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Traité politique

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du mme auteur

aux ditions allia

Traité de l’amendement de l’intellect

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baruch spinoza

Traité politique

Traduit du latin, présenté et annoté par

bernard pautrat

ditions allia

16, rue charlemagne, paris iv e

2013

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Le présent texte a été publié pour la première fois dans les Opera posthuma en 1677, sans mention d’éditeur ni lieu d’impression. Le texte de la main de Spinoza figurant en couverture est extrait d’une lettre du 20 novembre 1665 adressée à Henri Oldenburg. (Photo : Rory Earnshaw.)© Éditions Allia, Paris, 2013, pour la présente traduction française.

titre original

Tractatus politicus

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pourquoi retraduire le tractatus politicus ?

la question est bien légitime, et pour commencer d’y répondre, le plus simple est encore de citer le début du cha-pitre iii dudit Tractatus dans sa langue originale : “Imperii cuiuscumque status dicitur civilis ; imperii autem integrum corpus civitas appellatur, et communia imperii negotia, quae ab ejus, qui imperium tenet, directione pendent, respublica.”

Ce bref passage, comme l’ensemble du livre, demeure bien entendu impénétrable à qui n’a pas fait de latin, et c’est pourquoi il faut des traductions. Et de fait, ce Traité n’en a pas manqué : en français, huit s’offrent à nous, dont sept sont faciles à se procurer sur papier et la huitième, pre-mière en date, sur Internet 1. Le lecteur français n’a donc que l’embarras du choix, et pour comprendre le sens des quelques lignes que je viens de citer, il pourra consulter l’une ou l’autre de ces versions. Et s’il est un peu exigeant ou curieux, il pourra même les consulter toutes, l’une après l’autre, dans l’ordre chronologique de leur publication. Et alors il lira ceci, selon les traducteurs :

J-G Prat (1860) 2 : “L’état d’un empire quel qu’il soit se nomme état Civil ; le corps entier de l’empire s’appelle l’État ; et les affaires communes de l’empire, qui dépendent de la direction de celui qui tient le pouvoir, République.”

Émile Saisset (1861) : “Tout État, quel qu’il soit, forme un ordre civil ; le corps entier de l’État s’appelle cité et les affaires communes de l’État, celles qui dépendent du chef du gouvernement, constituent la république.”

Charles Appuhn (1929) : “Le statut d’un État quel qu’il soit, est appelé civil, le corps entier Cité et les affaires com-munes de l’État soumises à la direction de celui qui a le pouvoir, chose publique.”

Madeleine Francès (1954) : “L’instauration d’un régime politique quelconque caractérise : l’état de société. Le corps

1. books.google.fr2. J-G Prat, avocat, est en effet le tout premier à proposer une traduction du Traité politique, qu’il publie à compte d’auteur en 1860. Voir plus loin la Notice bibliographique.

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entier de l’État s’appelle : la nation, et les affaires générales relevant de la personne qui exerce l’autorité politique [sou-veraine] : la communauté publique.”

Sylvain Zac (1968) : “Le pouvoir d’un État quelconque s’appelle “politique” ; le corps de l’État dans sa totalité s’appelle cité ; les affaires qui dépendent de la direction de celui qui détient la souveraineté s’appellent “les affaires de l’État”. «

Pierre-François Moreau (1979) : “Toute société où il y a un État s’appelle une société civile ; le corps de l’État dans son ensemble se nomme le corps politique, et les affaires com-munes à tout l’État, qui sont soumises à la direction de celui qui détient la souveraineté, composent la République. «

Laurent Bove révisant Saisset (2002) : “Tout État, quel qu’il soit, forme un ordre civil ; le corps entier de l’État s’appelle cité et les affaires communes de l’État, celles qui dépendent de la direction de celui qui détient le pouvoir suprême, constituent la république. «

Charles Ramond (2005) : “Quel que soit l’État, on parle à son sujet de ‘société civile’, tandis qu’on appelle ‘Cité’ le corps entier de l’État, et ‘République’ les affaires communes de l’État dépendant de la direction de celui qui détient la souveraineté.”

On aura noté que dans le latin le mot imperium figure quatre fois. Or que vient de constater notre lecteur ? Que Prat l’a rendu trois fois par empire, une fois par pouvoir ; Saisset trois fois par État, une fois par gouvernement ; Appuhn, deux fois par État, une fois par pouvoir, et en a escamoté un ; Francès, une fois par État, une fois par régime politique, une fois par autorité politique [souveraine], et en a escamoté un ; Zac, deux fois par État, une fois par souverai-neté, et en a escamoté un ; Moreau de même, deux fois par État, une fois par souveraineté, et en a escamoté un ; Bove, trois fois par État, une fois par pouvoir suprême ; Ramond, enfin, trois fois par État, une fois par souveraineté. Notre lecteur, du reste, aura observé un autre “flottement”, aussi considé rable, concernant l’expression status civilis, qui, clas-siquement, s’oppose à status naturalis (état de nature), et pour laquelle on lui offre le choix entre des réalités aussi différentes que “ordre civil”, “statut civil”, “état de société”,

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9pourquoi retraduire le tractatus politicus ?

“pouvoir politique” et “société civile”. Je suppose donc que, fort de ces constatations, on sera conduit à se deman-der, de tous ces traducteurs, lequel croire. Et on y mettra d’autant plus d’insistance qu’on aura deviné que dans ces quelques lignes Spinoza définit des notions qui, justement parce qu’elles auront été précisément définies, seront les concepts destinés à fonder toute sa doctrine en matière de politique, au premier rang desquels, précisément, imperium. Quel traducteur croire pour comprendre le mot imperium ? Certes, dans leur écrasante majorité ils le rendent par État ; seulement tous se voient dans l’impossibilité de maintenir ce choix jusqu’au bout puisque aucun d’entre eux ne traduit les quatre imperium de la phrase par État. Cela veut bien dire que le concept d’imperium, absolument fondamental dans l’ensemble du Traité, ne se limite pas ou ne s’adapte pas uni-quement à ce que nous désignons sous le nom d’État, qu’il fait également signe vers le “gouvernement”, ou le “pouvoir suprême”, ou le “pouvoir” tout court, ou la “souveraineté”. Et si l’on regarde de près les trois cent soixante et quelques occurrences de l’imperium sous toutes ses déclinaisons, on constatera qu’on pourrait ou devrait aussi bien le rendre parfois par “autorité”, ou par “commandement”, ou encore quelques autres. C’est assez dire la richesse du concept, qui ne saurait donc à mes yeux être conservée et rendue par quelque mot français que ce soit. Et c’est ainsi que j’en suis arrivé à retraduire à mon tour cette phrase de la manière que voici : “Quel que soit l’imperium, son état est dit civil, et le corps tout entier de l’imperium est appelé cité, et les affai-res communes de l’imperium, qui dépendent de la direction de celui qui détient l’imperium, république.” C’est-à-dire en rendant imperium par imperium.1

Mais alors, me dira-t-on, vous ne le traduisez pas. Certes. Pourtant si, car si le mot ne se trouve pas dans le diction-naire français, il se trouve, en revanche, dans le dictionnaire spinoziste. En effet, si l’on veut savoir ce que signifient, dans

1. Je note au passage qu’Alexandre Matheron, dans les excellents articles qu’il a consacrés au Traité politique, et qu’on trouvera recueillis dans ses Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique (ens Éditions, 2011), s’abstient lui aussi, prudemment, de le traduire.

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le Traité politique, le mot latin imperium et, par ricochet, le mot “français” imperium, c’est très simple, il suffit de lire l’article 17 du chapitre ii dudit Traité : “Hoc jus, quod multitu-dinis potentia definitur, imperium appellari solet.” Ce qu’on lira plus loin traduit ainsi par mes soins : “Le droit qui est défini par la puissance de la multitude, on l’appelle généralement imperium.” Voilà ce qu’est l’imperium, en latin et aussi en français : le droit qui est défini par la puissance d’une mul-titude, et rien d’autre.

Or voici à nouveau comment mes prédécesseurs tradui-sent imperium dans cette phrase, première de l’article 17 du chapitre ii : Prat opte pour Gouvernement 1, Saisset choisit État, Appuhn, curieusement, adopte ici pouvoir public, Francès autorité politique [souveraine], Zac “souveraineté” (entre guillemets), Moreau État, Bove corrigeant Saisset donne souveraineté, et Ramond, ici, penche également pour “souveraineté” (entre guillemets), ce qui ne l’empêche pas de revenir à sa traduction par État (celle qui a sa préférence dans l’ensemble du Traité) dès que le besoin s’en fait sentir, c’est-à-dire pas plus tard que quatre lignes plus bas, lorsqu’il s’agit de définir les genres d’imperium, “l’État” monarchique, l’aristocratique et le démocratique. On retrouve donc ici, dans la traduction d’un article encore une fois décisif, un flou terriblement gênant puisqu’il rompt sans prévenir la longue chaîne lexicale de l’imperium qui est comme l’épine dorsale du Traité. Du coup, l’argumentation spinoziste devient souvent obscure et surtout, parce qu’il s’agit d’un des concepts fondamentaux de l’ouvrage, les choix non seu-lement divergents mais variables opérés par les traducteurs font que, selon qu’on lit tel ou tel d’entre eux, on ne lit, hélas, pas du tout le même livre.

Toutes ces remarques, on le comprendra, ne visent pas à dénigrer mes prédécesseurs, auxquels, comme tout retraduc-teur, je dois beaucoup, mais à faire comprendre pourquoi

1. Mais il ajoute, entre parenthèses, (Imperium), et insère ici une note : “Nous prenons, d’après Spinoza, le mot Imperium, tantôt au sens de Pouvoir, tantôt au sens de Gouvernement, et tantôt enfin au sens d’Empire, pour désigner seulement une certaine étendue de territoire quelconque, où les habitants forment une société civile.”

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11pourquoi retraduire le tractatus politicus ?

j’ai désiré, précisément, retraduire le Tractatus politicus, et pourquoi, ce faisant, j’ai traduit imperium par imperium.1 Et le lecteur, je crois, m’en saura gré, parce qu’il saisira mieux, au fil des multiples occurrences du mot, l’unité essentielle et la continuité systématique de la pensée de Spinoza. Éviter la multiplication des mots pour traduire imperium, c’est éviter la multiplication des entités et, par conséquent, ramener la pensée du Traité à son extraordinaire économie conceptuelle dans le traitement de son objet : au fond, une fois posés et compris les concepts de puissance, de droit et d’imperium, presque tout est dit, en tout cas tout ce qu’il faut savoir pour comprendre ce que sont, en effet, État, pouvoir, souveraineté, gouvernement, autorité, etc. Et la nébuleuse engendrée par l’explosion du latin imperium s’efface alors au profit de ce seul astre polaire, l’imperium français, dont le contenu idéel n’est rien d’autre que du droit, c’est-à-dire de la puissance.

Dans ce “c’est-à-dire” se cache la deuxième raison qui m’a fait retraduire le Traité politique. Il existe quantité de livres dont la traduction me laisse insatisfait et qui pourtant ne m’ont jamais inspiré le moindre désir de les retraduire : je les abandonne à leur sort. Mais dans ce cas précis, une telle indifférence m’était impossible. D’abord, ce traité n’est pas, comme semblerait l’indiquer le peu d’intérêt qu’il a longtemps suscité chez les spinozistes même les plus avertis, une simple “retombée” de l’Éthique. Au contraire, c’en est l’exact prolongement, et même le sursaut, politique. Car si l’Appendice de la Quatrième Partie de l’Éthique nous a expli-citement enseigné comment s’y prend le sage (l’homme qui vit sous la conduite de la raison) pour promouvoir concorde et paix dans sa vie d’homme privé, l’éthique ne nous a encore rien appris quant à la vie de citoyen ; il lui faut pour cela être complétée d’une politique : ce sera le Traité politique. L’Éthique nous a appris ce qu’est un homme : une chose qui, comme toute autre chose, s’efforce de persévérer dans son être. Elle a surtout établi que l’homme n’est pas comme un

1. Comme cet imperium-ci, naturalisé français, m’aurait entraîné à neuf reprises à écrire au pluriel (horribile lectu) imperiums et non imperia, j’ai évité ce petit désagrément en le faisant invariable.

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empire (imperium) dans un empire (selon la formule consa-crée), qu’il n’existe rien de tel qu’un libre arbitre, et donc, que chaque homme est strictement déterminé à exister et opérer, c’est-à-dire à agir, exactement comme il le fait. Et c’est cette vérité fondamentale qui seule a permis de consti-tuer toute la “géométrie” de l’homme, en particulier celle de ses passions, qui occupe la Troisième Partie de l’Éthique. Le Traité politique, lui, va en tirer toutes les conséquences, précisément, politiques. Spinoza commence donc par rap-peler ces vérités de base, et les prolonge en direction de son nouvel objet, la vie en société.

Suivons-le pas à pas, mais en illustrant son propos par un exemple. Considérons un homme X, quel qu’il soit, dans un état de pure nature, avant qu’il ne se soit uni à d’autres. Que fait-il ? Il s’efforce de persévérer dans l’existence. Il serait bien entendu absurde de le supposer sage, et opérant sous la dictée de la raison. Il fait donc ce que lui dictent ses affects, tout particulièrement ses désirs. Imaginant que telle chose est susceptible de lui permettre de vivre (tel aliment, telle boisson, par exemple), il la désire et tente aussitôt de se l’approprier, d’en faire sa chose. Et s’il le peut, il le fait. Mais l’Éthique nous a également appris que, pour peu que vienne à passer un deuxième de ces hommes à l’état de nature, Y, celui-ci désirera, par simple imitation, la chose possédée par le premier. Et la désirant, il tentera de se l’approprier à son tour. Ce qui, plus généralement, peut se dire : les hommes sont envieux, et ennemis, par nature. Et cette hostilité, en l’occurrence, peut fort bien se solder par un meurtre, car notre deuxième homme, Y, haïssant le possesseur de la chose qu’à présent lui-même désire et n’a pas, s’efforcera, tout natu-rellement, de le détruire. Et comme aucune loi n’a encore été inventée, que les seules lois existantes sont les lois de la nature humaine, lesquelles sont pour ainsi dire les propriétés géométriques de tout homme, on peut bien supposer que si Y désire assez ardemment la chose, il ne manquera pas, s’il le peut, d’en tuer effectivement l’heureux possesseur. C’est en ce point précis que le raisonnement va accoucher d’une conséquence bien digne de susciter l’étonnement, parfois l’admiration, et bien souvent l’indignation : Y avait le droit de tuer X. Et si l’on pousse les hauts cris, si l’on s’insurge contre

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13pourquoi retraduire le tractatus politicus ?

cette doctrine en la dénonçant comme abominable, c’est qu’on ne l’a pas comprise. C’est pourtant simple. “Y a tué X” veut dire : il a pu le faire. Ou encore : il a eu la puissance pour le faire. Pour nous rendre certain qu’il ait pu le faire, il ne suffit pas de penser qu’il pouvait le faire, qu’il pourrait le faire, il faut qu’il l’ait fait, qu’il ait pu le faire, car la puis-sance de Y, comme celle de toute chose, n’est jamais “en puissance” mais toujours en acte. Y, donc, a eu la puissance de tuer X. Or, qu’est-ce que cette puissance ? Une partie de la puissance de cet être éternel et infini qui a été déterminé, dans l’Éthique, comme étant Dieu, le seul Dieu, autrement dit la Nature, qui existe et opère librement c’est-à-dire par la seule nécessité de sa nature. Et qu’est-ce que tuer ? Opérer un acte d’un certain genre. Voici donc comment il faut com-prendre le meurtre de X par Y : Y, petite partie de l’infinie puissance divine, s’est vu strictement déterminé à exister et opérer selon les lois de l’éternelle nécessité de la nature divine, et son opérer, ce jour-là, à ce moment-là, fut de tuer X, son semblable. Car, comme le dit la Proposition 29 de la Première Partie de l’Éthique, “dans la nature des choses il n’y a rien de contingent, mais tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et opérer d’une manière précise.” À partir de là, tout s’enchaîne, comme l’indiquent on ne peut plus clairement les articles 3 et 4 du chapitre ii du Traité, que voici : “Article 3. Et donc, à partir de là, j’entends, de ce que la puissance des choses naturelles par laquelle elles existent et opèrent est très exactement la puissance même de Dieu, nous comprenons aisément ce que c’est que le droit de nature. Car puisque Dieu a droit sur toute chose, et que le droit de Dieu n’est rien d’autre que la puissance même de Dieu en tant qu’on la considère absolument libre, il s’ensuit que toute chose naturelle a, de nature, autant de droit qu’elle a de puissance pour exis-ter et opérer, puisque la puissance de toute chose naturelle par laquelle elle existe et opère n’est autre que la puissance même de Dieu, qui est absolument libre. / Article 4. C’est pourquoi, par droit de nature, j’entends justement les lois de la nature, autrement dit les règles selon lesquelles se fait toute chose, c’est-à-dire la puissance même de la nature. Et par suite le droit naturel de la nature tout entière, et par

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conséquent d’un individu quel qu’il soit, s’étend jusqu’où s’étend sa puissance ; et par conséquent tout ce que les lois de sa nature font faire à tout homme, il le fait par souverain droit de nature, et il a sur la nature autant de droit qu’il a de puissance.” Et, parce qu’il faut bien enfoncer ce clou : “Article 8. Nous concluons donc qu’il n’est pas au pouvoir de tout homme d’user toujours de la raison et d’être au faîte de la liberté humaine ; que, néanmoins, chacun s’efforce tou-jours de conserver son être autant qu’il est en lui ; et que (puisque chacun a autant de droit qu’il a de puissance) tout ce à quoi chacun, sage ou ignorant, s’efforce, et qu’il fait, il s’y efforce et il le fait par souverain droit de nature. Il suit de tout cela que le droit institué de nature sous lequel tous les hommes naissent et passent l’essentiel de leur vie n’interdit rien, sauf ce que personne ne désire et ce que personne ne peut, il ne s’oppose ni aux conflits, ni aux haines, ni à la colère, ni aux fourberies, ni, absolument parlant, à quoi que ce soit que l’appétit suggère.” Là est l’audace, que le scandaleux Traité théologico-politique avait déjà énoncée : un droit qui n’interdit rien, à part – ô ironie – ce que personne ne peut ni ne désire faire.

Il y a là de quoi susciter l’intérêt. D’abord, n’est-ce pas contradictoire ? Dès que nous pensons “droit” nous pen-sons : “j’ai le droit”, phrase qui n’a, semble-t-il, de sens qu’en tant qu’elle s’accompagne de cette autre : “je n’ai pas le droit”. Le droit autorise tout ce qu’il n’interdit pas, mais il lui faut interdire pour autoriser ; supprimez l’inter-dit, vous supprimez l’autorisé. Donc, un droit qui n’interdit rien semble contradictoire en son concept, autrement dit n’être pas un droit. Ensuite, n’est-ce pas abominable ? Non seulement ce droit qui n’interdit rien autorise tout (“tout est permis, en somme !”), mais, par voie de conséquence, il n’est rien d’autre que le droit du plus fort puisque le droit n’est rien d’autre que de la puissance et que jusqu’où s’étend ma puissance s’étend aussi mon droit. Alors comme ça, Y aurait, aurait eu, le droit de tuer X ?! On a le droit de tuer son semblable ?! Il y a là de quoi susciter, cette fois, l’indignation, et les belles âmes ne manquent pas d’en être révoltées. Mais c’est qu’elles n’ont pas encore tout à fait compris. Reprenons : Y a eu le droit de tuer X, parce qu’il a

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15pourquoi retraduire le tractatus politicus ?

pu le faire, la preuve : il l’a fait. C’est Dieu, autrement dit la Nature, autrement dit la totalité infinie des choses qui sont, telles qu’elles sont, qui l’a déterminé à le faire. Non seule-ment il lui a donné la possibilité de le faire, l’autorisation de le faire, mais il lui a même donné l’ordre de le faire : Y a tué X sur prescription divine. Autant dire que son meurtre était de droit divin. C’est cela, le droit naturel, et rien d’autre. Et le dénoncer comme abominable prouve bien qu’on n’a pas compris : s’indigne-t-on que les pierres tombent, et parfois tuent ?

Le fait est que des hommes tuent, et en ont le droit, le droit naturel. Et c’est cela qu’expérimentèrent quotidiennement X, Y et tous leurs semblables vivant à l’état naturel. Et c’est cela, ainsi que l’idée du profit qu’ils auraient à s’unir, qui fit qu’un jour les hommes désirèrent sortir de l’état naturel. C’est bien beau d’avoir le droit de faire tout ce qu’on veut, mais si ce droit se réduit à ce que l’on peut faire ? X, par exemple, pouvait bien “avoir le droit” de tuer Y (en l’absence de toute loi civile), le fait est qu’il ne l’a pas pu, n’en a pas eu le droit. Et il pouvait bien vouloir garder sa chose, celle pour la possession de laquelle Y l’a tué, le fait est qu’il ne l’a pas pu. Et le fait est universel : un jour Y pourrait bien, à son tour, tomber sur plus puissant que lui et connaître le sort de X. Si bien que ce droit de nature qu’a chacun de faire tout ce qu’il veut ne change rien au fait qu’il ne fera jamais que ce qu’il peut, que le droit de faire ne donne pas le pouvoir de faire, et que c’est même exactement l’inverse, si bien que ce droit, en vérité, n’est qu’un leurre, ou, comme dit Spinoza, “une opinion”. Et c’est pourquoi les hommes, sous l’effet de la peur inspirée par tous les semblables et de l’espérance d’y échapper, se trouvèrent un jour tomber d’accord pour organiser leur coexistence, et en finir avec cette condition malheureuse et incertaine, cette vie invivable : ils inventèrent l’état civil. Chacun comprit que pour persévérer dans son être et posséder vraiment sa chose, il lui fallait s’unir aux autres, faire en sorte qu’ils soient, à eux tous, un seul, et soient ainsi rendus plus puissants, à eux tous, pour persé-vérer chacun dans son être. C’est ainsi que des multitudes furent amenées à se constituer en cités : chacun, dans son propre intérêt bien compris, pour avoir en quelque sorte le

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droit de vivre, céda de son droit à se gouverner, à vivre à sa guise. Il le céda à un, à plusieurs ou à tous, et ce qu’il lui cédait, c’était le droit, c’est-à-dire le pouvoir, de le gouver-ner, de le régir, de lui commander (imperare) : l’imperium est né, désormais ce sera à lui de prendre toutes dispositions pour assurer à chacun la sécurité de sa personne et de son bien. L’imperium se trouve donc investi d’un droit naturel, déterminé par la puissance de la multitude composée de la somme de la puissance de chacun de ses membres, à instaurer du droit civil. Et l’imperium est là, tout naturelle-ment, pour avoir le pouvoir : celui de dire à chacun ce qu’il a ou n’a pas le droit de faire, ce qui est à lui et ce qui est à autrui, etc., et son unique fonction est d’instaurer sécurité, paix et concorde. En somme, la seule raison d’être de l’état civil, c’est d’empêcher que s’exerce le terrible droit naturel. Ce n’est pas parce que les pierres tombent qu’on doit se dispenser de les empêcher de tomber sur la tête des passants. Et la seule preuve que l’on puisse avoir du fait que l’impe-rium, c’est-à-dire le pouvoir, a effectivement le pouvoir, c’est qu’il empêche effectivement les Y de tuer les X afin de leur prendre leurs choses. Pour ce faire, il lui faudra user de la menace, inspirer de la crainte à la multitude en brandissant les sanctions attachées à chaque infraction. Ce n’est qu’à ce prix que le droit civil pourra être respecté. Si l’imperium est là pour assurer la paix, alors, qu’il le fasse, et qu’il le fasse bien. Spinoza, on le voit, loin d’être un tenant du droit du plus fort, en est l’ennemi déclaré. Nul ne doit pouvoir vivre comme il l’entend, s’emparer du bien d’autrui, se venger des dommages subis, tuer son semblable, etc. Le seul “plus fort” qui ait le droit pour lui, c’est celui qui effectivement est le plus puissant, l’imperium, et qui pour cette raison même est en mesure d’imposer le droit civil à la multitude.

Mais alors, Spinoza ne serait-il pas le tenant, tout sim-plement, du droit absolu du pouvoir à faire ce qu’il veut du pouvoir, à en abuser en faisant régner la terreur ? Pas du tout. Le pouvoir, comme toute chose, ne peut que ce qu’il peut. Il peut, bien sûr, exercer une tyrannie sur ses sujets, mais alors on ne parle plus d’une cité, mais d’une multi-tude apeurée, qui n’est rien qu’une solitude, dit Spinoza. Entre le pouvoir et la multitude, sous couvert de la fausse

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paix qu’engendre la terreur, c’est la guerre, et la prétendue cité n’est rien qu’une forme travestie de l’état de nature. L’imperium, en l’occurrence, n’est pas du tout ce qu’il doit être : l’instrument de la sécurité et de l’intérêt de tout un chacun. Dès lors, il ne faudra pas s’étonner si un jour tel ou tel sujet, indigné par cette usurpation au point d’en oublier sa peur, s’insurge contre le pouvoir et bientôt, avec d’autres, engage ouvertement la guerre. Et alors, derechef, place au droit naturel. Que le plus fort gagne. Mais c’est justement à cela que la multitude veut échapper. Que désire donc la multitude ? Que l’imperium soit, très exactement, ce qu’il doit être.

Mais que doit-il donc être ? Spinoza nous en donne la formule condensée à l’article 21 du chapitre ii : “( ) il ne peut pas se faire qu’une multitude soit conduite comme par un seul esprit, comme il est requis dans un imperium, à moins d’avoir des droits qui soient institués selon ce que prescrit la raison ( ).” C’est-à-dire : le pouvoir n’est vraiment au pouvoir que s’il est la multitude conduite comme par un seul esprit (una veluti mente), et la condition pour qu’il le soit, c’est qu’il soit conduit par cela seul que tous les membres de la multitude peuvent avoir en commun en fait d’esprit : des idées vraies, à savoir la raison. Conséquence : l’imperium est vraiment conforme à son concept, et atteint son but, quand la raison est au pouvoir. Et l’article 7 du chapitre iii l’énonce on ne peut plus clairement : “( ) de même que, dans l’état de nature ( ) est le plus puissant et le plus de son droit l’homme que conduit la raison, de même aussi sera la plus puissante et le plus de son droit la cité fondée sur la raison et dirigée par elle. Car le droit de la cité est déterminé par la puissance de la multitude conduite comme par un seul esprit. Or cette union des âmes ne peut absolument pas se concevoir si la cité n’est pas au plus haut point tendue vers cela même que la saine raison enseigne être utile à tous les hommes.” Si donc le pouvoir fait tout son possible pour opérer selon la saine raison, alors il s’exercera à la satisfaction générale, alors la cité sera véritablement de son droit parce que la mul-titude sera tenue, non certes par la crainte, mais par l’amour de l’imperium, alors la multitude sera vraiment du droit de la cité, alors le pouvoir sera véritablement au pouvoir, alors la

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multitude sera vraiment conduite comme par un seul esprit. Une cité qui ne vise pas ou ne parvient pas à satisfaire à éga-lité tous ses citoyens, qui demeure inégalement utile à tous, est donc mal constituée, elle n’a pas encore atteint au vrai droit de cité, c’est une cité ratée. Et alors cette condition sine qua non tout à coup aperçue dégagea pour moi, que je le veuille ou non, tout un horizon politique, que je nom-merais volontiers un communisme de la raison. Une raison commune, soucieuse des intérêts communs, c’est-à-dire de celui de tout un chacun, sans privilège pour quiconque et à l’exclusion d’aucun. Et comme (peut-être injustement de ma part) ni Platon, ni Hobbes, ni Marx, ni même Rousseau, n’avaient su me donner les outils qu’il me sembla découvrir à la lecture patiente des cinq premiers chapitres du Traité politique, je me sentis bientôt pris du très vif désir de passer à l’acte, j’entends, de retraduire cet ouvrage, pour en faire partager à d’autres la richesse que je venais d’y pressentir.

