisé a choisie pour cette affaire :au lieu de punir lui-mêmeRohan au nomde la jus-tice réservée, le faire jugerpubliquementpar lepar-lementdeParis.

L’enquêteayantrévéléquelecardinaln’estcou-pablequed’imprudence, leparlementnemanquepas cette occasion éclatante d’humilier l’autoritéroyale en l’innocentantmême de l’accusation delèse-majesté. En révoquant et exilant un Rohandûment innocenté, le roi achève d’indisposer lanoblesse.Mmede LaMotte,marquée au fer rouge,estcondamnéeàlaprisonàvie: l’opinionestpersua-dée que ce verdict ne vise qu’à couvrir la reine. Viteévadée, l’aventurière se réfugie à Londres, d’où elleinondeMarie-Antoinette de calomnies. Les libellessur l’affaire sevendentcommedespetitspains.Tantqu’elle avait traité la médisance par le mépris, lareine avait pu conserver le respect : maintenantqu’elle s’étaitmise entre lesmains du parlement et

de l’opinion, l’hostilité à son égard se laissaaller, sansmasqueetsansretenue.

À l’heure où elles s’effaçaient déjàdevant d’innombrables charités —elle fit ainsi distribuer aux pau-vres, frappés par la famine de1783-1784, la moitié de sa cas-sette—etsaprisedeconsciencede ses devoirs, l’affaire duCol-lier senourrissait de ses frivoli-tés passées pour former deMarie-Antoinette une imagefantasmée,monstrueuse, quin’allait cesser d’alimenterjusqu’en 1789 le discrédit de lamonarchie. Le 20 juillet 1792,tandis que Marie-Antoinetteest prisonnière aux Tuileries,la sentence contreMme de LaMotte sera cassée : on ne pou-vaitmieux souligner la portéerévolutionnaire de l’affaire duCollier. ● L.D.

Dans lanuitdu 11août1784,aubosquetdeVénus,dans leparcdeVersailles,une fausseMarie-AntoinetteremetaucardinaldeRohanune lettreetune rose.Le crédulecardinal étaitbien ferrépourprocurerauxescrocsle fameux“collierde la reine”.

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THE HOLBARN ARCHIVE/LEEMAGE

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La vie au palais

Le jeu a connu un engouement considérabledans la société de l’AncienRégime. Véritable outilde pouvoir à la cour du roi, il était pourtant “illé-gal”. La plupart des jeux de hasard interdits parordonnance royale y sont pratiqués en touteimpunité…par le roi lui-même !Nombre demora-listes duXVIIe siècle ont vu d’unmauvaisœil cettepassion à Versailles. Car, à partir du règne deLouis XIV, les jeux évoluent, on abandonne petità petit ceux de l’époque médiévale (échecs,dames…)pourvoir apparaître ceuxdecartes etdehasard, où de grosses sommes d’argent sontmisées. Le billard est également très à la mode,préféré au jeu de paume.

Mais cet engouement va bien au-delà du diver-tissement : il constitue un passage social obliga-toire pour les courtisans. Sous le règne du Roi-Soleil, on distingue : le jeu public, à l’occasion parexemple des grandes fêtes royales où sont organi-sés des bals populaires, des chants et des lectures ;le jeu public dit “ordinaire”, qui se déroule dans la

Àlatabledejeuduroi

DivertissementsVersailles devait distraire la Cour :avec le théâtre, les fêtes et lamusique, le jeuen a rythmé la vie. De loisir, il deviendraunmoyende supporter la cagedorée.

simplicité des salons ; et le jeu intime, où seuls lescourtisans les plus appréciés du couple royal sontconviés. À cette occasion, le roi et la reine sontaccessibles et disponibles, au point de briser cer-tainscodesdepréséance.C’estainsique lessoiréesd’“appartement”, organisées sous l’impulsion deLouis XIV et qui se tenaient trois fois par semainedans les salons des Grands Appartements, ontconsacré l’installation de la Cour au château. Pourle roi, c’était le meilleur moyen d’avoir une in-fluencepositive sur ses courtisansetd’éviterqu’ilsn’aillent dans des réunionsprivées.

Cependant, ces soirées, dont la première estorganisée en 1682, s’arrêtent au décès deLouis XIV, et le jeu devient, au fil du temps, unenjeu politique. Le trop grand appétit de Marie-Antoinette pour les jeux d’argent, de cartes et dehasard a fourni des arguments aux pamphlétairesde l’époque révolutionnaire. Le même reprochesera fait à Louis XVI : la construction du salon desJeux a sérieusement augmenté les dépensesroyales.

Progressivement, le divertissement corres-pond à une recherche d’intimité. Louis XV romptavec la tradition des grands jeux publics, préfé-rant désormais jouer à l’occasion de dîners enpetit comité. Louis XVI, qui préférait lui aussi uneCour restreinte pour s’adonner à ces plaisirs, ferademême.

Au-delà de l’aspect purement ludique, les jeuxdu roi sont des moments privilégiés où les courti-sans peuvent approcher plus simplement lemonarque pour s’entretenir avec lui de manièreinformelle. Ils sont l’une des démonstrations lesplus ostentatoires du faste de la vie de Cour à Ver-sailles. ● PierreDumazeau

Le jeuàlaCour,auXVIIIe siècle.Actepolitique,distraction…oumoyenderendresupportablela viedans“cepays-cy”.

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Àcette occasion, le roi et la reine sontaccessibles et disponibles, aupointdebriser certains codes depréséance.

THEARTARCHIVE/AFP

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La vie au palais

AuXVIIe siècle, l’eaune jouait qu’un rôle secon-dairedans l’hygiènepersonnelle, et le journaliste etmédecin du roi Théophraste Renaudot (1586-1653)assuraitmême :«Lebain,hors l’usagedelamédecineenunepressantenécessité,estnonseulementsuperflumais très dommageable aux hommes. […] Le bainextermine le corps et, le remplissant, le rend suscepti-ble de l’impression desmauvaises qualités de l’air.[Il]emplit la têtedevapeurs.»

Louis XIV était le seul à disposer d’une salle debains, il eut même un “appartement des Bains”,qu’il se fit aménager sous les salles de l’État. Maiscontrairement à ce que l’on pourrait croire, ce lieuétait plus utilisé commeune salle d’exposition quepour la toilette. Du reste, lamajestueuse baignoireoctogonale finiraenbassindans les jardins.

« La toilette de Louis XIV, décrite par le duc deSaint-Simon,met en évidence l’absence de l’eau. Leseul rituel de lavagequ’observe leRoi-Soleil consiste àse rincer lesmains avec de l’esprit-de-vin. C’est que latoiletteauXVIIesiècleobéitàdetoutautresrepèresqueles nôtres. Elle cherche précisément à éviter l’eau,considérée commenocive,mais elle fait, en revanche,une très largeplaceauxproduits odorants. » (AnnickLe Guérer, « Les parfums à Versailles aux XVIIe etXVIIIe siècles. Approche épistémologique », dansOdeurs et Parfums, éditions du Comité des travauxhistoriqueset scientifiques, 1999.)

ÀlasuitedelapestenoireauXIVe siècle, lesmédecinscom-mencent à formuler leursinquiétudes quant à l’eau, esti-mant que cette dernière dilateles pores de la peau, favorisantainsi les infections. Cette craintede l’eau et du bain augmente auXVIe siècle et arrive à son apogéeau XVIIe. Les produits aroma-tiques sont, de ce fait, chargés deremplacer l’eaudans la toilette. Leroi (qui n’était pas si sale qu’onpourrait lecroire)sechangeaitcinqfois par jour, il préférait donc la toi-

L’hygiènedelaCour

PestilentielDurant le règneduRoi-Soleil, on camoufleles odeurs enusant d’artifices, tels le parfumou les poudres, et on adopte la toilette sèchecroyant l’eaunocivepour le corps…

lette sèche et se parfumait à la fleur d’oranger. « Lapropreté de notre linge et l’abondance que nousenavons valentmieux que tous les bains dumonde »,écrivaitCharlesPerrault en 1688.

Demême, outre les fosses d’aisances, situéessous les appartements de la famille royale, il n’exis-tait aucune autre installation sous les ailes nord etsud, làoùlescourtisansétaient logés.Les3 000per-sonnes résidant à Versailles devaient donc se satis-faire des deux toilettes publiques qui y avaient étéaménagées ! Il arrivait fréquemment que les courti-sans déversent le contenu de leur pot de chambrepar les fenêtresduchâteau…Versaillesétaitbienunpalais sale : les excréments qui jonchaient le sol descours et des jardins en faisaient une véritable infec-tion. Ilexistaitaussides lieuxàusagepublic telles les« latrines derrière l’encoignure du grand escalier »—celui des Ambassadeurs — ou bien les « coulettes despierresàurinerdesgaleriesde lagrandeaile».

Le roi disposait de ses lieux d’aisances person-nels (ou pot de chambre) — vase en céramiqueencastrédansunsiègeplusoumoinsconfortableouélégantappelé“chaisepercée”—,où,entourédesessujets, il continuait ses conversations.

Le véritable problème restait l’évacuation deleur contenu.Deuxofficiers du roi portant le titrede “porte-chaise d’affaires” avaient pour fonc-

tion de lui fournir les serviettes de linge fai-sant office de papier toilettes et de le viderune fois que les médecins royaux avaientdaigné venir inspecter « ces dernièresmisères auxquelles il a plu à la mère Na-ture de nous assujettir », selon unmémo-rialiste de l’époque.

Le Grand Siècle, embaumé depatchouli, de jonquille, dejasmin, de fleur d’oranger,d’effluves d’ambre, demusc,decannelleet tutti quanti, onse demande encore pour-quoi ce “palais pestilentiel”n’avait pas réussi à chasserles odeurs qui l’envahis-saient ! ● FlorenceBinoche

LabaignoireoctogonaledeLouisXIV,maintes foisdéplacée etactuellementà l’Orangerie.Enbasunechaisepercée.Si leRoi-Soleilrecevait sursa “chaised’affaires”,LouisXVpréféraitl’intimitéd’un“cabinetd’affaires”audécor raffiné.Sous sonrègne,apparurentles “cabinetsde chaiseà l’anglaise”,équipésd’une sortede chassed’eau.ÀpartirdurègnedeLouisXV,roi aimantles sciences,cabinetsde toilette etcanalisationscommencèrentàapparaîtreauchâteau.

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Le roi se changeait cinq fois par jour,se rinçait lesmains avecde l’esprit-de-vinet se parfumait à la fleur d’oranger.

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Du malheur d’avoir de l’esprit. Le titre de lapièce d’Alexandre Griboïédov (1794-1829) résumeàmerveille l’injustice faite à Versailles, cœur bat-tant de la monarchie française : « Plus que danstoute autre cour européenne, chaque courtisan vou-lait ici briller par son éloquence ; “le bel esprit”régnait. Ce briomêmea occulté la qualité des débatsqui se tenaient à Versailles, transmettant à la posté-rité l’image d’une cour plus superficielle et dispen-dieuse que savante », résume Béatrix Saule, direc-t r i ce généra le du musée des Châteaux deVersailles et Trianon, et qui fut commissaire del’exposition“Sciences&curiositésà lacourdeVer-sailles”. « On a retenu plus que de raison, poursuit-elle, le faste du pouvoir royal, l’apparat et l’oisivetéqui y prévalaient, alors que la Cour fut aussi, dès lafin duXVIIe siècle, un haut lieu de recherche scienti-fique française et européenne. »

De l’installation de Louis XIV à Versailles, en1682, à la tragique journée du 6 octobre 1789 quivoit la famille royale ramenée aux Tuileries, cen’est r ien de moins qu’une révolut ion dessciences et des techniques qui, sous l’influencedécisive des trois derniers rois qui ont habité lechâteau, s’est opérée. À la fois homme de guerreet protecteur des arts, Louis XIVne fut certes pas,à titre personnel, le plus passionné par lessciences. Il n’en eut queplus demérite à en recon-naître le rôledéterminant dans l’édificationd’unesociétémoderne.

LelaboratoiredesroisLelaboratoiredesrois

ScienceL’exposition “Sciences& curiosités à la cour deVersailles”, en 2010-2011, a chamboulélemythed’un lieudepouvoir exclusivement voué au rayonnement des arts. Lepalais denosderniers rois fut aussi un formidable carrefour de la connaissance sous toutes ses formes.

«Sonéducation, raconteBéatrix Saule,avait étécelle d’un souverainde son époque. Les savoirs privi-légiés n’étaient pas les disciplines scientifiques — àl’exception de la géographie et de la géométrie pourleur importance enmatière stratégique et dans l’ar-chitecturemilitaire —,mais la religion et l’histoire. »Le Roi-Soleil fut cependant le premier à compren-dre combien il était profitable à l’État de soutenirl’innovation en créant, en 1666, l’Académie dessciences, dont lesmembres percevront une rému-nération annuelle. « Cette Académie n’a alors paspour vocation de récompenser des parcours loua-bles ; les académiciens sont tous actifs dans leursrecherches et doivent rendre compte de leur exper-tise », précise la directrice générale.

« Grâce à la présentation annuelle des publica-tions de l’Académie des sciences devenue l’instru-ment de la science officielle, le roi contrôlait les tra-vaux qu’il avait subventionnés. Ce choix politiquefavorisa l’essor de l’ingénierie, la géographie, lessciencesmédicales, la physique… », observe Cathe-rineArminjon, conservateurgénéralhonorairedupatrimoine. Réorganisée en 1699, l’Académie dessciences se structure autour de six disciplines : lagéométrie, l’astronomie, la mécanique, l’anato-mie, la botanique, la chimie.

Les étapes de la création du domaine de Ver-sailles contribuèrent à consacrer nombre d’avan-cées scientifiques (en hydraulique, géodésie etbotanique, en particulier). Grâce, notamment,

“LouisXVIdonnant sesinstructionsaucapitainedevaisseauLaPérouse”pour sonvoyaged’exploration,deNicolasAndréMonsiau(1817, châteaudeVersailles).

