un modèle géo-économique et géopolitique

27
Stein Rokkan Un modèle géo-économique et géopolitique In: Communications, 45, 1987. pp. 75-100. Citer ce document / Cite this document : Rokkan Stein. Un modèle géo-économique et géopolitique. In: Communications, 45, 1987. pp. 75-100. doi : 10.3406/comm.1987.1669 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1987_num_45_1_1669

Upload: fenzi2013

Post on 18-Feb-2015

19 views

Category:

Documents


3 download

TRANSCRIPT

Page 1: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

Un modèle géo-économique et géopolitiqueIn: Communications, 45, 1987. pp. 75-100.

Citer ce document / Cite this document :

Rokkan Stein. Un modèle géo-économique et géopolitique. In: Communications, 45, 1987. pp. 75-100.

doi : 10.3406/comm.1987.1669

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1987_num_45_1_1669

Page 2: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

Un modèle géo-économique et géopolitique

de quelques sources de variations

en Europe de l'Ouest *

.... I. INTRODUCTION ? j , ■

Perry Anderson et Immanuel Wallerstein ont, de points de vue très différents, développé des perspectives neuves sur l'interaction des éléments géo-économiques et géopolitiques dans la formation des États nationaux de l'Europe de l'Ouest. Ayant moi-même consacré une grande partie de mon temps ces dernières années au développement d'une série unifiée de schémas rendant compte de la macro-histoire comparative des territoires de l'Europe de l'Ouest, j'ai lu, avec une fascination grandissante, les ouvrages d' Anderson et de Wallerstein et j'ai essayé de vérifier jusqu'où leurs interprétations pouvaient être incorporées à mon modèle général et quelles dimensions supplémentaires pouvaient y être ajoutées à la lumière de leurs analyses. Je suis loin d'avoir terminé ce travail : en fait, je préfère considérer de telles confrontations entre, d'une part, des modèles schématiques, et, d'autre part, une réinterprétation narrative de ces processus complexes comme étant une série d'étapes à l'intérieur d'une quête jamais achevée d'économie et de précision dans les comparaisons macro-historiques.

Dans cette communication, je me propose de faire un rapport sur la version actuelle de mon modèle multi-dimensionnel, puis de discuter brièvement certains points de convergence avec les structures d'interprétation développées par Anderson et Wallerstein.

Mon modèle de l'Europe fut originairement conçu comme un effort pour offrir une séquence restreinte d'explications sur les contrastes, jusqu'ici bien répertoriés, entre les extensions du droit de suffrage et les alignements partisans dans les différents Etats nationaux !.

Le modèle est passé par plusieurs étapes successives de refonte. Il doit encore être revu en détail, élément par élément, mais s'avère déjà

* Communication faite au ISSC-MSH (Symposium sur Wallerstein et Anderson). Nous remercions Jean-Luc Parodi, secrétaire de l'AFSP, et Elizabeth Rokkan, qui nous ont autorisé à reproduire ce texte inédit dans sa version française originale. '

75

Page 3: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

d'une certaine utilité comme instrument générateur d'hypothèses pour l'examen comparatif des pays deux à deux 2. Il reste donc beaucoup de travail à faire avant que le modèle puisse offrir des schémas systématiques rendant compte des variations à chaque étape de ce long processus historique : depuis les premières décisions, à travers des séquences de démocratisation ou d'organisation des masses, concernant la survie ou le démantèlement des institutions de représentation, jusqu'aux tensions produites à l'intérieur de chaque système par la montée des mouvements nationalistes et fascistes et leurs efforts pour renverser les institutions graduellement acquises de la démocratie électorale compétitive. Ce sont des tâches d'une grande complexité : le progrès ne peut s'y faire qu'étape par étape. Rien de définitif ne pourra être observé dans le cadre des travaux d'un seul chercheur : le progrès s'accomplira beaucoup plus probablement par la confrontation d'une diversité de paradigmes ainsi que par des essais de combinaison de plusieurs théories partielles en schémas simplifiés. Cette communication représente un premier effort d'exploration des possibilités d'une telle fusion de paradigmes.

II. LE MODÈLE

Le modèle embrasse l'histoire entière de la formation des États, de la construction des nations et des politiques de masse en Europe de l'Ouest : il représente un essai d'identification des variables cruciales dans le long et complexe processus qui nous conduisit à l'actuelle constellation de territoires, d'économies et de systèmes politiques.

Le message essentiel du modèle est simple en soi : on ne peut expliquer les variations marquées dans la structuration des politiques de masse en Europe de l'Ouest sans retourner loin dans l'Histoire, sans analyser les différences dans les conditions initiales et les premiers processus d'organisation territoriale, de construction des États et de combinaison des ressources. !

En pratique, cela veut dire retourner au haut Moyen Age, à une analyse des différences décisives dans les conditions de centralisation et de contrôle du territoire. Ces constellations de conditions ouvrent la voie aux étapes ultérieures du développement : la fragmentation de l'Empire romain, l'établissement d'États dynastiques forts aux frontières de celui-ci, la montée violente de l'économie capitaliste et l'établissement des empires occidentaux à travers les océans. * •

A. Dimensions et étapes.

Le modèle commence par une simple classification des sources de variations à ce point de départ : il identifie comme une variable

76

Page 4: Un modèle géo-économique et géopolitique

Un modèle géo-économique et géopolitique

économique cruciale la force du réseau des villes et le flux concomitant du commerce à longue distance, il identifie comme la variable territoriale par excellence la force administrative-militaire des différents centres dynastiques, et enfin il suggère une variable culturelle d'égale importance, l'homogénéité ethnique et linguistique des populations contrôlées depuis ces centres.

De là, le modèle procède à une spécification correspondante des variables, pour l'étude de l'étape suivante du développement : la consolidation des Etats territoriaux et la restructuration de la géoéconomie pendant les années troublées de conflits internes qui s'étendent de 1500 à 1648. > .■ . ..

Le modèle ne requiert pas l'utilisation d'un aussi large éventail de variables pendant la période de consolidation qui va du traité de Westphalie à la Révolution française : à cette étape du développement, il ne retient qu'une source de variation, la force des institutions représentatives pendant le règne de la monarchie absolue.

