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 INTERTEXTUALITÉ (THÉORIE DE L') Article écrit par Pierre-Marc de BIASI Prise de vue Né du grand renouvellement de la pensée critique au cours des années soixante, le concept d'intertextualité est aujourd'hui un des principaux outils critiques dans les études littéraires. Sa fonction est l'élucidation du processus par lequel tout texte peut se lire comme l'intégration et la transformation d'un ou de plusieurs autres textes. Mais, en un quart de siècle, ce concept a suscité beaucoup de controverses et ne s'est finalement imposé qu'après plusieurs refontes définitionnelles. Pour comprendre toute son importance, il importe donc de suivre cette évolution pas à pas. I-Genèse du concept La notion d'intertextualité reste, à son origine, indissociable des travaux théoriques du groupe Tel Quel et de la revue homonyme (fondée en 1960 et dirigée par Philippe Sollers) qui diffusa les principaux concepts élaborés par ce groupe de théoriciens qui devaient marquer profondément leur génération. C'est à la période d'apogée de Tel Quel, en 1968-1969, que le concept clé d'intertextualité fit son apparition officielle dans le vocabulaire critique d'avant-garde, à la faveur de deux publications qui exposaient le système théorique du groupe : Théorie d'ensemble (coll. Tel Quel, Seuil, Paris, 1968), ouvrage collectif où l'on trouvait notamment les signatures de Foucault, Barthes, Derrida, Sollers, Kristeva, et Sèméiôtikè. Recherches pour une sémanalyse (ibid., 1969), ouvrage de Julia Kristeva réunissant une série d'articles des années 1966-1969. Dans Théorie d'ensemble, Philippe Sollers critique les catégories dites théologiques du sujet, du sens, de la vérité, etc., et propose contre l'image d'un texte plein et figé, clos sur la sacralisation de sa forme et de son unicité, l'hypothèse – empruntée au critique soviétique Mikhaïl Bakhtine – de l'intertextualité : « Tout texte se situe à la  jonction de plusieurs textes dont il es t à la fois la relecture, l'acc entuation, la condensation, le déplacement et la profondeur. » Dans le même ouvrage (« Problème de la structuration du texte »), Julia Kristeva utilise l'exemple du roman médiéval Jehan de Saintré pour préciser ce qu'il faut entendre par intertextualité : une « interaction textuelle qui se produit à l'intérieur d'un seul texte » et qui permet de saisir « les différentes séquences (ou codes) d'une structure textuelle p récise comme autant de transforms de séquences (de codes) prises à d'autres textes. Ainsi la structure du roman français du XV e  siècle peut être considérée comme le résultat d'une transformation de plusieurs autres codes [...]. Pour le sujet connaissant, l'intertextualité est une notion qui sera l'indice de la façon dont un texte lit l'histoire et s'insère en elle ». Kristeva, qui était partie d'une analyse transformationnelle (empruntée à Chomsky et à Šaumjan), se voit contrainte d'ajouter l'hypothèse de l'intertextualité pour atteindre le « social » et l'« historique » qui restent inaccessibles dans le dispositif produit par la dichotomie signifiant/signifié, transformation du signifiant/immuabilité du signifié. La réfection méthodologique va consister à y substituer une « méthode transformationnelle » qui, moyennant l'adjonction du concept d'intertextualité, « mène donc à situer la structure littéraire dans l'ensemble social considéré comme un ensemble textuel ». Ainsi posée, l'intertextualité du Petit Jehan de Saintré se laisse définir comme l'interaction dans ce texte de quatre composantes intertextuelles : le texte de la scolastique (organisation du roman en chapitres et sous-chapitres, ton didactique, autoréférence à l'écriture, au manuscrit), le texte de la  poésie courtoise (la Dame « centre divinisé d'une société homosexuelle qui se r envoie son image à travers [...] la femme [...] la Vierge », érotique des troubadours), la littérature orale de la ville (cris publicitaires des marchands, enseignes, texte économique de l'époque) et, enfin, le discours du carnaval  (calembour, quiproquo, rire, problématique du corps et du sexe, masque, etc.). Julia Kristeva conclut que cette connexion intertextuelle, qui change la signification de chacun de ces énoncés en les associant dans la structure du texte, peut être posée comme un « ensemble ambivalent » qui constitue une première approche de ce que pourrait être l'« unité discursive » de la Renaissance. En se dotant de la notion d'intertextualité, la méthode transformationnelle permet ainsi de dégager l'« idéologème » du texte, nom donné par Kristeva à cette fonction qui rattache une structure littéraire concrète (par exemple un roman) aux autres structures (par exemple le discours de la science). L'impact de Théorie d'ensemble fut considérable dans les milieux de l'avant-garde critique de cet après-Mai-68. Avec Sèméiôtiké. Recherches pour une sémanalyse, Kristeva va revenir sur la définition de cet outil méthodologique et préciser, notamment dans « Le Mot, le dialogue et le roman », ce que la notion d'intertextualité doit aux travaux de Mikhaïl Bakhtine : l'essentiel de ce concept provient d'une « découverte que Bakhtine est le premier à introduire dans la théorie littéraire : tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte. À la place de la notion d'intersubjectivité