En même temps, je dois avouer que cet enthousiasme se trouva bientôt contrecarré par une regrettable paresse, sus-citée par les chapitres “constituants” du livre. Les deux tiers du Traité sont en effet consacrés à l’exposé des meilleures constitutions monarchique et aristocratique possibles et à leur justification point par point, article après article ; or, quoi de plus fastidieux et austère que traduire une Constitution ? Dès l’article 6 du chapitre vi mon désir faiblissait : une fois mise de côté ma grande affection pour Spinoza, pourquoi irais-je m’intéresser, moi citoyen insatisfait d’une démocra-tie trop aisément satisfaite, à la meilleure forme possible de monarchie ? Car comment le nier, dans mon entreprise j’étais animé du désir d’au moins entrevoir la meilleure forme possible de démocratie. Or, comme un fait exprès, la partie du Traité la plus apte à satisfaire ce désir se trouve justement à manquer : la mort est venue saisir Spinoza avant qu’il ait eu le temps de rédiger la constitution démocratique optimale. Dans ces conditions, sans évidemment m’interdire de lire et de méditer l’ensemble du Traité, je me lançai dans la retraduction des chapitres fondateurs (i à v) avec la ferme résolution de m’en tenir là. Et je m’en tins là.

Par où l’on voit que la paresse est parfois un grand péché contre l’esprit. Mais aussi, que tout vient à son heure, y

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compris l’intelligence. Un beau jour, relisant le chapitre vii, l’évidence me creva les yeux : ce que ma paresse m’interdisait de traduire était justement ce qui importait le plus à mon souci “démocratique”. Car, autant le chapitre vi me rebu-tait d’avance doublement, par son caractère tout à la fois constituant (donc de pure technique juridique) et monar-chique, autant la lecture enfin attentive du chapitre suivant ressuscita en moi l’excitation et l’incitation à traduire : la justification point par point des dispositions constitution-nelles précédemment exposées nous montre tout à coup la formidable machine spinoziste au travail, nous indique comment Spinoza a “excogité “cette constitution sur la base des fondements conceptuels énoncés dans les cinq premiers chapitres, et du même coup, mais oui, il nous a indiqué le chemin. Mieux encore, il l’a fait une deuxième fois puis encore une troisième, en élaborant successivement deux constitutions aristocratiques, et en en donnant, toujours point par point, les raisons. Mais alors, ne nous offre-t-il pas la méthode qui nous permettrait d’excogiter, à notre tour, ce dont sa mort nous a privé et qui à moi m’importe ? Nous avons les concepts, les fondements, la méthode, les modèles, à nous de les comprendre assez finement pour enfin commencer à produire, à nos frais, le concept de la meilleure démocratie possible.

Mais alors une autre évidence, en forme de question, vint doubler la première, et la compléter : on peut bien s’embal-ler à l’idée d’un pouvoir éclairé, d’une multitude “conduite comme par un seul esprit” c’est-à-dire régie sous la conduite de la raison, mais comment la raison vient-elle à l’imperium ? Il ne suffit pas de le dire et, éventuellement, de pérorer sur ce thème, encore faut-il le faire, c’est-à-dire pouvoir le faire. Or ce que montre la deuxième partie du Traité, c’est que, dans tous les cas effectivement examinés par Spinoza, il s’est efforcé de construire très précisément le ou les dispo-sitifs seuls à même de faire émerger la raison politique : des conseils (concilia) composés de telle sorte et fonctionnant de telle sorte qu’en émanent nécessairement des conseils (consilia) intelligents, c’est-à-dire vraiment utiles à tous, qui dicteront à l’imperium la conduite à tenir et dirigeront sa politique. Tous les paramètres minutieusement agencés par

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Spinoza dans la constitution desdits conseils, âge requis, choix des conseillers, procédures suivies dans les conseils, etc, concourent très exactement à ce but unique : faire que les conseils accouchent nécessairement des décisions les plus sages, rationnelles, intelligentes, possibles. La constitution optimale, dans tous les cas de figure, sera donc celle qui, en quelque sorte, condamnera l’imperium à l’intelligence. Et qui dit intelligence dit honnêteté, car, l’Éthique l’avait établi, “les hommes que gouverne la raison, c’est-à-dire les hommes qui cherchent leur utile sous la conduite de la raison, n’aspirent pour eux-mêmes à rien qu’ils ne désirent pour tous les autres hommes, et par suite ils sont justes, de bonne foi et honnê-tes.” Et dès le premier chapitre du Traité (article 6) Spinoza nous a prévenus : “un imperium dont le salut est suspendu à la bonne foi de quelqu’un et dont les affaires ne peuvent être droitement administrées à moins que ceux qui les gèrent veuillent agir de bonne foi, sera extrêmement peu stable ; pour qu’il puisse durer, il faut que ses affaires publiques soient organisées de telle sorte que ceux qui les administrent, qu’ils soient conduits par la raison ou par l’affect, ne puis-sent pas être induits à être de mauvaise foi, autrement dit à mal agir. Et peu importe à la sécurité de l’imperium l’état d’esprit qui induit les hommes à administrer droitement les affaires pourvu que les affaires soient droitement adminis-trées.” Le travail de la raison politique consiste donc, ni plus ni moins, à inventer une constitution rationnelle c’est-à-dire telle que l’imperium soit contraint d’obéir à des décisions rationnelles, ou telle, en d’autres termes, que non seulement l’intelligence mais également l’honnêteté soient au pouvoir. N’y a-t-il pas là de quoi nourrir largement la réflexion de qui cherche le moyen d’amender la démocratie ? Mais alors cela exige qu’on observe minutieusement comment Spinoza s’y est pris pour fabriquer ces conseils, condition sine qua non de l’imperium optimum, et qu’on s’instruise à son côté. Conclusion : toute paresse enfuie, pour voir de plus près l’intelligence à l’œuvre, je me mis à retraduire la fin du Traité politique, et sans m’ennuyer une seconde.

Alors l’austérité juridique des chapitres “constituants” revêtit une autre tournure, presque mathématique, et je pris la mesure de l’impressionnant travail d’ingénieur politique

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auquel s’est livré Spinoza pour penser son Traité. Plus ques-tion, à présent, d’idées générales : il faut répondre à des questions précises, et dans le détail. Qui a le pouvoir ? com-ment s’exerce-t-il ? y a-t-il un conseil ? plusieurs ? composés comment ? avec quelles attributions ? comment vote-t-on ? quid de l’armée ? comment composée ? avec ou sans solde ? etc, etc. Et à chaque fois les fondements donnent la raison des réponses. Et la seule raison d’être des fondements qui, eux, m’avaient enthousiasmé, c’était justement de permettre l’élaboration technique des modèles constitutionnels décrits ici de A à Z, austérité ou pas. Si Spinoza s’est imposé le labeur que réclame une telle entreprise, sans doute est-ce parce qu’il en voyait l’importance non seulement pour lui et ceux de son temps, mais pour tous, donc pour nous aussi. Et je vois là, aujourd’hui, un genre d’héroïsme intellectuel que je rapprocherais volontiers de cet autre : Machiavel pre-nant la peine d’écrire L’art de la guerre pour exposer ce que devrait être une armée dans une monarchie bien constituée, et ce jusque dans les moindres détails : non pas seulement le recrutement et la solde, mais aussi bien le plan du cam-pement et les ordres de bataille, croquis à l’appui. Ouvrage également technique, également austère, et du coup bien moins lu que Le Prince, tout comme le Traité politique l’est bien moins que le Traité théologico-politique. Pourtant, cet héroïsme intellectuel n’est rien d’autre que le sérieux phi-losophique même.

Au terme du travail je me trouve donc, on le voit, convaincu de la grande utilité théorique et pratique, c’est-à-dire politique, aujourd’hui, du Tractatus politicus. Ce traité de l’amendement de l’imperium quel qu’il soit, donc aussi du nôtre, s’adresse directement à nous et nous concerne tout autant que l’Éthique. La mort, en tranchant net le fil de la démonstration, nous a confié le soin de le renouer de nos mains, à nos frais. Le Traité est inachevé ? Notre démocratie l’est aussi. La paix n’est pas l’absence de guerre, dit Spinoza. La paix civile règne en France mais c’est une guerre froide, regrettable dans une nation si fière de sa démocratie. À nous donc de jeter les fondements de la meilleure démocratie possible, conduite comme par un seul esprit sous la dictée de la raison, c’est-à-dire intéressée, par principe, à la liberté et

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au bonheur de tous, mais alors vraiment de tous. À nous de trouver l’équivalent de ces conseils qui, dans la constitution aristocratique optimale, condamnent le pouvoir à l’intelli-gence politique mieux que ne le fait notre “représentation nationale”. À nous de trouver l’équivalent de ce conseil des syndics dont “le glaive dictatorial perpétuel”, dans la même constitution aristocratique, condamne le pouvoir à l’honnêteté. Allons, Français, faisons encore un effort, me dis-je. Liberté, égalité, fraternité ? D’accord. Oui, un genre de communisme, en somme – mais de la raison. Finalement, s’il me fallait donner un nom à l’affect qui en moi l’emporta jusqu’à me faire retraduire intégralement, avec une joie sans mélange, ce Traité politique, je crois que je dirais : la raison militante.

b.p.

le 2 avril 2013

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dans une “lettre à un ami” non identifié (écrite en néer-landais), Spinoza lui confie qu’il travaille au Traité politique commencé il y a peu sur ses conseils : “Six chapitres sont déjà terminés : le premier est une sorte d’introduction à l’ouvrage, le deuxième traite du droit naturel, le troisième, du droit du pouvoir souverain (Oppermacht), le quatrième, des affaires de l’État (Staat) qui dépendent du gouvernement du pouvoir souverain, le cinquième, de la fin suprême qu’un État peut envisager, et le sixième, de la manière dont un gouverne-ment (Regering) monarchique doit être établi de façon à ne pas sombrer dans la tyrannie. Je m’occupe actuellement du septième, où je démontre dans l’ordre et point par point tout ce que j’ai dit dans le sixième chapitre concernant l’organi-sation d’une monarchie bien établie. Je passerai ensuite aux gouvernements aristocratique et populaire 1, et enfin aux lois et autres questions particulières concernant la politique.”

Cette lettre, numérotée 84, n’est pas datée, mais on s’accorde à la classer à la fin de ce qui nous reste de la cor-respondance de Spinoza et on la tient pour la dernière que Spinoza ait écrite, elle serait postérieure à la lettre adressée à Tschirnhaus datée du 15 juillet 1676. Elle atteste donc que Spinoza travaille déjà depuis un certain temps à la rédac-tion du Traité. L’automne et l’hiver de cette année-là se passent donc à écrire la suite de l’ouvrage. Mais la maladie de Spinoza s’aggrave, et le dimanche 21 février 1677, la mort vient en interrompre la rédaction.

En novembre de la même année, les amis de Spinoza, grâce à un don anonyme, sont en mesure de faire éditer le volume intitulé Opera Posthuma, signé B. d. S. Outre l’Éthique, le traité De intellectus emendatione, un premier ensemble de lettres et le Précis de grammaire hébraïque, il comporte le Tractatus politicus, que les éditeurs font précéder de la “lettre à un ami” en guise de préface. Il s’agit donc là de l’édition princeps de notre texte.

1. On notera que pour Spinoza, “démocratique” et “populaire “sont équivalents.

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Très peu de temps après, au cours de cette même année 1677, paraissent les Negalete Schriften van B. d. S., qui sont la traduction des Opera Posthuma en néerlandais, due à Glazemaker. La ferveur du cercle d’amis et la renommée de Spinoza déjà bien établie à Amsterdam et dans l’Eu-rope cultivée expliquent tout naturellement la rapidité de cette parution. Mais, curieusement, alors même que le nom de Spinoza commence à déchaîner les passions, et l’Éthique à circuler dans tout le continent, le Tractatus politicus demeure dans l’ombre, au moins du point de vue éditorial. Pierre-François Moreau, dans sa “Notice sur la réception du Traité politique” 1, résume bien ce qu’on peut imaginer être “les causes de ce silence” : le Traité est ina-chevé ; l’Éthique, parue dans le même volume, accapare forcément l’attention ; Spinoza a déjà parlé de politique dans le Traité théologico-politique, autrement subversif par son plaidoyer en faveur de la liberté de pensée et donc plus passionnant, et il y adoptait encore la théorie du contrat, ce qui l’inscrivait dans une tradition de la réflexion politique déjà bien établie, au regard de quoi le Traité politique peut sembler un retour en arrière, à des doctrines anciennes. En tout cas, le fait est qu’on ne se bouscule pas, en Europe, pour traduire le Tractatus politicus du fameux Spinoza, dont on ne cesse pourtant de parler pour en dire tant de mal tout au long du xviiie siècle.

Il faut attendre 1785 (plus d’un siècle !) pour qu’enfin un Allemand se décide : S. H. Ewald publie à Leipzig la pre-mière traduction non néerlandaise de l’ouvrage. La date ne doit sans doute rien au hasard : c’est aussi en 1785 qu’éclate, après avoir longtemps couvé, la fameuse “querelle du pan-théisme”, dite aussi “querelle du spinozisme”, qui met aux prises Moses Mendelssohn et Jacobi à propos du spinozisme de Lessing, et qui embrase l’intelligentsia allemande ; le spi-nozisme est donc à l’ordre du jour.

S’ensuit à nouveau un long silence, de soixante-dix ans. C’est un Anglais qui vient le rompre : William Maccall publie à Londres, en 1854, A Treatise on Politics, Translated from the

1. Voir Spinoza, Traité politique (puf, Épiméthée, 2005), pp. 77-79.

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latin of B. de Spinoza. Et dès lors, dans le monde anglo-saxon le mouvement est lancé.

Bientôt la France y vient à son tour. En 1860, un certain J-G Prat, “avocat”, publie, sans doute à compte d’auteur, le Traité politique de Spinoza “traduit en français pour la première fois”. Je dois aux précieuses recherches biblio-graphiques de Fabrice Zagury (je le remercie) d’être revenu de mon erreur, partagée par beaucoup : Émile Saisset a bien produit une traduction du Traité politique, mais son édition des Œuvres de Spinoza parue en 1842, en deux volumes, ne la comporte pas ; elle figure seulement dans l’édition en trois volumes parue en 1861 chez Charpentier. La primeur revient donc, incontestablement, à J-G Prat. Lequel, à ce titre, mérite un peu notre attention.

Il demeure un grand méconnu de la tradition spinoziste en France. On ne sait pas grand chose de lui et pourtant il s’est longuement et abondamment consacré à faire connaître Spinoza au lecteur français. Il commença, donc, par réparer cette importante lacune de l’édition Saisset de 1842 en don-nant sa traduction du Tractatus politicus ; il la fait précéder d’une longue introduction qui s’ouvre ainsi : “Spinoza est non seulement le plus grand génie Philosophique qui ait jamais existé ; mais c’est encore le plus grand Politique.” Il y démontre, au demeurant, une grande intelligence du texte, et espère (tout comme moi) trouver dans le Traité de quoi amender le régime politique de son temps (il appelle de ses vœux une “démocratie aristocratique” assurant à tous justice et liberté). Sans doute insatisfait des traduc-tions dudit Saisset, il publie en cette même année 1860 une traduction de l’Appendice à la Quatrième Partie de l’Éthique sous le titre De la Droite manière de vivre. Il entame bientôt la traduction des Œuvres complètes de B. de S. Le premier volume paraît en 1863 chez Hachette et comprend les vies de Spinoza par Lucas et Colerus, les Principes de la philosophie de Descartes et les Méditations métaphysiques ; le deuxième volume paraît en 1872, toujours chez Hachette, et contient le Traité théologico-politique. Puis il se met à l’Éthique : en 1880, il publie la Première Partie, en 83 la Deuxième (il s’arrêtera là, à moins que la suite n’existe quelque part à l’état d’iné-dit). Enfin, en 1884, il publie des Lettres de Spinoza inédites

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en français (il dédie le volume “à mon ami Paul Chenavard, le peintre du Panthéon”, celui-là même dont Baudelaire fustige la peinture sous le nom d’“art philosophique” dans ses Curiosités esthétiques). Toutes les traductions de cet “ama-teur” sont d’une précision et d’une sobriété remarquables. Il a, du reste, clos son très combatif avant-propos au Traité théologico-politique en énonçant les principes qui le guident dans son travail : “Un mot, pour finir, sur cette traduction. Est-il besoin de dire qu’elle est aussi exacte, aussi fidèle que possible ; suivant le texte pas à pas ? Est-il nécessaire de faire remarquer qu’une œuvre de cette valeur, l’une des plus fortes et des plus courageuses qui soient sorties d’un cerveau humain, ne peut se délayer en flasques paraphrases, sans l’oubli de toute convenance ; et, pourrait-on ajouter, de toute probité littéraire ?” Par où il ne peut guère viser que Saisset l’universitaire, dont le nom l’emportera sur le sien dans la tradition spinoziste française. Et pourtant, on le voit, la contribution de J-G Prat à la cause du spi-nozisme a été durable et conséquente, assez pour donner envie de savoir ce que cachent les titres des ouvrages où il s’exprime personnellement : De la Destinée de l’homme sur terre (1867), L’impuissance du matérialisme (1868), Les Crimes de la République dévoilés aux travailleurs [Première série : l’Assistance (1870), Deuxième série : l’Instruction (1873)], Les exploits du Deux-Décembre, récits de l’histoire contempo-raine (première série en 1888, deuxième série en 1889), Le Lendemain de la révolution (1889, chez Dentu). Notre avocat a la tête résolument politique (et républicaine) outre que philosophique. Du reste, en 1884 il donne à l’impression La Constitution de 1793, précédée de la Déclaration des Droits de l’Homme, présentée au peuple français le 24 juin 1793, publiée, annotée, comparée avec la Constitution de 1848 et la Constitution des États-Unis d’Amérique. Mais par ailleurs, il s’offrit le plaisir d’écrire trois drames historiques en cinq actes, deux drames bourgeois en quatre actes, et même un opéra-bouffe, Greluchon, en deux actes Et puis, comment résister à l’at-trait de ce titre : Voyages et Aventures d’Almanarre, avec plan d’un lycée sur la planète Vénus (un joli volume in-18, prix 3 fr 50) ? Voilà bien de quoi, en somme, courir à la bnf se plonger dans tout J-G Prat, en commençant peut-être, sous

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l’effet d’une sympathie, par cet énigmatique Factum que le catalogue attribue au même J-G Prat (mais est-ce bien lui ?) et qui s’intitule Le livre des Promenades de Paris. Mémoire à M. le Président et à MM. Les juges du tribunal civil de la Seine, M. Jules Prat contre M. Adolphe Alphand (Imprimerie de C. Blot, 1889).

L’Europe dispose donc en tout pour tout, en 1860, de quatre traductions du Tractatus politicus. Bientôt deux siècles, pourtant, que Spinoza est mort et que l’ouvrage est sorti des presses. À partir de là, l’histoire piétine, aucune nation éclairée ne se hâte d’en faire profiter son public. Et l’on peut penser que la plus ou moins grande rapidité mise par une nation à s’intéresser au Tractatus politicus ou à en laisser publier une traduction est un assez bon marqueur de son histoire politique. Prenons-les dans l’ordre de parution de la première traduction dans la langue du pays : en italien, 1918 ; en portugais, 1936 (et au Brésil) ; en japonais, 1940 ; en russe, en hongrois et en serbo-croate, 1957 ; en espagnol, 1966 ! ; en grec, 1971 ; en turc, 1978 ; en hébreu, 1982 ; et enfin en polonais, 2002. C’est dire combien notre Traité s’est vu condamné, dans nombre de pays, à une circulation très res-treinte et à une compréhension approximative, puisqu’on ne pouvait y accéder qu’en sachant le latin ou l’une des grandes langues (français, anglais, allemand ou italien) des traductions déjà parues ailleurs. Des générations entières, dans des pays tout à fait cultivés, ont donc été privées de ce Spinoza politique. Le nécessaire combat pour la liberté de penser et d’imprimer n’est pas mort avec lui, semble-t-il. Et qu’il ait fallu, par exemple, presque trois siècles pour qu’une presse espagnole accouche d’un Tratado Político par Baruch de Spinoza donne matière à réfléchir, et sur Spinoza, et sur l’histoire de l’Espagne, et, bien entendu, sur l’imperium.

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trait politique

[dans lequel on démontre comment une Société ayant un Imperium Monarchique,

ainsi que celle où ce sont les Meilleurs qui commandent, doivent être instituées pour ne pas tomber dans la Tyrannie,et pour que Paix et Liberté des citoyens demeurent inviolées.] 1

1. Les notes se trouvent en fin de volume, à compter de la page 145.

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chapitre i

1. Les affects dont nous sommes affligés, les philosophes les conçoivent comme des vices dans lesquels les hommes tom-bent par leur faute, et du coup, ordinairement, ils en rient, en pleurent, les blâment ou bien (ceux qui veulent avoir l’air plus saints) ils les maudissent. Ainsi croient-ils faire œuvre divine et atteindre au comble de la sagesse quand ils savent louer de mille manières une nature humaine qui n’existe nulle part et harceler de leurs propos celle qui existe vraiment. Cela vient de ce qu’ils conçoivent les hommes non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’ils voudraient qu’ils soient, si bien que la plupart du temps ce qu’ils ont écrit en guise d’éthique, c’est une satire, et quant à la politique, ils n’en ont jamais conçu une seule qui fût applicable et tenue pour autre chose qu’une chimère, ou alors pour une qu’on eût pu instituer en Utopie ou dans ce fameux âge d’or des poètes où c’était évidemment on ne peut moins nécessaire. Et donc, de toutes les sciences appliquées, c’est dans la politique, croit-on, que la théorie diffère le plus de la pratique, et l’on estime que nul n’est moins apte à diriger la chose publique que les théoriciens, autrement dit les philosophes.

2. Les politiques, en revanche, on croit que ce qu’ils font c’est tendre des pièges aux hommes plutôt que prendre soin d’eux, et on les estime habiles plutôt que sages. C’est que l’expérience les a instruits du fait que tant qu’il y aura des hommes, il y aura des vices. Et donc, alors qu’ils s’emploient à prévenir la malignité humaine en recourant aux artifices qu’a enseignés l’expérience d’une longue pratique et dont usent généralement les hommes quand ils sont conduits par la crainte plus que par la raison, ils sont vus par la religion comme des adversaires, et surtout par les théologiens, qui pensent que les pouvoirs souverains doivent gérer les affaires publiques selon les préceptes de piété qui régissent l’homme privé. Les politiques ont pourtant écrit sur les choses poli-tiques avec beaucoup plus de bonheur que les philosophes, cela ne fait aucun doute. Car, ayant eu l’expérience pour ins-titutrice, ils n’ont rien enseigné qui fût éloigné de l’usage.

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3. Quant à moi, je suis persuadé que l’expérience a montré tous les genres de cités que l’on peut concevoir pour que les hommes vivent dans la concorde, ainsi que les moyens par lesquels la multitude doit être dirigée, c’est-à-dire contenue dans des limites précises, si bien que je ne crois pas que nous puissions, en cette matière, atteindre par la pensée quoi que ce soit de compatible avec l’expérience, autrement dit avec la pratique, qui n’ait déjà été découvert et expérimenté. Car les hommes sont ainsi faits qu’ils ne peuvent vivre à l’écart de tout droit commun ; or ce sont des hommes très subtils, soit rusés, soit habiles, qui ont institué et géré les droits communs et les affaires publiques, et par suite il n’est guère crédible que nous puissions concevoir quoi que ce soit d’utile à la société commune qui n’ait été déjà fourni par l’occasion, autrement dit le hasard, et qui ait échappé à des hommes absorbés par les affaires communes et soucieux de leur sécurité.

4. Et donc, quand j’ai tourné mon esprit vers la politique, c’était dans l’intention de démontrer non du nouveau et de l’inouï, mais uniquement les choses qui conviennent au mieux avec la pratique, et ce de façon certaine et incontes-table, ou de les déduire de la condition même de la nature humaine ; et pour avoir, dans mon enquête concernant cette science, la même liberté d’esprit que nous avons d’ordi-naire en mathématiques, je me suis soigneusement appliqué, concernant les actions humaines, non pas à en rire ni à en pleurer ni à les maudire, mais à les comprendre ; si bien que les affects humains tels qu’amour, haine, envie, gloire, pitié et autres émotions de l’âme, je les ai contemplés non comme des vices de la nature humaine, mais comme des propriétés qui lui appartiennent comme à la nature de l’air appartiennent chaleur, froid, tempête, tonnerre et autres choses du genre, qui, pour être incommodes, n’en sont pas moins nécessaires, et ont des causes précises par lesquelles nous nous efforçons de comprendre leur nature, et l’esprit prend alors à leur contemplation vraie autant de plaisir qu’à la connaissance des choses agréables aux sens.

5. Il y a en effet une chose certaine, et nous en avons démon-tré la vérité dans notre Éthique, c’est que les hommes sont

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nécessairement sujets aux affects 2, et qu’ils sont ainsi faits qu’ils ont pitié de ceux pour qui ça va mal, qu’ils envient ceux pour qui ça va bien 3, qu’ils sont plus enclins à la ven-geance qu’à la pitié 4, et en outre, que chacun aspire à ce que les autres vivent comme il l’entend lui, approuvent ce qu’il approuve et rejettent ce qu’il rejette 5. Si bien que, tous dési-rant à égalité être les premiers, ils en viennent à se combattre et font tout leur possible pour s’opprimer les uns les autres, et celui qui en sort vainqueur se glorifie plus d’avoir nui à autrui que de s’être rendu utile à lui-même 6. Et quoiqu’ils soient tous persuadés que la religion enseigne, au contraire, qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, c’est-à-dire défendre le droit d’autrui comme le sien propre, reste que, nous l’avons montré, cette persuasion a peu de pouvoir sur les affects. Elle a, certes, de la vigueur à l’article de la mort, évidemment, lorsque la maladie a vaincu les affects et que l’homme gît languissant, ou bien dans les temples, où les hommes n’exercent aucun commerce, mais elle en a très peu au tribunal ou au palais, où il faudrait qu’elle en ait beaucoup. Nous avons en outre montré que la raison, certes, peut beaucoup pour réprimer et modérer les affects, mais nous avons vu également que la voie qu’elle enseigne est très difficile, si bien que ceux qui se persuadent que l’on peut induire la multitude, ou ceux que divisent les affaires publiques, à vivre selon le seul précepte de la raison, ceux-là rêvent l’âge d’or des poètes, autrement dit une fable.

6. Et donc, un imperium dont le salut est suspendu à la bonne foi de quelqu’un et dont les affaires ne peuvent être droite-ment administrées à moins que ceux qui les gèrent veuillent agir de bonne foi, sera extrêmement peu stable ; pour qu’il puisse durer, il faut que ses affaires publiques soient organi-sées de telle sorte que ceux qui les administrent, qu’ils soient conduits par la raison ou par l’affect, ne puissent pas être induits à être de mauvaise foi, autrement dit à mal agir. Et peu importe à la sécurité de l’imperium l’état d’esprit qui induit les hommes à administrer droitement les affaires pourvu que les affaires soient droitement administrées. En effet, la liberté de l’âme, autrement dit la force d’âme 7, est une vertu privée, tandis que la vertu de l’imperium, c’est la sécurité.

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7. Enfin, étant donné que tous les hommes, partout, qu’ils soient barbares ou civilisés, lient des relations et forment quelque état civil, ce n’est pas aux leçons de la raison qu’il faut demander les causes de l’imperium et ses fondements naturels, il faut les déduire de la nature des hommes, autre-ment dit de leur condition commune, ce que je vais faire dans le chapitre suivant.

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chapitre i i

1. Dans notre Traité théologico-politique nous avons traité du droit naturel et du droit civil 8, et dans notre Éthique nous avons expliqué ce que sont péché, mérite, justice, injustice et enfin liberté humaine. Mais pour éviter que ceux qui lisent ce traité-ci n’aient besoin d’aller chercher dans les autres les éléments essentiels à celui-ci, j’ai décidé de les expliquer à nouveau ici, et de les démontrer de manière apodictique.

2. Toute chose naturelle peut être conçue adéquatement, qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas ; et donc, de même que le commencement de leur existence, la persévérance des choses naturelles dans l’existence ne peut se conclure de leur définition. Car leur essence idéale, une fois qu’elles ont com-mencé à exister, est la même qu’avant qu’elles n’existent. Donc, de même que le commencement de leur existence ne peut suivre de leur essence, de même non plus leur per-sévérance dans l’existence : pour continuer à exister, elles ont besoin de la même puissance dont elles ont besoin pour exister. Si bien que la puissance des choses naturelles par laquelle elles existent, et par conséquent opèrent, ne peut être autre que la puissance même de Dieu, qui est éternelle. Car si c’en était une autre, une qui aurait été créée, elle ne pourrait se conserver elle-même, ni par conséquent non plus conserver les choses naturelles, elle aussi elle aurait besoin, pour persévérer dans l’existence, de la même puissance dont elle aurait eu besoin pour être créée.

