un peu avant la nuit

8/20/2019 Un Peu Avant La Nuit

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« Un peu avant la nuit » un film de Mathieu Ortlieb . Dépôt SACD 131688

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NOTE D'INTENTION

Le premier souvenir que j'ai des images filmées remonte à ma

plus tendre enfance. Un jeudi par mois, mon père, bien que séparéde ma mère, débarquait sans crier garde. Ma mère tentait de lerenvoyer mais ces rituelles disputes du jeudi se terminaient toujourspar "la fête du cinéma".

Une quirielle d'enfants du quartier, que mon père avaitramassé au passage, envahissaient notre salon. Dans la pièce à côté,ma mère travaillait son piano. Sans le savoir, ses études de Chopinillustraient les films de Buster Keaton et de Charlot.

Du haut de mes cinq ans, j'admirais mon père. Ce père quivenait me chercher sans prévenir ma mère à la maternelle avec sonscooter et m’emmenait avec mes frères et soeurs tous accrochés engrappe sur son engin, à la campagne.

J'aimais mon père. J'ignorais tout de lui. Je devinais seulementqu'il s'amusait de la vie. Je ne savais pas et ne devinais pas son

drame : sa solitude.Mon père nous filmait. Il aimait nous mettre en scène dans des

films qu'il n'achevait jamais.

À mon tour, quelques années plus tard, je le filmais...

Il y a une dizaine d'années, mon père disparaissait. J'avaisdonc , bien avant, commencé de filmer de temps à autres des scènes

de sa vie au quotidien en m'imposant de suivre, sans restriction, sonimaginaire, son talent "d'inventeur" de tous les instants de sa vie ; safaçon bien à lui de théâtraliser ses angoisses et ses joies.

Pourtant, dans les coulisses de ces instants, je saisissaisparfois, en totale rupture avec ce qu'il voulait bien que je "prenne"de sa vie, une profonde solitude et tristesse ; un désarroi de vivre,une révolte rentrée ; un visage presque enfantin reflétantbrusquement son monde intérieur si tourmenté. "Arrête ton

instrument de mort", me disait-il parfois.


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Cependant Je filmais. Je filmais son silence...

Je faisais ces images sans projet précis en me disant "qu'onverrait bien plus tard"...

Des années plus tard, ne parvenant pas à faire mon deuil, jeme souvint de ces bobines de pellicule et décidait de les découvrir.

Tout en découvrant ces moments filmés (muet pour laplupart), je me voyais malgré moi dialoguer à mi-voix avec cesimages et compris que j'avais tenter, en les filmant, d'instaurer, maisen vain, un dialogue avec mon père.

C'est sans doute la genèse de l’écriture de ce scénario.


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UN PEU AVANT LA NUIT …

Sénario et dialoguesMathieu Ortlieb


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1. PROLOGUE :ROUTE DE CAMPAGNE : VOITURE/EXT/INT/JOUR :

Le ciel est orageux. Une voiture roule sur une petite route de campagne rectiline bordée de champs.

À l'intérieur, Philippe (la quarantaine) et sa femme, Marie (la trentaine)

rentrent de week-end. Ils sont silencieux. Une pluie fine tombe. Philippe, l'air

pensif, active les essuie-glace qui grincent légèrement. Les mains de Marie sont

posées sur son ventre arrondi d'une grossesse de cinq mois environ. Elle le

regarde à la dérobée.

MARIEÀ quoi penses-tu ?

PHILIPPEJe pensais à mon père... Depuis qu'on attend le bébé,

je ne supporte plus l'idée de ne plus le voir...

MARIE(après un silence) :

Pourquoi tu ne l'appelles pas ?

PHILIPPEC'est pas si simple...

Un silence donne l'impression que les essuie-glace grincent davantage...

MARIETu avais quel âge quand ils se sont séparés ?

PHILIPPECinq ans je crois... Il était incroyable... Il faisait des

choses complètement folles...

Toutes "ces choses" défilent sur son visage. Elle le regarde tendrement.


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Philippe ralentit : ils arrivent à un croisement. Pratiquement pas de circulation.

Pas de maisons. Des champs à perte de vue. Philippe s’arrête un moment...

PHILIPPE(après un silence) :

Un jour, pour mon anniversaire, il a fabriqué une

balançoire dans le salon... Il a invité tous mes copains

de l'immeuble... Ma mère était folle ! ... Elle travaillait

son piano, des études de Chopin...

Et nous, on se balançait, on se balançait...

(il redémarre, passe le croisement et continue tout

droit) :J'aimerais bien savoir ce qu'il fait là... en ce

moment....

Il chantonne une étude de Chopin en donnant de petits coups de volant à droite

puis à gauche.

MUSIQUE(Étude de Chopin : le piano se substitue à la voix de Philippe)

De l'extérieur, on voit la voiture tanguer sur la route, tantôt à gauche, tantôt à

droite, sur le rythme de la musique.

Les titres du générique se succèdent sur cette image.

2. ROUTE DE CAMPAGNE (région Loire) /EXT/JOUR :

Sur un bruit de tonnerre, la musique a cessée.

Un ciel noir d'orage zébré d'éclairs.

Un homme d'environ soixante-dix ans, JEAN-JACQUES, (le père de Philippe),

marche sur une petite route de campagne. Il a l'air perdu, hagard, allant droit


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devant lui, sans but précis. À quelques mètres de là, une pluie torrentielle tombe.

Étrangement, la pluie ne l'atteint pas ; elle forme comme une espèce d'écran.

Il cesse de marcher. Le rideau de pluie arrive à sa hauteur, puis le recouvre

jusqu'à ce que sa silhouette disparaisse totalement.

Pas de musique. Seulement le bruit de l'orage et de la pluie.

Le titre s'inscrit sur cette image :

Un peu avant la nui t (titre provisoire)

3. TRAIN/INT/FIN DE JOURNÉE :

Nous sommes dans un train de banlieue. La pluie single avec violence sur les

vitres. La tête appuyée contre la vitre, en état de somnolence, Jean-Jacques,

trempé de la tête aux pieds, se repose de son escapade. Le train le ramène à Paris.

4. UNE GARE À PARIS/EXT/FIN DE JOURNÉE :

Sortie de bureau.

Dans un hall de gare, les gens vont et viennent. Dans cette cohue on reconnaît

Jean-Jacques un peu perdu, errant parmi la foule...

Il marche à contre-courant de la foule. Il dérange. Les passants sont obligés de

faire un pas de côté pour l'éviter.

Il s'arrête de marcher. On a l'image d'un homme perdu dans la foule active et

indifférente.


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5. ASCENSEUR, COULOIR ET SALON/INT/SOIR :

La suite du récit de Philippe, sur son père, s'enchaîne sur une série de plans oùl'on voit le couple prendre l'ascenseur, puis le couloir qui conduit à leur

appartement, entrer chez eux et aller directement au salon.

PHILIPPE...Quand j'étais gamin, nos voisins du dessus étaient si

bruyants qu'ils nous réveillaient la nuit. Un jour, Mon

père,

qui était là exceptionnellement, déposa plusieursmatins de suite des fleurs sur leur paillasson

accompagnées d'un petit mot, leur demandant de bien

vouloir dormir...

Les fleurs disparaissaient, mais le bruit persistait...

À l'époque, il travaillait dans un laboratoire... Il

utilisait pour ses expériences, un gaz qui avait une

odeur épouvantable... Un peu comme l'œuf pourri, tu

vois ?

Elle fait la moue .

MARIEJe vois...

L'ascenseur arrive à l'étage, ils en sortent et se dirigent au fond du couloir.

PHILIPPELe week-end suivant, il ramena une longue seringue

qu'il relia à une cartouche de gaz. Il fit un trou dans le

plafond dans lequel il glissa la seringue.

Marie ouvre la porte. Ils se dirigent directement au salon.

PHILIPPE


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Le lundi suivant, dès qu'il entendait un bruit, il

grimpait sur un escabeau et envoyait une giclée de son

produit. Très vite, nos voisins sont devenus plus

discrets... Quelques jours plus tard, on n'entendait

plus une mouche voler.

Dans le salon, Marie se laisse tomber sur le canapé, tandis que Philippe s'assoie

sur un fauteuil en face. Rassasiés de leur

journée, ils n'ont même pas pris soin de se dévêtir. Ils sont

dans une semi pénombre. À travers les portes-fenêtres, le

panorama composé de tours, nous indique que nous sommes dans la périphérie deParis.

PHILIPPEJe le vois encore claironner fièrement :

"nous avons ici vérifié et confirmé une expérience

bien connue : le réflexe de Pavlov. Nous avons donc

la certitude absolu : le bruit pue !"

MARIE Le bruit pue... !?

PHILIPPEBen oui ! : le bruit pue !


Qu'est-ce qu'ils sont devenus ?

PHILIPPEIls ont déménagés.

Il y a un silence qui dure où ils se regardent tendrement. Philippe glisse sur le sol,

pose sa tête sur le ventre de Marie et la regarde par en-dessous. Elle lui caresse

les cheveux.


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PHILIPPETu sens bon...

Il colle son oreille sur le ventre arrondi de Marie. Brusquement il relève la tête :

PHILIPPE(inquiet) :

Il ne bouge pas ?

MARIE(amusée) :

Il dort... Moi aussi j'ai sommeil, je vais me coucher.

PHILIPPEJ'arrive.

Elle sort de la pièce. Sitôt sortie, il sort d'une commode un projecteur S8 sur

lequel un film est déjà chargé. Il installe le projecteur en hauteur, le branche, et

projette le film sur le mur blanc.

Ce sont des bout à bout de souvenirs, d’archives familiales, passant sans

transition du noir et blanc à la couleur.

A) ARCHIVES :

RUES et SQUARE PARISIEN/EXT/JOUR :(Noir et Blanc. 8 mm. Muet)

On voit un Paris des années 50 : quelques passants déambulent dans un Paris

encore tranquille.