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  • INTERTEXTUALIT (THORIE DE L')Article crit par Pierre-Marc de BIASI

    Prise de vue

    N du grand renouvellement de la pense critique au cours des annes soixante, le concept d'intertextualitest aujourd'hui un des principaux outils critiques dans les tudes littraires. Sa fonction est l'lucidation duprocessus par lequel tout texte peut se lire comme l'intgration et la transformation d'un ou de plusieurs autrestextes. Mais, en un quart de sicle, ce concept a suscit beaucoup de controverses et ne s'est finalementimpos qu'aprs plusieurs refontes dfinitionnelles. Pour comprendre toute son importance, il importe donc desuivre cette volution pas pas.

    I-Gense du conceptLa notion d'intertextualit reste, son origine, indissociable des travaux thoriques du groupe Tel Quel et

    de la revue homonyme (fonde en 1960 et dirige par Philippe Sollers) qui diffusa les principaux conceptslabors par ce groupe de thoriciens qui devaient marquer profondment leur gnration. C'est la prioded'apoge de Tel Quel, en 1968-1969, que le concept cl d'intertextualit fit son apparition officielle dans levocabulaire critique d'avant-garde, la faveur de deux publications qui exposaient le systme thorique dugroupe: Thorie d'ensemble (coll. Tel Quel, Seuil, Paris, 1968), ouvrage collectif o l'on trouvait notamment lessignatures de Foucault, Barthes, Derrida, Sollers, Kristeva, et Smitik. Recherches pour une smanalyse(ibid., 1969), ouvrage de Julia Kristeva runissant une srie d'articles des annes 1966-1969. Dans Thoried'ensemble, Philippe Sollers critique les catgories dites thologiques du sujet, du sens, de la vrit, etc., etpropose contre l'image d'un texte plein et fig, clos sur la sacralisation de sa forme et de son unicit,l'hypothse emprunte au critique sovitique Mikhal Bakhtine de l'intertextualit: Tout texte se situe lajonction de plusieurs textes dont il est la fois la relecture, l'accentuation, la condensation, le dplacement etla profondeur. Dans le mme ouvrage (Problme de la structuration du texte), Julia Kristeva utilisel'exemple du roman mdival Jehan de Saintr pour prciser ce qu'il faut entendre par intertextualit: uneinteraction textuelle qui se produit l'intrieur d'un seul texte et qui permet de saisir les diffrentessquences (ou codes) d'une structure textuelle prcise comme autant de transforms de squences (de codes)prises d'autres textes. Ainsi la structure du roman franais du XVesicle peut tre considre comme lersultat d'une transformation de plusieurs autres codes [...]. Pour le sujet connaissant, l'intertextualit est unenotion qui sera l'indice de la faon dont un texte lit l'histoire et s'insre en elle. Kristeva, qui tait partie d'uneanalyse transformationnelle (emprunte Chomsky et aumjan), se voit contrainte d'ajouter l'hypothse del'intertextualit pour atteindre le social et l'historique qui restent inaccessibles dans le dispositif produitpar la dichotomie signifiant/signifi, transformation du signifiant/immuabilit du signifi. La rfectionmthodologique va consister y substituer une mthode transformationnelle qui, moyennant l'adjonctiondu concept d'intertextualit, mne donc situer la structure littraire dans l'ensemble social considrcomme un ensemble textuel. Ainsi pose, l'intertextualit du Petit Jehan de Saintr se laisse dfinir commel'interaction dans ce texte de quatre composantes intertextuelles: le texte de la scolastique (organisation duroman en chapitres et sous-chapitres, ton didactique, autorfrence l'criture, au manuscrit), le texte de laposie courtoise (la Dame centre divinis d'une socit homosexuelle qui se renvoie son image travers [...]la femme [...] la Vierge, rotique des troubadours), la littrature orale de la ville (cris publicitaires desmarchands, enseignes, texte conomique de l'poque) et, enfin, le discours du carnaval (calembour,quiproquo, rire, problmatique du corps et du sexe, masque, etc.). Julia Kristeva conclut que cette connexionintertextuelle, qui change la signification de chacun de ces noncs en les associant dans la structure du texte,peut tre pose comme un ensemble ambivalent qui constitue une premire approche de ce que pourraittre l'unit discursive de la Renaissance. En se dotant de la notion d'intertextualit, la mthodetransformationnelle permet ainsi de dgager l'idologme du texte, nom donn par Kristeva cettefonction qui rattache une structure littraire concrte (par exemple un roman) aux autres structures (parexemple le discours de la science).