3. Et donc, à partir de là, j’entends, de ce que la puissance des choses naturelles par laquelle elles existent et opèrent est très exactement la puissance même de Dieu, nous comprenons aisément ce que c’est que le droit de nature. Car puisque Dieu a droit sur toute chose, et que le droit de Dieu n’est rien d’autre que la puissance même de Dieu en tant qu’on la considère absolument libre, il s’ensuit que toute chose naturelle a, de nature, autant de droit qu’elle a de puissance pour exister et opérer, puisque la puissance de toute chose

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naturelle par laquelle elle existe et opère n’est autre que la puissance même de Dieu, qui est absolument libre.

4. C’est pourquoi, par droit de nature, j’entends justement les lois de la nature, autrement dit les règles selon lesquelles se fait toute chose, c’est-à-dire la puissance même de la nature. Et par suite le droit naturel de la nature tout entière, et par conséquent d’un individu quel qu’il soit, s’étend jusqu’où s’étend sa puissance ; et par conséquent tout ce que les lois de sa nature font faire à tout homme, il le fait par souverain droit de nature, et il a sur la nature autant de droit qu’il a de puissance.

5. Si donc la nature humaine était ainsi faite que les hommes vivent uniquement selon ce que prescrit la raison et ne s’effor-cent à rien d’autre, alors le droit de nature, en tant qu’on le considère propre au genre humain, serait déterminé unique-ment par la puissance de la raison. Seulement les hommes sont conduits par le désir aveugle plus que par la raison, et donc il faut définir la puissance naturelle des hommes, autrement dit leur droit naturel, non par la raison, mais par tout appétit qui les détermine à agir et par lequel ils s’efforcent de se conserver. Certes, je reconnais que ces désirs qui ne naissent pas de la raison ne sont pas tant des actions que des passions humaines. Mais ici, où nous traitons de la puissance universelle de la nature, autrement dit de son droit universel, nous ne pouvons admettre aucune différence entre les désirs qu’engendre en nous la raison et ceux qu’engendrent d’autres causes, puisque tant ceux-ci que ceux-là sont des effets de la nature et expri-ment la force naturelle par laquelle un homme s’efforce de persévérer dans son être. Un homme, en effet, qu’il soit sage ou ignorant, est une partie de la nature, et tout ce qui le détermine à agir doit être rapporté à la puissance de la nature, en tant bien sûr que celle-ci peut se définir par la nature de tel ou tel homme. Car, qu’il soit conduit par la raison ou par le seul désir, un homme agit toujours suivant les lois et règles de la nature, c’est-à-dire (par l’art. 4 de ce chap.) par droit de nature.

6. Or la plupart croient que les ignorants perturbent l’ordre de la nature plutôt qu’ils ne le suivent, et ils conçoivent les

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hommes dans la nature comme un empire dans un empire 9. Car, selon eux, ce ne sont pas des causes naturelles qui pro-duisent l’esprit d’un homme, c’est Dieu qui le crée, sans aucune médiation, et il le crée à ce point indépendant des autres choses qu’il a le pouvoir absolu de se déterminer et d’user droitement de la raison. Mais l’expérience enseigne surabondamment qu’il n’est pas plus en notre pouvoir d’avoir l’esprit sain que d’avoir le corps sain. Ensuite, étant donné que toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de conserver son être, il est absolument évident que, s’il était autant en notre pouvoir de vivre selon ce que prescrit la raison que d’être conduits par le désir aveugle, tout un chacun serait conduit par la raison et instituerait sa vie sage-ment, ce qui se rencontre très rarement. Car c’est son plaisir que suit tout un chacun.10 Et les théologiens ont beau dire que la cause de cette impuissance est un vice de la nature humaine, autrement dit un péché qui a tiré son origine de la chute du premier parent, ils n’en lèvent pas pour autant cette difficulté. Car si le premier homme, lui aussi, eut le pouvoir de tenir d’aplomb autant que de chuter, et s’il fut maître de son esprit et innocent par nature, comment donc put-il se faire que, tout savant et tout prudent qu’il fût, il chutât ? Ils disent que c’est le diable qui l’a trompé. Mais alors, qui a trompé le diable ? Qui, dis-je, a rendu cette créature, la plus intelligente de toutes, assez folle pour vouloir se faire plus grande que Dieu ? Parce qu’enfin, ce n’est pas elle-même, puisqu’elle avait l’esprit sain et s’efforçait de conserver son être autant qu’il était en elle ? Ensuite, comment put-il se faire que le premier homme lui-même, qui fut maître de son esprit et seigneur de sa volonté, fût séduit et se laissât abuser l’esprit ? Car s’il eut le pouvoir d’user droitement de la raison, il ne put pas être trompé puisque, autant qu’il était en lui, il s’efforçait nécessairement de conserver son être, et avec lui, son esprit sain. Or on suppose qu’il eut ce pouvoir ; par conséquent, il conserva nécessairement son esprit sain et ne put pas être trompé. Seulement son histoire dit clairement le contraire. Et donc il faut admettre que le premier homme n’aura pas eu le pouvoir d’user droitement de la raison, mais que, tout comme nous, il aura été sujet aux affects.

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7. Or, que l’homme, tout comme les autres individus, s’efforce autant qu’il est en lui de conserver son être, nul ne peut le nier. Car si l’on pouvait concevoir ici une dif-férence, elle naîtrait nécessairement de ce que l’homme aurait, lui, une volonté libre. Mais plus nous concevrons l’homme comme libre, plus nous nous verrons contraints d’affirmer qu’il doit nécessairement se conserver lui-même et être maître de son esprit, ce que me concèdera aisément quiconque ne confond pas la liberté avec la contingence. Car la liberté, c’est une vertu, autrement dit une perfection, et donc rien de ce qui fait taxer l’homme d’impuissance ne peut être rapporté à sa liberté. C’est pourquoi on ne peut pas du tout dire l’homme libre pour la raison qu’il peut ne pas exister ou ne pas user de la raison, on ne peut le dire tel qu’en tant qu’il a le pouvoir d’exister et d’opérer suivant les lois de la nature humaine. Et donc, plus nous considérons l’homme comme libre, moins nous pouvons dire qu’il peut ne pas user de la raison et préférer les maux aux biens ; et c’est pour cette raison que Dieu, qui existe, comprend et opère avec une absolue liberté, existe, comprend et opère également nécessairement, c’est-à-dire suivant la nécessité de sa propre nature. Car il n’est pas douteux que Dieu opère avec la même liberté qu’il existe. De même donc qu’il existe par la nécessité de sa nature, il agit également par la néces-sité de sa nature, c’est-à-dire, il agit absolument librement.

8. Nous concluons donc qu’il n’est pas au pouvoir de tout homme d’user toujours de la raison et d’être au faîte de la liberté humaine, que, néanmoins, chacun s’efforce toujours de conserver son être autant qu’il est en lui, et que (puisque chacun a autant de droit qu’il a de puissance) tout ce à quoi chacun, sage ou ignorant, s’efforce, et qu’il fait, il s’y efforce et il le fait par souverain droit de nature. Il suit de tout cela que le droit institué de nature sous lequel tous les hommes naissent et passent l’essentiel de leur vie n’interdit rien, sauf ce que personne ne désire et ce que personne ne peut, il ne s’oppose ni aux conflits, ni aux haines, ni à la colère, ni aux fourberies, ni, absolument parlant, à quoi que ce soit que l’appétit suggère. Et à cela rien d’étonnant. Car la nature n’est pas limitée par les lois de la raison humaine, qui ne

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visent que l’intérêt véritable des hommes et leur conserva-tion, elle en comprend une infinité d’autres qui concernent l’ordre éternel de la nature tout entière, dont un homme est une partie minuscule, et c’est la seule nécessité de cet ordre qui fait que les hommes sont déterminés à exister et à opérer d’une manière précise. Et donc, lorsque, dans la nature, quelque chose nous semble risible, absurde ou mauvais, la cause en est que nous ne connaissons les choses que partiel-lement et ignorons presque tout de l’ordre et de la cohérence de la nature tout entière, et que nous voulons que toute chose obéisse à ce que prescrit notre raison, alors pourtant que ce que la raison dénonce comme mauvais ne l’est pas au regard de l’ordre et des lois de la nature universelle mais seulement au regard des lois de notre seule nature.

9. De là suit aussi que chacun est du droit d’autrui aussi longtemps qu’il est sous le pouvoir d’autrui, et est de son droit en tant qu’il peut repousser toute force, venger comme il l’entend un dommage subi, et, absolument parlant, vivre comme il l’entend.

10. Un homme est sous le pouvoir d’autrui quand autrui le tient enchaîné, ou lui a pris ses armes et les moyens de se défendre ou de s’échapper, ou lui a inspiré de la crainte, ou se l’est attaché par un bienfait de telle sorte que l’homme préfère se plier aux désirs d’autrui plutôt qu’aux siens pro-pres et vivre comme l’entend autrui plutôt que comme il l’entend lui. Qui a autrui en son pouvoir de la première ou de la deuxième manière tient son corps, mais pas son esprit ; mais qui l’a en son pouvoir de la troisième ou de la quatrième manière a rendu de son droit l’esprit de cet homme tout autant que son corps, mais seulement le temps que durent la crainte ou l’espérance ; une fois débarrassé de l’une ou de l’autre, l’homme reste de son droit.

11. La faculté de juger peut également être du droit d’autrui en tant que l’esprit peut être trompé par autrui. D’où suit que l’esprit est entièrement de son droit en tant qu’il peut user droitement de la raison. Bien plus, comme la puissance humaine doit moins s’évaluer à la robustesse du corps qu’à

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la force de l’esprit, il s’ensuit que sont le plus de leur droit ceux qui sont le plus puissants par la raison et sont le plus conduits par elle. Et par suite, je dis l’homme entièrement libre en tant qu’il est mené par la raison, parce qu’en cela ce sont des causes qui peuvent se comprendre adéquatement par le moyen de sa seule nature qui le déterminent à agir, quoique ce soit nécessairement qu’elles le déterminent à agir. Car la liberté (comme nous l’avons montré à l’art. 7 de ce chap.) ne supprime pas la nécessité de l’agir, elle la pose.

12. La parole donnée à quelqu’un, par laquelle on a promis, rien qu’avec des mots, de faire telle ou telle chose qu’on pouvait, eu égard à son propre droit, s’abstenir de faire, ou bien le contraire, ne vaut qu’aussi longtemps que ne change pas la volonté de celui qui a donné sa parole. Car qui a le pouvoir de reprendre sa parole n’a, en vérité, pas cédé de son droit, il n’a rien donné que des mots. Si donc cet homme, qui par droit de nature est juge de lui-même, en est venu à juger, à tort ou à raison (car l’erreur est humaine), que sa promesse entraînera pour lui plus de dommage que d’utilité, se rangeant à l’avis de son esprit il estimera qu’il doit s’en délier, et c’est par droit de nature (par l’art. 9 de ce chap.) qu’il s’en déliera.

13. Si deux hommes se mettent d’accord entre eux et unissent leurs forces, à eux deux ils peuvent plus, et par conséquent ils ont à eux deux plus de droit sur la nature que chacun à lui seul, et plus ils auront été nombreux à unir leurs nécessités, plus ils auront de droit à eux tous.

14. En tant que les hommes sont affligés par la colère, l’envie ou tout autre affect de haine, en cela ils sont entraînés dans des directions différentes et sont contraires les uns aux autres, et ils sont d’autant plus à craindre qu’ils ont plus de puissance, d’habileté et de ruse que les autres êtres animés ; et comme les hommes, en général, sont par nature soumis à ces affects (comme nous l’avons dit à l’art. 5 du chap. précéd.), les hommes sont donc ennemis par nature. Car mon pire ennemi, c’est celui que j’ai le plus à craindre et dont j’ai le plus à me garder.

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15. Or comme (par l’art. 9 de ce chap.) chacun, dans l’état de nature, n’est de son droit qu’aussi longtemps qu’il peut se garder d’être opprimé par autrui, et que sont vains les efforts d’un homme seul pour se garder de tous, il s’ensuit qu’aussi longtemps que le droit naturel de l’homme est déterminé par la puissance de chacun et est celui de chacun, aussi longtemps il est nul, et consiste plus en une opinion qu’en une réalité puisque sa possession n’est aucunement assurée. Et il est évident que chacun peut d’autant moins, et par conséquent a d’autant moins de droit, qu’il a plus motif d’avoir peur. À quoi s’ajoute que les hommes ne peuvent guère se maintenir en vie et cultiver leur esprit sans s’aider mutuellement. Et nous en concluons que le droit de nature propre au genre humain ne peut guère se concevoir que là où des hommes ont des droits communs, peuvent, ensemble, revendiquer pour eux-mêmes les terres qu’ils peuvent habi-ter et cultiver, peuvent se protéger 11, repousser toute force et vivre selon l’avis qu’ils ont tous en commun. Car (par l’art. 13 de ce chap.) plus ils sont nombreux à se mettre d’accord et ainsi à ne plus faire qu’un, plus ils ont de droit à eux tous ; et si c’est cela, j’entends, le fait que les hommes dans l’état de nature ne peuvent guère être de leur droit, qui fait dire aux scolastiques que l’homme est un animal social, je n’ai rien à dire là contre.

16. Là où les hommes ont des droits communs et où tous sont conduits comme par un seul esprit, il est certain (par l’art. 13 de ce chap.) que chacun d’eux a d’autant moins de droit que tous les autres sont à eux tous plus puissants que lui, c’est-à-dire qu’en vérité il n’a d’autre droit sur la nature que celui que lui concède le droit commun, et que pour le reste il est tenu d’exécuter tout ce que lui commande le commun accord, ou bien (par l’art. 4 de ce chap.) il y est forcé à bon droit.

17. Le droit qui est défini par la puissance de la multitude, on l’appelle généralement imperium. Et le détient absolument celui qui, d’un commun accord, est chargé de la république, c’est-à-dire, d’instaurer, d’interpréter et d’abolir les droits, de fortifier les villes, de décider de la guerre et de la paix, etc.

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Si c’est un conseil composé de la multitude en commun qui en est chargé, alors l’imperium s’appelle démocratie ; mais s’il est composé seulement de certains hommes choisis, il s’appelle aristocratie ; et enfin, si la charge de la république et par conséquent l’imperium est entre les mains d’un seul, alors on l’appelle monarchie.

18. Tout ce que nous avons montré dans ce chapitre nous fait voir avec évidence que dans l’état de nature il n’y a pas de péché, ou bien que si quelqu’un pèche, c’est contre lui-même qu’il pèche, et non contre autrui, puisque par droit de nature nul n’est tenu de se plier au désir d’autrui à moins qu’il ne le veuille, ni de tenir quelque chose pour bon ou mauvais à moins que son propre esprit ne le lui fasse juger tel, et que le droit de nature n’interdit absolument rien, sauf ce que personne ne peut faire (voir les art. 5 et 8 de ce chap.). Or le péché est une action que le droit interdit de faire. Et si les hommes, par institution de nature, étaient tenus d’être conduits par la raison, alors ils seraient tous nécessairement conduits par la raison. Car les institutions de nature sont les institutions de Dieu (par les art. 2 et 3 de ce chap.), que Dieu a instituées par la même liberté par laquelle il existe, et qui, partant, suivent de la nécessité de la nature divine (voir l’art. 7 de ce chap.), et qui sont par conséquent éternelles et ne peuvent pas être violées. Seulement les hommes sont au plus haut point conduits par l’appétit sans qu’intervienne la raison, et pourtant ils ne troublent pas l’ordre de la nature, ils le suivent nécessairement ; et par suite, l’ignorant qui a l’âme impuissante n’est pas plus tenu, par droit de nature, d’instituer sagement sa vie, que le malade ne l’est d’être sain de corps.

19. C’est pourquoi le péché ne peut se concevoir que dans un imperium, c’est-à-dire là où c’est par décret du droit commun de l’imperium tout entier qu’on décide de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et où (par l’art. 16 de ce chap.) nul n’agit à bon droit à moins d’agir selon le décret ou accord commun. Est péché, en effet (comme nous l’avons dit dans l’art. précéd.), ce qu’on ne peut faire à bon droit, autrement dit ce que le droit interdit ; et l’obéissance, quant à elle, est

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la volonté constante d’accomplir ce que le droit dit bon et ce que le décret commun ordonne de faire.

20. Cependant, nous appelons également péché, d’ordinaire, ce qui se fait à l’encontre de ce que dicte la saine raison, et obéissance la volonté constante de maîtriser les appé-tits selon ce que prescrit la raison ; ce que j’approuverais entièrement si la liberté humaine consistait en la licence des appétits, et la servitude dans l’imperium de la raison. Seulement, plus l’homme est capable d’être conduit par la raison et de maîtriser ses appétits, plus sa liberté est grande ; ce n’est donc que très improprement que nous pouvons appeler la vie rationnelle “obéissance”, et “péché” ce qui est en vérité une impuissance de l’esprit, et non une licence qu’il se donne contre lui-même, et qui permet de dire d’un homme qu’il est esclave plutôt que libre. Voir les art. 7 et 11 de ce chap.

21. Toutefois, puisque la raison enseigne à exercer la piété et à avoir l’âme tranquille et bonne, ce qui ne peut se faire que dans un imperium, et comme, en outre, il ne peut pas se faire qu’une multitude soit conduite comme par un seul esprit, comme il est requis dans un imperium, à moins d’avoir des droits qui soient institués selon ce que prescrit la raison, ce n’est donc pas si improprement que les hommes, habitués à vivre dans un imperium, appellent péché ce qui se fait à l’encontre de ce que dicte la raison, puisque les droits de l’imperium le meilleur doivent être institués sous la dictée de la raison 12. Et quant à la raison qui m’a fait dire (à l’art. 18 de ce chap.) que si l’homme dans l’état de nature pèche, c’est contre lui-même qu’il pèche, voir les art. 4 et 5 du chapitre iv, où il est montré en quel sens nous pouvons dire que celui qui détient l’imperium et le possède par droit de nature est astreint aux lois et peut pécher.

22. En ce qui concerne la religion, il est également certain que plus l’homme aime Dieu et l’honore de toute son âme, plus il est libre et s’obéit souverainement à lui-même. Mais, aussi longtemps que nous sommes attentifs non à l’ordre de la nature, que nous ignorons, mais uniquement aux

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instructions de la raison concernant la religion, et qu’en même temps nous considérons qu’elles nous sont révélées par Dieu comme s’il parlait en nous, ou qu’elles le furent aux Prophètes à titre de lois, alors, et parlant de façon tout humaine, nous disons qu’obéit à Dieu l’homme qui l’aime de toute son âme, et que pèche, au contraire, celui que conduit le désir aveugle. Mais en même temps souvenons-nous que nous sommes au pouvoir de Dieu comme l’argile au pou-voir du potier, qui, de la même masse, fait des vases tant pour l’honneur que pour le déshonneur 13, et par suite, qu’un homme peut, certes, agir à l’encontre des décrets de Dieu en tant qu’ils furent inscrits à titre de lois dans notre esprit ou celui des prophètes, mais non à l’encontre du décret éter-nel de Dieu qui est inscrit dans la nature universelle et qui regarde l’ordre de la nature tout entière.

23. Et donc, de même que péché et obéissance pris au sens strict, de même aussi justice et injustice ne peuvent se conce-voir que dans un imperium. Car il n’est rien dans la nature qu’on puisse dire à bon droit être à tel homme plutôt qu’à tel autre, mais tout est à tous, à tous ceux, bien sûr, qui ont le pouvoir de se l’arroger. Mais dans un imperium, où c’est le droit commun qui décide de ce qui est à tel homme et à tel autre, on appelle juste celui qui a la volonté constante d’accorder à chacun le sien, et injuste celui qui s’efforce, au contraire, de s’approprier le bien d’autrui.

24. Quant à la louange et au blâme, comme nous l’avons expliqué dans notre Éthique, ce sont des affects de joie et de tristesse qu’accompagne l’idée de vertu ou d’impuissance humaine comme cause.

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1. Quel que soit l’imperium, son état est dit civil, et le corps tout entier de l’imperium est appelé cité, et les affaires com-munes de l’imperium, qui dépendent de la direction de celui qui détient l’imperium, république. Ensuite, les hommes, en tant qu’ils jouissent de tous les avantages de la cité en vertu du droit civil, nous les appelons citoyens, et sujets en tant qu’ils sont tenus d’obéir aux institutions de la cité, autre-ment dit à ses lois. Enfin, il y a trois genres d’état civil, à savoir le démocratique, l’aristocratique et le monarchique, comme nous l’avons dit à l’art. 17 du chapitre précédent. Avant de traiter de chacun séparément, je vais commencer par démontrer ce qui appartient à l’état civil en général ; et dans ce domaine, il faut considérer en premier le droit sou-verain de la cité, autrement dit des pouvoirs souverains.

2. De l’art. 15 du chapitre précédent il résulte avec évidence que le droit de l’imperium, autrement dit des pouvoirs souve-rains, n’est pas autre chose que le droit de nature lui-même qui est déterminé par la puissance non pas de chacun, certes, mais par celle de la multitude conduite comme par un seul esprit ; c’est-à-dire que, de même que chacun dans l’état de nature, de même aussi le corps et l’esprit de l’imperium tout entier a autant de droit qu’il a de puissance ; et par suite, chaque citoyen autrement dit sujet a d’autant moins de droit que la cité est plus puissante que lui (voir l’art. 16 du chap. précéd.), et par conséquent chaque citoyen ne fait et ne pos-sède à bon droit rien d’autre que ce qu’il peut revendiquer par le commun décret de la cité.

3. Si la cité accorde à quelqu’un le droit, et par conséquent le pouvoir (car autrement, par l’art. 12 du chap. précéd., elle n’a rien donné que des mots) de vivre comme il l’entend, par là même elle cède de son droit et le transfère à celui auquel elle a donné un tel pouvoir. Et si elle l’a donné à deux ou à plusieurs, j’entends donné à chacun d’eux le pouvoir de vivre comme il l’entend, ce faisant elle a divisé l’imperium ; et enfin, si elle a donné ce même pouvoir à chaque citoyen, ce

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faisant elle s’est détruite elle-même, et il n’y a plus de cité, tout retourne à l’état de nature ; tout cela est très manifeste à partir de ce qui précède. Et par suite, on ne peut absolument pas concevoir que l’institution de la cité permette à chaque citoyen de vivre comme il l’entend ; et par conséquent le droit naturel par lequel chacun est juge de soi cesse nécessairement dans l’état civil. Je dis expressément “que l’institution de la cité permette”, car (si nous pesons justement la chose) le droit de nature de chacun ne cesse pas dans l’état civil. Car, que ce soit dans l’état de nature ou dans l’état civil, l’homme agit toujours selon les lois de sa nature et veille toujours à son intérêt. Dans l’un comme dans l’autre état, dis-je, l’homme est conduit par l’espérance ou par la crainte à faire telle ou telle chose ou à s’en abstenir ; mais la plus grande différence entre ces deux états, c’est que dans l’état civil, tout le monde craint les mêmes choses, doit sa sécurité à la même chose et a sa vie organisée de la même manière, ce qui, bien entendu, ne met pas fin à la faculté de juger de chacun. En effet, qui a résolu d’obtempérer à tous les ordres de la cité, que ce soit par crainte de sa puissance ou par amour de la tranquillité, veille à sa sécurité et à son intérêt tout à fait comme il l’entend.

4. En outre, nous ne pouvons pas non plus concevoir qu’il soit permis à chaque citoyen d’interpréter les décrets de la cité, autrement dit les droits. Car si cela était permis à chacun, il serait par là même juge de soi puisqu’il n’aurait aucun mal à justifier ses actes, autrement dit à les orner, d’un semblant de droit, et par conséquent il instituerait sa vie comme il l’entend, ce qui (par l’art. précéd.) est absurde.

5. Nous voyons donc que chaque citoyen est non de son droit, mais de celui de la cité, dont il est tenu d’exécuter tous les ordres, et qu’il n’a aucun droit à décider de ce qui est juste ou injuste, de ce qui est pie ou impie ; au contraire, parce que le corps de l’imperium doit être conduit comme par un seul esprit, et que par conséquent la volonté de la cité doit être tenue pour la volonté de tous, ce que la cité décide être juste et bon doit être considéré comme décrété par chacun, et par suite, même si un sujet considère comme injustes les décrets de la cité, il est néanmoins tenu de les exécuter.

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6. Mais on peut objecter : n’est-il pas contraire à la dictée de la raison de se soumettre entièrement au jugement d’autrui ? et par conséquent : l’état civil n’est-il pas contraire à la raison ? D’où il faudrait conclure que l’état civil est irra-tionnel et ne peut être créé que par des hommes ayant perdu la raison, et absolument pas par ceux que conduit la raison. Mais comme la raison n’enseigne rien qui aille à l’encontre de la nature, la saine raison ne peut donc commander, aussi longtemps que les hommes sont soumis aux affects, que chacun demeure de son droit (par l’art. 15 du chap. précéd.), c’est-à-dire (par l’art. 5 du chap. 1), la raison s’oppose à ce que cela puisse se faire. Ajoutez à cela que la raison enseigne en tout à rechercher la paix, dont assurément on ne peut jouir que si les droits communs de la cité sont conservés invio-lés ; et par suite, plus un homme est conduit par la raison, c’est-à-dire (par l’art. 11 du chap. précéd.), plus il est libre, plus il sera constant à sauvegarder les droits de la cité et à exécuter les ordres du pouvoir souverain dont il est le sujet. À quoi s’ajoute que l’état civil est naturellement institué pour dissiper une crainte commune et repousser des misères communes, et ce faisant il est au plus haut point tendu vers ce à quoi tout homme conduit par la raison s’efforcerait d’atteindre dans l’état de nature, mais sans y parvenir (par l’art. 15 du chap. précéd.). Et donc, si un homme conduit par la raison se voit parfois tenu de faire, sur ordre de la cité, une chose qu’il sait contraire à la raison, ce dommage est largement compensé par le bien qu’il retire de l’état civil. Car c’est aussi une loi de la raison que de choisir, entre deux maux, le moindre. Et nous pouvons donc en conclure que nul n’agit à l’encontre de ce que lui prescrit sa raison en tant qu’il agit comme le droit de la cité lui ordonne de le faire ; chose qu’on nous concèdera plus aisément une fois que nous aurons expliqué jusqu’où s’étend la puissance de la cité, et par conséquent son droit.

7. Car ce qu’il faut considérer, premièrement, c’est que, de même que, dans l’état de nature (par l’art. 11 du chap. précéd.), est le plus puissant et le plus de son droit l’homme que conduit la raison, de même aussi sera la plus puissante et le plus de son droit la cité fondée sur la raison et dirigée par

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elle. Car le droit de la cité est déterminé par la puissance de la multitude conduite comme par un seul esprit. Or cette union des âmes ne peut absolument pas se concevoir si la cité n’est pas au plus haut point tendue vers cela même que la saine raison enseigne être utile à tous les hommes.

8. Il faut aussi considérer, deuxièmement, que les sujets sont non de leur droit, mais du droit de la cité, en tant qu’ils craignent sa puissance, autrement dit ses menaces, ou en tant qu’ils aiment l’état civil (par l’art. 10 du chap. précéd.). D’où suit que toutes les choses que nul ne peut être induit à faire par des récompenses ou des menaces n’appartiennent pas aux droits de la cité. Par exemple, nul ne peut renon-cer à sa faculté de juger. En effet quelles récompenses ou quelles menaces peuvent bien induire un homme à croire que le tout n’est pas plus grand que sa partie, ou que Dieu n’existe pas, ou qu’un corps qu’il voit fini est un étant infini, et, absolument parlant, à croire quelque chose à l’encontre de ce qu’il sent ou pense ? De même aussi, quelles récom-penses ou quelles menaces peuvent bien induire un homme à aimer ce qu’il en a en haine, ou à avoir en haine ce qu’il aime ? Et il faut aussi rapporter à cela les choses qui font une telle horreur à la nature humaine qu’elle les tient pour pires que tout mal : témoigner contre soi-même, se marty-riser soi-même, tuer ses parents, ne pas s’efforcer d’éviter la mort, et autres choses semblables auxquelles nul ne peut être induit par récompenses et menaces. Et si, malgré cela, nous insistions pour dire que la cité a le droit autrement dit le pouvoir de commander de telles choses, nous ne pourrons le concevoir sinon au sens où l’on dirait qu’un homme peut à bon droit être fou et délirer. En effet, que serait-ce d’autre qu’un délire, ce droit auquel nul ne peut être astreint ? Et ici je parle expressément des choses qui ne peuvent être du droit de la cité et font généralement horreur à la nature humaine. Car qu’un insensé ou un fou ne puisse être induit par aucune récompense ou menace à exécuter les ordres, et que tel ou tel, parce qu’il est adepte de telle ou telle religion, juge pires que tout mal les droits de l’imperium, il reste que les droits de la cité n’en sont pas pour autant frappés de nullité puisqu’ils tiennent en bride la plupart des citoyens ;

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et donc, puisque ceux qui n’ont peur de rien ni n’espèrent rien sont, en cela, de leur droit (par l’art. 10 du chap. précéd.), ce sont donc (par l’art. 14 du chap. précéd.) des ennemis de l’imperium, lequel peut à bon droit les réprimer.