Cette série complexe de variables préliminaires sert de tremplin pour l'analyse d'une série de variables intermédiaires à l'intérieur du modèle : ce sont les variables définies comme essentielles à l'étude systématique de la formation des clivages politiques pendant le siècle et demi qui court après la Révolution française. Encore une fois, ce fut une période de grande agitation politique : la Révolution française marqua le début d'une grande variété d'efforts (centralisation, consolidation territoriale, auto-affirmation nationale), et la Révolution industrielle apporta des contrastes plus grands encore entre les territoires du centre, économiquement avancés, et les provinces et périphéries plus stagnantes. L'interaction de ces deux révolutions parallèles fut à l'origine de variations complexes dans les structures de clivage, qui, à leur tour, produisirent des différences marquées dans le style et la structure des politiques émergentes de mobilisation des masses en Europe de l'Ouest. . •;

Cette série complexe de variables intermédiaires nous offre finalement un tremplin pour l'analyse des variables à expliquer, les variations dans les structures des réponses politiques. Ici encore, le modèle spécifie l'usage de deux étapes réparties en trois secteurs de variation. A la première étape, des questions sont posées à propos de la structuration des alternatives politiques : quelles sortes d'options furent offertes aux masses émergentes de citoyens ? et ces structures furent-elles stables ou vulnérables ? A l'étape finale, des questions sont posées quant aux dimensions décisives des alignements de masse dans chaque système territorial : quel est le poids des engagements ethniques/religieux/ culturels, quelles différences peuvent être trouvées entre les classes et couches ascendantes et stagnantes, entre l'ancienne et la nouvelle classe moyenne, entre la paysannerie et la classe ouvrière ?

La structure schématique du modèle est donnée dans le tableau I.

77

Page 5: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan -■•.>■

Chacune des variables retenues y est indiquée dans un langage simple : une explication complète nous entraînerait en effet hors des limites de cet article. -. ■ ■ < ■ ■ ■ . * .,,..,;

Le modèle réduit la grande complexité des histoires territoriales à une série articulée de constellations de variables à travers le temps. L'essai véritable du modèle procède par voie de diachronies rétrospectives : si l'on observe un contraste entre la valeur des variables au temps Ti, quelle combinaison de variables pour les phases plus anciennes Tu, Ti-2, etc., peut le mieux expliquer cette différence ? L'opération totale demande un travail à trois niveaux différents : .

- premièrement, le niveau de chaque cas territorial — vérification de l'information historique, institutionnelle et statistique, évaluation de la situation de chaque cas par rapport à chaque variable, que ce soit une variable préliminaire, une variable intermédiaire, ou une variable à expliquer ;

- deuxièmement, au niveau du schéma spécifique d'explication : quelle combinaison de variables offre la meilleure base pour l'explication d'une différence donnée, et quelles preuves supplémentaires peuvent être apportées qui aideront à examiner la plausibilité des hypothèses sur les effets de chaque combinaison ?

- et, troisièmement, au niveau du modèle en général et de V inventaire complet des variables et des dimensions : comment les différents schémas d'explication peuvent-ils être conciliés dans le cadre du modèle en général, et comment ce modèle peut-il être simplifié et restructuré pour expliquer les variables qui se sont avérées des éléments importants dans tel ou tel schéma ? ,

II n'est pas question ici d'entrer dans toutes les complexités de cet effort de systématisation. Ce qui doit être souligné, c'est la multi- dimensionnalité du modèle : à chaque étape, il donne un poids égal aux dimensions économico-technologiques, politico-territoriales et culturelles-ethniques-religieuses. Il n'y a pas de déterminisme économique, géopolitique ou culturel dans le modèle : il combine en ce sens la tradition de Karl Marx avec celle de Max Weber et d'Emile Durkheim. Le modèle reconnaît la grande importance de la percée vers une économie mondiale aux XVe et XVIe siècles : sur ce point, il est en accord complet avec Immanuel Wallerstein. Mais le modèle met aussi l'accent sur les préconditions politiques et culturelles de cette percée, ainsi que sur l'importance des organisations territoriales et des structures d'identité culturelle dans les processus ultérieurs de changements déclenchés par cette émergence de l'économie mondiale. La nécessité d'une approche multidimensionnelle a récemment été démontrée par Jûrgen Habermas dans son analyse critique de la macro-histoire marxiste : il souligne la nécessité de combiner l'éclairage matérialiste sur Yhomo faber avec l'éclairage cybernétique sur Yhomo pictor, sur l'homme producteur de symboles, sur l'animal qui se construit une identité 3. La

78 -. .'

■'

Page 6: Un modèle géo-économique et géopolitique

Un modèle géo-économique et géopolitique

tâche centrale d'une macro-histoire systématique est l'analyse de la dynamique des interactions entre les systèmes économiques, politiques et culturels : chaque système a son rythme et ses frontières spécifiques, mais le destin d'un territoire particulier et de ses institutions est déterminé par un processus d'interaction entre les systèmes et à travers leurs frontières.

Le modèle essaie d'équilibrer la totalité contextuelle et la simplification systématique. Aucune variable explicative ou intermédiaire ne peut être liée à une variable dépendante en dehors du contexte, que ce soit à travers un système ou une étape. Et nulle variable ne peut justifier sa position dans le schéma simplement parce qu'elle aide à décrire les conditions d'un système particulier à une étape particulière : pour être incluse dans l'analyse, une variable doit justifier, comme condition nécessaire et suffisante, d'une différence patente entre au moins deux systèmes distincts dans les résultats ultérieurs. Jusqu'ici, seules certaines parties du modèle ont été soumises à l'examen de ces critères. Le gros des efforts a porté sur les variables deformation des clivages (lignes VI et V du tableau I) et les variables de structuration des alternatives politiques (ligne VI), et particulièrement les étapes portant sur l'accession au droit de vote et les généalogies de systèmes partisans. Un effort de systématisation des liens existant entre les variables préliminaires et les variables intermédiaires a également été tenté : ces liens ont été exprimés dans une « typologie topologique » des territoires, dans ce qui a été appelé une « carte conceptuelle de l'Europe 4 » . Mais peu d'essais ont été faits pour lier les variables à travers le registre entier des étapes du modèle : cet article représente en fait le premier effort sérieux dans cette direction \ '/ .

Pour qu'il soit possible d'évaluer le potentiel du modèle, nous allons d'abord rapidement survoler quelques-uns des plus simples parmi les schémas créés par l'articulation de plusieurs variables dans le temps, puis discuter l'analyse qui reste à faire à un plus haut niveau de complexité ; cette tâche requiert clairement une combinaison avec les variables géo-économiques de base inventées par Immanuel Waller- stein.

B. Une c carte conceptuelle de l'Europe ».

Trois des variables préliminaires se combinent pour former une « carte conceptuelle de l'Europe ». Il s'agit d'un système schématisé de coordonnées produites par la combinaison d'une variable territoriale, d'une variable économique et d'une variable culturelle du modèle :

1/T : Position géopolitique. . I/E : Intensité/Structure du réseau urbain. Il/G : Résultats de la réforme.

Page 7: Un modèle géo-économique et géopolitique

A. V

ariables préliminaires

TABLEAU I

Les élém

ents con

stitutifs du m

odèle

/ ■ ■■'•', I

'. .

, Jusqu'à 1560

II -

1500-1700

III .