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aux grands travaux de circulation de l’eau, l’empi-rique devient scientifique. « Tout un ensemble depompes, d’aqueducs, de réservoirs et d’étangs artifi-ciels est alors créé, raconte Catherine Arminjon. Lamachine deMarly, élément le plus spectaculaire dusystème, repose sur des principes techniquesmaîtri-sés depuis le début du XVIe siècle, mais pour la pre-mière foismis enœuvredansde tellesproportions. »

Créé pour fournir les tables royales et agrandijusqu’à 9 hectares dans les années 1680, le jardinfruitier et potager devient aussi, sous la directionde La Quintinie, un savoureux champ d’expé-riences inédites, introduisant la culture de l’as-perge, du melon ou de la figue sous d’immensescloches en verre.

Mais avec Louis XIV, la collaboration dessciences et du pouvoir est aussi stratégique.L’astronome Jean-Dominique Cassini met à profitses connaissances pour redessiner une carteexacte du royaume, jusque-là fortmal représenté.L’entreprise est colossale : lancée dès 1684, elle nesera achevéequequatre générationsplus tard, à laveille de la Révolution (elle sera utilisée par l’As-semblée constituante pour mettre au point ledécoupagedes départements).

Louis XIV instaure aussi à Versailles la “pré-sentation au roi” des découvertes ou des inven-tions lesplus importantes, procédurequi n’est passanspréfigurer celle denosmodernes prixNobel.

Dans le même temps, l’éducation des princescommence à changer. Pour la première fois, eneffet, ce sont des académiciens qui vont enseignerles sciences aux enfants de France. Le Grand Dau-phin suivra ainsi, à Versailles, l’enseignement deplusieurs disciplines scientifiques, avec notam-ment, comme professeur demathématiques, l’as-tronome danois Römer, connu pour ses observa-tions des éclipses (il travailla à l’Observatoire deParis àpartirde 1671) et ses travauxsur lavitessedela lumière.

« La géographie et l’astronomie sont alors consi-dérées comme les reinesdes sciences », rappelle Béa-trix Saule. Ce sont là les domaines de prédilectionde Louis XV, prince savant avec qui la Cour seratout acquise aux sciences et à ses travaux pra-tiques, notamment à Trianon, transformé en cen-tre de recherche, ou dans le laboratoire de chimiedu roi créé dans les Petits Appartements de la courdesCerfs.

L’éruditionet les compétences scientifiquesdeLouis XV s’expliquent par l’exigence de l’éduca-tion qu’il reçut. Une toile anonyme (école fran-çaise du XVIIIe siècle) le représente enfant — âgéd’environ 7 ans — recevant une leçon de sciences,en présence du cardinal de Fleury et du Régent.

« L’éducationmathématique de Louis XV est d’unniveau élevé. Elle tient de ses professeurs qui furentexcellents,mais surtout de la volonté duRégent et deVilleroy », explique l’historienne Pascale Mor-michedansDevenirprince, vaste récit reprenant sathèsepionnière sur l’éducation et la formationdessouverains auxXVIIe etXVIIIe siècles.

Passionné de cartographie et de géographiedès l’âge de 7 ans, Louis XV étudie assidûment lesmathématiques et l’astronomie à partir de 11 ans,puis aborde lamédecineet labotanique.Cettepas-sion pour les sciences ne le quittera jamais.Entouré de savants dans le salon de la Paix à Ver-sailles, il suit l’éclipse de 1722 avec la plus viveattention. Il expérimente aussi un demi-cercleastronomique en présence de Cassini et, un peuplus tard, offre à son beau-père, le roi StanislasLeszczynski, un spectaculaire microscoped’AlexisMagny.

À partir du règne de Louis XV, les collectionsd’objets précieux ne sont plus constituées priori-tairement de toiles de maître et de sculptures,mais d’instruments scientifiques parmi les plusinnovants et les plus esthétiques, qui restituentparfaitement le niveau de savoir alors atteint,ainsi que l’atteste la fameuse pendule astrono-mique de Passemant, chef-d’œuvre du genre, quiindique l’heure, la date et le quartier de la Lunejusqu’en…9999.

« Louis XV compte parmi les princes les plus ins-truitsdesontempsetsacultureestnettementàdomi-nante scientifique. Il nemanque aucun événementastronomique, consulte les cartes de sa galerie degéographie, herborise à Trianon. Hanté par lamortdepuis son enfance tragique, il assiste aux dissec-tions désormais très prisées à la Cour », souligneBéatrix Saule. Captivé par les progrès de la méde-cine, il choisit La Martinière comme premier chi-rurgien du roi et appelle auprès de lui Daviel, pre-mier spécialiste de l’opérationde la cataracte.

Surtout, son intérêtpour lesdisciplines scienti-fiques profite à l’ensemble de la société. C’est sousson règne, en effet, que naissent nos prestigieuses

Les sciencescôtéCour.Graphomètrede la finduXVIIe siècle.u

L’érudition et les compétencesscientifiques deLouisXV s’expliquentpar l’exigencede l’éducationqu’il reçut.

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u grandes écoles : Ponts et Chaussées (1747), Géniemaritime (1741), Géniemilitaire (1748)…

C’estencoresoussonrègnequeVersailles s’ou-vre à de nouvelles disciplines, dont la zoologie.Conservé au Muséum national d’histoire natu-relle, le célèbre rhinocéros de Louis XV témoigned’un XVIIIe siècle fasciné par les espèces exo-tiques. Dans sa monumentale Histoire naturelle,Buffon — qui a pour protectrice Mme de Pompa-dour — consacre plusieurs textes à ces espècesindigènes qui peuplent le zoo royal. De 1749 à 1751,est installée à Trianon une nouvelle ménageriedomestique, destinée tant à des fins alimentairesquegénétiquespuisqu’onypratique lecroisementdes races.

Dans le jardin potager, les investigations sepoursuivent et le jardinier Duchesne parvient àfaire fructifier unpied de fraisier duChili. Surtout,Louis XV décide, en 1750, d’aménager à Trianonde nouveaux jardins, dont il confie la direction àClaude Richard, horticulteur et spécialiste desserres chaudes, qui va établir avec son fils Antoinela plus grande collection botanique d’Europe,riche de 4 000 variétés. À Trianon, toujours,l’agronomievoit le jouravecdesexpériences sur lacorruption du blé, la nielle, puis, par extension,sur la culture du trèfle.

Dans le bâtiment jouxtant la Petite Écurie, l’artde l’hippiatrie, préfigurant la médecine vétéri-naire, occupe les esprits.

C’est encore sous Louis XV que le chimistePierre Joseph Macquer va présenter une innova-tion scientifiqueauxconséquences“industrielles”importantes, puisqu’il s’agit de la fabrication de laporcelaine dure, qui fera le succès de la Manufac-ture de Sèvres.

Avec l’expérience de l’électricité, menée le14 mars 1746 dans la somptueuse galerie desGlaces, rapportée et illustrée dans de nombreuxdocuments iconographiques, une nouvelle modefait rage : la “science spectacle” qui sensibilise lepublic aux disciplines expérimentales. Cetteexpérience dite “de la décharge enchaînée” futréalisée devant le roi et la Cour, puis répétéedevant 240 participants qui tressautèrent sousl’effet de la décharge.

En 1764, c’est aussi devant Louis XVque l’abbéJeanAntoineNollet et Benjamin Franklin confron-tèrent leurs théories sur l’électricité et s’enga-gèrent dans une vive polémique. Comme d’autresillustres membres de l’Académie des sciences,l’abbé Nollet est désigné pour enseigner. Jadis

chargé de l ’éducat ion du Dauphin, f i l s deLouis XV, il est nommé, en 1758, maître de “phy-sique des enfants de France”, dont le futurLouis XVI. Il crée, dans l’hôtel des Menus-Plaisirs,uncabinetdephysiquedestinéàceux-ci et élaborepour eux de multiples instruments à vocationpédagogique.

Les instruments scientifiques dédiés à l’ap-prentissage furent nombreux tant sous le règnedeLouis XV que sous celui de Louis XVI : à côté desmaquettes et des armées miniatures réaliséesdepuis longtempspour lesenfantsde laCouronne,apparaissent des traités scientifiques dédiés auxjeunes princes, des globes “pédagogiques”, deséquerres ou jeux de figures géométriques. Le seul

Le “LouisXV”,maquettedevaisseauà3pontset 110 canons(avant 1720)présentéeau jeuneroipourson initiationaux“chosesde lamer”(muséenationalde laMarine).

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“Sciences& curiositésà la courdeVersailles”,cataloguede l’expositionde 2010-2011,sous la directiondeBéatrix Sauleet CatherineArminjon,coéditionRMN-Établissementpublic dumuséeet dudomainedeVersailles,280pages, 45 €.

“Versailleset les Sciences”,deCatherineArminjon,Gallimard,coll. “Découvertes”,48pages, 8,55 €.

“Devenir prince”,dePascaleMormiche,CNRSÉditions,646pages, 12 €.

Apparaissent des traités scientifiquesdédiés aux jeunesprinces, des globes“pédagogiques”,des jeuxdegéométrie.

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inventaire du cabinet de physique deNol let pour les enfants de Francerecense 200pièces !

Avec un tel apprentissage, on nes’étonne guère que, à l’instar de songrand-père, Louis XVI fût un amateuréclairé de sciences. L’image de “petitserrurier” qu’on lui attribue de ma-nière caricaturale est vite écornée, tantil brilla par ses compétences person-nelles dans les cabinets scientifiquesqu’il se fit aménager à Versailles, etdont l’éclectisme force le respect :génie mécanique de son temps, il dis-pose, dans les étages, de dix labora-toires, ateliers et bibliothèques, dontun cabinet de chimie, une galerie dephysique, un cabinet d’artillerie, ainsique deux pièces accueillant ses cinqtours et une forge auprès des ateliers deserrurerie et demenuiserie.

L’inventaire de ses cabinets privésatteste ainsi tant de son intérêt person-nel que de sa volonté de hisser au plushaut la puissance militaire et indus-trielle de la France. Il avait une passionpersonnelle pour la marine, l’horloge-rie ou la mécanique à travers, notam-ment, des pièces rares de ses collec-t ions d’ob je ts sc ient i f iques et decuriosités. « Il n’avait riend’un laborieuxamateur de mécanisme de serrures ; etavait tout l’esprit d’un ingénieur douépour lesmathématiques, lamécanique etl’établissement de cartes, souligne CatherineArminjon. Il était, aumoins dans le domaine scien-tifique, un homme de son temps qui se passionnaitpour la géographie et l’exploration de nouvelles

terres depuis sa lecture, dans le texte, duvoyage de Cook. » On songe aussi, biensûr, à l’expédition du comte de La Pé-rouse, aux préparatifs de laquelle le roiapporta ses compétences enmatière decartographie.

L’événement scientifiquemarquantdu règne de Louis XVI reste incontes-tablement l’ascension de l’aérostat desfrèresMontgolfier, le 19 septembre 1783,devant la famille royale, la noblesse et denombreux princes étrangers et diplo-mates, à Versailles. Le premier vol aéro-statique de l’Histoire ! La présence desscientifiques à la Cour devient, alors,encore plus marquée qu’auparavant.« Beaucoup de savants fréquentent Ver-sailles, tous ceux qui s’exercent dans dessciences appliquées forcément coûteuses yont intérêt, explique Béatrix Saule. LaCour rassemble à Versailles des capitauxpublics et privés, et offre de multiplesopportunités pour faire avancer la re-cherche. L’image du savant retiré dumonde est loin de correspondre à l’élitescientifiqueduXVIIIe siècle. »En effet, beaucoup de nos meilleurssavants furent aussi d’habiles courti-sans. Ainsi les encyclopédistes Diderotet d’Alembert se retrouvaient-ils sou-vent dans l’entresol du médecin deMme de Pompadour. On pourrait aussiciter Buffon, ou encore Émilie Du Châ-telet, première femme scientifique

française et égérie de Voltaire, qui profita,comme tant d’autres, de l’appui de la cour deVersailles pour poursuivre ses expériences dephysique. ● Virginie Jacoberger-Lavoué

Pendule“de lacréationdumonde”présentéeàLouis XVen1754.Àdroite :baro-mètreréaliséparl’opticienToré,sculptéparJean-JosephLemaire(1776).Ci-dessous :globecélestemouvant.Enbas :globeterrestre indi-quant lesreliefssous-marinset lavoûtecéleste (1786).

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La monarchie agonise à Versailles sous unepluie battante. Le roi siège au château, à l’abri destumultes parisiens, depuis cent sept ans et cinqmois. Louis XIV s’y est installé avec la Cour le 6mai1682 ; Louis XVI va le quitter ce mardi 6 octobre1789.Deuxmoisaprès lanuitdu4Aoûtet l’abolitiondes privilèges, six semaines après l’adoption de laDéclarationdesdroitsde l’hommeetducitoyenparl’Assembléenationaleconstituante.

Lepays tremble sous les accèsdeviolencesetdemouvements de grève qui coupent les approvision-nements de la capitale. La fièvre monte. On crieénormément à l’Assemblée qui siège aussi à Ver-sailles, on complote à Paris et au Palais-Royal où leduc d’Orléans distribue beaucoup d’argent. Enquelques semaines, dit Taine (les Origines de laFrance contemporaine), s’est formé « un abcèsénormequi vapercer », « un foyer purulent » qui dis-sout toute résistanceà laRévolution.

C’estpourtantparunacted’autoritéquecetépi-sode final commence : par le rappel à Versailles durégiment de Flandre, une unité d’unmillier de fan-tassinsdel’infanteriedeligne,réputéspour leurdis-cipline et leur loyauté. Ils arrivent de leurs canton-nements du Nord le 23 septembre pour prendreleurs quartiers à Versailles. Le jeudi 1er octobre, lesgardesducorpsduroi, soldatschargésdelasécuritérapprochée dumonarque, offrent un banquet enleur honneur. On chante et on boit. Beaucoup. Leroi et la reine se joignentà la fête.On fouleauxpiedslacocardetricolore.Etlanouvelleserépand,deVer-sailles à Paris. Elle est imprimée dans les journauxdu dimanche 4. Le lendemain, l’Ami dupeuple ap-pelle à l’insurrection. Et, comme par le fruit duhasard, une foule se rassemble aussitôt, non pasinformeet spontanée,mais organisée et déchaînée.Ce sontdes femmes !Des femmes,parceque l’onnetirepas surune foulede femmes…

Lebutde l’expéditionquiseprépare,c’estVer-sailles : iln’yaplusdepainàParis,onvaendeman-derauroi et à la reine.Derrièrecette intention, s’englisse une autre : ramener le roi à Paris et, s’il serévèle « incapable », le remplacer par un régent…Ces femmes, on les appellera des “poissardes”,elles proviennent de tous les milieux, de la scènecomme des trottoirs, ce sont des blanchisseuses etdesmendiantes, fanatiques et intrigantes à l’imagede celles qui hurlent dans les tribunes de l’Assem-

Lepeuples’empareduroi

RuptureLe 5octobre 1789 se formeàParis un cortègede femmes. “Pour aller chercher le roiàVersailles”…Une insurrection concertée. Conseillé parNecker, LouisXVI cède.Le 6, lamonarchie quitteVersailles pour toujours.

blée. En quelques heures, ce 5 octobre, elles sontbientôt de7 000à8 000.

