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Université Bordeaux Montaigne École Doctorale Montaigne Humanités (ED 480) THÈSE DE DOCTORAT EN « SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION » La communication bousculée par la messagerie électronique Étude des incivilités numériques en contexte de travail Thèse présentée et soutenue le 30 juin 2020 par : Delphine Dupré Sous la direction de : Valérie Carayol et Aurélie Laborde Professeure des Universités en SIC, Université Bordeaux Montaigne Maître de conférences en SIC, Université Bordeaux Montaigne Membres du jury : Jean-Luc Bouillon, Professeur des Universités en SIC, Université Rennes 2 Christian Bourret, Professeur des Universités en SIC, Université Paris-Est Marne-La-Vallée Nicole D’Almeida, Professeure des Université en SIC, Sorbonne Université, Celsa Gino Gramaccia, Professeur Émérite des Université en SIC, Université de Bordeaux

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Université Bordeaux Montaigne

École Doctorale Montaigne Humanités (ED 480)

THÈSE DE DOCTORAT EN « SCIENCES DE L’INFORMATION

ET DE LA COMMUNICATION »

La communication bousculée par la messagerie électronique

Étude des incivilités numériques en contexte de travail

Thèse présentée et soutenue le 30 juin 2020 par :

Delphine Dupré

Sous la direction de :

Valérie Carayol et Aurélie Laborde

Professeure des Universités en SIC, Université Bordeaux Montaigne

Maître de conférences en SIC, Université Bordeaux Montaigne

Membres du jury : Jean-Luc Bouillon, Professeur des Universités en SIC, Université Rennes 2

Christian Bourret, Professeur des Universités en SIC, Université Paris-Est Marne-La-Vallée

Nicole D’Almeida, Professeure des Université en SIC, Sorbonne Université, Celsa

Gino Gramaccia, Professeur Émérite des Université en SIC, Université de Bordeaux

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Remerciements Mes remerciements vont tout d’abord à mes directrices de thèse : Valérie Carayol, pour son expertise en SIC, sa connaissance fine du milieu universitaire et des exigences de la recherche. Je souligne également ses qualités managériales et pédagogiques, ainsi que son accompagnement rigoureux qui m’ont permis de progresser. Aurélie Laborde pour son engagement, sa disponibilité et son humanité. Je lui suis très reconnaissante de m’avoir intégrée dans le groupe de travail sur la « prévention des incivilités numériques » ; cette collaboration s’est révélée fructueuse et a enrichi mes réflexions. Merci sincèrement pour le temps passé à me transmettre les règles du métier d’enseignant-chercheur. Cette thèse a été enrichie grâce à la sincérité et la pertinence de leurs retours sur mon travail. J’ai beaucoup apprécié leur honnêteté et leur bienveillance. Je remercie Jean-Luc Bouillon, Christian Bourret et Nicole D’Almeida d’avoir accepté de participer à l’évaluation de cette recherche et d’être présents à ma soutenance. Vos réflexions et conseils avisés permettront d’améliorer ce travail doctoral. Mes pensées vont également à Gino Gramaccia pour sa bonne humeur, sa générosité et son soutien indéfectible. Je le remercie pour la confiance qu’il m’a accordée et les responsabilités qu’il m’a déléguées au sein de la RFSIC. Je remercie sincèrement Nadège Soubiale de m’avoir fait bénéficier de ses connaissances et compétences en statistiques. C’est grâce au temps qu’elle a gentiment accepté de me consacrer et à nos échanges d’une rare qualité que j’ai pu finaliser la partie quantitative de cette thèse. Ma gratitude va également à Marlène Dulaurans et Oscar Motta pour leur aide et leurs conseils éclairés sur la partie qualitative de ce travail. Je souligne la contribution cruciale des membres de l’axe de recherche Communication, Organisations et Société du laboratoire MICA pour leurs commentaires précieux. J’ai particulièrement apprécié nos échanges constructifs et stimulants lors des séances de travail collectif. J’adresse toute ma reconnaissance aux membres du projet Civilinum pour leur contribution substantielle à la diffusion de mon questionnaire et leur aide à la structuration de mes réflexions.

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Mes pensées vont également à mes collègues et ami·e·s doctorant·e·s. Je garde un précieux souvenir de nos rencontres mensuelles. Merci pour tous nos échanges motivants et réconfortants. J’exprime toute ma gratitude envers les personnes qui ont consacré un peu de leur temps à répondre à mon questionnaire. Merci à celles et ceux que j’ai pu rencontrer dans le cadre des entretiens. Les données collectées ainsi que la pertinence de leurs réflexions constituent le cœur de cette thèse.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION _________________________________________________________ 7

CHAPITRE 1 – ÉTAT DE L’ART ET PROBLEMATISATION ___________________ 10

1. Revue de la littérature _______________________________________________________ 10 1.1. L’incivilité urbaine dans la littérature francophone ___________________________________ 10 1.2. La civilité, les relations interpersonnelles et l’organisation ____________________________ 11 1.3. Les incivilités dans la littérature anglophone en psychologie __________________________ 12 1.4. Les incivilités numériques ________________________________________________________ 20 1.5. Les expériences négatives et les effets délétères associés aux TIC _______________________ 23 1.6. Le rôle du design et des fonctionnalités techniques de la messagerie électronique ________ 30

2. Problématique et hypothèses_________________________________________________ 38 2.1. L’incivilité numérique au prisme d’une approche communicationnelle et critique ________ 38 2.2. Les pratiques et communications managériales ______________________________________ 40 2.3. Les reconfigurations temporelles __________________________________________________ 47 2.4. Un contrôle organisationnel pervasif _______________________________________________ 53 2.5. Une faible tolérance organisationnelle à la diversité __________________________________ 57 2.6. Synthèse de la problématique et des hypothèses _____________________________________ 62

CHAPITRE 2 – DISPOSITIF DE RECHERCHE ET METHODOLOGIE __________ 63

1. Justification du design de recherche mixte _____________________________________ 63 1.1. Tour d’horizon des réflexions scientifiques sur les recherches mixtes ___________________ 63 1.2. Justification du design mixte au regard de notre thématique de recherche _______________ 68

2. Opérationnalisation des hypothèses et construction du questionnaire quantitatif __ 81 2.1. Les indicateurs et items relatifs à nos 4 hypothèses ___________________________________ 81 2.2. La construction des items relatifs aux incivilités numériques __________________________ 90 2.3. Les questions complémentaires ___________________________________________________ 92 2.4. La composition de notre échantillon quantitatif______________________________________ 93 2.5. La diffusion du questionnaire _____________________________________________________ 94

3. Cadrage méthodologique et élaboration du dispositif d’enquête qualitatif ________ 95 3.1. Les principes épistémologiques et méthodologiques de la théorisation ancrée ___________ 96 3.2. Présentation du dispositif d’enquête qualitatif_______________________________________ 98 3.3. La méthode d’analyse des données qualitatives ____________________________________ 106

CHAPITRE 3 – RESULTATS DES ENQUETES QUANTITATIVE ET QUALITATIVE _______________________________________________________________________ 108

1. Présentation des résultats de l’enquête quantitative ___________________________ 108 1.1. Les tris à plat __________________________________________________________________ 108 1.2. Les analyses de régression _______________________________________________________ 117 1.3. Les résultats de l’analyse des correspondances multiples ____________________________ 126 1.4. Synthèse des enseignements de l’enquête quantitative _______________________________ 133

2. Présentation des résultats de l’enquête qualitative _____________________________ 135 2.1. Les incivilités numériques évoquées dans les témoignages ___________________________ 135 2.2. Les facteurs et les contextes d’émergence des incivilités numériques __________________ 159 2.3. Des pistes pour la régulation des pratiques numériques _____________________________ 200

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2.4. Synthèse des enseignements de l’enquête qualitative ________________________________ 208

INTERPRETATION DES RESULTATS ET CONCLUSION ___________________ 210

1. Enseignements de l’enquête mixte et triangulation des données ________________ 210 1.1. Hypothèse 1 : incivilités numériques et pratiques managériales _______________________ 210 1.2. Hypothèse 2 : incivilités numériques et reconfigurations temporelles __________________ 211 1.3. Hypothèse 3 : incivilités numériques et contrôle pervasif ____________________________ 213 1.4. Hypothèse 4 : incivilités numériques et publics vulnérables __________________________ 215

2. Conclusion ________________________________________________________________ 216

BIBLIOGRAPHIE _______________________________________________________ 220

TABLE DES MATIERE __________________________________________________ 266

TABLE DES FIGURES ___________________________________________________ 269

RESUME ET MOTS CLES ________________________________________________ 270

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INTRODUCTION Cette thèse fait suite au programme de recherche DEVOTIC (déconnexion volontaire aux TIC) mené entre 2011 et 2014 par des chercheuses et chercheurs issus de cinq universités (Bordeaux Montaigne, ESCP Business School, Université de Toulouse, de Pau et des Pays de l’Adour, Ottawa) et financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). Les travaux réalisés dans le cadre de ce programme ont permis de mettre en lumière les risques psychosociaux associés à une utilisation intensive des technologies de l’information et de la communication (TIC), notamment par les cadres (Félio, 2013a ; Félio et Lerouge, 2015 ; Carayol et al., 2017). Les témoignages recueillis ont également fait émerger un certain nombre de mésusages des outils de communication numériques, liés à un manque de courtoisie, d’égard et de politesse, qui ont été qualifiés « d’incivilités numériques » et qui constituent l’objet de cette thèse. Notre travail doctoral s’inscrit dans le cadre du programme de recherche Civilinum1 coordonné par Valérie Carayol et Aurélie Laborde et financé par la Région Nouvelle-Aquitaine. Ce programme, auquel participent des chercheuses et chercheurs en SIC, en droit et en psychologie issus de quatre laboratoires2 vise à documenter et mieux comprendre les manifestations d’incivilités qui peuvent survenir lors des usages des outils de communication numériques en contexte de travail. Les pratiques relatives aux Technologies d’Information et de Communication (TIC) en contexte de travail, ainsi que leur lien avec les mutations organisationnelles (Le Moënne, 2010, 2013, 2014), constituent des objets d’études féconds depuis un certain nombre d’années. Un ensemble de travaux scientifiques retracent l’histoire des usages professionnels des TIC et documentent l’intégration progressive de ces technologies dans les organisations à partir des années 80. Les raisons qui ont présidé à l’adoption de ces outils seraient liées aux évolutions des contextes économiques et organisationnels. Bernard Miège (2007, p.72) dresse ainsi la liste des facteurs qui ont favorisé l’intégration des TIC dans les organisations : « l’externalisation des lieux de production, la recherche exacerbée d’une plus grande productivité du travail, l’accent mis sur une plus grande compétitivité (…), l’internationalisation accrue et la libéralisation des échanges commerciaux, ainsi que la mondialisation des marchés de capitaux ». Dans une économie mondialisée, les TIC permettent aux travailleurs d’échanger et de se coordonner malgré l’éloignement

1 https://www.civilinum.fr 2 Le laboratoire Mica de l’Université Bordeaux Montaigne, le Centre de droit comparé du travail et de la sécurité sociale de l’Université de Bordeaux, le laboratoire de Psychologie, Santé et Qualité de vie de l’Université de Bordeaux et le laboratoire pluridisciplinaire Culture, Sport, Santé, Société de l’Université de Besançon.

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géographique (Ibid.). Ces techniques s’inscrivent également dans la recherche d’une gestion du temps plus efficiente (Jauréguiberry, 1994 ; Chardel, 2009). Enfin, elles accompagnent le développement du secteur tertiaire initié dans les années 70 (Jouët, 1993). Si l’adoption des TIC répond à des besoins et à des attentes nouvelles, ces technologies contribuent, en retour, à reconfigurer les modes d’organisation, de coopération et de communication à l’œuvre en contexte de travail. A côté des travaux scientifiques qui ont démontré que les TIC pouvaient constituer un facteur d’efficacité et contribuer fructueusement au développement des échanges à distance, du travail collaboratif et autonome, des recherches récentes ont mis en lumière les effets potentiellement délétères et les expériences dépréciatrices qui peuvent résulter de certains mésusages des TIC. La littérature en SIC et en sociologie a notamment mis en exergue des phénomènes d’infobésité (Soubiale et al., 2014 ; Carayol et al., 2017), d’hyper connexion (Bretesché et al., 2014 ; Félio, 2013a, 2016), d’accélération des temporalités (Carayol, 2015, 2018), d’urgence permanente (Aubert, 2003 ; 2018 ; Laborde, 2016), de dispersion (Datachary, 2005 ; Pierre, 2014 ; Cameron et al., 2016), et de cyber harcèlement (Jonsson et al., 2017 ; Muhonen et al., 2017 ; Vranjes et al., 2018), qui pourraient être associés aux outils de communication numériques (Carayol et Laborde, 2019). La présente recherche s’inscrit dans le prolongement de ces analyses sur les effets potentiellement néfastes des TIC et vise à étudier le phénomène des incivilités numériques à partir d’une perspective communicationnelle et critique. Précisons, dès à présent, que nous souhaitons nous distancier d'une approche techno-déterministe. A l’instar de Philippe Robert-Demontrond (2003) nous considérons que « l’incivilité est organisationnelle » et pourrait résulter de l’imbrication d’un ensemble de facteurs à la fois techniques, communicationnels et organisationnels qui s’influencent mutuellement (Fenner et Renn, 2010 ; Orlikowski, 2010). Cette thèse porte sur les incivilités numériques qui peuvent survenir dans le cadre des échanges professionnels par messagerie électronique. En effet, comme le soulignent Éric Dose et ses collègues, la messagerie électronique constitue la technologie de communication la plus amplement diffusée et utilisée dans les organisations (2019). Nous nous emploierons à distinguer les incivilités survenant dans les relations managériales de celles qui peuvent advenir entre pairs, en raison des caractéristiques qui distinguent ces deux catégories de communications interpersonnelles. En effet, comme le rappelle Danièle Linhart (2015), la relation de travail demeure une relation de subordination, potentiellement contraignante, qui implique une asymétrie entre le manager et son équipe. Dans son ouvrage sur le harcèlement moral en contexte de travail, Marie-France Hirigoyen (2017), estime que les relations hiérarchiques se fondent, en partie, sur un rapport de pouvoir qui peut s’avérer propice aux abus et aux difficultés relationnelles, contrairement aux violences interpersonnelles entre

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collègues qui reposent sur des mécanismes différents. Les résultats de plusieurs travaux scientifiques, ayant pour dénominateur commun l’étude des différentes manifestations de la « violence organisationnelle », semblent conforter ces constats. Dans un article publié en 2005, Françoise Bernard postule que « le domaine des recherches en communication des organisations est central en ce sens qu’il permet de comprendre et d’articuler, à un niveau "méso", d’une part les grandes théories du social et, d’autre part, les études consacrées aux pratiques individuelles ou micro collectives des usagers » (p.14). Partant de cette perspective, nous proposons de répondre à la problématique suivante :

Dans quelles mesures les incivilités numériques survenant dans le cadre des échanges interpersonnels par messagerie électronique pourraient être appréhendées comme les symptômes d’un ensemble de phénomènes organisationnels ?

Nous nous attachons à apporter des éléments de réponse à cette problématique dans le cadre d’une recherche mixte alliant recueils de données quantitatives et qualitatives. Le premier chapitre de ce travail doctoral sera consacré à un tour d’horizon des travaux scientifiques en SIC, en sociologie et en psychologie du travail sur les concepts d’« incivilité » d’une part et d’« incivilité numérique » d’autre part. Nous rendrons également compte de la littérature en SIC sur les effets délétères des TIC en contexte de travail. Nous clôturerons ce premier chapitre en énonçant notre problématique et en précisant notre perspective conceptuelle : une approche communicationnelle et critique. Nous présenterons également la conceptualisation de nos hypothèses. Dans le deuxième chapitre, nous expliciterons les ressorts méthodologiques et épistémologiques de notre design de recherche mixte. Nous détaillerons le processus d’élaboration de nos deux dispositifs d’enquête. Dans un troisième chapitre, nous présenterons les résultats de nos deux enquêtes. Enfin, pour conclure, nous répondrons à notre question de recherche en articulant les apports des données quantitatives et qualitatives.

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CHAPITRE 1 – ÉTAT DE L’ART ET PROBLEMATISATION 1. Revue de la littérature 1.1. L’incivilité urbaine dans la littérature francophone Dans la littérature francophone, le concept d’incivilité a été surtout étudié en sociologie, criminologie et psychologie. Au sein de ces disciplines, les recherches sur cette thématique concernent principalement les incivilités urbaines. En criminologie, Sébastian Roché propose de « parler des incivilités ou de leurs traces comme des désordres jugés peu graves, ce qui exclut les vols et les agressions qui se déploient dans un espace collectif et se donnent donc à voir » (2000, p.392). Dans son ouvrage paru en 1996, l’auteur précise que les incivilités s’incarnent dans des « gestes obscènes, insultes, menaces et dégradations qui sont le lot des grandes villes. » (p.11). Cette acception de l’incivilité semble être la plus courante dans la littérature francophone, comme en témoigne le fait que Raymond Boudon ait choisi de s’inspirer des travaux de Sébastian Roché pour élaborer la définition des incivilités qui figure dans son dictionnaire de sociologie. Dans l’édition de 2012, les incivilités sont décrites comme des « actes et conduites visibles dans les espaces ouverts au public, perçus comme des nuisances ou des désagréments par la majorité de la population, mais qui ne font pas, en général, l’objet de poursuites bien qu’ils constituent dans la plupart des cas des infractions au sens du droit pénal » (p.220). En façonnant un cadre codifié et pacifié aux relations humaines, les rituels de civilité favoriseraient l’instauration d’une certaine forme de confiance entre les individus, nécessaire à toute interaction. Dans cette perspective, les incivilités représentent une « double menace : à la fois pour soi et pour les normes » (Roché, 1996, p.76) dans la mesure où elles « remettent en cause l’ordre social en bouleversant l’ordre de l’interaction » (Lardellier, 2015, p.13). En psychologie sociale, Marie-Line Félonneau et Lyda Lannegrand-Willems suggèrent de définir les incivilités comme « des actes d’irrespect ou d’agression envers autrui et l’environnement, n’entrant pas obligatoirement dans la catégorie juridique de la délinquance et du crime. Ces comportements sont généralement peu graves mais deviennent intolérables au quotidien parce qu’ils déclenchent un sentiment diffus de déclin de l’ordre social et moral et donc de peur. » (2004, p.4) Ces définitions relatives aux incivilités urbaines mettent l’accent sur deux dimensions du phénomène : la faible gravité des actes et la transgression d’un ensemble de codes liés au savoir-vivre et à la courtoisie.

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1.2. La civilité, les relations interpersonnelles et l’organisation En sociologie et en communication, un certain nombre de travaux ont souligné l’importance de la civilité tant dans le cadre des interactions quotidiennes que de la coopération en contexte de travail. Selon Dominique Picard (2008) la politesse constituerait un « fondement essentiel des relations humaines » et remplierait « deux fonctions : l’une "psychologique" de protection de soi, et une fonction "communicationnelle" de facilitation des contacts sociaux » (p.138). Chez Erving Goffman, le respect des règles de civilité fait partie intégrante du travail de « figuration » qui désigne « tout ce qu’une personne entreprend pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne. » (1974, p.15). Dans cette perspective, la courtoisie et la politesse constituent des rituels d’interaction qui permettent d’affirmer l’ordre moral et social. Dans la littérature anglophone, Thomas Reio et Rajashi Ghosh (2009) estiment qu’en contexte de travail, la civilité s’avère nécessaire afin d’entretenir des rapports de coopération productifs et pacifiés. D’après les auteurs, le respect favoriserait le partage des connaissances ainsi que l’assistance mutuelle au sein d’une équipe. Les résultats des recherches de Ryan Bisel (2017), par contre, s’inscrivent à rebours de la conception de la civilité développée dans un ensemble de travaux scientifiques. L’auteur postule que, dans certains environnements professionnels, la civilité peut être considérée comme une entrave à l’efficacité, à la rapidité et à la performance. C’est particulièrement le cas au sein des domaines professionnels faiblement féminisés et structurés autour de valeurs considérées comme « viriles ». Dans des secteurs comme l’industrie, le bâtiment ou le sport professionnel, la civilité peut s’avérer contraire aux attentes normatives qui caractérisent « le salarié idéal » (force physique et mentale, résistance face à l’adversité, appétence pour la joute verbale et la provocation, etc.). Dans les travaux de Norbert Elias (2002), la civilité est associée aux mœurs et apparaît comme un impératif relationnel à partir du 16ème siècle, sous l’impulsion de la société de cour. Autrefois impulsives et spontanées, les émotions doivent faire l’objet d’une plus grande retenue. Il convient de policer l’expression de ses pulsions et de s’affranchir d’un certain nombre d’attitudes jugées « vulgaires ». A cette époque, la civilité est ancrée dans des enjeux de distinction ; les bonnes manières et l’autocontrôle permettent à l’aristocratie d’affirmer son statut de classe dominante, en comparaison avec l’économie affective et comportementale, jugée « frustre », qui caractérise les couches de la population les plus modestes. Les rituels de courtoisie s’inscrivent également dans les logiques d’alliance et les manœuvres politiques qui se déroulent à la cour. Dans son ouvrage, Norbert Elias propose deux conceptions de la civilité. Premièrement, dans l’interaction, la civilité désigne la courtoisie et le savoir-vivre. D’après l’auteur : « la civilisation ainsi comprise implique des mœurs et des manières

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plus raffinées, ainsi que davantage de tact et d’égards dans les relations sociales » (p.103). Deuxièmement, la civilité peut être entendue comme un processus d’humanisation progressif de la société via « l’affranchissement de la barbarie » et la « pacification intérieure du pays. » Cette conception duale de la civilité, appréhendée comme processus à l’œuvre dans l’interaction et, de manière plus globale, dans la société, est également présente dans le travail de Philippe Robert-Demontrond. Dans un article publié en 2003, l’auteur considère que la civilité concerne autant les relations interpersonnelles au travail que les politiques et pratiques mises en œuvre par les organisations. Cette manière d’articuler plusieurs niveaux de civilité nous semble particulièrement féconde d’un point de vue analytique. 1.3. Les incivilités dans la littérature anglophone en psychologie 1.3.1. Définition Dans la continuité des recherches initiées par Lynne Andersson, Christine Pearson et Christine Porath à la fin des années 90, le phénomène de l’incivilité dans les organisations a fait l’objet de nombreux travaux en psychologie et en management studies. Dans un article publié en 1999, Lynne Andersson et Christine Pearson définissent l’incivilité comme « un comportement de faible intensité avec une intention ambigüe d’atteindre la cible et qui viole les normes de respect mutuel. Ces comportements sont caractérisés par leur rudesse, discourtoisie et démonstration d’un manque d’égard envers autrui. » (p.455). L’incivilité constituerait un phénomène subjectif (Porath, 2016) ; sa perception dépendrait tant du cadre de référence de la personne ciblée que de la culture à l’œuvre dans une équipe de travail et une organisation (Pearson & Porath, 2005). Dans la littérature scientifique anglophone en psychologie, les recherches traitant de l’incivilité en contexte professionnel s’inscrivent dans un ensemble de travaux visant à analyser les phénomènes relatifs à la « violence organisationnelle » (traduction de workplace aggression) et aux « comportements antisociaux au travail » (Courcy et al., 2018). Il convient de préciser que le concept d’aggression dans la littérature scientifique anglophone représente l’équivalent de notre concept de violence. Selon Robert A. Baron (2004), toutes les attitudes perpétrées au travail et visant à causer du tort intentionnellement à autrui seraient constitutives de la catégorie workplace aggression. A l’inverse, le terme violence en anglais a une portée plus limitée qu’en français et fait référence à une catégorie de comportements bien délimitée : les différentes formes d’agressions physiques.

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La violence organisationnelle est ainsi appréhendée comme un ensemble de comportements positionnés sur un continuum en fonction de leur intensité et de leur degré d’intentionnalité. Dans cette perspective, l’incivilité se situe à l’extrémité « faible » de ce continuum et correspond aux actes « peu graves ». Ce concept désigne, en psychologie, un ensemble de « déviances » interpersonnelles qualifiées de « mineures » (Blau & Andersson, 2005) et exclut les phénomènes de violence psychologique et physique plus graves, tels que le harcèlement moral ou la supervision abusive. Dans les travaux anglophones en psychologie, l’incivilité est mesurée principalement à partir de l’échelle élaborée par Lilia Cortina et ses collègues en 2001. Proférer des remarques désobligeantes, faire des commentaires négatifs sur le travail d’une personne, feindre de l’ignorer, ne pas prêter attention à ses propos, lui hurler dessus, s’adresser à elle en des termes non professionnels, etc. représentent quelques-uns des « actes » utilisés fréquemment dans les recherches en psychologie pour « opérationnaliser » le phénomène de l’incivilité (Johnson & Indvik, 2001 ; Cortina et al., 2017). Un ensemble d’éléments, mis en lumière dans les différents travaux qui ont été publiés dans le sillage de l’article programmatique de Lynne Andersson et Christine Pearson (1999) nécessitent d’être précisés pour compléter ce tour d’horizon de la littérature sur l’incivilité en contexte de travail. 1.3.2. Les frontières avec des concepts apparentés Dans la littérature anglophone en psychologie, l’intensité et l’intention de nuire représentent les deux principaux critères permettant de délimiter les contours des différents concepts constitutifs de la violence organisationnelle (workplace aggression) (Schilpzand et al., 2016). A titre d’illustration, le harcèlement professionnel diffère de l’incivilité dans la mesure où l’intention de l’instigateur paraît manifeste (Blau & Andersson, 2005 ; Hershcovis, 2011). A l’inverse, l’incivilité pourrait davantage être associée à un « manque de considération pour autrui » qu’à un acte de violence commis de manière délibérée (Courcy et al., 2018). Les chercheurs et chercheuses en psychologie ont élaboré des concepts aux contours rigoureusement délimités afin de faciliter leur « opérationnalisation » et de mener à bien, tant des enquêtes par questionnaires que des expérimentations en laboratoire. Les quelques enquêtes qualitatives disponibles dans la littérature scientifique anglophone suggèrent toutefois que les difficultés relationnelles auxquelles les individus sont confrontés en contexte de travail ne sont pas aussi « cloisonnées » (Martinez & Eisenbergs, 2019 ; Samosh, 2019). En effet, dans ces enquêtes qualitatives,

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les sujets qui déclarent subir des incivilités semblent également devoir faire face à d’autres phénomènes tels que le harcèlement moral ou la supervision abusive. Cette perméabilité des frontières entre les différents concepts peut s’expliquer par le fait que l’incivilité tend à façonner un terreau propice au développement de difficultés relationnelles plus graves (Lim et al., 2018). Dans cette perspective, Sandy Lim et Lilia Cortina (2005) ont démontré que des environnements professionnels marqués par une certaine tolérance à l’égard des attitudes inciviles pouvaient favoriser l’émergence du harcèlement sexuel. 1.3.3. Le statut et le genre des instigateurs et des cibles Les travaux scientifiques récents suggèrent que les instigateurs d’incivilités tendent à disposer d’un statut hiérarchique plus élevé que la personne ciblée (Cortina et al., 2001 ; Johnson & Indvik, 2001 ; Lutgen-Sandvik, 2003 ; Porath & Pearson, 2009). De surcroît, les incivilités commises volontairement ou non par les managers semblent être plus fréquentes que celles perpétrées par les pairs (Opengart et al., 2019). Les incivilités provenant des supérieurs hiérarchiques tendent également à avoir un retentissement négatif plus important (Porath, 2016 ; Sharifirad, 2016 ; Hershcovis et al., 2017a). Ces travaux semblent indiquer que, dans les organisations, l’incivilité entretient un lien étroit avec le pouvoir (Pearson & Porath, 2005). Les individus incivils peuvent se permettre d’agir ainsi car, en raison de leur statut, ils ne risquent pas de subir des sanctions disciplinaires (Pearson et al., 2000 ; Cortina et al., 2001). De plus, Christine Porath observe que, dans certains contextes, un processus d’invisibilisation de l’incivilité semble à l’œuvre (2016). Dans une certaine mesure, l’incivilité peut s’inscrire dans le prolongement des croyances et des stéréotypes qui constituent, d’un point de vue symbolique, les caractéristiques et comportements typiques d’un « chef » : fermeté, sévérité, aptitude à gérer une équipe d’une main de fer, etc. Ainsi, un manager devrait faire preuve d’autorité pour être crédible et « performer » les attentes normatives et culturelles qui découlent de son statut. Selon Christine Porath, ces représentations pourraient avoir pour effet de légitimer les attitudes discourtoises de la part de certains membres de l’encadrement. Un ensemble de travaux, issus de la littérature francophone et anglophone, ont démontré que le pouvoir, c’est-à-dire, la capacité à faire en sorte qu’autrui se comporte tel qu’on le souhaiterait, ne procède pas uniquement de la place occupée dans l’organisation (Branch et al., 2013). John French et Bertram Raven (1959), estiment que le pouvoir est un attribut qui appartient tant aux individus qui disposent des ressources nécessaires à l’exercice de la coercition qu’à ceux qui bénéficient d’une légitimité et d’un charisme amplement reconnus. Dans la sociologie française, Crozier et Friedberg (1977) précisent que le

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pouvoir dépend du maniement de plusieurs ressources : la maîtrise de zones d’incertitude pertinentes par rapport à une situation donnée ; la détention d’une expertise, d’un solide réseau de relations, la maîtrise de la communication, etc. Si, dans les recherches anglophones actuelles sur les incivilités, le pouvoir a été associé au statut hiérarchique, aucune étude n’a, à ce jour, étudié le lien entre l’incivilité et les différentes sources de pouvoir précitées (Cortina et al., 2017). A l’instar de certains travaux relatifs à la violence organisationnelle (Escartin et al., 2011 ; Salin, 2015), la littérature disponible à ce jour suggère que l’incivilité en contexte de travail est un phénomène genré. Dans un article publié en 2000, Christine Pearson et ses collègues avaient observé que les instigateurs d’incivilités tendaient, majoritairement, à être des hommes. Ce constat a été validé dans un certain nombre de travaux ultérieurs (Cortina et al., 2001 ; Lim, Magley & Cortina, 2008 ; Reio & Ghosh, 2009 ; Gallus et al., 2014), et plus particulièrement dans les enquêtes menées au sein de secteurs professionnels majoritairement masculins comme l’industrie ou les services informatiques (Privitera & Campbell, 2009 ; Carmona-Cobo et al., 2014, 2019). Une enquête quantitative réalisée par Kathi Miner et ses collègues (2014) auprès d’un échantillon d’avocat·e·s a démontré que les mères de familles nombreuses étaient particulièrement confrontées aux incivilités. Dans leur enquête, les pères subissaient plus d’incivilités que les hommes sans enfant, mais néanmoins dans une moindre mesure que les mères. Outre la répartition genrée des cibles et des instigateurs, plusieurs travaux suggèrent que les femmes et les hommes ne seraient pas incivils de la même manière (Bjorkqvist et al., 1994) et réagiraient différemment aux attitudes discourtoises. S’il a été observé que les hommes avaient tendance à se confronter directement à l’instigateur, les femmes, au contraire, auraient davantage recours à des tactiques dites « indirectes », telles que l’évitement ou la recherche d’un compromis (Porath et al., 2008). Par ailleurs, les femmes seraient plus enclines que les hommes à identifier les incivilités et à les dénoncer (Montgomery et al., 2004). Au contraire, chez les hommes un phénomène de minimisation a été observé dans plusieurs travaux, et cela semble d’autant plus vrai dans les secteurs marqués par une forte ségrégation genrée (Carmona-Cobo et al., 2014, 2019). En effet, un ensemble de croyances relatives à la masculinité hégémonique peuvent conduire certains hommes à ne pas identifier les incivilités comme telles, dans la mesure où la dénonciation de la détresse psychologique peut être perçue comme un aveu de faiblesse. De plus, la force de caractère, la rudesse et, potentiellement, l’incivilité, s’avèrent cohérentes avec l’ensemble des attitudes et des traits de caractère fortement valorisés culturellement dans certains milieux professionnels car constitutifs de la masculinité hégémonique (Connell, 2014).

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A l’inverse, des expérimentations réalisées par Isabel Carmona-Cobo et ses collègues (2014, 2019) ont mis en lumière le jugement dépréciateur porté à l’encontre des femmes qui s’adonnent à des incivilités. Les femmes qui se comportement de manière incivile peuvent être jugées plus sévèrement que les hommes car, en agissant ainsi, elles contreviennent aux attentes normatives associées traditionnellement à leur genre : capacité d’écoute, attention, soin apporté à autrui, etc. Ainsi, le phénomène des incivilités s’inscrirait dans la continuité des stéréotypes et des rapports de genre asymétriques à l’œuvre en contexte de travail. Plusieurs travaux suggèrent également que les groupes de travailleurs les plus vulnérables, tels que les individus LGBT ou issus d’une minorité ethnique, sont davantage pris pour cibles (Welbourne et al., 2015 ; Zurbrügg et Miner, 2016). La dimension éminemment genrée et intersectionnelle de ce phénomène a conduit des chercheurs et chercheuses, à l’instar de Lilia Cortina et ses collègues (2008, 2013, 2017), à appréhender l’incivilité comme une manifestation subtile de discrimination. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement. 1.3.4. Les conséquences délétères individuelles et organisationnelles Les travaux scientifiques menés à ce jour ont amplement documenté les conséquences néfastes des incivilités tant au niveau individuel qu’organisationnel. En premier lieu, les incivilités quotidiennes participeraient à la dégradation d’un ensemble de processus cognitifs. Des expériences en laboratoire (Porath & Erez, 2007) révèlent que subir des incivilités peut provoquer un affaiblissement de la créativité, de la mémoire immédiate et de la concentration. L’un des mécanismes qui pourrait expliquer ces effets délétères réside dans la « rumination » : après un épisode d’incivilité, les individus auraient tendance à focaliser leurs ressources mentales sur la compréhension de l’évènement, afin de donner du sens à l’expérience dépréciatrice vécue. L’incivilité nécessiterait du temps avant d’être « digérée » et occuperait l’esprit de celles et ceux qui en sont victimes au point de perturber les autres processus mentaux. Ces mécanismes vaudraient autant pour les cibles directes que pour les témoins. Au niveau psychologique, les incivilités engendreraient du stress, de l’anxiété, voire de la dépression (Barker, Caza et Cortina, 2007 ; Samosh, 2019). Ces effets délétères sur la santé psychique auraient un impact négatif sur la santé physique (Lim, Magley et Cortina, 2008). Caitlin Demsky et ses collègues (2019) ont démontré que subir des incivilités au travail pouvait être associé à des troubles du sommeil. Par ailleurs, d’après Sandy Lim et ses collègues (2008), l’irritation et la colère qui peuvent découler des expériences dépréciatrices liées aux incivilités auraient des répercussions négatives sur les relations familiales.

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Ainsi, selon Sandy Hershcovis (2011), bien que définies comme moins « graves », les incivilités vécues en contexte de travail entraineraient des dommages comparables à ceux du harcèlement moral. Dans la même veine, dans le cadre de son enquête qualitative, Chantal Aurousseau estime, qu’« en termes d’impacts sur les personnes, c’est la violence soutenue, faible et insidieuse qui, dans ses manifestations extrêmes, semble la plus nocive. Dans les situations les plus graves de ce type de violence, les victimes s’isolent et sombrent dans la dépression ou d’autres déséquilibres importants de leur santé mentale ou physique. L’invisibilité relative des incidents et leur faiblesse intrinsèque font en sorte que les personnes qui la subissent ont du mal à nommer ce qu’elles vivent et à y voir un acte délibéré des agresseurs. » (2000, p.6). Compte tenu des conséquences délétères sur la santé psychique et physique que nous venons de détailler, d’aucun pourrait considérer que les incivilités représentent, avant tout, un problème individuel et psychologique. Cependant, la littérature démontre qu’elles affectent négativement l’organisation de plusieurs manières. Être la cible d’incivilités de la part des collègues et/ou des managers susciterait une baisse de la satisfaction au travail et, par conséquent, de l’implication (Blau & Andersson, 2005 ; Opengart et al., 2019). Les incivilités pourraient avoir une incidence négative sur la confiance qui règne au sein d’une équipe et ainsi détériorer le travail collaboratif et la créativité (Sharifirad, 2018). Enfin, les managers qui se conduisent de manière discourtoise envers leurs subordonnés perdraient l’estime de ces derniers (Pearson & Porath, 2004 ; Porath, 2016). Si des travaux tels que ceux menés par Sandy Hershcovis et ses collègues (2017a) suggèrent que les cibles d’incivilités disposant du même statut que l’instigateur peuvent s’affronter directement, la plupart des recherches réalisées à ce jour démontrent que les personnes qui subissent des incivilités en contexte de travail tendent à éviter les réactions du type « œil pour œil, dent pour dent ». En effet, répliquer ouvertement pourrait, d’une part, ouvrir la voie à une surenchère d’actes incivils et, d’autre part, engendrer des conséquences délétères en termes de réputation et de carrière (Porath et al., 2008), surtout si l’instigateur appartient à l’encadrement. Ce constat ne signifie toutefois pas que les personnes ciblées se contentent de subir passivement. Au contraire, les individus confrontés aux incivilités prennent leur « revanche ». Cette « vengeance » s’effectue via des actes indirects qui ont été qualifiés, dans la littérature scientifique en psychologie, de « comportements contre-productifs » (Larouche et al., 2018). Les cibles d’incivilités peuvent ainsi limiter leur investissement, faire de la rétention d’information, réduire leur propension à coopérer, attribuer des tâches ingrates à l’instigateur et véhiculer des rumeurs à son sujet (Reich & Hershcovis, 2015 ; Meier & Gross, 2015). Sandy Lim et ses collègues (2008) ont également mis en lumière le phénomène des salariés qui expriment leur mécontentement de manière détournée en critiquant l’organisation sur les réseaux sociaux. Jennifer Welbourne et

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Anna Sariol (2017) précisent que les individus les plus impliqués ont tendance à « se venger » plus sévèrement que ceux moins investis. Un ensemble de travaux démontrent que l’incivilité ne se déroule pas uniquement dans le cadre de la dyade instigateur/cible : elle implique également ceux ou celles qui observent (Lim, Cortina et Magley, 2008). Les incivilités ne laissent pas les témoins indifférents. Ces derniers ressentent également de l’injustice et craignent d’être les prochaines cibles. Le stress, l’anxiété et la détresse qu’ils éprouvent également peuvent se traduire par une baisse de leur performance et de leur motivation. De plus, par solidarité envers la personne ciblée, ils peuvent participer aux différentes stratégies de « revanche » (Reich et Hershcovis, 2015 ; Gallus et al., 2014) contre l’instigateur. Les effets négatifs des incivilités ont été observés dans des secteurs d’activité très différents tels que l’industrie, la finance, les services informatiques, la grande distribution, l’Université, etc. (Schilpzand et al., 2016 ; Cortina et al., 2017). Si la grande majorité des enquêtes ont été menées en Amérique du Nord, des études effectuées en Afrique (Abubakar, 2018), en Asie, (Lim & Chin, 2006 ; Lim et al., 2008), au Pakistan (De Clercq et al., 2019), et en Europe (Meier & Gross, 2015 ; Torkelson et al., 2016) ont également mis en lumière les conséquences délétères des incivilités tant sur la santé physique et mentale des individus que sur le fonctionnement de l’organisation. La prévalence des incidences négatives des incivilités observée dans des contextes culturels et organisationnels très divers incite à relativiser la dimension « subjective » de ce phénomène. 1.3.5. Les facteurs d’émergence Lynne Andersson et Christine Pearson (1999) postulent que l’incivilité pourrait alimenter un phénomène de « spirale ». Subir une incivilité peut donner envie de répliquer à la hauteur du préjudice causé, conformément à la loi du Talion (Andersson et Pearson utilisent l’expression Tit-for-Tat en anglais qui peut être traduite, entre autres, par « représailles ») et provoquer une escalade pouvant aboutir à des manifestations de violence physique. A cette spirale dite « primaire » s’ajouterait une « spirale secondaire » qui désigne les différents protagonistes, notamment les témoins, entrainés dans l’engrenage et qui participent à son intensification. L’approche interactionniste adoptée par Lynne Andersson et Christine Pearson dans leurs premiers travaux a été critiquée pour sa focalisation, jugée excessive, sur la dyade instigateur/cible. Leurs travaux ont été complétés par des recherches visant à identifier les conditions organisationnelles d’émergence des incivilités en présentiel. Ryan Bisel (2017) questionne le postulat selon lequel l’incivilité constituerait une transgression d’un ensemble de normes de courtoisie et de savoir-vivre. D’après l’auteur, dans certains contextes organisationnels, l’incivilité peut devenir une norme

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de communication interpersonnelle. Des organisations « tolérantes » envers les pratiques inciviles peuvent laisser des attitudes « déviantes » se développer et être perçues progressivement comme « normales » (Cortina, 2008). Dans cette perspective, Trevor Foulk et ses collègues (2016) recourent à la métaphore du « virus » pour symboliser la manière dont l’incivilité peut se « propager » et contaminer un collectif de travail, un service, voire une organisation. En raison de leur statut, les managers joueraient un rôle crucial dans le développement de l’incivilité comme mode de communication acceptable (Johnson & Indvik, 2001 ; Shane Joyce & Bell, 2010). Ryan Bisel a constaté, dans le cadre de ses expériences (2010, 2011, 2012, 2017), que malgré leurs intuitions morales parfois solidement enracinées, les salariés pouvaient, par effet de mimétisme, se comporter de manière peu éthique après avoir observé leur manager agir ainsi. Brad Estes et Jia Wang (2008) estiment que l’incivilité « ruissèle en cascade » tout le long de la ligne hiérarchique et peut s’ériger progressivement en norme de comportement. De plus, dès lors que les normes d’un groupe de travail « valorisent » les attitudes inciviles, les membres de ce groupe auront tendance à les adopter afin d’assurer leur intégration au sein du collectif. Quelques travaux ont commencé à mettre au jour un ensemble de facteurs pouvant favoriser l’émergence de pratiques inciviles. D’après Pamela-Lutgen Sandvik (2003), les « dégraissages » d’effectifs peuvent façonner un climat de travail morose et susciter des incivilités. Dans la même veine, la précarisation des emplois aurait une incidence sur la civilité au travail ; les individus ne prennent pas nécessairement la peine de se montrer avenants et de nouer des relations cordiales avec des travailleurs temporaires qui ne resteront pas dans l’organisation (Gonthier, 2002 ; Pearson & Porath, 2005). Une enquête quantitative menée par Eva Torkelson et ses collègues en Suède auprès d’un échantillon de sujets travaillant dans l’enseignement a fait émerger des liens entre les incivilités, mesurées par l’échelle de Cortina et ses collègues (2001), et plusieurs facteurs organisationnels : l’insécurité de l’emploi, la faiblesse du soutien social, les exigences du travail et le changement organisationnel. Dans le cadre d’une enquête qualitative, Pamela Lutgen-Sandvik (2003) a observé qu’un changement de direction pouvait susciter des attitudes inciviles. Enfin, Gary Blau et Lynne Andersson ont identifié un lien entre l’injustice distributive et les incivilités (2005). Ces travaux sur les antécédents des incivilités suggèrent que ce phénomène est alimenté à la fois par des dynamique culturelles, groupales et organisationnelles. Les recherches menées en ce sens demeurent toutefois éparses à ce jour, dans la mesure où la recherche en psychologie s’est concentrée principalement sur l’identification et la compréhension des effets délétères du manque de civilité en contexte de travail.

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1.4. Les incivilités numériques 1.4.1. Définition Peu nombreux à ce jour, les travaux sur le concept d’incivilité numérique (traduction de cyber incivility) ont été initiés à la fin des années 2000. Ils sont issus principalement de la psychologie anglophone. Dans ces études, les incivilités numériques désignent des comportements impolis et discourtois survenant à l’occasion des échanges médiatisés par les TIC (Lim et al., 2008 ; Giumetti et al., 2012, 2013). A l’instar des incivilités en présentiel, les incivilités numériques tendraient à être l’apanage d’individus disposant d’un statut hiérarchique plus élevé que la personne ciblée. De plus, les incivilités numériques commises par des managers auraient un impact négatif supérieur à celles perpétrées par les pairs (Giumetti et al., 2012, 2013, 2016). Concernant le genre, les instigateurs auraient davantage tendance à se compter parmi les hommes. De surcroît, si les hommes s’adonnent plus fréquemment à des incivilités numériques « directes », comme le fait de transmettre par courriel une critique acerbe, les femmes auraient davantage recours à des pratiques « indirectes » comme l’absence de réponse à une sollicitation par mail (Lim & Chin, 2006 ; Lim & Teo, 2009). Les différentes définitions élaborées dans la littérature scientifique s’accordent sur l’ambiguïté de l’intention des instigateurs d’incivilités. Plusieurs travaux pointent toutefois la complexité des mécanismes à l’œuvre dans le cadre des incivilités numériques et suggèrent que ces pratiques peuvent être tout autant involontaires que perpétrées de manière délibérée. 1.4.2. Les incivilités numériques : involontaires ou stratégiques ? Christine Porath (2016) postule que l’incivilité « ne procède pas de la malveillance mais de l’ignorance » d’un ensemble de codes de courtoisie et de savoir-vivre. A partir des résultats des enquêtes réalisées dans le cadre du programme de recherche Civilinum (2016, 2019), Aurélie Laborde estime que les incivilités peuvent résulter d’un déficit de cadrage relatif aux bons usages des outils numériques et de l’absence d’un socle commun de normes à appliquer. Dans la même veine, l’analyse linguistique d’un corpus de mails discourtois conduit Christina Romain et Béatrice Fracchiolla à considérer que « le courriel est né, et nous nous le sommes approprié en l’utilisant. En d’autres termes, nous n’avons jamais été formés aux bons usages du courriel, et il n’existe pas de véritable règle commune d’utilisation. » (2016, pp.8-9).

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Des recherches semblent indiquer que les incivilités pourraient constituer un exutoire, mais de manière non intentionnelle. Dans un article publié en 2003, Jean-Pierre Le Goff explique que certains comportements de la part de l’encadrement peuvent être vécus comme violents, voire « harcelants », mais correspondent, en réalité, à un stress que les managers ne peuvent plus contenir et répercutent involontairement sur leurs collègues et/ou subordonnés. D’après l’auteur, en raison du contexte organisationnel actuel, concurrentiel et source de stress, les salariés deviendraient « irritables et odieux par inadvertance » (p.114). Cette perspective sociologique trouve également un écho en psychologie. Dans une revue de la littérature sur le dark side des comportements organisationnels, Robert K. Baron (2004) évoque les conséquences délétères du « déficit cognitif » provoqué par du stress, de la fatigue et une surcharge d’information. Ce phénomène peut rendre les individus irritables, peu enclins à maitriser leurs émotions négatives et les conduire à faire preuve d’incivilité. Quelques travaux étudiant le phénomène de l’incivilité en contexte de travail se sont basés sur ce modèle théorique. Dans cette perspective, l’enquête quantitative réalisée par Gary Blau et Lynne Andersson (2005) a permis d’établir un lien entre l’épuisement professionnel et le développement d’échanges incivils. Plus récemment, des expériences menées en Amérique du Nord et en Suisse ont mis en lumière le rôle de l’épuisement et du « déficit cognitif » dans la dégradation des rapports interpersonnels (Meier & Gross, 2015 ; Rosen et al., 2016). Enfin, des expérimentations menées auprès d’échantillons composés d’étudiant·e·s suggèrent qu’une charge de travail élevée peut susciter des incivilités perpétrées par l’entremise de la messagerie électronique (Francis et al., 2015). A l’autre extrémité du spectre, plusieurs travaux anglophones se sont développés à la fin des années 90 à partir de l’hypothèse selon laquelle les TIC constitueraient un support aux manœuvres politiques (Culnan & Markus, 1987 ; Markus, 1994). Dans son ouvrage intitulé virtual politicking (1999) Celia Romm développe l’hypothèse selon laquelle la messagerie électronique étendrait le spectre des comportements politiques à l’œuvre dans les organisations. Les fonctionnalités techniques de cet artefact — rapidité d’envoi d’un message, large diffusion, possibilité de transférer un mail à plusieurs destinataires etc. — représenteraient des ressources que les membres des organisations pourraient mobiliser pour s’adonner plus facilement et amplement à des tactiques d’influence et de pouvoir (Romm et Pliskin, 1999 ; Romm, 1999). Par exemple, la rapidité de transmission rendue possible par la messagerie électronique peut être mise à profit pour effectuer des manœuvres insidieuses, telles que transférer, dès réception, un mail rédigé hâtivement afin de discréditer son expéditeur original.

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Les possibilités d’archivage et de mise en copie tendraient à exacerber les difficultés relationnelles latentes. Adresser un courriel à plusieurs destinataires peut constituer une stratégie pour solliciter des soutiens, constituer des « clans » et mener des « campagnes » de dénigrement envers des cibles potentielles. Celia Romm estime que les capacités de stockage ainsi que la possibilité d’impliquer plusieurs destinataires peut transformer un conflit interpersonnel naissant en une véritable « guerre des clans ». Des phénomènes apparentés ont été observés dans des terrains différents. En Europe du Nord, Karianne Skovholt et Jan Svennivig (2006) ont réalisé une enquête sur les usages stratégiques de la messagerie électronique en utilisant la méthode de l’observation participante. L’enquête a démontré, par exemple, que certains individus avaient tendance à solliciter de nombreux témoins en copie, parfois contre leur gré, dans le cadre d’un échange de mails tendu afin de solliciter leur soutien. En France, Sophie Bretesché et ses collègues (2014) ont mis en exergue la dimension potentiellement stratégique de la messagerie électronique. Les auteurs observent que cet outil peut être mobilisé afin de se coordonner, d’échanger des documents et de prendre des décisions à l’avance dans le but, par exemple, d’influencer l’issue d’une réunion. 1.4.3. Les effets délétères sur les individus et l’organisation Les quelques articles scientifiques disponibles à ce jour sur les incivilités numériques sont axés sur l’identification des conséquences délétères de ce phénomène. Les résultats de ces travaux vont dans le sens des tendances mises en exergue par les études sur les incivilités en présentiel. La recherche menée par Gary Giumetti et ses collègues (2012) révèle que subir des incivilités par mail de la part d’un supérieur hiérarchique peut susciter de la détresse psychologique et des troubles au niveau de la santé physique. Par ailleurs, l’expérience réalisée par Howard Taylor et ses collègues (2005) suggère l’existence d’un lien entre la réception de mails acerbes et le développement de risques liés à la pression artérielle. Au niveau organisationnel, les incivilités numériques s’accompagneraient d’une baisse de la satisfaction au travail, de la confiance envers les collègues et/ou le manager et, par conséquent, des performances (Giumetti et al., 2013). Ce phénomène favoriserait également une diminution de l’engagement et une augmentation de l’absentéisme, du burn out et du turn over. Par ailleurs, un manager qui se montrerait incivil lors des conversations numériques se discréditerait et affaiblirait sa capacité à mobiliser ses équipes (Lim et al., 2008). Enfin, les incivilités numériques ont également été associées aux « représailles » indirectes perpétrées par les personnes ciblées (Lim & Chin, 2006 ; Lim & Teo, 2009).

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Si les travaux actuels en psychologie visent principalement à mieux comprendre les conséquences néfastes des incivilités tant sur les individus que sur le fonctionnement des organisations, les études réalisées à ce jour ont porté peu d’attention aux manifestations de ce phénomène. Leurs enquêtes ont été construites à partir de la grille de mesure des incivilités élaborée par Lilia Cortina et ses collègues (2001). Les auteurs adaptent cette échelle en mentionnant, en début de questionnaire : « précisez si vous avez subi les agissements suivants dans le cadre de vos échanges numériques avec un collègue et/ou un manager… » Les items et questions qui composent la grille de Cortina restent toutefois inchangés. Il nous semble qu’élaborés de cette manière, les dispositifs utilisés dans les enquêtes précitées ne permettent pas de saisir la spécificité des manifestations d’incivilité dans le cadre des échanges numériques. Pour pallier cette limite de l’état actuel de la littérature sur les incivilités numériques, nous avons effectué un tour d’horizon des travaux scientifiques issus de l’ANR Devotic (Félio, 2013a ; Félio et Lerouge, 2015 ; Carayol et al., 2017), des enquêtes réalisées dans le cadre du programme de recherche Civilinum (Laborde, 2016, 2019 ; Boudhokane-Lima et al., 2019 ; Félonneau et al., 2019) et de la littérature sur les effets potentiellement délétères des TIC dans les organisations. Cette revue des travaux sur le dark side des TIC en contexte de travail vise à identifier des usages et des pratiques qui pourraient potentiellement être perçus comme des incivilités numériques et que nous pourrons mobiliser pour construire nos dispositifs d’enquête. 1.5. Les expériences négatives et les effets délétères associés aux TIC 1.5.1. La surcharge d’informations et de travail Dans la littérature scientifique, les TIC, et particulièrement la messagerie électronique, ont été associées à une surcharge d’informations et de travail (Jackson & Van Den Hooff, 2012 ; Jackson & Farzaneh, 2012). D’un point de vue technique, la messagerie électronique ne fixe aucune limite aux courriels qu’il est possible de recevoir et d’envoyer. Pour cette raison, des professionnels peuvent être contraints de composer avec une centaine de mails par jour, voire davantage (Lagraña, 2010 ; Félio, 2013a). Certains courriels peuvent être perçus comme de la « pollution » (Laborde, 2016) dans la mesure où leur contenu est jugé peu pertinent par rapport au périmètre professionnel du destinataire. Dans la même veine, Bruno Henocque (2002, p.112) précise que la prolifération des mails ne s’accompagne pas nécessairement d’une « élévation systématique de l’information pertinente. » Une quantité de mails plus restreinte peut également susciter une impression de surcharge. Marc-Éric Bobillier-Chaumon (2011) a démontré que recevoir 20-30 courriels contenant des demandes ardues, complexes et nécessitant par conséquent un

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certain délai de traitement peut donner au destinataire l’impression d’être dépassé. Ainsi, avec la messagerie électronique, l’expéditeur peut transmettre de nombreuses demandes par courriel sans avoir connaissance de la charge de travail endossée par le destinataire. Plusieurs travaux indiquent que la surcharge d’informations pourrait procéder du mauvais usage des fonctions « copie-carbone » (Aubert, 2003), « répondre à tous » (Jackson et al., 2003 ; Soubiale et al., 2014) et d’un recours excessif aux pièces-jointes. Ces mésusages contribueraient à l’engorgement des boîtes de réception et entraineraient un certain nombre de tâches, particulièrement chronophages, relatives au tri et au traitement de l’information (Félio, 2013a). Dans la même veine, les mails jugés « non pertinents », provenant des « répondre à tous » et des mises en copies multiples, susciteraient un surcroit de travail (Saintive, 2000 ; De La Rupelle et Kalika, 2009 ; Jackson et al., 2003). Plusieurs travaux ont mis en lumière des phénomènes d’angoisse, survenant le matin au moment d’ouvrir la boîte de réception, au retour des congés ou encore le dimanche soir, liés à l’appréhension de la charge de travail qui s’est accumulée pendant les périodes de déconnexion (Lagraña, 2010). La quantité de mails à traiter et de travail à réaliser peut susciter des « réaction de rejet » (Félio, 2013a) et être source de technostress (Salanova et al., 2013). Dans le cadre de leur enquête qualitative au sein d’une grande organisation, Stephen Barley et ses collègues (2011) ont constaté que la messagerie électronique suscitait un sentiment de surcharge principalement chez les individus qui consacraient leur journée de travail à de nombreuses activités et n’avaient pas la possibilité de traiter leurs courriels en continu. Les messages qui s’accumulent dans la boîte de réception suscitent deux angoisses différentes. Premièrement, être débordé par la quantité de mails et « perdre le contrôle ». Deuxièmement, comme l’indiquent les travaux récents sur le phénomène qualifié de fear of missing out (FOMO), les individus peuvent avoir peur de « rater » une information essentielle ou une urgence à traiter rapidement (Budnick et al., 2020). La crainte sous-jacente réside dans le fait que ces « manquements » puissent potentiellement impacter négativement la réputation professionnelle des salariés. Les auteurs précisent que les managers de leur échantillon tendent à ressentir de manière exacerbée l’angoisse de ternir leur réputation en ne répondant pas rapidement à des sollicitations numériques. 1.5.2. La dispersion de l’attention et la fragmentation de l’activité Plusieurs travaux semblent indiquer que les TIC pourraient favoriser l’attention divisée et la pluriactivité (Datchary ; 2005 ; Pierre, 2014 ; Bidet et al., 2017). Les messages électroniques reçus continuellement tendent à rythmer la journée de travail

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au détriment des tâches planifiées à l’avance (Boboc, 2005 ; Assadi et Denis, 2005) et contribuent à la fragmentation des activités professionnelles (Wajcman & Rose, 2011). Le flux incessant de courriels peut être vécu comme perturbant car il incite les utilisateurs à effectuer des tâches non planifiées, ce qui peut bouleverser l’organisation du travail et participer au phénomène de surcharge (Barley et al., 2011). Michel Kalika et ses collègues (2007) observent la tendance à l’empilement des moyens de communication qu’ils nomment « effet millefeuille ». En raison de cette diversification des sources de sollicitations, les individus en contexte de travail se trouvent confrontés à un phénomène de pluriactivités. Par exemple, ces derniers peuvent répondre discrètement à leurs mails tout en écoutant un collègue animer une réunion (Beaudoin, 2009). L’étude quantitative réalisée par Ann-Frances Cameron et ses collègues (2016) suggère que la multi-communications peut être perçue comme une incivilité. Les courriels tendent à être traités en priorité, au détriment d’autres tâches nécessitant une certaine concentration, pour plusieurs raisons. Comme l’indique Dominique Boullier, la messagerie électronique fonctionne sur le régime de l’alerte, dans la mesure où chaque message reçu « {réveille} sans cesse l’attention, avec intensité certes mais brièvement » (2009, p239) et provoque ainsi un phénomène de « zapping » entre les différentes tâches à réaliser. Les signaux sonores, visuels et tactiles émis par les TIC disposent d’un imposant pouvoir d’interpellation et de distraction (Jackson et al., 2003 ; Datchary, 2005 ; Félio, 2013a ; Datchary et Gaglio, 2014). Ce pouvoir de distraction peut être soit exacerbé, soit restreint par la culture organisationnelle (Wajcman & Rose, 2011). Dans la littérature scientifique relative à la cognition distribuée, les TIC ont été associées à des attracteurs cognitifs. Pour Saadi Lahlou, ces attracteurs consistent en « une sorte de champ énergétique dans l’entour, au sens ou le passage de l’attention du sujet dans ce champ engendre une force intentionnelle » (2000b, p.92). D’après l’auteur, la force d’un attracteur cognitif dépendrait de trois facteurs qui s’opposent : sa prégnance, son coût et sa valeur. Ainsi, une action facile à réaliser mais qui représente peu de valeur pour l’organisation tendra à être privilégiée à une tâche plus laborieuse mais d’un intérêt supérieur. Par exemple, un individu ayant le choix entre répondre furtivement à un email ou se plonger dans un dossier volumineux aura tendance à donner la priorité à la première action. Ces attracteurs cognitifs provoqueraient une dispersion permanente. Par conséquent, à force de s’interrompre constamment pour effectuer des tâches à faible valeur ajoutée, les salariés auraient l’impression de ne pas avancer sur leur « véritable » travail. Ces derniers peuvent alors avoir le sentiment d’être débordés et dépassés par les évènements. Ces affects négatifs génèreraient du stress et de la fatigue cognitive.

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Dans la même veine, Christian Licoppe considère qu’en contexte de travail, la coopération tend à être facilitée par le recours à des « artefacts relationnels » (2007, 2009, 2010). L’auteur identifie deux mécanismes par lesquels ces artefacts parviennent à capter l’attention des individus. La « présence obstinée » désigne les fonctionnalités qui permettent à l’artefact de signaler la réception d’un nouveau message de manière discrète mais persistante. La « sommation » se manifeste par des signaux présentant un fort pouvoir de distraction et qui ne cessent qu’à partir du moment où l’utilisateur accepte d’y prêter attention. L’auteur cite l’exemple de la sonnerie téléphonique. Dans un article publié en 2008, Christian Licoppe précise que la présence de ces nombreux artefacts relationnels multiplie les sources de sollicitations, amplifiant ainsi la tendance à la fragmentation du travail et à la multi-activités. Un cercle vicieux découlerait de ces phénomènes : plus une personne est interrompue, plus elle sera encline à se laisser distraire. Dans la même veine, Sfefana Broadbent (2011) ajoute que le fait d’être sans cesse interrompu peut provoquer une « addiction ». En effet, les individus confrontés aux distractions multiples deviendraient progressivement incapables de se concentrer. Il s’avère difficile de se concentrer de nouveau sur une tâche en cours après avoir été interrompu par un mail. Par conséquent, les distractions allongeraient le temps nécessaire à l’accomplissement d’une tâche (Jackson et al., 2003) A partir d’une perspective cognitive, Claudia Roda (2014) estime que les TIC ne sont pas adaptées à la communication humaine. Dans un échange en présentiel, les interactants peuvent identifier un ensemble de signaux qui leur indiquent si l’interlocuteur est disposé à parler ou non. Au contraire, les outils numériques n’ont pas été conçus pour analyser l’état émotionnel et attentionnel des interactants. Les différentes notifications s’imposent aux utilisateurs même s’ils ne souhaitent pas être perturbés. Ainsi, des travaux issus de disciplines différentes — sciences de l’information et de la communication, sociologie, sciences cognitives, etc. — tendent à démontrer que les TIC favoriseraient les interruptions fréquentes, la dispersion et la multi-activité. De ces phénomènes pourraient découler du stress, un état de surcharge cognitive et une baisse d’efficacité. 1.5.3. La messagerie électronique et les phénomènes temporels : disponibilité, urgence et porosité des sphères d’existence Dans la littérature scientifique la messagerie électronique a été associée à un ensemble de phénomènes temporels, dont une exigence de disponibilité permanente (Carayol et al., 2005 ; Sarrouy et al., 2014) qui tend à être exacerbée chez les salariés équipés en terminaux mobiles (Barley et al., 2011). Ainsi, Nicole Aubert indique que « pour beaucoup de cadres dirigeants (…) le portable induit l’obligation non dite mais

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effective de pouvoir être joints à tout moment. » (2003, p.66). De manière insidieuse, l’organisation qui paye le portable et l’abonnement exige de pouvoir joindre les cadres instantanément. Les pratiques de la messagerie électronique participeraient également à l’accentuation d’un sentiment d’urgence à l’œuvre dans les organisations contemporaines (Carayol, 2018) et exacerberaient les exigences en termes d’immédiateté et de réactivité (Saintive, 2000, Chardel, 2009, Félio, 2014). Certains mésusages de la messagerie contribueraient à l’accélération des temporalités et pourraient être appréhendés comme des incivilités. A ce propos, l’enquête réalisée par Aurélie Laborde a permis de mettre en lumière des « courriels de sommation ou de rappels qui n’apparaissent pas rationnels au regard des délais convenus ou de la charge de travail du collaborateur. Ces messages, peu coûteux pour l’émetteur, ont une fonction de réassurance, tout en accentuant la pression sur le récepteur, ce qui n’est pas toujours gage d’efficacité » (2016, p.6). L’influence des TIC sur la tendance à l’érosion de la frontière entre la sphère privée et la sphère professionnelle a fait l’objet d’un certain nombre de travaux (Jouët, 2003 ; Besseyre Des Horts et Isaac, 2006 ; Soubiale et al., 2014, Carayol, 2018). Comme le font observer Vincent De Gaulejac et Fabienne Hanique, grâce aux TIC, les salariés seraient libres de « travailler 24h/24 ». La messagerie électronique peut ainsi constituer une ressource afin de contourner le cadre légal des 35h (Moatty, 2009), d’optimiser les « temps morts » (Aubert, 2003) et d’amener les professionnels à effectuer des « astreintes informelles » (Carayol et al., 2017, p.98). Les pratiques numériques qui participent à la surcharge d’informations et de travail contribueraient à l’effacement des frontières qui séparaient traditionnellement le travail et la vie privée (Boswell & Olson-Buchanan, 2007). Les auteurs ont constaté que les cadres avaient tendance à traiter leurs courriels sur leur temps personnel pour deux raisons : éviter d’être débordés d’une part et, d’autre part, mettre en valeur leur investissement professionnel. Selon Grant Fenner et Robert Renn (2010), l’hyper connexion en dehors des heures de travail représenterait tout autant un choix individuel qu’une conduite dictée par des normes organisationnelles implicites de disponibilité. Dans certaines organisations, montrer sa disponibilité et son investissement par des formes de « présentéisme numérique » peut s’avérer nécessaire afin d’obtenir l’avancement de carrière souhaité. Travailler en dehors des heures de bureau peut provoquer du stress, de la fatigue et rendre les individus plus irritables, notamment avec leurs proches. L’enquête quantitative menée par les auteurs a fait émerger une corrélation entre la consultation des mails en dehors du temps de travail et la survenue de difficultés relationnelles avec les proches. Les résultats du programme de recherche Devotic ont démontré que les pressions temporelles médiatisées par les TIC pouvaient engendrer des risques

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psychosociaux chez les cadres (Félio, 2013a ; Carayol et al., 2017). La fragmentation de l’activité, le sentiment d’urgence et les impératifs de réactivité peuvent faire perdre le sens du travail et constituer une source d’aliénation (Carayol, 2013). 1.5.4. Les mésusages liés à aux copies et à l’archivage La fonction « copie-carbone » permet, notamment, de transmettre un message à un nombre presque illimité de destinataires. Elle peut être mobilisée à des fins de protection et de mise en visibilité. Nicole Aubert (2003, p.68) estime que la messagerie électronique suscite des « comportements de surprotection et de sur sécurisation ». Cindy Félio (2013a) évoque la stratégie du « mail parapluie » qui consiste à mettre plusieurs destinataires en copie afin de « se couvrir » lors d’un échange professionnel par messagerie électronique. Dans la même veine, envoyer un courriel en mettant un supérieur hiérarchique en copie pour inciter fortement le destinataire à effectuer une action peut être vécu comme une pratique coercitive (Barley et al., 2011). Aurélie Laborde mentionne le phénomène de la « patate chaude » qui désigne le transfert de courriels et le recours excessif aux copies pour se décharger d’une certaine responsabilité et la déléguer à un tiers, la plupart du temps sans son accord. Ces tactiques contribueraient à l’engorgement des boîtes de réception et nécessiteraient un important travail de tri et de traitement de la part des destinataires (Boukef Charki et Hédi Charki, 2008 ; Soubiale et al., 2014). Elles peuvent également être source d’agacement pour les individus qui ont l’impression d’être impliqués, contre leur gré, dans des différends qui ne les concernent pas directement. Susan Herring (citée par Bonu et Denouël, 2011) a théorisé le concept de « persistance » : la spécificité des conversations en ligne réside dans leur archivage progressif. A titre d’illustration, lors d’une discussion par messagerie électronique instantanée, la persistance des messages assure la cohérence de l’échange malgré les interruptions successives des interactants. L’envers négatif de cette fonctionnalité est que la sauvegarde des conversations peut produire des traces numériques potentiellement préjudiciables (Galinon-Mélénec, 2013). A la différence des échanges en face-à-face, le courriel constitue un moyen de communication écrit et, par conséquent, pérenne (Keller Johnson, 2002). Les messages électroniques peuvent être stockés, archivés et mobilisés aisément dans le cadre d’un conflit interpersonnel. Dans cette perspective, les pratiques consistant à transférer des mails professionnels confidentiels tendent à être perçues comme des incivilités (Laborde, 2016). Le stockage des conversations par courriels permettrait également de « documenter » des griefs adressés à des collègues (Markus, 1994). Lynne Markus a également constaté que, dans le cadre de relations de travail tendues, un individu pouvait exiger que toutes les discussions soient consignées à l’écrit et

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effectuées par mail afin de « se couvrir ». Cet archivage perpétuel tend à être perçu comme une perte de temps et contribue à alimenter « l’épaisseur bureaucratique » (Bretesché et al., 2014). Une fois stockés, des mails jugés offensants peuvent être relus de nombreuses fois. Cette fonction de « révisabilité » (reviewability) ouvrirait la voie à des phénomènes de rumination, de surinterprétation et d’amplification, favorisant l’émergence de quiproquos, de conflits, voire de violences relationnelles avérées (Friedman et Currall, 2003). 1.5.5. L’incommunication Dans le cadre de leur revue de la littérature sur les effets pervers de la messagerie électronique, Thomas Jackson et Bart Van Den Hooff (2012) estiment qu’un ensemble de mésusages pourraient être regroupés dans une catégorie intitulée « incommunication » ou « mauvaise communication » (traduction de miscommunication). Cette catégorie pourrait faire référence, par exemple, à la raréfaction des formules de courtoisie (Bailly et al., 2002 ; Boboc, 2005 ; Denis et Assadi, 2005). Selon Gino Gramaccia (2013), ce phénomène pourrait résulter du fait que les utilisateurs de la messagerie électronique tendent à se sentir moins contraints par les codes de réciprocité et de courtoisie qui structurent traditionnellement les relations hors ligne. Aurélie Laborde (2016) mentionne les courriels contenant de nombreuses fautes d’orthographe, les mails injonctifs et l’absence de réponse qui peuvent être considérés comme une marque d’irrespect et susciter des méprises. D’autres pratiques, plus insidieuses, pourraient également être qualifiées d’inciviles : envoyer une réprimande à un collègue avec plusieurs destinataires en copie (Rosanvallon, 2011), colporter des rumeurs auprès d’une large audience (Mitra & Gilbert, 2012), transmettre des courriels au contenu dépréciateur (Jonsson et al., 2017), etc. Un certain nombre de résultats que nous venons de présenter proviennent de recherches basées sur le paradigme des usages (Paquienséguy, 2007). Notre tour d’horizon de la littérature suggère que les travaux étudiant les TIC au prisme de ce paradigme ont débouché sur des résultats contrastés (Besseyre des Horts et Isaac, 2006 ; Gléonnec, 2014). Dans ces recherches, les outils numériques se révèlent être autant des facteurs de contrôle, d’assujettissement, de vulnérabilisation, que des ressources au service des résistances quotidiennes et de l’émancipation. Ces observations contrastées procéderaient du cadre d’usage. Dans ces travaux, les usages des TIC sont appréhendés comme un construit social et sont façonnés par le contexte relationnel, culturel et organisationnel dans lequel ils s’insèrent (Jauréguiberry et Proulx, 2011).

