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Marc FUMAROLI (1932- ) Article écrit par Jean-François LABIE Marc Fumaroli est né en 1932 à Marseille. C'est à Fès qu'il commence des études qui le prépareront à l'enseignement des lettres. Sa carrière universitaire est un modèle de régularité. L'université d'Aix-en-Provence et la Sorbonne le conduisent à l'agrégation de lettres classiques puis au doctorat ès lettres. De 1965 à 1976, il enseigne à la faculté de Lille puis à Paris-IV où il est nommé professeur en 1978. En 1986, le Collège de France lui confie la chaire de rhétorique et société en Europe (XVI e -XVII e siècle). Tout au long de son enseignement, Marc Fumaroli s'est imposé comme un penseur des plus originaux ; remettant en question une histoire de la « chose littéraire » restée, dans l'Université française, fidèle à la tradition de Gustave Lanson et de Daniel Mornet, il s'est attaché à révéler, derrière les constructions du langage, les structures d'une civilisation et d'un art de penser dont nous sommes les héritiers parfois ignorants et oublieux. En lui ouvrant ses portes en 1996, l'Académie française a tenu à honorer le penseur inventif tout autant que l'enseignant modèle. En effet, Marc Fumaroli ne s'est jamais contenté d'exercer la magistrature « assise » de l'universitaire. Au sein du C.N.R.S., au conseil scientifique de la Bibliothèque nationale, au comité consultatif des Universités, à la présidence des Amis du Louvre, il a pris part, souvent avec ardeur, aux conflits d'actualité qui secouaient la vie intellectuelle du pays. L'œuvre de Marc Fumaroli est importante. Publié en 1980, né de sa thèse de doctorat, L'Âge de l'éloquence en constitue en quelque sorte le porche. Sur ce texte fondamental viennent se greffer quelques ouvrages majeurs : Héros et orateurs en 1990, puis, en 1994, L'École du silence et La Diplomatie de l'esprit, et, en 1997, un Jean de La Fontaine en son siècle, élaboré à partir des cours donnés au Collège de France. On aurait tort de limiter à ces seuls volumes magistraux l'exposé d'une pensée qui s'est exprimée dans de nombreuses publications, articles, préfaces ou communications. Pour une bonne part, ces textes ont été regroupés, en particulier ceux qui traitent du XVII e siècle, tels que les Trois Institutions littéraires (1994). De nombreux autres restent encore dispersés ; leur diversité témoigne d'une curiosité quasi universelle. Marc Fumaroli est capable de s'intéresser aussi bien à la peinture contemporaine qu'à la littérature du XIX e siècle. Dans ce dernier domaine, les préfaces consacrées à l'œuvre poétique de Maurice de Guérin ou à l'À rebours de Huysmans témoignent d'une belle passion d'analyste(Exercices de lecture, 2006). On lui doit également un passionnant essai, Chateaubriand. Poésie et Terreur (2003). Mais l'essentiel n'est pas là. Comme l'indiquent les titres de ses grands livres, les notions de langage et de rhétorique sont au centre de la production de Fumaroli. Pour lui, la structure du discours ne se limite pas à une question de forme, à un choix de modes d'expression ; elle est le signe vivant de la pensée. Toute l'histoire de la culture française, inséparable dans son esprit de sa sœur la culture italienne, se joue dès le XVI e siècle dans une querelle qui oppose en fait des conceptions de la société. La langue, les modes de discours, les institutions se forgent dans la tension qui oppose d'un côté les jésuites ultramontains et les jansénistes gallicans, ailleurs l'État centralisateur et ses serviteurs parlementaires soucieux de maintenir leur autonomie tant culturelle que spirituelle, enfin les provinces et la capitale. Habitudes de vie et institutions, tout contribue à faire de cette France du Grand Siècle un lieu exceptionnel de la civilisation du langage : le respect avec lequel est considérée l'éloquence, celle de l'Église comme celle du tribunal, les plaisirs de la correspondance et ceux de la conversation des salons, la codification des images qui redonne à la peinture sa place parmi les arts du discours, l'importance prise par les académies. Sur ce point, Marc Fumaroli nous rappelle que la notion d'une réunion d'honnêtes gens, se donnant pour mission d'être les juges et les conservateurs du bon langage, est née en Italie et a été adoptée dans la France des Valois, bien avant la création par Richelieu d'une Académie avec majuscule, où le souci du langage est subordonné à une politique centralisée de la culture d'État. Permettant de tracer une géographie du bien parler, une telle approche renouvelle l'histoire de la littérature. Un de ses mérites, et non le moindre, est de dépasser la querelle qui oppose systématiquement, depuis bien des années, les catégories passablement artificielles du baroque et du classique. Dès lors que s'impose la double évidence de la similitude des thèmes iconographiques et de l'identité des modes du raisonnement et du discours, ces barrières supposées perdent de leur pertinence. Les formulations idéologiques apparaissent creuses. Au mieux, elles soulignent l'existence, chez les artistes, d'humeurs et de tempéraments différents.