Ellessedirigentd’abordsous lapluievers l’hôteldevilledeParis.Toutestouvert.Ellesenvahissent lebâtiment, y pillent des armes, y recrutent des com-plices. Un cortège se forme, soutenu par plusieurscentaines d’hommes et suivi par des journalistes.Personne ne les arrête. Il y a pourtant beaucoup detroupespourassurer lemaintiende l’ordreàParis—les 20000 hommes de la garde nationale, sous lesordres du généralmarquis de La Fayette, tout au-réolé de sa gloire américaine.Mais celui-ci n’est paslà quand les poissardes prennent la route de Ver-sailles. Il n’apparaît queplus tard, faisant dire au roiqu’il arrive lui aussi àVersailles,maispouryassurerlebonordreet lapaix.

Lamarche des femmes atteint la cité royale à latombée du jour par l’avenue de Paris. Exténuées,trempées et très excitées, elles font une premièrehalte dans l’immense salle de l’hôtel des Menus-

Plaisirs où se sont réunis les états généraux et où setiennent désormais les 1 200 députés de l’Assem-blée nationale. Elles viennent les interpeller etchercher un abri. Énorme chahut. Pendant cetemps, le châteauaétéplacé sousprotection, selontoute apparence, défendu par trois rideauxd’hommes, gardes du corps à cheval, fantassins durégiment de Flandre, gardes suisses. Mais ceshommes n’ont reçu ni cartouches ni consignes derigueur.

À l’Assemblée se constitue dans l’urgence unedélégation, quelques députés et les meneuses ducortège féminin, en vue d’obtenir audience du roi,tandis que des centaines de femmes tentent de for-cer lebarragede la garde. Le roi tient conseil depuisl’après-midi avec le gouvernement qu’il a remanié.Deux hommes clés : Necker aux Finances, Saint-Priest à la Maison du roi, c’est-à-dire à l’Intérieur.Celui-ci a vu venir la tempête : il a son plan. Il a pro-posé au roi de se transporter avec famille etminis-tres à Rambouillet, de fermer les ponts de Neuilly,de Saint-Cloud et de Sèvres. Mais Necker, l’ami deLa Fayette, n’est pas de son avis : il s’est ditconvaincu qu’en prenant cesmesures, on allait à la

Échauffourées. Coupsde feu.Onveut le roi, on veut la reine, on veutlui arracher le cœur, on veut du sang !

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La vie au palais

guerre civile. Le roi s’est rangé à ses raisons. On neferapascouler le sang.

Et ilvarecevoirdans lasoiréequelques-unesdesfemmes venues de Paris enmême temps que desdéputés. Il accepte de signer les articles de la Décla-ration des droits de l’homme, de faire distribuerdu pain, de la farine et d’en faire porter à Paris.Louis XVI se rassure. Et La Fayette, parvenu entre-temps au château avec ses gardes nationaux,obtient du roi de ramener le calme en faisant rem-placer les gardes du corps et le régiment deFlandrepar ses hommes. Alors que desmilliers de femmes,plus oumoins ivres, se réfugient dans l’hôtel biennommédesMenus-Plaisirs, d’autres envahissent lechâteau, à la faveur de la nuit et de la dispersion dumaintien de l’ordre, dans les conditions que l’onimagine.Les lumières s’éteignentdans lepalais.

Le chaos et le désordre reprennent à l’aube dumardi6octobre.Échauffourées.Coupsdefeu.Deuxgardes du corps sont tués. On veut le roi, on veut lareine,onveut lui arracher le cœur,onveutdusang !EtLa Fayetten’estpas là, luiquidevait garantir l’or-dre… Pour calmer le délire de la foule, le roi et lareine se décident à apparaître au balcon de leursappartements. La Fayette arrive à temps pour lesprotégeretsemontrer. Ilbaiserespectueusement lamain deMarie-Antoinette. Les hurlements se chan-gent enacclamations soudaines et enuncri : «Leroià Paris ! »Que peut faire le roi ? Plus rien. Il est pri-sonnier des gardes nationaux de La Fayette et du“fleuve populaire” quimonte vers le château. Il neresteplusqu’àpréparer lesbagages.

Enmilieudematinéeet toujours sous lapluie, lecanon salue le départ du cortège « hideux et gro-tesque », selon l’historien Pierre Gaxotte ; composéd’une foule débraillée, de gardes nationaux en dés-

ordre et des têtes des gardes du corps brandies aubout de piques, il semet enmarche vers Paris, en-cadrant le carrosse royal. Ces 10000 à 20000 per-sonnesmettrontseptheurespourgagnerlacapitale.L’histoirede lamonarchiese refermesurVersailles.

L’épisode pose tout demême quelques ques-tions sur les rôles joués par le duc d’Orléans,La Fayette et Necker. Laurence Chatel de Brancionet Patrick Villiers en font la recension dans leur bio-graphie de La Fayette (chezMonelle Hayot). Com-ment se fait-il, disent nos historiens, que l’Hôtel deVille n’ait pas été gardé le 5 octobre ? PourquoiLa Fayette a-t-il été deux fois en retard? Quel jeu a-t-il fait jouer à la gardenationale? Peut-on admettrequ’il n’y ait pas eu de plan de sécurité pour le châ-teaudeVersaillesetque lesgrillesaientétéouvertesle 6 octobre ? que La Fayette ait laissé lui-même leterrain libre sans dispositif demaintien de l’ordre?et quece soit lui que la foule venuedeParis acclameaubalconenmêmetempsque leroiet lareine?Celafait déjà bien des énigmes que les concours duhasardnesuffisentpasàexpliquer.

Le duc d’Orléans, soupçonné d’avoir voulus’installer comme régent, va préférer partir pourLondres plutôt que de fournir d’utiles explica-tions. La Fayette, lui, va se défendre d’avoirpensé se servir de ces événements pour devenirlieutenant général du royaume, en faisant ouvriruneprocédure criminelle au tribunal duChâtelet.Elle ne répondra pas à ces questions. Mais elleéclairera le propos de Mirabeau disant au comtede La Marck le 7 octobre, lendemain du retour duroi aux Tuileries : « Oui, tout est perdu ; le roi et lareineypérirontet, vous leverrez, lapopulacebattraleurs cadavres… » ● François d’Orcival

“LouisXVIetMarie-AntoinettequittentVersailles”,de JosephNavlet.Lepouvoirdésertaitdéfinitivementle château,sous laconduitedespoissardesdesHalles,parmilesquellesdeshommestravestisen femmes.

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Comme ils semblent petits en comparaison.

Tous les régimes qui ont succédé à la monarchie

ont tenté d’asseoir une part de leur légitimité

autant que de leur image sur les vestiges d’un ordre défunt…

sans en approcher la grandeur.

L’héritagedes ombres

CharlesdeGaulle, dans sonhabit deprésidentde laRépublique.Le seulàavoir compris qu’unpays estun longenracinement,

seprojetantaussi dans l’avenir grâceàdes signesoudes symboles.À l’arrière-plan, lagaleriedesGlaces,

undes lieuxde lagloireduroi et de lapermanencede l’État. PHOTOS:J

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Le5octobre 1789,MmeReineAudu,émeutièresubventionnée, quitta Paris pour Versailles. Ellearriva dans l’après-midi. Le roi était à la chasse, lareine à Trianon. De retour au palais, Louis XVIhésita à gagner Rouen avec les siens, reçut Neckeret écouta La Fayette venu, sur le coup deminuit,protester d’un dévouement d’autant plus intan-gible qu’il nedébouchait jamais sur quoi que ce fûtde concret. À l’aube, les gardes françaises ouvri-rent les grilles ; le soir, la famille royale couchaitaux Tuileries. Dans l’intervalle, la foule avaitenvahi les cours et les appartements. En quelquesheures, tout était terminé ; un carrosse emportaitla monarchie. La Révolution était en marche,accompagnéedes immortels principes car, en têtedu cortège, sous une pluie battante, chevau-chaient La Fayette et le comte d’Estaing. Autour,les femmesbuvaient et leshommeshurlaient, puisils changeaient de rôle.Onmit sept à neuf heures àgagner Paris. Pourtant, Louis XVI avait dit aucomte de La Tour du Pin : « Tâchez de me sauvermonpauvreVersailles. »Ce fut l’œuvredeBerthier,Louis Alexandre, le futur prince de Wagram. Ilcommandait en second la garde nationale, aimaitl’ordre et les bâtiments.

Versailles avait 50 875 habitants, tous monar-chistes. Le château fut fermé et assista, muet, aux

Legrandsommeil

DestinVersailles a cessé d’être la capitale de la France le 6octobre 1789. L’histoire du châteaun’a plus alors été que celle d’unpalais déclassé dansunmonde troppetit pour lui.

premières exécutions de 1792, à l’arrivée des prê-tres assermentés et à la transformation du GrandCommun en manufacture d’armes. Le conseilmunicipal avait interdit qu’on touchât auxemblèmes, auxdécorations, aux fleurs de lys.

Après le 10 août 1792, on en effaça quelques-unes,mais le conseil tint bon et, en septembre,l’Assemblée législative vota une motion mi-chèvre mi-chou : les collections royales seraienttransportées au Louvre, lesmeubles de Versaillesseraient vendus sur la suggestion de Roland,maisle palais ne serait pas détruit. Les Anglais se ruè-rent. Par bateaux entiers, lemobilier deVersailleset de Saint-Cloud partit pour Buckingham et SaintJames. Il y est toujours et fait l’admiration des visi-teurs français, tous républicains. La Conventionreçut le conseilmunicipal. Il plaida qu’un châteauvide offensait l’esprit. En 1793, un premier lot detableaux, dits “de l’école française”, retrouva lechemin de la Grande Galerie et du premier étage.Des ateliers, des expositions (on disait : dessalons) occupèrent le salon d’Hercule ou la salledes Gardes.

André Chénier, réfugié près du parc, chanta lamélancolie des lieux : «Tout a fui ; des grandeurs tun’es plus le séjour. / Mais le sommeil, la solitude, /

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L’héritage des ombres

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Dieux jadis inconnus, et les arts, et l’étude / Compo-sent aujourd’hui ta cour. » Le Grand Canal était enprairie, les braconniers prenaient les lapins au col-let, onplanta des pommiers.

Le Directoire, qui avait du goût, imposa leretour au“style deLe Nôtre” et, en 1797, ondonnaàVersailles une fête pour la réceptiond’un ambas-sadeur du Grand Turc. Le palais était sauvé : « Ceserait à regret que le gouvernement verrait le vanda-lisme voter l’anéantissement de cet ensemble dechefs-d’œuvre. » (Rapport présenté au Conseil desAnciens en 1798.) On se contenta d’installer dessalles de classe dans les ailes des Ministres et dedonner les Grandes Eaux en l’honneur du régime.De temps à autre, on ouvrait l’Opéra, on plantaitdes fleurs exotiques, on décidait d’élever desabeilles : l’imagination des révolutionnaires res-semblait beaucoup à celle de l’administrationLang, et, comme elle, se heurtait au bon sens desVersaillais et de leurs édiles. Ainsi alla-t-on jusqu’àNapoléon.

L’Empereur n’aimait pas Versailles, dont lagloire était plus ancienne que la sienne. Enconquérant typique, il rêva demeubler le parc de« panoramas enmaçonnerie » voués aux bataillesqu’il avait gagnées. Nul doute qu’il eût trouvé sonAlbert Speer en la personne de Fontaine, quiinventa de refaire le château “à l’antique”, maisl’argent manquant, l’Empereur dut se contenterduTrianon ; il le fit restaurer et s’efforça de rache-ter les parties du domaine qu’on avait vendues àl’encan ; il le reconstitua sur 944 hectares, collades “N” partout et vint y dormir trois fois par an.

En 1814, l’impératrice, le roi de Rome et JosephBonaparte rasèrent les grilles du château. Ilsfuyaient Paris. Le 31 mars, les Prussiens occupè-rentVersailles— cequi allait devenir une traditionallemande. Marmont y licencia son armée le5 avril et, le 11, la garde nationale, toujours fermedans ses convictions, prit la cocarde blanche. Oncria : « Vive le Roy ! » Cependant, Louis XVIII pré-féra les Tuileries. C’était foutu. Aux Cent-Jours, ilen repartit pour Gand, puis revint avec les Prus-siens poursuivis par Davout et Exelmans, quin’étaient pas encore des boulevards, mais desmaréchaux acharnés à combattre. Exelmans vou-lait brûler Versailles et son château, mais il n’eutpas le temps. Napoléon quitta la scène. Le généralvon Bülow fit jouer les Grandes Eaux. Après quoile château retrouva le silence et tout le mondes’endormit.

Les voyageurs et les écrivains — ce sont sou-vent les mêmes — qui traversèrent la ville auXIXe siècle sont tousmontés au château parmi lesrues graves et silencieuses. La place d’Armes estdéserte, l’herbe pousse entre les pavés et la « Belleau bois dormant » (Bersot), la “ville morte” entou-rée de forêts, veille son cercueil vide. Les rois nereviendront jamais, sauf pour un souper, unedanse,une fête.Unbonjourenpassant.SeulLouis-Philippe médite de créer un musée national etpour ce faire abat des dizaines d’appartements,ceuxqu’occupaient les princes du sang, dans l’ailedu Midi. Il crée la galerie des Batailles et les sallesdes Croisades, et y accroche d’immenses toilescélébrant les gloiresde laFrance, deVercingétorixauxOrléans, remplace les “N”pardes fleursde lys,inaugure, et puis s’en va.

