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Une éthique de la gestion des déchets : du modèle technocratique au modèle démocratique
Thèse en cotutelle Doctorat en philosophie
Claire Larroque
Université Laval Québec, Canada
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
et
Université Paris 1, Panthéon Sorbonne Paris, France
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
© Claire Larroque, 2018
Une éthique de la gestion des déchets : du modèle technocratique au modèle démocratique
Thèse en cotutelle Doctorat en philosophie
Claire Larroque
Sous la direction de :
Marie-Hélène Parizeau, directrice de recherche Catherine Larrère, co-directrice de recherche
iii
RÉSUMÉ
Cette thèse examine les questions éthiques, sociales et politiques posées
par la gestion des déchets mise en place par les sociétés industrielles. La
réflexion prend son point de départ dans le constat qu’en philosophie l’analyse
de la gestion des déchets se limite à une approche symbolique des rapports que
nous entretenons avec eux. Il s’agit de montrer qu’une telle approche occulte
l’arrière-plan politique et social du problème et qu’elle ne fait pas de la gestion
des déchets l’objet d’un questionnement sur le rapport entre l’homme et la nature,
reléguant l’enjeu environnemental posé par les déchets au domaine technique.
Ce travail propose de dépasser la logique dualiste selon laquelle il reviendrait aux
techniciens de prendre en charge le traitement physique des déchets et aux
philosophes de s’occuper de l’examen d’une signification symbolique
(intrasociale). Il s’agit de démontrer que loin d’être circonscrite à la sphère
technico-économique, la gestion des déchets par les sociétés industrielles est en
interaction permanente avec le monde social et soulève des problèmes de
justice. Dans cette perspective, le problème environnemental soulevé par les
déchets ne peut être saisi que si l’on adopte une conception de la nature comme
communauté : les déchets en atteignant (de façon inégale) l'environnement des
populations affectent également celles-ci parce qu'elles entretiennent avec lui
une relation d’interdépendance. Afin de déterminer les principes normatifs d’une
justice détritique et de penser une juste gestion des déchets, la thèse soutient
alors une conception culturelle des inégalités environnementales.
Mots clefs : Gestion des déchets, éthique de l’environnement, justice
environnementale, démocratie, écologie politique.
iv
ABSTRACT
This thesis aims at examining the ethical, social and political issues raised by
waste management of industrialized societies. Philosophical analyses of waste
management generally adopt a symbolic approach that tends, in one hand, to
ignore political and social issues and, on the other hand, to disregard the human-
nature relation since environmental issues of waste management are limited to
technical sphere. Yet, I suggest that this dual approach must be criticized and
question the idea that technicians should deal with the waste treatment while
philosophers (or sociologists) should only considerer the symbolic significance.
This work argues that waste management of industrialized societies is not only a
technical issue since its continuously in relation with the social sphere and among
other things raises issues of justice. In this regard, I support that the
environmental issue caused by waste management can only be grasped if we
assume a conception of nature as community: when wastes affect (unevenly) the
environment in which people live, wastes also have an impact on the populations
because people nurture interdependent relationship with their environment. Once
this has been established, I demonstrate that a cultural vision of environmental
inequalities should be defended in order to identify and determine normative
principles of waste justice.
Keywords : Waste management, environmental ethics, environmental justice,
democracy, political ecology.
v
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ .............................................................................................................. iii
ABSTRACT .......................................................................................................... iv
TABLE DES MATIÈRES ..................................................................................... v
REMERCIEMENTS .............................................................................................. ix
INTRODUCTION .................................................................................................. 1
PARTIE I: LA GESTION DES DÉCHETS PAR LES SOCIÉTÉS
INDUSTRIELLES ............................................................................................... 29
CHAPITRE 1 : La mise en place du modèle gestionnaire des déchets par
les sociétés industrielles ................................................................................. 32
1.1 De l’ère du chiffonnage au “grand débordement” ............................. 34
A. De l’âge d’or des chiffonniers à la dépréciation des excreta urbains .... .34
a. Le traitement artisanal des excreta urbains ............................... 34
b. La rupture de la circulation des matières et l’apparition de la
notion de « déchet » ...................................................................... 39
B. La fin du chiffonnage et l’industrialisation de la gestion des déchets ..... 43
1.2 Vers la valorisation industrielle des déchets ..................................... 52
A. Les principes de l’économie circulaire : transformer les déchets en
ressources ................................................................................................ 55
a. Les dispositifs techniques de valorisation des déchets .............. 55
b. Du modèle « cradle to grave » au principe « cradle to cradle » . 58
B. L’écologie industrielle et la gestion des déchets .................................. 60
a. La nature comme modèle ............................................................. 61
b. Le cas exemplaire de la « symbiose de Kalundborg » ............... 66
CHAPITRE 2 : L’impasse du modèle gestionnaire des déchets ................. 71
2.1. Les limites du modèle actuel de gestion des déchets ........................ 72
A. L’échec des dispositifs techniques à endiguer l’afflux de déchet ........... 72
B. Le mythe du « cradle to cradle » ou les limites du recyclage industriel. 75
C. L’écologie industrielle en question ........................................................... 85
vi
2.2 Les effets sociaux de la gestion des déchets par les sociétés
industrielles............................................................................................. 92
A. La gestion des déchets en interaction avec le monde social ................. 92
a. L’implication des citoyens et consommateurs dans la mise en place
des politiques de gestion des déchets ............................................... 92
b. Les implantations conflictuelles des sites de traitement des déchets ...
............................................................................................................. 96
c. Au-delà d’un simple phénomène « nimby » ..................................... 104
B. Les trajectoires des déchets issus des sociétés industrielles ............... 109
a. Les sociétés industrielles et leurs « havres de déchets » .............. 109
b. Les inégalités engendrées par la gestion des déchets des sociétés
industrielles ...................................................................................... 115
PARTIE II: LA GESTION DES DÉCHETS, UN ENJEU D’ÉCOLOGIE
POLITIQUE ...................................................................................................... 125
CHAPITRE 3 : Le problème environnemental posé par la gestion des
déchets des sociétés industrielles .............................................................. 130
3.1. La gestion des déchets des sociétés industrielles et la question du
rapport à la nature ................................................................................ 134
A. L’évacuation du problème environnemental posé par la gestion des
déchets : le passage d’un hygiénisme environnemental à un hygiénisme
social ................................................................................................... 134
B. Gestion des déchets et milieux de vie ................................................ 147
3.2. Gestion des déchets et protection de la nature .............................. 151
A. La conception d’une « nature comme communauté » : l’interdépendance
de la sphère naturelle et de la sphère sociale ....................................... 151
B. Envisager le problème environnemental lié à la gestion des déchets au
regard de la question du dommage écologique .................................. 168
CHAPITRE 4 : Gestion des déchets et enjeu démocratique ..................... 173
4.1. La difficulté des politiques de gestion des déchets à répondre
démocratiquement aux enjeux posés par la gestion des déchets :
réflexion à partir de la « crise » des ordures à Naples .................. 176
A. Corruption démocratique et réseau mafieux ........................................ 178
a. Définition générale de la corruption ........................................... 178
b. Réseau mafieux et corruption ................................................... 180
c. La Camorra et la corruption démocratique en Campanie .......... 182
B. La gestion technocratique de la crise des ordures dans la région
napolitaine ............................................................................................ 185
vii
a. La gestion de la crise par le gouvernement italien ou l’échec des
commissariats extraordinaires .................................................... 185
b. La mise en place des commissariats extraordinaires : technocratie
abusive et corruption démocratique............................................ 187
4.2. Pour une intégration de la gestion des déchets dans le monde
commun ................................................................................................. 192
A. La mainmise problématique de l’industrie sur la gestion des déchets .......
................................................................................................................ 194
B. Les tentatives de réappropriation collective de la gestion des déchets par
les citoyens ............................................................................................ 200
PARTIE III: POUR UNE JUSTE GESTION DES DÉCHETS ........................ 210
CHAPITRE 5 : Inégalités et gestion des déchets : au-delà d’un problème
de justice distributive .................................................................................... 215
5.1. L’approche des théories classiques de la justice ........................... 216
A. Implantation d’installations de traitement des déchets et principes
utilitaristes ............................................................................................. 216
B. Le problème de la gestion des déchets au regard de la justice distributive
................................................................................................................ 219
5.2. Gestion des déchets, justice environnementale et prise de décision
........................................................................................................................... 234
A. L’apport des mouvements pour la justice environnementale .............. 235
a. La diversité des rapports à l’environnement et l’exposition aux
risques socialement différencié................................................... 237
b. De la demande de reconnaissance à la demande d’une « parité
de participation » ........................................................................ 242
c. Gestion des déchets et justice participative : le principe d’auto-
détermination (self-determination). ............................................. 248
B. Le cadre de prise de décision en question ........................................... 252
a. Le concept de « misframing » ou de malcadrage ...................... 252
b. Malcadrage et injustices environnementales ............................ 254
CHAPITRE 6 : Les principes d’une justice détritique ................................ 260
6.1. L’implantation d’un site de traitement de déchets : les critères d’un
juste processus de prise de décision ............................................... 264
A. Démocratie délibérative et communication démocratique .................... 264
B. Les critères formels pour une juste prise de décision concernant
l’implantation d’un site de traitement de déchets ................................. 269
viii
C. Les conditions substantielles requises pour un juste processus de prise
de décision en matière de gestion des déchets ................................... 276
6.2. Gestion des déchets issus des sociétés industrielles et justice
globale ................................................................................................... 282
A. Envisager les principes d’une justice détritique à l’échelle mondiale : quel
est, dans un contexte global, le « qui » de la justice ?» ........................ 282
B. Le principe de « tous les assujettis » de Nancy Fraser ........................ 291
CONCLUSION .................................................................................................. 294
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................. 301
ix
REMERCIEMENTS
Le travail réuni dans cette thèse est le fruit de recherches qui ont bénéficié
du soutien, des conseils et des critiques avisés de nombreuses personnes. Je
tiens donc à remercier :
Mes co-directrices, Catherine Larrère et Marie-Hélène Parizeau, pour leur
soutien et leur confiance ainsi que pour leurs critiques constructives.
L’ADEME pour avoir financé cette thèse de doctorat et Isabelle Sannié pour
avoir, dès le départ, soutenu mon projet de recherche.
Cyrille Harpet, Patrick Savidan et Patrick Turmel d’avoir accepté de lire ma thèse
et de participer à mon jury.
Les secrétariats de la Faculté de philosophie de l’Université Laval et de
l’Université Paris 1, je pense notamment à Suzanne Boutin, Johanne Langevin
et Dominique Senes qui m’ont aidé dans toutes les démarches administratives.
La réussite de la cotutelle tient en grande partie à leur précieuse collaboration.
Je tiens également à remercier ma famille, tout particulièrement Françoise
Larroque pour son fabuleux soutien depuis des années, ainsi que la famille Eli
pour sa présence bienveillante.
Merci à mes amis, Juliane, Alice, Camille, Judith, Michaël, Julien, Pierre,
Béatrice, Elsa et Mélissa pour leur écoute, leur soutien et leurs sourires.
Je remercie aussi Jonathan, Raphaël, Christian, Agathe, Melissa, Besma, Nicole
et Richard qui m’ont tous chaleureusement accueillie au Québec. Nos échanges
philosophiques, humains et artistiques ont fait de mes séjours québécois de
véritables moments de bonheur.
Enfin, je remercie Vincent Eli pour nos riches échanges, ses remarques avisées,
sa présence au quotidien et son soutien sans faille qui m’ont permis d’accomplir
ce travail.
1
INTRODUCTION
Le terme de « déchet » désigne communément un objet, une matière
disqualifiée, la « quantité perdue dans l'usage d'un produit, ce qui reste après
l'utilisation1 » ou encore, selon la loi française du 15 juillet 1975, « tout résidu
d’un processus de production, de transformation ou d’utilisation, toute substance,
matériau ou produit, plus généralement tout bien meuble abandonné ou que son
détenteur destine à l’abandon »2. Si la première définition repose essentiellement
sur l’aspect physique de déchet, la seconde, tout en évoquant aussi sa
matérialité, insiste sur l’aspect juridique avec la notion d’abandon ou de cessation
de revendication de propriété d’un bien. Dans les deux cas, en revanche, « c’est
par rapport à un circuit de production que la qualification de déchet s’opère »3.
Le « déchet » diffère, de surcroît, de la « pollution » qui désigne « la dégradation
d’un milieu par l’introduction d’un polluant »4 c’est-à-dire par l’introduction d’un
altéragène biologique, physique ou chimique, qui au-delà d'un certain seuil, et
parfois dans certaines conditions, développe des impacts négatifs sur
l’environnement. Il existe, par conséquent, des pollutions qui ne sont pas des
déchets (c’est le cas de la pollution sonore, visuelle ou atmosphérique). De plus,
les déchets ne sont pas tous polluants. Par exemple, si un individu jette, en très
faible quantité, des copeaux de bois, qui par nature ne sont pas nocifs, dans le
cours d’eau situé au fond de son jardin, le rejet n’entrainera pas la dégradation
du cours d’eau. Dans ce cas précis, il ne s’agit donc pas d’une pollution, même
s’il s’agit bien de déchets (« quantité perdue dans l'usage d'un produit, ce qui
1 Josette Rey-Debove, Paul Robert, Le Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Le Robert, 2001.
2 Loi française loi n°75-633 du 15 juillet 1975 relative à l’élimination des déchets et à la récupération des matériaux, transposition de la Directive européenne 75/442/CEE relative aux déchets.
3 Cyrille Harpet, Du dechet : philosophie des immondices : corps, ville, industrie, Paris, l’Harmattan, 1999, p. 47.
4 Josette Rey-Debove, Paul Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Le Petit Robert, Paris, 2010.
2
reste après l'utilisation »). En revanche, si une scierie déverse l’ensemble des
copeaux de bois issus de son activité dans un cours d’eau, l’introduction massive
de déchets de bois entrainera la dégradation du milieu aquatique dans lequel les
déchets sont rejetés. L’introduction de déchets de bois devient donc ici une
pollution :
La décharge d’une trop forte quantité de produits organiques dans les eaux conduit à la fois à un appauvrissement en oxygène et à une intoxication grave par les produits de décomposition. C’est la raison pour laquelle la décharge de substances organiques en apparence inoffensives peut avoir des conséquences d’une exceptionnelle gravité sur l’équilibre chimique et biologique des eaux dont le pouvoir auto-épurant se trouve diminué. C’est par exemple le cas des sciures de bois, non toxiques en elles-mêmes, mais qui s’accumulent dans les rivières, y fermentent et privent le milieu aquatique de son oxygène dissous tout en le chargeant de produits de décomposition.5
Certains déchets ne sont donc pas polluants en eux-mêmes. Une partie
substantielle de certains déchets peut être prise en charge par l'environnement,
comme peuvent l’être la plupart des excréments qui sont « graduellement réduits
par des processus naturels. Tout ce que requièrent ces déchets, c'est quelque
espace dans lequel ils puissent rester isolés jusqu'à leur réduction complète » 6.
Au-delà d’une certaine quantité rejetée directement dans l’environnement ces
derniers tout de même une pollution. Au contraire, certains déchets sont, par
nature, polluants. Si la mise en place d’un traitement de ces déchets tente de
diminuer la pollution, pour certains de ces déchets (comme, par exemple, les
déchets nucléaires), il n’existe pas de traitement qui permettrait de réduire leur
pollution7. Par ailleurs, la mise en place d’un traitement de déchets, qui vise à
éliminer les déchets et à diminuer leur pollution, peut elle-même engendrer des
pollutions (comme cela peut être le cas avec la technique de l’incinération). Ainsi,
5 Jean Dorst, Robert Barbault, Avant que nature meure. Pour que nature vive... Delachaux, 2012, p. 276.
6 Nicholas Georgescu-Roegen, Ivo Reins, Jacques Grinevald, Demain La Décroissance : Entropie, Écologie, Économie, P.-M. Favre, 1979, p. 72.
7 « L'impossibilité de réduire la très dangereuse radioactivité des déchets nucléaires nous en offre un exemple d'actualité. Cette radioactivité diminue d'elle-même avec le temps, mais très lentement. Dans le cas du plutonium 239, une réduction de 50% prend 25 000 ans ! De toute façon, le dommage causé à la vie par la concentration de radioactivité peut fort bien être irréparable », ibid., p. 72.
3
contrairement à la pollution, le déchet ne dégrade pas forcément
l’environnement ; c’est à la fois le type de déchet, la quantité de déchets rejetée
directement dans le milieu naturel et la gestion mise en place qui vont déterminer
si le déchet est un polluant.
Dans un contexte de crise environnementale, la question des déchets des
sociétés industrielles prend de l'importance dans les sujets actuellement
débattus, notamment en raison de la production massive des déchets. La
production de déchets en France représente 345 millions de tonnes par an, soit
12 tonnes par an et par habitant (chiffres pour l’année 2012)8. Au niveau
européen, 10 millions de tonnes de déchets électriques et électroniques (DEEE
ou D3E) sont générées chaque année (chiffres 2012) et ce volume devrait
atteindre 12 millions en 2020. La généralisation du tout jetable et la logique de
l’obsolescence programmée ont un coût terriblement élevé pour les stocks de
ressources naturelles qui s’épuisent9 et pour l’environnement dans lequel
s’accumulent une quantité colossale de matières dégradées. Face à ces
montagnes de matières détritiques à traiter et à l’épuisement des ressources
naturelles, nos pratiques de mise au rebut sont remises en question. Comment
juguler l’afflux de déchets ? Comment faire en sorte de mieux jeter ? Est-il
possible de continuer à produire et à jeter autant sans pour autant polluer ?
Comment traiter efficacement nos déchets pour éviter qu’ils ne s’accumulent
massivement dans l’environnement et qu’ils ne le polluent ? Ne pourrait-on pas
envisager les déchets comme des « matières premières secondaires » afin
d’économiser les ressources tout en limitant les déchets ? Autant d’interrogations
8 « Déchets – Editions 2015 Chiffres-clés », ADEME.
9 Avec une consommation annuelle de matières premières dans le monde d'environ 60 milliards de tonnes, l’humanité consomme environ 50 % de ressources naturelles de plus qu'il y a 30 ans. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a estimé, à partir des niveaux connus en 1999, « qu'avec un taux de croissance annuel de leur production primaire de 2 %, les réserves de cuivre, plomb, nickel, argent, étain et zinc ne dépasseraient pas 30 années, l’aluminium et le fer se situant entre 60 et 80 ans. L’ère de la rareté se dessinerait donc pour un nombre croissant de matériaux », Commissariat Général au Développement Durable, Matières mobilisees par l’economie française. Comptes de flux pour une gestion durable des ressources, 2009, p. 30.
4
qui montrent que la gestion des déchets est aujourd’hui devenue une
préoccupation centrale qui soulève de vifs débats.
Dans le champ des sciences humaines, la question des déchets suscite un
intérêt manifeste dont témoigne une vaste littérature. Depuis les travaux
fondateurs de Mary Douglas, l’analyse des modes de gestion des déchets ainsi
que l’étude de la question de la propreté et de la saleté se sont progressivement
constituées comme un champ d’étude à part entière. Anthropologues,
géographes, sociologues et historiens abordent cette question en adoptant
différentes approches selon qu’ils s’attachent à analyser les représentations, la
matérialité, l’espace ou les pratiques. Ainsi, la rudologie est l’étude systématique
des déchets, des biens et des espaces déclassés10 . L’ethnoarchéologie
compare les pratiques de mises à l’écart, de réemploi et de réutilisation des
« résidus humains » des sociétés contemporaines avec celles du passé11. La
garbology 12 se présente comme la fouille archéologique des ordures des
sociétés contemporaines visant à l’analyse de leurs modes de consommation13.
De nombreux travaux historiques étudient l’évolution de la gestion des déchets14
et, l’histoire des représentations et des sensibilités met en lumière l’évolution des
catégories du propre et du sale15. Tous ces travaux ont contribué à transformer
10 Jean Gouhier, « La marge entre rejet et intégration », dans Jean-Claude Beaune (dir.), Le déchet, le rebut, le rien, Paris, Champ Vallon, 1999 ; Jean Gouhier, « De la décharge au territoire de qualité : évolution de la place des déchets dans la société », dans René Bertrand (dir.), De la décharge à la déchetterie. Question de géographie des déchets, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p.17-57.
11 Richard A. Gould, « The anthropology of human residues », American Anthropologist 80, n° 4, 1978, p. 815-35 ; Edward Staski, Livingston Delafield Sutro, The Ethno-archaeology of refuse disposal, Sch of Human Evolution & Social, 1991.
12 D’après le mot anglais garbage qui signifie « ordures ».
13 William Rathje, Cullen Murphy. Rubbish! The archaeology of garbage, University of Arizona Press, 2001.
14 Sabine Barles, L'invention Des Déchets Urbains : France, 1790-1970, Editions Champ Vallon, 2005 ; Catherine De Silguy, Histoire Des Hommes Et De Leurs Ordures : Du Moyen Âge À Nos Jours. Le Cherche Midi, 2009 ; Susan Strasser, Waste and Want : A Social History of Trash. Macmillan, 2000 ; Martin V. Melosi, Garbage in the Cities : Refuse Reform and the Environment, University of Pittsburgh Press, 2004.
15 Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille: l'odorat et l'imaginaire social, XVIIe XIXe siècles. Paris, Flammarion, 2016; Georges Vigarello, Le Propre et le sale. L'hygiène du corps depuis le Moyen-Age, Seuil, 1985 ; Georges Vigarello, Histoire des pratiques de santé : le sain et le malsain depuis
5
les tas d’ordures en objets de recherche légitimes. La thématique a connu, ces
dernières années, un certain engouement dans les sciences humaines et les
perspectives de recherche se sont multipliées. De nombreux travaux se sont
concentrées sur les « travailleurs des déchets », leur savoir-faire et leurs
représentations sociales16. D’autres travaux cherchent à réaliser une
« géographie de la saleté »17 en s’attachant à étudier des sites de dépôts
d’ordures ou d’évacuation de déchets18. De nombreuses recherches se sont
aussi développées autour de l’analyse du cycle de vie des objets et des nouvelles
pratiques de mise au rebut19.
Dans le champ de la philosophie, c’est François Dagognet, le premier, qui s’est
emparé de la question des déchets. Selon lui, c’est parce que la philosophie
investit le champ du stable, de l’un et de l’essence que ce qui s’étiole et se
dégrade ne constituait pas, pour elle, un objet d’étude valable. Les travaux de
Dagognet cherchent justement à démontrer que la matérialité catégorisée
communément comme repoussante ou rebutante a toute sa place dans le champ
philosophique. Son approche de l’abject, des détritus et des déchets est
essentiellement symbolique comme celle de l’anthropologue Mary Douglas.
Douglas démontre que la souillure et la saleté, son corollaire laïc, sont, dans le
contexte religieux, des marqueurs des limites internes et externes des systèmes
symboliques et sociaux. Ses travaux montrent que l’analyse des représentations
associées aux rebuts et à l’immondice permet de saisir la façon dont s’établit et
se maintient l’ordre social au sein d’une communauté ou d’une société.
le Moyen Âge, Seuil, 1999 ; Roger-Henri Guerrand, Les Lieux. Histoire des commodités, Paris, La Découverte, 1985.
16 Agnès Jeanjean, Colette Pétonnet, Basses œuvres. Une ethnologie du travail dans les egouts, CTHS, Le regard de l’ethnologue, 2006 ; Delphine Corteel, Stéphane Le Lay, Les travailleurs des déchets. ERES, 2011 ; Bénédicte Florin, « Les Chiffonniers du Caire. Soutiers de la ville ou businessmen des ordures ? », Ethnologie française, n°3, 2015, p. 487-498.
17 Danouta Liberski, « Pour une géographie de la saleté », Journal des africanistes 59, n°1, 1989, p. 39-62.
18 Françoise Navez-Bouchanine, « L’espace limitrophe : entre le prive et le public, un no man's land ? la pratique urbaine au Maroc », Espaces et Sociétés, n° 62-63, 1990, p. 135-59.
19 Hoarau, François. "Trier, transporter à Emmaüs. Ethnographie, sens et sciences de l’action », Corps à corps avec l’objet. Approches de la culture materielle, Paris, Harmattan, 1999.
6
L’immonde, le déchu, ce que l’on abandonne, est ce qui est rejeté hors du monde,
ce qui n’a pas sa place dans l’ordre social, « c’est quelque chose qui n’est pas à
sa place »20. La saleté est ce qui vient perturber l’ordre établi et, de surcroît, ce
qui met en danger le monde humain et les normes qui lui sont intrinsèquement
liées.
La saleté n’est donc jamais un phénomène unique, isolé. Là où il y a saleté, il y a système. La saleté est le sous-produit d’une organisation et d’une classification de la matière, dans la mesure où toute mise en ordre entraîne le rejet d’éléments non appropriés. Cette interprétation de la saleté nous conduit tout droit au domaine symbolique (…) nous concevons la saleté comme une sorte de ramassis d’éléments rejetés par nos systèmes ordonnés.21
Pour Douglas, la souillure est un phénomène culturel. Influencée par Durkheim22,
elle envisage la culture comme un ensemble de structures interdépendantes qui
permettent aux hommes de médiatiser leur expérience du monde. Douglas
postule que l’homme perçoit le monde à travers des filtres classificateurs,
organisés en système. Ces filtres, culturels, permettent d’établir un ordre des
choses : chaque chose est à la fois à sa place (la chose en elle-même) mais
aussi en lien avec les choses qui lui sont compatibles (la chose en rapport avec
20 Mary Douglas, De la souillure : essais sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte & Syros, 2001, p. 55.
21 Ibid.
22 Selon Emilie Durkheim, le milieu social de l’individu influence définitivement sa perception du monde, à tel point qu’une société est « avant tout un ensemble d’idées, de croyances, de sentiments de toutes sortes, qui se réalisent par les individus » (Émile Durkheim, Sociologie et philosophie. Paris, PUF, 1974, p. 79). Pour lui, non seulement nos croyances, nos idées et notre langue sont déterminées par le milieu social mais les concepts et les catégories nécessaires pour la pensée logique, comme le temps, l’espace, la causalité, le nombre ont également des origines sociales. Ainsi, la société est aussi à l’origine de ces catégories de la pensée qui ont des formes et des qualités spécifiques (minutes, semaines, nord, sud, puces, kilomètres) et qui peuvent varier, d’une culture à l’autre (ce qui amène Durkheim à croire qu’elles sont d’origines sociales). Les catégories ont donc une fonction purement sociale et sont le produit de l’interaction sociale. Les individus ne pourraient jamais créer leurs propres catégories. Elles sont les produits des individus qui vivent ensemble et qui agissent l’un sur l’autre et s’imposent aux individus qui n’auraient pas la possibilité de penser les catégories autrement. C’est pourquoi Durkheim envisage ces catégories comme des « représentations collectives ». Infusées avec l’expérience collective de la société, les « représentations collectives » donnent aux choses leur valeur et leur signification. Elles permettent ainsi d’incarner et d’exprimer la réalité de l’existence collect ive d’une société : « Que la matière de la vie sociale ne puisse pas s'expliquer par des facteurs purement psychologiques, c'est-à-dire par des états de la conscience individuelle, c'est ce qui nous parait être l'évidence même. En effet, ce que les représentations collectives traduisent, c'est la façon dont le groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui l'affectent », Emile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, 1894, p. 12.
7
d’autres, unie avec celles dont elle ne doit pas être séparée, et séparée de celles
avec lesquelles elle ne doit pas être unie)23. La mise en place de cet ordre est
réalisée par les rites de séparation. Ces rites permettent de délimiter les contours
du cosmos, ils tracent des frontières et donnent à l’expérience sa dimension
symbolique, qui permet la maîtrise de l’expérience :
Le rite fournit un cadre (…) nous voyons cette fonction de cadrage opérer dans les circonstances les plus intimes, les plus infimes, car l’acte le plus insignifiant en apparence peut avoir une signification. En insérant tel acte dans un cadre, dans une boîte, on impose des limites à l’expérience.24
Or, tout système de classification, réalisé par les rites de séparation, produit
également des anomalies. Les anomalies désignent ce qui n’a pas de place dans
l’ordre de classification. La culture cherche alors à réduire ces ambiguïtés qui
sont envisagés comme « impures » : « l’impur, le sale, c’est ce qui ne doit pas
être inclus si l’on veut perpétuer tel ou tel ordre »25. Lorsqu’une chose est
inclassable (l’anomalie pour laquelle aucune case ne convient) ou ambiguë (elle
rentre dans plusieurs cases), elle met en danger la cohérence de la structure
culturelle et représente un danger pour l’ordre social : elle est alors « sale ».
L’approche symbolique de Douglas met en avant que la souillure est ce danger
qui émane de la chose sale, elle résulte de la notion culturelle de pureté. En ce
sens, la souillure est une « création de l’esprit qui différencie », « un sous-produit
de la création de l’ordre »26. Pour Douglas, la souillure ne peut donc se
comprendre que dans un système culturel donné, elle est relative parce qu’elle
n’existe que par rapport à l’ordonnance systématique des idées. C’est en ce
23 « Il semble que, quoi que ce soit que nous percevions, cela se trouve organisé en des schémas, que nous avons, dans une certaine mesure, élaborés nous-mêmes (…) on admet généralement aujourd’hui que toutes nos impressions sont déterminées schématiquement au départ. En percevant, nous choisissons, parmi tous les stimuli qui s’offrent à nos sens, ceux qui nous intéressent, et nos intérêts sont gouvernés par une tendance à créer des formes, parfois appelés schémas. Dans ce chaos d’impressions éphémères, chacun de nous construit un univers stable duquel les objets ont une forme identifiable (…) la culture, si l’on entend par là les valeurs publiques, les valeurs standardisées d’une communauté) sert de médiatrice à l’expérience individuelle. Elle lui fournit certaines catégories de base, un schéma positif dans lequel s’insèrent, en bon ordre, idées et valeurs », ibid., p. 56-58.
24 Ibid., p. 81.
25 Ibid., p. 59.
26 Ibid., p. 173.
8
sens, par exemple, que, pour Douglas, les prescriptions alimentaires de l’Ancien
Testament ne sont compréhensibles que si elles sont resituées dans leur
contexte religieux, laissant de côté la thèse du symbolisme médical ou celle de la
répulsion instinctive27. Son analyse symbolique de la souillure la conduit à
soutenir que la souillure doit être définie comme ce qui met en danger les
délimitations internes et externes de la société et qui induit des « pollutions
sociales » lorsque des individus franchissent ces délimitations. Elle montre
« comment on a recours au symbolisme des limites du corps pour exprimer (…)
le danger qui menace les frontières de la communauté »28. Le danger lié à une
pollution sociale trouve un répondant dans un danger de pollution individuel
(souillure alimentaire, excrémentielle, sexuelle) et les règles de pureté
individuelle symbolisent (en se servant surtout du corps et de ses orifices) les
règles d’échanges internes et externes de la société. La méfiance à l’égard des
pertes corporelles individuelles est ressaisie et ritualisée au niveau du corps
social. Tout comme le corps humain, la société, pour préserver son intégrité,
cherche à se parer aux menaces susceptibles de venir perturber l’ordre qu’elle a
établi. Douglas montre que les normes et les rites liés aux pratiques du corps
dépassent la simple sphère du corporel pour s’étendre à la sphère plus large du
corps social29. Un tel élargissement du corps individuel au corps social a lieu
justement parce que les pratiques du corps individuel fonctionnent comme un
miroir de la société. La souillure, qui marque le corps individuel, présente un
risque de contagion pour toute la société. Ainsi, à l’instar du corps individuel, la
société protège symboliquement son ordre culturel par des interdits, des
27 Le code de pureté du Lévitique doit se comprendre, pour l’anthropologue, comme un ensemble de règles qui permettent à l’homme de poursuive l’activité séparatrice et classificatrice de Dieu lorsqu’il a créé l’univers. En ce sens, les règles d’évitement permettent aux hommes d’exprimer matériellement la sainteté à chaque rencontre avec le règne animal et à chaque repas. Les abominations du Lévitique ne sont autres que des « éléments obscurs, impossibles à classer, qui ne s’intègrent pas à l’ordonnance du cosmos, et qui deviennent ainsi des éléments incompatibles avec les notions de sainteté », ibid., p. 112.
28 Ibid., p. 138.
29 « Chaque culture a ses risques et ses problèmes spécifiques. Elle attribue un pouvoir à telle ou telle marge du corps selon la situation dont le corps est le miroir. Pour exprimer nos craintes et nos désirs les plus profonds, nous mettons à contribution le corps humain (…) pour comprendre la pollution corporelle, il nous faut essayer de remontrer des dangers reconnus dans telle ou telle société, et voir à quels thèmes corporels chacun d’eux correspond », ibid., p. 13.
9
prescriptions et des lois afin que les éléments corrupteurs – les « saletés » – ne
puissent pas s’infiltrer dans le système social et le perturber30. Le corps social
opère donc un geste hygiénique parce qu’il norme « propre » ce qui sera admis
au sein de la société et « impropre » ce qui sera à y pénétrer. L’analyse
symbolique de Douglas montre que le monde des êtres humains s’établit
nécessairement contre la saleté qui est rejetée hors du monde – immonde – et
qu’afin de préserver l’ordre social, la souillure doit être maitrisée par des rites.
Elle met en avant que les sociétés primitives comme les sociétés industrielles
chercheraient, par leurs pratiques hygiénistes, à maintenir l’ordre de leur monde
contre les souillures qui le menacent constamment.
Si l’investigation philosophique de Dagognet diffère des analyses
anthropologiques de Douglas, son approche est néanmoins tout autant
symbolique. Les déchets ne sont intéressants que pour ce vers quoi ils font signe.
Dagognet soutient que porter une attention à la matière et aux détritus permet de
poser un regard sur la façon dont se structure et s’élabore la théorie de la
connaissance au sein des sociétés occidentales. Si les déchets, détritus, résidus
et autres objets brisés sont dévalorisés c’est en raison, d’après lui, d’une « force
éliminatrice, dépréciative et purificatrice »31 qui indique que certaines entités ne
30 La transgression de ces interdits et des prescriptions peuvent, par ailleurs, engendrer du dégoût. En ce sens, le sentiment du dégoût permet de se protéger de ce qui déroge à l'ordre symbolique et qui risque par un choc en retour d'en détruire la cohérence. Bien que la réaction de dégoût nous semble naturelle, le naturel de notre réaction nous cacherait en vérité la construction sociale et culturelle d’un tel mécanisme. Le dégoût serait inscrit au sein d'une structure de variations culturelles. Le tour de force de cette émotion serait alors de nous faire oublier sa construction culturelle, car une fois qu'elle est installée elle prend la forme d'une réaction primaire et automatique de l'organisme. Elle impose une réaction si viscérale qu'elle semble naturelle. Le dégoût « n'est donc pas sensoriel à l'origine mais il le devient à cause des réactions viscérales qu'il provoque », David Le Breton La cuisine du dégoût, dans Révolution dans les cuisines, Revue des sciences sociales, n°27, 2000, Université Marc Bloch Strasbourg. La construction sociale du dégoût passe souvent par l’établissement de normes alimentaires. Les règles de comestibilité sont culturelles, elles n'ont que faire d'un quelconque rendement calorique ni même de la recherche tortueuse du meilleur goût, par conséquent, "tout ce qui est biologiquement mangeable n'est pas culturellement comestible", Claude Fischler, Le dégout, un phénomène bio-culturel, Cahiers de nutrition et de diététique, n°XXIV-5, 1989. Ce qui pourra être perçu comme répugnant pour un individu ou une culture ne le sera pas automatiquement pour l’autre. Lévi-Strauss évoque bien, dans Tristes Tropiques, le goût secret des indiens du Parana pour une friandise, nommée les "koro" ("larves pâles qui pullulent dans les troncs d'arbres pourrissants") et explique qu’après avoir assisté à l’extraction de ces larves, il est obligé de les goûter, ce qui le révulse profondément.
31 François Dagognet, « Eloge du déchet », dans Jean-Claude Beaune (dir.), Le déchet, le rebut, le rien, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p. 201.
10
mériteraient que la répulsion et l’éviction. Cette force est, selon lui, propre au
courant qu’il nomme « séparateur », dont l’objectif serait la recherche du pur et
de l’éthéré au détriment de l’impur (forcément matériel). Dagognet s’attache à
montrer les raisons pour lesquelles la pensée philosophique classique appartient
à ce courant « séparateur ». Il explique que la philosophie se détourne de la
matière parce qu’elle la perçoit comme ce qui se délite, se fragmente et, du fait
de cette instabilité, cache le principe des choses et entrave le chemin de la
connaissance :
La matière – cet immense domaine qui nous retient – n’a pas assez mérité l’attention du philosophe (qui emprunte préférentiellement le chemin de l’idéalisme ou de la réflexivité) : il la tient sans doute pour insignifiante, pauvre et dérisoire. Elle est même le vil et l’impur. Il lui oppose son contraire l’esprit qui brille et qui d’ailleurs l’anime32.
Or, c’est justement contre ce courant « séparateur » que Dagognet souhaite
réhabiliter les détritus, notamment, en montrant leur intérêt épistémique et
épistémologique :
Les scories, les moûts, les sédiments, les dépôts, les résidus, la lie définissent le chemin de Damas de la recherche scientifique, tant ils nous réservent des transformations ou des séparations positives, les exemples en abondent (…) les découvertes essentielles sont souvent sorties de résidus.33
Accorder de l’attention au rejeté, à ce qui est habituellement frappé du sceau de
l’abject, permettrait d’accroitre notre connaissance. Dagognet entreprend, en ce
sens, une vaste entreprise de réhabilitation ontologique de la matière. Il souhaite
montrer que, contrairement à ce que l’on pense, c’est du côté de « l’atypique que
la vérité se lève »34. Le monde des objets déchus, ce « territoire délaissé »35,
cette « seconde province de la matérialité »36 est bien plus fertile pour la pensée
32 François Dagognet, Des detritus, des dechets, de l’abject, Une philosophie ecologique. Les Empêcheurs de Tourner en Rond. 1997, p. 27.
33 François Dagognet, Des détritus, des déchets, de l'abject., op.cit., p. 84.
34 François Dagognet, « Eloge du déchet », op.cit., p. 203.
35 Ibid., p. 11.
36 François Dagognet, Des détritus, des déchets, de l'abject, op.cit., p. 61.
11
que nous pourrions le croire37. En portant l’attention sur les résidus, Dagognet
s’attaque à la partie la plus repoussante de la matérialité pour en dévoiler toute
la légitimité et la fertilité pour la pensée. Il souhaite revaloriser les déchets, les
résidus, les rebuts et faire entrer la matérialité repoussante dans le champ
philosophique :
Nous nous intéressons à ces « êtres » (les moins-êtres) non pour des motifs industriels ou techniques mais dans une optique philosophique, parce qu’il convient, selon nous, de leur rendre une substantialité qui leur est refusée (...) En portant notre attention sur ce qui est généralement rejeté (pour une ontologie du minime et du banni), nous ne quitterons pas notre propre chemin : celui de «matériologue» qui privilégie le substrat, ce qui éloigne des bases de la philosophie traditionnelle, idéaliste, minimisant le support du bénéfice de ce qu’il diffuse.38
Les travaux de Dagognet s’attachent alors à mettre en exergue la richesse de la
matière contre la philosophie classique qui la dénigre. Les écrits du philosophe
tendent à montrer que la matière est plus foisonnante que nous le pensons. Il
soutient qu’elle n’est pas une simple étendue mais qu’elle est faite d’une
multitude de brisures, d’objets cassés, de scories, de fragments qui viennent
l’enrichir. En matériologue39, Dagognet cherche à « rematérialiser l’histoire de la
37 François Dagognet prend l’exemple des sciences matérielles et met en avant toute la fertilité des déchets pour la démarche scientifique. Il trouve dans la chimie le geste paradigmatique qui ressaisit (ce qui est alors considéré comme) l’« impur », pour en dévoiler toute la valeur. Le chimiste, souligne Dagognet, accorde de la valeur au résidu qu’il nomme « tête morte » ou caput mortuum. En dépit de son nom, la « tête morte » aura raison du courant « séparateur » parce qu’elle se révèlera avoir des vertus médicinales. Ainsi, à partir du 19ème siècle, la science expérimentale met fin au puritanisme en vigueur dans les sciences matérielles et trouve dans le résiduel (la vase, la lie, la boue) des nouveautés que les corps dits « purs » et « homogènes » ne livraient pas. L’histoire des sciences, selon lui, nous apprend alors que les sous-produits ou les résidus se sont mis à compter davantage que ce qu’on en a extrait : « Nous assistons à un retournement (par rapport à la science du XVIIème et du XVIIIème siècle) : c’est le côté de l’atypique (le nauséabond, le moisi, l’impur) que la vérité se lève, comme si la matérialité favorisait elle-même, à travers sa propre décomposition ou dans ses phases les plus repoussante, la lecture de sa structure », ibid.
38 François Dagognet, Des détritus, des déchets, de l'abject, op.cit., p.12.
39 Dagognet insiste sur le terme « matériologue » qu’il distingue bien du terme « matérialiste ». Le matérialiste traite de la matière comme un en soi, ce que Dagognet écarte d’emblée parce que, pour lui, c’est justement une telle conception de la matière conduit à sa dévalorisation : « comme je l’ai dit, je ne suis pas matérialiste, je suis matériologue, c’est tout à fait différent. Le philosophe n’est pas assez matériologue. D’ailleurs pour être matériologue, il faut entreprendre des études un petit peu expérimentales, qu’il n’entreprend pas. Alors, il reste dans ses fantasmes », Robert Martine, « Entretien avec François Dagognet. », Le Philosophoire 3/2003 (n° 21), p. 7-16
12
philosophie »40. Selon lui, la philosophie aurait grandement favorisé notre
comportement de dénigrement de la matière et le peu d’intérêt que nous portons
aux débris, scories, fragments et autres objets brisés. La réflexion de Dagognet
permet alors de porter une attention à la matière et aux détritus, elle nous invite
à poser un regard sur la façon dont s’élabore la pensée philosophique et
comment cette dernière façonnent nos rapports à cette « seconde province de la
matérialité ».
Dans les travaux de Douglas et de Dagognet, les déchets ne sont intéressants
que pour ce qu’ils évoquent et symbolisent. La question de la pollution, de la
souillure ou de la mise au rebut est circonscrite à la sphère sociale et culturelle
et ne fait pas l’objet d’un questionnement sur le rapport entre l’homme et la
nature : soit parce que la nature, comme chez Douglas, n’est qu’un effet de la
culture, soit parce que les questions relatives à la nature, comme chez Dagognet,
relèvent du domaine technique. En effet, chez Douglas, la façon dont les
hommes gèrent leurs déchets ne se comprend qu’à partir du social. La gestion
des déchets n’est envisagée qu’à partir de la façon dont les sociétés se
structurent. Le rapport que les hommes entretiennent avec leur milieu ne se
comprend qu’au travers du prisme de la société à laquelle ils appartiennent. La
nature n’existe pas, elle n’est qu’un effet de la culture. Dans son approche, le
rapport de l’homme à son milieu naturel ne se saisit que par rapport à
l’organisation de la société. En effet, le travail anthropologique de Douglas insiste
sur le traitement symbolique d’éléments naturels choisis dans le milieu
environnant, il n’y a donc de nature qu’au travail du prisme du social et du culturel.
Dans la théorie douglasienne, « on se place dans un culturalisme absolu qui
attribue à toute idée de nature une conception sociale préalable »41.
Dans la réflexion de Dagognet, dès lors qu’il est question de dégradation de la
nature liée aux pratiques de mise au rebut, l’enjeu n’est plus philosophique mais
technique. Le problème écologique posé par la gestion des déchets des sociétés
40 François Dagognet, L’invention de notre monde. L’industrie : pourquoi et comment ?, Paris, Encre marine, 1995, p. 247.
41 Denis Duclos, « Quand la tribu des modernes sacrifie au dieu risque », Déviance et société, 1994, Vol.18, n°3, pp. 345-364.
13
industrielles est, pour lui, un problème circonscrit au domaine scientifique et
technique. La nature serait tellement transformée par nos artefacts qu’il ne serait
plus possible de distinguer le naturel de l’artificiel42, ce qui explique le fait qu’il
considère que les problèmes environnementaux ne nous échappent pas
complètement : ils ne seraient au fond que des problèmes techniques, posés par
la technique elle-même et auxquels il n’y aurait de solutions que techniques.
Dans cette perspective, le problème écologique lié à la gestion des déchets est
donc un enjeu éminemment technique : ce sont les technologies qui permettent
de résoudre les problèmes environnementaux engendrés par le rejet de nos
ordures. C’est en ce sens que Dagognet aborde la question des déchets
nucléaires. L’enjeu est strictement technique, il s’agit d’assurer les conditions de
stockage que nous maitrisons, selon lui, parfaitement : les déchets nucléaires ne
« sont pas uniquement stockés au plus profond de la terre (…) mais sont encore
enfermés dans les ciments hydrauliques qui vont se solidifier, ou noyés dans des
coffres en béton ; d’autres seront écoulés dans des contenants de verre
réfractaire ou de l’acier inoxydable »43. Nos techniques permettent de traiter
efficacement les résidus par plusieurs dispositifs techniques : elles sont en
mesure de « filtrer, incinérer, raffiner, épurer, décanter, recycler les vieux papiers,
les pneus usagés, les métaux abandonnés, les verres et les plastiques qu’on
jette »44. Si nos dispositifs techniques traitent efficacement les ordures, elles
42 Dans son projet de réhabilitation de la matière, Dagognet s’intéresse alors aux artefacts et aux déchets qui peuplent notre monde. Or, soutient-il, nos objets l’occupent à un tel point qu’il est désormais entièrement artificialisé. La nature a disparu, elle est tellement transformée par nos artefacts qu’il n’est plus possible de distinguer le naturel de l’artificiel ; l’artificiel vient même, pour Dagognet, enrichir la nature. Le reflux des substances naturelles éclipsées par les synthétiques, permet désormais à l’homme d’inventer son monde, il est désormais capable de « créer des ensembles que la nature ne pouvait pas réussir », François Dagognet, Rematérialiser. Matières et matérialismes, Vrin, 1985, p. 9.
Dagognet soutient qu’il est difficile d’arracher l’homme à son goût pour le naturel – comme l’illustre, pour Dagognet, les écrits de Barthes – et souhaite, par ailleurs, démontrer que : « nous commençons par être envahi par une étonnante « artificialité » appelée à devenir notre néo-nature », François Dagognet, L’invention de notre monde, op. cit., p. 123. En ce sens, il considère qu’il faut « renverser les barrières naturelles qu’on a longtemps crues infranchissables » (Dagognet, François. Des revolutions vertes, histoire et principes de l’agronomie, Paris, Hermann, 1975, p. 121) et fait l’apologie de l’usine, l’éloge de la boite de conserves ou des tomates muries artificiellement, ibid., p.165.
43 François Dagognet, « Eloge du déchet », op.cit., p. 202.
44 Ibid., p. 184.
14
savent aussi bien les valoriser. Les usines d’incinération, outre le fait qu’elles
brûlent les déchets, sont capables de générer de « l’énergie thermique qui sera
transformée en électrique »45. La technique de l’incinération engendre même un
« produit nouveau »46, résistant, compact et léger, le mâchefer, qui sera utilisé
dans la construction. Le succès de l’assainissement de l’eau est aussi, selon
Dagognet, la parfaite illustration de la réussite du dispositif technique de
traitement des déchets : « Ne chantons plus la fraicheur des fontaines ou la
margelle des puits ! Qui niera les succès de l’assainissement ? Non seulement
l’éco-industrie s’attaque victorieusement aux toxiques mais elle tire avantage de
tous les résidus qu’elle collecte, récupère valorise »47.
Dagognet fait donc preuve d’un véritable optimisme technologique et considère
que la technique permettra de résoudre les problèmes environnementaux
engendrés par nos déchets : « A qui fera-t-on croire que la technologie ne peut
pas venir à bout de ces problèmes et qu’elle ne réussirait pas à désagréger ce
qu’elle rejette ? »48. Pour lui, la technique travaille à la rédemption du déchet. Il
faut donc cesser d’affirmer qu’avec les déchets radioactifs, « nous vivons sur un
volcan »49 et que les usines d’incinération sont « sinistres et mortifères »50. Mais
un tel optimisme technologique est-il vraiment justifié ? Sommes-nous réellement
en mesure de pouvoir maitriser le traitement de tous nos déchets ? Rien n’est
moins sûr. L’épisode dit de la « vache folle » montre bien que nous n’avons
qu’une maitrise partielle de nos déchets, notamment dans les techniques de
recyclage. L’idée d’employer des sous-produits de la boucherie et de
l’équarrissage dans l’alimentation apparaissait attrayante parce qu’elle valorisait
alors ce qui était considéré comme inutilisable. Mais, en recyclant les protéines,
les prions ont été disséminés. L’état des sciences invite donc « moins à croire en
45 Ibid.
46 Ibid.
47 Ibid.
48 Ibid., p. 203.
49 Ibid.
50 Ibid.
15
une maitrise totale qu’il ne montre la complexité des processus dans lesquels
s’inscrivent les activités humaines »51. L’optimisme technologique de Dagognet
est donc contestable en ce qu’il ne prend pas en compte l’insuffisance de nos
connaissances, insuffisance qui fait que nous n’avons qu’une maitrise partielle
de nos techniques et des artefacts que nous produisons.
Nous voudrions insister sur le fait que Douglas et Dagognet établissent, dans
leurs approches de la question du déchet, un partage, plus ou moins explicite,
entre, d'un côté, ce qu'ils analysent (la signification symbolique du déchet et de
notre rapport à celui-ci) et, de l'autre, ce qui relève des techniciens (la gestion et
le traitement physique des déchets). Or, cette approche contribue à donner une
signification intrasociale à notre gestion des déchets qui laisse hors d'elle tout
rapport à la nature (cette dernière étant extérieure à la dimension symbolique).
Si ces analyses sont fort intéressantes, elles ne sont pas en mesure, compte tenu
du partage qu’elles établissent, de mettre en avant les limites d’une approche
strictement technique de gestion des ordures. Tout d’abord, les solutions
techniques peinent à traiter l’ensemble des masses détritiques produites par les
sociétés industrielles, ce qui remet en cause l’optimisme technologique de
Dagognet en matière de gestion des déchets. En effet, force est de reconnaître
que les techniciens sont dépassés par les matières résiduelles qu’ils doivent
traiter. Ils n’arrivent plus à endiguer ce « grand débordement » et à accomplir la
tâche qui leur est assignée. Du fait de la généralisation du tout jetable et de la
sophistication des biens de consommation, la taille de nos poubelles ne cesse
de croître et l’approche technique de la gestion des déchets peine à juguler les
masses détritiques. Les sites d’enfouissement sont à la limite de la saturation.
C’est le cas de la décharge de Fresnes-sur-Marne (Seine Maritime) et aussi de
la décharge de Fresh Skills à New-York. En 1948, la ville de New-York a ouvert
cette décharge sur Staten Island. Elle recevait, à son apogée, 12 000 tonnes
d’ordures par jour. Elle est restée en activité jusqu’en mars 2001, date à laquelle
elle a été fermée pour cause de saturation. Il a fallu trouver d’autres lieux de
51 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l'environnement, Paris, Flammarion, 1997, p. 162.
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stockage dont certains étaient situés à plus de 500 km de la ville de New-York.
Face à cette accumulation d’ordures, les structures de traitement des déchets
doivent gérer le plus efficacement possible cet afflux détritique massif, afin
« d’éviter que les déchets ne s’accumulent dans les rues », comme le souligne
Christophe Maria, responsable de la communication du Syctom de
l’agglomération parisienne (anciennement Syndicat intercommunal de traitement
des ordures ménagères de l’agglomération parisienne)52. Le Syctom assure
actuellement le service public du traitement des déchets sur 5 départements
franciliens53 et traite actuellement 6 000 tonnes de déchets ménagers par jour,
ce qui correspond à 2,3 millions de tonnes par an54. Face à ces masses de
déchets, Christophe Maria estime que le Syctom fait face à un « manque de
capacités et d’installations »55. Cette situation de « débordement » n’est pas
propre au Syctom, elle concerne l’ensemble des centres de traitement qui ont de
plus en plus de mal à faire disparaître les montagnes de détritus qu’ils reçoivent.
De plus, un nombre considérable de déchets produits par les sociétés
industrielles échappent encore à un quelconque traitement, ce qui montre encore
bien que le dispositif technique peine à endiguer le flux croissant d’ordures,
comme en témoignent les décharges océaniques : la plaque de déchets du
Pacifique Nord ou trash vortex56 et celle de l’Atlantique Nord57. Ces plaques de
déchets résultent de l’accumulation de déchets de plastique qui ne se
52 Compte rendu de l’entretien avec Christophe Maria réalisé le 10 mai 2011 lors de la visite du site de traitement des déchets Ivry Paris 13.
53 Le Syctom regroupe 81 communes réparties sur 11 territoires et 3 communes hors Métropole sur 5 départements franciliens : Paris, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne et Yvelines.
54 Rapport d’activité du Syctom, 2015.
55 Compte rendu de l’entretien avec Christophe Maria du 10/05/11.
56 Edward J. Carpenter, K.L. Smith, « Plastics on the Sargasso Sea surface », Science 175, no. 4027, 1972, p. 1240-41 ; Venrick, EL, TW Backman, WC Bartram, CJ Platt, MS Thornhill, and RE Yates. "Man-Made Objects on the Surface of the Central North Pacific Ocean." Nature 241, no. 5387, 1973, p. 271-71; Charles J. Moore, Shelly L. Moore, Molly K. Leecaster, Stephen B. Weisberg, « A comparison of plastic and plankton in the North Pacific central gyre », Marine pollution bulletin 42, no. 12, 2001, p. 1297-300.
57 Kara Lavender Law, Skye Moret-Ferguson, Nikolai A. Maximenko, Giora Proskurowski, Emily E. Peacock, Jan Hafner, Christopher M Reddy,” Plastic accumulation in the north Atlantic subtropical gyre", Science 329, no. 5996, 2010, p. 1185-88.
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décomposent pas ou alors partiellement. Les débris de plastiques mettent en
danger le biotope marin qui est amené à les ingérer58. Des propositions
techniques, plus ou moins sérieuses, ont été faites pour réussir à maitriser ces
plaques de déchets, mais les solutions techniques au traitement de nos artefacts
déchus montrent ici leurs limites.
En tout état de cause, les initiatives techniques proposées pour remédier à
l’accumulation de déchets peinent à maitriser l’actuel débordement détritique
auquel doivent faire face les sociétés industrielles. Loin d’offrir des alternatives,
ces initiatives semblent plutôt mener à une impasse, celle de la fuite en avant
technologique. Mais la gestion des déchets n’est pas seulement dépassée par la
matière résiduelle à traiter, elle est aussi submergée par les conflits sociaux que
suscitent les implantations de sites de traitement des déchets. En effet, la
question de la gestion des déchets et des installations dédiées à leur traitement
n’a de cesse d’être l’objet de mobilisations souvent conflictuelles, comme dans
le cas de la lutte contre l’incinération, qui est en France le principal moyen
d’élimination des déchets des ordures ménagères59. A Marseille et à Fos-sur-
Mer, par exemple, les acteurs se sont mobilisés pour lutter contre l’implantation
de l’incinération, qu’ils définissent comme un « déchet technologique »60. Les
habitants refusent de subir des nuisances sensorielles et expriment une crainte
concernant des conséquences sanitaires imprévues61. Ils expriment leur
58 François Galgani, Isabelle Poitou, Laurent Colasse, Une mer propre, mission impossible ? : 70 clés pour comprendre les déchets en mer. Versailles, Editions Quae, 2013.
59 Le parc français d’usines d’incinération des ordures ménagères (UIOM) est un des plus grand d’Europe. « En 2010, 30 % de nos déchets municipaux étaient traités par incinération. La France se situe au 7ème rang européen pour la place tenue par l’incinération dans le traitement des ordures ménagères. L’incinération est le premier mode de traitement des déchets municipaux avec la mise en décharge (30%) et devant le recyclage (20 %) et le compostage (15 %). En 2010, le parc d’UIOM est composé de 129 usines traitant un total de 14 Mt/an dont 114 usines avec récupération d’énergie correspondant à un tonnage traité de 13,8 Mt/an », L’incinération des déchets ménagers et assimilés, Les Avis de l’ADEME, 2012.
60 Isabelle Hajek, « Déchets et mobilisation collective : construire un autre rapport à la nature ? », Ecologie & politique, n°1, 2009, p. 150.
61 « Outre les gênes sensorielles, les personnes interrogées mentionnent à propos des décharges les risques de perturbation des équilibres naturels et les risques pour la santé », Rémi Barbier, « L’implantation conflictuelle des équipements collectifs. Réflexions à partir de la gestion des déchets », dans Economie des équipements pour l’eau et l’environnement, J.-P. Terreaux (coord.), Cemagref éditions, Antony, 2005, p. 129-144.
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mécontentement et leur refus d’être exposés aux « effets induits » liés aux
dispositifs techniques de traitement des ordures. L’activation du motif des
craintes et des inquiétudes des riverains tient précisément au fait que les déchets
échappent régulièrement à la maitrise technique, comme dans le cas de l’affaire
des dioxines62. Les habitants concernés par un projet d’implantation d’un site de
traitement de déchets souhaitent désormais, parce qu’ils seront les premiers
exposés aux risques, être mieux informés et avoir la possibilité de donner leur
avis sans pour autant devoir se transformer en experts. Une telle situation peut
alors conduire les riverains à exiger un moratoire sur l’incinération ou à remettre
en cause d’un projet d’enfouissement de déchets nucléaires comme c’est
actuellement le cas dans la ville de Bure.
Pour étudier les conditions géologiques d’un stockage des déchets radioactifs à
vie longue (puisque les performances de sûreté à long terme d’un tel centre de
stockage sont dépendantes des caractéristiques de la roche hôte), l'Andra63 a
construit dans la Meuse/Haute-Marne un laboratoire de recherche à - 490 mètres
de profondeur comportant 1 200 mètres de galeries. Bien que le projet Cigéo ne
soit pas encore totalement validé64, l'Andra a installé ce laboratoire souterrain, à
proximité du futur site de Cigeo, où elle teste la capacité des couches argileuses
à stocker les déchets nucléaires. En attendant, l’Andra s’entraîne à blanc dans
des tunnels à échelle réduite creusés à quelques encablures à la même
profondeur (il s’agit d’un laboratoire dit souterrain). Or, cette technique
d’enfouissement fait débat au sein de la société civile. Le laboratoire
d’enfouissement des déchets nucléaires suscite de vives contestations de la part
62 L’affaire dite des dioxines concerne l'incinérateur de Gilly-sur-Isère, une usine d'incinération des déchets ménagers. En 2001, des mesures avaient révélé des taux anormalement élevés de dioxine, polluant cancérogène, dépassant parfois jusqu'à 750 fois la norme maximale autorisée. L’incinérateur fut fermé en 2001, puis démoli en 2008. Voir l’article de Philippe Revil, “Savoie, l’affaire de la dioxine devant la justice”, Le Monde, 16/03/02.
63 L'Agence Nationale pour la gestion des déchets radioactifs, l'établissement public chargé d'enfouir les déchets nucléaires
64 Le projet Cigeo est conçu pour stocker sous terre 80.000 mètres cubes de déchets nucléaires générés par les 19 centrales françaises. Des matières dites « HA » de haute activité et les matières « MA-VL », moyenne activité à vie longue. Ces matières hautement radioactives arriveraient à Bure par train spécial, à raison de deux par semaine. Une usine de conditionnement serait installée à l’arrivée pour préparer les colis à leur "manutention". 300 kilomètres de galeries seront creusés à 500 mètres sous terre dans une couche d'argile qui doit servir de barrière ultime.
19
des habitants de Bure et des communes avoisinantes. Compte tenu du fait que
les déchets les plus dangereux sont actifs pendant plusieurs millions d’années,
certains habitants considèrent que les modalités de leur gestion soulèvent
d’importantes incertitudes et se demandent si l’enfouissement en couches
géologiques profondes est une bonne solution. Si les partisans du stockage
estiment que les solutions techniques sont actuellement suffisamment robustes
pour assurer la sécurité des colis stockés, à l’inverse, les opposants au projet
estiment qu’il est impossible de la garantir sur une période aussi longue,
d’anticiper tous les aléas liés à l’évolution des sols, des constructions humaines.
Le cas des implantations conflictuelles des sites de traitement des déchets
montre bien que la prise de parole du profane porte désormais sur les sciences
et les techniques qui étaient jusqu’ici réservées aux experts. Les monopoles du
savoir et de la légitimité sont donc mis en cause et, à travers eux, les mécanismes
régulateurs du modèle traditionnel d’implantation des sites de traitement des
déchets. Parce qu’il revêt une dimension sociale, le problème des déchets n’est
plus un strict problème technique, il fait appel à des valeurs et soulève d’autres
types d’interrogations (sociales, politiques, éthiques) qui remettent en cause une
gestion qui circonscrit le problème des déchets à un problème strictement
technique. Dans le cas du projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure,
au-delà du nouveau défi technique, le projet soulève, par exemple, la question
de notre rapport aux générations futures et de notre responsabilité à leur égard :
« quel sens la transmission de déchets toxiques peut-elle prendre, sinon celle de
la relégation aux générations futures de nos limites, de nos impuissances ?
Comment alors ne pas se culpabiliser d’enfouir à l’intention de nos descendants
de tels cadeaux empoisonnés ? »65
Les controverses autour de méthodes de traitement des déchets, ainsi que sur
l’implantation des sites de traitement, montre bien que la question de la gestion
des déchets soulève un véritable problème de société. Elle ne peut pas se réduire
à un problème technique dont la solution serait uniquement entre les mains des
scientifiques et des techniciens. Le fait que les citoyens soient désormais très
65 Elvire Bernardet–Van Staëvel, « De la monstruosité du déchet ultime », dans Jean-Claude Beaune (dir.), Le déchet, le rebut, le rien, op.cit., p. 120.
20
impliqués dans les politiques de gestion des matières résiduelles vient confirmer
cette idée. En effet, en interpellant les entreprises et les consommateurs, en leur
demandant de moins jeter et de trier leurs déchets afin que ces derniers puissent
être recyclés, les politiques de gestion des matières résiduelles ne font plus appel
qu’aux techniciens. Dorénavant, il ne s’agit plus seulement de concevoir le
traitement des déchets produits. L’objectif central des politiques de gestion des
matières résiduelles est la réduction des déchets à la source. Dans cette
perspective, on s’intéresse aux comportements des consommateurs qu’il s’agit
de modifier afin qu’ils réduisent leur production de déchets : soit en gaspillant
moins (campagne contre le gaspillage alimentaire), soit en favorisant le recyclage
(mise en place du tri sélectif), soit en réduisant les déchets à la source (avec, par
exemple, l’interdiction du sac plastique dans les commerces). Or, la mise en
place du tri sélectif a demandé une réflexion sur les comportements des usagers
dans la perspective d’influencer leurs attitudes de mise au rebut : « Au
traditionnel usager sans qualités appréhendé par un tonnage produit (…)
l’impératif de recyclage substitue un producteur-trieur inséré dans une filière
industrielle, dont il faut construire et maintenir la performance »66. L’adhésion des
ménages à la démarche de collecte sélective est considérée comme la clé de la
réussite du programme. L’enjeu est donc que les usagers soient en capacité de
prolonger le travail initial de mise en forme entamé par les promoteurs de projet.
La mise en valeur du « geste tri » viendra justement conforter cet engagement
individuel minimal, notamment en l’inscrivant dans la sphère de la moralité. Les
motivations déclarées des trieurs pourront être rapportées à l’une ou l’autre des
six catégories suivantes : le civisme-citoyenneté, la volonté d’insertion dans le
tissu social, l’écologie de proximité, la lutte contre les excès de la société de
consommation, un impact positif en faveur de l’emploi, la simplicité des modalités
de tri67. Si les citoyens et les consommateurs sont impliqués dans la gestion des
déchets, par conséquent, celle-ci n’est plus circonscrite au domaine technique
mais participe de la vie en société. L’exigence de recyclage des déchets, qui s’est
affirmée ces dernières années, modifie l’ordre social. La question de la
66 Rémi Barbier, « La fabrique de l'usager. Le cas de la collecte sélective des déchets », Flux, n°2, 2002, p. 39.
67 Ibid.
21
valorisation ne concerne pas uniquement les ingénieurs des déchets auxquels il
revient de chercher des techniques permettant de donner aux déchets une
seconde vie. La question déborde le cadre de l’usine de traitement pour modifier
les cuisines des individus : « ce schéma impose de relier intimement les cuisines
à l’usine de recyclage. Au niveau domestique, les habitants ont été transformés
en trieurs de déchets, invités par leur commune à ne déposer dans le sac de tri
que les seuls déchets conformes aux consignes »68. Les déchets recyclables
s’insèrent dans un réseau qui comprend, tout à la fois, le roulement du tapis de
tri dans l’usine de recyclage, le règlement de la collecte, le contrôle visuel rapide
de l’éboueur du sac de tri, les formules de tarifications dites incitatives, le geste
du trieur etc. Les déchets recyclables transforment la réalité sociale. C’est aussi
ce qui transparaît quand les usagers sont interrogés sur leurs pratiques de
recyclage. En France, si la majorité d’entre eux adhèrent à la démarche de la
collecte sélective69, ils trouvent néanmoins son dispositif complexe et expriment
un mécontentement à l’égard des consignes de tri et des modes de collecte : la
couleur des bacs n’est pas harmonisée sur l’ensemble du territoire, la nature des
produits acceptés dans la collecte sélective peut varier d’une ville à l’autre et
l’étiquetage des consignes de tri sur les produits est peu clair et encore très
disparate ce qui rend difficile le geste de tri70. Les foyers sont donc souvent « le
théâtre d’amusantes scènes à la fin des repas »71 : « la poubelle des recyclables,
c’est laquelle ? », « Et ça, je le jette dans quel bac ? ». Devenus de véritables
bras trieurs, les citoyens et consommateurs sont partie prenante de la gestion
des déchets qui vient désormais modifier leurs comportements au quotidien. Il
68 Rémi Barbier, Jean-Yves Trépos, « Humains et non-humains : un bilan d'étape de la sociologie des collectifs », Revue d'anthropologie des connaissances 1, n°1, 2007, p. 35-58.
69 Selon le Crédoc, 55% des Français tirent systématiquement leurs déchets. « Enquête sur les attitudes et les comportements des Français en matière d’environnement », 2010 ; enquête réalisée par le Crédoc pour le compte de l’Ademe.
70 Contrairement à l’idée reçue, le “point vert” (deux flèches entrecroisées) n’indique pas un emballage recyclable mais atteste seulement que le fabricant a payé son éco-contribution. Le ruban de Möbius en forme de triangle indique qu’une partie de la matière utilisée ou son ensemble est issue du recyclage mais cela n’implique pas automatiquement que le produit puisse être accepté dans une filière de tri.
71 Annick Lacout, Elodie Fradet, Pascal de Rauglaudre. Le grand débordement pourquoi les dechets nous envahissent, comment les réduire, Paris, Rue de l'échiquier, 2014, p. 40.
22
est, dès lors, difficile de soutenir que la gestion des déchets est une question qui
revient aux techniciens de traiter. Non seulement les citoyens et les
consommateurs y participent, mais le fait qu’ils y participent soulève de nouvelles
interrogations. En effet, ne pouvons-nous pas nous demander si, à travers toute
cette production, l’usager n’est devenu progressivement qu’un rouage
relativement prévisible et maîtrisable d’un projet qui le dépasse. Ce modelage
public d’un comportement privé va-t-il de soi ? Faut-il l’accepter, sans le
questionner, au nom de toutes les « bonnes raisons écologiques » que ses
promoteurs sont prompts à énoncer72 ou faut-il dénoncer une dynamique de «
colonisation des comportements » mise en place au bénéfice du système
économique, une rationalisation des modes de vie à des fins utilitaires pour
préserver le système de production dominant73? En effet, si les citoyens et les
consommateurs participent à la gestion des déchets, ils se plient cependant aux
normes imposées par l’industrie qui définit, du fait des techniques de traitement
existantes, ce qui est déchet et ce qui ne l’est pas. Avec le recyclage, en
l’occurrence, le déchet récupéré intègre une rationalité anticipatrice et
programmée. Dans cette destruction planifiée du recyclage industrielle, le déchet
n’est plus « l’abject – le jeté-depuis-soi – mais un projet – le jeté-devant-soi »74.
Le déchet est, dans la logique technico-économique de la gestion industrielle,
ramené à une sphère d’utilité. Il est pensé avant d’être là, il devient, comme le
souligne Cyrille Harpet, un « produit, réglé, normé selon des dispositions prises
en amont d’une chaine de conception-fabrication-production »75. Dans le cadre
de cette conception du « berceau au berceau » (cradle to cradle), le déchet tend
à devenir une ressource potentielle. Dès lors, pouvons-nous encore parler de
« déchet » et de gestion de « déchet » ? C’est toute la question de la définition
du déchet qui est ici en jeu. Cette définition n’est-elle justement pas largement
72 Rémi Barbier, « La fabrique de l'usager. Le cas de la collecte sélective des déchets », Flux, n°2, 2002, p. 35-46.
73 Yannick Rumpala, « Le réajustement du rôle des populations dans la gestion des déchets ménagers : du développement des politiques de collecte sélective à l'hétérorégulation de la sphère domestique », Revue française de science politique, 1999, p. 601-30.
74 Cyrille Harpet, Du dechet : philosophie des immondices, op.cit., p. 372.
75 Ibid.
23
confisquée par la dimension technico-économique empêchant toute
réappropriation citoyenne ? La question de la définition du déchet semble
échapper au monde social alors même que celui-ci est impacté dans son
quotidien et son milieu de vie par le modèle de gestion des déchets des sociétés
industrielles.
Non seulement les solutions techniques mises en place pour gérer les déchets
issus des sociétés industrielles ne semblent pas en mesure de faire face à l’afflux
de masses détritiques, mais la gestion des déchets soulève des interrogations
sociales et politiques parce qu’elle est désormais en mesure de transformer le
monde social. Cette analyse remet en cause le schéma de départ selon lequel il
reviendrait aux techniciens de prendre en charge le traitement physique des
déchets, et aux philosophes (ou aux sociologues) de s’occuper de l’examen
d’une signification symbolique (intrasociale). En effet, l’implantation conflictuelle
des sites de traitement des déchets montre bien que le traitement des déchets
n’est plus une question qui revient uniquement aux techniciens de traiter. Les
habitants concernés par les projets d’implantation d’usines de traitement des
déchets souhaitent être consultés. Ils veulent prendre part à l’élaboration du
projet et que leur avis soient pris en compte. Le domaine de la gestion des
déchets, jusqu’alors réservé aux experts, s’ouvre sur le collectif. Le traitement
physique des déchets concerne désormais le social, ce qui soulève de
nombreuses interrogations, notamment celle de savoir comment associer un
« profane » à la conception d’un projet technique. Si les consommateurs et les
citoyens sont sollicités à propos de la question des déchets et de leur traitement,
il ne revient plus uniquement au domaine scientifique, technique et industriel de
décréter, en amont, ce qui est déchet et ce qui ne l’est pas. Les citoyens et
consommateurs devraient avoir le droit de donner leur avis sur ces questions dès
lors qu’elles les impactent. Par conséquent, une telle question engendre celle de
savoir comment, et dans quelle mesure, les citoyens peuvent prendre part à la
discussion et si, dans le cadre du débat démocratique, leur voix est véritablement
prise en compte. Le partage entre, d’un côté, le traitement physique des ordures
par les techniciens et, de l’autre, une approche centrée sur les rapports sociaux
et les aspects symboliques ne tient donc plus. Les choses se mélangent, le
technique et le culturel, le naturel et le social sont imbriqués.
24
Le schéma de départ est d’autant plus remis en cause que la gestion des déchets
par les sociétés industrielles soulève des questions de justice. En effet, elle pose
des questions de justice intergénérationnelle (comme dans le cas des déchets
nucléaires) mais aussi de justice intragénérationnelle. La tendance des pays les
plus riches à considérer les pays pauvres comme des lieux où déverser leurs
ordures conduit à faire de certains pays du Sud des « havres de déchets ». Cette
logique d’externalisation des déchets conduit à imposer le coût environnemental
de la gestion des sociétés industrielles aux plus populations les plus pauvres. Ce
transfert des déchets des pays du Nord vers le Sud est d’autant plus prégnant
que la rationalité économique en a été déclarée « impeccable ».
Dans un mémorandum de 1991 – devenu scandaleusement fameux –, Laurence Summers, alors économiste en chef de la Banque mondiale, expliquait à ses collègues que la délocalisation d’industries polluantes vers les pays les plus pauvres était rendue souhaitable (…) les pays pauvres étant le lieu où le coût de la pollution, ainsi définie par les revenus qu’elle sacrifie, était plus faible, ils pouvaient être considérés comme « sous-pollués » et on pouvait y transférer les activités polluantes 76.
Ce dumping environnemental qui consiste à transférer les déchets à l’endroit où
résident les plus pauvres, alors même que ces derniers n’ont pas engendré ces
déchets, fait que les inégalités environnementales renforcent les inégalités
sociales. De plus, une telle gestion des déchets engendre des injustices dans la
mesure où la différence entre la façon dont certaines populations sont affectées
par la dégradation environnementale et la façon dont ces populations participent
à sa dégradation (empreinte écologique) n’est pas prise en compte. En effet, les
inégalités ne résident pas uniquement dans le fait que les populations humaines
sont inégalement impactées par les problèmes environnementaux mais dans le
fait que les humains contribuent aussi, de façon inégale, à cette dégradation. Si
ce phénomène existe au niveau global, il existe également au niveau territorial.
C’est précisément ce qui a été dénoncé, dans les années 1970, par les habitants
afro-américains de Houston qui estimaient être victimes de discrimination parce
que certains des terrains voisins de leur quartier étaient régulièrement choisis y
76 Catherine Larrère, Les inégalités environnementales, Paris, La Vie des Idées, 2017, p. 18.
25
pour déposer des déchets industriels toxiques77. Le problème environnemental
lié à la gestion des déchets se pose alors comme une réflexion philosophique sur
l’action technique de l’homme sur la nature et comme un questionnement éthique
sur le rapport qu’il entretient avec elle. En effet, lorsque les déchets produits par
les sociétés industrielles affectent l’environnement qu’affectent-ils exactement ?
Le problème environnemental soulevé par les déchets, loin d’être celui de la
dégradation d’une nature extérieure qu’il faudrait protéger de toute intervention
humaine (comme le sous-entend le modèle gestionnaire des déchets), est plutôt
celui de la dégradation de l’environnement en tant que celui est compris comme
à la fois naturel et social, comme milieu de vie : les déchets en atteignant
l'environnement des populations affectent également celles-ci parce qu'elles sont
en relation de communauté avec cet environnement et qu’elles entretiennent
avec elle une relation d’interdépendance.
Cette thèse de doctorat s’attache à montrer que la question de la gestion des
déchets, en philosophie, ne se limite pas à une approche symbolique des
rapports que nous entretenons avec eux. Non seulement une telle approche
occulte l’arrière-plan politique et social de la question, mais elle ne fait pas de la
gestion des déchets l’objet d’un questionnement sur le rapport entre l’homme et
la nature, reléguant le problème environnemental posé par les déchets au
domaine technique. Loin de penser que les questions relatives à la nature sont
circonscrites à la sphère technique, cette thèse soutient, d’une part, que la
gestion des déchets par les sociétés industrielles est une question philosophique
justement parce qu’elle soulève une réflexion sur l’action technique de l’homme
sur la nature, et un questionnement éthique et politique sur le rapport qu’il
entretient avec elle. D’autre part, cette thèse soutient l’idée que la gestion des
déchets mise en place par les sociétés industrielles doit être envisagée comme
77 Robert D. Bullard, Confronting environmental racism : Voices from the grassroots, South End Press, 1993.
26
un objet de réflexion philosophique dans la mesure où elle soulève des
problèmes de justice.
Cette recherche est exposée suivant un plan construit en trois parties. La
première partie analyse la mise en place du modèle de gestion par les sociétés
industrielles. Il s’agit de montrer que, dans ce modèle, le problème de la gestion
des déchets est réduit à une dimension technico-économique et administrative
qui occulte alors les enjeux sociaux, éthiques et politiques.
Première partie. La gestion des déchets par les sociétés industrielles.
Chapitre 1. Le chapitre 1 s’attache à décrire l’apparition et la mise en place du
modèle actuel de gestion des déchets des sociétés industrielles. Il démontre ce
modèle de gestion circonscrit le problème des déchets à un problème
économique et technique, tant dans la phase d’ « externalisation » des déchets
dans la nature que dans la phase d’ « internalisation » industrielle (mise en place
de l’économie circulaire).
Chapitre 2. Si le chapitre 1 met en évidence que le modèle gestionnaire mis en
place par les sociétés industrielles réduit le problème des déchets à un problème
technico-économique et administratif, le chapitre 2 expose les raisons pour
lesquelles la question de la gestion des déchets ne peut être circonscrite à cette
dimension.
La première partie ayant mis en avant les limites du modèle gestionnaire des
déchets mis en place par les sociétés industrielles, la deuxième partie s’attache
à montrer que, pour dépasser le modèle gestionnaire et se donner les moyens
d’envisager un autre modèle de gestion des déchets qui prennent en compte les
dimensions à la fois environnementale et sociale du problème, il s’agit de
concevoir la gestion des déchets comme un enjeu d’écologie politique.
27
Deuxième partie. La gestion des déchets, un enjeu d’écologie politique
Chapitre 3. Le chapitre 3 met en lumière et caractérise la problématique
environnementale soulevée par la gestion des déchets des sociétés industrielles.
Le chapitre montre que la question des déchets, où les problèmes de santé et
les problèmes environnementaux sont liés, pose un problème environnemental
qui doit être conçu comme l’entrelacement du naturel (nature) et du social
(santé). Une telle caractérisation du problème environnemental de la gestion des
déchets ne peut donc se faire qu’en dépassant la conception dualiste de la nature
et en adoptant une vision de « la nature comme communauté ». Il s’agit de
soutenir que les déchets, en atteignant l'environnement des populations,
affectent également celles-ci parce qu'elles sont en relation de communauté avec
cet environnement. Or, si la nature est une communauté, nous devons être
également affectés par ce qui l'atteint. Cette analyse nous conduit alors à penser
les enjeux de protection de la nature au regard de la gestion des déchets.
Chapitre 4. En s’appuyant sur l’analyse détaillée de la « crise » des ordures en
Campanie, ce chapitre met en exergue la gestion technocratique de l’actuel
modèle de gestion des déchets et la difficulté des politiques publiques à répondre
démocratiquement aux enjeux posés par la gestion des déchets. Il soutient la
nécessité de la mise en place d’un nouveau modèle de gestion qui
appréhenderait la question des déchets comme une question d’écologie politique
appelant à la discussion démocratique. Il s’attache à montrer que les tentatives
existantes de réappropriation citoyenne de la gestion des déchets (recycleries,
repair cafés, démarches « zéro waste ») s’inscrivent dans une volonté
d’intégration des déchets dans la sphère politique, échappant alors à la logique
technico-économique et administrative mise en place par le modèle gestionnaire
des déchets.
Si la deuxième partie expose les raisons pour lesquelles la gestion des déchets
devrait être comprise comme un enjeu d’écologie politique, la troisième partie
s’attache à montrer que le modèle gestionnaire des déchets engendre des
problèmes de justice en ne prenant justement pas en compte le problème
environnemental de la gestion des déchets et en occultant son enjeu social et
politique. D’une part, elle analyse et caractérise les injustices environnementales
28
liées à la gestion des déchets et, d’autre part, propose les principes normatifs
d’une justice détritique.
Troisième partie. Pour une juste gestion des déchets
Chapitre 5. Si la gestion des déchets pose des problèmes de justice distributive
(du fait d’une mauvaise répartition des risques lors de l’implantation des sites de
traitement de déchets), le chapitre soutient que les problèmes de justice posés
par la gestion des déchets ne peuvent se limiter aux schémas distributifs, d’une
part, parce qu’ils ne prennent pas en compte la dimension culturelle des rapports
à l’environnement et, d’autre part, parce qu’ils ne permettent pas d’envisager les
problèmes de justice participative soulevés par la gestion des déchets. Le
chapitre 5 soutient que, pour échapper aux impasses de la conception distributive
de la justice environnementale, il faut adopter une conception culturelle des
inégalités environnementales.
Chapitre 6. Le chapitre 6 s’attache à déterminer les principes d’une justice
détritique. Dans un premier temps, il s’agit de déterminer les critères normatifs
qui rendent une prise de décision juste lors du choix d’implantation d’une
installation de traitement de déchets afin de favoriser la mise en place d’une
parité de participation. Dans un second temps, le chapitre analyse les problèmes
de justice posés par les trajectoires transnationales des déchets issus des
sociétés industrielles et envisage la justice détritique dans un contexte global.
29
PARTIE I
LA GESTION DES DECHETS PAR LES SOCIETES INDUSTRIELLES
Que les déchets posent problème, ceci n’est pas nouveau. La question de
leur gestion et de leur traitement a toujours suscité des difficultés notamment
sanitaires. En effet, les déchets ont posé de graves problèmes d’hygiène, ils ont
souvent été la cause d’épidémies et de maladies, comme la peste noire ou la
coqueluche78. Si la gestion des déchets n’est pas une préoccupation récente, elle
est aujourd’hui souvent évoquée compte tenu de la production massive de
déchets par les sociétés industrielles. La France produit 345 millions de tonnes
de déchets par an et plus de 14,2 millions de tonnes de déchets étaient incinérés
en France en 201279. Est-ce que la gestion des déchets dans les sociétés
industrielles pose de nouveaux problèmes ? Doit-elle faire face à de nouveaux
enjeux et si oui, lesquels ?
Dans la perspective de répondre à ces interrogations, le chapitre 1 s’intéresse à
l’évolution de la gestion des déchets dans les sociétés industrielles en analysant
essentiellement le contexte français du phénomène urbain et industriel du 19ème
siècle et 20ème siècle. Du traitement artisanal des déchets par les chiffonniers au
19ème à l’élimination industrielle au début du 20ème siècle, les déchets sont
aujourd’hui pris en charge par une industrie spécialisée qui est censée réduire
leur masse, tout en réapprovisionnant la chaîne de production en une ressource
disponible, abondante et renouvelable, afin d’éviter l’élimination pure et simple
de nos ordures et leur rejet dans le milieu naturel. Si l’enjeu concernant la gestion
des déchets est celui de leur valorisation, cette dernière se pose, pour l’industrie
des déchets, comme un problème technique et économique qui revient à une
poignée d’experts de résoudre. Il s’agit de développer les techniques permettant
de neutraliser la nocivité des déchets tout en les valorisant, c’est-à-dire en
78 Catherine De Silguy, Histoire des hommes et de leurs ordures : du Moyen-Âge à nos jours. Le Cherche Midi, 2009.
79 « Déchets- Editions 2015 chiffres-clés », ADEME.
30
mettant au point des méthodes qui permettent, lors du processus de traitement,
de transformer les déchets en ressources, de façon efficace et rentable.
Si le chapitre 1 met en évidence que le modèle gestionnaire mis en place par les
sociétés industrielles réduit le problème des déchets à un problème technico-
économique et administratif, le chapitre 2 s’attache à exposer les raisons pour
lesquelles la question de la gestion des déchets ne peut être circonscrite à cette
dimension. Les innovations technologiques et les dispositifs techniques mis en
place par l’industrie de la gestion des déchets ne sont pas en mesure, du fait de
leurs propres limites techniques, d’endiguer le flux de déchets qu’ils sont censés
traiter. De plus, loin d’être circonscrite à la sphère technique, la gestion des
déchets soulève des interrogations sociales, éthiques et politiques. Les politiques
de collecte sélective qui se développent, notamment en France, dans les années
1990 et qui cherchent à améliorer la gestion des déchets ménagers, s’appuient
fortement sur le citoyen-consommateur. Avec ce déplacement vers l’amont de la
chaîne dans la prise en charge des déchets pour mettre en place le recyclage,
un véritable travail institutionnel prend forme pour tenter de responsabiliser les
ménages et faire en sorte que ces derniers s’intègrent davantage dans le circuit
de la gestion des déchets ménagers. L’incitation au tri à domicile et, par la suite,
la modification des comportements des ménages, conduit les citoyens-
consommateurs à participer activement à la gestion des déchets dont ils
deviennent un maillon indispensable. Une telle participation des ménages dans
la mise en place du tri sélectif montre bien que la gestion des déchets, loin d’être
circonscrite au domaine technique et économique, est en interaction avec
le monde social. Les nombreux conflits liés à l’implantation d’un site de traitement
de déchets illustrent également l’entrelacement des enjeux techniques et
sociaux. Lorsque des habitants s’opposent à la construction d’un incinérateur
proche de leur lieu de vie, lorsqu’ils manifestent leurs craintes à l’égard des
risques sanitaires et demandent à ce que leurs avis soit pris en compte dans les
processus de décisions, les habitants s’emparent de la gestion des déchets pour
la faire entrer dans la sphère politique transformant leur protestation en véritable
controverse. Or, le chapitre montre que le modèle gestionnaire des déchets, qui
envisage la gestion des déchets comme un simple problème technico-
31
économique, pose problème parce qu’il occulte justement ces enjeux sociaux et
politiques.