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  • Marc FUMAROLI (1932- )Article crit par Jean-Franois LABIE

    Marc Fumaroli est n en 1932 Marseille. C'est Fs qu'il commence des tudes qui le prpareront l'enseignement des lettres. Sa carrire universitaire est un modle de rgularit. L'universit d'Aix-en-Provenceet la Sorbonne le conduisent l'agrgation de lettres classiques puis au doctorat s lettres. De 1965 1976, ilenseigne la facult de Lille puis Paris-IV o il est nomm professeur en 1978. En 1986, le Collge de Francelui confie la chaire de rhtorique et socit en Europe (XVIe-XVIIesicle).

    Tout au long de son enseignement, Marc Fumaroli s'est impos comme un penseur des plus originaux;remettant en question une histoire de la chose littraire reste, dans l'Universit franaise, fidle latradition de Gustave Lanson et de Daniel Mornet, il s'est attach rvler, derrire les constructions dulangage, les structures d'une civilisation et d'un art de penser dont nous sommes les hritiers parfois ignorantset oublieux. En lui ouvrant ses portes en 1996, l'Acadmie franaise a tenu honorer le penseur inventif toutautant que l'enseignant modle.

    En effet, Marc Fumaroli ne s'est jamais content d'exercer la magistrature assise de l'universitaire. Au seindu C.N.R.S., au conseil scientifique de la Bibliothque nationale, au comit consultatif des Universits, laprsidence des Amis du Louvre, il a pris part, souvent avec ardeur, aux conflits d'actualit qui secouaient la vieintellectuelle du pays.

    L'uvre de Marc Fumaroli est importante. Publi en 1980, n de sa thse de doctorat, L'ge de l'loquence enconstitue en quelque sorte le porche. Sur ce texte fondamental viennent se greffer quelques ouvragesmajeurs: Hros et orateurs en 1990, puis, en 1994, L'cole du silence et La Diplomatie de l'esprit, et, en 1997,un Jean de La Fontaine en son sicle, labor partir des cours donns au Collge de France. On aurait tort delimiter ces seuls volumes magistraux l'expos d'une pense qui s'est exprime dans de nombreusespublications, articles, prfaces ou communications.

    Pour une bonne part, ces textes ont t regroups, en particulier ceux qui traitent du XVIIesicle, tels que lesTrois Institutions littraires (1994). De nombreux autres restent encore disperss; leur diversit tmoigned'une curiosit quasi universelle. Marc Fumaroli est capable de s'intresser aussi bien la peinturecontemporaine qu' la littrature du XIXesicle. Dans ce dernier domaine, les prfaces consacres l'uvrepotique de Maurice de Gurin ou l' rebours de Huysmans tmoignent d'une belle passiond'analyste(Exercices de lecture, 2006). On lui doit galement un passionnant essai, Chateaubriand. Posie etTerreur (2003).