Puis, dans un square parisien, assis sur un banc, deux enfants (de cinq et six ans),

se parlent dans un language volubile ; leurs petites mains exécutent dans l'espace

une pantomime joyeuse qui traduit d'emblée le bonheur et l'innocence.

B) ARCHIVES (suite) :


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APPT. PARISIEN/INT/JOUR : Noir et Blanc 8 mm . Muet.

C'est le même appartement, mais dans les années 50. Dans le salon, à travers les

portes-fenêtres, la vue est dégagée : les immeubles alentours ne dépassent pascinq six étages.

Les mêmes enfants qui jouaient dans le square, passent maintenant de pièces en

pièces en se cachant dans les recoins.

L'opérateur (qui cadre à hauteur des enfants), les suit. Au passage, il "accroche"

des visages d'adultes attendris par leur jeu.

Soudain l'opérateur croise son reflet dans une vitre. Son œil se détache de

l'œilleton de la caméra : on reconnaît Jean-Jacques plus jeune d'une trentaine

d'années.

Philippe sourit à ces images qui lui évoquent une certaine nostalgie.

Il ouvre la porte-fenêtre qui donne sur le balcon et passe à l'extérieur. Pendant un

instant, une partie de l'image est projetée sur lui. Un vacarme de circulation, deklaxons et de sirènes s'engouffrent dans la pièce.

Le projecteur s'enraye : le film se coince et se dévide en s'emmêllant.

Pendant ce temps, Philippe, sur le balcon, regarde les tours maintenant

illuminées.

PHILIPPE(pour lui-même)

J'y vais, j'y vais pas...

J'y vais, j'y vais pas...

Puis, brusquement, il enjambe la rambarde du balcon et se suspend dans le vide.

Il lève la tête vers le ciel. Son visage est rayonnant : il semble se libérer de

quelque chose.


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Sur le mur, l'image brûle : on reconnaît mieux le visage de son père (Jean-

Jacques), plus jeune d'une quarantaine d'années...

6. CHAMBRE À COUCHER/INT/NUIT :

Plus tard...

La chambre est plongée dans la pénombre, seule la lueur de la lune diffuse assez

de lumière pour deviner leur présence et voir l'éclat des yeux de Philippe qui ne

dort pas.

Marie semble dormir paisiblement. Les mains en appui-tête, Philippe contemple

le plafond comme si les images de tout-à-l'heure continuaient de défiler.

Il y a effectivement des ombres mouvantes : on devine presque des visages...

Ne parvenant pas à s'endormir, il décide d'aller faire un tour. Il se lève sans faire

de bruit, prend ses affaires et sort en refermant doucement la porte derrière lui.

7. RUES DE PARIS/EXT/NUIT :

Sa déambulation nocturne le conduit dans une petite rue du XI ème

arrondissement.

Du trottoir, on le voit observer la devanture d'un café arabe, situé l'autre côté de

la rue. À cette heure tardive, ce bar draine aussi bien une clientèle un peu frime

qu'une clientèle de quartier.

A l'intérieur, on reconnaît le personnage des archives. Son père, Jean-Jacques,

discute avec le patron derrière son bar, en faisant de grands gestes. Ému, Philippe

regarde la scène un instant. On sent qu'il hésite à entrer...


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8. CAFÉ /INT/NUIT :

Plus tard...

On retrouve Philippe au fond du café assis à une table. De loin, il observe son

père.

Assis sur un tabouret de bar, accoudé au zing, Jean-Jacques décrit avec lyrisme

au barman, MOA, un jeune beur d'une trentaine d'années, une scène du Roi Lear.

Il s'agit de la scène de l'orage. Il cite quelques répliques avec lyrisme dans la

langue d'origine et en fait la traduction.

JEAN-JACQUES1 (d'une voix tonitruante)

Gronde, ventre du ciel !

Crache ton feu !

Que tes pluies se débondent !

Ni vent, ni pluies, ni tonnerre, ni foudres, ne sont mes

filles, que je sache. ô éléments...

Il continue d'un ton plus intime, chuchotant presque :

JEAN-JACQUES(sur le ton de la confidence):

Entends-tu la voix de Shakespeare ? Cette musique du

verbe ! Cette vibration !... L'énergie qui est contenue

dans chaque mot !

(Il détache chaque mot en lui donnant une intonation particulière) :

Gronde, ventre du ciel !

Crache ton feu !

1 Le Roi Lear : Acte III. scène première. Édit. : Mercure de France. Trad. YvesBonnefoy.


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...Tu n'as pas besoin de décor. Il suffit qu'un

personnage dise : "Nous sommes dans une forêt" pour

se trouver dans une forêt, et si l'instant d'après on dit :

"Nous ne sommes plus dans la forêt"...

Psssst ! Elle disparaît !

Moa acquiesce d'un air dubitatif et part au bout du zing encaisser une

consommation.

Au fond du café, Philippe observe et hésite : il a envie de se lever et d'aborder

son père, mais quelque chose le clou sur sa chaise : il y renonce.

JEAN-JACQUESHé Moa !

(Moa revient)

MOAJe suis là Jean-Jacques, je suis là... Mais j'ai des

clients !

JEAN-JACQUES(bougon)

Moi aussi je suis client...

Moa lui remplit son verre et s'en sert un. Ils trinquent.

Au fond du café. Philippe sort un billet de sa poche, le pose sur la table et

s'apprête à sortir, mais, à cet instant, Jean-Jacques se tourne vers la salle, dans sa

direction. Bien qu'invisible du bar, Philippe se rasseoit, de peur d'être reconnu et

se détourne.

Maintenant, Jean-Jacques avise un homme seul d'une trentaine d'années installé à

une table proche du zing. Le jeune homme, griffonne des notes sur un cahier de

façon fiévreuse.

Jean-Jacques reprend sa discussion avec Moa.


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JEAN-JACQUESTu vois ce gars là...

(Moa acquiesce)

Il a l'âge d'Hamlet... Il y a plein d'Hamlet qui hantentcette ville... Mais Lear ! Des hommes comme Lear, il

n'y en a pas !

MOA(levant son verre) :

À William...

JEAN-JACQUES(même jeu) :

À William...

Jean-Jacques prend un ton plus confidentiel : il se penche à l'oreille de Moa.

JEAN-JACQUESCe sont les mots que nous utilisons qui nous indiquent

qui nous sommes...

MOAJe n'ai pas lu Lear...

JEAN-JACQUESEt alors !...

(mystérieux)

Écoute sa voix :

"... Vous ne me devez rien, pas la moindre allégeance.

Déchargez donc votre horrible plaisir ! Je suis là,

votre esclave, un vieil homme sans force, infirme,

méprisé...

Jean-Jacques s'interrompt, agacé par l'inattention de Moa.

JEAN-JACQUES


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Tu m'écoutes ?...

(poussant la voix) :

Je t'emmerde où quoi ?

Moa fait un geste d'impuissance.

MOA(dubitatif) :

Ça ne me dit rien...

JEAN-JACQUES(scandalisé) :

Ça ne te dit rien ?! (à voix haute) :

Et le ciel et la merde ?

(il se penche vers Moa) :

Regarde autour de toi : obscurité... avachissement...

désordre... consentement... lâcheté...

MOA

Ça, je connais.

Des clients au bar le réclame. Il repart servir puis revient.

JEAN JACQUES(sur un ton autoritaire) :

Tu ne peux pas apprendre et servir ! Provoque ton

destin Moa !

Provoque-le !

MOA(en arabe)

"On s'enrichit de ce que l'on donne, on s'appauvrit de

ce que l'on prend."

(il en fait la traduction en français)


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Jean-Jacques médite un instant le proverbe puis lève son verre vide à l'adresse de

Moa.

JEAN-JACQUES

(malicieux) :Alors, Tu m'offres un dernier verre ?

Moa le ressert, va mettre un CD oriental2 puis se replonge dans l'activité

intensive de son bar. Jean-Jacques s'apprête à sortir et lance à Moa à la

cantonnade avec panache :

JEAN-JACQUES

Ce qu'il faut c'est inventer la vie...Salut !

MOASalut Jean-Jacques !

Jean-Jacques est sorti du café. Au fond, Philippe n'a rien perdu de la scène et

reste là encore quelques instants.

9. APPT. PHILIPPE ET MARIE-CHAMBRE/INT/NUIT :

Doucement, sans faire de bruit, Philippe se glisse dans le lit. Marie sentant sa

présence se retourne en se blottissant contre lui.

MARIE(d'une voix endormie) :

T'étais où ?

PHILIPPE

2 Musique traditionnel arabe : un taqszim sorte d'improvisation que l'onretrouve dans la plupart des pièces arabes.


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Je n’arrivais pas à dormir... Je suis allé faire un tour...


Tu l'as vu ?

PHILIPPEOui... De loin...

MARIEDors... Tu me raconteras demain...

Philippe garde les yeux ouverts.

10. RUES/EXT/NUIT :

(musique)

Cette même nuit, Jean-Jacques déambule dans Paris. De temps à autre, il tente

d'établir le contact.

On le voit s'asseoir sur un banc public tenter d'engager la conversation avec un

homme. Peine perdue. Il reprend sa déambulation.

11. TERRASSE DE CAFÉ/EXT/NUIT :

Plus tard, à une terrasse de café, seul à une table il dérange, par son attitude

insistante, la conversation d'un jeune couple.

12. QUAI DE SEINE/EXT/NUIT :

Sur les quais, on le retrouve parmi un groupe de clochards un peu émêchés.

CLOCHARD 1

(plaintif) :


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Tu arrives trop tard...

Plus personne ne l'écoute. Il regarde la Seine d'un air rêveur.

JEAN-JACQUESJ'entendais le bruit des vis .... Un bruit épouvantable...

Ça grinçait...

(il mime le bruit)

Ma mère a emmené mon fils dans la cuisine manger

un Kugelopf...

Moi, je suis resté prostré dans l'entrée. J'avais honte...

J'entendais ma mère dire à mon fils :

" Mange ton Kugelopf. Ton grand-père aimaitbeaucoup le Kugelopf... Mange ton kouglof..."