Napoléon III prend le relais. Il remet les “N” etfait donner les Grandes Eaux ; l’impératrice lance

Déjà, lespremièresannéesde laRégenceavaientvu l’abandonduchâteau.À laRévolution,c’est àunrisquededestructionquecelui-cifait face.Les saisonsontpassé,l’œuvre estdemeurée.Avecdesfortunesdiverses.u

Napoléon rêvademeubler le parcde “panoramas enmaçonnerie” vouésauxbatailles qu’il avait gagnées.

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u des concours d’horticulture ; la reine Victoria, levice-roi d’Égypte sont reçus en voisins. On n’allaitjamais plus loin que la galerie desGlaces.

C’est là que le roi Guillaume de Prusse devintGuillaumed’Allemagne le 18 janvier 1871. Précédédes hussards de la mort, il arrivait de chez lesRothschild, à Ferrières. Il s’installa à la préfec-ture, son fils le kronprinz, porte de Buc, chezMme André, Bismarck, rue de Provence, etMoltke, rue Neuve. Les princes sont aux Réser-voirs. Champagne et garnison. Versailles, qui,depuis 1802 sert de polygone aux armées fran-çaises, a l’habitude de l’uniforme.

Le château avait été transformé quelquesmois plus tôt en hôpital militaire (on dit une“ambulance”). Les blessés furent priés de laisserlaplace. Le 7mars,Guillaume IerquitteVersailles.

La ville est passée de 27 000 âmes à 150 000hommes de troupe. Le château va devenir lesiège d’un régime sans nom, sans lustre et sansavenir. Thiers réside avec sa femme et sa belle-sœur à la préfecture. Dufaure, ministre de la Jus-tice, dans le boudoir de Marie-Antoinette, au

palais. Dès qu’il s’en aperçoit, Picard met l’Inté-rieur à l’Œil-de-Bœuf. Le gouvernement, laBanque de France, le Conseil d’État, la Caisse desdépôts, le Journal officiel et l’Assistance publiquesuivent et squattent les rel iefs de l’AncienRégime. Renan, qui a fui la Commune, écrit à unami, au lendemain de la reconquête de la capi-

“Inaugurationde lagaleriedesBatailles”,de Jean-AugusteBard (vers 1837,châteaudeVersailles).Ce fut lepointd’orguedes festivitésde l’ouverturedumuséede l’HistoiredeFrance,le 10 juin 1837.Aucentre, le roidesFrançais,Louis-Philippe.

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L’Assembléenationale siègedansl’ancienopéradepuismars 1871.Mais lecôté provisoire et badinnuit auxdébats.

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L’héritage des ombres

tale, le 28 mai : « À Paris, la complète démence ; àVersailles, la sottise bornée et satisfaite d’elle. »“Versaillais” devient synonyme de bourgeois etpoussiéreux. Dans les hôtels de l’aristocratie ver-saillaise, on fête le retour de l’ordre. Les prisonset les coupes sont pleines. On a fusillé pas mal etenterré les fédérés près de la pièce d’eau desSuisses. Le gouvernement occupera le palaisjusqu’en 1879.

L’Assemblée nationale siège dans l’ancienopéra depuis le 20 mars 1871. Mais le côté provi-soire et badin nuit à la gravité des débats : on finitpar décider de bâtir un hémicycle et, le 30 mai,on vote l’amendement Wallon, qui crée, à la sau-vette, la IIIe République. On gomme les “N” pourdes “RF”.

En 1876, l’Assemblée laisse l’Opéra au Sénatet se transporte dans l’aile duMidi. Un “tramwayparlementaire” amènera les représentants dupeuple de Paris au château, jusqu’au retour desChambres dans la capitale, en 1879. Dernièreséance le 2 août, et Versailles se rendort pour undemi-siècle. Quoi d’autre ? Ah oui, on y jugeaBazaine. Réduit à l’état de musée, le châteaudevint un objet de sarcasmes. Les instituteurs enfirent le symbole de la sueur du peuple qui man-geait du foin pendant que Marie-Antoinette pei-gnait ses moutons. On y verra quand mêmel’élection des présidents de la République et laréélection de M. Lebrun, en présence de Fran-çois Mitterrand, qui montait la garde en bondeuxième classe.

En 1940, la garde se rendit et, de nouveau, lesAllemands. Avant que l’avenue Thiers deviennel’avenue du Général-de-Gaulle, la place d’Armesrésonnait vingt fois par jour des appels aux sol-dats : Versailles restait une ville de prêtres et degénéraux, visitée par des Américains qui s’épri-rentduchâteauet contribuèrent auxgros travaux.Le 14 juin 1940, lesAllemands occupèrent la place.La croix gammée flottait sur la préfecture. Lemaréchal Pétain fit savoir qu’il aimerait s’y instal-ler, mais le château ne tenta vraiment ni les uns niles autres. Malgré deux alertes, il échappa auxbombardements desAlliés.

En 1944, la ville devint fief américain. Sous laIVe République, on s’y rendit pour MM. Auriol etCoty. Seul le général de Gaulle, en 1958, envisagead’y trôner avantd’hésiter avecVincennes et de finirà l’Élysée.ValéryGiscardd’Estaing imaginad’y réu-nir un Congrès en 1978. Les députés ébahis décou-vrirent la galerie desBustes et les tableauxdeLouis-Philippe. Mon Dieu, l’histoire commençait avant1789 ? Enfin l’État entreprit de “rentabiliser ledomaine”.

François Mitterrand, qui avait pris du galondepuis 1939, y invita les chefs d’État de la planète,et Jacques Attali fit donner les Grandes Eaux.Patiemment, les conservateurs incitèrent desmécènes à racheter le mobilier, un fauteuil par-ci, une commode par-là ; les torchères de la gale-rie des Glaces sont en plastique, mais on a refaitles bosquets. Le parc a gardé son charme. En1990, une tempête déracina des arbres et tua unJaponais ; les Asiatiques ont remplacé les Alle-mands et les Américains, mais ne sont armés qued’appareils photo. Une banque a permis la res-tauration du bassin de l’Encelade : c’est la seuledivinité triste de Versailles, un géant ensevelisous des rochers. Splendide et désolé, le château,le soir venu et les touristes partis, ressemble àl’Encelade : le siècle est trop petit pour lui, labêtise l’écrase. ● StéphaneDenis

Prèsd’unsiècledurant,leGrandCanal (pagedegauche)ou lePetitTrianon(ci-dessus)s’étiolèrent.Versailles,aumoins,ne futpastransforméencarrièredepierre.

uLes députés ébahis découvrirentla galerie desBustes et les tableauxdeLouis-Philippe.

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« Pourquoi la Révolution, qui a tout détruit, n’a-t-elle pasdémoli le châteaudeVersailles ? Jen’auraispas aujourd’hui un tort [sic] de Louis XIV sur lesbras, et à rendre supportable un vieux château malfait […].»CemotprêtéàNapoléon traduit l’embar-ras de l’Empereur devant le palais de Louis XIVabandonné par Louis XVI. Devant ce symbole dupouvoir monarchique absolu, la Révolution avaitdéjà hésité. Finalement, le 5 mai 1794, un décretévitait au château et au parc d’être vendus commebiensnationaux.AprèsBrumaire,Bonaparte choi-sit de s’installer aux Tuileries, riches en souvenirsrévolutionnaires. Quant à Versailles, il proposatout d’abord de l’affecter aux invalides : « Je veuxdonner à l’ancienne habitation des rois une destina-tion républicaine en la consacrant à la demeure dessoldatsqui ont versé leur sangpour lesdétruire. »

Deuxmille mutilés y furent installés. Mais l’ef-fet produit, Bonaparte s’empressait d’écrire à Ber-thier, sonministre : « Je pense qu’il est inutile de sepresser dans l’exécution du projet. Je retarde letransfertdes invalidesàVersailles. »

Lemaire de la ville propose, quant à lui, d’ac-cueillirdanssacommune leSénatou leCorps légis-latif : «Avec ses palais et jardins, Versailles constitueunséjourpleindecharme,offrantau travailleur età

UnempereuràVersailles

Tout ou rienNapoléon aussi a aspiré àVersailles. Depuis les Tuileries, il s’est avisé qu’il nepouvait négligerle trésor léguépar LouisXIV. Il fait établir des devis de travauxpour l’embellir et l’agrandir.Trop coûteux, trop exigeants. Il y renonce.

l’homme d’État la solitude des bosquets où il irait sereposer des luttes du forum et méditer dans ce calmeabsolu sur les grandesdestinéesde laRépublique. »

L’idée retient l’attention du Premier consul. Ildira à Sainte-Hélène : « Je condamnais Versaillesdans sa création, mais dans mes idées gigantesquessurParis, jerêvaisd’entirerpartietden’enfaireavecle tempsqu’uneespècedefaubourg,unsitevoisin,unpointdevuede lagrandecapitale […].»

Puis il envisage d’en faire, à peu de frais, pen-sant surtout à Trianon, une résidence de repos,comme Compiègne ou Saint-Cloud. Projet encorevague. Mais voilà que, venu à Paris pour le sacre,Pie VIIexprime ledésirdevisiter lechâteau.Napo-léon fait aussitôt exécuter une restauration rapidedes peintures des plafonds ainsi que le curage duGrand Canal. Pie VII s’y rend le 3 janvier 1805 etreçoit près de 500 personnes dans la galerie desGlaces, leur donnant sa bénédiction aumilieu desacclamations.

Du coup Napoléon considère le palais sous unautre jour. D’autant queVersailles continue d’atti-rer les Parisiens. Lemaire avait eu l’idée d’organi-ser, le dimanche 19 juillet 1801, le jeu des GrandesEaux. Treizemille voitures auraient fait le trajet dela capitale àVersailles. Lamanifestation est renou-velée le dimanche 26 septembre 1802. Cette fois,20000Parisiens se déplacent.

Napoléon comprend qu’il ne peut négliger lechâteau de Versailles et confie les travaux de res-tauration à l’architecte Trepsat, mais sans instruc-tions précises.

C’est aprèsTilsit, le régimeayantprisuncarac-tère nettement monarchique, qu’il se décide àagir. Gondouin, membre de l’Institut, est chargéd’un plan d’ensemble. Le travail est présenté àl’Empereur alors qu’il séjournait à Fontaine-bleau, en octobre 1807. Le devismontait à 50 mil-lions. Devant l’importance de la somme, Napo-léon demande un autre projet, moins coûteux, àses architectes favoris, Percier et Fontaine. Ceux-ci réduisent le montant à 6 millions. Mais Napo-léon exige pour ce même prix six logements de

NapoléonBonaparteen 1803,par lebaronGérard(muséeCondé,Chantilly).L’EmpereurestprésentàVersaillesgrâceà lagrande toilede la “Batailled’Austerlitz”,que l’ondoitégalementàGérardet qui figuredans lagaleriedesBatailles.

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AuLouvre, ce sont les considérationsesthétiques qui l’ont paralysé,àVersailles, c’est lapolitiquequi l’emporte.

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UEDESARCHIVES

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L’héritage des ombres

princes en plus, douze de grands officiers et unecinquantaineplusmodestes.Exigence impossibleà satisfaire. Pourtant, déclare-t-il à Fontaine, c’estseulement ainsi «que l’onpourrahabiterVersailleset y passer l’été ».

Le 15 septembre 1808, il se rend à Versailles etle 5e régiment de dragonsmanœuvre devant lui. Àplusieurs reprises, en février et en août 1810, ilchasse dans les bois qui entourent le château. Le11 juillet 1811, il visite attentivement le palais encompagnie de Fontaine. Inspectionminutieuse aucours de laquelle Napoléon laisse parler Fontaine.Il est tenté de s’y établir. Comme l’écrit FrédéricMasson : «ToujoursmécontentdesTuileries, regret-tant l’Élysée,peuportépour leLouvre,dédaignant lePalais-Royal, il songe à mettre Versailles à sa conve-nance. » C’est qu’il faut un palais digne de sa nou-velle épouse,Marie-Louise.

Avec son génie des chiffres, Napoléon dicteunenotedétaillée où il examine et critique tous lesplans d’agrandissement et d’embellissement quiont été élaborés. Il explique : « Ce n’est pas unouvrage d’utilité mais un ouvrage d’ostentation quine peut pas être médiocre. Il faut ne rienfaire si l’on ne peut pas faire une chose quirivalise de beauté avec la partie bâtie parLouis XIV. »

Bausset, dans sesMémoires d’unpréfetdu palais, observe que Napoléon reprenaitcette idée dans ses conversations avec Fon-

taine, rêvant d’attacher son nomàune reconstruc-tion de Versailles dans le style Empire, c’est-à-direnéoclassique, pour la façade sur les cours, projetdéjà esquissé par Gondouin. Sa volonté, selonBausset, était « qu’elle ne s’accordepasavec le reste »de façonàcequ’elle apparaisse commesonœuvre.C’est en cela que Napoléonmontre son génie de lapropagandecomme, avant lui, Louis XIV.

Mais aucun des projets agités par Napoléonn’a abouti. Il n’a pas laissé son empreinte archi-tecturale sur lechâteaudeVersailles.Commedansle cas de la réunion du Louvre et des Tuileries,Napoléon se révèlehésitant et parcimonieux. Il estmalà l’aiseavec lesarchitecteset soucieuxde l’opi-nion publique. Au Louvre, ce sont les considéra-tions esthétiques qui l’ont paralysé, à Versailles,c’est la politique qui l’emporte. La France sort àpeine de la Révolution et Versailles est trop chargéd’histoiremonarchique.

Napoléon n’a pas été un bâtisseur commeLouis XIV,mais son règne fut plus court. Le temps

lui a manqué pour faire aboutir ses projets,dont le fameux palais du roi de Rome. Etpourtant Napoléon est présent à Versailles,dans la galerie des Batailles inaugurée parLouis-Philippe en 1837, avec notamment laBatailled’AusterlitzpeinteparGérard.Ver-sailles ne pouvait tout à fait échapper àNapoléon. ● JeanTulard, de l’Institut

Leparterred’Eau,la statuede laSaône.Napoléonn’aura laisséaucuneempreintearchitecturaleàVersailles.

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CHRISTO

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HENAFF

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NONSTO

P/AFP

“Versailles”,d’AndréDamiendansle “DictionnaireNapoléon”,sous ladirectionde JeanTulard,Fayard (1999),1 977pages,65,90€.