9. Enfin, troisièmement, il faut considérer qu’appartiennent moins au droit de la cité les choses qui indignent le plus grand nombre. Car il est certain que les hommes, sous la conduite de la nature, sont amenés à s’unir et conspirer sous l’effet d’une espérance ou d’une crainte qu’ils ont en commun, ou de l’envie de se venger de quelque dommage subi en commun ; et comme le droit de la cité est défini par la puissance commune de la multitude, il est certain que la puissance de la cité et son droit sont diminués pour autant qu’elle fournit des causes faisant que plusieurs s’unissent et conspirent. À coup sûr, une cité a des raisons de craindre, et de même que tout citoyen, ou tout homme dans l’état de nature, une cité, de même, est d’autant moins de son droit qu’elle a plus motif d’avoir peur. Et j’en ai fini avec le droit des pouvoirs souverains sur les sujets ; à présent, avant de traiter de leur droit sur les autres hommes, il faut, semble-t-il, résoudre une question qu’on agite habituellement à propos de la religion.

10. Car on peut nous objecter ceci : est-ce que l’état civil et l’obéissance des sujets, laquelle, nous l’avons montré, est requise dans l’état civil, ne suppriment pas la religion, par laquelle nous sommes tenus de rendre un culte à Dieu ? Mais si nous pesons soigneusement la chose, nous ne trouverons rien qui puisse inspirer l’inquiétude. En effet l’esprit, en tant qu’il use de la raison, n’est pas du droit des pouvoirs sou-verains, mais de son droit à lui (par l’art. 11 du chap. précéd.). Et par suite la vraie connaissance de Dieu et l’amour envers lui ne peuvent être soumis à l’imperium de quiconque, non plus que la charité envers le prochain (par l’art. 8 de ce chap.) ; et si nous considérons, en outre, que l’exercice suprême de la charité vise à préserver la paix et à instaurer la concorde, nous ne douterons pas qu’a fait vraiment son devoir celui qui porte à chacun autant d’assistance que les droits de la cité, c’est-à-dire concorde et tranquillité, le permettent. En ce qui concerne les cultes extérieurs, il est certain qu’ils ne peuvent

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en rien aider ou nuire à la vraie connaissance de Dieu et à l’amour envers lui qui en suit nécessairement ; et par suite il ne faut pas y attacher tant d’importance que la paix et la tranquillité publiques méritent d’être troublées à cause d’eux. Il est au demeurant certain que moi, par droit de nature, c’est-à-dire (par l’art. 3 du chap. précéd.) par décret divin, je ne suis pas le champion de la religion, car à la différence des disciples du Christ jadis, je n’ai aucunement le pouvoir de chasser les esprits immondes et de faire des miracles, lequel pouvoir, assurément, est à tel point nécessaire pour propager la religion là où elle est interdite, que sans lui, non seulement on perd son huile et sa peine, comme on dit, mais en plus on y crée d’innombrables désagréments, tous les siècles en ont vu de très funestes exemples. Donc chacun, où qu’il soit, peut rendre à Dieu le culte de la vraie religion et penser à lui-même, ce qui est le devoir de l’homme privé. Pour le reste, le soin de propager la religion doit être confié à Dieu ou aux pouvoirs souverains, auxquels seuls incombe d’avoir soin de la république. Mais je reviens à mon propos.

11. Une fois expliqués le droit des pouvoirs souverains sur les citoyens et le devoir des sujets, il nous reste à considérer leur droit sur le reste, lequel se connaît aisément à partir de ce qu’on a dit. Car puisque (par l’art. 2 de ce chap.) le droit du pouvoir souverain n’est rien d’autre que le droit de nature lui-même, il suit que deux imperium ont mutuellement le même rapport que deux hommes dans l’état de nature, à ceci près qu’une cité peut veiller sur elle-même en sorte de n’être pas opprimée par une autre, chose qu’un homme dans l’état de nature ne peut faire, lui sur qui pèse chaque jour le sommeil, souvent la maladie ou le chagrin de l’âme et, finalement, la vieillesse, et qui, outre ces incommodités-là, est encore sujet à d’autres dont une cité peut se préserver.

12. Une cité est donc de son droit en tant qu’elle peut pren-dre soin d’elle-même et veiller à ne pas être opprimée par une autre (par les art. 9 et 15 du chap. précéd.), et (par les art. 10 et 15 du chap. précéd.) elle est du droit d’autrui en tant qu’elle craint la puissance d’une autre cité, ou en tant que celle-ci l’empêche de faire ce qu’elle veut, ou enfin en tant

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qu’elle a besoin de l’aide de celle-ci pour se conserver ou s’accroître. Car nous ne pouvons absolument pas douter que, si deux cités veulent se prêter mutuellement assistance, elles peuvent plus à elles deux, et que, par conséquent, elles ont ensemble plus de droit que chacune à elle seule. Voir l’art. 13 du chapitre précédent.

13. Mais tout cela peut se comprendre plus clairement si nous considérons que deux cités sont ennemies par nature. En effet les hommes, dans l’état de nature, sont ennemis (par l’art. 14 du chap. précéd.). Ceux donc qui conservent le droit de nature à l’extérieur de la cité demeurent ennemis. Et donc, si une cité veut entrer en guerre avec une autre et recourir aux moyens extrêmes pour la rendre de son droit, c’est à bon droit qu’elle peut le tenter, puisque, pour faire la guerre, il lui suffit d’en avoir la volonté. Tandis que pour la paix elle ne peut rien décider sans la volonté complice de l’autre cité. D’où suit que les droits de la guerre appar-tiennent à chacune des cités, tandis que les droits de la paix appartiennent non pas à une seule, mais au minimum à deux cités, qui de ce fait sont dites alliées.

14. Cette alliance demeure fixe aussi longtemps qu’existe la cause qui la fit conclure, à savoir, la crainte d’un dommage ou l’espérance d’un profit ; mais que, dans l’une ou l’autre des cités, l’espérance ou la crainte vienne à disparaître, cette cité reste de son droit (par l’art. 10 du chap. précéd.), et le lien mutuel qui attachait ces cités se dissout spontanément, et donc chaque cité a intégralement le droit de dissoudre l’alliance chaque fois qu’elle le veut, et l’on ne peut pas dire qu’elle agisse par ruse ou perfidie en dissolvant sa parole sitôt qu’est supprimée la cause de crainte ou d’espérance, parce que la condition était égale pour chacune des contrac-tantes, j’entends, que la première qui pourrait se trouver hors de crainte serait de son droit et en userait selon l’avis de son âme, et en outre, parce que nul ne contracte pour l’avenir qu’en fonction des circonstances précédentes. Or, celles-ci changées, c’est l’ensemble de la situation qui est aussi changé, et pour cette raison chacune des cités alliées conserve le droit de prendre soin d’elle-même, et chacune,

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du coup, s’efforce autant qu’elle peut d’être hors de crainte et par conséquent d’être de son droit, et d’empêcher qu’une autre ne se rende plus puissante. Si donc une cité se plaint d’avoir été trompée, elle ne peut assurément pas incriminer la foi de la cité alliée, mais seulement sa propre sottise, qui est d’avoir pour son salut fait confiance à une autre qui est de son droit et dont la loi suprême est le salut de son propre imperium.

15. Aux cités qui ont conclu ensemble un traité de paix, revient le droit de trancher les questions qui peuvent surgir à propos des conditions de la paix, autrement dit des lois par lesquelles elles ont lié mutuellement leur foi, puisque les droits de la paix n’appartiennent pas à une seule cité mais à l’ensemble des contractantes (par l’art. 13 de ce chap.). Et si l’accord à ce sujet ne peut se faire entre elles, de ce fait même elles retournent à l’état de guerre.

16. Plus sont nombreuses les cités qui concluent ensemble un traité de paix, moins chacune est à craindre pour les autres, autrement dit, moins chacune a le pouvoir d’entrer en guerre et plus elle est tenue d’observer les conditions de la paix, c’est-à-dire (par l’art. 13 de ce chap.), moins elle est de son droit et plus elle est tenue de s’adapter à la volonté commune des alliées.

17. Par ailleurs, la parole donnée que la saine raison et la religion prescrivent de tenir n’est ici nullement mise en cause. Car ni la raison ni l’Écriture ne prescrivent de tenir toute parole donnée. En effet, si par exemple j’ai promis à quelqu’un de veiller sur son argent qu’il m’a donné à garder en secret, je ne suis pas tenu de tenir ma parole dès lors que je sais ou crois savoir que ce qu’il m’a donné à garder est de l’argent volé ; j’agirai plus droitement si je m’emploie à le rendre à ses propriétaires. Et de même, si un pouvoir souverain a promis de faire à un autre quelque chose que, par la suite, le temps ou la raison a montré ou semblé montrer être nuisible au salut commun des sujets, il est assurément tenu de rompre sa parole. Et comme l’Écriture ne prescrit de tenir sa parole que de manière

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générale et laisse au jugement de chacun les cas particuliers devant faire exception, elle ne prescrit donc rien qui soit contraire à ce que nous venons de montrer.

18. Mais pour éviter d’avoir si souvent à rompre le fil de mon discours et à résoudre de semblables objections dans la suite, je veux faire observer que tout cela, je l’ai démontré à partir de la nécessité de la nature humaine de quelque façon qu’on considère cette dernière, j’entends, à partir de l’effort universel de tous les hommes pour se conserver, lequel effort se rencontre en tout homme, qu’il soit ignorant ou sage ; et par suite, de quelque façon que l’on considère les hommes, qu’ils soient conduits par l’affect ou qu’ils le soient par la raison, cela revient au même puisque la démonstration, comme nous l’avons dit, est universelle.

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chapitre iv

1. Dans le chapitre précédent nous avons montré le droit des pouvoirs souverains, qui est déterminé par leur puissance, et nous avons vu qu’il consiste principalement en ceci, qu’il est comme l’esprit de l’imperium par lequel chacun doit être conduit ; et par suite, qu’ils ont seuls le droit de décider de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, de ce qui est juste, de ce qui est injuste, c’est-à-dire de ce qu’on doit faire ou s’abstenir de faire, chacun individuellement ou bien tous ensemble ; et par suite, nous avons vu qu’ils ont seuls le droit d’instaurer les lois, et, quand se pose un problème à leur sujet, de les interpréter dans chaque cas particulier et de décider si le cas en question s’est fait à l’encontre du droit ou conformément à lui (voir les art. 3, 4 et 5 du chap. précéd.) ; ensuite, qu’ils ont seuls le droit d’entrer en guerre, ou de fixer et d’offrir des conditions de paix, ou d’accepter celles qui sont offertes. Voir les art. 12 et 13 du chapitre précédent.

2. Comme toutes ces choses, ainsi que les moyens requis pour les exécuter, sont des affaires qui regardent l’intégralité du corps de l’imperium, c’est-à-dire la république, il s’ensuit que la république dépend exclusivement de la direction de celui qui a l’imperium souverain. Et de là suit que le pou-voir souverain a seul le droit de juger des actes de chacun, d’exiger de chacun des comptes de ses actes, d’infliger des peines aux délinquants et de trancher quant au droit dans les différends entre citoyens, ou bien celui de désigner des hommes ayant une ample connaissance des lois établies pour administrer cela à sa place ; ensuite, qu’il a seul le droit de fournir et d’organiser tous les moyens en vue de la guerre et de la paix, à savoir, fonder et fortifier les villes, lever des troupes, répartir les tâches militaires, ordonner ce qu’il veut qui soit fait, envoyer et entendre des ambassadeurs en vue de la paix, et enfin lever des impôts pour réaliser tout cela.

3. Et donc, puisque le pouvoir souverain a seul le droit de s’occuper des affaires publiques ou de choisir des ministres 14 à cet effet, il suit qu’usurpe l’imperium le sujet qui s’est

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emparé de quelque affaire publique sur son seul jugement, à l’insu du conseil suprême, même s’il a cru que ce qu’il projetait serait excellent pour la cité.

4. Mais on demande, d’ordinaire : est-ce que le pouvoir sou-verain est astreint aux lois, et par conséquent peut-il pécher ? Étant donné que, dans l’usage ordinaire, les mots loi et péché ne concernent pas seulement les droits de la cité mais égale-ment les règles communes à toutes les choses naturelles et, au premier chef, à la raison, nous ne pouvons dire absolument qu’elle ne soit astreinte à aucune loi, autrement dit, qu’elle ne puisse pécher. Car si la cité n’était astreinte à aucune des lois autrement dit règles sans lesquelles une cité ne serait pas une cité, alors il faudrait considérer la cité non pas comme une chose naturelle, mais comme une chimère. La cité pèche donc quand elle fait ou laisse faire des choses qui peuvent causer sa ruine, et alors nous disons qu’elle pèche au sens où philosophes ou médecins disent que la nature pèche, et c’est en ce sens que nous pouvons dire que la cité pèche quand elle agit à l’encontre de la dictée de la raison. En effet, la cité est le plus de son droit quand elle agit sous la dictée de la raison (par l’art. 7 du chap. précéd.) ; en tant donc qu’elle agit à l’encontre de la raison, en cela elle se manque à elle-même, autrement dit, elle pèche. Et tout cela pourra se comprendre plus clairement si nous considérons que, lorsque nous disons que chacun peut décider comme il veut d’une chose qui est de son droit, ce pouvoir doit se définir non par la seule puissance de l’agent, mais également par l’aptitude du patient lui-même. En effet si je dis, par exemple, que je peux à bon droit faire tout ce que je veux de cette table, je n’entends pas, ma foi, que j’ai le droit de faire que cette table mange de l’herbe. De même aussi, quoique nous disions que les hommes ne sont pas de leur droit mais de celui de la cité, nous ne voulons pas dire que les hommes perdent pour autant leur nature humaine et en revêtent une autre, ni donc, que la cité ait le droit de faire que les hommes volent dans les airs, ou bien, chose également impossible, que les hommes considèrent comme honorable ce qui éveille le rire ou la nausée ; ce que nous voulons dire, c’est qu’il se rencontre certaines circonstances dont la pré-sence engendre respect et crainte des citoyens envers la cité,

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et dont la suppression supprime leur crainte et leur respect et du même coup, la cité même. Et donc la cité, pour être de son droit, est tenue de préserver les causes de crainte et de respect ; sinon, la cité cesse d’être. Car, pour ceux ou celui qui détient l’imperium, courir les rues ivre ou nu avec des prostituées, faire l’histrion, violer ou mépriser ouvertement les lois qu’il a lui-même faites, sans du même coup perdre sa majesté, est aussi impossible qu’il est impossible d’être et en même temps ne pas être. Ensuite, assassiner et spolier les sujets, enlever les vierges 15 et autres choses semblables chan-gent la crainte en indignation, et changent par conséquent l’état civil en état d’hostilité.

5. Nous voyons donc en quel sens nous pouvons dire que la cité est tenue par les lois et peut pécher. Mais si par loi nous entendons un droit civil que peut revendiquer le droit civil lui-même, et par péché ce que le droit civil interdit de faire, c’est-à-dire si nous prenons ces mots en leur sens authenti-que, nous ne pouvons absolument pas dire que la cité soit astreinte aux lois ou puisse pécher. Car les règles et causes de crainte et de respect que la cité est tenue de préserver dans son propre intérêt n’ont pas à voir avec les droits civils, mais avec le droit naturel, puisque (par l’art. précéd.) ce n’est pas du droit civil, mais du droit de guerre, qu’elles peuvent se réclamer ; et par elles, la cité est tenue exactement de la même façon qu’un homme, dans l’état de nature, pour pouvoir être de son droit, autrement dit pour ne pas être son propre ennemi, est tenu de veiller à ne pas se tuer lui-même, précaution qui assurément n’est pas obéissance, mais liberté de la nature humaine. Mais les droits civils, eux, dépendent du seul décret de la cité, et celle-ci, si elle veut rester libre, est tenue de ne se plier à nul autre qu’à elle-même, et de ne tenir pour bon ou mauvais que ce qu’elle-même décide être bon ou mauvais pour elle ; et par suite, elle a non seulement le droit de s’imposer, d’instaurer des lois et de les interpréter, mais aussi d’abroger ces mêmes lois et de gracier n’importe quel accusé en raison de la plénitude de sa puissance.

6. Les contrats autrement dit les lois par lesquelles [les mem-bres d’] une multitude transfère[nt] son [leur] droit 16 à un

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conseil ou à un homme, il ne fait pas de doute qu’il faut qu’elles soient violées dès lors qu’il est de l’intérêt du salut commun de les violer. Mais quant à savoir si, en l’occurrence, il est ou non de l’intérêt du salut commun de les violer, aucun particulier ne peut en juger à bon droit, mais seulement celui qui détient l’imperium (par l’art. 3 de ce chap.) ; donc, selon le droit civil, celui qui détient l’imperium demeure le seul interprète de ces lois. À quoi s’ajoute qu’aucun particulier ne peut être en droit de s’en réclamer, si bien qu’en vérité elles ne lient pas celui qui détient l’impe rium. Seulement, si elles sont de nature telle qu’elles ne puissent être violées sans que du même coup la vigueur de la cité s’en trouve affaiblie, c’est-à-dire sans que du même coup la crainte partagée par la plupart des citoyens se change en indignation, alors, de ce fait même, la cité est dissoute et le contrat cesse ; ce n’est donc pas le droit civil qui le garantit, mais le droit de guerre. Et par suite, si celui qui détient l’imperium est tenu de pré-server les conditions de ce contrat, c’est exactement pour la même raison que l’homme dans l’état de nature, qui, pour ne pas être ennemi de lui-même, est tenu de veiller à ne pas se tuer, comme nous l’avons dit à l’article précédent.

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chapitre v

1. À l’art. 11 du chapitre ii nous avons montré que l’homme est le plus de son droit quand il est le plus conduit par la raison, et par conséquent (voir l’art. 7 du chap. iii) qu’a le plus de puissance et est le plus de son droit la cité qui est fondée et dirigée par la raison. Et comme la meilleure règle de vie pour se conserver autant que faire se peut est celle qui est instituée selon ce que prescrit la raison, il s’ensuit donc qu’est fait au mieux tout ce que font un homme ou une cité en tant qu’ils sont le plus de leur droit. Car nous n’affirmons pas que se fasse au mieux tout ce que nous disons se faire à bon droit. En effet c’est une chose de cultiver un champ à bon droit, c’en est une autre de le cultiver au mieux ; c’est une chose, dis-je, de se défendre, de se conserver, de porter un jugement, etc., à bon droit, c’en est une autre de se défendre au mieux, de se conserver au mieux, et de porter le meilleur jugement ; et par conséquent, c’est une chose d’exercer l’imperium et d’avoir le soin de la république à bon droit, c’en est une autre d’exercer l’imperium au mieux et de gouverner au mieux la république. Et donc, maintenant que nous avons traité du droit de n’importe quelle cité en général, il est temps de traiter du meilleur état d’un imperium quel qu’il soit.

2. Or, quel est le meilleur état d’un imperium quel qu’il soit, cela se déduit aisément de la fin visée par l’état civil, qui n’est autre que la paix et la sécurité de la vie. Par suite, l’imperium le meilleur, c’est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde et dont les droits sont conservés inviolés. Car il est certain que les séditions, les guerres et le mépris des lois, autrement dit leur violation, sont à imputer non tant à la malignité des sujets qu’au mauvais état de l’imperium. En effet les hommes ne naissent pas civils, ils le deviennent. En outre, les affects naturels des hommes sont partout les mêmes. Si donc règne dans telle cité plus de malignité et s’il s’y commet plus de péchés que dans telle autre, cela vient, à coup sûr, de ce que cette cité n’a pas assez pourvu à la concorde et n’a pas institué ses droits avec suffisamment

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de sagesse, et que, par conséquent, elle n’a pas non plus absolument atteint au droit de cité. En effet, un état civil qui n’a pas supprimé les causes de séditions, où la guerre est constamment à craindre et où enfin les lois sont fréquem-ment violées, ne diffère guère de l’état de nature, où chacun vit comme il l’entend au grand péril de sa vie.

3. Et de même qu’il faut imputer à la cité les vices des sujets, leur excessive licence et leur esprit de révolte, de même faut-il, en revanche, attribuer avant tout à la vertu de la cité et à son droit absolu la vertu des sujets et leur constance à observer les lois, comme cela ressort avec évidence de l’art. 15 du chapitre ii. C’est donc à juste titre qu’on attribue à Hannibal une vertu émérite, du fait que jamais une seule sédition n’a éclaté dans son armée.

4. D’une cité dont les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont terrorisés, il faut dire qu’elle est sans guerre plutôt qu’en paix. La paix, en effet, n’est pas la privation de guerre, c’est une vertu qui naît de la force d’âme. Car l’obéissance (par l’art. 19 du chap. ii) est la volonté constante d’accomplir ce que le décret commun de la cité ordonne de faire. En outre, une cité dont la paix dépend de l’inertie de ses sujets, conduits comme du bétail à n’apprendre qu’à être esclaves, peut être plus justement dite une solitude qu’une cité.

5. Quand donc nous disons que l’imperium le meilleur est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’en-tends une vie humaine, qui ne se définit pas par la seule circulation du sang et autres choses communes à tous les êtres animés, mais qui se définit essentiellement par la raison, vraie vertu et vie de l’esprit.

6. Mais il faut noter, s’agissant de l’imperium que j’ai dit institué à cette fin, que j’entends par là celui qu’institue une multitude libre, et non celui qui s’acquiert sur une multi-tude par le droit de guerre. En effet, une multitude libre est menée par l’espérance plus que par la crainte, une multi-tude vaincue l’est par la crainte plus que par l’espérance ; celle-là s’emploie à cultiver la vie, celle-ci seulement à éviter

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la mort ; celle-là, dis-je, s’emploie à vivre pour elle-même, celle-ci se voit forcée d’être au vainqueur ; c’est pourquoi nous disons celle-ci esclave, et celle-là libre. Et donc la fin visée par l’impe rium que quelqu’un acquiert par le droit de guerre, c’est de dominer et d’avoir des esclaves plutôt que des sujets. Et quoique il n’y ait aucune différence essentielle, si nous considérons en général le droit de chacun d’eux, entre l’impe rium créé par une multitude libre et celui acquis par le droit de guerre, ils sont tout à fait différents quant à leur fin, comme nous venons de le montrer, et aussi quant aux moyens dont chacun d’eux doit user pour se conserver.

7. De quels moyens doit user, pour pouvoir consolider et conserver l’imperium, un prince porté par le seul désir de dominer, le très aigu Machiavel l’a amplement montré ; mais à quelle fin il l’a fait, voilà qui n’est pas assez clair. À sup-poser qu’elle fût bonne, comme il faut le croire venant d’un homme sage, alors elle fut, semble-t-il, de montrer combien il est imprudent, de la part du grand nombre, de s’effor-cer de supprimer le tyran quand ne peuvent pourtant être supprimées les causes qui font que le prince est un tyran, et que, bien au contraire, elles sont d’autant plus là qu’est fourni au prince encore plus de raison d’avoir peur, ce qui a lieu quand la multitude a fait sur le prince un précédent et se glorifie de ce meurtre comme d’un haut fait. En outre, peut-être a-t-il voulu montrer combien une multitude libre doit veiller à ne pas confier absolument son salut à un seul, lequel, à moins d’être vain et de croire pouvoir plaire à tous, craint nécessairement chaque jour des pièges, et par suite est contraint de veiller sur lui-même plutôt que sur la multitude, et, au lieu de veiller sur elle, de lui tendre, au contraire, des pièges ; et c’est plutôt cela que j’incline à penser venant de cet homme très sage, parce qu’il fut manifestement partisan de la liberté, pour la défense de laquelle il a également fourni des réflexions très salutaires.

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chapitre vi

1. Les hommes étant, comme nous l’avons dit, menés par l’affect plus que par la raison, il s’ensuit que si la multi-tude se met naturellement d’accord entre elle et veut être conduite comme par un seul esprit, ce n’est pas parce qu’elle est conduite par la raison, mais bien parce qu’elle l’est par un affect qu’elle a en commun, à savoir (comme nous l’avons dit à l’art. 9 du chap. iii) par une espérance ou une crainte commune, ou par le désir commun de se venger de quelque dommage subi en commun. Et comme les hommes ont tous en eux la crainte de la solitude parce que nul dans la solitude n’a les forces pour se défendre et se procurer les choses nécessaires à la vie, il s’ensuit que les hommes, par nature, aspirent à l’état civil, et qu’il ne peut pas se faire que les hommes le dissolvent jamais tout à fait.

2. Et donc, les discordes et séditions qui souvent éclatent dans une cité n’ont jamais pour effet que les citoyens dissolvent la cité (comme cela arrive souvent dans d’autres associations), ce qui se passe, c’est qu’ils changent sa forme en une autre, si du moins les conflits ne peuvent être apaisés en sauve-gardant le visage de la cité. C’est pourquoi, s’agissant des moyens que j’ai dit être requis pour conserver l’imperium, j’entends par là ceux qui sont nécessaires pour conserver la forme de l’imperium sans aucun changement notable.

3. Si la nature humaine était ainsi faite que les hommes désirent au plus haut point ce qui est utile au plus haut point, on n’aurait besoin d’aucun art pour engendrer concorde et bonne foi. Mais comme, manifestement, la nature humaine est tout autrement faite, l’imperium doit nécessairement être institué de telle sorte que tous, tant gouvernants que gouvernés, qu’ils le veuillent ou non, fassent pourtant ce qui est de l’intérêt du salut commun, c’est-à-dire, que tous, de gré ou de force ou de nécessité, soient contraints de vivre selon ce que prescrit la raison ; ce qui aura lieu si les choses de l’imperium sont organisées de telle sorte que rien de ce qui regarde le salut commun ne

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soit confié absolument à la bonne foi d’un seul. En effet nul n’est si vigilant qu’il ne lui arrive de dormir, et nul jamais n’eut l’âme si puissante et entière qu’il ne lui arrivât, et justement quand on a extrêmement besoin de force d’âme, d’être brisé et de souffrir la défaite. Et c’est assurément folie d’exiger d’autrui ce que nul ne peut obtenir de lui-même, à savoir, veiller sur autrui plus que sur lui-même, n’être pas avare, ni envieux, ni ambitieux, etc., surtout s’agissant de l’homme qu’aiguillonnent au plus haut point quotidiennement tous les affects.

4. Mais l’expérience semble enseigner, au contraire, qu’il est de l’intérêt de la paix et de la concorde qu’un seul homme se voie conféré tout pouvoir. En effet, aucun imperium n’a tenu aussi longtemps sans aucun changement notable que celui des Turcs, et au contraire nuls ne furent moins durables que les imperium populaires autrement dit démocratiques, et nuls où éclatèrent plus de séditions. Mais s’il faut appeler paix la servitude, la barbarie et la solitude, alors rien de plus malheureux pour les hommes que la paix.17 Certes, il éclate généralement plus de conflits, et de plus âpres, entre parents et enfants qu’entre maîtres et esclaves, et pourtant il n’est pas de l’intérêt de l’économie domestique de faire du droit paternel une domination et de traiter les enfants en esclaves. Transférer tout pouvoir à un seul est donc de l’intérêt de la servitude et non de la paix. Car la paix, nous l’avons dit, ne consiste pas dans la privation de guerre, mais dans l’union des âmes autrement dit dans la concorde.