Mon fils pleurait... tellement il s’étouffait... (sourire)

il a horreur du Kugelopf... moi je répétais sans savoir

pourquoi :

“Mange ton grand -père, le Kougloft aimai t

beaucoup le grand-père ! Mange ton grand-père..."

Après un silence, il quitte sa rêverie et regarde autour de lui. Les clochardsdorment, pourtant, Jean-Jacques s’adresse à eux :

JEAN-JACQUESLe jour où j'ai perdu mon père, j'ai perdu mon fils...

Il fait un geste de dépit :

JEAN-JACQUESMerdouillette ! Ils me laissent en carafe, bordel à cul !

Il se lève et continue sa déambulation.

13. PETITE CEINTURE : TUNNEL/EXT/NUIT :


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Plus tard, on le retrouve marchant sur les voies de la petite ceinture du côté de la

porte d'Ivry. Il entre sous un tunnel au fond duquel on devine quelques lueurs. Un

chien aboie et vient à sa rencontre.

Arrivé à sa hauteur, le chien glapit de joie et frétille de la queue.

Au fond du tunnel, il est accueilli amicalement par un groupe de S.D.F qui ont

élu domicile sous le tunnel.

Il y a Francis, 67 ans, rondouillard, d'allure joviale. Laurent, 20 ans, petit,

d'allure teigneuse, qui semble être le meneur. Enfin, Roger, la quarantaine, des

yeux globuleux, un faux air de Buster Keaton.

Ils ont aménagé le lieu et jouissent d'un confort relatif : à l'aide de bouts de bois,

de cartons, d'objets divers, ils se sont installés chacun une cellule individuelle et

bénéficient d'une relative intimité. Quand Jean-Jacques arrive, ils sont tous rivés

autour d'un petit poste de télé qui a été raccordé de façon pirate à un câble de la

S.N.C.F. Ils ont l'air captivés par une scène tendre d'un film des années 30. 3

Sans rien dire, Jean-Jacques se joint à eux. Il prend place sur un vieux fauteuildéfoncé face à la télé.

Fermeture au noir

14. APPT MÈRE DE PHILIPPE/INT/JOUR :

Le lendemain, Philippe rend visite à sa mère, SOPHIE, une femme d'environ 70ans. Elle habite dans un petit appartement composé de trois pièces : un petit

salon, deux chambres dont une fait office de chambre d'amis.

L'ensemble est meublé simplement mais avec goût. Au centre du salon, trône un

piano demi-queue.

3 extrait de Gueule d'amour de Jean Grémillon (1937) : avec Jean Gabin et MireilleBalin. (la funeste romance d'une mondaine et d'un prolétaire)


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Elle va et vient nerveusement, rangeant ça et là des affaires. Philippe la suit

comme il peut, se heurtant à elle quand elle ressort précipitamment d'une pièce.

Elle est en peignoir et porte un masque de beauté sur le visage, ce qui lui donne

un air de clown triste.

Elle ouvre la porte de la chambre d'amis qui lui sert apparem-ment de débarras.

SOPHIE(pour elle-même)

Je me demande bien pourquoi je garde cette chambre

d'amis... ils sont tous morts ou gâteux...

(elle referme la porte, puis repart):

Écoute franchement, ne serait-ce que par respect pourmoi, tu devrais renoncer à le voir...

Elle se retourne : Philippe a levé les yeux au ciel. Elle a surprit sa mimique...

SOPHIE(sur la défensive)

Qu'est-ce qu'il y a ?

PHILIPPERien...

Elle arrive devant une porte : ce sont les toilettes. Elle entre, hésite, se retourne

vers Philippe :

SOPHIE(pour elle-même) :

Qu'est-ce-que je fais là ?...

Cesse de me suivre comme ça, je ne sais plus où j'en

suis !

Tu permets ?


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Elle tire la porte la laissant entr’ouverte. Gêné, Philippe, la maintient et reste

planté devant en dodelinant de la tête.

On entend sa mère uriner.

PHILIPPE(pour lui-même)

C'est pas vrai !

MÉRE DE PHILIPPE(à travers la porte)

Qu'est-ce que tu dis ?

PHILIPPERien.

SOPHIE (off)

(après un silence)Tu veux un thé ?

On l'entend tirer la chasse d'eau.

PHILIPPE Non merci...

Elle sort en le bousculant au passage et repart de plus belle, Philippe la suit.

PHILIPPEÉcoute, je vais avoir un enfant, ça me semble légitime

qu'il connaisse son grand-père, non ?!

SOPHIE


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Tes beaux parents suffisent ! Et puis tu n'as qu'à

attendre qu'il naisse ! Je te préviens, ne viens pas te

plaindre après...

PHILIPPEDe quoi tu parles !

SOPHIETu comprends très bien ce que je veux dire...

Elle entre dans la salle de bain et entreprend de se démaquiller. Philippe s'assoie

sur la baignoire. De son point de vue il peut observer sa mère dans le miroir.

PHILIPPE Non !...Je rêve !... Enfin merde, si je suis là, y'a bien

une raison !... On fait pas des enfants comme ça !

Elle ne répond pas, juste un haussement de sourcils.

PHILIPPE Tu m'écoutes !

SOPHIE(s'adressant à Philippe par l'intermédiaire du miroir)

:

"On fait pas des enfants comme ça !"

Elle soupire, suspend son geste et l'observe un moment dans le miroir.

SOPHIE


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Qu'est-ce que tu t'imagines ! ... Les choses n'étaient

pas si simples à l'époque ! (un temps) : si tu veux tout

savoir, ce n'était pas de l'amour... Ne crois pas ça...

Quand je t'ai fait je ne m'en suis pas rendu compte...

(coup d'oeil dans le miroir) :T'inquiète pas, je ne dis pas ça pour toi... Enfin...

(Elle reprend son démaquillage. Après un silence) :

Crois-moi, si j'avais eu la pilule, les choses se seraient

passées autrement !

PHILIPPE C’est épouvantable ce que tu dis !

SOPHIEQue ça te plaise ou non, c'est comme

ça !

Philippe la regarde se démaquiller. Il a un petit air amusé, ironique. Sa mère,

dans le miroir croise son regard.

SOPHIE Qu'est-ce tu as ? Je n’aime pas ton air...

PHILIPPE(un temps)

Je pensais à tout ce que tu dis sur la naissance...

Tu te rappelles ce rêve que tu as fait quand tu

m’attendais...

Elle hausse les sourcils ne comprenant pas son allusion.

PHILIPPETu a rêvé que tu avais très faim. Il y avait un

sandwich sur une table mais tu hésitais à le prendre.

Finalement, tu n'as pas pu résister : tu as croqué

dedans à pleines dents... En mastiquant ... Tu as


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ressenti une gêne... Un malaise.... Tu as ouvert le

sandwich et découvert que j'étais dedans...

Il relève la tête : leurs regards se croisent.

SOPHIE C'était un rêve ! Qu'est-ce que tu peux être susceptible

!

PHILIPPE(corrigeant)

Un cauchemar ...

Elle hausse les sourcils et termine de se démaquiller. Elle se retourne vers

Philippe.

SOPHIETu es gentil : maintenant tu me laisses m'habiller, jesuis en retard, mon élève va arriver.

Il sort de la salle de bain.

On le retrouve dans le salon. Il ouvre le piano sur lequel il égrène quelques notes

du bout des doigts.

Sur le manteau du piano, un petit cadre met en valeur une photo ou l'on reconnaît

sa mère et probablement le père de Philippe plus jeune. Ils ont l'air heureux,

souriant, amoureux... Tout en pianotant, il regarde cette image du bonheur

disparu, un peu rêveur...

Sa mère le rejoint, elle est maintenant habillée et achève de se mettre une crème

de beauté sur le visage. Elle l'écoute un instant, nostalgique...

SOPHIE


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Tu étais doué...

(Il se tourne vers elle. Son regard en dit long...)

Écoute, mon chéri... Si tu veux le voir, je ne pourrais

pas t'en empêcher. Fais comme tu veux !... Il n'a

jamais rien fait pour toi, c'est pas aujourd'hui que çava changer ! Quoique tu décides, je ne veux pas le

savoir...

Elle repart vers la salle de bains et se ravise. Une expression nostalgique dans les

yeux, elle ajoute, exprimant ainsi toute sa contradiction :

SOPHIETu le vois quand ?

Philippe se retourne et lui lance un regard entendu.

SOPHIEC'est ça, fous-toi de moi !... J'ai le droit de savoir...

Elle repart de plus belle. Philippe attrape le petit cadre et dérobe la photo qu'ildissimule dans sa poche.

15. PALIER/ INT/JOUR :

Plus tard, ils sont sur le palier et attendent l'ascenseur en silence. L'ascenseur

arrive finalement à l'étage. Une jeune fille d'une vingtaine d'années en sort :

l'élève de sa mère. Elle fait les présentations :

SOPHIE(à Philippe) :

Catherine. On travaille la sonate de Brahms4

ensemble. Tu sais...

(Elle se met à psalmodier le thème musical avec

tempérament) :

4 L'allegro maestoso de la Sonate N° 3 de Brahms, Op. 5 in F minor réf : (VladimirAshkenazy. Decca 92)


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Pa pa...pa pa... papam... papapam!

(à Catherine) :

Philippe, mon fils. Méfiez-vous ma petite Catherine,

c'est un dragueur. Allez, installez-vous, j'arrive.

La jeune fille fait un signe de tête timide à Philippe en le regardant à la dérobée

et entre dans l'appartement. Peu de temps après on l'entend travailler le premier

mouvement de la sonate de Brahms.

Philippe entre dans l'ascenseur. Sa mère maintient la porte un instant. Elle luitend un billet de deux cent francs et une petite boite de foie gras.

SOPHIE Tiens, tu en auras besoin. Et ça, c'est pour un repas

amoureux avec Marie....

PHILIPPE

Merci...(Il lui rend le billet )

J'ai pas besoin d'argent !

SOPHIE Bien sûr que si !... Prends le !

(à la cantonade) :

Plus passionné Catherine !: papam..

papapam... !...