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DeLouis-Philippe, onne retient souvent que lacaricature qu’en fit Daumier : en forme de poire.L’histoire de France est injuste. Le Roi-Citoyenvaut mieux que cela, mais il vit se lever contre luides géants : dans sesMémoires d’outre-tombe, Cha-teaubriand le compare à « un sergent de ville [qui]conduitdextrementsabarquesuruneboueliquide».L’homme avait pourtant des qualités, et pas seule-ment d’habileté — ce que Victor Hugo reconnaîtvolontiers dans les Misérables : Louis-Philippe,écrit-il, « serait rangéparmi les gouvernants les plusillustres de l’histoire, s’il eut un peu aimé la gloire ets’il eut lesentimentdecequiestgrandaumêmedegréque le sentimentde cequi estutile ».

Mais cela aussi est injuste : ce roi fut plus sou-cieux qu’on ne le dit du rayonnement de laFrance, tout en restant économedu sangdesFran-çais. Sans lui, bien qu’il ne l’habitât jamais, le châ-teau de Versailles ne nous serait pas parvenucomme on le connaît aujourd’hui — et, même, nenous serait peut-être pas parvenu du tout s’iln’avait eu l’idée d’en faire un “musée historique”.« Votre Majesté a senti que le meilleur moyen deconserver les établissemens qui subsistent encoreétait de leur assigner une destination qui prouvâtpar sesavantagesque leurdestructionaurait étéunecalamité nationale », résume le rapport sur Ver-sailles qu’il signa le 1er septembre 1833.

La Révolution avait envisagé de raser le châ-teau, avant de se raviser : Versai l les seraitconservé comme un témoin de l’Ancien Régime,le symbole d’un absolutisme prétendumentrévolu. Napoléon s’était contenté d’y fairequelques restaurations, non sans avoir envisagéd’en transformer les jardins : l’Empereur avaitimaginé de chasser des bosquets « toutes cesnymphes demauvais goût »pour les remplacer par« des panoramas, enmaçonnerie, de toutes les capi-tales où nous étions entrés victorieux, de toutes lescélèbres batailles qui avaient illustré nos armes »,lit-on dans leMémorial de Sainte-Hélène. Mais lesnymphes résistèrent à ses assauts et c’est, ironiede l’histoire, à Louis-Philippe qu’il revint d’ac-complir ce programme…mais heureusement àl’intérieur du château !

DanslefracasdesBatailles

NationEnconcevant la galerie desBatailles, Louis-Philippe espérait offrir à lamonarchie de Juilletune assise historique solide. S’il n’y parvint pas, il laisse auxFrançais unmusée fascinant,autant qu’un appel à la concordenationale.

Le projet du roi des Français était évidemmentbien différent : il ne s’agissait pas, pour lui, de célé-brer l’Empiremais d’affirmer sa fragile légitimité.Louis-Philippe avait été à Valmy, il avait été à Jem-mapes.Ilétait lefilsdePhilippeÉgalité,quiavaitvotélamort de Louis XVI, son cousin. Pour la brancheaînéedesBourbons, ilavaitusurpélaCouronneenlaramassant dans le ruisseau où l’avait jetée l’émeutede juillet. Pour les républicains, quoique citoyen,c’était encore un roi. Quant aux bonapartistes, ilsn’avaient jamais cessé de conspirer. Unmauvaisdébut : tout au long de son règne, Louis-Philippeessaiera, sans y parvenir, de réconcilier ces diffé-rents partis, de les convaincre qu’il incarnait, parson histoire, l’histoire de France tout entière, danssessoubresautset sesvicissitudes.«LamonarchiedeJuillet tire sa légitimité de son esprit national », a-t-ondit. C’est une synthèse : l’alliance du trône et destrois couleurs, qui remplacent le drapeau blanc surle portrait en pied de Louis-Philippe, peint par lebaronGérardpour lemuséedeVersailles.

Aupremierplan,la réductionde la statueéquestredeLouisXIV(1838).À l’arrière-plan, “leRoiLouis-Philippeentourédesescinq fils”,d’HoraceVernet (1846).

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Deceprojet de réconciliationpolitiquedécoulele programme iconographique de ce musée del’Histoire de France. On y pénètre par la salle de1792, où deux toiles de grand format sont consa-crées aux batailles deValmy et de Jemmapes. On lequitteen traversant la sallede 1830.LeroidesFran-çaisy figureaucentredecinqtableauxévoquant lesprincipales étapes de son accession au pouvoir.Entre les deux, la galerie des Batailles, inaugurée le10 juin 1837, retrace l’histoiredenotrepays, depuisTolbiac (496) jusqu’à Wagram (1809). Passionnéd’histoire et depuis toujours entouré d’historiens,

Louis-Philippe prit une part active aux choix desbataillesévoquéesetserenditunecentainedefoisàVersailles pour surveiller l’avancement du chan-tier. Les travaux, estimés à 23millions de francs,furentpayés sur sa cassette.

Trente-trois tableaux monumentaux sontexposés dans cette galerie longue de près de110 mètres (40 mètres de plus que la galerie desGlaces), conçue par les architectes Fontaine etNepveu, à la place d’appartements qu’occupè-rent Monsieur, le frère de Louis XIV, puis le Ré-gent. « Il s’agit demontrer à travers l’histoire qu’unlien unit les Français par-delà les différences decondition et les divergences politiques qui en résul-tent », résume Thomas W. Gaehtgens dans lesLieux demémoire, ouvrage dirigé par Pierre Nora(tome II, la Nation, Gallimard, 1997). Louis-Phi-lippe « cherche à prouver que ces actions glorieusesn’ont été possibles que parce qu’elles étaient natio-nales », ajoute l’historien dans cette passionnanteétude sur le musée historique de Versailles. Les

toiles font donc une large place aux souverainsmais aussi au peuple.

La Bataille de Bouvines en fournit un exemple.ElleestdupeintreHoraceVernet, l’undesplus solli-cités pour cette galerie. On y voit PhilippeAuguste,avant la bataille, proposer sa couronne à ses vas-saux, s’ils se jugent plus dignes que lui de la coiffer.Aucun ne s’y risque, ce qui suscite l’enthousiasmedu peuple, convoqué dans le coin gauche du ta-bleau. D’autres toiles soulignent encore les liensentre le monarque et le peuple, dont l’Entréed’Henri IVàParis (deFrançoisGérard)oul’EntréedeJeanned’Arc àOrléans (d’Henry Scheffer), la saintesymbolisant le peuple, selonMichelet. Louis-Phi-lippe prend soin de rappeler aussi les liens établisentre laFranceet l’Église, en illustrant ladéfenseduchristianisme par les batailles de Tolbiac et de Poi-tiers (732). Il n’omet pas non plus d’offrir une placede choix à Louis XIV, le Roi-Soleil occupant l’extré-mitésuddelagalerie,au longdelaquellesontdispo-sés les bustes de nos gloiresmilitaires, connétables,amirauxoumaréchauxd’Empire.

Aussi noble soit-elle, cette entreprise deconcorde nationale ne permit pas à Louis-Phi-lippe de faire souche : il fut renversé par la révolu-tionde1848. Il reste lamiseenscèned’unrègnequine fut pas petit : «Ceque le roiLouis-Philippea fait àVersailles est bien, écrit Victor Hugo dans sesChoses vues. Avoir accompli cetteœuvre, c’est avoir[…] fait un monument national d’un monumentmonarchique ;c’estavoirmisune idée immensedansun immense édifice ; c’est avoir installé le présentdans le passé, 1789 vis-à-vis de 1688, l’empereur chezle roi, Napoléon chez Louis XIV ; en unmot, c’estavoirdonnéàce livremagnifiquequ’onappelle l’his-toire de France cette magnifique reliure qu’onappelleVersailles ». ● FabriceMadouas

La“BatailledeBouvines”,d’HoraceVernet.PhilippeAugusteremet en jeula couronnedeFrance.

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Les toiles font une largeplaceaux souverainsmais aussi aupeuple,et soulignent les liens qui les unissent.

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L’héritage des ombres

C’est en 1834 que Louis-Philippe, roi des Fran-çais, décide de créer un musée de l’Histoire deFrance dans cet écrin unique que constitue le châ-teau de Versailles. Pour le fils du régicide PhilippeÉgalité, il y a dans ce geste la volonté d’inscrire sonaction dans la lignée directe de celle des Bourbonset donc de se réconcilier avec les légitimistes, dontbon nombre ont démissionné de l’armée justeaprès la révolution de 1830. Et, pour faire un gestede réconciliation avec les plus grandes familles duroyaume, il commande la création d’une salle spé-cifiquedestinée àhonorer les croisés.

Il souhaitaitplacercettesalle justeàcôtédusalond’Hercule. Mais l’espace s’y révéla trop restreintpour y placer les blasons de tous ceux qui auraientparticipé à ces différentes expéditions. Et les archi-tectes libèrent unvolumeadhoc au rez-de-chausséede l’aile nord. Lemusée de l’Histoire de France estfinalement inauguré par Louis-Philippe le 10 juin1837. Et la salle des Croisades—ouplutôt les salles —est ouverte aupublic en 1843.Àuneépoqueoù la lit-tératureet lesFrançaisremettentàlamodeleMoyenÂgeet lesdécorsnéogothiquesquiornentce lieu.

CessicurieusessallesdesCroisades

ManipulationCommandéespar Louis-Philippedans le seul but de s’acheter la sympathiedes plus anciennes familles nobles, elles ontdonné lieu àdemultiples falsifications.

C’est l’architecte Nepveu qui est chargé decréercescinqsallesoùs’entremêlentpasmoinsde150 tableaux racontant les différentes bataillesayant émaillé les croisades. De très beaux lustressont commandés auxmeilleursbronziersdeParis.Ils seraient aujourd’hui au château de Pau. Maisl’essentieldudécorestcomposéparunemosaïquedeblasonspeints etdeplafondsàcaissonsque l’ondoit au peintre doreur Joseph Jorand. Le plus sur-prenantestunegrandepeintureau fondde laprin-cipale salledesCroisadesoù figurent laplupartdesmembresde la famille royalequi sepromènent jus-tementdanscessalles.Cequiconstitueunedoubleforme d’appropriation de l’histoire des Capétienspar Louis-Philippe, et de reconnaissance à l’égarddes familles dupaysdont la sympathie était loindelui être acquise.

Bien sûr, l’annonce à l’époque de la créationde ces salles a donné lieu à beaucoup de discus-sions historiques, dans la mesure où un certainnombre de familles tenaient absolument à voirfigurer leursarmes sanspourautantpouvoirprou-ver la présencede leurs ancêtres dans ces combatslointains. Le roi avait mandaté un expert histo-rique, Léon Lacabane, qui se serait fait largementgruger par des aristocrates à l’ancienneté plus quedouteuse ; ceux-ci auraient fait réaliser de fauxparchemins attestant la présence de leurs ancê-tres. Beaucoup de ces falsifications ont pu êtremises au jour à la fin des années 1950 par une nou-velle générationd’historiens.

À cause de ces manipulations et parce que lessalles des Croisades ne sont que très rarementouvertes au public, à l’exception des descendantsde croisés qui en font la demande au conserva-teur, ce lieu très coloré, du fait des tableaux, desplafonds et de la myriade de blasons, est l’un desespaces de Versailles les plus mystérieux. Tousses secrets n’ont pas encore été complètementpercés. ● Yves deKerdrel

“Louis-Philippevisitantlagrande salledesCroisades,juillet 1844”,deProsperLafaye(châteaudeVersailles).Le souverainestaccompagnéde sa famille etducouple royaldeBelgique.Une tentatived’appro-priationetde captationde l’héritageparunmonarquedoutantde sa légitimité.

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Certainsaristocratesàl’anciennetédouteuseauraient réaliséde fauxparcheminsattestant laprésencede leurs ancêtres.

DEAGOSTINI/LE

EMAGE

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L’héritage des ombres

Après la défaite de 1870, Napoléon III et lesecond Empire s’étaient écroulés comme un châ-teau de cartes, laissant la place à une Républiquehâtivement proclamée, mais aussi à une Assem-blée nationale àmajorité monarchiste qui siégeaitau château de Versailles, dans les locaux qui ser-vent aujourd’hui au CongrèsduParlement.

Bien que désireux de ré-tablir la légitimité en la per-sonne du comte de Cham-bord, petit-fils deCharles Xetchef de la maison de Bour-bon, la plupart des députésn’entendaient pas pour au-tant lui délivrer un blanc-seing. Une question, à la foissymbolique et de principe,demeurait irrésolue et for-mait, depuis trois ans, unabcès de fixation : la couleurdu drapeau. Henri souhaitaitmonter sur le trône avec“son” drapeau, le blanc fleur-delisé, alors que la classe poli-tique estimait plus sage deconserver le drapeau trico-lore, regardé comme plusconsensuel. Le prince se ran-gerait-il à cette solution outenterait-il un coup de force ?Ni lui ni personne, en cet automnede 1873, n’envi-

sageait qu’il pût renon-cer à la Couronne.

Afin de le convaincred’accepter le trico-lore, plusieurs délé-gat ions de députésavaient rendu visiteà l’exilé, qui résidaiten Autriche et n’en-tendait paraître enFrancequ’en roi. UncertainCharlesChes-nelong, député des

LedernierroideFranceàVersailles

LégitimeDurant l’automne 1873, à 400 mètres du châteaudéserté le 6 octobre 1789, résida le dernierhéritier du trône, bienprès alors d’être couronnésous le nomd’Henri V. Retour sur unépisodeoublié denotre histoire.

Basses-Pyrénées, était rentré de Salzbourg avec laconviction d’avoir réussi. Rien ne s’opposait plusdésormais à la Restauration. C’est alors que leprince, dans une lettre publiée dans la presse, fitsavoir qu’on avait travesti sa pensée et que jamaisil ne ferait cette concession.On crut alors que toutétait perdu, sauf le prince lui-même, intimementpersuadé que la France profonde ne s’opposeraitpas, bien au contraire, au retour du drapeaublanc, drapeau sans tache et gage d’avenir. Ildécida alors de se rendre à Versailles afin d’y ren-contrer le chef de l’État, du moins à titre provi-soire, le maréchal de Mac-Mahon, réputé roya-liste.