. 1648-1789

ÉCONOM

IE

Intensité - Structure du réseau des villes

. Changem

ent de la position géo-économ

ique: percée du

«capitalisme atlantique»

TERRITO

IRE

Position géopolitique: proxim

ité de l'«épine dorsale», orientation m

aritime

: ou continentale

Etendue du contrôle peripheral: degré

d'unification / centralisation

Survie des institutions de la dém

ocratie représentative: m

onarchie absolue

CULTU

RE

Homogénéité - Hétérogénéité

de la structure ethnique / linguistique

- . Etendue de la

«nationalisation» delà culture territoriale:

succès / échec de la Réforme

Page 8: Un modèle géo-économique et géopolitique

B. V

ariables intermédiaires: L'interaction des révolutions «industrielle» et «n

ationale», les années 1789 à 1920

IV

Période de construction nationale intensive

V

Urbanisation, industrialisation, ' sécularisation

ÉCONOM

IE

Caractéristiques de la com

binaison des ressources rurales / urbaines:

combinaison com

merciale

ou militaire avec les

ressources rurales / conflit rural-urbain

Rapidité et localisation de la croissance

industrielle

TERRITO

IRE ,

Pressions pour la centralisation / unification

par opposition aux m

ouvements de

libération / sécession

Pressions pour l'expansion im

périaliste / mouvem

ents pour la détente et la paix

CULTU

RE

. Étendue de l'attraction

périphérie / centre: m

obilisation ethnique / linguistique

État des relations entre -

l'Église et l'État: tensions, conflit, alliances

Variables à expliquer: V

ariations dans les structures de réponses politiques de 1848 aux années 50 (1950)

VI

Structuration des alternatives

VII

Alignements de m

asse significatifs

:. DR

OITS*

Avance par étapes vers

l'universalisation des droits politiques

Conditionnement

• social / culturel

des niveaux / types de participation

SYSTÈMES*

Fréquence - Intensité des crises de transition:

étendue des soulèvements

violents

Conditionnement

social / culturel • des attitudes envers

le système:

acceptation / rejet

; PA

RTIS*

Avance par étapes vers la form

ation d'un systèm

e de partis

Conditionnement

social / culturel du choix d'un parti

* Droits (leur évolution). — Systèm

es (autres systèmes possibles). — Partis (choix des partis).

oo

Page 9: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

Les variables I/T et I/E se combinent pour produire une typologie Ouest-Est en cinq étapes 6. La variable II/C divise l'Europe anciennement dominée par l'Église romaine en trois tranches du Sud au Nord. Cela donne le schéma en deux dimensions du tableau II.

Cet effort de schématisation représente un essai pour en venir aux prises avec le « grand paradoxe du développement européen » : le fait que le plus fort et le plus durable des systèmes émergea à la périphérie du vieil Empire ; l'intérieur des terres, l'Italie et les territoires allemands, demeura fragmenté et dispersé jusqu'au XIXe siècle.

Pour citer une ancienne présentation de la « carte » : /) Le cœur du vieil Empire occidental était couvert de cités disposées

en une large ceinture de routes commerciales qui allait de la Méditerranée à l'est ainsi que de l'ouest des Alpes vers le nord au Rhin et au Danube. . :

2) Cette « ceinture urbaine » était en même temps la forteresse de l'Église catholique romaine ; ce territoire avait une haute densité de cathédrales, de monastères et de principautés ecclésiastiques.

S) C'est précisément cette densité des centres établis à l'intérieur de ce territoire qui rend difficile d'en isoler un seul comme étant supérieur aux autres ; il n'y avait aucun noyau géographiquement donné permettant le développement d'un système territorial fort.

4) La résurrection du Saint-Empire romain sous la direction des quatre tribus allemandes n'aida pas à l'unification du territoire ; les empereurs étaient prisonniers d'un système électoral mouvant ; beaucoup d'entre eux ne furent que de simples façades et les plus forts dépensèrent leurs énergies en querelles avec le pape et les villes italiennes.

.5) Par contraste, il fut beaucoup plus facile de développer des régions-noyaux efficaces aux frontières des territoires urbanisés de l'ancien Empire ; dans ces régions, les centres pouvaient être construits avec moins de concurrence et pouvaient contrôler les ressources des régions périphériques trop éloignées des villes de la ceinture commerciale centrale. . {"

6) Les premiers succès de ces efforts de construction de systèmes aux frontières du vieil Empire survinrent à l'ouest et au nord, en France, en Angleterre, en Scandinavie et, plus tard, en Espagne ; dans tous ces cas, les dynasties des régions du centre furent capables de contrôler les ressources des territoires périphériques largement hors de portée de la ceinture commerciale centrale.

7) La seconde vague heureuse de construction de centres prit place à l'intérieur des terres ; d'abord les Habsbourg, avec leur centre en Autriche ; puis les marches de l'Est de l'Empire allemand ; et enfin, et décisivement, les Prussiens.

8) La ceinture centrale fragmentée de cités et de petits États fut le théâtre continuel d'assauts, de contre-assauts et d'efforts de réorganisa-

82'

* /

Page 10: Un modèle géo-économique et géopolitique

TABLEAU II

Carte con

ceptu

eUe d

e l'Europ

e occiden

tale en

tre le XVie et le X

VIie siècle

Dimen

sion «État- écon

omie» : axe ouest-est

Centres terr. Réseaux

urbains

Église protestante

d'État

Territoires m

ixtes

Catholicisme

national

Contre- Réform

e

Faible Faible

Périphéries m

aritimes

Islande

Ecosse Pays de Galles

Irlande Bretagne

Puissant Puissant

Nations im

périales m

aritimes

Lointains

Norvège

Angleterre

Proches

Danemark

France

Esgagne Portugal

Faible Puissant

- L 'Europe des États-Cités

Intégrés dans un systèm

e plus grand

«Lotharingia» Bourgogne Arelatum

Belgique

Catalogne

Formation

consocia- tionnelle

Pays-Bas Suisse

Fragmentée

jusqu'au XIX

e

Allemagne

de la Hanse

Pays du Rhin

Italie)

Puissant .

Faible Nations im

périales continentales

Proches

Suède

Prusse

Bohême

Bavière Autriche

Lointains

Pologne Hongrie

Faible Faible

États tampons

continentaux

Finlande

Territoires baltiques

o ê 3

NB: Les territoires dont le nom

est souligné étaient des puissances souveraines de 1648 à 1789.

Page 11: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

tion pendant les longs siècles qui courent de Charlemagne à Bismarck ; premièrement, les monarques français s'assurèrent graduellement du contrôle de la zone tampon lotharingico-bourguignonne, qui s'étendait de la Provence à la Flandre, incorporant des cités typiquement commerciales comme Avignon, Aix et Lyon ; deuxièmement, les villes clés au nord des Alpes établirent une ligue de défense et construisirent graduellement la Confédération helvétique ; des ligues similaires furent installées le long du Rhin, de la mer Baltique et de la mer du Nord, mais ne réussirent jamais à s'établir comme des formations territoriales souveraines ; troisièmement, les Habsbourg firent un grand nombre d'annexions à l'est et à l'ouest de la ceinture et, pour quelque temps, contrôlèrent les territoires cruciaux à l'embouchure du Rhin, ce qui déclencha le prochain effort heureux de confédération « consociation- nelle », les territoires néerlandais unis ; finalement, dans la lancée de la Révolution française, Napoléon traversa la ceinture centrale au nord et au sud des Alpes et mit en mouvement une série d'efforts d'unification qui se termina avec les succès des Prussiens et des Piémontais en 1870.