32
Chapitre 1 :
La mise en place du modèle gestionnaire des déchets par les sociétés
industrielles
Durant la première révolution industrielle, l’exploitation du cycle des
matières joue un rôle déterminant : leur circulation est organisée de la maison à
la rue, de la rue à la fosse d’aisance, à l’usine ou au champ. La circulation des
matières contribue à l’essor de la consommation urbaine, qu’il s’agisse
d’aliments, d’objets ou de produits divers. La ville est alors perçue par les
industriels, les scientifiques et les agriculteurs comme une mine de matières
premières80. Ces derniers participent, aux côtés des administrations municipales,
des services techniques et des chiffonniers, à la mise en place d’un vaste projet
urbain visant « à ne rien laisser se perdre ». Ce projet est, à la fois, le garant du
dynamisme économique et de la salubrité urbaine. Les déchets urbains font
partie intégrante du cycle des matières, ils sont une ressource très convoitée par
les industriels et les agriculteurs. Cependant, l’équilibre de la circulation des
matières qui prend place au début du 19ème siècle, ne dure qu’un temps et laisse
place, à partir des années 1880, à une situation de « cloisonnement »81. En effet,
la découverte de nouvelles matières premières, les innovations scientifiques et
techniques, font que l’industrie et l’agriculture se détournent de la ville. Les
excreta urbains sont progressivement délaissés au profit d’autres matières plus
abondantes, plus rentables et plus commodes. En dépit des tentatives faites pour
trouver de nouveaux débouchés, les excreta urbains n’ont plus d’utilité et ni de
valeur. Apparaît alors un nouveau vocabulaire qui traduit la rupture de la
complémentarité entre la ville, l’industrie et l’agriculture : « jusqu’aux années
1930 on collecte et on utilise des boues ; au-delà, on enlève et on détruit ou
élimine des déchets »82. Il ne s’agit plus de favoriser la circulation des matières
80 Sabine Barles, L'invention des déchets urbains, op.cit.
81 Ibid.
82 Ibid.
33
et de veiller « à ne rien laisser perdre » ; désormais, il faut organiser la gestion
de « ce dont on ne veut pas ». Au tournant du 19ème et du 20ème siècle, les
sociétés industrielles sont donc dans l’obligation de mettre en place une gestion
des déchets : le traitement artisanal des excreta urbains, par les chiffonniers,
laisse la place à une gestion des déchets industrielle et rationalisée à grande
échelle. La dévalorisation économique des excreta urbains entraîne le retrait
progressif des acteurs traditionnel du traitement des déchets et la crise du
chiffonnage. Or, la gestion des ordures qui se met en place est, en fait, une vaste
entreprise d’externalisation des déchets dans l’environnement. Il s’agit de trouver
des moyens de se débarrasser efficacement des déchets, à moindre coût : les
déchets sont brûlés, rejetés en mer ou enfouis directement dans le sol. Ce mode
de gestion des ordures est progressivement remis en question avec la prise de
conscience de la crise environnementale liée aux activités anthropiques, au
cours des années 1960 et 1970. Dans un contexte d’épuisement des ressources
naturelles, le déchet est alors perçu comme une « matière première
secondaire ». L’élimination industrielle laisse place à la valorisation industrielle
qui souhaite transformer les déchets en ressources.
Ce chapitre s’attache à décrire l’apparition et la mise en place du modèle actuel
de gestion des déchets des sociétés industrielles. Il cherche à montrer que ce
modèle circonscrit le problème des déchets à un problème économique et
technique, tant dans la phase d’externalisation que dans la phase
d’internalisation.
34
1.1. De l’ère du chiffonnage au « grand débordement »
A. De l’âge d’or des chiffonniers à la dépréciation des excreta urbains
a. Le traitement artisanal des excreta urbains
Si, au 18ème siècle, le mot de déchet contient l’idée de perte, de diminution
d’une matière ou d’une marchandise83 et, qu’au 19ème siècle, on lui ajoute le sens
de diminution de valeur, jamais durant cette période le terme de déchet ne
renvoie à une chose que l’on abandonne. Bien sûr, il y a des matières inutiles
mais « les termes de déchet, résidu, voir débris ne sont pas attachés à cette
inutilité »84. Le 19ème siècle est, par excellence, celui du recyclage. La valorisation
des déchets urbains est encouragée par l’administration publique parce qu’elle
répond à des exigences de salubrité mais la réutilisation et le recyclage
répondent aussi aux exigences économiques de l’industrie. Ainsi, la nécessité
sanitaire de se débarrasser des excreta urbains rencontre, par exemple, la
demande en engrais des campagnes environnantes, le fumier, « c’est de l’or !
De l’or ! »85. Au 19ème siècle, la valorisation des excreta urbains place donc la
ville en amont d’un circuit économique. Elle devient un véritable gisement de
matières particulièrement précieuses dans cette période de l’essor industriel.
C’est dans ce contexte que le chiffonnage se développe.
Le chiffonnage est une activité-clé pour l’approvisionnement de l’industrie en
matières premières et un maillon du nettoiement urbain86. A la fin du 19ème siècle,
on compte, en France, environ 100 000 chiffonniers et 500 000 personnes vivent
directement ou indirectement du ramassage des ordures (chiffons, ferrailles,
sous-produits de l’équarrissage et de la tannerie, verres cassés etc.). Ce
phénomène n’est pas propre à la France, à la même période, Outre-Atlantique,
83 Cyrille Harpet, Du dechet : philosophie des immondices, op.cit., p. 47.
84 Sabine Barles, L'invention Des Déchets Urbains, op.cit., p. 234.
85 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Gallimard, 1999, p. 89.
86 Sabine Barles, « Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisiennes au XIXe siècle », dans Delphine Corteel, Stéphane Le Lay, Les Travailleurs des déchets, Erès, 2011, p. 46.
35
notamment aux Etats-Unis87, les rag pickers new-yorkais collectent aussi les
chiffons, les meubles cassés, des os, des ferrailles, des papiers, des bouteilles
etc. Les chiffonniers sont incontournables, leur activité devient « au 19ème siècle,
une institution majeure de la distribution et prend une place centrale au sein du
système de recyclage »88.
Si les chiffonniers collectent des métaux, du cuir ou encore « les verres cassés,
croutes de pain, bouts de cigare, les caoutchouc, semelles, vieilles savates »89,
le chiffon et l’os sont plus particulièrement au cœur de leur activité. Ces matières
résiduelles ne sont pas d’un usage nouveau au 19ème siècle, mais leurs modalités
de collecte se transforment, leurs usages se diversifient et s’intensifient.
De tous les matériaux collectés pour être recyclés durant le 19ème siècle, les chiffons représentent la part la plus importante des déchets des ménages. Toute une industrie dépendait d’eux. On les collectait en quantité plus grande que les autres résidus. Ils étaient la force motrice de l’ensemble du système de collecte et de recyclage90.
Les chiffons de bonne qualité sont alors réutilisés dans la confection de
vêtements ou de linge de maison, les autres servaient de pâte à papier. Comme
la papeterie connaît un essor considérable à cette période91, le chiffon devient
une matière première indispensable, il acquiert une plus grande valeur et la
87 Susan Strasser, Waste and Want : A Social History of Trash. Macmillan, 2000 ; Melosi, Martin V. Garbage in the Cities : Refuse Reform and the Environment, University of Pittsburgh Press, 2004.
88 Susan Strasser, Waste and Want, op. cit., p. 73.
89 Sabine Barles, « Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisiennes au XIXe siècle », op.cit., p.46.
90 Susan Strasser, Waste and Want, op. cit., p. 80 (Notre traduction).
91 Barles montre que cet essor est lié au passage de la fabrication artisanale du papier à l’industrialisation de la papeterie, la fabrication artisanale étant longue complexe, couteuse et nécessite un savoir couteux. Trois innovations majeures (une nouvelle technique de blanchiment, un meilleur traitement rendant le papier hydrophobe, le passage d’une production à la feuille à une production continue) ainsi qu’une demande croissante de papier à l’échelle internationale conduisent « à la multiplication des usines et à l’augmentation de la production papetière », Sabine Barles, L’invention des dechets urbains, op.cit., p. 28.
36
demande est croissante92. Dans les autres pays européens (comme en
Angleterre, Allemagne et Autriche), ainsi qu’aux Etats-Unis, la production est
également en hausse. Au début des années 1870, la production mondiale s’élève
alors à 900 000 tonnes. La demande de chiffons à l’échelle internationale ne fait
qu’accroitre et les prix s’envolent. Les chiffonniers alimentent donc l’industrie du
papier et font des chiffons collectés, comme leur nom l’indique, une de leurs
principales ressources de revenus.
Les os sont la seconde matière résiduelle collectée des chiffonniers des déchets.
Ils entrent dans des fabrications très variées : « l’os (de bœuf, vache, mouton,
cheval, porc, etc.) entre, à partir de la fin du 18ème siècle, dans de multiples
fabrications, qu’il soit utilisé comme matériau (construction, tabletterie,
boutonnerie etc.) ou pour ses constituants (charbon animal, phosphore, sels
ammoniacaux etc.) »93. Une fois dépouillés de leurs lambeaux de chair, les os
sont jetés dans de l’eau bouillonnante à laquelle est ajouté de l’acide sulfurique.
La graisse issue de cette mixture, une fois refroidie et figée, sert à faire des
bougies, du savon ou du beurre. Les os permettent de confectionner des
boutons, des peignes, des chapelets, des montures d’éventails ou encore des
manches de couteaux. Ils sont également transformés en gélatine, composants
de peintures, cirage ou colle. Broyé, l’os est aussi un bon engrais, c’est la raison
pour laquelle il est une ressource très convoitée par le milieu agricole. Ainsi, rien
qu’à considérer le marché du chiffon et celui de l’os, « on comprend mieux que
le 19ème siècle, et en particulier la période du 1840-1880, constitue l’âge d’or du
chiffonnage »94.
A côté des matières qui alimentent le chiffonnage, les vidanges et les boues
constituent aussi des matières premières prisées. Elles intéressent en
particuliers les cultivateurs et les industriels. « Vidanges » est le terme employé
pour désigner les urines et les excréments des citadins qui sont recueillis dans
92 La production de papier, en France, « passe de 18 000 t en 1812 à 25 000 t en 1830, 50 000 t en 1850, 137 000 t en 1873 et 350 000 t en 1900 », Sabine Barles, « Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisiennes au XIXe siècle », op.cit., p.47.
93 Sabine Barles, L’invention des dechets urbains, op.cit., p.28
94 Ibid., p. 53.
37
des fosses d’aisances, où elles sont stockées, plus ou moins longtemps, pour
être ensuite soit, collectées par des compagnies spécialisées qui les stockent
dans la voirie95 (comme à Paris), soit directement prélevées et utilisées par les
cultivateurs96. Les vidanges s’insèrent dans un véritable circuit économique. Si
le propriétaire paie pour les faire enlever, elles acquièrent un prix une fois
collectées (comme les os et les chiffons). Les industriels voient dans les excreta
une source de développement et de profit. Ils exploitent notamment les sels
ammoniacaux contenus dans les vidanges et transforment les résidus urbains en
engrais commercialisables, comme la « poudrette » brevetée en 181497.
L’engouement pour l’engrais humain touche, durant cette période, une large
partie des villes françaises. Même si, dans les années 1860, Paris reste la plus
grosse des mines d’engrais françaises, des villes comme Marseille ou Aix-en-
Provence fournissent également leurs vidanges aux cultivateurs. A propos de
l’évacuation des vidanges, il est frappant de constater que la majorité des
solutions envisagées repose sur un principe fondamental selon lequel « on ne
saurait laisser perdre ces matières ». Par exemple, lorsque, dans le cadre de
l’extension du réseau d’égout parisien, on envisage la conduite à la mer, c’est
toujours en précisant que l’on pourra irriguer et fertiliser les champs riverains. En
effet, lors de la mise en place du système séparatif (constitué alors de deux
réseaux : l’un pour les eaux vannes et l’autre pour le reste des eaux), l’installation
d’une usine d’engrais au bout du réseau dédié aux excreta urbains est prévue.
La proposition de l’écoulement continue des eaux-vannes est donc, à cette
période, associée à l’irrigation agricole.
Compte tenu de cette conception du circuit des matières, les boues98, comme les
vidanges, ne sauraient être perdues. Elles sont également « un exemple très
95 Un lieu spécialement affecté à cet usage, situé généralement aux portes de la ville.
96 La méthode qui consiste à ce que les cultivateurs répandent eux-mêmes les vidanges sur leurs terres se nomme la « méthode flamande » compte tenu du fait que c’est une pratique particulièrement développée, à l’époque, dans les Flandres.
97 Sabine Barles, L’invention des dechets urbains, op.cit., p. 71.
98 La boue est un terme spécifique qui désigne alors la matière qui constitue les chaussées de la ville. Elle n’est « pas seulement de la terre mêlée d’eau, mais une matière complexe à laquelle seule la ville peut donner naissance, une matière première urbaine. Sa composition varie d’une ville, d’un quartier d’une rue, d’une saison, d’une année à l’autre. C’est une émanation de la voie
38
concret des liens étroits qui unissent activités agricoles et urbaines »99. Les
boues sont collectées par des entreprises spécialisées ou directement par les
cultivateurs qui s’en servent comme fertilisant). Partout les villes cherchent à tirer
parti des boues, tant et si bien que les boues ne sont plus données mais vendues,
ce qui permet de compenser les dépenses faites par la ville pour l’enlèvement et
le nettoyage.
Lors de la première industrialisation, la ville, l’industrie et l’agriculture ont donc
des rapports très étroits qui se matérialisent par une forte circulation des
matières. Le rôle joué par les matières premières dans la fertilisation agricole ou
dans la production industrielle contribue à faire de la ville un gisement de
matières premières important. La complémentarité ville-industrie-campagne se
traduit par une tentative de bouclage clairement affirmée, en particulier en ce qui
concerne les matières organiques. Derrière cette volonté de ne pas rompre le
cycle des matières s’exprime également une crainte grandissante de
l’appauvrissement de la terre par la ville. Ce sont les citadins qui consomment le
plus et exercent une forte pression sur les ressources, l’objectif est donc de faire
en sorte que la campagne ne soit pas privée des excreta de la population urbaine,
toujours plus nombreuse et dévoreuse des produits de l’agriculture. En faisant
parvenir les excreta urbains au milieu agricole ou industriel, l’idée est que les
citadins favorisent un cercle vertueux, ils contribuent « aussi bien à leur survie,
grâce à une meilleure alimentation, qu’à une meilleure hygiène par la valorisation
de matière délétères, qu’à leur bien-être et à l’essor économique de leur ville et
de leurs pays. Ils mangent plus, mais grâce à eux les rendements agricoles
augmentent. Ils consomment plus, mais grâce à eux l’industrie peut produire, pas
seulement parce qu’ils achètent mais aussi parce qu’ils donnent de quoi
fabriquer »100 .
publique que le trafic décuple, un sous-produit des activités riveraines, artisanales ou domestiques puisque dans la plupart des villes françaises règne, jusqu’à la fin du XIXème siècle, le “tout-à-la-rue” (…) Les chaussées sont rarement revêtues, les eaux y stagnant et forment des mares infectes, et la rue accueille une bonne partie des excreta des cités », ibid., p. 89.
99 Ibid., p.89.
100 Ibid., p.
39
Durant cette période, la valorisation du déchet urbain est érigée en projet social.
Elle est soutenue par l’administration publique et encouragée par l’industrie et
l’agriculture qui en profitent. C’est pourquoi le terme de « déchet » ne renvoie
jamais à quelque chose que l’on abandonne. Les déchets et les rebuts sont
considérés comme des ressources utiles et de valeur101. Il ne faut pas pour autant
conclure que l’absence de déchets signifie une absence de pollution102, mais il
est certain « que la recherche d’une amélioration des rendements, et par
conséquent d’une limitation des rejets, a été constante dans le domaine de la
gestion des excreta urbains au cours de cette période »103.
b. La rupture de la circulation des matières et la notion de « déchet »
Cependant, l’équilibre du cycle des matières ne dure pas. A partir des
années 1880, les liens étroits qui s’étaient tissés entre la ville, l’industrie et
l’agriculture se détendent « tant spatialement que matériellement »104. Les
matières premières urbaines désintéressent, peu à peu, l’agriculture et l’industrie
qui commencent à s’intéresser à de nouvelles ressources extraites de terre
(comme les hydrocarbures, les phosphates) ou provenant de l’atmosphère
(comme l’azote pour la production d’engrais) : les matières premières se
désurbanisent.
L’agriculture et l’industrie cherchent désormais à se libérer des contraintes liées
au marché des excreta urbains. Ce changement n’est pas brutal, les mutations
101 Et cela, même si, au 19ème siècle, on ajoute au terme de « déchet », le sens de dépréciation, diminution de valeur qu’il n’avait pas au 18ème siècle, où il contient alors seulement l’idée de perte, de diminution d’une matière, d’une marchandise.
102 Les travaux Geneviève Massard-Guilbaud sur l’histoire de la pollution de la révolution industrielle montrent bien qu’avec l’ère industrielle engendre des pollutions d’une nature nouvelle et d’une ampleur sans précédent : gaz acides, dioxyde de carbone et métaux lourds relâchés dans l’atmosphère par centaines de tonnes, pollution généralisée des rivières alimentant les villes en eau, voir Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010.
103 Sabine Barles, L’invention des dechets urbains, op.cit., p. 131.
104 Ibid., p.134.
40
sont progressives, « les nouvelles matières s’ajoutent aux anciennes plus
qu’elles ne se substituent à elles »105. Entre 1880 et 1920, une forme de
résistance se met d’ailleurs en place contre l’épuisement encore relatif des
débouchés offerts aux excreta urbains. C’est donc surtout à partir des années
1930 que la rupture entre la ville, l’industrie et l’agriculture est réellement
consommée. A partir de ce moment-là, il ne s’agit plus de valoriser les eaux
d’égout ou les ordures ménagères, pourtant toujours plus abondantes, mais, au
mieux, de les détruire, de les éliminer et, de plus en plus souvent, de les
abandonner.
Ces mutations industrielles entrainent la dévalorisation économique des déchets
urbains. Les entreprises artisanales de récupération et du recyclage sont
désormais concurrencées par les innovations industrielles. La découverte de
nouvelles matières synthétiques ou de nouvelles matières premières extraites du
sol, ainsi que les changements de méthodes de fabrication, font progressivement
disparaître le chiffonnage. La découverte de gisements de phosphates naturels
et la découverte du celluloïd concurrencent, par exemple, le ramassage des
os106. Pour la fabrication du papier, le chiffon est délaissé, on lui préfère
désormais le bois107. L’industrie a de moins en moins besoin de la ville pour son
approvisionnement en matières premières.
La découverte de gisement de phosphates minéraux conduit les cultivateurs à
abandonner progressivement l’épandage des vidanges et des boues. Leur usage
se substitue à celui des excreta urbains108. De même, le sulfate d’ammoniaque
105 Sabine Barles, « Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisiennes au XIXe siècle », op.cit., p. 57
106 Le celluloïd, qualifié de première matière plastique, remplaça aussi les os. Cette composition industrielle « à base de nitrate de cellulose avait été inventée en 1868 par deux Américains, les frères Hyatt, pour remplacer l’ivoire dans la fabrication de boules de billards », Catherine De Silguy, Histoire des hommes et de leurs ordures, op.cit., p. 111.
107 A partir de 1865, des procédés de fabrication de pâte à papier à partir du bois de paille ou d’alfa furent disponibles, « la vieille étoffe, lavée, blanchie, recule progressivement ; après 1900, elle fut réservée au papier de luxe et n’entra plus que pour un dixième environ dans la composition des pâtes. Les cours des chiffons et des vieux papiers s’effondrèrent », ibid.
108 « Au cours de ce premier âge des phosphates minéraux et comme dans le cas des chiffons, il n’y a pas substitution mais addition de la nouvelle matière à l’ancienne. Dans les années 1880,
41
n’est plus extrait des urines ou des eaux ammoniacales issues de la fabrication
du gaz d’éclairage. Désormais, la fertilisation azotée est rendue possible grâce à
une autre source de sulfate d’ammoniaque qui provient des fours à coke dont on
cherche à valoriser les sous-produits109. La part des vidanges dans la production
devient alors de plus en plus anecdotique : le sulfate d’ammoniaque n’est plus
un sous-produit des activités humaines urbaines mais devient un sous-produit de
l’industrie.
L’imbrication de la ville, de l’industrie et de l’agriculture, rendue possible par la
circulation de la matière et qui caractérise les deux premiers tiers du 19ème siècle,
s’étiole au profit d’une spécialisation spatiale. Les urbains sont plus nombreux,
consomment plus et différemment, mais les excreta s’accumulent dans les villes
et les débouchés pour les traiter s’éloignent en périphérie des villes. Durant cette
période, le vocabulaire évolue et donne naissance à ces deux nouvelles
catégories : celle des « eaux usées », et celle des « déchets ». Si l’utilisation du
terme de « déchet » pour désigner l’ensemble des excreta urbains ne se
rencontre pas avant 1884, cela ne signifie pas que le mot n’existe pas ou qu’il
n’est jamais employé. Mais avant cette date, le terme n’est pas associé à
l’abandon ou à l’absence de valeur : comme les déchets font souvent l’objet
d’une vente, le terme se confond plutôt avec celui de résidu, terme qui n’évoque
pas l’absence de valeur ou l’inutilité.
La valorisation des sous-produits est en effet une des caractéristiques essentielles de la première industrie chimique et dans cette optique, le résidu, le déchet est une matière dont il faut trouver quelque chose à faire110.
Cela ne signifie pas non plus que l’industrie était en mesure de réutiliser tous ces
résidus (d’autant que l’industrie produit, elle aussi, des résidus) mais les termes
on emploie aussi bien les os pulvérisés, les noirs de sucreries que les nodules de phosphate de chaux pulvérisés », Sabine Barles, L’invention des dechets urbains, op.cit., p.149.
109 « Les fours à coke se multiplient en effet dans les régions sidérurgiques et l’on cherche, comme pour le gaz, à en valoriser les sous-produits. Dès le tout début du XXème siècle, on les utilise à la fabrication du sulfate d’ammoniaque et, en 1930, 90% des fours à coke mondiaux sont à récupération », ibid., p.149.
110 Ibid., p. 233.
42
de « déchet », de « résidu » ou de « débris » ne sont alors pas attachés à
l’inutilité. Les matières résiduelles sont « généralement désignées par leur nom
(tannée, rognure de corne, charrée, os, débourrages de laine, etc.) et ne forment
visiblement pas une catégorie de la pensée technique et chimique avant la fin du
XIXème siècle »111. La littérature agronomique n’était pas non plus encline à
utiliser les termes de « déchet », de « détritus » ou de « débris ». Cependant, à
partir des années 1860-1870, une transformation est perceptible dans la
terminologie employée112, notamment dans l’utilisation du mot « déchet ». Le
terme évolue dans son emploi et sa définition, il tend à englober indifféremment
tous les excreta urbains (boue, immondices, ordures, balayures etc.). Si dans un
premier temps l’emploi du terme « déchet » est toujours associé à l’utilisation des
matières résiduelles, il est alors possible de noter un glissement dans l’usage du
mot : l’utilisation se fait traitement ; le traitement se fait destruction, désintégration
ou élimination. Lorsque le terme « déchet » est employé, ce n’est plus pour
évoquer sa réutilisation mais son élimination. Il ne s’agit alors plus de réutiliser,
mais de traiter, d’éliminer, de détruire et de désintégrer efficacement ces déchets
dont plus personne ne veut et qui encombrent les villes : « d’état transitoire, le
déchet, comme l’eau usée, devient un état final, une externalité urbaine qui
traduit un abandon »113.
Le « cloisonnement » progressif entre ville, agriculture et industrie, lié à la rupture
du cycle des matières, conduit à faire des excreta urbains des « déchets », c’est-
à-dire des matières sans valeur, exclues du circuit économique. Les mutations
agricoles, industrielles et urbaines, caractéristiques de la période 1880-1970,
rendent les immondices urbaines inutiles : elles sont ce que l’on abandonne, ce
dont on ne veut plus et ce qui menace la salubrité urbaine. Sans valeur et
potentiellement dangereux, la priorité est de faire disparaitre efficacement les
111 Ibid., p. 234.
112 En particulier avec les termes « eaux usées » et ordures ménagères. En effet, avec la généralisation du système des boites à ordures de Paris, il est désormais possible de distinguer ce qui provient des ménages, de ce qui provient de la rue. On constate alors que les excreta solides sont avant tout engendrés par les ménages (dont les rejets ne cessent d’augmenter). De plus, la rue, du fait notamment des revêtements, engendre de moins en moins de boue. L’ordure devient donc l’apanage des ménages à partir des années 1870.
113 Sabine Barles, L’invention des déchets urbains, op.cit., p.246.
43
excreta urbains afin de désencombrer et d’assainir les rues. La question des
déchets devient un enjeu de sécurité publique dont s’empare les autorités
administratives. La gestion qui se met alors en place appréhende désormais le
problème des déchets comme un problème technique (trouver des outils pour
éliminer le plus efficacement possible) et économique (traiter les déchets,
désormais sans valeur, à moindre coût).
B. La fin du chiffonnage et l’industrialisation de la gestion des déchets
L’arrivée, sur le marché, de matières de substitution dégrade les conditions
du chiffonnage. Les ressources urbaines sont progressivement abandonnées114.
L’industrie a de moins en moins besoin de la ville pour son approvisionnement
en matières premières et, elle devient plus exigeante sur la qualité des matières
livrées par les chiffonniers. Les innovations industrielles étranglent les circuits de
traitement artisanaux des matières résiduelles et, après une longue période de
prospérité, le chiffonnage périclite.
La crise du chiffonnage, qui éclate au début des années 1880, s’accentue en
raison des changements de techniques de ramassage des ordures. Afin d’être
plus efficace dans le ramassage et le traitement des déchets, notamment pour
des raisons sanitaires, une rationalisation à grande échelle de la gestion des
excreta urbains se met progressivement en place. Les déchets ne sont
désormais plus à la portée des chiffonniers. Le préfet Eugène Poubelle signe, en
1883, l’arrêté qui impose les boîtes à ordures115. Il stipule que les habitants
doivent descendre leurs poubelles à partir de neuf heures du soir et qu’ils ont
l’obligation de séparer les débris de vaisselle. Si le décret autorise le triage des
déchets par le chiffonnier (sur une toile posée à même le sol), à partir de cet
114 Catherine De Silguy, Histoire des hommes et de leurs ordures, op.cit., p. 111.
115 Cet arrêté datant du 24 novembre 1883 (modifié par celui du 7 mars 1884).
44
arrêté, la crise du chiffonnage s’installe toutefois durablement puisque le
nouveau règlement de ramassage altère la qualité des résidus :
Le mélange des ordures dans les boîtes en altère la qualité : le chiffon, le papier en sortent salis, abîmés ; l’os s’est piqué ; les matières organiques ont fermenté.116
L’adoption, en 1921, de nouvelles boîtes à ordure n’arrange rien à la situation
des chiffonniers. Dans ces poubelles plus perfectionnées et, surtout, fermées
(pour limiter la prolifération des rats), les matières récupérables s’altèrent plus
vite et ne sont désormais plus récupérables117. Afin de remédier à la perte de
revenu qui en résulte, la préfecture de la Seine crée la fonction de chiffonnier du
tombereau : « les ordures sont maintenant chargées dans le tombereau au
moyen d’un appareil ingénieux. Il faut une personne pour mettre ce mécanisme
en mouvement et une personne pour recevoir la boîte sur le tombereau. Nous
avons proposé aux chiffonniers, tout en leur laissant la faculté de chiffonner, un
salaire pour remplir l’office de ces deux personnes »118. Les pratiques artisanales
laissent, peu à peu, la place à des nouvelles techniques de ramassage. Pendant
l’entre-deux-guerres, les masses de déchets augmentent. Compte tenu du
volume d’ordures à éliminer, l’utilisation de la benne à compression, et celle de
la benne-tanneuse, pour ramasser les déchets apparaissent comme une solution
pour remédier efficacement à l’augmentation de la densité des ordures.
On assiste alors, au tournant du 19ème et du 20ème siècle, à une « industrialisation
du chiffonnage »119. C’est dans ces usines de broyage qu’apparaissent les
premières tentatives de rationalisation et d’industrialisation du chiffonnage.
Comme les chiffonniers ne sont plus les fournisseurs de l’industrie, ce sont eux
116 Sabine Barles, « Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisiennes au XIXe siècle », op.cit., p. 58.
117 Déjà, l’obligation, par la publication de l’arrêté du préfet Poubelle, de déposer les ordures dans des boîtes (munies de couvercles amovibles) avait suscité de vives réactions dans la corporation des chiffonniers, l’adoption de ces nouvelles boîtes à ordures fermées constitue donc une nouvelle entrave à l’activité du chiffonnage.
118 Compte rendu de 1884 cité par Sabine Barles, « Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisiennes au XIXe siècle », op.cit., p.16.
119 Ibid.
45
qui se déplacent dans les usines. Ils se placent en amont de la broyeuse et,
devant la bande transporteuse, récoltent ce que bon leur semble. A Paris, quatre
usines de broyage voient alors le jour – à Saint Ouen en 1899, à Issy-les-
Moulineaux en 1904, à Romainville en 1905 et à Vitry-sur-Seine en 1906. Le
métier de chiffonnier est condamné par la poursuite de son industrialisation :
La récupération électromagnétique permet de se passer du triage manuel pour les métaux ferreux. L’opération de récupération est ainsi intégrée aux activités de l’usine.120
Les usines de broyage sont rapidement transformées en unités mixtes de
broyage-incinération : « On y trie, on y broie, on y triture, on y incinère. Il s’agit
d’un premier pas vers l’industrialisation du chiffonnage »121. Puis, elles sont
entièrement dévouées à l’incinération industrielle qui rencontre un véritable
succès à la fin du 19ème siècle122.
Les incinérateurs existent depuis 1870 en Angleterre, et depuis 1880 à
Manhattan. Au début du 19ème siècle, plusieurs dizaines de fours pour déchets
fonctionnaient dans ces deux pays. Vers 1914, on peut compter environ trois cent
usines d’incinération rien qu’aux États-Unis et au Canada. La technique de
l’incinération a l’avantage de ne pas nécessiter le tri des ordures, ce qui explique,
en partie, son succès. Ainsi, « même dans les villes où les premières tentatives
d’incinération ont échoué, ses avantages – la complète destruction des matériaux
et le fait que le tri préalable ne soit pas nécessaire – ont suffi à convaincre les
citoyens d’adopter les incinérateurs »123. L’incinération apparaît comme une
solution miracle, d’autant plus que la combustion est, à cette époque, préconisée
par les hygiénistes. Ces derniers soulignent les vertus purificatrices du feu et
prônent la désinfection et l’épuration biologique artificielle. L’incinérateur promet
120 Sabine Barles, L’invention des dechets urbains, op.cit., p.215.
121 Ibid.
122 Si brûler les déchets est une solution très ancienne – essentiellement pratiquée dans les campagnes – des incinérateurs domestiques apparaissent, avant les usines industrielles, dans les villes. La combustion à domicile ne perdura pas en raison de l’usure rapide des appareils souvent défectueux, voir Catherine De Silguy, Histoire des hommes et de leurs ordures, op.cit., p. 161).
123 Susan Strasser, Waste and Want, op. cit., p. 131.
46
de simplifier les matières et de neutraliser ce qui contamine. Pour les ingénieurs
des Ponts et Chaussées, ainsi que pour les médecins, l’incinération présente peu
d’inconvénients. Selon eux, les fumées et les odeurs sont négligeables. Ils
considèrent que l’incinération respecte, à la fois, les exigences hygiéniques et le
confort des habitants124. Mais, surtout, le développement de la récupération
d’énergie renforce l’idée selon laquelle l’incinération est une des meilleures
techniques pour éliminer ces déchets125. En 1929, la première usine
d’incinération ayant pour vocation à la fois le traitement des déchets et le
chauffage central entre en service à Villeurbanne : « trois intérêts convergent
alors : l’intérêt public (hygiène), l’intérêt économique (le service se paie, la
valorisation est possible) et l’intérêt industriel (celui des Ponts et
Chaussées) »126. L’élimination des déchets, par voie industrielle, devient alors
une véritable obsession. Au début des années 1960, on recourt nettement à la
pratique de l’incinération des déchets qui est un « débouché providentiel devenu
solution unique et systématique dans la résorption des ordures »127.
La gestion des déchets, dans les sociétés industrielles, subit donc une mutation
au début du 20ème siècle : le traitement artisanal laisse place à l’élimination
industrielle des déchets. Le vocabulaire de la gestion des déchets change
également : jusque-là on collectait les ordures, on utilisait les boues et les
ordures, dorénavant, on enlève, on détruit ou on élimine les déchets. S’il s’agit
124 En août 1908, une délégation est envoyée par la ville de Paris et le département de la Seine en Angleterre et en Ecosse afin d’étudier les usines d’incinération : « elle s’en revient convaincue. Le grand avantage des usines d’incinération est de pouvoir être implantées jusque dans les quartiers très populeux, compte tenu du peu d’inconvénients des fumées et des odeurs », Sabine Barles, L’invention des dechets urbains, op.cit., p.147.
125 « L’incinération avec récupération d’énergie et des sous-produits de la combustion demeure le seul moyen de valorisation véritablement reconnu des ordures ménagères, d’autant plus qu’elles vont trouver un nouveau débouché par l’intermédiaire du chauffage central et du chauffage urbain. Celui-ci s’est en effet développé en Amérique du Nord depuis les années 1870, puis en Allemagne à partir des années 1900 : au Canada et aux Etats-Unis, trois cent villages sont équipés en 1932 ; vingt en Allemagne en 1927 », Sabine Barles, L’invention des dechets urbains, op.cit., p. 220.
126 Bérengère Hurand, « Déchets ménagers : question d’intégration », VertigO-la revue électronique en sciences de l'environnement, 2014, p. 7.
127 Sandrine Glatron, Fabrice Cussac, « La Collecte des ordures ménagères à paris entre 1889 et 1967 », dans Martine Tabeaud, Grégory Hamez, Les métamorphoses du déchet, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 41.
47
d’évacuer les déchets qui encombrent les rues, notamment pour une question de
salubrité, il s’agit surtout de le faire à moindre coût. Comme les déchets n’ont
plus de valeur économique, et qu’il faut désormais payer pour les éliminer128, ces
derniers sont rejetés dans l’atmosphère après combustion, évacués en mer et
enfouis dans les sols :
Pour les ordures ménagères, rejet à la mer, décharge et incinération semblent dominer, malgré les variations d’un pays à l’autre. Aux Etats-Unis (…) les techniques dominantes au début des années 50 demeurent l’incinération, le rejet à la mer et la décharge – ouverte ou contrôlée. En Angleterre, 60% des ordures ménagères sont mises en décharges à la même époque (…) l’incinération se développe en Belgique et en Suisse à la même époque.129
La mise en place progressive de l’élimination industrielle des déchets conduit à
leur évacuation dans l’environnement. En offrant de nouvelles techniques qui
rendent efficaces le prélèvement et le traitement des déchets, l’industrie
contribue largement à un vaste phénomène d’externalisation des immondices
dans le milieu naturel. A l’instar de la combustion, la mise en décharge devient,
à partir de ce moment-là, le mode d’élimination le plus facile et le moins onéreux
à mettre en œuvre, même s’il n’est pas vivement conseillé par tous les
hygiénistes. En effet, certains jugent que les enfouissements de détritus peuvent
constituer des foyers d’infection et préconisent l’implantation des décharges loin
des villes130. Cette mise en place de ces décharges inaugure toutefois une
longue période d’enfouissement des ordures urbaines. A Marseille, à partir de
1912, les immondices de la cité phocéenne s’amoncellent dans la décharge de
Crau. Ce site d’enfouissement accueillera ensuite tous les déchets de la ville
jusqu’en 2010 et sera une des plus grandes décharges à ciel ouvert
d’Europe. Dans le cas de la ville de Paris, le département ne suffit plus à
128 Les flux monétaires ne vont alors plus que dans le sens du service. Le prix de la matière détritique ne cesse de baisser et sa vente ne parvient plus à recouvrir les frais d’enlèvement. La ville paie de plus en plus pour ce service.
129 Sabine Barles, L’invention des déchets urbains, op.cit., p. 258.
130 Par ailleurs, si les ordures sont enfouies dans les sols, elles sont aussi rejetées dans le milieu maritime. Le rejet à la mer est, par exemple, en usage fréquent à Nice et dans d’autres villes côtières.
48
l’écoulement131, d’autant plus que les quantités à évacuer ne cessent
d’augmenter132. Outre-Atlantique, la mise en décharge est aussi très
pratiquée133, tout comme le rejet d’ordures à la mer. Nombre de grandes villes
des Etats-Unis rejettent leurs déchets dans l’eau : la Nouvelle Orléans et St Louis
se servent du Mississippi comme décharge, Chicago déverse ses excreta dans
le Lac Michigan et New-York rejette ses immondices dans l’Océan Atlantique134.
Les eaux usées, insuffisamment traitées dans les usines, détériorent peu à peu
les cours d’eau et les lacs dans lesquels elles sont déversées. Barry Commoner
montre bien que la détérioration du lac Erié 135, dans les années 1950-1960, est
liée au traitement industriel mis en place. Ce dernier génère un phénomène
d’eutrophisation136 qui vient perturber la composition du milieu physique des eaux
du lac137. Si le phénomène d’eutrophisation peut arriver lors du vieillissement
naturel du lac, Commoner soutient, contre l’avis de certains, que ce n’est pas le
131 Les ordures ménagères sont transportées par bateau (l’embarquement se fait quai de Javel ou quai d’Ivry) et chemin de fer dès les années 1870 ce qui permet d’alimenter en gadoues les départements voisins comme la Seine-et-Oise et la Seine-et-Marne.
132 « A Paris, la production par habitant d’ordures ménagères, assez stable jusqu’en 1884 (environ 1L/hab./j), augmentent de plus de 50% en volume au cours des trente années qui suivent, à un rythme qui ne cesse de s’accélérer », Sabine Barles, « Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisiennes au XIXe siècle », op.cit., p. 182.
133 “The greatest amount of American trash was dumped: the conglomeration of ashes, food scraps, street sweepings, and old mattresses was carted away to sites at the edges of towns. The bigger the city the bigger the challenge: larger accumulations had to be hauled farther to reach the outskirts”, Susan Strasser, Waste and Want, op.cit., p. 126.
134 « Many of the largest cities also deposited at least some of their waste, especially organic garbage, into water. New Orleans and St. Louis used the Mississippi River, Chicago used Lake Michigan, New York used The Atlantic Ocean”, ibid.
135 Le lac Érié est l'un des cinq Grands Lacs d'Amérique du Nord. Il est bordé à l'est par les États américains de l'Ohio, de Pennsylvanie, de New York au sud, du Michigan à l'ouest et de la province canadienne de l'Ontario au nord.
136 L’eutrophisation est une forme singulière de pollution de certains écosystèmes aquatiques qui se produit lorsque le milieu aquatique reçoit trop de matières nutritives assimilables par les algues et que celles-ci prolifèrent.
137 « Au cours des dernières années, cette croissance massive d’algues a changé la coloration de très vastes étendues d’eau, et de véritables amoncellements algueux ont été rejetés sur les plages. Les algues prolifèrent très rapidement ; leur mort est tout aussi rapide, et leurs débris s’enfonçant dans la profondeur, souillent l’eau de matières organiques », Barry Commoner, Guy Durand. L’encerclement : problèmes de survie en milieu terrestre. Éditions du seuil, 1972, p.104.
49
cas du lac Erié. Il montre que le phénomène d’eutrophisation est bien lié au
déversement des eaux usées par les usines de traitement138. En effet, les eaux
usées, une fois traitées, devaient s’évacuer par le lac vers la mer, mais, au lieu
de servir de canal d’écoulement, « le lac est devenu une sorte de bassin
collecteur, gardant sur ses fonds la plupart de la matière des déchets qui s’y
déversent depuis des années – sorte d’immense fosse d’aisance sous cette eau
profonde »139. Les usines de traitement transforment en produits inorganiques
environ 90% de la matière organique contenue dans la masse brute des déchets.
Or, lorsque ces matières résiduelles inorganiques sont déversées dans la cuvette
du lac après traitement, elles ne s’écoulent pas vers la mer, elles sont, à nouveau,
transformées en matière organique dont une partie substantielle restera déposée
dans le lac, y créant alors un considérable appel d’oxygène lié au phénomène
d’eutrophisation.
Avec l’élimination industrielle des déchets l’idée « ne rien laisser perdre » laisse
la place à l’injonction « tout doit disparaître ! ». Les matières résiduelles et les
objets usés sont désormais des déchets, c’est-à-dire qu’ils n’ont plus de valeur
et ne sont plus d’aucune utilité, ils sont voués à l’abandon, ce que confirme la
définition juridique des déchets. Les déchets sont désormais rattachés à la
catégorie des res derelictae : « Les res derelictae n’ont plus de propriétaire. Elles
sont devenues des biens sans maître. Celui-ci a manifesté son désir de renoncer
à son droit de propriété en les abandonnant »140. La gestion industrielle des
138 L’eutrophie liée au vieillissement naturel du lac est un phénomène lent et graduel, or, selon Commoner, rien dans les observations qui ont été faites ne permet d’avancer qu’antérieurement aux années 1900, le lac Erié se trouvait déjà en train de vieillir c’est l’intervention de l’homme, et non pas le développement d’une eutrophisation naturelle qui est “entièrement responsable de l’état de pitoyable détérioration où se trouve actuellement le lac Erié et des incertitudes de son avenir. C’est à nous seuls que nous devons nous en prendre », ibid., p.108.
139 Ibid.
140 Catherine Ouallet, Les Déchets : définitions juridiques et conséquences, Afnor, 1997, p. 27.
Selon la loi française du 15 juillet 1975 (loi n°75-633 du 15 juillet 1975 relative à l’élimination des déchets et à la récupération des matériaux, transposition de la Directive européenne 75/442/CEE relative aux déchets) est un déchet « tout résidu d’un processus de production, de transformation ou d’utilisation, toute substance, matériau ou produit, plus généralement tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l’abandon ». La définition repose sur l’aspect physique de déchet et sur la notion d’abandon ou de cessation de revendication de propriété d’un bien.
50
déchets, qui s’est mise en place à la fin 19ème siècle, cherche à les éliminer à
moindre coût en les évacuant dans le milieu naturel. Cependant, au cours du
20ème siècle, la production de déchets des sociétés industrielles ne cessent de
croitre et l’environnement n’est plus en capacité d’absorber ces montagnes de
déchets. C’est « le grand débordement »141, la nature « rejette nos rejets »142.
Cette nouvelle gestion des déchets rationnalisée à grande échelle, qui met en
place l’externalisation systématique des déchets engendrées par les sociétés
industrielles, ne tient qu’un temps. Les déchets, rejetés dans la nature, s’y
accumulent à un tel point que l’environnement ne plus les résorber. Le flux
détritique ne cesse de croître et les déchets se dégradent aussi plus lentement.
Le progrès technique a permis de concevoir des objets qui durent plus
longtemps. Grâce à des matériaux et des alliages nouveaux, il est devenu
possible de fabriquer des objets avec des matières organiques synthétiques
comme, par exemple, les plastiques. Ces matières plastiques synthétiques – ce
« matériau prométhéen »143 – se décomposent à une échelle de temps plus
longue que les objets fabriqués auparavant144. Ainsi, les artefacts déchus ont une
décomposition disproportionnellement plus longue que leur production, ils
mettent plus longtemps à se dégrader et s’accumulent dans la nature où ils sont
rejetés145. De plus, l’augmentation du rythme de la production a engendré une
La définition américaine du déchet est comparable à la définition européenne, le déchet y est défini au travers d’un acte de défection : “Waste : 1. Unwanted materials left over from a manufacturing process. 2. Refuse from places of human or animal habitation. Solid waste: non-liquid, non-soluble materials ranging from municipal garbage to industrial wastes that contain complex and sometimes hazardous substances. Solid wastes also include sewage sludge, agricultural refuse, demolition wastes, and mining residues. Technically, solid waste also refers to liquids and gases in containers”, Elisabeth Lacoste, Philippe Chalmin, Du rare à l’infini: panorama mondial des déchets 2006, Paris, Economica, 2006, p. 37.
141 Annick Lacout et al., Le grand débordement, pourquoi les dechets nous envahissent, comment les réduire. Paris : Rue de l'échiquier, 2014.
142 Michel Serres, Le Mal Propre. Polluer Pour S’approprier ? Paris, Le Pommier, 2008, p. 111.
143 Gérard Bertolini, Homo plasticus : les plastiques, défi écologique, Paris, Sang de la terre, 1991, p. 34.
144 Un sac en plastique met environ 450 ans à se détruire dans le sol, une bouteille en plastique peut mettre de 100 à 1000 ans.
145 « Alors que jusqu’en des temps relativement récents, en tous cas, jusqu’à la révolution industrielle, les déchets étaient principalement organiques, donc aisément attaquables par des agents de destruction et de transformation (Bactéries, Champignons etc.) l’industrie a soudain répandu sur la planète des produits plus résistants. Leur « durée de vie » souvent considérable
51
augmentation des quantités de déchets. Si la durée de la matière des produits
manufacturés aurait pu entrainer une baisse de la production, c’est un
phénomène inverse qui a pu être observé : si les matériaux durent, les produits
eux, ne durent pas, ils deviennent très rapidement obsolètes. Souvent
caricaturée d’après sa dérive la plus flagrante, celle de la défectuosité sciemment
planifiée, l’obsolescence des produits manufacturés ne se réduit cependant pas
à la mise en place calculée d’une défaillance technique qui rend l’objet inutile.
C’est un phénomène plus large qui se généralise, peu à peu, au 20ème siècle. Il
structure le mode de production et de consommation des sociétés industrielles
et contribue à engendrer des masses de déchets. En effet, l’obsolescence
désigne aussi le déclassement des machines et appareils dû au progrès
technique qui introduit des améliorations de toutes sortes : « La locomotive à
vapeur rend la diligence obsolète, la machine à coudre à pédale fait de même
pour la machine à manivelle et la machine électrique pour la machine à
pédale »146. La désuétude peut également être provoquée, non par l’usure
technique ou l’introduction d’une innovation, mais par la publicité et le
phénomène de mode. On parle alors aussi d’obsolescence progressive, il s’agit
d’inciter les gens à « acheter des produits non pour les user, mais pour faire du
commerce ou les mettre au rancart peu après (…) le principe de l’obsolescence
progressive signifie acheter pour être dans le coup, efficace ou à la mode »147.
De surcroît, les nouveaux matériaux utilisés pour la fabrication des produits n’ont
pas freiné la production, au contraire, elle a été concomitante au développement
de la production et de la consommation de masse.
L’externalisation des déchets dans le milieu naturel, par des dispositifs
techniques de collecte et de traitement efficaces, permet alors de désencombrer
les villes de leurs masses détritiques qui ne cessent d’augmenter. Or, le
rend leur impact beaucoup plus profond aussi bien au sein des communautés naturelles que de l’homme lui-même » (Dorst 1972 : 270).
146 Serge Latouche, Bon pour la casse : les déraisons de l'obsolescence programmée, Éditions Les Liens qui libèrent, 2012, p. 38.
147 Ibid., 73.
52
phénomène d’externalisation est progressivement remis en cause, lorsque les
sociétés industrielles réalisent que la nature n’est plus en mesure d’absorber
leurs déchets et que la « planète [est] totalement envahie d’ordures et d’affiches,
[de] lacs saturés de déchets, [de] fosses sous-marines regorgeant de plastiques,
[de] mers couvertes de débris, de résidus, d’épluchures… »148. Face à ce volume
détritique, et dans un contexte de crise environnementale, l’industrie des déchets
cherche alors un nouveau mode de gestion. Pour éviter l’évacuation des masses
détritiques dans l’environnement, il s’agit désormais de promouvoir une gestion
qui valorise les déchets : c’est la mise en place de l’économie circulaire ou
économie « verte ». Loin de prendre en compte la dimension environnementale
du problème, la valorisation industrielle des déchets reste dans une logique
technico-économique et administrative. Le modèle de gestion continue d’aborder
le problème des déchets comme un enjeu technique (trouver les meilleurs
dispositifs techniques pour collecter et valoriser les déchets) et économique (faire
de la gestion des déchets un secteur rentable et le déchet un objet lucratif). Dans
un contexte de crise environnementale et d’épuisement des ressources
naturelles, le déchet apparaît comme une nouvelle ressource à exploiter, une «
matière première secondaire » dont on peut tirer profit. Loin de remettre en cause
notre façon de jeter et de consommer, loin de questionner et de remettre en
cause notre rapport à la nature, la valorisation industrielle des déchets est
l’ajustement nécessaire qui permet au système consumériste de continuer à
fonctionner en dépit de la crise écologique.
1.2. La valorisation industrielle des déchets
L’externalisation industrielle des déchets commence à être remise en
question avec la prise de conscience de la dégradation environnementale, liée
aux activités anthropiques, au cours des années 1960 et 1970. En 1962,
l’ouvrage Silent Spring de la biologiste Rachel Carson149 touche un large public
148 Michel Serres, Le mal propre, op.cit. p.95.
149 Rachel Louise Carson, Silent Spring, Greenwich, Conn, Fawcett, 1962. Trad. fr. : Printemps silencieux, Marseille, Wildproject, 2009.
53
à l’échelle internationale. Elle y décrit les effets nocifs des pesticides,
particulièrement des DDT. En 1972, le Rapport Meadows150 s’inquiète de la
possibilité de poursuivre indéfiniment le même mode de développement
économique et s’interroge sur les limites de la croissance. Les sociétés
industrielles conçoivent alors progressivement qu’il ne s’agit pas de phénomènes
épars mais que les conséquences de leurs actions sur la nature se réunissent et
se globalisent. L’idée d’une crise écologique s’impose. C’est dans ce contexte
qu’émerge le concept de « développement durable ». Du Rapport Brundtland151
à la Conférence de Rio152, l’expression marque les étapes de la prise de
conscience que les sociétés industrielles ne peuvent pas continuer à produire,
consommer et jeter, sans prendre en compte l’environnement. Les sociétés
industrielles prennent conscience, paradoxalement, de la nécessité de
considérer l’environnement au moment même où ce dernier tend à disparaître
sous leurs masses détritiques :
Les crises écologiques se traduisent le plus souvent par la disparition de tout extérieur au monde humain, de toute réserve pour l’action humaine, de toute décharge où l’on pouvait jusqu’ici, selon le délicieux euphémisme inventé par les économistes, externaliser les actions. [...] Le souci de l’environnement commence au moment où il n’y a justement plus d’environnement, cette zone de la réalité où l’on pouvait sans souci se débarrasser des conséquences de la vie politique, industrielle et économique des humains.153
Si c’est par l’élimination que les sociétés industrielles ont répondu aux problèmes
posés par leurs déchets, la crise écologique et l’épuisement des ressources
naturelles amorce une nouvelle façon d’envisager la gestion des déchets. Dans
un contexte de crise environnementale et d’épuisement des ressources
150 Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers, William W. Behrens, The Limits to Growth: A Global Challenge. A Report for the Club of Rome Project on the Predicament of Mankind, Universe Books, New York 1972.
151 Gro Harlem Brundtland, Our common future. Report of the world commission on environment and development, United Nations, 1987.
152 Il s’agit de la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement. Cette conférence est plus connue sous le nom de sommet de la Terre de Rio de Janeiro ou sommet de Rio. Elle s’est tenue à Rio de Janeiro au Brésil du 5 au 30 juin 1992, réunissant 110 chefs d'États et de gouvernements et 178 pays.
153 Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie. Paris, La Découverte, 1999, p. 93.
54
naturelles, les déchets apparaissent comme une « matière première
secondaire » qui a valeur économique et marchande. L’objectif est de trouver les
moyens techniques pour transformer ces déchets en une matière réutilisable. La
gestion des déchets persiste à être appréhendée comme un problème technique
et économique. Il ne s’agit pas tant d’envisager le problème environnemental
posé par les déchets des sociétés industrielles, que de voir, dans la crise
écologique et le constat de l’épuisement des ressources naturelles, une
opportunité pour faire des déchets une nouvelle ressource, afin de continuer à
alimenter les sociétés industrielles de consommation. Cet objectif se traduit par
une forte incitation au recyclage, une lutte contre le gaspillage ou encore la
recherche d’une « circularité » de l’économie. Le « déchet » n’est plus considéré
comme ce qui nécessairement voué à l’abandon. Il acquiert à nouveau une utilité
et à une valeur. Il est à nouveau perçu comme une ressource potentielle, ce dont
rend compte la nouvelle définition juridique du déchet. Si le code de
l’environnement de 1975 appelait un « déchet » « tout bien meuble abandonné
ou que son détenteur destine à l’abandon », la loi du 13 juillet 1992 réserve
l’abandon au « déchet ultime », celui dont on ne peut rien faire, qui n’est pas
valorisable154. L’abandon n’est plus le fait de l’arbitraire du propriétaire du déchet
: il est décidé par défaut de solution technique. Par conséquent, le « déchet » est
considéré comme une matière gérable qui a un « devenir économique »155 , en
fonction des capacités techniques disponibles : il peut être recyclé (sa matière
peut repartir dans le circuit de production) ou valorisé (incinéré, composté, pour
produire de l’énergie ou de la matière organique). La qualification de déchet ne
renvoie donc plus l’objet dans le vide juridique de l’abandon. Les sociétés
industrielles ne le fait plus systématiquement disparaître, elles s’efforcent de
l’intégrer dans le circuit de production. Les déchets sont dorénavant pris en
154 Loi du 13 juillet 1992, art. 1er : « Est ultime au sens de la présente loi un déchet, résultant ou non du traitement d’un déchet, qui n’est plus susceptible d’être traité dans les conditions techniques et économiques du moment, notamment par extraction de la part valorisable ou par réduction de son caractère polluant ou dangereux. » Art. 2 : « les installations d’élimination des déchets par stockage ne seront autorisées à accueillir que des déchets ultimes. »
155 « Il est désormais acquis en droit et dans les faits que les déchets et effluents ne peuvent plus être qualifiés par leur propriétaire de matières destinées à l’abandon, ni même de déchets ultimes sans devenir économique viable et organisé. Ce sont des matières, gérables ou non, c'est-à-dire acceptables ou inacceptables » Christian Ngô, Alain Régent, Déchets, effluents et pollution : Impact sur l'environnement et la santé, Dunod, 2012, p. 94.
55
charge par une industrie spécialisée qui est censée réduire leur masse, tout en
approvisionnant la chaine de production en une ressource abondante et
renouvelable. Pour passer de l’élimination industrielle systématique des déchets
à leur valorisation industrielle, et ainsi favoriser leur réintroduction dans le circuit
économique, l’industrie des déchets s’appuie sur de nombreux dispositifs
techniques. Il revient donc aux techniciens de faire en sorte que les déchets
puissent être valorisables par l’industrie afin qu’ils puissent être réinsérés dans
le circuit économique.
A. Les principes de l’économie circulaire : transformer les déchets en
ressources
a. Les dispositifs techniques de valorisation des déchets
Il existe aujourd’hui plusieurs dispositifs techniques pour valoriser les
déchets. La valorisation peut être organique, énergétique ou matérielle. La
« méthanisation » permet, par exemple, de valoriser les déchets organiques156.
Cette technologie est basée sur la dégradation de la matière organique, par des
micro-organismes, en conditions contrôlées et en l’absence d’oxygène, donc en
milieu anaérobie (contrairement au compostage qui est une réaction aérobie).
Cette dégradation de la matière organique est effectuée au sein d’un digesteur
industriel. Elle produit le « digestat » qui, « sous réserve de respect d’exigences
de qualité agronomique et sanitaire »157, est « susceptible d’être épandu sur des
terres agricoles »158. La matière organique décomposée produit également du
« biogaz », un mélange gazeux composé d’environ 50% à 70% de méthane, qui
(après avoir été épuré et enrichi) peut être valorisé « sous différentes formes, en
tant qu’énergie renouvelable (électricité, chaleur, carburant, injection dans le
156 Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), « Méthanisation des déchets ménagers et industriels », Les Avis de l’ADEME, 2011.
157 ibid.
158 ibid.
56
réseau de gaz naturel) »159. De même, le biogaz, qui émane des décharges
contrôlées, n’est plus seulement brûlé sur place en torchère, mais il peut
également être valorisé en alimentant un moteur afin de produire de la chaleur
ou de l’électricité.
L’incinération, avec valorisation énergétique, est une autre technique de
valorisation industrielle des déchets. Elle consiste à récupérer la chaleur
dégagée par la combustion des éléments combustibles contenus dans les
déchets. Cette chaleur « peut ensuite être utilisée pour alimenter un réseau de
chaleur urbain ou des industriels avoisinants ; soit produire de l’électricité »160.
Le traitement mécanico-biologique (TMB) est également un dispositif technique
qui permet de traiter les ordures ménagères résiduelles. Il consiste à valoriser,
après tri161, les ordures à fort pouvoir calorifique pour en faire du combustible à
utiliser dans d’autres industries, en substitution aux énergies fossiles162.
Les techniques industrielles de recyclage sont également en plein
développement et constituent le cœur de la valorisation de la matière résiduelle.
Le recyclage est un processus technique qui consiste à traiter les déchets
(industriels ou ordures ménagères) afin que puissent être réintroduits, dans le
cycle de production d'un produit, les matériaux qui composaient un produit
159 ibid.
160 Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), " L’incinération des déchets ménagers et assimilés", Les Avis de l’ADEME, 2012
161 La technique consiste à mettre en place des opérations de traitement et de tri mécaniques qui visent à fractionner les déchets et à isoler progressivement certains éléments valorisables en tant que matériaux (métaux, plastiques, verre ...) des déchets fermentescibles ou déchets incinérables à fort pouvoir calorifique.
162 Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), " Le Traitement Mécano-Biologique des ordures ménagères", Les Avis de l’ADEME, 2012.
57
similaire arrivé en fin de vie163. Dans le cas de l’aluminium164, le recyclage
permet, par exemple, « d’économiser les ressources naturelles et jusqu’à 95%
de l’énergie nécessaire à la production de l’aluminium brut »165. La logique du
recyclage industriel s’appuie sur l’innovation technologique pour maximiser la
valorisation des déchets. Par exemple, toujours dans le cas de l’aluminium, ce
sont les systèmes séparateurs à courants de Foucault qui sont généralement
utilisés. Ils permettent d’extraire l’aluminium d'un flux de matériaux. Le principe
de ce dispositif est de générer des champs magnétiques répulsifs pour les
métaux non-ferreux à l’aide de courants électriques, eux-mêmes, induits par un
champ magnétique variable. Ils comportent un court convoyeur qui entoure
l’appareillage générateur des courants de Foucault. Lorsque les matériaux
passent sur ce convoyeur, la force de répulsion soulève et projette vers l’avant
l’aluminium et les métaux non ferreux. Une plaque de division installée dans une
goulotte permet de « séparer les deux flux : selon leurs poids, les déchets
d’aluminium sont éjectés à l’horizontale (c’est le cas des briques de lait qui
comportent une feuille d’aluminium) ou selon une parabole (les boites de
boissons). Ils tombent dans des bacs distincts pour être recyclés de manière
différente »166.
Le recyclage, en réutilisant le déchet, crée un cycle artificiel de destruction-
génération. Il établit un nouveau circuit qui va « du produit au produit en passant
par le déchet »167 et non plus du produit au déchet. Pour cela, le dispositif
163 Il existe plusieurs modes de traitement : le traitement « chimique » consiste à utiliser une réaction chimique pour traiter les déchets afin de séparer certains composants, le traitement dit « mécanique » consiste à transformer des déchets à l'aide d'une machine, par exemple pour broyer ou pour séparer, enfin le traitement dit « organique » permet de transformer des déchets organiques grâce à la technique du compost ou de la fermentation (afin de produire de l’engrais ou du carburant).
164 Les emballages ménagers en aluminium en France sont estimés à 45000 tonnes par an. L’aluminium est présent dans un grand nombre de produits : boites de conserves, emballages café, gâteaux et chocolat, barquettes de surgelés, aérosols, cosmétiques.
165 Arnaud Diemer, « L’écologie industrielle, retour sur le mythe de l’innovation », Forum IV, Environment, Innovation and Sustainable Development, Marseille, 2010, p. 10.
166 Ibid.
167 Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), « L’allongement de la durée de vie des produits », Les Avis de l’ADEME, Mars 2016.
58
technique du recyclage permet d’anticiper la fin de vie des produits (ce que
permet la méthode de l’ACV ou Analyse du Cycle de Vie) et met en place des
filières de recyclage qui pourront alors prendre en charge les déchets à un instant
t, les dégrader à un instant t’, et permettre qu’à un instant t’’. Les déchets
fournissent la matière nécessaire à la production de nouveaux produits. Avec la
technique de recyclage, le déchet réintègre donc un cycle, il n’est plus ce que
l’on abandonne, « l’abject – le jeté-depuis-soi – mais un projet - le jeté-devant-
soi »168. Le déchet est pensé avant d’être là, il devient lui-même « produit, réglé,
normé selon des dispositions prises en amont d’une chaine de conception-
fabrication-production »169. Il est un produit en puissance et tend à quitter « cet
espace de rationalité qui le plaçait comme une perte inéluctable pour intégrer un
espace de rationalité réellement anticipatrice et projective »170.
b. Du modèle « cradle to grave » au principe « cradle to cradle »
Le recyclage industriel cherche valoriser ce qui était considéré comme d
sans valeur et sans utilité. C’est par un pouvoir-faire technique de transformation
de la matière déchue que le recyclage tente de remédier au problème posé par
nos déchets. Certains voient même l’opportunité, grâce au recyclage, de faire
disparaître les déchets, de sorte que tout pourrait, à terme, être valorisé et
valorisable. Leur objectif est de passer du modèle « cradle to grave » au principe
« cradle to cradle »171. Selon eux, les innovations techniques nous permettent
d’envisager la production de produits entièrement recyclables, de façon à « créer
et recycler à l’infini » :
168 Cyrille Harpet, Du déchet : philosophie des immondices, op.cit., p. 370.
169 Ibid.
170 Ibid.
171 « Cradle to cradle » signifie « du berceau au berceau, à l’inverse de nos modes de production actuel qui fonctionne selon le schéma « cradle to grave », c’est-à-dire du « berceau à la tombe ».
59
Si les humains souhaitent vraiment demeurer prospères, ils vont devoir se calquer sur le système berceau-à-berceau des flux de nutriments et des métabolismes hautement bénéfique de la nature, au sein duquel le concept de déchet n’existe pas. Afin d’éliminer le concept de déchet, nous devons élaborer des biens – ainsi que des emballages et des méthodes – dont le principe premier intègre l’idée que le rebut n’existe pas, les nutriments de valeur contenus dans les biens déterminant et façonnant leur conception : leur forme s’adapte à l’évolution, pas simplement à la fonction172.
Afin de concevoir des sociétés industrielles moins productrices de déchets, voire
d’envisager des sociétés industrielles sans déchet, McDonough et Braungart
préconisent de calquer le circuit de l'industrie (du berceau à la tombe) sur celui
de la nature (du berceau au berceau). En 2002, ils créent la certification
internationale « cradle to cradle » (C2C) dont le sens est d'encourager la
fabrication de produits conçus pour avoir un impact minimal sur la nature mais
surtout un emploi bénéfique pour l'environnement :
Notre travail a mis en place une méthode de design holistique, humaniste et environnemental, tout en concevant des bâtiments séduisants et innovants. Nous avons construit des bâtiments énergétiquement efficaces, neutres en termes de CO2 et autonomes. C2C va au-delà de tout cela. A présent, notre objectif est de créer des bâtiments qui récupèrent des nutriments et permettent une gestion du flux des matériaux173.
Leur vision du recyclage est ambitieuse, elle ne vise pas seulement à réduire la
masse des déchets produits par les activités humaines mais elle souhaite faire
en sorte que les déchets engendrés soient totalement réintégrés dans le système
industriel ou rejetés dans le milieu environnant seulement s’ils lui sont
bénéfiques. L’approche cradle to cradle cherche à ce que nos modes de
production ne génèrent plus de déchets. C’est en ce sens que McDonough et
Braungart établissent une différence entre la notion d’« éco-efficacité » (eco-
efficiency) et celle d’ « éco-bénéficience » (eco-effectiveness). Si l’éco-efficacité
consiste à recycler ce qui est en mesure de l’être et à jeter ce qui ne peut plus
être recyclé, en revanche, l’éco-bénéficience, consiste à n’utiliser que des
matières qui peuvent être recyclées à l’infini ou qui peuvent même être
bénéfiques pour le milieu naturel. Ainsi, selon leur approche, on pourrait être en
172 William McDonough, Michael Braungart, Cradle to Cradle: Remaking the Way We Make Things, North point press, 2010, p.103.
173 Ibid.
60
mesure d’inaugurer un cycle industriel sans fin où les entrants seraient minimes.
La notion de cycle, à l’image des cycles naturels, est donc au cœur de l’approche
cradle to cradle : l'entreprise, qui s'approprie ainsi l'idée de cycle, réinvente une
nouvelle économie des ressources naturelles. Si les matériaux et les polymères
produits sont pensés pour être recyclés ou déconstruits, ils pourraient revenir,
dans le processus de production, sous forme de compost ou par le biais de
l’alimentation animale. En repensant la transformation des déchets pour valoriser
les déchets de production, en développant des nouvelles techniques de
production et de traitement, McDonough et Braungart souhaitent créer de
véritables écosystèmes industriels interdépendants. En ce sens, les principes qui
fondent l’approche « cradle to cradle » se rapprochent de l’écologie industrielle.
B. L’écologie industrielle et la gestion des déchets
Basée sur l’analyse des flux de matière et d’énergie, l’écologie industrielle
cherche à avoir une approche globale du système industriel en se le représentant
comme un écosystème, afin de le rendre compatible avec les écosystèmes
naturels. La spécificité de l’écologie industrielle, qui la différencie de certaines
autres filières classiques de gestion de l’environnement, est qu’elle souhaite
dépasser l’idée d’une optimisation sectorielle pour s’orienter vers une
optimisation à l’échelle de groupes d’entreprises, de filières, de régions, et même
du système industriel dans son ensemble. En pratique, l’écologie industrielle
cherche à valoriser les déchets d’une filière comme ressource pour cette même
filière, ou pour une autre filière, de façon à ce qu’il n’y ait de déchets qu’en
quantité minimale. Elle vise même à boucler, autant que possible, le cycle des
matières au sein du système industriel afin de ne plus générer de déchets.
L’origine de ce nouveau paradigme provient du constat suivant : les écosystèmes
fonctionnent de façon cyclique, alors que les systèmes industriels actuels
épuisent les ressources et accumulent les déchets. Il s’agit alors, en prenant la
nature pour modèle, de repenser le fonctionnement des systèmes industriels afin
de valoriser les déchets produits par l’industrie.
61
a. La nature comme modèle
En 1989, Robert Fosch et Nicholas Gallopoulos, alors responsables de la
recherche chez General Motors, définissent, dans leur article intitulé « Des
stratégies industrielles viables »174, la notion d’ « écologie industrielle ». Dans cet
article, ils posent les fondements de l’écologie industrielle :
Dans un système industriel traditionnel, chaque opération de transformation, indépendamment des autres, consomme des matières premières, fournit des produits que l’on vend et des déchets que l’on stocke. On doit remplacer cette méthode simpliste par un modèle plus intégré : un écosystème industriel.175
Le principe consiste à établir une analogie avec les écosystèmes qui fonctionnent
en réseaux d'interconnections dans lesquels les organismes vivent, se
nourrissent les uns des autres et consomment mutuellement leurs déchets.
L’intuition de base de l’écologie industrielle explore l’hypothèse selon laquelle le système industriel peut être considéré comme une forme particulière d’écosystème. Après tout, les processus de fabrication et de consommation des biens et des services consistent en des flux de matière, d’énergie et d’informations, tout comme dans les écosystèmes naturels. L’enjeu est de faire évoluer l’ensemble du système industriel vers un mode de fonctionnement viable à l’image de la biosphère176.
L’idée sous-jacente aux méthodes et aux applications de l'écologie industrielle
consiste à transférer les principes de ce fonctionnement de la nature aux
systèmes industriels. Ainsi, l’analogie entre les systèmes industriels et les
systèmes écologiques est solidaire d’une formalisation cybernétique des
systèmes :
Il s’agit dans chaque domaine, d’étudier les interactions et les mécanismes d’autorégulations. Cette importation au système industriel de l’interprétation cybernétique d’un modèle thermodynamique des écosystèmes (celui de l’écologie d’Odum) est une transduction, dans
174 Robert Frosch, Nicholas Gallopoulos, « Des stratégies industrielles viables », Pour la science, n°145, 1989, p. 106-15.
175 Ibid., p. 106.
176 Suren Erkman, « L'écologie industrielle, une stratégie de développement », Le Débat, n°113, 2001, p. 106.
62
laquelle les entreprises du système industriel sont assimilées aux groupes fonctionnels des écosystèmes et les transferts d’énergie, d’effluents et de déchets entre usines, conçus comme ces opérations trophiques que sont la prédation, le parasitisme et la décomposition.177
L’écosystème biologique est, pour les tenants de l’écologie industrielle, un idéal
type. Ils pensent qu’en limitant l’utilisation des ressources, en employant des
matériaux plus légers, et, surtout, en permettant que les déchets de certaines
entreprises deviennent des ressources pour d’autres entreprises, il est possible
de mettre en place des formes de « chaines alimentaires » pour que le système
industriel fonctionne comme un système écologique.
A la suite de Frosch, en 1994, Braden R. Allenby et William E. Cooper publient
un article intitulé « Understanding industrial ecology from a biological systems
perspective »178. Dans cet article, ils développent l’analogie de Frosch et
soutiennent que l’écologie industrielle est la seule susceptible d’être durable, par
opposition au système industriel actuel. Ils replacent les considérations
écosystémiques dans une perspective évolutionniste. D’après eux, trois
systèmes écologiques se seraient succédés au cours de l’évolution. Lors d’une
première étape de vie sur terre, l’écosystème (de type 1) prend place dans un
environnement dans lequel il puise des ressources et rejette des déchets, sans
aucun recyclage : « Lors de cette première étape de la vie sur terre, il y avait peu
d’êtres vivants, des ressources abiotiques immenses et une capacité
pratiquement illimitée d’accueillir les déchets »179. Ce fonctionnement conduit
nécessairement à un stade où les ressources de l’environnement abiotique sont
limitées. Les organismes sont ainsi obligés de rechercher les ressources
nécessaires à leur survie et à leur reproduction dans l’exploitation directe des
autres êtres vivants ou dans l’utilisation de leurs déchets. Sous la pression de
l’évolution, cet écosystème (de type 2) est devenu plus efficace que le
précédent : « les organismes vivants deviennent fortement indépendants et
177 Raphaël Larrère, « L’écologie Industrielle : nouveau paradigme ou slogan à la mode », Les Ateliers de l’Ethique, n°2, 2006, 106.
178 Allenby Braden R, Cooper William E, « Understanding industrial ecology from a biological systems perspective », Environmental Quality Management 3, no. 3, 1994, p. 343-354.
179 Raphaël Larrère, « L’écologie industrielle : nouveau paradigme ou slogan à la mode », op.cit., p. 105.
63
commencent à former des interactions complexes tels que les nous connaissons
aujourd’hui dans les communautés biologiques »180. Mais ce type d’écosystème
n’est pas viable sur une longue durée car les flux sont unidirectionnels. Ainsi, à
terme, cet écosystème rencontre nécessairement des limites à son maintien et à
son développement puisque les ressources diminuent et les déchets continuent
à augmenter inexorablement. C’est pourquoi les écosystèmes deviennent
durables qu’en se bouclant sur eux-mêmes. Dans cet écosystème (de type 3),
l’intégralité des éléments est recyclée continuellement (seule l’énergie solaire
apparait comme un élément entrant).
Après avoir identifié les trois écosystèmes, Allenby et Cooper soutiennent que
les activités humaines, surtout depuis la révolution industrielle, relèvent du
premier type d’écosystème. Or, ce système industriel n’est pas durable : il épuise
les ressources non renouvelables et sature l’environnement de déchets.
L’écologie industrielle cherche alors à atteindre le stade 3 de l’évolution des
systèmes écologiques ou, au moins, à s’en approcher le plus possible. Pour cela,
il est nécessaire de mesurer les phénomènes de dissipation en rendant compte
des différents types de flux matériels et énergétiques qui traversent les systèmes
industriels. Une bonne compréhension du « métabolisme industriel181» est donc
nécessaire. Le concept de métabolisme s’applique généralement à une plante
ou un animal. Par analogie, le métabolisme industriel est défini comme « la
totalité des processus internes – à la fois physiques et chimiques – qui
fournissent l’énergie et les nutriments nécessaire à un organisme et à la vie elle-
même »182. Essentiellement analytique et descriptive, l’étude du métabolisme
industriel vise à comprendre la dynamique des flux et des stocks de matière et
d’énergie liée aux activités humaines, depuis l’extraction et la production des
ressources jusqu’à leur retour inévitable dans les grands cycles de la biosphère.
180 Ibid.
181 R.U. Ayres, « Industrial metabolism and global change », International Social Science Journal, 1989, p. 363-373, Traduction française : « Le métabolisme industriel et les changements de l’environnement planétaire », Revue Internationale des sciences sociales, n°121, p. 401-412.
182 R.U. Ayres, U.E. Simonis, Industrial Metabolism : Restructuring of Sustainable Developmentt, United Nations Publication, New York, 1995 p. 1, cité par Arnaud Diemer, Sylvère Labrune, « L’écologie industrielle : quand l’écosystème industriel devient un vecteur du développement durable », Développement Durable et Territoires, août 2007.
64
La méthodologie du métabolisme industriel consiste alors à « établir des bilans
de masse, à estimer les flux et les stocks de matière, à retracer leurs itinéraires
et leurs dynamiques complexes, mais également à préciser leur état physique et
chimique »183. L’étude du métabolisme industriel est considérée, pour les tenants
de l’écologie industrielle, comme un outil efficace qui permet non seulement
d’optimiser les ressources existantes mais également de détecter des ressources
sous utilisées (ou non utilisées) pouvant générer de nouvelles activités. En ce
sens, l’écologie industrielle se définit comme « une approche intégrée d’analyse
et de réduction des flux de matière et d’énergie visant à améliorer l’éco-efficience
des métabolismes industriels par la promotion de technologies, de valeurs et de
pratiques destinées à assurer la protection, la durabilité ainsi que les
renouvellements des ressources nécessaires au développement »184.
En pratique cela consiste, pour les industriels, à procéder à un ensemble
d’opérations de rationalisation de la production : optimisation des
consommations énergétiques et matérielles, minimisation des déchets à la
source, réutilisation des rejets pour servir de matière première à d’autres
processus de production et à d’autres activités économiques. Les tenants de
l’écologie industrielle initient une nouvelle pratique, celle du management
environnemental. Ce management environnemental implique, pour les
entreprises, des modifications en termes de gestion. Tout d’abord, elle remet en
cause « la focalisation quasi obsessionnelle sur le produit »185. En effet, selon
cette approche, il convient de donner autant d’importance à la valorisation des
déchets qu’à la vente des produits, afin d’optimiser tous les flux de matière et
d’énergie mobilisées par l’entreprise (boucler les cycles en minimisant les rejets).
Ensuite, il s’agit de procéder à la dématérialisation des produits pour évoluer vers
183 Suren Erkman, Vers une ecologie industrielle, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2004, p. 56.
184 O. Boiral, G Croteau, « Du développement durable à l’écologie industrielle ou les métamorphoses d’un concept caméléon » XIème Conference de l’Association Internationale de Management Stratégique, Université Laval Québec, 13-15 juin 2001, cité par Arnaud Diemer, L’écologie industrielle : retour sur le mythe de l’innovation, Forum IV, « Environment, Innovation and Sustainable Development », Marseille, 2010, p. 10.
185 Suren Erkman, « L'écologie industrielle, une stratégie de développement », Le Débat, n°113, 2001, p. 115.
65
un système moins gourmand en énergies fossiles. Le scientifique Suren Erkman
avance que « si l’on veut atteindre un niveau de vie élevé pour une population
mondiale en augmentation, tout en minimisant les impacts sur l’environnement,
il faudra obtenir plus de services et de biens à partir d’une quantité identique,
voire moindre. Telle est l’idée de base de la dématérialisation, qui consiste, en
d’autres termes, à accroître la productivité des ressources »186. Selon ce point
de vue, l’innovation et le progrès technique permettent d’utiliser
proportionnellement moins de flux de matière et d’énergie, ce que démontre, pour
les tenants de l’écologie industrielle, l’industrie des télécommunications187.
L’approche de l’écologie industrielle souhaite offrir une alternative à l’approche
« en bout de chaine » (end of pipe) : solution qui consiste à traiter les déchets,
par le biais de divers dispositifs techniques, en intervenant en fin de processus.
Le traitement de déchets peut, en effet, simplement consister à déplacer la
pollution : « la « solution » d’un problème aux yeux d’un département peut fort
bien se révéler être son transfert sur un terrain relevant d’un autre département
»188. Par exemple, si le traitement des eaux usées permet de produire de l’eau
« propre », il génère aussi des boues d’épuration dont le stockage peut entrainer
une contamination des sols. De même, si l’incinération des déchets permet de
réduire considérablement leur volume, elle engendre des cendres dont le
stockage présente également un problème pour le sol et les eaux souterraines.
De plus, pour satisfaire aux normes de qualité de l’air et éviter de polluer
l’atmosphère, l’incinération requiert l’installation de filtres qui eux-mêmes se
chargent de substances solides qu’il convient, à leur tour, d’éliminer. C’est pour
pallier les insuffisances de l’approche sectorielle « en bout de chaine » (end of
pipe) que l’écologie industrielle a le souci de combiner les approches sectorielles
et transversales, dans des processus intégrateurs, afin de boucler autant que
possible le cycle des matières au sein du système industriel. La « symbiose de
186 Suren Erkman, Vers une ecologie industrielle, op.cit., p. 56.
187 « L’industrie des télécommunications offre un exemple spectaculaire de substitution technologique : 25kg de fibre de verre suffisent pour fournir des services équivalents à une tonne de cuivre » (Erkman 2006 : 88).
188 Suren Erkman, « L'écologie industrielle, une stratégie de développement », op.cit., p. 108.
66
Kalundborg », située au Danemark, est l’exemple plus souvent évoqué pour
illustrer la possibilité, voire la nécessité, d’instaurer un bouclage de flux entre
plusieurs processus de production mis en œuvre par différentes entreprises. Il
préfigure, pour les tenants de l’écologie industrielle, ce que devrait être un
écosystème industriel du troisième type.
b. Le cas exemplaire de la « symbiose de Kalundborg »
L’application, exemplaire et spontanée, des principes de l’écologie
industrielle, au début des années 1990, dans la petite cité portuaire du
Danemark, Kalundborg, permet à l’écologie industrielle de ne pas rester qu’une
idée séduisante189.
Ce n’est pas la première fois qu’est formalisé un bouclage de flux d’énergie ou de matières entre différentes entreprises : par exemple, dans le contexte de pénurie de l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale, la carrosserie de la Trabant avait été conçue à partir de chutes de rafles de coton soviétique et d’un sous-produit de l’industrie chimique est-allemande. Mais, à Kalundborg, c’est la première fois qu’une zone industrielle est décrite à l’image de ce qui se passe dans un écosystème, en se fondant sur la relation qualifiée de symbiose par les écologues, c’est-à-dire l’association naturelle permanente entre deux espèces qui en tirent mutuellement parti.190
Située au bord de la mer du Nord, à une centaine de kilomètres de Copenhague,
Kalundborg (20 000 habitants) est l’un des rares ports accessibles à cette
latitude. A partir des années 1950, une centrale électrique (AsnaesPowers
Station) et une raffinerie de pétrole (Statoil) s’implantent dans la ville. Toutes
deux ont d’énormes besoins en eau que le réseau municipal ne peut satisfaire.
Elles puisent de plus en plus l’eau nécessaire à leurs activités dans le lac Tisso
et dans les nappes phréatiques, elles cherchent donc rapidement à mettre en
189 D’après Suren Erkman, au début des années 1990, on se demandait si l’écologie industrielle avait la moindre chance de dépasser le stade d’une belle idée abstraite. La découverte de la symbiose de Kalundborg (jusqu’alors pratiquement inconnue) devint alors « la preuve de l’existence réelle d’un écosystème industriel en vraie grandeur, fonctionnant sur des bases économiques solides », Suren Erkman, « L'écologie industrielle, une stratégie de développement », op.cit., p. 109.
190 Romain Debref, Martino Nieddu, Franck-Dominique Vivien, “Flux de matières et d’énergie : produire dans les limites de la biosphère”, L'Économie politique, n°1, 2016, p. 24
67
place un circuit fermé d’échange d’eau. Peu à peu, les échanges d’eau de toutes
sortes (eau de refroidissement, eaux usées, eau de surface, eau de drainage) se
multiplient entre les grandes firmes du territoire et le réseau public de la
commune de Kalundborg191. Très vite d’autres firmes sont venues s’ajouter,
comme la société suédoise de panneaux de construction en gypse (Gyproc) et
une entreprise de biotechnologies (Novo Group). Puis, à partir de ce nouveau
circuit d’eau se sont progressivement développées d’autres synergies,
notamment autour de la vapeur ou de la chaleur issues du fonctionnement de
certaines firmes. Par exemple, l’entreprise Gyproc qui, au début des années
1970, utilisait beaucoup d’énergie, pour le chauffage du gypse et du plâtre, a
sollicité la raffinerie pour utiliser ses excès de gaz. Les échanges de vapeur sont
également devenus une composante essentielle de la symbiose : les flux se sont
multipliés depuis la centrale électrique vers la raffinerie, l’entreprise Novo Nordisk
et le réseau de chauffage urbain. Les flux se sont également élargis aux déchets
et sous-produits issus des activités d’entreprises. Les entreprises de la petite cité
industrielle ont commencé à échanger et à valoriser spontanément leurs déchets
et leurs effluents :
L’installation par la centrale électrique d’une unité de désulfurisation (qui
capte le gaz et le fait interagir avec de la chaux pour le transformer en
déchet solide, proche du gypse naturel) a permis la mise en place d’un flux
continu entre la centrale et l’entreprise Gyproc. Celle-ci, utilisatrice de
gypse pour la fabrication des plaques de placo-plâtre, a cessé d’importer
d’Espagne du gypse naturel, tandis que la centrale a pu éviter le coût de
mise en décharge de son sous-produit. D’autres types de résidus ont
également été échangés entre les firmes : des cendres volantes (à
destination de la cimenterie), du bioéthanol, des boues de levure, des
engrais de soufre (à destinés du secteur agricole).192
A la fin des années 1980, les responsables du développement local ont réalisé
qu’ils avaient, progressivement et spontanément, créé un système, qu’ils
baptisèrent « symbiose industrielle ». Ce système a alors été présenté comme la
191 Par exemple, l’eau sortant des process de la raffinerie de Statoil est récupérée par la centrale électrique de refroidissement. Parallèlement, l’eau de chaudière de la centrale est récupérée par la raffinerie, ce qui évite à la centrale d’investir dans une installation de traitement des eaux.
192 Christophe Beaurain, « Kalundborg : un modèle d'écologie industrielle », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, n° 9, 2015, p. 21-22.
68
« symbiose de Kalundborg ». Tout le modèle consiste, d’une part, à réduire les
quantités de matériaux utilisés, et, d’autre part, à diminuer les quantités de gaz
carbonique rejetées par les processus de consommation, afin de lutter contre
l’accroissement de l’effet de serre, grâce à des substitutions énergétiques.