C’est ainsi que, incognito, il s’installa au 5 rueSaint-Louis, le dimanche 9 novembre 1873 en find’après-midi, dans unmodeste hôtel particulierappartenant à l’unde ses fidèles, le comteHenri deVanssay. Les douze jours, interminables et vains,qu’il y passa comptent parmi les plus pathétiquesdenotrehistoire.Car, apprenantque leprincesou-

haitait s’entretenir avec lui, lemaréchal deMac-Mahon, quirésidait alors à la préfecture,prit peur et congédia poli-ment son envoyé, le comtedeBlacas.

Abasourdi, lechefdelamaisonde Bourbon ne sut commentréagir. Sans doute s’était-ilimaginé entrant dans l’hémi-cycle de l’Assemblée au brasdumilitaire qui, jouant le rôlede commandeur, aurait faitacclamer le roi. Et tout seraitdit. Mais Mac-Mahon n’étaitpas de cette trempe. En outre,

il avait pris goût au pouvoir et, surtout, à ses hon-neurs.Henridemeuraprostré,claquemurédansunpetit logement en fond de cour, seulement entourédequelques fidèles, l’habitqu’il avaitprévuderevê-tir pour la circonstance tristement étalé sur un litpourempêcherqu’il ne se froisse.

L’Assemblée nationale, ignorante de la pré-senceduprinceàquelquespasde ses travées, votaalors, faute de mieux, la prorogation de la Répu-blique.

La monarchie française mourut ainsi dans leplus grand secret, le 21 novembre 1873, emportéedans les valises de son dernier héritier légitime.Personne n’entendit même le silence qu’elle fit enpartant. ● Daniel deMontplaisir

Versailles,5, rueSaint-Louis.Dernièrerésidenced’unpossibleroideFrance,le comtedeChambord(enbas,àgauche),àproximitéduchâteauqui vit la gloirede sesaïeux.

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“LeComtedeChambord,dernier roideFrance”,deDanieldeMontplaisir,Perrin (2008),736pages, 27 €.

L’Assembléenationale,ignorante de laprésenceduprinceàquelques pas deses travées, vota alorsla prorogationde laRépublique.

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L’héritage des ombres

Situéaupremierétagede l’ailenordduchâteau,le salon d’Hercule, premier des sept salons duGrand Appartement de Louis XIV et le dernierachevé, est sans doute le plus spectaculaire. Avecson plafond d’une extraordinaire richesse pictu-rale, ses deux tableaux de Véronèse, ses lambris etsa cheminée de marbre, il préface la galerie desGlaces. C’est dans ce salon que les députés et séna-teurs inaugurèrent, lemercredi8mars 1876, le fonc-tionnementdes institutionsde la IIIeRépublique.

On avait installé un double rang de fauteuilsdorés, ainsi que des banquettes de velours rougeplacées en fer à cheval. Les délégations de parle-mentaires du Sénat et de l’Assemblée entrèrent à14 heures précises ; les sénateurs par la porte dedroite, les députés par celle de gauche. On échan-gea des pouvoirs avec les représentants de laChambre sortante, des allocutions de circons-tance, puis on se sépara. Les 300 sénateurs allè-rent siéger dans la salle de l’Opéra royal, et les526 députés dans l’aile du Midi où une salle nou-velle avait été crééepour eux.

Cela se passe cinq ans après que le gouverne-ment et l’Assemblée se furentdéplacés àVersaillespour échapper à la fois à l’émeute parisienne etaux Prussiens. La République était née, le 4 sep-tembre 1870, au lendemain de la défaite de Sedansuiviepar la redditionde l’empereurNapoléon III.Un gouvernement de la Défense nationale s’étaitconstitué, un homme d’État de 73 ans, AdolpheThiers, avait été appelé à prendre la tête du pou-voir pour éviter le chaos et négocier avec Bis-marck.UneAssembléenationale,provisoire,bien-tôtélue,nepouvait siégeràParis sous lamenacedel’occupation étrangère ; elle était d’abord partiepour Bordeaux. Le 17 février 1871, elle avait éluThiers “chef du pouvoir exécutif”, président dugouvernement. Il n’était pas encore question du

C’estàl’opéradeLouisXVquefutconsacréelaRépublique

AssembléesProclamée au lendemainde Sedan, laRépublique est installée par unvoteau châteaudeVersailles en 1875.Députés et sénateurs y siègent jusqu’en 1879.Le chef de l’État y est élu jusqu’en 1953…

Les députés votèrent leur transfertàVersailles. L’intendance les dirigeavers l’Opéra royal.

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titre de président de la République française. EtThiers était, pour l’essentiel, chargé de négocieravec le vainqueur les conditions de l’armistice.

Or Bismarck s’était établi à Versailles où ilavait chargé son ministère de lui trouver unhôtel particulier. Ce fut l’hôtel de la comtesse deJessé, situé rue de Provence, une maison plusmodeste que bien d’autres. C’est donc là queThiers arriva le 21 février 1871 pour l’une des se-maines les plus éprouvantes de sa carrière : cescinq jours de négociations avec le chancelier d’Al-lemagne, qui s’achevèrent par l’occupation del’Alsace et de la Lorraine et les 5milliards de répa-rations. Au terme de la discussion, il alla rendrecompte à l’Assemblée à Bordeaux. Mais, pendantce temps,Parisgrondait.Thiersestimaque la sécu-rité du gouvernement exigeait qu’il s’installât lui-

même à Versailles : pas au château, mais à la pré-fecture, où il déposa ses dossiers le 14 mars. Lesdéputés comprirent qu’eux aussi devaient se rap-procher de l’exécutif plutôt que de rester à Bor-deaux. Ils votèrent leur transfert àVersailles.

Allaient-ils retrouver les bâtiments qui avaientaccueilli l’Assemblée nationale constituante en1789 ? L’intendance les dirigea vers l’Opéra royalconstruit sous Louis XV…Un aménagement som-mairedevait suffirepourorganiser lesdébats.Maisils étaient nombreux et il fallait aussi les loger…GeorgesValance, le biographedeThiers, rapporteque l’on dut aménager des dortoirs dans la galeriedes Glaces du château pour pouvoir abriter le per-sonnel administratif qui accompagnait les élus dupeuple !

C’est le lundi 20 mars 1871 que ces députésentrent pour la première fois à l’Opéra royal et

BRIDGEMAN

IMAGES

Thiersproclamé“libérateurduTerritoire”,lorsde la séancede l’Assembléenationale tenueàVersaillesle 16 juin 1877,d’aprèsle tableaude JulesGarnierconservéauchâteaudeVersailles.u

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L’héritage des ombres

u tiennent séance sous la présidence de Jules Grévy.Or, l’avant-veille, une insurrectionaéclaté àMont-martre, desbarricades se sont élevéesdans les fau-bourgs, la garde nationale s’est soulevée, elle amêmeoccupé lepalaisde l’Élyséedésert. Le sangacoulé dansParis.

Le jeunemaireduXVIIIearrondissementde lacapitale, Georges Clemenceau,qui fait la liaisonentre Paris et Versailles, demande aux élus de lais-ser proclamer unemunicipalité de Paris pour ra-mener l’ordre.Thiers compteses forces : il disposede 20000 hommes solides dans l’infanterie, il lesdéploie avecplusieurs canons autourdeVersaillespour protéger la ville et le château. Puis ilmobilisetoutes ses réserves, pour doubler, tripler ses effec-tifs. Laquestionqui l’assaille : fallait-il quitter Parispour refaire une armée àVersailles ? LaCommunede Paris ne cède que dans le sang, au terme d’une

tragique semaine, du 21 au 28 mai. Thiers en sortavec la réputation de “massacreur de la Com-mune”. Mais il a installé la République et sansdoute préservé Versailles du sort des Tuileries.Quand il menace de se démettre de ses fonctionsau mois de janvier 1872, 200 députés quittentl’Opéra royal où ils délibéraient pour se rendre encortège à la préfecture et lui demander de repren-dre sadémission…Démissionà laquelle lesmêmes

députés le contraindront l’année suivante, le24mai 1873.

Lemaréchal deMac-Mahon, chef des armées,lui succéda comme président de la Républiqueélu par l’Assemblée. Et celle-ci allait, toujours àl’Opéra royal, voter, du 30 janvier au 25 février1875, d’abord l’amendementWallon (qui, d’unevoix, consacra l’instauration de la République),puis les lois constitutionnelles qui donnèrent nais-sance à la IIIeRépublique. Il fallait alors faire fonc-tionner lesnouvelles institutions,etnotamment lesdeux Chambres. Les sénateurs furent élus les pre-miers au suffrage indirect, puis ce fut le tour desdéputés, les 20 février et 5 mars 1876, où les élec-teurs envoyèrent à l’Assemblée unemajorité répu-blicainemassive (351 députés républicains, contre75monarchistes, 78 bonapartistes et 22 “constitu-tionnels”). Ne restait plus aux députés et aux séna-teurs fraîchement élus qu’à rejoindre leurs sallesdes séances respectives.

Ils ne demeureront que trois ans à Versailles ;en 1879, les députés retrouvent le Palais-Bourbontandis que le palais du Luxembourg est affectéaux sénateurs. Mais cette consécration de laRépublique à Versailles demeure : c’est toujoursdans son hémicycle de l’aile du Midi que le prési-dent de la République est élu par les deux Cham-bres sous les IIIe et IVe Républiques, et c’est làaussi que, depuis 1958, sont convoqués les élusen Congrès pour y voter les réformes de nos insti-tutions. C’est désormais le seul lieu où le prési-dent de la République soit habilité à s’exprimerdevant eux ! ● François d’Orcival

5avril 1939,àVersailles.Députéset sénateurssont réunis,au termeduseptennatd’AlbertLebrun,67ans.Ils l’élisentpourunnouveaumandat,qui s’achèveraàVichy,le 10 juillet1940.LedernierprésidentdelaRépubliqueéluparleParlementconvoquéenCongrèsàVersaillesfutRenéCoty,le 23décembre1953,à l’issuede treize toursde scrutin…Sous laVeRépublique,le généraldeGaullene conservaauCongrèsdeVersaillesque les révisionssecondairesdelaConstitution.

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L’Assemblée allait voter l’amendementWallon, qui, à une voixprès, consacral’instaurationde laRépublique.

AFP

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L’héritage des ombres

Ence28 juin1919,cinqans, jourpour jour,aprèsl’assassinat de l’archiduc François-Ferdinandd’Au-tricheàSarajevo,alorsquelagaleriedesGlacess’ap-prête à accueillir la signature du traité de paix avecl’Allemagne, le quotidien l’Écho de Paris donne leton : « Jamais lamajesté de Versailles n’aura paruaussi parfaite, car jamais elle n’amieux corresponduàlamajestéde lanation.»

Un demi-siècle après la proclamation de l’Em-pire allemanddans cesmêmes lieux, à la veille dujour fatidique, on s’active sous les trente composi-tionsde la voûtepeinteparLe Brunet retraçant lesdix-huit premières années du règne personnel duRoi-Soleil,de1661 jusqu’à lapaixdeNimègue. Il fautterminer à temps les derniers préparatifs d’unecérémonie qui doit consacrer l’effondrement duIIeReich.

Tandis qu’ils achèvent la mise en place d’untapis de la Savonnerie sur lapetite estradequi rece-vra les signatairesdu traité, les employésduGarde-Meuble finissent d’aligner les banquettes recou-vertesdevelours rouge, réservées à lapresse, et lesbancs et tabourets des invités des plénipoten-tiaires. On attend 27 délégations représentant32 puissances !

FaceautableauLeroigouverneparlui-même,surlapetite tableoùvainqueursetvaincuséchangerontleurs signatures, M. Chappé, directeur du Garde-Meuble auministère des Affaires étrangères, vientde déposer un encrier en or de style Louis XVI —offert auprésidentduConseil par la chambresyndi-caledesnégociantsenobjetsd’artetdecuriosité—etun sous-main en cuir incrusté d’or accompagné deson papier buvard. L’encre indélébile réservée àl’administration publique pour la rédaction desactes officiels ne sera versée dans l’encrier que lelendemainmatin.

Àpartirde14heures, les secrétairesdesdiversesdélégations des puissances alliées ont commencé àprendre place. Quinzeminutes plus tard, les plé-nipotentiaires font leur entrée sous le regard deMM.Hébert, Agogué, Richard et Cavalier, tous fan-

Lemiroirdesvaincus

Traité de VersaillesLieude toutes les gloires deLouisXIV,maisaussi de la naissancede l’Empire allemandaprès la défaite de 1870, la galerie desGlacesvit enfin le retour de la grandeurdes arméesfrançaises après la victoire de 1918.

tassins et “gueules cassées”. Un regard que les Alle-mands ne soutiendront pas. À 14h45, Clemenceauprendplaceàlatableprincipale, tournant ledosaux357 miroirs qui ornent les 17 arcadesde la galerie. Ilest bientôt suivi par le présidentWilson. À 15h 10,c’est au tour des plénipotentiaires allemands defaire leurentréedansunsilencedevaincus.

Cinqminutes plus tard, Clemenceau déclare laséance ouverte. Il ne faut qu’une demi-heure auxdifférentesdélégationspoursigner lapaix.

Alorsque les représentantsde ladélégationalle-mande,HermannMüller et leDrBell, repartent parla petite porte, saluant, comme à leur arrivée, dedroiteetdegauche,avecdepetitsmouvementssecsd’automate, les portes centrales de la vaste façades’ouvrent. Loyd George, Clemenceau et Wilson,bras dessus, bras dessous, traversent la grande ter-rasse,bientôt rejointspar la foulequi a forcé lesbar-ragespourvenir lesacclamer.

«Unebelle journée », selon les mots de JeanneDéroulède, soufflés à l’oreille de Barrès devant lesgrillesduchâteau.

À ceux qui, au lendemain de la cérémonie,regrettèrent sa trop grande sobriété, le poèteMau-rice Étienne Legrand, dit Franc-Nohain, fit cettesimple réponse : « Quel spectacle, quelle pompe lamieuxordonnée,pourrait s’adapter, s’égalerànotreémotion intérieure ? La gloire de la cérémonie et sesfastes sont ennous. » ● Cyril deBeketch

“Signaturedu traitédepaixpar ladélégationallemandele 28 juin 1919dans lagaleriedesGlaces”,deWilliamOrpen (1921).