    L'impact de Thorie d'ensemble fut considrable dans les milieux de l'avant-garde critique de cet aprs-Mai-68. Avec Smitik. Recherches pour une smanalyse, Kristeva va revenir sur la dfinition de cet outil mthodologique et prciser, notamment dans Le Mot, le dialogue et le roman, ce que la notion d'intertextualit doit aux travaux de Mikhal Bakhtine: l'essentiel de ce concept provient d'une dcouverte que Bakhtine est le premier introduire dans la thorie littraire: tout texte se construit comme mosaque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte. la place de la notion d'intersubjectivit

  • s'installe celle d'intertextualit [...]. Bakhtine n'emploie pas le terme d'intertextualit, mais cette notion esten germe dans le concept bakhtinien de dialogisme tel qu'on le trouve dans Potique de Dostoevski(Moscou, 1963; trad. fran. d'Isabelle Kolitcheff, prs. par J.Kristeva, Seuil, 1970), dans Franois Rabelais et laculture populaire sous la Renaissance (Moscou, 1965; trad. fran. par Andre Robel, Gallimard, Paris, 1970) ou,un peu plus tard, dans Esthtique et thorie du roman (Moscou, 1975; trad. fran. par Baria Olivier, Gallimard,1978) et Esthtique de la cration verbale (Moscou 1979; trad. fran. par Alfreda Aucouturier, Gallimard,1984). Mikhal Bakhtine met en vidence les phnomnes de rsurgence qui font de la culture le lieu derapparition brutale de traditions oublies et dmontre comment le roman possde structurellement uneprdisposition intgrer, sous forme polyphonique, une grande diversit de composants linguistiques,stylistiques et culturels. L'ensemble des changes ainsi permis, la confrontation des diffrences sous formedialogique font de cette forme littraire une sorte de modle synthtique qui permet de penser lalittrarit: L'auteur participe son roman (il y est omniprsent) mais presque sans langage direct propre. Lelangage du roman, c'est un systme de langages qui s'clairent mutuellement en dialoguant. Langages,transformation par connexion polyphonique, dialogisme, units discursives de la culture: ce sont tous ceslments directement emprunts Bakhtine qui font la notion d'intertextualit. Son influence est d'ailleurs sinette qu'en 1981 Tzvetan Todorov consacre ce critique un bel essai, Mikhal Bakhtine, le principe dialogique(Seuil, 1981), o, pour y voir plus clair, il propose de faire clater le principe dialogique en deux notions, ledialogisme proprement dit et l'intertextualit telle que Julia Kristeva l'avait dfinie, cette seconde notionincluant la premire: l'appellation dialogique tant rserve certains cas particuliers de l'intertextualit,tels que l'change de rpliques entre deux interlocuteurs, ou la conception labore par Bakhtine de lapersonnalit humaine. Cet effort de clarification, et ce retour aux sources de la notion n'est pas, en 1981,le privilge du seul Tzvetan Todorov. Au mme moment, l'autre codirecteur de la collection Potique auxditions du Seuil, Grard Genette, met une dernire main l'ouvrage qui va bientt bousculer tout l'dificenotionnel, Palimpsestes. C'est que depuis Smitik la situation thorique a beaucoup volu.