5. Et assurément, ceux qui croient qu’il puisse se faire qu’un homme possède à lui seul le droit souverain de la cité sont bien loin de la vérité. Le droit, en effet, est déterminé par la seule puissance, comme nous l’avons montré au cha pitre ii. Or la puissance d’un homme seul est bien incapable de sou-lever une telle masse. Si bien que celui que la multitude a choisi comme roi se cherche des gouverneurs, des conseillers, des amis, auxquels il confie son salut et celui de tous, si bien que l’imperium que l’on croit être absolument monarchi-que est, en vérité et pratiquement, aristocratique, non pas ouvertement, certes, mais de façon cachée et, du coup, très

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mauvaise. À quoi s’ajoute qu’un roi enfant, malade ou acca-blé par l’âge est roi à titre précaire, et qu’en réalité le pouvoir souverain est détenu par ceux qui administrent les affaires suprêmes de l’imperium ou qui sont les plus proches du roi ; sans parler du fait qu’un roi sujet à la lubricité gouverne sou-vent toute chose en fonction de la lubricité de telle ou telle maîtresse ou de tel ou tel débauché. “J’avais entendu dire, dit Orsines, que jadis en Asie des femmes avaient régné ; mais que règne un castrat, voilà qui est nouveau ! “(Quinte-Curce, livre x, chap. 1)

6. En outre, il est certain que lorsqu’une cité se trouve en danger, c’est toujours à cause des citoyens plus qu’à cause des ennemis. C’est qu’ils sont rares, les bons citoyens. D’où suit que celui à qui a été déféré tout le droit de l’imperium craindra toujours plus les citoyens que les ennemis, et il s’efforcera par conséquent de veiller sur lui-même et, plutôt que de prendre soin des sujets, il s’efforcera de leur tendre des pièges, et particulièrement à ceux que leur sagesse rend illustres ou que leurs richesses rendent plus puissants.

7. S’ajoute encore à cela que les rois craignent leurs fils, également, plus qu’ils ne les aiment, et d’autant plus que ceux-ci s’y entendent mieux dans les arts de la paix et de la guerre et que leurs vertus les rendent plus chers aux sujets. Du coup, ils s’emploient à les faire éduquer de façon à ne pas avoir ce motif de crainte. Et ceux que le roi charge de le faire sont on ne peut plus prompts à déférer à son désir, et ils vont faire tout leur possible pour avoir un jour sur le trône un roi mal dégrossi qu’ils puissent habilement manœuvrer.

8. De tout cela s’ensuit qu’un roi est d’autant moins de son droit, et la condition des sujets d’autant plus misérable, que le droit de la cité lui est plus absolument transféré. Et par suite, pour établir convenablement un imperium monarchi-que, il est nécessaire de jeter des fondements solides sur lesquels l’édifier, d’où suivent sécurité pour le monarque et paix pour la multitude, et donc tels que le monarque soit le plus de son droit quand il prend le plus grand soin du salut de la multitude. Et quels sont ces fondements de l’imperium

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monarchique, je vais commencer par l’exposer brièvement avant de les démontrer en bon ordre.

9. Il faut que soient fondées et fortifiées une ou plusieurs villes, dont tous les citoyens, qu’ils demeurent dans les murs ou hors d’eux pour cause de travaux des champs, jouis-sent du même droit de cité, à la condition toutefois que chacune ait un nombre donné de citoyens à consacrer à sa propre défense et à celle de la communauté ; et celle qui ne peut y fournir sera tenue en dépendance sous d’autres conditions.

10. Il faut que la milice18 soit formée exclusivement de citoyens, sans en exempter aucun, et à l’exception de tout autre ; et par suite, il faut qu’ils soient tous tenus d’être armés et que nul ne soit admis au nombre des citoyens s’il n’a d’abord reçu une formation militaire et s’il ne s’est engagé à s’y consacrer à certaines périodes de l’année. Ensuite, la milice de chaque famille une fois divisée en cohortes et en légions, nul ne sera choisi comme chef de cohorte s’il ne connaît pas l’architecture militaire. En outre, les chefs de cohorte et de légion seront élus à vie, mais pour ce qui est de choisir un chef pour commander la milice d’une famille ou l’ensemble de la milice, on ne le fera qu’en temps de guerre, et il aura le commandement pour un an maximum, et il ne pourra ni s’y voir prolongé ni être réélu par la suite. Et ceux-là, il faudra les choisir parmi les conseillers du roi (dont nous aurons à parler aux articles 15 et suivants) ou ceux qui auront exercé cette fonction.

11. Les habitants de toutes les villes, qu’ils vivent dans ou hors les murs, c’est-à-dire tous les citoyens, devront être divisés en familles, qui se distingueront par le nom et par un insigne, et tous ceux qui naîtront de ces familles seront reçus au nombre des citoyens et auront leurs noms inscrits au registre de ces familles sitôt que leur âge leur permettra de porter les armes et de connaître leur devoir ; à l’excep-tion, toutefois, de ceux qu’un crime aura rendus infâmes, ou encore des muets, des fous et des domestiques, ou encore de ceux qui gagnent leur vie à une besogne servile.

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12. Les champs, tout le sol et, si faire se peut, les maisons elles-mêmes, seront du droit public, c’est-à-dire appartien-dront à celui qui détient le droit de cité, lequel les louera pour une somme annuelle aux citoyens, qu’ils vivent dans ou hors les murs ; et à part cela, en temps de paix ceux-ci seront tous francs c’est-à-dire exempts de tout impôt. Et de ladite somme une part sera consacrée aux fortifications de la cité, l’autre l’étant à l’usage domestique du roi. Car c’est en temps de paix qu’il faut fortifier les villes comme s’il devait y avoir la guerre, et tenir prêts navires et autres engins de guerre.

13. Une fois le roi choisi au sein d’une certaine famille, on tiendra pour nobles uniquement les personnes issues du roi, lesquelles, pour cette raison, porteront des insignes royaux qui les distingueront tant des autres membres de leur famille que des autres familles.

14. Parmi les nobles consanguins du roi qui sont de sexe masculin, ceux qui sont proches du roi au troisième ou au quatrième degré n’auront pas le droit de se marier ; et s’ils ont eu des enfants, ceux-ci seront tenus pour illégitimes et indi-gnes de toute dignité, et ils ne seront pas reconnus héritiers de leurs parents, les biens de ceux-ci reviendront au roi.

15. En outre, il faut que les conseillers du roi, qui sont les plus proches de lui ou viennent juste après lui en dignité, soient assez nombreux, et choisis uniquement parmi les citoyens ; disons trois, quatre ou cinq au sein de chaque famille (si le nombre des familles n’excède pas six cents), lesquels compteront pour un seul membre du conseil, et ce non pas à vie, mais pour trois, quatre ou cinq ans, de façon à ce que le conseil se renouvelle chaque année du tiers, du quart ou du cinquième ; toutefois, dans ce choix, il faudra tout particulièrement veiller à ce que, parmi les conseillers choisis dans chaque famille, il y en ait au moins un qui soit expert en droit.

16. C’est le roi lui-même qui fera ce choix : à un moment déterminé de l’année (celui où doivent être choisis les

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nouveaux conseillers), chaque famille devra fournir les noms de tous ses citoyens de plus de cinquante ans qui auront été promus dans les règles candidats à cette fonc-tion, et le roi choisira parmi eux qui il veut. Mais l’année où c’est l’expert en droit d’une certaine famille qui doit succéder à un autre, seront fournis au roi uniquement les noms des experts en droit. Les conseillers qui auront rempli leur fonction pendant le temps prescrit ne pourront y être prolongés, ni être portés sur la liste des éligibles avant cinq ans ou plus. Et ce qui rend nécessaire de choisir chaque année un conseiller dans chaque famille, c’est qu’il faut éviter que le conseil ne soit composé tantôt de novices sans expérience, tantôt de vétérans expérimentés, ce qui ne man-querait pas de se produire s’ils partaient tous à la fois et cédaient la place à des nouveaux. Tandis que s’il est choisi chaque année un conseiller dans chaque famille, la part du conseil composée de novices ne sera que du cinquième, du quart ou tout au plus du tiers. Par ailleurs, si le roi, empê-ché par d’autres affaires ou pour une raison quelconque, ne peut pas pendant quelque temps s’occuper de ce choix, alors ce sont les conseillers eux-mêmes qui choisiront leurs collègues pour un temps, jusqu’à ce que le roi lui-même ou bien en choisisse d’autres, ou bien confirme les choix des conseillers.

17. La fonction première de ce conseil sera de défendre les droits fondamentaux de l’imperium et de donner un conseil19 sur les choses à faire, afin que le roi sache ce qu’il faut déci-der pour le bien public, et que, par suite, le roi n’ait pas la possibilité de décider quoi que ce soit sans avoir d’abord pris connaissance de l’avis du conseil. Mais si, comme il arrive souvent, le conseil n’a pas été d’un esprit unanime et a exprimé des avis différents même après avoir examiné deux ou trois fois la question, on ne s’attardera pas plus long-temps sur l’affaire, et les différents avis seront transmis au roi, comme nous l’enseignerons à l’art. 25 de ce chapitre.

18. En outre, ce conseil aura également pour fonction de promulguer les dispositions prises par le roi autrement dit ses décrets, de s’occuper avec soin de ce qui est décrété pour

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la république, et de prendre soin de toute l’administration de l’imperium en qualité de vicaires du roi.

19. Le seul accès au roi qu’auront les citoyens, ce sera ce conseil, c’est à lui que seront remises toutes les requêtes et suppliques à présenter au roi. Les ambassadeurs des autres cités, eux aussi, ne pourront solliciter la faveur de s’adres-ser au roi que par l’entremise de ce conseil. En outre, les lettres envoyées au roi depuis d’autres pays devront lui être fournies par ce conseil ; et si, absolument parlant, le roi doit être considéré comme l’esprit de la cité, ce conseil, lui, doit l’être comme les sens externes de cet esprit, autrement dit comme le corps de la cité par l’entremise duquel l’esprit conçoit l’état de la cité, et par l’entremise duquel l’esprit fait ce qu’il décide être pour lui le meilleur.

20. Incombe aussi à ce conseil le soin d’éduquer les fils du roi, de même que la tutelle si le roi est mort en laissant un bébé ou un jeune garçon pour lui succéder. Seulement, pour éviter que pendant ce temps-là le conseil ne se trouve sans roi, on choisira parmi les nobles de la cité un ancien pour tenir lieu de roi jusqu’à ce que le successeur légitime soit en âge de pouvoir porter la charge de l’imperium.

21. À ce conseil seront candidats ceux qui connaissent le régime, les fondements et l’état autrement dit la condition de la cité dont ils sont les sujets. Mais qui veut occuper la place d’expert en droit devra connaître, outre le régime et la condition de la cité dont il est le sujet, également ceux des autres cités avec lesquelles celle-ci entretient un commerce. Mais seront seuls portés sur la liste des éligibles ceux qui auront atteint l’âge de cinquante ans sans avoir été convain-cus de crime.

22. Dans ce conseil, on ne pourra prendre aucune décision concernant les affaires de l’imperium qu’en présence de la totalité de ses membres ; si l’un d’eux ne peut être présent, pour cause de maladie ou autre, il devra envoyer à sa place un membre de la même famille ayant déjà occupé la fonction ou déjà porté sur la liste des éligibles. S’il ne l’a pas fait

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et si, à cause de son absence, le conseil s’est vu contraint d’ajourner l’examen d’une affaire, il sera frappé d’une forte amende. Cela, toutefois, est à entendre dans le cas d’affaires concernant l’imperium entier, à savoir la guerre et la paix, l’abrogation ou l’instauration d’un droit, le commerce, etc. S’il s’agit d’une affaire concernant telle ou telle ville, de libelles, de suppliques, etc., il suffira que la majorité du conseil soit présente.

23. Pour qu’entre les familles il y ait égalité en tout et que règne un certain ordre de préséance, de proposition et de prise de parole, on observera toujours un tour de rôle tel que chacune à son tour présidera la session et que celle qui sera la première dans une session sera la dernière dans la suivante. Mais entre membres d’une même famille, sera le premier celui qui aura été choisi en premier.

24. Ce conseil sera convoqué au minimum quatre fois l’an, pour que les conseillers se fassent rendre compte par les ministres de l’administration de l’imperium, s’informent de l’état des choses et voient s’il y a, en outre, quelque déci-sion à prendre. Car il est manifestement impossible que des citoyens en aussi grand nombre s’occupent continuellement des affaires publiques ; mais comme il faut bien que les affai-res publiques soit gérées dans l’intervalle, on choisira donc au sein du conseil cinquante conseillers ou plus qui tiendront lieu de conseil entre deux sessions, et qui devront se réunir chaque jour dans un cabinet proche du roi, et ainsi chaque jour ils s’occuperont du trésor, des fortifications des villes, de l’éducation du fils du roi et, absolument parlant, de toutes les fonctions du grand conseil ci-dessus énumérées, à ceci près qu’ils ne pourront délibérer sur des choses nouvelles à propos desquelles rien n’a encore été décrété.

25. Le conseil étant réuni, avant que n’y soit soumise aucune question cinq ou six experts en droit ou plus appartenant aux familles qui dans cette session ont la préséance iront trouver le roi pour lui transmettre les suppliques ou les let-tres, s’ils en ont, l’informer de l’état des choses, et enfin entendre de sa bouche ce qu’il ordonne de soumettre à son

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conseil ; une fois informés de cela ils regagneront le conseil, et celui qui a la première place ouvrira le débat sur la chose en question. Et si la chose débattue semble d’importance aux yeux de certains conseillers, on ne la mettra pas aux voix immédiatement, mais le vote sera différé aussi longtemps que le permet la nécessité de la chose. Et donc, le conseil une fois dissous jusqu’à la date ainsi décidée, les conseillers de chaque famille pourront pendant ce temps-là examiner la question entre eux, et si la chose leur semble de grande importance, en consulter d’autres ayant occupé la même fonction ou enregistrés comme candidats à ce même conseil ; et si, dans une famille, l’accord n’a pu se faire entre eux pen-dant le temps imparti, cette famille ne pourra prendre part au vote (car chaque famille n’aura droit qu’à une voix). Dans le cas contraire, l’expert en droit de cette famille, muni de l’avis qu’ils auront jugé le meilleur, en fera part au conseil, et de même les autres ; et si, une fois entendues les raisons en faveur de chacun des avis, il apparaît à la majorité qu’il faille réexaminer la chose, le conseil sera à nouveau dissous pour un temps au terme duquel chaque famille exposera son dernier avis, et à ce moment-là, enfin, il sera procédé au vote en présence de la totalité du conseil, et sera déclaré nul tout avis n’ayant pas réuni au moins cent voix. Les autres avis, quant à eux, seront transmis au roi par l’ensemble des experts en droit ayant pris part au conseil, pour que le roi, une fois entendu les raisons en faveur de chaque parti, choi-sisse celui qu’il veut parmi les différents avis, sur quoi les experts en droit se retireront et regagneront le conseil, où tous attendront le roi au moment qu’il aura fixé pour leur faire entendre à tous lequel des avis qu’on lui a transmis il juge qu’il faut choisir, et ce qu’il décide qu’il faut faire.

26. Pour administrer la justice il faudra former un autre conseil, composé uniquement des experts en droit, dont la fonction sera de trancher les différends et d’infliger des peines aux délinquants ; mais toutes les sentences qu’ils auront prononcées devront être approuvées par ceux qui remplacent le grand conseil, lesquels examineront si elles ont été prononcées dans le respect des règles présidant à la justice et avec impartialité. Et si la partie qui a perdu le

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procès peut montrer qu’un des juges a été corrompu par un cadeau de son adversaire, ou a quelque autre raison com-mune d’avoir de l’amitié pour ce dernier ou de la haine pour elle, ou, enfin, que la procédure judiciaire commune n’a pas été respectée, elle sera intégralement rétablie dans ses droits. Il se pourrait, certes, qu’observer ces dispositions soit impossible à ceux qui sont accoutumés, dans les affaires criminelles, à convaincre l’accusé non pas tant par des argu-ments que par la torture. Mais moi, ici, je ne conçois d’autre procédure judiciaire que celle qui s’accorde avec le meilleur régime possible pour une cité.

27. Ces juges, eux aussi, devront être en grand nombre, et impair, disons soixante et un ou cinquante et un minimum ; et on n’en choisira pas plus d’un par famille ; et encore, pas à vie, mais de telle sorte que chaque année, là aussi, un certain nombre d’entre eux cèderont la place et qu’il en sera choisi d’autres, en nombre égal, appartenant aux autres familles et ayant atteint l’âge de quarante ans.

28. Dans ce conseil on ne prononcera de sentence qu’en présence de tous les juges. Si l’un d’eux, pour cause de maladie ou autre, se voit dans l’impossibilité d’assister au conseil pendant longtemps, on en choisira un autre pour le remplacer pendant ce temps-là. Et pour voter, chacun devra faire savoir son avis non en l’énonçant publiquement, mais en l’indiquant au moyen de boules.

29. Les membres de ce conseil ainsi que du précédent seront rétribués sur les biens de ceux qu’ils auront condamnés à mort, et aussi de ceux qu’ils auront frappés d’une amende pécuniaire. Ensuite, pour chaque sentence qu’ils auront prononcée au civil, ils recevront de celui qui aura perdu le procès une quote-part proportionnellement à la somme totale, quote-part dont sera gratifié chacun de ces deux conseils.

30. À ces conseils en seront subordonnés d’autres, dans chaque ville, dont les membres, eux non plus, ne seront pas choisis à vie, là aussi un certain nombre d’entre eux seront

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choisis chaque année, uniquement au sein des familles habi-tant la ville. Mais il n’est pas besoin de développer cela.

31. En temps de paix la milice ne touchera pas de solde ; et en temps de guerre, recevront une paye journalière unique-ment ceux qui soutiennent fermement la vie par leur travail journalier.20 Quant aux généraux et aux autres officiers de cohortes, ils n’auront pas à attendre de la guerre d’autres émoluments que le butin pris à l’ennemi.

32. Si un étranger a épousé la fille d’un citoyen, ses enfants seront considérés comme citoyens et inscrits sur le registre de la famille de la mère. Et ceux qui seront nés de parents étrangers dans l’imperium même et y auront été éduqués auront la possibilité d’acheter aux chiliarques d’une famille, à un prix fixé, le droit de citoyen, et ils seront portés sur le registre de cette famille. Et même si les chiliarques, en escomptant un profit, ont accepté un étranger au nombre de leurs citoyens en dessous du prix fixé, il ne peut en résulter aucun dommage pour l’imperium ; au contraire, il faut inven-ter des moyens d’accroître plus aisément encore le nombre des citoyens, pour qu’il y ait un grand afflux de popula-tion. Quant à ceux qui ne sont pas portés sur le registre des citoyens, il est juste, du moins en temps de guerre, qu’ils compensent leur inaction par un travail ou un impôt.

33. Les ambassadeurs qui en temps de paix seront envoyés auprès des autres cités pour resserrer ou conserver la paix devront être choisis uniquement parmi les nobles, et l’on prélèvera de quoi subvenir à leurs dépenses sur le trésor de la cité, et non sur la cassette personnelle du roi.

34. Ceux qui fréquentent le palais et sont de la maison du roi, et qu’il rétribue sur sa cassette personnelle, seront exclus de toute charge ou ministère de la cité. Je dis expressément, qu’il rétribue sur sa cassette personnelle, pour exclure les gardes du corps. Car il ne doit y avoir, au palais, pour monter la garde à tour de rôle devant les portes et veiller sur le roi, d’autres gardes du corps que des citoyens de la ville.

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35. On ne fera la guerre qu’en vue de la paix, en sorte que, la guerre finie, les armes cessent. Et donc, on posera aux villes prises et à l’ennemi vaincu des conditions de paix telles qu’on ne doive pas, pour conserver les villes prises, y laisser une garnison ; une fois le traité de paix accepté, ou bien on accordera à l’ennemi le pouvoir de les racheter, ou bien (si de cette façon-là leur position redoutable devait faire tou-jours planer la menace d’être attaqué à revers) on devra les détruire complètement et conduire leurs habitants ailleurs.

36. Le roi ne pourra pas épouser d’étrangère, mais seule-ment une femme choisie parmi ses consanguins ou parmi les citoyens, à la condition toutefois, s’il a épousé une citoyenne, que ceux qui sont le plus proches d’elle par le sang ne puis-sent occuper aucune fonction de la cité.

37. L’imperium doit être indivisible. Si donc le roi a procréé plusieurs enfants, c’est l’aîné qui lui succèdera de droit, et il ne faut surtout pas permettre que l’imperium soit partagé entre eux, ni transmis indivis à eux tous ou à quelques-uns d’entre eux, et bien moins encore autoriser le roi à donner une partie de l’imperium en dot à sa fille. Car il ne faut absolument pas permettre que les filles viennent à hériter l’imperium.

38. Si le roi meurt sans laisser d’enfant mâle, héritera l’impe-rium celui qui en est le plus proche par le sang, à moins qu’il n’ait épousé une étrangère et refuse de la répudier.

39. Quant aux citoyens, il résulte avec évidence de l’art. 5 du chapitre iii que chacun d’eux devra obtempérer à tous les ordres du roi, autrement dit à tous édits promulgués par le grand conseil (sur cette condition voir les art. 18 et 19 de ce chap.), même s’il les croit tout à fait absurdes, et sinon, il y sera forcé à bon droit. Et tels sont les fondements sur lesquels l’imperium monarchique doit être édifié pour être stable, comme nous le démontrerons au chapitre suivant.

40. En ce qui concerne la religion, on n’édifiera absolument aucun temple aux frais des villes, et on ne légifèrera pas sur

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les croyances à moins qu’elles ne soient séditieuses et ne renversent les fondements de la cité. Et donc ceux auxquels on permettra de pratiquer publiquement une religion édi-fieront un temple à leurs frais, s’ils le veulent. Le roi, lui, aura au palais son propre temple pour pratiquer la religion à laquelle il se voue.

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chapitre vii

1. Les fondements de l’imperium monarchique ayant été expliqués, j’entreprends ici de les démontrer dans l’ordre ; pour ce faire, il faut tout d’abord observer qu’il n’est aucune-ment contraire à la pratique que les droits soient constitués à ce point solides que le roi lui-même ne puisse les abolir. En effet les rois de Perse étaient ordinairement révérés au nombre des dieux et pourtant même les rois n’avaient pas le pouvoir de révoquer les droits une fois institués, comme cela ressort avec évidence de Daniel 21 ; et nulle part, que je sache, on ne choisit le monarque absolument, sans condi-tions expresses. Bien plus, cela n’est contraire ni à la raison, ni à l’obéissance absolue due au roi. Car les fondements de l’imperium doivent être considérés comme des décrets éternels du roi, si bien que ses ministres ne font que lui obéir s’ils refusent d’exécuter ses ordres quand il commande quelque chose de contraire aux fondements de l’imperium. Ce que nous pouvons expliquer clairement par l’exemple d’Ulysse. Les compagnons d’Ulysse, en effet, obéissaient à son ordre quand, alors qu’il était attaché au mât de son bateau et captivé par le chant des Sirènes, ils refusèrent de le détacher quoiqu’il le leur commandât avec mille menaces, et l’on met au compte de sa sagesse qu’il ait ensuite remer-cié ses compagnons d’avoir obéi à sa première disposition d’esprit.22 Et les rois également donnent ordinairement pour instruction aux juges de suivre l’exemple d’Ulysse, à savoir, de rendre la justice sans acception de personnes, pas même du roi s’il venait, dans quelque cas singulier, à donner un ordre qu’ils sauraient aller à l’encontre du droit institué. En effet les rois ne sont pas des dieux mais des hommes, qui se laissent souvent séduire par le chant des Sirènes. Si donc tout dépendait de la volonté inconstante d’un seul, rien ne serait fixe. Et par suite, un imperium monarchique, pour être stable, doit être institué de telle sorte que tout, certes, émane du seul décret du roi, c’est-à-dire, que tout droit exprime la volonté du roi, mais non que toute volonté du roi soit droit, voir sur ce point les art. 3, 5 et 6 du chapitre précédent.

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2. Ensuite, il faut observer qu’en jetant les fondements on doit tenir le plus grand compte des affects humains, et il ne suffit pas d’avoir montré ce qu’il faut faire, il faut surtout montrer ce que l’on peut faire pour que les hommes, qu’ils soient conduits par l’affect ou par la raison, aient pourtant des droits arrêtés et fixes. Car si les droits de l’imperium, autrement dit si la liberté publique a pour unique soutien le faible secours des lois, non seulement les citoyens n’auront aucune certitude de la posséder, comme nous l’avons montré à l’art. 3 du chapitre précédent, mais ce sera même sa ruine. Car il est certain qu’aucune cité n’a une condition plus misé-rable que celle qui, d’excellente qu’elle était, commence à chanceler, à moins qu’elle ne s’effondre d’un coup et se pré-cipite dans la servitude (ce qui semble tout à fait impossible) ; et par suite, les sujets feraient beaucoup mieux de transférer absolument leur droit à un seul plutôt que de stipuler des conditions de la liberté incertaines et vaines, autrement dit ratées, ouvrant ainsi à leurs descendants le chemin de la plus cruelle servitude. Mais si je montre que les fondements de l’imperium monarchique énoncés dans le chapitre précédent sont solides et ne peuvent être détruits qu’en cas d’indigna-tion de la majorité de la multitude armée, et qu’en résultent paix et sécurité tant pour le roi que pour la multitude, nul ne pourra douter qu’ils soient excellents et vrais, comme cela ressort avec évidence de l’art. 9 du cha pitre iii et des arti-cles 3 et 8 du chapitre précédent. Et qu’ils sont bien de nature telle, je vais le montrer aussi brièvement que possible.

3. Que la fonction de celui qui détient l’imperium soit de se tenir toujours informé de l’état et de la condition de l’impe-rium, de veiller au salut commun de tous et de faire tout ce qui est utile à la majorité des sujets, tout le monde l’accorde. Et comme un homme ne peut pas à lui seul tout examiner, avoir toujours l’esprit présent et en état de penser, et que souvent la maladie, la vieillesse ou autre chose l’empêche de s’occuper des affaires publiques, il est donc nécessaire que le monarque ait des conseillers qui se tiennent informés de l’état des choses, qui aident le roi de leur conseil et souvent le remplacent ; et c’est ainsi que l’imperium autrement dit la cité restera toujours, en esprit, une et la même.

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4. Mais comme la nature humaine est ainsi faite que chacun met le plus d’affect à rechercher son intérêt personnel, juge les plus équitables les droits qu’il croit nécessaires pour conserver et augmenter sa chose, et défend la cause d’autrui pour autant qu’il croit, ce faisant, consolider sa chose, de là suit qu’il faut nécessairement choisir des conseillers dont les choses et l’intérêt personnels dépendent du salut et de la paix communs à tous. Et par suite il est évident que si l’on en choisit un certain nombre au sein de chaque genre de citoyens, autrement dit de chaque classe, ce qui, dans ce conseil, aura recueilli le plus grand nombre de suffrages sera utile à la majorité des sujets. Et quoique ce conseil, composé de ce fait d’un si grand nombre de citoyens, doive nécessairement en réunir un grand nombre dont l’esprit sera très peu dégrossi, il est pourtant certain que chacun sera suffisamment habile et rusé dans les affaires auxquelles il s’est longtemps consacré avec beaucoup d’affect. Par consé-quent, si seuls sont choisis ceux qui auront atteint l’âge de cinquante ans sans encourir d’ignominie dans la conduite de leurs affaires, ils seront suffisamment aptes à donner des conseils sur des sujets les concernant, surtout si, dans les affaires de plus grande importance, il leur est accordé un temps de réflexion. Ajoutez à cela qu’il s’en faut de beau-coup qu’un conseil peu nombreux ne compte pas en son sein des hommes très peu dégrossis. Au contraire, ils y sont en majorité vu que chacun fait tout son possible pour avoir des collègues stupides qui soient suspendus à sa bouche, ce qui n’a pas lieu dans de grands conseils.

5. En outre, il est certain que chacun aime mieux commander qu’être commandé. Nul en effet ne concède volontairement l’imperium à autrui, comme le dit Salluste dans son premier discours à César 23. Et par suite, il est évident que la multitude entière ne transfèrerait jamais son droit à quelques-uns ou à un seul si elle pouvait réaliser l’accord en son sein et si les contro-verses qui éclatent généralement dans les grands conseils ne l’entraînaient pas dans des séditions. Et par suite, ce que la multitude transfère librement à un roi, c’est uniquement ce qu’elle n’arrive absolument pas à avoir en son pouvoir, c’est-à-dire, mettre un terme aux controverses et décider rapidement.