La « symbiose de Kalundborg » a eu un impact très important. Elle a donné lieu
à la création d’un Institut de la Symbiose, en 1996, qui entend vulgariser le
modèle et en illustrer les résultats193, à l’édition d’un journal scientifique aux
presses MIT ou encore à l’édition du guide de l’écologie industrielle et territoriale
par le ministère du Développement Durable, en 2014. Ce dernier pousse les
zones industrielles à se doter de structures organisées pour penser les
opportunités qu’offrirait l’étude de leur métabolisme, suivant en cela le célèbre
exemple de la « symbiose » industrielle de Kalundborg. De nombreux travaux194
ont également cherché à cerner la nature et les caractéristiques de la symbiose
afin de pouvoir la reproduire ailleurs. Une série de projets a vu le jour dont le
concept, dans les années 1990, de « parc éco-industriel ». Ce terme désigne une
zone où les entreprises coopèrent pour optimiser l’usage des ressources,
notamment en valorisant mutuellement leurs déchets (les déchets d’une
entreprise servant de matière première à une autre). L’idée des parcs (ou
réseaux) éco-industriels se distingue des traditionnelles pratiques d’échanges de
déchets « car elle vise une valorisation systématique de l’ensemble des
ressources dans une région donnée et ne se contente pas simplement de
193 “Réduction de la consommation des res- sources: 45 000 tonnes par an de pétrole, 15 000 tonnes par an de charbon, et surtout près de 3 millions de m3 par an d’eau; réduction des émissions de gaz à effet de serre et de polluants: 175 000 tonnes par an de gaz carbonique, 10 200 tonnes par an de dioxyde de soufre; réutilisation des déchets: 130 000 tonnes par an de cendres (pour la construction routière), 4 500 tonnes par an de soufre (pour la fabrication d’acide sulfurique), 200 000 tonnes par an de gypse, 1 440 tonnes par an d’azote et 600 tonnes par an de phosphore » Suren Erkman, « L'écologie industrielle, une stratégie de développement », op.cit., p.111.
194 Voir M.R. Chertow, « Uncovering Industrial Symbiosis », Journal of Industrial Ecology, vol. 11, n°1, 2007, p. 11-30 ; Q. Zhu, E.A Lowe, Y.A. Wei, D. Barnes, « Industrial Symbiosis in China », Journal of Industrial Ecology, vol. 11, n°1, 2007, p. 31-42 ; V.D. Beers, G. Corder, A. Bossilkov, V.R. Berkel, « Industrial Symbiosis in the Australian Minerals industry », Journal of industrial Ecology, vol. 11, n°1, 2007, p. 55-72, articles cités par Arnaud Diemer et Sylvère Labrune, « L’écologie industrielle : quand l’écosystème industriel devient un vecteur du développement durable », op.cit.
69
recycler des déchets au coup par coup »195. A partir de 1993, on assiste à une
floraison de projets de parcs éco- industriels, aux Etats-Unis196, au Canada
(Halifax), au Québec (Saint-Félicien, région du Lac Saint-Jean), en Hollande (port
de Rotterdam) et en Autriche (Graz), en France (Parc industriel de la plaine de
l’Ain, Ecopal de Dunkerque)197.
Ainsi semble prendre corps la formidable dynamique de la loi de 1992, qui clôt
un siècle d’élimination industrielle et d’externalisation des déchets dans la nature.
Nous pouvons néanmoins nous demander ce à quoi nous assistons vraiment :
l’internalisation industrielle semble être avant tout une réponse technique au
problème du traitement des déchets dont la résolution est placée entre les mains
de techniciens. Or, si nos techniques permettent de traiter efficacement les
résidus par plusieurs dispositifs techniques, si elles sont en mesure de « filtrer,
incinérer, raffiner, épurer, décanter, recycler les vieux papiers, les pneus usagés,
les métaux abandonnés, les verres et les plastiques qu’on jette »198, un tel
optimisme technologique est-il vraiment justifié ? Sommes-nous réellement en
mesure de pouvoir maitriser le traitement de tous nos déchets ? Rien n’est moins
sûr, notamment parce que les solutions techniques peinent à traiter l’ensemble
des masses détritiques produites par les sociétés industrielles. En effet, force est
de constater que les techniciens sont dépassés par les matières résiduelles qu’ils
195 Suren Erkman, « L'écologie industrielle, une stratégie de développement », op.cit., p.112.
196 A Washington, le Conseil du président pour le développement durable (President’s Council on Sustainable Development, PCSD) a mis sur pied une task force sur les parcs éco-industriels. Dans son rapport final, publié en février 1997, on trouve la description d’une quinzaine de projets disséminés sur le territoire américain : « President’s Council on Sustainable Development (PCSD), Eco-Industrial Park Workshop Proceedings (17- 18 octobre 1996, Cape Charles, Virginia), Washington, DC, février 1997. Les actes de ce colloque sont disponibles sur le site web suivant : http ://www.whitehouse.gov/PCSD/Publications/Eco_Workshop.html.
197 Concernant l’exemple de Dunkerque voir l’analyse de Christophe Beaurain et Delphine Varlet dans leur article intitulé “Quelques pistes de réflexions pour une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : l’exemple de l’agglomération dunkerquoise”, Développement Durable et territoires, Vol. 5, n°1, Février 2014.
198 François Dagognet, « Eloge du déchet », op. cit, p.184.
70
doivent traiter. Ils n’arrivent plus à endiguer ce « grand débordement » et à
accomplir la tâche qui leur a été assignée.
71
Chapitre 2 :
L’impasse du modèle gestionnaire des déchets
Si la valorisation industrielle des déchets permet, tout en réduisant leur
masse, de réintégrer les déchets dans un circuit industriel et économique, en
approvisionnant la chaîne de production en une ressource disponible, abondante
et renouvelable, force est de constater que les dispositifs techniques peinent à
endiguer l’afflux de déchets et cela, en dépit des innovations technologiques,
toujours plus ingénieuses les unes que les autres. La réponse technique au
traitement de nos déchets a, par conséquent, des limites qu’il convient
d’analyser. Non seulement les dispositifs techniques sont souvent,
paradoxalement, très gourmands en déchets et nécessitent un volume minimal
d’ordures pour fonctionner, mais l’idée selon laquelle il serait possible de tout
valoriser – de passer d’un modèle industriel de production « cradle to grave » au
principe « cradle to cradle » – comporte elle aussi des limites physiques compte
tenu du principe d’entropie. Enfin, nombreux sont les déchets qui échappent aux
processus de traitement mis en place par l’industrie des déchets. Le modèle
actuel de gestion des déchets mis en place par les sociétés industrielles semble
conduire à une fuite en avant technologique, réduisant le problème de la gestion
des déchets à un problème technico-économique. Le chapitre s’attache à
démontrer que cette course à l’innovation technique, qui se met en place pour
trouver de nouvelles méthodes et endiguer plus efficacement le flux de déchets,
a pour effet d’occulter les questions sociales, éthiques et politiques du problème
environnemental lié à la gestion des déchets.
72
2.1. Les limites du modèle gestionnaire mise en place par les sociétés
industrielles
A. L’échec des dispositifs techniques à endiguer l’afflux de déchets : la
fuite en avant technologique
Les initiatives techniques proposées pour remédier à l’accumulation
d’ordures peinent clairement à maitriser l’actuel débordement détritique auquel
doivent faire face les sociétés industrielles. Force est de reconnaître que les
techniciens sont dépassés par les matières résiduelles qu’ils doivent traiter. Du
fait de la généralisation du tout jetable et de la sophistication des biens de
consommation, la taille de nos poubelles ne cesse de croître et l’approche
technique de la gestion des déchets peine à juguler l’ensemble de nos déchets.
En France, la production des ordures ménagères ne cesse d’augmenter depuis
qu’elle est mesurée : elle est passée de 170 kg dans les années 1960 à 374 kg
d’ordures ménagères par habitant et par an en 2009199. Les sites
d’enfouissement comme les centres d’incinération sont à la limite de la
saturation. Face à cette situation critique, les innovations techniques se
développent pour essayer d’y remédier, entrainant la gestion des déchets dans
une fuite en avant technologique.
Pour endiguer le flot continu d’ordures, les entreprises sont tentées de
développer des technologies toujours plus sophistiquées. Mais la plupart de ces
technologies sont souvent très couteuses, incertaines et doivent, pour être
rentables, traiter un volume minimal de déchets. Une telle approche n’incite pas
à réduire la production de matières résiduelles, comme l’illustre ces deux
nouvelles techniques : la torche à plasma et le traitement des déchets par
thermolyse200. La torche à plasma existe depuis une cinquantaine d’années pour
produire de l’énergie, mais ce n’est que très récemment qu’elle a été appliquée
199 « Les déchets en chiffres en France », Ademe, 2009.
200 Annick Lacout, Elodie Fradet, Pascal de Rauglaudre, Le grand débordement pourquoi les dechets nous envahissent, comment les réduire, Paris, Rue de l'échiquier, 2014.
73
au traitement des déchets ménagers201. Cette technique consiste à placer les
déchets dans un four, où ils sont soumis au flux thermique d’une torche à plasma.
La torche effectue deux processus : tout d’abord, elle vitrifie la fraction minérale
des déchets – les déchets deviennent des résidus inertes ressemblant à du verre
– et, ensuite, elle « vaporise leur fraction organique en un gaz de synthèse fait
d’hydrogène et de monoxyde de carbone »202. Avec cette technique, le verre peut
être stocké dans une décharge ou utilisé comme matériau de remblais et le gaz
peut servir de combustible pour alimenter des turbines électriques. Cette
technique ne présente pas que des avantages. D’une part, il existe une
incertitude concernant les déchets vitrifiés censés devenir inertes – on ne connaît
pas vraiment leur comportement à long terme – et, d’autre part, la technique est
coûteuse. Le rendement énergétique n’est pas assuré parce que le processus
de vitrification nécessite un apport d’énergie considérable.
Comme le traitement des déchets par la torche à plasma, le traitement par
thermolyse est aussi très coûteux et surtout gourmand en déchets. Cette
technologie consiste à porter les déchets à une température comprise entre 450
et 650°C, dans un four à l’abri de l’oxygène, de manière à les décomposer en
gaz et résidus solides, assimilés à du charbon et utilisables comme combustible.
Mais si le procédé technique semble intéressant, il comporte de nombreux
inconvénients comme le montre l’usine mise en place à Arras, en 2004. Cette
dernière n’a jamais pu bien fonctionner notamment parce qu’elle nécessitait un
volume minimal de déchets qu’elle n’a jamais réussi à atteindre : « elle devait
absorber 50 000 tonnes de déchets par an mais n’a jamais dépassé les 25
000 »203. Cette technique de traitement requiert une masse minimum de déchets
pour fonctionner correctement. Si le gisement de déchets ne doit pas faire défaut,
par conséquent, loin d’inciter à la diminution du volume des matières détritiques,
201 Quelques usines de traitement des déchets en sont équipées au Japon et une existe en Floride. En France, il n’y en a deux, l’un dans l’agglomération bordelaise l’autre à Morcenx dans les Landes, voir Annick, Lacout, Elodie Fradet, Pascal de Rauglaudre, Le grand débordement, op.cit., 2014, p. 142.
202 Ibid., p. 142.
203 Ibid.
74
ce dispositif invite, au contraire, à la perpétuation de nos pratiques actuelles de
mise au rebut.
Si le dispositif technique peine à endiguer le flux croissant de déchets, produits
par les sociétés industrielles, c’est aussi parce qu’un nombre considérable de
déchets échappent encore à un quelconque traitement, comme en témoignent
les décharges océaniques. Ces plaques de déchets résultent de l’accumulation
de déchets de plastique qui ne se décomposent pas, ou alors seulement
partiellement (bouteilles, bidons, brosses à dents, bouchons, sacs plastiques
etc.). Les scientifiques ont relevé « jusqu’à 200 000 fragments de déchets par
km2 »204. Les déchets océaniques proviennent le plus souvent des décharges à
ciel ouvert, ils sont soufflés par les vents ou transportés par les fleuves jusqu’au
large. Les dispositifs techniques des stations d’épuration échouent également,
en amont, à récupérer l’ensemble des déchets. C’est ainsi que l’on peut aussi
retrouver dans les cours d’eau, les mers et les océans, les micro-billes contenues
dans les produits d’hygiène (crème de massage, savon pour les mains, exfoliant
pour le visage etc.). A base de polyéthylène, ces micro-billes fixent des
substances toxiques et sont les polluants organiques persistants. Après
utilisation, les micro-billes sont évacuées dans les eaux usées, en même temps
que l’eau savonneuse. Elles sont tellement petites qu’elles passent à travers
toutes les mailles des filtres dans les stations d ‘épuration et finissent dans les
fleuves et les océans. Les micro-billes, contenues dans les produits d’hygiène,
ne sont pas un cas isolé, les Cotons Tiges usagés échappent aussi régulièrement
aux dispositifs de traitement : « en cas d’orage violent, quand les stations
d’épuration débordent, le Coton-Tige, extrêmement léger, peut rapidement se
retrouver à flotter dans les fleuves et les océans »205. Or, ces débris de plastiques
mettent en danger le biotope marin qui est amené à les ingérer206.
204 Ibid., p.72).
205 Ibid.
206 Galgani, François, Isabelle Poitou, and Laurent Colasse. Une mer propre, mission impossible ? : 70 clés pour comprendre les déchets en mer. Versailles, Editions Quae, 2013.
75
Des propositions techniques, plus ou moins sérieuses, ont été faites pour réussir
à maitriser et à traiter ces plaques de déchets. Une des pistes techniques
évoquée est celle de la « pêche » aux déchets flottants. Elle consiste à ratisser
une très large proportion de la surface océanique mondiale avec des filets à
plancton, puis à traiter les résidus à terre afin de les réintégrer dans les systèmes
techniques de gestion des déchets. Ce type de traitement a été tenté en mer du
Nord207. Chaque tonne de déchets repêchés était alors rachetée aux pêcheurs,
par l’association, à des prix comparables à ceux des poissons les plus
fréquemment pêchés dans ces zones. Cependant, même si les superficies en
jeu sont bien moins grandes que celles évoquées à l’échelle globale, un des
résultats marquants de cette expérience est le caractère résolument éphémère
de ce type d’initiatives : de nouveaux afflux de déchets continuent d’alimenter
ces territoires. Cette proposition de traitement des déchets plastiques
océaniques comporte, de surcroît, des limites techniques. Le ratissage
systématique implique l’usage d’une armada de navires motorisés ce qui pourrait
avoir un impact bien supérieur à celui engendré par la pollution originelle. De
plus, en l’état actuel des possibilités techniques « un filet récupérant les déchets
de plastiques ne saurait pas distinguer les déchets de la faune marine »208. Enfin,
ce dispositif semble incapable de mettre un terme au phénomène d’accumulation
des débris plastiques dans les océans, les volumes de déchets en jeu semblent
incommensurables comparés aux capacités de collecte des navires de pêche.
B. Le mythe du « cradle to cradle » : les limites du recyclage
Les innovations techniques peinent à juguler l’afflux des masses
détritiques et à mener à bien le traitement des déchets pour lequel elles ont été
élaborées. Si la technique du recyclage apparaît comme une solution séduisante,
207 Voir le projet « Fishing for litter » de l’association KIMO (http://www.fishingforlitter.org.uk).
208 Annick, Lacout, Elodie Fradet, Pascal de Rauglaudre, Le grand débordement, op.cit., 2014, p. 72.
76
dans la mesure où elle vise à transformer les déchets en ressources afin d’éviter
l’exploitation de nouvelles matières premières, elle comporte de nombreuses
limites qu’il convient d’exposer. Non seulement les techniques de recyclage sont
dans l’impossibilité de tout recycler mais l’industrie du recyclage, en s’appropriant
le gisement des matières résiduelles, qui ne doit pas lui faire défaut, favoriser
finalement la production de déchets au lieu de favoriser sa réduction.
Si le recyclage a pour vocation d’établir une cyclicité dans l’utilisation de la
matière et de l’énergie, il convient de rappeler qu’il n’est pas possible de tout
recycler. En vertu du second principe de la thermodynamique, on en dissipe
toujours un peu, que ce soit au moment du recyclage lui-même ou pendant
l’usage, comme l’illustre, « la pièce de monnaie qui s’use imperceptiblement au
fil du temps »209. Dans ses travaux sur la thermodynamique et la loi d’entropie,
Georgescu-Roegen souligne que le recyclage complet de la matière n’est pas
possible si l’on admet l’existence de contraintes thermodynamiques sur l’activité
économique210. Pour ce dernier, cela ne signifie nullement que le recyclage est
impossible ou inutile, ni que les progrès des sciences et de l'ingénierie ne sont
d'aucune aide. Cependant, il met en avant le fait « qu'aucune technologie ne
réussira à éliminer totalement les aspects entropiques de l'extraction, de la
209 Philippe Bihouix, « Matérialité du productivisme », dans Penser la décroissance, Presses de Sciences Po (PFNSP), 2013, p. 105
210 Les travaux de Georgescu-Roegen s’attachent à montrer que les processus économiques n’échappent pas à la loi d’entropie. La thermodynamique permet, selon lui, de rendre compte de l'interaction entre les processus économiques et l'environnement. Il forge pour cela le concept de « bioéconomie » pour désigner sa conception du processus économique comme une extension de l'évolution biologique propre aux communautés humaines. Cela consiste à envisager que le circuit économique est un sous-système ouvert de la biosphère, qui, elle, est un système fermé. L’économie est un mécanisme qui organise le transit de la matière et recompose celle-ci en produisant des déchets, après avoir consommé des ressources dont beaucoup ne sont pas renouvelables et dont la totalité est sujette à l’entropie. L’être humain ne produit ni ne consomme de la matière-énergie mais se limite à absorber de la matière-énergie pour la rejeter continuellement, comme l’enseigne le second principe de la thermodynamique. La matière-énergie absorbée par le processus économique l'est dans un état de « basse entropie » (ou néguentropie) et elle en sort dans un état de « haute entropie ». C’est-à-dire qu’en exploitant les ressources naturelles, le système économique transforme des sources naturelles de valeur (basse entropie) en déchets (haute entropie).
77
transformation et de l'utilisation des matières premières minérales nécessaires
au mode de production industriel »211.
Tout d’abord, certains matériaux ne se recyclent pas, « les polymères
thermodurcissables (polyuréthanes par exemple) ne peuvent tout simplement
pas être refondus »212, comme les emballages alimentaires et médicaux lorsqu’ils
sont souillés et inexploitables. Bien sûr, on peut envisager un progrès des
techniques de récupération et de recyclage, mais les objets jetés sont de facture
de plus en plus complexe et cette complexité des produits, des composants
(dizaine de métaux différents dans un téléphone portable ou ordinateur) et des
matières (milliers d’alliages métalliques différents, mélanges de plastiques et
d’additifs, matériaux composites) nous empêche d’identifier, de séparer et de
récupérer facilement les matières premières »213. Le cas des métaux illustre bien
cette difficulté à tout recycler. Les faibles quantités de métaux non ferreux
contenues dans les aciers spéciaux finissent souvent, si elles sont recyclées,
dans des usages moins nobles, comme les ronds à béton du bâtiment. Dans le
cas de la filière automobile, qui utilise des aciers de haute performance (pour la
plupart issus d’une première fonte), les quantités de métaux sont perdues, la
filière automobile peut alors être perçue comme « une sorte de gigantesque «
machine entropique » à transformer des réserves métalliques exploitables en un
tas de ferrailles où se perdent, dans un mélange indifférencié, de précieux
métaux non ferreux »214. Certains produits ne peuvent pas être recyclés dans la
mesure où ils font l’objet d’usages dispersifs. En effet, l’utilisation de « matériaux
de basse entropie (donc relativement organisés) se trouvent finalement
transformés en matériaux à haute entropie, donc désorganisés »215. La matière-
211 Nicholas Georgescu-Roegen, Demain La Décroissance, op.cit., p. 30
212 Philippe Bihouix, L'âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable : Vers Une Civilisation Techniquement Soutenable, Paris, Le Seuil, 2014, p. 168
213 Ibid., p.69.
214 Philippe Bihouix, « Matérialité du productivisme », op.cit., p. 105.
215 René Passet, L'économique et le vivant. Vol. 23, Payot, 1979, p. 128.
78
énergie, rejetée au cours du processus économique, devient si diffuse qu’il est
difficile de la capter pour la réutiliser entièrement. C’est particulièrement le cas
des métaux, comme le démontre Philippe Bihouix, qui sont utilisés comme
pigments dans les encres et les peintures, comme additifs dans les verres et les
plastiques, comme fertilisants ou pesticides (la bouillie bordelaise au sulfate de
cuivre), ou que l’on retrouve dans la composition des cosmétiques (le bismuth,
un métal lourd associé au plomb, dans les rouges à lèvres nacrés). Dans le cas
de l’automobile, les métaux font aussi l’objet d’usages dispersifs « que ce soit
avec le zinc ou le cobalt contenus dans les pneumatiques (utilisés
respectivement pour accélérer la vulcanisation du caoutchouc et comme siccatif)
ou le mercure dans les airbags »216. Ces usages dispersifs représentent une part
non négligeable de l’utilisation du métal, environ 10% à 30%217. Comme le
suggère Georgescu-Roegen, avec l’image suivante, si « nous pouvons ramasser
toutes les perles tombées par terre et reconstituer un collier cassé, aucun
processus ne peut effectivement réassembler toutes les molécules d'une pièce
de monnaie usée »218. Le recyclage comporte presque toujours une perte
fonctionnelle et une dégradation de l’usage du produit.
On n’ira pas gratter la peinture anticorrosion à l’étain et au cuivre sur les vieux bateaux. On n’ira pas ramasser, sur le bitume des autoroutes, les particules de zinc (usure des pneus) ou de platine (faibles rejets des pots catalytiques). On ne sait pas récupérer tous les métaux présents sur une carte électronique. Et c’est bien d’abord la manière dont nous concevons et consommons les objets qui crée l’hémorragie219.
Difficile, alors, de parler de valorisation ou de réintégration des déchets dans le
circuit économique quand les pertes sont aussi nombreuses : perte par
dispersion (à la source), perte mécanique (la boîte de conserve et le stylo partis
en décharge), perte fonctionnelle (par recyclage inefficace), perte entropique. Le
cercle vertueux du recyclage semble « percé de partout, et, à chaque cycle de
216 Ibid.
217 Philippe Bihouix, L'âge des low tech, op.cit., p. 72.
218 Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance, op.cit., p. 70.
219 Philippe Bihouix, « Matérialité du productivisme », op.cit., p. 105.
79
consommation, on perd de manière définitive une partie des ressources »220. En
somme, rien de très circulaire.
De plus, au cours de son processus, le recyclage industriel est lui-même
producteur de déchets. En effet, le processus du recyclage n’est pas gratuit en
termes énergétiques, il requiert une quantité supplémentaire de basse entropie
bien plus considérable que la baisse d’entropie obtenue par ce qui est recyclé :
Les substances relativement organisées (minerais, combustibles etc.), prélevées en amont du système économique (…) se trouvent, en définitive, toujours restituées en aval sous des formes (fumées, cendres, déchets divers) déstructurées. Il s’agit là d’un processus irréversible, qu’aucune force ne saurait renverser sans exiger de nouvelles dépenses d’énergie. Théoriquement, en effet, les substances éparses peuvent être récupérées et recombinées, mais c’est au prix d’une production d’entropie plus élevée que la dispersion est forte.221
C’est en ce sens que Georgescu-Roegen souligne qu’« il n'y a pas plus de
recyclage gratuit qu'il n'y a d'industrie sans déchets »222. Même si les techniques
de recyclage permettent de récupérer et de transformer des éléments déjà
utilisés de manière à pouvoir les réutiliser, le recyclage industriel n’est pas neutre
énergétiquement.
Outre le fait qu’il n’est pas possible de tout recycler, pour les raisons que nous
venons de mentionner, le recyclage industriel est aussi problématique parce qu’il
ne peut pas, en amont, favoriser la diminution de la production de déchets. Nous
pouvons même penser qu’il l’encourage : le fait que l’industrie des déchets offrent
des possibilités de recyclage encourage à en produire. L’appétit industriel pour
les matériaux, confronté à la raréfaction des ressources naturelles, entraine la
diversification des sources d’approvisionnement, « on peut alors soupçonner le
système industriel de vouloir s’assurer le gisement domestique, pour ne jamais
manquer de grain à moudre ; et pour cela, de façonner le comportement des
220 Philippe Bihouix, L'âge des low tech, op.cit., p. 69.
221 René Passet, L'économique et le vivant. Vol. 23, Payot, 1979, p. 128.
222 Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance, op.cit., p. 50.
80
usagers de telle manière que le gaspillage devienne vertueux »223. Même s’il est
imparfait, le recyclage nourrit le processus industriel en matières et en énergie,
et conduit à ne pas encourager la réduction des déchets à la source. Du fait de
la raréfaction des ressources naturelles, les matières recyclables deviennent de
nouvelles sources d’approvisionnement pour des systèmes productifs. Si, en
amont, le gisement de déchets ne doit pas faire défaut pour alimenter l’industrie
du recyclage, on voit mal comment le recyclage pourrait être un moyen
permettant de réduire la production des déchets. La Suède, dont le système de
recyclage est un véritable succès, a été dans l’obligation d’importer des déchets
des pays voisins. Dans ce pays, seulement 1 % des ordures ménagères
suédoises finissent, en 2016, dans des décharges, contre 38 % pour la moyenne
des pays européens. 36 % de ces déchets sont recyclés, 14 % compostés et
surtout 49 % incinérés, soit le plus haut taux dans l’Union après le Danemark (54
%), loin devant la moyenne européenne (22 %). Ainsi, la valorisation matière est
de 36% et la valorisation énergétique de 49 %. Cette dernière est obtenue par
l’incinération des déchets. Elle permet d’assurer 20 % du chauffage urbain du
pays (810 000 foyers) et de garantir un approvisionnement en électricité pour 250
000 foyers, sur 4,6 millions de ménages Or, si la Suède importe les déchets des
pays voisins, c’est justement parce que le système d’incinération est gourmand
en déchets. En effet, les incinérateurs ne peuvent pas fonctionner en dessous
d’un certain tonnage. Le coût d’un incinérateur est tel qu’il faut le faire fonctionner
pour qu’il soit rentable.
La mise en place d’une économie circulaire et de technologies dites « vertes »
peuvent aussi avoir des « effets rebonds » qui montrent que le principe
d’économie, s’il est au service du système productif peut le renforcer au lieu de
favoriser une transition énergétique. Certains économistes écologiques nuancent
l’enthousiasme à l’égard de l’analyse du cycle de vie, et à l’égard de l’écologie
industrielle, en pointant l’existence d’effets rebonds224. L’économiste, Stanley
223 Bérengère Hurand, « Déchets ménagers : question d’intégration », VertigO-la revue électronique en sciences de l'environnement, 2014, p. 9.
224 John M. Polimeni, Raluca Iorgulescu Polimeni, “ Jevons’ Paradox and the Myth of Technological Liberation ", Ecological Complexity, vol. 3, n°4, 2006, p. 344-53.
81
Jevons, le premier, avait observé que, dès le début de la révolution industrielle, la
réduction des coûts provenant de l’amélioration des performances des machines
à vapeur avait incité les anglais à décupler l’utilisation de ces dernières. Cela
avait eu pour conséquence d’augmenter la consommation de charbon. Jevons a
mis en avant le fait qu’utiliser des machines moins consommatrices d'énergie
n'amène pas systématiquement à une baisse de la consommation mais peut, au
contraire, entrainer l'utilisation de plus de machines qui contrebalancent les
économies d'énergie. Cette logique – ou « paradoxe de Jevons » – est
également à l’œuvre pour des produits de grande consommation, « à l’instar des
automobiles moins gourmandes en carburant et moins émettrices de CO2, que
l’on fait rouler sur de plus longues distances »225. Cet effet rebond se traduit par
une augmentation de la consommation de carburants, de 10% à 30% dans les
pays de l’OCDE. Ainsi, une trajectoire technologique censée être moins
dommageable pour l’environnement peut être susceptible de mener à une
augmentation de la pression sur les ressources naturelles. C’est en tenant
compte de cet aspect que les limites du projet de dématérialisation peuvent être
soulignées. L’ère de l’informatique était censée révolutionner notre rapport au
monde matériel en nous permettant de moins imprimer (de faire des économies
de papier), et en nous évitant de nombreux déplacements (diminuer les
émissions de C02) grâce aux télécommunications ; or, « on n’a jamais
consommé autant de papier ou presque (entre 2000 et 2010, la consommation
n’a baissé que de 1,3% - on fait mieux pour une révolution de la
dématérialisation), et on ne s’est jamais autant déplacé pour des raisons
professionnelles » 226. Le fait que la consommation de papier n’ait pas chuté
peut, en partie, s’expliquer par un certain effet rebond. En effet, nous imprimons
moins de documents provenant de nos ordinateurs mais l’impression est meilleur
marché et plus facile d’accès. Par ailleurs, à propos de la dématérialisation, le
secteur de l’informatique et des télécommunications (comme le réseau internet
lui-même) requiert des « serveurs, antennes relais, terminaux, accessoires, ou
225 Debref, Romain, Martino Nieddu, and Franck-Dominique Vivien, « Flux de matières et d’énergie : produire dans les limites de la biosphère », L'Économie politique, n°1, 2016, p. 32.
226 Philippe Bihouix, L'âge des low tech, op.cit., p. 96.
82
câbles transocéaniques de faisceaux de fibres optiques »227, ce qui n’a rien de
virtuel.
L’économie circulaire, telle qu’elle se définit, cherche idéalement à atteindre un
bouclage des flux d’énergie et de matières, en s’opposant à la logique linéaire
qui structure habituellement les systèmes industriels, qui va de la conception à
la mise en décharge des produits (« cradle to grave » ou « du berceau à la
tombe »). Dans son modèle le plus pur, l’économie circulaire ne doit donc rien
aux ressources fossiles : les matériaux et polymères produits sont conçus, en
amont, pour être recyclés ou déconstruits, ils reviennent ensuite dans le
processus de production par des procédés de biodégradation contrôlée. Comme
l’éco-conception de tous les produits pensés autour du renouvelable est loin
d’être d’actualité, « les tenants de l’économie circulaire insistent sur la création
d’autres boucles de rétroaction dans les systèmes techniques dès aujourd’hui :
recyclage destiné à lutter contre le gaspillage alimentaire, réutilisation de
matériaux de démolition, filières de pièces détachées de seconde main pour
l’électroménager »228. Nous pouvons alors nous demander si la recherche
d’économie de ressources – qui intéressent les ingénieurs car elles entrent dans
une logique de gains de productivité et de minimisation des coûts de production
– n’engendre pas un effet rebond. Autrement dit, si la recherche d’économie de
ressources ne se traduit pas finalement par une augmentation des volumes
produits, conduisant à une intensification de la production, « produire plus avec
plus », plutôt qu’à une diminution des masses détritiques, « produire plus avec
moins », dans une logique non pas de « dépense improductive » 229 mais de
« dépense productive »230.
Si les déchets ne doivent pas faire défaut il est également nécessaire que
l’industrie du recyclage soit rentable pour fonctionner. Le déchet est valorisé par
227 Ibid.
228 Ibid.
229 Georges Bataille, La part maudite ; précédé de La notion de dépense, Editions de minuit, 1967.
230 Ibid., p. 52
83
des procédés techniques qui en font une matière ressource mais cette dernière
doit être valorisée selon le critère économique du « coût-avantage ». Le déchet
dans le recyclage n’est entièrement valorisé que lorsqu’il est réinséré, en tant
que matière ressource, dans le circuit de production c’est-à-dire lorsqu’il a un
prix. Pour que l’industrie du recyclage fonctionne, la valorisation du déchet doit
être rentable. Or, une telle rentabilité ne pose-t-elle pas problème ? Est-il
souhaitable de chercher à valoriser tous les déchets ? Comme l’illustre la crise
de l’ESB ou crise dite de la « vache folle », nous n’avons qu’une maitrise partielle
de nos déchets, particulièrement dans les techniques de recyclage. L’idée
d’employer des sous-produits de la boucherie et de l’équarrissage dans
l’alimentation apparaissait attrayante parce qu’elle valorisait alors ce qui était
considéré comme inutilisable.
Mais en recyclant les protéines, on a disséminé les prions. Par milliers les vaches britanniques sont devenues « folles » (…) on connaissait l’existence des prions, mais on ne s’y intéressait guère. On ne concevait pas qu’ils puissent franchir les barrières d’espèces. Il s’avère aujourd’hui que cette hypothèse n’était sans doute qu’une croyance.231
Les phénomènes appréhendés par la connaissance scientifique sont devenus
trop complexes pour qu’il soit possible d’établir une relation comme dans un
modèle mécanique, « l’intervention scientifique est trop puissante pour que l’on
puisse la circonscrire, ou considérer comme négligeable ce qui la déborde »232.
Le recyclage, tel qu’il est envisagé par l’économie circulaire, conçoit le
développement technique comme un processus naturel relevant de l’évolution.
Une telle approche procède à une naturalisation de la technique et porte une
vision réductionniste de la nature. La naturalisation de la technique réduit la
nature à un simple processus mécanique : d’un côté, ce que l’homme fabrique
est une nature (l’homme étant lui-même un être naturel) et, d’un autre côté, la
nature est aussi ce que l’homme fait. Si la technique obéit aux mêmes lois de la
nature, la nature fonctionne également d’après les lois de la technique. Une telle
vision de la nature suppose qu’elle puisse être totalement maîtrisée. Or, rien n’est
231 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l'environnement, Paris, Flammarion, 1997, p. 11
232 Ibid.
84
moins sûr et, c’est précisément ce qui constitue une des principales limites de la
conception industrielle du recyclage. Nous n’avons qu’une maitrise partielle de
nos techniques et des artefacts que nous produisons, nous ne sommes pas en
mesure de pouvoir contrôler tous les effets :
Combien d’objets, de produits, ou de sous-produits, échappent à notre maintenance ? Objets dont nous nous débarrassons et qui sont ainsi mis en circulation dans la nature. Déchets et détritus, épaves de matériel, gaz d’échappement des voitures, sel répandu sur les route pour faire fondre le verglas, nitrates en excédent, pesticides, fumées d’usines, oxyde de carbone … tous ces produits ont un avenir naturel, un avenir que nous ne maîtrisons pas.233
L’économie circulaire et le principe de valorisation industrielle des déchets,
reposent sur l’idée d’une nature entièrement maîtrisable. Or, d’une part, force est
de constater que nous ne maitrisons pas les « tribulations naturelles »234 de tous
les artefacts rejetés et des objets abandonnés, ces derniers ont un avenir naturel
que nous ne maitrisons pas. D’autre part, la valorisation industrielle des déchets
ne tombe-t-elle pas, également, « dans l’erreur de l’optimisme technologique qui
est de penser qu’il y a toujours une solution technique à des problèmes
techniques »235 ? Cette approche ne réduit-elle pas la question de la gestion des
déchets à un problème strictement technique ? Cette valorisation industrielle des
déchets repose, en effet, sur l’idée que nous arriverons à éliminer toutes les
difficultés techniques, de sorte que nous serons en mesure de recycler presque
tous les déchets, d’extraire, de transporter et de retourner à la nature tous les
matériaux, sans dégrader l’environnement. Or, une telle approche tend à réduire
les enjeux soulevés par la gestion des déchets à des problèmes strictement
techniques qu’il convient aux experts de résoudre. C’est également le cas de
l’écologie industrielle qui, en cherchant à boucler les écosystèmes industriels sur
eux-mêmes, circonscrit le problème de la gestion des déchets à la sphère
technico-économique.
233 Ibid., p. 160.
234 Ibid., p. 10.
235 Ibid., p. 14.
85
C. L’écologie industrielle en question
L’écologie industrielle, comme nous l’avons vu, se propose de traiter les sites
industriels comme des écosystèmes, afin de réduire les consommations de
ressources et de valoriser les déchets des uns comme ressources des autres
plutôt que de les rejeter. Forte des enseignements de la thermodynamique, les
tenants de l’écologie industrielle reprennent la conception de l’approche
biophysique des activités économiques et souhaitent prendre le contre-pied de
la vision économique standard : « le point essentiel de la perspective de
l’écologie industrielle, réside dans le fait que les principaux flux de substances
toxiques ne résultent pas d’accidents spectaculaires, mais d’activités de routine :
industries, agriculture, occupations urbains, consommations de produits divers
»236. Dans la logique de l’économie circulaire, l’écologie industrielle cherche, par
conséquent, à transformer les effluents et les déchets en ressources afin, d’une
part, de diminuer les impacts des activités industrielles sur l’environnement, et,
d’autre part, de minimiser les coûts de production. Il s’agit pour les ingénieurs
des différentes unités de production présentes sur ces sites d’écologie
industrielle de faire en sorte de boucler les flux énergétiques et matériels, comme
dans les écosystèmes naturels. Or, si tel objectif est intéressant, il ne va pas de
soi. En effet, d’une part, dresser un parallèle entre les systèmes industriels et les
systèmes écologiques n’est pas si évident et, d’autre part, l’écologie industrielle
se fonde, en partie, sur le principe qu’à l’efficacité technologique correspond une
efficacité économique, ce qui peut être remis en question.
Si, au premier abord, l’analogie entre systèmes industriels et systèmes
écologiques paraît elle comporte des limites qu’il convient d’analyser. Tout
d’abord, les écosystèmes industriels sont beaucoup plus fragiles que les
écosystèmes naturels. Cette fragilité, contrairement aux écosystèmes naturels,
vient de la rigidité des échanges et du risque de perturbation du système en cas
de défection d’un des partenaires. Les écosystèmes naturels ont une grande
souplesse d’adaptation aux modifications de leur environnement liée au fait que
« les groupes fonctionnels, sont en général, composés d’un grand nombre
236 Suren Erkman, Vers une écologie industrielle, op.cit., p. 55
86
d’espèces qui n’utilisent pas exactement les mêmes ressources et servent de
ressources à de nombreuses espèces appartenant à d’autres groupes
fonctionnels »237. A l’inverse, le modèle de l’écologie industrielle est composé
d’un petit nombre d’entreprises, il « est donc un écosystème sans redondance
»238. La diversité biologique qui permet aux écosystèmes de s’adapter facilement
fait donc défaut aux écosystèmes industriels.
Une autre grande différence entre l’écosystème naturel et l’écosystème industriel
est celle des rapports qu’entretiennent les systèmes entre eux : alors que les
systèmes industriels entretiennent des relations marchandes, ce n’est pas le cas
des systèmes écologiques qui entretiennent des relations nécessaires. Ainsi, les
relations fonctionnelles entre deux entreprises ne s’établissent que si les deux
parties y trouvent un avantage :
Supposons que le déchet a de l’entreprise A est susceptible de constituer une ressource pour l’entreprise B. cette dernière ne coopérera avec A que si le coût d’acquisition de A est inférieur à celui qu’elle obtiendrait en se procurant la même ressource par d’autres moyens ou auprès d’autres fournisseurs. Mais, pour que A coopère avec B, il faut aussi que le prix de vente de son déchet soit supérieur à son coût de récupération et de mise à disposition de B, sinon A aura toujours intérêt à relâcher a dans son environnement.239
Il n’y a donc rien de nécessaire dans la mise en place de ce type de relation
fonctionnelle, elle dépend des conditions de prix. Dans une telle situation, ces
conditions ne sont pas nécessairement réalisées – cela d’autant plus que les
synergies fonctionnelles entre entreprises ne sont pas données d’emblée –, sauf
dans des conditions particulièrement propices ou en cas de forte intervention
politique. C’est, par exemple, le cas avec la mise en place d’écotaxes pour inciter
les entreprises à vendre leurs déchets ou à les recycler elles-mêmes ; cela peut
aussi être le cas avec l’instauration des subventions qui soutiennent
l’investissement technologique pour transformer les déchets en ressources
237 Raphaël Larrère, « L’écologie Industrielle : Nouveau Paradigme Ou Slogan À La Mode », Les Ateliers de l’Ethique, n°2, 2006, p. 106.
238 Ibid.
239 Ibid.
87
utilisables, ou encore avec la création d’aide à l’implantation d’entreprises
susceptibles de valoriser ces déchets. Or, l’écologie industrielle se place
justement dans la tradition libérale d’internalisation des externalités, qui se réfère
aux travaux de Ronald Coase240. D’ailleurs, les tenants de ce courant de pensée
avancent les reproches que l’on fait habituellement à l’approche administrative et
réglementaire des politiques d’environnement, ils revendiquent l’attachement à
un certain « laissez faire ». C’est aussi ce que demandent Frosch et Gallopoulos
240 Ronald Harry Coase, « The problem of social cost », The journal of Law and Economics, 2013, vol. 56, n°4, p. 837-877. Dans son approche des effets externes, Coase propose de « mettre l’accent sur le caractère réciproque attaché à l’existence de toute pollution : d’un côté, celle-ci gêne bien évidemment l’agent économique qui en est victime, d’un autre côté, la réduction de la pollution nécessite de diminuer le niveau de la production polluante et contraint l’auteur de la pollution ». Pour Coase, c’est l’intérêt de l’ensemble des individus qui doit être pris en compte et pas seulement celui des victimes de l’externalités. Taxer le pollueur peut causer, dans certains cas, une perte collective supérieure au dommage social subi initialement par les victimes de la pollution. Il montre qu’il y a un intérêt économique à ce qu’une négociation s’instaure directement entre pollueurs et victimes jusqu’à ce que survienne une entente spontanée sur le niveau de la pollution acceptable. Si l’on prend l’exemple d’une entreprise A qui pollue la rivière au détriment de l’entreprise B, il se présente alors deux cas de figure.
Dans le premier cas, si c’est A qui détient les droits de propriété sur la rivière : “C’est l’entreprise B qui doit payer A pour que celle-ci consente à réduire ses effluents. B aura intérêt à le faire tant que le coût que constitue pour elle ce paiement sera inférieur au coût du dommage qu’elle subit du fait de la pollution. De son côté, A aura intérêt à accepter le paiement de B tant que le bénéfice ainsi perçu sera supérieur aux coûts correspondant à la mise en place d’un procédé de dépollution » (Franck-Dominique Vivien, Economie et ecologie, Paris, La Découverte, 1994, p. 62). En revanche, si c’est l’entreprise B qui détient les droits de propriété sur la rivière, c’est l’entreprise A qui doit payer B pour pouvoir utiliser celle-ci : “A doit comparer le coût que ce paiement induit et le coût qu’elle devrait supporter pour mettre en place un procédé de dépollution. De son côté, B comparera le gain provenant du paiement de A et le coût induit par la pollution de A » (ibid.). Pour que cette procédure fonctionne, il faut donc que les droits de propriété des ressources soient, préalablement, bien définis, tâche qui incombe, selon la théorie de Coase, à l’Etat. Dans cette perspective, les effets externes peuvent être définis comme des autorisations à se nuire et peut conduire à ce que les externalités, conçues comme des droits d’usage sur les ressources, fassent l’objet d’un marché de « droits à polluer »240. A l’inverse du principe pollueur-payeur qui consiste à adopter des mesures réglementaires (taxes) pour faire en sorte que le pollueur intègre les conséquences de leurs actions polluantes, le marché des droits à polluer incite les décideurs privés à résoudre le problème eux-mêmes. Ce principe suggère l’utilisation de droits à polluer, c’est-à-dire du paiement par les entreprises d’un impôt (une forme d’amende) sur les externalités négatives égal au montant du dommage externe. De cette façon, l’entreprise pollueuse est placée face aux coûts sociaux de ses activités et l’externalité est internalisée. Ainsi, elle peut être amenée à essayer d’engager un processus de dépollution dont le coût serait peut-être plus avantageux que le paiement des droits à polluer. En revanche, plutôt que de laisser l’Etat fixer le montant de cet impôt et de laisser, ensuite, l’entreprise déterminer son niveau de pollution, l’Etat fixe le niveau maximal de pollution et attribue un nombre correspondant de permis. Une fois les règles de négociation précisées, les firmes pourront procéder aux échanges des « droits à polluer ». Dans la solution proposée par Coase, la disparition des externalités pourrait avoir lieu au terme d’une négociation spontanée entre différents agents qui y ont intérêt.
88
lorsqu’il écrivent que « les réglementations doivent s’assouplir afin de ne pas
gêner le recyclage et les autres opérations de minimisation des déchets »241.
Une autre différence peut être invoquée pour montrer les limites de l’analogie
entre système industriel et système écologique. Si les écosystèmes naturels sont
des écosystèmes localisés242, il est rare de trouver un système industriel
s’approchant du fonctionnement écosystémique et le cas de la « symbiose de
Kalundborg » est une situation exceptionnelle243. En effet, la tendance est plutôt,
ces dernières années, à la délocalisation. Par conséquent, si les entreprises sont
le plus souvent regroupées sur un espace géographique assez vaste (comme
c’est le cas dans les réseaux éco-industriels), les synergies fonctionnelles
qu’elles arrivent à générer sont dissipées dans les transports. Les activités de
transports de déchets supposent une importante consommation d’énergie et de
fortes émissions de gaz à effet de serre, par conséquent, « l’avantage du
recyclage en termes de consommation d’énergie fossile et de diminution des
effluents en est diminué d’autant »244. Dans le cas où les entreprises sont trop
éloignées les unes des autres, l’avantage de ce recyclage pourrait même être
totalement annulé par le transport des déchets.
L’analogie entre systèmes écologiques et systèmes industriels sur laquelle se
base l’écologie industrielle fonctionne donc que jusqu’à un certain point. Ces
241 Robert Frosch, Nicholas Gallopoulos, « Des Stratégies Industrielles Viables », Pour la science 145, 1989, p. 114.
242 Si les animaux exploitent et fréquentent souvent plusieurs milieux, cette fréquentation s’effectue au niveau d’un complexe d’écosystèmes territorialisés, à l’exception des oiseaux migrateurs. De fait, « l’essentiel des transferts trophiques et du recyclage se réalise au sein de petites unités de territoire », Raphaël Larrère, “L’écologie industrielle : nouveau paradigme ou slogan à la mode”, Les Ateliers de l’Ethique, no. 2, 2006, p. 107.
243 Erkman souligne qu’il est plus réaliste d’envisager le système industriel en termes de « réseaux éco-industriels » que de « parcs éco-industriels » : « La notion de « parc » ne doit pas être comprise au sens d’une zone géographiquement confinée : un parc éco-industriel peut très bien inclure l’agglomération voisine, ou une entreprise située à grande distance, si celle-ci est la seule à pouvoir valoriser un déchet rare qu’il serait impossible de traiter sur place. Pour cette raison, on parle de plus en plus de « réseaux éco-industriels », dont les parcs représentent un cas particulier », Suren Erkman, « L'écologie industrielle, une stratégie de développement », op.cit., p. 112.
244 Raphaël Larrère, « L’écologie Industrielle : nouveau paradigme ou slogan à la mode », op.cit., p. 108.
89
dernières années, nombre d’argumentaires relativisant l’exemplarité du modèle
de Kalundborg se sont multipliés. Ils mettent l’accent sur les limites de la
symbiose danoise et, plus généralement, soulignent « des décalages entre les
principes et la réalité grâce à des études de cas menées sur les expériences
d’écologie industrielle »245.
L’écologie industrielle, envisagée comme solution miracle aux problèmes des
déchets générés par les industries, peut également être remise en question au
regard du principe selon lequel à l’efficacité technologique correspond l’efficacité
économique. En effet, rien de permet d’affirmer définitivement que les synergies
fonctionnelles inter-entreprises, rendues possibles par l’innovation technologique
dans les procédés de fabrication, s’établiront au bénéfice mutuel des entreprises
concernées. Raphaël Larrère montre ce point en exposant l’échec de la
polyculture d’élevage. La polyculture d’élevage est un mode de fonctionnement
proche de celui qui est visé par l’écologie industrielle. Il s’est développé en
Europe après la première révolution agricole. Ce système, mis en œuvre au sein
de chaque exploitation (et donc sur un territoire restreint), consistait – grâce au
pilotage des flux d’éléments fertilisants et des rotations culturales246 – à mettre
en place un système partiellement bouclé, semblable à un « écosystème de type
2 » : l’exploitation fournissait elle-même ses moyens de production et recyclait
ses déchets, son impact sur le milieu était relativement limité. Mais ces systèmes
245 Les travaux de Korhonen soulignent que l’écart entre la théorie et la pratique se perçoit, notamment, au niveau de l’analyse des flux de matières et d’énergie. Il existe des différences, entre les deux écosystèmes, dans les flux d’information. L’auteur reconnaît que la théorie de l’écologie industrielle peine à indiquer comment agir en pratique, voir J. Korhonen, « Industrial ecology in the strategic sustainable development model : strategic applications of industrial ecology », Journal of Cleaner Production, Vol. 12, 2004, p. 809-823.
246 « L’assolement associait des cultures de rente (blé, seigle, betteraves, pommes de terre, etc.) à des cultures pour le bétail (orge, avoine, cultures fourragères, dont certaines reconstituent les stocks d’azote dans le sol). Les animaux bénéficiaient aussi des sous-produits de la culture (pailles, sons et issues de meunerie, rafles de maïs, petites pommes de terre), et des sous-produits des fabrications fermières ou de l’activité domestique (marc de pommes pour les vaches, petit lait issu de la fabrication des fromages, épluchures de légumes pour les porcs). Outre le fait qu’il fournissait des produits commercialisés (lait, fromages, viandes) et partiellement autoconsommés, le cheptel (bœufs ou chevaux) servait au trait et tout le bétail fournissait la seule source de fertilisation (avec les légumineuses de l’assolement) des terres, par épandage de fumier ou de lisier. Les rotations complexes des cultures permettaient de briser les cycles de reproduction des espèces qui concurrencent ou ravagent les récoltes et de maîtriser les « mauvaises herbes », les parasites et les ravageurs avec une utilisation minimale de produits phytosanitaires », Raphaël Larrère, « l’écologie industrielle : nouveau paradigme ou slogan à la mode », op.cit., p. 107-108.
90
de polyculture-élevage n’ont pourtant pas résisté à la concurrence de modes de
production plus spécialisés. La transformation des produits a été, en très large
partie, prise en charge par l’industrie et l’agriculture s’est séparée de l’élevage.
L’alimentation du bétail n’est alors plus parvenue de l’exploitation mais des
industries qui fournissaient des aliments composés à partir de produits et de
sous-produits (voire de déchets) d’origine diverses. Les herbicides et les
pesticides, proposés par l’industrie, ont rendu possible la simplification des
systèmes de production.
Le processus de production complexe de ces systèmes a été décomposé en séquences simples, et pour chaque séquence, on a cherché à optimiser le rendement par un emploi judicieux de facteurs de production fournis par l’industrie.247
Ce qui permettait de mettre en place les synergies technologiques propres aux
systèmes de polyculture élevage a été remplacé par des produits achetés aux
firmes agrochimiques. L’histoire des systèmes de polyculture-élevage montre
qu’un « fonctionnement optimisant des synergies technologiques n’est pas
nécessairement plus compétitif qu’un mode de fonctionnement qui les
néglige »248. Concernant la mise en place de l’écologie industrielle, il est, par
conséquent, possible de mettre en doute le fait que des synergies fonctionnelles
inter-entreprises (établies grâce au développement technologique dans les
procédés de fabrication) s’établiront au bénéfice mutuel des entreprises
concernées249. L’efficacité technologique n’engendre pas forcément la
compétitivité économique. En effet, les questions de secret de fabrication
peuvent représenter de sérieux obstacles à des analyses de processus de
production, comme les coûts d’information et de négociation. Ces différents
aspects peuvent expliquer, en partie, le très faible nombre d’accords passés
247 Raphaël Larrère, « L’écologie Industrielle : nouveau paradigme ou slogan à la mode », op.cit., p. 108.
248 Ibid.
249 Sauf peut-être en cas d’interventions étatiques visant à concilier efficacité technologique et rentabilité économique.
91
entre firmes dans le domaine de l’environnement et les difficultés concrètes
observées dans la constitution de symbioses industrielles.
Enfin, l’objectif visé par l’écologie industrielle est peu réaliste. En effet,
l’écosystème de type 3 qu’elle cherche à atteindre n’existe tout simplement pas
dans la biosphère : si les écosystèmes climatiques sont fortement bouclés, ils
accumulent néanmoins de la matière organique dans le sol. Si la biosphère, dans
son ensemble, avait fonctionné comme un « écosystème de type 3 », il n’y aurait
pas de pétrole, ni de charbon, ni de calcaire dans le sous-sol. Tout système, quel
qu’il soit, est ouvert et entretient nécessairement des échanges avec un domaine
d’existence qui constitue son environnement. Il est donc parfaitement illusoire de
se proposer comme projet, même à très long terme, de « boucler la technosphère
sur elle-même »250.
Si l’écologie industrielle souhaite mettre en exergue les limites du système
industriel actuel, elle tend cependant à circonscrire le problème de la gestion des
déchets à un strict problème technique. Pour les tenants de l’écologie industrielle,
les innovations technologiques permettront, tôt ou tard, de mettre en place les
synergies entre les entreprises afin d’endiguer les flux de déchets industriels en
les transformant en ressources. Cette approche s’ancre dans un l’optimisme
technologique qui considère que seule la technique peut parvenir à corriger les
effets nocifs de la technique. L’espoir de l’écologie industrielle repose sur l’idée,
réfutée par Hans Jonas, selon laquelle le seul moyen de contrer les effets nocifs
et néfastes de la technologie est la technologie elle-même, réduisant alors le
problème de la gestion des déchets industriels à un strict enjeu technologique et
occultant, de ce fait, les enjeux sociaux du problème.
250 Raphaël Larrère, « L’écologie Industrielle : nouveau paradigme ou slogan à la mode », op.cit., p. 109.
92
2.2. Les effets sociaux de la gestion des déchets par les sociétés
industrielles
A. La gestion des déchets en interaction avec le monde social
a. L’implication des citoyens et des consommateurs dans la mise
en place des politiques de gestion des déchets
Les citoyens et consommateurs sont aujourd’hui très sollicités par les
politiques de gestion des matières résiduelles. Leur implication est telle qu’il est
désormais difficile de réduire la gestion des déchets à un problème technique
dont la solution serait uniquement entre les mains des scientifiques et des
techniciens. L’enjeu de la gestion des déchets ne concerne plus uniquement le
traitement des ordures en bout de chaine, il concerne aussi la réduction des
déchets à la source. Dans cette perspective, il s’agit d’interpeller les entreprises
mais aussi les consommateurs en leur demandant de moins jeter et de trier leurs
déchets afin que ces derniers puissent être recyclés. Les politiques de gestion
des déchets incitent donc à la réduction de la production des déchets des
ménages et des entreprises en mettant en place des campagnes de
sensibilisation et en promulguant des lois : campagne de sensibilisation, loi
contre le gaspillage alimentaire251, mise en place du tri sélectif252, interdiction du
251 En France, la loi de lutte contre le gaspillage alimentaire a été adoptée à l'unanimité au Sénat, le 3 février 2016, après l'avoir été dans les mêmes termes à l'Assemblée nationale. Cette loi doit empêcher les grandes surfaces de jeter de la nourriture et de rendre leurs invendus impropres à la consommation.
252 En France, la loi du 13 juillet 1992 appelée aussi loi Royal vise à renforcer les dispositifs de la loi de 1975 (première loi qui organise la collecte et le traitement des déchets) et impose aux entreprises de recycler leurs déchets. A partir de 1992, les déchets représentent désormais un gisement d’énergie et de matières premières que l’on n’a plus le droit de gaspiller, ni de détruire. Ainsi les politiques de collecte sélective et de recyclage des déchets sont imposées par le principe de Responsabilité Élargie des Producteurs du gouvernement. Depuis le 17 aout 2015, dans le cadre d’une loi relative à la transition énergétique, de nouveaux objectifs sont fixés en matière de valorisation des déchets avec la promulgation du décret dit " 5 flux" qui impose aux acteurs économiques d’organiser la collecte séparée des déchets papier, métal, plastique, verre et bois produits, si leur volume est supérieur à 1.100 litres / semaine.
93
sac plastique dans les commerces253. Afin de mettre en place de tels dispositifs
et inciter les consommateurs à trier, recycler, moins gaspiller, l’analyse de leurs
comportements s’avère indispensable. La mise en place du tri sélectif a, dans
cette perspective, requis une réflexion sur les comportements des usagers afin
d’influencer leurs attitudes de mise au rebut :
Au traditionnel usager sans qualités appréhendé par un tonnage produit (…) l’impératif de recyclage substitue un producteur-trieur inséré dans une filière industrielle, dont il faut construire et maintenir la performance.254
Depuis le début des années 1990, l’élimination des déchets ménagers s’est
progressivement recomposée autour d’un impératif de valorisation. La politique
concernant les déchets d’emballages ménagers fut tout d’abord négociée avec
les industriels concernés. Ceux-ci s’engagèrent à participer à la promotion et au
financement des opérations de collecte sélective et de tri développées par les
collectivités locales255. Cependant, l’adhésion des ménages au tri sélectif étant
la clef de la mise en place d’un système de gestion basé sur le recyclage, la
politique de gestion des déchets a largement incités les citoyens et les
consommateurs à participer au tri sélectif :
Au traditionnel usager sans qualités appréhendé par un tonnage produit ou un litrage de poubelle mis à disposition, l’impératif de recyclage substitue un producteur-trieur inséré dans une filière industrielle, dont il faut construire et maintenir la performance. L’alignement des comportements domestiques sur un standard compatible avec les possibilités de la collectivité et les exigences des recycleurs passe par toute une série d’investissements de forme qui peuvent être résumés en trois grandes
253 Inscrite dans la loi française sur la transition énergétique, l’interdiction des sacs plastique fins est entrée en vigueur en deux temps : le 1er juillet 2016 pour les sacs de caisse et le 1er janvier 2017 pour les sacs d’emballage des fruits et légumes.
254 Rémi Barbier, « La fabrique de l'usager. Le cas de la collecte sélective des déchets », Flux, n°2, 2002, p. 39
255 C’est dans ce contexte, en 1992, qu’a été créé, en France, l’organisme Eco-Emballages. Il a pour mission de répondre, au nom des entreprises avec lesquels il contracte, à leur obligation de contribuer financièrement à la collecte, au tri sélectif et au retraitement des emballages ménagers que ces entreprises mettent sur le marché5. À ce titre, Eco-Emballages perçoit des contributions financières de la part des entreprises et soutient financièrement les acteurs du dispositif de collecte, de tri et de recyclages.
94
catégories : mise en mots du gisement, mise en conformité des pratiques, mise en valeur du geste tri.256
L’adhésion des ménages à la démarche de collecte sélective est considérée
comme la clé de la réussite du programme. En effet, « pour qu’une fraction des
déchets ménagers puisse être destinée au recyclage, il apparaît nécessaire de
prévoir une étape préalable de tri à la source par l’habitant »257. L’enjeu est que
les usagers soient en capacité de prolonger le travail initial de mise en forme
entamé par les promoteurs de projet. La mise en valeur du « geste tri » vient
justement conforter cet engagement individuel minimal, notamment en
l’inscrivant dans la sphère de la moralité :
Les motivations déclarées des trieurs pourront être rapportées à l’une ou l’autre des six catégories suivantes : le civisme-citoyenneté, la volonté d’insertion dans le tissu social, l’écologie de proximité, la lutte contre les excès de la société de consommation, un impact positif en faveur de l’emploi, la simplicité des modalités de tri.258
La démarche favorisant le tri et les collectes sélectives vise donc, en arrière-plan,
une modification du rapport entre la population et ses déchets. La politique de
gestion des déchets ménagers conduit à faire appel au citoyen afin qu’il prenne
conscience de ses responsabilités. Les habitants « sont conviés à prendre une
part effective dans la résorption de problèmes auxquels ils ne peuvent être
considérés comme étrangers. L’incitation au tri à domicile tend ainsi à remettre
en cause le message traditionnel et tacite selon lequel le particulier n’aurait qu’à
déposer ses déchets dans la poubelle, sans avoir à se soucier des difficultés
rencontrées ensuite pour les traiter et les éliminer »259. Les politiques publiques
en matière de déchets insistent sur le rôle de l’habitant dans la production
256 Ibid., p. 39.
257 Yannick Rumpala, « Le réajustement du rôle des populations dans la gestion des déchets ménagers : du développement des politiques de collecte sélective à l'hétérorégulation de la sphère domestique », Revue française de science politique, 1999, p. 608.
258 Rémi Barbier, « La fabrique de l'usager. Le cas de la collecte sélective des déchets », op.cit., p. 39.
259 Yannick Rumpala, « Le réajustement du rôle des populations dans la gestion des déchets ménagers : du développement des politiques de collecte sélective à l'hétérorégulation de la sphère domestique », op.cit., p. 613.
95
d’ordures et sur la responsabilité individuelle dont il doit faire preuve à cet égard.
Si les citoyens sont impliqués dans la gestion des déchets, celle-ci participe
désormais à la vie en société. L’exigence de recyclage des déchets, qui s’est
affirmée ces dernières années, vient, de surcroît, modifier l’ordre social. En effet,
la question de la valorisation ne concerne plus uniquement les ingénieurs des
déchets, qui doivent chercher des techniques permettant de donner aux déchets
une seconde vie. La question dépasse le cadre de l’usine de recyclage pour
modifier les cuisines des individus :
Ce schéma impose de relier intimement les cuisines à l’usine de recyclage. Au niveau domestique, les habitants ont été transformés en trieur de déchets, invités par leur commune à ne déposer dans le sac de tri que les seuls déchets conformes aux consignes.260
Devenus de véritables bras trieurs, les citoyens et les consommateurs sont partis
prenante de la gestion des déchets qui vient désormais modifier leurs
comportements au quotidien. Non seulement ils participent à la gestion mais le
fait qu’ils y participent soulève de nouvelles interrogations qui dépassent le
domaine strictement technique. Le modelage public des comportements privés,
avec les campagnes nationales et locales de sensibilisation au tri, soulève des
interrogations : faut-il accepter sans le questionner au nom des « bonnes raisons
écologiques » que ses promoteurs sont prompts à énoncer ou faut-il dénoncer
une rationalisation des modes de vie à des fins utilitaires qui ne contribue pas à
réduire la masse de déchets mais simplement à préserver le système de
production actuel ?
Poussée jusque dans la sphère domestique, la réorganisation de la gestion des déchets ménagers dans le sens de la rationalisation entraîne ainsi également un mouvement de rationalisation des modes de vie à des fins utilitaires, lesquelles s’agrègent, mais de l’extérieur, aux intérêts domestiques. Dans ce mouvement, un lien se construit entre des comportements individuels devant la poubelle et des attentes élaborées dans un monde industriel qui essaye de s’adapter aux contraintes environnementales sans avoir à bouleverser fondamentalement son fonctionnement. De ce point de vue, les gestes promus chez les
260 Rémi Barbier, Jean-Yves Trépos, « Humains et non-humains : un bilan d'étape de la sociologie des collectifs », Revue d'anthropologie des connaissances 1, n°1, 2007, p.35-58.
96
populations manifestent aussi une tendance de l’industrie à déplacer en amont les efforts d’adaptation, de façon à minimiser les contraintes subies et les coûts afférents.261
En acceptant de trier leurs déchets, les citoyens et les consommateurs ne se
plient-ils pas aux normes imposées par l’industrialisation du recyclage et par les
politiques de gestion des matières résiduelles ? Nous pouvons nous demander
si, à travers toute cette production, l’usager n’est pas devenu progressivement
un rouage d’un projet qui le dépasse et au sein duquel il n’a aucun pouvoir de
décision. Les campagnes nationales et locales de sensibilisation au tri révèlent
une distribution des responsabilités envers les individus sans que ne soit remis
en cause un système de production-distribution-consommation. Véritable bras
trieur, l’usager ne peut finalement que se contenter de répondre aux exigences
des industries du déchet qui fixent au préalable, en fonction des techniques
disponibles, ce qui est déchet et ce qui ne l’est pas. Par conséquent, la question
de la définition du déchet semble largement confisquée par la dimension
technico-économique empêchant alors toute réappropriation de cette question
par le monde social. La définition du déchet échappe à l’usager alors même qu’il
est impliqué dans la gestion des déchets. Cette situation est d’autant plus
problématique pour les usagers que la gestion des déchets mise en place
impactent quotidiennement leur environnement. C’est la raison pour laquelle les
implantations d’installations dédiées au traitement des déchets sont
fréquemment l’objet de mobilisations conflictuelles.
b. Les implantations conflictuelles des sites de traitement des
déchets
Si les sociétés industrielles sont dépassées par la matière résiduelle à
traiter, elles sont aussi submergées par les conflits sociaux que suscitent les
implantations de sites de traitement des déchets. La question de la gestion des
261 Yannick Rumpala, « Le réajustement du rôle des populations dans la gestion des déchets ménagers : du développement des politiques de collecte sélective à l'hétérorégulation de la sphère domestique », op.cit., p. 624.
97
déchets ne peut pas se réduire à un problème technique dont la solution serait
uniquement entre les mains des scientifiques et des techniciens.
Les conflits engendrés par l’implication de site de traitement de déchets
concernent principalement la contestation de localisation. Les acteurs de la
contestation, le plus souvent des comités de riverains et des associations locales,
refusent les nuisances et les risques sanitaires que les équipements, comme les
décharges ou les incinérateurs, engendrent ou risquent d’engendrer sur le
territoire concerné. La multiplication de conflits, suscitée par l’implantation
d’incinérateurs, se cristallise donc essentiellement autour du refus des nuisances
et des craintes pour la santé. Dans la province de Turin, le projet de construction
d’un nouvel incinérateur, dans les années 2005-2010, suscite des contestations
de la part de la population. Trois communes, qui se sont autoproclamées
candidates pour accueillir l’installation, font l’objet, en décembre 2007, d’une
étude comparative menée par la Province qui identifie Settimo Torinese comme
le site le plus approprié. C’est à ce stade que le conflit avec le comité local, appelé
« Settimo non Incenerire262 », s’accentue fortement. La contestation s’articule
principalement autour des risques présumés pour la qualité de l’environnement
local. Le comité « Settimo non Incenerire » invoque une question de santé
publique. Le site choisi est d’une ancienne zone industrielle, ce qui a pour effet
de renforcer les craintes des riverains, qui ont « l’expérience précédente
d’activités industrielles polluantes et nuisibles pour la santé »263.
Marseille et Fos-sur-Mer ont également connu une forte mobilisation contre
l’incinération, après la promulgation, en 1993, par le conseil général des
Bouches-du-Rhône, d’un schéma départemental de traitement des ordures
ménagères. Ce plan prévoit la création de cinq incinérateurs pour l’ensemble du
département dont deux portés par la ville de Marseille dès 1994. Le projet va
262 Il s’agit d’un jeu de mot en référence au septième (en italien settimo) commandement : « tu ne voleras pas » ; ici « tu n‘incinéreras pas », voir Matteo Puttilli, Nadia Tecco « Une décision jamais prise. Acteurs, échelles et processus décisionnels pour la localisation d’un second incinérateur dans la province de Turin », dans Patrice Melé (coord.), Décider en situation de crise : conflits et concertation dans la localisation des infrastructures de gestion des déchets (France, Italie, Mexique), ADEME, 2015, p. 179.
263 Ibid.
98
successivement être déplacé de Marseille intra-muros à Fos-sur-Mer. Les
riverains expriment le refus de subir les impacts négatifs liés au traitement des
déchets et craignent également le déclassement symbolique, mais aussi foncier,
de leur territoire, comme le souligne le témoignage de cet habitant :
« L’incinérateur voulait dire pour nous un sur-trafic routier très important… Le
quartier dans lequel j’habite est un quartier résidentiel avec des petites villas, et
nous sommes tous propriétaires. Nous avons imaginé notre patrimoine tout à fait
dégradé par cette décision »264. Les riverains expriment aussi leurs
appréhensions face à des conséquences sanitaires imprévues. Si les usines
d’incinération des ordures ménagères sont conçues pour éliminer efficacement
les détritus265 – l’incinération est, en France, le principal moyen d’élimination des
déchets266 – ces usines ne sont pas innocentes du point de vue environnemental,
comme l’a bien montré l’affaire des dioxines267. Les craintes de nuisances et les
inquiétudes sanitaires sont, par conséquent, un puissant motif d’engagement
contre les projets d’incinérateurs.
Au Québec, les projets d’incinérateur ont également suscité de vives
contestations comme la lutte des citoyennes et des citoyens du quartier Limoilou,
à Québec, contre l’incinérateur qui a connu trois phases : de 1975 à 1986, de
1989 à 1994 et de 2001 à nos jours comme l’explique Mathieu Cook dans ses
264 Extrait d’entretien d’un comité de quartier (CIQ) des quartiers Nord, Isabelle Hajek, « Déchets et mobilisation collective : construire un autre rapport à la nature ? », Ecologie & politique, n° 1, 2009, p. 149.
265 L’incinération réduit le volume des déchets de 90 % et sa masse de 70 % ; elle permet de stériliser les déchets et de fournir de l’énergie (chauffage urbain et électricité).
266 Le parc français d’usines d’incinération des ordures ménagères (UIOM) était le plus grand d’Europe : « En 2010, 30 % de nos déchets municipaux étaient traités par incinération. La France se situe au 7ème rang européen pour la place tenue par l’incinération dans le traitement des ordures ménagères. L’incinération est le premier mode de traitement des déchets municipaux avec la mise en décharge (30%) et devant le recyclage (20 %) et le compostage (15 %). En 2010, le parc d’UIOM est composé de 129 usines traitant un total de 14 Mt/an dont 114 usines avec récupération d’énergie correspondant à un tonnage traité de 13,8 Mt/an », L’incinération des déchets ménagers et assimilés, Les Avis de l’ADEME, 2012.
267 Il s’agit de l’affaire des dioxines de l'incinérateur de Gilly-sur-Isère, une usine d'incinération de déchets ménagers. En 2001, des mesures avaient révélé des taux anormalement élevés de dioxine, polluant cancérogène, dépassant parfois jusqu'à 750 fois la norme maximale autorisée. L’incinérateur fut fermé en 2001, puis démoli en 2008.
99
travaux de recherche268. Au départ, la base sociale de la lutte était composée
des résidents de Limoilou qui étaient incommodés par les retombées d’imbrulés.
Ces derniers voulaient que cessent ces retombées qui détérioraient leurs biens
et de leur qualité de vie269. La situation à l’origine de la lutte est la pollution
aérienne d’un incinérateur à déchets municipaux situé aux abords d’un secteur
résidentiel déjà largement touché par la pollution. Néanmoins, au Québec, la
protestation de la gestion des déchets provient essentiellement de
l’enfouissement, l’utilisation de la technique de l’incinération restant marginale et
urbaine :
Le Québec présente une production de déchets par habitant parmi les plus importante du monde (le Canada est, après les Etats-Unis, le deuxième producteur mondial de déchets). Le mode d’élimination le plus répandu est l’enfouissement, dans des sites sécurisés soumis à des normes environnementales (les « lieux d’enfouissement » sanitaires » - LES -, « méga-sites » de grande capacité gérés par des prestataires privés), ainsi que dans de nombreux sites non ou mal contrôlés (dépotoirs ou dépôts en tranchées », gérés par les municipalités). Le recours à l’incinération est marginal (3,8% des déchets éliminés en 1994), il ne concerne que les espaces urbains (Montréal et Québec).270
Il convient aussi de souligner l’importance des trajectoires des déchets à travers
la province québécoise. Nombres de déchets étrangers et canadiens étaient
importés dans les « méga-sites » d’enfouissement du Québec, gérés par des
groupes privés en l’absence d’une réglementation limitant les impacts
environnementaux. La question de l’enfouissement a donc donné lieu à la
constitution d’un mouvement social environnemental particulièrement présent
dans la mesure où les populations contestaient le fait de subir la présence de
déchets qu’ils ne produisent pas. Les populations extérieures aux centres urbains
268 Mathieu Cook, La lutte contre l’incinerateur de Quebec, Centre de recherche sur les innovations sociales, Cahiers du CRISES, collection Mouvements sociaux, 2006. 269 Extrait d’un entretien réalisé par Mathieu Cook : « La minute qu’ils voulaient s’asseoir sur leur galerie, tout était à laver : les bras de galerie, les rebords de fenêtre, les fenêtres, c’était tout collant, c’était plein de suie, les petites graines noires un peu partout [...]. Les vieilles madames âgées disaient : « Moi je ne m’assieds plus sur ma galerie l’été [...]. Je rentre dans la maison, puis des fois j’ai de la suie noire dans mes cheveux ». Ça parait, les personnes âgées avec des cheveux blancs ! [...] Les gens rentraient leur linge, puis des fois ils étaient obligés de relaver leur linge blanc qui était sur la corde à linge, parce qu’il y avait de la suie dessus, puis ça tâche [...] », Mathieu Cook, La lutte contre l’incinerateur de Quebec, op. cit ., p. 26. 270 Laurence Rocher, Gouverner les dechets. Gestion territoriale des dechets ménagers et participation publique. Thèse de Géographie. Université François Rabelais, Tours, 2006, p. 250.
100
contestaient notamment le fait de recevoir sur leurs sites d’enfouissement les
déchets de l’île de Montréal.
Les déchets de l’île de Montréal (population : 2 millions) constituent le tiers des déchets du Québec. Les deux tiers de cette masse sont exportés, surtout aux mégasites d’enfouissement de la Lachenaie (Rive-Nord) et de Saint-Nicéphore (Drummondville). Les autres mégasites québécois qui reçoivent les déchets de la métropole sont ceux de Sainte-Geneviève-de-Berthier (Lanaudière) et de Saint-Etienne-des-Grès (Trois Rivières). Ces quatre mégasites sont respectivement la propriété de Browning-Ferris Industries (BFI), de Philip Environmental, de Service Sanitaire R.S. Inc. Et de Waste Management Incorporated (WMI).271
S’il existe de nombreux conflits autour de la mise en place d’incinérateurs, les
contestations concernent donc l’implantation de sites d’enfouissement de
déchets. A l’instar des contestations québécoises, les riverains de la ville de
Vienne, en Isère, ont mené une lutte contre le projet d’enfouissement. Le projet
des collectivités territoriales d’agrandir la décharge municipale suscite, en 2003,
une forte opposition de la part des habitants. A l’annonce de ce projet, des
riverains forment l’« Association des riverains de la décharge de saint Alban
contre les nuisances», afin de lutter contre le projet d’extension de la décharge.
Outre les gênes sensorielles, les riverains mentionnent des risques pour la santé.
Même s’il s’agit, dans ce cas précis, de l’agrandissement d’une décharge déjà
existante, l’évolution de la perception du risque sanitaire conduit les habitants à
réévaluer leur position vis-à-vis de l’installation, comme le met en lumière le
témoignage de ce riverain : « Quand j’ai construit, on ne savait pas tout ce qu’on
sait maintenant sur les décharges et les problèmes pour la santé ; mais si je dis
quelque chose ils me répondent – vous avez construit à côté, vous connaissiez
le problème – mais à l’époque on ne savait pas »272.
Les populations refusent de voir s’établir près de chez eux des sites
d’enfouissement de déchets dans la mesure où ils vont être les premières
victimes des nuisances et des risques sanitaires. C’est également le cas à Loma
271 Michel Seguin, Louis Maheu, Jean-Guy Vaillancourt, « Les poubelles du Québec : d’un enjeu de groupe de pression à un enjeu de mouvement social », Revue Canadienne de Sociologie, vol. 32, n° 2, 1995, p. 19.
272 Claudia Cirelli, « Conflit et décision dans le département de l’Isère », dans Patrice Melé (coord.), Décider en situation de crise, op.cit., p. 146.
101
de Mejía, au Mexique, où les tentatives pour établir le centre d'enfouissement
des déchets ont également été marquées par une crise et d'incessants blocages.
Les conflits sur la gestion des déchets dans la ville de Cuernavaca commencent
aux débuts de l'an 2000 lorsqu'un groupe de riverains organisés au sein d'un
comité dénommé « Comisión de Resistencia en Contra del Basurero en
Alpuyeca » exigent la fermeture de l’immense décharge à ciel ouvert située au
sud de Cuernavaca à Tetlama. Afin de fermer cette décharge, le gouverneur de
Morelos annonce aux habitants d'Alpuyeca la construction d'un nouveau centre
d'enfouissement censé recevoir les déchets de Cuernavaca. Le site choisi est
localisé dans la commune d'Anenecuilco. Mais, en août 2006, l’accès au site est
bloqué par des organisations paysannes et des riverains. Ils craignent qu’il ne se
produise une situation semblable à celle de Tetlama et disent refuser « de voir
convertir les terrains communautaires du village en une décharge »273. Suite à
ces mobilisations, le gouvernement décide de changer de site et annonce, en
2007, l’établissement d’un centre d'enfouissement sur le terrain de Loma de
Mejía située sur le territoire de la commune de Temixco. Les travaux de
construction du centre d'enfouissement de Loma de Mejía commencent
officiellement en janvier 2008, mais le mouvement d'opposition, s'inspirant des
résultats qu'avaient obtenu les riverains d'Alpuyeca, bloque pour une durée
indéterminée les chemins qui permettent d'accéder au site depuis Cuernavaca.
Le fait que les habitants de la commune de Temixco aient déjà été affectés par
les nuisances liées à décharge à ciel ouvert de Tetlama explique en partie leur
mobilisation. Ils craignent une pollution de la nappe phréatique et ont « peur de
souffrir d'importantes affections s'il survenait un accident ou une infiltration de
lixiviats dans les aquifères »274. D’autres riverains craignent que les nouvelles
routes d'accès à la décharge et le passage continu des lourds camions-
poubelles, dans leur lieu de vie, mettent en danger les propriétés, comme le
mentionne ce prospectus publicitaire réalisé par les riverains de Lomas de
Atzingo : « Dans une avenue aussi étroite et inclinée que la Subida a Chalma, la
273 Ana Lorena Gurza Gómez Palacio, « Les conflits sur la gestion des déchets à Cuernavaca et la création du centre d'enfouissement de Loma de Mejía », dans Patrice Melé (coord.), Décider en situation de crise, op.cit., p. 280.
274 Ibid., p. 294.
102
présence d'un si grand nombre de camions représente un risque d'accidents et
va compliquer la circulation, sans compter les mauvaises odeurs et la pollution
que ce flux de véhicules va générer... »275.
Les conflits autour de l’enfouissement des déchets nucléaires révèlent aussi que
la gestion des déchets, cible de contestations sociales, ne peut plus être
envisagée comme un enjeu strictement technique. Depuis le début des années
2000, le projet d’un site d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure, en
France, suscite de vives contestations de la part des habitants de Bure et des
communes avoisinantes. Compte tenu du fait que les déchets les plus dangereux
sont actifs pendant plusieurs millions d’années, certains habitants considèrent
que les modalités de leur gestion soulèvent d’importantes incertitudes. Ils se
demandent notamment si l’enfouissement en couches géologiques profondes est
une bonne solution. Les riverains craignent les impacts sanitaires et redoutent
d’être les victimes d’incidents techniques : ils invoquent des risques dus à la
nature des déchets à enfouir276, les risques d’éboulement de la galerie277, les
risques d’incendie en grande profondeur, l’impact sanitaire des rejets radioactifs
gazeux qui seront évacués en permanence par les puits de ventilation à la
surface. Si les partisans du stockage estiment que nous disposons de solutions
techniques suffisamment robustes pour assurer la sécurité des colis stockés, à
l’inverse, certains opposants au projet estiment qu’il est impossible de la garantir
sur une période aussi longue, d’anticiper tous les aléas liés à l’évolution des sols,
des constructions humaines.
La question de l’enfouissement des déchets nucléaires soulève également de
nombreux conflits aux Etats-Unis, comme l’illustre le projet de centre de stockage
de combustibles radioactifs à Yucca Mountain, dans une zone naturelle protégée.
Le projet de ce site remonte à une loi de 1982 demandant au Département de
275 Ibid., p. 295.
276 Le stockage souterrain de certains déchets, contenant de l’hydrogène potentiellement explosif, exige une ventilation permanente.
277 Un éboulement dans une galerie, le 26 janvier 2016, aux conséquences humaines dramatiques, a conforté les riverains et, plus globalement, les opposants au projet des difficultés de soutènement des galeries et alvéoles
103
l'Énergie des États-Unis de construire un centre de stockage final afin de prendre
la responsabilité des combustibles irradiés à compter de la fin du mois de janvier
1998. Le Département de l'Énergie des États-Unis prévoit alors qu'une seule
installation sur un site de près de 600 km2, situé à Yucca Mountain, près du site
d'expérimentation du DOE dans le Nevada. Le site doit accueillir les déchets des
centrales de tout le pays. Ce projet d’enfouissement des déchets nucléaires
soulève les contestions des populations vivant à proximité du site : « un
mouvement local de protestation contre ce projet a été créé, emmené par le
peuple shoshone occidental et aidé par des groupes de militants
antinucléaires »278. Corin Harney, le chef spirituel du peuple shoshone occidental
a signalé son profond désaccord avec le projet, notamment en soulignant les
dangers liés à l’acheminement des déchets, au travers des Etats-Unis, par la
route ou la voie ferrée : « les déchets doivent rester là où ils ont été produits
parce que les transporter reviendrait à risquer de mettre cinquante millions de
personnes en contact avec ce venin si toxique »279.
Les conflits autour des implantations des sites de traitement de déchets révèlent
que la gestion des ordures a désormais une dimension sociale et ne peut plus
être uniquement circonscrite au domaine technique. Les questions soulevées par
la gestion des déchets ne sont pas que des controverses scientifiques qui
demanderaient à être tranchées par des experts. Cet entremêlement des enjeux
techniques liés à la gestion des déchets avec le monde social, clairement mis en
avant dans les implantations conflictuelles de site de traitement des déchets,
soulève de nouvelles interrogations notamment sur la place à accorder aux
citoyens dans la prise de décision concernant les projets de traitement des
ordures. Dès lors, la multiplication des conflits autour des équipements collectifs
« pose avec insistance la question de la place des personnes ordinaires dans la
conduite de tels projets »280. Les conflits dans lesquels s’engagent les riverains
278 Joan Martínez Alier, L’ecologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les Petits Matins/Institut Veblen, 2014, p. 428.
279 Ibid. 429.
280 Rémi Barbier, « L’implantation conflictuelle des équipements collectifs. Réflexions à partir de la gestion des déchets », op.cit., p. 130.
104
autour des implantations des sites de traitement de déchets, illustrent, la crise du
modèle classique d’implantation fondé sur la rationalité technique. Au travers de
leurs luttes, ils soulèvent la question de l’extension de la démocratie aux projets
techniques et, plus précisément, celle des modalités de l’association des
« profanes » aux projets concernant la gestion et le traitement des déchets.
c. Au-delà d’un simple phénomène « nimby »
Une des raisons pour lesquelles les riverains se mobilisent contre
l’implantation de sites de traitement de déchets provient du refus de subir des
nuisances comme, par exemple, le désagrément causé par les odeurs d’une
décharge, la modification du paysage par un incinérateur ou la dévalorisation de
leur propriété. C’est en ce sens que les conflits autour des sites de traitement de
déchets sont souvent qualifiés de conflits nimbyistes. Le terme « nimby » signifie
« pas dans mon jardin » (Not In My Backyard). Selon ce point de vue, les
motivations des opposants au projet d’installation d’un incinérateur, ou d’une
décharge, seraient uniquement personnelles. Ces derniers cherchaient
uniquement à faire en sorte que le centre d’enfouissement ou l’incinérateur ne
s’établisse pas près de chez eux. Les opposants « poursuivraient tout
simplement la défense de leurs intérêts particuliers, et notamment de leurs
intérêts de propriétaires (…) ils visent surtout à préserver la valeur d’un
patrimoine inévitablement menacé par la proximité d’un équipement générateur
de nuisances »281. Le projet d’implantation d’un site de traitement des ordures
conduit à une logique « nimby », c’est-à-dire le refus systématique aux projets
industriels générateurs de nuisances. Les « nimbyistes », personnes guidées par
l’ignorance et l’égoïsme, seraient, pour certains, de « véritables grains de sable
dans la mise en œuvre de projets censés profiter au plus grand nombre, la
multiplication des mouvements nimby est souvent présentée comme un obstacle
281 Rémi Barbier, « L’implantation conflictuelle des équipements collectifs. Réflexions à partir de la gestion des déchets », op.cit., p. 132.
105
à l’action publique282». Souvent considérés comme des défenseurs d’intérêts
particuliers, qui agissent selon une logique individualiste, les « nimbyistes »
exprimeraient un défaut de citoyenneté, un déni du politique, 283 et leur action
n’aurait pas « pour visée le bien commun »284.
Or, nous voudrions montrer que les habitants, en s’opposant aux projets
d’implantation de sites de traitement de déchets, n’expriment pas uniquement
des intérêts personnels et égoïstes. Bien au contraire, leur engagement dépasse
largement la sphère individuelle. Il ne s’agit pas seulement d’éviter une
dévaluation de leur propriété qu’entrainerait la proximité d’une décharge ou de
refuser de subir des nuisances sensorielles et des problèmes sanitaires. En effet,
une lecture différente des mobilisations suggère que la position du public sur les
problèmes d’implantation est politiquement légitime. Si les contestations contre
les sites de traitement des déchets s’incluent dans une logique de type « nimby »,
les riverains ne sont pas forcément des casseurs de projets ignorants et égoïstes
qui « retardent le développement économique et empêchent la mise en place de
solutions techniques supérieures »285. Lors des mobilisations contre les
implantations de sites de traitement de déchets que nous avons évoquées, les
revendications semblent dépasser les préoccupations individuelles. Les
habitants ne s’opposent pas au projet pour la simple raison qu’il pourrait
dévaloriser leurs propriétés ou par crainte des nuisances olfactives, ils évoquent
les problèmes sanitaires et revendiquent aussi la prise en compte de leur point
de vue dans processus de décision concernant l’implantation des sites de
traitement de déchets. Ces opposants aux projets d’implantation des sites de
traitement sont loin d’être des « nimbyistes » dans la mesure où ils transforment
282 Léa Sébastien, « Le nimby est mort. Vive la résistance éclairée : le cas d’opposition à un projet
de décharge, Essonne, France »,Sociologies pratiques, 2013/2 n° 27, p. 145-165.