    II-Annes 1970: les premires approchesThorie d'ensemble et Smitik avaient largement contribu faire sortir la notion d'intertextualit du

    cercle de Tel Quel, mais c'est sous l'influence dominante de Roland Barthes qu'elle va bientt se trouver projete au premier rang de la scne critique. Le mot garde encore quelques annes son parfum de rbellion, l'Universit (sauf les toutes jeunes universits de Vincennes et de Paris-VII-Jussieu) prfre ignorer l'ide, mais petit petit la notion se dissmine. Ds 1972, le terme d'inter-textualit fait son entre discrte dans le domaine lexicographique. En Appendice du Dictionnaire encylopdique des sciences du langage (O.Ducrot et T.Todorov, Seuil), Franois Wahl parle de ce rseau de connexions multiples hirarchie variable par lequel le texte substitue son ordre aux rgles prdterminantes de la langue. En 1974, Julia Kristeva publie La Rvolution du langage potique [...] Lautramont et Mallarm (Seuil) o l'avant-garde de la fin du XIXe sicle (surtout Lautramont) sert de banc d'essai l'analyse intertextologique de la structure potique. L'anne suivante, la notion parat suffisamment bien implante pour que Roland Barthes l'officialise dans l'article Texte (thorie du) de l'Encyclopdia Universalis, un article de synthse encyclopdique. partir de cette date, l'intertextualit devient une notion admise, mais sous rserve d'inventaire. L'anne 1976 apporte sa foison de nouvelles contributions: la revue Potique (no27, Seuil) consacre un numro spcial L'Intertextualit cette notion, avec notamment la contribution de L.Jenny (La Stratgie de la forme) et celle de A.Topia (Contrepoints joyciens); Dominique Maigneneau, de son ct, propose dans Initiation aux mthodes de l'analyse du discours (Hachette, Paris, 1976) une certaine simplification de la notion qui, sous l'effet de la vulgarisation pdagogique, va se trouver inflchie dans le sens d'une dominante relationnelle, aux dpens de la composante transformationnelle. Dfinie comme ensemble de relations avec d'autres textes se manifestant l'intrieur d'un texte, l'intertextualit devient un concept plus maniable, et plus rassurant aussi, puisque son champ d'application ne parat plus si loign du domaine traditionnel de la critique des sources, et qu'on peut de proche en proche y adjoindre les secteurs tout aussi classiques de l'tude du pastiche, de la parodie, et pourquoi pas? plusieurs des grandes problmatiques de la littrature compare. Mais un tel largissement, tout en contribuant beaucoup gnraliser l'usage de ce concept, ne sera pas tranger un certain flou thorique o l'intertextualit finira par perdre, pour un temps, l'essentiel de sa spcificit notionnelle. Cette malencontreuse volution dont les effets se font encore sentir aujourd'hui fut sans aucun doute aggrave ds les annes 1975-1976 par quelques hsitations terminologiques, notamment autour de la notion annexe d'intertexte . Laurent Jenny dsignait par l le texte absorbant une multiplicit de textes tout en restant centr sur un sens; mais Michel Arriv avait propos de son ct une dfinition relationnelle encore plus large: l'ensemble des textes qui se trouvent dans un rapport d'intertextualit. Michal Riffaterre ne veut y voir que le texte auquel il est fait rfrence, et Pierre Malandain, en cherchant clarifier le lexique, critique cette dimension objectale de la notion et suggre: On peut voir dans l'intertexte plutt l'espace fictif dans lequel se produisent les changes dont est faite l'intertextualit. En marge de ces hsitations, la notion continue se diffuser dans le vocabulaire critique, mais avec une nette