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Selon Josiane Jouët « les usages des TIC qu’ils soient domestiques ou professionnels ne se construisent donc pas dans un vacuum mais s’insèrent dans les rapports sociaux de pouvoir qui traversent les structures sociales » (2000, p.509). Dans cette perspective, les usages des TIC résulteraient de l’enchevêtrement des stratégies individuelles, des normes de communication et du contexte organisationnel au sein duquel ils s’inscrivent (Rennecker & Godwin, 2005). Ainsi, certaines conclusions des travaux issus du paradigme des usages nous paraissent éclairantes pour analyser les pratiques numériques inciviles, dans la mesure où elles mettent l’accent sur le cadre d’usage et les facteurs contextuels. Ces conclusions nous incitent à postuler que le phénomène des incivilités numériques serait organisationnel. Nous souhaitons également nous inspirer d’un ensemble de travaux qui, à l’instar de l’approche sociomatérielle (Orlikowski, 2010 ; Scott & Orlikowski, 2014), ont souligné l’influence du design et des fonctionnalités techniques des outils numériques dans le développement de pratiques numériques problématiques. 1.6. Le rôle du design et des fonctionnalités techniques de la messagerie électronique Dans un chapitre d’ouvrage publié en 2011, Olivier Voirol adresse une critique à un certain nombre d’études relevant du paradigme des usages. Ces travaux, qui se fondent sur l’idée selon laquelle les expériences potentiellement négatives relatives aux TIC procèderaient, essentiellement, du cadre d’usage de ces dernières, seraient marqués par un « oubli de la contrainte ». Olivier Voirol souligne ainsi que les recherches qui s’inscrivent dans cette perspective ont eu tendance à « reléguer au second plan la réflexion sur les contraintes propres aux scripts des dispositifs techniques. » (p.143). Dans la même veine, Éric George et Oumar Kane (2015) postulent que « la matérialité des médias, loin d’être neutre, est porteuse d’enjeux spécifiques qui ne sauraient être ramenés à leur seul contenu. » (p.730). Un ensemble de travaux, initiés au début des années 80, diffèrent du cadre théorique façonné par les recherches sur les usages et récusent l’idée de la « neutralité » des technologies. Dans cette partie, nous souhaitons rendre compte de ces travaux afin d’esquisser une réflexion sur le rôle du design et des fonctionnalités techniques du dispositif de la messagerie électronique dans le développement des incivilités numériques en contexte de travail.

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1.6.1. Les théories du filtrage des indices sociaux Durant la période s’étendant des années 80 aux années 2000, marquée par le développement progressif de la micro-informatique, de la bureautique et des systèmes d’information dans les organisations, plusieurs chercheurs et chercheuses étudiant la communication médiatisée par ordinateur (CMO) ont mené des travaux afin de mieux comprendre comment les groupes communiquent, travaillent et coopèrent par l’entremise des dispositifs numériques. Richard Daft et Robert Lengel (1986) se sont employés à classer les médias sur un continuum en fonction de leur « richesse ». Ils évaluent cette richesse à partir de plusieurs critères, notamment la possibilité, pour le destinataire, de recevoir un feedback et de percevoir un ensemble d’indices para-langagiers indispensables à la régulation des interactions. Les auteurs appréhendent la messagerie électronique comme un média « pauvre » et, à ce titre, préconisent de ne pas y recourir pour des échanges portant sur des sujets complexes ou nécessitant un certain investissement émotionnel. Si les travaux sur la « richesse des médias » ont été qualifiés de « techno-déterministes », ils ont inspiré un certain nombre de recherches ultérieures qui ont documenté les phénomènes relatifs au « filtrage des indices sociaux » à l’œuvre lors des conversations médiatisées par ordinateur. Dans cette perspective, un certain nombre d’auteurs pointent l’insuffisance du langage non-verbal qui caractérise les échanges effectués par l’entremise des TIC. La complémentarité du langage verbal et des messages non-verbaux a été théorisée par les chercheurs de l’École de Palo Alto. Dans son ouvrage intitulé vers une écologie de l’esprit (1995), Gregory Bateson démontre que les échanges interpersonnels reposent sur l’existence de codes partagés qui permettent de guider la compréhension des messages émis par les interactants. Ainsi, la gestuelle, les postures, les attitudes et les expressions faciales sont appréhendées comme un « code analogique » dont la fonction consiste à expliciter le sens du langage verbal. S’il est sujet à interprétation et peut ainsi provoquer des « erreurs de traduction » (Picard et Marc, 2015), le langage analogique fournit un ensemble d’informations sur la relation qui unit les interactants. Cette « méta-communication » assurerait le bon déroulement des échanges interpersonnels. Le langage analogique serait également constitutif d’un ethos, c’est-à-dire, d’un « système de geste » (De la Vega, 2016) qui se manifeste différemment en fonction du genre et du statut social des individus. Dans la pensée d’Erving Goffman, les échanges verbaux s’accompagneraient de « messages discrets » révélateurs de la « valeur sociale » des interactants (1974). Le

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langage non-verbal serait constitutif des « cadres » qui permettent aux individus de décoder la situation d’interaction et d’adapter leurs comportements en conséquence (1991). Des travaux plus récents, issus de la littérature anglophone et francophone, prolongent cette réflexion en l’appliquant au contexte des échanges interpersonnels médiatisés par les TIC. Dans cette veine, Sproull et Kiesler (1986) précisent qu’au cours d’une discussion, un certain nombre d’indices sociaux (social cues) s’avèrent nécessaires pour permettre aux interactants de déterminer le contexte relationnel et social de l’échange. Les signaux sociaux fixes (static social cues) peuvent faire référence à l’apparence physique, à la manière de se vêtir et de se comporter, à l’agencement d’un bureau, etc. Ces indices fournissent des renseignements permettant aux interactants d’adapter leur comportement en fonction du statut social et hiérarchique de l’interlocuteur. Les signaux sociaux dynamiques (dynamic social cues) proviennent du non-verbal, des intonations de la voix, des mimiques faciales, etc. et représentent les « indices privilégiés des états émotionnels. » (Gauducheau, 2008, p.391). Ces signaux, spontanés et difficilement maitrisables, sont généralement perçus comme plus authentiques que la communication verbale (Krohn, 2004). Les interactants s’y fient davantage pour s’ajuster mutuellement lors d’une discussion. En tant que moyens de communication écrits, les courriels tendent à être dénués des indices précités, qui s’avèrent pourtant indispensables au bon déroulement d’un échange. Les TIC engendreraient ainsi un mode de communication « décontextualisé » qui entraverait la perception « des états psychologiques et des émotions d’autrui » (Gaudecheau, 2008, p.389). L’insuffisance du langage non-verbal produirait des problèmes d’accuracy (Byron, 2008). Ce terme fait référence à la difficulté, pour le destinataire, à interpréter avec exactitude les intentions de l’expéditeur. Selon Friedman et Currall (2003), la faiblesse de la métacommunication susciterait également des échanges « dépersonnalisés ». En effet, les utilisateurs de la messagerie électronique « décèleraient moins d’humanité chez l’interlocuteur ». L’absence de signaux sociaux réduirait, en outre, les effets de « désirabilité sociale » ainsi que l’attention portée aux normes de courtoisie. Ainsi, les travaux s’inscrivant dans la perspective du « filtrage des indices sociaux » suggèrent que l’absence de langage non-verbal propre aux échanges médiatisés par la messagerie électronique peut favoriser des incompréhensions, des malentendus et des conflits interpersonnels (Keller Johnson, 2002 ; Byron & Baldridge, 2007 ; Lagraña, 2010). La difficulté à interpréter la tonalité du message, à saisir l’état émotionnel de l’interlocuteur, ainsi que l’affaiblissement des conventions sociales qui régissent habituellement les interactions pourraient, de surcroit, alimenter un phénomène de « spirale du conflit » (Friedman & Currall, 2003).

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1.6.2. Les indices émotionnels « de substitution » Les travaux précités ont été enrichis et complétés par un ensemble de recherches, initiées au début des années 90, qui ont démontré que les utilisateurs des TIC pouvaient mobiliser un ensemble de ressources verbales et typographiques pour exprimer leurs états émotionnels. Dans sa thèse soutenue en 2004, Ranida Boonthanom suggère que les outils numériques fournissent un ensemble d’indices sociaux dits « de substitution » au langage non-verbal. Premièrement, les « indices verbaux », désignent le recours à la verbalisation, à l’écrit, des états émotionnels (Boonthanom, 2004 ; Gauducheau, 2008). A titre d’illustration, un usager de la messagerie électronique pourrait écrire « je suis très déçue par ce rapport » ou encore « je vous félicite pour cet excellent travail. » Il est ainsi possible d’expliciter ses émotions et son ressenti dans le contenu verbal des mails. Les indices « para verbaux » constituent la deuxième catégorie d’indices « de substitution » identifiés dans la littérature et font référence, d’après Michel Marcoccia (2000) aux « smileys, signatures-autoportraits, ponctuation expressive, utilisation de capitales, commentaires méta discursifs. » Ces éléments typographiques permettent de « décrire l’état d’esprit du locuteur » (Ibid.) et de préciser la tonalité émotionnelle du message transmis (Moïse et Romain, 2011). En somme, les smileys, émoticônes et autres caractères graphiques peuvent être mobilisés afin de « faire du face-à-face avec de l’écrit » (Marcoccia et Gauducheau, 2007). Les recherches sur les propriétés « émotionnelles » des dispositifs de communication numériques ont dépassé le cadre des forums de discussion et de la messagerie électronique depuis le milieu des années 2000 sous l’impulsion de l’avènement des différents médias socionumériques (Facebook, Twitter, etc.). Il existe actuellement une littérature prolixe portant sur l’expression, la circulation, voire l’instrumentalisation économique des émotions des internautes sur les plateformes numériques (Garde-Hansen & Gorton, 2013 ; Julliard, 2014, 2016, 2017 ; Allard et al., 2017 ; Alloing et Pierre, 2017, etc.). Dans le cadre de cette revue de la littérature, nous restreindrons notre analyse aux travaux portant sur les dimensions émotionnelles de la messagerie électronique en contexte de travail. Plusieurs travaux ont démontré que, si le recours à des contenus verbaux et à des éléments graphiques « expressifs » pouvait pallier, dans une certaine mesure, l’insuffisance de la communication non-verbale, les dispositifs émotionnels de la

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messagerie électronique contribueraient au développement de phénomènes de flaming3, d’agressivité et d’incivilité. Michel Marcoccia (2000, p.4) rappelle que selon certaines conventions graphiques « écrire en {lettres} capitales revient à crier ». Dans la même veine, Kristin Byron et David Baldridge (2007) ont observé, dans le cadre de leurs expérimentations, que les mots et les phrases rédigés en majuscules tendaient à être interprétés comme le signe d’une émotion négative. D’autres travaux ont indiqué que les courriels rédigés en gras, en majuscules et en couleurs pouvaient être perçus comme des flames, c’est-à-dire des messages agressifs qui donnent l’impression au destinataire de se faire hurler dessus, voire insulter (O’Sullivan & Flanagin, 2003). Plusieurs chercheuses et chercheurs ont observé que les marqueurs verbaux et typographiques suggérant des émotions négatives tendaient à être perçus avec davantage d’acuité que les indices exprimant des émotions positives. Le constat selon lequel les émotions négatives seraient plus faciles à exprimer et à transmettre lors des échanges médiatisés par les TIC a été qualifié « d’effet de négativité » (Walther & D’Addario, 2001 ; Byron, 2008). A l’inverse, les courriels à la tonalité « positive » ne sont pas nécessairement interprétés comme tels, et tendent à être ressentis comme « neutres ». Il s’agit de « l’effet de neutralité » (Ibid.). D’autre part, si les smiley et émoticônes « positifs » peuvent être utilisés soit pour atténuer la tonalité négative d’un énoncé, soit pour « lever des ambiguïtés » (Marcoccia et Gauducheau, 2007), rien n’indique cependant que ces procédés auront l’effet escompté. Lors d’une discussion portant sur un sujet sensible ou lors d’un différend, les émoticônes seraient à utiliser avec précaution. En effet, leur signification n’est pas universelle et peut être mal interprétée, notamment par les séniors qui n’ont pas l’habitude d’y recourir dans le cadre de leurs usages privés des outils numériques (Krohn, 2004). Des travaux suggèrent, en outre, que la signification des émoticônes diffère en fonction du genre (Byron, 2008). Le recours à des éléments typographiques afin d’exprimer des émotions positives peut provoquer des conséquences inverses à l’effet souhaité, dans la mesure où un émoticône « rieur » peut, par exemple, être interprété comme une manifestation de cynisme ou comme une provocation supplémentaire et envenimer un conflit naissant (Thompsen, 1996).

3 Le flaming désigne d’après Ruth Amossy : « un comportement verbal déréglé libéré de toute inhibition qui tend à émerger dans les échanges en face à face électroniques, et qui comprend des injures, des insultes et un langage blasphématoire. » (2014, p.185).

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D’après Michel Marcoccia « de nombreux travaux ont montré que le style des écrits médiatisés par ordinateur est marqué par l’oralité » (2000, p.2). Ainsi, les communications effectuées par l’entremise de la messagerie électronique se situent dans une zone de flou entre les conventions épistolaires et les conventions relatives à l’oralité (Bernard, 2005). Cette porosité des frontières entre différents registres d’expression peut susciter des incompréhensions et des méprises. Ainsi, les travaux sur le « filtrage des indices sociaux », tout comme ceux, complémentaires, relatifs aux propriétés expressives des TIC, indiquent que le design et les fonctionnalités techniques des dispositifs numériques façonnent un terreau propice à l’apparition de difficultés relationnelles. Par conséquent, plusieurs auteurs estiment que la messagerie électronique ne constitue pas le média approprié aux échanges portant sur des sujets sensibles, complexes, et impliquant un certain engagement émotionnel (Daft et al., 1987 ; Ollivier, 2007 ; Lagraña, 2010). La conscience des effets potentiellement délétères de la messagerie électronique en contexte de travail peut inciter les utilisateurs à ne pas mobiliser cet outil « lorsqu’apparaissent des contentieux ou des désaccords, ou bien lorsqu’il s’agit d’établir une relation de confiance. » (Bailly et al., 2001). La focalisation, jugée parfois excessive, sur les propriétés techniques des dispositifs au détriment des aspects relationnels, groupaux et organisationnels a valu aux travaux précités d’être qualifiés, par certains auteurs, de « techno-déterministes ». Kristin Byron estime que pour éviter cet écueil, il convient d’étudier les effets du design et des fonctionnalités techniques des outils numériques en intégrant, dans l’analyse, les relations qu’entretiennent les interactants. En effet, des travaux ont démontré que des utilisateurs et utilisatrices disposant d’une bonne connaissance mutuelle tendaient à interpréter positivement des messages rédigés de manière « neutres » (Hobman et al., 2002). A l’inverse, d’autres expérimentations ont souligné qu’un courriel rédigé par un supérieur hiérarchique tendait à être interprété plus négativement que le même message transmis par des pairs. Dans la même veine, Christina Romain et Béatrice Fracchiolla démontrent, à partir d’une analyse discursive d’un corpus de mails que les « montées en tension verbale » sont suscitées, d’une part, par les propriétés du dispositif technique et, d’autre part, par un conflit larvé entre les interactants : « les échanges électroniques qui reposent sur un historique interpersonnel déjà conflictuel auraient pour conséquence de détériorer les relations interpersonnelles en cristallisant l’échange à partir du moindre malentendu » (2016). Ainsi, il convient de considérer que l’absence de langage non verbal et les mésusages des propriétés expressives de la messagerie électronique peuvent, dans certains contextes, avoir des effets délétères dans la mesure où ils « {réactivent} une mésentente déjà existante entre les personnes » (p.4).

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1.6.3. Les questions temporelles, l’effet de désinhibition et la longueur des messages Un ensemble de travaux, publiés récemment dans la littérature scientifique, ont mis en lumière d’autres facteurs techniques pouvant participer au phénomène des incivilités numériques. Les propriétés « temporelles » de la messagerie électronique ont suscité l’intérêt des chercheurs et chercheuses. En tant que média asynchrone, la messagerie électronique permet de bénéficier « du temps pour la réflexion, l’écriture, la mise à distance » (Moïse et Romain, 2011). Sébastien Tran observe toutefois que, l’immédiateté devenant progressivement une norme d’interaction dans les organisations, la messagerie électronique tend à être de plus en plus utilisée comme un média « synchrone » (2010). Il en découle plusieurs conséquences délétères. La rapidité à laquelle peuvent se dérouler les conversations par courriel est décrite comme une « arme à double tranchant » (Turnage, 2008). Si cette rapidité est perçue comme une source d’efficacité, les utilisateurs et utilisatrices ne prennent pas nécessairement le temps de relire leurs mails avant de les envoyer et n’accordent pas suffisamment d’attention aux conditions de leur réception. L’absence de formules de politesse, qui caractérise certains mails, suggère qu’avec ce média la rapidité de la transmission du message tend à supplanter le soin porté à la forme (Bailly et al., 2002). Enfin, utilisée comme un « tchat », la messagerie électronique favoriserait des réactions « à chaud » pouvant être perçues comme des flames et initier une spirale de violence verbale (Turnage, 2008). La longueur des courriels semble également constituer une source potentielle d’incivilité. Bruno Henocques (2002) rappelle que la messagerie a été conçue, à l’origine, comme une version « virtuelle » des mémos que les salariés avaient l’habitude d’utiliser en interne pour communiquer. L’influence de ce choix technique des premiers concepteurs et conceptrices sur les usages de la messagerie électronique semble perdurer et expliquerait, en partie, la persistance de mails sommaires au contenu difficilement interprétable. De tels messages peuvent être perçus comme abrupts et laisser le destinataire perplexe quant aux actions à réaliser. A l’inverse, des messages trop longs et élaborés peuvent transgresser les normes qui régissent habituellement les conversations dans la mesure où l’expéditeur semble s’arroger le privilège de « monopoliser la parole » (Friedman et Currall, 2003). Dans un article publié en 2004, John Suler analyse « l’effet de désinhibition » à l’œuvre lors des conversations médiées par les outils de communication numériques. Selon l’auteur, avec les TIC, on se sentirait moins interpellé par les normes de courtoisie et de respect mutuel en vigueur dans les interactions en présentiel. Ce relâchement des codes de politesse serait suscité par certaines spécificités techniques des TIC. L’auteur

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cite l’absence « physique » des interactants, le caractère asynchrone de certains médias, ainsi que l’anonymat. En complément de ce travail sur la désinhibition de la parole en ligne, plusieurs travaux ont été menés sur les commentaires dépréciateurs publiés sur les sites de presse en ligne ainsi que sur les principaux réseaux socionumériques (Rowe, 2015 ; Ksiazek, 2015). Ces recherches ont démontré que la violence verbale, les messages discriminatoires et incivils tendaient à être exacerbés par l’anonymat, les internautes se sentant moins responsables (accountable) de leurs propos. Dans le cadre d’une analyse des pratiques relatives à la messagerie électronique en contexte de travail, ces remarques sur les effets néfastes de l’anonymat nécessitent d’être nuancées. En effet, en contexte de travail, les interactants tendent à être conscients tant du statut que de l’identité de leurs interlocuteurs et interlocutrices. La nécessité de préserver sa propre réputation professionnelle et de ne pas porter atteinte à la face des collègues et/ou des managers tendrait à prendre le pas sur l’effet de désinhibition (Friedman & Currall, 2003 ; Gauducheau, 2008). Ainsi, la littérature scientifique suggère qu’un ensemble de propriétés techniques de la messagerie électronique peuvent perturber les normes et repères qui structurent d’ordinaire les échanges numériques professionnels. La faiblesse de la métacommunication, les fonctionnalités permettant d’exprimer des émotions négatives, la rapidité de transmission et de réception, peuvent contribuer à façonner les usages et favoriser des interactions inciviles.

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2. Problématique et hypothèses A l’issue de ce tour d’horizon de la littérature relative au phénomène de l’incivilité, nous constatons que le concept d’incivilité numérique a été étudié principalement à partir d’une approche psychologique. Afin de légitimer ce nouvel objet de recherche, les travaux disponibles à ce jour en psychologie se sont focalisés sur l’identification des conséquences individuelles et organisationnelles mais demeurent évasifs quant aux manifestations et aux conditions d’émergence de ce phénomène. Nous souhaitons inscrire la présente recherche en SIC et étudier le phénomène des incivilités numériques par messagerie électronique à partir d’une perspective communicationnelle. 2.1. L’incivilité numérique au prisme d’une approche communicationnelle et critique 2.1.1. Les approches communicationnelles D’après Jean-Luc Bouillon, Sylvie Bourdin et Catherine Loneux, les approches communicationnelles visent à « comprendre le fonctionnement et l’évolution de différents types d’entités sociales — entreprises privées du secteur marchand, administrations, services publics, collectivités locales, structures associatives — par l’étude des phénomènes informationnels et communicationnels qui les traversent et les structurent. » (2007, p.10). Les approches communicationnelles cherchent à mieux comprendre les logiques symboliques à l’œuvre dans les organisations, les discours qui les instituent et légitiment leurs pratiques, les interactions qui permettent aux individus de se coordonner et d’assurer le bon fonctionnement de l’organisation, etc. Partant de cette perspective, nous souhaitons appréhender l’incivilité numérique comme « clé d’entrée » pour mieux cerner un ensemble de phénomènes communicationnels et organisationnels. 2.1.2. La communication des organisations à travers un regard critique Nous souhaitons également inscrire ce travail doctoral dans une perspective critique en communication des organisations. Les approches critiques en communication s’inscrivent, entre autres, dans la filiation de la pensée matérialiste de Marx, des travaux de l’École de Francfort et du poststructuralisme de Michel Foucault (George et Bonneville, 2011 ; Bernard, 2016). Les travaux qui se revendiquent de ces approches cherchent à déconstruire et mettre en lumière les rapports de pouvoir, les formes de

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vulnérabilité ainsi que les discours et les idéologies qui les légitiment et assurent leur pérennité (Huet et al., 2013 ; Heller, 2017). D’après Fabien Granjon, ces approches se fondent sur le postulat selon lequel « les formes de domination qui s’exercent sur les sujets, fussent-ils chercheurs, n’ont rien de naturel, mais sont des faits construits, qui sont la conséquence de rapports sociaux dont l’efficacité propre réside pour beaucoup dans la méconnaissance qu’ont les individus qui les subissent de ce que ces rapports sociaux sont réellement. » (2014, p.295). Dans cette perspective, les recherches critiques visent à « révéler les ressorts cachés des formes de contrôle et de domination, qu’elles s’exercent par l’usage du langage, la mise en place de pratiques disciplinaires ou néo-disciplinaires ou de formes d’assujettissement et de violences psychologiques. » (D’Almeida et Carayol, 2014, p.7). Les travaux critiques appréhendent la communication « en lien avec les conditions de production et de reproduction des rapports sociaux qui en fixent les cadres » (Ganjon, 2015, p.166). Ainsi, dans les organisations, les pratiques de communication peuvent être au service de « la reproduction des rapports sociaux de domination et de celui d'une transformation émancipatrice » (Heller, 2016b, p.230). La critique peut être appréhendée comme « porte-parole de la souffrance (qui est la manifestation subjective de l’inacceptable) » (Heller et al., 2013 ; p.25). Si la critique prend la souffrance humaine comme point de départ de la théorie (Rosa, 2014), elle la contextualise dans des problématiques qui dépassent le niveau individuel. En effet, Éric George et Oumar Kane considèrent que, dans une perspective critique « les défauts de la vie sociale ne devraient pas être appréhendés comme des problèmes isolés, mais en tant qu’effets de la structure sociale globale. » (2015, p.727). Un ensemble de travaux critiques en communication des organisations, publiés ces dernières années, ont pris les outils numériques comme objets de recherche et ont soulevé « des questions cruciales, liées à l’institutionnalisation/ désinstitutionalisation, à la question du temps, à la dialectique vie privée-vie au travail, au rôle des TIC et des dispositifs numériques dans ces enjeux » (D’Almeida et Carayol, 2014, p.7). Les auteures poursuivent leur tour d’horizon des travaux critiques en précisant qu’il « s’agit ici d’envisager comment certains rapports sociaux (syndicaux, ajustements collaboratifs, règles, usages et pratiques, etc.) fondés sur des droits et des devoirs traditionnels sont bousculés par les pratiques des acteurs et par des technologies de l’information et de la communication qui permettent d’agir autrement. » Nous souhaitons inscrire notre recherche doctorale dans la continuité de ces travaux critiques sur les TIC. Dans la littérature anglophone en communication studies, un certain nombre d’auteurs (Lutgen Sandvik et Tracy, 2012 ; Mumby & Ashcraft ; 2006 ; Mumby ; 2018)

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considèrent qu’étudier la communication organisationnelle de manière critique implique d’analyser les articulations entre les discours, les croyances et les idéologies véhiculées au niveau macro, leur cristallisation dans les pratiques et la culture organisationnelle (niveau méso), puis leur « performance » dans les interactions quotidiennes (niveau micro). Cette approche incite à considérer les phénomènes qui se manifestent dans les interactions comme les symptômes de problématiques plus larges. Cette approche est revendiquée, notamment, par un certain nombre de chercheuses et chercheurs anglophones qui étudient le harcèlement moral en contexte de travail à travers un prisme communicationnel (Tracy et al., 2006 ; Lutgen-Sandvik & Davenport, 2009 ; Lutgen-Sandvik & McDermott, 2011). 2.1.3. Question de recherche Partant de ces conceptions de la critique, nous appréhendons les incivilités numériques comme « la pointe de l’iceberg » (Gallus et al., 2014) et nous nous demandons dans quelles mesures ces pratiques pourraient être révélatrices d’un certain nombre de malaises organisationnels. Ainsi, l’objectif de cette thèse consiste à analyser et identifier les facteurs organisationnels et communicationnels qui pourraient s’avérer propices à la survenue d’incivilités numériques. Nous allons analyser le phénomène des incivilités numériques en le mettant en perspective avec 4 thématiques qui ont fait l’objet d’un certain nombre de travaux dans la littérature scientifique en SIC et dont nous effectuons une revue dans les parties suivantes : les pratiques managériales (H1), les reconfigurations temporelles (H2), un contrôle organisationnel « pervasif » (H3) et, enfin, les facteurs organisationnels pouvant contribuer à la vulnérabilité de certains publics (H4). 2.2. Les pratiques et communications managériales 2.2.1. Les incivilités numériques et le pouvoir managérial Notre tour d’horizon de la littérature anglophone en psychologie a fait émerger un consensus sur le primat des incivilités provenant d’individus en situation de commandement, ce qui a conduit un certain nombre de chercheurs et chercheuses à postuler que l’incivilité en contexte organisationnel serait intimement liée au pouvoir hiérarchique (Pearson et al., 2000 ; Porath, 2016 ; Schilpzand et al., 2016 ; Cortina et al., 2017). Tant en France (Hirigoyen 2017) qu’aux États-Unis (Namie, 2004 ; Lutgen-Sandvik & McDermott 2011), des recherches ont démontré que le harcèlement professionnel se

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produisait plus fréquemment dans les rapports hiérarchiques que dans les relations entre pairs. Dans la même veine, l’enquête « conditions de travail-risques psychosociaux »4 menée en 2016 en France par la Dares et l’Insee, révèle que les « situations de tension » s’avèrent être plus nombreuses entre managers et subordonné qu’entre collègues. En 2017(b), Sandy Hershcovis et ses collègues ont réalisé une étude quantitative sur les incivilités. Ils ont demandé à plusieurs enquêtés de compléter des journaux de bord pendant une longue période. Le traitement statistique de ce corpus a révélé que les conséquences émotionnelles négatives des incivilités étaient exacerbées lorsque l’instigateur était un supérieur hiérarchique. Des enquêtes quantitatives ont permis d’établir des liens entre les conduites inciviles d’une part et, d’autre part, la perception d’un manque de soutien de la part des supérieurs hiérarchiques (Torkelson et al., 2016). Dans la littérature scientifique anglophone, un certain nombre de travaux ont démontré que des formes de supervision abusive et de management « tyrannique » pouvaient constituer un terreau propice au développement du harcèlement moral en contexte de travail (Thau et al., 2009 ; Hoel et al., 2010 ; Hauge et al., 2011 ; Stouten et al., 2011 ; Burton et al., 2012 ; Mawritz et al., 2012 ; Martinko et al., 2013). Les travaux anglophones précités étudient l’influence des styles de management sur l’apparition des difficultés relationnelles en contexte de travail en se focalisant sur la dyade cible/instigateur. Dans le cadre de cette recherche doctorale, nous souhaitons nous distancier de cette approche psychologique et étudier l’incivilité numérique par le prisme des pratiques managériales à l’œuvre au niveau de l’organisation. Les pratiques numériques potentiellement inciviles pourraient être mises en lien avec un ensemble de travaux en communication qui analysent les évolutions managériales, les rapports de pouvoir qui les sous-tendent et les discours qui les légitiment. 2.2.2. De la coercition à la coopération D’après Nicole D’Almeida (2012), le paradigme de la « coercition » a cédé la place, depuis les années 70, à celui de la « coopération ». Dans la continuité de ces analyses, un ensemble de travaux scientifiques en sociologie et en communication ont documenté les évolutions managériales récentes et les pratiques de communication qui en assurent la légitimité.

4 DARES ANALYSES, 2017. Quels sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? N°082.

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Dans Surveiller et punir (1975), Michel Foucault analyse le modèle disciplinaire qui émerge dans plusieurs sphères des sociétés occidentales à partir du 17ème siècle, sous l’impulsion des impératifs nouveaux posés par l’essor industriel. Ce système, qui se développe dans les écoles, les armées, les prisons, et au sein des usines, vise à canaliser la foule d’individus jugés potentiellement dangereux, peu enclins à l’effort et à la coopération. Dans les écrits de Foucault, la discipline désigne la manière dont « les rapports de pouvoir peuvent passer matériellement dans l’épaisseur même des corps sans avoir été relayés par la représentation des sujets. » (2017, p.231). Cette discipline, qui vise à rendre les corps « utiles et dociles », s’exerce par l’entremise de « techniques de pouvoir » comme le quadrillage de l’espace, le découpage du temps, le contrôle des mouvements et des déplacements. Les disciplines s’incarnent dans un ensemble de méthodes d’organisation et de commandement, comme le taylorisme, qui ont été amplement documentées dans la littérature scientifique en histoire, en sociologie et en sciences de gestion (De Gaudemar, 1982 ; Jorda, 1999 ; Clegg et al., 2007). Ces méthodes coercitives, basées sur la séparation des rôles, le silence, la lutte contre la flânerie et la lenteur, la prescription stricte de tâches standardisées, le contrôle méticuleux de l’exécution de ces tâches (D’Almeida, 2012), ont perdu progressivement de l’ampleur à partir des années 70 sous l’effet de plusieurs facteurs organisationnels et sociétaux (Floris, 1996 ; Le Moënne, 1998, 2006, 2013). Les nombreuses grèves, organisées par les salarié·e·s les plus vulnérables (ouvrières et ouvriers non qualifiés, travailleurs issus de l’immigration, etc.), qui ont marqué la décennie 70 (Flottes, 2013), ainsi que des revendications nouvelles en termes de participation imposent, en interne, une refonte des méthodes de travail et de commandement (Bernoux, 1992 ; Linhart, 2010, 2015). Sur le plan économique, la « révolution néo-libérale » s’est accompagnée de l’ouverture à la concurrence internationale, de la financiarisation de l’économie, de la saturation du marché et de l’émergence de nouvelles normes sociétales (Galland et Lamel, 2006 ; Honneth, 2008). Cette nouvelle donne économique implique de nombreuses reconfigurations tant au niveau du fonctionnement interne des organisations que de la gestion du personnel. Le commandement pyramidal et coercitif d’antan ne semple plus adapté aux nouvelles formes d’organisations du travail ainsi qu’aux aspirations des sujets modernes. Les exigences de l’économie nécessiteraient des individus autonomes et capables de faire face aux aléas de l’activité (Zarifian, 2006 ; Lallement et Metzger, 2009). Comme le souligne Danièle Linhart « le marché capricieux impose des exigences de plus en plus fortes en matière de flexibilité et de réactivité, impliquant une très importante capacité de coopération et d’intégration des multiples activités de l’entreprise. » (2010, p.17). Un haut niveau de performance est également requis. Ces caractéristiques ne sauraient

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être obtenues par le seul biais de la contrainte (Le Goff, 1996, 2003 ; Carayol, 2004 ; De Gaulejac, 2005). En plus des reconfigurations organisationnelles visant à alléger la pesanteur hiérarchique, comme les organisations matricielles, le travail en mode projet, l’attribution d’une plus grande autonomie, un ensemble de pratiques de communication ont été mobilisées pour façonner un environnement de travail décloisonné, orienté vers la coopération et perçu comme exempt de contraintes managériales (Miège, 1989 ; Enriquez, 1992 ; Zarifian, 1996 ; Le Moënne, 2006, 2010). Un ensemble de travaux suggèrent que les organisations cherchent à mobiliser les salariés et à susciter leur implication en érigeant le travail en leur sein comme vecteur d’émancipation et d’épanouissement. Partant d’une perspective psychosociologique, Vincent De Gaulejac (1989, 2005, 2011) avance que les organisations sont passées d’un modèle « disciplinaire » à un modèle qu’il nomme « managinaire », néologisme résultant de la contraction de « management » et « imaginaire ». Alors que, dans le premier modèle, les comportements étaient cadrés par un puissant système d’interdits, le modèle « managinaire » vise la « canalisation de l’énergie libidinale » et la « sollicitation de l’idéal du moi ». En communication des organisations, Thomas Heller (2005) évoque le passage d’une anatomopolitique (dressage du corps) vers une psychopolitique (commandement par la psyché). En effet, l’auteur précise que « dans cette logique, l’investissement dans le travail, dans des projets ambitieux, l’atteinte d’objectifs toujours plus difficiles, sont autant de moyens de se réaliser et d’approcher l’idéal d’excellence proposé ou imposé par l’entreprise. » (p.8). Dans ce système, la psyché devient une « ressource » à exploiter. Par ailleurs, le pouvoir s’exercerait au moyen de l’autodiscipline, dans la mesure où c’est « l’exigence qui pèse sur l’individu d’avoir à se construire, à être responsable de lui-même, et responsable de son propre développement, qui sous-tend un rapport à soi sur le mode de la gestion. » (Ibid.) Dans la même veine, Philippe Hambye et ses collègues (2003) estiment que certaines pratiques de communication favorisent l’autodiscipline en associant « le travail subordonné à diverses formes de satisfaction (…) de manière à ce que les travailleurs envisagent leur activité au service du patronat comme le prolongement de leurs propres désirs. » (p.90). Un ensemble de pratiques de management participatives qui se sont développées au cours des années 80, sous l’impulsion des lois Auroux, seraient également mises au service de l’affaiblissement de la pesanteur hiérarchique. Comme l’explique Vincent Mariscal, à cette époque « une nouvelle rhétorique de la "participation", de la "citoyenneté", apparaît, visant à faire en sorte que les travailleurs soient les acteurs du changement dans leur entreprise » (2019, p.5). L’apparente symétrie des relations de

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travail résulte également des changements de dénominations — les « ouvriers » sont désormais appelés « opérateurs », etc. — opérés dans les organisations et qui visent à atténuer la conflictualité qui caractérise potentiellement les relations de travail (Le Goff, 2003 ; Floris, 2004 ; De Gaulejac et Hanique, 2015). Enfin, la dilution de la contrainte hiérarchique serait perceptible dans le recours à la métaphore de la « communauté » dans un certain nombre de communications managériales (D’Almeida, 2006, 2012). Ainsi, un certain nombre d’arrangements symboliques ont été entrepris afin de « pacifier » les rapports humains (Both, 2007 ; Alemanno, 2014) et d’affaiblir la pesanteur hiérarchique, deux éléments qui s’avèrent essentiels au développement d’une « logique de la coopération ». D’après Jean-Luc Bouillon et Élise Maas, ces pratiques discursives viseraient à façonner « une organisation idéale, exclusivement composée de collaborateurs dévoués et impliqués, {qui} devrait pouvoir se coordonner de manière spontanée et fluide, chaque individu devenant un rouage — actif et consciencieux — d’une même entité souple et adaptable, rigoureuse et évolutive. » (2009, p.60). De surcroît, d’après Lucile Desmoulins et Élise Le Moing-Maas, certaines communications managériales viseraient à « ré-enchanter le travail, donner du sens, contribuer à forger ou orienter une culture d’entreprise de manière à faire accepter des rythmes de travail accrus et des conditions de travail difficiles. » (2019, p.53). 2.2.3. Des pressions hiérarchiques toujours présentes Si les modes d’organisation ont évolué et tendent à s’orienter vers des formes de travail plus souples et collaboratives, légitimées par un ensemble de discours, plusieurs travaux indiquent que la pression managériale est loin d’avoir disparue. Il ressort de l’enquête européenne sur les conditions de travail menée par l’Eurofund en 2010 et analysée par la Dares (2014)5 que les salariés français sont peu nombreux à déclarer vivre « des rapports sociaux de bonne qualité avec la hiérarchie ». Par rapport à la moyenne européenne, les français sont plus nombreux à pâtir d’un manque autonomie, en raison de leur faible influence sur les décisions et les méthodes de travail. Ils déclarent également ne pas se sentir suffisamment soutenus ni encouragés par leur hiérarchie. Les analyses réalisées par Dominique Méda et Patricia Vendramin (2013) sur les dernières enquêtes ISSP (International Social Survey Programme) confirment ces observations. Les chercheuses ajoutent que les salariés français tendent à avoir l’impression que leurs managers ne connaissent pas leur travail et ne leur accordent pas suffisamment leur confiance. 5 DARES ANALYSES, 2014b. Les facteurs de risques psychosociaux en France et en Europe. Une comparaison à travers l’enquête européenne sur les conditions de travail. N° 100.

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Ce maintien de la pesanteur hiérarchique est également décelable dans les situations d’interaction. L’une des principales conclusions de Ryan S. Bisel (2017), dans le cadre de ses recherches en communication des organisations sur l’éthique, est que « la hiérarchie compte » (hierarchy matters). Il remarque que les salariés sont peu enclins à parler d’éthique avec leur hiérarchie, et notamment à remettre en cause certaines pratiques ou décisions qu’ils jugent amorales. Cette retenue déboucherait sur un « silence moral » qui empêcherait les organisations d’anticiper les risques éthiques et de développer une culture de la prévention. Selon l’auteur, la hiérarchie pèse sur la « production langagière » dans les organisations. Il explique ce constat par l’influence que peuvent détenir les managers sur la carrière de leurs subordonnés. En effet, offenser un manager représenterait un risque pour la sécurité de l’emploi, alors qu’offenser un ou une collègue de même niveau hiérarchique impacterait uniquement le climat de travail. Pour cette raison, les discussions relatives à l’éthique ne se dérouleraient pas en face-à-face avec le manager, mais à l’extérieur de l’organisation, notamment avec les proches sous la forme de critiques. Les conclusions de Ryan Bisel font écho aux travaux scientifiques sur les incivilités. Comme expliqué précédemment, dans ces articles, les individus qui ont l’impression d’être traités de manière discourtoise par leur manager ne leur font pas remarquer de manière frontale, mais s’adonnent à des « revanches détournées », comme la limitation de l’investissement ou la diffusion de rumeurs. 2.2.4. Les contraintes relationnelles médiatisées par les TIC Si la hiérarchie contraint la « production langagière » dans les organisations, son influence ne se restreint pas aux échanges en face à face. De nombreux travaux, en SIC, en sociologie et en sciences de gestion, mettent en exergue la persistance de marqueurs hiérarchiques dans les échanges médiatisés, alors que les technologies de communication visaient au contraire à favoriser des échanges plus horizontaux (Chardel, 2009 ; Granjon, 2012). Bien qu’ils aient été conçus pour améliorer la coordination et fluidifier la communication, les systèmes d’information engendrent une visibilité accrue des propos et des actes de leurs utilisateurs. Ces traces numériques (Galinon-Mélénec, 2013) de l’activité professionnelle peuvent poser problème. Les individus qui se sentent potentiellement soumis à un contrôle managérial inhibent leurs actions et restreignent leurs usages (Rosanvallon, 2011). Plusieurs travaux analysent le cas des forums et des plateformes collaboratives qui se sont soldés par des échecs en raison du paradoxe entre l’incitation à communiquer davantage et la persistance de

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différences formes de surveillance hiérarchique (Newell et al., 2001 ; Vaast, 2008 ; Tran et al., 2013). Les travaux portant sur la messagerie électronique vont dans ce sens. Des chercheurs estiment qu’en raison de sa facilité d’utilisation, la messagerie électronique permettrait de contacter des interlocuteurs de tous niveaux hiérarchiques et favoriserait, par conséquent, des relations professionnelles plus horizontales (Sproull et Kiesler, 1986). D’un autre côté, plusieurs chercheuses et chercheurs (Bailley et al., 2002 ; Henocque, 2002 ; Datchary, 2005 ; Boukef Charki et Hédi Charki, 2008) observent le maintien de la pratique consistant à tenir son manager au courant de ses actions en le mettant en copie. Ils en déduisent que la messagerie électronique ne permettrait pas de s’affranchir des circuits de validation et des processus de décision traditionnels. La conscience des devoirs envers la hiérarchie persiste. Karianne Skovholt et Jan Svennevig (2006) considèrent que la messagerie électronique renforce la dimension hiérarchique des relations professionnelles. En effet, les sujets de leur étude de cas tendent à mettre leur manager en copie pour accroitre leur légitimité et exercer une certaine pression sur le destinataire dans le cadre d’une requête ou d’une prise de décision. Faire appel au soutien du manager permettrait ainsi de donner plus de poids à une demande formulée par mail. Dans la même veine, selon Géraldine De La Rupelle et Michel Kalika (2009), l’impression d’être contraint de répondre rapidement à un mail est accrue dans le cadre d’un échange avec un supérieur hiérarchique. Selon caroline Datchary (2005), les managers disposeraient de l’autorité nécessaire pour « imposer leurs normes de disponibilité » lors des échanges par messagerie électronique. En Europe du Nord, Sylvi Thun et ses collègues (2013) ont également observé le rôle prescripteur des managers en termes de disponibilité et de réactivité face aux sollicitations émises par les TIC. Enfin, Stefana Broadbent (2011) signale que les salariés ont tendance à prendre des précautions lorsqu’ils sollicitent leur manager. Des médias asynchrones, peu intrusifs, sont fréquemment utilisés afin de limiter le dérangement potentiellement occasionné. Selon l’auteure, cette tendance démontrerait que les TIC ne perturbent pas les régimes d’attention traditionnellement en vigueur dans le cadre d’une relation asymétrique. Sans aborder le thème des difficultés relationnelles, ces travaux suggèrent que l’usage des TIC ne s’accompagnerait pas nécessairement d’un aplatissement des relations de travail, ni du développement de rapports de coopération apaisés entre pairs. Ces technologies ne permettraient pas d’occulter les pressions hiérarchiques et relationnelles à l’œuvre en présentiel. La littérature scientifique suggère ainsi qu’un ensemble de « règles cérémonielles » qui ont été qualifiées « d’asymétriques » par Goffman (1974) subsistent lors des interactions médiatisées entre managers et

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subordonnés. Dans cette perspective, nous postulons que les incivilités numériques pourraient être les symptômes, perceptibles dans les échanges par messagerie électronique, de pratiques managériales problématiques. Il s’agit de notre première hypothèse. 2.3. Les reconfigurations temporelles Des travaux publiés récemment en Sciences Humaines et Sociales (Aubert 2003, 2018 ; Méda 2008 ; Dubar, 2008 ; Rosa 2010, 2014) et plus particulièrement en communication (Carayol et al., 2005 ; Bouldoires et Carayol, 2011 ; Lépine et al., 2017 ; Schafer et al., 2018) témoignent d’une préoccupation croissante, dans la littérature scientifique, pour les questions relatives aux mutations temporelles. Un certain nombre de phénomènes temporels à l’œuvre dans les sociétés contemporaines ont été mis en lumière dans les travaux scientifiques récents. Selon Dawna Ballard et ses collègues (2017), au temps quadrillé et structuré du 20ème siècle, symbolisé par la grande horloge qui rythmait la journée de travail à l’usine, se sont substituées des temporalités plurielles et désynchronisées. Nicole Aubert estime que la période contemporaine est marquée par le « culte de l’urgence » qui désigne « l’idée de devoir agir sans délai (…) d’aller vite pour résoudre le problème posé. » (2003, p.34). Le philosophe Hartmunt Rosa développe une réflexion sur l’accélération des rythmes de vie qu’il définit comme « une augmentation empiriquement vérifiable du nombre d’épisodes d’action et/ou d’expériences vécues par unité de temps » (2010, p.153). L’auteur pointe également la tendance à la « fragmentation » des temporalités qui désigne « la décomposition des enchaînements d’actions et d’expériences en séquences de plus en plus brèves, avec des zones d’attention qui se réduisent constamment. » (2010, pp.156-157). La « tyrannie de l’instant », l’injonction à être disponible en permanence et la banalisation des interruptions seraient imputables à cette tendance à la fragmentation. Des enquêtes quantitatives suggèrent que ces temporalités accélérées et fragmentées seraient également à l’œuvre dans les organisations. En France, l’enquête « conditions de travail-risques psychosociaux » (2017) révèle que les « contraintes de rythme de travail » se maintiennent à un niveau élevé. A titre d’illustration, 45,5% des enquêtés déclarent « devoir toujours ou souvent se dépêcher » dans le cadre de leur activité professionnelle. De même, 65,4% des individus interrogés affirment « devoir fréquemment abandonner une tâche pour une autre plus urgente. » Ces chiffres ne varient pas de manière significative entre les différentes catégories

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socioprofessionnelles. Dans la même veine, l’enquête européenne EWCS6 réalisée en 2016 met en exergue les « exigences du travail », et particulièrement les pressions temporelles auxquelles les salariés tendent à être confrontés. En effet 36% des enquêtés doivent « tout le temps » ou « presque tout le temps » respecter des délais très courts et 34% doivent faire face à des rythmes de travail soutenus les ¾ du temps. 2.3.1. Les facteurs d’émergence des temporalités contemporaines Plusieurs travaux s’accordent sur le fait que ces motifs temporels seraient, en partie, liés à l’essor des TIC. Toutefois, étudier ces phénomènes uniquement à travers un prisme techno-déterministe peut s’avérer réducteur (Carayol, 2005b). Les différentes reconfigurations temporelles auxquelles les individus sont confrontés en contexte de travail seraient impulsées, au contraire, par un enchevêtrement de facteurs sociétaux et organisationnels opérant aux niveaux macro et méso.

o « Le temps c’est de l’argent » Dans le cadre de leur revue de la littérature scientifique sur les temporalités dans les organisations, Allen Bluedorn et Robert Denhardt (1988) rappellent

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La nécessité de dégager des marges importantes afin de rétribuer les actionnaires, et de rester compétitif, conduirait les organisations à réduire le coût du travail en recourant à des plans de départ en retraite, des plans de licenciement, des restructurations, etc. Nicole Aubert estime qu’en raison de cette diminution des effectifs, les agents se trouveraient contraints de « faire plus avec moins de ressources humaines et moins de temps. » Ces rationalisations participeraient à l’émergence de certains phénomènes temporels comme l’accélération, l’immédiateté, l’urgence, la raréfaction des moments dédiés à la sociabilité informelle (Le Goff, 2003 ; Giust-Desprairies et Giust-Ollivier, 2010) et la multi-activité (Datchary et Gaglio, 2014).

o Le rôle des méthodes de management L’accélération et l’urgence pourraient être favorisées par certaines méthodes de management, comme le pilotage aux indicateurs (Mesnil, 2005) qui consiste à fixer des objectifs chiffrés à atteindre, sans réelle prise en compte de la complexité du travail à accomplir ni de ses dimensions qualitatives. C’est également le cas du lean management, de la gestion en « flux tendus » qui implique « le moins possible de pertes, de délais, de tampons de toutes sortes » (Rhéaume, 2006, p.96) et peut entrainer un fonctionnement dans l’urgence et la précipitation (De Gaulejac et Hanique, 2015). Si les phénomènes d’accélération, d’urgence et de compression des délais peuvent découler de l’intensification du travail, ils peuvent également être mis en œuvre intentionnellement (Aubert, 2003), dans le cadre de stratégies de management alimentées par un ensemble de croyances selon lesquelles un certain niveau de stress, qualifié de « positif », rendrait les individus plus performants (Pezé, 2019). Ces croyances peuvent inciter des dirigeants à « maintenir l’organisation en état de crise permanente en faisant en sorte qu’un tel état (…) soit vécu comme une pathologie acceptable. » (Gramaccia, 2005, p.122). Ainsi, les différentes reconfigurations temporelles à l’œuvre dans les organisations contemporaines résulteraient de l’imbrication de plusieurs facteurs (économiques, financiers, managériaux) dont les effets se déploieraient aux niveaux macro et méso. Si les TIC ne représentent pas l’unique cause de ces phénomènes temporels, elles contribuent toutefois à les exacerber (De Gaulejac et Hanique, 2015). 2.3.2. Les conséquences délétères des reconfigurations temporelles Un certain nombre de travaux scientifiques traitent des conséquences délétères des reconfigurations temporelles aux niveaux organisationnel, groupal et interpersonnel. Plusieurs études quantitatives et expérimentations ont été menées dans les années 80-90. Majoritairement réalisées sur des échantillons composés de groupes d’étudiant·e·s, ces études visaient à mieux comprendre l’influence de la pression temporelle sur le

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fonctionnement des groupes. Les résultats de ces travaux suggèrent que la pression temporelle pourrait favoriser l’émergence de postures autoritaires, susciter des conflits interpersonnels et réduire la performance (Isenberg, 1981 ; Bluedorn et Denhardt ; 1988 ; Lee & Ashforth, 1993). Des enquêtes quantitatives et des expérimentations plus récentes tendent à démontrer que les différentes formes de pression, d’accélération, d’intensification des temporalités professionnelles engendreraient une dégradation de la santé mentale — épuisement, stress — ainsi qu’une altération des capacités cognitives. Ces phénomènes pourraient entrainer de la confusion ainsi que des difficultés à prendre des décisions (Kalman, 2017) et à rester concentré (Misra et Stokols, 2012). En plus des effets délétères sur la performance, le fonctionnement d’un groupe et les capacités cognitives des individus, les pressions temporelles ont été associées à l’émergence de difficultés relationnelles. James Burton et ses collègues (2012) ont réalisé une enquête en demandant à d’anciens étudiants, ainsi qu’à leur manager, de remplir séparément un questionnaire sur leurs conditions de travail. Ils ont identifié une corrélation entre le stress, provoqué par la pression temporelle ressentie par les managers et le sentiment, chez leurs subordonnés, de subir des formes de « supervision abusive ». Ils en concluent que le stress des managers pourrait se traduire par des interactions problématiques avec leurs subordonnés. Dans la même veine, l’intensification, la surcharge de travail et le stress qui en découle ont été identifiés, dans plusieurs enquêtes quantitatives, comme de potentiels facteurs de harcèlement (Einarsen, 1999 ; Baillien et al., 2008 ; Salin, 2015). Une revue de la littérature sur les antécédents du harcèlement professionnel réalisée par Clémentine Bourgeois et ses collègues (2016) met en évidence le fait que l’intensification des rythmes de travail ne laisse pas suffisamment de temps pour endiguer les conflits naissants qui peuvent, par conséquent, dégénérer en processus de harcèlement. Dans la littérature scientifique en psychologie, des travaux suggèrent que les codes de civilité tendent à s’étioler sous l’effet de l’intensification du travail et de la pression temporelle (Pearson et Porath, 2004, 2005 ; Porath, 2016). En effet, les participants de ces enquêtes déclarent qu’être poli « prend trop de temps ». Les conséquences néfastes des reconfigurations temporelles ont également fait l’objet de travaux basés principalement sur des méthodologies qualitatives en SIC, en philosophie et en sociologie. Parce qu’elle représente un impératif non négociable (Jaeger et Linhart, 1998 ; Floris, 2006), l’urgence induirait « des hiérarchies, des priorités indiscutables » (Denoit, 2005, p.20). En raison de l’autorité symbolique dont elle bénéficie, l’urgence pourrait être utilisée comme un « outil managérial » (Cordelier, 2005) afin de légitimer certaines décisions et certaines pratiques peu éthiques.

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Au nom de l’urgence, le débat, la confrontation d’idées, la délibération, pourraient être éludés au profit de l’action immédiate (Carayol, 2005b). Enfin, Nicole Aubert (2003) signale que le travail dans l’urgence laisse peu de place à la réflexion stratégique et à l’anticipation. Le recours à l’urgence, dans le but d’accélérer certains processus, déboucherait sur des décisions et des pratiques qui pâtissent d’une légitimité fragile car elles ne sont fondées sur aucun consensus. L’urgence entrainerait un cercle vicieux. Le manque d’anticipation peut produire une charge de travail supplémentaire. Les décisions prises dans l’urgence « risquent plus que les autres d’être médiocres et d’aggraver la charge de ceux qui seront chargés de les appliquer ou qui en subiront les conséquences. » (Askenazy et Gollac, 2010, p.11). Les auteurs ajoutent que le travail dans l’urgence constitue un facteur de réduction de l’autonomie. La rareté du temps à consacrer à la réflexion inciterait les agents à s’en remettre aux procédures et aux prescriptions. L’accélération et l’urgence contribueraient, indirectement, à alimenter la tendance à la responsabilisation des salariés. Hartmunt Rosa utilise le terme de « diktat » car, selon lui, les différentes formes d’accélérations temporelles « ne sont jamais perçues comme étant construites socialement et politiquement négociables » (2014, p.79). Ce constat semble pouvoir s’appliquer au contexte des organisations. Les facteurs organisationnels, potentiellement responsables des phénomènes d’accélération, tendent à être peu remis en question. La gestion des conséquences délétères de l’intensification des rythmes de travail tend alors à incomber aux individus (Carayol, 2005b), ces derniers étant sommés de « mieux s’organiser ». Plusieurs chercheuses et chercheurs postulent que le temps représente l’une des conditions d’une communication de qualité. Hartmunt Rosa estime que l’accélération temporelle peut dégrader la communication interpersonnelle : « si vous êtes à court de temps, vous pouvez toujours être prêt à échanger des informations avec les autres et à coopérer avec eux sur des bases plus ou moins instrumentales, mais la dernière chose dont vous ayez envie est de les écouter raconter leur vie ou leurs problèmes personnels. » (2014, p.133). De la même manière, Marie-France Hirigoyen observe que « dans un monde professionnel qui fonctionne dans l’urgence, on n’a plus le temps d’écouter. Quand on est pressé, bousculé, malmené, on oublie l’autre en tant que personne, on n’a plus le temps de se laisser émouvoir par lui, on n’a plus le temps de le "rencontrer " au sens propre du terme (…) Quand on arrive à ce point de négation de soi-même et de son propre corps, il est difficile de tenir compte des autres. » (2001, p.231). Les pressions temporelles se répercuteraient également sur les interactions médiatisées par les TIC. Éric Dacheux considère que, dans le cadre des échanges

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numériques, l’accélération temporelle « ferait perdre la compréhension de l’autre » (2017, p.90). Les cadences trépidantes auxquelles les salariés sont confrontés pourraient les inciter à privilégier des modes de communication jugés moins chronophages, comme la messagerie électronique, au détriment des conversations en présentiel. Les usages du courriel s’insèreraient dans ces temporalités accélérées et contribueraient à la tendance au « repli sur soi » pour gagner du temps (Bailly et al., 2002 ; Flottes, 2013). Enfin, une revue des résultats qui ont émergé des enquêtes réalisées dans le cadre de l’ANR Devotic conduit Valérie Carayol à estimer que, dans le cadre des conversations médiées par les TIC « les rythmes accélérés sont souvent associés à des phénomènes d’impatience, de déficit d’attention et d’incivilité » (2018, p.193) Dans la continuité des travaux précités, nous postulons que les incivilités numériques pourraient être associées à un certain nombre de reconfigurations temporelles à l’œuvre dans les organisations contemporaines. Il s’agit de notre deuxième hypothèse. 2.4. Un contrôle organisationnel pervasif 2.4.1. Un contrôle managérial « instrumenté » Plusieurs travaux, en sociologie, sciences de gestion et communication des organisations, suggèrent que le contrôle managérial tend à être moins incarné dans la personne du manager. Ce contrôle serait, au contraire, incorporé dans un ensemble d’outils numériques, de procédures et de processus organisationnels. Comme le soulignent Dominique Méda et Patricia Vendramin, au contrôle direct effectué par la hiérarchie s’ajouterait « le contrôle par les objectifs, par les indices de satisfaction des clients, et par les batteries d’indicateurs quantitatifs et qualitatifs fournis par les technologies de l’information. » (2013, pp.127-128). Dans la même veine, Vincent De Gaulejac et Fabienne Hanique constatent que, dans les organisations hypermodernes « le pouvoir s’éparpille dans un ensemble de dispositifs, dans des procédures, des normes, des règles, des systèmes d’évaluation, des outils, des techniques d’informations et de communication. Ces dispositifs s’imposent sans que le management ait le pouvoir de les modifier » (2015, p.121). Cet infléchissement du contrôle managérial n’est pas nouveau. Stanley Deetz (2003) explique comment, dans le modèle du Fordisme, l’autorité managériale s’est retrouvée déléguée à la machine. Dans ce système, ce n’est plus le contremaitre, mais la chaîne de montage qui donne les directives et fixe la cadence des mouvements, cette dernière s’imposant directement au corps des ouvrier·ère·s, sans négociation possible. Selon Danièle Linhart « Ford a parfaitement intégré qu’il faut minimiser le plus possible

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l’apparence de l’autorité, du pouvoir, qui doivent être incorporés dans l’organisation du travail elle-même. » (2015, p.83). Cette tendance, initiée à l’époque du fordisme, semble bénéficier d’un nouvel élan actuellement, en lien avec la recherche d’une plus grande flexibilité, de plus d’autonomie et de coordination. En effet, si les organisations contemporaines tendent à privilégier l’initiative et la coopération (Zarifian, 2006), elles se dotent toutefois d’un ensemble de procédures et de standards afin de structurer l’action des salariés. Dans le cadre de son étude sur la modernisation des entreprises, Danièle Linhart observe que « pour devenir plus flexible, plus fluide, moins hiérarchisée, l’entreprise moderne s’oriente vers une phase d’intense codification, qui relativise les marges de manœuvre, les champs d’autonomie engendrés par les zones d’ombre. » (2010, p.29). 2.4.2. Le contrôle par les procédures et les processus organisationnels La littérature scientifique accorde une place importante au poids des différentes procédures en vigueur dans les organisations. Ces procédures — de travail, relatives à la qualité, à la satisfaction des clients, aux objectifs chiffrés à atteindre — s’inscrivent dans une recherche d’efficacité, de rationalisation et d’homogénéisation de l’activité (Olivesi, 2002, Bouillon, 2005 ; Bourret, 2012). De la généralisation de ces procédures découlerait un affaiblissement de l’autonomie ainsi que de la capacité à réfléchir collectivement aux méthodes et à l’organisation du travail. Dans un chapitre d’ouvrage publié en 1998, Christian Le Moënne explique que la coordination repose sur des dispositifs de communication, tels que les référentiels et les outils d’évaluation, qui produisent une intériorisation des attitudes valorisées et participent, à ce titre, d’un contrôle organisationnel. Danièle Linhart (2015) précise, en outre, que le changement perpétuel, qui accélère l’obsolescence des compétences et des savoir-faire des agents, les incite à s’en remettre aux procédures de travail, au détriment de leur autonomie. Cette tendance est perceptible dans les enquêtes « conditions de travail-risques psychosociaux »7, qui démontrent que l’autonomie tend à décroître, en France, en raison tant du développement d’un contrôle informatisé et que du poids croissant des méthodes et des procédures de travail. Dans cette même logique de contrôle et de normalisation, différents travaux examinent les pratiques de reporting que doivent effectuer les salariés. La réalisation de nombreuses tâches de reporting est décrite comme particulièrement chronophage et, de ce fait, accaparerait du temps qui pourrait être consacré au « cœur de métier » ou, 7 DARES ANALYSES, 2014a. Conditions de travail. Reprise de l’intensification du travail chez les salariés. N° 049.

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pour les cadres, aux missions d’encadrement et de management (D’Almeida, 2012 ; De Gaulejac et Hanique, 2015). Dans son enquête ethnographique au sein d’une grande entreprise, Michel Feynie (2012) observe que le reporting entraine un paradoxe entre l’autonomie octroyée aux individus et le contrôle issu des tableaux de suivi. Ces procédures et processus organisationnels charrient un type de pouvoir spécifique, qui contraste avec les anciennes formes de répression et de sanction à l’œuvre dans les usines, et qui fait écho à la définition donnée par Foucault dans La volonté de savoir. Selon le philosophe, les nouveaux procédés de pouvoir « fonctionnent non pas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle, et (…) s’exercent à des niveaux et dans des formes qui débordent l’État et ses appareils. » (1976, p.118). 2.4.3. Le contrôle par les TIC Dans les organisations contemporaines, le contrôle managérial reposerait moins sur la supervision directe de la hiérarchie que sur un contrôle porté par les TIC. La thématique du contrôle social (Carayol, 2005a) exercé par l’entremise des TIC dans les organisations a été traitée, dans la littérature scientifique, sous l’angle de la surveillance, de la traçabilité permise par les outils numériques et des stratégies de mises en visibilité. Dans un ensemble de travaux, le contrôle potentiellement exercé par l’entremise des technologies numériques a été associé à une surveillance panoptique, invisible, individualisante et assimilée par celles et ceux qui pensent en être la cible. Chez Michel Foucault, la surveillance panoptique produit « un regard qui surveille et que chacun, en le sentant peser sur lui, finira par intérioriser au point de s’observer lui-même » (2017, p.198). Dans cette perspective, Thomas Heller estime que « les possibilités de contrôle via l’informatique et certaines techniques d’évaluation maintiennent bien présente la logique du panoptique. » (2005, p.58). Dans les organisations, cette surveillance peut être perpétrée par l’entremise des traces numériques, comme les temps de connexion à la messagerie électronique, collectées à l’aide des TIC (Bazet, 2014 ; Félio, 2014 ; Sarrouy et al., 2014). Bruno Girard (2014) évoque la surveillance effectuée par l’intermédiaire de « dispositifs analytiques » qui rendent possibles la collecte et l’accumulation de données sur l’activité des salariés (nombre de dossiers traités, temps de connexion à certaines applications, actions réalisées sur certaines plateformes, etc.). Ces traces numériques peuvent provenir de la messagerie électronique, des applications de gestion, ou encore des dispositifs biométriques, des puces RFID intégrées dans des objets et des technologies GPS implantées dans les véhicules de service (Noël-Lemaître, 2007 ; Schweitzer, 2011).