283 Jean-Marc Dziedzcki, « Au-delà du NIMBY : le conflit d’aménagement, expression de multiples revendications », dans P. Melé, C. Larue, M. Rosemberg, Conflits et territoires, Tours, Presses universitaires François Rabelais, MSH Villes et territoires, p. 44.
284 Léa Sébastien, « Le nimby est mort. Vive la résistance éclairée : le cas d’opposition à un projet de décharge, Essonne, France », op.cit., p. 147.
285 Michael Dear, « Understanding and overcoming the NIMBY syndrome », Journal of the American Planning Association, 58, 1992, p. 141-149.
106
une protestation réactive en une controverse publique. Ils ne s’engagent pas
dans une logique « nimby » mais dans « une discussion sur la composition du
monde commun [qu’ils veulent] construire, avec ou sans le nouvel équipement
collectif »286.
Lors des mobilisations, les riverains dénoncent le fait de ne pas avoir été
consultés et expriment leur volonté de participer aux décisions concernant
l’aménagement du territoire. Sans aucun doute, les dénonciations et la défense
de la santé publique, par le comité « Settimo non Incenerire », dans la province
de Turin, se montre proche des positions « nimby » mais leurs revendications
dépassent la position nimbyiste parce que les riverains remettent en cause, de
façon générale, toute la politique de gestion des déchets de la Province et
demandent à être pris en compte dans le processus de décision. Non seulement
ils souhaitent être impliqués dans le choix de la localisation du futur incinérateur
mais ils demandent à prendre part, en amont, à la discussion sur la nécessité de
créer un nouvel incinérateur287. Les riverains de la zone résidentielle de Lomas
de Atzingo, à Cuernavaca, dénoncent également le fait de n’avoir pas été pris en
considération dans le projet d’implantation du site d’enfouissement des déchets
de Loma de Mejía. Ils « reprochent au gouvernement municipal de ne pas les
avoir consultés et de ne pas avoir réalisé au préalable une étude d’impact pour
évaluer la viabilité des routes d’accès à la décharge » 288. C’est aussi le cas des
riverains mobilisés contre le cas du projet d’agrandissement de la décharge à
Vienne. Ces derniers demandent « à être associés à la gestion par une
participation dans les instances décisionnelles du conseil du syndicat des
ordures ménagères (…) et demandent au moins un droit de regard sur les
286 Rémi Barbier, « L’implantation conflictuelle des équipements collectifs. Réflexions à partir de la gestion des déchets », op.cit., p. 135.
287 Lors du conflit les opposants à l’incinérateur mobilise l’argument de la localisation (pourquoi ici ?) mais questionne l’opportunité de la création d’un incinérateur (est-ce réellement nécessaire ? pourquoi pas une autre méthode de traitement ?)
288 Ana Lorena Gurza Gómez Palacio, « Les conflits sur la gestion des déchets à Cuernavaca et la création du centre d'enfouissement de Loma de Mejía », Patrice Melé (coord.), Décider en situation de crise, op.cit., p.294.
107
instances locales de décision »289. Cette volonté d’être pris en compte dans le
processus de décision concernant l’implantation des sites de traitement de
déchets dépasse, de surcroît, la logique « nimby ». Ces mobilisations contre les
projets d’implantation de sites de traitement des déchets ne sont pas de simples
protestations exprimant des intérêts égoïstes. Au contraire, elles révèlent une
volonté d’intégration du citoyen à l’action administrative et au processus de
décision publique concernant le choix du site mais aussi les techniques de
traitement. Les riverains mobilisés, en posant des questions sur le cadre de
l’organisation de la vie collective au sein de leur territoire, sortent, de fait, la
gestion des déchets du domaine technique où elle est habituellement
circonscrite, pour en faire une question sociale et politique.
Au Québec, les revendications des populations en matière de gestion des
déchets concernent également la mise en place d’un débat public. Cette
revendication a d’ailleurs conduit à la mise en place du Bureau d’audiences
publiques sur l’environnement (BAPE), en 1978, dans le cadre de la réforme de
la procédure d’évaluation environnementale. Le BAPE est un organisme public
relevant du Ministère de l’environnement, chargé d’assurer l’information du public
et peut également d’organiser une audience publique selon une procédure
formalisée. Prenant en compte les revendications des riverains, le début des
années 1990 est marqué, au Québec, par la multiplication des projets
d’agrandissement de sites d’enfouissement soumis à audiences publiques : « le
BAPE rend alors plusieurs avis défavorables à ces projets au motif de l’absence
d’une réflexion globale et d’une politique cohérente »290. La mise en place du
BAPE va ainsi permettre aux citoyens d’amener au sein du débat public la
question centrale, dans le contexte québécois, de l’importation de déchets
américains sur le territoire québécois. En effet, nous l’avons vu, les transferts de
déchets entre Etats, entre provinces et entre régions constituent un enjeu majeur
de la question de la gestion des déchets au Québec. L’importation de déchets
des Etats-Unis ou du reste du Canada et la nécessité en conséquence d’agrandir
289 Claudia Cirelli, « Conflit et décision dans le département de l’Isère », Patrice Melé (coord.), Décider en situation de crise, op.cit., p. 125.
290 Laurence Rocher, Gouverner les dechets. Gestion territoriale des dechets ménagers et participation publique, op. cit., p. 253.
108
et d’aménager les sites d’enfouissement aux normes techniques sanitaires et
environnementales vont mener à une interdiction de ces importations et à une
politique restrictive sur les matières résiduelles dès 1996.
La province québécoise a adopté une mesure particulièrement forte en matière de régulation de ces transferts : il s’agit de la possibilité conférée aux municipalités régionales de comtés (MRC) ou aux Communautés Urbaines (CU) de limiter ou de refuser le traitement sur leur territoire de déchets en provenance de l’extérieur (…) Ainsi, chaque MRC ou CU est compétente en matière de gestion des déchets et doit élaborer un plan de gestion comprenant un inventaire de tous les déchets produits ou traités sur son
territoire.291
Si les revendications des populations, en contexte québécois, concernent les
enjeux sanitaires liés à la présence de déchets dans les mégasites
d’enfouissement, elles visent également la possibilité de discuter les décisions
politiques en matière détritique de façon démocratique.
La gestion des déchets des sociétés industrielles est aujourd’hui en lien avec le
monde social. Les citoyens et consommateurs sont interpellés dans les politiques
publiques de gestion des déchets afin qu’un tri sélectif, en vue d’un recyclage
efficace, puisse être mis en place. L’implantation des sites de traitement des
déchets suscite de vifs conflits qui ne sont plus désormais circonscrits à des
controverses scientifiques. La société civile s’invite dans le débat dans la mesure
où les habitants se sentent concernés notamment par les risques sanitaires qu’ils
encourent. Il est, de surcroît, difficile d’aborder la gestion des déchets et le
problème environnemental qu’elle pose comme un problème technique auquel il
y aurait une réponse technique. Ce qui mène le modèle actuel de la gestion des
déchets dans l’impasse, c’est précisément de persister à appréhender la
question des déchets comme un strict problème technique, qu’il appartient à une
poignée d’experts de résoudre, alors qu’elle est aussi un problème social et
politique qui appelle une discussion démocratique et qui soulève des problèmes
de justice.
291 Ibid., p. 255.
109
B. Les trajectoires des déchets issus des sociétés industrielles
a. Les sociétés industrielles et leurs « havres de déchets »
Les déchets des sociétés industrielles sont parfois déchargés dans les
lieux où résident les plus pauvres et, par exemple, « expulsés vers les pays du
tiers-monde »292. On parle à ce sujet de dumping, il s’agit littéralement de «
déverser » ses produits sur un marché extérieur, de s’en débarrasser293. Dans le
cadre du commerce international, le dumping consiste à exporter une
marchandise à un prix inférieur à celui pratiqué dans le pays d'origine, afin
d'écouler une production à l'extérieur, à bas prix, sans dégrader le niveau de prix
sur le marché intérieur. Il peut aussi consister à prendre place de manière
offensive sur le marché extérieur en pratiquant des marges faibles voire nulles.
Le vocable anglo-saxon dumping désigne, par conséquent, une pratique
commerciale où la livraison de marchandise à bas prix sur les marchés
extérieurs, évoque, littéralement, une décharge publique. La pratique du dumping
avec des déchets consiste à inonder les pays de ses ordures pour faire baisser
le prix ou éviter le coût financier lié à leur traitement. Si le transfert des déchets
entre pays est règlementé, notamment par la convention de Bâle294, le commerce
international des déchets, en raison de la hausse des cours des matières
292 Eva Sas, Philosophie de l'écologie politique : de 68 à nos jours, Les petits matins, 2010, p. 108.
293 Le terme « dumping » vient de l’anglais « to dump », « déverser », « se débarrasser de ».
294 La convention de Bâle a été introduite en 1989 et est entrée en vigueur en 1992. Elle concerne le contrôle des mouvements transfrontaliers et l’élimination des déchets dangereux. Ce traité international qui vise à réduire la circulation des déchets considérés comme dangereux, en particulier dans les pays développés vers les pays en développement. En ratifiant la Convention, un pays exportateur « s’engage à notifier par écrit au pays importateur tout mouvement de déchet dangereux envisagé. Celui-ci doit avoir donné son consentement préalable pour que le mouvement soit autorisé. Si cette autorisation est délivrée, elle est communiquée au secrétariat de la convention qui supervise ainsi les mouvements transfrontières de déchet. Cependant, comme c’est le cas dans la majorité des traités internationaux, il n’existe pas de sanction contre un Etat qui ne remplit pas ses obligations », Agnès Bénassy-Quéré, Agnès Chevallier, L'économie Mondiale 2013, Paris, La Découverte, 2012, p. 2013.
110
premières, se développe295. Devenus marchandises, certains déchets font l’objet
d’échanges internationaux et deviennent alors des marchandises au même titre
que les matières premières. Une fois collectés, ils peuvent être envoyés pour
traitement à l’étranger. Dans la pratique, le commerce international concerne
surtout les déchets destinés à être recyclés, mais la législation en matière de
traitement des déchets n’est pas la même dans tous les pays. Les mesures
adoptées dans les pays industrialisés296 ont notamment pu renchérir le coût de
traitement et encouragé les échanges transfrontaliers de déchets, dans la
mesure où les pays en voie de développement ont un coût de traitement moins
élevé297. Une telle législation peut donc encourager l’envoi de déchets vers des
pays ayant des réglementations laxistes en matière de gestion des déchets. Ces
derniers deviennent alors des « havres de déchets »298. C’est notamment le cas
des pays du Sud qui reçoivent régulièrement les déchets des pays du Nord pour
traitement. En effet, la répartition des flux montre que « le flux du Nord vers le
Sud est relativement plus important pour les déchets que pour l’ensemble des
biens échangés : il représente plus d’un quart des échanges contre 16% pour
l’ensemble des marchandises »299. Bien que la Convention de Bâle régisse les
transports transfrontaliers des déchets toxiques, la catastrophe du Probo Koala
illustre bien la difficulté de contrôler l’ensemble des trajectoires de déchets des
sociétés industrielles. En 2006, le pétrolier Probo Koala, affrété par la société
295 « La part des déchets dans le commerce mondial a quasiment doublé de 2003 à 2010 pour atteindre environ 0,9% des échanges totaux. Les deux acteurs majeurs du commerce international des déchets sont la Chine, côté importateur, et les Etats-Unis côté exportateur, avec chacun plus d’un quart des échanges », ibid., p.108.
296 « Les pays industrialisés ont développé des normes réglementaires limitant les émissions de polluants provenant d’activités de traitement des déchets. Ainsi, « les directives européennes sur l’incinération (2000/76/CE) et sur l’enfouissement des déchets (1993/31/CE) ont considérablement renchéri le cout de traitement », ibid., p.112.
297 Ce mécanisme est notamment démontré par Kellenberg. Il montre qu’une plus grande sévérité de la réglementation environnementale dans un pays s’accompagne d’une augmentation de ses exportations nettes de déchets vers les pays à réglementation plus laxiste. Cet effet peut donc être important pour les couples pays développés/pays en développement, la sévérité de la réglementation environnementale étant inférieure en moyenne de 39% à celle des pays développés, Kellenberg, Derek, Trading wastes. Journal of Environmental Economics and Management, 2012, vol. 64, n°1, p. 68-87.
298 Agnès Bénassy-Quéré, Agnès Chevallier, L'économie mondiale 2013, op.cit., p. 111.
299 Ibid.
111
Trafigura – une multinationale de courtage pétrolier, basée aux Pays-Bas, au
Royaume-Uni et en Suisse – décharge près de 500 tonnes de déchets
pétrochimiques hautement toxiques sur différents sites d’Abidjan, la capitale
commerciale de la Côte d’Ivoire. Au départ, l’élimination des déchets devait avoir
lieu au port d’Amsterdam, mais Trafigura a estimé que le coût de leur traitement
était trop élevé. C’est finalement la compagnie Tommy Ltd, une société privée
ivoirienne, qui propose de se débarrasser de ces déchets à bas coût. Lors des
opérations, Tommy Ltd fait appel à des camionneurs individuels. Ces derniers
véhiculent et déposent « les déchets dans la décharge d’Akouedo et dans
plusieurs zones de dépotage de l’agglomération d’Abidjan. Aucun de ces sites
ne disposait d’installations de traitement pour les déchets chimiques »300. Le
dépôt des déchets toxiques du Probo Koala dans les décharges de
l’agglomération d’Abidjan conduit à la contamination des sols et à l’intoxication
de la population, principalement par voie respiratoire :
Les individus exposés à des organochlorés et à de l’hydrogène de sulfure peuvent souffrir de malaises, de céphalées, de migraines, de douleurs thoraciques accompagnées de toux, d’irritations naso-laryngo-pharyngées, de vertiges, de convulsions et dans des cas d’intoxication aigue, tomber dans le coma. Entre huit et quinze décès sont directement attribués à cet incident mais il est à craindre qu’il y en ait eu davantage par suite de l’aggravation d’un certain nombre de pathologies préexistantes.301
De plus, certains pays, comme Taïwan, ne font pas partie de la convention de
Bâle, ce qui leur permet de déverser leurs déchets toxiques à l’extérieur de leur
territoire. En novembre 1988, on apprenait ainsi « que près de trois mille tonnes
de déchets toxiques avaient été déversés par le groupe taïwanais Formosa
Plastics dans une zone proche du port cambodgien de Sihanoukville (…) Les
déchets ont été récupérés par des habitants pauvres, dont beaucoup ont attrapé
des maladies par la suite »302.
300 Delphine Denoiseux, « L'exportation de déchets dangereux vers l’Afrique : le cas du Probo Koala », Courrier hebdomadaire du CRISP, n°26, 2010, p. 9.
301 Ibid.
302 Joan Martínez Alier, L’ecologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde. Paris, Les Petits Matins/Institut Veblen, 2014, p. 410.
112
Le dumping de matières résiduelles s’effectue également en détournant la
réglementation en vigueur, en prétendant que le déchet est destiné à être recyclé
ou utilisé. En effet, déclarer des déchets comme des « produits réutilisables »,
alors qu’ils ne le sont pas, est une astuce courante pour exporter les déchets
illégalement, puisque, ainsi qualifiées, ces matières ne sont pas des déchets et
ne sont donc pas régies par le Convention de Bâle, ni par aucun autre accord sur
les déchets. Cette stratégie de contournement de la réglementation
internationale est « particulièrement utilisée par les exportateurs de déchets
électroniques. Partant d’Europe, les déchets électroniques terminent
généralement leur vie en Afrique et en Asie du Sud-Est »303. Des millions de
téléphones usagés, des téléviseurs, des ordinateurs et appareils
électroménagers, sont déversés, en toute illégalité, en Afrique, principalement
dans cinq pays d’Afrique de l’Ouest : le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le
Libéria, le Nigéria. Ces appareils, dont les composants peuvent se révéler très
toxiques, finissent souvent dans des décharges clandestines des grands centres
urbains. L’afflux massif de D3E304, sur le continent africain, a conduit les
représentants de vingt pays à se réunir pour un forum panafricain sur ce thème,
en mars 2012, à Nairobi, au Kenya, afin de rédiger un « appel pour agir pour la
gestion des déchets électroniques en Afrique »305.
L’analyse des trajectoires des déchets des sociétés industrielles soulève des
interrogations en matière de responsabilité. Qui est responsable pour les
dommages sanitaires et environnementaux engendrés lors du traitement des
déchets ? La responsabilité incombe-t-elle à ceux qui prennent en charge, à bas
coût, les déchets pour les traiter, revient-elle à ceux qui les transfèrent vers des
pays en voie de développement, à ceux qui consomment et produisent des
déchets, ou encore à ceux qui fabriquent, en amont, les artefacts déchus ? Si la
cause du dommage écologique ou le risque à l’origine de la catastrophe
écologique peut-être identifié (par exemple le dépôt de déchets toxiques dans
303 Agnès Bénassy-Quéré, Agnès Chevallier. L'économie mondiale 2013, op.cit., p. 117.
304 D3E pour DEEE : Déchets d’équipements électriques et électroniques
305http://www.basel.int/Implementation/TechnicalAssistance/EWaste/EwasteAfricaProject/Workshops/PanAfricanForumonEwasteNairobiMarch2012/tabid/2656/Default.aspx
113
des décharges non prévues à cet effet), la multiplicité des acteurs peut poser
problème. En effet, l’origine d’un dommage environnemental implique rarement
un seul agent isolé dont un acte précis serait la cause du dommage. De plus, un
agent est généralement reconnu responsable d’un tort commis, moralement et
juridiquement, lorsque ce dernier est commis envers un individu identifié. Par
exemple, si « Jack vole délibérément le vélo de Jill, le premier individu, agissant
en connaissance de cause, porte préjudice à un autre individu. Les deux
individus et le préjudice sont clairement définis, et ils sont étroitement liés les uns
les autres dans le temps et dans l’espace »306. Or, les torts sanitaires et
environnementaux, commis lors du transfert de déchets dans le cas de l’affaire
du Probo Koala, ne sont pas commis envers des individus clairement nommés et
dans un contexte commun. La chaine causale n’est plus aussi nette que dans cet
exemple de Jack et Jill. La catastrophe du Probo Koala cause des dommages
environnementaux et sanitaires sur le continent africain alors que les déchets
proviennent d’Europe. Les agents impliqués dans le dépôt des déchets toxiques
sont multiples. Le dépôt de déchets affecte non pas une personne clairement
identifiée mais l’ensemble d’une population avec laquelle, par ailleurs, les
membres de la société multinationale Trafigura n’entrent pas directement en
relation. Pour analyser ce genre de situations engendrées par des
problématiques environnementales, Dale Jamieson reprend son exemple de
Jack et Jill et montre l’éloignement entre les deux agents, celui qui commet le tort
(agent x) et celui qui le subit (agent y) :
Exemple 2 : Jack fait partie d’un ensemble de personnes qui ne se connaissent pas les uns les autres, et où chaque individu à tour de rôle prend une pièce du vélo de Jack jusqu’à ce qu’il n’en reste aucune.
Exemple 3 : Jack vole à chaque fois une pièce d’un grand nombre de vélos dont celui de Jill.
Exemple 4 : Jack et Jill vivent sur des continents différents, et la disparition du vélo de Jill est la conséquence terminale d’une chaîne causale d’événements déclenchée par la commande que Jack a passé d’un vélo d’occasion dans un magasin.
306 Exemple développé par Dale Jamieson, « Changement climatique, responsabilité et justice », dans Hicham-Stéphane Afeissa, Écosophies. La philosophie à l'épreuve de l'écologie, Editions MF, 2009, p. 90.
114
Exemple 5 : Jack, qui vivait plusieurs siècles avant que Jill ne vienne au monde, a consommé des matières premières essentielles à la fabrique des vélos, empêchant Jill d’en acquérir un.
Exemple 6 : agissant indépendamment les uns des autres, Jack et un grand nombre de personne qui ne se connaissent pas les uns les autres déclenchent une série d’événements ayant pour effet d’empêcher à l’avenir un grand nombre de personnes, vivant dans une autre partie du globe, de pouvoir posséder un vélo307.
Même si l’on peut estimer qu’il y a un tort causé dans chacun de ces exemples,
les torts apparaissent moins clairement et l’idée qu’une quelconque
responsabilité morale et juridique puisse être engagée est moins nette. En effet,
dans les exemples que Dale Jamieson expose, le contexte commun de l’exemple
1 a disparu. En effet, les agents, les victimes et la relation de cause à effet qui
les met en rapport les uns avec les autres se laisse de moins en moins identifier.
Les individus se fondent dans l’anonymat, rendant alors plus difficile l’application
des concepts moraux de responsabilité et de blâme. La distance qui sépare
l’agent qui cause du tort à l’entité victime et la multiplicité des acteurs en jeu
remet en question la notion de la responsabilité telle qu’elle est abordée dans
l’exemple 1. Les exemples 2,3,4,5 et 6, mentionné par Jamieson, permettent
alors de souligner une complexification de la chaine causale qui va de
l’identification claire de l’acte coupable au dommage (ou de la cause à la
conséquence néfaste) à la tendance à diluer la notion de responsabilité. En effet,
cette dernière est rendue plus floue en raison de la trop grande multiplicité des
agents engagés dans la chaine causale. Les dommages environnementaux
engagent souvent une multitude d’agents différents, comme c’est le cas dans
l’affaire du Probo Koala. Cette multiplicité des acteurs, engagés dans ce qui est
à l’origine d’une catastrophe environnementale, rend la question « qui est
responsable ? » plus complexe : sont-ils tous responsables, de l’équipage à la
société Transfigura ? Ne pouvons-nous pas distinguer des degrés de
responsabilités ? De plus, la notion de responsabilité dans la mesure où les
victimes sont nombreuses et ne sont pas clairement identifiées. Ainsi, dans la
mesure où les agents impliqués dans le dépôt de déchet du Probo Koala ne
connaissaient pas leurs populations victimes, dans la mesure où il y avait une
certaine distance entre eux, ne pouvons-nous pas nous demander si c’est un
307 Ibid.
115
acte qui souhaitait volontairement causer un tort : un agent x peut-il causer
délibérément un tort à un agent y sans le connaître ? Peter Singer souligne ce
point lorsqu’il aborde la question du changement climatique. Il se demande nous
pouvons parler, dans ce cas-là, d’une agression. Il montre la différence qu’il y a
à mobiliser notre conception classique de l’agression pour parler du tort que
cause le réchauffement climatique à certains individus, mais avance qu’il s’agit
in fine d’une agression similaire parce que, même si elle diffère dans les
motivations, elle a les mêmes conséquences308.
Si l’analyse de la trajectoire des déchets des sociétés industrielles soulève,
comme nous venons de le souligner, des interrogations en matière de
responsabilité et de souci moral – ce qui met d’autant plus en lumière les limites
du modèle gestionnaire qui circonscrit la question de la gestion des déchets à la
sphère technico-économique – une telle analyse permet de révéler les problèmes
de justice soulevés par la gestion des déchets des sociétés industrielles.
b. Les inégalités engendrées par la gestion des déchets
L’analyse des trajectoires des déchets des sociétés industrielles montre la
dimension internationale que prennent les déchets lors de leur traitement.
Nombreux sont les déchets qui vont des pays occidentaux vers les pays du Sud
afin d’y être recyclés ou enfouis. Or, un tel constat soulève des questions de
justice : dans quelle mesure est-il juste que le poids des nuisances sanitaires et
environnementales liées au traitement des déchets soit supporté par des pays
qui ne les ont pas générés ? En recevant, légalement ou illégalement, les
déchets des pays du Nord, les pays du Sud n’endossent-ils pas le coût
environnemental lié au mode de consommation des pays industriels ? Autrement
308 « What are we doing to the people most at risk from global warming, therefore, is similar in its impact to wagging aggressive war on them. It differs in its motivation, but that will be little consolation to them. Moreover, because we know what we are doing and yet do not stop doing it, we cannot shirk responsibility for it. We are culpable for the harm we are doing to them », Peter Singer, Practical Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 230.
116
dit, les pays du Nord, en trouvant une solution pour traiter les déchets à bas prix,
ne reportent-ils pas le coût environnemental lié au traitement des déchets sur les
pays du Sud, générant alors des inégalités environnementales qui viennent
renforcer des inégalités sociales ? En effet, la plupart du temps, ce sont les
travailleurs du secteur informel, employés à bas coût, dans des conditions
précaires, qui traitent ces déchets :
Ainsi, malgré la convention de Bâle, il y a des exportations de déchets toxiques vers le Sud (ou vers des zones pauvres du Nord). On y exporte des déchets électroniques. Il existe une industrie de la destruction des vieux navires avec leur charge d'asbeste (d'amiante) et de métaux lourds dans des lieux comme Alang, dans l'État du Gujarat, en Inde, où une légion d'hommes affamés travaille à même la plage, sans la moindre précaution309.
Les trajectoires qu’effectuent les déchets pour traitement ont, par conséquent,
des effets à la fois environnementaux et sociaux qui affectent, principalement,
les populations les plus défavorisées. En Argentine, par exemple, « le grand flux
de cartoneros provient des zones les plus défavorisées du Grand Buenos Aires,
notamment des villes de la banlieue proche (ou plus lointaine), mais aussi de
certains quartiers fragiles de la capitale. Il s’agit très généralement de zones
d’habitations à haut niveau de précarité (maisons inachevées en brique ou en
bois, souvent sans eau courante ni système d’évacuation des eaux usées, ni
réseau de gaz), des bidonvilles nés fréquemment de l’installation anarchique des
habitants »310. Le traitement des déchets est donc une activité de survie pour ces
travailleurs des pays en voie de développement. Cette activité de ramassage et
de tri est effectuée, la plupart du temps, dans un cadre informel et dans
mauvaises conditions sanitaires. Le cas des travailleurs des déchets de la grande
décharge de déchets électroniques au Ghana illustre bien les mauvaises
conditions dans lesquelles ils évoluent. La majorité des trieurs de déchets
électroniques travaillent à côté de rigoles d’écoulement très polluées qui se
déversent dans le lagon de Korle. Les parties des déchets électroniques dont ils
309 Joan Martínez Alier, L’ecologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les Petits Matins/Institut Veblen, 2014, p.104.
310 Moreno Sainz María Laura, « Les récupérateurs de déchets à Buenos Aires : de l'exclusion à l'intégration sociale ? », Autrepart, 2007/3 n° 43, p. 30.
117
ne veulent pas sont également jetées dans ces canalisations. Les autres déchets
sont laissés sur place et souvent rincés par les eaux pluviales qui s’écoulent elles
aussi par ces canaux. La pollution générée par les rejets de déchets « a provoqué
la mort progressive du lagon qui dégage à présent une constante odeur
nauséabonde. La puanteur, émanant des canalisations et le lagon, représente
une nuisance permanente sur la décharge. Malgré des nuisances chroniques,
les trieurs de déchets électroniques affirment qu’ils se sont habitués à ces
conditions de travail » 311.
Ce sont les populations les plus défavorisées des pays du Sud qui s’occupent,
souvent de façon informelle, du traitement des déchets provenant, en grande
partie, des pays industrialisés. Mais, plus globalement, ce sont les populations
défavorisées des pays du Nord et du Sud, qui sont affectées par les dommages
environnementaux causés par le traitement des déchets. Les logements coûtent
moins chers dans les lieux les plus pollués (usines, dépôts de déchets). Lorsqu’il
est question de trouver un lieu d’installation pour une activité polluante ou pour
enfouir des déchets, ce sont des quartiers dont les habitants défavorisés auront
moins les moyens de se défendre ou que l’on pourra soumettre à un chantage
(emploi contre pollution)312 qui seront choisis. Au niveau national comme au
niveau international, « les pauvres – ou les plus défavorisés – souffrent de façon
disproportionnée d’une pollution environnementale qui est produite par la société
dans son ensemble »313, ce que dénonce « the antitoxics movement »,
mouvement né suite au scandale de Love Canal dans les années 1970314.
311 (Notre traduction) “Pollution has resulted in the gradual death of the lagoon, which is now stagnant and a constant source of foul smell in the area. The stench from the drains and lagoon presented a perpetual nuisance at the dumpsite. In spite of this chronic nuisance, e-waste workers reported that they were accustomed to these conditions “, M. Akormedi, E. Asampong, J.N. Fobil, “Working conditions and environmental exposures among electronic waste workers in Ghana”, International Journal of Occupational and Environmental Health, 2013, vol. 19, n°4, p. 218-286.
312 Robert Lake, “Volunteers, Nimbys, and environmental justice: Dilemmas of Democratic Practice”, Antipode, 28:2, 1996, pp. 160-174.
313 Dale Jamieson, Morality's Progress: Essays on Humans, Other Animals, and the Rest of Nature. Oxford University Press, 2002, p. 297.
314 Dans la banlieue de Niagara Falls, l’entreprise chimique Hooker Chemical Company racheta dans les années 1940 un canal abandonné construit un demi-siècle plus tôt par un certain M. Love. Elle y stocke après de vingt mille tonnes de déchets toxiques qui, en s’infiltrant dans le
118
La gestion des déchets engendre des injustices dans la mesure où se sont, le
plus souvent, les populations défavorisées qui subissent les nuisances et les
dommages environnementaux liés au traitement des déchets alors qu’ils ne les
ont pas, pour la plupart, produits. Il convient, pour déterminer et caractériser les
problèmes de justice soulevés par la gestion des déchets des sociétés
industrielles, de distinguer les termes d’ « inégalité environnementale » et
d’ « inégalité écologique ». Le terme d’inégalité environnementale exprime l’idée
que les populations ou les groupes sociaux ne sont pas égaux face aux
pollutions, aux nuisances et aux risques environnementaux, pas plus qu’ils n’ont
un accès égal aux ressources et aménités environnementales. L’ « inégalité
écologique » se rapporte non seulement à la réception de nuisances, de risques,
de ressources ou d’aménités, mais aussi à l’émission de polluants : « nous
serions inégaux sur un plan écologique par les impacts que nous subissons et
par ceux que nous générons, soit, pour le dire d’une manière simplifiée et
synthétique, par la taille de notre empreinte écologique »315. L’inégalité
écologique désignerait une distribution inégale de biens et de maux
environnementaux, mais aussi de droits à polluer. Ainsi, établir la distinction entre
les inégalités environnementales (les différences de réception entre les
nuisances/risques et les aménités/ressources) et les inégalités engendrées dans
la production d’impacts sur l’environnement (par l’empreinte écologique) permet
de montrer que ceux qui souffrent le plus de la dégradation de l’environnement
sont ceux qui ont une empreinte écologique faible et qui sont généralement les
populations pauvres316 :
Lorsqu’on compare au sein de groupes sociaux les maux environnementaux prélevés (pondérés par les nuisances reçues),
sous-sol, contaminent les sols mais aussi l’air et l’eau. En raison de la pression foncière liée au succès des Chutes du Niagara, l’entreprise céda le terrain une décennie plus tard à la mairie pour y construire des habitations et une école. Suite à la multiplication des problèmes de santé des habitants (enfants comme adultes), le scandale fut révélé à la fin des années 70 et donna lieu à une mobilisation citoyenne ainsi qu’à une bataille juridique au terme desquelles le quartier fut évacué et l’entreprise condamnée. Voir, les romans de Joyce Carol Oates, Les chutes, Paris, 2004 et de Lois Gibbs, Love Canal : My Story, Albany, State University of New York Press, 1982.
315 Cyria Emelianoff, « Connaître ou reconnaître les inégalités environnementales ? », ESO, Travaux et documents 25, 2006, p. 36.
316 Philippe Roman, « Les pauvres sont-ils vraiment les plus gros pollueurs ? », Idées économiques et sociales 2011/3 (N° 165), p. 60-69.
119
l’injustice environnementale est démultipliée. Ceux qui génèrent les plus d’impacts sur l’environnement sont ceux qui en subissent le moins, de manière assez générale. Ceux qui ont une empreinte écologique réduite sont souvent les principales victimes de l’inéquité environnementale. On observe en moyenne une inversion entre l’impact crée et l’impact subi317.
Le croisement des inégalités environnementales et des inégalités liées à
l’empreinte écologique met en exergue les inégalités réelles. Par ailleurs, si les
plus défavorisés sont effectivement les plus touchés par les dommages
environnementaux, certains ont dénoncé le fait que loin d’être simplement une
discrimination économique, ces inégalités environnementales visaient plus
particulièrement les populations de couleur et les minorités ethniques. Le
mouvement pour la justice environnementale (the environmental justice
movement) émerge dans les années 1980. Pour les militants de ce mouvement,
il s’agit de mettre en lumière que les minorités subissent de façon
disproportionnée les nuisances des équipements polluants et de dénoncer les
inégalités environnementales dont elles sont victimes. A l’origine de ce
mouvement, est la prise de décision par l’Etat de Caroline du Nord, en 1982, d’un
site d’enfouissement de PCB318, dans le comté du Warren, le comté le plus
pauvre de l’Etat et, de plus, essentiellement habité par des communautés afro-
américaines, ouvrières et rurales. Les populations locales ont alors organisé une
série de protestations et de marches pour contester la décision d’implanter ce
site de dépôts toxiques proches de leur zone d’habitation.
A la suite de cette action politique, le pasteur Chavis (l’église protestante de
Caroline du Nord « The United Church of Christ ») mène une enquête au niveau
national pour dénoncer les discriminations à l’égard des Noirs et des minorités
qui, plus que les autres, étaient directement concernés par les problèmes de
pollution et par la gestion des déchets dangereux319. L’étude s’attache à savoir
317 Cyria Emelianoff, « Connaître ou reconnaître les inégalités environnementales ? », op.cit., p. 36.
318 Les polychlorobiphényles (PCB), aussi appelés biphényles polychlorés (BPC). On les utilise comme isolants électriques presque ininflammables ou pour leurs excellentes caractéristiques diélectriques et de conduction thermique, les PCB ont été massivement utilisées des années 1930 aux années 1970. Les PCB sont toxiques.
319 L’étude prend en compte deux types de gestion et de traitement de déchets, le versant légal (commercial hazardous waste facilities) et le versant illegal (uncontrolled toxic waste sites) : « This report presents findings from two cross-sectional studies on demographic patterns
120
quels sont les habitants (catégorie sociale et origines ethniques) qui peuplent
l’environnement proche des décharges toxiques et des incinérateurs. Pour cela,
l’étude prend en compte trois variables : les chiffres de la population
(pourcentage de minorités), les revenus des ménages et les valeurs immobilières
(montant des loyers). C’est à partir de ces trois variables, qu’il est alors possible
d’établir une corrélation entre la localisation d’équipements polluants et les
quartiers habités par les minorités. L’étude montre que l’implantation de ces
installations est plus attachée à la notion de race que de classe. Autrement dit,
l’étude met en avant le fait que les installations s’implantent plus volontiers dans
des zones d’habitation où les populations sont à fortes minorités ethniques que
dans des zones d’habitation où les populations sont économiquement
défavorisées. Les résultats de cette étude donnent lieu à un rapport intitulé
« Déchets toxiques et race aux Etats Unis » (Toxic Waste and Race in the United
States), publié en 1987. Ce rapport établit effectivement que :
Les gens de couleur encouraient un risque disproportionné concernant la santé de leurs familles et la pollution de leurs environnements : 60% des communautés afro-américaines et latinos, et plus de 50% des communautés originaires des îles du Pacifique et d’Amérindiens vivaient dans des zones comportant un ou plusieurs sites de déchets toxiques non contrôlés320.
Le rapport souhaite, d’une part, parler au nom des victimes et souligner que les
victimes des dépôts de déchets toxiques sont plus souvent les minorités de
couleur.
Nous publions ce rapport dans l’intérêt de millions de personnes qui vivent dans des situations sanitaires potentiellement menaçantes. Nous attirons l’attention sur le fait que la race est un facteur majeur dans présence de
associated with (1) commercial hazardous waste facilities and (2) uncontrolled toxic waste sites. The first was an analytical study which revealed a striking relationship between the function of commercial hazardous waste facilities and race. The second was a descriptive study which documented the widespread presence of uncontrolled toxic waste sites in racial and ethnic communities throughout the United States. Among the many findings that emerged from throughout the United States”, Toxic Waste and Race in the United States: A National Report on the Racial and Socioeconomic Characteristics of Communities with Hazardous Waste Sites, New York, United Church of Christ, 1987, p. 13.
320 “Déchets toxiques et race aux Etats-Unis: Rapport national sur les caractéristiques raciales et socioéconomiques des communautés ayant des sites de déchets dangereux” / Toxic Waste and Race in the United States: A National Report on the Racial and Socioeconomic Characteristics of Communities with Hazardous Waste Sites, New York, United Church of Christ, 1987
121
déchets dangereux à proximité des communautés résidentielles partout aux Etats-Unis321.
D’autre part, le rapport souhaite fournir des données qui pourront être utilisées
par les institutions pour mettre en place une gestion des déchets moins
discriminante :
Nous croyons que ces données pourraient être utilisées par l’Etat et les gouvernements municipaux pour empêcher que les déchets dangereux ne deviennent un problème national plus important. Aucune communauté résidentielle, compte tenu de sa race, ne devrait être laisse sans protection au milieu de cette crise grandissante322.
Cette étude établit « pour la première fois analytiquement ce que les
manifestants de Caroline du Nord avaient observé sur le terrain : que la race est
un facteur explicatif, et dans bien des cas le principal facteur explicatif, de la
localisation des décharges toxiques aux Etats-Unis. Si vous voulez savoir où un
stock de déchets donné à le plus de chance d’é-être enfoui, demandez-vous où
vivent les Noirs, les Hispaniques, Les Amérindiens et autres minorités raciales »
(Keucheyan 2014 :20). L’étude parle donc de l’existence d’un « racisme
environnemental » (environmental racism) aux Etats-Unis, notion forgée par le
révérend Benjamin Chavis, figure du mouvement des droits civiques.
Suite à ce rapport, quelques années plus tard, Robert Bullard, à l’époque un
sociologue de l’Université de Californie, renforce l’hypothèse d’un racisme
environnemental, lors d’une enquête menée à Houston (Texas), enquête qui fut
publié dans un livre intitulé « Dumping in Dixie : Race, Class and Environmental
Quality » 323. L’enquête souligne que la population afro-américaine ne
représentait que 28% de la population totale mais 6 des 8 incinérateurs, et 15
321 (Notre traduction) ”We are releasing this report in the interests of the millions of people who live in potentially health-threatening situations. In particular, we call attention to the fact that race is a major factor related to the presence of hazardous wastes in residential communities throughout the Unites States”, Toxic Waste and Race in the United States, op. cit., p.10.
322 (Notre traduction) ”We believe that this data should be utilized by federal, state and municipal governments to prevent hazardous wastes from becoming an even greater national problem. No residential community, regardless of race, should be left defenceless in the midst of this mounting crisis”, ibid.
323 Robert D. Bullard, Dumping in Dixie : Race, Class and Environmental Quality, Boulder, Co., Westview press, 1990 ; Robert D. Bullard, Confronting environmental Racism : Voices from the Grassroots, Boston, Mass., South End Press, 1993.
122
des 17 décharges publiques, étaient localisés dans des quartiers essentiellement
noirs. Houston, dans les années 1970, est surnommée la « golden buckle » de
la Sunbelt et la « capitale pétrochimique du monde ». En effet, la ville connaît
une croissance économique sans précédent et la population augmente
considérablement. En 1982, Houston devient la quatrième plus grosse ville des
Etats-Unis avec une population de 1,7 millions individus et avec, dans les années
1980, 28% de la population appartient à la communauté noire. En revanche, plus
de 81% des habitants noirs de la ville habitent dans des quartiers où la
communauté noire est très forte, essentiellement dans le nord et le sud de la ville.
D’après Robert D. Bullard, cette forte ségrégation a été causée par la forte
industrialisation et le manque de planification/régulation de l’espace urbain. En
l’absence de zonage, les promoteurs ont utilisé le renouvellement des baux
comme un moyen de contrôler l’aménagement du territoire dans ces quartiers :
d’une part, les minorités ont rencontré des difficultés à renouveler les baux et,
d’autre part, dans ces quartiers les baux ont eu tendance à baisser parce que
habitants n’ont eu ni le temps ni l’énergie pour obtenir les signatures des voisins
nécessaires au maintien des baux en vigueur. Cette absence de régulation du
territoire urbain aurait donc provoqué, selon Bullard, un drame pour le quartier
noir de Houston, qui s’est alors retrouvé avec une part très importante des
décharges publiques, des sites d’enfouissement et des incinérateurs 324.
Si l’étude menée par Robert Bullard montre bien l’inégale répartition des
incinérateurs et des décharges publiques sur l’ensemble du territoire urbain, avec
une forte concentration des installations dans quartier noire de Houston, dans les
années 1980, les populations concernées ont, elles aussi, fait entendre leur voix
lorsqu’il a été question de bâtir une décharge dans le quartier de Northwood
Manor, au nord de Houston. A cette époque, le quartier périphérique comprend
environ 8500 habitants dont 82,4% sont noirs. Pour lutter contre l’installation de
la décharge, les résidents s’organisent. Ils forment le Northeast Community
Action Group (NECAG) et déposent un dossier à la cour fédérale pour demander
l’arrêt la procédure d’implantation de la décharge dans leur quartier. Avec l’aide
324 “Black Houston has become the dumping grounds for the city’s household garbage”, Robert D. Bullard, Dumping in Dixie, op.cit., p. 42.
123
de leur avocat, Linda McKeever Bullard, ils accusent le Département de la Santé
du Texas ainsi que l’entreprise privée de traitement (Browning Ferries Industries)
de discrimination raciale. Le recours devant la justice donne lieu à un procès en
1984 lors duquel le juge fédéral trancha en défaveur des résidents. La décharge
est donc construite. En revanche, la mobilisation collective a permis d’envoyer
un signal fort au département de la santé du Texas, au maire de la ville et aux
entreprises privées de gestion des déchets en déclarant qu’ils seraient à nouveau
prêts à combattre toute nouvelle initiative d’implantation de décharge dans leur
quartier.
Afin de dénoncer les discriminations dont ils sont victimes, les associations de
gens de couleur fondent le mouvement pour la justice environnementale afin
mettre en lumière le lien entre les problèmes sanitaires et environnementaux et
les inégalités de races, de genres et de revenus. Ils font émerger, sur la scène
publique et politique, le fait que les sites de traitement de déchets ne sont pas
équitablement répartis sur le territoire et qu’ils reposent sur des considérants de
classe, de race et de genre. L’ensemble des études et des rapports ainsi que des
mobilisations des militants en faveur de la justice environnementale conduisent
le président Clinton à signer, le 11 février 1994, une circulaire exigeant des
agences fédérales qu’elles incluent la notion de « justice environnementale »
dans leurs missions et leur demande de travailler avec le « Bureau de l’Equité
Environnementale » de l’Environmental Protection Agency (EPA), l’agence
fédérale américaine qui coordonne la surveillance et la recherche en matière
d’environnement aux Etats-Unis325.
La gestion des déchets par les sociétés industrielles, nous venons de le
voir, ne peut être circonscrite à la sphère technico-économique : d’une part,
l’innovation technologique concernant le domaine de la gestion des déchets
peine à juguler l’afflux continu et grandissant des ordures produites par les
325 Le texte signé par Bill Clinton le 11 février 1994 et intitulé « Federal Actions to Address Environmental Justice in Minority Populations and Low-Income populations » se trouve sur le site de R.D. Bullard : http://www.ejrc.cau.edu/Welcome.html
124
sociétés industrielles et, d’autre part, les impacts et dommages
environnementaux liés à la gestion des déchets soulèvent des questions
sociales, éthiques et politiques. De fait, si la gestion des déchets pose aujourd’hui
de nombreux problèmes, c’est bien parce que la question de leur traitement
devrait être envisagée comme une question ayant des enjeux sociaux et
politiques essentiels mais qu’elle est circonscrite au domaine scientifique et
technique. Si les déchets interagissent avec le monde social et contribuent à son
élaboration, si les objets déchus sont capables de transformer l’ordre social
comme en sont capables les humains, il ne revient alors pas uniquement au
domaine scientifique, technique et industriel de décréter qui viendra modifier, et
de quelle(s) manière(s), le monde social. En réduisant le problème posé par la
gestion des déchets au domaine technique et économique, le modèle actuel de
gestion occulte la dimension sociale et politique de la gestion des déchets,
favorisant alors une gestion technocratique. De plus, le modèle gestionnaire fait
comme si, en internalisant les déchets, il prenait en compte la nature. Mais, la
gestion des déchets actuelle prend-elle en compte l’environnement ? En quel
sens le terme environnement est-il employé lorsque le modèle gestionnaire dit
mettre en place une gestion des déchets « respectueuse » de la nature ? A
présent, nous voudrions montrer, d’une part, que la prise en compte de
l’environnement dans la gestion des déchets, mise en place par les sociétés
industrielles, se fait dans une approche purement économiste où l’environnement
est envisagé comme un bien marchand dont on répartit les coûts et les avantages
et, d’autre part, qu’il convient, pour saisir le problème environnemental posé par
la gestion des déchets, de prendre en compte la dimension culturelle des
rapports à la nature que l’approche économiste évacue.
125
PARTIE II
LA GESTION DES DÉCHETS, UN ENJEU D’ÉCOLOGIE POLITIQUE
La première partie de ce travail analyse l’actuel modèle de gestion des
déchets, instauré par les sociétés industrielles, et montre que ce modèle
appréhende le problème du traitement des déchets comme un problème
strictement technique et économique. Dans cette première partie, nous nous
sommes attachés à montrer que, dans un contexte d’épuisement des ressources
naturelles, les déchets apparaissent comme une « matière première
secondaire » à exploiter et que le modèle de gestion mise en place consiste à
trouver, dans une logique d’efficacité et de rentabilité, les dispositifs techniques
permettant de transformer la matière détritique en une matière réutilisable tout
en évitant des coûts trop élevés de gestion. C’est dans cette perspective que le
modèle met en place la valorisation des déchets, et leur internalisation dans un
processus industriel de traitement, afin de rationaliser, d’augmenter et
d’accélérer la récupération des déchets produits par les sociétés industrielles.
Or, nous avons vu que ce modèle comporte des limites, non seulement parce
que les dispositifs techniques peinent à juguler l’afflux de déchets, mais aussi
parce qu’en réduisant le problème écologique à un aspect technique et
économique ce modèle ne prend pas en compte les implications sociales liées à
la gestion des déchets. Si la gestion des déchets des sociétés industrielles
occulte les enjeux sociaux du problème posé par la gestion des déchets, qu’en
est-il de la dimension environnementale ? En effet, si le modèle gestionnaire tend
à réinsérer les déchets dans un circuit économique et dit vouloir éviter, autant
que possible, que les déchets ne soient rejetés dans la nature, pouvons-nous
pour autant avancer que ce modèle gestionnaire prend en compte la dimension
environnementale du problème posé par la gestion des déchets ? Si la dimension
sociale et politique de la question des déchets est évacuée, qu’en est-il de la
dimension environnementale ?
La deuxième partie s’attache à montrer les raisons pour lesquelles, pour
dépasser le modèle gestionnaire et se donner les moyens d’envisager un autre
126
modèle de gestion des déchets qui prennent en compte les dimensions à la fois
environnementale et sociale du problème, il s’agit de concevoir la gestion des
déchets comme un enjeu d’écologie politique. L’écologie politique, entendue
comme l’ensemble des courants qui s’efforcent de socialiser les problèmes
écologiques, s’attache à montrer la dimension sociale et politique des questions
écologiques. Elle démontrant que les problèmes écologiques ne peuvent pas être
réduits à des questions techniques dans la mesure où les questions relatives à
la technique non seulement impactent la sphère sociale mais interrogent
également notre rapport à la nature, voire le conditionnent. En ce sens,
« l’écologie-politique qui relie nature et culture (…) est aussi la négation de la
séparation des sphères technologiques, écologiques, économiques, politiques et
sociales »326. Par « écologie politique » André Gorz présente la nécessité
d’instaurer de nouveaux rapports des hommes au collectif et à l’environnement.
Transformer nos rapports sociaux est un moyen d’établir un meilleur rapport à
l’environnement. Mais « que serait un écologisme qui entreprendrait de
transformer le modèle social sans y inclure nos rapports à la nature et sans
comprendre que la première tâche est de remettre en question la séparation du
naturel est du social ? »327. Par « écologie politique », nous entendons ainsi cette
double exigence de la transformation de la vie sociale et de la remise en question
de nos rapports à la nature. D’une part, il s’agit de remettre en cause la vision du
monde où l’homme n’est plus seul avec comme projet la maitrise et la domination
de la nature et d’envisager la continuité de l’homme et de la nature dans un
rapport non d’extériorité mais d’inclusion. D’autre part, il s’agit de critiquer la
conception moderne de la nature qui, du fait du partage entre la sphère naturelle
et sociale, a pu être « extériorisée, rejetée dans le rôle passif de réservoir pour
les prélèvements ou de dépotoirs à déchets »328. Par conséquent, soutenir que
la gestion des déchets est un enjeu d’écologie politique, c’est avancer que la
326 Jean Zin, « Qu'est-ce que l'écologie-politique ? », Ecologie & politique, n°2, 2010, p. 46.
327 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, Paris, La Découverte, 2015, p. 328.
328 Catherine Larrère, « Care et environnement : la montagne ou le jardin ? », dans Sandra Laugier (dir.), Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Payot, 2012, p. 259.
127
gestion des déchets soulève simultanément des problèmes environnementaux,
sociaux et politiques qu’il convient de caractériser et d’analyser.
Dans cette perspective, le chapitre 3 s’attache à caractériser le problème
environnemental soulevé par le modèle gestionnaire. Le modèle de gestion des
déchets mis en place par les sociétés industrielles souhaite internaliser les
ordures afin d’impacter le moins possible l’environnement dans la logique de
l’économie dite « verte ». Or, ce modèle gestionnaire prend-il réellement en
compte, dans sa façon d’aborder le problème des déchets, les questions relatives
à la nature ? Tenir compte, dans le traitement technique, des caractéristiques
physiques, chimiques et biologiques des déchets, est-ce pour autant prendre en
compte la nature dans la gestion des déchets ? Que signifie prendre en compte
la nature dans la gestion des déchets et mettre en place une gestion de la nature
qui protège la nature ? Le chapitre 3 soutient que le modèle de gestionnaire des
déchets pose problème dans sa façon d’aborder l’enjeu environnemental de la
gestion des déchets parce que la conception de la nature envisagée est celle de
la conception moderne d’une nature extérieure. Les sociétés industrielles ont,
certes, voulu admettre et intégrer, dans leur fonctionnement, le souci de la
nature, mais la conception de la nature qui émerge au sein de ces sociétés
industrielles est celle d’une nature extérieure séparée du monde humain. En
considérant « la nature comme un « fond » »329, comme un support de leurs
actions avec lequel les humains n’ont pas d’interaction, la prise en compte de la
nature se fait dans une approche purement économiste où l’environnement est
envisagé comme un bien marchand dont on répartit les coûts et les avantages.
Le chapitre s’attache à montrer que le modèle gestionnaire des déchets, mis en
place par les sociétés industrielle, repose sur une conception dualiste de la
nature qui est loin d’être partagée par tous les peuples de la planète, attachés à
d’autres principes cosmologiques330. Sa conception de la nature conduit le
modèle gestionnaire à évacuer la dimension culturelle des rapports à la nature :
329 Marie-Hélène Parizeau, « Le développement durable et l’homo economicus : de l’occultation du concept de diversité culturelle », Éthique publique. Revue internationale d’ethique societale et gouvernementale 16.1, 2014, p. 11.
330 Descola, Philippe. Par-delà nature et culture. Paris, Gallimard, 2005.
128
« le concept de diversité culturelle est écarté par le discours économico-
environnemental »331. Nous soutenons dans ce chapitre qu’en évacuant cette
dimension culturelle des rapports à la nature, la gestion des déchets par les
sociétés industrielles ne permet pas de penser le problème environnemental lié
à la gestion des déchets, à savoir le fait que les déchets, en atteignant
l'environnement des populations, affectent également celles-ci parce qu'elles
sont en relation de communauté avec cet environnement. Nous démontrons que
la dimension environnementale, loin d’être séparée de la dimension sociale,
s’articule avec elle et qu’il existe une pluralité de façons d’habiter le monde et
d’être en rapport avec la nature. Dans cette perspective, il s’agit de montrer que
le problème environnemental lié à la gestion des déchets se pose comme celui
de la protection de la nature comprise comme milieu de vie.
Le chapitre 4 montre que le fait d’aborder la question des déchets selon une
logique technico-économique (comme le fait le modèle actuel des sociétés
industrielles) conduit à mettre en place une gestion technocratique. Que la
plupart des tâches administratives aient été plus anciennes que le débat
démocratique et « attachées de manière presque immémoriale à une gestion
principalement technique des problèmes collectifs »332expliquerait cette
limitation. Les tâches – « règle d’hygiène collective, organisation du ramassage
des ordures, assainissement des villes, curage des fossés etc. » – concernent «
des intérêts publics n’étaient pas traditionnellement perçus comme devant être
objet de controverse »333. La trivialité de ces tâches et leur ancienne gestion
technocratique ont pu faire oublier facilement leur essence politique impliquant,
par conséquent, une certaine limitation de l’exercice de la souveraineté populaire
dans ce domaine. En s’appuyant sur l’analyse détaillée de la « crise des
ordures » en Campanie, ce chapitre met en exergue la persistance d’une gestion
technocratique dans l’actuel modèle de gestion des déchets et, de surcroît, la
331 Marie-Hélène Parizeau, « Le développement durable et l’homo economicus : de l’occultation du concept de diversité culturelle », op.cit., p. 3.
332 Nicolas De Longeaux, La philosophie politique contemporaine face aux questions écologiques, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 39.
333 Ibid.
129
difficulté des politiques publiques à répondre démocratiquement aux enjeux
posés par la gestion des déchets. Cette analyse vient appuyer l’idée selon
laquelle il convient d’envisager un nouveau modèle de gestion qui
appréhenderait la question des déchets comme une question d’écologie politique
appelant à la discussion démocratique afin que la gestion des déchets puisse
être intégrer au monde commun.
130
Chapitre 3 :
Le problème environnemental posé par la gestion des déchets des
sociétés industrielles
La gestion des déchets mise en place par les sociétés industrielles prend-
elle en compte le problème environnemental posé par les déchets ? Les
dispositifs techniques mis en place, inscrits dans la logique de l’économie
circulaire, visent à faire des déchets une « matière première secondaire » et, par
conséquent, à éviter le rejet ou l’abandon de déchets dans le milieu naturel. Si
un des objectifs clamés par les tenants de cette gestion des déchets est de faire
des déchets une ressource lucrative tout en cherchant à minimiser l’impact de la
production de déchets sur l’environnement, pouvons-nous pour autant avancer
que la dimension environnementale de la question des déchets est prise en
compte dans le modèle gestionnaire ? Mettre en place une internalisation
industrielle des ordures est-ce remédier au problème environnemental posé par
les déchets comme le prétendent les tenants de cette approche gestionnaire ?
Cette gestion permet-elle de protéger la nature ? Mais que signifie « protéger la
nature » ? Tout le problème réside dans le fait que le modèle gestionnaire fait
comme si la notion même de « nature » allait de soi alors que, précisément, c’est
une notion qui mérite toute notre attention tant elle pose problème : « Que signifie
« protéger la nature » ? Répondre à cette question concrète, urgente, suppose
d’affronter une question proprement philosophique. Car la notion même de «
nature » ne va plus de soi ».334
Nous avons l’habitude d’aborder la nature comme ce qui s’oppose à la culture :
la sphère naturelle serait séparée de la sphère sociale, la nature serait extérieure
au monde social. Cette conception dualiste renvoie à l’image d’une nature
passive, extérieure et maîtrisable. La philosophe Carolyn Merchant montre que
cette vision de la nature s’est développée parallèlement à ce qu’elle nomme
334 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, Paris, La Découverte, 2015.
131
« l’ordre mécanique »335 qui accompagne la science moderne (et qui a peu à peu
remplacé l’ancienne vision organiciste de la nature). Cette représentation
considère la nature comme une machine que l’on peut contrôler depuis l’extérieur
puisqu’elle est uniforme et régulière :
La nature, la société et le corps humain sont alors décomposés en parties interchangeables, qui peuvent être réparées ou remplacées depuis l’extérieur. La « solution technologique » répare un dysfonctionnement écologique, les nouveaux êtres humains remplacent les anciens pour maintenir fonctionnement imperturbable de l’industrie et de la bureaucratie, et la médecine interventionniste échange un cœur usé, malade contre un tout neuf.336
Cette vision mécaniste consiste à penser la nature comme un ensemble formé
de plusieurs parties qui seraient indépendantes et remplaçables. La nature est
ainsi envisagée comme une matière passive, extérieure : il est possible de la
contrôler, de l’appréhender d’une manière fragmentée et, de surcroit, de la
maitriser. Or, une telle opposition entre la nature et la culture est, aujourd’hui,
remise en cause par la généralisation des problèmes environnementaux.
Ce qui caractérise la question environnementale, c’est en effet qu’elle efface le partage entre le naturel et le social autour duquel la représentation occidentale du monde (et tout particulièrement celle de la modernité) s’était organisée : d’un côté, ce qui concerne la nature (dont les savants sont en charge) ; de l’autre ce qui relève de la société (affaire de politique et de vie commune). La crise environnementale, c’est le naturel qui fait irruption dans le social (nos problèmes environnementaux sont des problèmes sociaux) et le social qui s’imprime sur le naturel (ce sont certaines activités de notre vie sociale, notamment depuis l’âge industriel, qui dégradent la nature). 337
A un moment où l’humanité est devenue capable de perturber le climat, il est
difficile de continuer à soutenir un tel partage entre la nature et la culture. La
séparation entre la nature et le social ne tient plus. Il n’est plus possible d’agir
comme si la nature était un simple réservoir de ressources, ou un dépotoir pour
nos déchets, et de penser la nature comme extérieure au monde humain, dans
335 Carolyn Merchant, Earthcare: women and the environment, New York, Routledge, 1996, p. 75.
336 Carolyn Merchant, « The death of nature », in Michael Zimmerman (ed.), Environmental philosophy: from animal rights to radical ecology, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1993, p. 270.
337 Ibid., p. 6.
132
la mesure où nos actions, qui ont un impact sur l’environnement, nous affectent
désormais en retour. Non seulement le dualisme ne tient plus mais il empêche
de penser les problèmes environnementaux auxquels nous sommes confrontés.
Bruno Latour montre bien comment le partage moderne ne nous permet pas
d’appréhender la prolifération des « hybrides »338, ces objets à la fois naturels et
culturels. Comment appréhender « des embryons surgelés, des systèmes
experts des machines numériques, des robots à capteurs, des maïs hybrides,
des banques de données, des psychotropes délivrés sur ordonnance, des
baleines équipées de radio-sondes, des synthétiseurs de gènes, des analyseurs
d’audiences etc. »339? En remettant en cause la séparation moderne de la
science (chargée de comprendre les objets, les ‘non-humains’) et de la politique
(chargée de s’occuper des sujets, des ‘humains’), et en montrant l’interaction
continue de ces deux domaines, il montre que les objets ne seraient plus ce qui
préoccupe strictement les sciences et les techniques, et les sujets ce qui regarde
uniquement la politique. Il n’y aurait pas d’entités aux frontières bien établies
(d’un côté les sujets, et de l’autre les objets) mais des réseaux constitués de
« quasi-objets » et de « quasi-sujets », où s’entremêlent science et politique. Le
partage entre la nature et la culture, institué par la modernité, est problématique
justement parce qu’il empêche de penser ces « hybrides ». La modernité qui se
refuse à penser les hybrides, que par ailleurs elle créée, effectue un tour de force
pour les faire rentrer dans l’un ou l’autre pôle. Or, le partage de la modernité,
sous la pression de la prolifération des objets hybrides, ne tient plus. « Disons
que les modernes ont craqué »340: plus aucun de ces objets ne peut plus être
bien installé, ni du côté des objets, ni du côté des sujets. Ne pas penser les objets
hybrides consiste à maintenir la séparation moderne de la science et de la
338 Bruno Latour, Nous n’avons jamais ete modernes, essai d’anthropologie symetrique, Paris, La Découverte, 1997, p. 7.
339 Bruno Latour, Politiques De La Nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie. Paris, La Découverte, 1999, p. 72.
340 Ibid., p. 73.
133
politique, « séparation dont les conséquences – affaires, du sang, de l’amiante,
de la vache folle – deviennent de plus en plus catastrophiques »341.
Le modèle gestionnaire des déchets, en circonscrivant le problème des déchets
à un problème économique et technique, perpétue la domination scientifique sur
ces questions, confortant alors le partage entre nature et société. Nous voulons
montrer que le problème environnemental posé par les déchets, tel qu’il est
envisagé par le modèle actuel de gestion, non seulement reste prisonnier du
dualisme moderne – qu’il contribue à renforcer – , mais empêche surtout de faire
émerger ce qui fait problème, avec la gestion des déchets, dans notre rapport à
la nature. Autrement dit, ce modèle de gestion court-circuite la possibilité de
caractériser le problème environnemental posé par les pratiques de mises au
rebut et de traitement des déchets. Pour pouvoir appréhender et définir cet enjeu
environnemental, nous soutenons qu’il faut se départir du dualisme entre nature
et culture autour duquel s’est élaborée la gestion des déchets des sociétés
industrielles.
Quel est le problème environnemental soulevé par les déchets des sociétés
industrielles ? Quelle question relative à la nature fait émerger le problème de la
gestion des déchets ? Comment caractériser le problème environnemental posé
par la gestion des déchets des sociétés industrielles ? Afin de répondre à ses
interrogations, le chapitre 3 s’attache, dans un premier temps, en s’appuyant sur
des travaux d’histoire environnementale, à montrer que la gestion des déchets,
au 18ème siècle, était considérée comme un enjeu à la fois écologique et social.
Les médecins et hygiénistes de l’époque établissaient un lien entre santé
publique (social) et environnement (nature). Cependant, au 19ème siècle, cet
hygiénisme environnemental laisse la place à un hygiénisme social qui évacue
la dimension environnementale de la gestion des déchets porté par l’hygiénisme
précédent. C’est cette dimension environnementale mise à l’écart qu’il s’agit
d’étudier afin de mettre en lumière et de caractériser l’enjeu relatif à la nature
dans la gestion des déchets. Le chapitre montre que la question des déchets
pose un problème environnemental qui doit être conçu comme l’entrelacement
341 Ibid.
134
du naturel (nature) et du social (santé). Une telle caractérisation du problème
environnemental de la gestion des déchets ne peut donc se faire sans envisager
la question le rapport à la nature comme le souci de la préservation du milieu de
vie.
3.1. La gestion des déchets des sociétés industrielles et la question du
rapport à la nature
A. L’évacuation du problème environnemental posé par la gestion des
déchets : le passage d’un hygiénisme environnemental à un
hygiénisme social
Christopher J. Preston et Steven H. Covey, dans leur article intitulé
« Public Health and Environmentalism : Adding Garbage to the History of
Environmental Ethics »342 analysent l’histoire des scandales liés aux ordures et
aux problèmes de santé publique dans la ville de New York au début du 19ème
siècle. A cette période, la ville de New York a la réputation d’être la ville la plus
insalubre des Etats-Unis. Ses habitants sont confrontés à des cours d’eau
saturés par les eaux usées et les ordures, à des rues recouvertes d’immondices
et à des installations de traitement de déchets toxiques. Durant cette période, les
médecins et les hygiénistes établissent des liens entre la propagation des
maladies et l’insalubrité de l’environnement. Ils montrent l’importance de
l’assainissement de l’environnement pour prévenir la maladie et lutter contre la
pauvreté. Loin d’être la cause de la saleté, la pauvreté résulterait plutôt de
l’insalubrité de l’environnement. A la suite d’Edward Miller343, ils soutiennent que
342 », Christopher J. Preston, Steven H Corey, “Public Health and Environmentalism : Adding Garbage to the History of Environmental Ethics”, Environmental Ethics 27, n°1, 2005, p.3-21.
343 Le physicien Edward Miller montre l’influence des changements du climat sur les déchets solides et comment cette influence peut être particulièrement toxique : « Pour Miller, l’interaction entre la forte chaleur, l’humidité et les animaux ou les matières végétales en décomposition créait spontanément une émanation ou une vapeur toxique qui, en flottant dans l’atmosphère, causait la fièvre jaune. Les épidémies étaient plus susceptibles d’éclater dans les zones géographiques avec un climat tropical ou dans les ports de mer comme New York où l’eau chaude et stagnante rendait possible une rapide décomposition. Les aires de front de mer de Manhattan étaient plus particulièrement touchées dans la mesure où les déchets et d’autres formes d’ordures étaient rejetés aux alentours de la jetée ou servaient de décharges qui bordaient alors le littoral. Dans
135
les maladies ont tendance à se propager plus en été lorsque le soleil agit sur la
matière putride et qu’émane d’elle des gaz particulièrement toxiques. Ce constat
les pousse à penser qu’il ne suffit pas, pour lutter contre l’émergence et la
propagation des maladies, de balayer les déchets des rues, mais qu’il faut
également protéger les ressources naturelles comme les sources d’eau douce
ou les ports des villes. Ces derniers deviennent souvent les réceptacles des eaux
usées ou des ordures ménagères ce qui engendre des problèmes sanitaires pour
la population. C’est pourquoi les hygiénistes préconisent une meilleure gestion
des ordures afin d’éviter toute pollution de l’environnement par les matières
résiduelles, néfaste pour la santé humaine. Il est particulièrement intéressant de
voir, comme le soulignent Preston et Covey, que les hygiénistes s’emparent des
questions de santé publique et, plus précisément, des enjeux sanitaires liés à la
gestion des ordures, en les envisageant comme une question relative à
l’environnement. Les hygiénistes ne sont pas les seuls à relier les questions de
salubrité de l’environnement à celles de la santé. Les populations font, elles
aussi, le lien entre pollution, destruction de l’environnement et enjeux sanitaires.
Durant cette période, la population de Long Island et New Jersey qui vivait de la mer se plaignait fortement de la disparition de bancs d’huitres, des plages souillées et de bien d’autres impacts concernant la pollution de l’eau due aux ordures de Manhattan. 344
Ainsi, chaque été, durant les années 1870 à 1880, puis de 1910 au début des
années 1930, la ville de New York connaît une succession de manifestations
concernant la gestion des ordures (garbage wars). Les habitants de la ville
contestent le fait qu’il soit autorisé de rejeter les ordures dans l’océan.
Dans cette perspective, la santé humaine, la préservation de l’environnement et les problématiques de consommation sont amenées à être pensées ensemble dès le départ. Les actions humaines sont alors
ce contexte, la clef pour éviter la maladie consistait à enlever les substances instables des lieux les plus vulnérables puisque, compte tenu des circonstances climatiques, elles seraient amenées à contaminer la terre, la mer ou l’air », ibid., p.11.
344 (Notre traduction) “During this period, people living on Long Island and New Jersey who made a living from the sea complained bitterly over the loss of oyster beds, the fouling beaches, and other impacts of water pollution from Manhattan’s garbage”, Ibid., p. 15.
136
perçues comme engendrant directement et simultanément la dégradation de l’environnement et les problèmes sanitaires.345
Les médecins et hygiénistes, comme la population, envisagent le problème des
déchets à la fois comme un problème environnemental, qui vient toucher leur
milieu de vie, et comme un problème de santé publique.
Jean-Baptiste Fressoz, historien de l’environnement, montre bien, dans ses
travaux sur la France de l’Ancien Régime, que les médecins européens faisaient
également, et dès le 18ème siècle, le lien entre la santé et « les choses
environnantes », ou les circumfusa346. Pour comprendre cette réflexivité
environnementale des sociétés du 18e siècle et du 19e siècle, Fressoz soutient
qu’il faut envisager un lieu épistémique, aujourd’hui disparu, à savoir la théorie
médicale des climats. Cette théorie des climats est très englobante et ne se réduit
pas aux précipitations et aux températures, elle inclut toutes « les choses
environnantes » (circumfusa) qui influent sur la santé et façonnent les corps. En
somme, au 18ème siècle, « l’homme fait le climat en retour fait l’homme »347.
Comme l’environnement exerce une influence déterminante sur la santé, les
gouvernements estiment qu’ils pourraient agir, par son entremise, sur le nombre
et sur la force de leurs sujets, c’est la raison pour laquelle, en 1776, la monarchie
fonde la Société Royale de Médecine pour guider sa politique médico-
environnementale : « à sa demande, les médecins rédigent des « topographies
médicales » qui décrivent minutieusement les choses environnantes des lieux et
345 (Notre traduction) “If viewed this way, the human health, environmental integrity, and issues of consumption are brought into contact with each other right from the start. Human actions are seen to lead directly to both environmental degradation and to health problems”, ibid., p.16.
346 “ Les circumfusa (choses qui nous environnent) représentent ce qu’Hippocrate a dénommé les airs, les eaux et les lieux … Sous toutes les latitudes l’homme circonscrit pour sa demeure un espace où il crée un milieu spécial, un climat dans le climat … L’homme est donc lié à l’atmosphère par des rapports nécessaires, constants, non interrompus ; ils sont en harmonie avec son organisation et la condition de son existence”, Michel Levy, Traité d’hygiène publique et privée (1844), Paris, Ballière, 1857, t.1, p. 351 cité par Jean-Baptiste Fressoz, “Circonvenir les circumfusa. La chimie, l’hygiénisme et la libéralisation des “choses environnantes” : France, 1750-1850 », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 56-4, octobre-décembre 2009.
347 Jean-Baptiste Fressoz, « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l'hygiénisme et la libéralisation des « choses environnantes » : France, 1750-1850 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°4, 2009, p. 41.
137
leur influence sur la santé des habitants »348. Les hygiénistes et les médecins
s’intéressent alors à ce qu’est un « environnement », il s’agit pour eux de décrire
les fumées, les vapeurs, les odeurs, les tas d’ordures ou les eaux croupissantes.
Il est particulièrement intéressant de voir qu’à ce moment-là, les médecins et les
hygiénistes avaient mis en place une véritable étiologie de l’environnement.
L’environnement – les circumfusa ou « choses environnantes » – était alors
pensé en lien avec les questions de santé publique : « Les médecins compulsent
les registres des décès des paroisses afin de rapporter leurs descriptions des
lieux à des taux de mortalité »349. L’analyse environnementale des localités, mise
en lien avec les taux de mortalité, permettait alors de qualifier leur salubrité.
Le pouvoir des circumfusa est cependant source d’inquiétude car on considérait
alors que des modifications environnementales, en apparence bénignes,
pouvaient avoir des néfastes conséquences. C’est la raison pour laquelle la
police joue un rôle central en matière sanitaire. Comme l’air, l’eau et, plus
généralement, les circumfusa, étudiés par la médecine néo-hippocratique,
étaient considérés comme les déterminants essentiels de la santé des
populations, la police d’Ancien Régime « portait donc une attention scrupuleuse
à l’endroit des nuisances artisanales : elle statuait sur les plaintes, accordait des
autorisations aux ateliers incommodes et prononçait des interdictions »350. La
régulation environnementale de la police d’Ancien Régime s’effectuait « par la
surveillance continue de l’activité productive et de ses effets sur l’espace urbain,
par la recension des plaintes bourgeoises, par les injonctions répétées, des
menaces, des amendes et des interdictions »351. Les plaintes concernent surtout
les questions de santé : « les plaignants invoquent systématiquement leurs
maladies et celles de leurs voisins. Ils soulignent les corrélations temporelles ou
348 Jean-Baptiste Fressoz, « Le décret de 1810 : la libéralisation des « choses environnantes » », Annales des Mines-Responsabilité et environnement, ESKA, 2011, p. 16.
349 Jean-Baptiste Fressoz, « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l'hygiénisme et la libéralisation des « choses environnantes » : France, 1750-1850 », op.cit., p. 44.
350 Jean-Baptiste Fressoz, « « Mundus Oeconimicus » : révolutionner l’industrie et refaire le monde après 1800 », Histoire des sciences et des savoirs 2, 2015, p. 378.
351 Jean-Baptiste Fressoz, « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l'hygiénisme et la libéralisation des « choses environnantes » : France, 1750-1850 », op.cit., p. 47.
138
spatiales entre un atelier et leurs maladies suivant les étiologies
environnementales alors en vigueur »352.
La population, elle aussi, fait le lien entre les problèmes sanitaires et
l’environnement dans lequel elle vit. Sous l’Ancien Régime, elle est d’ailleurs un
maillon incontournable de la régulation environnementale. En effet, la régulation
environnementale accorde, à cette époque, une forte importance aux savoirs
tacites, d’autant que, « pour les polices et les parlements en charges des
nuisances artisanales, la notion de technique n’existe pas. L’infrastructure
productive n’est pas un objet qu’ils pourraient analyser contrôler, amender et
gouverner, elle n’est donc pas a fortiori le lieu de résolution du problème
environnemental. La surveillance (policière, corporative et vicinale) des effets de
la production est par contre centrale »353. Ainsi, le voisinage produit non
seulement une surveillance des ateliers mais il fournit aussi les preuves de la
pollution, à travers la notion policière « d’information ». Ainsi, après une plainte,
« le procureur du roi peut demander au lieutenant général de police de
poursuivre. Celui-ci ordonne alors « au commissaire de réaliser une
« information » qui est l’étape-clé de la procédure. L’information relève de la
procédure criminelle »354. Cette dernière est réalisée par le commissaire de
police qui assigne des témoins. La police ne se conçoit pas comme l’arbitre
d’intérêts particuliers mais « comme la préservatrice du bien commun dont les
voisins sont aux avant-postes »355. De même, elle ne considère pas que les
voisins défendent leurs intérêts privés mais témoignent de faits concernant le
bien public. La police s’en remet donc aux voisins pour constituer les faits et ce
sont donc « les voisins qui, produisant l’information judiciaire, caractérisent la
pollution »356. Accorder un tel poids aux habitants souligne une certaine manière
d’envisager l’environnement. L’environnement n’est pas considéré comme
352 Ibid. p. 54.
353 Ibid. p. 45.
354 Ibid. p. 53.
355 Ibid.
356 Ibid. p. 54.
139
étranger au monde social mais bien pensé en interaction avec lui. Si la voix des
habitants importe tant, c’est parce qu’elle est en mesure de décrire un
environnement qu’ils habitent quotidiennement et avec lequel ils entretiennent
une relation spécifique. La voix des habitants joue donc un rôle déterminant dans
la régulation environnementale parce qu’elle est porteuse du sens d’un lieu qui
n’est pas réductible à un autre. La nature fait l’objet d’une perception locale dont
la population a une certaine connaissance dans la mesure où elle entretient avec
elle une relation d’interdépendance ; si des dégradations affectent
l’environnement, les populations sont également affectées par les problèmes
sanitaires qu’une telle dégradation engendre. La surveillance vicinale des
manufactures et de leur(s) impact(s) sur l’environnement est « d’autant plus
active que les citadins estiment défendre leur santé »357. Par ailleurs, si des
« experts » sont parfois mobilisés, ce sont des experts des parties, et ils occupent
une place similaire à celles des témoins. L’expert est toujours institué par une
cour de justice, pour une affaire donnée ; de surcroît, « quiconque ou presque,
parce qu’il est expert de sa propre vie et de son métier peut devenir expert »358.
Ce qui transforme un individu en expert c’est donc moins un savoir que le fait
d’avoir prêté serment devant un tribunal. On parle « d’ailleurs indifféremment
d’« experts », de jurés », ou de « gens à ce connaissant », soulignant ainsi le
caractère local des connaissances et le statut temporaire de l’expert »359.
La promulgation du décret 1810 vient mettre à mal la régulation
environnementale mis en place sous l’Ancien Régime. En effet, Fressoz montre
comment ce décret permet « la libéralisation de l’environnement » en amenant
progressivement la réfutation des étiologies environnementales pour glisser vers
un hygiénisme social. Mais que signifie cette « libéralisation de l’environnement »
et comment est-elle rendue possible par ce décret ? Quel est le contenu du
décret ? Qu’est-ce que cela implique dans le rapport à la nature et dans la façon
d’appréhender le problème environnemental posé par la gestion des déchets ?
357 Ibid. p. 53.
358 Ibid. p. 60.
359 Ibid.
140
Le 18ème siècle avait mis en place une régulation environnementale soucieuse
de la préservation de la santé (population) et de l’environnement (nature). Mais
de bien commun déterminant la santé et soumis à la police d’Ancien Régime,
l’environnement devient, avec le décret de 1810, l’objet de transactions
financières compensant des dommages subis par les voisins des installations
industrielles. Ce décret vient renforcer la volonté d’industrialiser la France, en
dépit des contestations environnementales et sanitaires contre les
manufactures : « le but fondamental du décret est de protéger le capital industriel
contre les récriminations des voisins »360. L’ancien ministre de l’intérieur Jean-
Chaptal, un des inspirateurs du décret, « souhaitait avant tout stabiliser l’acte
d’entreprendre en dégageant l’industriel des incertitudes produites par la
police »361. En effet, selon lui, la police d’Ancien Régime produisait « un « état
d’incertitude », une « indécision éternelle » qui empêchait l’investissement
industriel »362. Comment ce décret vient-il modifier le régime existant de
régulation environnementale et mettre en place une « libéralisation de
l’environnement » ? Sous l’Ancien Régime, la police promulguait des règlements,
donnait des autorisations et prononçait des interdictions : « ces deux fonctions
étaient intimement mêlées (les plaintes donnant lieu à des ordonnances) et
produisaient de manière jurisprudentielle une régulation environnementale
spécifiant les localisations des différents types d’ateliers »363. Avec le décret de
1810, le nouveau régime de régulation environnementale est fondé sur la
distinction stricte entre le pouvoir administratif et la justice civile. L’administration
est chargée d’autoriser les usines et de garantir leur pérennité. Les tribunaux
civils sont chargés d’arbitrer les dommages effectués par les manufactures. Cette
séparation des pouvoirs entre l’administratif et le judiciaire a pour effet
d’empêcher les cours de justice de remettre en cause un acte administratif. De
plus, souligne Fressoz, « on ne peut comprendre le décret de 1810 si on ne prend
360Jean-Baptiste Fressoz, « Le décret de 1810 : la libéralisation des « choses environnantes » », op.cit., p. 17
361 Ibid.
362 Jean-Baptiste Fressoz, « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l'hygiénisme et la libéralisation des « choses environnantes » : France, 1750-1850 », op.cit., p.67.
363 Ibid., p. 66.
141
pas en compte un texte qui lui est immédiatement antérieur : le code pénal, qui
entre en vigueur en février »364. Si l’article 461 du code pénal reprend la pénalité
des risques et des choses environnantes créée par l’Ancien Régime – cette
pénalité environnementale concerne « des délits très variés : manque d’entretien
des bâtiments et des fours, embarras de la voie publique, divagation des
bestiaux, grappillage »365– cette disposition du code est cependant contournée
par l’article 11 du décret de 1810 qui spécifie que les dommages causés par les
manufacturés seront arbitrés par les tribunaux civils et non par la justice pénale.
Alors que, sous l’Ancien Régime, la régulation environnementale est fondée sur la distribution d’amendes par la police et que la pollution, parce qu’elle porte atteinte à ce bien commun que représente la salubrité du lieu, relève du domaine du punissable, grâce au décret du 15 octobre 1810, la grande industrie s’extrait du pénal.366
Avec le nouveau régime de régulation mis en place par le décret de 1810, on
assiste alors à la dépénalisation de l’environnement, ce qui n’a rien d’évident
dans la mesure où l’industrialisation, en plein essor, cause des dommages dont
se plaignent notamment les habitants vivants à proximité d’usines chimiques. Ce
régime de régulation environnementale n’aurait, de surcroît, pas pu être mis en
place sans le rôle déterminant des théories de l’hygiénisme social qui réfutent les
craintes sanitaires, régulièrement exprimées, d’une part, en effectuant une
déconnexion entre lieux et santé et, d’autre part, en effectuant un lien entre
l’industrie et le progrès en matière sanitaire.
En établissant de nouvelles catégories, le décret de 1810 permet aux hygiénistes
de réfuter les craintes sanitaires concernant la salubrité des lieux où sont
implantés des manufactures. Le décret distingue désormais les ateliers en trois
catégories : les ateliers dangereux, insalubres et incommodes. Les ateliers
dangereux présentent un risque d’incendie ou d’explosion, les ateliers insalubres
mettent en jeu la santé des riverains et les ateliers incommodes sont ceux qui
364 Ibid., p. 69.
365 Ibid.
366Jean-Baptiste Fressoz, « Le décret de 1810 : la libéralisation des « choses environnantes » », op.cit., p. 19.
142
soulèvent des problèmes qui relèvent de l’atteinte au confort olfactif des voisins.
Le point important est que la notion d’incommodité vient alors nier celle
d’insalubrité. En effet, la distinction opérée entre l’incommodité et l’insalubrité est
capitale dans la mesure où elle « permet de rendre inoffensives les plaintes des
voisins »367. En effet, « si n’importe qui peut dire ce qui l’incommode, exprimer
un sentiment de gêne, seuls l’administration et ses experts hygiénistes ont la
capacité de définir l’insalubrité »368. Les choses environnantes et les risques
environnementaux, qui étaient en grande partie du ressort des citadins,
requièrent désormais un savoir spécifique que seuls détiennent les hygiénistes.
Contre les citadins et contre de nombreux médecins qui invoquent l’hygiène des choses environnantes du XVIIIe siècle pour demander la suppression des usines, les hygiénistes produisirent un savoir spécialisé afin de revendiquer le monopole de la définition des risques environnementaux. La variété et la modernité de leurs méthodes d’enquête (expérimentations d’environnements artificiels, enquête ouvrière et comparaison de risques) tracent une frontière politiquement décisive entre leurs savoirs modernes et objectifs, et les préjugés des médecins et des citadins369.
La mise à l’écart des citadins et des médecins, dans la régulation
environnementale, laisse alors aux experts hygiénistes le pouvoir de démontrer
que si des usines peuvent être incommodes, elles ne sont pas forcément
insalubres. Pour les hygiénistes, il est dorénavant facile de déconnecter les lieux
et la santé en comparant les risques entre quartiers et entre professions, ce qui
permet à l’administration de faciliter et de promouvoir l’activité industrielle :
« plutôt que de s’intéresser aux manufactures insalubres, ils étudient la bonne
santé des ouvriers dans le but de démontrer aux citadins l’innocuité des
fabriques »370. La nouvelle hygiène professionnelle naît de la conjonction de deux
facteurs : « un besoin administratif d’étude sur les environnements industriels,
pour séparer incommodité et insalubrité et autoriser les manufactures, et les
367 Ibid., p. 20.
368 Ibid.
369 Jean-Baptiste Fressoz, « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l'hygiénisme et la libéralisation des « choses environnantes » : France, 1750-1850 », op.cit., p.73.
370 Jean-Baptiste Fressoz, « Le décret de 1810 : la libéralisation des « choses environnantes » », op.cit., p. 20.
143
pratiques de surveillance qui permettent la description statique de la santé de
tous les ouvriers de la fabrique »371. Désormais, l’hygiéniste « ne s’intéresse plus
à ce qu’est un environnement »372. Il ne s’agit plus, comme au 18ème siècle, de
décrire les lieux (les fumées, les vapeurs, les odeurs âcres etc.) mais de faire
une description statistique de la santé des populations qui les habitent. L’hygiène
professionnelle cherchent donc à réfuter les étiologies environnementales en
comparant les risques, pour différentes professions et pour différents lieux. C’est
ainsi, souligne Fressoz, que « Parent-Duchâtelet démontre que les
environnements pestilentiels de Montfaucon ou de la Bièvre ne sont pas
particulièrement dangereux », et que pour « Benoiston de Châteauneuf, les
poussières des ateliers n’augmentent pas le risque de phtisie pulmonaire, car,
parmi mes plâtriers entrés dans les hôpitaux parisiens, seuls 2,5% meurent de
phtisie contre 4,7% pour les écrivains »373. Les différences de mortalité entre les
lieux ou les professions ne seront plus expliquées en lien avec les données
environnementales, l’hygiénisme met désormais en avant des raisons morales
ou économiques : « les maladies des débardeurs parisiens n’étaient plus dues à
l’insalubrité de la Seine mais à « leurs habitudes et à leur manière de vivre » »374.