  • dominante relationnelle. C'est en partie pour surmonter ces risques dviationnistes que Julia Kristevarevient, en 1976, sur la dimension transformationnelle du concept redfini comme le croisement de lamodification rciproque des units appartenant diffrents textes. Le dbat ne fera que s'intensifier en cettefin des annes soixante-dix.

    III-Annes 1980: productivit et refonte du conceptLes annes 1979-1982, particulirement riches en nouvelles publications, tmoignent de l'entre du

    concept d'intertextualit dans sa phase de maturit. Les travaux de Michal Riffaterre (La Production du texte,Seuil, 1979; La Syllepse intertextuelle, in Potique, no40, Seuil, nov.1979; La Trace de l'intertexte, inLa Pense, Paris, oct.1979; Smiotique de la posie, Seuil, 1982) occupent incontestablement une positiondominante dans ce secteur de la recherche critique. On y voit se dfinir une conception hyperextensive duconcept: L'intertexte est la perception, par le lecteur, de rapports entre une uvre et d'autres qui l'ontprcde ou suivie, et la dmarche de Riffaterre conduit au moins en principe identifier rsolumentintertextualit et littrarit: L'intertextualit est [...] le mcanisme propre la lecture littraire. Elle seule, eneffet, produit la signifiance, alors que la lecture linaire, commune aux textes littraires et non littraires, neproduit que le sens. Mais, comme le souligne Grard Genette, qui cite ces dfinitions dans Palimpsestes,cette extension de principe s'accompagne d'une restriction de fait, car les rapports tudis par Riffaterre sonttoujours de l'ordre des microstructures smantico-stylistiques, l'chelle de la phrase, du fragment ou du textebref, gnralement potique. La trace intertextuelle selon Riffaterre est donc davantage (comme l'allusion)de l'ordre de la figure ponctuelle (du dtail) que de l'uvre considre dans sa structure d'ensemble. Eneffet, en dpit de certaines formulations trs hgmoniques du concept d'intertextualit, les recherchesfoisonnantes de Riffaterre (sur Baudelaire, Breton, Desnos, Du Bellay, Eluard, Gautier, Gracq, Hugo, Leiris,Mallarm, Ponge...) se caractrisent par la mise en uvre d'un dispositif smiotique centr sur l'lucidation dephnomnes intertextuels trs circonscrits. L'ensemble de ces analyses est bien donn pour reprsentatif d'unnouveau mode de lecture o se rvlerait l'nigme mme de la littrarit et o le texte prendrait pleinementsa signifiance, mais en pratique le concept d'intertextualit est utilis par Riffaterre dans les limites d'uneinstrumentalit stylistique et smiotique qui reconduit les hypothses formules par Kristeva en les lestantd'une riche et pleine exprience des textes.