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Des travaux scientifiques suggèrent que cette surveillance panoptique ne serait pas nécessairement conçue comme une technologie de pouvoir au service de l’assujettissement des salariés, mais plutôt comme un levier d’efficacité et de conformité aux exigences productives (Lianos et Douglas, 2001 ; Lianos, 2003). Ce contrôle des activités numériques répondrait à des logiques financières et permettrait de « traduire l’activité en indicateurs mesurables, calculer la rentabilité de chaque élément du système, comparer la productivité des uns et des autres (…) » (De Gaulejac, 2010, p.67). Ainsi, en raison de leurs potentialités en termes de surveillance et de traçabilité, les TIC ont été associées à une re-taylorisation du travail (Bernard, 2005). Un ensemble de travaux soulignent que la messagerie électronique peut être perçue comme le vecteur d’un contrôle managérial accru aux niveaux de l’avancement du travail et du respect des procédures (Markus, 1994 ; De La Rupelle et Kalika, 2009 ; De la Rupelle et al., 2014). Cette perception d’une surveillance hiérarchique potentielle peut susciter un ensemble de craintes qui alimentent la tendance à la responsabilisation : peur de commettre une faute professionnelle en ne répondant pas rapidement à un courriel, de ne pas être à la hauteur des attentes managériales, etc. (Félio, 2014, Grawitch et al., 2017). Comme le fait remarquer Vincent De Gaulejac « au contrôle objectif effectué par les outils informatiques se mêle le contrôle subjectif assuré par les agents eux-mêmes qui se sentent coupables lorsque leur productivité baisse, et satisfaits lorsqu’elle augmente » (2011, p.353). Le contrôle managérial exercé par l’entremise des TIC a également été associé, dans la littérature scientifique, à des enjeux de visibilité. Les outils numériques rendent visible un travail qui pourrait être occulté (Andonova et Vacher, 2013), soit parce qu’il est réalisé au domicile des salariés, en dehors des heures de présence, soit parce qu’il ne se déroule pas sous les yeux de l’employeur. C’est particulièrement le cas des cadres qui disposent d’une certaine marge de manœuvre dans l’organisation de leur emploi du temps et ne passent pas la majorité de leur temps in situ, dans l’organisation, sous la supervision de leur supérieur hiérarchique. Les individus qui doivent composer avec des jours de télétravail, des problématiques d’éloignement géographique ainsi que des activités nomades doivent également trouver des manières de mettre en valeur leur contribution malgré l’absence « physique » de leur hiérarchie. Mettre en avant sa capacité de travail ainsi que sa disponibilité et sa réactivité par des réponses instantanées, des horaires de connexion tardives, permettrait de compenser l’absence de supervision directe et donc d’appréciation « en présentiel » de la qualité du travail réalisé. Dans cette perspective, Sophie Bretesché et ses collègues indiquent que la messagerie électronique constitue le support d’une « mise en scène de soi » et contribue « à diffuser une norme de travail fondée sur la réactivité » (2014, p.151). Cette visibilité permettrait d’obtenir des formes de reconnaissance symboliques (Félio, 2013b ; Monneuse, 2013a et b, 2014) et de réaffirmer son adhésion aux valeurs

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constitutives de l’idéologie managériale — investissement, disponibilité, réactivité, etc. Dans la même veine, Melissa Mazmanian, Wanda Orlikowski et JoAnne Yates ont mené une enquête qualitative auprès d’un échantillon de salariés du secteur de la banque et de la finance (2013). Elles ont observé que la messagerie électronique s’inscrivait dans une culture organisationnelle marquée par une forte valorisation de l’implication et de la disponibilité. Ces normes organisationnelles tendaient à être exacerbées par les différents usages du courriel. En utilisant individuellement un dispositif qui leur permettait de travailler partout et à n’importe quelle heure, les professionnels interrogés ont initié une dynamique collective de travail en continu. Cette dynamique collective a façonné des règles tacites d’usage et a reconfiguré les contours du « bon professionnel », la réactivité et la disponibilité devenant progressivement une véritable « norme d’emploi » source d’autodiscipline. Partant de ces différents travaux sur le rôle des procédures, des processus organisationnels et de l’autodiscipline associée aux usages des TIC, nous postulons que les incivilités numériques pourraient être le symptôme d’un contrôle managérial « pervasif ». Il s’agit de notre troisième hypothèse. 2.5. Une faible tolérance organisationnelle à la diversité 2.5.1. Des incivilités sélectives Notre revue de la littérature scientifique a fait émerger un ensemble de travaux qui suggèrent que les femmes (Cortina et al., 2001 ; Lim, Magley & Cortina, 2008 ; Reio & Ghosh, 2009 ; Gallus et al., 2014), les individus ayant de jeunes enfants à charge (Miner et al., 2014) et les minorités ethniques (Welbourne et al., 2015 ; Zurbrügg et Miner, 2016) tendent à être particulièrement concernés par les incivilités en contexte de travail. Ces observations ont amené des chercheurs et chercheuses, à l’instar de Lilia Cortina (2008), à appréhender l’incivilité comme la manifestation subtile de pratiques discriminatoires. D’après Lilia Cortina (2008), jusqu’aux années 80, un ensemble de pratiques discriminatoires, perpétrées dans les organisations, tendaient à être tolérées. Depuis lors, les discriminations et les injustices manifestes dont certains groupes sociaux étaient coutumiers (femmes, personnes âgées, handicapées, issues d’une minorité ethnique, etc.) auraient laissé la place à des actes et des formes de communication appréhendées comme des discriminations pernicieuses. Lilia Cortina précise que « l’incivilité sélective peut constituer l’un des mécanismes par lequel les inégalités liées

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au genre et à l’origine ethnique persistent en contexte de travail, malgré les dispositifs législatifs, judicaires et organisationnels visant à en venir à bout. » (2008, p.57). Ces incivilités, dites « sélectives », contrastent avec les actes ouvertement discriminatoires d’antan, sous-tendus par des stéréotypes dépréciateurs envers certaines catégories d’individus. Les incivilités sélectives se caractériseraient, au contraire, par leur ambivalence. Donatella Di Marco et ses collègues (2015) donnent l’exemple de certaines blagues à la tonalité homophobe, racontées lors de discussions de groupe devant des salarié·e·s LGBT, qui peuvent être vécues comme offensantes. L’intentionnalité de ces pratiques liées à la socialité informelle paraît ambigüe, dans la mesure où la frontière entre l’humour et l’insulte s’avère ténue. De plus, l’instigateur peut masquer une intention potentiellement négative et discriminatoire en invoquant le manque de « second degré » de la personne ciblée. Ces incivilités sélectives se manifestent de manière subtile, au travers d’actes tels que couper la parole en réunion, ne pas prêter attention aux propos d’un collègue, faire des remarques ambiguës mais dépréciatrices à son égard, « oublier » de le convier à certaines réunions, etc. (Cortina, 2008, Cortina et al., 2013 ; Cortinal et al., 2017). Si ces actes transgressent un ensemble de normes de courtoisie et de respect en vigueur en contexte de travail, ils ne s’avèrent pas suffisamment explicites pour être perçus comme des discriminations manifestes. Malgré leur faible intensité et leur ambivalence, ces incivilités sélectives auraient pour effet de contribuer à la mise à mal et à l’exclusion de certains publics. Partant d’une perspective psychologique, Claudia De Gapsaro démontre que le harcèlement professionnel, qui a été analysé dans la littérature scientifique francophone comme une violence relationnelle « neutre », présenterait des dimensions genrées et intersectionnelles. L’auteure précise que, dans un certain nombre de cas, ce qui est habituellement perçu comme un processus de déstabilisation impliquant un « bourreau » et sa « victime » occulterait « l’existence de rapports sociaux antagonistes, que ce soit de genre, de classe, de « race » ou encore en relation avec l’âge. » (2003, p.170). Pour étayer sa démonstration, Claudia De Gasparo décrit le processus de harcèlement dont l’unique salariée féminine d’une organisation a fait l’expérience. Les différents actes hostiles subis par cette dernière de la part de ses collègues masculins sont appréhendés par l’auteure comme un ensemble de pratiques discriminatoires pouvant apporter un certain nombre de « bénéfices » au groupe d’instigateurs : supporter la rudesse des conditions de travail en prenant un bouc émissaire d’une part et, d’autre part, consolider la cohésion et l’identité « virile » du groupe d’hommes.

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2.5.2. Les formes de vulnérabilité issues des processus organisationnels Si les travaux précités, élaborés par des chercheurs et chercheuses en psychologie, analysent les actes potentiellement discriminatoires qui se manifestent dans les relations interindividuelles, un ensemble de travaux, issus de la littérature scientifique en sociologie et en communication, étudient les discriminations « indirectes » qui peuvent être suscitées par des procédures et processus organisationnels. Dans cette perspective, un certain nombre de travaux, principalement issus de la sociologie du travail, ont démontré que les inégalités vécues par les femmes pouvaient résulter de normes et processus organisationnels présentés comme « neutres » mais qui se révèlent constitutifs d’un modèle d’emploi qualifié de « masculin neutre » (Méda, 2005 ; Ashcraft et Mumby, 2004 ; Mumby, 2006, Laufer, 2014 ; Boussard, 2016). A titre d’illustration, à l’issue de leur étude de cas au sein d’une grande entreprise française, Cécile Guillaume et Sophie Pochic concluent que « les discriminations dont les femmes font l’objet se nichent à la fois dans les modèles managériaux dominants, les pratiques informelles de gestion des carrières et les dimensions culturelles et symboliques du pouvoir dans les organisations » (2007, p.98). Ces travaux, centrés sur la compréhension des mécanismes relatifs au genre dans les organisations, peuvent être mobilisés pour étudier d’autres objets de recherche, dans la mesure où ces théories permettent d’appréhender la « construction de la différence » en contexte de travail (Mumby, 2018) et la manière dont les normes et processus organisationnels contribuent à maintenir certains individus au centre et en relèguent d’autres à la périphérie. A partir d’une perspective communicationnelle, Karen Ashcraft et Dennis Mumby (2004, 2006) estiment qu’aux travers des différentes pratiques de communication, les organisations façonnent un système de sens et d’identités qui institue un « modèle de salarié idéal ». D’après les auteurs, ce modèle, présenté comme « neutre », s’incarnerait en fait dans un salarié masculin, blanc et hétérosexuel. Un tour d’horizon des travaux réalisés par les féministes matérialistes et poststructuralistes conduit Ashcraft et Mumby à considérer que les discours organisationnels relatifs à ce « modèle de salarié idéal » ne parviennent à interpeler les individus que dans la mesure où ces discours sont « matérialisés » et « performés » dans les processus organisationnels et les interactions quotidiennes. L’analyse de l’enchevêtrement des discours et des processus organisationnels « matériels » permettrait de mieux comprendre la construction de la « différence » en contexte de travail. Dans la continuité de ces analyses, un ensemble de travaux issus de la littérature scientifique en psychologie, en sociologie et en communication ont analysé la manière

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dont les différents processus RH, liés au recrutement, à la formation professionnelle, à la gestion des carrières, à l’évaluation des performances, pouvaient contribuer à façonner et légitimer un modèle d’emploi « masculin neutre » (Dickens, 2006 ; McDonald et al., 2009 ; Derks et al., 2010 ; Stamarski & Son Hing, 2015). Ce modèle d’emploi « neutre », pouvant désavantager certains publics, ne se manifeste pas uniquement au niveau des processus RH. Des travaux en ergonomie suggèrent que, dans les usines, le réglage des machines est généralement prévu pour « l’homme moyen ». Ces réglages ne s’avèrent pas adaptés à la morphologie des femmes (qui tendent à être plus petites que « l’homme moyen ») et suscitent un ensemble d’effets délétères : baisse de l’efficacité des ouvrières et apparition de troubles musculo-squelettiques chez ces dernières (Daniellou, 2010). Dans la même perspective, Corinne Gaudart observe que la cadence des chaînes de montage tend à être fixée pour correspondre au rythme de travail de « l’homme moyen » qui serait, en réalité, un homme « jeune » d’une trentaine d’années disposant déjà d’une certaine expérience professionnelle. Cette norme organisationnelle défavoriserait les travailleurs plus âgés qui peineraient à suivre les cadences trépidantes imposées par la machine. Ainsi, l’auteure conclut son chapitre d’ouvrage en précisant qu’en « concevant des moyens de travail à partir d’un modèle de "l’homme moyen", ce que l’intensification renforce à l’heure actuelle, l’entreprise exclut les âges extrêmes (les jeunes ne sont pas encore capables et les vieux ne le sont plus), en misant sur une classe d’âge intermédiaire plus compétente. » (2010, p.149). Ces inégalités de traitement susciteraient des tensions relationnelles et des conflits intergénérationnels. Plusieurs travaux suggèrent que ce modèle d’emploi « neutre », potentiellement source de discriminations indirectes, s’actualiserait également dans les temporalités organisationnelles. L’accélération temporelle, la dispersion, l’exigence de disponibilité permanente pourraient constituer, d’après Hartmunt Rosa (2014), une « force normative silencieuse » disposant de l’autorité nécessaire pour structurer les comportements individuels. D’autres chercheurs et chercheuses considèrent que ces temporalités professionnelles, peu remises en question, contribueraient à instaurer des lignes de fracture entre les individus. Ces motifs temporels peuvent constituer des obstacles et désavantager certaines catégories de salarié·e·s comme les personnes âgées, les travailleurs handicapés, les femmes, les individus auxquels incombent des charges de famille importantes, etc. (Randle, 2017). A titre d’illustration, les séniors interrogés par Alison Linstead et Robyn Thomas (2002) déclarent que l’organisation leur demande de composer avec une charge de travail et des rythmes accélérés qu’ils peinent à soutenir. Cette situation tend à creuser l’écart entre les séniors et leurs collègues plus jeunes. Par ailleurs, des travaux ont

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démontré que les horaires atypiques, tout comme les journées de travail extensibles, désavantageaient les mères de jeunes enfants (Méda, 2005 ; Trancart et al., 2009). Chez les femmes, des enquêtes quantitatives et qualitatives suggèrent que le temps privé et le temps professionnel « entrent en concurrence » (Garner et al., 2004). En 2005, Dominique Méda considérait que, dans les organisations « n’ont été révisés ni la norme de travail à temps plein, ni la manière dont les entreprises peuvent tenir compte de la vie privée de leurs salariés » (2005, p.63). Se voir attribuer des horaires flexibles pour mieux concilier les temporalités professionnelles et familiales peut représenter un « stigmate » dans la mesure où celles qui en bénéficient peuvent être perçues comme « moins attachées à leur travail, moins aptes à un avancement, moins ambitieuses et moins désireuses d’un avancement » (Bouville, 2019, p.29). Contrevenir à la norme implicite de présentéisme et de disponibilité permanente peut susciter différentes formes de « sanctions » sociales et organisationnelles (Monneuse, 2013a). Dans cette perspective, une enquête quantitative réalisée par Kathi Miner (2014) et ses collègues auprès d’un échantillon d’avocat·e·s révèle que les parents de jeunes enfants, et plus particulièrement les mères, tendent à subir davantage d’incivilités que leurs pairs sans enfants. Les auteurs appréhendent alors l’incivilité comme une « sanction » à l’encontre d’individus perçus comme s’investissant peu dans la sphère professionnelle en raison de leurs charges familiales. Jamie Ladge (2017) observe, au contraire, que dans certaines organisations qui ont mis en place des dispositifs relatifs à la gestion de la diversité, les programmes visant à concilier les temporalités professionnelles et familiales tendent à être accueillis positivement. Les individus qui y ont recours ne font pas l’objet de « sanction » de la part du collectif et ne sont non plus stigmatisés. Compte tenu de ces travaux, nous postulons que les incivilités numériques pourraient être liées à une faible tolérance organisationnelle à la diversité et à un ensemble de processus et procédures qui contribuent, de manière non intentionnelle, à vulnérabiliser certains publics. Il s’agit de notre quatrième et dernière hypothèse.

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2.6. Synthèse de la problématique et des hypothèses En résumé, nous concevons les incivilités numériques comme la « pointe de l’iceberg » (Gallus et al., 2014), soit comme des phénomènes dont l’ampleur et la répercussion dépassent leur faible importance apparente. Nous nous demandons dans quelles mesures ces pratiques pourraient être révélatrices d’un ensemble de malaises organisationnels et communicationnels. Nous cherchons donc, dans le cadre de ce travail doctoral, à identifier des dynamiques et des processus entrecroisés entre le niveau micro des interactions quotidiennes et le niveau de l’organisation. Nous supposons que les incivilités numériques pourraient être associées à :

o H1 : des pratiques managériales problématiques o H2 : des reconfigurations temporelles o H3 : un contrôle organisationnel pervasif o H4 : une faible tolérance organisationnelle à la diversité

Afin de répondre à notre problématique, nous avons eu recours à un design de recherche mixte alliant deux enquêtes : l’une par questionnaire et l’autre via des entretiens semi-directifs. Nous détaillons notre dispositif de recherche dans la partie suivante.

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CHAPITRE 2 – DISPOSITIF DE RECHERCHE ET METHODOLOGIE 1. Justification du design de recherche mixte La présente section vise à définir et présenter les différents principes théoriques et épistémologiques qui sous-tendent les méthodes mixtes et à justifier le choix de cette méthode au regard de notre question de recherche. 1.1. Tour d’horizon des réflexions scientifiques sur les recherches mixtes Selon Bérangère Condomines et Émilie Hennequin, les approches mixtes désignent « l’application conjointe de différents paradigmes épistémologiques » (2014, p.20) et consistent plus particulièrement en « la combinaison de techniques qualitatives et quantitatives de collecte de données et leur analyse dans un seul protocole de recherche » (Turcotte, 2016, p.111). Dans la littérature scientifique, les méthodes mixtes tendent à être associées à l’objectif de « triangulation » qui consiste à « faire usage de multiples sources de données » (Fortin et Gagnon, 2016) afin d’aboutir à une compréhension fine du phénomène étudié et d’accroitre la validité des résultats, notamment par la confrontation de données issues de plusieurs méthodes de collecte. (Denzin, 2012). La « triangulation » apparaît dans les 60 sous l’impulsion, notamment, d’un article publié par deux psychologues, Donald Campbell et Donald Fiske, qui prônent un « opérationalisme multiple », c’est-à-dire le recours à plusieurs méthodes afin d’accroitre la fiabilité scientifique des résultats d’une recherche. Dans les années 70, plusieurs travaux commencent à être basés sur des formes de triangulation qui se limitent toutefois à la mise en œuvre concomitantes de plusieurs méthodes d’enquêtes relevant du paradigme qualitatif (Denzin 2010, 2012). C’est à partir des années 80, dans un contexte académique marqué par l’essor des gender studies, des cultural studies, des subaltern et queer studies, que se développent réellement les méthodes mixtes alliant du quantitatif et du qualitatif. Dans un ouvrage publié en 1978, Norman Denzin estime que, dans un processus de recherche, la « triangulation » ne se limite pas aux méthodes d’enquêtes, mais peut porter sur les données, les chercheurs, les catégories d’individus interrogés et les théories mobilisées. Toutefois, dans la littérature scientifique, les concepts de « triangulation » et de « méthode mixte » ne sont pas assimilables, et le second fait principalement référence à la combinaison de plusieurs méthodologies quantitatives et qualitatives dans un même design de recherche.

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Plusieurs designs peuvent ainsi être élaborés par les chercheurs et chercheuses qui optent pour un design de recherche mixte :

o Commencer par une enquête qualitative puis confirmer les résultats grâce à une enquête par questionnaire.

o Démarrer par une phase exploratoire qualitative puis vérifier les résultats par du quantitatif et, enfin, revenir au qualitatif pour enrichir certaines données issues du quantitatif.

o Mettre en œuvre une première phase quantitative puis entreprendre une enquête qualitative afin d’affiner la compréhension des données quantitatives.

Dans le cadre de la présente recherche, nous avons retenu cette dernière option. 1.1.1. Les avantages des méthodes mixtes Les méthodes mixtes visent à tirer profit « des forces de chacune des méthodes, qualitative et quantitative, et non pas de les remplacer » (Fortin et Gagnon, 2016, p.246). En ce sens, elles peuvent s’avérer particulièrement fécondes et présentent un certain nombre d’avantages comparées aux recherches fondées sur une méthode unique. Premièrement, dans la littérature scientifique, les méthodes mixtes sont présentées comme un facteur d’amélioration de la compréhension des résultats. Ainsi, le design mixte vise à « illustrer et clarifier les résultats issus d’une méthode par les données récoltées par l’entremise de l’autre méthode » (Hodgkin, 2008, p.6). En ce qui concerne notre design de recherche (quantitatif puis qualitatif), les données quantitatives peuvent se révéler insuffisantes et trop abstraites pour cerner les contours du phénomène étudié. En fournissant des informations précieuses sur le ressenti, la subjectivité et l’expérience vécue des sujets interrogés, des entretiens qualitatifs complémentaires apportent une certaine épaisseur à la recherche et permettent d’affiner la compréhension des données quantitatives (Denzin, 2010, 2012). Ainsi, la combinaison de deux enquêtes quantitatives et qualitatives permet de faire émerger la complexité. Par conséquent, les méthodes mixtes s’avèrent particulièrement adaptées à l’étude de « l’action organisée » en contexte de travail, dans la mesure où elles permettent de mieux saisir ses différentes dimensions : temporelles, relationnelles, communicationnelles, processuelles, etc. (Aldebert et Rouzies, 2014). Deuxièmement, le design mixte a l’avantage d’accroitre la validité et la fiabilité des résultats d’une recherche. Ainsi, d’après Pascale Dietrich et ses collègues « les résultats obtenus à l’aide d’une méthode peuvent être validés, invalidés ou relativisés par l’autre approche » (2012, p.209). Croiser et comparer des données provenant de

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plusieurs modes d’enquête met en relief les contradictions, les résultats contre-intuitifs et facilite la sélection des données les plus pertinentes. Par ailleurs, selon Campbell et Fiske (1959), multiplier les manières d’opérationnaliser une recherche peut s’avérer utile afin de vérifier que les données collectées au travers d’une méthode particulière ne représentent pas des « artefacts méthodologiques », c’est-à-dire des données produites par les conditions mêmes de l’enquête, mais constituent bien des données fiables qui renseignent le chercheur sur le phénomène étudié. Troisièmement, le recours à deux types d’enquête permet de « compenser les lacunes de chaque méthode » (Turcotte, 2016) et, ainsi, de pallier les limites inhérentes à chaque approche. Dans cette veine, l’un des écueils d’une enquête quantitative réside dans la surinterprétation des données. Cette limite peut être atténuée par la mise en œuvre d’une enquête qualitative afin de guider et d’affiner l’interprétation des résultats quantitatifs (Hodgkin, 2008). Selon Dietrich et ses collègues (2012), les données qualitatives permettent également de donner du sens à des résultats quantitatifs contre-intuitifs. Mettre en œuvre une enquête qualitative complémentaire constitue enfin un garde-fou contre la « distanciation excessive » qui menace potentiellement tout statisticien. Enfin, la combinaison de deux approches différentes peut faire apparaître des « zones d’ambiguïtés et de tension » qui permettent de déceler un « savoir invisible » qui n’émergerait pas forcément d’une méthode unique (Turcotte, 2016). Ainsi, les méthodes mixtes permettent de mettre au jour de nouveaux problèmes de recherche et des questionnements inédits (Mertens, 2010 ; Denzin, 2010, 2012). 1.1.2. Les limites des design mixtes Plusieurs travaux scientifiques pointent les limites et écueils potentiels qui peuvent découler du recours à un design mixte. Ces méthodes nécessitent un « bilinguisme méthodologique » (Turcotte, 2016) c’est-à-dire des compétences en termes de collecte, de traitement et d’interprétation des données quantitatives et qualitatives. De surcroit, la même rigueur méthodologique doit être appliquée aux deux démarches (Fortin et Gagnon, 2016). Disposant d’une formation initiale aux méthodes qualitatives, dispensée dans le cadre de notre parcours de Master, nous avons pu bénéficier des formations de l’École Doctorale Montaigne Humanités afin d’acquérir les connaissances et savoir-faire nécessaires à la conduite d’une enquête quantitative. Plusieurs chercheuses et chercheurs préconisent d’impliquer tous les membres d’une équipe de recherche dans la réalisation d’une enquête mixte, afin de s’appuyer sur les expertises

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complémentaires de chacun. Suivant cette préconisation, nous avons sollicité le soutien des membres de notre comité thèse qui ont mis à contribution leurs compétences et nous ont apporté une aide méthodologique précieuse lors de la phase quantitative de notre enquête. A ces limites relatives à l’opérationnalisation de la démarche, s’ajoutent des points de vigilance d’ordre épistémologique. La pertinence, la validité scientifique et la faisabilité des méthodes mixtes suscitent des débats au sein de la communauté académique. Burke Johnson et ses collègues (2007), estiment qu’il n’est pas possible de combiner deux enquêtes qualitatives et quantitatives dans la mesure où ces approches reposeraient sur des fondements épistémologiques incompatibles. Ainsi, les méthodes quantitatives visent « l’explication et la prédiction des faits » (Pourtois et al., 2006, p.172) via le recueil de données chiffrées qui feront l’objet d’un traitement statistique. L’approche quantitative se base, en outre, sur « une démarche rigoureuse et transparente fondée sur la possibilité de produire les mêmes résultats par des chercheurs différents » (Angermüller, 2006, p.225). A l’inverse, les méthodes qualitatives s’inscrivent dans le paradigme compréhensif qui a pour projet « d’expliciter le sens que la réalité présente pour les personnes dans leurs expériences quotidiennes » (Pourtois et al., 2006, p.185). Il s’agit de mettre en œuvre des méthodes d’enquêtes qualitatives basées sur de petits échantillons afin de déceler « la signification sociale attribuée par les sujets au monde qui les entoure. » (p.187). Si, pour les tenants des approches quantitatives, la subjectivité de l’enquêteur s’avère incompatible avec les conditions de scientificité des résultats et doit donc être limitée par plusieurs procédures, elle représente une source de richesse pour l’approche qualitative, à condition, pour le chercheur, d’avoir effectué un travail personnel afin de cerner pleinement son rapport à son sujet de recherche et d’expliciter de la manière la plus lucide et transparente possible les différentes étapes qui jalonnent son processus d’enquête (Paillé, 2006). Dans son Histoire personnelle de la philosophie, Johann Michel résume les postulats qui distinguent les paradigmes positiviste et compréhensif : « là où le premier cherche dans l’explication causale la méthode appropriée pour légitimer les sciences sociales dans le concert général des sciences positives, le second fait de la compréhension du sens la vocation par excellence des sciences de l’esprit, en contrepoint des sciences de la nature » (2018, p.43). En raison de l’opposition historique entre compréhension et explication, les approches quantitatives et qualitatives se révèleraient inconciliables. En outre, un certain nombre de chercheuses et chercheurs estiment que l’élaboration du design mixte reconduit les rapports de pouvoir entre les tenants des deux approches, dans la mesure où le versant quantitatif tend à prendre le primat sur le

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volet qualitatif qui se trouve limité à un rôle exploratoire ou uniquement illustratif (Denzin, 2010, Anadon, 2019). En raison de cette subordination du qualitatif au quantitatif à l’œuvre dans plusieurs designs mixtes, « les méthodes qualitatives perdent leur valeur démocratique interprétativiste qui cherche justement à comprendre le sens que les acteurs et les actrices donnent à leur réalité sociale » (Turcotte, 2016, p.123). 1.1.3. Les conditions permettant la conciliation des deux approches A l’instar de Johnson et ses collègues (2007), on peut juger cette opposition peu fructueuse et affirmer qu’il est possible de s’inscrire dans un paradigme critique et constructiviste tout en admettant qu’une enquête quantitative complémentaire peut apporter des résultats précieux et contribuer profitablement à la compréhension de l’objet de recherche. Un tour d’horizon de la littérature sur les méthodes mixtes révèle qu’un certain nombre d’auteurs préconisent cette approche pour les recherches qui ont pour objet et pour projet la justice sociale (Mertens, 2010). Les travaux qui adhèrent à cette orientation sont issus principalement des sciences de l’éducation, de la sociologie, des gender studies, des subaltern studies et des queer studies. De plus, les designs mixtes sont préconisés par les chercheurs et chercheuses qui recourent à des méthodes transformatives, c’est-à-dire qui contribuent à favoriser l’émancipation et à améliorer les conditions d’existence des sujets impliqués dans la recherche. Selon ces travaux, l’identification des sources d’oppression, la compréhension fine des mécanismes de vulnérabilisation devraient primer sur les blocages d’ordre épistémologique. Les designs mixtes apportent une richesse méthodologique qui devrait être mise à profit par les chercheurs et chercheuses dont les thématiques concernent la justice sociale. Ainsi, le croisement des données issues de plusieurs méthodes de collecte a pour vertu de donner une voix aux minorités, aux groupes marginalisés dont les problématiques particulières ne peuvent pas émerger des enquêtes statistiques classiques (Denzin, 2010, 2012). Le recours au qualitatif permet également de souligner la pertinence de certaines thématiques, en démontrant que des observations effectuées au niveau local, au travers d’enquêtes ethnographiques, d’entretiens compréhensifs et de focus-groups peuvent s’appliquer à des échantillons plus importants. Dans cette perspective, la phase quantitative vise à mettre en évidence l’ampleur — et éventuellement l’urgence — de certains phénomènes sociaux qui, s’ils étaient saisis uniquement par des enquêtes qualitatives, pourraient être minimisés et assimilés à des épiphénomènes (Mertens, 2010).

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Il ressort de notre état de l’art que les méthodes mixtes ont été mobilisées par les chercheuses et chercheurs queer et féministes dans la mesure où le « pluralisme causal » des sources et des mécanismes d’oppression qui structurent les rapports sociaux de genre implique la mise en œuvre d’un « pluralisme méthodologique » (Connell 2014 ; Turcotte, 2016). La subtilité, l’aspect pernicieux des facteurs qui entravent l’émancipation et l’agentivité de certains groupes sociaux (les femmes, les homosexuel·le·s, les transgenres) nécessite l’analyse et la comparaison de sources multiples : des données statistiques, des entretiens, des discours officiels, des documents, etc. Nous souhaitons inscrire notre recherche dans la filiation de ces travaux, tout en nous distanciant d’une visée transformatrice qui nous paraît trop ambitieuse au regard du contexte et des conditions de réalisation de notre travail doctoral. Il nous appartient désormais de présenter les facteurs propres à notre sujet et à notre question de recherche qui ont présidé au choix d’une méthode mixte. 1.2. Justification du design mixte au regard de notre thématique de recherche 1.2.1. Les limites de l’approche qualitative La présente recherche vise à interroger les dimensions organisationnelles des incivilités numériques, afin de mieux comprendre de quels phénomènes ces pratiques numériques pourraient être le symptôme. Il s’agit donc d’identifier les conditions de survenue des incivilités numériques et leur influence potentielle sur les frontières de l’organisation, les contours du travail et les rapports sociaux professionnels. Pour répondre à cette question, il nous a semblé que l’approche qualitative présentait un ensemble de limites qui nous ont conduit à compléter cette méthode par une enquête quantitative. Répondre à notre problématique en demandant aux sujets de l’enquête d’évoquer ce qu’ils estiment être les facteurs d’émergence des incivilités numériques présente plusieurs difficultés. Partant d’une perspective critique en communication, nous considérons l’influence de l’idéologie sur le discours des individus interrogés. L’idéologie peut être définie comme « un système d’interprétations de la réalité sociale organisé autour d’un noyau de représentations élémentaires, qui servent de grille de lecture à la réalité, mais aussi de cadre d’action » (Dortier, 2013, pp.172-173). Dans son acception critique (Voirol, 2008), l’idéologie invisibilise la construction historique des rapports sociaux et de l’ordre symbolique, qu’elle présente comme « allant de soi ». Elle contribue à légitimer les rapports de domination ainsi que la place de chacun dans le système productif. Le cadre de référence que les organisations façonnent et proposent à leurs membres pour donner du sens à leurs expériences et à

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leurs actions a été étudié, dans la littérature critique en communication et en sociologie des organisations, sous l’angle de l’idéologie managériale (Enriquez, 1992 ; Soubiale et al., 2014 ; De Gaulejac et Hanique, 2015 ; Carayol et al., 2017). Cette idéologie managériale se compose d’un ensemble de croyances qui peuvent avoir un impact sur les données qualitatives collectées. Nous examinons ici deux caractéristiques qui peuvent influencer le récit des enquêtés : une euphémisation des rapports de pouvoir et des aspects « négatifs » du fonctionnement organisationnel d’une part et, d’autre part, une exacerbation de la responsabilité individuelle au détriment de l’analyse des facteurs contextuels.

o 1.2.1.1. Une euphémisation des dimensions « négatives » des organisations Les dimensions de l’organisation perçues comme « négatives » et recouvrant des phénomènes tels que les difficultés relationnelles, les résistances aux injonctions managériales, les rapports de pouvoir, tendent à faire l’objet d’une euphémisation. Ce « lissage » des aspects négatifs du fonctionnement organisationnel a été mis en lumière par les travaux sur la novlangue managériale (D’Almeida et Avisseau, 2010 ; Vandevelde-Rougale, 2016) et notamment ceux portant sur les changements d’intitulés intervenus au cours de ces dernières années (Le Goff, 2003 ; Floris, 2004). Ainsi, Jean-Luc Bouillon et Élise Maas (2009) estiment que le terme « collaborateur » qui remplace le « subordonné » d’antan vise à invisibiliser l’asymétrie des relations managériales et à véhiculer l’idée d’une coopération spontanée, exempte de toute contrainte hiérarchique et contractuelle. D’après les chercheurs et chercheuses qui les ont étudiées, ces « substitutions sémantiques » (Floris, 2004, p.5) témoigneraient d’une volonté de pacifier les relations de travail en atténuant leur caractère potentiellement conflictuel. Dans la même veine, utiliser la métaphore de la « communauté » dans les chartes, projets d’entreprise et autres outils de communication viserait à ériger l’organisation en collectif dépourvu de conflit et dont les membres seraient mus par des intérêts et des objectifs communs (Heller, 2001 ; D’Almeida, 2006, 2012).

o 1.2.1.2. La psychologisation du vécu au travail Les travaux critiques récents en communication des organisations, sociologie et psychosociologie du travail suggèrent que l’idéologie managériale promeut une lecture psychologisante du travail et relègue au second plan les explications contextuelles et les mécanismes proprement organisationnels. Ainsi, Danièle Linhart estime que « le travail contemporain joue sur les aspects les plus profondément humains des individus, au lieu de s’adresser aux registres professionnels qui permettent d’établir une délimitation entre ce que ces individus engagent au travail et

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ce qu’ils sont. » (2015, p.11). L’auteure ajoute également que « les individus sont renvoyés à eux-mêmes, à leurs affects, à leur problématique personnelle, loin du contexte de la société, de ce qui la caractérise. Nous sommes ici d’une certaine façon en cohérence avec la théorie libérale : la société s’efface derrière les individus » (2015, p.54). Cette psychologisation s’accompagnerait, en outre, d’un appel à l’autodiscipline et à la responsabilité individuelle (De Gaulejac, 2005 ; Heller, 2005). Ainsi, Bernard Floris explique que « l’individu est sommé d’être le seul responsable de sa performance positive ou négative, critère largement entretenu par les évaluations individuelles et les pressions de l’encadrement. La psychologisation individuelle du comportement salarial a succédé à son intégration collective. » (2004, p.8). En raison de cette exacerbation de la responsabilité individuelle, les facteurs organisationnels demeurent exempts de toute critique, tandis que les individus se sentent « coupables et inadaptés » (Linhart, 2015, p.104). Ces phénomènes d’euphémisation et de psychologisation du vécu au travail ont été illustrés, notamment, par les travaux de Geneviève Guilhaume sur le coaching (2010, 2013). L’auteure démontre que les cadres jugés inadaptés se voient proposer des prestations de coaching qui font amplement appel au registre psychologique ainsi qu’aux « sphères cognitives, émotionnelles, voire spirituelles pour transformer à travers le coaching attitudes et comportements » (2013, p.109) et invitent l’individu à repenser son histoire personnelle et à effectuer un travail sur lui-même afin d’intérioriser les attentes de l’organisation et de s’adapter aux contraintes organisationnelles, ces dernières se trouvant alors préservées de tout examen critique. Ces deux tendances, qui peuvent constituer la toile de fond de l’idéologie néolibérale, se retrouvent dans certaines approches relatives à la gestion des risques professionnels, et particulièrement celles qui privilégient la prise en charge des individus « fragiles » aux dépens d’une remise en question et d’une transformation des facteurs organisationnels source de souffrance, d’hétéronomie et de vulnérabilité (De Gaulejac, 2010 ; Clot, 2015). Comme nous avons essayé de le démontrer avec Aurélie Laborde dans le cadre d’une entrée d’abécédaire (2019)8, le passage du concept de « gestion des risques psychosociaux » (RPS), jugé négatif et culpabilisant, à celui de « qualité de vie au travail » (QVT), perçu comme positif et orienté vers le bien-être des salariés, témoigne également de ce double mouvement d’euphémisation et de psychologisation du rapport des individus au travail.

8 DUPRE, Delphine et LABORDE, Aurélie, 2019. De la prévention des risques psychosociaux à la promotion de la qualité de vie au travail [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://cos.hypotheses.org/1373.

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Dans la littérature scientifique, deux postures peuvent être identifiées quant à la réception de l’idéologie managériale par les salariés. Plusieurs travaux suggèrent que l’idéologie façonnée dans les organisations pour assurer la « mise en acceptabilité » (Bernard, 2006) du travail ferait l’objet d’une réception contrastée. Dans un chapitre intitulé « la fascination de quelques-uns et la sagesse du plus grand nombre », Jean-Pierre Le Goff (1996) explique que, si certains individus prennent soin de se conformer aux attentes normatives managériales dans une visée instrumentale — obtenir l’évolution de carrière souhaitée — la majorité des salariés portent un regard critique sur l’idéologie managériale qu’ils désapprouvent discrètement. Bernard Floris constate également que les salariés « sont des plus sceptiques sur la crédibilité des messages, mais ils sont attentifs à leur contenu afin de savoir "ce qu’il faut dire" pour être dans le langage et les objectifs-maison. » (Floris, 2006, p.125). Ainsi, comme le démontre Michel Feynie dans son ouvrage (2012) faire preuve de lucidité quant aux paradoxes entre les actes et les discours managériaux n’empêche pas les individus d’adopter des attitudes conformes aux prescriptions managériales pour différentes raisons (se maintenir dans l’organisation, éviter toute mise à l’écart, être perçu positivement par la hiérarchie afin de gravir rapidement les échelons, etc.). Un ensemble de travaux d’inspiration critique se fondent sur le postulat que les individus ne sont pas nécessairement conscients des différentes influences qui les façonnent. Des travaux ont ainsi documenté la manière dont certains actes jugés non conformes à une posture éthique — comme le fait de « pousser à bout » un individu afin de le contraindre à démissionner — pouvaient résulter de l’intériorisation inconsciente d’un ensemble de croyances idéologiques qui justifient de telles pratiques (Zarifian, 1997 ; Carayol, 2004 ; De Gaulejac 2005). D’après Danièle Linhart, les cadres seraient les plus disposés à intérioriser l’idéologie managériale et à s’en faire les relais, car « on pourrait dire que l’idéal des cadres et le cadre idéal affichent une étrange ressemblance. Par bien des aspects, le rapport au travail des cadres semble correspondre au salarié rêvé du management. » (2015, p.121) Compte tenu de ces observations, nous nous distancions des approches méthodologiques qui donnent la préséance au « point de vue de l’acteur » et considèrent que les individus disposent « d’un sens de la structure sociale qui les fait agir d’une façon acceptable à autrui dans une multitude de situations. » (Ogien, 2016, p.10). Toujours selon cette approche, « la structure sociale est conçue non pas comme un donné qui détermine les conduites individuelles de l’extérieur et à l’insu des agents mais comme un ensemble de contraintes dont les individus ont une connaissance suffisante et auxquelles ils s’ajustent comme ils peuvent. » (Ibid.). Tout en reconnaissant la marge de manœuvre immuable dont les individus peuvent se prévaloir pour s’affranchir du cadre de référence prescrit par l’organisation, nous

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partageons l’idée « qu’il existe un niveau non conscient ou non intentionnel qui structure le social et empêche les acteurs de développer la compétence critique. » (D’Almeida et Carayol, 2014, p.7). Dans la mesure où les incivilités numériques relèvent du « côté obscur » des organisations (Griffin & O’Leary-Kelly, 2004 ; Pearson & Porath, 2004 ; Linstead et al., 2014) elles sont susceptibles de faire l’objet, dans le discours des enquêtés, des procédés d’euphémisation et de psychologisation précités. En effet, comme l’indique Stuart Hall (2017, p.239), l’idéologie conduit à réinterpréter tout discours, tout questionnement par son prisme : « ce sont {les termes de l’idéologie} qui définissent la rationalité du raisonnement et qui restreignent la manière dont le discours peut librement se développer. » Cet état de l’art nous incite à envisager que le discours des sujets que nous allons interroger pourra être marqué par ces deux tendances, ce qui peut rendre ardue l’identification des conditions d’émergence organisationnelles des incivilités numériques et atténuer la pertinence des données qualitatives collectées. Par conséquent, nous allons combiner deux approches via la mise en œuvre d’une enquête quantitative puis d’une enquête qualitative. Dans un premier temps, nous allons nous distancier d’une approche constructiviste en n’appréhendant pas l’incivilité numérique comme une représentation, mais comme un acte que nous allons chercher à mettre en relation avec un ensemble de facteurs organisationnels et communicationnels. A partir des données quantitatives collectées par l’entremise d’un questionnaire, nous allons effectuer des analyses de régression (Meunier, 2015) et des analyses classificatoires (Van Campenhoudt et al., 2017) afin d’identifier des liens potentiels entre des actes (plusieurs incivilités numériques) et des facteurs organisationnels. La position « surplombante » (Guilhaume, 2013) que nous adoptons dans le cadre de cette première phase quantitative nous conduit à ne pas centrer notre attention sur la subjectivité des individus interrogés ainsi que sur la manière dont ils perçoivent les incivilités numériques. Nous tiendrons compte de la subjectivité des sujets lors de la phase qualitative de ce travail doctoral.

o 1.2.1.3. « L’oubli de la critique » Le regard particulier sur notre objet d’étude que chacune des deux méthodes nous permet d’adopter vise à identifier et mieux comprendre des processus et des dynamiques entre le niveau micro des pratiques numériques quotidiennes et le niveau méso de l’organisation. Mettre en œuvre un design de recherche qui assure le dialogue

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entre deux niveaux d’analyse nous semble particulièrement important dans la mesure où un certain « empirisme microsocial » (Jouët, 2000, p.497) a été présenté, dans la littérature scientifique, comme l’une des principales limites du paradigme des usages qui a été amplement mobilisé pour étudier l’appropriation des dispositifs numériques tant dans la sphère privée qu’en contexte de travail. Cette focalisation sur le niveau individuel procède des approches théoriques et méthodologiques employées dans les travaux qui s’inscrivent dans le paradigme des usages. Josiane Jouët cite notamment la prédilection des chercheurs pour « l’ethnométhodologie, la sociologie pragmatique et la sociolinguistique » (2000, p.497). Dans un article de synthèse, Marcela Patrascu (2010) considère que le recours privilégié à des méthodes qualitatives, et notamment à des entretiens semi-directifs, a pu conduire un certain nombre de chercheurs et chercheuses à braquer les projecteurs sur les facteurs individuels qui président à la formation des usages au détriment des interrelations entre le contexte d’usage et les spécificités du dispositif technique. Plusieurs critiques formulées à l’encontre des travaux fondés sur la sociologie des usages ont souligné les conséquences qui ont découlé des choix paradigmatiques et méthodologiques précités. Investiguer principalement le niveau micro des « logiques d’action individuelles » (Miège, 2007) a contribué à reléguer au second plan l’ancrage social des pratiques numériques. Comme l’énonce Josiane Jouët « l’usage ainsi observé n’est pas analysé dans son épaisseur sociale, dans sa relation avec d’autres pratiques de sociabilité {…} comme enjeu de pouvoir, de transformation et de négociation au sein des structures sociales qui lui préexistent comme la famille ou l’entreprise. » (2000, p.512). Il en découlerait alors un « oubli de la critique » (Voirol, 2011) qui se caractériserait, premièrement, par la survalorisation des « "arts de faire" spontanés, détournements et autres bricolages, des "micro résistances" » et, deuxièmement, par un « défaut d’attention portée à la fois aux cadrages opérants des macrostructures et aux expériences potentiellement négatives des utilisateurs. » (Granjon, 2012, p.194). Face à ce constat, Fabien Granjon incite les chercheurs à réintroduire une dimension critique en appréhendant les TIC comme « le fait d’individus historiquement et personnellement situés et {…} donc cadrés par les identités, appartenances, perceptions et autres dispositions dont {les} acteurs sociaux sont les dépositaires » (p.73). Compte tenu des critiques dont nous venons d’établir une revue, il nous semble que la combinaison de deux méthodes est pertinente. Ce design de recherche nous permet d’éviter l’écueil d’une focalisation trop prononcée sur les « formes d’inventivité des pratiques ordinaires » (Jouët, 2000, p.496) tout en étendant notre perspective afin de mieux appréhender l’ancrage organisationnel des incivilités numériques.

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Si, compte tenu des travaux exposés précédemment, une approche quantitative peut s’avérer pertinente pour répondre à notre question de recherche, les méthodes quantitatives présentent également un ensemble de limites que nous allons aborder et qui nous incitent à combiner quantitatif et qualitatif. 1.2.2. Les limites de l’approche quantitative Les travaux qui étudient le phénomène des incivilités au travail et plus particulièrement, des incivilités numériques, proviennent majoritairement de la littérature scientifique en psychologie et en management. Les études menées à ce jour s’inscrivent souvent dans un paradigme post-positiviste et consistent en des recherches quantitatives via des enquêtes par questionnaire et, plus rarement, des expérimentations en laboratoire. Pour construire leurs outils de mesure, les chercheuses et chercheurs qui étudient ces thématiques recourent à des échelles validées statistiquement. Ces échelles se présentent sous la forme d’une liste d’items auxquels les enquêtés doivent associer un niveau de fréquence ou d’intensité. Par exemple, à la question « vous arrive-t-il de faire l’objet de remarques dépréciatrices ? » Le répondant est invité à indiquer la fréquence de survenue de cet acte sur l’échelle suivante « toujours – souvent – rarement – jamais ». L’échelle la plus utilisée actuellement demeure celle élaborée par Lilia Cortina et ses collègues (2001). Cette échelle est amorcée par la question : « au cours des 6 derniers mois, vous est-il arrivé de vous trouver dans une situation au cours de laquelle un ou plusieurs de vos managers et/ou collègues vous auraient... » Le questionnaire se poursuit par les 7 items suivants9 :

o Humilié ou traité de manière condescendante o Accordé peu d’intérêt et d’attention à vos propos o Fait des remarques dépréciatrices et dévalorisantes o Se seraient adressés à vous de manière informelle et incorrecte o Exclu d’un groupe de travail o Mis en doute votre jugement sur un sujet relevant de votre domaine de

compétence o Contraint à révéler des informations concernant votre vie privée

9 Une première traduction de ces items a été proposée dans l’ouvrage collectif coordonné par Aurélie Laborde sur les incivilités numériques au travail (p.59) : LABORDE, Aurélie et DUPRE, Delphine, 2019. Comment identifier les incivilités numériques ? In : Le numérique : nouvelles sources d’incivilités au travail. Expériences, usages, droits, témoignages, définitions. Bordeaux : Sodal. p. 53-62.

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Les chercheuses et chercheurs qui étudient actuellement les incivilités numériques en milieu de travail mobilisent également cette échelle qu’ils adaptent au contexte numérique en ajoutant la mention « en ligne » à la fin de chaque item (Giumetti et al., 2012, 2013) ; Par exemple : « vous auraient humilié ou traité de manière condescendante en ligne ». Cette manière de procéder n’est pas l’apanage des travaux relatifs aux incivilités, numériques ou non, en contexte organisationnel. Les recherches menées en psychologie et en management sur les comportements antisociaux au travail (Courcy et al., 2018) tendent, globalement, à s’inscrire dans le paradigme post-positiviste et à construire leurs outils de collecte à partir d’échelles de mesure dont la validité statistique est reconnue par la communauté scientifique. Citons, à titre d’exemple, le negative acts questionnaire revised (NAQR) de Stale Einarsen et ses collègues (2009) et l’inventaire de la terreur psychologique de Leymann, tous deux utilisés amplement dans le cadre de l’analyse du harcèlement professionnel. Bien que ces travaux prolixes aient contribué depuis la fin des années 70 à améliorer la compréhension des phénomènes de violence relationnelle en milieu de travail, les approches méthodologiques mobilisées posent un certain nombre de difficultés et de limites qui commencent à faire l’objet d’une réflexion critique parmi les chercheuses et chercheurs qui étudient ces thématiques.

o 1.2.2.1. Le chevauchement des concepts La littérature anglophone relative au champ de recherche intitulé « workplace aggression » (Gil-Monte et al., 2006) recouvre un nombre assez important de concepts (tracasseries quotidiennes, incivilité, supervision abusive, harcèlement moral, harcèlement sexuel, etc.) qui disposent chacun de leur propre échelle de mesure. L’une des difficultés soulevées dans la littérature est qu’en raison des travaux prolixes qui ont été menés depuis plusieurs décennies sur ces phénomènes, les échelles de mesure tendent aujourd’hui à se chevaucher, remettant ainsi en cause la validité des données collectées. Les échelles relatives au harcèlement, à l’incivilité et à la supervision abusive incluent un ensemble d’éléments communs (commentaires dépréciateurs, ignorance feinte etc.). Par exemple, l’item « isolement » se trouve dans la grille de mesure de l’incivilité (grille de Lilia Cortina et ses collègues) et du harcèlement (questionnaire NAQR d’Einarsen et ses collègues). Il en découlerait, d’après Sandy Hershcovis (2011) et Jonathan Samosh (2019), un champ de recherche morcelé, fragmenté, composé d’une multitude de concepts que les chercheurs ne parviennent plus à distinguer. Les auteurs estiment qu’au regard de l’état actuel des recherches sur la violence en

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contexte de travail, il serait opportun de mettre en place des méthodes qualitatives afin de délimiter, à partir du point de vue des enquêtés, les contours des différents phénomènes.

o 1.2.2.2. La focalisation sur la dyade instigateur/cible Dans les questionnaires utilisés actuellement en psychologie et en management, les participants sont amenés à indiquer la fréquence des incivilités dont ils ont récemment fait l’expérience « de la part d’un collègue et/ou d’un supérieur hiérarchique » (Hershcovis, 2011). Ces questionnaires focalisent donc l’attention sur la dyade instigateur/cible (Cortina et al., 2017) et ne permettent pas de saisir les dynamiques groupales, ni le lien entre les incivilités et d’éventuelles méthodes de management problématiques, alors qu’un certain nombre de travaux issus de la littérature en gestion, sociologie, communication des organisations, psychodynamique et psychosociologie (De Gaulejac, 2005 ; Pezé, 2010 ; Pereira, 2013) ont démontré que la violence n’a pas nécessairement pour origine le comportement inadapté d’un ou plusieurs individus, mais peut être « incorporée » dans des méthodes de management et des outils de gestion. Les données ainsi collectées peuvent aboutir à une interprétation individuelle et psychologisante des phénomènes organisationnels.

o 1.2.2.3. Le problème de l’intention Le critère de l’intention tend, dans la recherche anglophone, à constituer une variable clé permettant d’établir une ligne de démarcation entre les différents concepts précités. François Courcy et ses collègues (2018) déduisent de leur revue de la littérature sur les « comportements antisociaux au travail » que « le harcèlement se distingue de l’incivilité puisque son intention n’est nullement ambiguë pour sa victime » (p.116). De la même manière, pour Aurélie Laborde : « ce serait l’évidence de l’intentionnalité qui différencierait l’agression psychologique de l’incivilité au travail » (2019). Si le degré d’intention représente un critère central mobilisé afin de distinguer les différents concepts, les échelles et les questionnaires utilisés actuellement ne permettent pas de mesurer ni d’objectiver cette intention (Courcy et al., 2018). Plusieurs auteurs considèrent que la pertinence du critère de l’intention reste à démontrer. En effet, l’intention constitue un processus psychique qu’il n’est pas possible de saisir avec les méthodes d’enquête actuelles. De plus, les individus perçus comme incivils ou harcelants ne sont pas nécessairement conscients des raisons qui les poussent à agir ainsi, ni des causes de l’animosité qu’ils peuvent ressentir à l’égard de leurs collègues et managers (Hirigoyen, 2017). A l’instar d’Emma Jane (2015, 2016), plusieurs chercheurs et chercheuses, considèrent que se baser sur le critère de l’intention de l’instigateur peut conduire l’enquêteur à

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adopter son point de vue et à minimiser l’impact des violences relationnelles subies, notamment dans le cas où l’intention malveillante ne pourrait pas être prouvée. La focalisation sur l’intention de l’instigateur peut également amener le chercheur à adopter une posture moralisatrice qui consiste à faire peser la responsabilité sur la cible qui serait alors perçue comme trop « sensible » ou « susceptible ». Pour ces raisons, des travaux tendent, de plus en plus, à partir du principe que « l’intention est dans les yeux de la victime » (Hershcovis, 2011 ; Jane, 2015 ; Porath, 2016) et à étudier la violence interpersonnelle en se basant sur le point de vue de la cible. Même avec ce changement de prisme théorique, l’intention — fut-elle dans les yeux de l’instigateur ou de la cible — demeure la pierre angulaire de la recherche sur les attitudes antisociales au travail, posée comme une évidence, alors que les méthodes quantitatives ne permettent pas de la vérifier. Ces commentaires soulèvent également la question de la prise en compte de la subjectivité des enquêtés.

o 1.2.2.4. L’absence de prise en compte de la subjectivité et du contexte A l’instar des différentes formes de difficultés relationnelles décrites dans la littérature scientifique, l’incivilité constitue une expérience éminemment subjective (Pearson & Porath, 2005 ; Laborde, 2019). Sa perception dépend tant du cadre de référence de la personne ciblée que de la culture organisationnelle au sein de laquelle elle évolue. Toutefois, comment rendre compte de cette dimension subjective dès lors que l’une des limites de l’approche quantitative réside dans le fait qu’elle ne « permet pas d’affiner l’analyse du sens individuel des pratiques et des expériences sociales » ? (Desanti et Cardon, 2007). La subjectivité des enquêtés échappe aux échelles de mesure et aux méthodes d’enquête par questionnaire actuelles (Hershcovis, 2011). Celui ou celle qui utilise ces outils part du principe que les items qui composent le questionnaire peuvent revêtir une certaine pertinence pour les répondants et être appréhendés par ces derniers comme des incivilités. Pourtant, les items mesurés ne font pas nécessairement écho à leur vécu (Jex et Bayne, 2017). Ces enquêtes peuvent ainsi engendrer des biais qui constituent les deux facettes du problème de l’absence de prise en compte de la subjectivité : d’une part, une « dramatisation » du phénomène est à l’œuvre lorsque l’analyste considère que certains items représentent des « incivilités » alors que les actes auxquels ces items font référence revêtent peu d’importance pour les répondants. A l’inverse, des items considérés comme étant représentatifs de l’incivilité peuvent être vécus comme des formes de harcèlement et d’agression (Hershcovis, 2011 ; Jex et Bayne, 2017).

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Outre la subjectivité, les questionnaires ne sont pas conçus pour faire émerger des données relatives au contexte des difficultés relationnelles. Même s’il est possible d’identifier des corrélations entre des phénomènes interpersonnels et des facteurs organisationnels (les chercheuses et chercheurs anglophones font référence à ces facteurs en parlant « d’antécédents »), les enquêtes par questionnaire ne permettent pas nécessairement de cerner toute l’épaisseur du contexte social et organisationnel duquel émerge les attitudes antisociales (Jex et Bayne, 2017). Le vécu d’une même incivilité peut, en outre, différer selon les contextes. Dans un article de synthèse sur le concept de flaming qui désigne des formes de violence verbale survenant dans les environnements numériques, Patrick O’Sullivan et Andrew Flanagin (2003) postulent qu’il peut être difficile pour un observateur extérieur de saisir le sens de certains comportements qui s’inscrivent dans une culture professionnelle et un contexte spécifique. D’après ces chercheurs, les enquêteurs qui adoptent une attitude « surplombante » prennent le risque de sur-interpréter certains comportements qui sont considérés, par les enquêtés, comme faisant partie intégrante des normes de communication relatives à leur culture professionnelle. Par conséquent, plusieurs chercheuses et chercheurs (Hershcovis, 2011, 2017b) appellent à utiliser davantage de méthodes qualitatives — qu’elles aient un rôle central ou complémentaire dans le design de recherche — afin de réintroduire la dimension subjective et d’être en mesure de poser aux enquêtés des questions pour mieux comprendre le contexte d’émergence des attitudes antisociales, les processus à l’œuvre ainsi que l’intention perçue, les rapports de pouvoir en vigueur dans l’organisation, etc. 1.2.3. L’écueil du relativisme Considérer que l’incivilité est subjective et que, par conséquent, le design de recherche doit permettre de rendre compte du contexte d’inscription de ce phénomène et du point de vue des enquêtés peut conduire à adopter une perspective relativiste. Cet écueil concerne tant l’approche quantitative que l’approche qualitative. Il s’agit de la critique formulée par Emma Jane dans un article publié en 2015 qui constitue une réponse à celui de Patrick O’Sullivan et Andrew Flanagin (2003). Ces auteurs conçoivent le phénomène du flaming comme étant éminemment subjectif et lié au contexte. Il n’existerait donc qu’au travers des perceptions des individus qui en font l’expérience et qui sont, par conséquent, les plus à même de l’identifier et d’en rendre compte. Ainsi, pour ces auteurs, il n’existe pas de critères éthiques à l’aune desquels il serait possible d’identifier des seuils de violence et de délimiter des frontières entre les attitudes tolérables et celles qui sont inacceptables. Seuls les sujets en contexte(s) seraient capables de désigner les attitudes qui pourraient être associées

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au flaming. Emma Jane juge cette perspective peu opportune — et peu éthique — dans la mesure où elle peut ouvrir la voie à des formes de banalisation et d’euphémisation d’un ensemble de phénomènes relationnels problématiques. Dans la même veine, Marie Pezé précise que, si les violences interpersonnelles demeurent subjectives, leurs conséquences peuvent être objectivées par un ensemble de méthodes visant à mesurer, par exemple, des taux de stress post-traumatique, de surcharge cognitive, etc. comme cela a déjà été fait dans la littérature scientifique (2010, 2019). Nous avons souligné, dans notre revue de la littérature, que plusieurs travaux avaient démontré que les incivilités numériques — qu’elles soient perçues comme peu graves ou non — pouvaient engendrer de réels effets délétères sur la santé physique et psychique. Il nous semble également que la perspective défendue par O’Sullivan et Flanagin s’inscrit en faux contre les travaux qui ont documenté l’influence des idéologies professionnelles et que nous avons évoqués dans la partie précédente. La subjectivité est, par définition, très personnelle, mais elle est aussi façonnée par les différentes influences qui traversent les individus et dont ils n’ont pas nécessairement conscience. Ainsi, adopter une approche communicationnelle consiste, selon Thomas Lindlof et Bryan Taylor, à considérer le discours des répondants comme la « manifestation locale de discours amplement véhiculés dans la société sur le genre, l’ethnicité, la politique, et intériorisés par les sujets de l’enquête » (2017, p.229). Selon cette perspective, ne pas percevoir les incivilités comme de potentielles sources de mal-être peut être analysé, de la part des répondants, comme l’expression d’un avis subjectif exempt de toute influence, mais aussi comme le symptôme d’un cadre de référence, d’une idéologie professionnelle qui légitime ces pratiques. La littérature suggère d’ailleurs que les cultures professionnelles caractérisées par de fortes attentes en termes de virilité, comme c’est le cas dans le secteur du bâtiment (Dejours, 1998), dans la police (Loriol et al., 2006) ou encore dans l’industrie (Privitera & Campbell, 2009), tendent à minimiser l’impact néfaste de certaines formes de violences relationnelles. Dans ces cultures, les plaintes peuvent être perçues comme une marque de faiblesse et donc d’inadéquation à l’idéal de virilité, fondé sur la valorisation de la dureté, de la force de caractère et de la résistance à l’adversité. La non-conformité à ce modèle peut conduire à la réprobation par le groupe et à la mise à l’écart de l’individu perçu comme « défaillant » (Loriol et al., 2006 ; Mumby, 2006). Sur ce point, l’approche défendue par Françoise Bernard (2014, p.55) nous semble éclairante : « les individus comme sujets sociaux sont tenus sur le plan identitaire de l’intérieur et de l’extérieur par la présence réelle ou imaginaire de l’autre dans la conduite de leurs activités. » L’auteure ajoute également que « cela revient à

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reconnaître que le monde social est tissé de situations multiples d’influences qui échappent bien souvent à la lucidité des acteurs. » Ainsi, minimiser l’ampleur des incivilités numériques peut être appréhendé comme une forme de « rationalisation » visant à composer avec un ensemble de contraintes organisationnelles. Par conséquent, que les individus adaptent leur discours et leurs comportements pour ne pas paraître défaillants par rapport au « modèle de salarié idéal » (Mumby, 2006 ; 2018) façonné par leur culture professionnelle ne signifie pas nécessairement qu’ils vivent les incivilités et les violences interpersonnelles de manière sereine et apaisée. Enfin, l’écueil du relativisme/subjectivisme s’opposerait à une certaine conception de l’éthique de la recherche. En se faisant les relais, sans mise en perspective critique et prise en compte des mécanismes que nous venons d’évoquer, des justifications qui minimisent l’impact des incivilités, les chercheurs et chercheuses prennent le risque de participer à la « spirale du silence » (Bisel, 2017) à l’œuvre dans certaines organisations sur un ensemble de thématiques relatives au « côté obscur ». Eu égard aux explications que nous venons d’énoncer, l’approche mixte nous semble la plus pertinente pour répondre à notre problématique de recherche. Ce choix méthodologique nous permettra de bénéficier des avantages des deux approches tout en palliant les biais et limites des deux méthodes. Nous avons mis en place un design dit « séquentiel » selon lequel « les différents types de données sont collectés et analysés les uns après les autres » (Aldebert et Rouzies, 2014, p.46). Dans un premier temps, une enquête par questionnaire a été entreprise afin de réaliser des analyses de régression et des analyses classificatoires. Ces traitements statistiques visent à identifier des liens entre un ensemble d’incivilités numériques et des facteurs organisationnels. Dans la mesure où « observer un comportement peut souvent ne pas être suffisant ; il faut également savoir comment le sujet l’explicite, quelle signification il a pour lui, ce qu’on ne peut pas savoir s’il ne nous l’explique pas » (Ghiglione et Matalon, 2004), la phase quantitative a été complétée par une enquête qualitative afin de tenir compte de la subjectivité des enquêtés. Cette enquête qualitative vise également à « mettre au jours des processus et des mécanismes » (Ramos, 2015) et à « rendre compte des systèmes de représentations et des pratiques sociales » des sujets de l’enquête (Desanti et Cardon, 2007). Concernant le critère de pondération, les deux méthodes quantitative et qualitative bénéficient, dans notre dispositif de recherche, d’un statut équivalent. Nous considérons que « chacune des méthodes éclaire les résultats obtenus avec l’autre » (Dietrich et al., 2012, p.209) et qu’elles s’avèrent toutes deux nécessaires à la compréhension du phénomène des incivilités numériques. Nous exposerons, dans les parties suivantes, l’élaboration de nos dispositifs quantitatif et qualitatif.

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2. Opérationnalisation des hypothèses et construction du questionnaire quantitatif Nous avons testé nos hypothèses dans le cadre d’une enquête quantitative via des questionnaires auto-administrés. La première étape de cette phase quantitative réside dans l’opérationnalisation des concepts. L’opérationnalisation fait référence, selon Marie Fabienne Fortin et Johanne Gagnon (2016, p.285) au « processus par lequel un concept abstrait (construit) est transposé en phénomène observable et mesurable ». Les auteures précisent également que « les construits doivent être convertis en indicateurs empiriques pour être mesurables. L’indicateur empirique est l’expression quantifiable et mesurable d’un construit. » Dans la partie suivante, nous détaillons l’opérationnalisation de notre variable dépendante (les incivilités numériques) et de nos variables indépendantes (les pratiques managériales, les reconfigurations temporelles, le contrôle pervasif, la faible tolérance à la diversité). Nous nous employons ainsi à expliciter la manière dont les thématiques des hypothèses ont été opérationnalisées et traduites en questions. 2.1. Les indicateurs et items relatifs à nos 4 hypothèses Nous présentons, dans cette partie, les indicateurs retenus pour chaque hypothèse et sous-hypothèse ainsi que les items du questionnaire auxquels ils font référence. Pour rappel, nous postulons que les incivilités numériques pourraient être associées à :

o Des pratiques managériales problématiques (H1) o Des reconfigurations temporelles (H2) o Un contrôle pervasif (H3) o Une faible tolérance organisationnelle à la diversité (H4)

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2.1.1. Hypothèse 1 Les incivilités pourraient être associées à des pratiques managériales problématiques. H1(a) : les incivilités numériques pourraient être associées à des pratiques managériales perçues par les subordonnés comme des manques de reconnaissance. Compte tenu des travaux de thomas Heller (2009a et b) sur la reconnaissance, et de ceux de Yanita Andonova et Béatrice Vacher qui postulent que « la reconnaissance de l’individu au travail est un processus communicationnel mutuel mais pas nécessairement réciproque. (…) la reconnaissance émerge dans l’interaction (équipée) mais elle n’est pas un simple échange, elle est un partage » (2009, p.137), nous considérons que la reconnaissance peut s’actualiser dans les situations de communication. Pour le sociologue Serge Paugam (2007), l’absence d’espace de concertation et de discussion représente un déni de reconnaissance envers les salariés. Partant, nous postulons que le temps accordé par un manager à ses subordonnés pour échanger sur des sujets en lien avec le travail peut être perçu comme une marque de reconnaissance. Par conséquent, nous retenons les indicateurs suivants pour vérifier cette hypothèse :

o L’absence d’espaces de parole, en dehors de l’entretien annuel, pour évoquer avec le manager le rôle, les missions et les objectifs des salariés.

o L’absence d’espaces de parole pour évoquer, avec le manager, les difficultés rencontrées au travail.