Ce schéma « typologico-topologique » aide à trier les préconditions pour un grand registre de variations à travers l'Europe de l'Ouest à des stades ultérieurs de développement politique.

III. APPLICATIONS A DES TACHES CONCRÈTES D'EXPLICATIONS : EXEMPLES

: Nous allons d'abord revoir les schémas simples d'explication à l'intérieur du modèle général, puis procéder à une discussion des possibilités de combiner un schéma essentiellement géopolitique avec les dimensions géo-économiques précisées par Wallerstein.

A. Variations dans les séries d'extension du suffrage.

Le schéma le plus simple est probablement celui qui propose une explication aux variations dans les séquences d'étapes menant au suffrage universel 7 : voir tableau III.

B. Variations dans les systèmes partisans.

L'explication des variations dans le contenu des politiques de masse demande une structure de liaisons très différente : l'attention se déplace,

84 .

Page 12: Un modèle géo-économique et géopolitique

TABLEAU III ,

Schéma rendant compte des variations dans le processus conduisant au suffrage universel

I/T Position géopolitique

Il/T Etendue du " contrôle peripheral

ÎIV/T Chronologie des unifications / sécessions

■ IH/T i Survie des

k< institutions | représentatives

VI/D ( Succession des étapes

^ < vers le suffrage ' | universel

II/C Résultat del la Réforme ( ,

Les valeurs des six variables de ce schéma ont été combinées de la façon suivante (tableau IV):

TABLEAU IV

Schéma rendant compte des variations dans la structure du système partisan sous le suffrage universel

I/T Position géopolitique

H/C Résultat de la Réforme

V/C Tensions / Alliances entre l'Église et l'État

IV/T Chronologie des unifications / sécessions

ressources rurales / urbaines

VI/R : Présence f Absence de partis chrétiens

Présence / Absence de partis agrariens

( Étendue delà 1 scission entre les \ sociaux-démocrates V et les communistes

Page 13: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

de la territorialité à la fonctionnalité, de la production externe à la production interne de fronts de clivage. . ,

Le schéma le plus simple pour l'explication des variations à l'intérieur des systèmes de partis devrait lier au moins cinq variables de conditionnement avec les éléments les plus représentatifs des structures électorales alternatives 8 : voir tableau IV.

Les combinatoires complètes de ce schéma sont trop complexes pour permettre leur représentation graphique dans ce contexte. Quelques tableaux simples aideront à démontrer l'essentiel du schéma.

Nous allons d'abord examiner les combinaisons de variables créant les différences dans les conditions d'émergence des alliances de partis chrétiens à l'intérieur des pressions compétitives de mobilisation de masse. Les conditions de ce type d'entreprise politique diffèrent de façon marquante du Nord protestant au Sud catholique de l'Europe de l'Ouest ': voir tableau V. *

La juxtaposition des trois sections du tableau V démontre clairement les dimensions sous-jacentes :

- les coordonnées géopolitiques Est-Ouest, Nord-Sud ; - les alliances d'options sur le front économique (combinaison des

ressources avec les grands propriétaires terriens) et le front culturel (coalitions entre l'Eglise et l'Etat).

Au moins trois de ces dimensions s'avèrent de quelque importance dans notre tentative pour établir des typologies de conditions favorisant le développement des partis agrariens : voir tableau VI.

Le message est simple : dans l'Europe protestante, les derniers États-nations à devenir indépendants furent les plus vulnérables à de graves scissions à l'intérieur de la classe ouvrière ; dans l'Europe catholique, ce fut le cas pour les territoires ayant subi les conflits les plus graves entre l'Église et l'État. Dans les deux cas, on peut observer un syndrome clair : des difficultés pour l'intégration de l'élite dans la première phase de construction nationale créèrent des tensions à l'intérieur de la direction de la classe ouvrière, préparant ainsi le terrain pour des clivages entre les communistes et les sociaux-démocrates plus profonds qu'ailleurs en Europe.

IV. L'UTILISATION DU MODÈLE POUR L'EXPLICATION DES VICTOIRES FASCISTES

Ayant donné des exemples du style fondamental de raisonnement de cet effort de systématisation topologico-typologique, nous allons maintenant essayer d'agrandir le registre du « potentiel explicatif » du modèle en y ajoutant de nouvellles dimensions.

Le schéma initial résultait d'un modèle centré principalement sur les

86 :

Page 14: Un modèle géo-économique et géopolitique

Un modèle géo-économique et géopolitique

variations qui s'étaient manifestées dans chaque pays vers la fin de la Première Guerre mondiale : variables VI/D et VI/P du tableau I.

Des variables très différentes semblent être requises pour rendre compte du contraste des développements à l'intérieur de l'Europe durant les années 1920 et 1930, pour identifier les conditions qui permirent la victoire ou la défaite des fronts monolithiques des partis nationaux-fascistes qui émergèrent durant cette période.

Les chercheurs ont proposé des définitions et des interprétations divergentes du fascisme depuis la marche sur Rome. Ces divergences se multiplièrent de façon dramatique après la « Machtergreifung > de Hitler en 1933 et le coup d'État de Dollfuss en 1934 ; qu'avaient ces idéologies, ces mouvements et ces stratégies en commun ? Y avait-il un concept à la base du fascisme et pouvait-il être identifié dans la masse confuse d'interactions complexes à l'intérieur de chaque développement concret ?

Aussi difficile que soit cette recherche de communautés conceptuelles, il n'y eut plus, au moment de la confrontation finale durant la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de doutes sur l'alignement effectif des cas : cinq pays de l'Europe de l'Ouest avaient succombé à des mouvements de ce type et étaient devenus des dictatures (plébiscitées) à parti unique.

Aussi divergentes que soient leurs trajectoires nationales, ces cinq pays, l'Italie, l'Allemagne, l'Autriche, l'Espagne et le Portugal, avaient succombé au même destin :

- ils avaient tous connu un certain nombre d'élections compétitives sous des critères de suffrage qui allaient en s'élargissant ;

- ils avaient tous connu la mobilisation extensive de nouvelles couches de la population territoriale à l'intérieur des partis de masse et des mouvements parallèles, intermédiaires de ces partis ;

- ils étaient tous passés par une série de crises constitutionnelles à l'occasion de la prise en charge de ces vagues de mobilisation compétitive, et avaient finalement succombé à un mouvement déterminé à mettre fin à une telle tolérance pluraliste, et à établir un strict contrôle monolithique des politiques de masse ;

- et ces mouvements monolithiques étaient tous parvenus à leur position dominante par l'usage intensif d'une violence extra-légale contre leurs ennemis politiques, se maintenant au pouvoir par une mobilisation sans pitié des masses contre les ennemis internes autant qu'externes.