A l’étiologie environnementale du 18ème siècle succède donc l’hygiénisme social
qui entame la déconnexion entre lieux et santé. Cette séparation de la nature et
du social contribue à mettre à distance l’environnement conçu comme lieu de vie,
entremêlement du naturel et du social. Pour Fressoz, l’article de Villermé375
illustre ce basculement. Ce dernier corrèle, dans son article, « la mortalité des
quartiers de Paris non pas à l’environnement (étroitesse des rues, proximité de
la Seine, présence d’ateliers, etc.) mais aux revenus des habitants s’inscrivant
371 Jean-Baptiste Fressoz, « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l'hygiénisme et la libéralisation des « choses environnantes » : France, 1750-1850 », op.cit., p.74.
372 Ibid.
373 Jean-Baptiste Fressoz, « Le décret de 1810 : la libéralisation des « choses environnantes » », op.cit., p. 21.
374Jean-Baptiste Fressoz, « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l'hygiénisme et la libéralisation des « choses environnantes » : France, 1750-1850 », op.cit., p.75.
375 Louis-René Villermé, « De la mortalité dans les divers quartiers de la ville de Paris », AHPML, t. 3, p. 294-339, cité par Jean-Baptiste Fressoz, « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l'hygiénisme et la libéralisation des « choses environnantes » : France, 1750-1850 », op.cit., p.75.
144
alors « directement dans le programme de Conseil de salubrité de Paris, de
désimputation par la statistique de l’environnement en tant que cause de
pathologies »376. La description statistique de la santé des habitants prend la
place de la description des lieux dans la tradition des topographies médicales
néo-hippocratique.
L’hygiénisme social cherche à réfuter les craintes sanitaires en effectuant une
déconnexion entre environnement et enjeu sanitaire. Ce geste de dissociation
fournit alors les outils nécessaires à l’administration pour créer un lien entre
l’industrie et le progrès en matière sanitaire. En effet, contre les populations
urbaines « offusquées par les nuisances de l’industrialisation, les hygiénistes
administrent les preuves répétées que, malgré les incommodités, non seulement
l’usine n’est pas insalubre, mais qu’elle fait advenir une société prospère et donc
une population en meilleure santé »377. L’administration, instance en charge des
autorisations des établissements, dispose dorénavant de théories médicales et
de nouvelles preuves permettant de passer outre les choses environnantes et
évacue l’aspect environnemental. L’hygiénisme social contribue fortement à « la
libéralisation des choses environnantes », autrement dit à la dépénalisation de
l’environnement et, de surcroît, au fait que les industriels puissent, à partir du
décret de 1810, compenser financièrement les dommages causés par leurs
activités.
Dans ce basculement des étiologies de l’environnement vers l’hygiénisme social,
la conception de l’environnement comme lieu de vie est évacuée. L’idée que les
dégradations des environnements affectent également les populations, parce
qu'elles sont en relation de communauté avec ces environnements, laisse place
à une autre façon d’appréhender les questions relatives à la nature et les
questions relatives à la santé. La nature est extériorisée, elle est alors séparée
du monde humain. Au 18ème siècle, l’environnement (la nature) est envisagé en
lien avec les enjeux de santé publique (social). L’environnement (la nature)
376 Jean-Baptiste Fressoz, « Le décret de 1810 : la libéralisation des « choses environnantes » », op.cit., p. 21.
377 Ibid.
145
désigne le lieu de vie, le milieu quotidien dans lequel les individus et les
populations vivent. Le naturel et le social sont intrinsèquement liés. Le problème
environnemental posé par les nuisances des manufactures est donc celui de la
dégradation de ces lieux de vie qui affectent simultanément la nature et les
populations qui la peuplent. Dans le passage d’un hygiénisme environnemental
à un hygiénisme social, nous assistons à l’« extériorisation de la substance
naturelle »378. Que signifie cette extériorisation ? Avec la déconnexion opérée
entre lieux et santé, les enjeux sociaux ne sont plus envisagés en lien avec
l’environnement. Or, cette dissociation évacue l’idée d’un environnement conçu
comme milieu de vie et auquel appartient un voisinage, une communauté.
L’environnement n’est alors plus un entremêlement de naturel et de social. L’idée
qu’une population puisse façonner (ou affecter) un environnement disparaît, tout
comme l’idée qu’une population puisse être façonnée (et affectée) par lui.
L’environnement tend à devenir une étendue extérieure et uniforme que l’on peut
analyser, étudier, maitriser et auquel on peut désormais – étant donné son
uniformité – attribuer un prix. Le décret de 1810 permet, en effet, la
« libéralisation des choses environnantes » parce qu’il offre aux industriels cette
possibilité de compenser financièrement les dommages résultant de leurs
activités. La compensation financière revient à évaluer un environnement atteint.
La dimension environnementale est désormais circonscrite au domaine
économique mais aussi au domaine technique. La régulation environnementale
mise en place par le décret de 1810 change l’expertise. Les savoirs tacites et les
témoignages des voisins ne permettent plus de caractériser les dommages
environnementaux, c’est la technique qui sert de mode de gouvernement des
choses environnantes : « contrairement aux experts temporaires mandatés par
la police (…) l’administration préfectorale laisse les experts rédiger leurs rapports
et visiter les lieux à l’improviste. Ce ne sont plus des experts des parties, mais
des serviteurs de l’administration »379. Un tel basculement montre que les
problèmes environnementaux ne sont plus abordés comme des problèmes liés
378 Jean-Baptiste Fressoz, « « Mundus Oeconimicus » : révolutionner l’industrie et refaire le monde après 1800 », op.cit., p. 378.
379 Jean-Baptiste Fressoz, « Circonvenir les circumfusa. La chimie, l'hygiénisme et la libéralisation des « choses environnantes » : France, 1750-1850 », op.cit., p.70.
146
à dégradation d’un milieu de vie qui affectent la nature et les humains qui y vivent.
Les questions relatives à la nature, désormais circonscrites au domaine
économique et technique, concernent une nature de laquelle les humains sont
exclus.
Ce détour par histoire environnementale permet de mettre en lumière, au regard
du passage de l’hygiénisme environnemental à l’hygiénisme social, l’enjeu
environnemental soulevé par la gestion des déchets (que l’on perd par la suite).
En effet, dans ce passage, c’est la dimension environnementale comprise
comme attention portée au milieu de vie, entrelacement du naturel et du social,
qui est évacuée. Or, c’est bien cette conception du rapport à la nature qui est
soulevé par les déchets, celle d’une nature dans laquelle nous vivons et qui,
lorsqu’elle est affectée par nos rejet de déchets, nous affecte en retour. Les
déchets, en atteignant l'environnement des populations, affectent également
celles-ci parce que les populations sont en relation de communauté avec cet
environnement. En ce sens, les déchets posent des problèmes de protection de
la nature que la nouvelle régulation environnementale occulte. En effet, si les
êtres humains entretiennent avec la nature des relations d’interdépendance, ils
sont aussi affectés par ce qui l’atteint.
Comprendre ce que l’on perd dans cette « libéralisation de l’environnement »,
autrement dit la conception d’un environnement comme milieu à la fois naturel et
social, permet de saisir que le problème environnemental lié aux déchets, loin
d’être réductible à une question technique et économique, pose la question
éthique de notre rapport à la nature et de sa protection. C’est précisément de
cette façon que les tenants de la justice environnementale et, plus largement,
l’écologisme des pauvres, caractérisent le problème environnemental des
déchets et de leur gestion.
147
B. Gestion des déchets et milieux de vie
Dans les années 1980, la mairie de Los Angles a pour projet d’installer un
incinérateur à déchets solides dans le quartier pauvre de South Central, à
majorité noire et hispanique. Ce projet, du nom de LANCER (Los Angles City
Recovery Project), est censé, selon les autorités, contribuer au développement
du quartier et générer des emplois. Cependant, un rapport sur l’impact
environnemental de cet incinérateur met en avant les rejets de substances
toxiques, notamment le rejet de dioxines potentiellement cancérigènes. Le
rapport souligne que le projet va entrainer des conséquences sanitaires,
potentiellement graves pour les personnes qui vivent à proximité. Les résidents
du quartier, qui prennent connaissance pour la première fois du projet LANCER
au cours d’une réunion publique organisé par le conseil municipal, s’inquiètent
de l’étude d’impact environnemental :
Dioxines et composés fluorés hautement toxiques n’étaient que des exemples dans la liste d’émanation chimiques qui allaient certainement contaminer l’air, l’eau et les sols des habitants du quartier de South Central à Los Angeles380.
Les habitants se mobilisent afin de contester le projet. Ils décident de créer
l’association « Concerned Citizens of South Central Los Angeles », mettant à mal
les stéréotypes associés aux habitants des quartiers pauvres, « généralement
considérés comme « ignorants, « indifférents » et « conciliants » »381. Cette
mobilisation a permis d’empêcher la mise en oeuvre du projet LANCER, mais
elle a également forcé la ville à réenvisager sa politique en matière de gestion
des déchets, délaissant l’incinération pour s’engager en faveur du recyclage.
Comme le souligne la sociologue Giovanna Di Chiro, « pour ces militants, ces
questions relevaient autant de l’environnement que celles des déchets
380 Giovanna Di Chiro, « La nature comme communauté : la convergence de l’environnement et de la justice sociale », dans Emilie Hache (dir.), Écologie politique–Cosmos, communautés, milieux. Paris, Éditions Amsterdam, 2012, p. 122.
381 Ibid.
148
dangereux, de la qualité de l’air et de l’utilisation des sols »382, autrement dit, les
militants considéraient que les conséquences sanitaires liées à l’incinération des
déchets solides était un problème environnemental. Or, lorsque les membres de
Concerned Citizens ont pris contact avec les organisations de défense de
l’environnement, comme le « Sierra Club » ou l’ « Environmental Defense Fund »
afin qu’ils soutiennent, à leurs côtés, la lutte contre le projet d’incinérateur, les
membres des organisations leur répondirent que l’empoisonnement d’une
communauté urbaine par un incinérateur n’était pas un problème «
environnemental » mais un problème de « santé publique », les problèmes
environnementaux étant, pour les membres de ces organisations
environnementales, ceux de la protection des espaces naturels. La conception
de la nature qu’ils défendent est celle d’une nature extérieure, de laquelle les
êtres humains sont exclus. Leurs actions consistent justement à protéger les
espaces naturels des interventions humaines qui pourraient venir les dégrader.
Le partage entre la nature et la culture est bien présent dans cette conception de
la nature. Or, pour les opposants au projet LANCER, les questions
environnementales ne se limitent pas aux questions de préservation des espaces
naturels. Ces dernières concernent également les questions de santé publique,
à l’instar des risques sanitaires liés à l’incinération. Les militants définissent
l’environnement comme le lieu dans lequel ils travaillent et vivent. S’ils se
mobilisent c’est bien parce qu’ils souhaitent protéger leur environnement. La
nature qu’ils souhaitent protéger n’est pas celle défendue par les membres du
Sierra Club. Pour les opposants au projet LANCER, « protéger la nature » signifie
protéger leur milieu de vie avec lequel les populations entretiennent des relations
d’interdépendance. Les lieux concernés et affectés sont d’ailleurs souvent
urbains. En effet, les problèmes liés à l’installation de sites de stockage de
déchets ou/et d’implantation d’incinérateur concernent souvent les communautés
situées dans les villes ou à la périphérie des villes.
La connaissance concrète de la dégradation de l’environnement et de sa contamination par des produits toxiques, ainsi que la mobilisation de la
382 Ibid.
149
communauté qui s’ensuit sur des préoccupations de santé publique, sont un phénomène essentiellement urbain, même s’il existe des exceptions383.
C’est donc la façon dont ces populations vivent quotidiennement leur
environnement qui les amène à se mobiliser. La gestion des déchets a des
conséquences écologiques (dégradations des sols, pollution de l’eau etc.) qui
impactent directement la santé de ceux vivant à proximité des sites de traitement
des ordures. Les enjeux écologiques ne peuvent, pour ces opposants à
l’incinérateur, être dissociés des enjeux de santé. Une telle formulation du
problème posé par la gestion des déchets explique notamment, comme le
montrent certains travaux384, l’engagement de nombreuses femmes, issues du
milieu ouvrier de diverses origines ethniques ou raciales, dans les mouvements
de contestation concernant la gestion des déchets toxiques, dans la mesure où
« ce sont principalement les femmes, à travers leur rôle traditionnel de mère, qui
font le lien entre les déchets toxiques et les problèmes de santé de leurs enfants.
Ce sont elles qui découvrent les dangers de la contamination par les déchets
toxiques : fausses couches à répétition, anomalies congénitales, décès par
cancer et ainsi de suite »385.
Les luttes contre la gestion des déchets toxiques s’ancrent dans une
problématique de survie : les risques sanitaires liés à la gestion des déchets
affectent les populations dans leur environnement ou leur milieu de vie. La
question environnementale concerne les réalités et les conditions de la vie
quotidienne des populations, le plus souvent des communautés issues de
catégories sociales défavorisées ou de minorités ethniques. Les militants qui
s’engagent dans les luttes contre les projets ayant des conséquences sanitaires
graves pour la population n’opèrent pas une distinction entre les problèmes
383 Ibid., p.145
384 Lin Nelson, “The place of Women in Polluted Places”, in Irene Diamond et Gloria Orenstein, Reweaving the World: The Emergence of Ecofeminism, San Francisco, Sierra Books Club 1989, p. 173-188; Jane Kay, “Women in the Movement”, Race, Poverty and the Environment, vol. 1, n°4, hiver 1991; Barbara Ruben, “Leading Incinerators: Women Speak Out on the Challenges of National Grassroots Leadership”, Environmental Action, vol. 24, n°2, été 1992, p. 23-25.
385 Celene Krauss, « Des bonnes femmes hystériques : mobilisations environnementales populaires féminines », dans Emilie Hache, Reclaim, recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016, p. 218.
150
environnementaux et les problèmes sanitaires. En n’opérant pas de distinction
entre les aspects sanitaires (santé) et les problèmes environnementaux (nature),
ces militants défendent une certaine conception de la nature : celle d’une nature
non pas extérieure au monde humain, mais une nature avec laquelle nous
entretenons des relations d’interdépendance. Pour eux, l’environnement doit
prendre en compte la présence des populations dans la mesure où « il n’existe
pratiquement aucun endroit dans le monde, aussi éloigné qu’il soit, où personne
ne vit »386. En ce sens, ils dénoncent la conception d’une nature extérieure
puisqu’elle n’est pas en mesure d’envisager que les individus et les
communautés puissent être impacté(e)s par les problèmes environnementaux et
encore moins qu’ils puissent l’être d’une façon différente voire inégalitaire.
Protéger la nature ne consiste pas, pour eux, à la mettre hors d’atteinte des
interventions humaines. Protéger la nature consiste, au contraire, à penser la
protection de la nature en tant que milieu de vie à la fois naturel et social.
Cette réorientation sociale de la question environnementale ne peut-elle
cependant pas être perçue comme un écart par rapport au problème écologique
posé par la gestion des déchets ? La nature n’aurait-elle pas finalement disparue
? Si les mouvements de la justice environnementale rejettent le dualisme
(instaurée par la conception moderne d’une nature extérieure), ils ne rejettent
cependant pas l’idée de nature comme le montre le premier Sommet national
d’organisations environnementales de couleur réuni à Washington en 1991387.
Loin de tourner le dos à la nature, ils réclament une autre conception de la nature.
Il ne s’agit pas abandonner la nature mais sortir d’une conception de la nature
qui véhicule une opposition entre humains et non humains. C’est dans cette
perspective que la déclaration du premier Sommet national des peuples de
couleur sur l’environnement déclare « le caractère sacré de notre mère la Terre »
386 Giovanna Di Chiro, « La nature comme communauté : la convergence de l’environnement et de la justice sociale », op.cit., p. 129.
387 “Nous, les personnes de couleur réunies lors du Sommet international des groupes environnementaux de personnes de couleur (…) réaffirmons par la présente notre dépendance spirituelle au caractère sacré de la Terre notre mère et rendons hommage à chacune de nos cultures, chacune de nos langues, et chacune de nos croyances sur le monde naturel”, “Principes de la justice environnementales” (Toxic-free Neighbourhoods, Community Planning Guide, San Diego, Environmental Health Coalition, 1993) cité par Giovanna Di Chiro, « La nature comme communauté », op.cit. , p. 138.
151
(ibid.), il ne s’agit pas d’une nature extérieure mais d’une nature avec laquelle les
humains tissent des liens affectifs. Ils soutiennent que les rapports entre la nature
et la culture doivent être recomposés et envisagés non pas comme exclusifs mais
conçus comme des rapports de participation. Le mouvement pour la justice
environnementale souhaite « intégrer, et non dissocier, les histoires et relations
entre les gens et leurs environnements naturels »388. Si la nature est envisagée
comme ce dont nous faisons partie, et avec laquelle nous vivons des relations
d’interdépendance, la diversité culturelle des rapports à l’environnement doit, par
conséquent, être prise en compte.
Une telle conception des enjeux environnementaux permet de mieux saisir le
problème environnemental lié aux déchets et à leur gestion. Si par
environnement, nous entendons milieu de vie, à la fois naturel et culturel, alors
le problème environnemental des déchets est celui de l’affectation simultané
d’une nature et d’une communauté, qui s’inscrit dans cette nature d’une façon
particulière parce qu’elle entretient avec elle un rapport d’interdépendance
spécifique. En effet, pour les tenants de la justice environnementale, la façon
dont s’appréhende la nature est dynamique d’un point de vue historique, et
spécifique des différentes cultures, « les groupes pour la justice
environnementale, tout en critiquant vivement les conceptions traditionnelles de
la nature, produisent également une connexion théorique et matérielle entre les
relations homme/nature et homme/environnement par le biais de leur notion de
« communauté » »389. Ainsi, une culture n’est pas seulement une façon
d’ordonner et de valoriser les rapports entre les êtres humains, c’est aussi une
façon de se situer dans la nature et, de surcroît, une certaine façon d’envisager
les rapports entre les humains et les non-humains : « prendre en compte la
diversité des cultures, c’est donc prendre en compte une diversité de valorisation
de la nature, ce qui évite de réduire l’environnement à une marchandise, ce qui
388 Giovanna Di Chiro, « La nature comme communauté : la convergence de l’environnement et de la justice sociale », op.cit., p. 149.
389 Giovanna Di Chiro, « La nature comme communauté : la convergence de l’environnement et de la justice sociale », op.cit., p. 139.
152
se passe lorsqu’on prend en compte la valeur économique comme seule mesure
commune »390.
3.3. Gestion des déchets et protection de la nature
A. La conception d’une « nature comme communauté » :
l’interdépendance du monde naturel et du monde social
Dans son article « la nature comme communauté »391, Giovanna Di Chiro avance
l’idée selon laquelle les tenants des mouvements pour la justice
environnementale, à l’instar des militants contre le projet LANCER à Los Angles,
envisagent la « nature comme communauté ». Que signifie une telle conception
de la nature ? Pour cela, il convient, tout d’abord, de rappeler que le concept de
« communauté » a une signification particulière dans le contexte nord-américain.
En effet, depuis la fin du 17ème siècle, suivant un processus d’émigration continu,
les communautés sont à l’origine de la création des Etats-Unis d’Amérique. Le
terme a donc une signification avant tout politique dans la mesure où se sont les
communautés qui ont participé à la construction politique des Etats-Unis : « on
est ainsi, aux Etats-Unis, membre d’une ou de plusieurs communautés en même
temps que l’on est Américain, voire avant d’être Américain ou encore pour être
véritablement Américain »392. En ce sens, le fait communautariste est fondateur
et constitutif de l’identité politique américaine. On peut ainsi parler d’un «
communautarisme de fait » à la fois fondateur et constitutif qui forme l’arrière-
plan historique de l’identité américaine contemporaine. Le « communitarianism »
renvoie à un courant qui met en avant le primat de la communauté sur les
individus qui la composent, et qui veut contrebalancer les droits individuels par
390 Catherine Larrère, « La justice environnementale », Multitudes, n°1, 2009, p. 119.
391 Giovanna Di Chiro, « Nature as Community : The Convergence of Environmental and Social Justice », in William Cronon (dir.), Uncommun Ground : Rethinking the Human Place in Nature, New York/Londres, W.W. Norton & Company, 1996 traduction française « La nature comme communauté : la convergence de l’environnement et de la justice sociale », dans Emilie Hache (dir.) Ecologie politique. Cosmos communauté, milieux, Ed. Amsterdam, Paris, 2012, p. 121-153.
392 Laurent Bouvet, Le communautarisme. Mythes et réalités, Gambais, Lignes de repères, 2007.
153
des devoirs envers la collectivité. En ce sens, le terme « communitarianism » aux
Etats-Unis constitue un mode d’organisation de la vie sociale qui semble
répondre le mieux à la volonté des diverses populations de pouvoir conserver
leurs particularismes tout en partageant la fierté nationale. Il est donc question
d’un communautarisme accepté dans la mesure où il est conçu comme ce qui
enrichit la collectivité sans la diviser et donne aux individus et aux familles le
confort d’un lien qu’ils peuvent maintenir avec leur passé. Cette conception d’un
pluralisme des intérêts met l’accent sur la diversité des communautés, le fameux
« melting pot ». Ce fait du pluralisme qui implique à la fois liberté individuelle,
délibération collective et soumission à l’autorité communautaire sera inscrit dans
la Constitution américaine. Le terme de « communauté » est donc central en
contexte nord-américain dans la mesure où elle est au fondement de la
démocratie. Le terme prend toutefois une autre signification lorsque, dans les
années soixante, les Etats-Unis passe d’une conception d’un pluralisme des
intérêts mettant l’accent sur la diversité des communautés (« melting pot ») à un
pluralisme des identités mettant l’accent sur la différence entre des
communautés définies avant tout comme des minorités : le modèle du « salad
bowl » dans lequel les communautés coexistent sans se rencontrer. Du fait de
cette transformation majeure, les différences identitaires à l’oeuvre dans la
société (courants féministes, homosexuels, communauté afro-américaine…)
sont au premier plan des débats de société aux Etats-Unis. Ce pluralisme de la
différence est l’occasion d’une immense bataille culturelle entre les
communautés érigées en autant de « minorités » qui combattent davantage au
nom de la reconnaissance de leur spécificité identitaire – méritant attention et
respect de la part de la majorité – que de leur inclusion dans le « consensus
américain » précédemment cité. Quelles sont les conséquences de ce « tournant
identitaire » ? Le fait que l’idée communautaire soit réduite sa fonction
d’identification et de différenciation minoritaire a conduit à une redéfinition
philosophique du libéralisme américain. Les travaux du philosophe John Rawls
sont, à cet égard, les plus emblématiques. Mais le libéralisme de Rawls, qui peut
se lire aussi comme une reformulation du consensus américain évoqué plus haut,
va rapidement être contesté par les théories communautaristes des années
154
1980393. Leur principal point d’accord consistait à critiquer la version du
libéralisme proposé par Rawls394 au nom de l’importance de la communauté
comme modèle politique et social. On peut distinguer trois éléments essentiels
de critique qui constituent les fondements philosophiques de la critique
communautariste du libéralisme. Tout d’abord, le libéralisme propose une vision
individualiste en détachant la personne humaine de son environnement pour en
faire un sujet autonome. Or, pour les communautaristes, une telle conception de
la personne humaine est erronée. Ils contestent l’idée d’un « moi » dégagé de
toute appartenance, un « moi » qui n’éprouve pas le besoin de tenir compte de
son environnement culturel, social, historique. Pour eux, toute personne humaine
ne peut se comprendre qu’à partir de son insertion dans une ou plusieurs
communautés d’existence. Dans cette perspective, la communauté préexiste
donc à l’individu, elle est « toujours déjà là » et définit les caractères moraux et
sociaux de l’individu qui ne peut échapper à son histoire communautaire. Ensuite,
les auteurs communautaristes remettent en cause le caractère réalisable de la
neutralité morale. Selon eux, la neutralité des conceptions particulières du bien
ne peuvent venir justifier la recherche des principes de justice. Enfin, les
communautaristes contestent le procéduralisme du libéralisme philosophique.
Selon eux, les principes politiques ne peuvent être déterminés indépendamment
de la prise en compte de considérations empiriques ou historiques. Ils critiquent
l’idée qu’un ensemble de procédures rationnelles peut être mis en œuvre pour
choisir des principes substantifs indépendamment du contenu de ces principes.
Nous venons de le voir, le terme de « communauté » a une signification toute
particulière en contexte nord-américain renvoyant, d’une part, au fondement de
la démocratie américaine et, d’autre part, au débat philosophique contemporain
opposant théoriciens du libéralisme et du communautarisme. La conception de
« la nature comme communauté » (« nature as community ») avancée par
393 Parmi les théoriciens du communautarisme, on peut citer Alasdair McIntyre (Whose Justice ?
Which Rationality?, Notre-Dame, University of Notre-Dame Press, 1988) ; Michael Sandel
(Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge, Cambridge UP, 1982) ; Charles Taylor, The
Sources of the Self, Cambridge, Mass., Harvard UP, 1989) ; Michael Walzer, Spheres of Justice,
New York, Basic Books, 1983).
394 Ronald Dworkin et Bruce Ackerman sont également des théoriciens du libéralisme
philosophique
155
Giovanna di Chiro mérite donc d’être analysée au regard de la notion de
communauté que nous venons de présenter. Comme nous allons le montrer,
l’usage que fait Giovanna di Chiro, du terme de « communauté » renvoie non
seulement à cette idée du pluralisme des identités mettant l’accent sur la
différence entre des communautés définies avant tout comme des minorités mais
aussi à l’ancrage de toute personne humaine dans un environnement culturel,
social, historique et naturel. En ce sens, le terme de communauté désigne un
endroit, des personnes vivants dans cet endroit, mais aussi l’interaction entre ces
personnes, le sentiment qu’elles naissent de cette interaction, la vie commune
qu’elles partagent et les institutions qui règles leur vie. Penser « la nature comme
communauté », c’est donc repenser la nature non plus comme séparée du
monde social mais en interrelation avec lui. Giovanna Di Chiro montre comment
la notion de « communauté » permet de penser cette relation d’interdépendance.
La « communauté » désigne « des endroits où les humains et les non humains
sont réunis via de multiples articulations »395. Les communautés et les
environnements sont liés dans un rapport co-constructif, elles sont autant le
produit qu’elles ne sont la cause de leur propre environnement. La nature, loin
d’être à l’écart du monde humain, peut alors être définie « comme les lieux et les
ensembles de relations sur lequel est fondé le monde de vie d’une communauté
locale »396. Giovanna Di Chiro souligne que la relation avec la nature a toujours
été associée, pour les groupes culturels du mouvement pour la justice
environnementale, à l’idée de « communauté ». Elle évoque, par exemple, le cas
des Portoricains vivants à New York qui parlent de la relation avec la mer et la
pêche « comme élément central de la vie elle-même, et qui pensent leurs vies
menacées par le déclin des populations de poissons et la pollution croissante
des eaux côtières de New York »397. Pour les Portoricains de New York, si la
pêche entretient une relation avec la nature, par le contact de la mer, elle
395 Laurie Ann Whitt et Jennifer Daryl Slack, “Communities, Environments and Cultural Studies”, Cultural Studies, vol.8, n°1, 1994, p. 21, cité par Giovanna Di Chiro Giovanna Di Chiro, « La nature comme communauté: la convergence de l’environnement et de la justice sociale », dans Emilie Hache (dir.) Ecologie politique, op.cit., p. 150.
396 Ibid., p.125
397 Ibid., p.152
156
représente également un lien avec la communauté. En effet, la capacité de
pêcher est un moyen d’exprimer de la générosité envers sa famille, ses amis et
ses voisins. Penser la « nature comme communauté », pour reprendre
l’expression de Di Chiro, c’est alors penser les problèmes de santé publique
comme des problèmes relatifs à la nature, dans la mesure où, dans la conception
de la nature qu’ils soutiennent, la nature et la culture entretiennent un rapport
d’interdépendance. Giovanna di Chiro insiste sur l’importance, au sein du
mouvement pour la justice environnementale, de réinventer l’idée de nature. Les
tenants du mouvement souhaitent porter une vision de la nature radicalement
opposée à celle de l’environnementalisme classique. La nature qu’ils
revendiquent est une nature comprise comme une communauté, humaine et non
humaine, dont il s’agit de prendre soin quotidiennement parce que c’est une
question de vie ou de mort pour tout(e)s les habitant(e)s de la communauté.
C’est pourquoi, par exemple, l’organe coordinateur pour les organisations des
peuples autochtones du bassin amazonien (COICA) insiste sur le fait que les
gouvernements, et les organisations non environnementales (ONG), doivent
reconnaitre l’existence des populations indigènes de la région. Ils souhaitent que
le gouvernement, comme les ONG, comprennent que la nature n’est pas vide ni
exempte de peuples et de culture. De plus, pour la plupart de ceux qui sont
engagés dans le mouvement pour la justice environnementale, cette
revendication de la diversité des rapports à la nature est centrale dans la mesure
où elle est inhérente au souci de leur survie culturelle. C’est ce qu’exprime
clairement Lance Hughes, le Directeur de l’organisation “Native American for a
Clean Environnent”, lorsqu’il évoque la raison pour laquelle son organisation se
concentre sur les problèmes environnementaux : « Nous ne sommes pas une
organisation environnementale. Il n’est pas question ici de problèmes
environnementaux mais de notre survie »398. En effet, pour ces populations, les
menaces portées sur l’environnement sont interprétées comme des menaces
portées directement sur leurs familles ou leurs communautés. Les luttes pour la
398 Cité par David Schlosberg, “The Justice of Environmental Justice : Reconciling Equity, Recognition, and Participation in a Political Movement”, dans Andrew Light, Avner De-Shalit, Moral and political reasoning in environmental practice, Cambridge, Mass : MIT Press, 2003, p. 99.
157
justice environnementale sont des luttes pour la préservation des savoirs locaux.
Le sentiment d’appartenance qui est très présent au sein de ces communautés.
Dans le cas du projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Yucca Mountain,
aux Etats-Unis, les populations expriment également leur crainte de la
dégradation du lieu, leur peur de la perte du lien avec leur environnement, et, de
surcroît, celle de la survie de la communauté :
Les Amérindiens ne voient pas Yucca Mountain et ses environs comme une terre déserte ou inculte. On y trouve de l’eau et des sources ; les voies d’accès au massif ont été empruntées par le peuple shoshone et par d’autres groupes lors de leurs migrations saisonnières, et le massif abrite des cimetières (…) Raymond Yowell, le chef du conseil national des Shoshones occidentaux, a répété que Yucca Mountain était un site sacré. Non seulement les Shoshones possèdent le titre de propriété de cette terre, mais cette terre est sacrée est les Shoshones sont les « gardiens de la terre »».399
Pour les tenants du mouvement de la justice environnementale, les relations
avec la nature convergent avec les préoccupations de justice sociale, activées
par des idées et des pratiques « communautaires », ce qui constitue la
caractéristique essentielle des organisations du mouvement aux Etats-Unis. Mais
cette idée de « nature comme communauté » serait-elle propre au continent
Nord-Américain, où nait le mouvement de justice environnementale et qui porte
cette conception de la nature en dénonçant l’assignation disproportionnée des
déchets toxiques aux communautés hispaniques et afro-américaines dans des
situations urbano-industrielles aux Etats-Unis ? Si, effectivement, le mouvement
pour la justice environnementale est né aux Etats-Unis, nous pouvons,
cependant, avancer que « l’expression de justice environnementale conviendrait
tout aussi bien dans d’autres contextes : conflits historiques causés par le
dioxyde de soufre, mouvement Chipko, combat de Chico Mendes, utilisation de
puits et de dépôts temporaires de dioxyde de carbone, protestations de
personnes déplacées par des barrages, luttes pour la conservation de la
mangrove »400. La justice environnementale, telle qu’elle s’est élaborée aux
Etats-Unis, met l’accent, dans la suite de la lutte des droits civiques, sur les
399 Joan Martínez Alier, L’ecologisme des pauvres, op.cit., p. 429.
400 Ibid., p. 376.
158
questions de pollution en milieu urbain, d’inégalités environnementales et insiste,
plus particulièrement, sur les problèmes de racisme écologique. Cependant,
comme le souligne Martinez-Alier, le mouvement va bien au-delà du contexte
américain et, en dehors des Etats-Unis, le racisme écologique ne fait pas
forcément parti des protestations concernant la pollution et la gestion des
déchets. L’enjeu est plutôt de soutenir une autre conception de la nature afin de
défendre les communautés qui se définissent en lien avec leur environnement
menacé. Ainsi, lorsque Ken Saro-Wiwa proteste contre la destruction
environnementale liée à l’exploitation pétrolière au Niger, il n’utilise pas « le
langage du racisme écologique contre la junte militaire ni contre Shell. Il a recours
au vocabulaire des droits autochtones territoriaux et des droits de l’homme »401.
De même, dans le cas des protestations, en Inde, contre le barrage de la
Narmada, les contestataires n’évoquent pas la question de racisme
écologique402.
Les tenants du mouvement de la justice environnementale ne conçoivent pas
l’environnement comme une extériorité naturelle, au contraire, ils mettent en
avant la dimension culturelle du rapport à l’environnement et défendent une
conception de l’environnement comme milieu de vie. C’est également en ce sens
que le philosophe Augustin Berque définit le concept de « milieu ».
Dans sa réalité concrète, l’humain n’existe pas sinon en fonction d’un certain milieu, à la fois écologique, technique et symbolique, en dehors de quoi il n’est qu’une abstraction. Ce milieu est pour ainsi dire la « moitié » de son être, dont l’autre moitié est son corps matériel.403
Le milieu dans lequel l’humain s’insère est à la fois naturel et culturel, collectif et
individuel, subjectif et objectif. Berque établit une distinction entre le donné brut
de l’environnement (Umgebung), qui fait l’objet de l’écologie, et le milieu
(Umwelt), qui correspond à la relation qu’une société établit à la nature. Le milieu
401 Ibid., p. 383.
402 Emilie Crémin, « « Les Temples De L’inde Moderne » : Un Grand Barrage Dans Un Lieu Saint De La Narmada (Madhya Pradesh) », Géocarrefour 84, n°1-2, 2009, p. 83-92.
403 Augustin Berque, « Les fondements terrestres de l’éthique humaine », dans Florence, Burgat, Vanessa Nurock, Sandra Laugier, Le Multinaturalisme : Mélanges à Catherine Larrère, Wildproject, 2013, p. 130.
159
(Umwelt) n’advient que parce qu’une société particulière transforme
l’environnement brut (Umgebung).
La réalité ne peut pas être considérée comme seulement « produite » ou « construite » par la société ; car elle ne se manifeste, elle n’advient comme telle que par trajection entre les deux pôles théoriques du sujet (les acteurs sociaux) et de l’objet (les choses)404.
Le terme de « trajection » désigne cet incessant passage du sensible au factuel
et inversement. Dans son processus trajectif, la société perçoit son milieu en
fonction de l’usage qu’elle en fait et, réciproquement, elle l’utilise en fonction de
la perception qu’elle en a : « des matrices phénoménologiques (les schèmes de
perception et d’interprétation du milieu) ne cessent ainsi d’engendrer des
empreintes physiques (les modes d’aménagement du milieu) ; lesquels à leur
tour, influencent ces matrices, et ainsi de suite »)405. Par exemple, le pétrole est
une réalité géologique relevant du monde factuel, il ne devient une ressource que
parce que la société crée la technologie du pétrole. Cela ne signifie pas que le
pétrole est un produit social, au contraire, c’est parce que le pétrole existe déjà
que les sciences et les techniques ont pu, peu à peu, le transformer en ressource,
en fonction de facteurs proprement sociaux comme les rapports politiques et
économiques. En ce sens, le pétrole « a été trajecté en une ressource, en
quelque chose qui ne relève ni seulement de la nature, ni seulement de la
société, mais d’un milieu »406. Le processus de « trajection » s’opère au niveau
collectif de la société, de sa culture et de son territoire mais aussi au niveau
temporel. La trajectivité d’un milieu est donc spatio-temporelle. Son échelle
temporelle est celle de l’histoire des sociétés humaines mais aussi des
composantes naturelles du milieu. Même si ce sont des échelles de temps
incommensurables, c’est le propre de la « trajection » d’opérer l’intégration de
temps hétérogènes, pour donner un sens unitaire au fonctionnement d’un milieu
donné. Pour illustrer son propos, Berque s’appuie sur la thèse, Les temps de
404 Augustin Berque, Médiance : de milieux en paysages. Montpellier, Reclus, 2000, p. 97.
405 Ibid., p. 44.
406 Ibid., p. 85.
160
l’eau. La cite, l’eau et les techniques, d’André Guillerme407. Ce dernier met en
avant, dans sa thèse, le changement de rapport de la ville à son environnement,
du Bas-Empire au 19ème siècle. Il montre que « la civilisation urbaine de la France
du Nord a fonctionné selon ses propres penchants, au sein desquels attitudes et
mentalités ont déterminés le choix des techniques a priori disponibles, et par voie
de conséquences les écosystèmes »408. L’évolution des villes diffère de celle des
régions alentours et des pays voisins, en raison de trois grandes phases
technologiques. Ces phases technologiques impliquent trois écosystèmes
différents qui sont liés aux structures mentales et aux comportements. Dans la
première partie du Moyen-Age, les villes développent des réseaux de canaux.
L’écoulement de l’eau permet de développer l’énergie cinétique, grâce à la
construction de moulins, et les métiers de la rivière qui sont disposés dans un
ordre qui favorise un équilibre écosystémique409. Du 16ème à la fin du 18ème siècle,
la civilisation urbaine se fonde écologiquement sur la stagnation de l’eau et la
fermentation des matières organiques. L’eau courante de la rivière cède la place
à des étendues marécageuses. Situées autour de la ville, ces étendues d’eaux
stagnantes servent à la défendre. L’économie de la ville s’organise alors autour
de ces « no man’s land marécageux »410. Cette transformation écologique, qui
réorganise la civilisation, s’accompagne également d’une modification des
représentations, « toute l’époque vibre ainsi, d’une basse continue : le thème de
la mort, de la charogne, de l’ordure »411. La façon particulière qu’à la civilisation
407 André Guillerme, Les temps de l'eau : la cité, l'eau et les techniques : Nord de la France, fin IIIe. - début XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1990.
408 Ibid., p. 45.
409 « Les mégissiers, les pelletiers, et les corroyeurs sont par exemple souvent placés en aval des teinturiers, profitant ainsi des restes d’alun (lequel rend l’eau plus agressive). Le tanin des teinturiers réduit aussi l’effet polluant des abattoirs, qui sont situés plus en aval encore », Augustin Berque, Médiance : de milieux en paysages, op.cit., p. 45.
410 « De la fabrication du salpêtre à l’industrie toilière, mise délibérément sur la moisissure et la pourriture. Pour le mordançage, par exemple, la pénurie d’alun est palliée par l’usage du vinaigre et des excréments de l’homme et du chien, soigneusement recueillis dans des tonneaux qu’on place devant les maisons », ibid. : 46.
411 Ibid.
161
urbaine de la France du Nord d’évoluer durant ces siècles illustre bien, pour
Berque, le concept de « trajection » :
De l’équilibre biochimique des rivières aux allégories de la Mort, des pourrissoirs pour teiller le chanvre à la modification du régime des pluies, tout un entrelacs de résonances et de transformations, tant physiques que phénoménales, tant symboliques qu’écologiques, tant culturelles que naturelles, s’anime alors, trajecte en un sens particulier : l’urbanité d’une certaine époque et d’un certain milieu – la médiance des villes de ce temps.412
La manière dont apparaît un milieu dépend donc de la façon dont il est trajecté,
la façon dont une société particulière transforme l’environnement brut
(Umgebung). En aucun cas, cette transformation ne peut être réduite à sa
dimension matérielle. L’environnement brut est nécessairement interprété par
nos sens d’êtres vivants et nos esprits d’êtres humains, ainsi « la réalité se trouve
doublement chargée de valeurs humaines (à la fois des valeurs charnelles et des
valeurs spirituelles) et, de ce fait, radicalement irréductible à la simple
matière »413.
Berque élabore ce qu’il nomme une « mésologie », c’est-à-dire une science du
milieu qui ne soit pas simplement une juxtaposition du point de vue physique et
du point de vue phénoménologique, dans la mesure où il considère justement
que la relation qu’une espèce établie à un espace et à la nature est à la fois
physique et phénoménale414. C’est pourquoi, si l’écologie, en tant que science
des milieux physiques, prend en compte les relations qui se tissent dans un
milieu415, elle est différente de la mésologie, science des milieux, en tant qu’ils
ne sont pas seulement objectifs mais vécus par des sujets :
412 Ibid., p. 45.
413 Ibid., p. 132.
414 « La Terre ne se meut pas (Husserl, 1934) Et pourtant, elle tourne (Galilée, 1633) Lequel a raison, lequel a tort ? La réalité de nos milieux n’est pas faite de ce genre d’alternatives. Un milieu – la relation d’une société à l’espace et à la nature – est à la fois comme la Terre de Husserl et comme celle de Galilée : sensible et factuel, subjectif et objectif, phénoménal et physique », Augustin Berque, Médiance : de milieux en paysages, op.cit., p. 9
415 Berque souligne que l’écologie, à la différence de la science classique qui considère des objets physiques distincts et substantiels, met en avant essentiellement des relations : « reconnaître
162
Les milieux que considèrent la mésologie sont bien, comme les écosystèmes, des champs relationnels doté d’une incontestable matérialité (ce en quoi la mésologie suppose l’écologie) ; mais ce sont des champs où la présence de sujets occasionne des configurations d’une qualité particulière (…) ce en quoi la mésologie suppose aussi la phénoménologie.416
Du point de vue de la mésologie, les êtres humains entretiennent un certain
rapport avec leur environnement, à la fois physique et phénoménologique, et
c’est cette relation, à la fois sensible et factuelle, qui en fait un « milieu ». Pour
illustrer ce concept de milieu, à la fois factuel et sensible, phénoménal et
physique, Berque prend l’exemple du fleuve nippon Toné-Gawa. Ce fleuve, qui
prend sa source dans les Alpes japonaises, traverse la plaine du Kantô et se jette
dans l’océan Pacifique, coulait autrefois au Sud vers la baie de Tokyo. Ce sont
d’importants travaux, entre le 16ème et le milieu du 17ème siècle, qui ont détourné
le fleuve au Nord afin de prémunir Edo (ancien nom de la ville de Tokyo) contre
des inondations et d’améliorer le système d’irrigations de la plaine du Kantô.
Avec de multiples barrages d’amont et d’aval, avec des écluses et des pompes,
des bassins d’écrêtement des crues et 500 kilomètres de digues, « c’est un
système à la fois naturel et artificiel, élaboré peu à peu au cours des siècles, qui
fonctionne ainsi dans la plaine du Kantô »417. S’il est facile de voir, dans ce cas,
que l’environnement brut et la société humaine entretiennent un certain rapport
et, que le système déployé autour du fleuve lie intimement l’existence de Tokyo
à celle du fleuve Toné, le sens d’un milieu s’établit aussi par un langage qui en
traduit l’ambiance ressentie. Berque souligne que certaines digues, les plus
anciennes, se nomment kasumi-tei, ce qui signifie « digue de brume printanière
»418. Discontinues et disposées en vols d’oies sauvages, ces digues s’évasent
« vers l’amont et avec en aval leur sommet, ouvert à la largeur du chenal. Lors
des fortes crues, le flot passait en partie par les ouvertures ainsi ménagées entre
une digue et la suivante ; mais, comme il devait pour cela refluer vers l’amont,
l’existence des flux de cette interrelation générale conduit logiquement à une ontologie fort étrangère à la tradition substantialiste de la métaphysique occidentale », ibid., p. 89).
416 Ibid.
417 Augustin Berque, Médiance : de milieux en paysages, op.cit., p. 20.
418 Ibid., p. 22.
163
son élan était brisé. Ainsi amortie, l’eau pouvait s’épandre dans dommage dans
les rivières »419. La « brume », évoquée par le terme kasumi-tei, désigne les
digues elles-mêmes, « littéralement, des bancs de brume, qui jadis,
amortissaient l’élan du fleuve en crue »420. L’usage de cette métaphore est
intéressant parce qu’elle dit quelque chose de la façon dont les habitants de la
région du fleuve se représentent leur environnement, la façon dont
l’environnement leur apparaît, la manière qu’ils ont de l’habiter :
L’interrelation du milieu physique et du milieu social – la relation d’une société à l’espace et à la nature – est irréductible au physique seul ; car elle est simultanément, et constitutivement, aussi phénoménale. Cette relation, c’est-à-dire un milieu tout court n’existe que dans la mesure où elle est ressentie, interprétée et aménagée par une société ; mais où aussi, inversement, cette part du social est constamment traduite en effets matériels, qui se combinent avec des faits matériels.421
C’est cet entremêlement d’objectif (la modification de la trajectoire du fleuve et la
présence de digue) et de subjectif (les « digues de brumes printanières ») que
Berque nomme « médiance »422. Le concept de « médiance » désigne « ce
complexe orienté à la fois subjectif et objectif, physique et phénoménal,
écologique et symbolique »423. Cependant, le point de vue de la médiance ne fait
pas coexister le point de vue phénoménal et le point de vue physique424, il les
articule.
419 Ibid., p. 20.
420 Ibid.
421 Ibid., p. 32
422 Ce concept de médiance lui vient du philosophe nippon Watsuji qui publie, en 1935, l’ouvrage Milieux, etudes de l’entrelien humain, et élabore, d’un point de vue phénoménologique, la façon dont la réalité apparaît aux humains. Le néologisme « médiance », en japonais fûdosei, crée par Watsuji à partir du terme fûdo, est le terme clef et a été, pour Berque, le plus difficile à comprendre et à traduire. Dans la définition qu’en donne Watsuji, la médiance est une motivation naissant du couple dynamique formé par les deux « moitiés » qui font concrètement l’être humain : d’un côté sa moitié individuelle (le hito) et l’autre sa moitié relationnelle (l’aida), ce qui fait dire à Berque que la médiance est le couple dynamique formé par deux « moitiés » constitutives de l’être humain : son corps animal et son corps médial. Par corps médial, il faut comprendre que l’être humain n’est pas une entité individuelle qu’il est à la fois individuel et social, c’est la raison pour laquelle il est inséparable d’un milieu.
423 Augustin Berque, Médiance : de milieux en paysages, op.cit., p. 32.
424 En effet, juxtaposer simplement les deux dimensions conduirait à une position absurde où il faudrait faire coexister le vrai et le faux : dire à la fois que les anciennes digues du fleuve Tone-
164
Le point de vue de la médiance doit formuler un principe d’intégration qui rende compte à la fois des transformations subjectives ou phénoménales (métaphores) et des transformations objectives ou physiques (les métabolismes, les cycles écologiques etc.) qui concourent à donner au milieu un sens unitaire.425
Un milieu (Umwelt) exprime donc la relation spécifique (à la fois physique et
phénoménale) d’une société à la nature ou environnement brut (Umgebung). Il
n’est donc pas universalisable. Par exemple, la notion de paysage, souligne
Berque, n’existe pas dans toutes les époques et dans tous les milieux humains.
Cette notion apparaît en Chine, vers le 6e siècle de notre ère, et, en Europe, à la
Renaissance. Le paysage est une entité trajective parce qu’il existe tant qu’on
est disposé à la voir : « C’est en ce sens qu’il faut comprendre le mot de Paul
Cézanne (1839-1906), selon lequel les paysans de la région d’Aix ne « voyaient
pas » la sainte Victoire. En, effet, pour voir la montagne de la Sainte-Victoire en
tant que paysage, il faut un regard paysager, c’est-à-dire qui cherche à voir le
paysage »426. Pour notre manière de penser ordinaire, de tels jugements peuvent
paraître absurdes, « on se figure au contraire que pour entendre, il faut écouter,
et que tout le monde peut voir la Sainte Victoire à moins d’être aveugle »427.
Berque cherche à montrer qu’en croyant que le paysage est un phénomène
universel, nous sommes, au contraire, prisonniers de notre médiance, nous
confondons le paysage avec une donnée physique substantielle alors que le
paysage est, en réalité « un effet de monde ; c’est-à-dire quelque chose qui se
manifeste en fonction d’une médiance »428. Il existe, par conséquent, une
pluralité des milieux où chaque civilisation marque son territoire de traits qui lui
Gawa sont des digues de brumes printanières et ne sont pas des digues de brumes printanières : « Le concept de la médiance ne se voulant pas mystique mais rationnel, il doit dénouer ces paradoxes apparents, pour ne pas dire ces absurdités. Les dénouer fondamentalement, c’est-à-dire par principe, au lieu de se contenter d’alterner ou de juxtaposer pragmatiquement la nuit du cœur après le jour de la raison, le monde solaire de Galilée auprès du monde sublunaire de Husserl », ibid., p. 36-37.
425 Ibid., p. 36.
426 Augustin Berque, Êtres humains sur la terre : principes d'éthique de l'écoumène, Paris, Gallimard, 1996, p. 88.
427 Ibid.
428 Ibid.
165
donnent sens. Une des implications de la pensée mésologique (ou pensée du
milieu) est qu’elle récuse, par conséquent, un aménagement qui irait à contre-
sens du milieu où il s’effectue. C’est-à-dire un aménagement qui ne prendrait pas
en compte la tendance historico-écologique de ce milieu, les sentiments
éprouvés à l’égard de ce milieu par la société qui l’habite, et qui ignorerait, de
surcroît, les significations attachées à ce milieu par la société. Or, pour Berque,
la modernité, parce qu’elle suppose un espace infini et homogène, tend
justement à nier l’existence d’une pluralité de milieux :
Le projet moderne s’est déployé sur la terre, tendant à abolir la réalité particulière de chaque lieu en la posant comme fausse par définition, puisque rapportée à la vérité universelle d’un espace utopique (…) comment respecter une architecture vernaculaire, un bocage, les méandres d’un ruisseau, quand une vérité certaine imposait l’universalité du style international ?429
L’idée d’un espace infini et homogène provient de la dualité moderne entre le
sujet et l’objet que la mésologie essaie justement de réarticuler430. En établissant
une dualité entre lui-même et les choses, le sujet du monde se retire du monde
ambiant431, pour considérer désormais celui-ci avec du recul, comme un objet
définitivement distinct de lui-même. Le monde devient une simple étendue432. Or,
du point de vue de la médiance, la surface de la Terre n’est justement « pas un
espace universel mais un ensemble de lieux particuliers »433. Ainsi, en
429 Ibid., p. 89.
430 « Récusant cette entité abstraite qu’est le sujet moderne, la médiance récuse corrélativement l’entité non moins abstraite qu’est l’objet moderne, lequel s’est institué historiquement en contrepartie de l’abstraction du sujet hors de son milieu », Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, p. 39.
431 « Ce retrait est symbolisé par le fameux, « je pense, donc je suis » de Descartes : « L’être du sujet cartésien se fonde en effet en lui-même, dans sa propre conscience, non pas dans une relation avec les choses qui l’entourent et qu’ils toisent désormais comme de purs objets » Augustin Berque, Êtres humains sur la terre, op.cit., p. 22.
432 « Dans ce monde extérieur que toise désormais la géométrie des coordonnées cartésiennes (l’abscisse, l’ordonnée, la côte), l’espace se purifie en une simple étendue (extensio) et les choses deviennent des objets (…) ce genre de lieu (…) Heidegger l’a nommé Stelle. Ce n’est qu’un emplacement, un endroit casuel, un topos purement circonstanciel dégagé de tout lien ontologique avec la chose » Augustin Berque, Poétique de la Terre histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014, p. 38
433 Augustin Berque, Médiance : de milieux en paysages, op.cit., p. 136.
166
démarquant systématiquement le physique du phénoménal, le réel du
symbolique, la nature de la culture, le projet moderne établit et impose l’idée d’un
espace infini et homogène et nie la diversité des milieux humains.
La bête noire du point de vue de la médiance, c’est donc, évidemment, l’expert plus ou moins international, aux convictions blindées, avec son harnachement de recettes passe-partout donc déplacées où qu’il les applique (…) L’histoire récente du Tiers-Monde a montré tout le mal que peuvent faire les aménagements aveugles aux médiances.434
La nature comme « milieu » telle que définie par Berque rejoint la « nature
comme communauté » envisagée par les militants de la justice environnementale
dans la mesure où la nature est conçue comme un lieu où l’environnement et les
habitants tissent des liens entre et avec le territoire qui les déterminent
mutuellement. Une telle conception de la nature est donc loin de celle portée par
l’environnementalisme classique où la nature est extérieure et l’humain dégagé
de son milieu, sans lien ni lieu. La conception de la nature comme milieu pense,
au contraire, l’articulation du social et de l’écologique et, par conséquent,
envisager les impacts sociaux de la gestion des déchets et du problème
écologique qu’elle soulève, sans pour autant la réduire à une question sociale.
En ce sens, la mésologie, comme le souligne Berque, est proche de l’écologie
politique435, toutes les deux cherchent à penser la ré-articulation de l’écologique
et du social.
Ainsi les déchets posent un problème environnemental parce qu’en atteignant
l’environnement des populations, ils affectent également les populations dans la
mesure où celles-ci sont en relation de communauté avec lui. De plus, si la nature
est comprise comme « milieu » ou comme « communauté », les populations
doivent aussi être affectées par ce qui l’atteint. En ce sens, le rejet des déchets
soulève la problématique de la protection de la nature. Vouloir protéger la nature
des déchets produits par les sociétés industrielles, c’est chercher à préserver
l’environnement, et à prendre soin du lieu avec lequel on a tissé des liens
spécifiques. Les riverains, qui s’opposent, dans un contexte européen, à des
434 Augustin Berque, Poétique de la Terre histoire naturelle et histoire humaine, op.cit., p. 147.
435 « En pratique, le champ de l’écologie politique est proche de celui de la mésologie », Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, op.cit., p. 52.
167
projets d’implantation de site de traitement des déchets, mettent également en
avant, dans leurs luttes, l’idée de la protection du milieu de vie. Lors des conflits
autour de la gestion des déchets, les questions sanitaires sont abordées comme
des enjeux écologiques parce que la nature est considérée comme un lieu de vie
à préserver. Par exemple, lors de l’annonce du projet d’incinérateur à Fos-sur-
Mer, si l’inquiétude des habitants concerne, dans un premier temps, la
dévaluation de leur patrimoine immobilier, cette inquiétude s’élargit très vite à
« l’environnement familier », comme le souligne le témoignage de ce riverain :
Alertés par le projet de Suez, il fallait faire quelque chose. On est quelques amis et nous sommes des habitants de Port Saint-Louis de longue date, depuis plusieurs générations. On est très attachés à notre pays 436.
Les acteurs mobilisés tentent de défendre et de préserver l’environnement en
évitant l’implantation de l’incinérateur. La mobilisation contre l’incinération
s’alimente alors de « la revendication d’un « art de vivre » et de l’appartenance à
un même ensemble écologique, la Camargue, et culturel, dont les cabanonniers
et la croix de gardian en sont les icônes partagées »437. Le rapport à la nature
recouvre alors « soit l’expérience quotidienne et pratique, d’acteurs sociaux
rassemblés dans et par des socialités de type associatif, soit celle du temps long,
d’une nature élargie à un environnement-patrimoine, à la fois idéel et culturel,
transmis et forgé dans l’histoire d’une communauté locale »438. De même, à
Vienne, en France, lors de la mobilisation contre l’agrandissement de la
décharge, l’identification des opposants avec le territoire est une des sources de
la contestation : « les acteurs s’identifient avec les qualités et singularités d’un
territoire »439. Les opposants au projet mettent en avant les qualités du territoire,
notamment la présence d’une nappe phréatique très étendue et fragile, qui
approvisionne en eau la vallée, et qui fait l’objet d’une identification collective : «
436 Extrait d’entretien d’un représentant de collectif à Port Saint-Louis dans Isabelle Hajek, « Déchets et mobilisation collective : construire un autre rapport à la nature ? », Ecologie & politique, n°1, 2009, p. 149.
437 Ibid.
438 Ibid.
439 Claudia Cirelli, « Conflit et décision dans le département de l’Isère », dans Patrice Melé, Vicente Ugalde. Décider en situation de crise, op.cit., p. 117.
168
la plaine de la Bièvre-Valloire est sa nappe »440. Les opposants au projet
d’agrandissement de la décharge s’engagent dans une lutte environnementale
où il s’agit de protéger la nature entendue comme lieu de vie quotidien, comme
habitat ou milieu. L’environnement envisagé comme un monde vécu, un monde
en commun. Les mobilisations des militants pour la justice environnementale
défendent une vie commune dans un environnement qui la rend possible. La
revendication de la préservation de l’environnement a une portée collective et
elle est portée collectivement par ceux qui partagent ce même lieu de vie.
Ainsi, les déchets en atteignant l'environnement des populations affectent
également celles-ci parce qu'elles sont en relation de communauté avec cet
environnement. C’est en ce sens que les opposants au projet d’implantation de
l’incinérateur à déchets, dans la banlieue de Los Angeles, qualifient la terre de
« communauté de vie ». La communauté rassemble des humains et des non
humains dans un même espace partagé, elle se comprend comme une
articulation du social et de l’environnemental. Par conséquent, le problème
environnemental soulevé par les conflits autour des implantations des sites de
traitement des déchets est celui de la protection de l’environnement en tant que
lieu de vie, à la fois naturel et social. La question du dommage écologique fait
bien apparaître l’enjeu environnemental sous-jacent aux nuisances industrielles
qui viennent dégrader un territoire.
B. Envisager le problème environnemental lié à la gestion des déchets
au regard de la question du dommage écologique
L’idée d’une communauté qui est attachée à son environnement et demande
qu’il lui soit possible d’y vivre une vie convenable est très présente dans les
revendications des populations proches du lieu où la catastrophe Seveso est
survenue en 1976 en Italie.
440 Ibid.
169
Responsable du désastre de Seveso, la multinationale suisse Hofmann-LaRoche (dorénavant Roche) était, en 1976, propriétaire de l’usine ICMESA située depuis 1945 dans la ville de Meda. Le samedi 10 juillet 1976, à 12 h 37, un nuage se dégage du réacteur destiné à la production de trichlorophénol et va déposer ses effluves toxiques sur les territoires de Meda, Cesano Maderno, Desio et Seveso. À cause de la direction des vents, Seveso est la localité la plus contaminée441.
Laura Centemeri montre, dans une étude sociologique, les difficultés qui ont
accompagnées la reconnaissance du dommage environnemental à Seveso
après l’accident. Si le traitement de l’accident a permis de mettre en place la
directive Seveso qui a fixé, au niveau européen, les normes et les traitements du
risque industriel, « cela s’est fait au détriment de toute reconnaissance des
caractéristiques proprement locales de l’accident et du dommage à
l’environnement qu’il avait entrainé. La demande des habitants de Seveso, celle
d’une reconnaissance d’un dommage lié au territoire, a été ignorée, tant par les
représentants de l’administration en charge du traitement de l’accident que par
les militants du comité constitué pour obtenir réparation »442. Traité comme un
problème social, le dommage environnemental causé à Seveso a été,
paradoxalement, traité sans que ne soit pris en compte le territoire impacté. Le
comité constitué pour obtenir réparation, le Comité scientifique et technique
populaire (CSTP), composé de militants de gauche, s’est, tout d’abord, détourné
des conditions locales, dans la mesure où celles-ci relevaient d’une culture
traditionnelle et catholique qui, certes, défendait le territoire443 mais n’était pas
préparée à mobiliser les habitants dans une lutte pour une reconnaissance du
dommage causé. Le CSTP s’est, ensuite, attaché à établir scientifiquement la
réalité du dommage et à informer la population. Il a dévoilé aux habitants des
441 Laura Centemeri, « Retour à Seveso la complexité morale et politique du dommage à l'environnement », Annales. Histoire, sciences sociales, Éditions de l'EHESS, vol. 66., 2011, p. 218.
442 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, op.cit., p. 318.
443 Laura Centemeri montre que se sont surtout des comités locaux lies au monde catholique qui demandent aux autorités publiques de prendre en compte le besoin de sauvegarder le lien de la population au territoire (sans pour autant être à l’origine d’une mobilisation forte des habitants). Les personnes évoquent alors l’attachement au territoire, dans le sens de l’attachement à une communauté de proches, « cet attachement est justifié comme l’expression d’une culture locale spécifique, revendiquée comme manifestation publique d’une appartenance, pour laquelle on demande respect et reconnaissance », Laura Centemeri, « Retour à Seveso la complexité morale et politique du dommage à l'environnement », op.cit., p. 222.
170
intérêts masqués dans l’accident qui associaient l’entreprise responsable et les
autorités publiques. Pour le CSTP, le dommage environnemental était un
dommage sanitaire causé par le système de production capitaliste dont les
autorités publiques étaient complices.
À partir d’un discours de « critique sociale du capitalisme », le cas de Seveso était vu comme exemplaire de l’exploitation capitaliste et pouvait donc contribuer, dans son exemplarité, à la cause générale de la lutte de classe des travailleurs.444
Afin que Seveso puisse devenir un cas exemplaire du prix à payer pour
l’adhésion à un système capitaliste insoutenable, il fallait pour cela que l’injustice
subie puisse être généralisable et, de surcroit, non attachée à un territoire
particulier. Le dommage environnemental perdait alors son enracinement
territorial afin que puisse être illustrée au mieux la cause de la lutte des classes
des travailleurs : « cette qualification du dommage impliquait une prise en compte
de l’environnement comme un ensemble de ressources nécessaires à la vie, un
environnement dépourvu d’assise spatiale ou « déterritorialisé »445. Le dommage
à l’environnement de Seveso, soulignent Catherine et Raphaël Larrère, a été
traité comme un problème de société et « les militants du CSTP se sont montrés
aussi dualistes que ceux du Sierra Club, séparant les questions de nature des
questions de société »446. Pourtant, les habitants de Seveso revendiquaient une
reconnaissance du dommage lié à leur territoire. En effet, « immédiatement
après l’événement, les conflits qui surgissent autour de la qualification du
dommage à l’environnement au niveau du territoire touché sont marqués par la
prise en compte de l’environnement comme milieu auquel les personnes sont
attachées »447. Une large part de la population souhaitait sauvegarder son lien
au territoire, ce qui les a notamment conduits à s’opposer à l’implantation d’un
incinérateur où les déchets toxiques, produits par les opérations de
444 Laura Centemeri, « Retour à Seveso la complexité morale et politique du dommage à l'environnement », op.cit., p. 220.
445 Ibid.
446 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, op.cit., p. 319.
447 Laura Centemeri, « Retour à Seveso la complexité morale et politique du dommage à l'environnement », op.cit., p. 215.
171
décontamination du site, devaient être brûlés : « la population exprima une
demande de réparation qui passait par la possibilité de reprendre sa vie dans le
territoire, ce qui s’accompagnait de la volonté de préserver le paysage que
l’incinérateur aurait à jamais défiguré »448. Finalement, le projet d’incinérateur est
abandonné et les déchets seront enfouis sur un territoire ensuite reboisé, mais
cette solution ne permet pas de répondre aux attentes des habitants. Ces
derniers se retrouvent exclus de leur environnement, qui est devenu une étendue
déserte et dépeuplée, alors même qu’ils aspiraient à retisser des liens avec leur
territoire qui avait été endommagé par la catastrophe. Le dommage
environnemental de Seveso, tel qu’il a été appréhendé, a donc occulté
l’articulation entre le social et l’environnemental. Si les conséquences sanitaires
ont été reconnues, en revanche, il n’a pas été pris en compte le fait que « le
dommage a aussi été un dommage environnemental, une atteinte au territoire
qui a été brutalement « blessé » »449. Le dommage environnemental à Seveso
est envisagé comme une problème essentiellement social et la dimension
environnementale, celle du rapport à la nature comme lieu de vie, est évacuée.
Un habitant, enfant à l’époque de l’accident, confie avoir souffert d’une
« soustraction de nature »450. De ce point de vue, Catherine et Raphaël Larrère
soulignent « une nette convergence entre la « politique attachée au territoire »
des habitants de Seveso et la « nature comme communauté » des habitants du
quartier de Los Angeles, celle des participants du Sommet des peuples de
couleur, ou des mouvements environnementalistes des pays du Sud »451. En
effet, dans les deux cas, c’est l’identité culturelle qui fait le lien entre
l’environnemental et le social. « La politique attachée au territoire » ou la « nature
comme communauté » sont deux façons identiques d’appréhender la nature :
une nature dont nous faisons partie, avec laquelle nous avons des relations
d’interdépendance. La nature n’est pas seulement comprise comme un
448 Ibid., p. 223
449 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, op.cit., p. 319.
450 Laura Centemeri, « Retour à Seveso la complexité morale et politique du dommage à l'environnement », op.cit., p. 229.
451 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, op.cit., p. 320.
172
environnement physique extérieur mais elle est envisagée comme un lieu de vie
avec lequel les habitants tissent des liens affectifs. Ainsi entendu,
l’environnement n’est pas un cadre extérieur interchangeable mais exige, au
contraire, une attention portée à un territoire particulier, un souci du lieu, une
façon de l’habiter. L’habiter, souligne Laura Centemeri, est « un processus de
familiarisation, d’usage et de fréquentation qui se déploie dans le temps, au cours
duquel une personne s’approprie et accommode ses environs, elle y dépose des
repères personnels et y forge des attaches. La personne qui « habite » se
distribue dans les environs, elle les personnalise, et les environs participent à
leur tour du maintien de la personne »452.
L’étude du traitement qui est fait du dommage environnemental à Seveso met en
lumière, d’une part, que la dimension environnementale a été évacuée, d’autre
part, que la nature dont il est question (et que la population souhaite protéger et
restaurer) est une nature non pas extérieure mais une nature avec laquelle ils
ont une relation d’interdépendance. Cette analyse permet de mettre en évidence,
et de mieux caractériser, le problème environnemental soulevé par la gestion des
déchets. Lorsque des déchets atteignent l’environnement des populations, ils
affectent également celles-ci dans la mesure où elles sont en relation de
communauté avec cet environnement. Si les populations se mobilisent pour
« protéger la nature » c’est parce qu’ils entretiennent avec elle des relations
d’interdépendance. La question relative à la nature, que fait émerger la gestion
des déchets, est donc celle de la protection d’une nature qui n’est pas séparée
de nous mais au sein de laquelle nous vivons. La nature qu’il s’agit de protéger
fait donc l’objet d’une perception locale, ce qui requiert un sens du lieu dans ce
qu’il peut avoir d’irréductible à un autre. On voit bien ici les limites d’une approche
technico-économique : aucune indemnité, aucune compensation financière n’est
en mesure de venir suppléer à un environnement de nature qui se comprend
comme milieu de vie. Une façon de recréer du lien avec le territoire « blessé »
passe par la restauration de l’environnement dégradé. Le projet « the Great Los
Angeles Gutter Clean-Up And Graffiti Paint-Out » qui a pour objectif de « se
remettre sur pied, guérir notre communauté et notre Terre », souligne bien ce
452 Ibid.
173
besoin. Ce projet réunit les membres de la communauté pour « retirer les déchets
et les saletés des caniveaux, des rues et des allées afin de nettoyer les quartiers
et empêcher la pollution d’atteindre les plages »453. De même l’assainissement
des ruisseaux, organisé par le People of Color Greening Network de la région de
San Francisco, s’inscrit dans cette même démarche. Il s’agit de redévelopper un
lien avec l’environnement dégradé en travaillant à le restaurer. Comme le
souligne Catherine Larrère, à propos des travaux d’Andrew Light sur la
restauration des espaces naturels dégradés, ce qui est en jeu dans le travail de
restauration c’est la relation à l’environnement. Ce qui compte, « ce n’est pas tant
le résultat de la restauration d’un espace naturel dégradé, c’est le travail qui
s’accomplit dans la restauration, le lien qui s’établit. En travaillant à restaurer ces
espaces, nous redécouvrons ce qui, dans notre culture, est rapport à la nature,
nous renforçons notre lien à la nature »454. Si ce travail de restauration permet
de recréer du lien avec l’environnement dégradé, il permet également de recréer
ce lien de façon collective. Les exemples des communautés de San Francisco
ou de Los Angeles montrent que leurs actions revitalisent, de façon
communautaire, la relation à l’environnement en restaurant les espaces
dégradés par la présence de déchets. Ainsi, la protection de la nature ne peut
s’envisager indépendamment de la façon dont est vécu l’environnement.
Protéger la nature ou la restaurer ne peut pas se faire à l’aide de données
objectives, comme si la nature était une donnée extérieure, mais requiert
également la prise en compte de la diversité culturelle des rapports à la nature.
En ce sens, les problèmes environnementaux liés, à la présence d’installations
de traitement de déchets, aux déversements de déchets dangereux ou encore à
l’enfouissement de déchets nucléaires, doivent être compris comme un problème
à la fois social et environnemental.
453 Giovanna Di Chiro, « La nature comme communauté : la convergence de l’environnement et de la justice sociale », op.cit., p. 151.
454 Catherine Larrère, « Care et environnement : la montagne ou le jardin ? », op.cit., p. 248.
174
Chapitre 4 :
Gestion des déchets et enjeu démocratique
Le chapitre 3 s’attache définir le problème environnemental engendré par
la gestion des déchets des sociétés industrielles. Pour cela, il met exergue les
limites de l’approche technico-économique des déchets mise place par le modèle
gestionnaire et démontre la nécessité de dépasser la conception d’une nature
extérieure, issue du dualisme moderne entre la nature et la culture. Remettre en
question le modèle gestionnaire et faire de la gestion des déchets un enjeu
d’écologie politique requiert alors d’adopter une vision de la nature comme
« communauté » ou comme « milieu », où les enjeux sociaux et
environnementaux ne sont pas indépendants mais interdépendants.
Toujours dans la perspective de montrer que la gestion des déchets doit être
envisagée comme un enjeu d’écologie politique, le chapitre 4 s’attache à
démontrer, dans un premier temps, que le modèle gestionnaire des déchets
s’inscrit dans logique technocratique qui doit être dépassée. Pour cela, le
chapitre analyse de la « crise » des ordures en Campanie afin de mettre en
lumière les raisons pour lesquelles la gestion des déchets en Campanie, mais
aussi plus largement dans les démocraties libérales, engendre une forme de
corruption démocratique.
Dans un deuxième temps, le chapitre cherche à montrer que la gestion des
déchets peine à émerger comme un enjeu politique et démocratique alors même
que les politiques publiques, en lien avec l’industrie des déchets, s’appuient sur
les consommateurs et les citoyens. En effet, l’industrie des déchets et les
politiques de gestion des déchets ne comptent-ils pas sur l’implication des
citoyens et des consommateurs pour que les plans de gestion de déchets
puissent être opérationnels ? Le modèle gestionnaire des déchets s’appuie sur
le monde social sans pour autant faire entrer la gestion des déchets dans la
sphère politique. Il s’agit alors de mettre en exergue le fait que la gestion des
déchets soulève des interrogations politiques concernant les modalités de son
fonctionnement qui devraient être discutées démocratiquement mais que ces
175
interrogations tendent à être phagocytées par la dimension technico-économique
et la mainmise de l’industrie sur la gestion des déchets.
176
4.1. La difficulté des politiques publiques à répondre démocratiquement
aux enjeux posés par la gestion des déchets : Réflexion à partir de la
« crise » des ordures en Campanie
La gestion des déchets à Naples, et dans la région de la Campanie, connaît
une grave crise de 1994 (date à laquelle est décrété l’état d’urgence) à 2009
(lorsque le Conseil des Ministres, du gouvernement Berlusconi, approuve un
décret-loi signifiant la fin de l’état d’urgence). Lors de cette crise, communément
nommée « crise des ordures », la collecte des déchets ménagers et assimilés
(DMA) n’est plus effectuée, les déchets s’accumulent dans les rues de la ville, et
en périphérie, où fleurissent les décharges sauvages, contenant des DMA mais
aussi des déchets toxiques. A cela s’ajoutent de dangereuses émissions de
dioxines et des intoxications dues à une série d’incendies provoqués
spontanément par les habitants exaspérés et par la mafia locale (impliquée dans
le traitement des déchets) qui essaie de faire disparaître les traces de déchets
toxiques. Les dommages environnementaux sont considérables : décharges
sauvages, décharges non conformes, stockage d’éco-balles toxiques, pollution
des sols et de l’eau, avec des conséquences graves pour les habitants, l’activité
agricole et l’élevage.
A l’origine de la crise des ordures napolitaine sont souvent évoqués les
problèmes techniques et administratifs – retards dans la planification et la
préparation de décharges adaptées, traitement inadapté des déchets urbains455
mais aussi l’implication de la Camorra, le réseau mafieux local. Sans doute, son
intégration dans le territoire, depuis des décennies, a pu favoriser sa présence
dans la gestion des déchets dans la mesure où la Camorra pouvait trouver
facilement des terrains où enfouir les ordures :
Dans les années 80, les clans se contentaient de permettre à des entrepreneurs de déverser illicitement des ordures sur des terres dont ils étaient propriétaires. Leur action a changé de dimension lorsqu’ils ont compris que la gestion intégrale du ‘non-cycle’ des déchets pouvait rapporter de l’argent. Les clans ne se sont alors plus cantonnés dans la gestion de décharges illicites ou dans le transport illégal de déchets
455 Document de travail sur la mission d’enquête effectuée en Campanie (Italie) du 28 au 30 avril 2010, Parlement Européen. Commission des Pétitions. Rapporteure Judith A. Merkies.
177
toxiques, ils ont aussi pris position sur le marché des déchets avec des entreprises prête-noms insoupçonnables en apparence456.
De nombreuses entreprises du nord de l’Italie auraient ainsi cédé leurs déchets
industriels dangereux aux mafieux, « les intermédiaires entre les industriels et les
mafieux seraient des personnes insoupçonnables insérées dans des
coopératives ou infiltrées dans des institutions, capables d’influencer
d’importantes décisions politico-administratives, y compris au niveau du
gouvernement central, afin de détourner les financements publics vers les
entreprises du clan »457. Le rôle de la Camorra se situe donc, comme la plupart
des réseaux mafieux, à la jonction des activités légales et illégales. La Camorra
possède des terres et des entreprises de traitement de déchets (versant légal) et
influence les décisions publiques en faveur de ses intérêts privés (versant illégal).
Cette situation permet à la Camorra de se positionner efficacement, voire
d’obtenir le monopole, dans le domaine du traitement des déchets de la région
napolitaine. Sa présence empêche tout autre forme de la gestion de la matière
détritique puisqu’elle paralyse toute initiative alternative.
S’il est donc indéniable que l’implication de la mafia a favorisé l’ampleur de la
crise des ordures à Naples, est-ce pour autant la présence de la mafia en Italie
du Sud et, plus précisément, de la Camorra en Campanie depuis de nombreuses
années, qui rend le gouvernement incapable de répondre démocratiquement à
la crise des ordures ? Avons-nous affaire à une « anomalie italienne »458, qui
ferait de l’Italie, du fait du fort ancrage des réseaux mafieux, un pays peu enclin
au bon fonctionnement de la démocratie ? Plutôt que de nous concentrer à
analyser les causes proprement italiennes de la crise – ce qui nous amènerait
sans doute à faire de la Camorra l’unique responsable du désastre –, et pour
éviter tout sociocentrisme, nous voulons montrer qu’il existe, au-delà de la
présence de la mafia (dont nous ne minimisons, bien évidemment, pas le rôle)
que ce sont les institutions démocraties libérales qui, lorsqu’elles traitent les
456 Lucia Giuliani, « Urgence déchets à Naples », Flux, n°1, 2009, p. 112.
457 Ibid.
458 Marc Lazar (dir.), L’Italie Contemporaine De 1945 A Nos Jours, Chapitre VI, « Clientélisme et Corruption », direction de, Fayard, 2009, p. 93-104.
178
questions environnementales, peinent à être démocratiques: non pas parce que
ces institutions seraient systématiquement enrayées par des pratiques
clientélistes ou de corruption marchande, non pas parce que la démocratie dans
son essence serait plus sujette que d’autres régimes politiques à la corruption,
mais parce que les institutions chargées de répondre à l’enjeu environnemental
contemporain n’auraient pas effectuées leur « tournant démocratique ».
Pour justifier notre propos, nous nous attarderons, dans un premier temps, sur le
terme de corruption. Nous définirons les caractéristiques de la corruption de la
démocratie et nous nous demanderons si, et dans quelle(s) mesure(s), la
présence du réseau mafieux en démocratie est une forme de corruption de la
démocratie. Ceci nous permettra d’établir, d’une part, qu’il y a effectivement
corruption démocratique lors de la crise des ordures à Naples, du fait de la
présence de la Camorra, et d’établir, d’autre part, que la question de la corruption
dans cette crise ne se réduit pourtant pas à la présence de la mafia. Dans un
second temps, nous analyserons la réponse du gouvernement italien à la crise
napolitaine et nous verrons que celle-ci met en exergue la difficulté plus générale
pour toute démocratie libérale à faire face aux questions environnementales,
c’est-à-dire à fournir une réponse autre que technocratique à l’enjeu
environnemental. Puisqu’il tend à confisquer la souveraineté, ce phénomène
nous paraîtra également relever d’une forme de corruption de la démocratie.
A. Corruption démocratique et réseau mafieux
a. Définition générale de la corruption
La corruption est une notion qui renvoie à des réalités variées. On peut
envisager le terme de corruption, comme l’ont fait les philosophes grecs, du point
de vue de la nature des choses, en tant qu’altération progressive et inéluctable
des êtres naturels. Emblématique de cette signification, le traité aristotélicien De
179
la génération et de la corruption459 fait de la corruption une des qualités
fondamentales des êtres qui appartiennent au monde sublunaire460. Un autre
sens de la corruption se rapproche du thème de la maladie. Cette signification
pathologique de la corruption « sert manifestement à qualifier certaines
tendances ou certains états humains, et trouve son emploi dans le champ de
l’axiologie »461. Son emploi sert à évoquer dans le domaine moral, social ou
politique l’indignité de certaines pratiques du fait de leur écart avec la norme en
vigueur. En ce qui concerne le domaine politique, qui nous intéresse plus
particulièrement, la corruption est entendue de manière générale, comme
perversion ou, pour reprendre la métaphore médicale, comme pathologie des
régimes. En ce sens, la notion de corruption permet d’appréhender la rectitude
des conduites socio-politiques individuelles ou collectives, par rapport à un cadre
politique donné. Parler de corruption démocratique, c’est donc se demander
quand, en démocratie, il est approprié de parler de corruption, car le phénomène
de corruption, en politique, n’est pas un phénomène qui concerne uniquement le
régime démocratique. Le phénomène de corruption existe aussi, par exemple,
sous l’Empire romain. Dans ce régime, le terme renvoie uniquement aux abus
des puissants et ne condamne en aucun cas le clientélisme : « il y a bien
confusion du privé et du public mais la pratique n’est pas considérée comme de
la corruption, c’est-à-dire comme un mal. [Le] cas du clientélisme à la romaine
constitue une forme de lien social considéré comme légitime, comme l’illustre la
notion de fides dans un environnemental caractérisé par l’inégalité et l’insécurité
»462. Ainsi, même si les régimes patrimoniaux différencient le public et le privé,
ils se caractérisent par la confusion de ces deux domaines et cette confusion
n’entraîne pas de corruption du régime au sens où nous l’entendons. Dès lors, il
459 Aristote, De la génération et de la corruption, texte établit et traduit par Charles Mugler, Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1966. [336 a].
460 Voir Aristote, Traité du Ciel, traduction et notes par J. Tricot, Paris, Vrin, 1986, livre II.
461 Thierry Ménissier, « La corruption, un concept philosophique et politique chez les anciens et les modernes », Anabases, n°6, 2007, p. 3
462 Jean-François Médard, « Clientélisme politique et corruption », Revue Tiers Monde, 2000, p. 75-87.
180
convient de définir quand, en démocratie, nous pouvons dire qu’une forme de
conduite est corrompue. Nous dirons qu’il y a corruption, en démocratie, quand
il y a altération du principe de la souveraineté du peuple, c’est-à-dire lorsque le
gouvernement du peuple par le peuple est compromis. Ainsi, il y a corruption
démocratique lorsque la dissociation entre le public et le privé – caractéristique
de l’Etat – n’est pas respectée, quand la frontière entre la logique d’intérêt général
et la logique d’intérêt privé s’estompe.
b. Réseaux mafieux et corruption
Pourquoi, intuitivement, la présence de la mafia implique-t-elle la notion
de corruption politique, voire en est l’emblème ou plutôt le cas limite ? La mafia
n’est-elle pas du pur banditisme, une forme d’organisation criminelle ? Quelles
sont les caractéristiques d’un réseau mafieux et, en quel sens la mafia peut-elle
mettre en péril le régime démocratique ? Nous voulons nous attacher à nous
demander si la mafia peut effectivement altérer le régime démocratique par la
dynamique corruptive qu’elle met en place. Certes, une mafia est une
organisation criminelle structurée qui suppose un engagement réciproque de ses
membres, un certain nombre de règles internes. En revanche, la mafia se
distingue de la criminalité organisée. Comme cette dernière, la mafia a,
généralement, un caractère violent mais pour la mafia, « ce qui ne se voit pas est
encore plus décisif : ainsi la corruption et l’intimidation constituent les deux
instruments ordinaires de travail de la mafia (…) donc dans la logique même de
la mafia, le silence est la première règle de l’action et la corruption est le premier
pas qu’elle fait lorsqu’elle veut contrôler quelqu’un »463. Ce qui caractérise la
mafia, ce n’est donc pas d’être entièrement dans la sphère de l’illégalité – comme
le pur banditisme ou la criminalité organisée – mais bien plutôt d’avoir des rôles
importants dans des activités de médiation sur le plan politique, social ou
économique (soit à l'échelle régionale, soit à l'échelle nationale), pour
interpénétrer ainsi toute la société et contrôler un territoire. Le réseau mafieux
463 « Le Système Mafia », Entretien avec Luciano Violante, « Corruption et Politique en Europe du Sud, Confluences Méditerranée, Revue trimestrielle, L’Harmattan, n°15, été 1995.
181
est donc un réseau de clientèle mais « d’un type particulier »464. Pour justifier
notre propos, nous voudrions donner une brève définition du terme de
clientélisme pour mieux comprendre son rapport avec la corruption. Cela nous
permettra d’éclaircir ce que nous entendons par l’expression « réseau de
clientèle spécifique » et d’éclairer, par rebond, ce qu’est un réseau mafieux. Si le
clientélisme se définit comme l’échange de faveurs contre des suffrages
électoraux (forme de corruption fondée sur un échange social) et que la
corruption se définit comme la prise de décisions contre de l’argent465 (une forme
de corruption fondé sur un échange économique), cela n’empêche pas que les
deux formes de corruption soient imbriquées et que, par exemple, le clientélisme
politique incite à la corruption économique (ou marchande). C’est ce qui se passe
la plupart du temps puisque la corruption marchande ne peut fonctionner sans
un mode de régulation, c’est-à-dire sans une certaine stabilité que permet la
pratique du clientélisme : les transactions doivent être protégées et les
contractants doivent également se protéger réciproquement contre la répression
de l’Etat. En effet, contrairement au contrat formel, le « contrat de corruption est
par essence non sécurisé et ceci à double titre : […] il s’agit d’un délit et il y a
toujours risque de dénonciation à la justice avec poursuite à la clef »466. C’est
pourquoi, la corruption économique doit s’insérer « dans des chaînes de réseaux
échanges sociaux qui constituent de véritables réseaux occultes »467. La
confiance dans les réseaux de clientèles vient sécuriser les transactions
financières. Ces réseaux permettent et renforcent la corruption économique.
Pour le sujet qui nous intéresse, il est important de préciser que ces réseaux ne
sont pas forcément tous mafieux. Ils deviennent mafieux lorsque, à cette
confiance, s’ajoute le possible, voir le systématique, recours à la force. Voilà
pourquoi le réseau mafieux est un « réseau de clientèle d’un type particulier ».
Sans être du pur banditisme, ni un réseau social corrompu lambda, puisque ses
464 Jean-François Médard, « Clientélisme politique et corruption », op.cit., p. 87.
465 Voir Donatella Della Porta, « Les cercles vicieux de la corruption », dans Della Porta et Yves Mény (dir.) Démocratie et corruption en Europe, Paris, La Découverte, 1995, p. 44.
466 Jean-François Médard, « Clientélisme politique et corruption », op.cit., p.73.
467 Ibid.
182
pratiques le mènent à utiliser la force, le réseau mafieux s’inscrit dans une logique
qui lie corruption marchande et clientélisme. Dans un régime démocratique, il
infiltre les institutions et les mine de l’intérieur. Grâce à cette interpénétration, et
grâce à ses rapports avec le monde politique, le réseau mafieux arrive donc à
agir en toute impunité judiciaire parce qu'il monnaie son soutien à la classe
politique à travers l'influence qu'elle exerce sur la société. Le réseau mafieux se
situe donc à la jonction de la sphère légale et illégale. Il a besoin pour exister de
la sphère politique, soutien qui lui permet, par ailleurs, de miner de l’intérieur les
institutions démocratiques en remettant en cause la dissociation entre le public
et le privé. Le réseau mafieux est donc bien une forme de corruption
démocratique468.
c. La Camorra et la corruption démocratique en Campanie
L’implication du réseau mafieux napolitain, la Camorra, dans la gestion
des ordures à Naples, révélée par la crise des ordures, a mis en lumière un
dysfonctionnement des institutions démocratiques dans la région de la
Campanie469. L’implication de la Camorra dans cette crise n’est pas anodine.