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Car ce qui se fait également couramment, à savoir choisir un roi en ayant en vue la guerre, parce que les rois font la guerre avec beaucoup plus de succès, c’est évidemment une sottise : c’est, pour faire la guerre avec plus de succès, vouloir être dans la servitude en temps de paix, à supposer du reste que la paix soit concevable dans un imperium dont le pouvoir souverain a été transféré à un seul avec seulement la guerre en vue, car celui-ci, du coup, ne peut mieux montrer sa valeur et ce qu’ils possèdent tous en sa seule personne qu’en entrant en guerre, alors qu’au contraire un imperium démocratique présente cette supériorité que son mérite est bien plus grand en temps de paix qu’en temps de guerre. Mais quelle que soit la cause qui fait choisir un roi, ce dernier ne peut, nous l’avons dit, savoir à lui tout seul ce qui est utile à l’imperium ; à cette fin, nous l’avons montré à l’article précédent, il est nécessaire qu’il ait un assez grand nombre de citoyens pour conseillers ; et comme il est absolument inconcevable que sur une question débattue une solution concevable ait échappé à un si grand nombre d’hommes, il s’ensuit qu’à part tous les avis du conseil qui sont transmis au roi, on n’en pourra concevoir aucun autre qui soit approprié au salut du peuple. Et par suite, puisque le salut du peuple est la loi souveraine autrement dit le droit souverain du roi, il s’ensuit que le droit du roi est de choisir un des avis du conseil à lui transmis, et non de décider quoi que ce soit ou de donner un avis qui aille à l’encontre de ce que pense l’ensemble du conseil (voir l’art. 25 du chap. précéd.). Mais si l’on devait transmettre au roi tous les avis formulés au conseil, il pourrait se faire que le roi penche toujours en faveur des petites villes, qui ont le plus petit nombre de suffrages. Car on aura beau établir par une loi du conseil que les avis seront transmis sans nom d’auteur, on ne pourra pourtant jamais prendre tant de précautions qu’il n’en transpire quelque chose. Et par suite il faut nécessaire-ment poser que tout avis n’ayant pas recueilli au moins cent suffrages sera tenu pour nul, et c’est évidemment un point de droit que les plus grandes villes défendront nécessairement avec la plus grande énergie.

6. Si je ne m’appliquais à la brièveté, je montrerais ici d’autres grandes utilités de ce conseil ; en voici une, tout de même,

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qui me semble de très grande importance : c’est que rien ne peut mieux inciter à la vertu que l’espérance partagée d’accéder à cet honneur suprême. Car nous sommes tous au plus haut point conduits par la gloire, comme nous l’avons abondamment montré dans notre Éthique.

7. Que la majorité de ce conseil n’aura jamais l’esprit à faire la guerre, mais aura toujours un grand zèle et amour pour la paix, on n’en peut pas douter. Car, outre qu’ils auront toujours peur que la guerre ne leur fasse perdre leurs biens en même temps que la liberté, s’y ajoute le fait que la guerre exige des dépenses nouvelles qu’ils auront à régler, et aussi, que leurs enfants et leurs proches, ceux qui s’occupent des soins de leur maison, se verront forcés, en temps de guerre, de consacrer leur zèle aux armes et de prendre part à des combats d’où ils ne pourront rapporter à la maison que des cicatrices gratuites. Car, comme nous l’avons dit à l’art. 31 du chapitre précédent, la milice ne touchera pas de solde, et à l’art. 10 du même chapitre, elle sera formée exclusivement de citoyens, à l’exception de tout autre.

8. Autre chose encore est également très important pour assurer paix et concorde : c’est qu’aucun citoyen n’ait de biens immeubles (voir l’art. 12 du chap. précéd.). Du coup, une guerre fait courir un risque à peu près égal à chacun d’entre eux. Car tous, pour s’enrichir, devront s’adonner au commerce, ou bien se faire crédit entre eux si, comme jadis les Athéniens, on a fait une loi interdisant de prêter à intérêt son argent à d’autres qu’aux habitants ; et par suite, les affai-res dont ils auront à traiter soit seront liées entre elles, soit requerront les mêmes moyens pour être menées à bien. Et par suite, l’esprit de la majorité de ce conseil sera la plupart du temps un et le même concernant les affaires communes et les arts de la paix ; car, comme nous l’avons dit à l’art. 4 de ce chapitre, chacun défend la cause d’autrui pour autant qu’il croit, ce faisant, consolider sa chose.

9. Qu’il ne viendra jamais à l’esprit de quiconque de corrom-pre ce conseil par des cadeaux, on n’en peut pas douter. En effet, si quelqu’un gagne à lui tel ou tel parmi tant d’hommes,

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il n’en sera pas avancé pour autant. Car, nous l’avons dit, tout avis n’ayant pas recueilli au moins cent suffrages est nul.

10. En outre, que, ce conseil une fois établi, le nombre de ses membres ne pourra pas être réduit, nous le verrons aisément si nous considérons les affects que les hommes ont tous en commun. En effet ils sont tous conduits par la gloire, et il n’en est pas un qui, vivant dans un corps sain, n’espère vivre vieux longtemps. Si donc nous faisons le calcul de ceux qui ont effectivement atteint l’âge de cinquante ou soixante ans et si en outre nous prenons en compte le grand nombre de conseillers choisis chaque année, nous verrons qu’il est à peu près impossible qu’il s’en trouve un seul, parmi ceux qui portent les armes, qui ne soit tenu par une grande espérance d’être élevé à cet honneur ; et par suite, tous défendront de toutes leurs forces ce point de droit concernant le nombre de conseillers. Car, il faut le noter, la corruption est aisée à prévenir si elle ne s’insinue pas insensiblement ; et comme en choisir un nombre moindre au sein de chaque famille est plus facile à concevoir et engendre moins d’envie que de le faire au sein de telle ou telle ou d’exclure telle ou telle, la consé-quence en est (par l’art. 15 du chap. précéd.) que le nombre des conseillers ne pourrait être réduit qu’en en supprimant d’un seul coup le tiers, le quart ou le cinquième ; c’est là un changement à coup sûr très considérable, et par conséquent tout à fait incompatible avec la pratique courante. En outre, on n’a pas à redouter de retard ou de négligence dans l’élec-tion puisque c’est le conseil lui-même qui en complète le nombre. Voir l’art. 16 du chapitre précédent.

11. Et donc le roi, qu’il soit conduit par la crainte de la mul-titude ou le désir de s’attacher la majorité de la multitude armée, ou qu’il soit conduit par la générosité d’âme à veiller à l’intérêt public, appuiera toujours l’avis qui aura recueilli le plus grand nombre de suffrages, c’est-à-dire (par l’art. 5 de ce chap.) qui est le plus utile à la majeure partie de l’imperium, ou bien, si faire se peut, il s’emploiera à concilier les différents avis qui lui auront été transmis, afin d’attirer à lui l’ensemble des citoyens (il y mettra toute son énergie) et pour qu’ils sachent d’expérience, dans la paix autant que dans la guerre,

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ce qu’ils possèdent tous en sa seule personne. Et par suite, c’est lorsqu’il veillera le plus au salut commun de la multitude qu’il sera le plus de son droit et aura le plus l’imperium.

12. Car un roi ne peut à lui seul contenir tout le monde par la crainte. Mais, nous l’avons dit, sa puissance s’appuie sur le nombre des soldats, et surtout sur leur vertu et leur fidélité, laquelle, chez les hommes, sera toujours constante aussi longtemps que les liera le besoin, honnête ou honteux. C’est pourquoi les rois, d’ordinaire, encouragent les soldats plus souvent qu’ils ne les répriment, dissimulent leurs vices plutôt que leurs vertus, et la plupart du temps, afin d’oppri-mer les meilleurs, recherchent des paresseux et des hommes perdus de débauches, les distinguent, leur viennent en aide avec de l’argent ou une faveur, leur serrent chaleureusement la main, leur envoient des baisers et, pour être les maîtres, se livrent à mille servilités. Et donc, si l’on veut que ce soient les citoyens que le roi distingue plus que les autres, et qu’ils restent de leur droit autant que l’état civil autrement dit l’équité le permet, il est nécessaire que la milice soit com-posée uniquement de citoyens, et que ceux-ci se conforment aux conseils 24 ; et au contraire, nécessairement, les citoyens sont entièrement sous le joug et les fondements d’une guerre éternelle se trouvent jetés dès lors qu’ils souffrent que soient engagées des troupes auxiliaires faisant commerce de la guerre, qui n’ont jamais plus de force que dans les discordes et les séditions.

13. Que les conseillers du roi ne doivent pas être élus à vie, mais pour trois, quatre ou cinq ans maximum, cela résulte avec évidence tant de l’art. 10 de ce chapitre que de ce que nous avons dit à l’art. 9 également de ce chapitre. Car s’ils étaient élus à vie, outre que la majorité des citoyens ne pourrait guère concevoir la moindre espérance d’accéder à cet honneur, que, par suite, en naîtrait une grande inégalité entre les citoyens d’où naîtraient envie, murmures incessants et, pour finir, des séditions que des rois avides de dominer verraient d’un très bon œil, outre cela, ils se permettraient à peu près tout sur tout (bien sûr, ne craignant pas d’avoir des successeurs), sans guère rencontrer d’opposition de la

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part du roi. Car plus ils seront haïs des citoyens, plus ils adhèreront au roi et plus ils seront enclins à le flatter. Et même, cinq ans semblent encore trop, car en cinq ans il ne semble pas impossible qu’une assez grande partie du conseil (si grand soit-il) soit corrompue par des cadeaux ou des faveurs. Et par suite la chose ira bien plus sûrement si chaque année deux conseillers issus de chaque famille cèdent la place et que leur en succèdent autant (si du moins on doit prendre cinq conseillers au sein de chaque famille), excepté l’année où l’expert en droit d’une famille se retire et où l’on en choisit un nouveau à la place.

14. En outre, nul roi ne peut se promettre plus de sécurité que celui qui règne dans une cité de ce type. Car outre que ne tarde pas à périr celui dont les soldats ne veulent pas le salut, il est certain que le danger suprême, pour les rois, vient de ceux qui leur sont le plus proches. Et donc, moins les conseillers sont nombreux, et par conséquent plus ils sont puissants, plus est grand le danger, pour le roi, qu’ils transfèrent l’imperium à un autre. Rien n’épouvanta plus David que le fait que son conseiller Akhitophel eût choisi le parti d’Absalom.25 À quoi s’ajoute que si tout le pouvoir absolument a été transféré à un seul, il peut beaucoup plus facilement être transféré à un autre. Et de fait, deux simples soldats entreprirent de transférer l’imperium romain et ils le transférèrent. (Tacite, Histoires, livre i) 26 Je ne dis rien des artifices et manœuvres habiles auxquels les conseillers doivent avoir recours pour veiller sur eux-mêmes et ne pas être immolés à l’envie, car ils ne sont que trop connus ; et qui lit les livres d’histoire ne peut ignorer que la loyauté des conseillers leur a la plupart du temps été fatale ; et par suite, pour veiller sur eux-mêmes, il leur faut être non pas loyaux, mais rusés. Mais si les conseillers sont trop nombreux pour être en mesure de s’associer dans un même crime, sont tous égaux entre eux et n’occupent pas leur fonction pour plus de quatre ans, ils ne peuvent absolument pas être un motif de crainte pour le roi, à moins qu’il ne tente de leur arracher leur liberté, auquel cas il offenserait à part égale tous les citoyens. Car (comme l’a excellemment observé Ant. Perez) l’exer-cice de l’imperium absolu est, pour le prince, extrêmement

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dangereux, pour les sujets, extrêmement odieux, et contraire aux institutions tant divines qu’humaines, comme le mon-trent d’innombrables exemples.

15. Outre ces fondements-ci, nous en avons, dans le chapitre précédent, jeté d’autres qui engendrent une grande assu-rance, pour le roi, d’exercer l’imperium, et pour les citoyens, d’avoir liberté et paix, choses que nous allons montrer en leur lieu. Car j’ai voulu démontrer en premier les fonde-ments qui concernent le conseil suprême et qui sont de très grande importance. Je vais à présent parcourir les autres dans l’ordre où je les ai proposés.

16. Que les citoyens sont d’autant plus puissants, et par conséquent d’autant plus de leur droit, que leurs villes sont plus grandes et plus fortifiées, cela n’est pas douteux. En effet, plus le lieu de leur résidence est sûr, mieux ils peuvent protéger leur liberté, autrement dit moins ils peuvent crain-dre l’ennemi extérieur ou intérieur, et il est certain que les hommes veillent naturellement d’autant plus à leur sécurité que leur richesse leur donne plus de puissance. Tandis que les villes qui, pour se conserver, ont besoin de la puissance d’autrui, n’ont pas un droit égal à celui de cet autre, mais sont de son droit à lui en tant qu’elles ont besoin de sa puissance. Nous avons en effet montré au chapitre ii que le droit est défini par la seule puissance.

17. C’est également pour cette raison, j’entends, pour que les citoyens demeurent de leur droit et protègent leur liberté, que la milice doit être composée exclusivement des citoyens, sans en exempter aucun. En effet un homme armé est plus de son droit qu’un homme non armé (voir l’art. 12 de ce chap.), et des citoyens qui ont livré leurs armes à un autre et lui ont confié la fortification de leurs villes transfèrent absolument leur droit à cet autre et se fient entièrement à sa bonne foi. À quoi s’ajoute l’avarice, par laquelle la plu-part des hommes sont au plus haut point conduits. En effet, engager des troupes auxiliaires ne peut se faire sans de gran-des dépenses, et les citoyens ont du mal à supporter d’avoir à payer pour entretenir une armée oisive. Et qu’il ne faut

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pas élire un commandant de la milice tout entière, ou d’une grande partie de celle-ci, pour plus d’un an sauf en cas de nécessité absolue, tous ceux qui ont lu les histoires aussi bien sacrées que profanes le savent. Et la raison ne nous enseigne rien de plus clair. Car, manifestement, on confie entièrement la force de l’imperium à quelqu’un dès lors qu’on lui laisse assez de temps pour accéder à la gloire militaire et hisser son nom au-dessus de celui du roi, ou pour se gagner la fidélité de la milice par des complaisances, des libéralités et autres artifices familiers aux généraux, grâce auxquels ils cherchent à asservir les autres et à assurer leur domination. Enfin, et pour accroître la sécurité de l’imperium tout entier, j’ai ajouté que ces commandants de la milice doivent être choisis parmi les conseillers du roi ou ceux qui auront assuré cette fonction, c’est-à-dire des hommes qui ont atteint l’âge où, en général, on préfère la sécurité de l’ancien au danger de la nouveauté.

18. J’ai dit que les citoyens devaient être répartis en familles (voir les art. 11, 15 et suivants du chap. vi), et qu’il fallait choisir un nombre équivalent de conseillers au sein de chacune d’elles de façon à ce que les villes plus grandes aient, à pro-portion du nombre de leurs citoyens, plus de conseillers, et puissent, comme il est juste, disposer de plus de suffrages. Car la puissance de l’imperium et par conséquent son droit doit être estimé en fonction du nombre de citoyens ; et je ne pense pas qu’on puisse inventer de moyen plus apte que celui-ci à sauvegarder cette égalité entre les citoyens, eux qui sont tous ainsi faits, par nature, que chacun veut être compté au nombre de sa lignée et se distinguer des autres par son ascendance.

19. En outre, dans l’état de nature il n’est rien qu’on puisse moins s’arroger et rendre moins de son droit que le sol, ainsi que tout ce qui adhère au sol en sorte qu’on ne peut ni le cacher ni l’emporter où l’on veut. Et donc le sol et tout ce qui y adhère de la façon que nous venons de dire est, au tout premier chef, du droit commun de la cité, à savoir de tous ceux qui, joignant leurs forces, peuvent le revendiquer pour eux-mêmes, ou de celui auquel ils ont tous donné pouvoir

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de le revendiquer pour eux ; et par conséquent les citoyens estiment nécessairement la valeur du sol et de tout ce qui y adhère au besoin qu’ils en ont pour pouvoir se fixer en cet endroit et protéger le droit commun autrement dit leur liberté. Par ailleurs, nous avons montré à l’art. 8 de ce cha-pitre les avantages que la cité ne peut manquer d’en retirer.

20. Pour que les citoyens soient égaux autant que faire se peut, chose au premier chef nécessaire dans une cité, doivent être tenus pour nobles uniquement les descendants du roi. Mais si l’on permettait à tous les descendants du roi de se marier et de faire des enfants, au fil du temps ils devien-draient très nombreux et seraient, pour le roi et pour tous, non seulement une charge mais en plus un terrible danger. Car les hommes jouissant d’abondants loisirs méditent généralement des forfaits. D’où vient que si les rois sont induits à faire la guerre, c’est très souvent à cause des nobles, parce que, lorsqu’il y a pléthore de nobles, la guerre offre aux rois plus de sécurité et de tranquillité que ne le fait la paix. Mais je laisse cela comme suffisamment connu, ainsi que ce que j’ai dit dans les art. 15 à 27 du chapitre précédent. Car l’essentiel a été démontré dans ledit chapitre et le reste est par soi manifeste.

21. Que les juges doivent être suffisamment nombreux pour qu’un particulier ne puisse corrompre la majorité d’entre eux par des cadeaux, qu’ils doivent exprimer leur vote non pas publiquement mais secrètement, et qu’ils méritent récompense pour leurs vacations, cela aussi est connu de tous (voir les art. 27 et 28 du chap. vi). Mais c’est partout l’usage qu’ils reçoivent une paye à l’année, du coup ils ne se bousculent pas pour trancher les litiges et l’instruction des procès souvent n’en finit pas. Ensuite, là où les rois sont rétribués sur les biens confisqués, il n’est pas rare qu’au cours des instructions l’on considère non le droit ou le vrai, mais la grandeur des richesses : délations partout, et tous les très riches pris pour proies, choses graves et intolérables qu’excuse la nécessité des armes mais qui subsistent également en temps de paix.27 Mais si les juges sont nommés pour deux ou trois ans maximum, leur cupidité 28 se voit tempérée par la crainte qu’ils ont

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de leurs successeurs ; sans parler du fait que les juges ne peuvent pas posséder de biens fixes et doivent, pour gagner de l’argent, prêter le leur à leurs concitoyens. Du coup ils sont forcés de prendre soin d’eux plutôt que leur tendre des pièges, surtout si les juges sont, comme nous l’avons dit, très nombreux.

22. Nous avons dit qu’on ne doit pas verser de solde à la milice. Car la récompense suprême de la milice, c’est la liberté. En effet si chacun, dans l’état de nature, s’efforce autant qu’il peut de se défendre, c’est seulement en vue de la liberté, et la seule récompense qu’il attend de sa vertu guerrière, c’est de s’appartenir ; or dans l’état civil il faut considérer tous les citoyens pris ensemble comme un homme dans l’état de nature, et donc, quand tous servent dans la milice dans l’intérêt de cet état civil, c’est sur eux-mêmes qu’ils veillent et d’eux-mêmes qu’ils s’occupent. En revan-che, conseillers, juges, préteurs, etc., s’occupent des autres plus que d’eux-mêmes, il est donc juste de les récompenser de leurs vacations. S’ajoute à cela qu’en temps de guerre il ne peut y avoir encouragement plus honnête et plus fort à remporter la victoire que l’image de la liberté. Mais si, au contraire, c’est une certaine partie des citoyens qui est dési-gnée pour la milice, outre que cela rendra nécessaire de leur verser une solde donnée, ce sont ceux-là que le roi distin-guera plus que les autres (comme nous l’avons montré à l’art. 12 de ce chap.), c’est-à-dire des hommes qui ne connaissent que les arts de la guerre, que trop de loisir, en temps de paix, fait se corrompre dans la débauche, et qui pour finir, faute de patrimoine, ne méditent que rapines, discordes civiles et guerres. Et par suite nous pouvons affirmer qu’un imperium monarchique de ce type est en vérité un état de guerre, que la milice est seule à y jouir de la liberté et que tous les autres y sont esclaves.

23. Ce que nous avons dit à l’art. 32 du chapitre précé-dent concernant l’admission des étrangers au nombre des citoyens est, je crois, connu par soi. En outre, je ne pense pas que quiconque mette en doute que ceux qui sont proches du roi par le sang doivent être loin de lui, et éloignés par

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des affaires non de guerre, mais de paix, d’où suivront pour eux honneur, et pour l’imperium tranquillité. Mais même cela n’a pas paru suffisamment sûr aux tyrans des Turcs, et du coup ils ont pour religion de tuer tous leurs frères. Rien d’étonnant à cela, car plus absolument le droit de l’imperium est transféré à un seul, plus il est facile (comme nous l’avons montré par un exemple à l’art. 14 de ce chap.) qu’il soit transféré de lui à un autre. Mais que l’imperium monarchique tel que nous le concevons ici, c’est-à-dire où il n’y a pas d’armée mercenaire, sera suffisamment attentif au salut du roi de la façon que nous avons dite, cela est hors de doute.

24. Ce que nous avons dit aux art. 34 et 35 du chapitre pré-cédent est également incontestable. Et que le roi ne doit pas épouser d’étrangère, cela se démontre aisément. Car outre que deux cités, même associées entre elles par traité, sont néanmoins en état d’hostilité (par l’art. 14 du chap. iii), il faut veiller tout particulièrement à ce qu’aucune guerre n’éclate à cause des affaires de la maison du roi, et comme contro-verses et dissensions naissent principalement de l’association résultant du mariage, et que les problèmes entre deux cités se règlent la plupart du temps par le droit de guerre, de là suit qu’il est funeste pour un imperium de s’associer étroi-tement à un autre. Nous en lisons un exemple fatal dans l’Écriture. En effet, à la mort de Salomon, qui s’était uni par le mariage à la fille du roi d’Égypte, son fils Réoboam fit une guerre on ne peut plus malheureuse au roi des Égyptiens, Susac, lequel le soumit entièrement.29 En outre, le mariage de Louis xiv roi des Gaules avec la fille de Philippe iv fut la semence d’une nouvelle guerre ; et dans les histoires on en lit encore bien d’autres exemples.

25. Le visage de l’imperium doit se conserver un et le même, et par conséquent il faut que le roi soit un et de sexe inva-riable, et que l’imperium soit indivisible. Et que, comme je l’ai dit, c’est le fils aîné du roi qui succède de droit à son père, ou bien (s’il n’a pas eu d’enfants) le plus proche du roi par le sang, cela ressort avec évidence tant de l’art. 13 du chapitre précédent que du fait que le choix du roi que fait la multitude doit être, si faire se peut, éternel. Sinon, ce qui

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se produira nécessairement, c’est que le pouvoir souverain de l’imperium reviendra souvent à la multitude, changement extrême et par conséquent extrêmement dangereux. Quant à ceux qui soutiennent que le roi, parce qu’il est le seigneur de l’imperium et qu’il le détient de droit absolu, peut le trans-mettre à qui il veut, choisir le successeur qu’il veut, et que par suite le fils du roi est de droit héritier de l’imperium, ils se trompent manifestement. Car la volonté du roi n’a force de droit qu’aussi longtemps qu’il tient le glaive de la cité, puisque le droit de l’imperium se définit par la seule puis-sance. Donc le roi peut, certes, abdiquer, mais pour qu’il puisse transmettre l’imperium à un autre, encore faut-il que la multitude ou la plus forte partie de celle-ci le laisse faire. Pour comprendre cela plus clairement, il faut observer que si les enfants sont héritiers de leurs parents, ce n’est pas par droit naturel, mais par droit civil. Car c’est uniquement la puissance de la cité qui fait que chacun est maître de certains biens ; et donc c’est cette même puissance autrement dit ce même droit faisant qu’est validée la volonté de quelqu’un par laquelle il a décidé de ses biens, qui fait aussi que cette même volonté demeure encore valide après sa mort aussi longtemps que demeure la cité ; et c’est pourquoi chacun, dans l’état civil, jouit après sa mort du même droit que de son vivant, parce que, comme nous l’avons dit, ce n’est pas tant sa propre puissance que celle, éternelle, de la cité, qui lui permet de décider de ses biens. Mais le cas du roi est totalement différent. Car la volonté du roi, c’est le droit civil même, et le roi c’est la cité même ; et donc, le roi mort, la cité, en quelque sorte, est morte, et l’état civil retourne à l’état de nature et par conséquent le pouvoir souverain retourne naturellement à la multitude, qui du coup peut à bon droit instaurer de nouvelles lois et abroger les anciennes. Et par suite il est clair que nul ne peut à bon droit succéder au roi à moins que la multitude ne le veuille comme succes-seur, ou bien, dans une théocratie comme fut jadis la cité des Hébreux, que Dieu ne l’ait choisi par l’entremise d’un prophète. Nous pourrions, du reste, déduire tout cela du fait que le glaive du roi, autrement dit son droit, est en vérité la volonté de la multitude ou de la plus forte partie de cel-le-ci, ou encore de ceci, que les hommes doués de raison ne

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cèdent jamais de leur droit au point de cesser d’être hommes et d’être traités comme du bétail. Mais il n’est pas besoin de développer cela.

26. Par ailleurs, nul ne peut transférer à un autre le droit de religion, autrement dit le droit de rendre un culte à Dieu. Mais de cela nous avons abondamment traité dans les deux derniers chapitres du Traité théologico-politique, il est donc inutile de le redire ici. Et je pense avoir ainsi démontré suf-fisamment clairement, quoique brièvement, les fondements du meilleur imperium monarchique. Et leur cohérence, autrement dit la cohésion interne de l’imperium, on l’obser-vera aisément si l’on veut bien les considérer ensemble avec quelque attention. Il ne me reste plus qu’à prévenir qu’ici je conçois un imperium monarchique institué par une mul-titude libre, seule à même de leur trouver quelque usage. Car une multitude habituée à une autre forme d’imperium ne pourra pas déraciner les fondements de l’imperium entier qu’elle a hérités et changer la structure de l’imperium entier sans risquer grandement de le faire s’écrouler.

27. Et peut-être ce que nous avons écrit sera-t-il accueilli par les rires de ceux qui limitent à la seule plèbe des vices qu’on rencontre chez tous les mortels, ceux qui disent : “chez le vulgaire point de mesure, s’ils n’ont pas peur ils sont terribles, la plèbe ou bien est une humble esclave ou bien un dominateur orgueilleux”, etc. Or la nature est une et commune à tous. Seulement la puissance et la culture nous abusent. Si bien que, de deux hommes qui font la même chose, nous disons souvent : “lui, il a le droit de faire ça impunément, mais pas lui”, alors que ce n’est pas la chose qui diffère, mais celui qui la fait. L’orgueil est propre à tous ceux qui dominent. Une nomination pour un an rend les hommes orgueilleux : qu’en sera-t-il de nobles exerçant des honneurs éternels ! Seulement leur arrogance s’orne de faste, de luxe, de prodigalité et d’un subtil dosage de vices, d’une certaine docte ignorance et de quelque élégance dans la honte, si bien que des vices qui sont honteux et répugnants quand on les considère séparément, parce qu’alors ils crè-vent les yeux, semblent honnêtes et bienséants aux yeux des

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simples et des ignorants. Ensuite : “chez le vulgaire point de mesure, s’ils n’ont pas peur ils sont terribles « : oui, parce que liberté et servitude ne se mélangent pas aisément. Enfin, rien d’étonnant à ce que la plèbe ne possède ni vérité ni jugement quand les affaires les plus importantes de l’imperium sont traitées à son insu et qu’elle ne les conjecture qu’à partir du peu de chose qu’on ne peut lui cacher. Suspendre son juge-ment, en effet, est une vertu rare. Et donc vouloir traiter de tout à l’insu des citoyens et vouloir en même temps qu’ils ne portent pas sur tout des jugements erronés et n’interprètent pas tout de travers, c’est le comble de l’absurdité. Car si la plèbe pouvait se tempérer et suspendre son jugement sur les choses qu’elle connaît mal, ou juger correctement des choses à partir du peu qu’elle en sait, elle serait assurément plus digne de gouverner que d’être gouvernée. Mais, nous l’avons dit, la nature est la même pour tous. Tout le monde est rendu orgueilleux par la domination, tout le monde est terrible quand il n’a pas peur, et la vérité, partout et la plu-part du temps, est enfreinte par ceux qu’elle irrite ou met en danger, surtout là où dominent un homme ou quelques-uns qui instruisent les procès en considérant non le droit ou le vrai, mais la grandeur des richesses.

28. Ensuite, d’ordinaire, les soldats qui touchent une solde, donc habitués à la discipline militaire, endurants au froid et à la faim, méprisent la masse des citoyens, la raison en étant qu’elle leur est très inférieure quand il s’agit de donner l’assaut ou de combattre en plaine. Mais que, pour autant, cette infériorité-là rende l’imperium moins heureux ou moins solide, nul homme à l’esprit sain ne l’affirmera. Au contraire, quiconque pèse équitablement les choses reconnaîtra que l’imperium le plus solide de tous est celui qui est capable de se borner à protéger ses acquis, de ne pas convoiter ceux d’autrui, et qui de ce fait s’efforce par tous les moyens d’évi-ter la guerre et fait tout son possible pour protéger la paix.