(à Philippe) :

Allez !

(contraint et forcé, il prend le billet) .

Tu achèteras quelque chose au petit.

PHILIPPEIl n’est pas encore né !

SOPHIE


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Peu importe ! Comme ça, ce sera fait !

(Son regard s'attendrit) :

Je ne suis pas méchante... Ne crois pas ça... Jecomprends que tu aies envie de le revoir... Si je te dis

tout ça, c'est pour ton bien.

Au rez-de-chaussée, quelqu'un tambourine sur la porte de l'ascenseur...

SOPHIE Je te laisse mon chéri...

(Les coups redoublent) Quel emmerdeur celui-là !...

(sur le pas de sa porte) :

Surtout ne fume pas trop... Fais attention à toi... Sois

gentil avec Marie !

Elle claque la porte de chez elle.

Philippe sursaute. La porte de l'ascenseur se referme sur Philippe qui pousse unsoupir de soulagement.

PHILIPPE Sois gentil avec Marie...

16. APPARTEMENT PHILIPPE ET MARIE/INT/JOUR :

Philippe entre chez lui précipitamment comme s’il avait oublié une casserole sur

le gaz. Il va directement au salon. De la veille, il reste le projecteur et les films

épars sur le sol. Il sort de la pièce et revient avec un grand sac de voyage. Il

plonge en vrac le projecteur et les films dans le sac et sort.


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17. CAVE/INT/JOUR :

En ouvrant la porte de sa cave, une pile d'objets tombent. Il les ramasse et leslance au petit bonheur dans son box, puis saisit son sac qu'il case comme il peut.

Il referme la porte en mettant tout son poids dessus, parvient enfin à mettre le

cadenas et pousse un soupir de soulagement. La minuterie s’éteint.

18. PALIER puis APPARTEMENT/INT/JOUR :

Dernier étage d'un immeuble des années 30 situé en banlieue parisienne. L'images'ouvre sur trois fleurets qui se croisent et s'entrecroisent. Un vieil homme de 95

printemps (MAURICE), enseigne à Philippe l'art de l'escrime. Maurice tient

deux fleurets et simule les attaquants. Ils ne portent pas de masques de

protection.

La physionomie de Maurice évoque celle d'un oiseau : petits yeux perçants, nez

busqué. Il a les cheveux gominés et porte un costume sombre élimé, dont le col

est relevé.

Philippe est habillé simplement avec une certaine négligence étudié. Malgré son

âge, on a, dans cette situation (peut-être à cause de ses cheveux en bataille),

l'impression de voir un éternel adolescent. Maurice pousse la porte de son

appartement et entre suivi de Philippe.

MAURICE (le souffle court) :

Alors, tu as compris : Quarte, six, plié...

PHILIPPE Oui...

(il esquisse avec le fleuret une fente)

Maurice, ça ne vous fatigue pas trop...


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MAURICE (avec panache) :

Penses-tu !... Ça me maintient !

Philippe sourit attendri par l'enthousiasme de Maurice. Tandis que Maurice rangeles fleurets, Philippe prend un petit cadre sur le manteau de la cheminée : la

photo représente une jeune femme en robe de mariée dans le style des années 20.

À ses côtés, on reconnaît Maurice jeune, sans doute un cliché pris le jour de leur

mariage. Maurice rejoint Philippe. Il lui prend délicatement le cadre des mains et

le repose doucement à sa place.

MAURICE

(ému) :C'était juste après la guerre...

Elle me manque tu sais...

Ils regardent la photo en silence.

MAURICE(rêveur) :

... Je voulais la rejoindre. Ton père m'en a empêché....Sinon je me serais retrouvé avec les lapins sur le

registre des décès...

PHILIPPEAvec les lapins ?

MAURICEQuand ton père était interne à l'hôpital il s'occupait du

registre des décès. Il y avait un clapier avec des lapins

: il leur avait tous donné un nom ; à chaque fois que

l'un deux mourait, il l'inscrivait sur le registre... Ça a

fait un scandale !... Voilà

pourquoi je me serais retrouvé avec les lapins !


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PHILIPPEC'est tout lui...

Philippe sourit. Il met son pardessus et s'approche de la porte. Maurice

l'accompagne, ouvre la porte d'entrée.

MAURICE Va le voir !

L'appareil auditif de Maurice siffle. Il l'ajuste...

Silence gêné .

Philippe aimerait dire quelque chose mais on sent qu'il n'y arrive pas. Il passe sur

le palier.

MAURICE Tu ne veux pas dîner avec moi ?

PHILIPPE

Non, je suis de soirée...

MAURICE N'attends pas trop pour le voir...


Il te parle de moi ?

MAURICE Tu sais... Il est très pudique.

PHILIPPEQuand ça l'arrange...

MAURICE

Il fait croire à tout le monde qu'il n'aime personne...


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PHILIPPESauf à toi.

MAURICEMoi, c'est autre chose. Il dit que je suis son "Apollon",

alors...

(il fait un geste qui prolonge sa phrase)

Philippe l'embrasse et descend les escaliers en colimaçon. Maurice se penche au-

dessus de la rembarde et regarde la main de Philippe glisser d'étage en étage sur

la rampe, comme s'il voulait profiter de sa présence au maximum.

MAURICE(à la cantonade) :

Mercredi prochain, même heure ?

PHILIPPE(off)

Même heure

Maurice rentre chez lui à petits pas comme si cette solitude soudaine lui enlevait

toute sa vitalité.

19. PETITE CEINTURE : TUNNEL/EXT/JOUR :

On voit Jean-Jacques déballer des courses chez les S.D.F.

Au fur et à mesure, les S.D.F rangent les victuailles sur des étagères de fortune.

Laurent déballe du papier toilette bon marché.

LAURENT(à Jean-Jacques)

Il fallait pas prendre de l'économique ! Déjà qu'on

s'les pèle... Si en plus on s'arrache le cul !


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JEAN-JACQUESOh ! Je remballe tout si t'es pas content !

LAURENT(n'en menant pas large) :

Ça va... Je plaisantais ...

Ils ont terminé de déballer. Jean-Jacques repart suivi de Roger.

LAURENT(à Roger)

Tu restes pas là ?

ROGER Non... Je vais aider Jean-Jacques.

LAURENT(jaloux, d'une voix sourde) :

Tu as trouvé la planque, tu dors au chaud

Roger questionne Jean-Jacques du regard.

JEAN-JACQUES(sec) :

Ça se mérite !

LAURENT(hésitant) :

On pourrait alterner...

ROGER(jouant) :

Le fou ne quitte jamais Lear


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JEAN JACQUES(en aparté)

Bien joué. Tu progresses.

(aux autres, autoritaire) :

Répétition, ce soir, vingt heures !

Ils repartent. Le chien les suit un moment. Il est rappelé à l'ordre par Laurent.

LAURENT(poussant la voix) :

Popeye ! Au pied !

Le chien revient la queue entre les jambes, le regard en-dessous.

20. CAFÉ /INT/JOUR :Plus tard...

C'est un café situé près de la petite ceinture dans le XIII ème.

Accoudé au bar, en compagnie de Roger, Jean-Jacques sirote pensif son verre.

Sur le côté du bar, une femme d'une cinquantaine d'années dévisage Jean-Jacques

avec insistance en soliloquant à voix basse.

Il croise son regard. Elle hausse la voix et le soliloque lui est implicitement

adressé : elle ne le quitte plus des yeux.

FEMME ... Si l'on me tient cloîtrée, y'a une raison...

(au barman) :

J'ai trop vécu pour ne plus me préoccuper de moi...

(elle s'adresse maintenant à la salle vide)

Je me réveille, je bois, je mange, je fais mon lit...

(à Jean-Jacques):


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Quand il fait beau, je fais une petite promenade puis je

me couche...

(pour elle-même) :

Je n’ai pas de soucis... Je ne pense qu'au seul être qui

m'est cher...

Jean-Jacques la regarde en silence. Il semble sincèrement touché.

La femme qui a noté qu'il l'observait, déplace son verre de quelques centimètres

pour s'en rapprocher. Elle ne le quitte plus des yeux.

Jean-Jacques , gêné, détourne le regard.

Elle reprend sa place du début au bout du bar, face à la porte d'entrée, en faisant

glisser lentement son verre sur le bar. Maintenant elle ignore totalement J.J.

FEMME(pour elle même)

Il ne viendra plus, il ne viendra plus...

(frappant sa poitrine pour imager son cœur) :

La porte est définitivement close, définitivement.Mal à l'aise, il boit cul sec son verre, paye et sort suivi par Roger.

21. SALLE DE PROJECTION/INT/NUIT :

Philippe est projectionniste. Ce jour-là, il travaille dans une salle du côté du

boulevard des Italiens. Il lit l'incontournable livre de Florence Pernoud :

“J'attend s un enfant" .

Derrière lui, à travers la lucarne de contrôle, et les soupirs omniprésents, on a un

aperçu du film en projection : un porno.

Le téléphone sonne. Il répond. C'est sa mère. Il n'a pas le temps d'en placer une.

Au début, on n'entend pas la voix du correspondant.

PHILIPPEOui...(je ne te dérange pas ?) Non. Je termine...

(il faut que je te parle...)


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Je t'écoute...

Il pose le combiné, met le haut parleur et retourne à sa lecture.

MÉRE DE PHILIPPE (off)(inquiète) :

Tu as une drôle de voix... Qu'est-ce qui ne va pas ?...

PHILIPPE (agacé) :

Rien, ça va...

MÉRE DE PHILIPPE (off) (après un silence, affolée) :

Tu l'as vu, c'est ça ! ?

(inquiète) :

Je suis ta mère tout de même ! Il faut tout me dire !

(silence) :

Tu m'écoutes ?

PHILIPPE(contrarié) :

Oui...

MÉRE DE PHILIPPE (off) Je t'entends mal ! (un temps) Alors ?

PHILIPPE(levant les yeux au ciel) :

Alors quoi ?