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À 15h 10, c’est auxplénipotentiairesallemandsde faire leur entrée,dans le plus grand silence.

AKG-IMAGES

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« La France ne peut être la France sans la gran-deur. »LegénéraldeGaulle, pèrede laFrance libreet nouveau président de la République, savaitmieuxquepersonneàquelpoint la représentationet l’image étaient importantes lors des visites dechefs d’État étrangers. Le fondateur de la Ve Répu-

LeTrianonduGénéral

FasteSoucieuxde restaurer l’imagedepuissancede la France au sortir de la guerre,le président Charles deGaulle a utiliséVersailles, et notamment leGrandTrianon,pour les visites officielles.

blique a vite compris que le château de Versaillesétait le cadre parfait pour recevoir les hôtes demarque, lors des visites officielles. Le 26mai 1961,le roi des Belges Baudouin Ier et la reine Fabiolasont les premiers à y être invités. Un fastueux ban-quet d’État sera donné en leur honneur dans lagalerie des Glaces. Une semaine plus tard, c’est leprésident américain John F. Kennedy et sonépouse Jackie qui y sont également reçus par lecouple présidentiel français. Ils ont expressémentdemandé à recevoir les mêmes honneurs que lessouverains belges…

Quel endroit pouvait mieux exprimer lerayonnement et la puissance de la France dans lemonde que le Grand Trianon, l’ancien lieu de vil-légiature du Roi-Soleil ? Dès 1959, début de sonpremier mandat, le Général songe à en faire unlieu d’exception afin d’y accueillir les invités lesplus prestigieux de la présidence de la Répu-blique. Lebâtiment est l’unedes constructions lesplus raffinées de Versailles, élevée par Jules Har-douin-Mansart en 1687. Pour adapter le GrandTrianon au confort de l’époque, de Gaulle de-mande en 1963 sa rénovation complète. L’objectifest simple : rendreau lieu, abîmépar le tempset lemanque d’entretien, son éclat d’antan pour enfaire un lieu de réception et loger les invités de laprésidence.

Une restauration luxueuse et très coûteuse,chiffrée à l’époque à plus de 20 millions defrancs. De tels frais ont été nécessaires pour,notamment, l’installation complète de l’électri-cité, de cuisines modernes et d’un système de cli-matisation.

Après les travaux, les chefs d’État étrangersoccupent l’ancien appartement de l’impératrice,situé dans l’aile gauche du bâtiment, prolongé parce qui fut l’appartement du roi Louis-Philippe. LeGénéral fait également aménager l’aile droite, ditede Trianon-sous-Bois, et en fait une résidence offi-cielle de la présidence de la République. L’ensem-ble est inauguré en 1966.

Le dernier chef d’État ayant été reçu au GrandTrianon est Boris Eltsine, en 1992. Mais avec letemps, le lieuestdemoinsenmoinsutilisé, et l’ailede Trianon-sous-Bois est d’ailleurs ouverte aupublic en 1999par le président JacquesChirac.

Dix ans plus tard, en 2009, son successeur,Nicolas Sarkozy, décide de rendre le Grand Tria-nonet ses jardins audomainedeVersailles, qui enassure désormais la gestion. Versailles, aprèsavoir connu les plus grands rois de France, auraprofité de la volonté du père-fondateur de laRépublique d’enraciner le présent dans l’histoirede notre pays. ● PierreDumazeau

LegénéraldeGaullereçoitle coupleprésidentielaméricain,du31maiau2 juin 1961.Ici, la soiréeàVersailles,le 1er juin.JackieKennedyest aucôtéduGénéral ;à l’arrière-plan,YvonnedeGaulle etAndréMalraux.

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Rendre auTrianon sonéclat d’antanpour en faire un lieude réceptionet loger les personnalités demarque.

RUEDESARCHIVES/AGIP

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L’héritage des ombres

En juillet 1981, alors qu’il vient d’être élu prési-dent, François Mitterrand participe à son premierG7 au Canada. Sachant que les sept dirigeants despays lespluspuissantsdumonde,avec lesreprésen-tants de la Communauté économique européenne(CEE), se réuniront l’année suivante en France, iln’hésite pas un instant : le sommet aura lieu à Ver-sailles. Pour l’occasion, FrançoisMitterrand n’auraaucun complexe à se servir de la grandeurmonar-chique des lieux pour impressionner ses homo-loguespendant trois jours,du4au6 juin 1982.

Aumenu de la première journée, navettes enavion entre Issy-les-Moulineaux, Orly et Versailles,arrivée en hélicoptère près du bassin d’Apollon,accueil officiel auGrand Trianon, où sont hébergésles chefs d’État. Les délégations iront au TrianonPalace. Unbateau est spécialement conçupourunepromenadesur leGrandCanal,quineseferapas.Ledînera lieuausalondes JardinsauGrandTrianon.

QuandMitterrandseservaitdelamonarchie

AffirmationÀpeine élu, le premier président socialistede laVeRépublique se glisse dans les drapsde la défunte royautépour seposeren “grandprésident” et accueillirles principaux chefs d’État dumonde.

Le lendemain, la conférence se tient au châ-teau, dans la salle du Sacre, suivie d’un déjeunerdans la somptueuse galerie des Batailles. Ledeuxièmedîner est donné au salondes Jardins duTrianon. Le dernier jour est celui de l’apothéose,qui tranche singulièrement avec les promessesde campagne du candidat socialiste récemmentélu. Mitterrand n’y voit aucun problème. Un dé-jeuner avec des grands vins et le meilleur de lacuisine française est servi au château, dans lesalonde la Paix. Le soir, dîner de gala dans la gale-rie des Glaces, suivi d’une représentation deMarc Antoine Charpentier par Les Arts floris-sants, à l’Opéra royal, et d’un concert dans laChapelle royale.

Afin d’égayer le retour de ses hôtes au GrandTrianon où ils passeront leur dernière nuit,Mitterrand demande que soit tiré un grand feud’artificeavecdes jeuxd’eau illuminésdans les jar-dins. La garde républicaine à cheval s’occupe del’accompagnement musical. Pour assurer lamédiatisation mondiale de l’événement, Mitter-rand aura aussi la folie des grandeurs. Les troisjours sont retransmis enmondiovision.

Dans le Versailles des présidents (Fayard),Fabien Oppermann raconte qu’« Yves Mourousiprésente en direct le journal télévisé de la deuxièmechaîne,avec leministredesPostesetdesTélécommu-nications, LouisMexandeau», tandis que « la radio-télévision soviétique fait demême à l’Orangerie [quia été transforméeen salle depresse,NDLR] etdansle parc de Trianon », pour enregistrer des pro-grammes consacrés au sommet.

Jamais sous la VeRépublique, un chef de l’Étatne se sera autant servi des fastes de la monarchiepour un sommet international, qui devait porterinitialement sur la maîtrise du système moné-taire international et qui ne débouchera d’ail-leurs sur rien. ● Louis deRaguenel

LesdirigeantsGastonThorn(CEE),ZenkoSuzuki(Japon),MargaretThatcher(Royaume-Uni),RonaldReagan(États-Unis),FrançoisMitterrand,HelmutSchmidt(républiquefédéraled’Allemagne),PierreElliottTrudeau(Canada),GiovanniSpadolini(Italie)etWilfriedMartens(CEE)lorsdu sommetduG7àVersailles,le6 juin 1982.

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Ledernier jour est celui de l’apothéose,qui tranche singulièrement avec lespromesses de campagnedeMitterrand.

MICHELBARET/RAPHO-G

AMMA

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L’héritage des ombres

À l’écart dans le parc de Versailles, sur la routedeSaint-Cyr-l’École, avec ses4hectaresdeparc, seshautsmurs d’enceinte, ses haies épaisses, ses cinqchambres et leurs salles de bains respectives, soncourtdetennisetsapiscine,àseulementtrente-cinqminutes de Paris en voiture, La Lanterne est sansdoute la résidence la plus confortable,mais surtoutla plus secrète de la République. Disposant d’uneporte dérobée pour accéder au parc du château deVersailles à toutmoment, elle est le lieu de récep-tionsdiscrètes.

Fermée à la visite lors des Journées du patri-moine et interdite de survol, il n’en existe qu’unepoignéedephotos.Ens’approchantdepuis laroute,on distingue, au bout de l’allée de peupliers, deuxcerfs altiers auxbois àdouble ramure, qui surplom-bent les colonnesduportail.

Passé la grille, lamaison principale de 200 mè-tres carrés est cernée de longères abritant les loge-ments du personnel et des fonctionnaires de policechargés de la sécurité. Si les anciennes écuries ontété transformées en garages, il reste, d’un autretemps, les traces d’une ancienne laiterie. En formede “u” autour d’une cour, percée de 36 grandesfenêtres sur ses deux façades, La Lanternedoit pro-

LessecretsdeLaLanterne

CoulissesAncienpavillonde chasse édifié deux ans avant laRévolution, la résidence est depuiscette date un lieudepouvoir qui excite les imaginations. Ses hôtes y ont pris des décisionspolitiques stratégiques,mais aussi passé dubon temps, à l’abri des regards indiscrets.

bablement sonnomàsadouble exposition.Deshis-toriensavancentaussiqu’ilaétédonnéenréférenceau lanternon qui couronnait le pavillon de l’an-cienneMénagerie, situéeàproximité.

C’est en 1787queLaLanterneest construiteparPhilippe Louis de Noailles, prince de Poix etcapitaine des gardes du roi. Fidèle parmi les fidèlesde Louis XVI, il ira jusqu’à défendre lui-même laportière du carrosse royal, le 17 juillet 1789, jour del’adoptiondelacocardetricolore.ÀlaRestauration,devenu gouverneur de lamaison royale, il reprendses fonctionsdans ledomainedeVersailles,où il faitracheter,en1818,LaLanterne,quiavaitétésaisieàlaRévolution.Àpartirde la finduXIXesiècle, sesoccu-pants y trouvent un havre de paix proche de Paris.Lepavillonestoccupésuccessivementparlemilliar-daire américain et fondateur duNewYorkHerald,futur InternationalHerald Tribune, James GordonBennett junior, qui y donne des fêtes hors du com-mun, puis par plusieurs ambassadeurs des États-UnisenFrance.

En1959,LaLanternedevient“résidencedevillé-giature de la République, réservée au premierministre”, sur décision du général de Gaulle, qui

AndréMalrauxen 1966,ministred’ÉtatchargédesAffairesculturellesdugénéraldeGaulle,hôtedeLaLanterne(àgauche),de 1962à 1969,sans êtrepremierministre.“Septannéesde fêtesmêlantà la foisl’esprit,lapolitiqueet lesmondanités”,selonRaphaëlleBacqué.

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L’héritage des ombres

souhaite alors « renforcer le pouvoir deMatignon »,affirme le journaliste PatriceMachuret, auteur dulivre très documentéUn longdimancheàVersailles,laRépubliqueàLaLanterne (Seuil).S’estimant inves-tisd’unemission,MicheletAnne-MarieDebréréno-vent alors lamaison de fond en comble et y passentdenombreuxweek-endsavec leurs fils Jean-LouisetBernard. En 1962, le nouveau premier ministreGeorges Pompidou, qui dispose déjà d’une rési-dence secondaire à Orvilliers dans les Yvelines, nevoitpas l’intérêtd’utiliserLaLanterne.Larésidenceneresteracependantpas longtemps inoccupée…

Le 7 février 1962, l’appartement de Boulogne-Billancourt d’AndréMalraux est détruit lors d’unattentat de l’OAS. Le ministre des Affaires cultu-relles du général de Gaulle est à la recherche d’unlieu de sérénité où il peut séjourner avec sa maî-tresse,LouisedeVilmorin,et jette sondévolusurLaLanterne. Le premierministre Georges Pompidouacceptealorsdelamettreàsadisposition.Ilyresterajusqu’en 1969. Sous la VeRépublique, il sera le seulhôte des lieux à n’être ni premierministre ni prési-dent. « Ce furent sept années de fêtesmêlant à la foisl’esprit, la politique et lesmondanités »,note la journaliste duMonde RaphaëlleBacqué. Leministre soigne particulière-ment la décoration des lieux et l’aména-gement de la bâtisse. Il aime aussi se pro-mener le soir en robedechambredans leparcet,paraît-il,attraper…seschatsdansles bosquets.Machuret révèle unemaniepeu connue de l’ancienministre : il avait

créé une « écurithèque » dans les an-ciennesécuriesoù il allait«rangertouslesdimanches sesmilliers de livres ». Par lasuite, Laurent Fabius aima s’y reposer leweek-end. Jacques Chirac et ses filles yséjournèrent occasionnellement. Maza-rinePingeot, la fille alors cachéedeFran-çoisMitterrand,ymonteraàcheval.

En1988,MichelRocardinvestit les lieuxetentre-prendde lourds travauxcomprenantnotamment laconstruction d’un tennis et d’une piscine. Des amé-nagements confortables, critiqués à l’époque pourleur coût d’unmillion de francs. Aucun de ses suc-cesseursnes’enplaindra…Onretiendraaussiqu’ilynégocia les accords de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie.

LorsqueÉdouardBalladuraccédaàMatignon, ilvint à La Lanterne pour se reposermais aussi pourconsulter ses plus proches conseillers. C’est à cetteépoque queNicolas Sarkozy tomba sous le charmedeslieux.Lepassaged’ÉdouardBalladurlaisseraunsouvenir unique à l’ancien maire de VersaillesÉtienne Pinte, alors député de la 1re circonscriptiondesYvelines,qui racontequ’il fut«leseul»àavoireu

la courtoisie de l’inviter à déjeuner dans la rési-dence. Pensant sans doute être vraiment chez lui,Balladur y fera enterrer son chien au fond du jar-din… avant de finalement transférer les restes del’animal à côté de son chalet à Chamonix, lorsqu’ilquitteMatignonenmai 1995.

De tous les locataires, le couple Lionel Jospin-SylvianeAgacinskiestsansdouteceluiquialeplusapprécié ce lieu —protégé en permanence par cinqcars de CRS— aupoint d’en faire interdire le survol.Mesurequi fit condamnerà800eurosd’amendeunmalheureux pilote amateur qui cherchait à éviterune collision. En évoquant ses souvenirs de La Lan-terne, Sylviane Agacinski écrit dans son Journalinterrompu : « C’était pourmoi comme si ce pavillonancien, entouré d’arbres immenses peut-être aussivieuxque lui, nousmettait à l’abri du tempsprésent etdescrises.»