29. Je reconnais, du reste, que les desseins de cet imperium ne peuvent guère rester secrets. Mais chacun reconnaîtra également avec moi que mieux vaut de bons desseins d’un imperium connus des ennemis que de mauvais tramés par

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des tyrans à l’insu des citoyens. Ceux qui peuvent traiter en secret des affaires de l’imperium le tiennent absolument en leur pouvoir, et comme à l’ennemi en temps de guerre, ils tendent en temps de paix des pièges aux citoyens. Que le silence soit souvent utile à l’imperium, nul ne peut le nier ; mais que sans lui ce même imperium ne pourrait subsister, nul ne le prouvera jamais. En revanche, confier absolument la république à quelqu’un et en même temps posséder la liberté, voilà qui est tout à fait impossible ; et par suite, c’est une absurdité que de vouloir éviter un léger dommage par un mal très grand. Mais ce fut toujours le refrain de ceux qui convoitent l’imperium absolu, que d’affirmer qu’il est vraiment de l’intérêt de la cité que l’on traite de ses affaires en secret et autres choses du même genre, qui ouvrent la voie à un joug d’autant plus pesant qu’elles se couvrent plus de l’image de l’utilité.

30. Enfin, quoique aucun imperium, à ma connaissance, n’ait été institué sous toutes les conditions que nous avons dites, nous pourrions cependant montrer par l’expérience elle-même que cette forme d’imperium monarchique est la meilleure si nous voulions considérer les causes de conserva-tion et de destruction de chaque imperium non barbare. Mais je ne pourrais le faire ici sans ennuyer grandement le lecteur. Néanmoins, je ne veux pas passer sous silence un exemple qui semble digne de mémoire, je parle de l’imperium des Aragonais, lesquels, affectés d’une singulière fidélité envers leurs rois et d’une non moins grande constance, conservè-rent inviolées les institutions de leur royaume. Car aussitôt qu’ils eurent libéré leur nuque du joug servile des Maures, ils décidèrent de se choisir un roi ; mais sous quelles conditions, ils n’étaient pas assez d’accord entre eux et donc ils décidè-rent de consulter sur ce point le souverain pontife Romain. Celui-ci, se comportant en l’occurrence en vrai vicaire du Christ, les blâma de ne pas s’être instruits de l’exemple des Hébreux et de réclamer un roi avec une telle obstination ; mais s’ils ne voulaient pas changer d’avis, il leur recommanda de ne pas se choisir de roi avant d’avoir institué des procé-dures suffisamment équitables et accordées au génie de leur nation, et, avant toute chose, de créer un conseil suprême qui

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s’opposât aux rois, comme les éphores des Lacédémoniens, et qui eût le droit absolu de trancher les litiges qui naîtraient entre le roi et les citoyens. Et donc, ayant suivi ce conseil, ils instituèrent les droits qui leur semblèrent les plus équi-tables de tous, dont l’interprète suprême, et donc le juge suprême, ne serait pas le roi mais le conseil qu’ils nomment les Dix-sept et dont le président est appelé Justice. Et donc ce Justice et ces Dix-sept, désignés à vie non pas par un vote mais par tirage au sort, ont le droit absolu de révoquer et de condamner toutes les sentences rendues contre tout citoyen par les autres conseils, tant politiques qu’ecclésiastiques, ou par le roi lui-même, si bien que n’importe quel citoyen aurait le droit de citer le roi lui-même devant ce tribunal. En outre, ils eurent même le droit, jadis, de choisir le roi et de lui ôter le pouvoir. Mais, après bien des années, le roi don Pedro, dit Poignard, à force d’intrigues, de largesses, de promesses et de toutes sortes de services, réussit à faire que ce droit fût aboli (sitôt qu’il y eut réussi, il s’amputa d’une main devant tout le monde avec un poignard, ou bien, ce que je croirais plus aisément, il se la blessa, en ajoutant que pour que les sujets aient permis de choisir un roi il fallait que le roi versât son sang), à une condition cependant : qu’ils aient le droit, comme ils l’avaient eu, de prendre les armes contre toute violence exercée par quiconque voudrait s’emparer de l’imperium à leur détriment, bien plus, contre le roi lui-même et contre le prince héritier s’il agissait ainsi. Disposition par laquelle, assurément, ils corrigèrent le droit précédent plus qu’ils ne l’abolirent. Car, nous l’avons montré aux art. 5 et 6 du chapitre iv, ce n’est pas le droit civil, mais le droit de guerre, qui peut faire qu’un roi soit privé de la puissance de dominer, ou que les sujets soient condamnés à répondre à sa violence par la violence. Outre cette disposition, il en fut stipulé d’autres qui ne concernent pas notre objet. Ces pro-cédures, mises sur pied d’après l’avis de tous, demeurèrent inviolées incroyablement longtemps, la bonne foi des rois à l’égard des sujets n’ayant toujours d’égale que celle des sujets envers le roi. Mais du jour où le royaume fut passé par héri-tage à Ferdinand de Castille, qui fut le premier de tous à être nommé Catholique, cette liberté des Aragonais commença à être odieuse aux Castillans, qui du coup ne cessaient de

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chercher à convaincre Ferdinand de retrancher ces droits. Mais lui, pas encore accoutumé à l’imperium absolu, n’osa rien tenter, et à ses conseillers il répondit ceci : outre qu’il avait reçu le royaume des Aragonais sous ces conditions-là, qu’ils connaissaient, et qu’il avait juré très saintement de les préserver, et outre qu’il n’est pas d’un homme de manquer à la parole donnée, il s’était mis dans l’idée que son royaume serait stable aussi longtemps que la sécurité du roi ne serait pas proportionnellement plus grande que celle des sujets, de façon à ce que le roi n’ait pas plus de poids que les sujets ni les sujets plus que le roi ; car si l’une ou l’autre partie venait à être plus puissante, la partie la plus faible s’efforcerait non seulement de rétablir l’égalité d’avant, mais de faire payer à l’autre la douleur du dommage enduré, d’où s’ensuivrait la ruine de l’une ou l’autre des parties ou des deux. Paroles dont, vraiment, je ne saurais assez admirer la sagesse si celui qui les prononça eût été un roi habitué à commander à des esclaves et non à des hommes libres. Et donc, si les Aragonais conservèrent leur liberté après Ferdinand, ils le durent non plus au droit, mais à la grâce de rois plus puissants, jusqu’à Philippe ii qui les opprima avec certes plus de succès mais non moins de cruauté qu’il ne le fit des Provinces-Unies. Et quoique Philippe iii, semble-t-il, ait restauré l’ancien état de choses, il n’empêche que les Aragonais, arrêtés, dans leur grande majorité, par le désir de flatter plus puissants qu’eux (car regimber contre l’aiguillon est stupide) et les autres par la terreur, ne retinrent de la liberté que de belles paroles et de vaines procédures.

31. Notre conclusion est donc qu’une multitude, sous un roi, peut conserver une liberté assez ample pourvu qu’elle fasse en sorte que la puissance du roi soit déterminée par la seule puissance de la multitude elle-même, et que ce soit la multitude elle-même qui la sauvegarde. Et telle fut la seule règle que j’ai suivie en posant les fondements de l’imperium monarchique.

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chapitre vii i

1. Jusqu’ici il s’est agi de l’imperium monarchique. Nous allons dire à présent comment doit être institué l’aristo-cratique pour qu’il puisse perdurer. Nous avons dit être aristocratique l’imperium détenu non par un seul homme, mais par un certain nombre d’hommes choisis parmi la mul-titude, que nous appellerons dans la suite patriciens. Je dis expressément : détenu par un certain nombre d’hommes choisis. Car la principale différence entre cet imperium et l’imperium démocratique, c’est justement que dans l’imperium aristocra-tique le droit de gouverner dépend uniquement d’un choix tandis que dans le démocratique il dépend essentiellement d’un droit, inné ou acquis par le sort (comme nous le dirons en son lieu) ; et par suite, même si la multitude d’un cer-tain imperium se voit admise tout entière au nombre des patriciens, dès lors que ce droit n’est pas héréditaire et ne se transmet pas à d’autres par une loi commune, l’impe-rium sera pourtant tout à fait aristocratique puisque nul n’est admis au nombre des patriciens à moins d’avoir été expressément choisi. Seulement, s’ils ne sont que deux à être admis, chacun s’efforcera d’être plus puissant que l’autre et l’imperium, en raison de l’excessive puissance de chacun des deux, sera aisément divisé en deux, et en trois, quatre ou cinq s’ils sont trois, quatre ou cinq à le détenir. En revanche, plus ils seront nombreux à se voir déféré l’imperium, plus seront faibles ces parties. D’où suit que, si l’on veut que l’imperium aristocratique soit stable, il faudra tenir compte de la grandeur de l’imperium pour déterminer le nombre minimum de patriciens.

2. Posons donc que pour un imperium de grandeur moyenne, il suffise qu’il y ait cent meilleurs 30 auxquels soit déféré le pouvoir souverain de l’imperium, et auxquels par conséquent revienne le droit de choisir leurs collègues patriciens lorsque l’un d’eux vient à mourir. Il est sûr que ces cent feront tout leur possible pour que leur succèdent leurs fils ou ceux qui leur sont le plus proches par le sang. Si bien que le pouvoir souverain de l’imperium sera toujours entre les mains de ceux

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que la fortune a donnés aux patriciens pour fils ou consan-guins ; et comme, sur cent hommes accédant aux honneurs par fortune, il s’en trouvera à peine trois qui soient doués et vigoureux en matière d’art et de conseil, ce qui se pro-duira c’est que le pouvoir de l’imperium sera entre les mains non pas des cent, mais seulement des deux ou trois dotés d’intelligence, qui n’auront pas de mal à tirer tout à eux, et chacun d’eux, suivant l’usage de l’humain désir, pourra frayer le chemin menant à la monarchie. Et par suite, si nous comptons bien, le pouvoir souverain d’un imperium dont la grandeur exige au minimum une centaine de meilleurs devra nécessairement être déféré à cinq mille patriciens minimum. De cette façon, en effet, on ne manquera jamais de trouver cent hommes excellents par l’intelligence, en supposant que sur cinquante qui ambitionnent les honneurs et les acquiè-rent, on en trouvera bien toujours un qui ne soit pas inférieur aux meilleurs, sans compter un certain nombre d’autres qui, tâchant d’égaler les vertus des meilleurs, sont de ce fait éga-lement dignes de gouverner.

3. Il est assez fréquent que les patriciens soient les citoyens d’une seule ville, qui est la capitale de tout l’imperium si bien que la cité autrement dit la république tire d’elle son nom, comme jadis la république Romaine, aujourd’hui la Vénitienne, la Génoise, etc. Mais la république des Hollandais tire son nom d’une province entière, ce qui fait que les sujets de cet imperium jouissent d’une plus grande liberté. À présent, avant de pouvoir déterminer les fonde-ments sur lesquels doit reposer cet imperium aristocratique, il nous faut souligner la différence qu’il y a entre l’imperium qui est transféré à un seul homme et celui qui est transféré à un conseil suffisamment grand, laquelle différence est tout à fait considérable. Car, premièrement, la puissance d’un seul homme est largement insuffisante pour soutenir l’imperium tout entier (comme nous l’avons dit à l’art. 5 du chap. vi), ce que nul ne peut dire d’un conseil suffisamment grand sans énoncer une absurdité manifeste. En effet, affirmer qu’un conseil est suffisamment grand c’est nier du même coup qu’il soit insuffisant pour soutenir l’imperium. Et donc un roi a extrêmement besoin de conseillers, tandis qu’un conseil

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de cette sorte, très peu. Ensuite, les rois sont mortels, et les conseils éternels. Et par suite, la puissance de l’imperium une fois transférée à un conseil suffisamment grand ne retourne jamais à la multitude, ce qui n’est pas le cas dans l’imperium monarchique, comme nous l’avons montré à l’art. 25 du chapitre précédent. Troisièmement, l’imperium d’un roi est souvent précaire, parce que celui-ci est enfant, ou malade, ou vieux, ou pour d’autres causes encore, alors que la puissance d’un conseil de cette taille, en revanche, reste toujours une et la même. Quatrièmement, la volonté d’un seul homme est extrêmement changeante et inconstante ; et c’est pour cette raison que, certes, tout droit d’un imperium monarchique est l’expression de la volonté du roi (comme nous l’avons dit à l’art. 1 du chap. précéd.), mais toute volonté du roi n’est pas nécessairement droit, ce que l’on ne peut dire de la volonté d’un conseil suffisamment grand. Car le conseil n’ayant pas lui-même besoin de conseillers (comme nous venons de le montrer), toute volonté émanant de lui doit nécessairement faire droit. Et nous en concluons que l’imperium transféré à un conseil suffisamment grand est absolu, ou du moins se rapproche extrêmement de l’imperium absolu. Car s’il y a un imperium absolu, c’est en vérité celui que détient la multitude tout entière.

4. Néanmoins, dans la mesure où cet imperium aristocra-tique ne retourne jamais à la multitude (comme on vient de le montrer), où l’on n’y consulte jamais la multitude, mais qu’absolument toute volonté de ce même conseil est droit, il faut tout à fait le considérer comme absolu, et par conséquent ses fondements doivent reposer uniquement sur la volonté et le jugement de ce même conseil, et non sur le soin vigilant de la multitude puisque celle-ci est empêchée tant de conseiller que de voter. Et donc, si, en pratique, l’im-perium n’est pas absolu, cela ne peut venir que du fait que la multitude fait peur à ceux qui ont l’imperium et, du coup, s’arroge à elle-même quelque liberté, qu’elle s’arroge et pos-sède sinon par une loi expresse, du moins tacitement.

5. On voit donc que la condition de cet imperium sera la meilleure s’il a été institué de telle sorte qu’il se rapproche le

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plus possible de l’imperium absolu, c’est-à-dire de telle sorte que la multitude, autant que faire se peut, soit à craindre le moins possible, et ne conserve d’autre liberté que celle qui doit nécessairement lui être attribuée en vertu de la consti-tution de l’imperium lui-même et qui, par suite, n’est pas tant le droit de la multitude que celui de l’imperium tout entier, droit que les meilleurs sont seuls à s’arroger et conserver comme leur. C’est en effet de cette façon que la pratique s’accordera le mieux avec la théorie, comme cela ressort avec évidence de l’article précédent et comme cela est également manifeste par soi. Car l’imperium, incontestablement, sera d’autant moins aux mains des patriciens que la plèbe s’ar-rogera à elle-même plus de droits, comme sont ceux qu’ont traditionnellement en basse Allemagne les corporations d’artisans appelées guildes en langue vulgaire.

6. Et quoique l’imperium soit absolument transféré au conseil, la plèbe n’en a pas pour autant à craindre de sa part une quelconque menace de cruelle servitude. Car ce qui peut déterminer la volonté d’un conseil de cette taille, ce n’est pas tant le désir capricieux que la raison ; en effet ce sont les affects mauvais qui entraînent les hommes dans des directions différentes, et ce n’est qu’en tant qu’ils aspirent aux choses honnêtes, ou qui du moins semblent telles, qu’ils peuvent être conduits comme par un seul esprit.

7. Donc, en déterminant les fondements de l’imperium aristocratique, il faut veiller avant tout à ce qu’ils reposent uniquement sur la volonté et la puissance de ce conseil suprême et soient tels que le conseil soit de son droit autant que faire se peut, et que la multitude ne présente pas de danger pour lui. Pour déterminer ces fondements, qui donc reposent uniquement sur la volonté et la puissance du conseil suprême, voyons quels sont les fondements de paix qui sont propres à l’imperium monarchique et étrangers à cet imperium-ci. Car si nous les remplaçons par d’autres d’une égale solidité et accordés à l’imperium aristocratique, et si nous gardons les autres tels qu’ils furent posés, il ne fait pas de doute qu’on aura supprimé toutes les causes de séditions, ou, en tout cas, que cet imperium-ci ne sera pas moins sûr

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que le monarchique, bien au contraire, sera d’autant plus sûr, et sa condition d’autant meilleure, qu’il s’approche plus que le monarchique de l’imperium absolu, et ce sans dom-mage pour la paix ou la liberté (voir les art. 3 et 6 de ce chap.). Car plus le droit du pouvoir souverain est grand, plus la forme de l’imperium est en accord avec la dictée de la raison (par l’art. 5 du chap. iii), et par conséquent plus il est apte à préserver la paix et la liberté. Parcourons donc ce que nous avons dit aux art. 9 et suivants du chapitre vi, afin de rejeter les fondements qui sont étrangers à cet imperium-ci et de voir ceux qui y sont congruents.

8. Tout d’abord, qu’il soit nécessaire de fonder et de fortifier une ville ou plusieurs, nul n’en peut douter. Mais il faut avant tout fortifier celle qui est la capitale de tout l’imperium, et ensuite celles qui sont aux frontières de l’imperium. En effet c’est celle qui est la capitale de tout l’imperium et a le droit souverain qui doit être la plus puissante de toutes. Par ailleurs, dans cet imperium-ci il est tout à fait superflu que tous les habitants soient répartis en familles.

9. En ce qui concerne la milice, étant donné que dans cet imperium-ci l’égalité à rechercher est celle, non de tous, mais des patriciens, et que, surtout, la puissance des patriciens est plus grande que celle de la plèbe, il est certain qu’il n’ap-partient pas aux lois autrement dit aux droits fondamentaux de cet imperium-ci, que la milice soit composée uniquement de sujets (voir l’art. 9 du chap. vi). Mais il est de première nécessité que nul ne soit admis au nombre des patriciens s’il n’a une bonne connaissance de l’art militaire. Mais que les sujets soient interdits d’armée, comme le veulent cer-tains, c’est pure sottise. Car outre que la solde militaire reste dans le royaume quand elle est versée aux sujets alors qu’au contraire celle qui est versée à un soldat étranger l’est en pure perte, s’ajoute à cela que la plus grande force de l’impe-rium s’en trouverait débilitée. Car il est certain que ceux qui combattent pour leurs autels et leurs foyers le font avec une vaillance sans pareille. D’où résulte également avec évidence que ne sont pas moins dans l’erreur ceux qui posent que les généraux, les tribuns, les centurions, etc., doivent être

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choisis parmi les seuls patriciens. Car avec quelle vaillance combattront des soldats auxquels on ôte toute espérance d’acquérir gloire et honneurs ? Mais à l’inverse, établir une loi interdisant aux patriciens de lever une troupe étrangère quand la chose le réclame, que ce soit pour se défendre et réprimer des séditions ou pour toute autre cause, outre qu’imprudent, ce serait également contraire au droit sou-verain des patriciens, au sujet duquel on verra les art. 3, 4 et 5 de ce chapitre. Par ailleurs, on ne choisira un chef de corps d’armée ou de la milice tout entière qu’en temps de guerre, et uniquement parmi les patriciens, et il aura l’im-perium suprême pour un an et il ne pourra le garder plus longtemps ni être à nouveau choisi à l’avenir ; ce point de droit, également nécessaire dans l’imperium monarchique, l’est on ne peut plus dans celui-ci. Car quoique l’imperium, comme nous l’avons dit, puisse bien plus aisément être transféré d’un seul homme à un autre que transféré d’un libre conseil à un seul homme, il est pourtant fréquent que les patriciens se laissent dominer par leurs généraux, ce qui est beaucoup plus dommageable pour la république ; car quand c’est un monarque qui est supprimé, il y a change-ment non pas d’imperium, mais seulement de tyran. Tandis que dans un imperium aristocratique cela ne peut se faire sans renversement de l’imperium et la perte des plus grands hommes, chose dont Rome a fourni les plus funestes exem-ples. Par ailleurs, la raison qui nous a fait dire que dans l’imperium monarchique la milice doit servir sans toucher de solde n’a pas lieu dans cet imperium-ci. Car puisque les sujets sont empêchés tant de conseiller que de voter, il faut les considérer comme des étrangers, et donc on ne doit pas les enrôler à une condition moins avantageuse qu’on ne le fait des étrangers. Et ici il n’y a pas de risque que le conseil les distingue plus que les autres. Et même, pour éviter que ce soit chacun qui estime, généralement trop cher, ses exploits, il sera plus avisé que les patriciens accordent aux soldats, pour leur service, une récompense déterminée.

10. En outre, et toujours pour cette raison que tous sont étran-gers sauf les patriciens, il ne peut se faire sans danger pour tout l’imperium que les champs, les maisons et l’ensemble

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du sol restent de droit public et soient loués aux habitants pour une somme annuelle. Car des sujets ne participant pas du tout à l’imperium n’hésiteraient pas à tous déserter les villes, quand les choses tourneraient mal, s’ils avaient la possibilité d’emporter leurs biens là où ils veulent. C’est pourquoi champs et domaines ne doivent pas être loués mais vendus aux sujets de cet imperium-ci, à la condition toutefois qu’ils versent chaque année une quote-part de leur récolte annuelle, etc., comme cela se fait en Hollande.

11. Ces fondements une fois considérés, j’en viens à ceux sur lesquels doit s’appuyer et s’affermir le conseil suprême. Les membres de ce conseil doivent être environ cinq mille dans un imperium de taille moyenne, nous l’avons montré à l’art. 2 de ce chapitre ; et par suite, il faut chercher com-ment faire pour que l’imperium ne revienne pas, peu à peu, à un nombre moindre de conseillers, mais que leur nombre, au contraire, augmente à proportion de l’accroissement de l’imperium lui-même ; comment faire, ensuite, pour que l’égalité entre patriciens soit conservée autant que faire se peut ; comment faire, en outre, pour que dans les conseils on prenne des décisions rapides, et qu’on y veille au bien commun ; et enfin, comment faire pour que la puissance des patriciens, autrement dit du conseil, soit plus grande que celle de la multitude sans que pour autant la multitude en subisse de dommage.

12. Pour obtenir la première chose, la difficulté majeure découle de l’envie. Les hommes, en effet, sont ennemis par nature, nous l’avons dit, si bien que, même liés et astreints par des lois, ils n’en gardent pas moins leur nature. Et c’est cela qui fait, je pense, que les imperium démocratiques devien-nent aristocratiques et ceux-ci, finalement, monarchiques. Car je suis intimement persuadé que la plupart des impe-rium aristocratiques ont commencé par être démocratiques : une certaine multitude en quête de nouvelles résidences, les ayant trouvées et cultivées, a, dans sa nouveauté, gardé un droit à l’imperium égal pour tous, parce que personne ne donne volontairement l’imperium à autrui. Seulement, chacun d’eux a beau trouver juste que le droit qu’autrui a sur

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lui, lui l’ait également sur autrui, il trouve pourtant injuste que les étrangers qui affluent chez eux aient un droit égal au leur dans un imperium qu’ils ont eu du mal à trouver et dont ils se sont emparé au prix de leur sang. Et les étrangers eux-mêmes en sont d’accord, ceux, évidemment, qui immigrent non pour dominer mais pour veiller à leurs affaires privées, et ils pensent qu’on leur concède assez dès lors qu’on leur concède la liberté de gérer leurs affaires en toute sécurité. Mais pendant ce temps-là, la multitude se voit augmentée de l’afflux des étrangers, qui peu à peu adoptent les mœurs de cette nation jusqu’à ne plus s’en distinguer que par ceci, qu’ils sont privés du droit d’accéder aux honneurs ; et tandis que leur nombre croît chaque jour, celui des citoyens, au contraire, diminue pour nombre de causes. En effet : souvent des familles s’éteignent, d’autres citoyens sont chassés pour cause de crimes, et la plupart, tout occupés de leurs affaires domestiques, négligent la république alors que dans le même temps d’autres plus puissants ne s’emploient à rien d’autre qu’à régner seuls ; et c’est ainsi que peu à peu l’imperium revient à un petit nombre d’hommes, et finalement, suite à une conjuration, à un seul. Et à ces causes de destruction des imperium démocratiques nous pouvons encore en ajouter d’autres ; mais comme elles sont suffisamment connues, je m’en dispense, et je vais montrer les lois permettant que se conserve l’imperium dont nous traitons.

13. La toute première loi de cet imperium doit être celle qui détermine le rapport numérique entre patriciens et multi-tude. En effet ce rapport (par l’art. 1 de ce chap.) doit être tel que le nombre des patriciens augmente à proportion de celui de la multitude. Et ce rapport (par ce que nous avons dit à l’art. 2 de ce chap.) doit être environ de 1 à 50, c’est-à-dire, l’inégalité numérique entre patriciens et multitude ne doit jamais être plus grande. Car beaucoup moins grande, elle peut l’être sans que la forme de l’imperium en soit détruite (par l’art. 1 de ce chap.). Il n’y a danger que si les patriciens sont trop peu nombreux. Et de quelle façon il faut veiller à ce que cette loi soit conservée inviolée, je le montrerai bientôt en son lieu.

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14. Il y a des endroits où l’on choisit les patriciens unique-ment dans certaines familles. Mais il est pernicieux d’en décider par un droit exprès. Car outre que souvent des familles s’éteignent, et que l’exclusion d’autres familles ne va jamais sans ignominie, s’ajoute à cela qu’il est contraire à la forme de cet imperium que la dignité patricienne soit héré-ditaire (par l’art. 1 de ce chap.). Un imperium ainsi constitué ressemble plutôt à un imperium démocratique tel que nous l’avons décrit à l’art. 12 de ce chapitre 31, j’entends, où un très petit nombre de citoyens le détient. Cependant veiller, à l’inverse, à ce que les patriciens ne choisissent pas leurs fils et consanguins, et par conséquent à ce que le droit à l’imperium ne demeure pas dans certaines familles, c’est impossible, et bien plus, c’est absurde, comme je le montrerai à l’art. 39 de ce chapitre. Mais pourvu qu’ils ne l’acquièrent par aucun droit exprès et que les autres n’en soient pas exclus (ceux, évidemment, qui sont nés dans l’imperium, parlent la langue du pays, ne sont pas mariés à une étrangère, ne sont pas taxés d’infamie, ne sont pas domestiques et enfin ne gagnent pas leur vie dans quelque activité servile, parmi lesquels il faut aussi compter les marchands de vin et de bière), l’imperium gardera néanmoins sa forme d’avant, et le rapport numérique entre patriciens et multitude pourra toujours être conservé.

15. Si, en outre, il est décidé par la loi qu’on ne choisira pas les plus jeunes, il n’arrivera jamais qu’un petit nombre de familles accapare le droit à l’imperium ; et par suite, il faut décider par la loi que nul ne pourra être porté sur le registre des éligibles s’il n’a atteint l’âge de trente ans.

16. Ensuite, troisièmement, il faut décider que tous les patri-ciens devront se réunir en un lieu donné de la ville à certaines dates données, et celui qui, à moins d’un empêchement dû à la maladie ou à quelque affaire publique, n’aura pas assisté au conseil, sera frappé d’une amende substantielle. Sinon, la plupart d’entre eux, tout occupés de leurs affaires domes-tiques, négligeraient la république.

17. La fonction de ce conseil sera d’instaurer et d’abroger les lois, et de choisir ses collègues patriciens et tous les ministres

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de l’imperium. Il est en effet impossible à celui qui a le droit souverain (comme nous avons posé que l’a ce conseil) d’ac-corder à quelqu’un le pouvoir d’instaurer et d’abroger les lois sans du même coup céder de son droit et le transférer à celui auquel il a accordé ce pouvoir ; car qui a, ne serait-ce qu’un jour, le pouvoir d’instaurer et d’abroger les lois, peut changer la forme de l’imperium tout entière. En revanche il peut sans perdre son droit souverain confier à d’autres le soin d’administrer pour un temps, et selon les droits insti-tués, les affaires quotidiennes de l’imperium. En outre, si les ministres de l’imperium étaient choisis par quelqu’un d’autre que ce conseil, alors on devrait appeler les membres de ce conseil des pupilles, plutôt que des patriciens.32

18. Certains ont pour coutume de doter ce conseil d’un directeur ou prince, soit à vie, comme les Vénitiens, soit pour un temps, comme les Génois ; mais ils y mettent tant de précaution qu’il est assez clair que cela présente toujours un grand danger pour l’imperium. Et dans ce cas il ne fait abso-lument aucun doute que cet imperium n’est plus très loin d’être monarchique ; et, pour autant que nous puissions le conjecturer à partir de leurs histoires, si ceux-là le firent c’est uniquement parce que, antérieurement à la constitution de ces conseils, ils avaient été soumis à un directeur ou à un doge comme à un roi. Et par suite, la création d’un directeur est sans doute une exigence nécessaire à telle ou telle nation, mais non à l’imperium aristocratique pris absolument.