MÉRE DE PHILIPPE (off) (Elle s'impatiente) :

On ne peut rien te dire !... Tu ne me dis rien !

Comment veux-tu que je t'aide ! Tu sais, Marie est


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une fille courageuse, tu devrais penser à elle avant

tout !

Philippe lève les yeux au ciel.

MÉRE DE PHILIPPE (off)Une femme enceinte a besoin d'être rassurée... Tu

devrais comprendre ça ! (...) Tu m'écoutes ?

Il revient prendre le combiné juste le temps de lui confirmer sa présence, puis

repart charger une bobine.

PHILIPPE(sec) :

Oui

MÉRE DE PHILIPPE (off)(après un temps) :

Qu'est-ce que c'est qu'on entend ? Tu n’es pas seul ?

PHILIPPE(levant les yeux au ciel)

C'est le film...

MÉRE DE PHILIPPETu devrais faire autre chose...

(son ton devient pathétique) :

C'est déprimant ce travail...

Tu sais, j'ai réfléchis pour Jean-Jacques, je crois qu'il

faut que tu renonces à le voir une bonne fois pour

toutes ! C'est un égoï-ste... Il a gaché ma vie ! Sans lui

j'aurais fait une carrière... Et puis, il ne s’est jamais

préoccupé de toi !... Il a toujours eu une mauvaise

influence sur toi...

(changement de ton) :

Tu es toujours là ?


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T'as ronflé toute la journée !

Roger se lève paresseusement en s'étirant.

Une femme fait irruption précipitamment dans la pièce et se dirige vers le pick-up : c'est la femme de Jean-Jacques, MICHELINE (elle a sensiblement le mêmeâge que son "homme" mais sa coiffure, des tresses à la grätchen, lui donne un air

de jeunesse). Elle se dirige vers le pick-up et baisse le volume.

MICHELINEMoins fort !

JEAN-JACQUES(d'une voix sourde) :

Cette musique ne se chuchote pas ! C'est à nos

entrailles qu'elle parle !... Pauvre bout de viande quetu es !

(après un silence où il écoute la musique) :

Écoute cette douleur !

(autoritaire) :

Monte le son !

MICHELINEJ'ai les tympans fragiles.

JEAN-JACQUESFragiles ? Incultes, oui !

Un temps. Elle le regarde blessée .

JEAN-JACQUES(d'une voix douce) :


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(ironique) :

J’adore votre enthousiasme !

Roger se recouche. Il disparaît sous son duvet. Jean-Jacques lui arrache le duvet.

JEAN-JACQUES(autoritaire) :

Debout !

(il compte sur ses doigts) :

Un : café !

Deux : répétition dans une heure !

Éxécution !

Roger se lève et caricature Jean-Jacques :

ROGERUn : café !

Deux : répétition dans une heure !Éxécution !

24. TUNNEL DE LA PETITE CEINTURE/EXT-INT/SOIR :

Le chien (Popeye) aboie.

Jean-Jacques et Roger marchent en direction du tunnel. Le climat sonore de la

ville (circulation, sirène de police) s'estompe au fur et à mesure qu'ils pénètrent

dans le tunnel.

Jean-Jacques et Roger se dirigent vers les SDF.

Jean-Jacques pose sur le sol son filet à provisions, bien en évidence, devant les

SDF, et prend place sur un siège de fortune : une banquette de voiture. Le chien

se précipite pour renifler les provisions. Il est rappelé à l'ordre fermement par

Francis qui lui donne une tape. Il se couche en gémissant, le museau tourné vers


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le filet. Francis tend la main vers le filet à provisions. Jean-Jacques le stoppe

dans son élan...

JEAN-JACQUES

Plus tard ! D’abord : répétition !

Les SDF vont chercher leur texte dans "leur coin". Ils reviennent avec des

brochures tachées. Jean-Jacques observe, dépité, l'état des brochures.

JEAN JACQUESAu travail.

Jean-Jacques se concentre et déclame. Il dégage un lyrisme, une forced'évocation étonnante.

JEAN-JACQUES (Lear)5 Vraiment, ses filles l'ont-elles mis

dans ce triste état ?

N'as-tu rien pu sauver ?Leur as-tu abandonné tout ?

ROGER (le fou)Que non ! Il s'est réservé une couverture. Autrement,

nous aurions eu à rougir.

JEAN JACQUES (Lear)Soit ! Que tous les malheurs que ce ciel qui tangue

tient suspendus sur le crâne des hommes retombent sur

tes filles !

LAURENT (Kent) Il n'a pas de filles, seigneur.

JEAN JACQUES (Lear)(Jean-Jacques s'emporte) :

5 Roi Lear : acte III, scèneIV - Édit. : Mercure de France. Trad. : Yves Bonnefoy.


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JEAN JACQUES(insidieux)

C'est quoi au juste ce ton ?...

LAURENTC'est le vôtre... On veut bien continuer à bosser dans

votre pièce mais vous baissez le ton !

JEAN JACQUES(aux autres, ironique) :

C'est votre représentant syndical ou quoi?

(à Laurent)

Revendique, revendique...

LAURENT(il se rassoit) :

Le gîte et le couvert, comme Roger, sinon on joue

plus votre... ancêtre.

JEAN-JACQUES(outré) :

Shakespeare un ancêtre !

Passons. Je préfère me taire...

Logé, nourri pendant les répétitions.

Il fait un tour d'horizon. L'assemblée acquiesce mollement. Laurent à l'air encore

plus septique...

JEAN-JACQUES(conciliant) :

Plus une prime de mille franc une fois le texte su.

LAURENT (septique) :

Qui nous dit que vous nous donnerez les mille francs

après ?


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JEAN-JACQUES(cassant)

Écoutes, toi, je n'ai pas besoin de gens méfiants !

(il s'emporte) :

De septiques ! De... trous du cul !Apprends ! Découvres ! Après tu discuteras...

Il fait mine de replonger dans son texte, puis relève la tête et dévisage Laurent

sévèrement.

JEAN-JACQUES

Une dernière chose : n'appelles plus Shakespeare :l'ancêtre ! Compris ?

En guise de réponse, Laurent hoche la tête, tandis que les autres restent tétanisés

par la colère et la véhémence subite de Jean-Jacques. Le chien, apeuré, gémit

faiblement.

Jean-Jacques fait un tour d'horizon. Il se lève subitement, et leur arrache à tour de

rôle leur texte des mains.

FRANCIS Moi, je suis d'accord.

JEAN-JACQUES(il le nomme par son rôle)

Bien "Edgar".

Laurent se dirige vers Jean-Jacques et lui tape dans les mains en signe d'accord,

puis se rassoit.

Il leur redonne leur exemplaire.

JEAN JACQUESOn reprend.

Il fait un signe de tête à Roger.


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ROGER (le fou)

Cette nuit glacée va faire de nous tous des bouffons et

des délirants.

LAURENT(en aparté à Francis)

C'est déjà fait...

Le chien hurle à la mort.

25. RUES DE PARIS et PONT NEUF/ EXT/NUIT :

(Musique)

On voit Philippe marcher dans Paris.

Au cours de sa ballade, il traverse le Pont Neuf et s'accoude à la balustrade pour

regarder, d'un air rêveur, couler la Seine. L’image bascule sur l’eau noire qui

défile.

26. APPARTEMENT JEAN-JACQUES -SALON/INT/NUIT :

Nous sommes dans le salon, dans une quasi pénombre. Seules, certaines zones

plus éclairées proviennent des lampadaires et des appartements de l'immeuble

d'en face.

Trois corps sont couchés à même le sol et ronflent en chœur. Jean -Jacques,

debout, une bouteille à la main, les surplombe. Il sort un moment de la pièce puis

revient avec un verre.

Finalement il se laisse tomber dans un fauteuil, sirote son verre en ricanant des

ronflements des trois acolytes.

Micheline apparaît en chemise de nuit sur le pas de la porte.

MICHELINETu n'es pas raisonnable ! Viens te coucher.


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JEAN-JACQUES(Scandant le mot) :

Non, je ne suis pas rai-so-nna-ble...

(laconique)

Je surveille ma troupe...

Micheline se dirige vers la porte.

JEAN-JACQUESAttends !

Elle se retourne et le regarde sans comprendre. Il se dirige vers le tourne disque,

choisi un disque de Benny Goodman et met le titre : " Don't be that way ".

Réveillé, un des SDF se retourne sur lui-même en grognant.

Jean-Jacques tend la main à Micheline et l'invite à danser. Elle ne se fait pas prier

et ils dansent joue contre joue tendrement.

Fondu au noir

27. CAFÉ MOA/INT/NUIT :

Philippe est accoudé au bar. Il termine de boire un verre de cognac. Il avale sa

dernière gorgée cul sec et sort.

28. APPT. J.J : ESCALIER, COULOIR

PUIS CUISINE /INT/NUIT :

On le voit maintenant monter les dernières marches qui conduisent au palier de

l'appartement de son père. À l'étage, on entend une discussion animée.

Curieusement, la porte d'entrée est ouverte.


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Les voix se font plus présentes : on reconnaît la voix de Jean-Jacques et la voix

de Micheline .

Philippe entre à pas de loup. Tel un labyrinthe, le couloir est balisé, d'une façon

ostentatoire, par des bouteilles de vin vides. Dans le salon, situé face à l'entrée,on perçoit maintenant des ronflements.

Philippe slalome entre les bouteilles.

MICHELINE (off )(ensommeillée) :

Laisses-moi dormir...

JEAN-JACQUES (off)(l'asticotant) :

Allez ! On continue notre propos... Réveilles-toi !

MICHELINE (off) (gémissant) :

Laisses-moi dormir

Philippe est arrivé à hauteur de la chambre à coucher. Il s'arrête et tend l'oreille.

JEAN JACQUES (off)Pourquoi tu te caches comme ça...

hein ?! Tant que je veille tu dois veiller ! Tu a le

devoir de travailler tant que je travaille et d’être

réveillée tant que je le suis !... Tu dois être prête !...

Prête à parler avec moi !

(martellant le mot) :

Parler - parler - parler!