    La seconde importante contribution du dbut des annes 1980 fut l'ouvrage d'Antoine Compagnon,commenc vers 1975 et publi en 1979, La Seconde Main ou le Travail de la citation (Seuil), qui donnait pour lapremire fois une vaste tude systmatique de la pratique intertextuelle de la citation. Conue commerptition d'une unit de discours dans un autre discours, la citation est la reproduction d'un nonc (letexte cit) qui se trouve extrait d'un texte origine (texte1) pour tre introduit dans un texte d'accueil (texte2).Si cet nonc proprement dit reste lui-mme inchang du point de vue de son signifiant, le dplacement qu'ilsubit modifie son signifi, produit une valeur neuve et entrane une transformation qui affecte tout la fois lesignifi du texte cit et le texte d'accueil o il se rinsre. En systmatisant cette description du processuscitationnel, Antoine Compagnon propose de penser ce processus comme modle de l'criture littraire quiserait structurellement aux prises avec la mme exigence transformationnelle et combinatoire: Le travail del'criture est une rcriture ds lors qu'il s'agit de convertir des lments spars et discontinus en un toutcontinu et cohrent [...] toute criture est collage et glose, citation et commentaire. Saisie dans sa naturehybride ( la fois lecture et criture), la citation est ainsi pose comme ce cas de figure intertextuel par lequelse rvlerait un processus beaucoup plus profond dont il ne serait lui-mme qu'un effet remarquable: le travailde l'criture, l'nergie qui circule dans cette structure mobile.

    L'tude d'Antoine Compagnon, comme les travaux de Michal Riffaterre, mais selon un tout autre point devue, conclut donc dans le sens d'une valeur trs gnrale de l'intertextualit conue comme une donnefondamentale pour l'interprtation du phnomne littraire. Mais cette valuation extensive reste circonscrite l'tude d'une des formes les plus explicites de l'intertextualit (la prsence effective et littrale d'un textedans un autre); la notion d'intertextualit elle-mme demeure stable dans sa double dimension relationnelle ettransformationnelle, et, si la littrarit est pose comme son horizon, c'est surtout par la mise en videnced'une certaine identit de processus entre citer et crire.

    On le voit, aprs une dizaine d'annes de travaux multiples et parfois divergents, le champ des tudes intertextologiques commence prendre forme. L'entreprise gnrale de clarification thorique viendra non de la critique littraire mais de la potique qui cherche prcisment transcender la singularit des textes pour ne s'intresser qu' l'architexte, c'est--dire l'ensemble des catgories gnrales (types de discours, modes d'nonciation, genres littraires, etc.) dont les textes relvent. D'abord sous forme programmatique dans Introduction l'architexte (Seuil, 1979), puis de faon plus dtaille dans Palimpsestes (Seuil, 1982), Grard Genette propose une redfinition complte du domaine thorique dans lequel pourrait se localiser clairement

  • l'espace spcifique de l'intertextualit. Une telle remise en ordre ne pouvait se formuler qu' partir d'un pointde vue extrieur, fondamentalement tranger la dmarche hermneutique. Cette volont d'cart quidveloppe un point de vue essentiellement formel et objectif caractrise la notion de transtextualit dontGenette fait l'objet mme de la potique, qu'il dfinit comme transcendance textuelle du texte et quienglobe tout ce qui met [le texte] en relation manifeste ou secrte avec d'autres textes. Or, loin des'identifier avec l'intertextualit, la transtextualit fait apparatre de profonds clivages entre les diffrentesformes de relations que le texte peut entretenir avec d'autres textes. Genette propose de distinguer cinq typesde relations transtextuelles qu'il classe dans un ordre approximativement croissant d'abstraction,d'implicitation et de globalit: l'intertextualit au sens o l'avait formule Julia Kristeva, mais qui doit trecirconscrite aux cas de prsence effective d'un texte dans un autre; la paratextualit, ou relation que letexte entretient avec son environnement textuel immdiat (titre, sous-titre, intertitre, prface, postface,avertissement, notes, etc.) dans le cadre de cet ensemble textuel que forme l'uvre littraire (voir G.Genette,Seuils, Seuil, 1987); la mtatextualit ou relation couramment dite de commentaire, qui unit un texte unautre dont il parle sans ncessairement le citer: par excellence la relation critique; l'hypertextualit ourelation par laquelle un texte peut driver d'un texte antrieur par transformation simple ou par imitation:c'est ici qu'il faut ranger notamment la parodie et le pastiche (Palimpsestes est consacr ce type detranstextualit); l'architextualit, relation muette, implicite ou laconique, de pure appartenancetaxinomique du texte une catgorie gnrique (voir G.Genette, Introduction l'architexte).