    Mais l'essentiel n'est pas l. Comme l'indiquent les titres de ses grands livres, les notions de langage et derhtorique sont au centre de la production de Fumaroli. Pour lui, la structure du discours ne se limite pas unequestion de forme, un choix de modes d'expression; elle est le signe vivant de la pense. Toute l'histoire dela culture franaise, insparable dans son esprit de sa sur la culture italienne, se joue ds le XVIesicle dansune querelle qui oppose en fait des conceptions de la socit. La langue, les modes de discours, les institutionsse forgent dans la tension qui oppose d'un ct les jsuites ultramontains et les jansnistes gallicans, ailleursl'tat centralisateur et ses serviteurs parlementaires soucieux de maintenir leur autonomie tant culturelle quespirituelle, enfin les provinces et la capitale.

    Habitudes de vie et institutions, tout contribue faire de cette France du Grand Sicle un lieu exceptionnel dela civilisation du langage: le respect avec lequel est considre l'loquence, celle de l'glise comme celle dutribunal, les plaisirs de la correspondance et ceux de la conversation des salons, la codification des images quiredonne la peinture sa place parmi les arts du discours, l'importance prise par les acadmies. Sur ce point,Marc Fumaroli nous rappelle que la notion d'une runion d'honntes gens, se donnant pour mission d'tre lesjuges et les conservateurs du bon langage, est ne en Italie et a t adopte dans la France des Valois, bienavant la cration par Richelieu d'une Acadmie avec majuscule, o le souci du langage est subordonn unepolitique centralise de la culture d'tat.

    Permettant de tracer une gographie du bien parler, une telle approche renouvelle l'histoire de la littrature.Un de ses mrites, et non le moindre, est de dpasser la querelle qui oppose systmatiquement, depuis biendes annes, les catgories passablement artificielles du baroque et du classique. Ds lors que s'impose ladouble vidence de la similitude des thmes iconographiques et de l'identit des modes du raisonnement et dudiscours, ces barrires supposes perdent de leur pertinence. Les formulations idologiques apparaissentcreuses. Au mieux, elles soulignent l'existence, chez les artistes, d'humeurs et de tempraments diffrents.

  • Identifiable ds les premiers ouvrages, une notion se prcise par degrs dans l'uvre de Fumaroli, celle de lapermanence d'une opposition entre le Parnasse des potes et l'Olympe des rois. Ds 1976, lors d'un colloquesur Blaise Pascal tenu Clermont-Ferrand, Marc fumaroli formulait l'ide que le langage trahissait l'existencede deux ordres dont l'un n'est que la figure de l'autre, celui du pouvoir (de persuader d'autres esprits)propre aux grands esprits, et celui du pouvoir (de commander leurs sujets) propre aux rois. C'est dans lalogique de cette opposition qu'il faut approcher le livre le plus controvers de notre auteur, L'tat culturel,publi en 1991. On a parl ce sujet de pamphlet et on a voulu y voir une attaque contre le ministre en chargedes problmes culturels au moment de sa rdaction. Dans la mesure o nos dictionnaires dfinissent lepamphlet comme un court crit satirique qui attaque avec violence des institutions, le terme de philippiqueconviendrait bien mieux ici cette attaque en profondeur et trs articule contre toute culture d'tat.

    Relu la lumire du La Fontaine, L'tat culturel prend sa pleine dimension de raction contre un systme, celuides surintendants du XVIIesicle que prolonge la suprmatie des grands commis du XXesicle. l'vidence, lesprfrences de Fumaroli vont au mcnat de Fouquet, mcnat priv d'un homme de got et non celui desinstances gouvernementales, diriges par Colbert et dont la fonction essentielle est l'exaltation de la grandeurpolitique du monarque, et accessoirement la distribution des pensions et prbendes. L'analyse du systme estcruelle, dans la mesure o elle dmontre avec rigueur la nocivit d'une idologie qui, en standardisant levocabulaire, strilise la pense.

    L'auteur attaque vivement l'intervention de mcanismes officiels dans la vie intellectuelle et artistique du pays.Il s'en prend plus vivement encore (ce qui est pass inaperu de la plupart des critiques) au fait que la machineofficielle s'est mise, selon lui, au service d'un terrorisme intellectuel dans la dnonciation duquel il rejointJean Paulhan. Un regard bien ajust sur le pass donne toute sa valeur une prise de position sur le prsent.

    Jean-Franois LABIE