Dernier premierministre à occuper les lieux,Dominique de Villepin y vint souvent le week-endpour courir. Il fut, à la surprise des Versaillais, l’undes rares à arpenter les rues de la ville. De son pas-

sage à La Lanterne, Villepin retiendraqu’elle abrite… « l’unedesplusbellescavesdelaRépublique»,constituéenotammentpar JacquesChaban-Delmas,quiya laissédegrandsbordeaux.Mai 2007 crée une rupture lorsqueNico-las Sarkozy est élu président de la Répu-blique. Alors qu’il n’est pas encore in-vesti, Dominique de Villepin lui proposed’utiliserLaLanternepourêtreenfamilleet organiser ses premières réunions defutur président. C’est ici, avec FrançoisFillon, qu’il composera sonpremier gou-vernement.L’avant-goût sera de courte durée pourFrançois Fillon, puisque, quelquesmoisplus tard, Nicolas Sarkozy fait de La Lan-terne une résidence attribuée au prési-dent. Avec une pointe d’humour, Jean-Pierre Raffarin lancera à Fillon : «Avec laperte de La Lanterne, tu as perdu lemeil-leur du job ! » Tout au long de son quin-

quennat, le président s’y rendra régulièrementpour travailler, se ressourcer et courir. C’est d’ail-leurs autour du Grand Canal qu’il fera unmalaisevagal lorsd’unfootingenjuillet2009.Éluprésident,FrançoisHollandeneremetpasencause ladécisionde son prédécesseur. Satisfait de pouvoir profiterdes douceurs du pavillon pour passer des week-ends en famille et inviter notamment les parents deJulie Gayet. En 2013, la Cour des comptes demandela régularisationde la situationde la résidence.

«Tous les anciens premiersministres bénissaientLaLanterne», racontePatriceMachuret.Tous?Saufun.ÉdithCresson,quis’explique :«Pourquoiunpre-mierministre irait passer du temps dans un endroitgratuit, somptueux, interdit au public. Ce sont desbeaufs !» ● Louis deRaguenel

Octobre2011.LeprésidentNicolasSarkozyetsonépouse,avec leurpetiteGiulia,sepromènentdans leparcdelarésidencequelechefde l’État,tombésouslecharme,arattachéeàlaprésidence.

“Un longdimancheàVersailles,la RépubliqueàLaLanterne”,dePatriceMachuret,Seuil (2010),192pages,17,00 €.

Michel Rocard y entrepritla constructiond’un tenniset d’unepiscine.

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L’héritage des ombres

Il s’agit d’une des plus extraordinaires histoiresparanormales du siècle dernier. Une histoire de“voyage temporel”, de “rétrocognition” (la percep-tiond’événementspassés indépendammentdeleurconnaissance intellectuelle), de “hantise”, quidéfraya lachronique,mobilisant,desdécenniesdu-rant, historiens, psychologues, parapsychologues,physiciens, adeptes—sérieuxounon—des sciencesparallèleset amateursde fantastique.

Une histoire advenue à deux Anglaises, Char-lotte Anne — dite Annie — Moberly et EleanorFrances Jourdain, dans le parc du Petit Trianon, àVersailles, dans l’après-midi du 10 août 1901, etconsignée par elles dans un ouvrage publié dix ansplus tard, à Londres, sous les pseudonymes d’Eliza-bethMorison et de Frances Lamont, sous le titreAnAdventure (“Uneaventure”).

Succès de librairie en Grande-Bretagne, régu-lièrement réédité, ce livre ne sortit en Francequ’en 1959, sous le titre les Fantômes de Trianon,préfacé par Jean Cocteau. Il fournit le sujet d’unnuméro de la célèbre émission télévisée le Tribunalde l’impossible, diffusé le 10 février 1968 et au-jourd’huidisponible sur le sitede l’Ina.

Le 10 août 1901, la fille d’un évêque anglican,directrice du collège féminin de St. Hugh’s Hall, àOxford, miss Moberly, 55 ans, visite Versailles encompagnie d’une collègue deWatford,miss Jour-

dain, 38ans.Vers 16heures, lesdeuxdemoiselles serendentvers lePetitTrianon.Lecielestcouvert, l’at-mosphère est orageuse, oppressante. Le tempssemble arrêté, le silence est total. Soudain, les voilàprises d’une espèce demalaise, avant de croiserdes personnages paraissant tout droit sortis duXVIIIe siècle, dont une jeune femmequ’elles identi-fierontplus tard,àpartird’untableau,commeétantla reineMarie-Antoinette. À la sortie, elles deman-dèrentsiellesn’étaientpastombéessurunereconstitution historique. La réponse futnégative. Se seraient-elles soudain trouvéesen présence de spectres ? Elles retinrentd’abord cette hypothèse. Pourtant, elles-mêmesdisaient : «Nousnousméfionsprofon-démentdeshistoires d’apparitions […] et nouslesdétestons.»

«Nous étionsparfaitement ignorantesde l’his-toire et des traditions de l’endroit », affirmèrent-elles. Elles n’acquirent, en effet, l’essentiel deleurs connaissances qu’après leur “aventure”,ce qui annule toute autosuggestion relative auxrécits d’apparitions fantomatiques à Versaillesaprès la Révolution. À la suite de leurs recherches,elles conclurentavoirvu, ce fameux10août 1901, leparc du Petit Trianon dans son état de l’été 1789, yavoir croisé des personnages de cette époque et yavoir aperçu la reine. Comme si elles avaient ététransportées centdouzeansenarrière.

Selon la Society for Psychical Research, ellesseraiententréesencontact,par télépathie, avecdesfragments demémoire deMarie-Antoinette se sou-venant, le 10 août 1792, aux Tuileries, des derniersmomentsheureuxpassésauPetitTrianon.

L’affairerebonditen1953, lorsqu’unchercheur,GuyW. Lambert,montra quemissMoberly etmissJourdain s’étaient trompées : leur description necorrespond pas au Petit Trianon de 1789,mention-nant notamment un “kiosque” qui n’existait pas.Sauf surunplande 1774, jamais réalisé, et dont ellesn’eurent jamais connaissance. ● ChristianBrosio

Lesderniersinstantsde la “douceurdevivre”.Marie-Antoinetteet ses enfantsdans le jardinduPetitTrianon(gravured’aprèsundessinduchevalierdeLespinasse).Fantômesou télépathie ?Ci-dessous,EleanorFrancesJourdainet, àdroite,CharlotteAnneMoberly.Leur “voyagetemporel”défrayala chronique.

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“Les FantômesdeTrianon”, deC.A. E.Moberlyet E. F.Jourdain,ÉditionsduRocher,2003,290pages.

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DeuxAnglaisesetlareine

FantômesDeuxAnglaisesde laBelleÉpoque furent-ellessoudainprojetées sous le règnedeLouisXVI,dans les jardinsduPetitTrianon ?

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Livres

Versaillesprivéde Nicolas Jacquet

Dans la lignéede sonVersailles secret et insolite,Nicolas Jacquet nous invite dans les passages secrets,les cabinets discrets et les lieux cachés. Un guideindispensable au curieux commeà l’érudit.Parigramme,224pages, 19,90€.

LouisXIV,véritésetlégendesde Jean-François Solnon

L’auteurrétablituncertainnombredevéritéssur leroi,battantenbrèche les lieuxcommunssur lerègne.À lireaussi,dumême, leGoûtdesrois.Perrin, 180pages, 14,90€et 348pages, 22€.

LouisXIVtelqu’ilsl’ontvud’Alexandre Maral

ConservateurenchefauchâteaudeVersailles,l’auteurs’estattachéàrestituerunportraitduroigrâceàdenombreuxtémoignages.À lireaussi, lesDerniersJoursdeLouisXIVetLouisXIV,l’imageet lemythe (avecMathieudaVinha).

Omnibus,936pages,26€;Perrin,224pages,22,50€;etPressesuniversitairesdeRennes,392pages,22€.

VivreàVersaillesde William Ritchey Newton

Versailles au jour le jour, ses occupants, les serviteurs,lesmille anecdotes de la vie quotidienne.Flammarion, 278pages, 9€.

LeSiècledeLouisXIVsous la directionde Jean-Christian Petitfils

Parfait connaisseurde l’AncienRégime,Jean-ChristianPetitfils abordetous les aspectsd’uneFrance alorsenpleinemutation.Perrin,488pages, 23€.

LouisXIII,LouisXIV,LouisXV,LouisXVIde Jean-Christian Petitfils

Une série debiographies qui ont faitjustice des nombreuses erreurssur lamonarchie bourbonienne.Perrinoucoll. “Tempus”.

LeRégentde Jean-Christian Petitfils

UnOrléans qui fut un grandpolitique.PochePluriel, 992pages, 12€.

Versailles,histoire,dictionnaireetanthologiesous la direction de Mathieu da Vinhaet Raphaël Masson

Undictionnaire surVersailles, dans la lignéedes ouvrages exhaustifs dont la collectionBouquinsdeRobert Laffont nous gratifie depuis plusieursdécennies. Six cents entrées pourun travail encyclo-pédique à la démesuredu château, accompagnéesd’une anthologie de textes se rapportant aux grandspersonnages, auxmoments singuliers ouaux sentiments des visiteurs jusqu’auXXe siècle.RobertLaffont, coll. “Bouquins”, 992pages, 30€.

DictionnaireLouisXIVsous la directionde Lucien Bély

Le roi comme lapersonne, dans toutesa complexité. Ce livre fait le portraitde LouisXIV, sans omettre la partd’ombre, tout en reconnaissantla grandeurde sonœuvre. Pourrestituer pleinement ce souveraind’exceptiondans sa seule vérité.RobertLaffont, coll. “Bouquins”,1 408pages, 32€.

Bouquins/RobertLaffont

AugrédenombreusesanthologiesoudeMémoires, leséditionsRobertLaffontontdonnéune largeplaceauGrandSiècleetausiècledesLumières.Ony trouveaussibien l’espritdu tempsquedesévocationsde laCouroude lavieaupalais.Citonsenparticulier : laGran-deuret laGrâce,deMarcFumaroli ; laFabriquede l’intime,Mémoireset journauxdefemmesauXVIIIe siècle,deCatrionaSeth ;LouisXIV,histoired’ungrandrègne,d’ErnestLavisse ; etHistoiredemavie, lesMémoiresdeCasanova,endeux tomes.N’oublionspas l’éblouissantBouquindesméchancetésetautres traitsd’esprit,deFrançoisXavierTestu,quidonnetoute saplaceà l’espritduGrandSiècledansce“pays-cy”. u

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Livres&Vidéo

ViceetVersaillesd’Alain Baraton

L’auteur est le jardinier en chefdes châteauxdeTrianon, duGrandParcet dudomainedeMarly. Il a, au coursdes années, relaté ses expériencesprofessionnelles, et aussi écrit

quelques petits livres, piquants, parfois irrévérencieux sur les secrets d’alcôvede la Cour et des alentours.ÉditionLeLivredepoche :ViceetVersailles, 192pages, 6,10€ ; le JardinierdeVersailles,320pages,6,60€ ; l’AmouràVersailles,288pages, 6,60€.

Versaillessous la direction de Pierre Arizzoli-Clémentel

Nouvelle version, plus abordable, dubeau livre sortinaguère, richedeplus de 500 illustrations. Une éditionà la hauteur de cemonument du génie français.Citadelles&Mazenod, 528pages, 150€.

LouisXIV,l’universduRoi-Soleild’Alexandre Maralet Thierry Sarmant

Large collectionde toiles, de tapisseries, d’illustrationset de gravures représentant la vie, les commensauxet l’environnement duRoi-Soleil, Versailles occupantuneplaceprépondérante. Tallandier, 224pages, 31,90€.

LouisXIVde Max Gallo

Les fastes de la Cour autant que les heures sombresdu règne. Avec son grand talent de conteur,MaxGalloaborde la figuredu grandRoi. À l’occasionde lacommémorationde lamort dumonarque, le romancier,essayiste et historien va à sa rencontre.Un livresomptueux, une iconographie riche et peu connue.Chêne, 312pages, 35€.

AndréLeNôtrede Patricia Bouchenot-Déchin

Sonnoms’identifie avec l’histoire des jardins duGrandSiècle,mais l’homme restemal connu. Spécialiste deVersailles, PatriciaBouchenot-Déchin lui consacre unebiographie qui lui ressemble,ordonnée commeunparterre à la française,mais foisonnantecommece siècle baroque. C’était bien lemoins pourunartiste quimaria la passiondunaturel et le goût de la théâtralité, et quimit sasimplicité au service de la grandeur. L.D. Fayard,600pages, 27€.

UnehistoireérotiquedeVersaillesde Michel Vergé-Franceschi et Anna Moretti

DeLouise deLaVallière jusqu’à la supposée liaison entreMarie-Antoinette et le comtedeFersen : un siècle durant, les ébatsqui agitèrent le palais et firent parfois scandale. Vergé-Franceschiest undix-huitièmiste spécialiste de lamarine et deNinondeLenclos. Payot, 352pages, 20€.

DVDVersailles,LouisXIV,LouisXV,LouisXVI

Une série de trois docu-mentaires scénarisés,

diffusés sur France 2, regroupés enuncoffret. Le château est le véritable hérosde l’histoire. Le tournage a eu lieu surplace, profitant par exemple des travauxde restaurationde l’Opéra royal.Quatre documentaires en supplément.CitelVidéo, 4DVD.

Versailles,lavisite

Uneheurepourdécouvrir le châteauavecun luxededétailsgénéralement invisiblesau visiteur.

ÉditionsMontparnasse, 1DVD.

Versailles,rois,princessesetprésidents

Deuxheuresàdéambuleren imagesd’archivesdansce lieude lagrandeurdelaFrance,ensuivant seshôtesprestigieux.Àparaître finoctobre.FranceTélévisionsDistribution.

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AncienneséditionsVersaillesde Jean de La Varende

Quimieuxque l’auteur desManantsduroipouvait hausser cet essai à une tellealtitudepar le sublimede la langue ?

Versaillesd’Edmond Pilon

Poète, critique, essayiste, l’auteura écrit unbonessai succinct donton retiendra surtout lesphotos et les aquarellesdeMaurice deLambert.

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