Sans doute, son intégration dans le territoire, depuis des décennies, a pu
favoriser leur présence dans la gestion des déchets. Il était facile, pour la
Camorra, de trouver des terrains où enfouir les ordures :
Dans les années 80, les clans se contentaient de permettre à des entrepreneurs de déverser illicitement des ordures sur des terres dont ils étaient propriétaires. Leur action a changé de dimension lorsqu’ils ont compris que la gestion intégrale du ‘non-cycle’ des déchets pouvait rapporter de l’argent. Les clans ne se sont alors plus cantonnés dans la gestion de décharges illicites ou dans le transport illégal de déchets
468 Par ailleurs, dans le cas où le réseau mafieux s’étend à l’ensemble de la société et au corps étatique, nous avons affaire à un type de corruption mafieuse institutionnalisée où il serait alors difficile de parler encore de corruption de la démocratie puisque l’institutionnalisation de la corruption mafieuse fait de facto disparaître le régime démocratique pour instaurer un nouveau type de régime politique.
469 Document de travail sur la mission d’enquête effectuée en Campanie (Italie) du 28 au 30 avril 2010. Parlement Européen. Commission des Pétitions, 14/09/2010. Online [Available] : http://www.europarl.europa.eu/committees/fr/peti/working-documents.html?action=1
183
toxiques, ils ont aussi pris position sur le marché des déchets avec des entreprises prête-noms insoupçonnables en apparence.470
De nombreuses entreprises du nord de l’Italie auraient cédé leurs déchets
industriels dangereux aux mafieux, et « les intermédiaires entre les industriels et
les mafieux seraient des personnes insoupçonnables insérées dans des
coopératives ou infiltrées dans des institutions, capables d’influencer
d’importantes décisions politico-administratives, y compris au niveau du
gouvernement central, afin de détourner les financements publics vers les
entreprises du clan »471. Le rôle de la Camorra se situe donc, comme tout réseau
mafieux, – et c’est ce qui corrompt, comme nous l’avons vu dans le point
précédent, le régime démocratique – à la jonction des activités légales et
illégales. La Camorra possède des terres et des entreprises de traitement de
déchets (versant légal) et influence les décisions publiques en faveur de ses
intérêts privés (versant illégal). Cette situation permet à la Camorra de se
positionner efficacement, voire d’obtenir le monopole, dans le domaine du
traitement des déchets de la région napolitaine. Sa présence empêche tout autre
forme de la gestion de la matière détritique puisqu’elle paralyse toute initiative
alternative. S’il est indéniable que l’implication de la mafia a favorisé l’ampleur de
la crise des ordures à Naples, pouvons-nous affirmer pour autant que c’est la
présence de la mafia en Italie du Sud et, plus précisément, de la Camorra en
Campanie depuis de nombreuses années, qui est à l’origine des problèmes de
corruption ? Pouvons-nous affirmer que c’est uniquement la persistance du
problème méridional qui a mené à cette crise ?472 Avons-nous affaire à une
« anomalie italienne »473, qui ferait de l’Italie, du fait du fort ancrage des réseaux
mafieux, un pays enclin à la corruption ? Nous voulons montrer qu’il existe, au-
delà de la présence de la mafia, une autre forme de corruption démocratique en
jeu dans la crise napolitaine qui contrarie le principe de l’intérêt général. Plus
470 Lucia Giuliani, « Urgence déchets à Naples », op.cit., p. 112.
471 Ibid.
472 Antonio Gramsci, « Quelques thèmes de la question méridionale », Ecrits politiques, tome III, Paris, Gallimard, 1974, p. 329-356.
473 L’Italie Contemporaine De 1945 A Nos Jours, Chapitre VI, « Clientélisme et Corruption », sous la direction de Marc Lazar, Fayard, 2009, p. 93-104.
184
structurelle que la corruption mafieuse, l’incapacité des institutions démocraties
libérales à être elles-mêmes démocratiques lorsqu’elles traitent les questions
environnementales nous semble être une forme de corruption démocratique: non
pas parce que ces institutions seraient systématiquement enrayées par des
pratiques clientélistes ou de corruption marchande – nous parlerions alors de
corruption institutionnalisée474 – , non pas parce que la démocratie dans son
essence serait plus sujette que d’autres régimes politiques à la corruption475,
mais parce que les institutions chargées de répondre à l’enjeu environnemental
contemporain n’auraient pas effectuées leur « tournant démocratique ». Nous
voulons montrer, à présent, que la crise napolitaine illustre la difficulté pour toute
démocratie libérale à faire face aux questions environnementales tout en restant
dans la logique de l’intérêt général. Pour envisager cet aspect, il est intéressant
d’analyser la réponse du gouvernement italien au malaise napolitain parce qu’il
nous semble être un aspect particulièrement représentatif de cette crise et
montre, parallèlement, le rapport problématique plus général entre les institutions
démocratiques et la gestion des questions environnementales. Ce rapport peut
altérer le bon fonctionnement d’une démocratie, et qu’il constitue, en ce sens,
une forme de corruption démocratique.
474 Pour une définition de la corruption institutionnalisée voir l’article de Jean-Philippe Médard, « Les paradoxes de la corruption institutionnalisée », où Il distingue notamment la corruption institutionnalisée et la corruption d’Etat. La « corruption institutionnalisée » serait une subversion des normes étatiques par ses agents qui aboutirait à en transformer les mécanismes et à l’institutionnaliser en fonction d’une logique inversée par la corruption, alors que la « corruption d’Etat » désignerait l’utilisation par les agents de l’Etat des mécanismes formels de l’Etat pour institutionnaliser et consolider la corruption.
475 Platon, La République, livre VIII, [543a – 568c], in Œuvres Complètes, Flammarion, Paris 2008, p. 1714 – 1737.
185
B. La gestion technocratique de la crise des ordures dans la région
napolitaine
a. La gestion de la crise par le gouvernement italien ou l’échecs
des commissariats extraordinaires
Face à cette crise des ordures, le gouvernement italien déclare en 1994
l’état d’urgence et nomme le premier commissaire du gouvernement investi de
pouvoirs extraordinaires. Le décret instituant l’état d’urgence reconnaît dans le
préfet de Naples l’organe du gouvernement apte à se substituer pour tout
l’ensemble du territoire à toutes les administrations locales concernées par le
traitement des déchets à des degrés divers. De 1994 à 2009, 11 commissariats
extraordinaires 476 se sont succédés. Ces derniers ont tous mis en place des
plans pour remédier à la crise mais, comme le montre la crise encore plus aigüe
de 2008, ils ont tous échoué à régler le problème de manière définitive. Pour
illustrer cet échec, nous nous proposons d’étudier la stratégie du Commissaire
extraordinaire nommé en 2008477. Ce dernier, qui a eu pour mission de collecter
et éliminer un million de tonnes de déchets, a voulu relever le défi en établissant
un plan en trois points : réouverture de trois décharges et de quatre sites de
stockage, remise en service des installations de « combustibles dérivés de
déchets »478 (paralysées par leur engorgement), mise en place d’un système de
tri des ordures. Mais, ce plan a été un véritable échec. D’une part, il a rencontré
une vive protestation des populations locales479, et d’autre part, il s’est avéré
476 Umberto Improta (11 février 1994 - mars 1996), Antonio Rastrelli (mars 1996 - 18 janvier 1999), Andrea Losco (18 janvier 1999 - 10 mai 2000), Antonio Bassolino (10 mai 2000 - février 2004), Corrado Catenacci (27 février 2004 - 9 octobre 2006); Guido Bertolaso (10 octobre 2006 - 6 juillet 2007), Alessandro Pansa (7 juillet 2007 - 1er janvier 2008), Umberto Cimmino, (1er janvier 2008 - 10 janvier 2008), Goffredo Sottile, (11 janvier 2008 - 17 décembre 2009), Gianni De Gennaro, (11 janvier 2008 - 26 mai 2008), Guido Bertolaso, (21 mai 2008 - fin de l'urgence, 17 décembre 2009).
477 Giovanni de Gennaro
478 Ces installations transforment les ordures ménagères en déchets prêts à être incinérés.
479 Protestations contre la réouverture des décharges (pas aux normes) et contre la technique du stockage.
186
techniquement irréalisable480. Vingt jours avant la fin de son mandat le
commissaire était revenu à son point de départ et, « les mois suivants, dans un
maelström de protestations et de polémiques, on a cherché continuellement des
fosses où enfouir les ordures, pendant que 25000 tonnes de déchets restaient à
ramasser dans les rues »)481.
Cette crise des ordures qui finalement devient, entre 1994 et 2009, une « crise
chronique des commissariats extraordinaires », nous pousse à nous demander
pourquoi le gouvernement italien rencontre une telle difficulté à résoudre la
question de la gestion et du traitement des déchets en Campanie. Est-ce la
présence de la mafia qui court-circuite la mise en place des plans
gouvernementaux ? Ou bien est-ce la mise en place des commissariats
extraordinaires qui, en devant agir dans l’urgence et avec efficacité, favorise
l’implication de la Camorra et, de fait, un phénomène de corruption démocratique
? En effet, il est vrai que les commissariats extraordinaires ont fait l’objet de
plusieurs investigations judiciaires notamment pour escroquerie aggravée et
réitérée aux dépens de l'État et de fraude sur les fournitures publiques, ainsi que
de faux et d'abus de fonctions482. Par conséquent, on peut se demander si la
mise en place du régime du commissariat extraordinaire n’a pas renforcé la
présence de la mafia dans les diverses phases du cycle de la gestion des
déchets, parce qu’il fallait trouver in extremis une réponse peu coûteuse, efficace
et rapide. Si la promiscuité de certains commissaires avec le réseau mafieux est
clairement une forme de corruption démocratique, nous voudrions à présent
souligner l’existence d’une autre forme de corruption démocratique, certes moins
probante, mais qui nous paraît tout aussi importante à définir puis à analyser.
La mise en place des commissariats extraordinaires comme solution à la crise
des ordures semble illustrer la difficulté pour les démocraties libérales à répondre
démocratiquement à l’enjeu écologique contemporain. Nous voudrions montrer,
480 Les décharges qu’il voulait rouvrir risquaient de s’ébouler, et il était difficile d’évacuer les « éco-balles » non conformes des installations pour remettre ses dernières en service.
481 Lucia Giuliani, « Urgence déchets à Naples », op.cit., p. 115.
482 Ilaria Casillo, “Immonde”, EspacesTemps.net, 2008, [Online]. Available: http://www.espacestemps.net/document4523.html
187
dans un premier temps, que la solution gouvernementale à la crise napolitaine
n’est pas démocratique et, dans un second temps, faire remarquer que si elle
n’est pas traitée démocratiquement c’est parce qu’elle n’est pas envisagée
comme un problème environnemental mais plutôt comme un problème de
sécurité collective. Si l’instauration du régime des commissariats extraordinaires
semble moins concerner la problématique de la corruption démocratique que la
valse des commissaires corrompus, nous souhaitons, au contraire, démontrer
que la gestion technocratique par l’Etat des questions écologiques relève d’une
forme de corruption démocratique.
b. La mise en place des commissariats extraordinaires :
technocratie abusive et corruption démocratique
Le régime du commissariat investi de pouvoirs extraordinaires en vertu de
l’état d’urgence déclaré en Campanie semble se situer dans la tradition d’une
gestion technocratique des problèmes de sécurité collective qui concernent,
notamment les problèmes sanitaires d’hygiène et, de surcroît, ceux de la gestion
des déchets.
La technocratie – qu’il faut entendre par « pouvoir des gens de métier », sans
connotation péjorative a priori – est une réalité inévitable dans toute société
complexe et inhérente au fonctionnement des démocraties modernes où les
pouvoirs, séparés, permettent non seulement de lutter contre la perversion
inhérente à leur mélange mais reflète également les différentes natures de
questions politiques qui se posent à une collectivité : questions administratives,
juridiques ou législatives. Cette organisation concrète des pouvoirs peut
cependant limiter l’expression de la souveraineté. C’est ce que la machine
technocratique, par son fonctionnement, tend parfois à faire. Si la technocratie
n’est pas problématique en elle-même483, puisque l’administration est censée
décharger le peuple de la gestion des questions considérées comme relevant
483 C’est-à-dire que le problème qu’elle pose n’est pas celui de son existence ou de sa légitimité de principe (sauf pour les théories extrêmes de la démocratie directe totale ou au contraire l’ultra-libéralisme).
188
d’un savoir-faire particulier et qu’elle consiste en une simple responsabilité
administrative et technique, elle pose problème lorsqu’elle étend sa sphère
d’influence à des domaines qui ne la concernent pas. Ce qui est problématique,
c’est donc sa « perversion – ou pour reprendre un terme classique de la
philosophie politique, sa corruption »484.
Nicolas de Longeaux distingue trois formes de technocratie qui correspondent à
plusieurs types de traitement technocratique des problèmes collectifs : une
technocratie « faible », une technocratie « intermédiaire », et une technocratie
« vraie ». La première correspond à une « simple responsabilité administrative
spécialisée et technicisée », elle est l’héritière de fonctions perçues depuis
toujours comme relevant des responsabilités des pouvoirs publics, et qui ne sont
pas traditionnellement pensées comme politiques. La seconde correspond à une
dérive du pouvoir des administrations qui chargées de gérer des questions de
plus en plus complexes finissent par prendre d’elles-mêmes des décisions
impliquant des choix de valeurs importants. La troisième définit le régime qui
confierait sciemment à la même structure de pouvoir la définition des buts de son
action et la mise en œuvre pratique de celle-ci.
Il est délicat, comme il le souligne, de définir un critère qui nous permettrait
d’établir à quel moment précis la technocratie devient « abusive » et corrompt
alors la démocratie :
Il n’existe pas de critère absolu distinguant l’usage politiquement acceptable de la technocratie, de son usage abusif (…) le véritable abus de la technocratie n’est pas à chercher dans le refus frontal d’entendre une revendication de la société, mais dans l’occupation par des structures existantes du pouvoir d’un sorte de ‘no man’s land’, celui des problèmes fortement ou profondément ressentis dans la société à des niveaux individuels mais qui n’arrive pas à trouver une expression collective cohérente485.
Nous pouvons néanmoins considérer qu’elle le devient lorsque les
administrations (chargées de gérer des questions de plus en plus complexes)
s’autonomisent par rapport au pouvoir législatif, « du fait de leur spécialisation et
484 Nicolas De Longeaux, La norme et la nature, op.cit., p. 27
485 Ibid., p.44.
189
de leur technicisation, et finissent par prendre d’elles-mêmes des décisions
impliquant des choix de valeurs importants et non nécessairement consensuels
»)486. A ce moment-là, la technocratie devient abusive et met en péril l’idéal
démocratique puisqu’elle étend son domaine et sa prise de décision à des
questions qui ne relèvent pas de sa compétence et confisque de ce fait la
souveraineté. Par ailleurs, il convient de préciser que le développement de la
technocratie (et l’apparition de la technocratie abusive) n’est pas lié au caractère
démocratique des institutions – ce qui laisserait supposer que les institutions
démocratiques sont corruptibles par essence – mais à la complexification des
problèmes collectifs qui se présentes à elles et qu’elles échouent à traiter
démocratiquement.
D’après Nicolas de Longeaux, il revient aux questions écologiques de mettre
clairement en évidence cette technocratie excessive, cette dernière devenant
abusive lorsqu’elle s’attache à gérer les problèmes environnementaux. Les
questions écologiques nous montrent le caractère problématique d’une
séparation entre choix de valeur et choix technique. Elles mettent en exergue
que les solutions technocratiques, en effectuant cette séparation, occultent
justement le fait que les choix techniques impliquent des valeurs et vice-versa.
La gestion administrative ne se limite alors plus à son domaine de compétence
et prend des décisions concernant des valeurs, choses sur lesquelles elle n’est
pas censée intervenir. Pourquoi la technocratie tend à devenir abusive
précisément lorsqu’elle traite des questions environnementales ? Deux raisons
principales peuvent être évoquées. En premier lieu, les questions
environnementales ont longtemps peiné à être identifiées comme telles. Elles ont
longtemps été considérées comme des questions de sécurité collective. Les
questions relatives aux règles d’hygiène collective, à l’organisation du ramassage
des ordures ou encore à l’assainissement des villes n’étaient pas
traditionnellement perçues comme devant être objet de controverse. Leur
ancienne gestion technocratique487 a donc pu faire oublier facilement leur
486 Ibid., p.27-28
487 “L’ancienneté de la gestion administrative et technocratique de ces tâches (alors que d’autres solutions sont a priori possibles) est attestée par les multiples arrêtés et réglementations visant à limiter les effets de la pollution, qu’on trouve dans les archives médiévales des villes. Il est significatif de constater que dès cette époque, les questions de pollution sont traitées de façon
190
« essence politique »488. Cette persistance de la représentation des questions
environnementales comme étant des questions de sécurité collective a contribué
à l’extension des domaines d’intervention de la technocratie. De plus, et c’est la
seconde raison, lorsque les questions environnementales ont commencé à être
identifiées comme telles, ce sont les structures administratives existantes (celles
de la gestion des questions de sécurité collective) qui ont été réutilisées pour
prendre en charge ces questions nouvelles, ce qui a conduit à l’extension de
leurs responsabilités et de leurs pouvoirs. C’est ce que Lascoumes nomme le
« recyclage des structures administratives »489. Or, l’utilisation d’anciennes
structures pose un certain nombre de problèmes, notamment celui de la
concentration de plusieurs pouvoirs contradictoires. En effet, si nous prenons
l’exemple français des ingénieurs du Corps des Mines490, on se rend compte qu’à
cette structure administrative sont donnés (depuis l’émergence des questions
dites écologiques) deux rôles contradictoires : celui d’édicter les normes
environnementales des installations industrielles dangereuses et de surveiller
l’application réelle de ces normes et celui – qui correspond à sa mission d’origine
– de promouvoir la promotion industrielle et la gestion des industries d’Etat (au
premier rang desquelles figurent aujourd’hui les installations nucléaires). Le
recyclage administratif des services du Ministère de l’Industrie vers des tâches
de surveillance de l’environnement pose donc le problème de la contradiction
interne de ses missions. Cette extension du traitement technocratique aux
questions identifiées aujourd’hui comme environnementales et sa persistance
nous paraissent donc être une forme de corruption démocratique puisqu’elle
court-circuite l’ouverture de ces questions à l’expression la plus large possible et
confisque la souveraineté.
autoritaire et centralisée, par le pouvoir ou par les juges (…) et non par une organisation spontanée ou démocratique des intéressés, tout à la fois cause et victime des nuisances”, ibid., p.39.
488 Ibid.
489 Lascoumes, Pierre. L’eco-pouvoir. Environnements et politiques, La Découverte, 1994 cité par Nicolas De Longeaux, La norme et la nature, op.cit., p. 45.
490 C’est un exemple que prend Pierre Lascoumes dans son ouvrage, L’eco-pouvoir, Environnements et politiques, La Découverte, 1994.
191
Considérée comme une question de sécurité collective, la gestion des déchets
revêt les caractéristiques d’une gestion policière (au sens large du terme) c’est-
à-dire qui protège les individus contre les torts qu’ils se font à eux-mêmes ainsi
que contre un ensemble de risques naturels ou techniques491. La gestion de
crise des ordures à Naples s’insère dans cette tradition de gestion technocratique
que nous considérons ici comme abusive parce qu’elle n’envisage pas la
situation comme un problème environnemental – avec l’aspect de revendication
d’extension et d’approfondissement de participation démocratique qu’implique ce
problème – et persiste dans le traitement technocratique en instaurant des
commissariats extraordinaires et en confisquant la souveraineté du peuple
italien. Ceci expliquerait la non-consultation du public dans les prises de
décisions et la dimension plus autoritaire que prend la crise en 2008 suite au
décret-loi promulgué sous le gouvernement Berlusconi : la déclaration du statut
des décharges comme étant zones d’intérêt stratégique national du ressort de
l’armée492. Tous ces éléments nous permettent de montrer comment la gestion
de la crise par les autorités gouvernementales semble corrompre – tout autant
que l’implication de la Camorra dans le traitement des ordures – le régime
démocratique italien.
L’analyse du cas napolitain permet de mettre en avant l’existence de
mécanismes technocratiques à l’oeuvre dans la gestion des déchets qui
engendrent une forme de corruption démocratique. Certes, certaines pratiques
actuelles mettent en place des pratiques de concertation – comme les CLIS493,
491 « L’Etat a aussi eu comme rôle principal, voire unique, d’assurer la sécurité collective : sécurité vis-à-vis de la délinquance, de l’agresseur extérieur, mais également vis-à-vis des risques naturels et sanitaires (comme les règles d’hygiène collective, l’organisation du ramassage des ordures, de l’assainissement des villes etc.) », Nicolas De Longeaux, La norme et la nature, op.cit., p. 39.
492 Voir décret-loi n. 90 du 28 mai 2008 : liste de 10 sites où réaliser des décharges (à cette fin déclarées zones d’intérêt stratégique national du ressort de l’armée), dérogation aux normes en vigueur (notamment européennes) et autorisation des déchets dangereux dans les nouvelles décharges.
493 Commissions Locales d’Informations et de Surveillance. Ces commissions sont instituées en France : pour tout bassin industriel comportant une ou plusieurs installations Seveso afin de favoriser l'échange et l'information des populations sur la prévention des accidents industriels, ainsi que sur tout site d'élimination ou de stockage des déchets, à l'initiative, soit du préfet, soit du conseil municipal de la commune d'implantation ou d'une commune limitrophe.
192
les controverses publiques ou les jurys citoyens – pour remédier, par exemple,
aux processus technocratiques d’implantation d’équipements collectifs de
traitement des déchets. Ces démarches révèlent une volonté de considérer les
déchets, leur gestion et leur traitement comme une question sociale et politique,
mais ils restent marginaux. Dans la mesure où la dimension sociale et politique
de la gestion des déchets n’est pas suffisamment reconnue, l’intégration des
problèmes de gestion et du traitement des déchets dans la sphère collective
reste, de fait, encore trop faible. De plus, la gestion des déchets étant devenue
une industrie florissante à la tête desquelles se trouvent de grandes
multinationales, il n’est pas rare de voir que ces entreprises privées de secteur
public optent pour une maximisation de leur profit oubliant le caractère public de
leurs activités. Il semble, par conséquent, nécessaire que la dimension politique
du problème de la gestion des ordures soit bien mise en exergue afin qu’elle ne
soit pas phagocytée par la dimension technico-économique comme cela est le
cas dans l’actuel modèle gestionnaire où l’industrie a le monopole du traitement
des déchets.
4.2. Pour une intégration de la gestion des déchets dans le monde
commun
Afin que la gestion des déchets ne soit pas, d’une part, réduite à un enjeu
technico-économique et administratif et, d’autre part, pour que soit prise en
compte sa dimension sociale et politique, nous voulons montrer que la question
de la gestion des déchets doit être intégrée dans le monde commun. Par
« monde commun », nous entendons ici le terme tel qu’il est employé et défini
par Hannah Arendt. La philosophe définit le privé et le public comme deux
dimensions fondamentales de l’être au monde. En prenant appui sur la distinction
opérée par les Anciens entre le privé et le public, elle distingue la sphère
domestique (lieu de la nécessité de l’entretien de la vie et de sa reproduction) et
la sphère politique (lieu de l’arrachement à cette nécessité par l’exercice de la
liberté d’agir et de parler pour transformer le monde). Le « monde commun »
appartient à la sphère politique et désigne le monde lui-même, « en ce qu’il nous
est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons
193
individuellement. Cependant, ce monde n’est pas identique à la Terre ou à la
nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de
la vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d’homme,
ainsi qu’aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par
l’homme »494. Le monde commun, tel qu’il est défini par Arendt, n’est donc pas
le fait brut de l’univers partagé par les hommes qui se trouvent y vivre au même
moment, au contraire, il concerne la construction d’intelligibilité de l’ici et
maintenant en référence au passé et au futur de l’humanité.
Ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous495.
Pour Arendt, l’édification du monde commun passe par les œuvres496 mais aussi
par la mise en commun de la parole et l’action.
Partout où les hommes se rassemblent, il est là en puissance, mais seulement en puissance, non pas nécessairement ni pour toujours. Si les civilisations naissent et meurent, si de puissants empires et de grandes cultures déclinent et sombrent sans catastrophes extérieures […] c’est en raison de cette particularité du domaine public qui, reposant finalement sur l’action et la parole, ne perd jamais complètement son caractère potentiel497.
Cet aspect est un point central du concept de monde commun. Le monde
commun n’est toujours qu’un potentiel à réaliser. Il n’est jamais déjà là. C’est par
la parole et l’action communes que les êtres humains établissent un espace en
commun. Ainsi, pour sortir de son état purement potentiel, l’espace politique
nécessite que des hommes décident de porter une parole publique et d’agir
494 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne. Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 92.
495 Ibid., p. 95.
496 Arendt désigne par œuvre l’une des trois modalités de la vita activa, avec le travail et l’action. Par l’œuvre, l’homme crée des objets (œuvres d’art, œuvres de culture) qui n’ont pas vocation à être engloutis dans le processus de consommation qui caractérise les produits du travail. Autrement dit, ce qui naît dans l’œuvre, c’est ce qu’il y a de moins utile au sens économique du terme, et en même temps de plus pérenne. La qualité essentielle de cette production est de permettre à l’homme d’habiter le monde et d’établir une continuité entre les générations.
497 Ibid., p.259
194
ensemble. Aussitôt que cesse cette mise en commun de la parole et de l’action,
c’est-à-dire lorsque disparaît l’espace public, le monde commun s’efface, et il ne
subsiste alors que des objets (les produits de l’œuvre). C’est donc parce que les
hommes mettent leurs opinions à l’épreuve de la discussion, mettent en commun
des idées dans un espace public de communication et agissent collectivement
que le monde commun se construit.
Soutenir que la gestion des déchets doit réintégrer le monde commun consiste
alors à avancer que la gestion des déchets est une question qui relève de la
sphère politique. Dans la mesure où elle impacte les citoyens et où les politiques
publiques de gestion de la matière détritique s’appuient sur les citoyens pour se
mettre en place, la gestion des déchets devrait pouvoir être discutée
publiquement et collectivement. Dans cette perspective, la mainmise de
l’industrie sur la gestion des déchets doit être remise en question afin que puisse
être envisagée l’intégration la question de la gestion des déchets dans le monde
commun.
A. La mainmise problématique de l’industrie sur la gestion des déchets
Nous avons vu, dans la première partie de ce travail, que l’actuel modèle
gestionnaire des déchets a mis en place une internalisation industrielle. Or,
l’internalisation telle qu’elle est effectuée par l’industrie des déchets pose
problème. Bien que le modèle gestionnaire s’appuie sur la société pour
internaliser les déchets dans le processus industriel, il oublie de faire entrer la
gestion des déchets dans le champ politique. Dans l’actuelle gestion des
déchets, mis en place par les sociétés industrielles, c’est l’industrie des déchets
qui décrète, en amont, ce qui est utile (recyclable) et ce qui ne l’est pas. C’est
elle qui décrète ce qui est déchet et ce qui ne l’est pas. Le tri des déchets
« dépend de facteurs qui n’ont rien à voir avec l’usage, mais avec les capacités
techniques du moment et la rentabilité économique »498. Par conséquent, les
critères qui définissent les modalités de la gestion des déchets, comme la
498 Bérengère Hurand, « Déchets ménagers : question d’intégration », op.cit., p. 7.
195
définition de ce qui est déchet, échappent aux consommateurs et aux citoyens,
alors même que ces derniers sont impliqués dans la valorisation industrielle des
déchets (recyclage) et qu’ils sont impactés par les problèmes écologiques liés à
la gestion de la matière détritique. Confier à l’industrie la gestion des déchets,
c’est lui déléguer également leur définition. Si les habitants des sociétés
industrielles paient une taxe pour le prélèvement des ordures ménagères499 et
sortent régulièrement leurs poubelles afin qu’elles soient collectées, ils ont
cependant entièrement délégué la gestion à l’industrie, phénomène qui a
largement contribué à instaurer une distance entre les consommateurs et leurs
déchets. La poubelle accueille leurs détritus sans qu’ils aient à se soucier de leur
sort. La mise en place de ce système industriel de gestion fait qu’aujourd’hui les
citoyens ne sont plus capables de réparer, réutiliser, donner, composter. La
gestion des déchets, désormais circonscrite au domaine industriel, creuse une
distance entre les citoyens et ce qu’ils jettent. L’usager reste « indifférent à leur
sort, dont les ressorts lui restent étrangers ou abstraits : car en même temps qu’il
confie à l’industrie la gestion des déchets, il lui délègue leur définition »500. Italo
Calvino, dans son récit La poubelle agréée, illustre bien cette idée selon laquelle
la gestion des déchets n’est pas intégrée dans le monde commun et qu’elle
échappe aux citoyens, tant est si bien que ces derniers peuvent se demander
avec qui un tel contrat (celui de sortir sa poubelle) a été établi :
Si bien que moi, quand je vide la petite poubelle dans la grande et que je transporte celle-ci en la soulevant par les deux poignées à l’extérieur, devant notre porte d’entrée, tout en agissant encore comme l’humble rouage du mécanisme ménager, je me constitue en tant que premier engrenage d’une chaîne d’opérations décisives pour la cohabitation collective (…) le fait de sortir la poubelle doit donc être interprété contemporainement (car c’est ainsi que je le vis) sous l’aspect d’un contrat mais (…) un contrat avec qui ?501
499 En France, la Taxe d'Enlèvement des Ordures Ménagères (TEOM) est un impôt local, assis sur le foncier bâti. Elle est perçue avec la taxe foncière et son montant varie en fonction de la valeur du logement ou du local (pour les professionnels). Cette taxe n’est pas liée à la quantité de déchets produite par le ménage ou le professionnel.
500 Bérengère Hurand, « Déchets ménagers : question d’intégration », op.cit., p. 7.
501 Italo Calvino, La Route De San Giovanni, Paris, Seuil, 1991, p. 118-119.
196
La situation de monopole de ce système technique efficace qu’est la gestion
industrielle des déchets semble avoir dépossédé les usagers de leur
responsabilité, comme l’indique cette étude réalisée pour le compte de l’ADEME :
Les attentes croissantes portées à la prévention des déchets par leur réduction à la source sont présentées chez les interviewés sur les deux terrains. Mais cette sensibilisation est largement contrebalancée par un sentiment d’impuissance, voire d’absence de responsabilité dans la production de certains déchets. On observe une relative déconnexion entre acte d’achat et sensibilisation au tri des déchets. Même lorsqu’elles sont sensibles à ces questions, les personnes se sentent au moins partiellement déresponsabilisées, d’abord parce qu’elles développent le sentiment de ne pas avoir le choix, ensuite parce que, pour certains, cette absence de marge de manœuvre est compensée par des pratiques de tri 502.
Si cette mise à distance de la matière détritique par l’industrie des déchets a
largement contribué à décharger les citoyens de la gestion de leurs déchets : les
usagers ne savent plus réparer, réutiliser, donner, composter. Ce transfert de
charge a finalement rendu les usagers dépendants des méthodes industrielles
de traitement. Or, Ivan Illich a bien montré qu’un système technique
monopolistique, même (et surtout) s’il est efficace, empêche le développement
d’autres pratiques alternatives et entraîne une dépendance sociale aux services
qu’il rend : il structure la société en fonction de ses propres exigences. Illich
montre comment les outils sur-efficients503 viennent altérer « le rapport entre ce
que les gens ont besoin de faire eux-mêmes et ce qu’ils tirent de l’industrie »504.
Le développement de la technique peut alors structurer l’environnement au point
que les individus n’ont plus d’autres moyens de satisfaire un besoin, les rendant
ainsi dépendant de l’outil. Illich parle à ce sujet de « monopole radical » et le
définit comme un procès de production industriel qui exerce un contrôle exclusif
sur un besoin pressant, en excluant tout recours, dans ce but, à des activités non
502 Gestion des déchets et tri sélectif en habitat collectif HLM, étude réalisée pour le compte de l’ADEME sous la responsabilité scientifique du CETU ETIcS de l’Université François Rabelais de Tours, 2012, synthèse des résultats, p. 9. [En ligne] URL : http://etics.univ- tours.fr/nos-projets/detritus-dechets-tri-et-usages-sociaux-209860.kjsp
503 Par sur-efficience, il faut entendre que dans les sociétés industrielles, « la prise de l’homme sur l’outil s’est transformée en prise de l’outil sur l’homme » (Illich 1973 :79). Il existe, un seuil au-delà duquel l’utilisation des outils crée davantage de problèmes qu’elle ne permet d’en régler, comme lorsque les outils sur-efficients conduisent à « détruire l’équilibre entre l’homme et la nature et détruire l’environnement », Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 79.
504 Ibid.
197
industrielles. Pour illustrer son propos, il prend l’exemple de la question du
déplacement au sein d’une ville et montre que la voiture peut modeler l’espace
urbain lorsque l’emplacement des lieux de travail et des commerces suppose
l’usage de la voiture, comme à Los Angeles où le développement de l’usage de
la voiture a clairement fait diminuer les déplacements à pied ou en vélo : « les
voitures peuvent façonner une ville, éliminant pratiquement les déplacements à
pied ou à bicyclette, comme à Los Angeles »505. En ce sens, l’automobile
restreint « le droit à la marche ». Il y a une forme de monopole parce que l’outil
technique, la voiture, « évince le pouvoir-faire de l’individu »506. L’empêchant de
choisir son mode de transport pour satisfaire ses besoins et ses obligations (se
nourrir, travailler etc.) l’automobile engendre une perte de maitrise de son
environnement. De surcroît, l’individu perd en autonomie : « que les gens soient
obligés de se faire transporter et deviennent impuissants à circuler sans moteur,
voilà le monopole radical »507. De même, la mainmise de l’industrie sur les
déchets structure leur gestion, du début à la fin du cycle, empêchant les usagers
d’envisager des pratiques de mise au rebut alternatives. Les usagers,
simples « bras trieurs », ne sont donc pas en mesure de décider ce qui est déchet
ou ce qui ne l’est pas, alors même qu’ils sont sollicités par l’industrie et les
politiques publiques pour tirer leurs déchets et que les dispositifs de traitement
des déchets viennent modifier leur quotidien et leur milieu de vie. Lorsque les
usines de gestion de déchets s’implantent à côté des habitations, les installations
viennent affecter le milieu de vie des populations ; pour autant, les populations
ne participent pas aux prises de décision concernant ces installations. C’est dans
cette perspective qu’il faut comprendre que la lutte pour l’environnement, que
mènent les opposants aux différents projets d’implantation d’usines de traitement
des déchets (à propos desquels ils n’ont pas été consultés), est une lutte pour le
« monde vécu », telle que le définit André Gorz :
La « nature » dont le mouvement exige la protection n’est pas la Nature des naturalistes ni celle de l’écologie scientifique : c’est fondamentalement
505 Ibid., p.81.
506 Ibid., p.82.
507 Ibid.
198
le milieu qui paraît « naturel » parce que ses structures et son fonctionnement sont accessibles à une compréhension intuitive, parce qu’il correspond au besoin d’épanouissement des facultés sensorielles et motrices ; parce que sa conformation familière permet aux individus de s’y orienter, d’interagir, de communiquer « spontanément » en vertu d’aptitudes qui n’ont jamais eu à être enseignées formellement. La « défense de la nature » soit donc être comprise originairement comme défense d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que (…) les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes.508
Les individus se trouvent désappropriés de leur milieu de vie lorsqu’ils n’ont plus
la capacité d’avoir sur ce dernier une certaine maitrise qui rend leur monde
commun accessible509. Plus une société est complexe, comme le sont les
sociétés contemporaines industrialisées, moins les individus sont en capacité de
maitriser leur « monde vécu ». Il s’agit de dénoncer un fonctionnement qui repose
sur une logique de l’hétéronomie où les populations n’ont qu’une maitrise partielle
de l’environnement510 dans lequel ils évoluent pourtant.
Cette perte d’autonomie est accentuée par la professionnalisation croissante des
activités dans la société industrielle, fondée sur la division du travail, qui empêche
le citoyen de les exercer, de développer des capacités dans ces différents
domaines et d’être en mesure de faire prendre des décisions sur des questions
spécifiques qui le concernent pourtant, comme c’est le cas dans le domaine de
la gestion des déchets où se sont les techniciens qui sont chargés d’en résoudre
les problèmes. Une part importante des décisions est alors déléguée aux experts
508 André Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, 2008, p. 48.
509 Gorz souligne que c’est à partir de leur « culture du quotidien » et de la défense de leur « monde vécu » que sont nés les manifestations écologiques : « Les premières manifestations du mouvement écologique en Europe et en Amérique du Nord étaient dirigées contre des méga-technologies en faveur desquelles les industries privées ou les administrations publiques dépossédaient les citoyens de leur milieu de vie. Ce milieu était bouleversé, technicisé, bétonné, colonisé pour correspondre aux exigences de la mégamachine industrielle. Celle-ci aliénait aux habitants le peu qu’il leur restait de milieu « naturel », les agressait par des nuisances », André Gorz, Ecologica, op.cit., p. 48-49.
510 Pour Illich, la volonté d’être acteur de la prise de décision, individuellement et collectivement, cette aptitude à prendre son destin en main semble anesthésiée dans la société industrielle. Pour acquérir de l’autonomie, l’individu soit se réapproprier, individuellement et collectivement, par notamment sa créativité, sa capacité d’inventer, sa propre vie qui est atrophiée dans les sociétés industrielles : «la capacité innée que l’homme a de poser des actes indépendants est paralysée depuis si longtemps qu’elle semble s’être atrophiée », Ivan Illich, La Convivialité, op.cit., p. 85.
199
dont le rôle devient déterminant511. Dans ce contexte, le citoyen se pense de
moins en moins capable de définir seul ses propres besoins et, il perd peu à peu
la maîtrise des différents outils nécessaires à la conduite de sa vie quotidienne.
Un tel phénomène peut expliquer, en partie, le fait que l’usager se sente
indifférent au sort de ses déchets, alors même qu’il est, paradoxalement,
impliqué dans la gestion industrielle des déchets dont les dégradations
environnementales peuvent, par ailleurs, l’affecter.
Le fait que l’industrie se soit emparée de la question de la gestion des déchets a
non seulement empêché son intégration dans la sphère politique (en réduisant
les problèmes posés par la gestion des déchets à des enjeux strictement
techniques et économiques), mais les citoyens et consommateurs se sont vus
confisqués le pouvoir de décider par eux-mêmes ce qui est déchet et ce qui ne
l’est pas, entrainant, par effet rebond, un désintérêt pour la question et une forme
déresponsabilisation. C’est la raison pour laquelle une vraie politique des déchets
devrait s’affranchir des aspects purement technico-économiques du problème et
s’émanciper des critères de rentabilité et d’efficacité, fixées par l’industrie des
déchets, afin de penser la définition du « déchet » à l’aide d’autres définitions que
celles que fournit l’industrie. Intégrer la gestion des déchets dans le monde
commun c’est, d’ores et déjà, considérer qu’il revient aux usagers de décider
ensemble quand l’objet devient déchet et de soumettre à la discussion
démocratique les modalités de traitement des déchets. Plutôt que faire en sorte
qu’ils se comportent en simples relais dans la chaîne de
production/consommation, il faudrait que les usagers, pour reconquérir leur
« pour-faire », puisse avoir les moyens de retenir les objets dans la sphère de
l’usage, avant de les transmettre à l’industrie qui en fera des matériaux. Afin
d’être en mesure d’acquérir plus d’autonomie dans ce domaine, les usagers
devraient donc être en mesure se réapproprier ce qui a été atrophié par la gestion
511 « Dans les sociétés industrielles, le savoir est capté par quelques experts qui détiennent chacun une parcelle de l’interprétation de ce monde complexe. Le citoyen pense ainsi ne disposer que d’un savoir subalterne, le savoir supérieur étant détenu par l’expert, qui seul est apte à la prise de décision », Eva Sas, Philosophie de l'écologie politique, op.cit., p. 46.
200
industrielle512. Une telle approche nécessite la mise en œuvre concrète de
moyens permettant la réappropriation de la gestion des déchets ce qui requiert,
et permettra simultanément, un changement de comportement des usagers à
l’égard de leurs déchets, car ne l’oublions pas, « cela fait quarante ans que nous
ne savons plus réparer, réutiliser, donner, composter (…) ce qui amoindrit la
valeur [des déchets] et fait dépendre notre confort, non plus de notre prudence,
de notre habileté ou de notre savoir-faire, mais d’une industrie toujours d’accord
pour remplacer ce que notre grande poubelle accueille généreusement »513.
B. Les tentatives de réappropriation collective de la gestion des
déchets par les usagers
Permettre la mise en place de traitements alternatifs au traitement industriel
consiste alors à offrir la possibilité de développer un savoir-faire (différent du
savoir technique de l’expert) concernant la gestion des déchets. Ces nouvelles
pratiques artisanales de réemploi et de réparation des objets permettent
notamment d’éviter l’envoi des objets cassés directement dans la benne à ordure
destinée à l’incinération. En France, il existe tout un réseau d’associations qui
favorisent le recyclage et le réemploi des objets comme Emmaüs, le Relais
(textiles), Envie (équipements électriques). La création des ressourceries (ou
recycleries)514 en est un très bon exemple de réappropriation collective de la
gestion des déchets. Les ressourceries ont pour principales missions « la collecte
séparative des déchets afin de valoriser certains biens par le
réemploi (essentiellement des encombrants ménagers) ; le tri, le contrôle, le
nettoyage et la réparation dans la mise en œuvre d’une fonction de reproduction
512 Dans les sociétés industrielles, «la capacité innée que l’homme a de poser des actes indépendants est paralysée depuis si longtemps qu’elle semble s’être atrophiée » , Ivan Illich, La Convivialité, op.cit., p. 85.
513 Bérengère Hurand, « Déchets ménagers : question d’intégration », op.cit., p.8
514 Depuis l’an 2000, à l’instar du Québec, la France dispose d’un réseau national de « recycleries » (http://www.ressourcerie.fr).
201
de la valeur ; la revente à faible prix de biens revalorisés dans un souci
d’insertion »515. Pour les ressourceries, le réemploi est donc un moyen prioritaire
de valorisation. Lorsque le réemploi n'est pas possible, la réparation ou la
réutilisation permettent de détourner ces déchets de la mise en décharge ou de
l’incinération. Les ressourceries participent au développement local grâce à leurs
partenariats avec les collectivités, les entreprises, et les associations présentes
sur leur territoire d’intervention, elles favorisent l'accès à l'emploi aux personnes
en difficulté.
Les « repair cafés » (ou cafés de réparation) sont un autre exemple de
réappropriation collective de la gestion des déchets. Lieux dédiés à la réparation
d'objets, les « repair cafés » offrent la possibilité aux habitants d'un quartier de
se rencontrer dans un lieu déterminé (un café, un lieu associatif) pour réparer un
objet qu'ils ont apporté, aidés par des bénévoles, comme l’illustre le témoignage
suivant :
Un grille-pain sous le bras, une vieille dame arrive au Repair Café de Paris, qui se tient ce jour-là au centre social Espace Riquet, dans le 19e arrondissement : "Il est quasi neuf, mais plus sous garantie. Je n'ai pas les moyens d'en acheter un autre ou de le faire réparer chez un professionnel. Et je ne veux pas jeter. Ici, la réparation est gratuite." Autour de la table d'opération, un jeune bénévole démonte l'objet sous ses yeux. Le bricoleur lui explique l'origine de la panne avant de livrer son diagnostic.516
Restaurer, retaper, rénover, rapiécer, (presque) tout peut être réparé dans les
« repair cafés », du petit électroménager aux vêtements, en passant par le vélo
ou les meubles. L'expression repose sur deux mots : le verbe anglais "réparer"
combiné au mot "café" pour souligner le rôle de la convivialité dans la lutte contre
le tout- jetable.
Le concept a été inventé en 2009 aux Pays-Bas par la militante écologique Martine Postma. On en compte aujourd'hui 750 dans le monde, dispersés dans 18 pays en Europe (Belgique, Angleterre, Autriche, Allemagne, et 6 en France), aux États-Unis, au Canada, en Australie, au Brésil ou encore
515 Pascal Glémain, « Economie des res derelictae et gestion solidaire des déchets. Les écocycleries, des entreprises d'appropriateurs solidaires », Management & Avenir, n°7, 2013, p. 156.
516 Aude Raux, « Les Repair Cafés contre l'obsolescence programmée », Alternatives économiques, n°5, 2017, p. 61.
202
au Chili. Au niveau mondial, les bénévoles réparent en moyenne 13 000 objets par mois.517
Cette démarche alternative permet non seulement de réduire les déchets mais
elle facilite également la transmission des compétences de réparation des objets
ou encore le renforcement du lien social entre les habitants d'un même quartier.
Les « repair cafés » n'ont rien d'un service après-vente. Il n’est pas question « de
déposer sa bouilloire cassée et d'aller se promener, martèle Véronique Guyot,
cofondatrice du Repair Café de Sophia-Antipolis »518. Dans ces nouvelles
pratiques de gestion des déchets, la convivialité est tout aussi déterminante que
l'aspect pédagogique. En effet, les visiteurs assistent à la réparation et sont
invités à participer à la réparation de l’objet qu’ils ont apporté. L’idée est de faire
en sorte que les usagers (re)développent et acquièrent un savoir-faire qui leur
permet non seulement d’envisager autrement les objets déchus mais aussi de
reconquérir leur pouvoir-faire et, de surcroit, une certaine autonomie et une
indépendance vis-à-vis de l’industrie des déchets. Pour promouvoir le réemploi
et la réparation, des perspectives intéressantes ont vu le jour à Vienne, en
Autriche. En effet, la ville a choisi, depuis 1999, d’allouer la moitié de la somme
prévue pour le développement de deux incinérateurs à des mesures alternatives
de traitement des déchets : « un réseau de réparateurs, nommé « Répanet », a
été mis en place et fonctionne grâce à une interface clients/réparateurs (numéro
d’appel/sites Internet). La transparence des prix est garantie et un label national
de durabilité a été créé »519.
Les démarches « zéro déchet » sont également des façons de se départir du
modèle gestionnaire des déchets. Si les pratiques « zéro déchet », qui consistent
à réduire au maximum les déchets générés, sont des pratiques essentiellement
individuelles ou familiales520, elles commencent également à émerger à un
517 Valérie Guillard, « Quand nos déchets redeviennent des objets : quels enjeux pour les organisations ? », Dans l'état des entreprises, Paris, La Découverte, 2016, p. 35.
518 Aude Raux, « Les Repair Cafés contre l'obsolescence programmée », op.cit., p. 61
519 Annick Lacout, Elodie Fradet, Pascal de Rauglaudre, Le grand débordement, op.cit., p. 163.
520 Pichon, Jérémie, and Bénédicte Moret. Famille presque zero dechet : Ze guide. Vergèze : Thierry Souccar éditions, 2016.
203
niveau collectif, tant dans le milieu associatif521 qu’au niveau des collectivités
territoriales. En 2006, le comté de Boulder, dans le Colorado, a adopté une
résolution « zéro déchet », pour résorber les 300 000 tonnes d’ordures produites
chaque année par ses habitants et qui finissent pour 75% d’entre elles dans les
décharges. Il s’est fixé deux objectifs de réduction : « diminuer de 50% la mise
en décharge des déchets en 2010, et viser le « zéro déchet » en 2025 »522. Pour
atteindre ses objectifs, le comté a instauré le compostage des déchets
organiques et mise sur une augmentation des taux de recyclage des ordures
ménagères. Le compostage des déchets fermentescibles a permis de « réduire
de 69% la mise en décharge »523, les restes de nourriture et les déchets de
jardinage représentant une proportion importante des ordures ménagères. Si les
objectifs restent encore difficiles à atteindre, la dynamique mise en place est
intéressante dans la mesure où les habitants prennent part à sa mise en place
et sont force de proposition. De plus, cette façon d’appréhender les déchets et
les méthodes de traitement ne s’effectuent pas sans considérer l’environnement
dans lequel il s’inscrit puisque les résidents prennent part à leur mise en place et
à leurs fonctionnements. Le comté de Boulder, dans son expérience de gestion
alternative des déchets, a effectivement dû prendre en compte son
environnement : la présence des ours qui étaient attirés par les déchets
organiques des bacs de compostage ne pouvait pas être ignorée par les
habitants qui ont alors dû adapter la mise en place de leur nouvelle pratique de
mise au rebut. Leur gestion des déchets, loin d’être standardisée, a donc pris en
compte la spécificité du milieu dans laquelle la population vit et dans lequel cette
dernière souhaitait mettre en place un système de compostage.
Ces exemples de réappropriation instaurent un autre rapport aux déchets, elles
permettent aux usagers de se réapproprier une certaine autonomie que
l’industrie des déchets leur avait confisquée. En ce sens, les pratiques
émergentes s’inscrivent dans la logique d’« inversion des outils » que propose le
521 En France, l'association Cniid (Centre national d’information indépendante sur les déchets), créée en 1997 et devenue Zero Waste France, en 2014, soutient les projets zéro déchet.
522 Annick Lacout, Elodie Fradet, Pascal de Rauglaudre, Le grand débordement, op.cit., p. 164.
523 Ibid.
204
philosophe André Gorz. Cette inversion consiste à faire en sorte que « les
instruments et les méthodes de production soient utilisables et contrôlables au
niveau du quartier ou de la commune »524 et qu’ils puissent « être générateurs
d’une autonomie économique accrue des collectivités locales et régionales, afin
qu’ils soient « non destructeurs de milieu de vie » et « compatibles avec le
pouvoir que producteurs et consommateurs associés doivent exercer sur la
production et les produits »525. Il s’agit donc de faire le choix d’une
« autorégulation décentralisée plutôt que d’une hétérorégulation centrale »526
afin que les individus puissent maîtriser leurs environnements, leurs outils et
leurs productions. Cette autonomie, Illich la nomme « convivialité ». Il insiste
justement sur la question des outils qui doivent être au service de la personne
intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes527.
S’ils peuvent se différencier par le profil des acteurs, les localisations et les
trajectoires historiques, les lieux associatifs comme les ressourceries ou les
« repair cafés » semblent avoir en commun d’interroger la question des transferts
de savoir-faire entre de traditionnels experts de la conception et de la fabrication
(ingénieurs et designers en particulier) et les citoyens, à travers un mouvement
qui lutte contre toute forme d’hétéronomie. L’observation d’artefacts déchus et la
qualification de leur « potentiel » entrainent un changement du statut accordé aux
déchets qui s’émancipe des critères établis par l’industrie des déchets.
Certains acteurs adoptent une posture très politique : ils considèrent que la relation directe à l’objet et à la technique permet non seulement la critique, mais plus encore la transformation sociale du monde et, en premier lieu, des individus. En effet, nous avons constaté que l’expérience des bidouilleurs constitue moins un savoir- faire, qu’un pouvoir-faire528.
524 André Gorz, Ecologie et Politique, Seuil, 1978, p. 27
525 Ibid.
526 Ibid.
527 « Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil », Ivan Illich, La Convivialité, op.cit., p.13.
528 Marie Goyon, « L’obsolescence déprogrammée : Fablabs, Makers Et Repair Cafés », Techniques & Culture, n°1, 2016, p. 236-239.
205
L’étude d’une association berlinoise (Kunst-Stoffe), menée par Delphine Corteel,
met également en avant cette idée selon laquelle ces lieux de réappropriation
des artefacts déchus – où l’on apprend à regarder la matière détritique, à se
(re)familiariser avec elle529 – sont des lieux qui favorisent les questionnements
politiques et permettent d’envisager non seulement des formes de gestion
détritique alternatives mais aussi des formes de vie alternatives. Si la
réappropriation collective des modes de gestion des déchets par l’association
berlinoise permet de ne pas abandonner les restes de la société de
consommation à une vision gestionnaire ou technicienne, le lieu fait des déchets
des objets de controverses et un enjeu politique.
Ces formes de réappropriation des déchets, par le réemploi ou la réparation,
offrent une possibilité de définir au sein du collectif, ce qui est déchet et ce qui
ne l’est pas, et font ressurgir une capacité d’agir amoindrie, voire empêchée, par
la gestion industrielle. Ces initiatives sont néanmoins marginales et rencontrent
de nombreuses difficultés. Dans les pays industrialisés, elles doivent notamment
faire avec les restes de l’industrie, c'est-à-dire qu’elles sont obligées de renoncer
aux matériaux simples (papier, carton et verre) et doivent trouver une place au
sein du marché des matériaux complexes. En effet, le traitement industriel est
encore incapable, du moins en Occident, d’assurer la valorisation fine des
déchets (comme, par exemple, le démantèlement complet des appareils
ménagers) ou la réparation en vue du réemploi. La complexité des objets à
recycler (le matériel informatique par exemple) oblige les associations à « se
spécialiser, se professionnaliser, devenir compétitives face aux éco-organismes
et aux filières agréées qui privilégient le broyage, ou exportent les objets vers
529 L’association berlinoise, explique Delphine Corteel, chercher à favoriser le développement d’une certaine attention, d’un certain regard porté aux objets déchus : « Kunst-Stoffe peut être analysé comme un centre de formation, un lieu de développement d’une attention particulière au monde. Cette formation ne passe pas par la transmission d’idées exposées hors de leur contexte d’application pratique, elle repose essentiellement sur l’expérimentation, sur la découverte et l’action des « clients » eux-mêmes (…) l’association crée un environnement qui met les clients-visiteurs dans une situation particulière et guide leur attention. Cela commence avec la disposition des matériaux dans l’entrepôt. Le rangement rudimentaire, l’absence d’indication sur les sacs, boîtes, bocaux et autres cartons proposent une identification assez vague des matériaux et des objets pour ne pas figer leur identité à venir (…) Cette incomplétude n’est pas le fruit du hasard ou d’un manque d’organisation, mais un élément central du processus d’apprentissage qui oblige à l’action et laisse aussi libre cours à l’imagination et à la créativité des « clients », Delphine Corteel, « Des Déchets Faire Surgir Une Capacité D’agir. Enquête Dans Une Association Berlinoise De Récupération », Ethnologie française, n°3, 2015, p. 518.
206
l’Europe de l’Est et l’Asie »530. De plus, la collecte elle-même n’est plus gratuite
(les smartphones, par exemple, ne se donnent plus mais se rachètent) et la
législation oblige les associations à travailler avec les industries, pour que les
matières ne quittent pas les circuits agréés : « le réseau associatif, à l’origine non
concurrentiel et polyvalent est ainsi contraint de s’intégrer au réseau
industriel »531.
Par ailleurs, de telles approches requièrent, en amont, une certaine maitrise du
processus de fabrication et un changement du mode de production afin que ce
dernier produise, par exemple, des objets réparables. Mettre en place une
logique de réparabilité des objets et du réemploi consiste, par conséquent, à
lutter contre la logique de l’obsolescence programmée des produits
manufacturés. Le problème de l’obsolescence programmée ne réside pas tant
dans la durée de vie effective des produits, mais plutôt dans les difficultés, voire
l’impossibilité de les faire réparer. En France, la loi relative à la consommation,
dite « loi Hamon », publiée le 18 mars 2014, ne légifère pas spécifiquement sur
l’obsolescence programmée mais édicte plusieurs règles en lien direct532. Or,
« un an après son entrée en vigueur le 1er mars 2015, 60% des enseignes
commerciales n’affichent aucune information sur la disponibilité des pièces
détachées. Et, lorsque les durées de disponibilité sont affichées, c’est souvent
pour un nombre restreint de produits »533. Faire de la gestion des déchets un
enjeu d’écologie politique, favoriser l’intégration des déchets dans le monde
commun et, pour cela, faire en sorte que les modalités de gestion des déchets et
que les pratiques de mise au rebut puissent être réinvesties par les usagers, ne
530 Bérengère Hurand, « Déchets ménagers : question d’intégration », op.cit., p.8.
531 Ibid.
532 Elle a en outre créé l’obligation, pour les fabricants ou les importateurs, d’indiquer une période de disponibilité des pièces de rechange dans l’hypothèse où ils en prévoient. Elle prévoit enfin que, durant toute la période de disponibilité qu’ils ont communiquée, les fabricants ou importateurs ont l’obligation de fournir les pièces de rechange dans un délai de deux mois à tout revendeur ou réparateur qui le leur demande.
533 « Comment agir vraiment contre l’obsolescence programmée ? Aller vers une consommation plus soutenable », La Fabrique écologique, note n°21, 2017.
207
peut, par conséquent, s’effectuer sans une modification, en amont, des critères
de production et de réparabilité des objets manufacturés.
Selon le principe de l’économie « verte », le modèle de gestion des déchets mis
en place par les sociétés industrielles, permet de valoriser les déchets, d’en faire
une nouvelle ressource afin qu’ils puissent réintégrer un circuit économique.
Sans même plus y prêter attention et sans plus se soucier de leur devenir, les
usagers rejettent leurs déchets dans un circuit, de part en part, maitrisée par
l’industrie des déchets. Ce modèle, où le cycle industriel est fermé sur lui-même
et où la société ne serait qu’un relais ou un maillon docile, pose problème. En
effet, dans un tel modèle, la gestion des déchets s’appuie sur les citoyens sans
pour autant que les enjeux qu’elle pose ne soient intégrés dans la sphère
politique. Appréhender la gestion des déchets non plus comme un enjeu
strictement technico-économique et administratif mais comme un enjeu
d’écologie politique suppose donc la réappropriation, par la société, des
questions économiques et techniques. Cette internalisation, sociale et politique
permettrait, d’une part, d’éviter le phénomène de corruption démocratique lié à
la gestion des déchets et, d’autre part, de prendre en compte la dimension
environnementale de la gestion des déchets. En effet, comme dans le cas de la
mise en place du compostage à Boulder, les pratiques de mise au rebut
s’inscrivent alors dans un lieu de vie. Dans cette perspective, les techniques de
traitement ne sont alors pas oublieuses de la nature mais, au contraire, prennent
en compte l’environnement dans lequel elles s’inscrivent. Il s’agit de « faire
avec » la nature534, autrement dit de mettre en place une gestion non pas
standardisée, comme elle l’est dans le modèle gestionnaire mis en place par les
sociétés industrielles, mais une gestion qui considère la variabilité des conditions
naturelles et sociales des milieux de vie dans lesquelles elle prend place.
534 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, op.cit.
208
La deuxième partie s’est attachée à montrer que la gestion des déchets
soulève à la fois un enjeu environnemental et un enjeu politique qui ne peuvent
pas être pensés indépendamment. D’un part, la question environnementale liée
à la gestion des déchets, qui soulèvent des problématiques naturelles (nature) et
sociales (santé), nécessite l’adoption d’une vision de « la nature comme
communauté » et, d’autre part, la gestion des déchets, en interaction avec le
monde social, soulève la nécessité d’un nouveau modèle de gestion qui
appréhenderait la question des déchets comme une question appelant à la
discussion démocratique. Les tentatives existantes de réappropriation citoyenne
de la gestion des déchets (recycleries, repair cafés, démarches « zéro waste »)
s’inscrivent précisément dans l’idée, défendue dans ce travail, d’une intégration
des déchets dans le monde commun, non seulement une telle conception de la
façon d’envisager les déchets permet d’échapper à la logique technico-
économique de l’industrie des déchets mais elle favorise une gestion des déchets
qui serait non pas déconnectée des pratiques d’un territoire mais, au contraire,
intégrée dans l’environnement par ceux qui y habitent.
Si la deuxième partie expose les raisons pour lesquelles la gestion des déchets
devrait être comprise comme un enjeu d’écologie politique, la troisième partie
s’attache à montrer que le modèle gestionnaire des déchets, mis en place par
les sociétés industrielles, engendre des problèmes de justice en ne prenant
justement pas en compte le problème environnemental de la gestion des déchets
et en occultant son enjeu social et politique. Comprendre qu’il y a des injustices
environnementales soulevées par la gestion des déchets, c’est justement
comprendre que le social et l’environnemental sont liés au sein d’une même unité
culturelle qui ne rassemble pas seulement des humains mais des humains et des
non-humains dans un même espace.
Penser les inégalités environnementales ne consiste alors pas à envisager les
rapports de l’homme (envisagé comme entité homogène) avec la nature (conçue
comme extérieure, une et universelle) mais consiste à analyser la façon dont les
hommes (dans la diversité de leurs cultures) sont affectés par les dégradations
environnementales liées à la gestion des déchets. Dans cette perspective, la
troisième partie soutient que, pour envisager les injustices environnementales
209
liées à la gestion des déchets, il convient d’adopter une vision culturelle de ces
inégalités écologiques.
210
PARTIE III
POUR UNE JUSTE GESTION DES DÉCHETS
La seconde partie s’est attachée à montrer que la gestion des déchets
devrait être considérée comme un enjeu d’écologie politique. Dans cette
perspective, le chapitre 3 a défini le problème environnemental soulevé par la
gestion des déchets et le chapitre 4 a mis en avant les raisons pour lesquelles la
gestion des déchets était un problème social et politique central qui devait être
discuté démocratiquement. La troisième partie s’attache à démontrer que le
modèle gestionnaire des déchets mis en place par les sociétés industrielles
engendre des problèmes de justice justement en ne prenant pas en compte le
problème environnemental de la gestion des déchets et en occultant son enjeu
social et politique. Elle analyse et caractérise les injustices environnementales
liées à la gestion des déchets en s’appuyant notamment sur les revendications
du mouvement pour la justice environnementale.
Les militants pour la justice environnementale se sont mobilisés pour démontrer
l’existence d’injustices environnementales liées à la gestion des déchets des
sociétés industrielles, en montrant comment la répartition des poids de la
pollution et des risques associés à la présence de déchets, ou de sites industriels
de traitement des déchets, affectait, plus particulièrement, les populations
défavorisées et les minorités ethniques. Avant de devenir un courant novateur
au sein de la recherche en sciences sociales, la notion de justice
environnementale (environmental justice), qui émerge aux Etats-Unis à la fin des
années 1970 et au début des années 1980, identifie d’abord un mouvement
social luttant au niveau local pour la prise en compte des inégalités
environnementale dans les décisions d’aménagement et, notamment dans les
choix d’implantations d’équipements pollueurs. A ces débuts, le mouvement pour
la justice environnementale milite en faveur des quartiers habités par des
populations noires et pauvres qui, en raison de leur faible poids politique,
devaient subir les effets négatifs d’un équipement polluant. Le mouvement s’est
donc inscrit dans la continuité de la lutte pour les droits civiques des années 1960
211
et 1970. Le mouvement pour la justice environnementale dernier met en avant le
fait que la répartition des problèmes environnementaux est inégale, que les
risques environnementaux affectent certaines populations plus que d’autres, en
l’occurrence les minorités ethniques et les populations défavorisées. Il s’agit de
montrer que l’inégale répartition des risques environnementaux, liée à la gestion
des déchets, tend à renforcer les inégalités sociales.
Reconnaître que des groupes sociaux, généralement identifiés sur une base ethnique, sont soumis à des expositions et à des risques qui viennent s’ajouter aux déficits dont ils sont déjà victimes car appartenant à des communautés défavorisées constitue pour ceux-ci une incitation supplémentaire à compenser ces déficits et donc à développer des interventions permettant de les réduire. On se situe dans une logique dans laquelle l’inégalité associée à l’origine ethnique et au statut social constitue en quelque sorte un point de départ auquel vient se rajouter une vulnérabilité accrue aux risques environnementaux. Celle-ci constitue un levier supplémentaire pour soulever un double problème, celui des inégalités sociales et celui des atteintes environnementales.535
Etablir la distinction entre les inégalités environnementales (c’est-à-dire, des
différences de réception entre les nuisances/risques et les aménités/ressources)
et les inégalités engendrées dans la production d’impact sur l’environnement (par
l’empreinte écologique) permet de montrer que ceux qui souffrent le plus de la
dégradation de l’environnement sont ceux qui ont une empreinte écologique
faible et qui sont généralement les populations pauvres et défavorisée536 :
« lorsqu’on compare au sein de groupes sociaux les maux environnementaux
prélevés (pondérés par les nuisances reçues), l’injustice environnementale est
démultipliée. « Ceux qui génèrent le plus d’impacts sur l’environnement sont
ceux qui en subissent le moins, de manière assez générale. Ceux qui ont une
empreinte écologique réduite sont souvent les principales victimes de l’inéquité
535 Lionel Charles, Cyria Emelianoff, Cynthia Ghorra-Gobin, Isabelle Roussel, François-Xavier Roussel, Helga-Jane Scarwell, « Les multiples facettes des inégalités écologiques », Développement durable et territoires. Économie, géographie, politique, droit, sociologie, Dossier 9, 2007, p. 2.
536 Roman, Philippe « Les pauvres sont-ils vraiment les plus gros pollueurs ? », Idées économiques et sociales, 3, n° 165, 2011, p. 60-69.
212
environnementale. On observe en moyenne une inversion entre l’impact crée et
l’impact subi »537.
Ainsi la gestion des déchets ne serait pas qu’un enjeu de minimisation des
risques, elle soulève aussi les questions suivantes : comment envisager une
meilleure répartition qui prenne en compte, dans la redistribution des avantages
et des risques environnementaux, les inégalités sociales ? Le recours aux
principes de la justice distributive peut-il être pertinent dans le cas des injustices
environnementales ? En effet, les problèmes de justice environnementale,
comme le souligne les militants du mouvement pour la justice environnementale,
concernent la façon inégale dont les hommes – dans la diversité de leurs cultures
et de leurs conditions sociales et politiques – sont affectés par l’environnement
et l’affectent en retour. Or, les principes de justice distributive sont-ils en mesure
de prendre en compte l’inégale répartition des effets négatifs d’un environnement
dégradé en considérant la dimension culturelle du rapport à la nature et, de fait,
la diversité des rapports à l’environnement ? Les schémas distributifs ne laissent-
ils pas de côté la question préalable de la communauté au sein de laquelle
s’effectue la distribution ? Comment, dès lors, aborder les problèmes de justice
environnementale soulevés par la gestion des déchets afin de déterminer quels
sont les types d’injustices en jeu et concevoir, en conséquence, un modèle de
gestion des déchets plus juste ?
Dans la perspective de répondre à ses interrogations, le chapitre 5 analyse la
façon dont les problèmes de justice liés à la gestion des déchets sont abordés
par les politiques publiques. Le chapitre s’attache à mettre en avant les limites
des schémas classiques de justice pour aborder les problèmes de justice
environnementale. Si la gestion des déchets pose des problèmes de justice
distributive, du fait d’une mauvaise répartition des risques lors de l’implantation
des sites de traitement de déchets, en revanche, le chapitre met en exergue que
les schémas distributifs, d’une part, ne prennent pas en compte la dimension
culturelle des rapports à l’environnement et, d’autre part, qu’ils ne permettent pas
d’envisager les problèmes de justice participative soulevés par la gestion des
537 Cyria Emelianoff, « La problématique des inégalités écologiques, un nouveau paysage conceptuel », Ecologie & politique, n°1, 2008, p. 20.
213
déchets. Le chapitre 5 soutient que pour échapper aux impasses de la
conception distributive de la justice environnementale, il faut cesser de « se
régler sur la vision économique à laquelle renvoie les conceptions de la justice
comme équité, pour en revenir une vision culturelle des inégalités
écologiques »538. Le chapitre démontre ensuite que la gestion des déchets
soulève des problèmes de justice participative qui ne peuvent être appréhendés
par les schémas de justice distributive.
Le chapitre 6 s’attache à définir les critères normatifs d’une juste gestion des
déchets. Pour cela, le chapitre avance, dans un premier temps, que la gestion
des déchets doit s’appréhender dans le cadre d’une « démocratie
communicative »539 avant de définir, ensuite, les critères formels et substantiels
nécessaires à la mise en place d’une prise de décision juste à un « niveau
politique ordinaire »540. Autrement dit, le chapitre cherche à définir les principes
d’une prise de décision juste lorsque le « qui » de la communauté est établi.
Cependant, si ces critères concernant la prise de décision sont déterminants pour
envisager un modèle de gestion plus juste, ils sont insuffisants pour penser les
enjeux liés à la question du cadre qui peut engendrer un mécanisme d’injustice.
En effet, certains individus et communautés peuvent être d’emblée exclus de la
sphère de redistribution et de participation en raison d’un phénomène de
« malcadrage »541. Il peut y avoir une injustice lorsque les frontières d’une
communauté politique sont dessinées d’une manière qui prive, à tort, certaines
personnes de la possibilité de participer aux conflits autorisés sur la justice. Ce
qui est alors en question, et qu’il est nécessaire de s’attacher à définir, c’est la
définition des frontières et la délimitation de l’appartenance à la communauté. Ce
principe, que Fraser nomme « métapolitique »542, permet de déterminer qui est
538 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, op.cit., p. 301.
539 Iris Marion Young, Democracy and Inclusion. New York, 2000.
540 Nancy Fraser, "Who Counts? Dilemmas of Justice in a Postwestphalian World”, Antipode 41, n°1, 2010, p. 281-97.
541 Ibid.
542 Ibid.
214
inclus et qui est exclu du cercle de ceux qui ont droit à une juste distribution, à
une reconnaissance réciproque et à des conditions équitables de représentation
au niveau de la politique ordinaire. Le chapitre cherche à établir les principes
d’une responsabilité élargie afin que les populations qui sont victimes de
« malcadrage » puissent être prise en compte dans les prises de décision
concernant la gestion des déchets. Une telle approche permettra d’envisager les
principes d’une juste gestion des déchets tant au niveau local que global.
215
Chapitre 5 :
Les problèmes de justice liés à la gestion des déchets, au-delà d’une
question de juste distribution.
Le chapitre 5 analyse, dans un premier temps, l’application des principes
utilitaristes et les principes de justice distributive aux problèmes de justice
soulevés par la gestion des déchets et en montre les limites. Pour cela, le
chapitre s’appuie, d’une part, sur les analyses de la philosophe Iris M. Young et,
d’autre part, sur les travaux de David Schlosberg à propose du mouvement de
justice environnementale qui met en exergue les limites de la justice distributive
dans le cas des problèmes soulevés par la justice environnementale et, plus
précisément, les injustices environnementales liées à la gestion des déchets.
Si les principes utilitaristes échouent, de leurs côtés, à aborder la question de
justice soulevées par la distribution des avantages et des inconvénients, la justice
distributive, en limitant les questions de la justice à une question de distribution
des bénéfices et des dommages, exclut la question de savoir qu’elles sont les
structures les plus adaptées et les plus justes pour prendre des décisions
concernant la distribution des bénéfices et des dommages. En effet, la
distribution des biens et des maux environnementaux comme façon d’aborder
les injustices environnementales pose problème parce qu’elle n’envisage pas les
inégalités écologiques puissent renvoyer à des différences culturelles. C’est en
ce sens que les militants de la justice environnementale revendiquent que ce qui
est important, ce n'est pas uniquement la question de la juste répartition des
ressources et des dégradations environnementales, mais l’attention portée à la
diversité des individus et des communautés touchés par cette répartition. Par
« justice », les tenants du mouvement pour la justice environnementale
revendiquent donc une plus grande attention portée aux différences culturelles
dans la réflexion sur l’environnement. En ce sens, comprendre la justice
environnementale, c’est envisager l’articulation du social et de l’environnemental
au sein d’une unité culturelle où la communauté de rassemble des humains et
des non-humains dans un même espace partagé. De plus, par « justice », les
militants pour la justice environnementale revendiquent également une égalité
216
ou « parité de participation » ainsi qu’une autonomie dans la prise de décision.
Leurs revendications de reconnaissance s'articulent donc avec la question de la
représentation politique (qui compte ? qui décide ?) et ouvrent alors la voie à une
définition de la justice environnementale qui ne peut simplement être comprise
comme une question de juste distribution. En ce sens, le chapitre expose les
raisons pour lesquelles la question de la justice soulevée par la gestion des
déchets devrait être envisagée à la fois comme une question de redistribution,
de reconnaissance et de participation.
5.1. L’approche des théories classiques de la justice
A. Implantation d’installations de traitement des déchets et principes
utilitaristes
Dans la plupart des cas, les entreprises privées comme les institutions
publiques s’appuient sur un raisonnement utilitariste pour justifier leurs choix
d’implantation de site de traitement de déchets. Afin de justifier de tels choix, le
principe généralement avancé est celui selon lequel « la décision apportera le
plus grand bénéfice pour le plus grand nombre »543. Afin d’illustrer ce point, Iris
M. Young s’appuie sur le cas de l’Etat du Massachussetts qui, en décembre
1981, annonce le fait que la ville de West Warren a été choisie pour la
construction d’une usine de traitement de déchets. L’usine d’incinération,
proposée par l’Industrial Tank Corporation (IT), est censée traiter trois cent
cinquante mille à cinq cent mille tonnes de déchets par an, ce qui représente
« quinze tonnes de déchets incinérés par heure, vingt-quatre heures sur vingt-
quatre, avec une estimation d’émission de monoxyde de carbone de cent vingt-
quatre tonnes par an. Ainsi, vingt mille tonnes de déchets solides seraient
directement brûlés au-dessus de la rivière Quabog, la source d’eau potable de la
543 Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p.83.
217
ville de Palmer »544. Quel est le raisonnement avancé pour justifier un tel choix
de mode de traitement et d’implantation ? Aux Etats-Unis, les déchets engendrés
par la production industrielle soulève immédiatement une véritable inquiétude
pour ceux qui résident à proximité des installations industrielles dans la mesure
où de nombreux territoires ont déjà été contaminés par les techniques de
traitement des déchets. La crainte exprimée par les populations est d’ailleurs
l’une des raisons pour lesquelles les Etats privilégient les très grandes structures
de traitement des déchets. En effet, la centralisation du traitement dans une seule
grande usine leur permet, selon eux, de mieux appréhender le problème : « Ils
évacuent le risque d’une contamination de la majorité des territoires, la
surveillance est plus facile qu’avec des méthodes décentralisées et l’échelle de
leurs interventions permet à l’entreprise d’utiliser des techniques couteuses tout
restant rentable » 545.
De plus, toujours selon l’approche utilitariste, placer un tel dispositif de traitement
des déchets dans une zone rurale, où la population est peu dense, minimise les
risques pour la majorité de la population. C’est dans cette perspective de trouver
une solution qui engendre « le plus de bien pour le plus grand nombre », que
l’Etat du Massachussetts décide d’implanter la nouvelle usine de traitement des
déchets dans la ville de Warren qui compte un peu moins de trois mille habitants.
Or, cette justification de la prise de décision concernant l’implantation du site de
traitement est-elle suffisante ? Un tel choix ne soulève-t-il pas un autre problème
? En effet, ce raisonnement ne semble pas en mesure d'aborder la question de
la juste distribution des avantages et des inconvénients. Le fait de placer l’usine
de traitement des déchets à proximité d’une commune rurale permet, certes, de
minimiser les risques pour le plus grand nombre de personnes de l’Etat du
Massachussetts puisque l’usine est censée traiter les déchets de l’ensemble du
544 (Notre traduction) « incinerate an estimated 15 tons of waste per hour, 24 hours a day, giving off an estimated 124 tons of carbon monoxide gas per year. 20 000 tons of solid waste per year would be buried directly above the Quabog River, the source of drinking water for the town of Palmer », Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", Bowling Green Studies in Applied Philosophy, 5, 1983, p. 174.
545 (Notre traduction) “They remove the risks of contamination from most areas, they can be more easily monitored than decentralized methods, and the scale of their operations allows the company involved to utilize expensive techniques and still operate at a profit”, Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p. 173.
218
nord-est de l’Etat. Cependant, « qu’est-ce qui justifie que les habitants de Warren
et des villes voisines supportent cette installation pour tous les autres
populations ? Pouvons-nous dire de cette situation qu’elle est juste ? Une telle
situation peut-elle être qualifiée de juste ? » 546.
La justification d’un choix de site de traitement des déchets, qui s’appuie sur des
principes utilitaristes, apparaît insuffisante dans la mesure où elle échoue à
prendre en compte les enjeux de justice soulevés par les enjeux de distribution.
Certaines communautés mettent justement en avant ces questions, en montrant
que ce sont les minorités et les populations défavorisées qui sont le plus
touchées par ces sites de traitement des déchets. C’est dans ce contexte que le
mouvement pour la justice environnementale a mis en exergue, aux débuts des
années 1980, le fait que les populations de couleur supportaient plus, et de façon
disproportionnée, les risques liés à ces installations que les populations
blanches. Ce constat a mené le mouvement, d’une part, à démontrer l’existence
d’une injustice et d’un biais raciste dans les mécanismes d’implantation des
usines de traitement des déchets, d’autre part, à revendiquer une meilleure
équité dans la distribution des risques. Ce sont ces arguments qui sont avancés
par les habitants de la ville de Warren dans le Massachussetts. Si les riverains,
rassemblés, dès 1982, au sein d’une association nommée « STOP IT »,
évoquent leurs craintes sanitaires concernant les risques de déversements
détritiques sur les routes ou les émissions toxiques dues à l’incinération, ils
soulèvent également un problème de justice distributive compte tenu de l’inégale
répartition des risques environnementaux :
L’installation n’exposerait pas seulement les résidents à des risques considérables mais elle nuirait, de façon permanente, à la tranquillité de la commune rurale. Pourquoi ces risques et ces nuisances nous seraient-il imposés, demandent-ils, alors que le reste de l’Etat ne subit rien et, au
546 (Notre traduction) « What justifies making the residents of Warren and nearby towns suffer for the sake of all these other people? Can this be said to be a fair situation? », Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p. 174.
219
contraire, dans bien des cas, bénéficie de l’enlèvement des déchets sur leurs territoires ? 547
L’approche utilitariste, qui ne prend pas compte les enjeux liés à la question de
distribution des bénéfices et des charges, ne peut, par conséquent, permettre
d’appréhender la complexité des questions de justice soulevées par la gestion
des déchets :
Il est courant que les philosophes considèrent les arguments utilitaristes inappropriés pour faire face à la complexité de la question de justice, dans un cas comme celui-ci, dans la mesure où l’utilitarisme ne prend pas en compte les questions d’équité dans la distribution des bénéfices et des charges 548.
Les théories de la justice distributive apparaissent donc plus appropriées pour
aborder les problèmes de justice liées à a gestion des déchets et aux dommages
environnementaux que cette gestion peut engendrer.
B. Le problème de la gestion des déchets au regard de la justice
distributive
La justice distributive s’efforce de résoudre des conflits de répartition d’un
ensemble de biens entre des individus. Il s’agit de trouver des procédures
impartiales pour parvenir à un partage jugé équitable. Dans cette perspective, la
justice distributive cherche à savoir comment les bénéfices et les coûts sociaux
devraient être répartis parmi les différents membres de la société notamment
abordant la question de cette répartition dans une situation de très large inégalité.
547 (Notre traduction) « Not only would the facility place local residents at considerable risk, but it would permanently alter the tranquillity of the rural town. Why should these risks and inconveniences be forced on us, they asked, while the rest of the state suffers nearly nothing, and in many cases, benefits from the removal of waste from their areas? », Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p.82.
548 (Notre traduction) « It has become common place among philosophers to consider such straightforward utilitarian arguments as inadequate to deal with the complexity of the question of justice involved in a case such as this, because utilitarism does not address questions of fairness in the distribution of benefits and burdens”, Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p. 173.
220
L’approche rawlsienne ambitionne de construire une théorie universelle de la
justice. Elle se propose à travers l’expérience dite du voile d’ignorance, de
différencier inégalité et injustice. Pour Rawls, une inégalité devient une injustice
lorsqu’elle ne bénéficie pas à tous, et en particulier pas aux plus pauvres. En
revanche, elle peut être juste et acceptable, si elle permet à une société donnée
de tirer vers le haut ceux qui ont le moins. Les schémas distributifs sont souvent
utilisés pour aborder les problèmes de justice soulevés par les enjeux
environnementaux549. Dans l’approche rawlsienne, certaines inégalités
environnementales peuvent donc être considérées comme injustes, l’injustice
concernant la façon dont est abordée l’enjeu environnemental.
Quand on dit que les inégalités environnementales (ou écologiques) concernent la répartition des avantages et des problèmes environnementaux, et que la justice environnementale se définit comme la juste distribution de ces bénéfices et de ces coûts (ou de ce fardeau), ces termes peuvent avoir plusieurs significations. Par « problèmes environnementaux » (dont on envisage la répartition), il faut entendre non seulement les effets négatifs d’un environnement dégradé, mais également les mesures et les contraintes nécessaires pour remédier à cette situation550.
Dans cette perspective, le problème de la répartition des risques
environnementaux requiert d’envisager les effets négatifs d’un environnement
dégradé et de prévoir les mesures et les contraintes nécessaires pour remédier
à cette situation. Il s’agit alors d’envisager la question de la répartition (entre les
individus, les groupes sociaux, les différents pays) des charges (financières et
autres) liées aux politiques environnementales (prévention des risques,
modification des pratiques, restauration des environnements dégradés). Dans le
cas de l’implantation d’une usine de traitement des déchets, un raisonnement de
type distributif envisage quels sont les risques, les bénéfices et les
responsabilités, afin de déterminer comment ils doivent être distribués en
fonction des différents agents en présence : « les communes, le corps législatif
549 Andrew Dobson, Justice and the Environment: Conceptions of Environmental Sustainability and Dimensions of Social Justice, Oxford University Press, 1998; David Miller (1999) Social Justice and Environmental Goods, in Andrew Dobson (ed.) Fairness and Futurity: Essays on Environmental Sustainability and Social Justice, Oxford University Press, 1999; Nicholas Low and Brendan Gleeson, Justice, Society and Nature: An Exploration of Political Ecology, Routledge, 1998.
550 Catherine Larrère, « La justice environnementale », Multitudes, n°1, 2009, p. 156-162.
221
de l’Etat, les agences environnementales étatiques, les conseils municipaux, les
citoyens ordinaires »551.
La théorie rawlsienne propose de construire une équité environnementale : des
inégalités injustes peuvent alors être réparées et transformées en « inégalités
justes » par des politiques adéquates qui misent sur la redistribution des biens et
des maux, ou sur des compensations par des transferts financiers, des aides
sociales ou économiques. Il s’agit alors d’organiser une justice redistributive et
compensatoire. Dans le cas d’espaces pollués, qui mettent en danger la santé
humaine et affectent les populations exposées à ces nuisances, il est tout à fait
envisageable, au sein de la théorie de justice distributive rawlsienne, de penser
que si ces espaces « profitent in fine aux plus défavorisés, et que les populations
les plus menacées par ces risques les considèrent comme acceptables, par
exemple grâce à des compensations, alors l’existence de ces nuisances
localisées peut être juste »552. Dans les cas où il est impossible de redistribuer
les risques – par exemple, lors de l’implantation d’une usine de traitement des
déchets553 – le principe de compensation permet d’atteindre un certain objectif
d’équité distributive.
L’idée de compenser ceux qui supportent les risques de la présence de déchets reconnait finalement qu’il est injuste d’obliger un groupe ou une communauté à accepter, au profit de la production industrielle, une installation de traitement de déchets qui bénéficient à d’autres. Comme les systèmes de compensation ne peuvent pas redistribuer les risques liés à ces installations, les indemnités sont un moyen de reconnaitre l’inégalité de la répartition des risques et de redistribuer certains coûts liés à la présence d’installations.554
551 (Notre traduction) “Corporations, the state legislature, state environmental agencies, municipal governments, private citizens”, Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p. 177.
552 David Blanchon, Sophie Moreau, Yvette Veyret, « Comprendre et construire la justice environnementale », Annales de géographie, vol. 665-666, n°1, 2009, p. 44.
553 Howard Kunreuther, Doug Easterling, « The role of compensation in siting hazardous facilities », Journal of Policy Analysis and Management, 1996, p. 601-22.
554 (Notre traduction) « The idea of compensating those who bear risks in hazardous siting concedes that it is indeed unjust to force a group or community to site a hazardous facility for the sake of industrial production that primarily benefits others. While compensation schemes cannot redistribute the risks the facilities bring, they aim to recognize the inequality of risk-bearing by
222
Le principe de compensation à l’égard de personnes directement touchées par
les effets polluants d’un équipement (comme une décharge ou un incinérateur
dans le cas de la gestion des déchets) peut se traduire par un financement versé
à la municipalité, en vue de la création de nouveaux équipements sociaux ou
culturels ou encore d’un allègement des taxes locales. Ce financement peut
résulter soit d’une hausse des taxes locales dans les communes bénéficiant de
l’équipement (sans en supporter les effets négatifs), soit d’une augmentation du
coût de vente d’un service rendu.