D'autres pays de l'Europe de l'Ouest passèrent par des phases similaires de développement : extension du suffrage, phases de mobilisation compétitive des masses, séries de crises dans la prise en charge des tensions créées par ces pressions compétitives. Mais ils ne succombèrent point au contrôle monolithique sous un mouvement de masse. Certains de ces pays arrivèrent près du point de rupture : l'Angleterre durant la crise irlandaise juste avant la Première Guerre mondiale, la Finlande

87

Page 15: Un modèle géo-économique et géopolitique

TABLEAU V

Carte «con

ceptu

elle» des v

ariations d

ans la p

olitisation

de m

asse des con

flits Eglise / secte (religion

) / État

II/C

Résultat de

la Réform

e

Dom

ination

protestante,

peu de catholiques

IV/T

Chronologie des unifications / sécessions

tôt ;

tard

PÉRIPH

ÉRIES

MARITIM

ES

Islande:

large front agraire; pas de parti chrétien

HT Position

géopolitique

NATIO

NS

IMPÉR

IALES

MARITIM

ES

Danem

ark: front libéral large; m

ent, petit parti chrétien

Norvège:

large front libéral:

scissions vers 1920; im

portant .

parti chrétien

CEINTU

RE

URBA

INE

' NATIO

NS

IMPÉR

IALES

CONTIN

ENTA

LES

Suède: scission des

libéraux à propos de la Prohibition;

petit parti chrétien

. Prusse: large front -

conservateur; pas de parti chrétien

PÉRIPH

ÉRIES

CONTIN

ENTA

LES

Finlan

de: m

ouvements

chrétiens intégrés au

, front nationaliste

v ' ;• '_

..■

- .

~ '

■■ :

IV/E

Allian

ces rurales-urbaines

aucune

rurale / m

ilitaire

Page 16: Un modèle géo-économique et géopolitique

Minorité

catholique

importante

Domination

catholique

V/C *

Relation

s Êglise-Êtat Allian

ce au siècle

Conflits

Ulster:

important parti

- catholique

Irlande: intérêts de

l'Église intégrés au front

nationaliste

reste du Roy

aume-U

ni: m

ouvements

chrétiens intégrés au

front libéral

.'. France, Espagn

e: intérêts de

l'Église défendus par les fronts

de droite

Hollan

de: im

portants partis

calvinistes et cath

oliques

Rhénanie,

Allem

agne et Suisse :

importants partis

( cath

oliques

Belgique:

fort parti cath

olique

Empire

allemand,

- Italie: forts

partis cath

oliques

Autriche: ;

fort parti cath

olique

Page 17: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

durant les premières décennies qui suivirent l'indépendance, la France en 1934. Mais des dix-sept pays que compte aujourd'hui ce que l'on appelle l'Europe de l'Ouest, seulement cinq furent la proie d'un mouvement monolithique consacré au renversement du système pluraliste de la compétition entre les partis.

Nous excluons de ce calcul toute l'Europe de l'Est. Dans aucun de ces pays, nous ne trouvons la séquence étape par étape qui mena aux victoires fascistes dans les cinq cas occidentaux. Ce que nous trouvons, c'est, au mieux, de brèves et erratiques périodes de politique compétitive précédant l'arrivée au pouvoir de régimes militaires autoritaires et, après la Seconde Guerre mondiale, la victoire de partis monolithiques exerçant un contrôle strict sur toutes les sources de pluralisme. La seule exception est la Tchécoslovaquie. Là, nous trouvons une série impressionnante, après l'indépendance, d'élections compétitives régulièrement organisées, mais aucune victoire endogène des forces monolithiques : le national-socialisme fut imposé de l'extérieur, par voie d'invasion militaire.

11 y eut certainement des mouvements d'inspiration fasciste/national- socialiste à travers toute l'Europe de l'Est aussi bien que de l'Ouest, et ils méritent certainement tous une étude détaillée. Toutefois, notre préoccupation dans cette analyse n'est pas la prolifération des mouvements ou idéologies de ce type, mais les conditions de leur succès à l'intérieur de politiques compétitives : avec les caractéristiques de structure de coalition nationale qui permirent à de tels mouvements de s'emparer du pouvoir central et d'établir un contrôle monolithique efficace. Cela nous laisse avec les cinq cas occidentaux : Allemagne et Italie, Autriche, Espagne et Portugal.

Comment pouvons-nous rendre compte des différences dans le résultat de ces processus de mobilisation entre ces cinq pays et les autres pays occidentaux ? Comment pouvons-nous identifier les préalables du succès et les conditions conduisant à la disparition du pluralisme compétitif sous le suffrage universel ?

Retournons aux cartes conceptuelles du tableau II. Une conclusion est claire : nos cinq cas tombent dans différentes cellules distinctes de la carte ; ils ne forment pas un groupe uni. Ils ont toutefois en commun une série fondamentale de caractéristiques : ils sont proches ou à l'intérieur de la ceinture centrale médiane des villes, P« épine dorsale » qui va de la Méditerranée, à travers les Alpes, vers la mer du Nord et la Baltique. Mais ils ne sont pas seuls dans ce cas : pour identifier une configuration distincte, pour développer un schéma qui rende compte de façon adéquate, nous devons incorporer encore d'autres variables.

Trois variables apparaissent cruciales pour une définition des ruptures violentes des processus de démocratisation des masses.

La première de celles-ci n'était pas clairement énoncée dans le premier modèle : elle y était toutefois implicite, contenue dans la

Page 18: Un modèle géo-économique et géopolitique

TABLEAU VI

Carte «conceptuelle» des variations dans la politisation de masse des conflits ruraux / urbains

II/C Résultat de la Réforme protestant

protestant

catholique

PÉRIPHÉRIE MARITIME

IN

NATION IMPÉRIALE MARITIME

CEINTURE URBAINE

1 TOUS LES PAYS NORDIQU [PORTANTS PARTIS AGRAR

| SUISSE | parti 1 . agraire !

1 ROYAUME-UNI

intérêts des propriétaires fonciers défendus

dans le cadre d'un front conservateur

1 1 1

IRLANDE ; parti

de mineurs et de paysans

T( LESFR

3US LES AUT1 INTÉRÊTS RU ONTS CATHO

NATION IMPÉRIALE

CONTINENTALE

ES IENS

•• -

PRl même cho le ROYA

RES PAYS CATHOl RAUX DÉFENDUS LIQUES OU CONSI

.

PÉRIPHÉRIE CONTINENTALE

SSE se que pour UME-UNI

,IQUES PAR .RVATEURS

IV/E Alliances urbaines /

rurales aucune

rurale/ commerciale

(R.U.) ou

rurale / militaire (Prusse)

Deux des quatre dimensions clés aboutissent i une différenciation significative, dans un schéma parallèle qui se propose d'expliquer la gravité de scissions à l'intérieur des alliances partisanes de la classe ouvrière d'Europe de l'Ouest (voir tableau VII).