On entend Micheline gémir de mécontentement. Philippe profite de cette relative

accalmie pour pénétrer dans une minuscule cuisine. Il découvre dans une

casserole un rôti qui fini de calciner.


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MICHELINE (off)(n’en pouvant plus) :

Mais qu’est-ce que tu as...

Je veux dormir... dormir...

JEAN-JACQUES (off)(doux) :

Tu veux que je te lises quelque chose ?

Écœuré par l'odeur âcre, Philippe éteind le feu en grimaçant. Il ouvre la fenêtre et

retourne dans le couloir devant la porte de la chambre.

Il avise la porte d'entrée : elle est restée ouverte. Il part la refermer, puis reprend

son poste.

29. CHAMBRE À COUCHER /INT/NUIT :

Nous sommes maintenant dans la chambre. C'est une petite pièce en désordre.

Des rayonnages rudimentaires débordant de livres, réalisés avec des caisses de

vin, montent jusqu'au plafond. Les livres qui composent cette bibliothèque

hétéroclite, vont de l'encyclopédie médicale, aux grands classiques de la

littérature.

Sur le mur, sont graphitées des phrases, des notes, des pensées d'un jour. Au-

dessus du lit, les deux côtés du mur sont tapissés de contraventions impayées.

La scène est éclairée uniquement par la lueur des bougies posées sur un tabouret

qui fait office de table de chevet. Jean-Jacques est assis dans le lit, un jeu d'échec

sur les genoux. Son ombre se détache sur le mur de façon démesurée. Micheline

a la tête enfouie sous l'oreiller.

MICHELINE

(plaintive) :


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Je veux dormir !... On le rattrape pas le temps de

sommeil...

JEAN-JACQUES(professoral) :

Le sommeil n'est pas intéressant...

c'est :

(scandant le mot) :

fon-ctio-nel

MICHELINE(d'une voix endormie) :

C'est pour ça que tu as une si belle gueule quand tu

n’dors pas ?...

JEAN-JACQUESEt toi, qu'est-ce que tu fais avec ta belle

gueule ? Rien du tout !

MICHELINEJe me conserve...

JEAN-JACQUESLes cornichons aussi se conservent dans leur bocal...

30. COULOIR :

SILENCE : Philippe trouve là une opportunité de signaler sa présence. Ils'apprête à frapper à la porte mais se ravise : le dialogue reprend.

MICHELINE (off)Laisse-moi dormir !

JEAN-JACQUES (off)

Parles avec moi, parles...


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Ne me laisse pas seul !

MICHELINE (off)(catégorique) :

Non !

On entend des bruits. Mimique intriguée de Philippe.

Brusquement, Micheline sort de la chambre comme une furie et tombe nez-à-nez

avec Philippe qui sursaute.

PHILIPPE(embarrassé)

J'ai éteint le rôti...

Elle le regarde un moment sans comprendre, ramasse quelques bouteilles par

terre qu'elle emporte dans la cuisine.

Elle revient, le regarde un long moment.

MICHELINECombien de temps ?

PHILIPPEHuit ans...

On entend tirer la chasse d'eau des toilettes.

MICHELINETu en as mis du temps.

Roger, sort des toilettes, l'œil hagard. Il passe devant Philippe et Micheline sans

même les voir et disparaît dans le salon.

MICHELINE

(coup d’oeil dans la direction de Roger) :


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Sa dernière trouvaille ?

JEAN-JACQUES (off)

Hé ! À qui tu parles ?

Micheline passe la tête par la porte :

MICHELINE À ton fils !

JEAN JACQUES (off)

(d’une voix de stentor) : MON FILS ! !

On entend Jean-Jacques se lever.

Pendant ce temps-là, Micheline ramasse quelques bouteilles qu'elle pose dans la

cuisine et disparaît dans la salle-de-bains. On l'entend prendre quelques affaires

en maugréant, sortir, repasser devant Philippe qui a l'air de ne rien y comprendre,

et prendre le chemin de la sortie.

Jean-Jacques ouvre la porte et apparaît théâtral, couvert d'un drap.

JEAN-JACQUESBoulboule, c'est toi ?

PHILIPPE Ne m'appelle pas Boulboule

JEAN-JACQUES 6 (il fait une citation de Lear) :

"Quand nous naissons, nous pleurons d'apparaître sur

ce grand théâtre

des fous..."

Ses bras s'ouvrent : le drap tombe, il est nu.

6 Le Roi Lear : Acte IV, scène VI


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Philippe, gêné, ramasse le drap et le recouvre pudiquement.

JEAN-JACQUES(ému) :

Viens, entre !

Une émotion sincère se lit sur le visage de Jean-Jacques. Ils entrent dans la

chambre.

31. CHAMBRE À COUCHER/INT/NUIT :

Jean-Jacques se recouche. Philippe, instinctivement, se met dans un coin

d'ombre. Intimidé, par ces retrouvailles, il se donne un air de contenance en

regardant les bougies se consumer sur le tabouret.

PHILIPPEElle est partie...

JEAN-JACQUESJe la connais ! Elle va se requinquer chez le vieux

Maurice. Lui, il est heureux comme tout... Cette vielle

carne !... Il ne rêve que de ça ! S'il pouvait me la

piquer et me la fourrer, il n'hésiterait pas !

(après un silence):

Approche... mets-toi dans la lumière que je te vois.

(tapotant sur le lit)

Viens t'asseoir.

Philippe s'adosse au manteau de la cheminée.

JEAN-JACQUESÀ ton aise...


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Jean-Jacques prend une lampe de poche au pied de son lit, l'allume et la dirige sur

le visage de Philippe qui, aveuglé détourne le regard.

JEAN-JACQUESTu n'as pas changé...

Il me semble que c'est toi qui as cessé tout contact

avec moi ?

(après un silence étudié) :

Je me trompe ?

Ils se dévisagent. Jean-Jacques éteint sa lampe.

PHILIPPELa dernière fois qu'on s'est vus, tu étais couché sur ton

lit... Comme maintenant... Entouré de bouteilles de

champagne et tu délirais sur la bandaison... Ton père

venait de mourir...

JEAN-JACQUES(presque chuchoté)

Chaque acte projette son ombre secrète dans notre

forêt mystérieuse...

(détachant chaque syllable):

Toujours dans ton cinéma porno ?

PHILIPPE Entre autre... Tu devrais venir, je te ferais entrer sans

payer.

JEAN-JACQUES(du tac au tac) :

Les gémissements des autres

ne m'intéressent pas... (...) Alors, tu es venu voir ton

vieux père ?...


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Gêné, Philippe se met à farfouiller négligemment sur le manteau de la cheminée.

Il ouvre une boîte dans laquelle reposent quelques photomatons de portraits de

son père en compagnie d'une jeune fille, singeant devant l'objectif, à chaque fois

différente.

JEAN-JACQUESSi ta visite est simplement... “nostalgique”, je ne suis

pas assez vieux pour ça... Tu m'écoutes ?

Philippe ne répond pas. Il regarde les photos une par une...

JEAN-JACQUESArrête de fouiner ! T'avais peur de pas m'revoir avant

que je claque ? Tu vois, je pète la forme !

PHILIPPE(laconique) :

Je vois...

JEAN-JACQUESTu es toujours aussi bavard...J'ai toujours été là...

Tu en as mis du temps...

PHILIPPEMoi aussi j'ai toujours été là

JEAN JACQUESLe privilège de l'âge !

PHILIPPE Ne commence pas...

JEAN-JACQUES


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(après un long silence) :

Après tout ce temps... Que me vaut l'honneur de ta

visite...

PHILIPPEMarie est... C'est pas facile comme ça...

JEAN-JACQUESAlors , Marie...?

PHILIPPEElle est enceinte !

JEAN-JACQUESQuoi !...

PHILIPPE(soulagé) :

On attend un enfant...

JEAN-JACQUESMerdouillette ! Je vais être grand-père et tu ne medisais rien ! Depuis combien de temps ?

PHILIPPEC'est tout récent... Quelques semaines...

JEAN-JACQUES(éclatant de joie)

On va fêter ça : GÉWURTZ !

Il prend un long bout de bois au pied de son lit et frappe le mur d'en face.

Philippe fait un pas de côté : il était dans la ligne de mire...

JEAN-JACQUES

(hurlant)


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ROGER ! RO-GER !

En attendant, Jean-Jacques regarde son fils en lui adressant un clin d'œil.

JEAN-JACQUES(confidentiel) :

J'appelle mon fou...

(mystérieux) :

Je t'expliquerais...

La porte s'ouvre, “le fou” entre.

JEAN JACQUES(à son fils)

Roger

(à Roger)

Mon fils.

Apporte-nous la bouteille de Géwurtz !

J'attends un petit-fils !

Roger s'exécute. Il sort

PHILIPPEFils… Ou fille… C'est la surprise...

JEAN-JACQUESC'est idiot ça : la surprise !

(catégorique) :

Ça sera un garçon !

Roger revient avec une bouteille et deux verres, puis sort. Jean-Jacques ouvre la

bouteille et remplit les verres. Ils trinquent.

JEAN-JACQUES

À mon petit-fils !


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PHILIPPEAu bébé !

JEAN-JACQUES(conciliant) :

Au bébé...

Ils sirotent leur verre en silence. On a l'impression qu'ils ne savent plus quoi se

dire. Jean-Jacques le regarde avec des yeux perçants comme si il voulait sonder

les pensées de Philippe.

PHILIPPEIl faut que j'y aille.

JEAN-JACQUESDéjà !

PHILIPPEJe t'appelle, promis...

Il sort après lui avoir adressé un signe de tête. Déçu, Jean-Jacques répond par un

sourire contrit.

JEAN-JACQUES(off)

Roger !

Dans le couloir, Philippe croise Roger qui se dirige vers la chambre. Leurs

regards se croisent.

ROGERC’est bien la surprise !

Intrigué par la remarque, Philippe se retourne. La porte de la chambre se ferme.