La loi établit des formes de compensation à la communauté qui accueille une installation de traitement des déchets, elle a le droit de négocier avec l’entreprise le versement direct d’indemnités en plus des taxes. Elle peut également négocier que l’entreprise finance la construction de nouvelles routes, de casernes et d’écoles, et exiger des procédures strictes de surveillance de l’installation.555
Dans le cas de l’implantation de l’usine de traitement des déchets dans la ville
de Warren, dans l’Etat du Massachussetts, le principe de compensation a été
appliqué. La loi concernant l’installation de déchets dangereux de l’Etat du
Massachusetts exige que « la situation de justice ne soit pas uniquement
appréhendée par de simples réflexions utilitaristes. Selon une disposition en
vigueur unique dans ce pays, la loi prévoit des formes de compensation à la
communauté qui accueille une installation de traitement des déchets » 556. Ainsi,
les résidents ont eu le droit de négocier avec l’Industrial Tank Corporation (IT)
afin de demander directement une compensation financière ou bien de réclamer
le financement, par exemple, de nouvelles structures comme des écoles ou de
nouvelles routes.
means of a payment and to redistribute some of the costs associates with facilities”, Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p.82.
555 (Notre traduction) « The law establishes forms of compensation to the community which hosts a waste disposal site of a plant has the right to negotiate with the company to demand direct payments to its treasury in addition to taxes. It can negotiate the construction of new roads, firehouses and schools, to be financed by the company, and it can negotiate stringent monitoring procedures », Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p. 174
556 (Notre traduction) « The Hazardous Waste Siting Law passed by the Massachusetts legislature in 1980 appears designed to produce a situation of fairness not addressed by simple utilitarian considerations. In a provision unique in this country, the law establishes forms of compensation to the community which hosts a waste disposal facility », ibid.
223
Cependant, la compensation territoriale comporte aussi des limites.
Contraignante, elle est, tout d’abord, peu souvent mise en place. En effet, la
compensation territoriale « oblige à transcender les frontières administratives et
à s’intéresser au territoire d’impact, c’est-à-dire à une territorialité née du conflit
et des représentations des acteurs »557. Dans cette perspective, il est impossible
de faire abstraction des territoires dans le raisonnement, il faut, au contraire,
« comprendre les dynamiques territoriales à l’œuvre et d’identifier la manière
dont l’impact environnemental va encore alourdir la facture sociale d’un
territoire »558. Or, la logique économique, dans laquelle s’inscrit le principe de
compensation, est dans l’incapacité de prendre en compte la diversité des
rapports au territoire. En voulant verser une indemnité pour compenser le risque
environnemental, l’approche distributive évacue la question du rapport à la nature
comme communauté. La logique compensatoire, au sein de laquelle
l’environnement est traité comme une quantité mesurable, ne semble pas pouvoir
prendre en compte la façon inégale dont les êtres humains, dans diversité de
leurs cultures, sont affectés par la nature et l’affectent en retour. Cette approche
semble donc laisser la nature et le problème environnemental lié à la gestion des
déchets à l’extérieur de nos préoccupations.
De plus, nous pouvons nous demander si un tel système permet que les
compensations puissent être le fruit d’un choix librement consenti : « les riverains
concernés sont-ils vraiment en situation d’émettre un avis éclairé, bénéfique à
leur bien-être alors qu’ils se trouvent souvent dans des situations sociales
difficiles ? »559 L’arrivée d’une infrastructure (comme un incinérateur) peut
susciter des espoirs d’embauche et influencer le choix des habitants. Si les
conflits d’intérêts, à propos d’un projet, opposent les parties prenantes – en
l’occurrence l’entreprise de traitement des déchets et les riverains – les intérêts
de ceux qui se trouvent d’un même côté de l’affrontement peuvent cependant
diverger. En effet, « lorsqu’il s’agit d’une implantation polluante, aux intérêts des
557 Julie Gobert, « Compensation territoriale, justice et inégalités environnementales aux Etats-Unis », Espace populations sociétés, n°1, 2008, p. 79.
558 Ibid.
559 Ibid.
224
habitants du site (s’inquiéter des dangers) s’opposent ceux des salariés
éventuels de cette installation (trouver du travail), ou des responsables
municipaux (des taxes professionnelles permettant d’améliorer le cadre de vie).
La ligne de fracture peut traverser une même famille, voire un même individu »560.
Ce fractionnement des intérêts « conduit à distinguer l’environnemental et le
social, et pousse à sacrifier le premier au second »561. Aborder le conflit dans une
logique économique de compensation permet d’envisager la négociation et la
possibilité un compromis. En revanche, si le rapport de force est trop inégal, « il
ne s’agit pas de négociation mais de chantage et les entreprises qui ne veulent
pas être entravées par des normes sanitaires y ont de plus en plus recours »562.
Si tel est le cas, la correction des inégalités, par le système de redistribution et
de compensation, ne permet pas de pallier l’injustice mais fait, au contraire,
perdurer les inégalités et les discriminations. En effet, dans un tel contexte, il
semble difficile de déterminer si les individus choisissent ou se font imposer un
choix qui les concerne mais sur lequel ils n’ont eu aucune emprise. C’est la raison
pour laquelle Young soutient que « payer une forme de compensation à des
communautés qui supportent les risques pour le compte des autres ne peut pas
rendre légitime une décision qui leur imposerait le risque »563. L’approche
redistributive et compensatoire pose, de surcroît, problème dans la mesure où
les principaux concernés par l’implantation d’une installation à risques ne
peuvent pas faire partie du processus de décision concernant l’implantation. Le
fait même qu’ils en soient exclus rend l’application du principe compensatoire
injuste pour les raisons évoquées. En revanche, « dans un processus de décision
plus ouvert et participatif, où les communautés sont libres de dire non au fait
d’accueillir un site de traitement, il serait plus approprié et juste d’offrir une
compensation aux personnes et aux groupes affectés par l’implantation de
l’usine »564. Dans ce contexte, le principe de compensation parait plus approprié
560 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, op.cit., p. 315.
561 Ibid.
562 Ibid.
563 Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p.84.
564 Ibid.
225
et plus légitime dans la mesure où un risque accepté volontairement par une
population bien informée est moralement plus justifié qu’un risque accepté par la
contrainte565.
Deux autres limites peuvent être évoquées concernant l’approche distributive et
compensatoire. Nous avons vu que les trajectoires des déchets issus sociétés
industrielles sont globales et que les déchets des pays du Nord viennent souvent
impacter les pays du Sud. Les déchets des sociétés industrielles défient les
frontières politiques puisqu’ils ne se limitent pas au territoire d’un État national.
Ils soulèvent des problèmes de justice qui sont donc de nature mondiale et non
pas simplement nationale. Or, comment envisager une juste distribution des
risques environnementaux et un système compensatoire à l’échelle
internationale ? Dans un contexte global, l’approche distributive et
compensatoire ne va pas de soi. En effet, la question des coûts
environnementaux et des avantages se pose généralement dans un contexte
local ou national. Ce qui est à redistribuer d’une manière juste ne s’effectue-t-il
pas au sein de l’organisation politique qu’est l’Etat national moderne, conçu
comme étant le cadre de la justice distributive ? En effet, les théories de la justice
sociale ont été traditionnellement construites pour être appliquées aux questions
de distribution qui surgissent entre les membres d’un même État. Ce premier
aspect rend délicate l’application des principes de l’approche distributive à
l’échelle internationale. Ensuite, la question de la gestion des déchets, plus
particulièrement des déchets nucléaires, soulève des questions de justice à
l’égard des générations futures. Or, les schémas distributifs, qui voient dans
l’environnement un ensemble de biens et de charges à répartir, ne sont pas en
mesure de prendre en compte la dimension temporelle passée ou à venir. La
question de la gestion des déchets nucléaires représente, de ce point de vue, un
défi pour l’ensemble de nos théories classiques de la justice qui peine à penser
la justice en termes intergénérationnels. Dans l’approche distributive, l’attribution
de droits et obligations paraît étroitement liée à la réciprocité caractérisant la
coopération sociale. Comment alors parler d’obligations de redistribution et de
565 Schrader-Frechette, Kristin. Risk and Rationality: Philosophical Foundations for Populist Reforms, Berkeley, University of California Press, 1991.
226
compensation à l’égard des générations futures puisqu’il n’y a pas, entre la
génération actuelle et celles futures, d’authentique coopération marquée par la
réciprocité ? Ce second aspect soulève une autre difficulté liée à l’application du
principe compensatoire dans le cas de la gestion des déchets.
Si l’approche distributive semblait offrir un meilleur cadre que l’approche
utilitariste pour aborder les questions de justice soulevées par la gestion des
déchets, elle comporte néanmoins des limites. D’une part, elle échoue à prendre
en compte la dimension culturelle des rapports à la nature, et, d’autre part, il
parait difficile d’aborder la question de la distribution des risques
environnementaux à l’échelle internationale puisqu’elle ne fournit pas les outils
suffisants pour appréhender la gestion des déchets nucléaires. De plus,
l’approche en termes distributifs n’aborde pas la question de savoir qu’elles
seraient les structures les plus adaptées et les plus justes pour aborder ces
questions de distribution. Or, souligne Young, les résidents de la ville de Warren
dénoncent justement les modalités de prise de décision qui, selon eux, engendre
des problèmes de justice :
Les résidents se considèrent eux-mêmes comme les victimes d’une injustice commise par l’Etat malgré les compensations prévues par la loi d’implantation dans la mesure où la loi leur refuse la participation au processus de décision. La loi spécifie que l’Etat doit approuver un site sans que ne soit requis la consultation de la communauté qui accueille l’installation566.
Les résidents locaux continuent de considérer que la loi est injuste parce qu’ils ne peuvent pas participer à la décision concernant l’implantation. Elle autorise l’Etat à approuver le lieu sans obligation de consultation de la population. Ce type de loi, qui en apparence est censée produire une situation de justice sans se limiter aux stricts raisonnements utilitaristes ne respecte pas l’autonomie de la population qui souhaite, si leur communauté est pressentie pour être un site d’implantation, participer au processus de décision. 567
566 (Notre traduction) « The residents consider themselves the victims of injustice from the state, despite the compensations provisions of the siting law, because that law denies them participation in the siting decision. The law specifies that the state shall approve a site, without requiring it to consult the host community », Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p. 175.
567 (Notre traduction) « Local residents still, however, still considered the law unjust, because it denied them participation in the siting decision. It authorized the state to approve a site without requiring it to consult the host community. This type of law, while apparently designed to produce a situation of fairness not addressed by pure utilitarian considerations, does not respect the autonomy of people who, if their community is a candidate for a site, want to participate in the
227
Young défend le fait que les questions concernant les modalités du processus
de prise de décision (qui prend part à la décision ? qui en est exclu ?) relèvent
des questions de justice :
Je soutiens que les procédures et les principes de prise de décision devraient être des questions principales de justice. A l’intérieur de cet ensemble de règles, un principe d’auto-détermination devrait être conçu comme un premier principe de justice568.
Or, ces interrogations de justice participative ne sont pas abordées par les
approches distributives, qui se focalisent sur les enjeux de redistribution. Certes,
certains travaux ont permis de mettre en lumière la corrélation spatiale entre la
pauvreté, les minorités et l’implantation des sites de traitement des déchets, ce
qui a permis de rectifier, par un système de compensations, les inégalités liées
aux choix des sites d’implantation des usines de traitement des déchets. Mais,
soutient Young, cette approche est insuffisante dans la mesure où cela ne permet
pas d’appréhender les questions de participation et de prise de décision comme
des questions de justice.
Le mode de raisonnement distributif considère que les risques, les bénéfices et les responsabilités devraient être répartis entre les entreprises privées, le corps législatif de l’Etat, les agences environnementales étatiques, les gouvernements municipaux et les simples citoyens. Le processus d’installation qui se concentre sur l’équité distributive tend à supposer que le statut des agences fédérales leur donne le pouvoir de décider de la localisation de telles installations, les municipalités étant seulement interrogées sur les implications de redistribution. En prenant ces aspects pour acquis, ces processus excluent d’emblée toutes les possibilités qui pourraient être envisagées en amont du raisonnement formel.569
siting process », Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p.85.
568 (Notre traduction) « I argue that decision making procedures and principles should be central questions of justice. Within such a set of questions, a principle of self-determination should function as a prima facie principle of justice », Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p. 171.
569 (Notre traduction) “Distributive oriented mode of reasoning considers what risks, benefits, and responsibilities should be distributed among private firms, the state legislature, state environmental agencies, municipal governments, and private citizens. Siting processes that focus on distributive equity tend to assume that the state of federal agencies have the authority to decide the localisation of such facilities and only then ask the municipalities about the distributive implications. By taking these agents as given, such processes exclude any possibilities before
228
Certes, l’approche distributive permet de mettre en lumière et d’aborder un
certain nombre de problèmes, comme l’inégale répartition des risques
environnementaux et les injustices liées à cette inégale répartition (ce que ne
permettaient pas les justifications utilitaristes). Cependant, l’approche distributive
n’est pas encore suffisante pour traiter les injustices engendrées par la gestion
des déchets issus des sociétés industrielles puisqu’elle ne s’attache pas aborder
les questions de prise de décision comme des questions de justice et à
déterminer quelles seraient les procédures de prise de décision les plus justes.
Mais, les questions de justice ne sont-elles pas habituellement circonscrites aux
questions de redistribution des biens sociaux ? Pourquoi le questionnement de
Young est-il légitime ? En quoi les mécanismes de prise de décisions seraient-
ils des problèmes relatifs à la justice ? Young montre que les questions liées aux
processus de décisions devraient être considérées comme des enjeux de justice
mais ne le sont pas, en raison de la nature même de la justice distributive. C’est
la raison pour laquelle elle s’attache à remettre en cause cette approche. Pour
cela, elle met en avant le fait que les institutions, les modalités et les structures
de prise de décision ne sont pas considérées comme étant des problèmes de
justice parce que la majorité des théories de la justice distributive s’élaborent d’un
point de vue universel et abstrait : « Les philosophes avancent généralement
qu’une conception de la justice devrait être envisagée indépendamment des
circonstances ou des habitudes sociales et historiques particulières, ce qui est
une condition nécessaire d’objectivité »570. Or, pour Young, un tel niveau
d’abstraction ne permet justement pas aux théories de la justice distributive de
prendre en compte la question du pouvoir et des rapports de force qui prennent
place dans les instances de décision et qui posent des problèmes de justice.
L’orientation distributive de la plupart des théories modernes de la justice provient du fait que la philosophie politique moderne suppose que philosopher s’effectue d’un point de vue universel qui transcende les intérêts particuliers (…) L’universalité et la neutralité présumée depuis
explicit reasoning begins”, Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p.86.
570 « Philosophers generally stipulate that a conception of justice should be held independently of particular social or historical circumstances, or practices, as a necessary condition for objectivity », Iris Marion Young, "Toward a Critical Theory of Justice", Social Theory and Practice, Fall, 1981, p. 291.
229
lesquelles s’effectue le raisonnement politique dans ces théories rend injustifiée toute interrogation au sujet d’une procédure alternative de prise de décision571.
Les structures institutionnelles et les structures de prise de décision ne peuvent,
en effet, devenir des enjeux de justice qu’à partir du moment où de possibles
intérêts conflictuels viennent biaiser les modalités de prise de décision. Or, un tel
phénomène ne peut pas être pris en compte dans une théorie de la justice qui se
place d’un point de vue neutre et universel et qui, par conséquent, transcende
les positions et les intérêts particuliers impliqués dans la prise de décision. Cette
idée, souligne Young, provient de la façon dont on considère habituellement l’Etat
et le rôle qu’on lui assigne : « la discussion politique dans nos sociétés affirme
souvent que l’Etat est dans une position d’un arbitre neutre qui transcende les
intérêts particuliers »572. Par conséquent, même si un problème social implique
divers intérêts particuliers susceptibles d’entrer en conflit, l’Etat est le mieux situé
pour prendre une décision dans la mesure où il est considéré comme étant
désintéressé, objectif et capable de prendre en compte, équitablement, tous les
points de vue concernant un problème posé. Néanmoins, pour Young, cette
représentation d’un Etat neutre, désintéressé et objectif, aussi forte et présente
qu’elle soit dans nos sociétés, doit être remise en question, d’une part, parce que
les populations en ont une toute autre conception (comme dans le cas des
implantations conflictuelles de site de traitement de déchets) et, d’autre part,
parce qu’il est erroné de penser qu’un Etat puisse être totalement neutre.
Dans un cas comme celui de l’implantation d’une infrastructure, où le conflit oppose surtout les intérêts d’une entreprise à ceux de résidents locaux affectés par ses opérations, les citoyens sont rarement persuadés que l’Etat est neutre et impartial. Ils se retrouvent eux-mêmes à lutter contre l’Etat qu’ils considèrent représenter des intérêts autres que les leurs (…) En général, l’Etat a tout intérêt à attirer les entreprises sur son territoire et à mettre en place des conditions favorables à leurs bons fonctionnements. De surcroît, l’Etat n’est pas impartial, dans le cas de Warren, et empêche
571 (Notre traduction) « The distribution orientation of most modern philosophical theories of justice has a major root in the assumption of most modern political philosophy that philosophizing can take place from a universal point of view that transcends the particular interests (…) the assumed neutrality and universality from which political reasoning takes place in such theories renders questioning the justice of alternative decision-making procedures unnecessary », Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p. 177.
572 (Notre traduction) « Political discussion in our society often assumes that the state stands in this position of the neutral arbiter transcending all particular interests », ibid., p. 178.
230
de considérer le problème de l’implantation d’une façon qui donne un poids égal aux intérêts des résidents locaux 573.
Cette représentation de l’Etat provient en partie, selon Young, de fait qu’en
philosophie, la réflexion sur la justice est pensée comme devant s’élaborer d’un
point de vue neutre qui transcende les intérêts particuliers. Or, maintenir cette
position de neutralité philosophique entre justement en conflit avec l’exercice
démocratique574.
Un processus démocratique est inclusif non seulement parce qu’il inclut formellement, et de la même façon, tous les individus potentiellement affectés, mais aussi parce qu’il prend en compte les relations sociales qui différencient les individus, conditionnent leurs expériences, leurs opportunités et les connaissances de la société. 575
De plus, un tel raisonnement empêche de faire des mécanismes de prise de
décision un problème de justice : « La supposition que les décisions politiques
peuvent et doivent être faits d’un point de vue désintéressé rend superflu le fait
de se demander qui prend les décisions et selon quelles procédures »576. C’est
la raison pour laquelle, Young soutient qu’au lieu de vouloir transcender les
intérêts particuliers, par une structure considérée comme neutre, objective et
désintéressée, il conviendrait plutôt de partir du contexte afin de prendre en
compte les divers intérêts en présence et les différents points de vue en jeu lors
d’un conflit, comme le réclament nombres de mouvements sociaux qui
« affirment qu’il est important de souligner les différentes positions sociales, les
573 (Notre traduction) « In a case like the siting case, where the primary conflict opposes the interests of a corporation to those of local residents affected by its operations, citizens rarely believe for long that the state is neutral and impartial. They find themselves having to struggle with the state, which they perceive as representing interest other than theirs (…) In general, the state has a major interest in attracting large businesses within its borders and making the conditions of their operations favorable. Thus, the state has some bias, in a case like Warren siting case, against considering the siting question in a way that gives equal weight to the interest pf the local residents », ibid.
574 Michael Walzer, "Philosophy and democracy ", Political theory 9.3, 1981, p. 379-399.
575 (Notre traduction) « A democratic process is inclusive not simply by formally including all potentially affected individuals in the same way, but by attending to the social relations that differently position people and condition their experiences, opportunities, and knowledge of the society », Iris Marion Young, Democracy and Inclusion. New York, 2000, p. 83.
576 (Notre traduction) « For the assumption that policy decisions can and should be made from a disinterested point of view renders superfluous bringing up questions of who make decisions and by what procedures », Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p.180.
231
rapports de pouvoir et les appartenances culturelles présentes dans une
discussion et une prise de position politique qui vise à promouvoir plus de
justice »577. Envisagées dans cette perspective, les procédures de prise de
décision peuvent alors émerger comme des enjeux de justice578 :
Si nous reconnaissons que toutes les prises de décision sociales impliquent des intérêts particuliers, alors la question de savoir qui prend des décisions concernant les problèmes politiques devient un enjeu central de justice.579
Considérer les mécanismes et les procédures de prise de décision comme des
enjeux de justice permet, d’une part, de s’interroger sur le fait de savoir si ceux
qui sont concernés et affectés par les décisions ont eux-mêmes participé aux
processus de décision et choisi ce qui va les affecter et, d’autre part, de soutenir
que plus de participation démocratique aux processus de décisions ouvre sur
une démocratie plus inclusive et permet d’aboutir à des situations plus justes. En
effet, si lors de la discussion tout le monde peut parler, faire des propositions et
contredire certains points de vue, et cela en tout liberté, alors les participants à
la discussion seront en mesure de dresser collectivement un plus large panel des
sources du problème qu’ils tentent de résoudre : « leur sagesse critique collective
les rend capables d’atteindre un jugement qui n’est pas seulement juste d’un
point de vie normatif, par principe, mais fiable à la fois empiriquement et
théoriquement »580. La solution sera donc plus juste dans la mesure où elle
s’appuie sur un savoir social local qui est indispensable dans le cas des
problèmes de justice environnementale. Il existe peu de données scientifiques
disponibles permettant d’attester des inégalités environnementales. Pourtant, si
577 Iris M. Young, Democracy and Inclusion, op.cit., p. 81.
578 Ces questions ne peuvent pas, pour Young, être abordées, comme elles le sont habituellement, comme des questions de justice distributive, voir Young, Iris Marion, “Toward a critical theory of justice”, Social Theory and Practice, Fall 1981, p. 279-302.
579 (Notre traduction) “If we recognize that all social decision making involves particular interests, and that no position within society can transcend all particular interests, then the issue of who should decide policy issue becomes a paramount issue of justice”, Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p. 180.
580 (Notre traduction) « their collective critical wisdom thus enables them to reach a judgement that is not only normatively right in principle, but also empirically and theoretically sound », Iris M. Young, Democracy and Inclusion, op.cit., p. 31.
232
la science ne sait pas caractériser les inégalités environnementales et, plus
précisément, celles liées à la gestion des déchets, les victimes, elles, détiennent
un savoir581. C’est d’ailleurs leurs témoignages, et même le développement de
leurs maladies, qui sert souvent de révélateur à ces inégalités, lorsqu’elles
s’organisent collectivement pour faire reconnaitre leur maladie et l’injustice dont
elles pensent être victimes. Le travail de reconnaissance et de repérage de ces
inégalités peut s’appuyer sur des sources d’information locales,
communautaires, des connaissances empiriques et inductives. C’est la
conviction d’un certain nombre de chercheurs américains, qui se sont tournés
vers l’étude des connaissances profanes développées à propos des inégalités
environnementales. Les travaux de Nelta Edwards582 sur la contamination de la
communauté Inupiat en Alaska par des essais de traçabilité radioactive sur des
sédiments sont, à cet égard, très intéressants. Il montre comment une petite
communauté de 600 habitants, établie à Point Hope, en se rendant compte d’un
problème de contamination (atteinte de la faune, augmentation des cancers) et
en exprimant publiquement ses craintes (sans pour autant connaître l’origine du
problème) permet de mettre en avant le fait qu’elle est victime d’une injustice
environnementale en fournissant elles-mêmes des éléments permettant de
caractériser cette injustice583.
581 Cyria Emelianoff, « Connaître ou reconnaître les inégalités environnementales ? », op.cit., p. 35-43.
582 Nelta Edwards, « Radiation, tobacco, and illness in Point Hope, Alaska : Approaches to the “facts” in contaminated communities », dans ADAMSON Joni, The environmental justice reader : politics, poetics, & pedagogy, Tucson : University of Arizona Press, 2005, p.105-124, cité par Cyria Emelianoff, « Connaître ou reconnaître les inégalités environnementales ? », op.cit., p. 42.
583 « Deux études épidémiologiques conduites par l’agence publique de santé à la fin des années 1980 concluent à un taux de cancer égal à la moyenne fédérale. Une autre études médicale, en réponse à l’insatisfaction de la communauté, établit un pourcentage de cancer plus enlevé de 38 % mais une absence de signification statistique de ce chiffre, l’échantillon de population étant trop réduit. Ce n’est qu’en 1992 qu’un historien découvre le site contaminé et en avertit la communauté amérindienne. Les responsables politiques soutiennent alors l’innocuité des essais et l’absence de lien avec les problèmes sanitaires identifiés. Face à ce nouveau déni, la communauté parvient à commanditer une autre étude, dont l’épidémiologiste réinterroge les données sanitaires en utilisant d’autres méthodes, en consultant les populations sur le choix des données à prendre en considération. La contamination est mise en évidence lorsqu’on compare l’état de santé de l’échantillon de population présente sur le site en 1962 (et non celle qui y vit actuellement) non seule- ment avec les moyennes nationales mais aussi avec celles des villages améridiens caractérisés par le même mode de vie », Cyria Emelianoff, « Connaître ou reconnaître les inégalités environnementales ? », op.cit., p. 42.
233
La reconnaissance de ce savoir fondé sur les lieux (place-based knowledge), très attentif à la transformation des corps, des milieux, de la faune ou de la flore, de l’hydrographie ou du micro-climat, est au cœur de nombreuses approches dans la littérature nord-américaine consacrée à la justice environnementale. Elle n’est pas seulement pertinente pour les populations indigènes vivant dans une proximité étroite au milieu, mais peut être un levier important pour la connaissance des problèmes de santé environnementale peu investis par la recherche.584
Jason Corburn585 met ainsi en avant l’apport de cette « science de la rue » (street
science) pour la connaissance et la reconnaissance des inégalités
environnementales. Il montre dans quelle mesure la prise en considération des
observations de la communauté affectée, la reconnaissance de ce savoir fondé
sur les lieux (place-based knowledge) permet de parvenir à une meilleure
compréhension du problème. Si l’observation communautaire ne remplace pas
l’observation scientifique, elle permet cependant de révéler certaines inégalités.
Cela requiert une écoute, de la part des pouvoirs publics et des scientifiques,
pour prendre au sérieux cette inégalité vécue afin que les inégalités soient
réenvisagées. Comme les populations ou les communautés ont développé au fil
du temps des connaissances sur des problèmes environnementaux, cette prise
en compte des connaissances sociales locales, dans le processus participatif de
prise de décision, soutenue par Young, semble donc nécessaire pour permettre
une meilleure caractérisation des injustices environnementales liées à la gestion
des déchets.
L’analyse conjointe des revendications des mouvements de la justice
environnementale et les réflexions développées par David Schlosberg à ce sujet,
va nous permettre d’étudier, plus en détails, les questions de justice procédurale
liées à la gestion des déchets et aux problèmes environnementaux qu’elle
soulève, afin de déterminer plus précisément les types d’injustices et leurs
caractéristiques. Si les militants pour la justice environnementale se sont, au
début du mouvement, concentrés sur l’inégale répartition des risques
584 Cyria Emelianoff, « Connaître ou reconnaître les inégalités environnementales ? », op.cit., p.42.
585 Jason Corburn, Street Science : Community Knowledge and Environmental Health Justice, Cambridge, MIT Press, 2005.
234
environnementaux afin d’en démontrer l’injustice compte tenu des
discriminations à l’œuvre dans l’implantation des sites de traitement de déchets,
leurs revendications, pour plus de justice, concernaient également la question de
leur prise en compte dans les processus de décision. Le travail de Schlosberg a
permis de mettre en exergue cette dimension, ce qui, par rebond, permet
d’interroger, et de mieux définir, ce que désigne le terme de justice lorsqu’on
parle d’injustices environnementales.
Alors que la justice distributive – qui obtient quoi de l’environnement – a certainement été la principale façon de caractériser les revendications des militants de la justice environnementale, il y a toujours eu, spécifiquement aux Etats-Unis, une forte dimension de justice participative dans la présentation des principes et les objectifs de la justice environnementale. Les travaux de David Schlosberg (2002, 2004, 2007) ont tout particulièrement influencé le fait, d’une part, d’intégrer différentes perspectives théoriques au sein d’une compréhension plurielle de la justice environnementale et, d’autre part, de mettre en exergue que les questions de procédure et de reconnaissance sont les aspects incontournables des discours de la justice environnementale. 586
5.2. Gestion des déchets, justice environnementale et prise de décision
Dans un premier temps, il s’agit d’analyser, en s’appuyant sur les
revendications du mouvement pour la justice environnementale et les travaux de
David Schlosberg, les problèmes de justice soulevés, de façon générale, par les
enjeux environnementaux. Cette analyse permet de mettre en lumière que les
problèmes de justice environnementale ne sont pas réductibles aux schémas de
la justice distributive. Pour rendre compte des injustices environnementales, il
convient d’adopter une vision culturelle des inégalités écologiques afin que soit
586 (Notre traduction) « While distributional justice — who gets what in the environment — has undoubtedly been the dominant mode of representing the claims of environmental justice activists, particularly in the USA, there has always been a strong procedural justice dimension to stated environmental justice principles and objectives (…) He work of David Schlosberg (2002, 2004, 2007) has been particularly influential in integrating different theoretical perspectives into a plural understanding of environmental justice and demonstrating how both procedure and recognition1 are evident components of environment justice discourses”, Gordon Walker, “Beyond Distribution and Proximity : Exploring the Multiple Spatialities of Environmental Justice”, Antipode 41, n°4, 2009, p. 614-36.
235
prise en compte la dimension culturelle du rapport à l’environnement et, par
conséquent, la différence sociale d’exposition aux risques environnementaux.
Compte tenu de la dimension environnementale des revendications culturelles, il
s’agit, ensuite, de démontrer que le schéma distributif habituellement proposé est
à remettre en question. En effet, la communauté au sein de laquelle intervient la
distribution ne va pas de soi, elle est à (re)définir dans la mesure où certains
individus et certaines populations sont exclus des processus de participation en
raison d’un manque de reconnaissance. La demande de reconnaissance
culturelle des militants pour la justice environnementale s’articule à celle de la
redistribution (une meilleure reconnaissance permet une meilleure redistribution)
et à celle de la participation (une meilleure redistribution est rendue possible par
une participation plus juste). Nous souhaitons montrer que la problématique de
la justice environnementale s’émancipe des schémas distributifs pour s’orienter
vers une vision culturelle des inégalités écologiques. Dans cette perspective, le
concept de justice, en jeu dans la justice environnementale, se comprend
simultanément comme redistribution, reconnaissance et participation.
A. L’apport des mouvements pour la justice environnementale
David Schlosberg, en s’appuyant sur une analyse des revendications du
mouvement pour la justice environnementale, remet en question la définition,
communément admise, de la justice environnementale parce qu’elle ne rend pas
en compte de l’étendue de ce que signifie le terme de « justice » de la justice
environnementale. Schlosberg engage sa réflexion en se posant la question
suivante : que désigne le concept de « justice » dans la notion de justice
environnementale ?
Alors que récemment les appels à la “justice environnementale” n’ont cessé de se multiplier, peu d’attention a été portée sur le fait de savoir à quoi renvoie exactement le terme de “justice” de la justice environnementale (…) De nombreux universitaires en théorie politique environnementale ont tenté de définir la justice environnementale. Mais je pense que, compte tenu des revendications du mouvement et des innovations théoriques de certains chercheurs en justice sociale, la plupart des théories de la justice sont, à
236
ce jour, inadéquates 587.
Schlosberg rappelle que la justice environnementale est composée à la fois d’une
branche académique et d’une branche militante. Pour lui, ne pas faire cette
distinction c’est, d’une part, occulter le fait que ce qu’entendent respectivement
les deux branches par la notion de « justice » puisse être différent et, c’est,
d’autre part, ignorer le fait que le rapport entre les deux branches puisse être un
enjeu essentiel pour les réflexions et la construction d’une théorie de la justice
environnementale plus pertinente. Si pour le champ académique, la définition de
la justice environnementale est essentiellement une question de justice
distributive, pour les militants de la justice environnementale, ce qui est
important, ce n'est pas uniquement la question de la juste répartition des
ressources environnementales et des pollutions, mais l’attention portée à la
diversité des individus et des communautés touchés par cette répartition.
Dans un premier temps, il s’agit donc de montrer, avec David Schlosberg, que,
contrairement à la majorité des textes théoriques sur la justice environnementale
qui traitent la question comme relevant du domaine de la justice distributive, le
mouvement pour la justice environnementale permet de comprendre
différemment la notion de justice en jeu dans le terme de justice
environnementale. En effet, par justice, les tenants du mouvement pour la justice
environnementale revendiquent la diversité des rapports à la nature et, de
surcroît, une plus juste attention portée aux différences culturelles dans la
réflexion sur l’environnement. Cependant, si le mouvement pour la justice
environnementale, en dénonçant le fait que certaines communautés culturelles
et minorités ethniques sont plus touchées que d’autres par les problèmes
environnementaux, luttent pour la reconnaissance, leurs revendications ne se
focalisent cependant pas sur l’aspect identitaire de la reconnaissance. En effet,
587 (Notre traduction) « While calls for “environmental justice” have grown recently, very little attention has been paid to exactly what the “justice” of environmental justice refers to (…) Defining environmental justice has been attempted by numerous academics in environmental political theory. But my argument here is that given movement demands, and the theoretical innovations of some social justice theorists, most theories of environmental justice, are, to date, inadequate », David Schlosberg, Defining environmental justice: theories, movements, and nature. Oxford UK, Oxford University Press, 2007, p. 517.
237
ces revendications de reconnaissance s'articulent avec la question de la
représentation politique (qui compte ? qui décide ?) et ouvrent alors la voie à une
définition de la justice environnementale qui ne peut simplement être comprise
comme une juste répartition des bénéfices et des dommages environnementaux.
a. La diversité culturelle des rapports à l’environnement et
l’exposition aux risques socialement différencié
Il est généralement question d’un mouvement pour la justice
environnementale mais il existe, en réalité, une très grande variété de
mouvements qui s’organisent en fonction, et autour, des problèmes
environnementaux qu’ils dénoncent : problèmes de santé liés à la pollution,
scandale de l’amiante, question des réfugiés climatiques, question des
populations indigènes déplacées au nom de la préservation des espaces
sauvages (ou wilderness), lutte contre les OGM (etc.). Mais, malgré la diversité
des mouvements pour la justice environnementale, nous pouvons parler « du »
mouvement de justice environnementale parce que les différents tenants du
mouvement ont une revendication commune, celle d’une plus grande attention
portée à la question « qui ? » au sein de la problématique environnementale.
Cette question a été mise de côté par l’environnementalisme classique,
notamment parce qu’en donnant (et en prenant pour acquise) une définition
unique de l’environnement (une nature extérieure), la diversité des rapports à
l’environnement a été occultée. La question « qui ? » ne se pose alors pas
puisqu’il n’existe qu’une seule nature et un seul rapport possible à cette dernière.
Pour réenvisager la manière dont nous définissons la nature, les militants pour
la justice environnementale considèrent qu’il faut porter une attention précise à
la manière dont les différents groupes de population envisagent leur relation à la
nature et aux environnements dans lesquels ils vivent. L’idée de la « nature
comme communauté » qu’ils revendiquent va de pair avec l’idée qu’il n’existe pas
qu’une seule nature mais bien divers rapports culturels à la nature. Ainsi, la
question de la répartition des problèmes environnementaux doit être envisagée
sous un autre angle. Si, effectivement, les problèmes environnementaux sont
238
inégalement répartis sur l’ensemble du globe, et qu’il revient à la justice
environnementale de penser les modalités d’une juste
(re)distribution/compensation, pour les militants de la justice environnementale,
le fait qu’il existe différentes manières d’être impacté par un même problème
environnemental doit être pris en compte. Il est donc délicat d’appliquer un critère
unique pour établir les effets négatifs d’un problème environnemental et les coûts
nécessaires pour y remédier. Les théories classiques de la justice distributive, en
ne prenant pas en compte cette diversité culturelle, trouvent leurs limites. Pour
illustrer la pluralité des vécus d’un même problème environnement, Schlosberg
prend l’exemple d’une rivière polluée :
La Willamette River, qui coule près de mon ancienne maison dans l’ouest de l’Oregon prend sa source dans l’une des étendues d’eau les plus pures du monde. Lorsqu’elle s’écoule dans le Pacifique, après avoir rejoint la Colombie, elle est devenue l’une des rivières les plus cancérigènes des Etats-Unis. Cette pollution, aussi étrange que cela puisse paraître, n’est pas un fait objectif ; elle est vécue différemment selon les situations. Les récents immigrés asiatiques de Portland qui pêchent pour se nourrir vivent à la fois la pollution et les mesures environnementales d’une façon particulière. Le risque est vécu encore différemment par les parents dont les enfants nagent et jouent dans la rivière en aval d’une papeterie qui crache des dioxines et des toxines dans ce même cours d’eau. Ces expériences diffèrent encore du biologiste qui étudient les déformations squelettiques des poissons (…). La pollution sera aussi comprise et vécue différemment par un lobbyiste d’une grande organisation environnementale qui rédige un compromis pour modifier le Clean Water Act.588
Des individus atteints par un même risque ou un même problème
environnemental peuvent, par conséquent, en souffrir différemment selon leur
appartenance culturelle. Pour reprendre l’exemple de Schlosberg, certaines
habitudes alimentaires, comme celle de la consommation de poisson, font que
certains groupes ethniques (comme les récents immigrés asiatiques de Portland)
seront plus touchés que d’autres par la pollution de la rivière et la contamination
du poisson, parce que, du fait de leurs habitudes, ils mangent plus de poisson
que d’autres individus ou d’autres communautés. L’approche culturelle
revendiquée par le mouvement de la justice environnementale fait donc
588 David Schlosberg, Environmental Justice and the New Pluralism: The Challenge of Difference for Environmentalism, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 8.
239
apparaître un problème de reconnaissance que l’approche purement distributive
méconnaît.
Pour les tenants du mouvement de la justice environnementale, loin d’être
simplement une discrimination économique589, les inégalités environnementales
visent plus particulièrement, les populations de couleur et les minorités ethniques
comme l’atteste le cas de l’implantation d’un site de traitement de déchets
toxiques en 1982 en Caroline du Nord. Contestant le projet, les communautés se
sont réunies et ont fait barrière de leur corps pour empêcher des camions de
déverser des boues toxiques, chargées en PCB, dans une décharge proche de
leur lieu d’habitation. Suite à cet épisode, de nombreuses études ont été
publiées. Elles ont mis en avant que les communautés de minorités raciales aux
Etats-Unis étaient effectivement ciblées de manière disproportionnée pour les
contaminations dues aux déchets toxiques. Le rapport « Déchets toxiques et race
aux Etats Unis », publié en 1987, établit qu’effectivement « les gens de couleur
encouraient un risque disproportionné concernant la santé de leurs familles et la
pollution de leurs environnements : 60% des communautés afro-américaines et
originaire d’Amérique latine, et plus de 50% des communautés originaires des
îles du Pacifique et d’Amérindiens vivaient dans des zones comportant un ou
plusieurs sites de déchets toxiques non contrôlés »590.
Bien que l’on puisse effectivement les distinguer, il n’est pas forcément fructueux,
de s’attarder à savoir si le phénomène est simplement dû à une discrimination
économique ou si les inégalités environnementales visent, plus particulièrement,
les populations de couleur et les minorités ethniques. Les deux peuvent se
cumuler ; en effet, il est possible d’être pauvre et de faire partie d’une minorité
589 “The antitoxics movement” dénonce, en effet, le fait que ce sont généralement les plus défavorisés qui sont régulièrement les plus touchés par les problèmes environnementaux, dans la mesure où mes logements coûtent moins chers dans les environnements les plus pollués (usines, dépôts de déchets). De plus, le choix d’installer une activité polluante ou enfouir des déchets sont souvent orientés vers les quartiers dont les habitants défavorisés auront moins les moyens de se défendre ou que l’on pourra soumettre à un chantage (emploi contre pollution) voir Szasz, Ecopopulism : Toxic Wastes and the Movement for Environmental Justice, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994 ; Kenneth Gould, Allan Schnaiberg et Adam Weinberg, Local Environmental Struggles : Citizens Activism in the Treadmill of Production, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
590 “Toxic Waste and Race in the United States”, op.cit.
240
ethnique, ce qui est malheureusement souvent le cas. La controverse, qui
consiste à savoir s’il s’agit d’une discrimination économique ou d’une
discrimination raciale, voire d’un racisme environnemental, semble inappropriée :
Pourquoi vouloir départager des facteurs qui sont souvent cumulés ? La réponse donnée est que les inégalités socioéconomiques peuvent être attribuée à des mécanismes de marché, alors que les inégalités raciales résultent de discriminations qui peuvent être intentionnelles (et comme telles condamnables) (…) Cependant, on ne voit pas très bien pourquoi il faudrait accepter tout ce qui vient du marché sans essayer d’e combattre au moins les conséquences nocives et notoirement injustes : par exemple, que des populations socio-économiquement défavorisées soient plus exposées à habiter dans des quartiers à l’environnement délabré, ou moins à même de s’opposer à des projets d’implantations de dépôts toxiques, dans leur zone de résidence.591
C’est dans cette perspective que les plus défavorisés, ainsi que les minorités
ethniques, attirent simultanément l’attention sur le fait qu’ils sont plus touchés
que d’autres par les problèmes environnementaux et qu’il est nécessaire de
reconnaître ce phénomène discriminatoire. Qu’ils dénoncent le fait que les
inégalités environnementales reflètent les inégalités socio-culturelles ou qu’ils
dénoncent un mécanisme de racisme environnemental, les deux courants
invitent à la prise en compte de la question « qui ? » et appellent à porter une
plus grande attention aux différences culturelles dans la réflexion sur la justice
environnementale qu’une approche purement distributive occulte. Ainsi, s’il est
indispensable que soit envisagée une plus juste répartition des ressources
environnementales et des pollutions, cela ne peut se faire sans la
reconnaissance des identités culturelles et la prise en compte des différences
socio-économiques.
Mais, la nécessité de cette reconnaissance ne comporte-t-elle pas une certaine
contradiction ? En effet, en voulant valoriser les identités/ communautés
culturelles et faire reconnaître leur spécificité, le mouvement pour la justice
environnementale ne risque-t-il pas de tomber dans le dilemme redistribution vs
591 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, op.cit., p. 315.
241
reconnaissance formulé par Nancy Fraser 592 ? Le dilemme qu’elle formule est
celui qui consiste à vouloir, à la fois, valoriser les identités culturelles méprisées
et lutter pour faire disparaître les injustices environnementales et donc les
différences. Pour mettre en lumière ce dilemme, Fraser s’attache à analyser les
revendications de reconnaissance et les revendications de distribution ainsi que
leurs liens :
Quels liens existent-ils entre les revendications de reconnaissance, visant à remédier aux injustices culturelles, et les revendications de distribution, visant à redresser les injustices économiques ? Et quelles sortes d’interférences peuvent se produire quand ses revendications surgissent simultanément ? 593
Elle montre que les revendications tendent à attirer l’attention sur la spécificité
présumée d’un groupe et tendent donc à promouvoir la différenciation entre les
groupes. A l’inverse, les revendications de redistribution réclament
souvent l’abolition des dispositifs économiques qui constituent le soubassement
de la spécificité d’un groupe et tendent alors à promouvoir l’indifférenciation entre
les groupes. Son analyse la conduit à formuler un dilemme complexe qu’elle
intitule « dilemme de redistribution/reconnaissance » et qu’elle définit ainsi :
Les personnes qui sont objets simultanément d’injustice culturelle et d’injustice économique ont besoin à la fois de reconnaissance et de redistribution ; elles ont besoin à la fois de revendiquer et de nier leur spécificité. Comment résoudre ce problème ?594
Toute la difficulté exposée dans ce dilemme réside dans le fait que les
revendications de reconnaissance et que les revendications de redistribution
semblent viser des buts opposés. Les deux types de revendications paraissent
donc entrer en tension l’une par rapport à l’autre et peuvent conduire à se nuire
mutuellement. Nous voudrions montrer que le mouvement pour la justice
592 Nancy Fraser, Qu'est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2011 ; Nancy Fraser, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance”, Revue du MAUSS, 2004, n°1, p. 152-164.
593 Ibid., p. 20.
594 Ibid., p. 21.
242
environnementale évite justement cet écueil. Si le mouvement pour la justice
environnementale n’aboutit pas à une forme de cristallisation autour de la
question de la reconnaissance des communautés culturelles méprisées par la
culture dominante – comme c’est le cas pour les tenants du modèle identitaire595
– c’est justement parce que le mouvement n’évince pas la question de la
redistribution égalitaire au profit de celle de la reconnaissance. S’il y a demande
de reconnaissance des différences culturelles, c’est à chaque fois pour l’articuler
aux problèmes des inégalités environnementales et à question de la justice :
La justice ne requiert pas simplement de saisir une distribution injuste et un manque de reconnaissance, mais essentiellement, de comprendre la façon dont les deux sont liés dans les processus politiques et sociaux. Je soutiens ici que le mouvement pour la justice environnementale représente un tel projet.596
b. De la demande de reconnaissance à la demande d’une « parité
de participation »
Nous voudrions montrer que le mouvement pour la justice environnementale
n’aboutit pas à une forme de cristallisation autour de la question de la
reconnaissance des communautés culturelles méprisées par la culture
dominante parce que le mouvement n’évince pas la question de la redistribution
égalitaire au profit de celle de la reconnaissance. S’il y a demande de
reconnaissance des différences culturelles, c’est à chaque fois pour l’articuler
aux problèmes des inégalités environnementales et à question de la justice.
Le premier sommet national des dirigeants d’organisations environnementales
de couleur qui s’est réuni à Washington, en octobre 1991, met en relief
595 Selon eux, appartenir à un groupe déprécié par la culture dominante, c’est subir un déni de reconnaissance, connaître une relation déformée à soi-même. Transportée au niveau politique, ce modèle incite, d’après Nancy Fraser à la réification de l’identité de groupe et à l’évincement de la redistribution.
596 (Notre traduction) “Justice requires not just an understanding of unjust distribution and lack of recognition, but importantly, of the way the two are tied together in political and social processes. My argument is that the environmental justice movement represents such a project”, David Schlosberg, "The justice of environmental justice: reconciling equity, recognition and participation in a political movement », in Andrew Light, Avner De-Shalit, Moral and political reasoning in environmental practice, op.cit., p.106.
243
l’importance pour les groupes environnementaux de gens de couleur de la
représentation par soi-même et du fait de parler en son nom propre. Les principes
de justice environnementale adoptés par ce Sommet incluent des demandes
telles que « le droit de participer à titre de partenaires égaux à tous les niveaux
de prise de décision notamment l’évaluation des besoins, la planification, la
réalisation, la mise en œuvre des décisions et leur évaluation », « le droit
fondamental à l’autodétermination politique, économique, culturelle et
environnementale de tous les peuples »597. Ces militants pour la justice
environnementale réclament le fait de pouvoir s’asseoir à la même table et de
participer à la discussion de laquelle ils sont la plupart exclus.
De même, les peuples indigènes n’insistent pas uniquement sur la
reconnaissance culturelle, mais aussi sur leurs droits démocratiques et leurs
droits à la participation qui viennent avec la reconnaissance. Ces deux aspects
sont, pour eux, « deux éléments inséparables de la justice »598. En 1992, une
réunion d’ONG sur la question des problèmes des populations indigènes a établi
une liste de besoins revendiqués par ces populations. Parmi ces besoins, il y
avait celui de l’attention portée aux compétences indigènes dans leur rapport à
la nature et celui de la représentation à divers niveaux du gouvernement599. Il
s’agit donc d’une question de reconnaissance mais en tant que celle-ci est liée à
la question de participation au processus de décision (« we speak for ourselves
»600). Dans ce cas, il est même envisageable de penser que plus de participation
597 « Principes de la justice environnementale », Toxic-Free Neighbourhoods, Community Planning Guide, San Diego, Environmental Health Coalition, 1993.
598 David Schlosberg, Defining environmental justice : theories, movements, and nature, op.cit., p. 527.
599 Voir Chris Kiefer, Benjamin Medea, « Solidarity with the third World : building an international environmental justice movement », in Richard Hofrichter, Toxic Struggles : The Theory and Practice of Environmental Justice, Philadelphia, New Society, 1993
600 Voir Dana Alston (dir.), We Speak for Ourselves : Social Justice, Race and Environment, Washington, Panos Institute, 1990.
244
apporterait plus de reconnaissance et de validité aux diverses manières
d’appréhender et d’évaluer la nature 601.
John Borrows, dans son article « Living between Water and Rocks : First Nations,
Environmental Planning and Democracy »602, montre que, pour les peuples
indigènes d’Amérique du Nord qui militent en faveur d’une justice
environnementale, la question de la reconnaissance s’articule également à celle
de la participation. Il prend pour exemple Cape Croker Indian Reserve (ou
Neyaashinigmiing) où habitent les Chippewas (of the Nawash First Nation). La
réserve est située dans une péninsule (Georgia Bay) entourée par les eaux du
lac Huron Ontario (Canada). Borrows évoque l’épisode de 1989 où les
propriétaires de la Hay Island – qui ne fait pas partie de la réserve mais que les
indiens ont l’autorisation d’utiliser puisqu’elle est située en continuité de la
réserve – ont voulu la transformer en une station touristique. Le projet était
soutenu par la mairie et la province. Or, les habitants de la réserve n’ont eu
connaissance du projet que lors de la réunion finale où le conseil provincial
approuvait le projet603. Ils ont alors dénoncé le fait que le plan de transformation
de Hay Island ne prenait pas en compte leur intérêt, qu’il y avait un sérieux
problème de représentation, dans la mesure où ils n’ont pas été consultés :
Beaucoup de personnes à Neyaashinigmiing ont l’impression que leurs intérêts ont été sérieusement bafoués dans le projet de Hay Island. Comme les membres du conseil de Neyaashinigmiing n’étaient pas impliqués dans
601 Cet argument soutenu par John Borrows, « Living between Water and Rocks : First Nations, Environmental Planning and Democracy », University of Toronto Law Journal, vol.47, pp. 417-68. Il montre que les habitants de la réserve soutiennent le fait que comme ils connaissent les subtilités du système aquatique de la zone, ils auraient été de bons conseils pour mieux envisager les impacts du projet de resort sur la faune aquatique : « Our people know the fish biology area, and are aware of the water system’s intricacies that support theses aquatic populations. The fishers of Neyaashinigmiing have specialized techniques specifically adapted to secure sustainable harvests in the freshwater limestone cliff formations, characterized by numerous caves and pockets of deep water”, John Borrows, « Living between Water and Rocks: First Nations, Environmental Planning and Democracy », University of Toronto Law Journal, vol. 47, 1997, p. 446.
602 John Borrows, « Living between Water and Rocks : First Nations, Environmental Planning and Democracy », University of Toronto Law Journal, vol.47, 1997, p. 417-468.
603 Il convient de souligner que Le problème spécifique des lois canadiennes est qu’en matière d’environnement, il s’agit de juridictions provinciales alors que la loi régissant les réserves des autochtones est une juridiction fédérale.
245
le développement du projet proposé, ils considèrent que le projet prend en compte leurs intérêts d’une façon erronée. 604
Les habitants de la réserve n’ont pas été conviés à la table des discussions, ni
inclus dans le processus de décision alors même qu’ils étaient concernés par le
projet – « Pour le Chef et le conseil : « il n’y a pas eu de négociations formelles
avec les Chippewas du Conseil de Nawash au sujet de l’accès au territoire »605.
Ils ont alors dénoncé le fait d’être victime d’une injustice pour n’avoir pas été
inclus dans le processus de décision.
Le déficit démocratique lié aux mécanismes de processus décisionnels est
également dénoncé, en 2009, par les opposants péruviens au projet minier
d’Islay dans la région d’Arequipa. Ce projet, du groupe minier Southern Peru
Copper Corporation, soutenu par le gouvernement péruvien, avait pour but
d’investir plus de neuf cent cinquante millions de dollars afin d’extraire du cuivre
à ciel ouvert sur une période de plus de vingt ans. Pour réaliser le projet, l’eau
des puits de la vallée du Rio Tambo devait être utilisée. Or, pour les habitants
de la région, ce projet allait affecter « la disponibilité de l’eau, ce qui limiterait la
production de riz, de canne à sucre et de paprika dans cette vallée »606. Comme
ce projet affectait particulièrement leurs activités productives et les ressources
naturelles, dont dépendent la vie et la survie locale, les habitants ont considéré
injuste d’avoir été exclus, en amont, du processus décisionnel concernant le
projet. En effet, seule une présentation publique du projet devait être présentée
en août 2009 dans le district de Cocachacra. Afin d’exprimer leur
mécontentement, les habitants se sont donc organisés en Front de défense de
l’environnement et des ressources naturelles et ont mise en place une
consultation publique, non reconnue par les instances compétences de l’Etat
604 (Notre traduction) « Many at Neyaashinigmiing feel that their interests have been seriously distorted in Hay island’s plan. Since the Council of Neyaashinigmiing was not involved in the development’s proposed design, they claim that the plan falsely represents their interests », John Borrows, « Living between Water and Rocks: First Nations, Environmental Planning and Democracy », op.cit., p. 434.
605 (Notre traduction) « According to the Chief and Council: « there have been no formal negotiations with the Chippewas of Nawash Council concerning Mainland access », ibid.
606 Joan Martínez Alier, L’ecologisme des pauvres, op.cit., p. 110.
246
dans la région (le Bureau national des processus électoraux et la Commission
nationale des élections), lors de laquelle, le rejet du projet minier a frôlé les 100%.
Ces différents exemples permettent de montrer que, pour les tenants du
mouvement de la justice environnementale, la revendication de reconnaissance
s’articule toujours, comme le souligne Schlosberg, à une revendication de
participation au processus de décision.
Les groupes de justice environnementale soutiennent que les injustices dont ils souffrent proviennent principalement d’un manque de prise en compte de l’Etat (souvent due à une non-reconnaissance ou une mauvaise reconnaissance). Cette demande de prise en compte n’est pas uniquement une demande de reconnaissance mais elle est aussi la revendication d’une meilleure participation locale, et d’une certaine influence, concernant les décisions environnementales.607
Le mouvement évite donc l’écueil du dilemme « redistribution vs
reconnaissance » formulé par Nancy Fraser. En effet, la question de la
reconnaissance n’est pas ici comprise comme une question de réalisation de soi
mais comme une question de justice.
La justice du mouvement pour la justice environnement dans les pratiques politiques incluse à la fois les notions d’équité, de reconnaissance et de participation. L’argument principal ici c’est que le mouvement pour la justice environnementale représente une intégration de ces différentes revendications dans un appel général à la justice.608
Les demandes de reconnaissance sont rarement distinctes des demandes de
participation. Pour ceux qui appellent à la justice sociale et environnementale
équité, reconnaissance et participation sont intrinsèquement liés. C’est la raison
pour laquelle les mécanismes de non-reconnaissance peuvent entrainer des
situations d’injustice où « des individus et des groupes se voient dénier le statut
de partenaires à part entière dans l’interaction sociale en conséquence de
607 (Notre traduction) « Basically, environmental justice groups argue that the injustices they suffer come from a lack of state oversight (often based in mis- or mal- recognition). The demand to counter this is not just a call for recognition, but also a call for more thorough and participatory local input into, and control over, environmental decisions », David Schlosberg, "The Justice of Environmental Justice: Reconciling Equity, Recognition, and Participation in a Political Movement”, op. cit., p. 93.
608 David Schlosberg, Defining environmental justice: theories, movements, and nature, op. cit., p. 527.
247
modèles institutionnalisés de valeurs culturelles à la construction desquels ils
n’ont pas participé sur un pied d’égalité et qui déprécient leurs caractéristiques
distinctives »609. Fraser désigne cette demande d’inclusion dans le processus de
décision par le concept de « parité de participation »610. Pour elle, la justice d’une
mesure ou d’une société est évaluée à l’aune « de la participation qu’elle rend
possible, de l’égalité qu’elle institue dans un « prendre part » à la construction
des modèles institutionnalisés de valeurs culturelles, à la délibération quant aux
règles de la redistribution, et plus largement, à toutes les activités sociales »611.
Cette reconnaissance politique permet aux membres de communauté de couleur
de lutter contre des politiques mises en place qui leur semblent discriminantes.
Un des exemples les plus connus concernant l’exigence de débats publics est
celui qui a impliqué la ville de Kettleman en 1991, en Californie. Un juge d’État
invoqua, suite à leurs revendications, l’impossibilité de l’implantation d’un
incinérateur de déchets toxiques parce que l’évaluation de l’impact
environnemental, rédigé en anglais, violait le droit de participation aux résidents
dont la majorité ne parlaient qu’espagnols612.
La demande de reconnaissance de la diversité culturelle au sein de la réflexion
environnementale est clairement orientée vers la question de la justice, et
n’évince donc pas la question de la redistribution au profit de celle de la
reconnaissance, puisque s’il y a demande de reconnaissance c’est pour
demander une parité de participation qui permet aux communautés qui sont
habituellement écartées des processus de décision de prendre part à la
discussion. Cette particularité du mouvement permet à David Schlosberg de dire
609 Nancy Fraser, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance », Revue du MAUSS, n°1, 2004, p. 158.
610 Nancy Fraser, “Rethinking the public sphere: a contribution to the critique of actually existing democracy”, Social Text, n°90, 25/26, 1990, p. 56-80.
611 Estelle Ferrarese, « Nancy Fraser ou la théorie du « prendre part » », La Vie des idées, 2015, p. 5.
612 Robert Melchior Figueroa, “Evaluating environmental justice claims”, in Joan Bauer (ed.) Forging environmentalism, justice, livehood and contests environments, New-York, Sharpe, 2006.
248
que ce dernier est unifié mais pas uniforme : « Unity without uniformity »613.
« Unifié » autour de sa revendication commune à plus de parité de participation
mais « pas uniforme » pour que soit entendue la diversité des injustices vécues,
les multiples formes qu’elles prennent et la variété des solutions qu’elles
requièrent.
Les militants pour la justice environnementale réclament les processus de prise de décisions qui encouragent la participation active la communauté, qui institutionnalisent la participation des citoyens, qui reconnaissent les savoirs communautaires et qui recourent à des échanges et des formats transculturels afin de faire en sorte que la participation reflète la diversité de la communauté.614
Cette analyse du mouvement pour la justice environnementale permet de mettre
en lumière les limites de la justice pour aborder les injustices environnementales.
Elle permet de réenvisager, par rebond, la notion de justice dans les travaux
académiques sur la justice environnementale afin de concevoir une théorie de la
justice environnementale qui prenne en compte une vision culturelle des
inégalités écologiques, ce que ne permet pas l’approche distributive. Dans ce
dialogue entre le champ académique et le mouvement pour la justice
environnementale, Schlosberg invite à envisager une théorie de la justice
environnementale qui puisse prendre en compte la conception de la « justice »
du mouvement pour la justice environnementale, où le concept de justice articule
différentes significations de la justice : justice comme redistribution, justice
comme reconnaissance et justice comme participation.
613 David Schlosberg, "Theorising environmental justice: the expanding sphere of a discourse", Environmental Politics 22, n°1, 2013, p. 37-55.
614 (Notre traduction) « Environmental justice activists call for policy-making procedures that encourage active community participation, institutionalize public participation, recognize community knowledge, and utilize cross-cultural formats and exchanges to enable the participation of as much diversity as exist in a community », David Schlosberg, Defining environmental justice : theories, movements, and nature, op.cit., p. 522.
249
c. Gestion des déchets et justice participative : le principe
d’auto-détermination (self-determination)
Nous venons de voir que le mouvement pour la justice environnementale
définit les injustices environnementales comme des injustices, à la fois, de
redistribution, de reconnaissance et de participation. Les questions de justice
environnementale ne peuvent pas être uniquement envisagées comme des
questions de justice distributive dans la mesure où les rapports à l’environnement
sont culturellement divers et l’exposition aux risques socialement différenciée.
S’il est indispensable que soit envisagée une plus juste répartition des
ressources environnementales et des pollutions, cela ne peut donc se faire sans
la reconnaissance des identités culturelles et la prise en compte des différences
socio-économiques. Cette demande de reconnaissance se conçoit, pour les
tenants du mouvement pour la justice environnementale, comme une question
de justice dans la mesure où elle s’articule à une demande d’inclusion dans le
processus de décision. Les injustices environnementales ne soulèveraient pas
uniquement des questions de justice distributive mais aussi des questions de
justice participative. Les injustices environnementales liées à la gestion des
déchets ne concerneraient donc pas seulement une mauvaise répartition des
risques environnementaux liés à l’implantation des sites de traitement de
déchets, mais le déni à certaines personnes de pouvoir « prendre part » à la
décision concernant l’implantation de ces sites. Les populations concernées par
les risques environnementaux liés à ces installations de traitement des déchets
devraient pouvoir faire partie des discussions et des différents processus de
décision afin d’être en mesure de décider par elles-mêmes, de façon autonome,
de l’évolution de l’environnement dans lequel elles vivent. C’est ce que Iris M.
Young désigne par le principe d’autodétermination :
Je le nomme principe d’autodétermination. Ce principe établit que les décisions sociales doivent être faites par ceux qui sont le plus affectés par les conséquences de cette décision, tant au regard des mesures qu’ils auront à prendre qu’au regard des effets que ces actions auront sur eux. Plus directement, l’autodétermination comme principe de justice provient de la valeur de l’autonomie. Le respect pour la personne morale et la
250
rationalité des individus n’existe pas tant que les individus ne peuvent pas déterminer les conditions de leurs propres vies et de leurs actions.615
Le principe d’autodétermination, loin de favoriser une logique « nimby », permet
d’envisager la question de l’implantation des sites de traitement des déchets
différemment. En effet, si une entreprise propose d’installer une usine de
traitement qui comporte peu voire pas de risques mais qu’elle est tout de même
refusée par une communauté, l’entreprise ne rencontrera pas de difficultés à
trouver une commune qui acceptera sa proposition dans la mesure où l’usine de
traitement de déchets ne présente pas de danger. En revanche, souligne Young,
si aucune commune ne souhaite avoir une telle usine à ses alentours, il faudra
alors considérer qu’une telle usine n’est pas une bonne solution pour traiter les
déchets. Le principe d’autodétermination appliquée à la gestion des déchets
permet de faire en sorte que la logique d’implantation des usines de traitement
ne soit plus imposée par l’industrie des déchets mais choisie au sein d’un
processus démocratique.
Les marchandises produites, les matériaux et les procédés utilisés pour les produire, les méthodes de collecte des déchets et des sous-produits employés sur place, sont toutes des décisions prises dans un cadre privé voire confidentiel par les entreprises de production. Une application cohérente du principe d’autodétermination comme principe de justice implique de soutenir que des décisions comme celles-ci, qui ont un impact colossal sur une large part de la population en dehors de ces entreprises, devraient être prise non pas de façon privée mais socialement et démocratiquement.616
Elaborer une gestion des déchets selon le principe d’autodétermination permet
d’éviter d’imposer un risque à des individus ou des communautés sans qu’ils
615 (Notre traduction) « I call that the principle of self-determination. Such a principle states that social decisions ought to be made by those most affected by the outcome of the decision, whether in terms of the actions they will have to take or in terms of the effects of the actions on them (…) Ore directly, self-determination as a principle of justice derives from the value of autonomy. Respect for the moral personhood and rationality of individuals is lacking unless they may determine the conditions of their lives and actions », Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p.180.
616 (Notre traduction) « The products that will be produced, the materials and processes that will be used to produce them, the methods of collecting wastes and by-products on site, are all decisions made privately and in some aspects secretly by producing enterprises. Consistent application of the principle of self-determination as a principle of justice might entail claiming that decisions such as these, which have enormous effect on a huge number of people outside those enterprises, should be socially and democratically, rather than privately, made », Iris M. Young, "Justice and hazardous waste", op.cit., p.182.
251
aient participé au processus de décision. Envisager la gestion des déchets selon
ce principe permet également d’aboutir à des situations plus justes dans la
mesure où, en participant aux processus de décisions, les populations
choisissent elles-mêmes, et de façon démocratique, ce qui va affecter ou non
l’environnement dans lequel elles habitent. Par ailleurs, cela les invite à engager
une réflexion sur les modes de traitement des déchets, ce qui ne pouvait pas être
envisagé dans les approches utilitaristes ou distributives. De plus, si un tel
principe ne permet pas d’apporter directement les solutions au problème de la
production massive de déchets, en revanche, il accorde la possibilité aux
citoyens de se réapproprier les enjeux liés à cette production de déchets et leur
permet d’envisager, éventuellement, d’autres pratiques de mise au rebut et des
traitements de déchets alternatifs.
Les processus d’implantation qui se concentrent sur la justice distributive tendent à soutenir que l’Etat ou les agences fédérales ont le pouvoir de décider de la localisation de telles infrastructures. En prenant ces présupposés pour acquis, ces processus excluent les nombreuses possibilités qui pourraient être envisagées avant que ne débute la réflexion officielle. Cela rend difficile pour les citoyens de considérer des méthodes alternatives de traitement des déchets, de se demander pourquoi tant de déchets sont produits en amont ou d’envisager des institutions qui permettraient à la communauté de superviser les éventuelles installations ou celles déjà existantes.617
Cependant, si certains mécanismes institutionnels (locaux, nationaux et
mondiaux) empêchent des populations de participer, à égalité, aux décisions
concernant l’environnement et qu’il convient donc de s’assurer plus d’inclusion
dans le processus décisionnel, le cadre au sein duquel s’exerce la participation
peut également soulever des problèmes de justice dans la mesure où il peut
exclure, en amont, un certain nombre d’individus, ce qui serait un obstacle majeur
à l’application du principe d’autodétermination de Young. Il s’agit, par
conséquent, de montrer que les questions de justice concernant la participation
617 (Notre traduction) « Siting processes that focus on distributive equity tend to assume that state or federal agencies have the authority to decide the location of such facilities, and only the ask the municipalities about the distributive implications. By taking these agents as given, such processes exclude many possibilities before explicit reasoning begins. This makes it difficult for citizens to consider alternative waste-management methods, to question why so much waste is produced in the first place, or, to envision institutions for community monitoring of existing or proposed facilities », Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p. 85.
252
concernent également celles du cadre d’après lequel la participation peut
s’effectuer, ce qui correspond à ce que Nancy Fraser nomme le problème du
« misframing » (ou mécadrage).
B. Le cadre des prises de décisions en question
a. Le concept de « misframing » ou de malcadrage
Nancy Fraser montre que le cadre au sein duquel se déroulent les luttes
pour la justice constitue aussi une des dimensions de la justice. S’il existe des
injustices liées à une mauvaise (re)distribution (what ?) et des injustices liées à
un manque de reconnaissance (who ?), dans son article « Reframing justice in a
globalizing world »618, elle montre que cette vision bidimensionnelle de la justice
n’est plus suffisante et qu’il est nécessaire de rajouter aux deux premières
dimensions de la justice – dimension économique de la distribution et dimension
culturelle de la reconnaissance – la dimension politique de la représentation.
Cette dimension est politique mais dans un sens plus spécifique et plus constitutif
que les deux autres puisqu’elle définit la scène sur laquelle vont se jouer les luttes
concernant les injustices de distribution et de reconnaissance. C’est cette
troisième sphère qui établit le critère d’appartenance sociale – « criteria of social
belonging » – et détermine, par conséquent, qui compte comme un membre de
la communauté politique. Cette sphère permet, selon elle, d’établir « qui est
inclus ou qui est exclu du cercle de ceux qui sont en droit d’avoir une juste
distribution et une reconnaissance réciproque. En établissant les règles de
décisions, la dimension politique établit aussi les procédures afin de résoudre les
conflits provenant à la fois de la dimension économique et culturelle : il nous ne
dit pas seulement qui peut ou ne peut pas faire des réclamations concernant la
redistribution et la reconnaissance, il nous dit aussi comment de telles
réclamations doivent être discutées et jugées »619.
618 Nancy Fraser, « Reframing Global Justice », New left review, vol. 36, 2005, p. 1-18.
619 Nancy Fraser, « Reframing Global Justice », op. cit., p. 12.
253
Cette troisième sphère, que Fraser désigne par le terme de « politique », est
donc directement en lien avec la question de la représentation. Néanmoins, cette
représentation s’entend à deux niveaux qui impliquent respectivement deux
façons de se demander si les relations de représentation sont justes. Dans un
premier sens, la représentation est une fonction de la constitution interne d’une
communauté politique qui établit les règles fondamentales de l’exercice légitime
du pouvoir. C’est ce que Fraser nomme la « représentation politique ordinaire ».
Ce niveau de représentation considère les frontières externes de la communauté
politique n’ont pas à être remises en question et s’attache à façonner les termes
dans lesquels les membres peuvent effectivement participer au débat public. Les
injustices liées à la représentation naissent, par conséquent, lorsque les règles
de décision dénient à des personnes qui sont en principe comptées comme des
membres de la communauté politique la chance d’y participer pleinement en tant
que pair (comme, par exemple, la parité sur les listes électorales). Dans le
deuxième sens, la représentation relève de l’organisation de l’espace politique
plus vaste au sein duquel s’inscrit la communauté politique. Ce qui est alors en
question c’est la définition des frontières et la délimitation de l’appartenance à la
communauté. Ce principe, que Fraser nomme « métapolitique », nous indique
qui est inclus et qui est exclu du cercle de ceux qui ont droit à une juste
distribution, à une reconnaissance réciproque et à des conditions équitables de
représentations au niveau de la politique ordinaire. A ce niveau, l’injustice de
représentation constitue ce que Fraser nomme un « malcadrage » (2010). Il y a
injustice lorsque les frontières d’une communauté politique sont dessinées d’une
manière qui prive, à tort, certaines personnes de la possibilité de participer aux
conflits autorisés sur la justice.
L’apparition de la question du cadre, comme enjeu de justice, et les contestations
liées au mécadrage émergent, pour Nancy Fraser, avec le phénomène de la
mondialisation. Ce qui est en jeu, selon elle, c’est le cadre politique imposé par
l’Etat territorial moderne ou le cadre westphalien :
Aujourd’hui, la cartographie westphalienne de l’espace politique est en train de desserrer son étreinte. Sa conception du territoire comme seul fondement de l’assignation des obligations de justice est discutable, certains problèmes étant transnationaux comme le réchauffement climatique ou les OGM ; ces problèmes incitent de nombreuses personnes
254
à réfléchir à étendre les limites de la portée de justice à tous ceux qui sont potentiellement affectés par ces risques. En prenant comme postulats des conceptions post-westphaliennes du « qui compte », ils soumettent le cadre westphalien à une critique explicite.620
Compte tenu de ce nouveau contexte, nous ne pouvons plus, selon elle, à la
différence des théoriciens de la période précédente, supposer que nous savons
déjà qui il faut prendre en compte. Le fait de laisser de côté la question préalable
de la communauté au sein de laquelle effectuer la distribution, engendre des
injustices liées à un « malcadrage ». Ce sont donc les conditions de possibilités
d’une distribution qu’il s’agit d’analyser dans la mesure où la communauté au
sein de laquelle intervient cette distribution est à définir.
b. Malcadrage et injustices environnementales
Le concept de « misframing » ou de « malcadrage » permet de se
demander si une définition donnée du « qui » de la justice est vraiment juste. Il
offre aux porteurs de revendications concernant la représentation l’opportunité
de poser la question du cadre comme enjeu de justice. Pour Fraser, envisagée
ainsi, la question de la représentation renforce le fait qu’il ne peut y avoir de
redistribution et de reconnaissance sans représentation, puisque précisément,
ceux qui sont affectés par des problèmes de redistribution ou de reconnaissance,
et qui sont de plus victimes d’un malcadrage, n’ont pas les moyens de faire
entendre à la communauté politique ce qui les affecte, sauf s’ils associent les
revendications de redistribution et de reconnaissance à une revendication de
représentation et une dénonciation du cadre politique au sein duquel s’effectuent
les luttes contre les injustices liées à la distribution et à la reconnaissance621. En
620 Nancy Fraser, "Who Counts? Dilemmas of Justice in a Postwestphalian World", op.cit., p. 28.
621 Par ailleurs, si cette dimension métapolitique de la représentation est distincte des deux autres dimensions, elle n’est pas plus fondamentale. Les trois dimensions sont, pour Fraser, imbriquées et s’influencent mutuellement. De la même façon que la possibilité de faire des réclamations concernant la distribution et la reconnaissance dépend de la question de la représentation, la possibilité de se faire entendre politiquement dépend, pour Fraser, de la classe et du statut social auquel on appartient. En d’autres termes, la capacité d’influencer le débat public et le processus de décision ne dépend pas seulement des règles de décisions formelles/conceptuelles mais elle dépend aussi des relations de pouvoir qui façonnent la structure de l’économie et l’ordre social.
255
revendiquant une place à la table des discussions dont ils sont exclus, les
militants pour la justice environnementale dénoncent que le problème de
représentation (niveau de politique ordinaire) mais aussi un malcadrage.
L’exemple de la réserve Cape Croker Indian illustre bien ce point. En dénonçant
le fait qu’ils n’ont pas fait partie du processus décisionnel concernant le projet de
village touristique à proximité de la réserve, les individus de la réserve réclament
une place à la table des discussions, mais en réclamant une telle chose, ils
mettent aussi en avant le fait qu’ils sont victimes d’un malcadrage. Ils n’ont pas
été inclus dans le processus décisionnel parce qu’ils se situent, comme le
souligne Borrows, à la croisée de frontières législatives : du point de vue de la
province, les premières nations ne sont pas envisagées comme des
municipalités conventionnelles, c’est la raison pour laquelle elles ne sont pas
considérées comme des groupes citoyens ayant leur place dans les processus
de planification environnementale. De plus, comme les peuples indigènes
relèvent de la responsabilité fédérale, ils ne sont également pas pris en compte
dans la planification provinciale.
Si le gouvernement fédéral reconnaît le fait que les populations autochtones n’ont pas beaucoup de pouvoir, il ne crée pas non plus des mécanismes qui pourraient leur permettre d’interagir sur un pied d’égalité (principalement en raison du coût financier d’une telle action)622.
Ainsi, sans intervention de l’Etat fédéral pour obliger la province à les faire
intervenir dans le processus de décision, les habitants de la réserve ont peu de
pouvoir pour contraindre ceux qui modifient leur environnement à les inclure dans
C’est pourquoi la mauvaise redistribution et la non-reconnaissance subvertissent le principe selon lequel les citoyens ont la même voix politique même dans les régimes qui se disent démocratiques. Mais bien sûr, souligne Fraser, l’inverse est aussi vrai. Ceux qui souffrent d’un problème de représentation sont plus exposés aux injustices de statut et de classe. N’ayant pas de voix politique, ils sont incapables de défendre leurs intérêts concernant les problèmes de redistribution et de reconnaissance ce qui exacerbe en retour leur manque de représentation. Le résultat est donc un cercle vicieux au sein duquel les trois ordres d’injustice se renforcent mutuellement empêchant à quelques individus de participer à égalité avec les autres dans la vie sociale.
622 John Borrows, « Living between water and rocks : first nations, environmental planning and democracy », op.cit., p. 444.
256
le processus décisionnel623. C’est ce qui fait dire à Borrows que les peuples
indigènes sont souvent invisibles sur leur propre territoire :
Les peuples indigènes sont souvent envahis et invisibles sur leurs propres terres parce que la région ne prend pas de disposition pour représenter leurs intérêts. Les structures fédérales organisent, séparent et distribuent les pierres et l’eau d’une manière qui favorise une inégale répartition du pouvoir politique. Par conséquent, un « espace géographique légal » se construit en mettant à l’écart les populations autochtones des décisions environnementales importantes.624
Pour remédier au problème de représentation, qui exclut d’emblée une partie de
la population des processus de décisions concernant l’environnement, il faudrait,
selon Borrows, revoir le fonctionnement des institutions afin que les habitants de
la réserve puissent réintégrer leur communauté politique625.
Dans le cas du projet minier d’Islay au Pérou, les opposants au projet dénoncent
aussi un malcadrage. En mettant en place un référendum local pour
l’environnement, les habitants mettent en cause le cadre au sein duquel les
décisions sont prises. Ils estiment que le cadre du processus décisionnel les
exclut d’emblée de la participation : la prise de décision ayant lieu au niveau de
la sphère étatique, les individus et les communautés n’ont pas la possibilité de
prendre part aux décisions qui les impactent directement. C’est pourquoi, suite
au référendum local d’Islay, la Coordination Andine d’Organisations Indigènes
(CAOI) – à laquelle appartient l’organisation péruvienne de communautés
touchées par les mines – réitérait « sa proposition de promulguer une loi sur la
consultation et le consentement préalable, libre et éclairé afin de prévenir et
623 With no federal legislation or policy to compel others to consider theirs interests, Indigenous people have little power to oblige parties that may affect their environments to consider them. With no formal tools to allow for this communication, Indigenous people must use very blunt instruments to make their point, such as highly charges political demonstrations, blockades and litigation”, ibid., p. 445
624 (Notre traduction) “Indigenous people are often submerged and invisible in their own land because the province does not make provision for a representation in their interests. These federalist structures organize, separate, and allocate water and rocks in a manner which promotes unequal distributions of political influence. A ‘legal geography space’ is thus constructed which marginalized Indigenous people in significant environmental decision”, ibid., 420.
625 A noter que les communautés autochtones ont depuis 2014, après un jugement de la Cour Suprême du Canada, un droit à être consulté en regard de l’utilisation de leur territoire, y compris leur territoire étendu après négociation avec la province concernée
257
d’éviter des conflits provoqués par l’invasion de projets dans les territoires
communaux »626.
Le problème de malcadrage concerne également la question des déchets. Dans
le cas de l’implantation du site de traitement de déchets toxiques dans le comté
de Warren, en revendiquant une parité de participation dans le processus
décisionnel, les résidents contestent également le cadre au sein duquel se
déroulent les prises de décisions concernant l’aménagement de leur
environnement. Ils remettent en cause la loi sur l’installation de sites de
traitement de déchets dangereux qui a été votée, en 1980, par l’assemblée
législative du Massachusetts. Cette loi établit des formes de compensations pour
les communautés qui accueillent les déchets toxiques et décrète qu’il revient à
l’état fédéral de décider de la localisation de tels équipements. Selon les
résidents, la loi est injuste parce qu’elle leur refuse, en amont, la possibilité de
participer au processus de décision. En considérant l’Etat fédéral comme le cadre
de référence, le processus de prise de décision exclut d’office ceux qui vont être
affectés par le choix et court-circuite les délibérations citoyennes : il devient
difficile, pour les habitants, d’envisager d’autres méthodes de traitement des
déchets, de demander d’où proviennent les ordures et de pouvoir refuser in fine
l’équipement.
La question du malcadrage se pose également à l’échelle internationale. Les
trajectoires des déchets issus des sociétés industrielles viennent souvent
impacter les pays du Sud. Or, si les populations qui y vivent sont affectées par la
dégradation de leur environnement du fait du déversement de déchets dans leurs
milieux, elles ne sont pas pour autant conviées à participer aux processus de
décision concernant la gestion de ces déchets. Une telle situation n’est-elle pas
une injustice relevant d’un malcadrage ? Le récent éboulement meurtrier d’une
décharge en Ethiopie questionne aussi, dans une autre perspective, le modèle
gestionnaire des déchets et les injustices environnementales qu’il engendre au
niveau international. L’éboulement dans l’immense décharge de Koshe la
626 Joan Martínez Alier, L’ecologisme des pauvres, op.cit., p. 110.
258
capitale éthiopienne d’Addis Abeda, le 11 mars 2017, a fait au moins 65 morts.
La catastrophe a principalement touché des femmes et des enfants vivant sur ce
site de 30 hectares, gagnant leur vie à fouiller les déchets à la recherche de
matière recyclables ou réutilisables. L’Agence française de développement était
pourtant impliquée depuis 2007 dans la réhabilitation de la décharge. Un plan de
fermeture et de réhabilitation de la décharge était prévu ; en effet, la création
d’une nouvelle infrastructure de stockage venait d’être attribuée à l’entreprise
Vinci. Or, cette nouvelle infrastructure, gérée par une entreprise tricolore, semble
avoir laisser de côté les populations locales et, en particulier, les waste pickers
locaux premières victimes du désastre. Si les vives tensions sociales et
ethniques ont joué un rôle dans cette attribution 627, une telle approche de gestion
engendre cependant des injustices environnementales non seulement parce que
les populations les plus défavorisées sont les plus exposés aux risques
environnementaux, liés à la présence de déchets qu’elles n’ont pas générés,
mais aussi parce qu’elles sont exclues de cette gestion à laquelle elles participent
pourtant. L’entrelacement concret de tous ces acteurs – entreprises industrielle,
waste pickers locaux, pays du Sud accueillant les déchets des pays du Nord pour
traitement – montre bien que la gestion des déchets soulève des questions de
participation et des problèmes de malcadrage à une échelle internationale.
La participation se comprend comme le processus par lequel ceux qui débattent
et ceux qui sont impactés par les décisions doivent également être ceux qui
prennent la décision afin d’éviter tout mécanisme d’injustice où les populations
se voient imposer des décisions qui impactent directement leur environnement
et leur mode de vie. La participation est intrinsèquement liée à une préoccupation
d’exigence démocratique et doit s’envisager, plus largement, dans une réflexion
sur l’autonomie, tel que l’entend Iris M. Young lorsqu’elle développe le principe
627 En effet, les autorités éthiopiennes veulent construire une nouvelle décharge (celle dont Vinci a remporté le marché) au nord de la capitale, sur les terres de l’ethnie Oromo, majoritaire dans le pays mais en conflit avec le gouvernement dominé par l’ethnie Tigré. Les Oronos ont refusé l’ouverture du nouveau site, c’est pourquoi le projet est pour l’instant en suspens, voir Olivier Petitjean, « Eboulement meurtrier en Ethiopie : le « modèle français » de gestion des déchets en question », 15 mars 2017, Observatoire des multinationales.
259
d’autodétermination. Pour que ce principe soit efficient, la sphère du débat et la
sphère de la décision doivent donc être composées des mêmes personnes. La
question de la participation comme enjeu de justice est centrale lorsqu’on
s’attache à penser les injustices environnementales, d’une part, parce qu’elle
permet d’envisager une meilleure distribution des risques environnementaux liés
à la gestion des déchets et, d’autre part, parce que sans parité de participation,
la dimension culturelle des rapports à l’environnement tend à être occultée. Or,
nous l’avons vu, la dimension culturelle du rapport à l’environnement est l’une
des clefs qui permet de comprendre les problèmes de justice environnementale
et, plus précisément, les injustices environnementales liées la gestion des
déchets des sociétés industrielles.
260
Chapitre 6 :
Les principes d’une justice détritique
Le chapitre 5 a analysé et identifié les injustices liées à la gestion des
déchets. En s’appuyant, notamment, sur les travaux de Iris M. Young et les
revendications du mouvement pour la justice environnementale, nous avons
montré que les problèmes de justice environnementale soulevés par la gestion
des déchets n’étaient pas réductibles à des problèmes de justice distributive,
d’une part, parce que les schémas distributifs classiques ne prennent pas en
compte la dimension culturelle de l’environnement et, d’autre part, parce que les
risques et dommages environnementaux liés à la gestion des déchets posent des
problèmes en termes de participation, comme lors des processus de prise de
décision concernant l’implantation des sites de traitement de déchets. Dans cette
perspective, nous avons analysé les raisons pour lesquelles une meilleure
participation peut engendrer une meilleure redistribution des dommages et des
risques environnementaux : la redistribution sera plus juste si ce qui est à
distribuer est soumis à une participation qui inclut les populations concernées par
cette redistribution, afin que ces dernières puissent librement prendre part aux
processus des décisions qui les affectent. Or, la participation aux prises de
décision concernant la gestion des déchets soulève de nouvelles interrogations :
Comment déterminer les critères normatifs d’un juste processus de prise de
décision lors d’une implantation d’installation de traitement de déchets ? Dans un
contexte où les trajectoires des déchets ne se limitent désormais plus aux
frontières d’une nation, comment doivent-être abordées les enjeux de justice liés
aux risques environnementaux ? Ces injustices sont-elles uniquement
distributives ? Est-il envisageable d’énoncer des principes d’une justice détritique
à l’échelle mondiale ?
Dans la perspective de répondre à ces interrogations, le chapitre 6 s’attache à
déterminer les principes d’une justice détritique. Dans un premier temps, il s’agit
de déterminer les critères normatifs qui rendent une prise de décision juste, lors
du choix d’implantation d’une installation de traitement de déchets, afin de
favoriser la mise en place d’une parité de participation. Pour cela, le chapitre
261
s’appuie sur la réflexion d’Iris M. Young qui, dans le cadre de la communication
démocratique qu’elle défend, détermine un certain nombre de critères permettant
de favoriser, au sein d’un processus de décision concernant l’implantation d’une
installation de traitement de déchets, l’égale participation des différents individus
et communautés. Nous montrerons les raisons pour lesquelles les critères
normatifs présentés par Young paraissent être très pertinents pour mettre en
place et évaluer, en termes de justice, les processus de décision concernant
l’implantation des sites de traitement de déchets.