    Un tel dispositif notionnel lve beaucoup des obscurits dans lesquelles le mtadiscours critique sedbattait jusque-l: il permet par exemple de distinguer le champ strict de l'intertextualit et le domaine hypertextuel du pastiche et de la parodie, qui possde ses propres rgles de composition interne. Mais, endevenant plus claire, la notion d'intertextualit se trouve aussi dfinie de manire plus restrictive que par lepass: une relation de coprsence entre deux ou plusieurs textes; ou, si l'on prfre, la prsenceeffective d'un texte dans un autre (une prsence reprable, et l'effet transformationnel de cette prsence)avec plusieurs degrs ou modalits possibles dans cette relation: Sous sa forme la plus explicite et la pluslittrale, c'est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans rfrence prcise); sousune forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat (chez Lautramont, par exemple), qui est unemprunt non dclar, mais encore littral; sous une forme encore moins explicite et moins littrale, celle del'allusion, c'est--dire d'un nonc dont la pleine intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et unautre auquel renvoie ncessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable: ainsi, lorsqueBoileau crit LouisXIV: Au rcit que pour toi je suis prt d'entreprendre/Je crois voir les rochers accourirpour m'entendre [...], ces rochers mobiles et attentifs paratront sans doute absurdes qui ignore leslgendes d'Orphe et d'Amphion (Palimpsestes). Comme le note d'ailleurs au passage Grard Genette, lestravaux contemporains sur l'intertextualit s'inscrivent sans difficult dans les limites de cette dfinition: lapratique citationnelle chez Antoine Compagnon, l'tude du plagiat par Julia Kristeva, l'allusion et l'tat implicitede l'intertexte chez Michal Riffaterre. Tout en mettant fin aux conceptions extensives de l'intertextualit,Palimpsestes laisse leur place les principales recherches intertextologiques. On ne peut pas dire, pourtant,que cette clarification notionnelle fit immdiatement l'unanimit. Paru en 1982, Palimpsestes n'a produit seseffets que lentement. L'efficacit de ses clivages s'est cependant impose dans la plupart des recherchesintertextologiques engages dans le courant des annes 1980, et certaines recherches ont mme djcontribu perfectionner ses propositions dfinitionnelles. Dans une thse soutenue en 1988 l'universitParis-III, intitule La Pratique intertextuelle de Marcel Proust dans la recherche du temps perdu: lesdomaines de l'emprunt (parue aux ditions du Titre en 1990 sous le titre de Marcel Proust. Le jeu intertextuel),Annick Bouillaguet met par exemple en vidence la possibilit de systmatiser le domaine de dfinition del'emprunt intertextuel par le croisement des deux notions de littral et d'explicite. La citation est unemprunt littral et explicite, le plagiat est littral et non explicite, la rfrence est non littrale et explicite, etl'allusion non littrale et non explicite. Appliqu l'univers romanesque du texte proustien, ce dispositif permetl'lucidation raisonne d'un nombre considrable de phnomnes textuels rests jusque-l inaperus ounigmatiques. De la mme manire, quelques grands romanciers, comme Flaubert par exemple, fontactuellement l'objet d'une recherche o l'tude intertextologique croise l'analyse des manuscrits et l'tude degense de l'uvre. Chercher dans l'avant-texte comment se construit l'emprunt, l'tat naissant;comment la citation, le plagiat, la rfrence et l'allusion rsultent aussi d'une appropriation et d'une intgrationayant l'espace mme du texte qui s'invente; comprendre le phnomne intertextuel dans cette troisimedimension du texte qui est celle de sa production, tel serait sans doute l'horizon aujourd'hui ouvert en critiquelittraire par l'vidente complmentarit des tudes intertextologiques et de la recherche en gntiquetextuelle. Le concept d'intertextualit, loin d'tre parvenu son tat d'achvement, entre vraisemblablementaujourd'hui dans une nouvelle tape de redfinition.

    Pierre-Marc de BIASI

    Prise de vue