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32. APPT. PHILIPPE ET MARIE - CUISINE/INT/JOUR :

C'est le lendemain. Philippe lit une lettre que lui a écrit son père dans la nuit.

Pour l'instant il est seul. Marie passera lui dire au revoir avant de sortir. Ilrelévera alors juste la tête, l'esprit ailleurs, puis replongera dans sa lecture...

VOIX OFF DE JEAN-JACQUESTu vas devenir papa ! Bon très bien, et alors ? Qu'est

ce que je deviens moi la dedans hein ? Tu m'invites à

être de cette fête ?.…Tu penses bien que je ne vais pas

rater ça ! Tu me vois rester à la porte du festin ? Le

ventre creux enivré par l'odeurdu rôti ! Dans l'ombre... Grelottant dans la solitude...

Déchiré par vos rires triomphants...

Sa lecture est interrompue par la voix de Marie :

MARIE(off)

J'y vais.

Il relève la tête, la regarde l'air absent. Elle est sur le pas de la porte de la cuisine.

PHILIPPE(dans les nuages)

Oui...

MARIETu n’as pas beaucoup dormi...

(amusé par la mine un peu défaite de Philippe) :

T'as une drôle de tête !...

MARIECe soir, on se retrouve directement là bas?


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Il fait non de la tête pour signifier qu'il ne comprend pas :

PHILIPPELà-bas ?...

MARIEAu concert de ta mère !

PHILIPPEAh oui... à ce soir… là- bas… directement.

Elle s'en va. Il replonge dans sa lecture. On entend la porte d'entrée se refermer.

La voix off de Jean-Jacques reprends :

VOIX OFF DE JEAN-JACQUES Voyons-nous ! Oui, voyons nous et séparons nous

fâchés ou fécondés !

Il n'y a pas de milieu ! Imagine un peu : qu'on meure

avant de se rencontrer !

PS : Je t’attends demain pour fêter nos retrouvailles

avec de la tripaille !Baisers à vous trois. Papa.

Philippe repose la lettre en souriant, attendri par la lettre de son père.

PHILIPPE(pensif) :

Fêter nos retrouvailles

avec de la tripaille...

(s'amusant à rimer) :

J’irais, cher papa...

Sans peur de la bataille...

33. CABINE DE PROJECTION/INT/FIN DE JOURNÉE :


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Musique7 : anticipation de la partition interprétée par la mère de Philippe durant

le concert (séquence suivante)

Philippe termine de travailler. Il range son matériel, éteint la lumière et sort.

34. CONCERT/INT/SOIR :Suite musique

Des mains virtuoses courent sur un piano.

On découvre SOPHIE, la mère de Philippe, qui joue du Brahms. Son

interprétation manque de maîtrise, mais il y a dans son jeu une véritable émotionet un tempérament indéniable.

On reconnaît dans l'assistance, Philippe et Marie qui écoutent religieusement. On

se familiarise avec d'autres visages dans le public, personnages que nous

découvrirons plus tard pendant le cocktail.

Elle plaque les derniers accords. Silence. Moment suspendu avant les premiers

applaudissements au départ timide, puis de plus en plus passionnés.

Sophie salue son public timidement et disparaît en coulisses.

35. COCKTAIL/INT/NUIT :Plus tard...

Dans une pièce attenante à la salle de concert, une table a été dressée. Nous

sommes au cœur du cocktail, la mère de Philippe, SOPHIE, gourmande, mange

des petits fours. Un peu en retrait, amusé, Philippe et Marie observent la scène.

Un homme de sa génération, vient à sa rencontre.

SOPHIE

7 Variations et fugue sur un thème de Handel, Opus 24 de Johannes Brahms)


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(la bouche pleine) :

Oh ! Vincent, ça fait des siècles. C'est gentil d'être

venu...

VINCENT(il esquisse un baise main)

Pour rien au monde, je n'aurais raté ça. Sophie, vous

devriez enregistrer ce programme. Vous n'avez pas le

droit de nous en priver. Je vous dis cela tout à fait

sincèrement...

SOPHIE

Vous êtes gentil... C'est un peu tard maintenant.(changeant de conversation):

Vous connaissez mon fils et... ma belle fille ?

Elle se retourne et leur fait signe de venir. Ils s'avancent

VINCENT Non... Bonsoir.

PHILIPPE ET MARIEBonsoir.

Par discrétion Philippe et Marie s'éclipsent.

PHILIPPEOn te laisse...

SOPHIE À tout à l'heure mes chéris...

Sophie prend Vincent par le bras, il font quelques pas ensemble.

VINCENTJ'ignorais que vous aviez un fils...


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SOPHIE Et bientôt enfin grand-mère !

Il profite du retour de Philippe pour prendre congé.

VINCENTFélicitations... Je vais vous laisser.

SOPHIEOù est Marie ?

PHILIPPE

(se penche à son oreille)Elle discute...Je l'ai revu ...

Une jeune femme passe et la félicite au passage. D'autres vont et viennent n'osant

pas l'aborder, la dévisagent de loin.

FEMME (de loin) :

Bravo ! C'était magnifique !

SOPHIE Merci....

(à Philippe) :

Qui ?

PHILIPPEJean-Jacques... Il s'est mis en tête de monter le Roi

Lear...

SOPHIEToujours ses obsessions. Avant c'était Hamlet !


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Elle se dirige au bar. On lui ressert un verre champagne.

SOPHIE Ce n'est ni le jour, ni l'endroit pour en parler...

Maintenant laisses-moi faire mes mondanités...

Une femme qui a sensiblement le même âge, s'approche, une partition à la main.

Elle est maquillée à outrance, son visage est

lisse et dépourvu d'expression, saccagé par de nombreux lifting. Elle a un ton

snob.

FEMME (2)C'est une merveilleuse idée ce concert. En plus, ça te

correspond parfaitement. Tu es dans ton élément: pas

trop grand, pas trop de monde. C'est parfait ! On

s'appelle?

SOPHIE(elle se retourne vers Philippe) :

Je ne la supporte pas cette vieille peau. Je suis surequ'elle s'est fait un plaisir de noter tout mes couacs sur

sa partition...

(revenant à la discussion précédente)

Tu l'a revu ? Très bien n'en parlons plus !

Marie les rejoints.

MARIEC'était un vrai succès ce soir...

SOPHIEMerci Marie...

PHILIPPE

(après un silence) :


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Oui... C'était bien

SOPHIE(ironique) :

Merci pour tes encouragements...

36. RUES et BOUTIQUES/EXT/JOUR :Le lendemain...

Une série de plans nous montrent Jean-Jacques présenter son fils fièrement aux

commerçants du quartier : le boulanger, l'épicier, la banque, un café différent de

celui de Moa...À chaque fois, Jean-Jacques ressort avec des emplettes.

Pour finir, on les voit rentrer dans le café de Moa.

37. CAFÉ MOA/INT/JOUR :

Jean-Jacques et Philippe s'avancent près du bar. Un habitué qui est un installé à la place habituelle de Jean-Jacques, se pousse respectueusement pour lui laisser la

place.

JEAN-JACQUESMOA, Moa!

MOAJ'arrive Jean-Jacques...

JEAN-JACQUESC'est ma tournée ! Mon fils est revenu !

PHILIPPEBonjour.


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MOABonjour…Vous travaillez avec votre père ?

Philippe n'a pas le temps de répondre.

JEAN-JACQUESIl arrive trop tard, la distribution est terminée. Il tient

de sa mère.

(à Philippe) :

À propos, comment va-t-elle ?

PHILIPPE

(vague)Ça va... Je l'ai vue hier soir...

JEAN-JACQUESElle est toujours aussi... Boum boum... Ceci cela...

Patatrac... Ma vie est gâchée ! Tu as gâché ma vie... Je

vais disparaître une bonne fois pour toute, etc......?

PHILIPPEÇa dépend des jours...

JEAN-JACQUES(à Moa) :

Avec sa mère il y'a des jours où ça pétait !

Puis, d'autres jours, comme ça... Il y avait... Oui... De

l'amour. De l'amour-tempête mais de l'amour !...

(à Philippe) :

C'est comme ça que tu es né toi : tu es né de notre

"Hiroshima amoureux" !

PHILIPPETu crois pas que t'en fais un peu trop...


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JEAN-JACQUESComment ça : "j'en fais un peu trop "! Tu disparaîs

huit ans, tu me laisses seul comme un vieux résidu !

c'est toi qui exagères...

PHILIPPE Non... Ça me fait plaisir tout ça, les présentations,

mais... Je préférerais te voir seul...

JEAN-JACQUES(dubitatif)

Me voir seul !... Je partage tout avec tout le monde...

J'ai horreur de l'intimité... Hein Moa ? Toi qui mecomprends, explique-lui.

MOAJean-Jacques. Ton fils a raison.

JEAN-JACQUESTraître !

Silence.

Jean-Jacques remercie de loin quelques clients qui lèvent leur verre à son

intention.

Anxieux, Philippe regarde sa montre.

PHILIPPEJe suis en retard.

JEAN-JACQUESEncore !

Tu as la bougeotte ma parole !

PHILIPPE

À demain.


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Ils s’embrassent. Philippe sort.

JEAN JACQUES

Il est toujours dehors avant mêmed'être rentré... Comme sa mère...

Il n'a rien de moi... Quelle famille !

38. APPT.J.J - SALON/INT/NUIT :

Les trois SDF et les chiens ont élu domicile dans le salon. Ils cassent la croûte en

regardant la télévision. Au loin, on entend Jean-Jacques travailler.

39. APPT. JEAN-JACQUES - CHAMBRE/INT/NUIT :

Jean-Jacques, fait les cent pas dans sa chambre. Il apprend une scène du Roi

Lear. Il joue sur les tons, cherche son intonation. Soudain, il remarque un bonnet

de bain posé sur la cheminée. Il le visse sur sa tête. Trop petit. Il se regarde dans

le miroir d’un air désabusé.

40. PISCINE - GRAND BASSIN/INT/ JOUR :

Philippe attaque une dernière longueur en brasse coulée.