Page 19: Un modèle géo-économique et géopolitique

TABLEAU V

II

Carte con

ceptu

elle des cas d

e scission

dan

s la représen

tation ouvrière

ÉTAPE I

Position géopolitique

Éloigné de la ceinture

urbaine centrale

ÉTAPE II

Contrôle .

Résultat

peripheral de la R

éforme

Étendu

Étendu

Moy

en

-

Domination

protestante

-

-

-

ÉTAPE III

Institutions représentatives

Interruptions m

ineures seulement

-

Monarchie absolue

; -

ÉTAPE IV

Unification / Sécession

,

Unification précoce

;

Sécession

tardive

Sécession

plus précoce

Sécession

tardive

ÉTAPE V

Succession

s des étapes

Lente: G

rande- Bretagne, Suède

Rapide:

Finlan

de

Plus lente: "

Norvège

Plus lente: Islande

Page 20: Un modèle géo-économique et géopolitique

Proche ou

dans

la ceinture urbaine

(N'im

porte quelle valeur)

Faible

. •

••-

Moy

en

Étendu

Étendu

'. . -

-

- /

Catholicisme

d'État.

Contre-Réform

e dom

inante

Démocratie

Monarchie absolue

■" -

-

,-

Unification précoce

Idem,

mais m

enace de sécession

Unification précoce

Unification tardive

Unification précoce

(N'im

porte quelle valeur)

Lente:

- Hollan

de

Rapide: Suisse

Rapide:

Dan

emark

Rapide:

Prusse

Rapide:

France

Lente : Autriche,

Belgique, Italie,

Espagne

Page 21: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

variable de base I/T : Position géopolitique. Nous appellerons cet élément Force de VHéritage impérial. La protohistoire européenne peut être résumée en trois échecs successifs de construction impériale centralisatrice : la chute de Rome, la fragmentation et la désintégration ultime de l'Empire de Charlemagne et de ses successeurs allemands, l'impuissance des Habsbourg à contrôler efficacement l'Europe à partir de leurs deux places fortes en coin, l'Autriche et l'Espagne. Ces échecs successifs laissèrent d'amers souvenirs de gloire passée à quatre territoires : dans l'Italie fragmentée, dans les vastes agglomérats allemands de petites principautés et de villes libres, en Autriche, en Espagne et au Portugal. .

Ce qui fit de ces échecs impériaux une source encore plus grande d'agressions refoulées, c'est la * périphéralisation » consécutive à l'intérieur des géo-économies émergentes du capitalisme. Cela est notre variable II/E, la variable centrale de la réinterprétation de l'histoire européenne depuis 1492 que fit Wallerstein. L'ouverture de nouveaux territoires de l'autre côté de l'océan et l'expansion violente du commerce préparèrent le gigantesque combat entre le sud et le nord de l'Europe : les Habsbourg essayèrent désespérément, mais sans succès, d'établir un nouvel Empire le long de l'épine dorsale de l'Europe. Le Moyen Age avait laissé un héritage de diversifications multiples trop fort : la forte ceinture urbaine qui va de l'Italie du Nord à la mer du Nord, les nations impériales sur les frontières maritimes, puis territoriales. Le combat décisif eut lieu entre les Habsbourg et la France : il finit par la banqueroute et le traité du statu quo de Cateau-Cambrésis. A la prochaine confrontation, l'hégémonie s'était déplacée au nord-ouest : le capitalisme atlantique établit ses places fortes en Hollande et en Angleterre, et les anciennes forteresses de la puissance impériale en Europe furent réduites à ce que Wallerstein appelle des « semi- périphéries ». Le dénouement final vint avec le traité de Westphalie et la division consécutive des territoires des Habsbourg : l'Autriche et l'Espagne furent laissées chacune dans son coin et ne purent plus espérer dominer l'Europe. Le Portugal, qui fut pendant soixante-deux ans un territoire de l'Espagne, garda son empire colonial, mais son influence sur les affaires européennes fut gravement compromise. Dans la ceinture centrale, l'Italie et l'Allemagne furent laissées fragmentées et stagnantes : deux territoires fortement marqués par la tradition impériale, tous deux eulturellement unifiés par une langue usuelle remarquablement vigoureuse, tous deux avec de fortes bourgeoisies aigries par des siècles de stagnation.

Le destin de l'Autriche, de l'Espagne et du Portugal fut largement décidé durant cette période de restructuration géo-économique qui va de 1500 à 1789. Les trajectoires de l'Allemagne et de l'Italie furent décisivement altérées par la Révolution française et la courte période d'impérialisme qui se termina à Waterloo. Les guerres napoléoniennes

Page 22: Un modèle géo-économique et géopolitique

Un modèle géo-économique et géopolitique

préparèrent une montée massive du nationalisme dans ces deux territoires, et la diffusion consécutive de la Révolution industrielle augmenta les pressions pour une action conjointe contre le noyau hégémonique du capitalisme mondial. Les mouvements massifs d'unification territoriale furent provoqués par deux Révolutions : la Nationale et Tlndustrielle. En fait, une Révolution créa l'autre : les secteurs dynamiques de la bourgeoisie virent de grandes opportunités dans les nouvelles technologies industrielles, mais ils ne pouvaient se défendre contre la concurrence des économies avancées qu'en s'alliant aux puissances territoriales unifiées — les éléments traditionalistes de la bourgeoisie, les artisans et les entreprises familiales se ralliant aux fronts nationalistes dans l'espoir qu'une unification viendrait les protéger contre les pires ravages d'une rapide industrialisation. Les représentants des corporations bourgeoises se montrèrent incapables de résoudre les problèmes de l'unité nationale, contre les pressions économiques étrangères, au parlement de Francfort en 1848. L'étape suivante fut une alliance avec une puissance territoriale plus forte à l'est : ce fut le plus grand succès de Bismarck. 11 élargit l'alliance déjà existante en Prusse entre l'administration territoriale et les propriétaires terriens pour y inclure de larges portions de la bourgeoisie de l'Ouest et du Sud : cette alliance augmenta la puissance du Reich, et en fit une menace réelle pour les puissances capitalistes dominantes, l'Angleterre, la France et, plus tard, les Etats-Unis. Un développement parallèle eut lieu en Italie. Le cœur de TEmpire romain fut réunifié, avec toutefois cette différence marquante dans la direction de l'intégration : en Allemagne, le mouvement décisif d'intégration naquit dans l'Est rural, dans la périphérie militariste ; en Italie, les décisions finales furent prises dans le Nord urbain, et le mouvement se déplaça vers le Sud, stagnante périphérie.

Nos cinq cas diffèrent donc sur un nombre important de variables, mais ils ont en commun trois caractéristiques décisives :

- premièrement, Y héritage impérial ; - deuxièmement, la périphéralisation géo-économique amenée par les

deux grandes vagues de progrès capitaliste, d'abord la restructuration des routes commerciales au XVIe siècle, puis les délais dans l'implantation de la technologie industrielle au XIXe siècle ;

- et, troisièmement, leurs essais successifs pour rétablir leur position dans le système international par des alliances délibérées entre le militaire et Vindustriel. : .