Ces indicateurs font référence aux questions suivantes : Question A : en dehors de l’entretien annuel, je dispose d’espaces de parole pour discuter, avec mon manager…(tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : -De mon rôle, de mes missions et de mes objectifs -Des difficultés rencontrées au quotidien Question B : je dispose d’espaces de parole pour discuter, avec mes collègues…(tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : -Des méthodes de travail -Des difficultés rencontrées au quotidien Eu égard à la littérature scientifique, nous considérons que des formes de gratitude, qui se manifestent lors des situations d’évaluation (Andonova et Vacher, 2009 ; Guilhaume, 2013 ; Gléonnec, 2014) peuvent également être des vecteurs de reconnaissance. Cette hypothèse est également fondée sur le travail récent réalisé par Éric Dose et ses collègues (2019) dont l’enquête quantitative suggère que la

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reconnaissance peut influencer positivement la qualité des relations managériales médiatisées par la messagerie électronique. Dans le cadre de l’évaluation du travail, la reconnaissance peut passer par la prise en compte du travail réalisé en équipe et des dimensions qualitatives de l’activité (Dejours, 2007 ; Clot, 2015 ; De Gaulejac et Hanique, 2015 ; Linhart, 2015). Nous retenons ainsi l’indicateur suivant :

o Des évaluations portant uniquement sur des critères quantitatifs (qui ne tiennent pas compte de la complexité du travail et de ses dimensions qualitatives).

Cet indicateur se traduit par la question suivante : Question C : dans mon organisation, les modalités d’évaluations du travail tiennent compte…(tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : -De la réalisation des objectifs -De la qualité de mon travail -Du travail réalisé en équipe H1(b) : les incivilités numériques pourraient être associées à des attentes en termes de conformisme (Maurin, 2015) susceptibles d’être le symptôme d’une autonomie contrôlée (De Gaulejac, 2005 ; Heller, 2005). L’indicateur que nous retenons pour cette sous-hypothèse est le degré d’autonomie dont les répondants estiment disposer par rapport aux prescriptions managériales : Question D : dans mon organisation, nous sommes encouragés à…(tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : -Prendre des initiatives -Proposer des innovations -Proposer des améliorations des procédures de travail Question E : mon organisation valorise…(tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : -L’initiative -L’autonomie

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2.1.2. Hypothèse 2 Les incivilités numériques pourraient être associées à des reconfigurations temporelles. Pour opérationnaliser cette hypothèse, nous avons mobilisé la littérature scientifique en communication des organisations, sociologie, psychosociologie, et en philosophie. Nous nous sommes également inspirée des items du questionnaire « conditions de travail-risques psychosociaux » élaboré par la Dares et l’INSEE (Dares Analyses, 2017, n°082). H2(a) : les incivilités numériques pourraient être associées à l’accélération des temporalités. Cette hypothèse est alimentée par les travaux de Nicole Aubert (2003 ; 2018), Valérie Carayol et ses collègues (2005), Harmunt Rosa (2010, 2014) et repose sur les indicateurs suivants :

o Des rythmes de travail soutenus. o Le raccourcissement des délais. o Un sentiment d’urgence.

Question F : dans mon organisation…(tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : -Je dispose des délais suffisants pour faire mon travail -Je travaille régulièrement dans l’urgence -J’ai la possibilité d’adapter mon rythme de travail -J’ai la possibilité de m’octroyer une pause lorsque je le souhaite H2(b) : eu égard aux travaux de Caroline Datchary (2005), Datchary et Gaglio (2014), Marie-Line Félonneau et ses collègues (2019), sur les phénomènes de dispersion et de multi-activités, nous supposons que les incivilités numériques pourraient être associées à la fragmentation des temporalités professionnelles. Nous retenons les indicateurs suivants :

o Les interruptions fréquentes. o La dispersion de l’attention suscitée par la multi-activités.

Question G : dans mon organisation…(tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : -Je dois souvent m’interrompre pour effectuer une tâche plus urgente -Je dois réaliser plusieurs tâches à la fois

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H2(c) : compte tenu des travaux prolixes sur la porosité temporelle, l’hyper connexion (Félio, 2013a ; Carayol et al., 2017 ; Zouinar, 2018) et le brouillage des frontières entre sphère privée et sphère professionnelle, nous supposons que les incivilités numériques pourraient être associées à des phénomènes d’épanchement temporel. Nous retenons l’indicateur suivant :

o Réaliser des tâches professionnelles en dehors du temps de travail Question H : dans mon organisation (tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : -Je dois régulièrement réaliser des activités professionnelles en dehors de mon temps de travail. H2(d) : enfin, conformément à un ensemble de travaux qui ont documenté l’affaiblissement progressif des formes de solidarités professionnelles sous l’effet de l’intensification des rythmes de travail (Linhart 2010 ; Théry et al., 2010 ; Gaborieau, 2012 ; Flottes, 2013), nous émettons l’hypothèse selon laquelle les incivilités pourraient être associées à la raréfaction des temporalités consacrées à la sociabilité informelle. Question I : dans mon organisation (tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : -Je dispose de suffisamment de temps pour avoir des discussions informelles en face-à-face avec mes collègues. -Je dispose de suffisamment de temps pour partager des moments de convivialité avec mes collègues. 2.1.3. Hypothèse 3 Les incivilités numériques pourraient être associées à un contrôle pervasif. Au travers de cette hypothèse, nous cherchons à savoir si les incivilités numériques pourraient être le symptôme d’un contrôle « pervasif », c’est-à-dire d’un contrôle qui ne serait pas « personnifié » mais « instrumenté » et s’exercerait par l’entremise des TIC, de certains processus et certaines procédures (Carayol, 2005a ; Méda et Vendramin, 2013 ; De Gaulejac et Hanique, 2015). H3(a) : compte tenu des travaux qui ont documenté les risques en termes de contrôle managérial accru (Bazet 2014 ; Félio 2014 ; Sarrouy et al. 2014) et de traçabilité (Quessada et Sadin, 2010) qui peuvent découler des potentialités des outils de communication numériques, nous supposons que les incivilités numériques pourraient être liées à un contrôle exercé via les TIC. Nous retenons les indicateurs suivants :

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o Contrôle de l’activité numérique o Contrôle du temps de travail

Question J : avec les technologies de communication dont je dispose pour travailler…(tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : -J’ai l’impression que mon travail est de plus en plus contrôlé -J’ai l’impression que mon temps de travail est de plus en plus contrôlé Question K : diriez-vous que votre activité numérique professionnelle (ex. temps de réaction à une requête par messagerie électronique) est prise en compte dans l’appréciation de votre travail ?…(tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord). H3(b) : les incivilités numériques pourraient être liées à un contrôle pervasif incarné dans des procédures de travail (Dejours, 1998 ; De Gaulejac, 2005), des procédures qualité (Carayol, 2000 ; Bourret, 2012 ; Caliste et Bourret, 2015), des procédures de reporting (D’Almeida, 2012 ; Feynie, 2012) et des objectifs chiffrés. Question L : pour réaliser mon travail, je dois…(tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) : - Effectuer des activités de reporting -Suivre des procédures de travail détaillées -Répondre à des objectifs qualité -Respecter des objectifs chiffrés Les données quantitatives relatives aux trois premières hypothèses dont nous venons de détailler l’opérationnalisation feront l’objet d’analyses de régression qui visent à « évaluer l’effet spécifique d’une variable (indépendante) sur le phénomène social étudié (la variable dépendante) » (Van Campenhoudt et al., 2017, p.294). Le coefficient de corrélation (noté « r ») issu de ces analyses indique « qu’il existe des logiques sociales entre deux variables, qu’elles évoluent ensemble de façon logique, simultanée, ou que le fait de se trouver dans une situation donnée favorise la présence concomitante d’une seconde situation » (Chanvril-Ligneel et Le Hay, 2014, p.149). Il convient de noter qu’un coefficient de corrélation n’indique pas une relation de cause à effet, mais l’existence d’un lien statistique que l’analyste devra interpréter. Le coefficient de corrélation permet d’identifier « la direction du lien » entre deux variables. Un coefficient de corrélation positif signifie que les variables varient dans le

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même sens. Un coefficient de corrélation négatif indique que les variables évoluent dans un sens opposé (lorsque l’une croît, l’autre décroît et inversement). Le coefficient de corrélation mesure également l’intensité du lien statistique entre deux variables. Il se situe entre 1 et -1. Plus r est proche de 1 ou -1, plus la relation est forte. A l’inverse, un coefficient de corrélation proche de 0 signifie une relation faible. Dans le cadre de ce travail doctoral, nous retenons la classification relative à la force des corrélations proposée par Jacob Cohen (1988) :

o r inférieur ou égal à 0,10 : corrélation faible o r supérieur à 0, 30 : corrélation moyenne o r supérieur à 0,50 : corrélation forte

A l’instar des différentes manifestations de difficultés relationnelles en milieu de travail (Aurousseau, 2000), les incivilités constituent des phénomènes psycho-socio-organisationnels. De surcroit, comme l’indique Aurélie Laborde, les incivilités numériques seraient « protéiformes et dépendantes tout autant des innovations techniques, des vécus professionnels que des contextes organisationnels » (2019). Si nous admettons que les incivilités en contexte de travail procèdent de l’enchevêtrement de plusieurs facteurs, nous pouvons envisager que les analyses de régression déboucheront principalement sur des corrélations moyennes (coefficient de corrélation supérieur ou égal à 0,30, ou -0,30 pour un coefficient négatif). Comme les coefficients de corrélation ne peuvent être calculés qu’à partir de séries numériques linéaires d’au moins 3 valeurs (par exemple : 1,2,3, etc.), la majeure partie de nos questions ont été élaborées sous la forme d’échelles (« toujours, souvent, parfois, jamais » ou « tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord ») afin d’être en mesure de pouvoir les coder et de les transformer ainsi en séries linéaires composées de valeurs numériques. Une fois la collecte terminée, toutes nos échelles seront recodées de telle sorte que 1 = positif et 4 = négatif. A titre d’illustration : toujours = 1 ; souvent = 2 ; parfois = 3 ; jamais = 4. Nous avons privilégié, dans la mesure du possible, des échelles paires afin d’inciter les répondants à « faire l’effort de se situer d’un côté ou de l’autre de la position centrale, qui est parfois choisie comme une valeur refuge » (Ganassali, 2014, p.30).

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2.1.4. Hypothèse 4 Les incivilités numériques pourraient être associées à une faible tolérance organisationnelle à la diversité. H4(a) : conformément aux travaux anglophones récents qui appréhendent les incivilités en contexte de travail comme des manifestations subtiles de pratiques discriminatoires (Cortina, 2008 ; Cortina et al., 2013 ; Di Marco et al., 2015) nous supposons que les incivilités numériques pourraient participer à la mise à mal de certains publics vulnérables comme les femmes, les salarié·e·s ayant des enfants à charge, et les séniors. Nous formulons ainsi l’hypothèse que les incivilités numériques dont les répondants font l’expérience varieront en fonction de l’âge, du genre et des enfants à charge. Pour répondre à cette hypothèse, nous effectuerons un test statistique à partir des réponses aux questions biographiques (âge, genre, enfants à charge) et de nos deux échelles composées d’items relatifs aux incivilités numériques (décrites dans la partie suivnte). Compte tenu des restrictions imposées par la CNIL en matière de protection des données personnelles qui interdisent notamment la collecte d’informations relatives à l’origine ethnique, l’orientation sexuelle et à l’appartenance à un syndicat10, nous n’analyserons, dans le cadre de cette hypothèse 4, que les données biographiques relatives au genre, à l’âge, aux jeunes enfants à charge et au statut hiérarchique. H4(b) : dans le prolongement de l’hypothèse précédente, nous nous demandons si la mise en place de politiques et procédures formelles de gestion de la diversité (Metzler, 2006 ; Bruneel et Seurrat ; 2017) pourrait contribuer à façonner un environnement respectueux et apaisé et, ainsi, avoir un impact positif sur les pratiques numériques dans les relations internes. La limite de cette hypothèse réside toutefois dans le fait que rien n’indique que ces dispositifs formels de gestion de la diversité soient mis en œuvre dans les faits et appliqués (Bisel, 2017, Brouissillon-Matchinga, 2017). Nous vérifierons cette hypothèse en utilisant, pour notre test statistique, les questions biographiques et la question suivante sur les dispositifs organisationnels relatifs à la diversité :

10 https://www.cnil.fr/en/node/24274

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Question M : mon organisation a mis en place…(oui, non, ne sais pas) : -Une charte de la diversité -Un label diversité -Des programmes de sensibilisation à la diversité -Un label égalité femmes-hommes -Des programmes de « mentoring » (tutorat) -Des aménagements de fin de carrière pour les séniors -Des parcours professionnels individualisés pour les travailleurs handicapés Pour élaborer cette question, nous avons effectué un tour d’horizon de la littérature scientifique et professionnelle (Sabeg, 2011 ; Baudis, 2014) sur les pratiques organisationnelles relatives à la gestion de la diversité afin d’identifier les principaux dispositifs mis en œuvre dans les organisations. L’objectif ici est que ces items puissent faire écho, dans la mesure du possible, au vécu des répondants. H4(c) : Dans cette dernière hypothèse, nous abordons le concept de discrimination indirecte qui désigne des formes non intentionnelles de discrimination qui procèdent d’un ensemble de procédures et processus organisationnels perçus comme « neutres » mais qui ont pour effet de mettre à mal certains publics (Miné, 2014). Nous nous intéressons, dans le cadre de cette sous-hypothèse, au lien potentiel entre les incivilités numériques d’une part, et, d’autre part, une culture du surinvestissement qui peut, de manière non intentionnelle, amoindrir la capacité d’agir de certains publics. Pour opérationnaliser cette « culture du surinvestissement », nous retenons les indicateurs suivants :

o Attendre des individus qu’ils accordent le primat au temps professionnel sur leur temps privé

o Valoriser l’investissement professionnel au-delà des exigences contractuelles. Question N : dans mon organisation, nous avons la possibilité d’adapter nos horaires de travail à nos exigences familiales et éducatives (tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) Question O : dans mon organisation, ne pas compter ses heures est une attitude valorisée (tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord) L’hypothèse 4 (et ses sous-hypothèses) sera testée via une analyse des correspondances multiples. L’ACM fait partie des analyses classificatoires qui visent à « constituer des classes d’individus homogènes et différentes entre elles » (Van Campenhoudt et al., 2017, p.294). Il s’agit d’identifier des « sous-ensembles de répondants » (Renisio et Sinthon, 2014) qui présentent des caractéristiques communes. Dans le cadre de notre enquête quantitative, nous mobilisons l’ACM afin de distinguer

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des groupes de répondants dont les caractéristiques — biographiques et relatives à leur organisation d’appartenance — les rendraient plus prompts à faire l’expérience des incivilités numériques. 2.2. La construction des items relatifs aux incivilités numériques Afin d’identifier des dynamiques entre les pratiques numériques inciviles et certains facteurs organisationnels, nous avons établi une liste d’items qui représentent, dans notre questionnaire, une série d’usages de la messagerie électronique qui pourraient être perçus comme incivils. Dans le cadre de cette première phase quantitative, nous appréhendons les incivilités numériques comme des « actes » et non comme des représentations. Nous prenons ainsi une certaine distance vis-à-vis de la subjectivité des répondants, dans la mesure où le dispositif d’enquête quantitatif ne permet pas de vérifier que les items proposés dans cette liste sont réellement perçus comme des incivilités. Nous partons du postulat que les actes proposés dans cette liste pourraient être vécus comme des incivilités par les enquêtés dont la subjectivité sera de nouveau prise en compte lors de la phase qualitative. Les items de cette liste ont été élaborés, en partie, sur la base de notre revue de la littérature anglophone et francophone sur les incivilités numériques et les effets délétères des TIC en contexte de travail. Luc Van Campenhoudt et ses collègues estiment que, lors de l’élaboration d’un questionnaire, il convient de veiller à ce que la formulation des questions soit la plus proche possible du « monde de référence » des répondants (2017, p.239). Afin de maintenir un lien avec le terrain tout au long de notre travail doctoral, nous avons participé au projet de réalisation d’un livre blanc sur les incivilités numériques11 qui s’est déroulé de mars 2017 à novembre 2019. Ce projet, coordonné par Aurélie Laborde (2019) reposait sur un partenariat entre des chercheurs du programme de recherche Civilinum et des professionnels qui souhaitaient mener une réflexion sur cette thématique. Les membres de ce groupe de travail se sont réunis pendant deux ans afin de « documenter les expériences vécues et les processus communicationnels et organisationnels rattachés au phénomène (des incivilités numériques) » (Laborde, 2019). Six focus-groups réunissant une vingtaine de professionnels (responsables des Ressources Humaines, chargés de mission Santé, Sécurité, SQVT, juristes, responsables des relations clients, etc.) ont également été organisés. Les réflexions menées lors de ces séances de travail ainsi que les données collectées dans le cadre des

11 LABORDE, Aurélie (dir.), 2019. Le numérique : nouvelles sources d’incivilités au travail. Expériences, usages, droits, témoignages, définitions. Bordeaux : Sodal.

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focus-groups ont abouti à la réalisation d’un ouvrage collectif sur les incivilités numériques au travail12 paru en novembre 2019. La présence à ces différentes séances de travail et focus-groups nous a permis de «"capter" le vocabulaire et les expressions des personnes enquêtées et de {nous} approcher au plus près de leur univers linguistique » (Dietrich et al., 2012, p.212). Grâce aux enseignements des séances de travail et des focus groups, nous avons élaboré une liste d’items relatifs aux incivilités numériques qui ont ensuite été déclinés en questions. Cette liste est ordonnée selon le degré d’intensité des différentes incivilités dont elle se compose : elle commence par des incivilités liées aux temporalités professionnelles puis se termine par des pratiques numériques qui pourraient être le signe de difficultés relationnelles latentes ou avérées. Nous avons ainsi construit deux échelles liées aux incivilités numériques vécues, l’une relative aux relations avec les collègues et l’autre aux relations avec les managers : Questions P & Q : dans le cadre de vos échanges par messagerie électronique avec un ou plusieurs de vos {responsables hiérarchiques} / {collègues sans lien hiérarchique}, vous est-il arrivé…(Toujours, souvent, parfois, jamais) : -De recevoir des mails en dehors de votre temps de travail -De recevoir plusieurs relances lorsque vous ne répondez pas rapidement à un mail -D’être mis en copie de mails qui ne vous concernent pas directement -De recevoir des mails qui suscitent un sentiment d’urgence -De recevoir des mails qui entrainent une quantité de travail importante -De recevoir des mails sans formule de politesse -De recevoir des mails rédigés en gras, en couleur, avec des majuscules -De recevoir des directives par mail -D’être exclu d’une liste de diffusion dont la thématique vous concerne -De recevoir des remarques négatives sur votre travail -D’être en copie d’un commentaire négatif adressé à plusieurs destinataires -D’être témoin d’un échange tendu entre deux interlocuteurs -De recevoir un commentaire négatif sur votre travail avec plusieurs destinataires en copie -De recevoir des mails rédigés dans un langage non professionnel (insultes, menaces, etc.)

12 https://www.civilinum.fr/le-numerique-nouvelles-sources-dincivilites-au-travail/

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2.3. Les questions complémentaires En plus des échelles que nous venons de présenter, nous avons élaboré des questions d’amorce qui permettent d’introduire le questionnaire tout en évitant d’éventuelles réactions de rejet de la part des répondants. Ainsi, le questionnaire est initié par la question suivante : Question R : diriez-vous que, dans votre organisation, les outils de communication digitaux (comme la messagerie électronique par exemple) transforment les modes de management ? (Tout à fait d’accord, d’accord, ni d’accord ni pas d’accord, plutôt pas d’accord, pas du tout d’accord). D’autres questions d’amorce portent sur les dispositifs visant à prévenir les effets délétères des TIC (charte du bon usage des outils de communication numériques, charte du droit à la déconnexion) et les risques professionnels qui peuvent découler des mésusages de ces outils (sensibilisation à la gestion du stress et du temps de travail, sensibilisation à la qualité de vie au travail, etc.). Ces questions visent principalement à susciter l’intérêt des répondants et à nous permettre de mieux saisir leur degré de sensibilisation à ces thématiques : Question S : votre organisation a-t-elle mis en place…(oui/non/je ne sais pas) : -Une charte du bon usage des outils de communication digitaux -Une charte du droit à la déconnexion Question T : avez-vous été sensibilisé…(oui/non) : -Aux bons usages des outils de communication digitaux -A la gestion du stress et du temps de travail -A la prévention des risques psychosociaux (RPS) -A la santé qualité de vie au travail (SQVT) Une question ouverte (auriez-vous des commentaires sur les sujets qui ont été évoqués ?) a été insérée dans le questionnaire. Cette question vise à « varier le rythme, laisser un peu de liberté après une série de questions fermées, stimuler en déclenchant un niveau de réflexion un peu supérieur » (Ganassali, 2014, p.40). Les réponses collectées pourraient également contribuer à identifier des thématiques considérées comme importantes pour les répondants en vue de la préparation de la phase qualitative de l’enquête. Des questions biographiques recouvrant des variables telles que le genre, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle, le statut hiérarchique et la taille de l’organisation d’appartenance des enquêtés ont été positionnées à la fin du questionnaire. Elles

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visent, d’une part, à collecter des données pour tester l’hypothèse 4 et, d’autre part, à identifier les caractéristiques des sujets de notre échantillon final. Notre dispositif se conclut par une question invitant les répondants qui souhaiteraient participer à la phase qualitative de l’enquête à indiquer leurs coordonnées (un numéro de téléphone ou une adresse mail) afin que nous puissions les recontacter. Cette question s’inscrit dans la préparation de l’enquête qualitative et vise à constituer un « sous-échantillon » (Johnson et al., 2007) de l’échantillon de l’enquête quantitative. Les sujets qui renseigneront leurs coordonnées composeront alors l’échantillon de l’enquête qualitative. Compte tenu de notre design de recherche mixte, il est essentiel que les sujets de l’enquête qualitative aient répondu préalablement au questionnaire, puisque l’objectif du qualitatif est de compléter et enrichir les données quantitatives. Enfin, il convient de préciser que le questionnaire a fait l’objet d’un pré-test auprès d’une dizaine de répondants cadres du secteur privé et du secteur public issus de notre réseau professionnel et personnel. A l’issue de ce pré-test, plusieurs questions ont été reformulées afin d’être comprises plus facilement par les futurs enquêtés. 2.4. La composition de notre échantillon quantitatif Dans la mesure où ce travail doctoral ne s’inscrit pas dans une logique de sondage, mais vise à mettre en lumière des dynamiques et des processus entre les niveaux micro et méso, nous ne cherchons pas à constituer un échantillon dit « représentatif » d’une population mère. Nous optons pour la méthode du « choix raisonné » (Félio, 2013a ; Van Campenhoudt et al., 2017) et considérons que les sujets qui composent notre échantillon doivent satisfaire deux exigences :

o S’inscrire dans une relation managériale Cette notion de relation managériale concerne potentiellement tout individu lié à son employeur par un contrat de travail. Les cadres en font partie. bien qu’occupant cette fonction, ils sont sous la supervision de leur propre hiérarchie à laquelle ils doivent rendre des comptes. Les répondants de notre échantillon peuvent ainsi appartenir aux catégories des employés, professions intermédiaires, cadres intermédiaires, etc.

o Utiliser régulièrement les TIC et particulièrement la messagerie électronique dans le cadre de leurs activités professionnelles.

Dans la littérature scientifique, Frédéric Moatty (2009, p.106) explique que l’usage de l’informatique et de la bureautique accompagne « la prolifération des activités de lecture et d’écriture au travail ». Ainsi, les salariés utilisant la messagerie électronique se comptent parmi celles et ceux qui réalisent des tâches associées à l’écriture et

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effectuent un « travail de bureau » (Bailly et al. 2002). Ces critères méritent des précisions supplémentaires. Dans le cadre de son étude sur la fracture numérique de second degré dans les organisations, Gérard Valenduc (2009) a constitué 5 groupes de métiers en fonction de leur niveau d’utilisation des TIC. Alors que le groupe 1 rassemble les professions dont l’exercice nécessite un usage intensif des TIC (l’informatique par exemple), le groupe 5 se compose des activités qui ne mobilisent que faiblement ces outils (comme le BTP). Cependant, le travail de l’auteur tend à nuancer l’importance du secteur d’activité. A titre d’illustration, au sein du secteur de la construction, coexistent des métiers peu concernés par les TIC (c’est le cas des ouvriers et des ouvrières) et d’autres dont les missions requièrent quotidiennement l’usage des technologies de communication (comme le travail des chef·fe·s de chantier). Ainsi, ce n’est pas tant le secteur d’activité que la position dans l’organisation qui conditionne le niveau d’usage de la messagerie électronique. L’enquête « conditions de travail » menée en 2013 par l’INSEE et la DARES13 permet de préciser ce point. Dans cette enquête, l’usage des TIC par les différentes catégories socio-professionnelles (CSP) est mesuré à partir des indicateurs « utiliser l’informatique », « utiliser internet », « utiliser un téléphone portable » et « utiliser un ordinateur portable ». Les cadres sont les plus outillés, suivis par les professions intermédiaires et les employés. Ces trois CSP se distinguent clairement des ouvriers qualifiés et non qualifiés. Ainsi, nous estimons que notre échantillon devrait être composé, principalement, d’individus issus de ces trois catégories. 2.5. La diffusion du questionnaire Comme notre questionnaire porte sur une thématique qui peut être associée au « côté obscur » des organisations et, par conséquent, être perçue comme un « sujet sensible » (Condomines et Hennequin, 2013), nous avons sollicité le concours de gatekeepers. Ils ont cautionné notre recherche, favorisant ainsi la confiance des éventuels répondants, et nous ont facilité l’accès à leur réseau professionnel. Notre questionnaire a ainsi été relayé par les partenaires du programme de recherche Civilinum. Citons, notamment, les membres du réseau SQVT Nouvelle-Aquitaine14, le

13 DARES ANALYSES, 2014a. Conditions de travail. Reprise de l’intensification du travail chez les salariés. N° 049. 14 https://reseausqvt.wordpress.com

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réseau Les entreprises pour la Cité (LepC)15 et l’Observatoire Régional des Risques Psychosociaux en Aquitaine (ORRPSA)16. Nous avons également pu compter sur le concours du Club des entreprises de Pessac17 et d’Unitec18 que nous remercions chaleureusement pour l’aide précieuse qu’ils nous ont apportée. La participation à ce questionnaire était fondée sur le volontariat. Aussi, seuls les individus intéressés par les thématiques évoquées dans le questionnaire ont pris part à l’enquête, ce qui peut contribuer à la fiabilité et à la richesse des données collectées. Nous avons également essayé de susciter un effet « boule de neige » en demandant aux personnes qui avaient répondu au questionnaire et indiqué leurs coordonnées pour participer à l’enquête qualitative de relayer notre enquête auprès de leur propre réseau professionnel. En définitive, notre questionnaire a été diffusé de décembre 2018 à fin mars 2019 (4 mois) et a permis de collecter 150 réponses. 3. Cadrage méthodologique et élaboration du dispositif d’enquête qualitatif Conformément à notre design de recherche mixte, l’enquête quantitative a été suivie d’une phase de recherche qualitative. Alors que l’enquête par questionnaire visait, d’une part, à quantifier la survenue d’un ensemble « d’actes » (les incivilités numériques) et, d’autre part, à établir des liens entre ces actes et plusieurs facteurs organisationnels, l’enquête qualitative a pour objectif d’amener les répondants à exprimer « leurs conceptions de la réalité, leurs visions du monde, leurs systèmes de valeurs ou de croyances, le sens qu’ils attribuent aux objets ou aux comportements. » (Berthier, 2016). Nous avons décidé de réaliser cette enquête en nous inspirant de la méthode par théorisation ancrée. Notre choix s’est porté sur la théorie ancrée car nous souhaitions mettre en œuvre une méthode qui ne repose pas sur la quantification du matériau collecté. Pour plusieurs raisons, il nous a semblé que l’option consistant à analyser notre corpus d’entretiens de manière quantitative présentait une portée heuristique limitée. Comme notre échantillon qualitatif constitue un « sous-échantillon » de l’échantillon de l’enquête quantitative, le recours à des tris à plat, voire à des analyses de régression n’aurait potentiellement rien apporté de nouveau par rapport à l’analyse des réponses

15 http://www.reseau-lepc.fr/les-entreprises-pour-la-cite 16 https://comptrasec.u-bordeaux.fr/article/pr-sentation-de-lorrpsa 17 http://www.club-entreprises-pessac.fr 18 https://www.unitec.fr/presentation/

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au questionnaire. De plus, un corpus composé de 18 entretiens n’est pas suffisamment ample pour se prêter à des analyses statistiques. La théorie ancrée nous a paru adaptée à notre enquête qualitative dont les objectifs consistent, d’une part, à éclairer et enrichir la compréhension des données quantitatives, et, d’autre part, à faire émerger des contradictions et des éléments de conceptualisation nouveaux. Dans cette partie, nous effectuerons, en premier lieu, un cadrage des différents principes épistémologiques et méthodologiques relatifs à la théorie ancrée, puis nous décrirons notre dispositif d’enquête qualitatif. Pour terminer, nous présenterons la manière dont nous avons analysé les données empiriques collectées. 3.1. Les principes épistémologiques et méthodologiques de la théorisation ancrée La « théorie ancrée » a été conceptualisée par Barney Glaser et Anselm Strauss dans un ouvrage publié en 196719. Ce dernier avait pour ambition d’apporter un ensemble de pistes de réflexion et de « stratégies » permettant aux chercheurs et chercheuses de s’affranchir de la tendance, que les auteurs jugent prépondérante dans les années 60, à la « vérification » de théories déjà existantes. Accorder le primat à la « vérification » équivaudrait à « plaquer une théorie empirique existante à la réalité empirique observée » (Garneau, 2015, p.8), ce qui déboucherait, selon Glaser et Strauss, sur des résultats peu originaux et novateurs. Glaser et Strauss s’emploient également à fournir un ensemble d’alternatives aux méthodes quantitatives, utilisées amplement dans les années 60, qu’ils qualifient de « logico-déductives ». S’ils cherchent à élaborer des pistes pour se distancier du recours majoritaire à ces méthodes, les auteurs ne sont pas foncièrement hostiles aux méthodes mixtes, comme l’atteste le passage suivant : « dans de nombreuses situations, les deux formes de données (quantitatives et qualitatives) sont nécessaires, non pas pour tester des données qualitatives à partir de données quantitatives, mais de façon complémentaire, comme vérification réciproque et, le plus important pour nous, comme formes différentes de données portant sur le même sujet. Lorsqu’on les compare, chacune contribue à produire de la théorie » (2017, p.106). A rebours du primat conféré aux méthodes « logico-déductives » et à la « vérification » de théories existantes, Glaser et Strauss entendent fournir des « stratégies » pour assurer « l’ancrage » des théories dans le matériau empirique collecté : « produire une théorie à partir des données signifie que la plupart des hypothèses et des concepts non

19 Nous ferons référence tout au long de ce travail à la traduction française publiée en 2017.

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seulement proviennent des données mais qu’ils sont systématiquement élaborés en rapport avec les données au cours de la recherche. » (2017, p.91). « L’ancrage » est obtenu au moyen d’une démarche de recherche « processuelle » et d’une « conceptualisation émergence. » Ainsi, d’après Pierre Paillé, la démarche processuelle désigne la « simultanéité de la collecte et de l’analyse, du moins au cours des premières étapes, contrairement aux façons de faire plus habituelles où la collecte de données est effectuée en une seule occasion et suivie de l’analyse de l’ensemble du corpus. » (1994, p.152). La théorisation ancrée se fonde sur « un aller-retour constant et progressif entre les données recueillies sur le terrain et un processus de théorisation. » (Méliani, 2013, p.436). L’enquêteur alterne alors les contacts avec le terrain et les périodes dédiées à l’analyse du matériau collecté. La théorie est ainsi modifiée tout au long de la recherche, en fonction des propriétés — c’est-à-dire, des caractéristiques du phénomène étudié — et des questionnements qui émergent progressivement du terrain. Cette dimension processuelle implique un travail important et rigoureux consistant à consigner dans des comptes rendus les différentes étapes de la démarche scientifique (Lejeune, 2008 ; Garneau, 2015). Au fur et à mesure de la recherche, l’enquêteur doit s’astreindre à expliciter ses « filtres interprétatifs » (Méliani, 2013) ainsi que ses différents choix méthodologiques dans des comptes rendus. La « réflexion critique » ainsi formalisée constitue l’un des piliers de la crédibilité scientifique de la théorisation ancrée (Paillé, 1994 ; Lejeune, 2019). L’ancrage des données repose également sur un processus de « comparaison constante » (Jacques et al., 2016). Alors que les méthodes « logico-déductives » se basent, d’une part sur l’identification de « régularités », de « constances », et, d’autre part, sur la disqualification des « différences fondamentales », la théorisation ancrée repose, au contraire, sur la multiplication des informateur·rice·s et des contextes afin de faire émerger de nombreuses « propriétés » qui permettront d’affiner la conceptualisation du phénomène étudié. En raison de ce principe de « comparaison constante », l’échantillon utilisé dans le cadre d’une recherche par théorisation ancrée n’est pas construit dans la perspective de reproduire à l’identique les caractéristiques d’une population de référence en « contrôlant » un ensemble de variables (comme le genre, l’âge, la CSP, etc.). La théorie ancrée suppose, au contraire, d’échantillonner « les diverses manifestations d’un phénomène » (Paillé, 1994, p.178). La multiplication des informateur·rice·s et des situations permet de mieux comprendre la manière dont les propriétés/caractéristiques du phénomène étudié varient en fonction des contextes

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(Lejeune, 2019). L’échantillonnage des « propriétés » du concept central de la recherche se substitue ainsi à l’échantillonnage statistique propre aux démarches quantitatives (Lejeune, 2019). Dans cette démarche, les « cas négatifs », qui désignent des « exceptions », revêtent une importance particulière. Le « cas négatif » s’avère utile dans la perspective de la théorie ancrée dans la mesure où il permet de « confronter l’explication du phénomène aux évènements qui contredisent cette explication » (Méliani, 2013, p.442). Comme le souligne Christophe Lejeune, le cas négatif « permet au chercheur d’identifier les conditions de la relation qu’il est en train d’élaborer. (...) En identifier les limites permet de circonscrire le phénomène, de le situer, donc de mieux le comprendre. Contrairement à l’adage, l’exception ne confirme pas la règle. Prendre en considération le cas négatif permet plutôt d’élargir le champ d’application de la théorie. » (2019, p.106). En faisant émerger une nouvelle propriété que l’enquêteur n’avait pas encore envisagée, le « cas négatif » contribue à affiner la conceptualisation naissante. La singularité de la théorie ancrée réside également dans sa manière d’assurer la montée en généralité des données empiriques. Glaser et Strauss rappellent que, dans le cadre des recherches « logico-déductives », le passage du niveau micro au niveau macro implique la construction d’un échantillon représentatif. Le chercheur considère alors que les observations réalisées au niveau de l’échantillon représentatif sont « valables » pour la population de référence. Dans la perspective de la théorisation ancrée, la multiplication des comparaisons entre plusieurs cas, ainsi que l’analyse des nombreux « cas négatifs » qui émergent du terrain, permettent une montée en généralité progressive, en vue de constituer ce que Glaser et Strauss nomment une « théorie formelle » disposant d’une certaine ampleur. La présente recherche n’ambitionne pas d’élaborer une « théorie formelle » sur le phénomène des incivilités numériques en contexte de travail. La démarche par théorisation ancrée nous a paru adaptée aux objectifs de notre travail doctoral qui vise, d’une part, à identifier un ensemble de liens entre les niveaux micro et organisationnels et, d’autre part, à affiner autant que possible la compréhension des données quantitatives à partir d’une diversité de situations et de témoignages. 3.2. Présentation du dispositif d’enquête qualitatif 3.2.1. La construction de l’échantillon de l’enquête qualitative

Afin de constituer l’échantillon de notre enquête qualitative, nous avons sollicité les individus qui avaient participé à l’enquête par questionnaire et indiqué leurs coordonnées (adresse email ou numéro de téléphone) dans un formulaire dédié. Nous

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avons élaboré des courriels de prise de contact en tenant compte des préconisations de Nicole Berthier (2016). Ces courriels, disponibles en annexes, rappelaient aux répondants leur participation à l’enquête par questionnaire et contextualisaient la recherche en cours ainsi que le programme de recherche Civilinum. Enfin, ces courriels visaient à présenter le dispositif d’enquête qualitatif et à solliciter la participation des répondants aux entretiens semi-directifs. Au total, 18 personnes ont accepté de participer à l’enquête qualitative. La composition de notre échantillon est détaillée dans le tableau ci-après :

Composition de l’échantillon

Enquête qualitative

Sexe Femmes 13 Hommes 5

Age De 35 à 44 ans 5

De 45 à 54 ans 7 Plus de 55 ans 6

Catégorie socio professionnelle

Cadres de la fonction publique 8 Cadres administratifs et commerciaux du privé

5

Ingénieurs et cadres techniques d’entreprises 3 Professeurs, professions scientifiques 2

Taille de l’équipe à encadrer

Aucun encadrement 5 De 1 à 5 personnes 3 De 6 à 15 personnes 3 De 16 à 50 personnes 5 Plus de 50 personnes 2

Taille de l’organisation

De 10 à 249 personnes 5 De 250 à 999 personnes 1 De 1000 à 4999 personnes 3 Plus de 5000 personnes 9

Enfant(s) à charge Oui 12

Non 6 Figure 1 : composition de l’échantillon qualitatif

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Dans la mesure où les sujets de notre enquête qualitative représentent un « sous-échantillon » de l’échantillon de la recherche quantitative (Johnson et al., 2007), il convient de comparer la composition de ces deux ensembles d’individus. Nous observons qu’en termes de genre, la distribution du sous-échantillon qualitatif s’avère très proche de celle de l’échantillon quantitatif. En effet, si l’échantillon de l’enquête quantitative (détaillé dans le chapitre suivant) se composait de 63,5% de femmes et de 36,5% d’hommes, le sous-échantillon qualitatif regroupe 72% de femmes et 28% d’hommes. Cette distribution confirme le constat selon lequel, parmi les sujets de notre recherche, les femmes paraissent plus interpellées par la thématique des incivilités numériques. La composition de l’échantillon qualitatif est cohérente avec les travaux qui ont suggéré que les femmes pouvaient se révéler plus enclines à s’exprimer sur des sujets relatifs aux difficultés relationnelles en contexte de travail (Privitera & Campbell, 2009 ; Carmona-Cobo et al., 2014, 2019 ; Cassidy et al., 2016). En ce qui concerne l’âge et la catégorie socioprofessionnelle (CSP), nous constatons que ce sont davantage les cadres intermédiaires du privé et du public ainsi que les individus à l’âge managérial (entre 40 et 60 ans) qui ont accepté de participer à notre enquête qualitative. La composition de cet échantillon est cohérente avec les travaux scientifiques qui suggèrent que les risques psychosociaux associés aux technologies numériques affectent particulièrement les cadres (Félio, 2013a, Carayol et al., 2017). La littérature scientifique suggère que les cadres intermédiaires seraient plus enclins à se conformer aux discours organisationnels pour atteindre des objectifs professionnels. A ces stratégies d’adhésion mises en œuvre consciemment en vue du développement de leur carrière (Le Goff 1998), des processus plus subtils d’intériorisation des exigences managériales de performance, d’investissement, de disponibilité, de rapidité (Soubiale et al., 2014) ont été identifié dans la littérature. Cette intériorisation des contraintes a des conséquences notables. En effet, les cadres, et notamment les cadres intermédiaires, seraient plus prompts au surinvestissement et aux effets délétères qui en découlent (Félio 2013b ; Carayol et al., 2017 ; Mumby 2018). Ils entretiendraient également un rapport ambivalent aux TIC, dans la mesure où ces outils seraient à la fois porteurs d’enjeux de visibilité et de contraintes, telles que l’hyper connexion et la disponibilité permanente. Elsa Ramos (2015) rappelle qu’en recherche qualitative, une réflexion sur les raisons qui pourraient inciter des individus à s’exprimer dans le cadre d’une enquête doit être menée et fait partie d’intégrante de l’analyse. Dans le cadre de notre terrain, il est compréhensible que les individus les plus concernés par les incivilités numériques, c’est-à-dire les cadres et/ou les individus à l’âge managérial, aient accepté de témoigner. Cela implique aussi que, comparé à notre échantillon quantitatif, nous

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n’aurons pas la possibilité, dans le cadre de l’enquête qualitative, de recueillir le point de vue et d’analyser les expériences des jeunes (20-35 ans). Nous considérons que les individus qui ont accepté de participer à la phase qualitative de notre recherche doctorale présentent un ensemble de «

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« Je réalise actuellement une thèse dans le cadre d’un projet de recherche financé par la région Nouvelle-Aquitaine. Ce projet porte sur ce que nous avons appelé les « incivilités numériques » au travail. Il s’agit des évènements qui peuvent survenir à l’occasion des échanges médiatisés par les outils de communication numériques. Mon travail de thèse vise à mieux comprendre l’impact des outils de communication numériques sur les modes de management et à identifier les incivilités qui pourraient découler de l’usage de ces outils. Ma recherche se déroule en deux temps. Vous avez tout d’abord répondu à un questionnaire en ligne qui m’a permis de collecter un certain nombre d’informations que je souhaiterais à présent approfondir avec des entretiens, en m’intéressant particulièrement à votre expérience de terrain et à votre vécu professionnel. Votre participation à cette enquête est anonyme. Les propos recueillis dans le cadre des entretiens seront traités et restitués de manière confidentielle. Votre nom, ainsi que certaines données relatives à votre organisation ne figureront pas dans ma thèse. M’autorisez-vous à enregistrer cet entretien ? Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse : l’objectif de cette enquête est de recueillir les idées d’un grand nombre de personnes et de tenir compte de ce que chacun pense. »

Afin d’utiliser les avantages du dispositif qualitatif, Nous avons élaboré principalement des questions ouvertes. Barbillon et Le Roy précisent que les questions ouvertes « visent à faciliter la prise de parole du sujet en lui indiquant un axe de réflexion tout en lui laissant la liberté de l’aborder comme il le souhaite » (2012). Anne-Claude Hinault, Florence Osty et Laurence Servel (2019) préconisent de ne pas débuter un entretien par les thèmes les plus « sensibles » qui correspondent au « cœur » de la recherche. Dans la mesure où « l’incivilité » peut potentiellement être connotée négativement, nous avons préféré ne pas risquer de provoquer d’éventuels blocages dès le début de l’entretien. Par conséquent, les entretiens étaient « amorcés » par une question ouverte relative aux TIC utilisés quotidiennement par les sujets de l’enquête :

« Pourriez-vous me décrire votre poste ainsi que les outils de communication numérique que vous utilisez au quotidien pour effectuer vos différentes activités professionnelles ? »

Cette question nous permettait de mieux comprendre la manière dont les répondants utilisent les TIC dans le cadre de leur travail quotidien. Elle nous fournissait également

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un ensemble d’informations utiles en vue d’élaborer des relances afin de saisir les incivilités propres à chaque outil numérique. Une question ouverte relative aux incivilités numériques vécues au quotidien intervenait par la suite. La construction de cette question est inspirée des dispositifs d’enquête élaborés dans le cadre du livre blanc sur les incivilités numériques coordonné par Aurélie Laborde (201720, 2019) :

« En ce qui concerne les échanges numériques avec vos collègues ou vos supérieurs hiérarchiques, quels sont les éléments que vous pourriez percevoir comme des incivilités ? »

Outre ces deux questions « d’amorce », notre guide d’entretien comportait un ensemble de questions associées à plusieurs thèmes qui pouvaient être réajustées en fonction des éléments nouveaux qui émergeaient progressivement : Thèmes

Questions

Les reconfigurations managériales

« Selon vous, en quoi les outils de communication numériques font évoluer les modes de management ? » « Avez-vous eu des formations aux bons usages des outils de communication numériques ? Est-ce que votre organisation a mis en place une charte ? » « Est-ce que vous disposez de suffisamment d’espaces de parole pour pouvoir réajuster des incompréhensions, reformuler des propos qui auraient été mal interprétés par mail ? »

Les reconfigurations temporelles

« Diriez-vous que les incivilités numériques pourraient être amplifiées en situation d’urgence ou de pression temporelle ? » « Est-ce que le rythme et le volume de travail sont adaptés à votre poste ? Selon vous, est-ce que cela pourrait favoriser les incivilités ou des tensions dans les échanges numériques ? »

20 « Les incivilités numériques au travail : une définition par les professionnels de la SQVT » (Aurélie Laborde, oct. 2017, https://www.civilinum.fr/ressources/)

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Le contrôle via les TIC

« Selon vous, est-ce que les outils de communication numériques peuvent être une source de contrôle managérial ? Pourriez-vous me donner un exemple ? Est-ce que ça pourrait être une source d’incivilités numériques ?»

L’influence des variables biographiques et du statut hiérarchique

« Est-ce que ces incivilités surviennent avec des relations proches ou avec des personnes éloignées de votre organisation ? » « Concernant les incivilités numériques, avez-vous constaté des différences générationnelles ? En termes de genre ? De statut hiérarchique ?

Les conditions d’émergence des incivilités numériques

« Selon vous, quels sont les facteurs qui pourraient favoriser ces incivilités ? » « Si vous en aviez la liberté, qu’est-ce que vous feriez pour prévenir ces incivilités ? »

Figure 2 : grille d’entretien

Le guide d’entretien a fait l’objet d’un pré-test (Barbillon et Le Roy, 2012) auprès des personnes qui avaient déjà accepté de tester le dispositif d’enquête quantitatif. Nous avons clôturé chaque entretien par la question suivante, préconisée par Hinault et ses collègues (2019) :

« Nous arrivons au terme de cet entretien. Est-ce qu’il y a des choses qui, pour vous, sont importantes, en lien avec les incivilités numériques, et que nous n’avons pas du tout abordées ? »

Cette question finale nous a permis d’obtenir un ensemble d’informations précieuses que les répondants n’avaient pas exprimées auparavant. En effet, il convient de rappeler ici que la temporalité de nos entretiens qualitatifs, qui ont duré entre 45 minutes et 1h30, diffère de celle du questionnaire (10-15 minutes) et produit, inévitablement, un impact sur les données collectées. L’entretien présente une dimension réflexive dans la mesure où, comme l’explique Cindy Félio (2013a), la personne interrogée élabore sa pensée tout au long de la discussion, en racontant son expérience. Cette dernière question visait ainsi à saisir la manière dont l’entretien avait reconfiguré, voire « transformé » le rapport que les répondants entretiennent à leur vécu professionnel.

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Eu égard à la posture à adopter au cours de l’entretien, Jean-Claude Kaufmann estime que, lors d’une recherche compréhensive : « l’enquêteur qui reste sur sa réserve empêche l’informateur de se livrer : ce n’est que dans la mesure où lui-même s’engagera que l’autre à son tour pourra s’engager et exprimer son savoir le plus profond. Pour cela, c’est l’exact opposé de la neutralité et de la distance qui convient : la présence, forte bien que discrète, personnalisée. » (2004, p.52). Ainsi, il incombe à l’enquêteur de faire preuve d’intérêt pour ce que raconte l’enquêté. Il doit l’encourager à expliciter son point de vue, ses croyances, sa vision du monde etc. Dans la même veine, d’après Marie-Claude Jacques et ses collègues (2016), l’enquêteur doit se positionner en « apprenant intéressé » et prendre garde à ne pas imposer son propre point de vue à la personne interrogée. Adopter une attitude engagée et empathique, conformément aux préconisations précédentes, nous semble indispensable dans le cadre de notre thématique de recherche. Se comporter de manière « neutre » et maintenir une trop grande distance face à des enquêtés évoquant des épisodes d’incivilité, d’exclusion, de difficultés relationnelles, pourrait s’avérer contraire à une certaine éthique de la recherche (Hamel, 2006 ; Jane, 2015) et pourrait même représenter une forme de violence aux yeux des répondants. Nos 18 entretiens semi-directifs se sont déroulés de juin à octobre 2019. Cette temporalité relativement longue nous a permis d’alterner la réalisation des interviews avec des périodes dédiées à l’analyse du matériau collecté et à la rédaction de comptes rendus, conformément à la démarche processuelle de la théorisation ancrée (Méliani, 2013 ; Lejeune, 2019). Il convient de préciser qu’afin de nous adapter à la faible disponibilité de certains informateurs, nous avons effectué la majorité de nos entretiens (12 sur 18) à distance, par téléphone. Loin de constituer une source de biais et un obstacle à la compréhension mutuelle, ce format s’est avéré particulièrement riche et efficace. Thomas Lindlof et Bryan Taylor (2017) postulent que, dans certaines circonstances, un entretien téléphonique peut s’avérer plus fécond qu’une interview en présentiel. En effet, d’après les chercheurs, l’entretien téléphonique peut être symbolisé par la situation imaginaire au cours de laquelle « deux individus se rencontrent et discutent dans le noir. » Ce cadre d’entretien permet ainsi de limiter certaines inhibitions, de restreindre les biais de désirabilité sociale ainsi que les éventuels blocages liés à la différence de statut social entre l’enquêtrice et l’informateur·rice. La grande majorité des entretiens ont été enregistrés, avec l’accord des participants, puis retranscris « manuellement » au format Word. Quelques enquêtés ne nous ont pas autorisé à enregistrer nos échanges. Pour ces entretiens, nous disposons de notes manuscrites retranscrites au format numérique. Nous avons analysé le contenu des entretiens à partir de ces deux sources de données : les transcriptions et les notes prises pendant les entretiens.

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3.3. La méthode d’analyse des données qualitatives Nous avons commencé par « étiqueter » notre corpus composé des transcriptions des entretiens et des notes manuscrites. Le processus d’étiquetage consiste à annoter le texte afin de caractériser et de classer un ensemble de segments issus des entretiens réalisés. L’étiquette permet alors de « qualifier l’expérience, le vécu » (Lejeune, 2019, p.67). La manière de réaliser cet étiquetage, ainsi que les propriétés et les questionnements que cette étape a permis de soulever, ont été consignés dans différents comptes rendus. Le processus d’étiquetage, qui diffère de l’indexation thématique (Lejeune, 2008), dispose d’une visée conceptuelle et ouvre la voie à trois formes de codage. Le codage ouvert vise « l’immersion dans le matériau et la découverte des caractéristiques des phénomènes étudiés. Ces caractéristiques se nomment les propriétés » (Lejeune, 2019, p.43). Dans le cadre de notre analyse, les « propriétés » peuvent faire référence aux conditions d’émergence des incivilités numériques, à la manière dont elles sont perçues par les enquêtés, à leurs conséquences tant sur la qualité du travail que sur la communication interpersonnelle, etc. Le « codage axial » représente la deuxième étape de l’analyse des données et consiste à établir des liens entre les différentes propriétés identifiées afin de faire émerger des processus (Creswell et al., 2007). Comme l’explique Christophe Lejeune : « le codage axial procède de l’articulation des propriétés découvertes lors du codage ouvert. Le chercheur relie les propriétés deux à deux, en cherchant à comprendre comment la première varie en fonction de la deuxième (...) {les articulations} rendent compte des associations attestées dans le matériau empirique. Il s’agit, en quelque sorte, d’assembler les briques de construction découvertes lors du codage ouvert. » (2019, p.23). Enfin, le « codage sélectif » vise à « sélectionner les éléments constitutifs et à en intégrer les articulations » (Lejeune, 2019, p.23). D’après Pierre Paillé « cette troisième étape consiste à se livrer systématiquement à la mise en relation des catégories, à trouver des liens qui ont habituellement déjà commencé à s’imposer d’eux-mêmes lors du travail de consolidation. » (1994, p.167). Les différentes découvertes, les questionnements, ainsi que les choix méthodologiques qui ont jalonné ces trois phases de codage ont été consignés dans des comptes rendus. Dans la perspective de la théorie ancrée, ces documents revêtent une importance particulière. En effet, la subjectivité de l’enquêteur est considérée comme inhérente au processus de collecte et d’interprétation des données. Par conséquent, la réplicabilité de données ne saurait constituer un critère de scientificité pertinent pour une

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recherche s’inscrivant dans la perspective de la théorie ancrée (Lejeune, 2016 ; Proulx, 2019). En théorie ancrée, c’est le processus de la recherche, et non les données per se, qu’il est possible de répliquer (Angermüller, 2006 ; Savoie-Zajc, 2007). Ainsi, l’enquêteur doit s’employer, tout au long de son enquête, à justifier ses choix méthodologiques et à expliciter de la manière la plus transparente possible le processus de recherche mis en œuvre (Paillé, 2006). Cette démarche est documentée via des comptes rendus qui permettent de « {conserver} la trace du processus de recherche » (Lejeune, 2019). L’auteur précise également qu’en vue d’assurer la fiabilité de la recherche, il « importe de consigner à quel moment tel élément est découvert, sur quelle base tel rapprochement est opéré ou de quelle lecture provient telle idée. » (p.33). Dans les parties suivantes, nous présentons les résultats obtenus dans le cadre des deux enquêtes quantitative et qualitative.

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CHAPITRE 3 – RESULTATS DES ENQUETES QUANTITATIVE ET QUALITATIVE 1. Présentation des résultats de l’enquête quantitative 1.1. Les tris à plat Les tris à plat représentent la première étape du traitement statistique et visent à « dénombrer l’ensemble des réponses apportées à toutes les questions fermées de l’enquête. » (Ganassali, 2014, p.133). S’ils ne visent pas à apporter des éléments de réponse à nos hypothèses, ces tris à plat s’avèrent indispensables à la préparation des traitements statistiques ultérieurs. En effet, ils nous renseignent sur la manière dont les enquêtés ont répondu au questionnaire et permettent, notamment, de « nettoyer » notre base de données en supprimant les non-réponse et les réponses « aberrantes ». En outre, l’analyse de la distribution des réponses fournit un ensemble d’informations importantes que nous présentons dans les parties suivantes. 1.1.1. La composition de notre échantillon Les tris à plat nous permettent de connaître la composition de notre échantillon final et nous renseignent notamment sur le statut hiérarchique des répondants, la taille de leur organisation, leur âge et leur genre. Comme indiqué dans le graphique suivant, notre échantillon est composé principalement de cadres du privé et du secteur public et, dans une moindre mesure, d’employés et d’individus se revendiquant de la catégorie des professions intermédiaires.

La littérature scientifique suggère qu’en tant que « travailleurs de bureaux », les cadres et les professions intermédiaires tendent à utiliser fréquemment les TIC dans le cadre de leurs activités professionnelles. Les tris à plat confirment que notre échantillon se compose bien d’utilisateurs réguliers des outils de communication numériques, et, a

Figure 3 : répartition des répondants en fonction de leur CSP

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priori, de la messagerie électronique. De plus, cet échantillon est cohérent avec la littérature prolixe qui a démontré que les cadres tendaient à être les plus affectés par les effets délétères des TIC (hyper connexion, dispersion, interruptions fréquentes, etc.) Il est donc compréhensible que ce soient des cadres qui aient majoritairement souhaité participer à notre enquête par questionnaire. Comme indiqué dans le schéma suivant, les sujets qui ont répondu à notre enquête proviennent, globalement, de PME et de grandes entreprises :

Figure 4 : répartition des répondants en fonction de la taille de leur organisation

En ce qui concerne les données biographiques, les répondants de notre échantillon se situent, sans surprise, principalement dans la tranche d’âge managériale (40 ans et plus) :

Concernant la variable du genre, davantage de femmes que d’hommes ont répondu à notre questionnaire. Ce résultat peut paraître peu cohérent de prime abord : dans la mesure où les répondants disposent, majoritairement, du statut de cadre, les hommes auraient dû former un groupe majoritaire dans notre échantillon final, puisque

Figure 5

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différentes enquêtes (notamment celles de l’INSEE) indiquent que les postes de cadres tendent à être pourvus, majoritairement, par des hommes. Toutefois, plusieurs travaux ont montré qu’une proportion majoritaire de femmes constituait une caractéristique récurrente des enquêtes portant sur des thématiques liées aux risques professionnels en général (incivilités, harcèlement, stress au travail, etc.) Les femmes seraient plus sensibilisées et plus inclines à s’intéresser à ces sujets (Privitera & Campbell, 2009 ; Carmona-Cobo et al., 2014 ; Cassidy et al., 2016). Comme cette enquête ne s’inscrit pas dans une logique de sondage, il ne nous importe pas d’obtenir un échantillon représentatif d’une population de référence. Par conséquent, la proportion de femmes de notre échantillon ne constitue pas un biais.

1.1.2. Les réponses aux questions d’amorce La première question de notre dispositif d’enquête était une question « d’amorce » qui visait à connaître, à partir d’un énoncé très général, le regard porté par les répondants sur l’impact des TIC sur les modes de management. Afin de faciliter la lisibilité des réponses, ces dernières ont été regroupées dans trois classes : d’accord, avis neutre et pas d’accord. Le schéma suivant, issu du logiciel Sphinx, synthétise les réponses à cette question et suggère que les sujets de notre enquête estiment, majoritairement, que les TIC ont une influence non négligeable sur le management.

Figure 6 : répartition des répondants en fonction de leur genre

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La distribution statistique relative à d’autres questions nous fournit des informations précieuses sur la manière dont les enquêtés perçoivent, globalement, l’impact des TIC tant sur l’organisation de leur travail quotidien que sur leurs relations professionnelles avec leurs collègues et managers. Ainsi, comme les deux graphiques suivants l’indiquent, une majorité de répondants estiment que les TIC constituent des vecteurs d’amélioration de la gestion quotidienne des activités professionnelles et du temps de travail.

Figure 7 : distribution des réponses à la question « diriez-vous que les TIC modifient les modes de management ? »

Figure 8 : distribution des réponses à la question « avec les TIC dont je dispose pour travailler, j’ai l'impression de mieux gérer mes activités quotidiennes. »

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Figure 9 : distribution des réponses à la question « avec les TIC, j’ai l’impression de mieux gérer mon temps de travail. »

Il en va différemment en ce qui concerne les représentations des enquêtés quant à l’influence des TIC sur les relations professionnelles. Les individus qui ont répondu à notre questionnaire sont sensiblement plus nombreux à considérer que les TIC n’ont pas un impact positif sur les relations avec leurs collègues.

Figure 10 : distribution des réponses à la question « avec les TIC, j’ai l’impression de mieux communiquer avec mes collègues. »

Les tris à plat révèlent également que les répondants sont plus nombreux à estimer que les TIC ne représentent pas des facteurs contribuant à améliorer les relations managériales. Ainsi, une majorité d’enquêtés n’ont pas l’impression que les TIC leur permettent de communiquer plus facilement avec leur manager.

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De la même manière, une majorité de répondants considère qu’avec les TIC, ils ne reçoivent pas davantage de retours positifs sur leur travail ni de soutien de la part de leur hiérarchie.

Figure 12 : distribution des réponses à la question « avec les TIC dont je dispose pour travailler, je reçois davantage de retours positifs sur mon travail. »

Figure 11 : distribution des réponses à la question « avec les TIC dont je dispose pour travailler, j’ai l'impression de communiquer plus facilement avec mon manager. »

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Figure 13 : distribution des réponses à la question « avec les TIC dont je dispose pour travailler, je reçois davantage de soutien de la part de ma hiérarchie. »

Enfin, les tris à plat suggèrent que les TIC tendent à être perçues comme de potentiels instruments de contrôle, comme l’indique le graphique suivant :

Figure 14 : distribution des réponses à la question « avec les TIC, j’ai l’impression que mon temps de travail est de plus en plus contrôlé. »

D’aucun pourrait estimer que ces questions, qui portent sur les perceptions relatives à l’impact des technologies de communication sur différentes dimensions du travail, sont focalisées sur l’outil numérique et présentent, par conséquent, une tonalité techno-déterministe. Rappelons ici que notre travail doctoral vise à mieux comprendre l’articulation entre les usages au niveau micro et un certain nombre de facteurs organisationnels. Nous postulons que les pratiques de communication médiatisées par la messagerie électronique pourraient être les symptômes de problématiques organisationnelles.

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Par conséquent, nous ne mobiliserons pas les réponses aux questions précédentes pour vérifier nos hypothèses. Les données collectées via ces questions « d’amorce » nous semblent toutefois intéressantes dans la mesure où elles nous permettent de mieux saisir les représentations des enquêtés quant au rôle des TIC sur leur travail quotidien. Nous constatons ainsi que, globalement, les personnes qui ont répondu à notre enquête perçoivent les effets bénéfiques des outils de communication numériques sur la gestion de leurs activités quotidiennes, de leurs temps de travail et sur le traitement des informations reçues au quotidien. Les répondants s’avèrent toutefois moins optimistes concernant l’impact des outils numériques sur les relations avec les collègues et les relations managériales. Enfin, les TIC tendent à être perçues comme les vecteurs d’un contrôle managérial accru. 1.1.3. Les réponses aux questions relatives aux incivilités numériques vécues au quotidien Le graphique suivant illustre la fréquence des incivilités numériques entre pairs dont les répondants déclarent avoir fait l’expérience.

Figure 15 : les incivilités numériques dans les relations entre collègues

Ce graphique suggère que les incivilités numériques liées aux temporalités professionnelles (recevoir des mails qui suscitent un sentiment d’urgence, recevoir des courriels en dehors des horaires de travail, etc.) tendent à être récurrentes. En termes de fréquence, elles sont suivies par un ensemble de pratiques numériques qui pourraient être interprétées comme des manques de courtoisie (recevoir des directives par mail, des courriels sans formule de politesse, etc.) Enfin, un certain nombre de mésusages qui pourraient être perçus comme les symptômes de conflits latents ou

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avérés (être exclu d’une liste de diffusion, être témoin d’un échange tendu entre deux interlocuteurs, etc.) surviennent également mais de manière moins fréquente. Nous avons également analysé la distribution des réponses aux questions relatives aux incivilités numériques survenant dans le cadre des relations managériales. Les résultats sont synthétisés dans le graphique ci-dessous qui indique que les incivilités numériques dans le cadre des relations hiérarchiques tendent à être sensiblement moins fréquentes que les incivilités numériques perpétrées par les collègues. Nous constatons également qu’en termes de fréquence, les incivilités numériques dans les relations managériales peuvent être ordonnées de la même manière que les incivilités numériques entre collègues, soit :

1. Les incivilités numériques liées aux temporalités 2. Les incivilités numériques liées à un manque de courtoisie 3. Les incivilités numériques liées à des conflits latents ou avérés.

Figure 16 : les incivilités numériques dans les relations managériales

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1.2. Les analyses de régression 1.2.1. La préparation des analyses Nos trois premières hypothèses visent à identifier des liens potentiels entre les incivilités numériques d’une part et, d’autre part, des pratiques managériales problématiques, des reconfigurations temporelles et, enfin, un contrôle organisationnel pervasif. Afin de tester ces trois hypothèses, nous avons effectué des analyses de régression qui visent à « confirmer statistiquement l’existence d’une variation simultanée entre deux variables » (Chanvril-Ligneel et Le Hay, 2014, p.149). Ces analyses ont été réalisées avec le logiciel Sphinx IQ2 (Ganassali, 2014) qui permet d’automatiser un certain nombre de traitements statistiques. Ces analyses nécessitent, en amont, la préparation du fichier de données, et notamment le recodage des réponses. Toute nos échelles ordinales (« Tout à fait d’accord, d’accord, pas vraiment d’accord, pas du tout d’accord » et « toujours, souvent, parfois, jamais ») ont été recodées afin d’être transformées en valeurs numériques. A titre d’illustration : toujours = 1 ; souvent = 2 ; parfois = 3 ; jamais = 4. Nous avons pris soin d’homogénéiser notre fichier de données en nous assurant que toutes nos échelles variaient dans le même sens. Ainsi, nos différentes échelles ont été recodées de telle sorte que 1 = positif et 4 = négatif. Nous présentons les résultats de ces analyses dans la partie suivante. Précisons toutefois que nous n’avons conservé que les corrélations égales ou supérieures à 0,30 (qui désignent des corrélations dites « moyennes ») et celles dont la probabilité d’erreur (p) était inférieure à 5% (Ganassali, 2014). Nous présenterons, dans un premier temps, les corrélations relatives aux incivilités numériques survenant dans les relations hiérarchiques puis nous poursuivrons avec les incivilités survenant dans le cadre des échanges numériques entre collègues sans lien hiérarchique.

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1.2.2. Les analyses de régression relatives aux incivilités dans les relations managériales H1(a) : les incivilités numériques pourraient être associées à des pratiques managériales perçues comme des manques de reconnaissance : Être exclu (d’une liste de diffusion ou d’un groupe d’un réseau social) : -Disposer d’espaces de parole pour évoquer, avec le manager, le rôle et les missions (R=—0,37) -Disposer d’espaces de parole pour évoquer, avec le manager, les difficultés rencontrées au quotidien (R=—0,36) -Valoriser l’esprit d’équipe (R=—0,33) Recevoir un commentaire négatif sur le travail : -Disposer d’espaces de parole, en dehors de l’entretien annuel pour évoquer, avec le manager, les difficultés rencontrés au quotidien (R=—0,30) Être témoin d’un commentaire négatif adressé à plusieurs destinataires : -Disposer d’espaces de parole, en dehors de l’entretien annuel pour évoquer, avec le manager, les difficultés rencontrés au quotidien (R=—0,30) -Disposer d’espaces de parole, en dehors de l’entretien annuel pour évoquer, avec le manager, le rôle et les missions (R=—0,30) Les corrélations négatives qui ont émergé des analyses de régression suggèrent que le fait de ne pas disposer d’espace de parole pour échanger, avec son manager, sur des thématiques en lien avec le travail pourrait être associé à la survenue d’un ensemble de pratiques numériques inciviles. Ces corrélations peuvent être interprétées à l’aune des travaux qui étudient les organisations et le travail de manière critique. Citons, notamment, les recherches, issues essentiellement de la psychodynamique du travail (Dejours, 2007 ; Pezé, 2010), qui ont documenté le rôle décisif des espaces de discussions entre salariés. En effet, c’est au sein de ces espaces de socialisation professionnelle que sont élaborées les « règles de métier » ainsi que les critères constitutifs du « jugement de beauté » sur le travail réalisé. Ces temporalités dédiées aux échanges professionnels permettent également de « développer des échanges critiques sur les modalités de l’action » (Heller, 2009a, p.101). L’absence de ces espaces d’échanges et de régulation pourrait ainsi engendrer des tensions relationnelles qui se répercutent sur les usages de la messagerie électronique. De plus, les échanges en présentiel pourraient servir de « cadre » pour décoder les messages électroniques. Leur absence compliquerait alors l’interprétation des conversations médiatisées par les TIC.