Jean-Jacques, la mine défaite, bonnet de bain mal vissé sur la tête – ce qui lui

donne une allure comique – , est assis sur le banc de la piscine, proche du petit

bassin.

D'un air rêveur, Jean-Jacques regarde Philippe nager, comme si cette scène

évoquait pour lui un bonheur évanoui à jamais.

Philippe fait un rétablissement et rejoint son père.

PHILIPPE Viens nager !


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JEAN-JACQUESJe déteste nager dans une piscine.

PHILIPPE

Pourquoi ce rendez-vous à la piscine, alors ?

JEAN-JACQUESParce que c'est le seul endroit où je peux te parler.

Ailleurs, tu te débines toujours...

Silence. Philippe retourne nager.

41. PISCINE : LES DOUCHES/INT/JOUR :

Plus tard...

On retrouve Jean-Jacques et Philippe dans la salle des douches.

Philippe se douche. Jean-Jacques le regarde.

PHILIPPE On se retrouve à la sortie, j'en ai pour un moment.

JEAN-JACQUES Ça te gêne que je te regarde ?

PHILIPPE Oui...

JEAN-JACQUESAssume ton vieux père.

PHILIPPE Douche-toi, l’eau chaude te fera du bien.


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JEAN-JACQUESCesse de vouloir sans cesse me faire du bien. Tu me

traites comme si j'étais sénile. Tu veux me rééduquer

ou quoi ? Trop tard !

Silence.

Philippe se ferme et garde contenance en se lavant. Autour d'eux, ce ne sont que

des regards par en-dessous.

JEAN-JACQUES(malicieux)

Là, je crois que tu es plus que propre...

Jean-Jacques fait quelques pas hésitants en direction du sas. Il titube et manque

de tomber. Il s'accroche de justesse au rideau du sas, mais ses jambes ne le

soutiennent plus.

Philippe sort de la douche et le rattrape in extremis.

PHILIPPE Papa !

Le visage complètement transformé, Jean-Jacques le regarde sans comprendre, à

moitié dans les vapes.

PHILIPPEViens t'asseoir...

Un baigneur s'avance et aide Philippe. Les autres, médusés, regardent la scène.

Jean-Jacques reprend ses esprits. Il se défait doucement de l'aide de Philippe et se

tourne vers l'homme, il semble le reconnaître...

JEAN-JACQUESRoger !... mon fou ?!

Il s'effondre à nouveau. Ils le soutiennent jusqu'à un banc sur lequel Jean-Jacques

s'allonge. Philippe reste auprès de lui tandis que l'homme part précipitamment

chercher du secours.


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42. ESPLANADE DEVANT LA PISCINE/EXT/JOUR :

Jean-Jacques est pris en charge par une équipe du Samu. Quelques curieux, un peu en retrait, regardent la scène. Philippe en slip de bain, serviette sur l'épaule,

observe inquiet

son père couché sur le brancard, un masque à oxygène sur le visage. On ferme le

camion. Le camion démarre toute sirène hurlante.

43. CLINIQUE : COULOIR/INT/JOUR :

Philippe attend dans le couloir, près de la porte de la chambre. Off, on entend le

docteur faire ses dernières recommandations à son patient. La porte s'ouvre enfin.

Le docteur sort et invite Philippe à faire quelques pas dans le couloir.

DOCTEUR C'est un abonné chez nous. Seulement, s'il ne fait pas plus attention... Il se peut bien que son abonnement

soit résilié sans préavis, définitivement...Je ne me fais

pas trop d'illusions : ça m'étonnerait qu'il suive mes

recommandations...Mais, vous, peut-être, il vous

écoutera... Vous êtes son fils ?

PHILIPPEOui !

DOCTEURExcusez-moi, il ne m'a jamais parlé de vous

Philippe encaisse sans rien dire.

Ils arrivent devant l'ascenseur.


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Les portes de l'ascenseur s'ouvrent. Le docteur monte et maintient un instant la

porte...

DOCTEUR

Je le garde vingt-quatre heures en observation. Je luiai recommandé de se reposer. Allez le voir, mais ne

restez pas trop longtemps, il ne tient pas en place...

La porte se referme. Philippe la retient un instant.

PHILIPPE Docteur qu'est-ce qu'il a exactement ?

DOCTEURUne angine de poitrine. Sérieuse, cette fois.

La porte se referme. Il se dirige vers la chambre de son père.

44. CLINIQUE : CHAMBRE DE JEAN-JACQUES/INT/JOUR :

Philippe est assis au pied du lit. Jean -Jacques joue avec des flacons de

médicaments : il jongle avec, rythmant l'énumération qu'il en fait...

JEAN-JACQUES Trinitrine... Adalate... Risordan... Digoxine...

Gyclothériam...

Benzodiazipines !

D'un geste théâtral, il balance les flacons à travers la pièce. Quelques

médicaments s'en échappent et valsent dans l'espace.

Philippe se lève pour ramasser les médicaments éparpillés dans la pièce.

JEAN-JACQUESEnfin, parti ! J'ai un projet fou qui danse la gigue dans

ma tête. Il peut ouvrir grand mes coronaires étranglés


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mieux que ce kilo de médicaments que ce cuistre veut

m'obliger à avaler ! Merdouillette !

Il regarde Philippe avec malice. Philippe ne relève pas.

Le téléphone sonne.

Jean-Jacques pour toute réponse fait une moue dubitative. Le téléphone sonnera

pendant toute la scène.

JEAN-JACQUES

Je m'en remets aux recommandations du docteur :immobilité absolue !

PHILIPPEEt eau de source à tous les repas...

JEAN-JACQUESTu vois dans quel état l'eau me met !

PHILIPPECelle-là était chlorée.

JEAN-JACQUESOh mais tu m'amuses fils ! Dis à mes amis que tout va

bien.

PHILIPPEJe leur dirais. Et à Micheline ?

JEAN-JACQUESSaucisse ?

Philippe acquiesce en souriant.

JEAN-JACQUES

(dubitatif)


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Si elle veut passer...

Philippe sort.

45. SALON DE THÉ/INT/JOUR :

C'est un salon de thé situé au dernier étage d'un grand magasin (style Bon

Marché). Au fond, il y a une petite scène avec un piano, des pupitres et des

instruments posés à leurs pieds.

Au cours de la scène, des musiciens s'y installeront pour venir jouer.

Philippe et sa mère sont autour d'une table. Sophie dévisage Philippe avec

insistance.

Leur table est située de telle sorte, qu'en arrière plan, on devine la scène.

La séquence s'ouvre sur un silence.

SOPHIETu as l'air fatigué. Tu as la peau toute abîmée. Quelle

mine tu as mon pauvre chéri !

PHILIPPE(agacé) :

Je t'en prie ...

SOPHIE(elle le regarde d'un air nostalgique) :

Tu étais si mignon petit... Tout potelé et si câlin !

PHILIPPE(regardant autour de lui)

Arrête, c'est ridicule !...


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Derrière, sur la scène, les trois musiciens ont pris place et jouent un tango. 8

Un serveur leur amène deux thés.

SOPHIETu ne m'as pas appelé juste pour prendre le thé... Que

se passe-t-il ?

PHILIPPE

Jean-Jacques a eu un malaise. Il a une angine de poitrine...

SOPHIE C'est pas la première ...

PHILIPPE Non, mais ça pourrait bien être la dernière...

SOPHIE Ne dramatise pas.

(un temps) :

C'est pas "cette Micheline" qui va s'occuper de lui...

PHILIPPEPersonne n'en est capable...

SOPHIE(nostalgique : ses yeux se perdent dans le vague) :

Ah, si il ne l'avait pas rencontrée...

PHILIPPETu étais déjà partie avec ton ingénieur.

SOPHIE

88 Tanguedia d'Astor PIAZZOLA. (3'01")


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(corrigeant) :

Accordeur !


D'où ça lui vient cette obsession de Shakespeare ?

SOPHIEJe ne sais pas... Shakespeare ne nous a jamais nourri...

Pourtant, j'ai eu droit aux œuvres complètes !... Quand je t’attendais, il me réveillait la nuit pour nous en

lire... Alors, tu comprends, Shakespeare et moi : c'est

terminé !

Un temps. La musique meuble le silence. Elle reprend son air rêveur.

SOPHIE

Je préfère le tango. C'est vivifiant !

PHILIPPEVivifiant… C'est pour ça que tu joues si bien

Brahms...

SOPHIE(levant les yeux au ciel) :

Tu n'aurais jamais dû abandonner la musique, c'est

désolant !

(passant du coq à l'âne)

Et si on prenait un gâteau ? Il font de très bons

gâteaux au chocolat tu sais.

(un temps)

Ah ! j'adore le tango !

PHILIPPE

Il n’était pas argentin ton accordeur ?


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SOPHIEMais non, c'était le coiffeur !

Il sourit. le tango s'intensifie, tonique, puis lyrique...

46. RÊVE : PISCINE/INT/JOUR :

Même piscine que précédemment. Il y a une grande baie vitrée qui donne surl'extérieur. Dehors, il pleut à verse.

Les nageurs vont et viennent.

Une tête émerge brusquement de l'eau.

On reconnaît Jean-Jacques au bord de la noyade qui cherche à reprendre son

souffle. Personne n'y prête attention.

À plusieurs reprises, Jean-Jacques au bord de l'étouffement émerge de l'eau, maisépuisé replonge au fond. Philippe, assis sur le banc de pierre, impuissant et

tétanisé, assiste à sa noyade...

47. APPT. PHILIPPE ET MARIE/ INT/NUIT :

... Au bord de l'étouffement, Philippe se dresse dans son lit, les yeux grands

ouverts. Il est en nage. Il reprend ses esprits puis remplit un verre d'eau dans

lequel il plonge un cachet d’aspirine effervescent. Il se laisse retomber comme un

mort sur le lit. Marie inquiète s’est redressée.

MARIEQu’est-ce que tu as ?

PHILIPPEJ’ai fait un cauchemar... J’étais à la piscine... J’ai rêvé

que mon pèr

un peu avant la nuit

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