La première de ces caractéristiques peut être créée par la combinaison de deux variables territoriales successives : I/T et II/T du tableau I.

La deuxième caractéristique est une valeur de la variable II/E : Changement dans les positions géo-économiques qui est elle-même liée à la variable beaucoup plus tardive V/E : Rapidité et localisation de la croissance industrielle.

Page 23: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

Et, finalement, la troisième caractéristique est une des combinaisons possibles cataloguées au tableau 1 comme variable IV/E.

Quelque similaires que soient ces trois variables, les cinq cas diffèrent clairement dans l'histoire de leur construction territoriale : centralisation ancienne mais intégration nationale retardée en Autriche et en Espagne (d'une certaine façon, le cas est le même pour le Portugal) ; centralisation tardive, mais à l'intérieur de territoires très homogènes culturellement, en Allemagne et en Italie.

La carte refaite nous montre les contrastes cruciaux entre les destins territoriaux : le noyau géo-économique du Nord-Ouest contre les territoires périphéraux du Sud et de l'Est ; la protohistoire de la consolidation des quatre coins et, curieusement, de deux régions transitionnel- les de la ceinture urbaine, les Pays-Bas et la Suisse, l'intégration ou l'indépendance beaucoup plus tardive des autres unités de la ceinture urbaine. -. •

Peut-être que le cas le plus intrigant suggéré par ces juxtapositions est celui de la France et de nos cinq cas de victoire fasciste. La France se développa par une continuelle addition de territoires dans toutes les directions à partir du noyau central. Cet agglomérat d'unités différemment structurées fut difficilement sauvegardé : les menaces constantes de « sortie » aux frontières ** ne purent être contenues que par le développement d'un appareil bureaucratique et militaire hautement centralisé, et même cette lourde machinerie ne réussit pas à aboutir à l'unification totale des structures institutionnelles sous Y Ancien Régime. Encore plus importante fut l'inégalité extrême des développements économiques r le Nord-Ouest fit partie du noyau initial de l'expansion capitaliste, tandis que l'Ouest et le Sud étaient de plus en plus périphéralisés. Immanuel Wallerstein, dans une envolée fascinante d'imagination historique, suggère que la France du Nord-Ouest aurait pu diriger le monde industriel si elle n'avait eu la lourde charge du contrôle administratif et militaire du Sud 10. \J Ancien Régime a laissé un héritage de grande diversité territoriale : la Grande Révolution et l'expansion paroxystique sous Napoléon représentèrent un grand bond en avant dans le développement des institutions centrales et dans l'unification de la culture nationale n, mais laissèrent les élites territoriales profondément divisées sur les aspects constitutionnels fondamentaux. La France devait osciller pendant un siècle et demi entre une complexe négociation corporative et un « plébiscitarianisme > centralisé. En un sens, le coup d'Etat de Louis Napoléon, le 2 décembre 1851, est le premier cas de rupture réussie avec les politiques compétitives du suffrage universel, et l'analyse de Karl Marx sur les bases sociales de la victoire de Napoléon, dans le 18 Brumaire, offre un paradigme pour l'étude comparée des victoires fascistes au XXe siècle 12. Mais il y avait d'importantes différences : la France avait fait l'expérience de quelques élections au suffrage universel avant le coup d'Etat, mais il n'y avait pas

Page 24: Un modèle géo-économique et géopolitique

. TABLEAU VIII

Éléments géo-économiques, éléments géopolitiques et consolidation territoriale: une refonte

de la carte conceptuelle de l'Europe de TOuest

IV/E IV/T Position Chronologie géo-économique des unions / sécessions Maritime Ceinture urbaine

Continentale (II/E

Position géo-économique

périphérale)

centre consolidation précoce

Angleterre France du Nord

Hollande Empire protestant frontalier: Prusse

centre indépendance tardive

Belgique

consolidation précoce

France du Sud Suisse

semi-périphérale unification tardive

Rhénanie Allemagne

Italie

impérialisme précoce

Empire de la Contre-Réforme militante: Espagne Base périphérale pour un empire colonial: Portugal

Empire de la Contre-Réforme militante: Autriche

Les territoires entourés d'un cadre double sont ceux qui, au XIIe siècle et au-delà, constituent la «base capitaliste».

Page 25: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

eu assez de temps pour construire des organisations de masse nationales pour la compétition électorale.

Ce qui distingua les quatre cas du XXe siècle fut la séquence étape par étape : suffrage universel, partis de masse compétitifs, crises, coup de force par un mouvement monolithique. La séquence de 1848 à 1851 en France fut simplement trop courte : il y avait mobilisation de masse sous le suffrage masculin universel, mais il n'y avait pas de tradition de la compétition électorale à démanteler. Si la France avait succombé au fascisme en 1934, le parallèle avec l'Allemagne et l'Italie n'aurait été que trop évident : une longue période d'élections multi-partites sous la Troisième République, puis le renversement violent de la compétition partisane par un mouvement monolithique. Mais la France ne succomba point : le processus de construction nationale, de consolidation de l'élite, était allé assez loin pour prévenir une coalition efficace de la droite radicale.

L'analyse du cas français est importante à divers titres. Dans mon propre schéma « typologico-topologique », la France est une région nodale : à mi-chemin entre la ceinture urbaine territoriale et les empires océaniques de l'Ouest qui avancent, à mi-chemin entre le protestantisme bâtisseur de nation au Nord et l'Eglise de Rome supra-territoriale au Sud. Dans la carte de l'Europe de Wallerstein, le Nord de la France maintient sa position à l'intérieur du noyau de l'économie mondiale naissante, tandis que le Sud fait partie de la région méditerranéenne périphéralisée. Cette position, au « croisement des chemins », aide à expliquer les deux Napoléon ainsi que la longue suite de crises constitutionnelles pendant la période des politiques de masse : cela aide aussi à comprendre le destin de la Troisième République et sa résistance aux tentatives fascistes de prise du pouvoir 13.

V. CONCLUSION

En généralisant au-delà de l'intention initiale de Wallerstein, nous pourrions conclure, au moins pour la période allant jusqu'à 1939, que les chances de survie des politiques compétitives multi-partites furent plus grandes à l'intérieur du noyau capitaliste de l'économie mondiale, et que l'éventualité d'une victoire de type fasciste était plus grande dans les territoires semi-périphéralisés des anciens empires urbanisés — et que la probabilité d'une victoire de type communiste était la plus forte dans la région décidément périphérale des empires à « bureaucratie agra- rienne », qui développèrent mal une bourgeoisie commerciale et industrielle. Cette formulation est très proche de celle de Barrington Moore dans son grand ouvrage The Social Origins of Dictatorship and Democracy : de nouveau une tentative pour identifier dans les ancien-

98'•''.'