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Nous pouvons supposer que, si les espaces de discussion semblent avoir un impact sur la civilité numérique, c’est parce qu’ils représentent des temps de socialisation permettant aux individus de mieux se connaître et, ainsi, de développer des liens de confiance et de reconnaissance mutuelle. Partant des travaux qui ont documenté les risques de « déshumanisation » des relations de travail qui pourraient découler d’un usage excessif des TIC (Henocque, 2002 ; Aubert, 2003), les résultats de nos analyses pourraient indiquer que des temps d’échanges en présentiel réguliers permettent aux individus ne pas communiquer par courriel comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés physiquement. Enfin, nos résultats, qui mettent en exergue un ensemble d’incivilités numériques liées à des tensions relationnelles, interrogent potentiellement les modalités de gestion des conflits. Nous pouvons présumer que les espaces de discussion avec le ou les manager(s) permettent de réajuster certaines difficultés relationnelles (Mikkelsen et al., 2011) afin que ces dernières ne s’expriment pas, de manière latente, dans le cadre des échanges médiatisés par les TIC. H1(b) : les incivilités numériques pourraient être associées à des pratiques managériales qui traduisent des attentes en termes de conformisme : Être exclu (d’une liste de diffusion ou d’un groupe d’un réseau social) : -Valoriser l’autonomie (R=—0,35) -Valoriser l’initiative (R=—0,31) Recevoir un commentaire négatif sur le travail : -Valoriser l’autonomie (R=—0,34) -Avoir la possibilité de proposer des innovations (R=—0,30) Les corrélations négatives présentées dans le tableau ci-dessus indiquent que l’absence d’autonomie peut être associée à des incivilités numériques relatives à des conflits latents ou avérés. Ces résultats peuvent être éclairés par les travaux qui s’appuient sur le modèle de Karasek (1979) et qui ont démontré que l’absence de marge de manœuvre et de latitude décisionnelle constituait un facteur pouvant favoriser l’émergence de violences relationnelles telles que le harcèlement (Van Den Broeck et al., 2011 ; Notelaers et al., 2013 ; Goodboy et al., 2017).

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Ainsi, Baillien et ses collègues (2011) ont testé le modèle Job Demand-Control de Karasek21, et notamment le rôle de l’autonomie. Leur enquête par questionnaires auto-administrés auprès de salariés issus de deux grandes organisations suédoises suggère que les individus qui disposent d’une faible marge de manœuvre dans la gestion de leurs activités quotidiennes et de leur rythme de travail tendent à être davantage ciblés par des actes de harcèlement. A l’inverse, octroyer de l’autonomie à ses subordonnés peut également être interprété comme une forme de reconnaissance et être le signe de méthodes managériales basées sur le respect, la confiance et la délégation des tâches, façonnant ainsi un contexte relationnel propice à la coopération (Jacques, 1996). Ainsi, les corrélations négatives qui ont émergé des analyses de régression relatives aux sous-hypothèses H1a et H1b esquissent les contours d’un modèle managérial qui semble avoir une incidence sur un ensemble d’incivilités liées à des conflits latents ou avérés. Des pratiques managériales basées sur des formes de reconnaissance et favorisant l’autonomie des subordonnés pourraient avoir pour effet de façonner un climat de respect propice à des échanges numériques apaisés. Ces résultats pourraient être éclairés, entre autres, par les travaux récents sur le management par le care (Deetz, 2003) et sur la restauration du social dans les organisations (Gramaccia et al., 2014). A l’inverse, des pratiques managériales qui pourraient être perçues comme un manque de reconnaissance semblent favoriser des échanges numériques inciviles. L’absence d’espace de parole pour évoquer, avec la hiérarchie, des sujets en lien avec le travail et l’absence de valorisation de l’autonomie et de l’initiative pourraient être interprétées comme les symptômes d’un management autoritaire susceptible d’engendrer des tensions au niveau des interactions numériques quotidiennes. Ces résultats font écho aux travaux prolixes, notamment en communication, qui ont documenté les liens entre des modes de management autocratiques et la survenue de phénomènes de harcèlement (Lutgen-Sandvik, 2006 ; Tracy et al., 2006 ; Lutgen-Sandvik & Davenport Sypher, 2009 ; Lutgen-Sandvik & McDermott, 2011 ; Lutgen-Sandvik & Tracy, 2012).

21 Le modèle Job-Demand-Control théorisé par Robert Karasek dans un article publié en 1979 stipule que le stress professionnel résulte de l’interaction entre deux facteurs situationnels : les exigences du travail (charge de travail, pression temporelle, etc.) et l’autonomie. Selon ce modèle, les situations présentant le plus de risques sont caractérisées par de fortes exigences et une faible autonomie. A l’inverse, une certaine marge de manœuvre dans l’organisation et la planification du travail permet aux individus de composer plus facilement avec les situations difficiles et d’atténuer les effets néfastes des exigences du travail.

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H2(a) : les incivilités numériques pourraient être associées à l’accélération des temporalités professionnelles : Travailler régulièrement dans l’urgence : -Recevoir des mails qui engendrent une quantité de travail importante (R=0,44) -Recevoir des mails qui suscitent un sentiment d’urgence (R=0,39) -Recevoir des mails à des horaires atypiques (R=0,34) Disposer des délais suffisants pour effectuer son travail : -Recevoir des mails qui suscitent une quantité de travail importante (R=—0,45) H2 (b) : les incivilités numériques pourraient être associées à la fragmentation des temporalités professionnelles : Les analyses de régression relatives à cette sous-hypothèse n’ont pas fait émerger de corrélation conforme à nos critères (coefficient de corrélation au moins égal à (-)0,30 et probabilité d’erreur inférieure à 5%) H2(c) : les incivilités numériques pourraient être associées à des phénomènes d’épanchement temporel : Effectuer des activités professionnelles en dehors des horaires de travail : -Recevoir des mails à des horaires atypiques (R=0,50) -Ne pas recevoir de réponse à une demande par courriel (R=0,36) -Recevoir des mails qui suscitent un sentiment d’urgence (R=0,34) H2(d) : les incivilités numériques pourraient être associées à la raréfaction des temporalités dédiées aux échanges informels : Recevoir des mails qui entrainent une quantité de travail importante : -Disposer de suffisamment de temps pour avoir des discussions informelles avec les collègues (R=—0,40) -Disposer de suffisamment de temps pour passer des moments de convivialité avec les collègues (R=—0,33) L’analyse des données quantitatives met en lumière des corrélations entre certaines incivilités numériques liées à des questions temporelles et un ensemble de phénomènes temporels. Ces résultats, qui peuvent sembler logiques de prime abord, nous paraissent intéressants dans la mesure où ils incitent à nous distancier d’une approche techno-déterministe, centrée essentiellement sur les outils numériques, et à

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privilégier une analyse des interrelations entre les facteurs organisationnels et techniques. Les résultats de notre enquête par questionnaire tendent ainsi à s’inscrire dans la continuité d’un ensemble de travaux qui, à l’instar de ceux menés par Dominique Boullier (2016), démontrent que les usages des technologies numériques amplifient certaines tendances sociétales et organisationnelles. De plus, nous pouvons postuler que le travail dans l’urgence ainsi que certaines pratiques inciviles de la messagerie électronique s’influencent mutuellement, voire se renforcent. Nous supposons que l’urgence comme mode de fonctionnement pourrait faire le lit de mésusages des outils numériques qui accentueraient, en retour, l’urgence généralisée, pouvant ainsi engendrer un cercle vicieux. Ce point s’inscrit dans la continuité des analyses de Valérie Carayol et ses collègues (2005) et Nicole D’Almeida (2012), selon lesquelles l’urgence constituerait un obstacle à la réflexion stratégique et aux activités de planification, et produirait toujours plus d’urgence. Enfin, il convient de constater que réaliser régulièrement des activités professionnelles en dehors des horaires de travail est corrélé positivement au fait de ne pas recevoir de réponse à une demande par mail (R=0,36). Ce résultat peut être interprété au regard des travaux qui ont documenté l’effritement croissant de la frontière entre travail/hors travail (Boswell & Olson-Buchanan, 2007 ; Wajcman & Rose, 2011 ; Félio, 2013a ; Carayol et al., 2017). D’après ces travaux, la porosité des frontières entre la sphère privée et la sphère professionnelle engendrerait un certain flou quant aux contours des conduites acceptables et peu tolérables en contexte de travail. S’il n’y a plus de ligne de démarcation claire entre le travail et le hors travail, il est possible de s’offusquer lorsqu’un interlocuteur manque de réactivité ou répond en décalé car il n’organise pas son travail de la même manière que l’expéditeur (certains préfèrent travailler tard le soir, d’autres tôt le matin, etc.). Percevoir l’absence de réponse, notamment en dehors des heures de travail, comme une incivilité pourrait alors témoigner d’un brouillage croissant des sphères d’existence et d’une reconfiguration de certaines conceptions de l’éthique professionnelle. H3(a) : les incivilités numériques pourraient être associées à la perception d’un contrôle exercé via les TIC : Il ressort des analyses de régression que la perception d’un contrôle du temps de travail via les TIC peut être associée à un ensemble d’incivilités numériques survenant dans le cadre des relations managériales. Ces corrélations sont synthétisées dans le tableau suivant :

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Incivilités numériques liées à la perception d’un contrôle du temps de travail via les TIC

Coefficients de corrélation (r)

- Recevoir des relances multiples - Recevoir une critique par mail avec plusieurs témoins en copie - Être témoin d’un commentaire négatif transmis par mail - Recevoir des copies de manière excessive - Recevoir une critique négative sur le travail par mail - Recevoir des courriels sans formules de politesse

0,36 0,33 0,32 0,31 0,30 0,30

Ainsi, les résultats des analyses de régression indiquent que la perception d’un contrôle effectué par l’entremise des TIC va de pair avec un ensemble d’incivilités liées à des questions temporelles et à des conflits latents ou avérés. Ces résultats pourraient être interprétés comme le symptôme d’un usage coercitif des TIC dans le cadre des relations managériales. H3(b) : les incivilités numériques pourraient être liées à un contrôle pervasif incarné dans des procédures de travail, des procédures qualité, des procédures de reporting et des objectifs chiffrés. Recevoir des copies de manière excessive : -Devoir suivre des procédures de travail détaillées (R=0,33) -Devoir effectuer des activités de reporting (R=0,30) Être témoin d’un commentaire négatif adressé par mail à plusieurs destinataires : -Devoir suivre des procédures détaillées (R=0,35) Les corrélations positives entre le fait de devoir suivre des procédures de travail détaillées et des activités de reporting d’une part et, d’autre part, recevoir des copies de manière excessive, nous paraissent significatives, dans la mesure où elles confortent l’idée d’un ancrage organisationnel des pratiques numériques inciviles. Rappelons que, dans la littérature scientifique, la pratique qualifiée de « mail parapluie » et qui consiste à se « couvrir » en mettant plusieurs destinataires en copies des courriels envoyés, a été interprétée d’une façon individualisante, comme le symptôme d’une tendance à la « surprotection ». Nos corrélations pourraient indiquer, à l’inverse, que les mises en copies multiples s’inscrivent dans des contextes organisationnels marqués par des procédures strictes à respecter dont elles représentent le symptôme. Par ailleurs, l’incivilité consistant à être témoin d’un commentaire dépréciateur adressé à plusieurs destinataires est corrélée positivement à la perception d’un

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contrôle du temps de travail via les TIC ainsi qu’aux procédures de travail détaillées. Ces corrélations pourraient étayer l’hypothèse d’un lien entre des mésusages de la messagerie électronique et l’existence d’un contrôle organisationnel pervasif perpétré par l’entremise des TIC et des procédures de travail. 1.2.3. Les analyses de régression relatives aux incivilités numériques survenant dans le cadre des relations entre pairs Par souci de synthèse, nous ne présentons ici que les principaux résultats des analyses de régression relatives aux relations entre pairs sans lien hiérarchique. Le détail des traitements statistiques est toutefois disponible en annexes.

o 1.2.3.1. Les pratiques managériales Dans la continuité des analyses relatives aux incivilités managériales, les corrélations relatives à l’hypothèse 1 mettent en exergue les contours d’un modèle managérial, fondé sur la reconnaissance et l’autonomie, qui pourrait limiter la survenue des incivilités numériques advenant dans les échanges entre pairs. Ces résultats peuvent être éclairés, par exemple, par les travaux de Sakurai et Jex (2012) qui ont démontré que des relations managériales basées sur le respect et le soutien avaient pour effet de réduire la propension des individus à se comporter de manière incivile envers leurs collègues. Les analyses de régression mettent également en lumière un lien potentiel entre, d’une part, des évaluations professionnelles ne tenant pas compte du travail réalisé en équipe et, d’autre part, la survenue de plusieurs incivilités numériques liées à des tensions relationnelles. Ces résultats peuvent être interprétés au regard des travaux critiques en communication et en sociologie des organisations qui postulent que la non prise en compte du travail réalisé en équipe peut être la source de difficultés relationnelles entre pairs (Robert-Demontrond, 2003 ; Le Goff, 2003 ; Giust-Desprairies et Giust-Ollivier, 2010). En effet, afin de s’adapter à des méthodes d’évaluation individuelles, certains individus pourraient être incités à adopter des attitudes peu éthiques en vue de valoriser leur propre contribution au détriment de leurs collègues. En outre, ces corrélations pourraient être interprétées comme le signe de pratiques managériales fondées sur la mise en concurrence des individus et qui peuvent façonner un climat de travail compétitif, peu basé sur le soutien mutuel et, ainsi, favoriser des relations interpersonnelles tendues.

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o 1.2.3.2. Les reconfigurations temporelles

Les analyses de régression suggèrent qu’un ensemble de pressions temporelles pourraient être associés à des difficultés relationnelles entre pairs médiatisées par la messagerie électronique. Nous pouvons supposer que le travail dans l’urgence ainsi que les distractions fréquentes peuvent provoquer de l’irritation, de l’agacement et susciter des réactions « à chaud » qui pourraient provoquer des échanges numériques inciviles entre collègues. De plus, les traitements statistiques ont permis d’établir un lien entre l’épanchement temporel et la survenue de pratiques numériques qui pourraient être le signe de conflits latents ou avérés. Nous pouvons proposer deux manières d’interpréter ces résultats : Premièrement, la porosité de la frontière temporelle entre travail et hors travail pourrait s’accompagner d’un affaiblissement des cadres de courtoisie qui structurent habituellement les rapports professionnels. En raison du brouillage des frontières, certains individus pourraient se sentir autorisés à envoyer des mails à des horaires atypiques, à se décharger d’une certaine pression sur leurs collègues, ou encore à s’adresser à eux comme s’ils étaient des subordonnés (via des mails au ton directif qui sonnent comme des « ordres »). Deuxièmement, cette porosité temporelle pourrait-être le signe d’une charge de travail excessive qui contraint les individus à poursuivre leur travail en dehors des horaires de bureau. Cette pression temporelle pourrait susciter des tensions relationnelles perceptibles dans les échanges par courriels.

o 1.2.3.3. Le contrôle pervasif Les corrélations qui ont émergé des analyses de régression relatives à cette troisième hypothèse ne permettent pas de valider l’hypothèse d’un lien entre la survenue d’incivilités numériques entre pairs et l’existence d’un contrôle organisationnel pervasif.

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1.3. Les résultats de l’analyse des correspondances multiples L’hypothèse 4 relative au lien entre les incivilités numériques — managériales et entre collègues — et une faible tolérance organisationnelle à la diversité a été testée via des analyses de correspondances multiples. Les ACM s’inscrivent dans la lignée des analyses classificatoires et permettent de mesurer des liens entre plusieurs variables qualitatives (à la différence des analyses de régression qui ne peuvent être effectuées qu’à partir de données chiffrées). Les ACM permettent de faire émerger des ensembles de répondants (traditionnellement appelés « facteurs » ou « axes ») aux caractéristiques opposées. Chaque ensemble représente un pourcentage de la variance totale et est structuré autour de deux « pôles » (que l’on nomme « contributions positives » et « contributions négatives ») qui s’opposent selon un effet de miroir et permettent de distinguer les répondants en fonction d’un ensemble de caractéristiques contrastées. Dans le cadre de cette enquête, nous ne conserverons que les facteurs qui expliquent plus de 10% de la variance totale (les contributions des autres ensembles étant jugées trop faibles) et qui synthétisent les informations nécessaires à la vérification de nos hypothèses. Les résultats de ces ACM sont présentés dans des tableaux. L’objectif de cette quatrième hypothèse est de vérifier si certaines caractéristiques biographiques ainsi que certains facteurs organisationnels relatifs à la gestion de la diversité pourraient être liés aux incivilités numériques. Comme les ACM sont sensibles aux effectifs, nous n’avons retenus, pour nos analyses, que les variables qui disposaient d’une distribution statistique relativement équilibrée. Concernant les relations managériales, nous ne testerons que les variables relatives aux incivilités numériques suivantes : la réception de courriels à des horaires atypiques, la réception de copies de manière excessive, l’absence de réponse à une demande par mail et l’exclusion d’une liste de diffusion. Concernant les incivilités entre collègues, nous n’avons également retenu que les variables dont la répartition des réponses était équilibrée, soit : les mails reçus à des horaires atypiques, les relances multiples, les courriels rédigés de manière discourtoise (avec des mots en gras, en majuscule, en couleur, etc.) et l’exclusion d’une liste de diffusion. Nous présenterons d’abord les résultats des ACM relatives aux incivilités numériques dans les relations managériales puis nous détaillerons les ACM relatives aux incivilités entre pairs.

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1.3.1. Les ACM relatives aux incivilités numériques survenant dans les relations managériales H4 (a) : les incivilités numériques pourraient être le symptôme de discriminations subtiles envers certains publics : Pour ce premier test, nous cherchons à savoir si les répondants peuvent être regroupés en fonction des incivilités numériques subies au quotidien et de variables biographiques. Ici, nos variables explicatives sont le genre (femme ou homme), l’âge, les enfants à charge et le statut hiérarchique. L’objectif de ce premier test consiste à établir des liens potentiels entre les variables biographiques précitées et les 4 incivilités numériques suivantes : la réception de courriels en dehors des horaires de travail, la réception de copies de manière excessive, l’absence de réponse à une demande par mail et l’exclusion d’une liste de diffusion. Il s’agit de savoir si certains publics pourraient davantage être la cible d’incivilités numériques en raison de leur genre, de leur âge, du fait d’avoir des enfants à charge ou d’occuper un poste d’encadrement. L’analyse des correspondances multiples relative à cette première sous-hypothèse 4(a) fait émerger deux principaux ensembles de répondants (que nous appelons également « facteurs » dans la suite de cette analyse). Le premier facteur explique 17,52% de la variance totale et se compose des contributions positives et négatives présentées dans le tableau ci-dessous. Précisons, toutefois, que ces tableaux ne comprennent que les modalités dont la contribution à l’ensemble est égale ou supérieure à 3%. A titre d’illustration, seul le premier tableau est présenté ici. Le reste des tableaux synthétisant la composition des différents ensembles de répondants est disponible en annexes :

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Hypothèse H4 (a)

Facteur n°1 (17,52% de la variance) Contributions positives Contributions négatives Intitulé Contrib. (%) Intitulé Contrib. (%) Absence de réponse (Souvent)

11% Absence de réponse (Jamais)

10%

Courriels à des horaires atypiques (souvent)

9% Courriels à des horaires atypiques (jamais)

12%

Exclusion (souvent) 7% Exclusion (jamais) 11% Encadrement 5% Aucun encadrement 4% Copies excessives (Souvent)

4% Copies excessives (Jamais)

7%

Avec enfant(s) à charge 3% Sans enfant 4% Entre 35 et 44 ans 3% Entre 25 et 34 ans 4% Somme 42% Somme 52%

Figure 17 : tableau synthétisant les contributions du facteur n°1

Ainsi, ce facteur n°1, qui explique 17,52% de la variance totale, traduit un contraste entre :

o Un groupe de répondants qui sont souvent confrontés à l’absence de réponse, à la réception de mails en dehors des horaires de travail, aux copies excessives, à l’exclusion numérique et qui se situent dans la tranche d’âge managériale, occupent un poste d’encadrement et ont des enfants à charge.

o Un groupe de répondants qui sont peu ou pas confrontés aux incivilités

numériques précitées et qui sont jeunes, n’occupent pas de position d’encadrement et n’ont pas d’enfant à charge.

Ces résultats ne nous permettent pas de valider l’hypothèse selon laquelle les incivilités numériques pourraient être le symptôme d’une mise à mal subtile de certains publics de l’organisation. Ce premier test suggère que, dans notre échantillon, certaines manifestations d’incivilité dépendent principalement du statut hiérarchique (avoir une équipe à encadrer) et des enfants à charge, dans la lignée des travaux scientifiques récents sur les problématiques d’hyper connexion, de surcharge informationnelle, de dispersion et de multi-activités dont les cadres font l’expérience (Félio, 2013a ; Bretesché et al., 2014 ; Créno et Cahour, 2016 ; Carayol et al., 2017 ; Dumas et al., 2017).

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Il convient de noter le rôle de la variable « enfants à charge ». En effet, nous pouvons supposer que le fait d’avoir des enfants peut exacerber les problématiques qui découlent de la réception de mails à des horaires atypiques, de la surcharge informationnelle et de la multi-activités. De plus, le lien entre les enfants à charge et l’exclusion d’une liste de diffusion pourrait indiquer que ne pas se conformer aux exigences de disponibilité et d’investissement professionnel important, propres à l’idéologie managériale (De Gaulejac et Hanique, 2015), peut susciter des formes de sanction comme la mise à l’écart et l’exclusion de certains projets, comme certains travaux ont pu le démontrer (Buzzanell & Liu, 2005 ; Miner et al., 2014). Concernant cette hypothèse 4(a), nous avons identifié un deuxième facteur qui explique 11,27% de la variance et traduit un contraste entre :

o Un groupe de répondantes qui sont souvent confrontées à l’exclusion d’une liste de diffusion, à l’absence de réponse, à la réception de copies qui ne les concernent pas directement et aux mails en dehors des horaires de travail. Ce groupe est composé de femme jeunes et de femmes à l’âge managérial sans enfant à charge.

o Un groupe de répondants confrontés, de manière moins fréquente (parfois) aux incivilités précitées. Ce groupe est composé d’hommes à l’âge managérial et d’hommes plus âgés avec un ou des enfants à charge.

S’il ne permet pas de valider l’hypothèse des incivilités numériques comme signe de pratiques potentiellement discriminatoires, ce deuxième ensemble de répondants suggère qu’il existe un effet lié au genre des individus. Ces résultats, qui indiquent que les femmes jeunes et les femmes à l’âge managérial pourraient être davantage exposées aux incivilités numériques que les hommes plus âgés, pourraient être interprétés par le prisme des travaux sur le plafond de verre (Simpson & Altman, 2000 ; Landrieux-Kartochian, 2007 ; Stamarski & Son Hing, 2015) qui mettent en lumière les difficultés professionnelles auxquelles les femmes qui souhaitent développer leur carrière peuvent être confrontées. Les résultats de ce test statistique s’inscrivent également dans la continuité des travaux qui ont documenté les dimensions genrées des risques psychosociaux associés aux mésusages des TIC. A titre d’illustration, l’enquête quantitative menée par Valérie Carayol et ses collègues (2017) a démontré que la déconnection aux TIC en dehors des heures de travail suscitait un sentiment de culpabilité plus fort chez les femmes que chez les hommes. Dans la littérature anglophone, l’enquête menée par Stephen Barley et ses collègues (2011) a mis en exergue des résultats similaires. Dans la même veine,

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l’enquête European Communication Monitor 201822 sur les conditions de travail des professionnels de la communication, réalisée par les chercheurs et professionnels membres de l’Euprera23, suggère que les femmes sont plus stressées que les hommes par le fait de devoir être constamment disponibles pour répondre à leurs courriels. H4 (b) : les incivilités numériques dans les relations managériales pourraient être liées aux dispositifs organisationnels relatifs à la gestion de la diversité : Dans le cadre de cette hypothèse, nous postulons que des procédures et des processus organisationnels relatifs à la gestion de la diversité pourraient favoriser un climat de respect et, ainsi, limiter les manifestations d’incivilité dans les échanges numériques. Les variables que nous mobilisons dans le cadre de ce test statistique sont : la mise en place d’une charte de la diversité, de programmes de sensibilisation à la diversité, d’un label égalité femmes-hommes, de programmes de tutorat (mentoring destiné aux jeunes recrues) et des aménagements de carrières pour les séniors. Les analyses des correspondances multiples ont fait émerger trois ensembles de répondants qui expliquent, respectivement, 19,23%, 13,86 et 10,20% de la variance. Nous ne présentons ici que le troisième facteur car il synthétise un ensemble de caractéristiques qui permettent de tester notre hypothèse. Cet ensemble de répondants n°3, qui explique 10,20% de la variance, traduit un contraste entre

o Un groupe de répondants qui sont souvent confrontés à l’exclusion numérique, à la réception de copies de manière excessive, à l’absence de réponse et à la réception de courriels à des horaires atypiques. Les répondants qui composent ce groupe déclarent ne pas savoir si leur organisation a mis en place des procédures de gestion de la diversité.

La réponse « je ne sais pas » aux questions relatives aux éventuels dispositifs organisationnels relatifs à la gestion de la diversité peut s’expliquer de deux manières : tout d’abord, les enquêtés qui ont répondu ainsi travaillent dans des organisations qui n’ont pas mis en place de procédure de gestion de la diversité et n’ont donc, par conséquent, aucune raison de communiquer en interne sur ce sujet. Deuxièmement, leurs organisations ont pu mettre en place des dispositifs relatifs à la diversité, mais

22http://www.communicationmonitor.eu/2018/06/13/ecm-european-communication-monitor-2018/ 23 http://euprera.org

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ces derniers font l’objet d’actions de communication ciblant principalement les publics externes (les clients/usagers, les parties prenantes, les financeurs, etc.). L’ambition de ces dispositifs ne réside peut-être pas dans l’amélioration du climat de travail, de la justice procédurale et des relations internes, mais se porte davantage sur l’identité institutionnelle (Metzler, 2006). Ces dispositifs, qui pourraient s’inscrire dans une stratégie de communication corporate et de « marque employeur » (Yao, 2013), ne sont pas forcément portés à la connaissance des salariés. Par conséquent, nous pouvons présumer que l’effet de ces dispositifs formels sur les relations internes est limité.

o Un groupe de répondants qui ne sont jamais confrontés à l’exclusion ni à la réception de mails à des horaires atypiques, mais peuvent parfois ne pas recevoir de réponse à une demande adressée par mail. Les membres de ce groupe se distinguent du précédant car ils ont déclaré que leur organisation avait mis en place une charte de la diversité, des programmes de sensibilisation à la diversité, des aménagements de carrière pour les séniors ainsi qu’un label égalité femmes-hommes.

Si l’hypothèse précédente portait davantage sur le niveau individuel des comportements subtils, la présente hypothèse concerne essentiellement le niveau méso des procédures et processus organisationnels. Les résultats des ACM suggèrent l’existence d’un lien entre plusieurs pratiques formelles relatives à la diversité et le fait, pour les enquêtés, d’être peu confrontés à certaines incivilités numériques. Même si ces résultats doivent être appréhendés au regard de la contribution moyenne du facteur étudié à la variance totale (10,20%), ils mettent en exergue le rôle des dimensions organisationnelles dans le développement des pratiques numériques inciviles et pourraient indiquer que la mise en place de processus organisationnels visant à favoriser l’inclusion des différents publics peut façonner un climat de travail propice à la collaboration et au respect. L’hypothèse H4(c) visait à identifier des liens entre plusieurs incivilités numériques d’une part et, d’autre part, des processus organisationnels jugés « neutres » mais qui peuvent désavantager certains publics. Dans le cadre de cette hypothèse, nous mobilisons les variables suivantes : l’âge, les enfants à charge, la possibilité d’adapter ses horaires de travail à ses exigences éducatives et familiales et, dernièrement, une éventuelle culture du surinvestissement (mesurée à partir de la question : « dans mon organisation, ne pas compter ses heures est une attitude valorisée »).

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L’ensemble de répondants n°1 explique 13,43% de la variance. Nous ne présentons pas les autres facteurs dont les contributions nous semblent trop faibles (inférieures à 10%). Ce facteur n°1 illustre un contraste entre :

o Un groupe de répondants souvent confrontés aux incivilités numériques mesurées. Les sujets de ce groupe ont des enfants à charge et n’ont pas la possibilité d’adapter leurs horaires de travail à leurs exigences éducatives et familiales.

o Un groupe de répondants jamais confrontés aux quatre incivilités numériques

mesurées. Ces individus ne sont pas soumis à une culture du surinvestissement et ont la possibilité d’adapter leurs horaires à leurs exigences éducatives et familiales. Ils sont jeunes et n’ont pas d’enfant.

Cet ensemble de répondants nous fournit principalement des informations sur le rôle des processus organisationnels dans l’émergence des communications inciviles. Les résultats de ces analyses suggèrent que les individus qui sont peu confrontés à une culture du surinvestissement et disposent d’une certaine flexibilité pour adapter leurs horaires de travail tendent à être peu exposés aux incivilités numériques mesurées. A l’inverse, les répondants qui ont des enfants à charge et n’ont pas la possibilité d’adapter leurs horaires à leurs exigences éducatives et familiales sont fréquemment confrontés à des incivilités dans le cadre des relations managériales. Ces données s’inscrivent dans la continuité des travaux qui ont documenté la manière dont certains processus organisationnels relatifs aux questions temporelles pouvaient, d’une part, désavantager certaines catégories de salarié·e·s et, d’autre part, favoriser des attitudes hostiles à l’égard de celles et ceux qui ne conforment pas à l’injonction implicite au surinvestissement (Gaudart, 2010 ; Linstead & Thomas, 2010 ; Randle, 2017). 1.3.2. Les résultats des ACM relatives aux incivilités numériques entre collègues Par souci de synthèse, nous ne présentons ici que les principaux résultats des ACM relatives aux incivilités numériques entre collègues. Le détail des traitements statistiques est disponible en annexes. H4(a) : les ACM réalisées dans le cadre de cette première sous-hypothèse ne permettent pas d’affirmer que les incivilités numériques entre collègues pourraient constituer des manifestations subtiles de pratiques discriminatoires. En effet, les analyses statistiques mettent en exergue un ensemble de répondants particulièrement

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affectés par les incivilités numériques et qui ont pour caractéristiques d’avoir l’âge managérial, d’occuper un poste d’encadrement, et d’avoir des enfants à charge. Si les analyses précédentes avaient mis en exergue un groupe de femmes à l’âge managérial concernées par les incivilités hiérarchiques, les ACM relatives aux incivilités numériques entre pairs ne font émerger aucun effet du genre. H4(b) : à l’instar des analyses précédentes, les ACM relatives aux relations entre pairs suggèrent un lien entre des dispositifs organisationnels de gestion de la diversité et le fait d’être peu confronté aux incivilités numériques. H4(c) : les ACM relatives à cette sous-hypothèse soulignent le rôle des dispositifs organisationnels et suggèrent qu’un ensemble de processus peuvent désavantager certains publics et les rendre plus enclins à faire l’expérience d’incivilités numériques de la part de leurs collègues. Ainsi, les répondants qui ont l’âge managérial, des enfants à charge et qui sont confrontés à une culture du surinvestissement semblent particulière affectés par certaines pratiques inciviles. A l’inverse, les séniors confrontés à une culture du surinvestissement mais qui ont la possibilité d’adapter leurs horaires de travail paraissent moins concernés par les incivilités numériques perpétrées par des pairs. 1.4. Synthèse des enseignements de l’enquête quantitative Dans cette partie nous proposons de synthétiser les points saillants qui ont émergé de l’analyse de notre recueil de données quantitatives. Tout d’abord, les analyses de régression esquissent les contours d’un modèle managérial, basé sur des formes de reconnaissance, sur l’autonomie, la délégation des tâches et la prise en compte du travail réalisé en équipe, qui pourrait avoir un effet bénéfique sur la qualité des échanges interpersonnels via la messagerie électronique. L’enquête qualitative nous permettra d’approfondir et d’affiner la compréhension de ces méthodes managériales qui semblent favoriser un climat relationnel apaisé et des communications basées sur le respect. Les analyses de régression relatives à l’hypothèse 2 sur le lien potentiel entre incivilités numériques et reconfigurations temporelles mettent en exergue l’ancrage organisationnel de plusieurs pratiques inciviles liées à des questions temporelles. Ainsi, les individus qui travaillent régulièrement dans l’urgence, n’ont pas suffisamment de temps pour effectuer leur travail, et qui doivent composer avec des délais serrés sont également confrontés à l’hyper connexion, à l’infobésité, à la réception de mails qui suscitent un sentiment d’urgence, etc.

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D’autre part, les pressions temporelles, tout comme la dispersion et la perméabilité des frontières entre les sphères d’existence, semblent susciter des difficultés relationnelles, comme des phénomènes d’exclusion ou de violence verbale, principalement dans les échanges numériques entre collègues. Il serait intéressant d’affiner la compréhension de cette relation lors de l’enquête qualitative. Les traitements statistiques relatifs à l’hypothèse 3 mettent en évidence un lien entre la perception d’un contrôle exercé via les TIC et la survenue d’un ensemble d’incivilités numériques tant dans les relations hiérarchiques que dans les discussions entre pairs. Ce lien statistique, contre-intuitif de prime abord, pourrait être le signe d’un usage coercitif des outils numériques. De plus, un ensemble d’incivilités numériques advenant principalement dans le cadre des relations managériales semblent être associées à la perception d’un contrôle de l’activité numérique ainsi qu’à un excès de procédures organisationnelles. Ces corrélations pourraient être révélatrices d’un contrôle organisationnel pervasif, « incorporé » dans les TIC et les procédures de travail, susceptible de dégrader la qualité des échanges interpersonnels par messagerie électronique.

Les analyses des correspondances multiples relatives à l’hypothèse 4 invalident l’hypothèse selon laquelle, dans le cadre de notre échantillon, les incivilités numériques pourraient représenter les manifestations subtiles de pratiques potentiellement discriminatoires, même si elles font émerger un effet du genre dans le cadre des relations managériales. Ces analyses suggèrent également que certains dispositifs organisationnels relatifs à la gestion de la diversité pourraient contribuer à la prévention des incivilités numériques. Le rôle de ces dispositifs pourra faire l’objet d’une analyse plus fine dans le cadre de l’enquête qualitative. Enfin, les ACM suggèrent que des processus organisationnels pourraient mettre à mal certains publics et les rendre plus enclins à subir des incivilités numériques. Cela semble être particulièrement le cas des parents de jeunes enfants confrontés à une culture du surinvestissement.

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2. Présentation des résultats de l’enquête qualitative 2.1. Les incivilités numériques évoquées dans les témoignages L’analyse par théorisation ancrée des témoignages nous a permis d’identifier un ensemble de pratiques perçues comme « inciviles » qui pourraient être positionnées sur un continuum en fonction de deux dimensions : la fréquence de survenue des incivilités d’une part et, deuxièmement, l’impact de ces incivilités sur les sujets de notre enquête. Nous avons ainsi classé les incivilités issues de notre corpus dans trois catégories en fonction des deux dimensions précitées (la fréquence et l’impact). Précisons ici que ces trois catégories visent principalement à simplifier et clarifier la présentation de nos résultats et n’ont pas pour ambition de constituer une typologie généralisable. Nos résultats seront illustrés par des verbatims issus de nos témoignages. Nous utiliserons des prénoms fictifs pour évoquer le point de vue des sujets de notre enquête. Dans le cadre de cette enquête qualitative, nous avons décidé de ne pas recourir à la quantification « d’actes » incivils. Nous cherchons à élaborer une classification exploratoire en nous basant sur les perceptions et les représentations des enquêtés. Ce choix méthodologique est cohérent avec l’approche par théorisation ancrée dont l’un des principes consiste à « privilégier les éléments qui expriment le vécu des acteurs, leur expérience » (Lejeune, 2019, p.64). La « véracité » des faits importe moins ici que « les significations qui leur sont conférées par les individus et les groupes. » (Hanique, 2009, p.7 ; Lindlof & Taylor, 2017). Ce choix méthodologique est également sous-tendu par les travaux d’Abraham Moles. Dans un ouvrage publié en 1995, ce penseur préconise la « prééminence de l’ordinal (ordre) sur le cardinal (chiffre) ». Il invite les chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales à identifier à quel « rang d’importance se situent les éléments successifs qui se présentent sur la scène de l’esprit » des répondants (p.195). Accorder le primat à l’ordinal implique de prêter attention aux « idées de seuil de précision, de seuil différentiel, d’impressions globales dans un continuum des tailles, de normativité (…) » (p.200). Partant des principes de la théorisation ancrée et de la pensée d’Abraham Moles, nous avons cherché à mieux comprendre les perceptions des enquêtés relatives à leurs pratiques de la messagerie électronique professionnelle en fonction de deux dimensions : la fréquence de ces incivilités et leur impact négatif. Les deux premières catégories intitulées « incivilités liées à des phénomènes de surcharge » et « incivilités liées à un manque de respect et de savoir-vivre » regroupent un ensemble de mésusages de la messagerie électronique qui surviennent

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fréquemment, voire quotidiennement. Ces pratiques sont décrites comme « irritantes », « désagréables » mais ne constituent pas un « drame national », selon l’expression employée par l’une de nos répondantes. La troisième catégorie « incivilités liées à des conflits latents ou avérés » est positionnée à l’autre extrémité du continuum et rassemble des pratiques numériques peu fréquentes mais qui semblent avoir un impact négatif durable sur les répondants. Ainsi, Louise, cadre dans une grande entreprise, décrit en ces termes un évènement problématique, en lien avec la messagerie électronique, survenu il y a plusieurs années : « Ça s’est passé il y a 10 ans et je m’en souviens encore. Même si j’essaye de prendre de la hauteur, je me rappelle parfaitement de cet incident. C’était vraiment inadmissible. » Les mésusages du courriel qui composent cette catégorie sont qualifiés de « violents » par les personnes interrogées. Nous présentons les principales incivilités recensées par les répondants dans les parties suivantes. 2.1.1. Les incivilités numériques liées à des phénomènes de surcharge Les incivilités qui composent cette catégorie sont issues des témoignages et représentent les pratiques de la messagerie électronique les plus fréquentes et « irritantes » du point de vue de nos enquêtés.

o 2.1.1.1. La « volumétrie » Les répondants évoquent la « volumétrie », c’est-à-dire la surcharge de courriels, comme étant le versant le plus irritant et le plus perturbant de la messagerie électronique. La perception négative de la quantité de mails reçus est palpable dans les expressions utilisées par les répondants, qui qualifient cette volumétrie d’« insupportable », « dingue », « incroyable », etc. Ainsi, d’après Catherine, cadre dans le milieu hospitalier : « L’aspect le plus négatif, si je devais en trouver un, c’est l’augmentation du nombre de mails à traiter. Tous les jours, il faut traiter 70-80, voire 100 mails en fonction des périodes. » De la même manière, Alice, cadre dans la fonction publique, estime que, dans son institution « le problème n°1, c’est la surcharge de courriels. On croule littéralement sous la charge de mails. » Cette surcharge de mails et d’informations est symbolisée par la quantité, jugée anxiogène, de courriels qui s’affichent dans la boîte de réception au retour des congés ou d’une période de déconnexion : « Si je m’absente pendant une semaine pour partir en vacances, je sais que je vais avoir 600-700 voire 800 mails à gérer à mon retour. » (Catherine, cadre dans le milieu hospitalier).

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Fabrice, cadre dans la fonction publique, reconnaît que plus on s’élève dans la hiérarchie et plus la problématique de la surcharge de mails tend à être exacerbée : « J’ai eu des responsabilités assez élevées pendant 3 ans. Pendant toute cette période, je n’ai quasiment pas pu travailler à cause du nombre de mails que je recevais tous les jours. J’exagère à peine. » Catherine exprime un point de vue similaire sur ce thème : « La messagerie électronique est très pratique car elle permet d’éviter un certain nombre de déplacements. En revanche, il faut faire face à une grande quantité de mails tous les jours, en particulier dès qu’on est dans l’encadrement. » Dans plusieurs témoignages, la quantité de mails reçus quotidiennement est qualifiée « d’excessive », « déraisonnable » et se révèle source de stress, comme l’exprime Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier : « J’ai un vrai problème avec les mails. Ça me stresse, j’ai la boule au ventre à chaque fois que j’ouvre ma messagerie professionnelle. » Cette volumétrie peut également favoriser des pratiques d’hyper connexion visant à traiter au fur et à mesure les courriels reçus afin d’éviter de se laisser submerger, comme en témoigne le récit de Jeanne : « Je vérifie ma boîte mail 30 fois par jours, comme ça je vois les messages qui arrivent un par un et je n’ai pas un gros pavé à traiter d’un coup. » Manon, cadre dans une institution, parle de « pollution » pour qualifier l’une des conséquences d’un usage excessif de la messagerie : « Je suis victime de…débordement d’informations ! Dans ma pratique, je suis consciente que je me laisse polluer par les mails, mais je ne peux pas vraiment faire autrement, puisque j’attends les réponses des uns et des autres pour pouvoir avancer. Je suis absorbée par tous ces mails qui arrivent en permanence dans ma boîte de réception. » Si, pour Manon, la « volumétrie » représente un « irritant » au quotidien, elle paraît également inévitable dans la mesure où son poste se situe « à l’interface de plusieurs services » et implique de multiples activités de communication et de coordination. Cette profusion de courriels peut être qualifiée d’incivile dans la mesure où, dans le récit des répondants, elle paraît entrainer un manque d’efficacité au quotidien et donne l’impression de n’avoir jamais suffisamment de temps à consacrer à son « cœur de métier » : « La journée de travail tend à devenir une journée passée à écrire des mails, alors que ce n’est vraiment pas le but. Il y a des gens qui ont l’illusion d’avoir travaillé parce qu’ils ont passé la journée à traiter leurs mails. C’est un véritable danger actuellement, et cela n’existait pas lorsque j’ai commencé ma carrière. On voit très bien qu’on peut se faire absorber par les courriels avoir l’impression d’être actif et finalement ne plus rien produire » (Fabrice, cadre dans la fonction publique). Dans la même veine, Ludivine, ingénieure, considère que : « J’ai vraiment le sentiment de recevoir des mails dans tous les sens et de ne pas savoir par où commencer tant la quantité est considérable. D’une manière un peu paradoxale, j’ai l’impression de ne jamais m’arrêter tout en n’étant jamais à fond non plus. »

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o 2.1.1.2. Les sollicitations jugées « intempestives »

Les sollicitations issues des outils numériques, qualifiées d’« intempestives », semblent constituer une source d’incivilité pour les sujets de notre enquête. Ces sollicitations procèdent, premièrement, des nombreuses relances effectuées par des managers et des collègues qui souhaiteraient que l’interlocuteur réponde rapidement à leur demande. Plusieurs témoignages illustrent cette incivilité. Ainsi, Fabrice estime qu’il « y a des gens qui sont un peu maniaques. Lorsqu’ils n’obtiennent pas satisfaction immédiatement, ils vous bombardent de courriels et ça, c’est terrible. » Selon Catherine, cadre dans le milieu hospitalier : « Ce qui me paraît désagréable, c’est quand les gens me relancent alors qu’ils m’ont envoyé une demande par mail il y a une heure et que je suis en train de faire autre chose. Je reçois régulièrement des courriels du type "je n’ai pas ta réponse, il faut que tu me répondes !" Je leur réponds alors que je suis occupée par du travail et que je leur ferai un retour quand j’aurais terminé. » Dans ces témoignages, l’incivilité provient de l’impression que l’expéditeur exerce une certaine « pression », via des rappels et des relances successives, pour que le destinataire traite sa demande en priorité, au détriment de son propre travail. Le quotidien décrit par Johanna, cadre dans une entreprise privée, permet de prendre la mesure des effets néfastes des relances incessantes : « Sur la centaine de mails que je reçois tous les jours, il y en a un certain nombre qui sont des relances. Certaines personnes me renvoient leur mail toutes les heures jusqu’à ce que je réponde. Au bout d’un moment, ce n’est plus gérable, et je finis par péter les plombs. » De surcroît, plusieurs répondants précisent que des collègues et des managers perçus comme particulièrement « insistants » peuvent parfois recourir à « tous les canaux possibles » pour parvenir à les joindre. Une répondante explique que certains collègues, qui cherchent à obtenir une réponse rapide en employant « tous les moyens possibles » ont pris l’habitude de solliciter son N + 1 afin que ce dernier lui ordonne de répondre. Cette stratégie, qui contribue à la discréditer auprès de son manager, est vécue par cette répondante comme particulièrement irrespectueuse. François, ingénieur dans le privé, estime que cette manière de « harceler » ses interlocuteurs, de se montrer très « insistant » pour obtenir une réponse, ne serait pas possible en présentiel. Le qualificatif « intempestif » désigne, en outre, les messages issus des différents réseaux socionumériques utilisés dans un cadre professionnel (Facebook Workplace, Twitter, viadéo, LinkedIn). Ces sollicitations s’ajoutent aux flux de courriels à traiter quotidiennement et participent au sentiment de surcharge : « Il y a des personnes qui utilisent WhatsApp, d’autres qui ont recours à Messenger, qui m’envoient des

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messages sur LinkedIn, etc. Si vous commencez à entrer là-dedans vous devenez fou. Pour éviter d’être épuisé, je concentre toutes les demandes sur ma messagerie professionnelle. Je demande aux gens de me contacter sur mon mail professionnel, comme cela je centralise tout sur le même canal. » (Fabrice, cadre dans une institution). Les notifications envoyées automatiquement par l’Intranet ou certaines applications de gestion constituent également une source de surcharge, de densification du temps et de distraction : « Avec notre Intranet, nous avons la possibilité de nous inscrire à plusieurs "communautés" afin d’échanger et de partager des bonnes pratiques. Le problème, c’est qu’on reçoit des notifications en permanence. On peut paramétrer le système, mais on reçoit tellement d’informations que ça devient contre-productif. Je considère que c’est une incivilité, car ça met l’utilisateur sous pression. On peut aussi avoir l’impression qu’on ne va jamais réussir à gérer tous ces messages. Donc, ce n’est pas vraiment une incivilité de la part d’un individu, mais plutôt d’un système. » (Louise, cadre dans une grande entreprise). Ces témoignages mettent l’accent sur le fait que l’incivilité provient d’un manque d’harmonisation des pratiques (si certains privilégient la messagerie électronique, d’autres préfèrent interpeller leurs interlocuteurs via les réseaux sociaux) et également, comme l’exprime Louise, d’un mauvais paramétrage des outils numériques. Il apparaît que chaque outil numérique supplémentaire peut entrainer un surplus de messages et de sollicitations, contribuant ainsi au sentiment général de surcharge et d’intensification du temps. En réaction, les répondants expriment le souhait de recentrer les échanges professionnels sur le même média, afin d’éviter la dispersion, de préserver leurs capacités cognitives et de gérer plus efficacement les demandes des collègues et managers. Ce constat s’inscrit en faux contre un ensemble de discours, promus notamment par la presse professionnelle (Bourion et al., 2013), qui préconisent la multiplication des moyens de communication numériques (et particulièrement le réseau social interne) afin de « désengorger » la messagerie électronique. Les usages de la messagerie électronique précédemment cités et que nous avons qualifiés de « sollicitations intempestives » (d’après les termes employés par plusieurs répondants) peuvent être appréhendés comme des incivilités car ils entrainent un ensemble d’effets pervers qui perturbent le travail quotidien. Ces sollicitations contribuent à engendrer un travail « multitâches ». Elles produisent également de la dispersion et des perturbations de l’attention qui peuvent déboucher sur une efficacité moindre et entraîner, comme le suggère François, ingénieur dans une grande entreprise privée, un « séisme pour l’organisme » qui doit s’adapter au fait de passer rapidement d’une tâche à une autre. L’incivilité procède également du fait que les différents interlocuteurs exercent une « pression » pour que leur demande soit traitée en priorité, bousculant ainsi le travail planifié par le destinataire. L’incivilité

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désigne la contrainte et la frustration qui résultent du fait de devoir reléguer son propre travail « au second plan » pour s’occuper de celui des collègues et managers.

o 2.1.1.3. L’absence de réponse L’analyse des témoignages révèle que le fait de ne pas obtenir de réponse à une demande transmise par courriel représente un « problème majeur » pour un certain nombre de répondants. En effet, si les usages de la messagerie électronique professionnelle sont individuels, ils s’inscrivent dans un fonctionnement collectif. Par conséquent, l’absence de réponse de la part d’une personne peut perturber et bloquer le travail des collègues et des managers, comme l’énonce Fabrice : « J’ai des collègues qui ne répondent presque jamais aux mails et je trouve que c’est vraiment usant. Au travail, il faut que les choses avancent, il y a des échéances à respecter et des problèmes à résoudre. Je ne comprends pas qu’une personne qui a accepté de s’impliquer dans un projet ne réponde pas, c’est vraiment un problème. » Le témoignage de Manon, cadre dans une institution, va également dans ce sens : « Dans mon travail, je suis toujours dans l’attente des réponses des uns et des autres pour avancer. On attend des informations qui nous parviennent par mail et on sollicite différents interlocuteurs pour en obtenir d’autres. Si les gens ne répondent pas, ça complique énormément l’organisation de mon travail quotidien. » Les interlocuteurs qui se comportent ainsi sont qualifiés de « personnes peu impliquées » et « peu fiables » dans la mesure où « on ne peut pas compter sur eux ». Fabrice considère que cette attitude engendre un stress qui contribue à dégrader les conditions de travail : « C’est un stress supplémentaire. Je suis d’accord pour stresser pour certaines choses qui ont un but, qui en valent la peine, mais pas pour stresser pour rien. Lorsque vous êtes obligé de courir après la personne pour qu’elle vous réponde, c’est épuisant. » Sans minimiser le ressenti négatif des répondants, ainsi que l’anxiété occasionnée par le silence de l’interlocuteur, qui est vécu comme un manque de coopération, il convient de préciser ici que l’absence de réponse peut également être interprétée comme l’un des symptômes des changements organisationnels favorisés par les TIC. Ces technologies ont contribué à atténuer les cadres spatio-temporels qui structuraient traditionnellement le comportement des salariés (Le Moënne, 2013, 2014 ; Félio et Carayol, 2014). Ainsi, s’il n’y a plus réellement d’horaires collectifs, notamment en raison de l’ubiquité permise par les TIC — et c’est d’autant plus vrai pour les cadres — l’étalon de valeur permettant de distinguer les attitudes valorisées et inacceptables devient alors son propre rythme de travail que l’on peut avoir tendance à appliquer aux autres. Par

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exemple, une personne qui a l’habitude de travailler tardivement peut s’offusquer de ne pas obtenir de réponse à une demande envoyée après 18h. Dans les témoignages de notre enquête, l’incivilité procède du fait qu’un mail sans réponse bloque l’avancée des actions à réaliser, alors que, dans un cadre de travail, les individus sont censés œuvrer collectivement et se montrer coopératifs. L’analyse des entretiens suggère également que le manque de réactivité et l’absence de réponse ne représentent pas nécessairement des incivilités « intentionnelles ». Au contraire, certains individus se déconnectent momentanément, évitent de répondre à tous leurs courriels afin de se préserver des moments pour effectuer des tâches qui nécessitent de la réflexion et de la concentration, comme en témoigne l’anecdote racontée par Louise : « J’ai un collègue qui indique systématiquement "hors connexion" sur sa messagerie instantanée. Mais je sais que c’est un faux statut. Il se met "hors connexion" pour pouvoir travailler tranquillement et ne pas être dérangé. Est-ce que ce n’est pas un peu incivil de ne pas être transparent sur son statut ? Je trouve que c’est assez incivil de ne pas "jouer le jeu" comme tout le monde. » Ces stratégies de filtrage, qui ont été documentées dans la littérature scientifique (Jauréguiberry, 2006 ; Félio 2013a ; Carayol et al., 2017 ; Zouinar, 2018) se révèlent inciviles, du point de vue des sujets de notre enquête, dans la mesure où la personne qui ne répond pas se décharge d’une contrainte qu’elle fait peser sur l’interlocuteur. Il lui incombe alors de revenir vers le destinataire qui ne répond pas, de le relancer, etc. Cette manière de percevoir les inconvénients qui découlent du silence de l’interlocuteur est illustrée par le témoignage de Ludivine, ingénieure dans une entreprise privée : « Dans mon organisation, certaines personnes suppriment les mails qui ont plus de deux semaines, parce qu’elles savent qu’elles n’auront pas le temps de les traiter, et estiment que les gens vraiment intéressés les relanceront. Je trouve que c’est une attitude très incivile, parce qu’on nous incite à répéter plusieurs fois la même action. Ça prend du temps, ça mobilise des ressources et je trouve que c’est incivil de considérer que les gens de l’autre côté de l’écran vont devoir prendre la peine de réitérer la démarche. » Ces stratégies de déconnexion, qui apparaissent tout à fait compréhensibles et même salvatrices pour les individus qui les mettent en œuvre, sont vécues comme un manque d’égard pour l’interlocuteur qui peut se sentir contraint de « courir après la personne pour qu’elle vous réponde » et de devoir composer avec « la perte de temps et la surcharge cognitive » (Fabrice) qui découlent des relances multiples. Ainsi, étant donné que la messagerie électronique s’inscrit dans un fonctionnement collaboratif, les tactiques de filtrage et de déconnexion préservent certes l’un des interactants, mais font peser des contraintes supplémentaires sur l’autre, et c’est ce « transfert de charge »

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qui fait que les répondants appréhendent l’absence de retour comme un manque de civilité.

o 2.1.1.4. Le recours à la messagerie électronique alors que ce n’est pas le média approprié

Plusieurs répondants estiment qu’il est incivil de recourir à la messagerie électronique alors que ce n’est pas le média adapté au type d’information transmise. Sont évoqués les tableaux complexes, les « discussions fleuves » ainsi que les « mails de 10 pages » dont le traitement se révèle « fastidieux » et « chronophage » pour l’interlocuteur. Certaines informations denses et pointues nécessiteraient d’être délivrées à l’oral, dans le cadre d’une réunion en visioconférence ou en présentiel, par exemple. Ludivine évoque également l’envoi de pièces jointes volumineuses qui bloquent les messageries électroniques. Elle considère que ces documents pourraient être déposés sur des espaces de stockage partagés. A l’instar de l’absence de réponse, ces pratiques sont jugées inciviles car la « contrainte » tend à incomber au destinataire. Les sujets de notre enquête qui se sont exprimés sur ce thème estiment que l’expéditeur transmet des informations complexes, et rédige des « mails à rallonge » car cela « l’arrange » et s’avère moins couteux en termes de ressources intellectuelles et temporelles que l’organisation d’une réunion. Le destinataire se voit alors dans l’obligation de composer avec de tels messages et de « faire l’effort » d’essayer de comprendre les informations transmises, de revenir vers l’expéditeur pour obtenir des précisions complémentaires, etc.

o 2.1.1.5. Les injonctions à l’immédiateté et à l’urgence Plusieurs répondants critiquent les injonctions à l’immédiateté, rendues possibles par les spécificités techniques de la messagerie électronique, qui ont pour conséquence un rythme de travail difficilement tenable, comme l’illustre le témoignage de François, ingénieur dans une entreprise privée : « Maintenant, avec les outils numériques, on exige d’obtenir des informations de manière instantanée. Il y a quelques années, on envoyait un fax à une personne le matin à 9h et elle nous répondait à 14h en rédigeant une belle lettre avec des formules de politesse. Désormais, on s’envoie des mails et on se "Skype" immédiatement. Ça a des avantages en termes de réactivité, mais au niveau psychique, je pense que ça peut être nocif. » D’autres participants à l’enquête estiment que cette exigence d’immédiateté s’inscrit dans une culture organisationnelle de la réactivité que les outils numériques contribuent à favoriser et à renforcer. Ainsi, Manon déclare : « Il y a des périodes où il nous faut des réponses rapides, quasi immédiates, et la messagerie électronique est adaptée à ce genre de situations. » Le revers de la médaille réside, selon Alice, dans la

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généralisation et la banalisation de l’immédiateté, qui ne se restreint plus à certaines périodes particulières (comme, par exemple, la clôture des comptes, l’élaboration des bulletins de salaire, etc.) et tend à s’ériger en mode de fonctionnement normal. Des répondants soulignent également le recours, jugé excessif, à la mention « urgente » dans l’objet des courriels afin de contraindre le destinataire à prendre en compte la demande de l’interlocuteur et à y répondre dans des délais très brefs. Alice et Juliette, cadres dans la fonction publique, déplorent ces pratiques, dans la mesure où l’immédiateté et l’urgence « ne laissent pas suffisamment de temps pour la réflexion » et peuvent amener les interlocuteurs à mal comprendre la demande de l’expéditeur, à commettre des méprises et des « gaffes », comme le fait de répondre ou de transférer un mail à la mauvaise personne. Eva cite l’exemple d’un supérieur hiérarchique qui, en répondant à la hâte, s’est trompé de destinataire et a commis un impair : « Mon ancien manager avait écrit "untel est un c… " par mail. Il avait envoyé le mail à tout le monde et s’était rendu compte que la personne en question était dans la liste des destinataires. Il n’a pas fait suffisamment attention et je pense qu’il s’en est mordu les doigts ». Ainsi, les mésusages du courriel regroupés dans cette première catégorie tendent à être qualifiés « d’incivils » pour plusieurs raisons. Les pratiques numériques que nous venons de décrire, telles que la « volumétrie », les sollicitations intempestives, et les « spam » sont vécues par les sujets de l’enquête comme des « irritants » qui les détournent de leur « vrai » travail. Les relances successives et les injonctions à l’immédiateté produisent un travail « haché », peu propice à la planification, à l’anticipation et à la maîtrise des différentes missions à réaliser. Les expériences relatées par nos répondants s’opposent à une certaine conception de la « qualité » du travail et entre en résonnance avec les travaux d’Yves Clot sur la « qualité empêchée » (2010, 2015). Dans les pratiques que nous venons de détailler, l’incivilité désigne la pression exercée par des collègues et managers, via des relances successives et des demandes urgentes, qui semblent exiger que leur demande soit traitée immédiatement. Ces attitudes insistantes, qualifiées également de forcing, sont fortement associées, dans les témoignages, à l’utilisation croissante des outils numériques car elles ne pourraient pas être perpétrées de la même manière en présentiel. Enfin, l’analyse des témoignages met en lumière un ensemble de problématiques qui résultent de la conciliation difficile des usages individuels et collectifs de la messagerie électronique. Si cet outil offre une certaine liberté (considérée comme « inestimable ») pour mieux gérer son temps de travail et ses activités quotidiennes, un manque d’harmonisation des pratiques au sein d’un collectif de travail peut susciter des pratiques vécues comme inciviles. De même, des stratégies d’usage visant à se

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préserver individuellement peuvent être perçues comme un « transfert de charge » injustifié et incivil. 2.1.2. Les incivilités liées à un manque de respect et de « savoir-vivre » Cette deuxième catégorie regroupe un ensemble de pratiques inciviles que les répondants associent à un manque de courtoisie et de « savoir-vivre ».

o 2.1.2.1. L’absence de formules de politesse Les participants de notre enquête s’offusquent de recevoir des courriels dénués de formules de politesse. Leur étonnement face à cette manière de rédiger des mails provient du fait qu’ils estiment que la courtoisie fait partie du socle incontournable de codes comportementaux à observer en contexte de travail : « La base, entre collègues, c’est de "toquer à la porte" et de dire bonjour. Ça me semble être vraiment le b.a.-ba de la politesse. Ne pas dire bonjour, merci, s’il te plait, c’est la principale source d’incivilité avec les mails. » (Louise, cadre dans une grande entreprise privée). L’agacement ressenti face au manque d’égard de certains collègues est également perceptible dans le témoignage de Johanna, cadre dans le privé : « Le manque de formules de politesse est un problème auquel je suis confrontée quotidiennement. Parfois, je reçois des messages avec une question posée directement dans l’objet du mail. Je crois que certaines personnes oublient qu’elles s’adressent à des êtres humains. Et puis, sincèrement, c’est incroyable de ne pas dire bonjour aux gens…surtout au niveau professionnel ! » A l’inverse, Romain, cadre dirigeant dans une institution, déclare accorder un soin particulier à la rédaction de ses courriels. Il s’évertue à ne pas négliger les formules de courtoisie dans les mails qu’il envoie à ses subordonnés. Il nous explique que ce mode de fonctionnement résulte d’une prise de conscience. D’après lui, la communication reflète « la manière dont l’autre nous considère ». Ainsi, il s’attèle à faire preuve de courtoisie dans ses échanges numériques afin d’éviter que les membres de son équipe aient l’impression d’être considérés avec mépris.

o 2.1.2.2. Les différentes perturbations au niveau des temporalités Plusieurs répondants évoquent des pratiques qui consistent, via la messagerie électronique, à annuler une réunion au dernier moment ou à prendre l’initiative de déplacer l’horaire d’une séance de travail sans consulter les participants au préalable. Ces pratiques sont jugées inciviles car elles perturbent l’agenda et l’organisation du

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travail, sans que la personne à l’origine de ces perturbations n’exprime une quelconque gêne et ne présente ses excuses pour les désagréments occasionnés. Cette catégorie d’incivilités peut être illustrée par le témoignage de Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier : « Certaines personnes nous informent de la tenue d’une réunion seulement 3 jours à l’avance. Donc, autant vous dire que mon planning de consultations est complet. Je ne peux alors pas assister à la réunion, et on considère que ce sont les absents qui ont toujours tort. Et certains se permettent d’annuler des réunions le jour même. Cela m’est arrivé il n’y a pas si longtemps : ils nous ont prévenu à 12h qu’ils annulaient une réunion prévue à 14h, alors que j’avais annulé toutes mes consultations pour pouvoir assister à cette réunion ! Je leur ai envoyé un mail pour leur dire que ce n’était pas correct, et je n’ai jamais eu de réponse. » Juliette, cadre dans une institution, nous raconte une expérience similaire. Alors qu’elle devait se rendre à une réunion prévue à 14h, dans un lieu géographique qui nécessite plus de 2h de trajet, l’organisateur la prévient le jour même que ladite réunion a été repoussée à 16h. En raison du temps de trajet, ce nouvel horaire ne permet pas à Juliette d’assister à ladite réunion. Elle en informe alors l’organisateur qui ne lui répond pas, alors qu’elle estime qu’il aurait dû s’excuser d’avoir modifié l’horaire de la réunion au dernier moment. Dans cette situation, l’incivilité provient du fait que Juliette a l’impression que son interlocuteur fait preuve de peu de respect envers l’organisation de son temps de travail. Il agit comme si elle n’avait pas d’obligations professionnelles et familiales à honorer.

o 2.1.2.3. La « déresponsabilisation » L’analyse des témoignages fait émerger un ensemble de pratiques, liées notamment aux mésusages des copies, qui tendent à être perçues par les répondants comme des formes de déresponsabilisation, comme l’illustre le témoignage de Nadine, cadre dans une entreprise publique : « Avec la messagerie électronique, certaines personnes mettent plusieurs destinataires en copie afin de leur "refiler le singe". Parmi ces destinataires, il y en a un qui va transférer le mail à 5 autres personnes afin de se décharger de cette tâche, et c’est comme cela que l’on se retrouve submergé de mails. » Dans la même veine, Alice, cadre dans une institution, déplore le recours fréquent à la tactique qu’elle nomme « mail parapluie » : « Lorsque certaines personnes reçoivent une information ou un dossier qu’elles ne savent pas comment traiter, elles transfèrent le mail à 3-4 personnes. De mon point de vue, ces personnes arrosent la terre entière pour se « débarrasser » du sujet. Du coup, elles se protègent et n’assurent aucun suivi. »

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Les pratiques numériques regroupées dans cette deuxième catégorie reflètent un « manque de savoir-vivre » dans la mesure où elles tendent à être interprétées comme une absence de considération tant pour l’interlocuteur que pour l’organisation et la planification de son travail. La perception de ces incivilités pourrait ainsi être associée au phénomène de réification qui désigne, d’après le philosophe Axel Honneth, le fait de traiter « les autres sujets non pas conformément à leurs qualités d’êtres humains, mais comme des objets dépourvus de sensibilité, des objets morts, voire des "choses" ou des "marchandises" » (2007, p.17). 2.1.3. Les incivilités liées à des conflits latents ou avérés Cette catégorie se compose de deux sous-catégories de pratiques — les incivilités subtiles et les « bouffées passionnelles — qui s’avèrent diamétralement opposées dans leurs manifestations mais suscitent, chez les sujets de notre enquête, un ressenti assez proche. Les pratiques numériques classées dans ces deux sous-catégories sont perçues comme « violentes », « brutales » et « difficile à accepter ».

o 2.1.3.1. Les incivilités subtiles Un ensemble de pratiques de la messagerie électronique, décrites dans les témoignages de notre corpus, tendent à être perçues comme « violentes » en raison de leur ambiguïté. L’incivilité procède du fait que les destinataires peinent à identifier clairement l’intention — potentiellement malveillante — de l’expéditeur. Les courriels dont il est question ici peuvent être interprétés comme des critiques adressées de manière subtile, permettant ainsi à l’expéditeur d’exprimer un désaccord tout en n’en assumant pas entièrement la responsabilité. Ils peuvent également être perçus comme le signe d’un conflit naissant, d’une dégradation de la relation, sans que la cause d’un éventuel différend soit exprimée précisément. Ces incivilités suscitent un ensemble d’affects s’étendant du doute, de la méfiance, à la colère face à un expéditeur qui exprime une critique de manière pernicieuse tout en laissant le destinataire dans le flou et la confusion.

o 2.1.3.2. Les critiques avec ou sans témoin Les critiques exprimées de manière subtile dans le cadre d’un échange de mails semblent affecter négativement, et profondément, les sujets de notre enquête. Ludivine, ingénieure dans une entreprise privée, considère que « l’incivilité ne se situe pas toujours dans la violence verbale » et qu’il y a des « choses qui peuvent déranger tout autant ». Elle évoque un reproche sous la forme d’un « mail de 3 lignes » de la part de sa manager. Ce mail s’avère déroutant car il ne lui permet pas de déceler l’intention de l’expéditrice. Elle a l’impression que sa manager lui reproche un manque

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de sérieux, mais ce ressenti demeure confus et ne peut pas être vérifié sur la base du contenu ambigu du mail en question. Ludivine se demande si elle ne devrait pas interpréter ce courriel comme l’amorce d’un conflit, ce qui suscite de la méfiance envers sa supérieure hiérarchique. Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier, est confrontée régulièrement aux remarques dépréciatrices subtiles que certains individus ont l’habitude d’exprimer par courriel. Elle perçoit cette attitude comme « stratégique », car elle permet à plusieurs personnes d’exprimer leur désaccord, leur animosité envers un ou une collègue, tout en évitant un face-à-face embarrassant et en contournant d’éventuelles sanctions disciplinaires : « On reçoit des critiques par courriel de la part d’individus qui remettent en cause notre travail. Ce sont des remarques fort peu sympathiques mais qui ne virent pas à l’insulte. Les personnes vraiment intelligentes s’arrangent pour discréditer un collègue sans risquer de sanction. Elles ont alors recours à des commentaires avec beaucoup de sous-entendus. Finalement, c’est aussi violent qu’une critique directe. Dans ces remarques, il peut y avoir des sous-entendus bien dissimulés, mais on se sent visé et on comprend très bien de quoi il s’agit. Comme c’est très subtil, ce n’est pas exploitable au niveau écrit. Parce que la personne peut très bien dire "mais pas du tout enfin ! Tu te sens persécutée, ce n’est pas du tout toi que je visais !" Donc, c’est d’autant plus pernicieux. » Jeanne précise que la dimension « stratégique » de telles pratiques est exacerbée lorsque les remarques négatives sont publiées devant des témoins, sur l’Intranet ou sur des listes de diffusion collectives par exemple. Pour les personnes visées, ces situations peuvent s’apparenter à des opprobres publics et à des humiliations, mais toujours de manière pernicieuse. De plus, Jeanne estime qu’il est très désagréable de se retrouver « pris à témoin » dans le cadre de conflits qui ne la concernent pas : « Il y a une liste de diffusion sur laquelle on peut assister à des altercations entre collègues alors qu’on ne les côtoie pas, et tout le monde en prend connaissance au niveau de l’institution. Je trouve ça très dérangeant. Par exemple, une personne envoie un message un peu polémique sur la manière d’organiser le travail, et il y a un individu qui se sent concerné qui répond un truc très personnel. A partir de là, une altercation se développe avec la terre entière en copie. Il y a une véritable instrumentalisation de la liste de diffusion ». Le ressenti négatif engendré par l’implication de témoins dans le cadre d’un différend entre deux individus est souligné par Alice, cadre dans une institution. Elle mentionne la tactique qui consiste à transférer, à plusieurs destinataires, une série de mails échangés entre deux interactants. La dimension incivile de cette pratique réside dans l’absence de contextualisation qui peut susciter plusieurs interprétations de la part des témoins impliqués et rejaillir négativement sur la personne visée.