En revanche, s’ils semblent adaptés et pertinents à l’échelle territoriale ou
nationale, les principes normatifs énoncés par Young peinent à saisir les enjeux
de justice soulevés par la gestion des déchets à l’échelle globale. En effet, s’ils
cherchent à remédier aux problèmes de représentation, afin de mettre en place
plus de parité de participation, en vue d’une meilleure reconnaissance et d’une
meilleure redistribution, ils prennent place dans le cadre que Nancy Fraser
nomme de « politique ordinaire ». Autrement dit, ces critères permettent d’établir
et d’évaluer des problèmes de justice liés à la représentation en se rapportant
aux structures de la représentation au sein d’une communauté politique donnée
qui reste l’Etat westphalien628. Au « niveau politique-ordinaire », ce qui est en jeu
c’est l’inclusion ou l’exclusion de la communauté de ceux qui ont le droit de faire
des réclamations de justice les uns les autres. Il s’agit de renforcer
l’appartenance sociale en mettant en place des procédures qui favorisent la
parité de participation dans les processus publics de contestation et de prise de
décision. L’invisibilité dont sont victimes certains individus et certaines
communautés est contestée au sein de l’Etat. Les principes avancés par Young
628 Le terme d’« état westphalien » désigne l’Etat tel qu’il est défini suite au système international né des "traités de Westphalie" (signé à Münster, ville allemande située dans le nord du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie) mettant fin à la guerre de 30 ans en 1648. Selon ces traités on reconnaît l'Etat comme forme privilégiée d'organisation politique des sociétés et la naissance du système interétatique moderne fondé sur les trois principes de la souveraineté externe (aucun Etat ne reconnaît d'autorité au-dessus de lui et tout Etat reconnaît tout autre Etat comme son égal) de la souveraineté interne (tout Etat dispose de l'autorité exclusive sur son territoire et la population qui s'y trouve et aucun Etat ne s'immisce dans les affaires internes d'un autre Etat) et de l'équilibre des puissances ( aucun Etat ne doit disposer des forces lui permettant de s'imposer à l'ensemble des autres Etats et tout Etat s'efforce à ce qu'aucun autre Etat ne parvienne à l'hégémonie), Dictionnaire des relations internationales, Dalloz
262
permettent de mettre en place ou d’évaluer les processus de prise de décision
concernant la gestion des déchets au sein d’une communauté où le « qui » de la
justice est donc déjà établi. Ils permettent de remédier aux injustices en faisant
en sorte que ceux qui sont exclus des processus de décision puisse être
entendus et prendre part à la décision. Cependant, ces principes, si nécessaires
qu’ils soient, ne semblent pas suffisants pour aborder les enjeux de justice liés à
la gestion des déchets dans la mesure où ils ne permettent pas de prendre en
compte les injustices liées aux problèmes de « malcadrage » qui émergent,
notamment, à l’échelle mondiale. En effet, les trajectoires des déchets issus des
sociétés industrielles étant internationales, nombre de déchets des sociétés
occidentales sont envoyés, de façon légale ou illégale, dans des pays du Sud
afin d’être éliminés ou recyclés. La dégradation environnementale liée à la
présence et à la gestion de ces déchets affecte les populations de ces pays qui
portent le poids environnemental et social de la gestion. Un tel constat soulève
des questions de justice : dans quelle mesure il est juste que le poids des
nuisances sanitaires et environnementales liées au traitement des déchets soit
supporté par des pays qui n’ont pas généré ces déchets ? En recevant, les
déchets des pays du Nord, les pays du Sud n’endossent-ils pas le coût
environnemental lié au mode de consommation des pays industriels ? Autrement
dit, les pays du Nord, en trouvant une solution pour traiter les déchets à bas prix,
ne reportent-ils pas le coût environnemental lié au traitement des déchets, sur
les pays du Sud, générant alors des inégalités environnementales ? Ce dumping
environnemental est indissociablement une atteinte aux populations et à leurs
milieux de vie. Comment, dès lors, envisager les problèmes de justice
environnementale posés par la gestion des déchets dans un tel contexte global ?
Ces trajectoires des déchets ne remettent-elles pas en question le « qui » de la
justice habituellement envisagé dans un cadre étatique ? Fraser démontre que,
dans un monde globalisé, nous ne pouvons plus faire comme si les luttes pour la
justice se déroulent sur fond d’un cadre qui va de soi, dans la mesure où certains
enjeux, comme les problèmes environnementaux, sont transfrontaliers et
transnationaux C’est la raison pour laquelle elle s’intéresse au niveau
« métapolitique ».
263
Si la représentation politique-ordinaire concerne l’allocation du droit à participer aux décisions politiques parmi les membres de la communauté, la représentation métapolitique concerne, quant à elle, la désignation antérieure de ceux qui sont initialement reconnus comme membres.629
Il s’agit, selon elle, de mettre en avant que les injustices transfrontalières sont
occultées par le schéma westphalien : « ceux qui dénoncent le fait de souffrir
d’injustices de malcadrage cherchent à redessiner les frontières des Etats
territoriaux existants ou, dans certains cas, à en créer de nouveaux. Pour eux,
l’Etat territorial est l’unité appropriée à l’intérieure de laquelle poser et résoudre
les conflits de justice »630. Il semble donc nécessaire d’élaborer de nouveaux
critères pour déterminer, dans un contexte global, quel est le « qui » de la justice.
Dans cette perspective, Fraser propose une théorie qui est, à la fois, réflexive et
discriminante et défend le principe de « tous les assujettis ». Cette approche, qui
complète les critères d’une prise de décision démocratique définis par Iris Young,
nous semble intéressante pour aborder les injustices environnementales dans
un contexte mondial et, plus précisément, les problèmes de justice globaux liés
à la gestion des déchets.
629 Nancy Fraser, « Qui compte comme sujet de justice ? La communauté des citoyens, l'humanité toute entière ou la communauté transnationale du risque ? », Rue Descartes, vol. 67, n°1, 2010, p. 52.
630 Fraser, Nancy. Reframing global justice. New left review, vol. 36, 2005, p. 69.
264
6.1. L’implantation d’un site de traitement de déchets : les critères d’un
juste processus de prise de décision
A. Démocratie délibérative et communication démocratique
Nous avons vu, dans le chapitre 5, que la gestion des déchets soulève des
questions de justice participative. En effet, l’inégale participation aux processus
de décision concernant les sites d’implantation de déchets engendre des
injustices et contribue, en n’incluant pas dans les prises de décision tous les
principaux concernés, à perpétuer les injustices liées à la répartition. Une fois
établi le fait que la question de la participation aux processus de décision
concernant la gestion des déchets est un problème de justice, il convient de se
demander quelle serait une bonne prise de décision concernant l’implantation
d’un site de traitement. D’après quel(s) critère(s) une décision concernant la
gestion des déchets peut-elle dit être juste ? Quels sont les principes qui peuvent
déterminer si la gestion des déchets mise en place est juste ou injuste ?
Iris M. Young, dans ses travaux sur les enjeux de justice soulevés par la gestion
des déchets, aborde ces questionnements et s’attache à définir des critères
permettant de définir les principes d’une juste prise de décision. Si, pour certains,
il peut paraître peu convaincant de remédier aux problèmes de justice soulevés
par l’implantation des sites de traitement déchets, en préconisant une prise de
décision plus démocratique, dans la mesure où cela peut renforcer les rapports
de force au lieu de les annihiler631, Young souligne que cette idée de l’incapacité
de la démocratie à promouvoir la justice provient d’une certaine conception de la
démocratie qu’elle désigne par le terme de « démocratie agrégative » et qui
fonctionne sur l’agrégation des préférences et des intérêts individuels. Par
conséquent, soutenir que les décisions concernant les implantations soient
démocratiques requiert justement, selon elle, un autre modèle de démocratie.
631 “Some may find this claim counter-intuitive. Putting a siting question to a vote or encouraging interest group lobbying of government officials responsible for siting hazardous facility, they might suggest, is likely to produce a decision in which the stronger – those with greater numbers or resources – impose a site on the weaker, such as rural, or economically disadvantages, or ethnically minority communities”, Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p. 83.
265
C’est en ce sens qu’elle défend une conception de la « démocratie
communicative inclusive » 632. Cette conception consiste en un procédé où « les
citoyens discutent ensemble au sujet d’un problème et tente de se persuader les
uns les autres que les solutions qu’ils proposent sont les meilleures, dans le sens
de plus juste, plus efficaces, moins chères etc. »633. Dans ce processus inclusif
de communication démocratique, les participants ne peuvent pas simplement
soutenir leurs intérêts particuliers contre ceux des autres puisqu’ils doivent
argumenter les raisons de leurs propositions. Ainsi, au travers de la discussion
publique, « les citoyens transforment souvent leur compréhension du problème
parce que la communication publique les force à prendre en compte les besoins
et les intérêts des autres, et leur donne sans doute aussi des informations qui
changent leur perception du problème et des alternatives pour le résoudre »634.
Le processus d’une communication démocratique vise donc à inclure, aussi
hétérogènes qu’elles soient, toutes les positions et perspectives présentes dans
la société. Il s’agit de faire en sorte que tous les citoyens ou leurs représentants,
sans exception, puissent avoir l’égale opportunité de faire des propositions, de
les justifier et de critiquer celles faites par autres membres de la communauté.
De plus, « ceux qui participent à un processus de communication démocratique
doivent être capables d’exprimer leurs besoins, leurs intérêts et leurs opinions à
leur façon sans être écartés parce qu’ils manquent d’expertise ou non pas le
langage approprié »635. Dans le cas de la gestion des déchets et de l’implantation
des sites de traitement, il s’agit d’ouvrir les processus de décision à ceux qui sont
concernés, et affectés, par les décisions même si ces derniers n’ont pas le savoir
technique des experts. Si ce dernier est nécessaire, laisser trancher les experts
sur ces questions ne conduit pas à une gestion plus juste dans la mesure où les
plus affectés par la décision ne prennent pas part à la discussion.
632 Iris Marion Young, Democracy and Inclusion, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 19.
633 Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p. 83.
634 Ibid.
635 Ibid., p. 87.
266
En revanche, une gestion plus juste passe par une gestion plus démocratique où
le savoir des experts n’est plus central dans le processus de décision. Dans le
cadre d’une démocratie délibérative, et d’un processus de communication
démocratique, la prise de décision est, pour Young, plus juste pour trois raisons.
Tout d’abord, il respecte le principe d’autodétermination. Ensuite, le procédé de
communication démocratique est plus à même de produire une juste distribution
des problèmes environnementaux, dans la mesure où il prend en compte les
différents points de vue.
Si un processus démocratique implique la communication de tous les intérêts et besoins légitimes de ceux qui sont affectés, si les individus défendent leurs propositions en avançant des raisons qui prennent les intérêts de tous en compte et qu’ils pensent pouvoir être acceptées par les autres, alors il est probable que le processus arrive à une solution acceptable par tous parce qu’elle est la plus équitable636.
Cette façon d’envisager les problèmes environnementaux, et chercher à
remédier aux injustices environnementales, fait clairement écho au projet
d’éthique écologique de James Tully637 pour qui la réponse au conflit entre nature
et justice se trouve dans l’application de deux principes. Le premier principe est
un principe démocratique. Il provient du « vieux principe Quod omnes tangit (ce
qui concerne tout le monde doit être approuvé par tous) »638. Le second principe
pluraliste concerne « la condition de l’acceptabilité d’une norme de
reconnaissance mutuelle »639 et consiste à porter attention à autrui (« écoute
toujours l’autre partie »). Ce principe d’une norme de reconnaissance mutuelle
est important dans la mesure où il permet un dialogue inclusif : « si tous ceux qui
sont affectés ne sont pas inclus dans l’échange de raisons, ils ne comprendront
pas pourquoi un accord a été atteint, quelles étaient les raisons des demandes
636 Ibid.
637 James Tully, "An ecological ethics for the present : three approaches to the central question", Brendan Gleeson, Nicholas Low (dir.). Governing for the environment, Palgrave Macmillan, UK, 2001, 147-164, cité par Larrère, Catherine et Raphaël Larrère. Penser et agir avec la nature, op.cit., p. 311.
638 James Tully, Solange Debrat, Ch. Thdz, « Reconnaissance et dialogue. Émergence d'un nouveau champ d'études et de pratiques », Négociations 8, no. 2, 2007, p. 41.
639 Ibid.
267
de leurs vis-à-vis qui a contribué à construire cet accord, pourquoi leurs propres
négociateurs ont semblé modérer leurs demandes, etc. »640. L’objectif des
rencontres entre différents groupes, souligne Tully, n’est pas de confronter des
visions du monde mais de porter attention à la diversité des positions, d’accepter
de voir les choses du point de vue de l’autre.
Ainsi, la compréhension de qui nous sommes, des partenaires avec lesquels nous sommes contraints de coopérer et, par là, des normes acceptables de reconnaissance mutuelle, se modifie tout au long du processus dialogique. En conséquence, les membres ont besoin d’être au cœur des réseau d’interlocution et de luttes, pour accéder, à travers ces changements, à une compréhension d’eux-mêmes et des autres. À défaut, ils seront incapables de s’identifier aux normes de re- connaissance que ces autres, qui auront participé à ces négociations, trouveront, eux, acceptables.641
Les deux principes énoncés par Tully font que les discussions entre les parties
en présence ne sont alors pas de simples marchandages (confrontant des
intérêts prédéfinis) mais « des dialogues intersubjectifs dans lesquels nous en
venons à appréhender et apprécier la diversité biologique et culturelle de nos
relations d’interdépendance avec l’ensemble du réseau de vie »642. Cette idée de
faire en sorte que le cadre politique puisse faire se rencontrer diversité biologique
et diversité culturelle, afin que la dimension culturelle des rapports à
l’environnement et la pluralité des façons de le valoriser soient prises en compte,
rend possible une vision culturelle des inégalités écologiques qu’une approche
distributive évacue.
Si un tel processus de décision est plus juste pour Young, c’est aussi parce qu’il
prend en compte, en plus des savoirs techniques et scientifiques nécessaires,
les connaissances des personnes affectées par la décision.
Si tous les points de vue et les positions sociales impactées sont inclus dans la discussion alors chacun peut expliquer, grâce à ses connaissances des lieux, comment les différentes propositions risquent d’affecter des populations et l’environnement dans lequel elles vivent. Lorsque ces
640 Ibid., p. 42.
641 Ibid.
642 James Tully, “An ecological ethics for the present : three approaches to the central question”, op.cit.
268
savoirs locaux ont été mis en commun et synthétisés au travers de la discussion, tout le monde est en mesure de développer une meilleure connaissance globale des enjeux sociaux concernant les propositions de projet et, sur cette base, de choisir le plus raisonnable.643
Ainsi, soutient Young, le savoir des experts, s’il est nécessaire, n’est plus central.
Ce qui est le plus important est la participation de l’ensemble des individus
concernés et susceptibles d’être affectées par les risques environnementaux liés
à l’installation d’une usine de traitement de déchets. Afin d’envisager une gestion
des déchets qui ne soit pas technocratique mais, au contraire, démocratique, il
convient de prendre en compte les intérêts de tous ceux qui sont susceptibles de
faire valoir une dimension de la réalité du problème. La mise à égalité politique
de chaque participant cherche à établir un arbitrage entre savoirs locaux et
expertise scientifique à prétention universaliste. Par conséquent, une telle
approche de la gestion des déchets remet en cause, les monopoles du savoir et
de la légitimité et, à travers eux, les mécanismes régulateurs du modèle
traditionnel d’implantation. En souhaitant que les individus et les communautés,
concernés par l’implantation d’un site de traitement des déchets, prennent part à
la discussion, au même titre que les experts, Young répond ici aux revendications
de parité de participation réclamées par les tenants de la justice
environnementale.
De surcroît, établir les principes d’une justice détritique, passe par le fait d’établir
les principes d’un juste processus de prise de décision dans la mesure où,
comme nous l’avons démontré, les injustices liées aux problèmes
environnementaux liés à la gestion des déchets sont des problèmes de justice
participative. Young s’attache justement à définir les principes d’un juste
processus de décision. Ces principes sont deux ordres. Elle définit des principes
formels et des principes substantiels. Ces principes sont des principes normatifs.
Ils doivent permettre, d’une part, de mettre en place un juste processus de
643 (Notre traduction) « If in addition all affected social positions and perspectives are included in the discussion, then each can contribute their situated knowledges of how various proposals would affect the people whose lives they know best and the environment in which their live. When these situated knowledges are pooled and synthesized through discussion, everyone is likely to develop a more comprehensive understanding of the social consequences of proposals, and on that basis chose the wisest », Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, democracy, and hazardous siting », op.cit., p. 87.
269
décision, et, d’autre part, d’évaluer le degré démocratique des processus de
décision et mettre en lumière les injustices concernant l’implantation de site de
traitement de déchets. Nous voulons, dans un premier temps, présenter les
différents principes établis par Young et envisager, dans un second temps, dans
quelle mesure ces principes sont des principes nécessaires et suffisants pour
établir une justice détritique.
B. Les critères formels pour une juste prise de décision concernant
l’implantation de site de déchets
Iris M. Young propose cinq règles et procédures pour qu’un processus de
décision concernant l’implantation d’un site de traitement de déchets puisse
produire des conditions égalitaires de participation.
Le « principe d’inclusion » est le premier critère permettant la mise en place d’une
parité de participation. Ce principe tente de remédier au problème selon lequel
tous les individus concernés par une décision d’implantation de traitement de
déchets ne prennent pas part la discussion parce qu’ils n’y sont pas conviés,
mais aussi parce qu’ils ne sont pas en capacité de s’organiser pour faire entendre
leurs voix : « les autorités publiques consultent rarement les groupes qui ne sont
pas bien organisés soit parce qu’ils ont peu d’incitations à le faire soit parce qu’ils
n’ont pas connaissance de l’existence de ces groupes »644. Le principe
d’inclusion a justement pour objectif d’inclure au processus de décision les
groupes qui sont affectés par une décision et qui restent tenus à l’écart du
processus décisionnel. Comment mettre en place un tel principe ? Afin de
s’assurer une réelle inclusion de tous les membres concernés, il s’agit, d’une
part, d’identifier les populations affectées afin de les aider sortir de l’invisibilité et,
644 (Notre traduction) « Public officials rarely consult groups that lack effective organization, because they have few incentives to do so or are unaware of their existence », Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, democracy, and hazardous siting », op.cit., p. 93.
270
d’autre part, de les aider à s’organiser et de faciliter la formulation de leurs
propositions à la discussion.
De plus, et c’est le deuxième principe, un processus de prise de décision doit
être relativement long dans le temps afin que le savoir de terrain puisse être bien
valorisé à chaque étape du processus. Ce principe de « consultation dans la
durée » est déterminant si l’objectif visé est celui d’une juste politique
d’implantation puisque toutes les parties affectées doivent pouvoir participer à
l’élaboration du calendrier, à la décision, au plan de réalisation et à l’évaluation
de toutes les étapes du processus. Or, une prise en compte aussi large de tous
les individus et communautés concernées ne peut se faire dans un délai trop
court si tous doivent être effectivement pris en compte et entendus. Par ailleurs,
il convient de noter que Young ne mentionne pas que le principe de
« consultation dans la durée » doit être effectif après la prise de décision. Or,
dans ces travaux, le sociologue Rémi Barbier met en avant le fait que lorsque les
dispositifs participatifs sont mis en place en prévision d’une implantation d’une
installation de traitement des déchets, le moment démocratique tourne court. Au
sujet plus précisément de la mise en place première expérience française de jury
citoyen, initiée en 2003 par le Syndicat mixte intercommunal de collecte et de
traitement des ordures ménagères des Châtelets (SMICTOM) dans les Côtes
d’Armor, Barbier souligne, en effet, qu’« une fois les recommandations émises,
la démarche participative semble avoir été victime d’un processus non volontaire
de désappropriation »645. Il souligne que, si la démarche entreprise semblait avoir
insufflée un nouvel esprit au processus décisionnel local, cinq ans plus tard, le
constat est plutôt inverse : l’élan « participatif » s’est vite brisé sur le retour aux
anciennes pratiques décisionnelles. Un tel échec de l’inscription durable du
schème participatif s’explique, selon lui, dans « l’absence apparente de travail de
fond destiné à permettre une réelle appropriation, un « travail sur soi » de
l’organisation conduisant élus et techniciens à réfléchir à leurs manières de faire
et à inventer d’autres modes d’action »646. C’est la raison pour laquelle le principe
645 Rémi Barbier, Clémence Bedu, Nicolas Buclet, « Portée et limites du dispositif « jury citoyen » », Politix, n°2, 2009, p. 204.
646 Ibid.
271
de « consultation dans la durée » mériterait, selon nous, de s’étendre tant en
amont qu’en aval de la prise de décision afin de garantir des modalités et
conditions d’inscription du schème participatif au sein des grandes organisations.
Un processus de prise de décision, qui a pour objectif plus de justice, doit
remédier à l’inégal accès aux informations afin de permettre aux individus d’être
tous en possession des mêmes infirmations et des mêmes données concernant
le projet d’implantation d’un site de traitement de déchets qui les concerne. Ce
principe d’« égal d’accès à l’information », le troisième énoncé par Young, vise à
faire en sorte que les populations concernées, qui sont souvent les moins
informées, puissent prendre part à la discussion et à la prise de décision, de
façon égale, à ceux qui détiennent plus d’informations.
Les fortes disparités de pouvoir parmi les participants au sein des processus d’une démocratie participative altèrent l’égale participation. Par conséquent, un juste procédé d’installation doit remédier à ces disparités de pouvoir en aidant les plus faibles. Les parties les plus faibles doivent notamment recevoir un soutien financier et économique afin que soit compensé le déséquilibre. Ce soutien peut prendre la forme d’une indemnisation financière pour la participation ou d’une mise à disposition de moyens pour l’organisation.647
Si la question de l’égal accès à l’information est primordiale, elle soulève
néanmoins des interrogations : Quelles informations transmettre, selon quels
critères et par quels moyens ? Qui est censé transmettre l’information ? Comme
faire pour éviter les conflits d’intérêt ? Ces interrogations sont mises en évidence
dans les travaux de Rémi Barbier sur les implantations conflictuelles de site de
traitement de déchets. En effet, lors de son analyse, mentionnée plus haut, des
dispositifs participatifs, mis en place dans les Côtes d’Amor, Barbier met en
évidence deux choses. Tout d’abord, il note que la liste d’experts, censés donner
une formation aux participants profanes, est assez orientée :
Il est à noter que la liste initiale était quelque peu déséquilibrée en termes d’expertise sur les différentes options techniques de la
647 (Notre traduction) « Gross power disparities among the participants of a communicatively democratic process impair egalitarian participation. A just facility siting process, therefore, should compensate weaker participants for serious power disparities. Specifically, weaker parties should receive informational or economic support to compensate for the imbalance. Support might take the form of financial compensation for participation and/or provision of resources for organization », Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p. 89.
272
gestion des déchets. En effet, lorsqu’on regarde les curricula vitae de ces derniers, la plupart sont en défaveur de l’incinération et défendent les autres options techniques existantes. Le Comité de pilotage accepta néanmoins de valider cette liste et se borna à faire remarquer ce déséquilibre.648
Ce constat invite Barbier à se demander dans quelles mesures la formation suivie
par les participants n’était pas, d’emblée, biaisée : les recommandations
auraient-elles été les mêmes si les experts avaient été choisis selon un angle
plus favorable à l’incinération ? La décision n’est-elle pas d’ores et déjà
influencée par la guidance des formateurs ? Quelle est la place et le statut des
professionnels engagés dans le processus de prise de décision ?
Sans mettre aucunement en cause leur déontologie ni transformer les panélistes en proies faciles, force est cependant de constater que, à côté du « bon sens non spécialisé » des panélistes et de la qualité des procédures, les professionnels de la participation doivent clairement être comptés au nombre des coproducteurs de l’avis final.649
Par ailleurs, Barbier remarque également un rapport de défiance des participants
à l’égard des informations qui sont mises à leur disposition, afin qu’ils puissent
s’informer librement et faire un choix rationnel et éclairé. Nombre d’abandon des
participants (ou, dans ce cas précis, des panélistes650), lors des procédures
participatives, est clairement dû à cette méfiance. Les habitants peuvent avoir le
sentiment d’être « manipulés », comme l’illustre le propos de ce participant : « On
nous emmenait où on voulait qu’on aille... [L’incinération] n’a pas été mise sur la
table au même niveau que les autres techniques, selon moi. [Panéliste M] »651.
Cette défiance vis-à-vis des informations qui leur sont délivrées les conduits à
648 Rémi Barbier, Clémence Bedu, Nicolas Buclet, « Portée et limites du dispositif « jury citoyen » », op.cit., p. 204.
649 Ibid.
650 Les participants sont désignés par le terme de “panélistes” dans la mesure où, le processus participatif, dans le cas présent, c’est effectué à partir d’un panel citoyen. Le recrutement s’est effectué par sollicitation téléphonique après tirage au sort sur les listes électorales, avec un ajustement pour tenir compte d’un certain nombre de critères socio-démographiques.
651 Rémi Barbier, Clémence Bedu, Nicolas Buclet, « Portée et limites du dispositif « jury citoyen » », op.cit., p. 204.
273
élaborer une certaine posture comme en témoignent les propos de ce participant
à la suite d’une visite d’incinérateur :
Le [consultant] avait déjà prévu la conclusion. Il fallait simplement qu’il amené son panel à la conclusion qu’il voulait [...]. C’est pour cela qu’on a eu, par moment, l’impression d’être manipulés. Mais comme cela allait dans notre sens, les recommandations qu’on voulait faire, on s’est bien dit : le jour où avec [le consultant], on devait mettre noir sur blanc ce que l’on allait dire, si jamais on nous souffle quelque chose, si on n’est pas d’accord, on n’est pas d’accord. [Panéliste J].652
De plus, Barbier note un « trouble de légitimité » concernant les participants,
comme l’illustre le propos de ce participant :
On ne voulait pas être trop en avant [...] parce qu’on avait peur de ne pas être assez pointus et de ne pas être... enfin d’entamer un peu la crédibilité de la chose en répondant peut-être à côté. On n’était pas des spécialistes. C’est pour cela que ce n’est pas très confortable. [Panéliste F].653
Ce « trouble de légitimité » – penser ne pas en savoir assez ou ne pas détenir
les bonnes informations – conduit les participants, dans le cas des dispositifs
participatifs mis en place dans les Côtes d’Amor, à modifier les modalités de prise
de parole afin d’être, paradoxalement, moins exposés. Loin de prendre la parole
pour s’exprimer, les participants adoptent essentiellement une « attitude d’écoute
», se limitant à répondre aux questions sur sollicitation et à faire un compte-rendu.
L’accès à l’information – établi par le biais d’une formation – ne semble pas avoir
permis aux participants d’être plus actifs dans le processus de décision, ces
derniers cherchant même à retrouver une certaine invisibilité que, précisément,
les procédures mises en place cherchent à combattre. Ainsi, le principe d’« égal
accès à l’information », formulé par Young, s’il est un principe nécessaire, afin
que l’ensemble des participants puissent prendre part au dialogue en ayant les
mêmes connaissances en main, semble toutefois difficile à mettre en œuvre.
Sans doute, les modalités de transmission des connaissances devraient
également être préalablement définies, afin que les participants n’aient pas
l’impression que les informations soient sélectionnées en amont et se sentent
orientés dans leurs choix. De plus, pour éviter que les participants de ressentent
652 Ibid.
653 Ibid.
274
un « trouble de légitimité », qui semble provenir en partie du statut de l’expert, il
pourrait, par exemple, être envisagé de former les participants sur le contenu
mais aussi sur la façon d’accéder, par eux-mêmes aux informations.
Le quatrième critère, établi par Young, pour instaurer un processus de décision
juste concernant l’implantation d’un site de traitement, est celui selon lequel
« la prise de décision partagée fait autorité ». Ce principe consiste à soutenir que
si les citoyens sont égaux dans la participation à la discussion, ils doivent
également l’être dans la prise de décision. Lorsque les individus sont conviés à
participer de façon équitable à la discussion, bien souvent l’avis qu’ils ont formulé
n’est pas, ensuite, pris en compte dans la prise de décision. Selon le présent
critère, là où une prise de décision est partagée avec tous les participants,
« personne ne peut ignorer les intérêts des autres parties et prendre des
décisions de façon unilatérale. Au contraire, les participants cherchent autant que
possible à arriver à un accord avant de procéder au vote et de faire des
concessions matérielles concernant l’implantation en question »654.
Le cinquième, et dernier critère, concerne l’issue de la décision elle-même. Il vise
à affirmer que les décisions prises par les participants font d’autorité. Mais, en
quoi, au juste, ce critère est-il différent du critère précédent ? Alors que le
quatrième critère stipule que toutes les parties ont l’opportunité de participer, en
tant qu’égaux, au processus de décision, le cinquième principe pose la question
de savoir si le gouvernement respectera les décisions prises par l’ensemble des
participants. Dans le cadre d’un processus de communication démocratique,
souligne Young, la décision est l’issue de la discussion. Il n’y a pas de troisième
instance extérieure qui peut venir décréter, en amont, si la décision prise par les
différentes parties, qui ont pris part à la discussion, est appropriée ou non.
Les décisions prises par les participants doivent faire autorité, autrement dit, ils doivent décider des solutions politiques concernant le problème posé par une installation. Une telle décision doit être considérée comme contraignante par les autorités publiques en charge de réglementer les
654 Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p. 89.
275
installations de traitement des déchets dangereux, sauf pour des raisons statutaires ou constitutionnelles655.
Un tel critère permet plus de participation. Tout d’abord, parce que les « groupes
insatisfaits ont moins tendance à refuser de participer au processus dans la
mesure où ils ne peuvent pas espérer s’assurer une issue plus favorable via
d’autres canaux d’influence »656. De plus, dans la mesure où la discussion n’est
pas séparée de la décision, les individus concernés sont plus enclins à participer
au processus de décision. En effet, quel citoyen souhaite s’engager dans une
consultation publique si la prise de décision ne tient pas compte des arguments
avancés par les différents participants lors de la discussion ? L’analyse, par Rémi
Barbier, de la première expérience française de jury citoyen, initiée en 2003 par
le Syndicat mixte intercommunal de collecte et de traitement des ordures
ménagères des Châtelets (SMICTOM), dans les Côtes d’Armor, souligne bien ce
point. Début 2003, le président du SMICTOM engage la démarche de
consultation publique en envoyant deux signaux fortement contradictoires : « Le
15 février 2003, dans Ouest-France, il [indique] avoir fait le choix de l’incinération.
Dans le même temps, il [annonce] le lancement du débat public. Quelques jours
après, les élus du syndicat [votent] l’achat d’un terrain susceptible d’accueillir une
nouvelle unité de traitement »657. Une telle mise en place du dispositif participatif
suscite alors une forte mobilisation et provoque l’opposition des associations
environnementales locales qui annoncent qu’elles ne souhaitent pas participer,
dans ces conditions, au comité de pilotage du débat. Si, par la suite, la démarche
a été sauvée du naufrage immédiat, l’idée que la décision puisse être prise avant
même que la discussion est lieu, court-circuite toute possibilité de participation et
annihile tout le processus démocratique. La concertation est alors considérée
655 (Notre traduction) « Decisions made by the participants should be authoritative, that is, they should in fact decide the policy solutions to the siting problem at hand. Such decisions should be considered binding on public officials responsible for regulating hazardous waste facilitating siting, save for compelling statutory or constitutional reasons », ibid.
656 Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, Democracy, and Hazardous Siting », op.cit., p. 91
657 Rémi Barbier, Clémence Bedu, Nicolas Buclet, « Portée et limites du dispositif « jury citoyen » », op.cit., p. 194.
276
comme un leurre par les résidents, comme en témoigne la réaction d’un des
participants :
Je n’étais pas convaincu... deux jours, trois jours ou quatre jours avant de commencer cette démarche, sur les quotidiens régionaux, Ouest-France et Le Télégramme, entretien du président du SMICTOM disant : « N’importe comment la décision est déjà prise. Ce sera l’incinération et puis on brûle ». Je me suis dit : qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? [Panéliste J]658.
Même si l’exercice ne va pas soi, les participants ne souhaitent pas simplement
être consultés, ils souhaitent que leurs avis puissent avoir du poids dans la
décision. Or, comme le montre bien cet exemple, si ce n’est pas le cas, ils ne
s’engagent pas dans une telle démarche. L’importance de lier discussion et
décision favorise le premier principe (le principe d’inclusion) en faisant en sorte
que le plus d’individus concernés prennent part à la discussion. Enfin, le principe
selon lequel il convient de lier le processus de discussion et la prise de décision
est un principe qui favorise le principe d’auto-détermination, puisque ceux qui
sont véritablement affectés par une décision peuvent contribuer activement à
orienter eux-mêmes cette décision finale. Cette décision ne leur sera pas
imposée, au terme du processus de discussion, de façon hétérogène.
C. Les conditions substantielles requises pour un juste processus de
prise de décision en matière de gestion des déchets
Aux cinq critères formels, qui permettent de mettre en place et d’évaluer un
juste processus de décision (principe d’inclusion, principe de consultation dans
la durée, principe d’égal accès à l’information, principe selon lequel la prise de
décision partagée fait autorité et principe selon lesquels les décisions prises par
les participants font autorité), Young ajoutent des conditions plus substantielles,
afin de s’assurer que soient inclus, dans le processus de décision, d’autres
enjeux que des considérations strictement techniques sur la sureté ou l’efficacité
du site d’implantation. Ces conditions fondamentales sont au nombre de quatre.
658 Ibid.
277
Pour être juste, un processus de prise décision doit, tout d’abord, avoir une large
unité d’examen, il doit, ensuite, soumettre à la discussion le type
d’équipement/d’installation et envisager, lors de cette même discussion, les
méthodes alternatives, et, enfin, la justice et l’équité, qui sont les critères présents
dans les procédures de prise de décision, doivent également être les objectifs
visés par la décision finale.
La décision concernant un site d’implantation doit, tout d’abord, se faire à un
niveau suffisamment large – au niveau régional ou national – pour éviter que le
choix du site soit, d’ores et déjà, effectué avant même que la discussion ait
commencée, ce qui irait à l’encontre du critère selon lequel le processus de
discussion et la prise de décision vont de pair. En effet, si l’instance qui examine
les sites possibles d’implantation est trop restreinte, elle circonscrit la
participation qui sera alors moins représentative. Une unité d’examen trop
restreinte engendrerait des conflits dans la mesure la participation semble
d’emblée confisquée aux citoyens :
Les citoyens peuvent choisir entre, d’un côté, la résistance militante contre l’installation et, d’un autre côté, la participation à un processus d’implantation anti-démocratique en espérant éviter le pire. Alors que la résistance promet d’arrêter la construction de l’installation, la participation, dans ces conditions, promet guère plus que des modifications mineures qui peuvent ou non réduire le risque associé avec un équipement dont la localisation et les principales discussions ne sont pas ouvertes à la discussion 659.
C’est la raison pour laquelle seule une large unité d’examen permet de s’assurer
que les différentes positions sociales et les différents points de vue, inégalement
répartis sur un vaste territoire, puissent être représentés dans le processus de
décision. Une large unité d’examen rend également plus difficile aux puissantes
juridictions locales de faire porter les risques des sites de traitement des déchets
sur les résidents défavorisés puisque tout le monde est convié à prendre part à
la discussion dès le départ. Enfin, « cela permet aux résidents et aux
659 (Notre traduction) « Citizens may choose between, on the one hand, militant resistance against the facility and, on the other hand, participation in an undemocratic siting process in the hope of preventing the worst. Resistance promises to stop a facility from being built, while participation under these conditions promises little more than changes in detail that may or may not reduce the risk associated with a facility whose location and basic features are no longer open to question », Iris M. Young, Christian Hunold, « Justice, democracy, and hazardous siting », op.cit., p. 91.
278
communautés affectées de déterminer eux-mêmes les critères d’après lesquels
choisir le site »660.
La nature et le type d’installation de traitement de déchets doit également être
soumis à la discussion. La taille de l’installation, ses objectifs, les normes de
sécurité doivent être abordés lors du processus de discussion démocratique afin
que les participants puissent eux-mêmes décider le type d’équipement qu’ils
souhaitent accueillir. En ce sens, l’usine de traitement de déchets n’impose pas
aux citoyens qui l’accueillent ses propres critères, ses objectifs et son mode de
fonctionnement, au contraire c’est elle qui doit s’adapter à leurs exigences.
Les promoteurs devront adapter leurs propositions de projets selon les demandes déterminées par la communauté qui accueille l’installation. Une telle approche renverse alors la dynamique des approches existantes qui poussaient les populations locales à se précipiter pour obtenir les changements de dernière minute, proposés par les promoteurs et approuvés par les organismes gouvernements de réglementation selon des critères d’efficacité et de rentabilité.661
De même que la nature et le type d’installation peuvent être discutés, afin de
garantir un plus juste processus de décision, les méthodes alternatives de
traitement peuvent également être abordées lors de la discussion. Cela permet
d’avoir une approche plus compréhensive, et plus globale, de la question de la
gestion des déchets, comme l’illustre bien l’exemple de la ville de Swan Hills
mentionné par Young. Cette ville a accepté d’accueillir une installation de
traitement de déchets en partie parce que le gouvernement d’Alberta a mis en
place un vaste plan de réduction des déchets, « assurant ainsi à la ville que les
entreprises et les municipalités au travers de l’Alberta cherchaient à réduire, en
amont, les déchets produits »662. Avec cet exemple, on voit bien que l’acceptation
du projet d’installation d’une usine de traitement est directement liée non
660 Ibid.
661 “Developers would have to tailor their proposals to specifications determined by the host community, thus reversing the dynamic of existing approaches to facility siting in which local communities scramble to achieve last-minute changes of facilities proposed by developers and approved by government regulators based on criteria such as efficiency and profitability”, ibid., 92.
662 Ibid.
279
seulement à la politique de réduction des déchets à la source mise en place par
les autorités locales, mais aussi au fait que le projet soit préalablement et
démocratiquement discuté par la population. Une telle approche du problème des
déchets offre la possibilité aux populations de se réapproprier la gestion des
déchets. La participation de la population concernée, aux processus de prise de
décision, fait que la question des déchets échappe alors aux intérêts des groupes
industriels et à la logique technico-économique administrative.
Enfin, la dernière condition avancée par Young est celle de la justice et de
l’équité. Pour elle, justice et équité ne doivent pas seulement être les conditions
de la mise en place du processus de prise de décision mais elles doivent
également être les objectifs visés par la décision.
Dans l’esprit de la communication démocratique, les citoyens devraient s’engager à trouver une solution pour le problème collectif du risque environnemental d’une façon qu’ils considèrent collectivement comme étant la plus juste et pas seulement la moins couteuse ou la plus facile à mettre en place (…) le modèle de la démocratie communicative établit que si les participants se sont engagés à trouver la solution la plus juste pour un problème, ils établissent et critiquent les propositions de projets en faisant appel à la justice, par conséquent, la solution à laquelle ils aboutissent est censée être la solution la plus juste.663
Les questions de justice soulevées par la gestion des déchets peuvent varier
selon les situations. C’est pourquoi Young considère que, malgré la diversité des
cas, il convient de mobiliser le principe d’« équité géographique ». Selon ce
principe, lorsqu’un lieu supporte déjà les risques d’un site de traitement, qui
bénéficie à une large région, alors il y a toujours une raison d’interroger toute
proposition qui envisage d’implanter d’autres risques sur ce même endroit.
Les critères, formels et substantifs, définis par Nancy Fraser pour mettre en place
et pour évaluer des processus de prise de décision concernant l’implantation
663 (Notre traduction) « In the spirit of a communicative democracy, citizens should be committed to finding a solution to the collective problem of environmental risk that they together agree in the most fair, and not only the least costly or easiest to implement (…) the model of communicative democracy says that if participants are committed to finding the most just solution to a problem and therefore make and criticize proposals by appealing to justice, then the solution they arrive at is likely to be the most just solution », Ibid.
280
d’équipements de traitement de déchets cherchent à rendre effectif, à toutes les
étapes de la prise de décision, le principe d’auto-détermination, selon lequel les
individus et les communautés affectés par la décision puisse prendre part à la
décision. La mise en place de tels principes permet donc de remédier, d’une part,
aux mécanismes de corruption démocratique liés à la gestion des déchets que
nous avons pu identifier dans le chapitre 4, et, d’autre part, de répondre aux
exigences de participation comme enjeux de justice soulevés par les tenants du
mouvement pour la justice environnementale. De plus, de tels principes
permettent à la population d’engager une réflexion plus générale sur la gestion
des déchets ce qui ouvre la voie à une réappropriation citoyenne des enjeux liés
aux pratiques de mise au rebut. S’ils ne permettent pas de statuer sur la façon
dont il faudrait produire et consommer pour générer moins de déchets, ces
principes offrent néanmoins l’opportunité aux populations, aux résidents et aux
citoyens de prendre part à la discussion, de déterminer eux-mêmes et pour eux-
mêmes les sites d’implantation de de traitement de déchets, de discuter les
modalités de traitement voire d’envisager d’autres modes de production et de
consommation. Mais les principes d’une telle justice détritique, s’ils tiennent
compte de différentes échelles spatiales, peuvent-ils cependant prendre en
comptes les problèmes de justice soulevés par les déchets radioactifs ? La
gestion des déchets radioactifs, compte tenu de leur durée de vie, soulève une
interrogation de justice intergénérationnelle qui peut être formulée comme suit :
que sommes-nous tenus de laisser à la génération suivante, et pourquoi ? Ce qui
revient à se demander comment donner un sens à nos responsabilités à leur
égard. L’approche distributive, pour qui l’attribution de droits et obligations parait
étroitement liée à la réciprocité caractérisant la coopération sociale, semble, par
conséquent, peut prompte à résoudre un tel questionnement. Comment parler
d’obligations à l’égard des générations futures puisqu’il n’y a pas, entre la
génération actuelle et celles futures, d’authentique coopération marquée par la
réciprocité ? La participation à processus de décision ne concerne a priori que
les populations affectées par les dégradations environnementales d’un territoire,
en raison de la présence de déchets ou de l’implantation d’un site de traitement
de déchets (dans la mesure où il semble difficile de convier à la table des
discussions les générations futures). Néanmoins, envisager l’enjeu de justice
détritique, au regard du principe participatif, permet tout de même de soumettre
281
le débat à la discussion démocratique afin que les générations actuelles puisse
envisager et décider elles-mêmes, de façon autonome et responsable,
l’environnement qu’elles souhaitent léguer aux générations suivantes, sans se
laisser imposer une forme de gestion par des politiques publiques qui les
excluent. La réflexion sur les problèmes de justice liés à la gestion des déchets
par les des sociétés industrielles fait clairement apparaître que l’approche
technico-économique du modèle gestionnaire ne peut résoudre les interrogations
morales ici soulevées. En ce sens, la gestion des déchets n’est plus simplement
un enjeu technique et économique sur lequel l’industrie des déchets aurait la
mainmise, mais un enjeu politique au service duquel se place l’industrie. Une
telle approche rend possible une réappropriation citoyenne de la gestion des
déchets. Cependant, si ces critères nous paraissent nécessaires, ils sont
insuffisants dans la mesure où ils ne permettent pas d’envisager les injustices
environnementales liées à la gestion des déchets dans un contexte global. En
effet, si les critères élaborés par Young permettent de mettre en place, au niveau
local, des processus démocratiques de discussion, permettant de prendre en
compte la diversité culturelle des rapports à la nature, et donc une diversité des
valorisations de la nature, ces critères ne sont cependant pas applicables à
l’échelle internationale. Or, les dégradations environnementales liées à la
présence et à la gestion de ces déchets par les sociétés industrielles ne sont pas
uniquement situées dans ces mêmes sociétés industrielles. En effet, les
trajectoires des déchets issus des sociétés industrielles sont internationales et
nombre de déchets des sociétés occidentales sont envoyés dans des pays du
Sud afin d’être éliminés ou recyclés. Par conséquent, ce sont les populations de
ces pays qui sont affectées, par ces déchets, et qui portent le poids social et
environnemental de leur gestion. Si ce transfert de la charge environnementale
liée à la gestion des déchets des pays riches vers les pays riches engendre des
inégalités environnementales, est-il, pour entant, envisageable d’établir des
critères permettant de définir une justice détritique à un niveau global, dans la
mesure où les enjeux de justice sont habituellement abordés dans un cadre
étatique ? Répondre à celle question, revient, selon nous, à démontrer que de
telles injustices environnementales sont possibles parce que les populations
concernées sont victimes de malcadrage. Si elles pouvaient être considérées,
entendues et consultées, par les institutions internationales déjà en place, au
282
sujet du problème détritique qui les affectent, si elles pouvaient interpeller et avoir
des recours moraux et juridiques, le dumping environnemental ne pourrait plus
être occulté, renvoyant les différents acteurs à une responsabilité élargie de leurs
pratiques en matière de gestion des déchets.
6.2. Gestion des déchets des déchets issus des sociétés industrielles et
justice globale
A. Envisager les principes d’une justice détritique à l’échelle mondiale :
quel est le « qui » de la justice dans un contexte global ?
Le chapitre 2 a mis en avant le fait que les trajectoires des déchets issus des
sociétés industrielles, loin d’être circonscrites à une échelle locale, ont une
dimension internationale. Nombre de pays du Sud reçoivent, en effet,
régulièrement les déchets des pays du Nord pour traitement. La répartition des
flux montre que le flux du Nord vers le Sud est relativement plus important pour
les déchets que pour l’ensemble des biens échangés et cela malgré le fait que la
Convention de Bâle régisse les transports transfrontaliers des déchets toxiques.
En effet, non seulement certains pays ne font pas partie de cette convention,
comme Taïwan, mais les stratégies de contournement de la convention sont
nombreuses. En effet, déclarer des déchets comme des « produits réutilisables »
(alors qu’ils ne le sont pas) est une technique courante pour exporter les déchets
illégalement, puisqu’ainsi qualifiés, ces matières ne sont pas des déchets et ne
sont donc pas régies par le Convention de Bâle. Cette stratégie de
contournement de la réglementation internationale est particulièrement utilisée
par les exportateurs de déchets électroniques. Ces déchets provenant, pour la
majorité, des sociétés industrielles sont déversées sur les sols du continent
africain. Un tel constat nous invite à nous demander comment aborder ces
injustices environnementales liées à la gestion des déchets dans un contexte
globalisé. Les théories de la justice distributive sont-elles suffisantes et
pertinentes pour envisager les problèmes de justice soulevés par les trajectoires
internationales des déchets des sociétés industrielles ? Les questions relatives à
une juste distribution ne sont-elles pas des questions qui sont habituellement
283
traitées dans un cadre national ? Le problème des injustices environnementales
peut-il, dès lors, être abordé à l’échelle internationale ?
Nancy Fraser s’attache à montrer que la question de savoir « qui doit être
reconnu comme un sujet de justice ? » ne va plus de soi dans un monde
globalisé.
Jusque récemment, pendant la période de la Guerre froide, la question ne se posait pas vraiment, car les luttes pour la justice se déroulaient sur fond d’un cadre qui allait de soi. A cette époque, on ne remettait pas en question le fait que la seule unité au sein de laquelle la justice s’appliquait était l’Etat territorial moderne. Cette conception « westphalienne » informait la majeure partie du discours de justice. Aujourd’hui cependant, la cartographie westphalienne de l’espace politique est en train de desserrer son étreinte (…) certains problèmes étant évidemment transnationaux comme le réchauffement climatique ou les OGM664.
Le « qui » de la justice fait aujourd’hui débat. Le cadre étatique ou westphalien
habituellement pris comme la seule unité au sein de laquelle la justice s’applique
est, selon Fraser, remis en cause, au moins, par plusieurs points de vue. Il est
tout d’abord contesté, d’un point de vue local, par ceux qui cherchent à « limiter
la portée du souci de justice à l’échelle d’unités infra-nationales comme les
Basques ou les Inuits »665. Il est également remis en cause par « des
régionalistes ou des transnationalistes qui proposent « d’identifier le « qui » de la
justice à des unités plus grandes, quoique non totalement universelles, comme
l’« Europe » »666. Enfin, les mondialistes et les partisans du cosmopolitisme
souhaitent qu’une considération égale soit accordée à tous les êtres humains.
Face à ces quatre conceptions rivales du « qui » de la justice, comment définir
quels sont ceux dont les intérêts doivent être pris en compte ? Fraser soutient
que pour répondre à une telle exigence, il convient d’adopter une approche
réflexive et critique. Adopter une posture réflexive, cela consiste, tout d’abord, à
prendre en compte et à soutenir la contestation du cadre westphalien afin
d’envisager les injustices transfrontalières occultées par ce dernier. C’est par
664 Nancy Fraser, « Qui compte comme sujet de justice ? La communauté des citoyens, l'humanité toute entière ou la communauté transnationale du risque ? », op.cit., p. 5.
665 Ibid.
666 Ibid.
284
cette approche réflexive, souligne Fraser, que l’on peut accéder au niveau
« méta » où le cadre lui-même est l’objet de conflits et qu’il est alors possible de
se saisir de la question du « qui » comme question de justice. C’est au niveau
« métapolitique » – et non pas au niveau « politique-ordinaire » – que les
injustices liées à un « malcadrage » peuvent être abordées :
La notion de « malcadrage » est une idée réflexive qui possède exactement le type de réflexivité dont nous avons besoin dans le contexte actuel. Bien que le terme soit nouveau, l’idée de malcadrage régit implicitement les revendications de nombreux « altermondialistes », même si, bien sûr, ils n’emploient pas ce terme. Par exemple, de nombreux activistes du Forum mondial social affirment que le cadre westphalien est injuste dans la mesure où il divise l’espace politique d’une façon qui empêche les pauvres des pays pauvres de remettre en cause les forces qui les oppressent, tout en protégeant des pouvoirs extraterritoriaux de toute critique et de tout contrôle. Parmi ceux qui sont ainsi mis hors de portée de la justice, on trouve des Etats prédateurs bien plus puissantes et des pouvoirs privés transnationaux, dont des investisseurs et des créanciers étrangers, des spéculateurs et des entreprises transnationales.667
Le concept de « malcadrage » est fondé sur l’idée que les cadrages de premier
ordre de la justice (le niveau « politique-ordinaire ») peuvent être injustes. Par
conséquent, ce concept permet de poser la question du cadre comme enjeu de
justice.
L’approche que défend Fraser est réflexive mais aussi critique et discriminante.
En effet, si les injustices de malcadrage existent, il convient de se demander
quand et où elles existent effectivement. En ce sens, « une pensée de la justice
adaptée à l’époque actuelle requiert un principe normatif discriminant pour
évaluer les cadres de justice »668. Nous nous attachons à présenter trois
principes, exposés par Fraser, afin de déterminer dans quelle mesure ces
principes sont pertinents pour aborder les injustices environnementales liées à la
gestion des déchets en contexte global.
Nous venons de le souligner, les questions de justice sont complexes, justement
parce qu’elle soulève la question de l’échelle à laquelle les principes de justice
revêtent un sens et parce qu’elles interrogent, de surcroît, le « qui » de la justice.
667 Ibid.
668 Ibid., p. 53
285
A ce sujet, il existe de vifs débats entre la thèse dite « étatiste » et la thèse dite
« cosmopolitique », même si les deux positions peuvent toutes deux se réclamer
des principes de la justice exposés par Rawls. Pour les étatistes, les principes
ne valent pleinement qu'à l'intérieur de la communauté politique : au-delà des
frontières politiques, il n'y a plus que des rapports entre nations, et il n'y a que
des devoirs (non exigibles) d'assistance, pas de droits à une correction des
inégalités par la redistribution. Pour les cosmopolitiques, au contraire, il existe
des problèmes de justice globale qui, mettant en relation des droits humains, la
responsabilité et l'interdépendance de tous, interdisent de s'arrêter aux frontières
politiques.
Ainsi, pour les tenants de la thèse « étatique », les questions de justice ne
prennent sens qu’au sein des Etats, ou du moins de communautés constituées.
Un des arguments des étatistes est que les principes de la justice distributive ne
s’appliquent qu’entre des personnes qui sont directement en rapport, et
seulement s’il existe des agents dotés, à la fois, de pouvoir moral et de l’autorité
pour réguler la vie sociale. Selon les tenants de cette approche, « le « qui » de
la justice devraient être ceux qui appartiennent à un même Etat comme
concitoyens »669. Dans cette perspective, l’évaluation des cadres de la justice se
fait selon le principe d’« appartenance à la communauté politique ». Il y a
différentes interprétations de ce que signifie le principe d’appartenance politique.
Certains, comme David Miller670, considèrent que l’appartenance politique est (ou
devrait être) une question de nationalité. Pour ces théoriciens, le « qui » de la
justice est tout simplement la nation, l’appartenance politique repose sur « un
éthos pré-politique partagé, une matrice commune faite de langue, d’histoire de
culture, de tradition ou de racines »671. D’autres tenants de cette approche
rejettent cette interprétation de « l’appartenance à la communauté politique ». Il
est, selon eux, préférable, et plus pertinent, de concevoir l’appartenance politique
669 Ibid., p. 53
670 David Miller, « In Defense of nationality », in Citizenship and national identity, Cambridge, Polity Press/Blackwell Publishers, 2000 p. 31-37.
671 Nancy Fraser, « Qui compte comme sujet de justice ? La communauté des citoyens, l'humanité toute entière ou la communauté transnationale du risque ? », op.cit., p. 54.
286
comme une relation politique. Selon cette interprétation, on appartient à la
communauté politique simplement en vertu de la citoyenneté : « la citoyenneté,
elle-même, indépendamment de l’identité nationale, suffisante pour établir la
relation nécessaire pour avoir le statut de sujet de justice. Le « qui » de la justice
est alors tout simplement l’ensemble des citoyens »672. L’approche étatiste, dans
tous les cas, et comme son nom l’indique, se circonscrit à l’Etat, seul ce dernier
peut rendre acceptable une certaine redistribution. Fraser souligne que ce
principe d’appartenance a plusieurs avantages. Tout d’abord, il exprime un sens
fort de la socialité humaine, sans pour autant recourir à une invocation abstraite
de l’humanité. De plus, il a l’avantage du réalisme. En effet, « sa définition du
type de relations sociales moralement pertinentes s’accorde avec des aspects
importants de la réalité institutionnelle existante et avec des identifications
collectives largement admises »673. Mais ce réalisme n’est-il pas précisément
une faiblesse dans la mesure où cette approche n’est pas en mesure de remettre
en question le cadre étatique et d’envisager les injustices qu’il pourrait engendrer
? Ce que font les personnes au sein des pays et les pays, en tant qu’entités,
n’affectent-ils pas d’autres personnes ou d’autres pays au-delà des frontières, à
travers un grand nombre de fonctionnement, de structures et d’institutions ?
Cette interdépendance ne constitue-t-elle pas une forme de coercition ? Les
déchets produits par les sociétés industrielles, du fait de leurs trajectoires
globales, ne viennent-ils pas affecter les populations des pays pauvres qui
subissent la charge environnementale de ce transfert ?
C’est en soulignant ce type d’interrogations que les tenants de la
thèse cosmopolitique, remettent en question la théorie étatique. Si les étatistes
paraissent, au premier abord, convaincants en soutenant que les principes de
justice s’appliquent seulement s’il existe des agents dotés à la fois de pouvoir et
de capacité de les mettre en œuvre, les tenants de la
théorie cosmopolitique soulignent qu’il ne faut pas confondre ce qui rend la
justice empiriquement possible et ce qui la rend moralement nécessaire. C’est
ce qui les conduit à soutenir, au-delà d’un cadre étatique, l’existence d’une
672 Ibid.
673 Ibid., p. 55
287
communauté mondiale entre tous les individus, que règlent des principes de
justice. Les cosmopoliticiens soutiennent l’égalité foncière de tous les êtres
humains, de surcroît, les principes de justice qui gouvernent les redistributions
des biens doivent s’appliquer au monde entier. Pour les tenants de la théorie
cosmopolitique, il est fort discutable de faire, à l’instar des tenants de la théorie
étatique, comme s’il la coercition n’existait pas au niveau international. En effet,
il suffit de penser « aux guerres, aux lois sur l’immigration, aux barrières
commerciales et à tous les autres liens fonctionnels qui se tiennent entre les
Etats. Tout cela affecte les opportunités des personnes et, si la coercition n’est
sans doute pas de même nature dans tous les cas, elle existe indiscutablement
au niveau international »674. Dans un monde globalisé, l’idée d’une autonomie de
chaque communauté nationale relève, pour les partisans du cosmopolitisme, de
l’illusion.
De plus, les tenants de la thèse cosmopolitique, sensibles aux problèmes
écologiques, insistent sur le fait que le souci d’autrui prend place dans un univers
fini. La thèse cosmopolitique permet d’envisager la série croissante de questions
pour lesquelles les frontières politiques n'ont pas de sens, et où il faut envisager,
globalement, les rapports entre les êtres humains. Les enjeux écologiques sont
de cet ordre. Le changement climatique est un phénomène global, les pollutions
ne respectent pas les frontières, les déchets des sociétés industrielles ont des
trajectoires internationales, autant d’enjeux qui soulèvent des problèmes de
justice distributive mondiale.
Dès lors que c’est l’humanité considérée comme un tout qui possède la Terre, et que chacun de ses habitants doit pouvoir accéder aux ressources possédées en commun, celles-ci doivent faire l’objet d’une juste redistribution (…) les inégalités mondiales relèvent bien d’une justice (distributive) globale. Si cette question peut sembler quelque peu abstraite, elle peut prendre une tournure très concrète si des zones de la planète deviennent inhabitables.675
On peut, par exemple, se demander où vont aller vivre les habitants d’une île que
la montée des eaux, consécutive liée au changement climatique, a fait
674 Marie Duru-Bellat, Pour une planète équitable, Seuil, La République des idées, 2014, p. 38.
675 Ibid., p. 47.
288
disparaitre. Le réchauffement climatique n’est pas l’unique enjeu écologique à
soulever de telles interrogations, les dommages environnementaux liés à la
présence et au traitement de déchets rendent de nombreux lieux de vie
également inhabitables. S’ils ne poussent pas toujours les habitants hors de leur
milieu, comme c’est le cas pour les réfugiés climatiques, ils conduisent des
populations à vivre dans un environnement dégradé par la présence de déchets
qu’ils n’ont le plus souvent pas produits. Ces enjeux écologiques mondiaux
renforcent l'unité du monde et, en ce sens, il semble légitime de plaider pour une
justice globale et soutenir les positions cosmopolitiques. Le principe d’après
lequel les cosmopoliticiens évaluent le cadre de la justice est le principe que
Fraser nomme le « principe humaniste »676. D’après ce principe, ce qui fait que
des individus se doivent mutuellement justice provient de la possession
commune de certains traits propres à l’humanité. En ce sens, les tenants de la
théorie cosmopolitique militent en faveur d’un Etat mondial. Mais rien n’est moins
aisé, « car si, au nom de la solidarité, une certaine coercition est acceptée au
niveau des Etats, il n’en va pas de même au niveau supra-étatique. La question
d’un Etat mondial ou d’une gouvernance mondiale a fait couler beaucoup
d’encre, avec à la fois une défense résolue de sa nécessité, un fort scepticisme
par rapport à sa faisabilité et des doutes quant à sa désirabilité »677. Si le principe
dit humaniste fournit une perspective critique sur le nationalisme d’exclusion, il
pose problème, souligne Fraser, parce qu’il opère à un tel niveau d’abstraction
que l’on est incapable d’identifier ce qui s’ensuit dans une configuration
particulière. Peut-on véritablement définir des principes de justice de manière
non contextualisé, de façon transcendante ?
Le problème principal provient du fait que le principe humaniste ne prend pas en compte les relations sociales actuelles ou historiques. Négligeant ces questions avec désinvolture, il est, à cet égard, l’antithèse du précédent. La théorie de l’appartenance cherchait à fonder des obligations de justice sur un type de relations sociales trop restrictifs, mais celle-ci assigne ces obligations sans aucune considération de ces relations (…) En voulant constituer le « qui » de la justice sans considération pour ceux ce
676 Nancy Fraser, « Qui compte comme sujet de justice ? La communauté des citoyens, l'humanité toute entière ou la communauté transnationale du risque ? », op.cit., p.55.
677 Marie Duru-Bellat, Pour une planète équitable, op.cit., p.84.
289
qu’en pense ce qui en font partie, une telle proposition paraît négliger joyeusement l’autonomie de ses sujets.678
Le principe humaniste tranche par avance puisqu’il exclut la possibilité que des
questions différentes puissent nécessiter différents cadres ou différentes
échelles de justice. Finalement, comme le principe d’appartenance, semble
court-circuiter la capacité à questionner de manière réflexive les cadres de la
justice.
Le troisième principe normatif discriminant d’évaluation des cadres de justice,
mentionné et évalué par Fraser, est le principe de « tous les affectés ». Selon ce
principe, ce qui fait qu’un groupe de gens se doivent mutuellement justice, c’est
leur co-intrication objective dans un réseau de relations causales. Le « qui » de
la justice est ainsi fonction de l’échelle des interactions sociales. Le point crucial
de cette position, souligne Fraser, c’est « l’identification du « qui » de la justice à
la « communauté de risque ». Ceux qui « comptent » sont ceux dont les actions
ont des effets les uns sur les autres et s’affectent mutuellement »679.
Contrairement à l’abstraction du principe humaniste (qui définit une classe d’êtres
qui partagent une propriété commune, indépendamment de leurs
interconnections), ce principe présente donc l’avantage de chercher à fonder les
obligations de justice sur les relations existantes, tout en rejetant la manière dont
le principe d’appartenance définit les relations socialement pertinentes. En effet,
les tenants de ce principe, souligne Fraser, estiment que la nationalité et la
citoyenneté sont toutes deux des définitions trop restrictives et soutient l’idée qu’il
faudrait « agrandir les limites de la justice de façon à inclure ceux dont les actions
s’affectent les uns les autres »680. Dans le cas d’injustices environnementales
liées à la gestion des déchets en contexte global, ce principe a, par conséquent,
l’avantage de donner la visibilité aux victimes de dumping environnemental et de
les faire entrer dans un cadre de réciprocité morale. Mais, souligne Fraser, un tel
678 Nancy Fraser, « Qui compte comme sujet de justice ? La communauté des citoyens, l'humanité toute entière ou la communauté transnationale du risque ? », op.cit., p. 56.
679 Ibid.
680 Ibid.
290
principe est « déroutant par son objectivisme »681. Comme nous avons pu le
souligner (chapitre 2) au sujet des trajectoires des déchets issus des sociétés
industrielles, il est difficile d’identifier les obligations de justice en termes de
causalité tant, dans un contexte global, les liens de cause à effet sont complexes
à établir. De plus, en réduisant la question du « qui » à celle de « qui est affecté
par qui », le principe « de tous les affectés » traite les connections causales
comme si elles étaient également significatives ce qui ne va pas de soi.
Compte tenu de l’analyse peu concluante des trois différents principes
discriminants d’évaluation des cadres de justice, Fraser propose un autre
principe selon lequel « tous ceux qui sont communément assujettis » sont des
sujets de justice. Plutôt que de vouloir créer de nouvelles institutions
internationales, à l’instar des tenants de la théorie cosmopolitique qui militent en
faveur d’un Etat mondial, le principe défendu par Fraser cherche à rendre plus
justes les institutions déjà existantes, notamment en faisant en sorte de donner
plus de poids aux plus défavorisés, en évitant toute situation de malcadrage, et
rendant plus démocratiques les délibérations et les décisions au sein des
instances internationales, pour favoriser une parité de participation à l’échelle
globale.
B. Le principe de « tous les assujettis » de Nancy Fraser
Selon le principe de « tous les assujettis », défendu par Fraser, ce qui fait
d’une collection de gens des sujets, qui se doivent mutuellement justice, ce n’est
ni la citoyenneté partagée, ni la nationalité (comme avec le principe
d’appartenance), ni la possession commune du statut abstrait de la personne
(comme avec le principe humaniste), ni le simple fait de l’interdépendance
causale (comme avec le principe de tous les affectés), mais « leur
assujettissement commun à une structure de gouvernance qui établit les règles
681 Ibid., p. 57.
291
de base qui gouvernent leur interaction »682. Que signifie au juste cette
expression « assujettissement à la structure de gouvernance » ? Quelles
instances ou institutions renvoie la formule « structure de gouvernance » ?
Comment comprendre le terme d’ « assujettissement » ? Pour Fraser, la
« structure de gouvernance » ne se réduit pas aux Etats mais inclue aussi les
instances non-étatiques qui génèrent les règles effectives qui structurent de
larges pans des interactions sociales. Elle cite les instances qui dictent les règles
de base de l’économie mondiale, comme l’Organisation Mondiale du Commerce
et le Fonds Monétaire International, les structures transnationales gouvernant les
régulations environnementales ou encore les administrations qui font appliquer
les lois pénales et civiles. Comme ces instances régulent les interactions de
vastes populations transnationales, selon Fraser, « on peut dire qu’elles
assujettissent ces dernières, même si ceux qui décident de ces règles ne sont
pas responsables devant ceux qu’ils gouvernent »683. Dans la mesure où Fraser
avance une conception large des structures de gouvernance, le terme
d’« assujettissement » est également employé dans un sens large. Ce dernier ne
doit « pas être restreint à la citoyenneté formelle, ni même à la condition plus
large de se trouver sous la juridiction d’un Etat, il inclut aussi les conditions
supplémentaires d’être soumis au pouvoir coercitif des formes gouvernantes
non-étatiques et trans-étatiques »684. Un tel principe offre une norme critique pour
évaluer la justice ou l’injustice des cadres. Ainsi, selon ce principe, « un problème
est bien cadré si, et seulement si, tous ceux qui sont assujettis aux structures de
gouvernance qui régulent les dimensions pertinentes de l’interaction sociale
reçoivent une considération égale »685. Pour avoir droit à une égale
considération, dans le cadre de l’approche qu’elle propose, « il n’est pas
nécessaire d’être déjà un membre accrédité de l’instance en question ; il est
seulement nécessaire d’être assujetti »686. Autrement dit, certains individus et
682 Ibid.
683 Ibid., p. 58
684 Ibid
685 Ibid.
686 Ibid.
292
certaines communautés qui sont affectés par des règles imposées par les
structures de gouvernance doivent être pris en compte en tant que sujets de la
justice, en rapport avec ses structures, même s’ils ne sont pas reconnus comme
y participant. Ainsi, en tant que sujet de la justice, ils peuvent ont, par conséquent,
droit à une juste distribution, une reconnaissance culturelle et une représentation
politique.
Le principe de « tous les assujettis » de Fraser parait donc intéressant parce qu’il
remédie aux principaux défauts des principes précédents. Tout d’abord, il « perce
des brèches dans le bouclier du nationalisme d’exclusion et permet ainsi de
percevoir les injustices de malcadrage »687, il rejette donc l’assimilation exclusive
des relations politiques à l’appartenance étatique. De plus, il dépasse le
mondialisme abstrait puisqu’il prend en compte les relations sociales, mais il
rejette l’idée (avancée par le principe « de tous les affectés ») qu’une simple
interdépendance causale serait suffisante pour enclencher des obligations de
justice. Pour le principe de « tous les assujettis » ce sont les relations politiques
qui enclenchent des obligations de justice, et les relations politiques qui les
enclenchent existent chaque fois qu’un ensemble de personnes est assujetti à
une même structure de gouvernance qui établit les règles de base de leur
interaction – règles que les assujettis n’ont pas forcément participé à construire,
c’est là tout l’enjeu du « malcadrage ». Dans le cas d’injustices
environnementales liées à la gestion des déchets, en contexte global, ce principe
permettrait aux populations victimes de transfert de la charge environnementale
de faire entendre leur voix au sein des structures de gouvernance qui autorisent
ou rendent possible des pratiques de gestion de déchets qui viennent dégrader
leurs milieux de vie.
Si le principe « de tous les assujettis » de Fraser a le mérite d’envisager
frontalement le problème des injustices environnementales au niveau global et
de permettre d’envisager une justice détritique. Un tel principe, pour être effectif,
requiert néanmoins de penser un monde commun, composé d’humains et de
non-humains, ce qui reste le principal obstacle à sa mise en œuvre, dans la
687 Ibid.
293
mesure où il n’est pas si évident qu’un tel monde commun existe aux yeux des
décideurs actuels.
La troisième partie s’est attachée à caractériser les injustices
environnementales liées à la gestion des déchets et à proposer les principes
normatifs d’une justice détritique qui puisse prendre en compte la diversité des
rapports à la nature. Nous avons montré que l’injustice fondamentale concernant
la gestion des déchets concerne la participation aux décisions sur
l’environnement commun. Dans la mesure où personne n’échappe au territoire
où il vit, la thèse soutient qu’une démocratie locale effective peut permettre
d’apporter des solutions pour améliorer l’environnement des territoires, d’une
façon plus juste que les politiques publiques (type « top-down »), qui écartent de
la prise de décision les populations affectées par les dégradations
environnementales liées aux modes de gestion des déchets que ces politiques
publiques ont contribué à mettre en place. Si la participation locale est l’un des
critères d’une justice détritique, nous avons également vu qu’il était nécessaire
d’envisager les principes d’une justice détritique à l’échelle globale compte tenu
des trajectoires internationales des déchets issus des sociétés industrielles.
294
CONCLUSION
Nous avons montré, dans ce travail, que le modèle actuel de gestion des
déchets est envisagé comme un problème technico-économique. Cette
approche de la gestion des déchets propose une rationalisation de la gestion en
instaurant, en aval, des modalités de traitement des déchets pour augmenter et
accélérer leur récupération688, dans une logique d’efficacité technique et de
rentabilité économique. Dans un contexte d’épuisement des ressources
naturelles, l’exploitation de la matière détritique, loin de prendre en compte le
véritable enjeu environnemental, permet la pérennisation du modèle
productiviste des sociétés industrielles. Le recyclage des D3E (déchets
d’équipements électriques et électroniques) est à cet égard exemplaire. Il est
devenu un véritable enjeu financier, compte tenu de la consommation massive
de téléphones portables. En effet, fabriquer un téléphone portable consomme
énormément de matières premières rares, et non renouvelables, comme le
cuivre, l’or, l’argent, le coltan. Or, l’épuisement des métaux et des terres rares,
nécessaires à la fabrication des objets électroniques, met donc en péril leur
production alors même que la demande ne cesse de croitre. Sony a dû, par
exemple, affronter « la colère de millions de consommateurs, furieux de n’avoir
pu offrir à leur enfants la plateforme de jeu vidéo Playstation 2, en raison d’une
pénurie de tantale, un minerai indispensable à sa production – comme à celle de
nombreux autres équipements, tels les téléphones mobiles »689. Dans un tel
contexte, les déchets apparaissent comme une « matière première secondaire »
nécessaire à exploiter. L’internalisation des déchets, telle qu’elle a été mise en
place par le modèle gestionnaire, est une véritable « ruée vers le déchet » qui
permet d’alimenter la chaine de production et de consommation afin d’assurer la
pérennité de cette dernière.
688 Voir le rapport sur la gestion des déchets du Programme des Nations Unies (PNUE), « Waste, investing in energy and resource efficiency », dans Towards a Green Economy : Pathways to Sustainable Development and Poverty Eradication, UNEP, 2011.
689 Annick Lacout, Elodie Fradet, Pascal de Rauglaudre, Le grand débordement, op.cit., p. 94.
295
Or, en réduisant la question de la gestion des déchets à un problème technico-
économique, le problème environnemental soulevé par les déchets et leur
gestion est évacué. Bien que le modèle gestionnaire se présente comme
écologiquement soutenable, nous avons démontré qu’il ne pouvait l’être, d’une
part, parce que les dispositifs mis en place peinent à juguler l’afflux massif des
déchets engendrés par les modes de consommation des sociétés industrielles,
voire contribuent largement à augmenter la production de déchets dans la
mesure où les déchets recyclables permettent d’alimenter l’industrie du déchet.
D’autre part, le modèle gestionnaire des déchets n’est pas soutenable parce que
l’aspect environnemental, que le modèle gestionnaire dit prendre en compte,
n’est envisagé que dans la logique de l’économie « verte ». Or, c’est justement
en évacuant la dimension sociale de la gestion des déchets, que le modèle
gestionnaire enterre simultanément la possibilité d’en faire un problème
environnemental puisque la conception de la nature en jeu est alors celle d’une
nature extérieure. Le problème environnemental posé par les déchets, tel qu’il
est envisagé par le modèle actuel de gestion, non seulement reste prisonnier du
dualisme moderne qu’il contribue à renforcer, mais il empêche de faire émerger
ce qui fait problème, avec la gestion des déchets, dans notre rapport à la nature.
En effet, cette conception de la nature conduit à évacuer la dimension culturelle
des rapports à l’environnement. C’est contre cette vision de la gestion des
déchets que se mobilisent les militants pour la justice environnementale. Pour
eux, la question de la gestion des déchets ne peut devenir une question
écologique qu’à partir du moment où sa dimension sociale et politique est prise
en compte. Mais, mettre ainsi en avant les effets sociaux et politiques de la
gestion des déchets, n’est-ce pas évacuer la dimension écologique du
problème ? Soutenir un tel propos reviendrait justement à appréhender les
questions relatives à la nature selon le partage entre le social et l’écologique.
Jacques Theys a bien montré les raisons de la désarticulation entre
préoccupations sociales et préoccupations environnementales – « pourquoi tout
se passe-t-il comme si l’environnement n’avait pas de dimension sociale – et
comme si, symétriquement, la politique sociale n’avait pas de composante
écologique ? »690. Il explique que cette désarticulation est notamment due à la
690 Theys Jacques, « Pourquoi les préoccupations sociales et environnementales s’ignorent-elles mutuellement ? Un essai d’interprétation à partir du thème des inégalités écologiques », dans
296
façon dont la construction du champ de l’environnement, largement imputable
aux schèmes de la modernité, a évacué la dimension sociale : « la définition qui
a été finalement adoptée conduit très largement à nier les particularismes
sociaux et à faire de l’environnement une valeur universelle »691 alors même que
« si l’on analyse concrètement les réalités, il est pourtant difficile de croire à cet
universalisme »692. Or, l’analyse de la manière dont le concept d’environnement
a été historiquement construit, ainsi que de la façon dont les différentes
disciplines scientifiques ont abordé le thème de l’environnement, expliquent le
silence sur les dimensions sociales de l’environnement et l’émergence difficile du
thème des inégalités écologiques693. De plus, l’accent porté sur l’universalité des
risques et des dégradations écologiques, dans l’objectif d’élargir la prise de
conscience environnementale, a largement contribué à masquer les
différenciations sociales en matière d’exposition.
Pour mettre en lumière le problème environnemental soulevé par la gestion des
déchets et caractériser les injustices qu’engendre le modèle de gestion des
déchets des sociétés industrielles, il convient de soutenir, comme nous l’avons
démontré, l’idée d’une nature comme communauté, dont nous faisons partie,
avec laquelle nous avons des relations d’interdépendance. Par conséquent, il
s’agit d’une conception de la nature qui prend en compte la diversité culturelle
des rapports à l’environnement. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire
d’accorder une importance à la reconnaissance des savoirs fondés sur les lieux.
C’est en ce sens que nous avons soutenu une conception culturelle des
CORNUT Pierre, BAULER Tom, ZACCAÏ Edwin (dir.), Environnement et inégalités sociales, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2007, p. 25.
691 Ibid., p. 29.
692 Ibid., p. 26.
693 Cette marginalisation de l’urbain et du social “a également été favorisée par la manière dont les différentes disciplines scientifiques – notamment l’économie, la géographie et la sociologie - ont abordé le thème de l’environnement et des externalités. Dans les années soixante-dix, l’économie de l’environnement a en grand partie théorisé le désintérêt des classes pauvres pour l’environnement, ce qui, en conséquence, a conduit ultérieurement l’économiste en chef de la Banque mondiale, D. Summers à proposer l’exportation de la pollution vers les pays du Sud. Par ailleurs, la sociologie, tout en refermant l’environnement dans la sociologie rurale ou la problématique des « nouveaux mouvements sociaux », a, elle aussi, mis en évidence toutes les bonnes raisons qui faisaient que les catégories sociales les plus exposées ne pouvaient qu’euphémiser le risque subi. », Ibid., p. 30.
297
inégalités écologiques pour appréhender les problèmes de justice liés à la
gestion des déchets, dans la mesure où caractériser les injustices
environnementales requiert autre chose que des données objectives. En effet,
dès lors qu’est adoptée une conception de la nature comme « communauté » ou
comme « milieu », comment calculer le coût d’une dégradation
environnementale ? Une telle dégradation est difficilement quantifiable, c’est la
raison pour laquelle le principe de compensation, avancé par l’approche
distributive, trouve ses limites. Les inégalités environnementales relèvent de
l’étude du monde vécu. C’est cette caractéristique des inégalités
environnementales qui font qu’elles « procèdent largement d’une gamme
d’inégalités silencieuses, vécues pour une part dans l’intimité des consciences,
pour une autre part sur un mode non révélé, comme l’ont été les inégalités de
genre jusqu’à une époque récente »694. La relative visibilité des nuisances liées
à la gestion des déchets permet néanmoins d’identifier plus facilement certaines
des inégalités environnementales. Les installations de traitement de déchets
viennent modifier l’environnement territorial de façon explicite (construction
d’installations, gênes olfactives, augmentation du trafic routier etc.) et apportent
avec elles des risques environnementaux identifiables (risques de pollution des
sols avec les lixiviats, pollution de l’air due à l’incinération) qui viennent affecter
l’environnement direct et le monde vécu des populations.
Une des réponses politiques aux inégalités environnementales liées à la gestion
des déchets est la mise en place d’une parité de participation permettant aux
individus et aux communautés de prendre part aux discussions, mais aussi aux
décisions concernant la gestion des déchets. Si les schémas distributifs laissent
la question relative à la nature à l’extérieur des préoccupations de justice,
l’approche participative permet, au contraire, que les voix des populations,
directement affectées par ces décisions, dans leur monde vécu, puissent être
prise en compte dans le processus de décision concernant les installations de
traitement de déchets. L’élaboration collective et démocratique d’une telle
694 Cyria Emelianoff, « La fabrique territoriale des inégalités environnementales », dans Catherine Larrère, Les inégalités environnementales, op.cit., p. 85.
298
gestion des déchets permet de ne plus opérer un partage entre le social et
l’environnemental. Si une telle approche de la justice détritique ne permet pas de
statuer sur la façon dont il faudrait produire et consommer pour générer moins
de déchets, les principes qu’elle énonce offrent néanmoins l’opportunité aux
populations, aux résidents et aux citoyens de prendre part à la discussion, de
déterminer eux-mêmes, et pour eux-mêmes, les sites d’implantation de
traitement de déchets, de discuter les modalités de traitement et d’envisager des
modes de traitement alternatifs. En ce sens, les principes d’une telle justice
détritique offrent la possibilité de s’extraire de la logique technico-économique
mise en place par l’industrialisation de la gestion des déchets : ce sont les
usagers qui définissent ce qui est déchet et ce qui ne l’est pas, qui peuvent
décider, en amont, de la réduction de la production de déchets à la source, de la
mise en place de système de compostage, de la mise en place d’un système de
consigne, de normes de réparation etc. Ce sont les citoyens qui établissent les
modalités de gestion et non l’industrie des déchets qui dicte aux usagers
comment jeter et quoi jeter, en influençant leurs comportements et leurs modes
de vie au quotidien.
La réponse aux injustices environnementales peut également passer par la
réappropriation citoyenne soit de lieux dégradés par la présence de déchets, soit
par la réappropriation concrète, dans des lieux insérés dans le territoire, des
modes de gestion des déchets en mettant en place des traitements alternatifs
(réparation, réemploi, réutilisation). En effet, la restauration des qualités
environnementales des espaces dégradés par la présence de déchets permet
aux populations de recréer une relation avec leur milieu de vie. L’appartenance
au territoire qu’ils contribuent ainsi à restaurer permet de créer un sentiment
d’appartenance envers la communauté. Cette approche peut entrainer une
évolution des modes de vie, d’autres formes de consommation et de mise au
rebut695. La mise en place de lieux de gestion des déchets collaboratifs (comme
les ressourceries ou les « repair cafés ») contribuent également à l’intégration de
695 Barbara Brohmann, « Sustainable Consumption as a Process. The Role of Local Context », in Martin Charter, Arnold Tukker (ed.), Sustainable Consumption and production. Opportunities and Challenges, Proceedings, Launch Conference of the Sustainable Consumption Research Exchange (SCORE), 23-25 novembre 2006, Wuppertal, p. 27-38, cité par Cyria Emelianoff, « La fabrique territoriale des inégalités environnementales », op. cit., p. 91.
299
la gestion des déchets dans le monde commun, tout en créant une nouvelle
relation aux objets déchus et artefacts brisés par la réhabilitation conviviale de
savoir-faire. La problématique environnementale ne saurait donc être pensée
autrement que dans une perspective relationnelle. C’est justement cette
conception qui rend possible une forme d’ « empowerment » à une échelle locale
où de nouvelles formes de pratiques de mise au rebut et de consommation
peuvent alors être envisagées en lien avec l’environnement territorial. Cette
gestion en bien commun des déchets fait clairement écho aux travaux d’Elianor
Ostrom sur les communs (« commons ») et qui portent sur la façon dont les
communautés gèrent leurs ressources en installant des modes de gouvernance
adéquats. S’appuyant sur de nombreuses études de cas, Ostrom propose une
approche originale de la gouvernance des ressources communes. Elle démontre
que les communautés sont capables de s’autogouverner et d’éviter la
surexploitation des ressources. Contre le problème de « la tragédie des
communs », formulé par Garrett Hardin696, qui met en tension intérêt individuel
et intérêt collectif, Ostrom propose697 une troisième voie consistant à laisser les
usagers créer leurs propres systèmes de gouvernance. En s’appuyant sur de
multiples études de cas, elle montre que de nombreuses communautés, à travers
le monde, parviennent, en pratique, à éviter la tragédie des communs, alors que
la propriété de ces biens n’est ni privée, ni publique, mais collective. En
particulier, ces communautés parviennent à gérer durablement les ressources en
créant des institutions à petite échelle bien adaptées aux conditions locales698.
La question des « communs » telle qu’elle est appréhendée par Ostrom doit donc
être comprise comme celle du caractère collectif de l’utilisation des choses et des
espaces et des règles qui gouvernent cet usage collectif. Si l’implication des
usagers au niveau local et la gestion en bien commun permettent d’accéder à un
696 Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, vol. 162, n°13 décembre 1968, p. 1243-1248
697 Elinor Ostrom, Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 1990.
698 A l’inverse, elle recense également des cas où les dispositifs mis en place ne parviennent pas à freiner la surexploitation des ressources communes. Il en résulte d’ailleurs un programme de recherches sur la nature des dispositifs institutionnels les plus à même de favoriser une gestion efficace, programme auquel elle restera attachée toute sa vie.
300
modèle de gestion des déchets plus juste, pouvons-nous cependant considérer
qu’elles sont suffisantes ? 699 La réappropriation située du territoire, comme
milieu environnemental, peut-elle remettre en cause des modes plus vastes de
production, de consommation et de traitement de déchets ? En effet, cette
réappropriation ne conduit pas nécessairement à des remises en cause plus
vastes de mode de production, de consommation et de modes de vie. Si la
constitution de lieux alternatifs – fondés sur la coopération volontaire qui
favorisent l’émergence d’une gestion des déchets basée sur une autre logique
que celle mise en place par l’industrialisation et d’une façon démocratiquement
décidée – ne peut être qu’encouragée, nous pouvons nous demander si ces
espaces de coopération peuvent, par eux-mêmes, résoudre les problèmes
identifiés, tant qu’ils existent en parallèle, ou à côté, de vastes modes de
production et de consommation qui engendre une forte production de déchets.
Nous pouvons néanmoins penser que la réappropriation située du territoire
comme milieu environnemental de fabriquer « une éco-citoyenneté, qui peut
prendre éventuellement son essor lorsqu’un territoire s’instaure en éco-
territoire »700. En effet, l’appartenance à un éco-territoire, fabriqué en partie par
les habitants, peut alors crée un sentiment d’engagement envers la communauté
et une « reconnaissance sociale des pratiques écologiques et des effets
d’entrainement qui font évoluer les modes de vie »701. Ce passage du cadre de
vie au mode de vie, cette réappropriation collective située d’un territoire comme
milieu et l’intégration des pratiques de gestion des déchets dans le monde
commun offrent alors des pistes politiques intéressantes pour mettre en place
des pratiques plus justes de gestion des déchets.
699 Greg Albo, « The limits of eco- localism: scale, strategy, socialism », dans Leo Panitch, Colin Leys, Coming to Terms with Nature: Socialist Register, NYU Press, 2007: 337-363.
700 Cyria Emelianoff, "La fabrique territoriale des inégalités environnementales », op.cit., p. 90.
701 Ibid.
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