Page 26: Un modèle géo-économique et géopolitique

Un modèle géo-économique et géopolitique

nés configurations d'alliances constructrices d'États les préconditions pour la défaite ou la victoire des mouvements de masse totalitaires à un stade beaucoup plus tardif de l'histoire de chaque système. La structure de l'analyse de Wallerstein diffère fondamentalement de celle de Moore, mais elle résulte d'une classification très similaire des trajectoires à long terme. '

Cela renforce ma conviction qu'un progrès peut être accompli vers un plus haut niveau de systématisation — sinon de stricte formalisation — des dimensions fondamentales de la macro-Histoire. Je suis le premier à admettre les défauts des efforts actuels de systématisation, mais je suis quand même assez optimiste pour croire que ce processus de confrontation étape par étape, la refonte et l'examen des modèles nous aideront à construire une théorie unifiée du changement socio-culturel, économique et politique, et cela au moins pour les territoires autrefois dominés par l'Empire romain ou l'Eglise de Rome. Ce qui est important, c'est que ces efforts de systématisation et de schématisation soient pris au sérieux par les historiens et les chercheurs en sciences humaines : que des efforts soient faits afin d'élargir les fondements empiriques de l'examen et de la mise en question des implications des modèles, non seulement pour des territoires particuliers, mais en général. Si nos discussions de schémas alternatifs d'interprétation ont des conséquences à ce niveau concret d'analyse historique, nous n'aurons pas travaillé en vain.

Stein R()KKAN

NOTES

1. Voir S. M, Lipset et S. Rokkan, Introduction, in Party Systems and Voter Alignments, New York, Free Press, 1967 ; ainsi que S. Rokkan, Citizens, Elections, Parties, Oslo, Univ. forl., 1970, chap. 3. .

2. Voir S. Rokkan, « The Growth and Structuring of Mass Politics in Western Europe », in Scand. Pol. Stud., 5, 1970, p. 65-83 ; ainsi que « Entries, Voices, Exits >, in Soc. Sri. Info., 13(1), 1974, p. 39-53.

3. Zur Rekonstrucktion des Historischen Materialismus, Francfort-sur-Ie-Main, Suhrkamp, 1976.

4. Voir S. Rokkan, « Dimensions of State Formation and Nation-Building >, in C. Tilly éd., The Formation of National States in Western Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975, p. 562-600 ; et « Cities, States, Nations », in S.N. Eisenstadt et S. Rokkan eds., Building States and Nations, vol. I, Beverley Hills, Sage, 1973, p. 73-86.

5. Une première formulation, cryptique, il est vrai, fut présentée dans « Entries, Voices, Exits », art. cité : elle fut un peu développée dans une note préparée pour une réunion de l'Association française de science politique en juin 1974, « Macro-Histoire et analyse comparative des processus de développement politique » et sera présentée en plus grand détail dans « The Conditions of Fascist Victory », de B. Hagtvet et S. Rokkan, in B. Hagtvet et S.U. Larsen eds., H ho Were the Fascistes ?, Oslo, Univ. forl., 1980.

99

Page 27: Un modèle géo-économique et géopolitique

Stein Rokkan

6. Cet axe Est-Ouest est le point central des analyses de Wallerstein et (T Anderson. Voir I. Wallerstein. The Modem World-System, New York, Academic Press, 1974, chap. 2 et 6 ; ainsi que P. Anderson, Passages from Antiquity to Feudalism, Londres, NLB, 1974. p. 1-3 et 213-264, et Lineages of the Absolutist State, Londres, NLB, 1974, p. 195-235 et 430-431. L'étalage Ouest-Est dans la « carte conceptuelle » combine toutefois deux dimensions différentes et établit une typologie pour les conditions du développement politico-économique : une ceinture riche en villes avec seulement quelques éléments de Flâchenstaat au milieu, à l'ouest une série d'empires maritimes devenus des Etats-nations avec des périphéries extensives et de fortes villes commerciales, à l'est des étendues similaires de périphérie attendant d'être conquise, mais des réseaux urbains beaucoup plus faibles, jûrgen Habermas, commentant une version plus ancienne de ma « carte conceptuelle », a exposé avec une grande clarté la double signification de la ceinture urbaine pour les destins territoriaux de l'Allemagne et de l'Italie : les villes jouèrent un rôle crucial dans le développement initial du capitalisme, mais ne purent faire concurrence aux Flàchenstaaten, les États-nations territoriaux, au stade de la généralisation (Durchsetzung) des modes capitalistes de production (Zur Rekonstruktion des historischen Materialismus, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1976, p. 258). Ce contraste entre la ceinture urbaine et l'État-nation territorial a certainement besoin d'une plus grande différenciation à la lumière de l'analyse de Wallerstein. Le contraste entre les deux premiers territoires du noyau de la nouvelle géo-économie des océans Atlantique et Indien, le Portugal et les Provinces-Unies, peut certainement être analysé à l'intérieur de la dialectique de la carte conceptuelle : les deux furent capables d'exploiter leur position sur la rive de l'Atlantique, mais le territoire de noyau hollandais était plus proche de l'axe commercial mer du Nord/Rhin/ltalie et put bénéficier de l'effet multiplicateur de ce dense réseau de cités bien établies. La Hollande fut plus tard à son tour handicapée quand elle dut concurrencer d'autres territoires de noyau avec des périphéries plus larges : l'Angleterre et, plus tard, les Etats-Unis.

7. Pour une discussion détaillée des sources de variation, voir S. Rokkan, Citizens, Elections, Parties, op. cit., p. 79-87.

8. Pour une discussion détaillée, voir Citizens, Elections, Parties, op. cit., p. 96- 138.

9. Pour un plus grand développement de ce thème, voir S.E. Finer. « State Building, State Boundaries and Border Control ». Soc. Sci. Info., 13 (4/5), 1974. p. 79-126.

10. Wallerstein, op. cit., p. 296. 11. Pour une réinterprétation fraîche de cette phase tardive de la construction

nationale, voir E. Weber, Peasants into Frenchmen, Stanford, Stanford University Press, 1976. : , '

12. Pour un exemple de l'utilisation du 18 Brumaire de Marx dans la théorisation actuelle sur le fascisme, voir Axel Kuhn. Das fascistische Herrschaftssystem und die moderne (iesellschaft, Hambourg, Hoffman u. Campe, 1973, chap. HI A.E., « Das Vorbild : Die Bonapartismus-theorie von Karl Marx », p. 102-113.

13. Pour une analyse détaillée des différences dans les niveaux d'organisation économique de la France et de l'Allemagne et leurs conséquences pour la vulnérabilité à un coup d'Etat fasciste, voir Charles S. Maier, Recasting Bourgeois Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975, tout spécialement le chapitre 8 ; «The Radical Socialist constituency avoided fascism in the 193()'s for the same reason that it had endured economic confusion in the 1920's : the continuing viability of archaic economic modes. French democracy was to remain buffered by the society's proverbial reluctance to organize » (p. 511, nous soulignons).