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o 2.1.3.3. L’exclusion d’une liste de diffusion Deux répondants nous racontent comment ils ont été écartés d’un projet important en étant exclus d’une liste de diffusion collective. Ils rencontraient des difficultés dans le cadre d’un projet, dans la mesure où ils étaient en désaccord avec certains points. La personne avec laquelle ils avaient un différend les a retirés discrètement de ladite liste de diffusion afin qu’ils ne reçoivent plus les informations, les invitations aux réunions, et soient ainsi progressivement mis à l’écart : Fabrice estime que cette incivilité a été perpétrée par l’un de ses supérieurs hiérarchiques : « Il est arrivé qu’on essaye de m’évincer de fonctions que j’occupais en modifiant les destinataires d’une liste de diffusion sans m’en informer oralement. Si je n’avais pas lu les comptes rendus de réunions, je ne me serais pas aperçu qu’on m’avait supprimé de la fonction sans m’en avertir. Heureusement, cela ne m’est pas arrivé souvent. Mais ce genre d’expériences peut rendre paranoïaque ! » Louise pense que c’est l’un de ses collègues qui a supprimé son nom de la liste de diffusion du projet : « Il m’est arrivé d’être dans une liste de diffusion — je ne disais rien mais le sujet me concernait et il fallait que je sois en copie — et de ne plus recevoir de mail du jour au lendemain. Et, quelques temps après, je reçois de nouveau un courriel, mais j’avais raté toute une série de messages parce que quelqu’un, intentionnellement, m’avait retiré de la liste de diffusion, volontairement. » Dans cette situation, la personne présumée être à l’origine de la mise à l’écart peut toujours se défendre en prétendant ne pas avoir fait exprès de retirer les noms de la liste de diffusion. Si cette incivilité demeure subtile, les personnes ciblées deviennent méfiantes, ce qui a pour conséquence d’instiller le doute et la suspicion dans la relation.

o 2.1.3.4. Le silence de l’interlocuteur L’absence de réponse peut également être perçue comme une incivilité « stratégique ». En complément de l’analyse proposée précédemment (les incivilités numériques liées aux phénomènes de surcharge), le silence de l’interlocuteur peut être interprété comme le signal d’une dégradation de la relation. Ainsi, plusieurs répondants rapportent des épisodes au cours desquels ils n’ont pas reçu de réponse à une demande par courriel et estiment que leur interlocuteur a réagi ainsi pour « se couvrir », et éviter de s’impliquer dans une discussion qui pouvait potentiellement le mettre dans une situation inconfortable.

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Étant donné que les courriels représentent des moyens de communication écrits, certaines personnes peuvent se montrer réticentes à répondre à un mail dès lors qu’elles estiment que leur réponse constitue potentiellement une preuve qui pourrait entacher leur réputation. Ainsi, Marie, cadre dans une institution, considère que son supérieur néglige régulièrement de répondre à ses messages car « il cherche à ne pas laisser de trace sur des sujets qui pourraient le déstabiliser. » Le témoignage d’Emma, cadre dans une entreprise privée, qui s’exprime au sujet des difficultés rencontrées avec son manager, illustre également la réticence à répondre à certains courriels : « J’aimerais lui dire que ce dont j’ai besoin, c’est qu’il me réponde lorsque je lui pose une question d’ordre stratégique. Pourquoi il ne me répond pas ? Parce que ma question l’embarrasse. Il n’a pas envie d’y répondre et n’y répondra pas. » Dans la littérature scientifique, la messagerie électronique a été qualifiée de « choix du couard » car un échange par mail peut s’avérer moins embarrassant et impliquant qu’un échange en face-à-face, surtout lorsqu’il s’agit de communiquer une information négative (Markus, 1994). Dans nos témoignages, l’absence de réponse a été présentée comme un manque de courage, notamment de la part de supérieurs hiérarchiques dont on attend qu’ils soient en mesure de prendre des décisions et de prendre clairement parti dans certaines situations, et notamment « d’arbitrer » (selon les termes d’Emma) dans le cadre d’un conflit interpersonnel. Les observations effectuées dans le cadre de notre enquête peuvent être associées aux travaux menés sur « l’ambiguïté stratégique » (Eisenberg, 2006) dans les organisations. Selon Jennifer Gibbs (2017), les tensions font partie du quotidien des organisations et résultent notamment de l’existence de différences interculturelles, de points de vue différents en fonctions des corps de métier qui collaborent, de l’incompatibilité entre les intérêts des salariés et ceux de la direction, etc. Dans ce contexte complexe, les individus tendent à recourir à l’ambiguïté stratégique afin de faire valoir leurs intérêts tout en préservant la face de leurs partenaires professionnels et en maintenant des relations cordiales propices à la coopération. Les résultats de notre enquête mettent l’accent sur le versant négatif de cette ambiguïté : la subtilité de certaines attaques permet d’exprimer un désaccord, un antagonisme, une certaine animosité tout en limitant les risques de sanction et en évitant les inconvénients d’un conflit ouvert. Les témoignages présentés ici éclairent également un ensemble d’aspects qui distinguent les expressions de violence qui sévissent dans l’espace public numérique de celles qui peuvent émerger dans le cadre des usages des TIC en contexte de travail. Certains facteurs, tels que l’anonymat (Jost, 2018), l’effet de désinhibition (Suler, 2004), l’effet de « désindividuation » (Spears et al., 2002) ont été associés, dans l’espace public numérique, à des phénomènes de lynchages collectifs, de violence verbale et de

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domination explicite, notamment envers certains groupes sociaux (les femmes, les homosexuel·le·s, les individus racisés, etc.) (Jane, 2014, 2016 ; Jakubowicz, 2017 ; Eckstrand, 2018 ; Dupré et Carayol, 2020). De telles manifestations de haine et de violence sont peu susceptibles d’advenir en contexte de travail, ou, du moins, ne se manifestent pas de cette manière-là. Bien que cela soit possible, notamment si l’on se réfère aux formes de violence documentées dans le rapport de Chappel et Di Martino (2000). Les relations de travail tendent toutefois à être encadrées par des codes de respect et de courtoisie qui réduisent la probabilité de la survenue de conduites « déviantes ». Comme les écrits professionnels peuvent être tracés et archivés, plusieurs répondants ont déclaré avoir conscience des sanctions encourues au cas où ils s’adresseraient à un collègue et/ou manager de manière virulente, en exprimant des « états d’âme » ou en écrivant des « noms d’oiseaux ». Enfin, les théories relatives aux dérives suscitées par l’anonymat sont difficilement applicables au contexte organisationnel, dans la mesure où chaque individu est clairement identifié et doit à la fois préserver sa réputation professionnelle et composer avec le statut et le grade de ses interlocuteurs. Les sujets de l’enquête nous ont indiqué que l’absence de langage non verbal pouvait, dans certains cas, favoriser des épanchements émotionnels (que nous abordons dans la partie suivante) et des blocages pouvant déboucher sur des échanges peu civils. De plus, l’absence d’indices contextuels, dans le cadre des échanges médiatisés par les TIC, peut donner l’illusion d’une relation horizontale et faciliter les dérives, comme le fait remarquer François, ingénieur dans une entreprise privée : « Avec le numérique et l’absence de présence physique, on peut se leurrer sur le grade de l’interlocuteur. Autrefois, lorsqu’un homme de 60 ans, en costume cravate et à la voix grave entrait dans votre bureau, vous évitiez de le traiter de petit c…Maintenant, avec le numérique, il faut se méfier, car on peut commettre des bourdes. » Les témoignages tendent toutefois à suggérer que l’affaiblissement tant du langage non verbal que des indices comportementaux relatifs au statut de l’interlocuteur n’entraine pas des phénomènes de désinhibition de la parole comparables à ce qui se déroule dans l’espace publique numérique. Dans ce contexte, les commentaires ambigus, les critiques pernicieuses et le silence « stratégique » constituent des manières d’exprimer, tout en « se couvrant », des affects négatifs et des antagonismes.

o 2.1.3.5. Les « bouffées passionnelles » Les « bouffées passionnelles », identifiées dans les témoignages des répondants, désignent des mails au contenu rédigé en gras, avec des mots en majuscules, surlignés en couleur, comme l’indique Louise : « Il m’est arrivé de recevoir des mails très violents, rédigés en gras, en rouge, surlignés…On sent que la personne écrit comme

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elle parle et, si elle a envie de nous voler dans les plumes, elle le fait. » Catherine, cadre dans le milieu hospitalier, rapporte avoir vécu des expériences similaires : « C’est arrivé quelques fois depuis que je travaille dans cette institution. J’ai le souvenir de véritables agressions par écrit, non justifiées de surcroît, ce qui était encore plus pénible. Sur le coup c’était très dur à encaisser. » Ces mails s’opposent aux « incivilités subtiles » décrites dans la partie précédente car, d’après les répondants, ils ne constituent pas nécessairement la traduction d’une intention malveillante, d’une volonté ambiguë de déstabilisation. Ils sont assimilés à des incivilités car ils sont perçus comme l’expression d’émotions négatives, telles que la colère, l’agacement ou l’impatience, que l’interlocuteur ne parvient plus à canaliser et à maitriser. Ces affects peuvent provenir d’un désaccord sur la manière de réaliser un projet, sur un délai jugé excessif, etc. A ce propos, Alice, cadre dans une institution, estime que « l’agacement est perceptible dans ce genre de mails, mais cette attitude ne serait pas possible en présentiel. » Ces mails peuvent également être perpétrés par des individus connus pour leur manque de courtoisie et d’égard : « Après avoir discuté avec d’autres collègues, je me suis rendu compte que cette personne-là se comportait d’une manière inappropriée avec à peu près toute la planète. Une collègue m’a même confié qu’elle recevait des mails agressifs toutes les semaines. Du coup, cela m’a aidé à surmonter le choc. » (Catherine, cadre dans le milieu hospitalier). Cet aspect permet de relativiser la portée de tels messages, mais, d’après les sujets de notre enquête, cela ne concerne pas la majorité des cas, qui tendent à être perçus comme des accès de colère sans retenue et irrespectueux. Ces pratiques, qui pourraient être associées à un « effet cocotte-minute », entrent dans la catégorie des incivilités, car cette manière d’exprimer de tels affects paraît inacceptable dans un contexte professionnel. Même si elles tendent à être liées à des tensions professionnelles, ces formes de « craquages », sont jugées inadmissibles et injustifiées par les personnes interrogées. Aux yeux des destinataires, ces messages — qui pourraient être qualifiés de flaming — peuvent être vécus comme des « agressions » et susciter, en réaction, une escalade de propos enflammés et dépréciateurs. Ludivine précise avoir « assisté à des montées en puissance gigantesques avec la messagerie électronique ». De la même manière, Johanna nous explique qu’avec les mails « la tension monte et ne redescend jamais, parce qu’il n’y a pas le non-verbal, le visage…bref, tout ce qui fait qu’on oublie que l’interlocuteur est un être humain. Avec la messagerie électronique, les conflits s’enveniment, chacun reste sur sa position. » Dans ces situations, la temporalité compte : le même mail, relu le lendemain, à « tête reposée » pourrait être interprété d’une autre manière. Or, l’immédiateté de la

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messagerie rend possible et exacerbe des réactions « sanguines », sur le vif, face à ce qui est vécu comme une agression injustifiée. Ces réactions à chaud peuvent déboucher sur une spirale. Ces escalades perdurent et s’intensifient car les interactants n’ont pas accès au ressenti de l’autre, alors que la vue d’un visage crispé, ému, pourrait susciter de l’empathie et désamorcer une dispute, comme le souligne François, ingénieur dans une entreprise privée « Lorsque vous êtes l’un devant l’autre, il y a des mimiques, des regards, qui vont vous empêcher de pousser trop loin. Par exemple, je pourrais être en train de vous agresser alors que vous pleurez, mais je ne le vois pas ! Je vais vous traiter de tous les noms, vous dire que vous avez fait un boulot de m…alors que vous êtes en train de craquer et de pleurer. » Les répondants nous ont indiqué que les incivilités subtiles, tout comme les bouffées passionnelles, tendent à se produire peu fréquemment — comparées aux incivilités numériques liées à des phénomènes de surcharge, qui semblent faire partie du quotidien des personnes interrogées — mais, lorsqu’elles surviennent, elles se révèlent particulièrement marquantes. De plus, comme le souligne Catherine, si ces « bouffées passionnelles » survenaient régulièrement, elles ne constitueraient plus des incivilités, mais du « harcèlement ». Il semble que, dans le vécu des répondants, la fréquence représente l’un des critères permettant de délimiter la frontière entre l’incivilité et la violence avérée. 2.1.4. Les différences entre incivilités managériales et incivilités entre pairs L’analyse de nos données qualitatives révèle que le statut hiérarchique compte : un ensemble d’éléments permettent de distinguer les incivilités perpétrées par les managers de celles commises par les collègues. Certaines pratiques discourtoises tendent ainsi à être l’apanage des supérieurs hiérarchiques dans la mesure où, comme l’indique Juliette, cadre dans une institution, elles s’inscrivent dans la continuité du lien de subordination. Les incivilités présentées dans cette partie sont perçues comme étant le prolongement de plusieurs attributs de la hiérarchie : donner des directives, commander, contrôler le travail effectué par les collaborateurs, etc. Ces incivilités peuvent être mal vécues car elles dénotent un manque d’égard vis-à-vis des subordonnés.

o 2.1.4.1. La « pression » psychologique liée à l’incitation à l’hyper connexion Plusieurs répondants nous expliquent avoir l’habitude de recevoir des courriels à des horaires atypiques (tôt le matin, tard le soir, pendant les weekends, etc.) de la part tant de leurs managers que des collègues. Les messages reçus de la part des managers leur posent toutefois problème car ils peuvent susciter une « pression psychologique »

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particulière. En raison du statut hiérarchique de l’expéditeur et de la conscience des obligations qui découlent du lien de subordination, certains répondants se sentent incités à consulter et traiter leurs courriels, même si ceux-ci leur sont transmis en dehors de leur temps de travail. Nadine, cadre dans une entreprise publique décrit, dans son témoignage, la pression que ressentent certains de ses collègues : « Certaines personnes reçoivent des mails très tard dans la soirée. Elles répondent pour faire plaisir à leur patron, parce qu’elles se disent "mon dieu, c’est quand-même mon chef, si je ne réponds pas…" En fait, c’est un peu comme si elles faisaient des astreintes, mais sans être rémunérées. » Alice, cadre dans une institution, évoque également cette pression issue des sollicitations qu’elle reçoit en dehors de ses horaires de travail et qui l’incitent à l’hyper connexion d’une manière qu’elle qualifie de « vicieuse » : « L’un de mes managers traite ses courriels le weekend et m’envoie régulièrement des mails le samedi. J’en ai déjà discuté avec lui et il m’a expliqué que, s’il traite ses mails à ce moment-là, il n’attend pas de réponse immédiate. Malgré cela, j’ai insisté sur le fait que ça me dérangeait car, si je sais qu’il va m’envoyer des mails, je ne peux pas m’empêcher d’aller les consulter. Je n’arrive pas à "déconnecter" psychologiquement du travail. » Romain, cadre dirigeant dans une institution, a pris conscience de la « pression » que ses mails pouvaient exercer sur ses subordonnés et a modifié ses pratiques afin de l’atténuer. Il nous explique qu’en raison de sa charge de travail qu’il décrit comme « lourde », il a pris l’habitude de traiter ses mails tôt le matin et pendant le weekend, afin, notamment, de se ménager du temps en soirée pour ses activités sportives. Si ce mode de fonctionnement est source de flexibilité et lui permet de concilier ses obligations professionnelles et ses loisirs, il peut avoir des répercussions néfastes, particulièrement en termes de « charge mentale », sur ses interlocuteurs. Il considère que cette pression n’affecte pas les managers et les subordonnés de la même manière. Il estime bénéficier d’une certaine latitude en raison de son statut de directeur. En effet, à chaque fois qu’il ouvre sa boîte mail, il identifie une dizaine de contacts (essentiellement d’autres directeurs) auxquels il s’empresse de répondre et s’autorise à « prendre son temps » pour les demandes émanant de ses subordonnés, ce qui lui évite d’être débordé par ses courriels. Romain considère que ce mode de fonctionnement n’est pas à la portée des collaborateurs qui, en raison de leur statut, sont confrontés à l’injonction implicite à répondre rapidement aux requêtes et directives de leur manager sans réelle possibilité de filtrage ou de priorisation. En outre, il nous explique être surpris par les réactions de certains collègues de même niveau hiérarchique que lui qui sous-estiment la pression qu’ils peuvent susciter, involontairement, chez leurs subordonnés. Ces collègues estiment que la gestion de

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cette pression incombe au destinataire qui est « libre de répondre lorsqu’il le souhaite ». Romain considère que ce constat n’est pas juste, et minimise l’asymétrie qui découle du lien de subordination. Ce témoignage suggère que le statut hiérarchique peut avoir une influence sur la manière dont les individus se sentent interpelés par les sollicitations numériques.

o 2.1.4.2. Les mails injonctifs Les sujets de notre enquête rapportent également être perturbés par des mails injonctifs, abrupts, qui sonnent comme des ordres. Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier, estime qu’il est incivil de recevoir « des consignes sans enrobage, sans "bonjour ", sans signature, bref, des choses assez brutales ». Louise évoque le souvenir d’un mail, envoyé par son supérieur hiérarchique, qu’elle a interprété comme un « coup de poing sur la table » : « Je me rappelle d’un manager qui avait menacé les membres de son équipe par mail en écrivant "Il faut que vous atteigniez les objectifs fixés sinon cela se ressentira sur vos primes !" ». Louise ajoute qu’un collègue ne pourrait pas se permettre d’agir de manière aussi directive et abrupte. Ces mails au ton injonctif sont interprétés comme étant le prolongement de la relation managériale, et notamment du pouvoir de commandement. Plusieurs répondants estiment que ces incivilités sont encore plus difficiles à supporter lorsqu’elles proviennent des collègues. Ainsi, Juliette, cadre dans une institution, considère que, lorsqu’un collègue rédige un mail en utilisant un ton directif, il « se prend pour un supérieur hiérarchique », et cette attitude lui semble inappropriée. De même, elle estime que certains pairs agissent comme des managers lorsqu’ils lui envoient des mails pour lui « expliquer » comment elle doit travailler.

o 2.1.4.3. L’exigence de rapidité Pour plusieurs répondants, les attitudes consistant à exiger des réponses immédiates ainsi qu’un traitement dans l’urgence des demandes transmises par mail représentent des incivilités, qu’elles proviennent des collègues ou des managers. L’analyse des témoignages pointe toutefois le fait que les incivilités numériques relatives à l’immédiateté et à l’urgence tendent à être perpétrées principalement par des interlocuteurs bénéficiant d’un certain statut hiérarchique. Les témoignages suggèrent qu’un manager peut se permettre plus facilement d’imposer ses temporalités à ses subordonnés. Ainsi, Catherine, cadre dans le milieu hospitalier, nous confie être irritée par certains managers qui la sollicitent « au dernier moment » alors que, selon elle, la demande aurait pu être anticipée, lui évitant ainsi de travailler dans la précipitation : « Sur certains sujets, il y a des supérieurs hiérarchiques qui nous envoient des mails en nous

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disant "je veux une réponse tout de suite !" alors que cela fait 3 semaines qu’ils ont le dossier. Ils mettent la pression sur certaines équipes alors qu’ils auraient pu nous transmettre les informations il y a 3 semaines. Donc, on est obligé de tout plaquer pour traiter leur demande. » Recevoir un mail annonçant la tenue d’une réunion se déroulant 3 jours plus tard peut également être considéré comme une incivilité, dans la mesure où, en raison du délai jugé peu raisonnable, le destinataire ne peut pas modifier son emploi du temps et se trouve dans l’impossibilité d’assister à ladite réunion. Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier, a l’impression que cette pratique lui fait endosser un rôle de « fautive » alors qu’elle estime que son interlocuteur aurait dû anticiper sa démarche : « Ce qui est très dérangeant, c’est quand on nous ordonne d’être présent à une réunion qui a lieu 3 jours plus tard. Je trouve ça très violent, car c’est beaucoup trop tard. Comme l’invitation est envoyée par mail, on n’a pas d’interlocuteur en direct, c’est juste signé "cordialement". Voilà, débrouillez-vous…Et je trouve ça absolument incorrect. » Alice évoque le recours, qu’elle juge excessif, à la mention « urgent » dans l’objet d’un mail pour inciter un subordonné à traiter une demande rapidement. Elle estime que cette stratégie tend à se généraliser, surtout de la part des managers : « Plusieurs supérieurs hiérarchiques utilisent des codes dans l’objet de leurs mails : soit urgent (ce qui signifie qu’il faut traiter la demande rapidement), soit important (ce qui implique que la demande représente un certain enjeu mais peut attendre un tout petit peu). Mais certains mails sont marqués comme étant "urgents et importants", donc on a l’impression qu’il y a la volonté de nous faire accélérer toujours plus. L’urgence tend à être banalisée, tout devient urgent. » Les incivilités qui consistent à imposer ses propres temporalités à autrui peuvent générer le sentiment d’être obligé d’interrompre le travail en cours pour traiter les requêtes reçues ; elles tendent à provenir, principalement, des supérieurs hiérarchiques. 2.1.5. Les injonctions paradoxales relatives à l’usage de certains outils numériques La place accordée, dans les témoignages de plusieurs répondants, aux « directives contradictoires » relatives aux usages de certaines TIC nous incite à consacrer quelques lignes à ces pratiques inciviles qui dépassent le cadre de la messagerie électronique. En effet, l’analyse de notre corpus a mis en exergue un ensemble de pratiques, considérées comme inciviles par les répondants, relatives aux usages d’outils de communication numériques tels que les plateformes collaboratives et l’intranet. Plusieurs enquêtés estiment que les usages de ces outils numériques font l’objet de prescriptions managériales paradoxales.

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o 2.1.5.1. De l’incitation à être « ambassadeur » à la « censure » de la parole Des répondants déclarent avoir accès à un espace sur l’intranet de leur organisation au sein duquel le service communication interne publie des articles — sur les actualités de l’entreprise, ses réalisations, ses nouvelles recrues, etc. — que les salariés sont invités à commenter. Ils constatent toutefois que les commentaires négatifs, mais néanmoins cordiaux, tendent à être « censurés », comme l’illustre le témoignage d’Eva, cadre dans une grande entreprise : « En réaction à un article publié sur notre intranet, un collègue avait rédigé un commentaire un peu critique, qui ne louait pas les actualités de l’entreprise, et ce commentaire n’a jamais été publié. En dessous de l’article en question, seuls les commentaires les plus positifs avaient été publiés. » Du point de vue des répondants, censurer les propos virulents, les insultes, les remarques au caractère vexatoire, paraît légitime. L’incivilité provient davantage de la censure de commentaires peu élogieux mais polis. La « censure » s’oppose au « droit de réponse » que les répondants revendiquent, comme dans le témoignage de Ludivine : « Selon moi, la censure est une forme d’incivilité, puisque j’estime que mon point de vue n’est pas plus mauvais qu’un autre. Dans la mesure où le message n’est ni agressif, ni dépréciateur, ni diffamatoire, il n’y a pas de raison valable de le censurer. Du côté de la direction, il y a une certaine réserve alors que tous les points de vue devraient être acceptés, puisque le but de cet outil c’est justement de partager et de communiquer ». Les enquêtés expriment le souhait de s’approprier cet outil afin de donner leur avis sur un ensemble de sujets et, d’une certaine manière, de participer à la vie de leur organisation. La « censure » s’avère alors paradoxale avec l’objectif affiché du dispositif : permettre l’émergence d’une certaine forme de « débat interne ». Les répondants ont l’impression qu’en ne conservant que les commentaires positifs, les responsables de la communication incitent les salariés à participer à « l’ingénierie symbolique » (Heller, 2016a) de l’organisation, c’est-à-dire à devenir des relais de la communication interne « en tant que producteur et non plus seulement en tant que public ou cible. » (p.10). Dans cette veine, Ludivine déclare : « L’injonction de la direction c’est : "communiquez, mais ne dites pas n’importe quoi ! Communiquez, mais uniquement comme on vous dit de le faire. Vous avez le droit de dire oui, c’est tout !" » Les épisodes de « censure » conduisent les répondants à prendre conscience qu’il leur est demandé, implicitement, de devenir des « ambassadeurs » et de contribuer à façonner une image valorisante de leur organisation en interne. Dans la littérature scientifique, la thématique des « salariés ambassadeurs » a été traitée essentiellement à partir d’une perspective de communication externe (Larroche,

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2013). L’avis « spontané » des salariés sur des réseaux sociaux professionnels comme LinkedIn s’inscrirait dans un ensemble de méthodes relatives au E-recrutement et au « Marketing RH ». Les témoignages collectés pourraient suggérer que cette incitation à la promotion de l’organisation de manière « bénévole » (Hoblingre, 2017) concerne également la communication interne. Les sujets de notre échantillon qualifient « d’incivile » l’instrumentalisation de leur parole dans le cadre d’un dispositif réputationnel qui leur a été présenté comme un outil visant à favoriser la « participation » des collaborateurs.

o 2.1.5.2. Les « mésusages imposés » Anna, cadre dans une entreprise de presse, dénonce les « mésusages imposés » de certains outils numériques par la hiérarchie : « Dans ma profession, l’un des problèmes majeurs occasionnés par le numérique réside dans le gouffre entre les directives et le travail réel. Par exemple, mon ancien N+2 avait fait installer une plateforme collaborative et m’avait dit "tu dois l’utiliser de telle et telle façon". Mais ça, c’est le travail qui est prescrit, pour plusieurs raisons : de coût, de choix techniques, d’adéquation avec la fiche de poste, etc. Sauf que, dans la réalité, ce qu’il m’avait demandé de faire ne fonctionnait pas, et il n’en a absolument pas tenu compte. C’était très compliqué. » Ludivine se rappelle également avoir reçu l’injonction, de la part de sa hiérarchie, de travailler avec un outil dysfonctionnel et explique qu’il lui a été difficile de composer avec cette situation : « Quand on nous demande d’utiliser un outil qui ne fonctionne pas, qui fonctionne mal, ou qui va nécessiter de réitérer 4 fois la même action, c’est extrêmement irritant. A la fois pour les salariés, pour les managers…je pense que tout le monde est dans le même bateau. » Elle précise également qu’en raison de la « promesse » — d’efficacité, de rapidité, de facilité, etc. — charriée par les outils numériques, les plaintes relatives aux dysfonctionnements et aux conséquences délétères de ces derniers sur le travail quotidien tendent à ne pas être entendues par les managers. De cette situation découlent plusieurs contraintes : il incombe aux individus de « bricoler » pour parvenir à réaliser leur travail malgré les obstacles techniques d’une part et, d’autre part, éviter les éventuelles sanctions qui pourraient procéder d’un défaut d’observation des directives managériales. Les paradoxes entre les directives managériales et les actes semblent ici représenter une source d’incivilité dans la mesure où ils entrainent un ensemble de contraintes avec lesquelles les subordonnés doivent composer. Ces contraintes, qui tendent à ne pas être prises en compte par la hiérarchie, entrainent des situations délicates.

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2.1.6. Le rôle du pouvoir dans la perception des incivilités numériques En guise de conclusion, il convient d’indiquer que les répondants estiment que les relations managériales et les relations avec les « clients internes » représentent les relations les plus porteuses d’incivilités numériques. Ce résultat, qui est issu d’un mode d’enquête « déclaratif », ne signifie pas que les incivilités perpétrées par ces publics soient plus fréquentes que les incivilités commises par les collègues. En effet, la méthode de l’entretien ne vise pas, ici, à recueillir des données « objectives », mais, comme l’indique Abraham Moles (1995) à identifier des « impressions globales dans un continuum » (p.200). Les témoignages suggèrent ainsi que les incivilités numériques de la part des managers et des « clients internes » tendent à affecter davantage les répondants que les incivilités issues des pairs de même niveau hiérarchique. Si ces incivilités ne sont pas « numériquement » plus importantes, leur gestion peut paraître plus délicate, inconfortable, et source de tracas. Nous pouvons supposer que cela s’explique par le rapport de pouvoir asymétrique qui lie les répondants à ces publics. Dès lors qu’elles s’inscrivent dans un cadre d’interaction caractérisé par un différentiel de pouvoir, les incivilités numériques semblent provoquer un ressenti négatif exacerbé.

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2.2. Les facteurs et les contextes d’émergence des incivilités numériques L’analyse par théorisation ancrée a fait émerger un ensemble de « propriétés » qui permettent de mieux comprendre les contours du phénomène des incivilités numérique en contexte professionnel. Les propriétés que nous avons détaillées dans la partie précédente concernaient les différentes manifestations des incivilités numériques. Dans cette partie, nous présentons un ensemble de facteurs organisationnels et de situations qui ont été associés, dans le discours de nos enquêtés, à la survenue de certaines pratiques numériques qualifiées d’inciviles. Nous avons réalisé un codage ouvert puis un codage axial dans le but d’établir des liens entre certaines incivilités et leurs potentiels contextes d’émergence. Ces codages nous ont permis d’identifier, d’une part, un ensemble de facteurs qui semblent favoriser la survenue de plusieurs pratiques numériques inciviles et d’autre part, des facteurs qui paraissent, à l’inverse, contribuer à la prévention de ce phénomène. Les témoignages de notre corpus suggèrent que les incivilités numériques peuvent être suscitées, tout d’abord, par certaines configurations managériales que nous allons expliciter dans les parties suivantes. 2.2.1. Un management « tout numérique » Il ressort des entretiens qui composent notre corpus que la tendance au « tout numérique », telle que l’énonce Louise, semble poser un certain nombre de problèmes quotidiens. Plusieurs répondants estiment que le fait de communiquer quasi exclusivement par le biais d’outils numériques, au détriment des échanges en présentiel ou en visioconférence, contribue à la dégradation des relations interpersonnelles au travail, et plus particulièrement des relations managériales. En effet, avec le développement, amplement documenté dans la littérature scientifique, de la collaboration à distance, du travail nomade, de la dispersion géographique des équipes de travail (Besseyre des Horts, Isaac, 2006 ; Tran, 2010 ; Bretesché et al., 2014 ; Félio, 2015) le recours aux TIC pour communiquer avec les managers et les collègues paraît inéluctable. Toutefois, plusieurs répondants estiment qu’un usage excessif des dispositifs de communication numériques peut être source de pratiques inciviles. En effet, l’usage des TIC apparaît, aux yeux des répondants, comme un facteur d’incompréhension dans les échanges et de complexification des dimensions relationnelles du travail. Enfin, ces outils ne seraient pas compatibles avec un accompagnement managérial de qualité.

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o 2.2.1.1. Le « tout numérique » entrainerait des méprises

Les répondants de notre échantillon semblent conscients que l’absence de langage non-verbal et d’indices contextuels, qui est l’une des spécificités de la communication médiatisée par ordinateur, complexifie la compréhension des échanges interpersonnels en contexte de travail : « Il y a tous ces paramètres non verbaux qu’on capte dans une conversation et qu’on n’a pas du tout avec le numérique. Partant de ce constat, il faudrait demander à chacun de mettre des émoticônes dans tous ses messages pour exprimer son état émotionnel ! Et il faut rappeler que l’humain est primordial dans une organisation. Pour moi, la communication n’est pas du tout la même avec les outils numériques. » (Johanna, cadre dans une entreprise privée). En raison de ce déficit d’indices paralinguistiques verbaux et non-verbaux, le bon déroulement des échanges numériques repose en grande partie sur les capacités d’interprétation des interactants. L’interprétation étant subjective, elle peut déboucher sur des méprises, et ainsi provoquer des crispations, des blocages, des réactions défensives. En somme, un contexte relationnel peu propice à des échanges professionnels apaisés. Les sujets de notre échantillon expriment des craintes quant à la capacité des outils numériques à fournir les éléments de compréhension suffisants pour éviter d’éventuelles méprises et quiproquos dans les échanges professionnels : « Pour bien utiliser les outils digitaux, il est essentiel de se connaître un peu. C’est nécessaire pour ne pas réagir au quart de tour, parce qu’on peut vite avoir l’impression d’une volonté désagréable de la part de l’interlocuteur alors que ce n’est pas le cas. Et, évidemment, le face à face permet de désamorcer ce genre de tensions plus facilement que les seuls outils numériques. » (Ludivine, ingénieure dans une entreprise privée). Les enquêtés tendent à estimer que des rencontres en présentiel régulières s’avèrent nécessaires afin de se connaître, de construire une relation de confiance et, ainsi, de faciliter les échanges par messagerie électronique. Comme l’indique Johanna, cadre dans une entreprise privée : « C’est primordial de se voir ! Parce que vous ne communiquez pas de la même manière avec quelqu’un que vous connaissez physiquement. C’est plus difficile de communiquer par mail avec un interlocuteur qu’on n’a jamais vu. » Louise, cadre dans une grande entreprise privée, met également l’accent, dans son témoignage, sur l’importance des échanges et des rencontres ponctuelles visant à établir une relation de confiance : « C’est compliqué, même s’il y a tous ces outils de communication, on n’enlève pas le lien humain. Je pense qu’on utilise ces outils

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correctement qu’à la condition d’avoir, en amont, une bonne connaissance des gens avec lesquels on travaille. » Mieux connaître l’interlocuteur, ses compétences, ses qualités ainsi que son mode de fonctionnement permettrait d’éviter de sur-interpréter certaines maladresses de sa part et de limiter les mésinterprétations qui pourraient détériorer les relations et générer des conflits sans fin : « Je pense que s’il y avait davantage de dialogue, les échanges par mail seraient plus respectueux. D’ailleurs, ça se passe mieux que ça avec les personnes qu’on rencontre. Ces rencontres ne sont pas fréquentes, mais, généralement, ça contribue à améliorer les relations. » (Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier).

o 2.2.1.2. Le « tout numérique » s’opposerait à un « accompagnement » managérial de qualité

Les répondants de notre échantillon estiment qu’un accompagnement managérial basé essentiellement sur des échanges médiatisés favorise la survenue d’incivilités numériques. Les témoignages suggèrent qu’un ensemble de « médiations interindividuelles » dans la relation managériale nécessiteraient d’être réalisées en présentiel ou, du moins, par l’entremise d’outils de communication tels que le téléphone ou le Skype d’entreprise. Les répondants évoquent principalement les processus visant à « définir le travail demandé à l’individu, permettant de diriger la manière dont il réalise ce travail » ainsi que des « processus d’évaluation et de rétribution » (Gléonnec, 2014). D’après les témoignages, recourir à une rencontre en face à face ou à un échange téléphonique afin de définir le travail à réaliser permet de transmettre des consignes claires et de limiter ainsi les incompréhensions et les erreurs d’interprétation : « Avec la supervision à distance la personne qui est managée peut avoir des directives moins précises parce qu’il manque tout l’accompagnement corporel, visuel, physique, qui fait qu’on comprend l’intention de telle ou telle manière. Donc ça déforme aussi bien souvent ce qu’on dit…l’écrit c’est très bien parce que ça reste mais ça déforme aussi bien souvent ce qu’on souhaite exprimer » (Ludivine, ingénieure dans une entreprise privée). De plus, Frédéric, cadre dans une entreprise privée, estime qu’en raison de la surcharge informationnelle à laquelle ses collègues et lui sont confrontés, certaines informations et directives importantes nécessitent d’être délivrées en présentiel. Le présentiel apparaît également indispensable pour évoquer des sujets complexes et « touchy », selon l’expression employée par Louise.

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Concernant l’évaluation du travail, les sujets de notre enquête semblent attendre de leur manager qu’il fasse preuve de tact et « d’humanité » dans les échanges, et estiment que les TIC ne permettent pas, à l’heure actuelle, de satisfaire ces exigences. Dans cette veine, plusieurs répondants considèrent que l’entretien annuel de développement/de performance devrait être effectué en présentiel, comme l’atteste le témoignage de Louise : « Mon manager est basé ici, à Bordeaux. Même si on ne prend pas les mêmes jours de télétravail, on arrive à se rencontrer physiquement. On fait toujours les entretiens de fin d’année et les entretiens de développement en face à face, parce que c’est très important d’avoir le non verbal dans ces situations-là. » De la même manière, Ludivine confie regretter que les échanges managériaux s’effectuent principalement par les TIC, car, par ce biais, son travail tend à ne pas être reconnu à sa juste valeur. D’après elle, les outils numériques ne représentent pas le moyen de communication idéal pour véhiculer des formes de gratification. Ce constat est cohérent avec l’enquête menée en 2009 par Géraldine De La Rupelle et Michel Kalika sur les usages de la messagerie électronique dans la relation managériale. Les témoignages des sujets de leur échantillon montraient que les subordonnés préféraient, dans une certaine mesure, recevoir des formes de gratification en face-à-face plutôt que par courriel. Ce point s’avère particulièrement important au regard des travaux scientifiques, notamment en psychodynamique du travail (Dejours, 2007 ; Pezé, 2010 ; Flottes, 2013) qui ont mis en lumière le rôle de la reconnaissance, sous la forme du « jugement d’utilité » et du « jugement de beauté », dans la construction de l’identité professionnelle et du sens du travail. D’autre part, les reproches et remarques négatives sur le travail nécessitent d’être exprimées à l’oral pour être acceptables : « Quand il s’agit de revoir un petit peu notre performance, de dire des choses un peu délicates sur notre développement, c’est quand-même beaucoup mieux de se voir. » (Louise, cadre dans une entreprise privée). Passer par un courriel pour formuler des critiques plutôt que de se confronter à la personne en face-à-face, lui indiquer ce qu’on lui reproche de manière posée et lui laisser la possibilité de s’expliquer, peut être perçu comme un acte insidieux et une gestion assez incivile des problématiques relationnelles : « J’ai très peu d’échanges avec mon manager. Quand celui-ci prend sa plume pour écrire "ces faits-là, je trouve ça très incorrect" et ne décroche pas son téléphone, ne profite pas d’une occasion de rencontre pour en parler, mais "balance" juste un mail de 3 lignes…je trouve cela très déplacé. Je me pose des questions, ça me déstabilise un peu dans mon quotidien. » (Ludivine, ingénieure dans une entreprise privée). Le « tout numérique » peut également être source de difficultés pour les managers, notamment lorsqu’il est question de communiquer des décisions défavorables ou des refus. Ainsi, Alice, cadre dans une institution, évoque les situations au cours

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desquelles il lui incombe d’annoncer des décisions difficiles qui émanent de la direction et exprime sa frustration quant à l’impossibilité, avec la messagerie électronique, de montrer que l’on comprend la peine de l’interlocuteur et que l’on éprouve de l’empathie à son égard. Enfin, les témoignages révèlent qu’un mode de management « tout numérique » peut donner l’impression d’un fonctionnement « autoritaire ». Les TIC ne se prêtant guère à des discussions argumentées ni à la concertation, un usage immodéré des outils numériques risque de réduire les communications managériales à « des injonctions ». A titre d’illustration, Jeanne explique que « Ce qui change avec le numérique, c’est qu’on ne peut plus ni dialoguer, ni contester. Les échanges avec la direction se résument à des directives, alors qu’avant on pouvait donner notre avis. » Ce constat est également partagé par Ludivine qui considère qu’avec les TIC « il faut se battre pour être entendu ». D’après elle, privilégier le recours à la messagerie électronique au détriment d’échanges de vive-voix tend à favoriser un mode de communication managériale essentiellement « descendant ». Nous complèterons cette analyse dans la partie suivante en montrant que, si certains managers recourent à l’injonction aux dépens du dialogue, cela peut être pour s’adapter au mieux à des temporalités professionnelles trépidantes, peu compatibles avec le temps requis pour des discussions argumentées. Néanmoins, que ces directives et injonctions relèvent d’un fonctionnement autocratique ou de stratégies adaptatives face à des délais difficilement tenables, elles tendent à être perçues par les répondants comme des manifestations d’autoritarisme incompatibles avec le respect et la courtoisie attendus dans un cadre d’interactions professionnelles. Elles sont donc ressenties comme des formes d’incivilités numériques, indépendamment des motivations (fussent-elles compréhensibles) de leurs instigateurs. Nos témoignages suggèrent que le « tout numérique », qui constitue un terrain propice aux échanges perçus comme incivils, ne résulte pas forcément d’une volonté délibérée de ne pas rencontrer physiquement ses pairs, bien que cela puisse être possible. La raréfaction des échanges et des rencontres en présentiel semble découler de configurations et de choix organisationnels. Tout d’abord, les répondants évoquent le développement des horaires flexibles, du télétravail, des règles organisationnelles visant à favoriser la conciliation vie privée/vie professionnelle, ainsi que la « responsabilisation à la tâche » qui s’oppose au décompte quantitatif des heures de travail. Ces évolutions, qui s’appuient sur les potentialités offertes par les TIC, ont été analysées, dans la littérature scientifique, comme les manifestations du passage d’un fonctionnement disciplinaire à une « société de contrôle par modulation » (Zarifian, 2006) qui favorise le fait de « rendre des comptes réguliers » et octroie aux salariés davantage d’autonomie dans l’organisation de leur temps et de leur travail.

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Si les sujets de notre enquête reconnaissent la liberté que leur procure ce mode d’organisation, ils admettent également que ces nouvelles méthodes de travail contribuent à l’éclatement, la diversification des temporalités individuelles et réduisent ainsi les opportunités de collaboration en présentiel : « C’est vrai qu’actuellement il y a beaucoup de gens qui font du télétravail. Donc, pour avoir tout le monde en présentiel, ce n’est pas toujours simple ! Entre les vacances, le télétravail, celui qui a une réunion qu’il ne peut absolument pas manquer, c’est compliqué. Dans les faits c’est rare qu’on puisse se réunir physiquement. » (François, ingénieur dans une entreprise privé). Par ailleurs, les TIC ont rendu possible, dans une certaine mesure, le travail à distance avec des entités dispersées géographiquement. Collaborer régulièrement avec des collègues basés dans une autre ville ou une autre région implique des rencontres en présentiel peu fréquentes. Comme le souligne Ludivine : « J’ai quand-même l’impression qu’on travaille de moins en moins avec les gens proches de nous. Il y a deux ans je ne travaillais quasiment pas avec les personnes de mon bâtiment. Il y avait peut-être une ou deux personnes avec lesquelles j’avais des contacts professionnels réguliers et, en revanche, je travaillais avec des personnes en poste dans d’autres régions, forcément avec des outils numériques. » Pour les raisons évoquées précédemment, des répondants en poste dans des organisations d’envergure internationale expriment la crainte de se retrouver sous la direction d’un manager basé à l’étranger, car cette situation impliquerait des communications exclusivement médiatisées. Ces dernières sont jugées peu propices à un véritable accompagnement d’une part et potentiellement source d’incompréhension et de tensions d’autre part : « Récemment, j’ai mené un projet avec une équipe basée en Amérique Latine. Je ne connaissais absolument pas le chef de projet et ça s’est très bien passé. En revanche, avec le supérieur hiérarchique c’est différent, parce qu’on est plus proche, donc c’est important de pouvoir se voir. Je constate que ce n’est pas simple pour tous mes collègues qui ont des managers éloignés. Ils ne se connaissent quasiment pas, c’est juste un suivi administratif. Bref, ça ne marche pas très bien » (Louise, cadre dans une entreprise privée). Enfin, certains répondants estiment que leur charge de travail n’est pas compatible avec la planification de rencontres en présentiel, même s’ils jugent ces dernières indispensables au bon fonctionnement d’une équipe de travail. Une enquêtée précise qu’« il y a des lieux pour se rencontrer, mais nous sommes tellement "blindés" au niveau des emplois du temps que nous n’avons pas forcément le temps d’assister aux réunions aux cours desquelles un certain nombre de sujets pourraient être réglés de vive-voix. Et, par conséquent, l’ambiance se dégrade. Ça se dégrade beaucoup. » (Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier).

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La littérature sociologique a démontré qu’une charge de travail inadaptée pouvait entrainer, chez les salariés, des stratégies consistant à comprimer les temporalités dédiées aux interactions, aux médiations interpersonnelles en présentiel afin d’assurer en priorité la réalisation des tâches à effectuer. Cette intensification a débouché sur la suppression des espaces de discussion informelle entre collègues (Flottes, 2013) ainsi que sur un risque accru de voir émerger des difficultés relationnelles (Hirigoyen, 2001, p.231). La raréfaction des communications professionnelles en présentiel s’inscrit dans la « chasse aux temps morts » et incite à privilégier les TIC, perçues comme des facteurs de rapidité et d’efficacité dans les échanges, au risque de multiplier les incompréhensions et les quiproquos. Ainsi, le « tout numérique » qui désigne, dans les témoignages de notre corpus, le fait de privilégier la messagerie électronique et les TIC aux dépens des discussions en présentiel ou des moyens de communication qui peuvent s’y substituer partiellement (téléphone, Skype d’entreprise, etc.), semble constituer un facteur d’incivilités numériques. Les limites inhérentes au courriel, évoquées précédemment, provoqueraient des incompréhensions, des maladresses, des échanges difficilement interprétables qui pourraient contribuer à la crispation des relations de travail. En outre, aux yeux de certains répondants de notre échantillon, un mode de management « tout numérique » représente, en tant que tel, une pratique incivile. Ils semblent en effet regretter la déperdition des contacts humains consécutive au recours privilégié à la messagerie électronique et estiment que les médiations interpersonnelles relatives à l’encadrement et à l’évaluation du travail nécessitent une répartition équilibrée entre communications en présentiel et médiatisées : « Je pense que les difficultés surviennent quand il y a un déséquilibre. Quand l’échange est presque exclusivement écrit et qu’on ne voit pas souvent le manager, c’est vraiment dommage. » (Ludivine, ingénieure dans une entreprise privée). « L’incivilité c’est peut-être aussi de faire du "tout numérique". Il faut trouver le bon dosage et le bon équilibre, sinon on est dans l’incivilité. Ce n’est pas de l’incivilité directe de la part d’une personne, mais ça a un impact négatif. » (Louise, cadre dans une entreprise privée). Il ne s’agit pas ici de défendre une vision psychologisante des rapports humains au travail en affirmant que les salariés auraient, globalement, des besoins similaires à combler. Certains sujets peuvent s’accommoder d’un accompagnement à distance. Il convient également d’admettre que ces résultats peuvent être influencés par la composition de notre échantillon, dans la mesure où les sujets de notre enquête qualitative ont entre 34 et 60 ans. Ils ont ainsi connu une période de leur vie professionnelle au cours de laquelle les TIC avaient une place moins importante qu’actuellement et y font régulièrement référence lors des entretiens. Leurs

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témoignages pourraient être interprétés comme le reflet partiel d’un ensemble de croyances générationnelles sur les bienfaits et méfaits de la technologie. Toutefois, les témoignages de notre corpus suggèrent que les limites de la messagerie électronique engendrent des contraintes supplémentaires et induisent une déshumanisation des relations professionnelles. Le « tout numérique » peut être perçu comme incivil dans la mesure où cette tendance ne va pas dans le sens d’une évolution positive du vécu au travail, des conditions de travail et des relations managériales. 2.2.2. Des pratiques managériales « coercitives »

o 2.2.2.1. Un management « pyramidal » source de tensions relationnelles Dans notre échantillon, plusieurs répondants déclarent faire l’objet ou être témoins de certaines incivilités numériques qui pourraient être appréhendées comme le symptôme de conflits latents ou avérés. Ils évoquent des pratiques managériales qui pourraient être qualifiées de « pyramidales », voire « despotiques » et pourraient être associées au modèle « coercitif » décrit dans certains travaux en communication des organisations (Heller, 2005 ; Carayol, 2005a ; Le Moënne, 2006 ; D’Almeida, 2012). L’analyse des entretiens permet d’identifier les contours de ces pratiques managériales qui détonnent avec les aspirations des répondants en termes de participation, d’implication et de délimitation d’un cadre de travail professionnel clair (les individus dont il est question ici disposent du statut « cadre » et souhaiteraient, à ce titre, être associés aux processus de gestion et de prise de décisions). Les enquêtés confrontés à des incivilités subtiles et pernicieuses ont le sentiment d’être pris pour cibles parce qu’ils s’opposent à ces pratiques managériales jugées « coercitives », « tyranniques » et dysfonctionnelles. Les pratiques managériales évoquées par ces répondants témoignent d’un management « pyramidal » et traditionnel dans la mesure où le pouvoir de commandement et de décision est détenu uniquement par un individu en position de supervision. Deux répondants font référence à leur supérieur hiérarchique en utilisant la métaphore du « dictateur » qui instaurerait un management par la peur afin d’acquérir les « pleins pouvoirs ». Marie entend régulièrement son manager proclamer : « Je suis l’ordonnateur, c’est moi qui décide ! » alors qu’elle estime que les décisions prises de cette manière ne sont pas conformes au fonctionnement de son institution. Il ressort de ces témoignages que ces personnes en situation de commandement cherchent à imposer, par la contrainte, « leur cadre » et « leur loi ». Comme le souligne Christian : « Dans mon organisation, c’est la loi du dictateur. Cette loi doit être très forte s’il veut tenir ! »

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Cette « loi du dictateur » s’accompagne d’une communication managériale principalement descendante, source d’insatisfaction et d’indignation de la part des répondants qui souhaiteraient être davantage sollicités et impliqués dans la gestion de leur organisation. Le témoignage d’Emma illustre ce point : « avec eux, c’est toujours "je réfléchis dans mon coin et je t’impose !" On est dans la méthode forte ; on prend des décisions organisationnelles qui t’impactent sans t’en informer. » Elle ajoute également que « le pire c’est que, quand il faut prendre des décisions, ils font appel à des consultants. Quand on leur fait des préconisations, ils ne nous écoutent pas. Ils n’utilisent pas la matière grise de leur entreprise. » L’analyse des entretiens menés avec ces répondants tend à suggérer que leurs organisations ne disposent pas d’un cadre organisationnel structuré par des processus, des procédures, des rituels de courtoisie, suffisamment solide pour contrebalancer le pouvoir acquis par certains individus. Christian regrette le manque de procédures qui permettraient de structurer davantage la manière de travailler et pourraient constituer un contrepoids à la « loi du dictateur » : « Dans mon organisation, il n’y pas de fiches de poste, pas non plus de procédures pour la constitution des dossiers. J’ai essayé de mettre en place des choses, mais ça n’a pas marché. Certains collègues se tournent vers moi et me disent "il faut que tu nous donnes un cadre !" Je leur réponds que je veux bien leur donner un cadre, simplement il faut que ce cadre soit validé et il faut qu’il soit écrit. » Ainsi, les témoignages cités dans cette partie nous incitent à analyser certaines formes d’incivilités numériques pernicieuses (l’exclusion, la déstabilisation, les critiques subtiles exposées aux yeux de toute l’équipe, etc.) comme la manifestation de tensions relationnelles résultant d’un « conflit sur les critères de la qualité du travail » (Clot 2010, 2015). En effet, les répondants jugent leur organisation aux pratiques managériales pyramidales « vieillotte », peu efficace et insatisfaisante d’un point de vue relationnel. En exprimant leur mécontentement et leur volonté de changer ce fonctionnement désuet et « coercitif », les répondants s’exposent à un retour de bâton en raison de leur « insubordination » et constituent des cibles toutes désignées pour des brimades de la part de la hiérarchie.

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o 2.2.2.2. La perception d’un contrôle de l’activité numérique comme symptôme

de relations managériales problématiques L’analyse par théorisation ancrée des entretiens suggère l’existence d’un lien entre plusieurs incivilités numériques d’une part et, d’autre part, un contrôle exercé par l’entremise des TIC. Il semble que ce lien varie en fonction de la qualité des relations managériales.

- Le contrôle de l’activité numérique comme « toile de fond » du travail quotidien

Les répondants de notre échantillon estiment qu’il est « évident » que les mails professionnels peuvent être stockés et, potentiellement, faire l’objet d’un contrôle de la part de la hiérarchie. La traçabilité des conversations par courriel et des activités numériques professionnelles constitue, en quelque sorte, la « toile de fond » des activités professionnelles quotidiennes. Ce contrôle peut être perçu comme « normal » dans la mesure où il s’inscrit dans la continuité des devoirs et obligations mutuelles qui découlent du lien de subordination. Ainsi, Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier, estime que « ça ne me dérange pas que les supérieurs hiérarchiques sachent où l’on est et ce que l’on fait. Comme ils nous payent, je trouve cela normal qu’ils s’assurent que je ne suis pas à la piscine au lieu de travailler. » De la même manière, Catherine déclare ne pas être inquiétée par le traçage potentiel de ses activités numériques car elle « n’a rien se reprocher ». Si ce contrôle peut être perçu comme « normal » dans un contexte professionnel marqué par la relation de subordination, qui impose à chaque partie le respect des dispositions du contrat de travail, la conscience d’une surveillance potentielle contribue à cadrer et structurer les comportements des individus. Ainsi, d’après Eva, cadre dans une grande entreprise : « je pense que les gens veillent à rester polis par mail. On sait très bien que les courriels constituent des preuves et que des conversations désagréables, voire injurieuses peuvent entrainer des sanctions. Les gens se méfient beaucoup des mails. ». Plusieurs répondants pointent l’imprudence de certains collègues qui ne semblent pas avoir pris la mesure des sanctions qu’ils encourent en envoyant des courriels dépréciateurs, voire ouvertement offensants, à un pair ou à un manager : « Il y a des collègues que je trouve assez…naïfs. Ils sont capables d’écrire "untel est con" dans un mail. Moi, je ne ferai jamais ça. Ils oublient qu’ils sont au travail et ne se rendent pas compte des risques qu’ils prennent. » (Fabrice, cadre dans une institution).

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Outre le contrôle des écrits professionnels, les répondants mentionnent la surveillance du temps de travail qui peut être exercée au moyen des TIC, et notamment de la messagerie instantanée et du Skype d’entreprise. Dans le cas du Skype d’entreprise, la « badgeuse numérique », selon l’expression employée par une répondante, s’effectue via une petite diode qui passe du vert au rouge en fonction du statut de l’usager (rouge = indisponible et vert = disponible). La mise en visibilité du statut de l’usager par cette petite diode, ainsi que la possibilité d’identifier assez facilement les temps de connexion et de déconnexion, peut susciter un sentiment de « flicage », illustré dans le témoignage suivant : « La hiérarchie peut contrôler les collaborateurs en utilisant le Skype. Si un collaborateur est en télétravail et qu’il est "indisponible" depuis longtemps, on peut légitimement se demander ce qu’il est en train de faire. Donc, oui, les managers peuvent s’en servir à des fins pernicieuses. Et je suis sûre que certains le font. Cela doit faire partie de la batterie d’indicateurs à faire remonter à la direction. » (Louise, cadre dans une entreprise privée). Nadine, cadre dans une entreprise publique, développe une réflexion similaire sur les potentiels effets pervers du Skype d’entreprise : « Cet outil est nouveau chez nous, mais je me suis rendu compte qu’on perdait un peu de notre liberté. Par exemple, si un collègue est "hors connexion" depuis deux heures, le manager peut se demander s’il est vraiment en train de travailler. De plus, comme on se connecte avec nos codes, c’est facile de nous surveiller. La hiérarchie peut savoir qui s’est connecté, à quelle heure et pendant combien de temps. Il va falloir être vigilant avec ces outils. » Ce contrôle potentiel de l’activité numérique se révèle source d’autodiscipline, tant au niveau des écrits (les courriels) que des attitudes (les temps de connexion, la rapidité des réponses, etc.), en raison de son ambiguïté. Comme le souligne Louise : « Je ne sais pas si l’entreprise élabore des indicateurs sur l’occupation des gens, sur les heures de travail, etc. à partir des données numériques. Ça ne m’étonnerait pas, puisqu’on a des indicateurs dans tous les sens. Mais comme c’est interdit par la loi, l’entreprise n’en parle pas. » Même sans être avérée, la surveillance numérique potentielle peut avoir un effet structurant et « disciplinant » sur les comportements, car les individus qui y sont confrontés peuvent avoir intériorisé la présence d’un contrôle éventuel et s’atteler à s’y adapter, comme le suggère Louise : « J’ai un collègue qui m’explique que quand il est en télétravail il n’ose pas faire une pause technique de peur qu’on s’aperçoive qu’il n’est plus derrière son écran en train de travailler. Donc, avec cet outil, on se met soi-même la pression. »

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- Le contrôle numérique comme prolongement de relations managériales peu

satisfaisantes Les témoignages de notre corpus laissent supposer que la manière dont le contrôle potentiel des écrits et des activités professionnelles est perçu, ainsi que ses effets sur les comportements des personnes confrontées à ce contrôle, dépend du contexte relationnel et managérial dans lequel il prend place. Dans un climat relationnel serein, les possibilités de stockage et d’archivage des mails ne semblent pas poser de problème, notamment en raison de la confiance qui règne entre les individus. A l’autre extrémité du spectre, la surveillance éventuelle exercée par l’entremise des TIC peut s’inscrire dans le prolongement de relations managériales tendues et produire des effets disciplinaires. Jeanne estime que la conscience que « les écrits restent » la pousse à prêter une attention particulière à la manière dont elle rédige les courriels envoyés à ses supérieurs hiérarchiques et à inhiber certaines « contestations » qu’elle juge légitimes, par crainte que ces dernières puissent être conservées et, un jour, mobilisées à charge contre elle. Elle se sent ainsi contrainte de faire preuve d’une certaine docilité — subie — dans les échanges numériques, ce qui a pour effet d’accroitre la relation asymétrique qu’elle entretien avec sa hiérarchie. Dans le témoignage de Jeanne, les incivilités numériques perpétrées de la part de sa hiérarchie, telles que des mails discourtois, des ordres abruptes, des mails annonçant l’annulation d’une réunion au dernier moment, s’inscrivent dans un climat managérial peu satisfaisant. Elle décrit un management « autoritaire », « distant » et peu enclin à la concertation. La traçabilité et le contrôle de l’activité numérique s’insèrent dans la continuité de ces relations managériales « autocratiques » et peu propices à la coopération. Certains répondants font preuve d’une méfiance accrue car ils ont été témoins de sanctions disciplinaires et/ou d’actes malveillants perpétrés grâce à la collecte et à l’instrumentalisation de données numériques. A ce propos, Anna estime que le numérique « a entrainé des capacités de surveillance dans des proportions énormes. La traçabilité de tout ce que je fais est totale. » Au-delà des différents logiciels de messagerie électronique, tout outil numérique peut être utilisé afin de « tracer » les déplacements, les achats, la manière d’effectuer certaines tâches, certaines missions, etc. D’après ces témoignages, cette traçabilité peut être mise à profit afin d’exercer une « pression » sur « le travail, la quantité de travail et parfois sur la qualité du travail » (Anna, employée dans une entreprise privée). Dans cette veine, Ludivine considère que « les données peuvent être utilisées tout simplement pour faire peur au salarié,

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pour lui mettre la pression. Ça peut aussi être un moyen pour lui faire jeter l’éponge, l’amener à dire des choses qu’il n’aurait pas dites s’il n’avait pas eu peur. C’est très compliqué de trouver les bons indicateurs pour mesurer le travail de quelqu’un. En revanche, avec le numérique, c’est assez facile de donner mauvaise conscience ou de susciter un sentiment d’insuffisance. » Elle ajoute que cette pression tend à être exacerbée lorsqu’elle est exercée par une personne qui dispose du « pouvoir de l’employeur. » D’autre part, les données collectées n’ont pas de sens intrinsèque et nécessitent d’être contextualisées. Ludivine estime qu’une fois « sorties de leur contexte », ces données peuvent aisément être mobilisées à charge contre un subordonné, et ce d’autant plus lorsque les contours du poste sont flous :

« Dans notre organisation, des salariés sont licenciés pour des motifs tels que des absences régulières ou une insuffisance professionnelle. Sur ce genre de motifs, à partir de quand juge-t-on qu’un cadre au forfait — c’est-à-dire, qui n’a pas de contrainte horaire et qui bénéficie d’une certaine autonomie — peut être licencié pour des absences régulières ou une insuffisance professionnelle ? Dans ces cas, l’employeur utilise les archives de mails, les archives de communications instantanées, les temps de connexion, etc. Je pense que le débat est ouvert, car les demandes et les objectifs ne sont jamais suffisamment clairs pour pouvoir trancher. Je me pose des questions à chaque fois que je communique par mail, je me demande comment ça se passerait si les choses se gâtaient. Comment ces mails pourraient être interprétés s’ils étaient sortis de leur contexte…»

Managers et collaborateurs ne paraissent pas égaux face au pouvoir conféré par la traçabilité et la persistance des données numériques. Dans notre corpus, un seul témoignage évoque le cas d’un supérieur hiérarchique « recadré » après que certains de ces mails, au contenu autoritaire et offensant, aient été rendus publics. Ainsi, Louise évoque le cas d’un superviseur « peu au fait de la législation française » et qui aurait commis l’erreur « d’écrire, dans des courriels, des consignes qui ne se disent habituellement qu’à l’oral. Évidemment, ces courriels ont fuité dans la presse. » A l’inverse, pour les subordonnés, les traces numériques de l’activité s’inscrivent dans le prolongement du lien de subordination et semblent constituer, pour le management, un levier d’autorité supplémentaire.

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2.2.3. L’introduction d’un fonctionnement « clients/prestataires » en interne L’analyse des entretiens suggère que certaines incivilités numériques pourraient être le symptôme des effets délétères, dans les relations internes, d’une orientation « client/fournisseur » entre différents services et/ou équipes de travail. D’après Danièle Linhart (2015, p.110), un fonctionnement « client/fournisseur » en interne signifie que « chacun est considéré comme le client de celui qui travaille en amont et le fournisseur de celui qui travaille en aval, avec les droits et les devoirs qui accompagnent toute relation de ce type. » Selon les répondants, cette manière d’organiser les relations entre collaborateurs émane d’une volonté de changement organisationnel, de modernisation et de recherche d’efficacité. Un répondant, qui travaille pour une entreprise prestataire de services, estime que les pratiques managériales internes ont été façonnées, modelées afin de prolonger, tant au niveau du fonctionnement que des interactions quotidiennes entre agents, les relations entretenues avec les clients externes. Il ressort des entretiens que cette orientation client/fournisseur entraine un ensemble de conséquences néfastes, source de pratiques numériques inciviles. Les témoignages de notre corpus révèlent que ce fonctionnement semble entrainer une exacerbation des exigences d’efficacité et de qualité. Ces exigences s’accompagnent d’une pression accrue au niveau des résultats et d’une menace latente, mais néanmoins présente, de sanction en cas de non satisfaction de la demande du « client » interne. De ce mode d’organisation découle une relation asymétrique entre le « fournisseur » et le « client » qui peut manier la menace de sanction afin de disposer d’un certain pouvoir d’influence, voire de contrainte. L’un des instruments de la contrainte peut résider dans l’envoi, ou la menace d’envoi, d’un courriel dépréciateur afin de dénoncer et d’exposer au plus grand nombre la supposée incompétence d’un individu qui n’aurait pas honoré la demande du requérant. Ces critiques, qui tendent à être légitimées par le système d’évaluation propre à la relation client/fournisseur, peuvent être vécues comme des humiliations, des opprobres publics, souvent injustifiés. Ces pratiques semblent avoir un effet disciplinant, dans la mesure où elles incitent les individus à se conformer aux exigences des « clients ». Les personnes endossant le rôle de « prestataire » de services en interne tendent à être soumises à des « injonctions » multiples. Les demandes émanant tant des managers que des collègues deviennent alors des « directives ». Comme le souligne Alice, cadre dans une institution : « Nous sommes liés par un lien qui est mal compris, mal

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interprété. Dans mon organisation, tout le monde se prend pour le supérieur hiérarchique de l’autre. » Ce système qui encadre les relations professionnelles semble entrainer une généralisation des exigences en termes de réactivité et d’immédiateté. Alice a l’impression que « tout devient urgent ». La relation client/fournisseur semble justifier la généralisation de l’urgence et des impératifs de vitesse. Selon un répondant, cette tendance de fond est exacerbée par l’usage de la messagerie électronique. Il semble en découler une absence de limites dans la mesure où « avec ce fonctionnement, on ne tient plus compte de la charge de travail. Il faut faire le travail demandé, point final. » Ainsi, nous pourrions qualifier « d’inciviles » les pratiques numériques évoquées (opprobre public, menace de sanction, banalisation de la mention « urgente », etc.) car elles représentent le symptôme d’un système qui consacre le primat de la satisfaction du « client » au détriment de l’équilibre physique et psychique des individus. De surcroît, les témoignages suggèrent que cette relation suscite des formes de vulnérabilité qui affectent les individus ayant le statut de « prestataire ». L’un des répondants explique qu’il lui arrive de ne pas dormir par crainte de la réaction potentiellement négative des « clients » internes en cas d’échec : « Je sais que ça ne sert à rien de me prendre la tête à 3h du matin pour essayer de résoudre un problème, mais je sais que si j’échoue, cela va me retomber dessus. Même si j’explique les difficultés de la mission, mon manager prendra la défense du "client" ». Ainsi, ce fonctionnement peut être considéré comme pourvoyeur d’incivilités managériales de trois ordres. Comme évoqué dans le témoignage précité, la relation « client/fournisseur » peut déboucher sur des attitudes qui peuvent être perçues comme un manque de soutien managérial, dès lors que les répondants estiment que les managers sont censés endosser une partie de la responsabilité de résultats potentiellement peu concluants et soutenir, dans une certaine mesure, leur équipe. De plus, le rapport asymétrique qui caractérise la relation de « prestation de services » semble déboucher sur une généralisation du régime de l’injonction, ce qui contribue à façonner un climat peu convivial, teinté d’irrespect, et donc peu propice au travail collaboratif. Enfin, la priorité accordée à la satisfaction du « client » a pour effet pervers une absence de limite, tant au niveau de la charge de travail que des exigences en termes de performance, qui impacte négativement le quotidien des individus soumis à ce régime. La littérature, principalement anglophone sur les comportements antisociaux, les incivilités et le harcèlement au travail accorde dans l’analyse une place centrale à la question du pouvoir. Ces travaux convergent sur le fait que les instigateurs peuvent s’écarter des codes de courtoisie et des rituels d’interactions professionnels dès lors qu’ils disposent des ressources statutaires et sociales, qui leur permettent de bénéficier

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d’une certaine impunité. Ce différentiel de pouvoir peut se manifester de différentes manières en fonction des contextes. Les organisations hiérarchiques, comme les armées ainsi que certaines institutions, peuvent favoriser les dérives autoritaires et les abus de pouvoir (Hirigoyen, 1998, 2017 ; Einarsen, 1999 ; Martinko et al., 2013, Hershcovis et al., 2017b). A l’autre extrémité du spectre, les collectifs structurés selon le principe du « laisser faire » peuvent entrainer la formation de clans, de « chapelles » propices aux mêmes débordements (Pronovost, 2006 ; Bourgeois et al., 2016). Les témoignages de notre corpus tendent à prolonger les résultats de ces travaux. Qu’il s’agisse d’organisations pyramidales ou de systèmes favorisant des rapports professionnels de type « clients/fournisseurs », ces deux configurations managériales semblent susciter des rapports de pouvoir asymétriques dans les relations internes qui s’avèrent propices à l’émergence d’incivilités numériques. 2.2.4. Des pressions temporelles sources de tensions et de maladresses L’analyse par théorisation ancrée des entretiens de notre corpus a fait émerger un ensemble de difficultés relationnelles et d’incivilités subtiles, exprimées par l’entremise de la messagerie électronique, qui semblent être associées, dans les témoignages, à certaines reconfigurations temporelles. Plusieurs répondants considèrent que certaines incivilités numériques, qui pourraient être perçues comme le symptôme de conflits latents, découlent de phénomènes temporels. Nous présentons, dans cette partie, les incivilités numériques qui semblent être favorisées par la surcharge de travail et l’intensification des rythmes professionnels.

o 2.2.4.1. La surcharge de travail et les incivilités numériques « contraintes »

- L’intensification des rythmes de travail et la « volumétrie » D’après les témoignages, la surcharge et l’intensification des rythmes de travail résultent de plusieurs facteurs ; ces derniers ont été documentés dans la littérature scientifique sur les évolutions contemporaines du travail (notamment De Gaulejac, 2005 ; 2011 ; Linhart, 2010, 2015 ; Le Moënne, 2014) et notre terrain les confirme. Les répondants évoquent tout d’abord des décisions et des politiques organisationnelles successives qui ont, pour des raisons financières, abouti à une restriction des ressources budgétaires et humaines. En raison de ces rationalisations, il incombe au personnel restant de « faire plus avec moins de ressources humaines et

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moins de temps » (Aubert, 2003). Il est également demandé aux individus de maintenir des niveaux de qualité identiques (Le Goff, 2003) et de composer avec une charge de travail plus élevée (Giust-Desprairies et Giust-Ollivier, 2010). Comme l’indique Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier : « Je pense que l’ambiance relationnelle se dégrade à cause des restrictions budgétaires. On nous reproche le coût élevé de nos soins. Il faut continuer à délivrer des soins de qualité au moindre coût. Donc, forcément, ça met tout le monde en tension. » Dans la même veine, une répondante mentionne des « décisions politiques » dont les impacts négatifs en termes de charge de travail sur les différents échelons de l’organisation ne sont pas mesurés ni pris en compte. D’après elle : « Il y a des décisions politiques qui nous tombent dessus, des injonctions de toutes sortes auxquelles il faut répondre dans des délais qui n’ont plus de sens, sans moyens ni ressources supplémentaires. Et ce qui tombe sur les uns retombe sur les autres en cascade. On a mis en place une nouvelle organisation et, dans ce cadre, on vient de me confier des missions que je n’avais du tout intégrées dans mon planning. Je ne sais pas comment je vais faire pour ingurgiter cette charge de travail. » (Manon, cadre dans une institution). Est également évoqué le rôle des modes d’évaluation des performances « à la tâche », qui entrainent une certaine autonomie que les répondants jugent appréciable, mais qui s’accompagne aussi d’un flou quant à la charge de travail qu’il est raisonnable d’attribuer aux subordonnés. Ainsi, selon Johanna, cadre dans le privé : « Dans mon organisation, ce qui est important c’est que la mission soit effectuée, et pas d -1 (t) savoir si

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Le témoignage suivant illustre également la tendance à se sentir incité à accomplir, parce que l’outil l’autorise, une charge de travail supplémentaire : « Je trouve que le courriel est beaucoup plus efficace qu’une conversation en présentiel. Mais le problème c’est qu’il y a une sorte d’inflation. On en demande toujours plus. La machine tend à mettre la barre toujours plus haut. Vous dites que vous gagnez du temps, mais comme on vous en demande plus, comme on vous envoie toujours plus de courriels, finalement vous êtes toujours en train de courir. Ça engendre une sacrée surcharge. » (Fabrice, cadre dans une institution). Le dénominateur commun aux expériences décrites par les répondants réside dans l’attribution d’un périmètre élargi, d’une quantité de travail additionnelle, en raison des effets conjugués de certains facteurs organisationnels et des potentialités des TIC, sans toutefois qu’aucune réflexion ne soit menée sur la charge de travail qu’il est possible — et souhaitable — de confier aux individus. Comme l’illustre le témoignage suivant, ces derniers tendent à être renvoyés à leur autonomie et à leur responsabilité individuelle : « On est censé ne plus travailler après 20h, mais on exige quand-même que le travail soit fait. Donc il faut avoir une « baguette magique » pour gérer ces quantités phénoménales. » (Anna, employée dans une entreprise privée). Cette intensification du travail se traduit, dans les échanges numériques, par des problèmes de « volumétrie » relatifs aux courriels et qui peuvent être analysés à la fois comme le prolongement et le symptôme de la tendance organisationnelle à l’intensification du travail.

- « On est obligé d’être incivil » Ce contexte de surcharge informationnelle et de travail conduit plusieurs répondants à relativiser certaines pratiques qualifiées d’inciviles et à les appréhender comme des « passages obligés », des stratégies pour s’adapter à la « surchauffe » généralisée. Louise, cadre dans une entreprise privée, explique qu’elle se sent « contrainte » d’être incivile dans la mesure où se montrer insistant et s’adonner au forcing s’avère nécessaire pour obtenir des réponses de la part de collègues et managers peu disponibles : « Si quelqu’un essaye de me contacter alors que mon statut de messagerie instantanée est « occupé » (statut symbolisé par une petite diode rouge) je considère que c’est une incivilité. Cela dit, ça m‘arrive de solliciter des personnes « indisponibles », pourquoi ? Parce qu’on est dans une spirale infernale. Parce que dans un contexte où on est en « réunionite aigue » tout le temps, jamais disponible, on peut attendre 3 semaines avant d’obtenir une réponse de la part de quelqu’un, alors que la demande est urgente. Donc, ça incite à envoyer un message même si le statut de l’interlocuteur est « occupé ». Une autre stratégie de forcing, énoncée par plusieurs répondants, consiste

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à recourir systématiquement à la mention « urgente » pour inciter le destinataire à traiter la demande de l’expéditeur en priorité. Dans la même veine, face à des interlocuteurs jugés peu réactifs, des répondants peuvent être amenés à contourner les circuits hiérarchiques formels afin d’obtenir certaines informations indispensables à la réalisation de leur travail, au risque de susciter des incompréhensions ou des conflits : « En ce qui concerne la hiérarchie, c’est important de se sentir respecté dans son rôle. Or, je m’aperçois que, parfois, le manager peut "bypasser " ses collaborateurs. A l’inverse, un subordonné peut envoyer un mail à son n + 2 sans passer par son n + 1, parce qu’il faut avancer et que le travail n’avance pas. Ça peut arriver qu’on n’ait pas vraiment le choix, si on veut que le travail soit fait. » (Ludivine, ingénieure dans une entreprise privée). Concevoir certaines incivilités comme des formes de coping, c’est-à-dire, des stratégies adaptatives, ne signifie pas que leurs effets délétères sur les individus soient moindres. En effet, être « bombardé de mails », recevoir des relances successives, perturbent les activités nécessitant une forte concentration et impliquent des tâches supplémentaires de tri, de classement et de traitement des courriels. Le lien entre surcharge de travail et attitudes de forcing via les TIC, énoncé par Louise, témoigne de la lucidité de certains répondants quant à l’impact négatif de l’environnement de travail sur les usages de la messagerie électronique.

- « On est complètement happé » : le manque de soin accordé à la « forme » des courriels

Enfin, dans le sillage de travaux antérieurs (Assadi et Denis, 2005) et des résultats des enquêtes du projet Civilinum (Laborde, 2016, 2019), les témoignages de notre corpus suggèrent que la surcharge de tâches à accomplir ainsi que les échanges de mails incessants incitent les répondants à privilégier « le fond », c’est-à-dire la réalisation des missions à effectuer dans la journée de travail, au détriment des rituels de courtoisie, qui tendent à passer au second plan car perçus comme non prioritaires : « Quand on envoie 50 courriels dans la journée, on finit par ne plus inclure de formule de politesse du tout. » (Fabrice, cadre dans une institution). Deux répondantes décrivent leurs expériences de manière assez similaire, en utilisant le verbe « happer » :« On est tellement happé et on a tellement la tête dans le guidon que cela peut conduire à des tensions et à des incivilités » (Louise, cadre dans une entreprise privée). « Les gens sont happés par tellement d’activités professionnelles que, dans leurs courriels, ils vont "droit au but". Du coup, les échanges par mail manquent vraiment d’enrobage ». (Juliette, cadre dans une institution). Le recours à ce terme est sans doute loin d’être anodin et pourrait symboliser le tourbillon d’activités qu’on ne maîtrise

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plus et dont il est difficile de se défaire pour accorder un peu d’attention et de soin aux échanges professionnels. Ainsi, l’analyse par théorisation ancrée tend à suggérer que, dans le discours des sujets de notre enquête, l’intensification de travail est associée à des phénomènes de surcharge informationnelle, à des attitudes de forcing perçues comme inciviles mais néanmoins inévitables, ainsi qu’à des courriels discourtois car dépouillés de toute formule de courtoisie.

o 2.2.4.2. Des temporalités trépidantes et des « débordements » émotionnels par email

Plusieurs répondants établissent des liens entre les pressions temporelles, les rythmes de travail accélérés avec lesquels ils doivent composer au quotidien et la dégradation des échanges interpersonnels par messagerie électronique.

- Des rythmes de travail accélérés L’analyse des témoignages laisse supposer que ces pressions temporelles procèdent, en partie, des exigences de performance qui pèsent sur les individus. En effet, devoir « rendre des comptes » constamment apparaît comme une source de tensions relationnelles : « Dans mon milieu, on est tout le temps sous le feu des projecteurs de l’ensemble des directions parce qu’ils attendent des résultats. Il faut de l’efficience, de la performance et du volume, ce qui fait qu’effectivement le monde hospitalier est sous pression. Mais c’est l’ensemble du travail qui fait qu’on doit rendre des comptes alors qu’on n’est pas assez nombreux, qu’on ne dispose pas du matériel adéquat, etc. Donc on est sous pression tout le temps, et la messagerie électronique n’est qu’un moyen de pression parmi d’autres. » (Catherine, cadre dans le milieu hospitalier) D’autres répondants mentionnent des impératifs de vitesse qui peuvent se traduire par l’obligation de réaliser des projets dans des délais très brefs. Une répondante pointe les « injonctions paradoxales » qui consistent, de la part de certaines directions, à imposer des échéances difficilement tenables tout en ne fournissant pas aux équipes les moyens (humains et financiers) nécessaires à l’atteinte des objectifs fixés : « Une autre injonction paradoxale c’est de nous couper les budgets et, en même temps, de nous demander de monter tout un ensemble de projets, dans des délais records, car c’est perçu comme un levier de performance. Donc, on doit à la fois faire des économies et se transformer. C’est tout cela qui met les gens sous pression et engendre des incivilités, qu’elles soient numériques ou pas. » (Louise, cadre dans une entreprise privée).

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- La pression temporelle « incorporée » dans des méthodes de travail

D’après d’autres témoignages, l’exigence d’immédiateté tendrait à être « incorporée » dans certaines méthodes de travail et, par conséquent, légitimée. Comme évoqué dans la partie consacrée aux pratiques managériales, des relations « clients/fournisseurs » peuvent s’accompagner d’une généralisation, une « naturalisation » de la réactivité, dans la mesure où le primat est accordé à la satisfaction du « client ». Dans des travaux scientifiques antérieurs (Carayol, 2004, 2005a), la référence au client a ainsi été présentée comme une « figure d’autorité » justifiant un fonctionnement dans l’urgence. Alice, cadre dans une institution, estime que, c’est à cause de cette urgence que « la machine s’emballe » et provoque des incivilités. Dans la même veine, François, ingénieur dans une entreprise privée, décrit les aspects des « méthodes agiles24 » qui tendent à favoriser un fonctionnement dans l’immédiateté et l’urgence : « La manière dont on travaille, c’est presque de l’instantané. Vous êtes "livré", vous faites des tests et, dans la foulée, vous identifiez un bug. Vous en informez le développeur. Il se dit "je me suis trompé ou je n’ai pas compris" et il vous livre de nouveau. Dans la journée, vous pouvez avoir plusieurs livraisons. Entre temps, des collègues vont me solliciter pour d’autres outils. Vous voyez un peu la rapidité ? » Ce témoignage peut être complété par celui de Ludivine qui exprime un point de vue similaire sur la méthode « agile » et la pression qu’elle peut générer : « Avec ces méthodes, on considère que ce n’est pas grave de ne pas réussir au premier coup. Mais on effectue des actions et, petit à petit, on va aller plus vite. Ça permet de s’adapter au mieux à la demande du "client" mais ça accélère le rythme de travail. Je dirais qu’au fond, ça introduit une certaine pression auprès de chaque individu et, de ce fait, on ne travaille pas si bien que ça. »

- « L’effet cocotte-minute » lors des échanges par courriels L’analyse des témoignages révèle que les pressions temporelles vécues au travail semblent provoquer des formes d’agression par mail, qui ont pu être qualifiées de « bouffées passionnelles » dans la littérature en communication (Carayol, 2013). Les courriels rédigés en gras, en lettres majuscules, en couleurs, etc. s’inscrivent dans cette veine et donnent aux destinataires l’impression de se faire « crier dessus » à l’écrit. Ces incivilités sont vécues comme « violentes » car elles traduisent un débordement émotionnel, contraire aux normes de courtoisie en vigueur en contexte de travail, que le destinataire ne parvient plus à canaliser Ainsi, les « coups de pression », provoqués 24 « L’agilité » est issue du lean management et désigne des organisations « capables de s’adapter et de bien fonctionner dans des environnements en évolution rapide » (Crespin-Mazet et al., 2019). Au niveau des méthodes de travail, « l’agilité » vise à accroitre tant la flexibilité que la créativité.

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par un certain nombre de facteurs organisationnels précités, peuvent dégénérer dans le cadre des échanges par mails et susciter des formes d’agressions numériques.

- Des mails « lapidaires » peu conformes aux codes de courtoisie Manquer de temps, devoir composer avec des rythmes trépidants peut conduire certains interlocuteurs à rédiger des mails « lapidaires », « abrupts », dont le format s’apparente davantage à un SMS qu’à un courriel professionnel, et qui peuvent être interprétés comme des directives et des marques d’irrespect. Le témoignage de Johanna, cadre dans une entreprise privée, va dans ce sens : « Je pense que le problème c’est le trop plein de boulot qui fait qu’on ne va pas mettre les formes. Parce qu’on est speedé, parce qu’on est stressé…et que la priorité ce n’est peut-être pas de mettre les formes. Ça m’est déjà arrivé de le faire remarquer à un manager qui me transmettait une directive directement dans l’objet d’un mail. Il m’a expliqué qu’il pouvait envoyer régulièrement des mails d’une phrase car "il n’a que 3 secondes pour l’envoyer" et qu’il l’envoie donc comme ça. Je sais que ce n’est pas méchant, mais cela me gêne. » Dans le même ordre d’idée, les répondants évoquent des mails approximatifs difficilement interprétables et qui tendent à être vécus comme une « perte de temps » dans la mesure où ils obligent le destinataire à solliciter l’expéditeur pour obtenir des informations complémentaires. D’après les répondants, ces incivilités résultent du fait que leurs auteurs rédigent sûrement leurs courriels à la hâte. Ce phénomène est illustré par le témoignage de Ludivine, ingénieure dans une entreprise privée : « Ce qui me perturbe, c’est l’envoi de mails avec des demandes floues et mal construites. On le fait de plus en plus car on n’arrive plus à gérer la masse de travail qui nous tombe dessus. Si on ne veut pas se laisser déborder en permanence, il faut traiter les mails beaucoup plus vite. Donc on envoie des messages beaucoup plus approximatifs qui nécessitent des retours et des échanges sans fin. » Ainsi, les différentes pressions temporelles semblent entrainer un continuum de pratiques numériques inciviles s’étendant des courriels « lapidaires » et « approximatifs », qui peuvent susciter des incompréhensions, des méprises ainsi qu’un temps de traitement jugé « improductif », à des débordements émotionnels, potentiellement causés par un excès de pression, qualifiés « d’agressions » par mail. 2.2.5. Les effets délétères de « l’anarchie temporelle » Les répondants qui évoquent des sollicitations numériques constantes, des relances intempestives, des perturbations relatives à des demandes urgentes, dressent un parallèle entre ces incivilités numériques et une certaine « anarchie » temporelle à l’œuvre dans leur organisation. Cette anarchie se traduit par des temporalités

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professionnelles plurielles, fragmentées, peu homogènes et, par conséquent, difficilement conciliables. Cette « anarchie » représente, aux yeux des répondants, le résultat de plusieurs facteurs conjugués. Tout d’abord, l’autonomie dont bénéficient certains répondants via la possibilité d’avoir des horaires flexibles, de choisir des jours de télétravail, a permis à chacun de s’affranchir des carcans temporels d’antan, des horaires imposés et d’adapter son travail à son rythme personnel. A titre d’illustration, Manon, cadre dans une institution, traite ses courriels tôt le matin, dès qu’elle arrive au bureau. Cette organisation matinale sensiblement « décalée » par rapport aux horaires de ses collègues lui convient car elle lui permet de quitter le travail en fin d’après-midi pour dédier sa soirée à ses activités éducatives. Un autre préfère se consacrer à ses missions principales pendant la journée et traiter ses « demandes annexes » le soir. Enfin, un répandant déclare avoir pris l’habitude de s’occuper de ses courriels le weekend car il a l’impression que, sinon, il « ne va pas s’en sortir. » Dans ce contexte d’autonomisation croissante, le revers de la médaille réside dans le fait d’imposer son rythme aux interlocuteurs. Les sollicitations à des horaires atypiques peuvent être interprétées comme un manque d’égard et engendrer, selon les termes de certains répondants, une « pression psychologique ». Cette pression semble découler du flou quant aux comportements à adopter face aux sollicitations reçues continuellement tout au long de la journée. Comme le souligne Nadine, cadre dans une entreprise publique : « Dans mon équipe, il y a des gens qui ne travaillent pas le mercredi, d’autres qui s’accordent un jour de télétravail, Bref, ce n’est pas facile de maintenir la cohésion de l’équipe. Il faut vraiment réfléchir à de nouveaux rites et rythmes ». Ce contexte tend à susciter de l’ambiguïté quant aux contours de la « faute professionnelle ». S’il n’y a plus de temporalités communes, à quel moment peut-on considérer qu’il est opportun de ne pas répondre à une sollicitation sans froisser son interlocuteur et sans risquer de passer pour un collaborateur peu fiable ? Ainsi, l’absence de « rites et rythmes » collectifs, selon l’expression employée par Nadine, semble favoriser des formes d’hyper connexion à la messagerie électronique afin de traiter les demandes « au fil de l’eau ». « L’anarchie » temporelle précitée provient également de certaines méthodes de travail contemporaines. A titre d’illustration, certains enquêtés mentionnent leur implication dans plusieurs projets en parallèle qui possèdent chacun leur propre cadrage temporel (jalons à respecter, dates butoir à honorer, etc.). Dans cette situation, les individus peuvent être amenés à imposer leurs urgences aux différents interlocuteurs : « L’une des incivilités que j’ai pu identifier c’est d’avoir à répondre dans l’urgence à une demande qui est ressentie comme urgente par le destinataire mais que je ne perçois

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pas de la même manière puisque je travaille sur d’autres sujets. Comme on a aussi des échéances à respecter tout au long de l’année, on peut être amené à mettre la pression à d’autres équipes. Une pression soft, mais une pression quand-même, notamment lorsqu’on dit "il faut se dépêcher un peu car, après cette date, on ne pourra plus faire partir tel ou tel dossier !" » (Catherine, cadre dans le milieu hospitalier). Le témoignage de Ludivine illustre également les incivilités numériques qui découlent de la diversification des cadres temporels : « Il y a des périodes dans l’année ou chacun cherche à régler un certain nombre de choses avant les dates fatidiques qui peuvent être la clôture des comptes, les activités de fin de mois, les départs en congés, la période de fêtes, etc. Dans ces périodes-là tout le monde est focalisé sur ses intérêts et cherche à avancer dans sa direction personnelle…évidemment ça débouche sur des incivilités. Quand on veut aller plus vite à titre personnel, on a tendance à déranger le voisin qui a aussi son tropisme. » Les évènements et expériences rapportés par les répondants font écho aux travaux du philosophe Hartmunt Rosa (2010, 2014) sur les phénomènes de dérégulation et de désinstitutionalisation temporelle. D’après l’auteur « l’abandon des rythmes et des structures temporelles collectifs fait que le découpage du temps en unités préétablies, jours, semaines, années, cesse d’être une évidence partagée ; il doit en permanence être à nouveau planifié, négocié, en accord avec les autres participants. » (2010, p.159). Dans les discours des sujets de notre enquête, il apparaît en effet que les cadres temporels collectifs traditionnels ne constituent plus des « évidences ». La désinstitutionalisation des temporalités, théorisée par Hartmunt Rosa, engendre un fonctionnement « en continu » ou en « flux permanents » dans la mesure où, chaque individu fonctionnant selon son propre cadre temporel, les sollicitations paraissent « ne jamais s’arrêter ». Cette conception de la gestion du temps peut convenir à certains individus qui apprécient la marge de manœuvre dont ils disposent pour « décider de travailler lorsqu’on estime que c’est le bon moment de travailler » (Frédéric, cadre dans une entreprise privée). Toutefois, pour les répondants qui ont accepté de témoigner, ce fonctionnement « en continu » tend à être perçu comme une dérive et conduit certains à limiter les périodes de déconnexion et à raccourcir leurs congés afin d’éviter l’accumulation, perçue comme « ingérable », de mails et de travail : « Le fait de partir en congé devient problématique à cause des mails. On est conscient que la charge de travail va s’accumuler et qu’il va falloir l’absorber à son retour en plus de devoir se remettre dans le bain. A la limite, c’est presque plus confortable de prendre des congés de façon extrêmement hachée, plutôt que de couper vraiment, sauf si on est certain que tout le monde va s’arrêter en même temps et qu’on ne se retrouvera pas débordé en rentrant de congés. » (Ludivine, ingénieure dans une entreprise privée).

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Ce fonctionnement « en continu », qui contraste avec les méthodes de travail d’antan, est également illustré dans le témoignage suivant : « Avant, l’usine fermait pendant 4 semaines en août et tout le personnel s’arrêtait de travailler. Maintenant, l’usine ne s’arrête plus, tout le monde continue de travailler, en alternant les équipes. Dans mon organisation, c’est un peu pareil. On ne s’arrête jamais de s’envoyer des mails. » (François, ingénieur dans une entreprise privée). 2.2.6. Des processus organisationnels contraignants L’analyse des entretiens suggère que plusieurs incivilités numériques, telles que les mises en copie jugées excessives, tendent à être associées à des procédures et processus de travail contraignants.

o 2.2.6.1. Les copies carbones s’inscrivant dans des obligations d’archivage Dans la littérature scientifique, le recours immodéré aux copies carbones et à l’archivage des contenus numériques a pu être associé à des stratégies de « surprotection » individuelles (Bailly et al., 2001 ; Aubert, 2003 ; Lagraña, 2010) perçues comme discourtoises par des destinataires qui ne souhaitent pas être impliqués contre leur gré dans des différends qui ne les concernent pas. Les mises en copies peuvent également être qualifiées d’inciviles dans la mesure où les destinataires ont l’impression qu’en agissant ainsi, l’expéditeur se décharge d’une responsabilité qui lui incombe. Si, dans la littérature scientifique, ces tactiques de protection et d’archivage ont été appréhendées principalement au travers d’un prisme individuel, notre enquête qualitative souligne le versant organisationnel de ces pratiques numériques problématiques. Plusieurs répondants déclarent que les mises en copies multiples ainsi que le stockage et la conservation des mails représentent une obligation légale et s’inscrivent dans des procédures d’archivage. Ainsi, un ensemble de contenus numériques sont stockés et conservés afin de « rendre des comptes » à certains acteurs. Les répondants citent notamment les contrôles effectués par des commissaires aux comptes qui réclament des archives de mails. Ces activités d’archivage systématiques sont détaillées dans le témoignage de Catherine, cadre dans le milieu hospitalier : « Dans nos métiers, on est obligé de garder des traces pour les commissaires aux comptes. Ces derniers exigent une traçabilité sur l’ensemble de nos mails professionnels. Donc, on est obligé de mettre en place un archivage conséquent. Les commissaires aux comptes doivent pouvoir consulter nos mails, même s’ils datent d’il y a 10 ans. Ils surveillent nos mails et nous demandent régulièrement "où sont archivés vos mails ? Montrez-moi les demandes, montrez-moi

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les relances, etc." Nous devons être en mesure d’archiver tous ces mails, de les trier et de les ranger correctement afin de pouvoir y faire référence en cas de besoin. Et tout cela est loin d’être simple… » Elle ajoute que ces procédures d’archivage posent un certain nombre de problèmes en termes de volumétrie et de capacités de stockage, les ordinateurs dont son service dispose pour travailler n’étant pas adaptés au stockage de gros volumes de données. De ces procédures découlent également des tâches de tri et de classement des mails jugées particulièrement chronophages et peu stimulantes. Pour des raisons organisationnelles différentes et des enjeux spécifiques, Alice, cadre dans une institution, estime que « l’usage de la messagerie électronique s’inscrit dans un besoin de conserver des traces numériques ». Elle travaille notamment sur des « dossiers sensibles » qui nécessitent un archivage minutieux. De surcroit, l’orientation « client/fournisseur » qui structure les relations internes dans son organisation la conduit également à stocker un volume important de courriels et à recourir régulièrement aux copies carbones afin de conserver des traces des demandes des « clients » et de pouvoir mobiliser des éléments de preuve tangibles en cas de litiges. L’impact de certaines procédures de travail sur la survenue d’un ensemble d’incivilités numériques apparaît clairement dans plusieurs témoignages de notre corpus. La contribution de certaines méthodes de travail à la multiplication des communications et à la surcharge informationnelle est énoncée par plusieurs répondants. Fabrice évoque les effets délétères du fonctionnement par appels d’offre : « La recherche de financements fait de plus en plus partie de mes missions. Lorsque j’ai bouclé un projet, j’ai pris l’habitude d’ouvrir le dossier correspondant au projet dans ma boîte mail et de regarder le nombre de mails échangés. Le dernier appel d’offre que j’ai réalisé a nécessité 400 courriels ! C’est impressionnant, mais ça représente surtout une perte de temps considérable. » Une part croissante de son activité tend à être dédiée à la recherche de financements ; son travail est donc encadré et structuré par les procédures relatives à la candidature et au suivi du projet. Il ajoute que la numérisation et l’uniformisation de ces procédures, ainsi que la disparition des interlocuteurs dédiés accroissent le volume de courriels échangés dans le cadre de ces appels d’offre.

o 2.2.6.2. Les méthodes « agiles », sources de sollicitations multiples Les conséquences délétères de la méthode « agile » sur les conditions d’exercice de l’activité professionnelle s’inscrivent dans la même veine. Les répondants mentionnent des sollicitations et des relances régulières, qu’ils jugent perturbantes, mais auxquelles il leur est difficile de ne pas donner suite dans la mesure où elles font partie intégrante de la méthode : « L’agilité consiste à ne pas rester bloqué. Par exemple, lorsque je suis coincé — parce que ma machine ne fonctionne pas, et cela

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arrive souvent — je sollicite immédiatement un collègue. Auparavant, je lui aurais envoyé un fax, mais maintenant c’est directement Skype et il me répond dans la foulée. Il est donc passé d’une tâche A à une tâche B, cette dernière étant maintenant prioritaire. Il est obligé de s’interrompre pour répondre à ma demande. » (François, ingénieur dans une entreprise privée). D’après les répondants, cette méthode débouche sur un travail haché, multitâches, et peu propice à la concentration. Si les usages des TIC amplifient les effets délétères de ces méthodes de travail, les outils numériques ont également joué un rôle déterminant dans leur développement. Par exemple, la méthode « agile » est basée sur des activités de coordination multiples et très réactives, afin de résoudre des problèmes techniques rapidement. Cette manière de fonctionner n’aurait pas été faisable sans les potentialités des TIC. Les incivilités numériques rapportées par les répondants constituent, à ce titre, le produit des interrelations entre des phénomènes organisationnels, temporels et techniques. Ainsi, les copies excessives, les tactiques de « mail parapluie », la surcharge de courriels et les sollicitations constantes ont été documentées dans la littérature scientifique et associées aux mésusages des TIC. Notre enquête de terrain complète ces travaux en suggérant que ces pratiques de la messagerie électronique, qui peuvent être perçues comme peu civiles, représentent la conséquence, au niveau micro des interactions interpersonnelles, de certaines méthodes et procédures de travail. Ces incivilités numériques peuvent être analysées comme le symptôme du poids grandissant de ces procédures et méthodes de travail qui reconfigurent en profondeur les conditions d’exercice du métier et induisent un ensemble d’effets néfastes, notamment un accroissement de la place accordée aux activités de « manutention de l’information », de tri, d’archivage, de reporting et de coordination, médiatisées par la messagerie électronique, au détriment du « vrai travail ». Ces procédures et méthodes structurent et encadrent strictement la manière d’effectuer le travail demandé. Elles se substituent à la hiérarchie en produisant des « injonctions », sous la forme de relances, de sollicitations perpétuelles, auxquelles il est difficile d’opposer une quelconque résistance. Le pouvoir d’interpellation des sollicitations numériques, ainsi que la faible résistance qui leur est opposée, résulte de leur « incorporation » dans certains processus de travail. Ce pouvoir d’interpellation procède, de surcroît, du fait que ces sollicitations émanent d’individus qui participent, potentiellement, à l’évaluation du travail effectué par les répondants. Si la pression issue de la hiérarchie persiste, elle tend à être éparpillée et endossée par des pairs, des collaborateurs ou des services « clients » qui disposent, indirectement, d’un pouvoir « d’injonction ». Les reconfigurations des rapports hiérarchiques rapportées par François vont dans ce sens : « Je dirais que ma hiérarchie n’est pas vraiment au courant de ce que je fais. Mon manager est avant tout

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"administratif" : il gère ma carrière, mes congés, les problèmes relationnels avec certains collègues, etc. Ce n’est plus mon chef qui me confie du travail. Maintenant, ce sont mes interlocuteurs, les chefs de projets, qui me donnent du travail et évaluent ce que je fais. »

o 2.2.6.3. La « force normative silencieuse » des processus organisationnels Ce constat nous conduit à nous distancier d’une vision psychologisante des mésusages des outils numériques en contexte de travail. Cette approche peut être illustrée par la tendance, perceptible notamment dans la presse professionnelle, à associer les comportements d’hyper connexion aux TIC à des formes d’addictions. Au contraire, les témoignages de notre enquête révèlent qu’il est difficile, voire « irrationnel », selon le terme d’un répondant, de ne pas se sentir interpelé par des sollicitations, des « injonctions » numériques émises par des interlocuteurs qui prennent potentiellement part à l’évaluation du travail. Dans un tel contexte, se montrer disponible et faire preuve de réactivité face aux demandes issues de la messagerie électronique apparaît comme un gage de sérieux, de fiabilité, qui témoigne de la bonne « conscience professionnelle » d’un individu ; toutes ces qualités peuvent être valorisées et déboucher sur des gratifications. Ainsi, les données collectées dans le cadre de notre enquête qualitative révèlent que certains mésusages des outils numériques, et notamment de la messagerie professionnelle, sont perçus comme incivils par les répondants mais demeurent peu remis en question dans la mesure où ils représentent la conséquence, au niveau des interactions, de processus organisationnels, de méthodes de travail et de méthodes d’évaluation du travail (par les pairs, par les « clients internes », etc.). Dans le cadre de son analyse des phénomènes temporels, Hartmunt Rosa postule que le temps bénéficie d’une « force normative silencieuse » en raison de sa capacité à relier « les niveaux microscopiques et macroscopiques de la société, c’est à dire que nos actions et nos orientations sont coordonnées et rendues compatibles avec les "impératifs systémiques" des sociétés capitalistes modernes à travers des normes, des contraintes et des régulations temporelles. » (2014, p.8). Le philosophe allemand ajoute que les « délais, calendriers et {les} limites temporelles » assurent la coordination et la régulation des sociétés occidentales contemporaines. La force normative silencieuse de ces temporalités est d’autant plus forte que « les normes et structures temporelles semblent être simplement "données", elles ne sont jamais perçues comme étant socialement construites et politiquement négociables (…) » (pp.78-79). Cette réflexion sur les motifs temporels peut être mobilisée pour éclairer la compréhension des dispositifs organisationnels et communicationnels qui assurent la

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« mise au travail » (D’Almeida, 2012) des individus dans les organisations. Nous proposons de dresser un parallèle avec l’analyse des phénomènes temporels, élaborée par Hartmunt Rosa, afin de suggérer que les processus et les procédures organisationnels précités (obligation d’archivage, méthode « agile », évaluation par les « clients internes ») sont également porteurs d’une « force normative silencieuse » qui suscite un ensemble de pratiques numériques inciviles. 2.2.7. Des pratiques numériques sources de vulnérabilité

o 2.2.7.1. Des publics vulnérables Les données de notre enquête qualitative suggèrent que certaines pratiques numériques, perçues comme partie intégrante « neutre » du fonctionnement, des processus de travail et de la culture d’une organisation, peuvent contribuer à la vulnérabilisation de certains publics. Est évoquée, tout d’abord, l’exigence de rapidité tant au niveau de l’appropriation et de la maîtrise des nouveaux outils numériques que de l’exécution des tâches à réaliser et du délai de réponse à une demande. La capacité à faire preuve de réactivité, à se conformer à la norme d’immédiateté représente un facteur discriminant qui permet, notamment dans des environnements de travail structurés par des rapports de concurrence, de distinguer et de classer les individus, aboutissant potentiellement à la mise à l’écart de certains. Anna, employée dans une entreprise de presse, cite notamment le cas des séniors qui ne peuvent pas faire preuve de la même vivacité que les plus jeunes : « En fonction de l’âge que vous avez, vous êtes plus ou moins habile avec le numérique, plus ou moins rapide, et ça engendre une compétition intense. Avec le numérique, on peut éliminer les personnes qui ne vont pas assez vite, c’est radical. » François, qui se considère comme un « sénior » dans son entreprise, estime que le fonctionnement « multitâches » et les interruptions incessantes via les outils numériques suscitent une charge de travail et un rythme qui ne sont pas adaptés à son âge. Il se sent désavantagé par cette manière de travailler : « Je dirais qu’avec les outils numériques on passe du "coq à l’âne" en permanence. La numérisation, c’est la multi-activité, et ça engendre de la fatigue. A mon âge (j’ai 60 ans) je suis épuisé dès le jeudi. La multi-activité demande davantage d’adaptation physique et psychique. Ce qui fait que, parfois, on est totalement saturé le vendredi soir. » De plus, certains témoignages révèlent que l’hyper connexion à la messagerie électronique professionnelle, tout comme la disponibilité permanente comme norme d’emploi, peuvent poser des problèmes aux individus qui « mettent des barrières »

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afin de se préserver d’une part et de préserver leur vie familiale d’autre part. Ces stratégies, qui sont décrites comme étant principalement mises en œuvre par des femmes, peuvent constituer des obstacles dans le développement de la carrière et restreindre l’accès à certaines formes de valorisation symboliques et matérielles (promotion, augmentation de salaire, attribution de missions intéressantes, etc.) A titre d’illustration, Fabrice, cadre dans une institution, estime que : « J’ai une collègue qui ne répond pas à certains horaires. Elle a programmé un message automatique du type "je ne serai pas disponible de telle heure à telle heure". Mais, si c’est une urgence, elle répond quand même. De mon côté, je ne pourrais pas fonctionner comme ça. Ou alors il faudrait que je réduise drastiquement mon activité, et ce n’est pas envisageable. On ne peut pas arriver à mon poste en se limitant à des horaires raisonnables. » D’autre part, le témoignage d’une répondante met en exergue les « catastrophes », c’est-à-dire, les collaborateurs qui « tombent raides » en raison d’une surcharge de travail, cette dernière étant exacerbée par les potentialités — en termes de disponibilité notamment — des technologies de communication. Elle estime que les femmes sont particulièrement affectées par les conséquences délétères du surmenage professionnel auxquels les TIC contribuent : « Ce qui est perturbant, c’est que ce sont les individus les plus compétents, ceux qui travaillent le plus, ceux qui travaillent le mieux, ceux qui sont les plus investis qui s’écroulent. Un beau matin, ils ne viennent plus au travail parce qu’ils sont au bout du rouleau. Et je dois dire, si je fais une analyse un peu plus fine, qu’il y a eu, parmi les gens en surchauffe, beaucoup de femmes dans les 40 ans qui étaient cheffes de service. C’est-à-dire qu’elles étaient managers, dans la fleur de l’âge avec des enfants, des familles, etc. Bref, une charge mentale intenable. Les hommes arrivent à ralentir leur rythme de travail ou à quitter l’entreprise avant que ça ne devienne trop grave. » (Anna, employée dans une entreprise de presse). Les témoignages précités illustrent la manière dont certaines pratiques numériques, qui entrent dans le champ de ce que les chercheurs et chercheuses du projet Civilinum ont nommé « incivilités numériques », pourraient être appréhendées comme des facteurs de discrimination indirecte et, potentiellement, non intentionnelle. Certains usages de la messagerie électronique — hyper connexion, disponibilité permanente, « zapping », immédiateté — constituent des règles de fonctionnement « neutres » et applicables aux membres d’une organisation, mais qui semblent avoir pour effet de mettre à mal et de vulnérabiliser certains publics. Notre enquête qualitative suggère que les usages de la messagerie électronique et, plus globalement, des technologies de communication, font partie intégrante des normes, pratiques et processus organisationnels qui composent le « système de sens et d’identité construit et véhiculé dans une organisation » (Mumby & Ashcraft, 2006) et

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autour duquel les individus sont amenés à se positionner et à façonner leur identité professionnelle. Ces normes, pratiques et procédures peuvent, indirectement, mettre à mal certains publics et constituer, à ce titre, des formes de discrimination subtiles.

o 2.2.7.2. Le rôle des dispositifs formels de gestion de la diversité Les témoignages de notre corpus apportent un ensemble de pistes de réflexion pour étayer l’hypothèse selon laquelle certains dispositifs organisationnels relatifs à la gestion de la diversité pourraient permettre d’atténuer certaines pratiques inciviles. Des politiques organisationnelles visant à favoriser la conciliation vie professionnelle/vie personnelle, comme la flexibilité et l’aménagement des horaires, semblent limiter les effets délétères de l’hyper connexion et des sollicitations à des horaires atypiques. Ainsi, d’après Frédéric, cadre dans une entreprise privée : « Plusieurs collègues travaillent dans les locaux de l’entreprise. Mais, s’il y en a un qui souhaite rentrer plus tôt pour s’occuper de ses enfants, c’est possible. Idem pour celui qui souhaite décaler ses horaires. » Dans la même veine, François, ingénieur dans une entreprise privée, précise que « C’était impensable il y a quelques années mais, aujourd’hui, je suis autorisé à quitter l’entreprise en plein milieu d’après-midi pour amener mon petit-fils chez le médecin. Pendant cette heure-là, je ne réponds pas à mes mails et c’est toléré. » Ce témoignage souligne une limite importante aux procédures formelles visant à favoriser la conciliation vie professionnelle/vie personnelle : la porosité des contours de l’organisation, qui découle desdites procédures, peut susciter un certain flou quant aux modes de communication jugés acceptables et peu souhaitables et déboucher sur une injonction implicite à la disponibilité permanente. Dès lors que le cadre devient vague, certains individus peuvent se sentir autorisés à solliciter leurs pairs à toute heure et à imposer leurs propres impératifs temporels. Au contraire, plusieurs témoignages mettent en évidence que ces politiques n’ont un impact positif sur les pratiques numériques perçues comme irritantes et intempestives qu’à la condition que la flexibilité des horaires s’accompagne du respect des temporalités privées des collaborateurs, ces dernières se trouvant alors préservées du contrôle et des sollicitations issues de la sphère professionnelle. Le degré de sensibilisation des managers aux problématiques relatives à la diversité dans les organisations semble également jouer un rôle non négligeable. Considérée comme appartenant à la catégorie des « séniors » dans son entreprise, Ludivine déclare qu’il est difficile de collaborer avec un manager qui impose son rythme aux membres de son équipe sans tenir compte de leur âge, de leurs obligations familiales et de leurs motivations : « Certains individus ont leur mode de fonctionnement spécifique et ne

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s’adaptent jamais à quelque chose de différent. Je pense à un manager qui a moins de 40 ans et qui n’a aucune empathie. Il a un mode de fonctionnement bien à lui. Il arrive le matin à 8h et quitte l’entreprise à 21h et il envoie des courriels toute la journée. Je pense que ce n’est pas humain et je ne sais pas s’il va tenir longtemps à ce rythme. Mais je reconnais que cette manière de travailler est totalement incompatible avec la mienne… ». A l’inverse, il ressort de notre enquête qualitative que des managers sensibilisés au respect des différences, de la frontière vie privée/vie professionnelle, se révèlent plus enclins à répondre à certaines attentes en termes de civilité dans les échanges professionnels et les usages des TIC. Enfin, des témoignages mentionnent l’impact positif des politiques relatives à l’égalité professionnelle et à la prévention du sexisme. Lorsqu’ils sont incarnés et relayés par les managers, les dispositifs relatifs à la prévention du sexisme semblent participer, indirectement, au développement d’échanges numériques plus courtois. Comme l’explique François, sur le mode de l’autodérision : « C’est vrai que les relations femmes-hommes sont très différentes désormais. Cela vaut également pour les relations professionnelles au sens large. On ne peut plus se permettre de communiquer comme avant. En ce moment, mon manager est une femme et je ne peux plus donner des noms d’oiseaux à mes collègues, elle me reprend à chaque fois ! Vous vous rendez-compte ? ». En promouvant le respect des frontières entre la sphère professionnelle et la sphère personnelle, les politiques visant à promouvoir l’égalité professionnelle semblent également contribuer à limiter, dans une certaine mesure, les irritants liés à l’injonction à l’hyper connexion et à la disponibilité permanente.

o 2.2.7.3. Les jeunes face aux outils numériques Un certain nombre de répondants expriment leur inquiétude quant à la vulnérabilité des jeunes collaborateurs et collaboratrices face aux outils de communication numériques. Ce résultat, contre-intuitif de prime abord, contraste avec les travaux scientifiques qui mettent en exergue le manque d’appétence et les difficultés relatives à l’appropriation des TIC par certains séniors en contexte de travail (Linstead & Thomas, 2002 ; Michel et al., 2009 ; Brillet et Gavoille, 2014 ; Scotto et al., 2014). Johanna, cadre dans le privé, estime que, d’après certaines croyances professionnelles, les jeunes générations seraient plus habiles et douées que leurs aînés quant aux usages des TIC. Ces croyances, qu’elle ne juge pas nécessairement fondées, conduisent certaines organisations à placer les jeunes recrues en autonomie « d’emblée ». Cette situation résulte d’idéologies qui associent, de manière assez stéréotypée, maîtrise des TIC et autonomie dans le travail. Elle observe également que cette autonomie procède des structures « par projet » au sein desquelles certains jeunes sont intégrés sans formation préalable.

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Or, d’après plusieurs témoignages de notre corpus, les usages des TIC et, plus particulièrement, de la messagerie électronique, sont « situés » dans un contexte de travail caractérisé par des codes langagiers, des coutumes, des rites de courtoisie, des méthodes de travail spécifiques, etc. Par conséquent, la transposition « brute » des usages privés des TIC dans la sphère professionnelle peut placer les jeunes dans des situations inconfortables et constitue une source de vulnérabilité. Les jeunes auxquels les usages professionnels des TIC n’ont pas été transmis prennent le risque de se discréditer et de commettre des erreurs. Johanna considère ainsi que certains jeunes collaborateurs sont « envoyés au casse-pipe ». Dans les témoignages des personnes interrogées, les usages de la messagerie électronique des jeunes paraissent inadaptés pour plusieurs raisons. Tout d’abord, certains jeunes utilisent la messagerie de manière instantanée, comme ils le feraient avec leurs « copains ». Exiger des réponses instantanées peut être perçu comme une pression injustifiée et, par conséquent, comme une incivilité : « Les jeunes générations sont vraiment câblées "messagerie instantanée" et ça pose des difficultés au quotidien. Ce n’est pas parce qu’on peut, d’un point de vue technique, envoyer un courriel très rapidement que l’interlocuteur doit répondre tout de suite. C’est un peu comme lorsque les jeunes "déboulent" dans mon bureau sans frapper, sans me demander s’ils me dérangent et me posent directement leur question… » (Frédéric, cadre dans une entreprise privée). Ces attitudes spontanées, sans enrobage, peuvent être perçues comme abruptes et peu respectueuses. A l’autre extrémité du spectre, certains répondants s’étonnent du manque de réactivité dont leurs cadets peuvent faire preuve dans certaines situations, notamment lorsque le délai de retour paraît disproportionné par rapport au type d’information attendu. Ce point peut être illustré par le témoignage de Fabrice, cadre dans une institution : « Il y a des jeunes collègues qui me sollicitent pour un rdv. Je leur réponds dans l’heure et, lorsque je leur demande de me confirmer le rdv, ils me répondent deux semaines après ! Ce n’est vraiment pas sérieux. » Ces attitudes, jugées peu professionnelles, peuvent être interprétées comme le signe d’une tendance au dilettantisme. Par ailleurs, plusieurs répondants déclarent être surpris par la familiarité dont font preuve leurs jeunes collègues. Cette familiarité se heurte à certains savoir-être professionnels, notamment le respect d’une certaine distance et de la déférence envers la hiérarchie : « Je pense que, pour eux, il n’y a pas beaucoup de différence entre la manière dont ils utilisent ces outils avec leurs copains et leurs pratiques professionnelles. Au bout de trois courriels, certains vont m’appeler par mon surnom et s’adresser à moi comme si j’étais leur pote ! C’est très déroutant. Je trouve que c’est franchement imprudent » (Fabrice, cadre dans une institution). Une répondante tente de donner du sens à ces attitudes en expliquant que « Pour eux, le numérique c’est de

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l’oral alors que pour nous, c’est un moyen de communication écrit, avec tous les codes et normes d’écriture qui en découlent. » (Johanna, cadre dans une entreprise privée). Faire « tomber toutes les barrières sociales très rapidement » (Fabrice) peut constituer un facteur de risque pour la réputation des jeunes collaborateurs et collaboratrices. Johanna fait remarquer que le manque de rigueur quant aux délais, au respect du périmètre de chacun, ainsi que le recours à des modes de communication peu regardants des marqueurs hiérarchiques et des codes qui structurent le cadre des interactions professionnelles, peuvent avoir des incidences délétères sur l’organisation : « Les jeunes sont tellement habitués à leurs usages personnels des technologies…ils arrivent dans une entreprise et ils n’ont pas d’expérience. Si vous ne les accompagnez pas, ils vont commettre des erreurs. D’un côté, ils vont apprendre de leurs erreurs. Mais certaines erreurs peuvent avoir des conséquences dramatiques pour l’entreprise, et pour eux. » Face à ces constats, plusieurs répondants accordent une attention particulière à la formation des jeunes recrues aux usages des TIC, afin de leurs transmettre les codes, les us et coutumes et les « bonnes pratiques » numériques en vigueur dans leur organisation « De temps en temps, je demande à mes jeunes collaborateurs de me transmettre des copies de leurs courriels. Mais ce n’est pas du flicage, c’est pour leur apprendre à rédiger des mails. C’est plutôt bienveillant et cela fait partie des missions de l’encadrement. » (Catherine, cadre dans le milieu hospitalier). Il convient de mentionner ici que les résultats de notre enquête qualitative sont fortement influencés par la composition de notre échantillon de répondants, dont les sujets ont, en moyenne, entre 40 et 50 ans. Ils traduisent ainsi l’étonnement des aînés face aux attitudes jugées « atypiques » des jeunes recrues qui n’ont pas encore assimilé les codes de l’organisation. Ces témoignages mettent également en lumière un ensemble de croyances stéréotypées sur les supposées compétences « innées » des jeunes « natifs » du numérique, et les effets délétères que ces croyances peuvent engendrer. Les propos de notre groupe de répondants contrastent avec les travaux scientifiques qui ont pointé la vulnérabilité des séniors face à l’introduction progressive du numérique dans les organisations et invitent à mener de plus amples recherches sur les conséquences négatives d’une intégration trop rapide des jeunes recrues, les croyances précitées pouvant conduire certains managers à minimiser l’importance de l’enseignement des processus organisationnels, de la culture, ainsi que des codes langagiers et comportementaux attendus.

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o 2.2.7.4. Des « boucs émissaires » symptômes d’une faible tolérance à la

diversité L’analyse des entretiens de notre corpus suggère que plusieurs répondants qui subissent des incivilités numériques pernicieuses et des tactiques de déstabilisation médiées par les outils numériques seraient pris pour cible car ils ne « cadrent » pas avec la culture et le fonctionnement tacite de leur organisation. Christian, cadre dans une institution, déclare être la cible de remarques négatives sur son travail transmises par mail et adressées à de nombreux destinataires. Il se décrit comme étant « carré ». La comparaison avec le fonctionnement « affectif » de son organisation est perceptible dans son témoignage : « Dans mon institution, c’est le règne de l’entre-soi. Nous travaillons selon des principes de copinage et d’entre-soi. Il y en a quelques-uns qui font ce qu’ils veulent et, depuis quelques temps, les autres s’y mettent également ». Ce système de « copinage » entraine le contournement des procédures de travail, des obligations liées au statut hiérarchique et des circuits de décision formels. Dans ce contexte, les collègues de Christian lui reprochent d’être « arithmétique » et de ne pas se conformer aux stratégies de « copinage » qui semblent constituer une norme tacite dans son institution. De la même manière, Emma, cadre dans une entreprise privée, estime que, dans son organisation, il est d’usage de « bien se faire voir » en traitant immédiatement, et au détriment des tâches planifiées, les demandes des collègues et des managers. Cette manière de fonctionner, qu’elle assimile à de la « courtisanerie » lui paraît peu efficace et incompatible avec sa propre conception de la qualité du travail. D’après elle, cette manière de travailler conduit à s’interrompre constamment pour « faire plaisir aux autres ». Par conséquent, le travail « de fond » à réaliser prend du retard et, inévitablement, les délais ne sont pas honorés. Emma, qui revendique la nécessité d’une méthode de travail à appliquer et respecter, déclare être considérée comme « psychorigide » par ses collègues et supérieurs hiérarchiques qui la mettent progressivement à l’écart. Anna, employée dans une entreprise privée, a été la cible d’actes malveillants de la part d’une ancienne directrice qui avait pris l’habitude de collecter des « traces » numériques du travail, de les sortir de leur contexte et de les instrumentaliser afin de « dégommer » de nombreuses personnes. Anna, qui se décrit comme appartenant à la catégorie des « séniors », explique également qu’elle se sent désavantagée dans un contexte organisationnel qui valorise fortement la réactivité et la rapidité d’adaptation aux innovations technologiques. Des méthodes managériales axées sur l’évaluation individuelle des résultats ainsi que sur la mise en concurrence des salariés exacerbent les attentes en termes de réactivité

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et d’appropriation rapide des nouvelles technologies. Les « règles du jeu » en vigueur dans son organisation pénalisent Anna qui peine à suivre le rythme de ces jeunes collègues. D’après elle, son âge ainsi que son manque d’habileté quant à l’usage de certaines TIC en font une cible de choix pour des collègues mal intentionnés qui souhaiteraient la dénigrer afin de mettre en valeur leur propre performance. Les expériences, décrites par nos répondants, d’isolement, d’exclusion, de déstabilisation et d’humiliation via les outils numériques, pourraient être analysées au regard des travaux menés par une équipe de chercheuses anglophones qui s’attèlent, depuis une dizaine d’années, à forger une théorie du harcèlement professionnel inspirée du concept foucaldien de « discipline ». Ces travaux peuvent éclairer les phénomènes d’incivilités numériques et de « bouc émissaire » qui prennent place dans des contextes organisationnels caractérisés par une faible tolérance à la diversité. Marie Hutchinson et ses collègues (2006, 2009, 2010, 2013) étudient principalement la violence au sein d’équipes d’infirmières et suggèrent que le harcèlement constitue l’un des instruments de la « discipline » au travail. Les observations issues de leurs terrains d’investigation démontrent que les personnes harcelées tendent à s’écarter des « circuits du pouvoir », c’est-à-dire des rapports de force, des règles tacites et des normes de fonctionnement implicites de l’institution. Dans ce contexte, les attitudes discourtoises, l’isolement et les incivilités visent à sanctionner les « déviants » et à les contraindre à se rendre « conformes », donc « disciplinés ». Le harcèlement représente alors un « outil de légitimation » de l’ordre symbolique en vigueur dans l’institution. Par la mise en visibilité des actes de harcèlement, les instigateurs « donnent l’exemple » au reste du collectif et réaffirment les privilèges statutaires et le système de normes tacites à respecter. Ainsi, les répondants qui se révèlent non conformes à un fonctionnement « affectif », basé sur « l’entre-soi », s’exposent à un retour de bâton et constituent des cibles toutes désignées pour des attitudes inciviles. Dans un texte publié en 2010 portant sur l’étude d’un cas de suicide consécutif à un processus de harcèlement, Christophe Dejours conclut que « c’est bien la servitude qui est l’enjeu du conflit, rien d’autre » (p.152). Dans les contextes organisationnels décrits par certains répondants de notre échantillon, les incivilités véhiculées de manière subtile par l’entremise de la messagerie électronique pourraient avoir pour objectif d’obtenir la « docilité » des individus qui s’écartent des « circuits de pouvoir » en vigueur dans leur organisation.

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2.2.8. La dématérialisation d’un ensemble de tâches administratives et la déqualification du travail L’enquête qualitative a mis en lumière des phénomènes, liés à la recrudescence d’un ensemble de tâches administratives autrefois prises en charge par le personnel des fonctions support, qui ont été associés, dans le discours des sujets de notre enquête, à un recours accru à la messagerie électronique ainsi qu’à l’apparition de tensions relationnelles médiatisées par les TIC. Le poids croissant des tâches administratives et de gestion sous l’effet de la numérisation a été qualifié, dans la littérature scientifique, de « secrétarisation » (Lasfargue, 2003) des postes ou d’« E-bureaucratie » (Bretesché et al., 2018). Ces phénomènes, qui concerneraient davantage les cadres, désignent à la fois la multiplication des activités de saisie et de reporting ainsi que les nombreuses tâches administratives (Félio et Carayol, 2014 ; Monneuse, 2014) qui entrainent une certaine « déqualification » du travail. Ainsi, Josiane Jouët indique que « la multiplication des échanges d’informations et des activités sur le réseau s’accompagne souvent de charges de travail supplémentaires, activités bureaucratiques annexes aux fonctions principales qui ne sont pas toujours bien vécues par les cadres eux-mêmes. » (2000, p.508). Bernard Miège dresse un constat similaire dès 1989 et signale que les cadres ont l’impression, avec l’essor de la micro-informatique, d’être contraints de réaliser des tâches qui incombaient jusqu’alors au « personnel d’exécution ». Dans les témoignages de notre corpus, ce processus de dématérialisation d’un ensemble de tâches administratives se traduit par la multiplication des applications de gestion sur l’Intranet, par la mise en place d’un « réseau social interne » permettant de transmettre et de stocker un ensemble de messages et de fichiers et par la création de « communautés » virtuelles qui fournissent une plateforme pour poser des questions, publier des tutoriels, échanger des « bonnes pratiques », etc. Loin de faciliter les démarches quotidiennes, ces applications entrainent, tout d’abord une « complexification » du travail, selon les termes employés par certains répondants. Là où hier il suffisait de s’adresser à un responsable et de lui demander d’effectuer une action, il faut désormais « farfouiller » (dans l’intranet ou dans les "recoins" du réseau social interne) pour débusquer la bonne information, la bonne procédure, envoyer un courriel à une boîte générique et attendre longuement la réponse, etc. Fabrice, cadre dans une institution, décrit les difficultés nouvelles qui accompagnent ce processus de numérisation des fonctions supports :

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« En ce qui concerne le service du personnel, j’ai constaté qu’il y avait de moins en moins d’agents. En revanche, ceux qui restent doivent s’occuper d’un nombre croissant de personnes du côté métier. Donc, on compense en numérisant plusieurs fonctions. On n’a plus le droit de s’adresser aux agents directement, il faut passer par une adresse mail générique. Quand on rencontre un problème, c’est très compliqué de joindre la bonne personne. Avant, on dégrippait la machine plus facilement parce qu’on avait l’interlocuteur a portée de main ou de téléphone. Et maintenant dès qu’il y a un souci il faut comprendre où se trouve l’information, qui contacter etc. Donc ça prend beaucoup plus de temps. » Ce phénomène provoque plusieurs conséquences délétères, dont une perte de temps occasionnée par des procédures jugées confuses et peu commodes. Sur ce point, Fabrice explique que « récemment, j’ai rencontré un problème sur une procédure d’appel d’offre. J’ai donc envoyé un courriel à une boîte générique et, à ce jour, je n’ai pas de réponse. Or, la date butoir approche. Il va donc falloir que je perde du temps à aller chercher l’information, à trouver la bonne personne qui gère cette procédure, etc. C’est vraiment une source de stress au quotidien. Les économies réalisées grâce à la dématérialisation des fonctions supports se payent en temps perdu pour le travailleur. » Les répondants évoquent également la multiplication de tâches chronophages, répétitives, peu stimulantes et à faible valeur ajoutée. Ces actions, qui étaient habituellement réalisées par le secrétariat, le personnel administratif ou certains agents des ressources humaines, tendent à incomber à l’usager et prennent progressivement le pas sur le « cœur de métier ». Ainsi, Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier, évoque l’exemple suivant : « Avant, c’était le secrétariat qui se chargeait d’élaborer notre planning. Du jour au lendemain, on nous a dit "pour le planning vous allez sur tel site et vous utilisez ces codes pour vous connecter, etc." Le premier problème, c’est qu’on perd tout le temps nos codes, puisqu’on en a pour chaque application. De plus, on doit obligatoirement modifier notre planning sur ce site toutes les deux semaines. Je trouve que c’est insupportable, parce qu’il faut faire la démarche de se rendre sur ce site alors qu’on n’a absolument pas le temps. Ce genre de tâche c’est vraiment le cadet de mes soucis par rapport à mes consultations… » La multiplication des tâches « périphériques », rendue possible par la conception d’outils numériques se substituant à l’action de certains individus, phagocyte le temps dédié au « vrai » travail et tend à susciter un sentiment de surcharge. L’accumulation de tâches administratives, qui s’ajoutent aux impératifs et échéances du métier, peut susciter un stress quotidien qui découle de l’impression de devoir « courir pour effectuer toujours plus de démarches et résoudre des "trucs" des fonctions support » (Fabrice, cadre dans une institution).

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Ce mouvement de dématérialisation des fonctions supports et administratives peut également s’accompagner d’une responsabilisation accrue des usagers. Nadine, cadre dans une entreprise publique, évoque les changements occasionnés par l’introduction d’un nouvel outil qui s’apparente selon ses termes à un Viadéo conçu pour les relations internes. Elle estime que ce réseau social interne a été mis au point dans le but d’inciter les collaborateurs et collaboratrices à prendre en charge la gestion de leur carrière alors que cette mission incombait jusqu’alors au personnel des ressources humaines : « Nous avons notre Viadéo en interne avec notre profil, nos amis, nos notifications, etc. Cela m’ennuie, car je n’ai vraiment pas le temps de jouer avec ce truc-là…Ils veulent qu’on se vende : on va indiquer nos compétences, nos diplômes, nos langues, etc. Si, en interne, des services cherchent des compétences, ils les trouveront sur cet outil. Est-ce que cela signifie que l’entreprise ne sait pas gérer nos compétences ? Le problème, c’est que si je ne parviens pas, en interne, à trouver un poste pour me "recaser", on me reprochera de ne pas avoir su me vendre, ce sera ma faute. L’entreprise ne gère plus mon parcours. Ce sont les agents eux-mêmes qui doivent gérer leur carrière et aller à la "foire au bétail". » Sur ce point, les témoignages collectés dans le cadre de notre enquête révèlent que l’injonction à réaliser un nombre croissant de missions dévolues habituellement aux fonctions supports s’accompagne d’une charge de travail additionnelle qui ne fait l’objet d’aucune réflexion en termes de faisabilité et n’entraine pas de redéfinition des contours du périmètre et du poste de travail. Ainsi, les agents sont sommés de réaliser des tâches supplémentaires et doivent composer, individuellement, avec la surcharge de travail qui en découle. Ce surcroit de travail n’est pas pris en compte par l’organisation ; ses conséquences néfastes en termes de densification, d’intensification, de déqualification du travail et de dégradation des conditions d’exercice de l’activité ne sont pas gérées collectivement. Au contraire, dans les témoignages de notre corpus, les individus sont renvoyés à leur autonomie. La dématérialisation des fonctions support et administratives, ainsi que leurs effets délétères en termes de surcharge de mails, d’infobésité, de demandes sans réponse, sont perçues comme « inciviles » par les répondants dans la mesure où ces évolutions ne sont pas synonymes d’amélioration des conditions de travail et de la qualité du travail. Les répondants estiment que ces changements ne sont pas mis en œuvre dans leur intérêt, mais s’avèrent au contraire favorables au « système ». Ainsi, Fabrice considère que « la numérisation de toutes ces tâches nous fait perdre du temps de façon bête. Cela doit sûrement engendrer des économies d’échelle, mais pour le quotidien de la personne qui travaille c’est une perte de temps et d’efficacité. C’est-à-dire que c’est nous qui payons la facture. L’objectif c’est de supprimer des postes et de

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concentrer les moyens. Par conséquent, l’usager doit effectuer 10 fois plus de démarches. » L’accent porté, dans les témoignages, sur les contraintes que cette dématérialisation fait peser sur les utilisateurs appelle une analyse en termes de rapports sociaux, au sens où les rapports humains dans les organisations « se construisent par tension, par opposition, antagonisme, autour d’un enjeu, celui du travail » (Kergoat, 2010, p.63). Ces observations s’inscrivent dans la continuité des travaux qui ont mis en évidence les dimensions politiques des outils de communication numériques. Dans leur ouvrage de synthèse, Francis Jauréguiberry et Serge Proulx appréhendent les TIC comme « porteurs de représentations sociales, de significations collectives, de valeurs politiques et morales. » Et précisent que la « conception spécifique peut avoir un effet sur la distribution du pouvoir entre les personnes agissant dans l’univers où opère cet artefact technique. » (2011, p.93). Plusieurs travaux, consistant principalement en des études de cas menées tant dans des entreprises que dans des institutions, ont documenté la manière dont la dématérialisation de certaines procédures de gestion pouvait intensifier les cadences, déqualifier les tâches à réaliser, réduire l’autonomie, et accroître l’écart entre la prescription, incorporée dans le dispositif technique, et le travail réel (Jaeger et Linhart, 1998 ; Durampart, 2007 ; Groleau, 2008 ; Metzger, 2011 ; Carayol et Laborde, 2019). Dans les témoignages de certains enquêtés, ce mouvement de dématérialisation semble déboucher sur une situation peu confortable, notamment du côté de celles et ceux qui doivent composer avec les impératifs liés à leur « vrai » travail ainsi que toutes les taches périphériques qu’ils doivent également réaliser. Les justifications organisationnelles visant à rendre ces changements acceptables semblent être de deux ordres. Tout d’abord, un processus de culpabilisation est évoqué : les agents devraient accepter de prendre en charge les tâches administratives/gestionnaires dématérialisées dans la mesure où elles « coûtent trop cher » à l’organisation. La deuxième justification mentionnée consiste en un rappel de la responsabilité individuelle. Les tâches administratives numérisées font partie du périmètre des répondants et il leur appartient de mettre en œuvre des stratégies individuelles pour venir à bout de la charge de travail ainsi occasionnée, même si elle est difficilement tenable. Une asymétrie subsiste car tous les acteurs de l’organisation, y compris les cadres, ne semblent pas être affectés de la même manière. Un enquêté, cadre dirigeant au sein d’une institution, est conscient de la « complexification » du travail qui va découler de la mise en place d’un nouvel outil numérique qui va contraindre les agents à effectuer eux-mêmes un ensemble de démarches administratives et de reporting. Il précise toutefois qu’il sera relativement préservé car, à son niveau hiérarchique, il pourra

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demander à ses collaborateurs d’effectuer ces tâches pour son compte. Ce sont donc ses subordonnés qui vont devoir composer avec les changements induits par cet outil. Selon ce répondant, la manière de travailler ainsi engendrée pour ses collaborateurs ne représente pas un progrès. Le dénominateur commun aux expériences décrites par les répondants réside dans le constat que les TIC, qui prennent place dans des contextes professionnels particuliers, tendent à entrainer un ensemble d’effets délétères (secrétarisation, complexification des démarches, surcharge de travail, infobésité, tensions relationnelles, etc.) qui sont peu ou pas pris en charge par les organisations. De manière assez paradoxale, alors que les usages des TIC s’inscrivent dans un cadre collectif et professionnel, les utilisateurs sont renvoyés à leur responsabilité individuelle. La « gouvernementalité » qualifiée de néolibérale par Émilie Hache (2007) désigne un pouvoir qui s’exerce sur les individus via de multiples injonctions à la responsabilité individuelle. Le terme « bricolage », très présent dans les témoignages de notre corpus, et utilisé de manière péjorative, pourrait symboliser le fait que nos enquêtés se sentent exhortés à « se débrouiller » seuls face à des problématiques qui mériteraient une prise en charge collective. A rebours des théories de De Certeau, qui ont constitué un cadre d’analyse fécond pour étudier les usages des TIC dans la sphère privée, les actions « correctrices » individuelles mises en œuvre par les répondants de notre enquête ne sauraient être qualifiées « d’arts de faire ». Peu propices à l’émancipation, ces stratégies individuelles relèvent davantage d’adaptations visant à composer avec un système contraignant, dont les effets néfastes ne font pas l’objet d’une attention collective. Un certain nombre de pratiques numériques portées à notre connaissance comme des « incivilités » pourraient être associées à un manque de civisme et de justice. Dans nos témoignages, les répondants estiment que les modes d’organisation structurés autour des innovations technologiques ne vont pas dans le sens de leur intérêt. En effet, ces modes d’organisation, rendus possibles grâce aux potentialités des TIC, engendrent un ensemble d’effets délétères qui ne contribuent pas à l’amélioration du sens et de la qualité du travail. De surcroît, la structure organisationnelle mise en place autour de ces usages afin d’en atténuer les conséquences négatives se révèle insuffisante et contraint les « utilisateurs de base » à « bricoler » et entreprendre des stratégies palliatives au quotidien. Enfin, le stress et l’agacement suscités par les dysfonctionnements et les « bricolages » quotidiens peuvent dégrader la qualité des relations interpersonnelles et provoquer des interactions numériques inciviles, voire violentes.

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2.3. Des pistes pour la régulation des pratiques numériques La thématique de la prévention des incivilités numériques a été abordée au cours des entretiens. Si la plupart des répondants pointent l’absence de prise en charge organisationnelle de cette problématique et estiment être renvoyés à leur responsabilité individuelle, les témoignages ont fait émerger un ensemble de pratiques qui semblent contribuer à la régulation des pratiques numériques. 2.3.1. Des régulations organisationnelles jugées insuffisantes Plusieurs répondants estiment que les incivilités numériques représentent une problématique organisationnelle et nécessitent, à ce titre, une prise en charge collective, tant au niveau de l’équipe de travail que du cadrage formel de l’organisation. Un certain nombre de répondants dressent le constat d’une certaine solitude face aux problématiques de surcharge informationnelle, de relances incessantes, de gestion de l’urgence, engendrées par les mésusages des TIC. Pour pallier cette absence de cadre collectif et organisationnel, ces enquêtés déclarent mettre en place des stratégies individuelles afin de composer avec certains effets délétères de la messagerie électronique : « Les protocoles que je vous ai décrit pendant cet entretien pour limiter la volumétrie et les sollicitations intempestives ont tous été conçus dans ma tête et dans mon bureau. » (Fabrice, cadre dans une institution). D’autres répondants qui évoquent un vécu semblable complètent ce témoignage en précisant que certaines stratégies individuelles se révèlent peu efficaces. A titre d’illustration, Alice, cadre dans une institution, cite le cas d’une collègue qui a constamment 10 jours de retard sur le traitement de son courriel, ce qui la conduit à « rater » de nombreuses informations importantes. De plus, selon Ludivine, le fait que chaque individu développe ses propres règles d’usage débouche sur un manque de cohésion, d’homogénéité et, par conséquent, sur un fonctionnement collectif complexe : « Il y a des comportements extrêmement divers et, finalement, la probabilité que la pratique des uns ne soit pas la pratique des autres peut devenir assez forte et poser un certain nombre de problèmes quotidiens. » Les répondants évoquent un ensemble d’éléments constitutifs du cadre formel de leur organisation sur lesquels ils portent un regard critique. Les témoignages révèlent que certains regrettent l’absence de prise en charge organisationnelle, notamment via des formations à la gestion du temps et des outils numériques, qui pourraient être profitables aux agents : « Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas davantage de formations en interne pour nous apprendre à mieux gérer ces outils ainsi que les problèmes qui en découlent. Car c’est une source de stress au quotidien et ça concerne tous les travailleurs de bureaux. Actuellement, on doit se

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débrouiller tout seul pour trouver des solutions. » (Fabrice, cadre dans une institution). Les entretiens tendent également à montrer que, si des formations aux outils numériques existent, elles peuvent ne pas paraître pertinentes aux yeux des répondants car elles ne sont pas nécessairement axées sur les problématiques temporelles engendrées par les TIC : « On nous a proposé une formation aux usages des technologies numériques. Mais c’était une formation centrée sur un outil bien précis et je ne peux pas me permettre de perdre deux heures pour apprendre à maitriser un outil que je ne vais pas utiliser au quotidien. » (Jeanne, cadre dans le milieu hospitalier). De surcroît, les actions de formation et de sensibilisation mises en place ne s’avèrent pas forcément compatibles avec la charge de travail journalière des répondants. Jeanne explique que son organisation a fait circuler des enquêtes RPS/SQVT25, qui intègrent des indicateurs sur les effets délétères des usages des dispositifs numériques, mais qu’elle ne dispose pas du temps nécessaire pour y répondre. Par ailleurs, des répondants mentionnent des règles prohibitives et ciblant uniquement des comportements individuels. Ce cadrage disciplinaire appelant à la responsabilité individuelle peut se révéler contre-productif et engendrer des injonctions paradoxales, comme l’illustre le témoignage de Louise : « A chaque réunion, on nous demande de commencer nos présentations par un slide nous invitant à "éteindre le téléphone, le Skype et garder les ordinateurs fermés", comme au théâtre. Sauf que c’est un peu compliqué d’éteindre nos PC parce qu’en même temps on nous demande d’être "digital" et de ne pas écrire sur des cahiers, de respecter la politique du "zéro papier". Donc on doit prendre des notes sur un ordinateur qui est censé rester éteint. Ça peut provoquer des situations cocasses. » L’injonction à ne plus utiliser sa messagerie électronique professionnelle après une certaine heure — les répondants concernés évoquent 20h ou 21h — alors qu’il incombe aux individus de venir à bout de leur charge de travail, relève de la même injonction paradoxale. Loin de participer à la limitation des effets néfastes des usages des TIC, ces règles prohibitives sont perçues comme une source de contraintes supplémentaires. Les chartes relatives aux bons usages des outils numériques sont également évoquées par certains répondants. Ces dernières peuvent être perçues comme des « vitrines », sans réel impact en interne, élaborées principalement afin de permettre à l’organisation de « se couvrir » au regard de ses obligations légales. Dans le même ordre d’idée, des accords « mous », « ambigus », peu contraignants sur la déconnexion

25 Risques psychosociaux (RPS) et santé qualité de vie au travail (SQVT).

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ont également été négociés dans l’organisation au sein de laquelle travaille une répondante de notre échantillon. Elle estime qu’il s’agit, pour son entreprise, d’une manière de se prémunir tout en consolidant son image d’employeur responsable auprès de ses publics internes. Romain, cadre dans une institution, estime qu’une charte ne peut fonctionner que si elle est « portée » par la hiérarchie et que ses principes et bonnes pratiques sont respectées, en premier lieu, par les managers dont l’exemplarité est perçue comme cruciale. 2.3.2. Des pratiques managériales pouvant contribuer à la prévention des incivilités numériques. Plusieurs répondants de notre échantillon estiment subir relativement peu d’incivilités numériques comparées aux difficultés relationnelles qui surviennent dans d’autres équipes et dont ils sont régulièrement témoins. Nous avons identifié, au travers de leurs témoignages, des facteurs managériaux et groupaux qui semblent favoriser un climat professionnel respectueux et ainsi limiter les manifestations d’incivilités numériques.

o 2.3.2.1. Des occasions de rencontres professionnelles en présentiel Le constat des incompréhensions, des quiproquos et des conflits « en cascade » potentiellement favorisés par l’usage des TIC a incité certains répondants à mettre en place des temporalités destinées aux échanges professionnels en face-à-face. En fonction des organisations, ces rencontres peuvent prendre la forme de réunions d’équipe hebdomadaires, de séances de travail en commun et de séminaires organisés régulièrement tout au long de l’année, comme l’illustre le témoignage de Frédéric, cadre dans une entreprise privée : « Récemment, nous avons mis en place des séminaires de travail. Cette décision n’émane pas de la direction. C’est nous qui avons souhaité organiser ces journées de travail et d’échanges en commun. Les salariés ont vraiment insisté pour qu’on mette cela en place. Nous avons commencé par un séminaire de 3 jours par an, afin de travailler ensemble et d’apprendre à se connaître. Ça permet aussi d’évoquer des projets transverses. Comme ça fonctionne bien, on va rajouter des journées de séminaire supplémentaires l’an prochain. » Les répondants évoquent davantage les rencontres centrées sur des sujets professionnels que les moments d’échanges informels et les évènements festifs organisés entre collègues. La priorité semble résider dans le dépassement des blocages et des incompréhensions suscités par le numérique. Se rencontrer en face-à-face

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apparaît comme une nécessité pour pallier les limites inhérentes aux TIC qui font peser un certain nombre de contraintes sur les communications professionnelles : « On ressent le besoin de se voir car on a beau transmettre certaines informations via les outils numériques, il y en a toujours un qui ne les voit pas. On a besoin de se rencontrer car les informations ne passent pas bien par le numérique. On a également besoin de faire des réunions de projets avec les acteurs impliqués. » (Frédéric, cadre dans une entreprise privée). Ces moments d’échanges permettent également, comme l’explique Catherine, cadre dans le milieu hospitalier, d’évoquer des sujets complexes qu’il est difficile d’aborder lors de discussions médiatisées par des outils numériques : « Quand on travaille en équipe sur un sujet, on essaye d’organiser des rencontres en face-à-face puisque les échanges humains restent quand même plus agréables que les discussions par mails interposés. De plus, ça permet d’échanger de vive-voix sur des sujets parfois un peu délicats. Et puis quand on est nombreux c’est compliqué de se coordonner et d’échanger par courriels. »

o 2.3.2.2. Le développement d’une relation de confiance Parmi les répondants qui déclarent subir peu d’incivilités numériques, un certain nombre évoquent le rôle positif d’une relation managériale fondée sur la confiance. En rendant peu probables les dérives managériales, telles que des attitudes directives, un contrôle excessif ou des manifestations d’autoritarisme, la confiance entre les managers et leur équipe semble susciter un climat relationnel apaisé qui facilite la coopération via les outils numériques : « C’est vrai que je suis dans une équipe où les relations sont vraiment basées sur la confiance. Les managers ne nous surveillent pas. Ils veulent savoir à peu près où on est, donc on les informe quand on n’est pas dans l’entreprise. Et il y a également beaucoup de télétravail. La plupart de mes collègues ont au moins une journée par semaine. Je suis sûre que les managers n’utilisent pas les outils numériques pour nous surveiller. Mais je sais que dans d’autres équipes c’est le cas. » (Eva, cadre dans une entreprise privée). Cette confiance peut se traduire par le fait de se sentir autorisé à solliciter le soutien de la hiérarchie sans craindre d’être jugé peu efficace ou défaillant : « en ce moment, je me trouve dans une configuration positive. Depuis que l’ancien chef de service est parti, les relations se sont améliorées. Je peux poser toutes les questions techniques à mon nouveau manager ; je sais qu’il va me répondre. » (Anna, employée dans une entreprise privée). De la même manière, Catherine, cadre dans le milieu hospitalier, considère que, dans son équipe, les relations « ne se passent pas trop mal » en comparaison avec d’autres services. Elle établit un lien entre ces rapports sereins et la

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mise en place, au sein de son équipe (dont elle est la manager) d’une « organisation bienveillante » basée sur « le droit à l’erreur » et l’entraide. Ce « droit à l’erreur » et ces attitudes qualifiées de « bienveillantes » contrastent avec un ensemble de méthodes managériales, décrites dans la littérature critiques en sociologie et en communication des organisations (Dejours, 1998, De Gaulejac, 2005), visant à favoriser la performance en façonnant un climat de compétition, voire de « peur » au sein des équipes. Au contraire, les pratiques managériales évoquées par ces répondants semblent contribuer à dissiper un climat de méfiance dont découlent certaines incivilités numériques citées dans les témoignages : les tactiques de « surprotection » via les mises en copie, les remarques négatives subtiles adressées à plusieurs destinataires, etc. Manon, cadre dans une institution, estime que les relations de confiance au sein de son équipe sont alimentées par une « culture du savoir-vivre » qui constitue un rempart solide contre les attitudes inciviles. Juliette, cadre dans une institution, déclare qu’au travail « on n’est pas obligé d’être amis. » D’après elle, le maintien d’une certaine distance et de rituels de déférence dans les relations professionnelles s’avèrent nécessaires pour éviter que des rapports amicaux ne dérivent vers des formes d’abus. Ce témoignage rappelle les travaux de Christine Pearson, Lynne Andersson et Christine Porath qui ont souligné, dès leurs premières investigations sur les incivilités au travail (1999, 2000, 2004), que les cultures professionnelles trop informelles suscitaient de l’ambiguïté quant aux comportements acceptables et pouvaient entrainer des glissements vers des attitudes violentes. Enfin, les entretiens de notre corpus tendent à suggérer que toute relation de confiance entre managers et subordonnés nécessite d’être étayée et consolidée au travers de rencontres et d’occasions de collaboration en présentiel. Le témoignage de Louise va dans ce sens : « Il faut avoir une sacrée confiance pour faire certaines choses par téléphone. La confiance se gagne au fil du temps et en ayant quand-même des contacts humains, pas uniquement au travers des machines. »

o 2.3.2.3. La délégation d’une certaine autonomie Plusieurs enquêtés justifient le peu d’incivilités numériques qu’ils subissent par l’autonomie qui leur est octroyée. Ce constat est illustré par le passage suivant, issu de l’un des entretiens de notre corpus : « Eva : dans mon équipe, les managers sont vraiment dans l’optique de faire confiance. Delphine Dupré : vous pensez que cette confiance a un impact positif sur la qualité de vos échanges en ligne ? Eva : oui, même si on en n’a pas énormément. En ce qui me concerne, je suis quand même très autonome dans mon travail. Je n’ai pas vraiment d’échange par mail sur

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mon travail avec mon manager. On communique par courriels afin que je lui indique l’endroit où je travaille, si j’emprunte une voiture de service, etc. Ce sont des échanges très basiques sur l’organisation et la logistique. Les échanges sur mon travail se font plutôt à l’oral. » L’autonomie dont il est question dans les témoignages, et que les répondants associent à la faible fréquence des incivilités numériques dans leur environnement de travail, peut être appréhendée comme la traduction, dans les faits, de la relation de confiance tissée avec l’encadrement. Elle peut également être entendue comme le signe de la mise en œuvre de méthodes de management qui s’opposent au modèle disciplinaire/coercitif basé sur la surveillance, la prescription, les échanges directifs et l’exclusion des salariés des processus de commandement et de décision (D’Almeida, 2012). Plusieurs travaux issus de la littérature critique en sociologie et en communication des organisations ont montré que, loin de favoriser l’émancipation et la qualité de vie au travail, l’autonomie peut, dans certains contextes, s’inscrire dans un ensemble de méthodes qui, sous les atours de l’épanouissement au travail, visent à accroitre la performance des individus. Dans cette perspective, être autonome équivaut à « être libre de travailler 24h sur 24 » (De Gaulejac et Hanique, 2015). Au contraire, les répondants de notre échantillon signalent que l’autonomie qui leur est octroyée s’accompagne, dans une certaine mesure, du respect de la frontière entre vie professionnelle et vie privée. A titre d’illustration, Frédéric nous explique qu’il lui arrive régulièrement de regagner son domicile plus tôt pour s’occuper de ses enfants. Une fois ces derniers couchés, il se remet à travailler. Il précise également qu’aucun de ses contacts professionnels ne lui reprochera son indisponibilité temporaire et son manque de réactivité pendant cette période. Cette anecdote témoigne du fait que, dans son organisation, ce répondant ne semble pas être soumis à des exigences de présentéisme et dispose d’une autonomie, d’une flexibilité au niveau des horaires qui lui permet de mieux concilier sa vie personnelle et professionnelle. Cette forme d’autonomie, symbole de pratiques managériales respectueuses tant des individus que de leur vie privée, semble contribuer positivement à l’apaisement des échanges numériques. 2.3.3. Des règles communes destinées au fonctionnement d’une équipe Plusieurs répondants appréhendent les incivilités numériques comme les conséquences négatives d’un ensemble de facteurs organisationnels décrits précédemment — décisions politiques, rationalisations, réduction des effectifs, etc. —sur lesquels ils estiment ne pas avoir réellement de prise. Il leur paraît donc essentiel

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de mettre en place, au sein de l’équipe de travail, des règles et des normes collectives de fonctionnement dans le but d’atténuer, « d’amortir » l’impact délétère d’un certain nombre de configurations organisationnelles qu’ils ne maîtrisent pas. Premièrement, l’une des mesures collectives citées réside dans un travail de « filtrage » qui, d’après les répondants, relève du management. Par exemple, Anna, qui travaille au sein d’une entreprise de presse, estime que son manager devrait mettre des limites à la charge de travail qui pèse sur ses subordonnés et qui émane, en partie, des demandes issues de la direction et des autres services. Ainsi, d’après Anna : « C’est toujours pareil, tout dépend du cadre dans lequel vous évoluez : est-ce que le supérieur hiérarchique connait les difficultés que vous rencontrez ? Les contraintes liées à votre travail ? Est-ce qu’il en tient compte ? Tout cela est assez variable. Le problème, c’est que le management ne sait pas forcément mettre le holà. » Dans le prolongement du témoignage précédent, Johanna, cadre dans une entreprise privée, estime que face à « l’anarchie » des usages de la messagerie électronique et à la dérégulation temporelle précitée, il incombe au management de fixer des règles collectives pour coordonner le travail de l’équipe et assurer une certaine cohésion aux actions de chacun : « Dans un contexte où on est tous dépendants les uns des autres, il faut qu’il y ait des règles avec des plannings, des deadlines afin que ce soit bien cadré. Quand c’est bien cadré, il n’y a pas de souci. En termes de management, cela implique de l’anticipation et de l’organisation. Je fais des points réguliers avec mes équipes afin d’être informée de l’avancement des missions et de pouvoir procéder à des ajustements s’il y a des soucis. Il faut vraiment que ce soit bien organisé pour éviter un surplus de communications via les outils numériques. Parce que, sinon, chacun va travailler avec sa mission et ses priorités sans se demander si ses priorités vont impacter négativement le travail du collègue. » Dans la même veine, Catherine, cadre dans le secteur hospitalier, estime qu’il incombe au management d’attribuer les tâches et les missions de manière avisée, en tenant compte des compétences de chacun, afin de limiter les problèmes de surcharge et de « volumétrie » liés aux courriels : « Dans mon équipe, on essaye de se répartir les tâches et de s’entraider. Par exemple, c’est celui qui est le meilleur sur un sujet qui s’y colle afin de perdre le moins de temps possible et de rendre service à toute l’équipe. Ça permet à la fois d’être efficace et ne pas mettre les gens en difficulté. On essaye de se mettre le moins possible en difficulté et d’apporter une réponse collective satisfaisante. » Afin de limiter l’hyper connexion à la messagerie électronique, le travail « en continu » et le débordement des sollicitations professionnelles dans la sphère privée, cette même répondante a mis en œuvre, dans le cadre de son équipe, un système de relai, de « back-up » quotidien : « Quand on part, on "débranche" les mails. Ça implique qu’on

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s’organise en interne pour que les urgences soient traitées autrement. Quand on débauche, nos interlocuteurs reçoivent un mail automatique qui indique "je ne suis pas disponible pour l’instant, je ne peux pas lire mes mails, si vous avez un problème technique, contactez machin" et qui précise les coordonnées des personnes à contacter en cas d’urgence. Même s’il y a des gens qui souhaitent absolument nous voir et ne veulent pas parler au collègue qui est là pour traiter les urgences, la consigne c’est que quand j’ai fermé la porte, je ne suis plus disponible, point. Je trouve cette méthode très pratique car, d’un côté, cela permet aux gens qui nous contactent d’obtenir des réponses et, pour nous, c’est un moyen de quitter le travail sereinement. » Confrontée aux relances quotidiennes, qu’elle juge perturbantes, de la part de ses différents partenaires professionnels, Manon préconise une attitude proactive, adoptée par l’ensemble de son équipe et basée sur l’anticipation des demandes des requérants : « J’essaye, avec mes collègues, de faire en sorte de tenir nos interlocuteurs informés de nos avancements, même si les choses n’avancent pas. Au moins, on ne laisse pas les gens dans l’incertitude. Comme je trouve cela insupportable, j’évite de l’infliger aux autres. Certes, cette méthode génère du travail en plus, mais ça évite de recevoir 40 relances. Parce que l’interlocuteur sait que sa demande a bien été prise en compte, qu’elle sera traitée et qu’il sera tenu informé des différentes échéances. »

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2.4. Synthèse des enseignements de l’enquête qualitative Les témoignages collectés dans le cadre de notre enquête qualitative ont fait émerger un certain nombre de pratiques numériques, perçues comme inciviles, auxquelles nos répondants sont confrontés au quotidien. Nous avons retrouvé au cours de notre enquête des éléments qui confortent des études antérieures. Nos observations rejoignent les résultats des travaux sur les phénomènes de surcharge informationnelle (Assadi et Denis, 2005 ; Vidgen et al., 2011), de dispersion (Datchary, 2005 ; Datchary et Gaglio, 2014 ; Pierre, 2014), d’urgence (Aubert, 2003 ; Carayol et al., 2005c), d’affaiblissement des cadres traditionnels d’interaction (Bailly et al., 2002), de désinhibition (Suler, 2004), etc. L’un des résultats notables de notre enquête qualitative, peu mis en avant dans la littérature, réside dans la manière dont s’expriment, au travers de la messagerie électronique, certaines tensions et difficultés relationnelles dans les organisations. Si la littérature scientifique sur les cyber violences et les phénomènes de flaming a démontré que les spécificités du web pouvaient favoriser des expressions de haine décomplexées, nos entretiens suggèrent que le contexte de travail ne s’avère pas propice à de telles dérives. Afin de préserver leur réputation et de se soustraire à d’éventuelles sanctions, les individus tendent à s’engager dans des attaques subtiles et masquées. L’ambiguïté de ces pratiques les rend perturbantes et, selon les dires de plusieurs enquêtés, d’une violence comparable à une insulte ou à une agression verbale. Les témoignages recueillis soulignent également la dimension collective des usages professionnels de la messagerie électronique. Certains choix individuels, certaines stratégies personnelles liées au courriel, comme le fait de filtrer les sollicitations et de ne répondre qu’aux relances, peuvent avoir une incidence négative sur l’interlocuteur et être vécues comme des incivilités. Ce constat nous incite à nous décentrer du niveau individuel pour mieux comprendre le phénomène des incivilités numériques au niveau du groupe de travail d’une part, et au niveau de l’organisation d’autre part. Notre enquête qualitative a également mis en lumière un ensemble de contextes qui peuvent s’avérer propices à la survenue de conduites problématiques médiatisées par les TIC. Les témoignages mettent notamment l’accent sur un « mauvais dosage » entre le recours aux outils numériques et les échanges professionnels en présentiel. Ce déséquilibre semble être un facteur d’incompréhension et de tensions dans les relations managériales. De plus, des pratiques managériales « coercitives », « pyramidales » et « vieillottes » peuvent déboucher sur des tensions relationnelles qui se répercutent lors des discussions par messagerie électronique.

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Les différentes pressions temporelles subies par les répondants ont été associées à des maladresses et à des débordements émotionnels ressentis comme « violents ». Ils traduisent un « effet cocotte-minute » qui se manifeste lors des échanges numériques. La « désinstitutionalisation » des temporalités, c’est-à-dire, l’absence de cadre temporel collectif, a été également évoquée et semble susciter un ensemble de pratiques, comme les sollicitations à toute heure, pouvant être interprétées comme un manque d’égard. Certaines incivilités numériques, comme les sollicitations intempestives et les incitations à répondre rapidement, peuvent être appréhendées comme les symptômes de la « force normative silencieuse » incorporée dans plusieurs processus organisationnels. Il en va ainsi de la méthode « agile » qui repose sur la multi-activité et la dispersion de l’attention. Notre enquête a également révélé un ensemble de mécanismes par lesquels certaines pratiques numériques, perçues comme constitutives d’une « norme » d’emploi, peuvent fragiliser certains publics. Ainsi, les usages de la messagerie électronique sont traversés par des rapports de pouvoir, que notre enquête a permis de souligner, qui peuvent participer à la vulnérabilisation de certains individus. Enfin, les témoignages nous renseignent sur les régulations qui peuvent être mises en place pour prévenir la survenue des incivilités numériques. En réaction à « l’anarchie temporelle » et aux usages peu homogènes de la messagerie électronique, des répondants rapportent avoir réfléchi collectivement à de nouveaux « rites et rythmes communs ». Leur équipe a mis en place des règles collectives visant, d’une part, à pallier les effets pervers de « l’anarchie temporelle » et, d’autre part, à « amortir » un ensemble de conséquences délétères liés à des facteurs organisationnels sur lesquels les individus n’ont pas réellement d’influence. Il semble que des règles d’usage partagées et respectées par les membres d’une l’équipe de travail puissent constituer un facteur permettant de limiter un ensemble de pratiques numériques inciviles. A l’inverse, dans leurs discours, les répondants considèrent que la prise en charge organisationnelle des problématiques relatives aux incivilités numériques demeure peu satisfaisante. En effet, les formations professionnelles et les propositions d’accompagnement ne s’avèrent pas forcément adaptées aux difficultés concrètes évoquées par les répondants. Certaines mesures prohibitives, centrées sur le niveau individuel, peuvent être perçues comme des injonctions paradoxales.

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INTERPRETATION DES RESULTATS ET CONCLUSION 1. Enseignements de l’enquête mixte et triangulation des données Cette partie vise à « trianguler » (2012), c’est-à-dire, à articuler les données collectées dans le cadre de l’enquête quantitative puis qualitative. Ce procédé peut permettre d’enrichir les résultats issus d’une méthode, d’affiner leur compréhension et de faire émerger un « savoir invisible » (Turcotte, 2016) résultant de l’analyse des enseignements des deux enquêtes de notre recherche mixte. Nous effectuons cette « triangulation » afin de proposer des éléments de réponse et des pistes d’analyse pour chacune de nos hypothèses. 1.1. Hypothèse 1 : incivilités numériques et pratiques managériales Nous avions formulé l’hypothèse selon laquelle les incivilités numériques pourraient être associées à des pratiques managériales problématiques. Nous supposions, tout d’abord, que ces incivilités pourraient être suscitées par des pratiques managériales pouvant être perçues comme un manque de reconnaissance. L’enquête quantitative a effectivement fait émerger un lien entre certaines pratiques inciviles de la messagerie électronique et le fait de ne pas disposer d’espaces de parole, en dehors de l’entretien annuel, pour évoquer, avec son manager, son rôle, ses missions ainsi que les difficultés rencontrées au quotidien. Nous nous demandions à quel vécu particulier cet item pouvait faire référence pour les répondants. L’enquête qualitative suggère que « l’absence d’espace de parole » est associée à la tendance au « tout numérique » évoquée dans les témoignages. En ne permettant pas de développer une relation de confiance, de recevoir des formes de gratifications, de créer un cadre pour évoquer des sujets délicats et complexes, le « tout numérique » ne satisferait pas les conditions d’un accompagnement managérial de qualité et pourrait, de ce fait, susciter des tensions relationnelles. Nous avions également émis l’hypothèse d’un lien entre une autonomie contrôlée et des pratiques numériques inciviles. L’analyse des données quantitatives suggère que la perception d’un manque d’autonomie et de marge de manœuvre peut être associée à des phénomènes d’exclusion numérique et à des conflits latents qui s’expriment lors des discussions médiatisées par les TIC. L’enquête qualitative conforte ce résultat. En effet, les témoignages mettent en lumière un ensemble de pratiques numériques qui pourraient être qualifiées de « coercitives » — rédiger des mails directifs sans formule de courtoisie, exiger un changement d’horaire au dernier moment, contrôler

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l’activité numérique des subordonnés, diffuser des critiques sur une liste de diffusion — et qui semblent s’inscrire dans le prolongement de relations managériales jugées distantes et peu satisfaisantes Nous constatons également que ces pratiques managériales « coercitives » peuvent susciter des relations interpersonnelles tendues ainsi que des phénomènes collectifs de déstabilisation et d’incivilité. 1.2. Hypothèse 2 : incivilités numériques et reconfigurations temporelles En deuxième hypothèse, nous interrogions le lien potentiel entre les incivilités numériques et un ensemble de reconfigurations temporelles à l’œuvre dans les organisations contemporaines : l’accélération, la fragmentation des temporalités, la porosité des temporalités privées et professionnelles et, enfin, la disparition des temporalités dédiées à la socialité informelle au travail. Notre étude quantitative a mis en exergue l’ancrage organisationnel des incivilités numériques liées à des questions temporelles. Ainsi, le travail dans l’urgence tend à être corrélé à la réception de courriels qui suscitent également un sentiment d’urgence, la multi-activité s’accompagne de sollicitations numériques fréquentes, etc. Les données collectées dans le cadre de l’enquête qualitative vont dans ce sens. A titre d’illustration, dans les témoignages des personnes interrogées, l’intensification des rythmes de travail tend à être associée à des phénomènes de « volumétrie » et à des pratiques d’hyper connexion visant à venir à bout de la charge de travail et des courriels en surnombre reçus quotidiennement. Le rôle de la « désinstitutionalisation » des temporalités (Rosa, 2010) constitue l’un des phénomènes saillants qui ont été mis en lumière par l’enquête qualitative. La disparition progressive des horaires et des rythmes collectifs, sous l’impulsion des potentialités des TIC et de la mise en œuvre concomitantes de méthodes de travail axées sur l’autonomie, semble susciter des sollicitations intempestives reçues à des horaires atypiques, une plus grande perméabilité des frontières entre le travail et le hors travail ainsi qu’une connexion « en continu » aux TIC pour traiter les demandes transmises « non stop » tout au long de la journée, et au-delà des heures de travail conventionnelles. Ce constat, qui incite plusieurs répondants à limiter leurs périodes de déconnexion et à raccourcir leurs congés pour ne pas être débordés, pourrait être analysé au regard du « paradoxe de l’autonomie » qui a été théorisé dans la littérature scientifique (Mazmanian et al., 2013 ; Datchary et Gaglio, 2014). Si les répondants reconnaissent que les TIC, combinées à des méthodes de travail plus autonomes, ont été la source d’une flexibilité et d’une liberté dans la gestion de leur temps et de leur travail qu’ils jugent appréciables, cette situation génère un fonctionnement collectif « anarchique » dont découlent un ensemble de contraintes — sollicitations intempestives « en continu », hyper connexion, dispersion — qui tendent à être vécues comme

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perturbantes et source de stress. De surcroît, la gestion des conséquences néfastes de cette « anarchie » temporelle semble incomber aux individus et ne fait l’objet d’aucun cadrage collectif ou organisationnel. De manière assez surprenante, les traitements statistiques relatifs à cette deuxième hypothèse avaient mis en évidence un lien entre certaines pressions temporelles et la survenue de difficultés relationnelles uniquement entre collègues. Les témoignages recueillis suggèrent, au contraire, que les pressions temporelles tendent à impacter négativement tant les relations hiérarchiques que les échanges interpersonnels entre pairs. Les répondants associent l’accélération temporelle et l’intensification des rythmes de travail avec les « décharges émotionnelles » qui se produisent lors des conversations par messagerie électronique avec des collègues. Ces « décharges » prennent notamment la forme de courriels rédigés en gras, avec des mots en couleur, en majuscules et avec une ponctuation excessive. Ces « hurlements » à l’écrit ne semblent pas résulter de sentiments malveillants ou d’une intention de nuire manifeste, mais constituent des débordements émotionnels perçus comme contraires aux codes comportementaux en vigueur en contexte de travail. Ces épisodes d’incivilité semblent marquer durablement l’esprit des personnes qui en font l’expérience en raison de leur virulence. Les pressions temporelles ne semblent pas susciter, chez les managers, de tels débordements émotionnels, notamment en raison de la conscience que « les écrits restent ». L’intensification des rythmes de travail a toutefois été associée à des maladresses et des pratiques numériques perçues comme le signe d’un manque d’égard. Citons, à titre d’illustration, les mails « lapidaires », les directives « d’une ligne » sans formules de politesse, ou encore les réponses rédigées directement dans l’objet d’un courriel. Enfin, le constat selon lequel « On est obligé d’être incivil » constitue l’un des apports majeurs de l’enquête qualitative. Dans un contexte marqué par l’infobésité, la surcharge de sollicitations et l’accélération temporelle, faire du forcing et se montrer incivil peut paraître nécessaire pour venir à bout de son travail et de ses missions. Ces observations contrastent avec les approches psychologiques, actuellement majoritaires dans la littérature scientifique sur l’incivilité en contexte de travail, qui étudient les différentes manifestations de violence organisationnelle à l’aune du critère d’intentionnalité. Les témoignages recueillis nous incitent ainsi à analyser l’incivilité numérique non pas comme un acte potentiellement intentionnel, mais comme un mode de communication qui peut être jugé dysfonctionnel mais qui vise à composer avec des exigences de travail élevées et un contexte organisationnel contraignant.

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1.3. Hypothèse 3 : incivilités numériques et contrôle pervasif Notre troisième hypothèse visait à identifier des liens entre les incivilités numériques et un contrôle organisationnel « pervasif » incarné dans des procédures et des processus de travail. L’enquête quantitative a permis d’identifier une relation potentielle entre un certain nombre d’incivilités survenant dans le cadre des relations managériales et un excès de procédures. L’enquête qualitative permet de compléter et d’enrichir ce résultat. En effet, les témoignages révèlent que certaines pratiques numériques perçues comme inciviles tendent à être incorporées dans des processus, des procédures et des méthodes de travail. Il en va ainsi des procédures d’archivages qui impliquent un stockage rigoureux des courriels pour des raisons juridiques ou de conformité (compliance), un travail méticuleux de tri ainsi que la mise en copie de destinataires multiples lors des échanges par messagerie électronique. Dans la même veine, la méthode dite « agile » tend à légitimer les sollicitations numériques permanentes ainsi que l’exigence de disponibilité. L’enquête qualitative pointe également le rôle crucial des méthodes d’évaluation. En effet, il apparaît difficile de ne pas se sentir interpelé par des sollicitations numériques provenant d’interlocuteurs qui participent potentiellement à l’évaluation du travail. Le pouvoir d’interpellation de la messagerie électronique, mis en exergue par les travaux en cognition distribuée sur les « attracteurs cognitifs » (Lahlou 2000a et b), s’en trouve alors accru. Ces résultats, qui soulignent le rôle des processus organisationnels et des méthodes de travail, contrastent avec un certain nombre de travaux mentionnés dans notre revue de la littérature. Dans les recherches récentes en psychologie, l’incivilité a été associée au pouvoir hiérarchique. Plusieurs chercheurs et chercheuses s’accordent sur le fait que la relation managériale constitue une relation de pouvoir pouvant potentiellement engendrer des dérives et des difficultés relationnelles. Ces constats nous avaient conduit à accorder une attention particulière aux relations hiérarchiques et à conceptualiser l’incivilité numérique comme la manifestation potentielle d’un abus de pouvoir. En complément de cette approche, les résultats de notre enquête qualitative nous incitent à repenser le pouvoir incarné dans les processus organisationnels ainsi que ses effets délétères qui semblent fragiliser davantage les cadres intermédiaires que leurs subordonnés. La faible résistance que les répondants opposent à certaines pratiques inciviles, comme les perturbations, les sollicitations constantes, les demandes à des horaires atypiques, ainsi que leurs difficultés à s’extraire de ces contraintes témoignent de la « force normative silencieuse » des processus et procédures qui sont, en partie, à la source de

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ces pratiques numériques inciviles. Ces processus et procédures semblent se substituer à la pression hiérarchique incarnée traditionnellement par les managers. La « dépersonnalisation » partielle de la relation de pouvoir permet ainsi la dépolitisation des dispositifs (méthodes de travail, outils de communication, procédures d’évaluation, etc.) qui sont les réceptacles de l’autorité managériale. Les observations issues de notre enquête qualitative étayent l’hypothèse selon laquelle les incivilités numériques pourraient être le symptôme d’un fonctionnement organisationnel qui a été qualifié de « néo-disciplinaire » (Carayol, 2005a) et qui incite à reconsidérer « l’actualité d’une transition généralisée vers une organisation post-disciplinaire qui aurait délaissé complètement les concepts d’hétéronomie et de discipline pour valoriser les concepts d’autonomie et de responsabilité. » (p.77). La présente étude permet de documenter, dans les limites de notre échantillon, les actualisations, en contexte de travail, de ce principe néo-disciplinaire et de mieux cerner ses effets sur les mésusages des TIC. Les incivilités numériques observées témoignent des formes organisationnelles contraignantes dans lesquelles les individus sont enserrés et dont il est difficile de se défaire, le coût de certaines stratégies individuelles visant à se préserver — comme la déconnexion, le filtrage des sollicitations — se révélant assez élevé, comme l’attestent un certain nombre de témoignages (mise à l’écart de l’équipe de travail, refus d’une promotion, d’une augmentation de salaire, attribution de tâches peu stimulantes, etc.). Les observations issues de notre terrain témoignent de la dimension organisationnelle des incivilités numériques, ces dernières pouvant être appréhendées comme la partie visible des dispositifs contraignants qui cadrent et structurent les comportements individuels au travail. Les données issues de nos deux enquêtes ouvrent des pistes de réflexion sur le concept de « télépression au travail » qui désigne « le fait de penser aux messages issus des TIC avec une pression ou une envie submergeant le sujet d’y répondre » (Dose et al., 2019, p.153). Dans la littérature scientifique récente, la « télépression » a été étudiée essentiellement à partir d’une perspective psychologique et a été associée à des ressorts individuels, tels que l’addiction au travail (Barber & Santuzzi, 2015 ; Grawitch et al., 2017 ; Hu et al., 2019. Notre recherche mixte pourrait nous permettre d’intervenir dans le débat scientifique sur ce concept, en mettant en avant les mécanismes organisationnels de ce phénomène ainsi que le rôle éventuel des logiques de pouvoir incorporées dans certains processus de travail. Ces facteurs organisationnels, qui pourraient contribuer à la « télépression » aux TIC, mériteraient de faire l’objet de plus amples recherches en SIC.

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1.4. Hypothèse 4 : incivilités numériques et publics vulnérables Dans le cadre de notre quatrième et dernière hypothèse, nous postulions que les incivilités numériques pourraient constituer le symptôme d’une faible tolérance organisationnelle à la diversité. Nous supposions, tout d’abord, que cette faible tolérance se manifesterait par la plus grande vulnérabilité de certains publics (les femmes, les salarié·e·s parents de jeunes enfants, les séniors) aux incivilités numériques. Si les analyses statistiques n’ont pas permis de valider l’hypothèse des incivilités numériques comme pratiques discriminatoires subtiles envers certains publics, elles suggèrent toutefois que des processus organisationnels peuvent désavantager certains individus et les rendre plus susceptibles de faire l’expérience d’échanges numériques discourtois. Ainsi, notre enquête quantitative révèle que les parents de jeunes enfants confrontés à une culture du surinvestissement sont particulièrement affectés par les pratiques inciviles. L’enquête qualitative conforte cette perspective. Les témoignages tendent à démontrer que certaines pratiques numériques, qui semblent faire partie intégrante d’une « norme » d’emploi, peuvent mettre à mal certains publics. Il en va ainsi de l’exigence de connexion permanente qui peut représenter un obstacle pour les femmes et les parents ayant de jeunes enfants à charge. L’exigence de réactivité ainsi que les sollicitations numériques permanentes peuvent également fragiliser les séniors. De manière inattendue, l’enquête qualitative a mis en lumière la vulnérabilité des jeunes salariés face aux usages professionnels des outils numériques. La tendance, perceptible chez ces derniers, à transposer leurs usages privés en contexte de travail peut susciter des incompréhensions, des tensions relationnelles, voire des phénomènes d’exclusion. En raison d’un ensemble de croyances stéréotypées sur leurs supposées compétences « innées » en matière de technologie, les jeunes recrues ne recevraient pas la formation nécessaire à leur intégration dans l’organisation ni à leur adaptation aux us et coutumes en vigueur. Ce résultat contre intuitif pourrait faire l’objet d’enquêtes ultérieures. Enfin, de manière non anticipée, plusieurs enquêtés ont mentionné des phénomènes de « secrétarisation » (Monneuse, 2014) ou d’« E-bureaucratie » (Bretesché et al., 2018) consécutifs à la numérisation d’un ensemble de tâches qui étaient habituellement prises en charge par le personnel administratif et par les fonctions supports. Ces tâches numériques « déqualifiées », qui incombent désormais aux salariés, sont vécues comme une source d’insatisfaction et comme des obstacles à la réalisation du « vrai » travail. Cette évolution pose par conséquent la question du sens du travail. De plus, le surcroît de travail ainsi généré et non pris en compte par l’organisation complique la réalisation des missions et des objectifs à atteindre. De ce fait, certains

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répondants craignent de se retrouver en « porte à faux » et d’être stigmatisés et sanctionnés en raison d’une éventuelle « insuffisance professionnelle ». Les données de nos deux enquêtes nous incitent à nous distancier de l’approche de l’incivilité sélective (ou « discriminatoire ») théorisée par Lilia Cortina et ses collègues (2013), et à investiguer de manière plus poussée le versant organisationnel en plaçant au centre de l’analyse les pratiques numériques présentées comme « neutres » et légitimées par la culture organisationnelle mais qui participent implicitement à la vulnérabilisation de certains publics. Il convient de préciser qu’en raison de la taille de notre échantillon qualitatif, les résultats relatifs à cette quatrième hypothèse demeurent exploratoires. Conformément aux principes qui guident la démarche de recherche par théorisation ancrée, il faudrait multiplier les cas et les témoignages sur cette thématique pour être en mesure de proposer des conclusions de moyenne portée. C’est ce que nous prévoyons de mettre en œuvre dans le cadre d’une recherche future sur le lien entre les pratiques numériques en contexte de travail et la fragilisation de certains publics. 2. Conclusion A l’issue de notre enquête mixte, nous disposons du matériau empirique nécessaire pour apporter des éléments de réponse à notre problématique. Les données quantitatives et qualitatives collectées montrent que les incivilités numériques peuvent être associées à des phénomènes ou problèmes organisationnels sous-jacents. De manière synthétique, nous pouvons considérer que « l’incivilité est organisationnelle » (Robert-Demontrond, 2003) pour deux raisons principales. Tout d’abord, les différentes manifestations d’incivilités numériques que nous avons étudiées, dans le cadre de notre échantillon, paraissent ancrées dans un ensemble de facteurs organisationnels — liés aux pratiques managériales, aux reconfigurations temporelles, aux modalités du contrôle organisationnel, à la construction organisationnelle de la « différence » — dont elles représentent les symptômes visibles lors des échanges interpersonnels par messagerie électronique. Deuxièmement, les sujets interrogés dressent le constat d’une certaine solitude face aux incivilités numériques et à leurs effets délétères tant sur les relations interpersonnelles que sur la qualité du travail. Dans la continuité d’un ensemble de discours qui ont été qualifiés de néo-libéraux, les sujets de notre échantillon sont renvoyés à leur responsabilité individuelle et souhaiteraient, au contraire, que le phénomène des incivilités numérique puisse faire l’objet d’une prise en charge collective et organisationnelle.

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Notre travail doctoral présente cependant des limites qu’il convient de mentionner. Tout d’abord, si nous avons bénéficié du concours des partenaires du programme de recherche Civilinum, qui ont diffusé notre questionnaire auprès de leur réseau professionnel, nous n’avons recueilli que 150 réponses. Nous supposons que la longueur de notre questionnaire, ainsi que la thématique abordée (les incivilités) ont pu s’avérer dissuasives. S’il répondait aux objectifs de notre recherche, c’est-à-dire, identifier des liens et des processus entre des pratiques de communication et des facteurs organisationnels, cet échantillon modeste ne nous a pas permis d’effectuer certains traitements statistiques qui auraient pu susciter des résultats intéressants. Un échantillon d’une taille plus importante nous aurait permis, par exemple, d’exploiter les résultats des tris à plat. Nous prévoyons, dans le cadre d’une recherche à venir, de tester certaines de nos hypothèses sur un échantillon d’une plus grande envergure. Alors que notre échantillon quantitatif se composait d’employés et de cadres, notre sous-échantillon qualitatif est composé essentiellement de cadres intermédiaires (si certains disposent uniquement du statut « cadre », d’autres ont une équipe à manager) âgés de 35 à 60 ans. Nous supposons que les cadres intermédiaires ont accepté de s’impliquer dans notre enquête qualitative parce qu’ils sont les plus concernés par la problématique des incivilités numériques, comme l’indique la littérature scientifique sur les usages des outils numériques par les cadres (Félio, 2013a et b ; Bretesché et al., 2014 ; Soubiale et al., 2014 ; Créno et Cahour, 2016 ; Dumas et al., 2017). Si les discours des enquêtés se sont révélés riches d’enseignements et de résultats inattendus, la composition de notre échantillon ne nous a pas permis de cerner le vécu des incivilités numériques en fonction des différentes strates hiérarchiques. Il aurait été intéressant de comparer le ressenti et les expériences de terrain des employés avec ceux des cadres intermédiaires et des cadres dirigeants. Cette thématique pourra faire l’objet de recherches futures. Bénéficier d’un échantillon qualitatif constitué principalement de cadres intermédiaires nous a toutefois conduit à développer une réflexion sur le lien entre pouvoir et pratiques de communication. En nous basant sur l’état actuel de la littérature scientifique, et notamment sur le lien avéré entre pouvoir hiérarchique et incivilité, nous avions formulé l’hypothèse selon laquelle les relations managériales pourraient s’avérer propices aux abus de pouvoir potentiels et par conséquent, aux pratiques numériques inciviles. Conformément à cette hypothèse, les témoignages collectés suggèrent que la hiérarchie compte (Bisel, 2017). En effet, le pouvoir incarné dans la personne du manager a été associé, dans le discours des répondants, à une « pression psychologique » qui

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favoriserait des phénomènes d’hyper connexion. Ce mécanisme ne semble pas à l’œuvre dans le cadre des sollicitations provenant des collègues. Par ailleurs, des relations hiérarchiques peu apaisées, distantes, combinées à des pratiques managériales qualifiées de « coercitives » semblent se prolonger dans les usages des outils numériques et susciter un ensemble de difficultés relationnelles médiatisées par la messagerie électronique. A cette pression hiérarchique « personnifiée », s’ajouterait un pouvoir moins visible mais néanmoins bien présent incorporé dans des outils déclinant des normes temporelles, des processus organisationnels, des méthodes de travail et des méthodes d’évaluation. Ce pouvoir contraignant, que nous avons associé à ce qui a pu être conceptualisé comme relevant d’une néo-discipline (Carayol, 2005a), semble alimenter un ensemble de pratiques numériques inciviles qui fragilisent particulièrement les cadres intermédiaires. Il nous semble que certains phénomènes récents, tels que l’hyper connexion ou encore la « télépression », que nous avons évoquée à propos de notre troisième hypothèse, pourraient être repensés à partir du concept de « néo-discipline », du pouvoir et du contrôle organisationnel qui en constituent le soubassement. Les données collectées dans le cadre de cette recherche doctorale nous incitent également à nous distancier de l’approche interactionniste adoptée habituellement par les chercheurs et chercheuses en psychologie qui étudient l’incivilité, pour approfondir la dimension organisée de ce phénomène. Nous avions conceptualisé, en nous appuyant sur des travaux encore peu exploités et évoqués dans notre état de l’art, à rebours d’une majorité de travaux, l’incivilité numérique comme un phénomène organisationnel qui s’actualise dans les relations interindividuelles. Les témoignages recueillis soulignent, en plus de la dimension interindividuelle, les versants collectifs de ce phénomène. Les témoignages ont mis en lumière des phénomènes de « bouc émissaire » ciblant des individus qui tendent à ne pas être perçus comme « conformes » à la culture de leur organisation. D’autres témoignages, qui pourraient être qualifiés de « cas extrêmes » (Lejeune, 2019) en raison de l’intensité qui les caractérise, suggèrent que les incivilités numériques peuvent être perpétrées par des groupes. En raison de ses spécificités techniques, comme la possibilité d’envoyer un même message à des destinataires multiples, de transférer facilement des contenus, de mettre de nombreuses personnes en copie d’un courriel, la messagerie électronique semble constituer un outil de communication propice aux phénomènes de groupe. L’analyse des témoignages suggère que les instigateurs et leurs soutiens peuvent chercher à façonner une « conception de la situation » (Lutgen-Sandvik, 2003) qui institue la cible des incivilités numériques dans un rôle de « bourreau » ou

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« d’incompétent » méritant le traitement défavorable qui lui est réservé. La possibilité, via les capacités de stockage de la messagerie électronique, d’archiver des courriels et de les mobiliser « à charge » semble permettre de « documenter » les griefs contre la personne ciblée et de renforcer ainsi le processus collectif de déstabilisation. Les expériences décrites par certains répondants pourraient être associées au concept de « mobbing » théorisé par Heinz Leymann en 1996. Cette conception groupale de la violence organisationnelle, proposée par le psychosociologue suédois, a rencontré peu d’écho dans la littérature anglophone, à l’exception des travaux de certains chercheurs et chercheuses en communication (Tracy et al., 2006 ; Lutgen-Sandvik et al., 2009 ; Tye-William & Krone, 2015), et pourrait constituer un socle théorique fécond pour des recherches futures en SIC sur les phénomènes d’incivilité et de violence numériques en contexte de travail. Jusque-là ces phénomènes n’ont été décrits que dans la sphère publique, sous couvert de l’anonymat et non dans la sphère du travail. Enfin, nous percevons la dimension collective des incivilités numériques dans les différentes démarches de prévention évoquées dans les témoignages. Certaines pratiques managériales fondées sur la confiance, l’autonomie et le respect ont été associées à des échanges numériques apaisés tant dans le cadre des relations managériales que des relations entre collègues. Des règles d’usages communes des TIC, élaborées et mises en œuvre dans la cadre de l’équipe de travail, semblent également avoir un impact positif sur la qualité des échanges médiatisés. Lorsqu’elles sont respectées par l’ensemble des membres d’une équipe, ces codes et normes d’usage paraissent limiter les effets délétères d’un ensemble de facteurs sur lesquels les enquêtés estiment ne pas avoir de prise — les politiques organisationnelles, les changements d’organisation, l’intensification des rythmes de travail — et qui peuvent se répercuter négativement sur les pratiques numériques quotidiennes. Ces derniers points pourraient être approfondis et faire l’objet de futures recherches qualitatives et quantitatives afin d’affiner la compréhension des pratiques communicationnelles liées à des dynamiques organisationnelles et groupales pouvant contribuer à la régulation des incivilités numériques. La comparaison dans les usages, entre différents outils de messagerie électronique, de messagerie instantanée, ou d’agrégation de flux pour le travail collectif est également une piste de travail à envisager pour de futures recherches.

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TABLE DES MATIERE

SOMMAIRE ______________________________________________________________ 5

INTRODUCTION _________________________________________________________ 7

CHAPITRE 1 – ÉTAT DE L’ART ET PROBLEMATISATION ___________________ 10

1. Revue de la littérature _______________________________________________________ 10 1.1. L’incivilité urbaine dans la littérature francophone ___________________________________ 10 1.2. La civilité, les relations interpersonnelles et l’organisation ____________________________ 11 1.3. Les incivilités dans la littérature anglophone en psychologie __________________________ 12

1.3.1. Définition __________________________________________________________________ 12 1.3.2. Les frontières avec des concepts apparentés _____________________________________ 13 1.3.3. Le statut et le genre des instigateurs et des cibles ________________________________ 14 1.3.4. Les conséquences délétères individuelles et organisationnelles ____________________ 16 1.3.5. Les facteurs d’émergence _____________________________________________________ 18

1.4. Les incivilités numériques ________________________________________________________ 20 1.4.1. Définition __________________________________________________________________ 20 1.4.2. Les incivilités numériques : involontaires ou stratégiques ? ________________________ 20 1.4.3. Les effets délétères sur les individus et l’organisation_____________________________ 22

1.5. Les expériences négatives et les effets délétères associés aux TIC _______________________ 23 1.5.1. La surcharge d’informations et de travail _______________________________________ 23 1.5.2. La dispersion de l’attention et la fragmentation de l’activité _______________________ 24 1.5.3. La messagerie électronique et les phénomènes temporels : disponibilité, urgence et porosité des sphères d’existence ____________________________________________________ 26 1.5.4. Les mésusages liés à aux copies et à l’archivage __________________________________ 28 1.5.5. L’incommunication __________________________________________________________ 29

1.6. Le rôle du design et des fonctionnalités techniques de la messagerie électronique ________ 30 1.6.1. Les théories du filtrage des indices sociaux _____________________________________ 31 1.6.2. Les indices émotionnels « de substitution » _____________________________________ 33 1.6.3. Les questions temporelles, l’effet de désinhibition et la longueur des messages_______ 36

2. Problématique et hypothèses_________________________________________________ 38 2.1. L’incivilité numérique au prisme d’une approche communicationnelle et critique ________ 38

2.1.1. Les approches communicationnelles ___________________________________________ 38 2.1.2. La communication des organisations à travers un regard critique __________________ 38 2.1.3. Question de recherche _______________________________________________________ 40

2.2. Les pratiques et communications managériales ______________________________________ 40 2.2.1. Les incivilités numériques et le pouvoir managérial ______________________________ 40 2.2.2. De la coercition à la coopération _______________________________________________ 41 2.2.3. Des pressions hiérarchiques toujours présentes __________________________________ 44 2.2.4. Les contraintes relationnelles médiatisées par les TIC_____________________________ 45

2.3. Les reconfigurations temporelles __________________________________________________ 47 2.3.1. Les facteurs d’émergence des temporalités contemporaines _______________________ 48 2.3.2. Les conséquences délétères des reconfigurations temporelles ______________________ 50

2.4. Un contrôle organisationnel pervasif _______________________________________________ 53 2.4.1. Un contrôle managérial « instrumenté » ________________________________________ 53 2.4.2. Le contrôle par les procédures et les processus organisationnels ___________________ 54 2.4.3. Le contrôle par les TIC _______________________________________________________ 55

2.5. Une faible tolérance organisationnelle à la diversité __________________________________ 57

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2.5.1. Des incivilités sélectives ______________________________________________________ 57 2.5.2. Les formes de vulnérabilité issues des processus organisationnels __________________ 59

2.6. Synthèse de la problématique et des hypothèses _____________________________________ 62

CHAPITRE 2 – DISPOSITIF DE RECHERCHE ET METHODOLOGIE __________ 63

1. Justification du design de recherche mixte _____________________________________ 63 1.1. Tour d’horizon des réflexions scientifiques sur les recherches mixtes ___________________ 63

1.1.1. Les avantages des méthodes mixtes ____________________________________________ 64 1.1.2. Les limites des design mixtes _________________________________________________ 65 1.1.3. Les conditions permettant la conciliation des deux approches _____________________ 67

1.2. Justification du design mixte au regard de notre thématique de recherche _______________ 68 1.2.1. Les limites de l’approche qualitative ___________________________________________ 68 1.2.2. Les limites de l’approche quantitative __________________________________________ 74 1.2.3. L’écueil du relativisme _______________________________________________________ 78

2. Opérationnalisation des hypothèses et construction du questionnaire quantitatif __ 81 2.1. Les indicateurs et items relatifs à nos 4 hypothèses ___________________________________ 81

2.1.1. Hypothèse 1 ________________________________________________________________ 82 2.1.2. Hypothèse 2 ________________________________________________________________ 84 2.1.3. Hypothèse 3 ________________________________________________________________ 85 2.1.4. Hypothèse 4 ________________________________________________________________ 88

2.2. La construction des items relatifs aux incivilités numériques __________________________ 90 2.3. Les questions complémentaires ___________________________________________________ 92 2.4. La composition de notre échantillon quantitatif______________________________________ 93 2.5. La diffusion du questionnaire _____________________________________________________ 94

3. Cadrage méthodologique et élaboration du dispositif d’enquête qualitatif ________ 95 3.1. Les principes épistémologiques et méthodologiques de la théorisation ancrée ___________ 96 3.2. Présentation du dispositif d’enquête qualitatif_______________________________________ 98

3.2.1. La construction de l’échantillon de l’enquête qualitative __________________________ 98 3.2.2. Les entretiens semi-directifs _________________________________________________ 101

3.3. La méthode d’analyse des données qualitatives ____________________________________ 106

CHAPITRE 3 – RESULTATS DES ENQUETES QUANTITATIVE ET QUALITATIVE _______________________________________________________________________ 108

1. Présentation des résultats de l’enquête quantitative ___________________________ 108 1.1. Les tris à plat __________________________________________________________________ 108

1.1.1. La composition de notre échantillon __________________________________________ 108 1.1.2. Les réponses aux questions d’amorce _________________________________________ 110 1.1.3. Les réponses aux questions relatives aux incivilités numériques vécues au quotidien 115

1.2. Les analyses de régression _______________________________________________________ 117 1.2.1. La préparation des analyses _________________________________________________ 117 1.2.2. Les analyses de régression relatives aux incivilités dans les relations managériales __ 118 1.2.3. Les analyses de régression relatives aux incivilités numériques survenant dans le cadre des relations entre pairs __________________________________________________________ 124

1.3. Les résultats de l’analyse des correspondances multiples ____________________________ 126 1.3.1. Les ACM relatives aux incivilités numériques survenant dans les relations managériales _______________________________________________________________________________ 127 1.3.2. Les résultats des ACM relatives aux incivilités numériques entre collègues _________ 132

1.4. Synthèse des enseignements de l’enquête quantitative _______________________________ 133

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2. Présentation des résultats de l’enquête qualitative _____________________________ 135 2.1. Les incivilités numériques évoquées dans les témoignages ___________________________ 135

2.1.1. Les incivilités numériques liées à des phénomènes de surcharge __________________ 136 2.1.2. Les incivilités liées à un manque de respect et de « savoir-vivre » _________________ 144 2.1.3. Les incivilités liées à des conflits latents ou avérés ______________________________ 146 2.1.4. Les différences entre incivilités managériales et incivilités entre pairs ______________ 152 2.1.5. Les injonctions paradoxales relatives à l’usage de certains outils numériques _______ 155 2.1.6. Le rôle du pouvoir dans la perception des incivilités numériques _________________ 158

2.2. Les facteurs et les contextes d’émergence des incivilités numériques __________________ 159 2.2.1. Un management « tout numérique » __________________________________________ 159 2.2.2. Des pratiques managériales « coercitives » _____________________________________ 166 2.2.3. L’introduction d’un fonctionnement « clients/prestataires » en interne ____________ 172 2.2.4. Des pressions temporelles sources de tensions et de maladresses __________________ 174 2.2.5. Les effets délétères de « l’anarchie temporelle » _________________________________ 180 2.2.6. Des processus organisationnels contraignants __________________________________ 183 2.2.7. Des pratiques numériques sources de vulnérabilité _____________________________ 187 2.2.8. La dématérialisation d’un ensemble de tâches administratives et la déqualification du travail _________________________________________________________________________ 195

2.3. Des pistes pour la régulation des pratiques numériques _____________________________ 200 2.3.1. Des régulations organisationnelles jugées insuffisantes __________________________ 200 2.3.2. Des pratiques managériales pouvant contribuer à la prévention des incivilités numériques. ____________________________________________________________________ 202 2.3.3. Des règles communes destinées au fonctionnement d’une équipe _________________ 205

2.4. Synthèse des enseignements de l’enquête qualitative ________________________________ 208

INTERPRETATION DES RESULTATS ET CONCLUSION ___________________ 210

1. Enseignements de l’enquête mixte et triangulation des données ________________ 210 1.1. Hypothèse 1 : incivilités numériques et pratiques managériales _______________________ 210 1.2. Hypothèse 2 : incivilités numériques et reconfigurations temporelles __________________ 211 1.3. Hypothèse 3 : incivilités numériques et contrôle pervasif ____________________________ 213 1.4. Hypothèse 4 : incivilités numériques et publics vulnérables __________________________ 215

2. Conclusion ________________________________________________________________ 216

BIBLIOGRAPHIE _______________________________________________________ 220

TABLE DES MATIERE __________________________________________________ 266

TABLE DES FIGURES ___________________________________________________ 269

RESUME ET MOTS CLES ________________________________________________ 270

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TABLE DES FIGURES Figure 1 : composition de l’échantillon qualitatif ______________________________ 99

Figure 2 : grille d’entretien________________________________________________ 104

Figure 3 : répartition des répondants en fonction de leur CSP _________________ 108

Figure 4 : répartition des répondants en fonction de la taille de leur organisation 109

Figure 5 : répartition des répondants en fonction de leur âge __________________ 109

Figure 6 : répartition des répondants en fonction de leur genre ________________ 110

Figure 7 : distribution des réponses à la question « diriez-vous que les TIC modifient

les modes de management ? » _____________________________________________ 111

Figure 8 : distribution des réponses à la question « avec les TIC dont je dispose pour

travailler, j’ai l'impression de mieux gérer mes activités quotidiennes. » ________ 111

Figure 9 : distribution des réponses à la question « avec les TIC, j’ai l’impression de

mieux gérer mon temps de travail. » _______________________________________ 112

Figure 10 : distribution des réponses à la question « avec les TIC, j’ai l’impression de

mieux communiquer avec mes collègues. » _________________________________ 112

Figure 11 : distribution des réponses à la question « avec les TIC dont je dispose pour

travailler, j’ai l'impression de communiquer plus facilement avec mon manager. » 113

Figure 12 : distribution des réponses à la question « avec les TIC dont je dispose pour

travailler, je reçois davantage de retours positifs sur mon travail. » _____________ 113

Figure 13 : distribution des réponses à la question « avec les TIC dont je dispose pour

travailler, je reçois davantage de soutien de la part de ma hiérarchie. » _________ 114

Figure 14 : distribution des réponses à la question « avec les TIC, j’ai l’impression que

mon temps de travail est de plus en plus contrôlé. »__________________________ 114

Figure 15 : les incivilités numériques dans les relations entre collègues _________ 115

Figure 16 : les incivilités numériques dans les relations managériales ___________ 116

Figure 17 : tableau synthétisant les contributions du facteur n°1 _______________ 128

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RESUME ET MOTS CLES Ce travail doctoral s’inscrit dans le cadre du programme de recherche régional Civilinum et vise à analyser les incivilités par messagerie électronique qui peuvent survenir dans les relations managériales. Le concept d’incivilité a été étudié principalement dans la littérature scientifique en psychologie. Nous souhaitons inscrire cette recherche dans une perspective communicationnelle et critique. Nous appréhendons ainsi les incivilités numériques comme de potentiels symptômes de problématiques organisationnelles. Nous nous demandons dans quelles mesures les pratiques numériques inciviles pourraient être révélatrices d’un certain nombre de malaises organisationnels. Nous supposons que les incivilités qui surviennent lors des échanges médiatisés par l’email en contexte de travail pourraient être associées à des tensions dans les pratiques managériales, à des reconfigurations temporelles, à un contrôle organisationnel pervasif et à une faible tolérance organisationnelle à la diversité. Un dispositif de recherche mixte, combinant une enquête quantitative et une enquête qualitative, a été mis en œuvre afin de tester ces 4 hypothèses. Nous avons élaboré un questionnaire qui a été diffusé auprès des partenaires professionnels du programme de recherche Civilinum. 150 réponses ont été collectées et ont fait l’objet de traitements statistiques, notamment des analyses de régression et des analyses des correspondances multiples. Cette première phase quantitative a permis d’établir des liens entre plusieurs incivilités numériques et un ensemble de facteurs organisationnels et communicationnels. Dans un deuxième temps, une enquête qualitative par entretiens semi-directifs a été réalisée auprès d’un échantillon de 18 personnes qui avaient préalablement répondu au questionnaire. Nous avons utilisé la méthode par théorisation ancrée pour analyser ces entretiens. Cette deuxième phase qualitative a permis d’enrichir les données quantitatives, d’affiner leur interprétation et de faire émerger des éléments de compréhension nouveaux. Nous concluons cette thèse en indiquant que les incivilités numériques peuvent être appréhendées comme un phénomène organisationnel dans la mesure où elles semblent être favorisées par un ensemble de facteurs contextuels et communicationnels. De plus, les personnes interrogées souhaiteraient que ces incivilités numériques fassent l’objet d’une prise en charge collective et organisationnelle. Mots-clés : incivilité, violence, harcèlement, numérique, communication des organisations, management, contrôle, discrimination.