19. Néanmoins, comme le pouvoir souverain de cet imperium est entre les mains du conseil pris dans son ensemble, et non de chacun de ses membres (car autrement ce ne serait que l’agrégat d’une multitude inorganisée), il faut donc que les patriciens soient tous liés par les lois de façon à compo-ser, en quelque sorte, un seul corps régi par un seul esprit. Seulement les lois à elles seules sont de peu de vigueur, et elles sont aisément enfreintes quand leurs protecteurs sont justement ceux qui peuvent pécher à leur encontre, et qui seuls doivent prendre exemple du châtiment et punir leurs collègues pour autant qu’eux-mêmes réfrènent leur propre appétit de crainte du même châtiment, ce qui est une grande

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absurdité. Et par suite, il faut chercher comment faire pour que l’organisation de ce conseil suprême et les droits de l’im-perium soient conservés inviolés, tout en assurant l’égalité entre patriciens autant que faire se peut.

20. Et comme l’existence d’un directeur ou prince pouvant également voter dans les conseils engendrerait nécessaire-ment une grande inégalité, en raison surtout de la puissance qu’il faudrait nécessairement lui accorder pour qu’il puisse plus sûrement remplir sa fonction, on ne peut donc rien instituer de plus utile au salut commun, à tout bien peser, que de subordonner à ce conseil suprême un autre conseil, composé d’un certain nombre de patriciens, qui aura pour seule fonction de contrôler que les droits de l’imperium concernant les conseils et les ministres de l’imperium sont bien conservés inviolés, qui aient donc le pouvoir de citer devant leur tribunal tout ministre de l’imperium qui sera délinquant, c’est-à-dire qui aura péché contre les droits relatifs à son administration, et de le condamner selon les droits institués. Et ces conseillers-là, dans la suite nous les appellerons les syndics.

21. Et il les faut élus à vie. Car s’ils étaient élus seulement pour un temps et pouvaient, de ce fait, être appelés ultérieu-rement à d’autres fonctions de l’imperium, nous tomberions dans l’absurdité que nous venons de montrer à l’art. 19 de ce chapitre. Seulement, pour éviter qu’un long exercice de ce pouvoir ne les rende orgueilleux à l’excès, nul ne pourra être élu à ce ministère à moins d’avoir atteint soixante ans ou plus, et d’avoir exercé la fonction de sénateur (là-dessus, voir plus bas).

22. En outre, nous n’aurons pas de mal à en déterminer le nombre si nous considérons que ces syndics sont avec les patriciens dans le même rapport que sont tous les patri-ciens pris ensemble avec la multitude, lesquels ne peuvent la gouverner s’ils sont insuffisamment nombreux ; et par suite, le nombre des syndics doit être au nombre des patriciens comme est le nombre de ceux-ci au nombre de la multitude, c’est-à-dire (par l’art. 13 de ce chap.) comme 1 à 50.

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23. En outre, pour que ce conseil puisse exercer sûrement sa fonction, il faut lui consacrer une partie de la milice à laquelle il puisse donner les ordres qu’il veut.

24. Aux syndics ou à quelque ministre d’état que ce soit il ne faut pas accorder de salaire, mais des émoluments conçus de telle sorte qu’une mauvaise administration de la république, de leur part, entraînerait nécessairement un grand dommage pour eux-mêmes. Car il est juste, incontestablement, de verser aux ministres de cet imperium une récompense pour leurs vacations étant donné que cet imperium est en majo-rité composé de la plèbe, et que ce sont les patriciens qui veillent sur la sécurité de celle-ci alors qu’elle-même ne se soucie nullement de la chose publique, mais seulement de la chose privée. Mais comme, en revanche, nul ne défend la cause d’autrui à moins de croire que ce faisant il consolide sa chose à lui (comme nous l’avons dit à l’art. 4 du chap. vii), il faut nécessairement organiser les choses de telle sorte que ce soit lorsqu’ils pourvoient le plus au bien commun, que les ministres qui s’occupent de la république pourvoient le plus à eux-mêmes.

25. On accordera donc aux syndics, dont la fonction est de contrôler si les droits de l’imperium sont bien conservés invio-lés, les émoluments que voici : chaque chef de famille habitant l’imperium sera tenu de verser chaque année aux syndics une somme peu importante, disons un quart d’once d’argent, pour qu’ils puissent ainsi connaître le nombre d’habitants et par suite contrôler quelle proportion en constituent les patriciens. Ensuite, chaque patricien nouvellement élu devra verser aux syndics une forte somme, par exemple vingt ou vingt-cinq livres d’argent. En outre, le montant des amendes auxquelles sont condamnés les patriciens absents (ceux qui ne se seront pas rendus à la convocation du conseil) sera versé aux syndics, et au surplus, une partie des biens des ministres délinquants qui, tenus de comparaître à leur tribunal, auront été condamnés à une amende déterminée, ou dont les biens auront été confisqués, leur sera également versée, non pas à tous, certes, mais à ceux-là seuls qui siègent tous les jours et qui ont la charge de convoquer le conseil des syndics,

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sur tout cela voir l’art. 28 de ce chapitre. Et pour que le conseil des syndics soit toujours en nombre constant, ce sera la toute première chose à examiner dans le conseil suprême convoqué en session ordinaire. Et si les syndics ont négligé de le faire, alors il incombera à celui qui préside le sénat (dont nous aurons à parler bientôt) d’en informer le conseil suprême, d’exiger du président des syndics qu’il explique le pourquoi de ce silence, et de demander au conseil suprême ce qu’il pense de son explication. Et si lui aussi s’est tu, la question sera de nouveau soulevée par le président du tri-bunal suprême ou bien, s’il se tait également, par n’importe quel autre patricien, qui exigera des présidents du sénat et des juges le pourquoi de leur silence. Enfin, pour que la loi excluant les plus jeunes soit elle aussi strictement observée, il faut décider que tous ceux qui ont atteint l’âge de trente ans et ne sont pas exclus du pouvoir par un droit exprès prendront soin de faire inscrire leur nom sur un registre, en présence des syndics, et qu’ils recevront d’eux un insi-gne de l’honneur à eux décerné, d’une valeur donnée, qui leur permette de porter un ornement déterminé, bien à eux, qui les fasse reconnaître et honorer des autres ; et dans le même temps il sera institué par le droit qu’aucun patricien ne pourra, dans les élections, proposer quelqu’un dont le nom ne figure pas sur le registre général, sous peine d’être lourdement sanctionné. Et aussi, que nul ne pourra refuser une fonction ou une charge pour laquelle on l’aura désigné par un vote. Enfin, pour que tous les droits absolument fon-damentaux de l’imperium soient éternels, il faut décider que si quelqu’un, dans le conseil suprême, met en question un droit fondamental, par exemple propose que soit prolongé le commandement d’un général, ou que soit abaissé le nombre des patriciens, et autres choses de ce genre, il sera convaincu de lèse-majesté, et non seulement il sera condamné à mort, et ses biens confisqués, mais on dressera un monument public évoquant son châtiment, en mémoire éternelle de la chose. Mais pour ce qui est d’assurer la stabilité des autres droits communs de l’imperium, il suffit de décider qu’aucune loi ne pourra être abrogée, ni aucune nouvelle loi instaurée, sans l’accord des trois quarts ou des quatre cinquièmes du conseil des syndics, d’abord, et ensuite, du conseil suprême.

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26. En outre, le droit de convoquer le conseil suprême et de lui soumettre les affaires sur lesquelles décider sera entre les mains des syndics, et on leur accordera également la première place dans le conseil, mais sans droit de vote. Seulement, avant de s’asseoir, ils devront jurer, sur le salut du conseil suprême et sur la liberté publique, de faire tout leur possible pour que les droits de la patrie soient conservés inviolés et de veiller au bien commun ; sur quoi ils expose-ront dans l’ordre, par la voix du ministre qui leur sert de secrétaire, les affaires soumises au conseil.

27. Et pour que, dans le choix et dans l’élection des ministres de l’imperium, le pouvoir soit égal pour tous les patriciens, et que tout soit réglé rapidement, on ne peut qu’approuver la procédure suivie par les Vénitiens : pour nommer les minis-tres de l’imperium, ils tirent au sort un certain nombre de membres du conseil, et sur ceux qui sont ainsi successive-ment nommés comme éligibles, chaque patricien fait savoir son avis, s’il approuve ou désapprouve le choix du ministre proposé, et cela au moyen de boules si bien qu’ensuite on ne sait pas qui a été l’auteur de tel ou tel avis. Ce qui fait que non seulement les patriciens sont tous auteurs de la décision à part égale, et que les questions sont vite réglées, mais aussi que chacun a l’absolue liberté de donner son avis sans du tout risquer d’être haï, chose tout particulièrement nécessaire dans les conseils.

28. Dans le conseil des syndics aussi, tout comme dans les autres conseils, il faut observer cette même procédure, c’est-à-dire exprimer les votes au moyen de boules. Quant au droit de convoquer le conseil des syndics et d’y proposer un ordre du jour, il doit être, lui, entre les mains de leur président, lequel siègera tous les jours, en compagnie de dix autres syndics ou plus, pour écouter les doléances et les accusations secrètes de la plèbe au sujet des ministres, faire serrer de près les accusés si la chose l’exige, et convoquer le conseil y compris avant la date fixée pour sa session ordinaire si l’un d’entre eux a jugé qu’il serait dangereux de tarder. Et ce président et ceux qui se réunissent tous les jours avec lui devront être choisis par le conseil suprême, et, bien sûr, être

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syndics, et choisis non à vie, bien sûr, mais pour six mois, et ils ne pourront l’être à nouveau que trois ou quatre ans après. Et on leur accordera, comme nous l’avons dit plus haut, tout ou partie des biens confisqués et des amendes pécuniaires. Pour le reste concernant les syndics, nous le dirons en son lieu.

29. Nous appellerons sénat un second conseil, qui doit être subordonné au conseil suprême et dont la fonction sera de s’occuper des affaires publiques, par exemple promulguer les droits de l’imperium, organiser la fortification des villes selon les droits, transmettre les instructions à la milice, lever des impôts sur les sujets et les affecter, répondre aux ambas-sadeurs étrangers et décider où envoyer des ambassadeurs. Mais choisir les ambassadeurs eux-mêmes sera du ressort du conseil suprême. Car il faut tout particulièrement veiller à ce qu’un patricien ne puisse être appelé à un ministère public autrement que par le conseil suprême lui-même, pour éviter que les patriciens ne s’emploient à capter la faveur du sénat. Ensuite, seront déférées au conseil suprême toutes les affaires qui changent de quelque façon l’état présent des choses, comme sont les décrets concernant guerre et paix. Et donc, pour être ratifiés, les décrets du sénat concernant guerre et paix devront être confirmés par l’autorité du conseil suprême. Et c’est la raison pour laquelle, à mon avis, instaurer de nouveaux impôts devrait être du seul ressort du conseil suprême, et non du sénat.

30. Pour déterminer le nombre des sénateurs il faut avoir en vue ceci : tous les patriciens doivent avoir une égale espérance d’intégrer l’ordre des sénateurs ; ensuite, ces mêmes séna-teurs, une fois parvenus au terme de leur mandat, doivent néanmoins pouvoir le retrouver après un délai assez court, pour qu’ainsi l’imperium soit toujours régi par des hommes habiles et experts ; et enfin, il faut que parmi les sénateurs il s’en trouve toujours un certain nombre qui soient réputés pour leur sagesse et leur vertu. Pour que toutes ces condi-tions soient remplies, on ne peut rien imaginer d’autre que ceci : il sera institué par la loi que nul ne sera reçu dans l’ordre des sénateurs avant d’avoir atteint l’âge de cinquante

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ans, et qu’on en élira quatre cents, c’est-à-dire le douzième des patriciens environ, pour un an, lesquels, une fois leur mandat échu, pourront être réélus après un délai de deux ans. Car de cette manière ce sera toujours un douzième des patriciens environ qui rempliront la charge de sénateur à de brèves interruptions près, et si l’on ajoute à ce nombre celui des syndics, il ne sera sûrement pas très inférieur au nombre des patriciens ayant atteint cinquante ans. Si bien que les patriciens auront tous une grande espérance d’accéder à l’ordre des sénateurs ou des syndics, et pourtant ce seront toujours les mêmes patriciens, à de brèves interruptions près nous l’avons dit, qui occuperont l’ordre des sénateurs, et ainsi (par ce que nous avons dit à l’art. 2 de ce chap.) jamais ne manqueront au sénat les hommes éminents qui excellent dans le conseil et l’art. Et comme on ne saurait enfreindre cette loi sans engendrer beaucoup de haine chez beaucoup de patriciens, la seule précaution dont on ait besoin pour faire qu’elle soit toujours en vigueur c’est que tout patri-cien ayant atteint l’âge indiqué en fournisse la preuve aux syndics, lesquels inscriront son nom sur le registre de ceux qui sont promis à accéder aux charges sénatoriales, et ils le proclameront en conseil suprême pour qu’il y occupe, avec les autres du même ordre, la place dédiée à ses pareils, laquelle sera peu éloignée de celle des sénateurs.

31. Les émoluments des sénateurs doivent être tels que ceux-ci aient plus intérêt à la paix qu’à la guerre ; on leur accordera donc un centième ou un cinquantième des marchandises exportées par l’imperium vers d’autres pays ou importées dans l’imperium depuis d’autres pays. Car il n’est pas douteux qu’en ce cas ils préserveront la paix autant qu’ils le pourront et s’emploieront à ne jamais faire durer une guerre. Et si certains sénateurs se trouvaient être des marchands, ils ne devront pas être exemptés de verser ce tribut, car une telle exemption ne peut être accordée sans grande perte pour le commerce, ce que, je crois, nul n’ignore. En outre, et en revanche, il faut statuer par la loi qu’un sénateur, ou quelqu’un ayant occupé la fonction de sénateur, ne pourra exercer aucune charge militaire ; et en outre, qu’on n’aura pas le droit de choisir un général ou un

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préteur, dont nous avons dit à l’art. 9 de ce chapitre qu’il ne faut en donner à l’armée qu’en temps de guerre, parmi ceux dont le père ou le grand-père est sénateur ou a occupé la dignité sénatoriale depuis moins de deux ans. Et il n’est pas douteux que les patriciens qui ne font pas partie du sénat défendront ces points de droit avec la dernière énergie ; du coup, les sénateurs retireront toujours plus d’émoluments de la paix que de la guerre, et ne pousseront donc jamais à la guerre à moins d’y être contraints par la nécessité suprême de l’imperium. Mais on peut nous objecter que de cette façon, j’entends, s’il faut accorder aux syndics et aux séna-teurs de si grands émoluments, l’imperium aristocratique ne sera pas moins onéreux aux sujets que n’importe quel imperium monarchique. Mais outre que les cours royales exigent des dépenses plus grandes encore, qui pourtant ne sont pas consacrées à préserver la paix, et que la paix ne peut jamais se payer trop cher, s’ajoute à cela, premièrement, que dans un imperium monarchique toute la contribution est versée à un homme ou à quelques-uns, alors que dans celui-ci elle l’est à un très grand nombre. Ensuite, les rois et leurs ministres ne portent pas les charges de l’imperium avec les sujets, ce qui, par contre, a lieu ici, car, les patriciens étant toujours choisis parmi les plus riches, ce sont eux qui versent la plus grande contribution à la république. Enfin, dans un imperium monarchique les charges ne résultent pas tant des dépenses royales que de ce qui s’y trame en coulisse. En effet, les charges de l’imperium imposées aux citoyens ont beau être lourdes, quand c’est pour la défense de la paix et de la liberté ils les supportent, et ils les endossent dans l’intérêt de la paix. Quelle nation plus que la hollan-daise eut jamais à payer autant de contributions, et d’aussi lourdes ? Or, non seulement elle n’en fut pas épuisée, mais au contraire ses richesses la firent à ce point puissante que tout le monde enviait sa fortune. Et donc, si les charges de l’imperium monarchique étaient imposées en vue de la paix, elles n’écraseraient pas les citoyens ; mais, je l’ai dit, dans un imperium de ce type c’est tout ce qui se trame en coulisse qui fait que les sujets succombent sous la charge ; tout simple-ment parce que le mérite des rois se manifeste mieux dans la guerre que dans la paix, et que ceux qui veulent régner

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seuls font nécessairement tout pour que leurs sujets soient pauvres ; pour ne rien dire ici d’un certain nombre d’autres choses autrefois notées par un très sage Belge, v.h. 33, parce qu’elles ne concernent pas mon objet qui est seulement de décrire le meilleur état d’un imperium quel qu’il soit.

32. Au sénat devront siéger un certain nombre de syndics, choisis par le conseil suprême, mais sans droit de vote ; et ce, pour qu’ils contrôlent si les articles de loi concernant ce conseil sont bien respectés, et pour qu’ils s’occupent de convoquer le conseil suprême chaque fois qu’une affaire exi-gera d’être déférée du sénat au conseil suprême. Car le droit de convoquer le conseil suprême et d’y proposer un ordre du jour est entre les mains des syndics, nous l’avons déjà dit. Mais avant que l’on passe au vote sur ce type d’affaires, celui qui à ce moment-là préside le sénat exposera l’état des choses, et fera savoir quel est l’avis du sénat sur l’affaire à l’ordre du jour et pourquoi ; cela fait, on recueillera les suffrages selon la procédure habituelle.

33. Le sénat n’aura pas à se réunir tous les jours en séance plénière, mais seulement, comme tout conseil nombreux, à une date déterminée. Mais dans l’intervalle il faut bien que quelqu’un gère les affaires de l’imperium, et donc, pour remplacer le sénat entre deux sessions, il faudra que soient choisis un certain nombre de sénateurs qui auront pour fonction de convoquer le sénat si besoin est, de faire exécu-ter ses décrets concernant la république, de lire les lettres adressées au sénat et au conseil suprême, et enfin de débattre de l’ordre du jour à proposer au sénat. Mais pour que se conçoive plus aisément tout cela, ainsi que l’organisation d’ensemble de ce conseil, je vais décrire plus précisément toute la chose.

34. Les sénateurs, à élire pour un an, comme nous l’avons dit, seront répartis en quatre ou six rangs, dont le premier aura la préséance dans le sénat durant les deux ou trois premiers mois, à l’issue desquels le deuxième rang prendra la place du premier, et ainsi de suite, à tour de rôle, chaque rang occu-pant pour la même durée la première place au sénat, si bien

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que le premier au cours des premiers mois sera le dernier au cours des deux ou trois suivants. En outre, on choisira autant de présidents qu’il y a de rangs, et autant de vice-présidents pour les remplacer si besoin est, c’est-à-dire qu’on en élira deux dans chaque rang dont l’un sera président et l’autre vice-président de ce rang, et celui qui préside le premier rang présidera aussi le sénat au cours des premiers mois, ou bien, s’il est absent, son vice-président prendra sa place, et ainsi de suite des autres, à tour de rôle comme ci-dessus. Ensuite, dans le premier rang on en choisira un certain nombre, par tirage au sort ou par vote, qui, joints au président et au vice-président de ce même rang, remplaceront le sénat entre deux sessions, et ce très exactement pendant le temps où leur rang occupera la première place au sénat ; c’est-à-dire que c’est seulement une fois ce temps écoulé qu’on en choisira dans le deuxième rang, de nouveau par tirage au sort ou par vote, un nombre égal, lesquels, joints à leur président et à leur vice-président, prendront la place du premier rang et à leur tour remplaceront le sénat ; et ainsi de suite des autres, et il n’est pas besoin que le choix de ceux-ci, j’entends, ceux que j’ai dit devoir être choisis par tirage au sort ou par vote tous les deux ou trois mois, et que nous appellerons dans la suite consuls, soit opéré par le conseil suprême. Car la raison donnée à l’art. 29 de ce chapitre n’a pas lieu ici, et encore moins celle donnée à l’art. 17. Il suffira donc que le choix soit fait par le sénat et les syndics qui s’y trouvent.

35. Quant à leur nombre, je ne puis ici le déterminer aussi précisément. Mais il est bien évident qu’il faut qu’il soient trop nombreux pour pouvoir être facilement corrompus. Car, même s’ils ne décident rien seuls à propos de la répu-blique, ils peuvent néanmoins entraîner le sénat ou, bien pire encore, le tromper en proposant à l’ordre du jour des affaires sans importance et en retenant celles qui auraient plus d’importance ; pour ne rien dire du fait que s’ils étaient en trop petit nombre, l’absence de tel ou tel pourrait à elle seule retarder les affaires publiques. Mais à l’inverse, si l’on crée ces consuls, c’est parce que des conseils nombreux ne peuvent vaquer quotidiennement aux affaires publiques ; il faut donc nécessairement trouver ici un moyen terme, et,

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à défaut du nombre, y suppléer par la brièveté du mandat. Et par suite, pourvu qu’on en choisisse trente ou à peu près pour deux ou trois mois, ils seront trop nombreux pour pou-voir être corrompus dans ce bref laps de temps, et c’est aussi pourquoi j’ai précisé que leurs successeurs ne devront être élus qu’au moment, très exactement, où ils leur succèderont et où les autres s’en iront.

36. En outre, la fonction de ces consuls est, nous l’avons dit, de convoquer le sénat quand certains d’entre eux, même peu nombreux, l’auront jugé nécessaire, et de lui soumettre un ordre du jour, de lever la session du sénat, et de faire exécuter ses décrets concernant les affaires publiques. Et quelle procédure suivre pour que les choses ne traînent pas en longueur à cause de questions inutiles, je vais le dire en bref. Les consuls délibèreront sur la question à soumettre au sénat et sur ce qu’il faudrait faire, et si sur ce point leurs esprits à tous sont tombés d’accord, alors, une fois le sénat convoqué et la question exposée selon la procédure, ils feront part de leur avis et, sans attendre d’autre avis, on recueillera les suffrages selon la procédure. Mais si les consuls n’ont pas tous été du même avis, alors on exposera au sénat en premier l’avis que la majorité des consuls aura défendu sur la ques-tion soumise ; et s’il n’est pas approuvé par la majorité du sénat et des consuls, mais que le nombre des indécis et des opposants pris ensemble est plus grand, constat qui devra se faire au moyen de boules, nous l’avons déjà souligné, alors ils feront part de l’avis qui aura recueilli parmi les consuls le nombre de votes immédiatement inférieur au précédent, et ainsi de suite pour les autres. Et si aucun avis n’est approuvé par la majorité du sénat pris en son entier, la session du sénat sera ajournée au lendemain ou à un jour proche, pour que dans l’intervalle les consuls voient s’ils peuvent trou-ver d’autres mesures qui soient plus séduisantes. S’ils n’en trouvent pas, ou bien s’ils en trouvent mais que la majorité du sénat n’approuve pas, alors on écoutera l’avis de chaque sénateur, et là encore, si aucun ne plaît à la majorité du sénat on revotera sur chaque avis, et cette fois-ci on ne comptera plus seulement ceux qui sont pour, comme on l’a fait jusque là, mais aussi les indécis et les contre, et si l’on trouve plus

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de voix pour que d’indécis et de voix contre, alors l’avis sera ratifié, et au contraire il sera repoussé si l’on trouve plus de voix contre que d’indécis et de voix pour ; mais si, sur tous les avis, le nombre d’indécis est plus grand que celui des voix contre et pour, alors le conseil des syndics s’adjoindra au sénat et ils voteront conjointement aux sénateurs, et l’on ne comptera plus que les boules pour ou contre, en laissant de côté celles qui indiquent un esprit peu fixé. Concernant les affaires déférées au conseil suprême par le sénat, on suivra la même procédure. Voilà pour le sénat.

37. En ce qui concerne la justice, autrement dit le tribunal, il ne peut reposer sur les mêmes fondements que sous un monarque, tel que nous l’avons décrit aux art. 26 et suivants du chapitre vi. Car (par l’art. 14 de ce chap.) tenir compte des origines, autrement dit des familles, n’est pas en accord avec les fondements de cet imperium-ci. Ensuite, parce que des juges choisis parmi les seuls patriciens pourraient certes être dissuadés, par la crainte de leurs successeurs patriciens, de prononcer une sentence inique contre l’un d’entre eux, et peut-être même auraient du mal à leur infliger une punition méritée, mais auraient en revanche toutes les audaces contre les plébéiens et feraient des riches leur proie quotidienne, beaucoup, je le sais, approuvent la prudence des Génois, qui choisissent leurs juges non pas parmi les patriciens, mais parmi les étrangers. Mais, à considérer la chose abstraitement, je trouve que c’est une institution absurde que d’appeler des étrangers, et non les patriciens, à interpréter les lois. Car que sont d’autre les juges, sinon des interprètes des lois ? Et donc je suis persuadé que les Génois, dans cette affaire aussi, ont tenu compte du génie de leur nation plus que de la nature même de cet imperium. Et donc, pour nous qui considérons la chose abstraitement, il nous faut inventer les moyens qui s’accordent au mieux avec la forme de ce régime-ci.

38. En ce qui concerne le nombre des juges, en revanche, la raison de cet état n’en exige pas de particulier ; mais, de même que dans l’imperium monarchique, il faut, à cet égard, faire extrêmement attention à ce qu’ils soient trop nombreux pour pouvoir être corrompus par un particulier. Car ils ont

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pour unique fonction de veiller à ce qu’aucun particulier n’en lèse un autre, et par suite, de trancher les conflits entre particuliers, tant patriciens que plébéiens, et d’infliger des peines aux délinquants, fussent-ils patriciens, syndics ou sénateurs, pour autant qu’ils auront contrevenu aux droits auxquels tous sont tenus. Par ailleurs, les conflits qui peu-vent s’élever entre villes soumises à l’imperium devront être réglés au conseil suprême.

39. En outre, pour ce qui concerne la durée de leur mandat, elle est la même quel que soit l’imperium, ainsi que le renou-vellement annuel d’une partie d’entre eux ; et enfin, quoiqu’il ne soit pas indispensable qu’ils soient tous de famille diffé-rente, il est pourtant nécessaire d’éviter que deux proches consanguins ne siègent en même temps sur le banc des juges ; disposition qu’il faut observer dans tous les conseils, sauf au conseil suprême où il suffira d’avoir pris soin par une loi, pour les élections, que nul n’ait le droit de proposer le nom d’un proche, ou, si un autre le propose, le droit de prendre part au vote, et en outre, s’il s’agit de nommer un ministre de l’imperium, que ce ne soient pas deux pro-ches parents qui procèdent au tirage au sort. Cela, dis-je, suffira dans un conseil composé d’un aussi grand nombre d’hommes qui, en outre, ne reçoivent aucun émolument particulier. Et par suite, si jamais il était absurde de faire une loi excluant du conseil suprême les proches de tous les patriciens, comme nous l’avons dit à l’art. 14 de ce chapitre, l’imperium ne saurait en pâtir. Or que c’est absurde, c’est l’évidence même. Car ce point de droit ne pourrait être ins-titué par les patriciens eux-mêmes sans que du même coup et en cela ils cèdent absolument tous de leur droit, si bien que les garants de ce même point de droit ne seraient pas les patriciens eux-mêmes, mais la plèbe, ce qui est directement opposé à ce que nous avons montré aux art. 5 et 6 de ce chapitre. Or la loi de l’imperium statuant que doit être tou-jours préservé le même rapport numérique entre le nombre de patriciens et celui de la multitude vise justement à ce que soient préservés le droit et la puissance des patriciens, c’est-à-dire, à ce qu’ils soient suffisamment nombreux pour pouvoir gouverner la multitude.

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40. Par ailleurs, les juges devront être choisis par le conseil suprême parmi les patriciens eux-mêmes, c’est-à-dire (par l’art. 17 de ce chap.) parmi ceux-là même qui fondent les lois, et les sentences qu’ils auront prononcées en matière tant civile que criminelle seront sans appel si elles ont été prononcées dans le respect de la procédure et sans partialité, ce dont la loi donnera aux syndics permis de connaître, juger et statuer.

41. Les émoluments des juges doivent être les mêmes que ceux que nous avons dits à l’art. 29 du chapitre vi, c’est-à-dire que pour chaque sentence qu’ils auront prononcée en matière civile ils recevront de celui qui a perdu le procès une certaine quote-part de la somme en litige. Et quant aux sentences en matière criminelle, la seule différence sera que les biens par eux confisqués et toute amende punissant les crimes mineurs leur seront réservés, avec cette clause toutefois qu’ils ne seront jamais autorisés à arracher des aveux par la torture ; et de cette façon il sera suffisamment garanti qu’ils ne seront pas iniques à l’égard des plébéiens, et que la crainte ne les rendra pas trop favorables aux patri-ciens. Car outre que la cupidité, à elle seule, et parée du faux nom de justice, tempérerait cette crainte, s’ajoute à cela que les juges sont nombreux, et que les votes ne se font pas publiquement mais au moyen de boules, de sorte que si quelqu’un est furieux d’avoir perdu son procès, il n’aura pourtant rien qu’il puisse imputer à un juge en particulier. En outre, le respect mêlé de crainte que leur inspireront les syndics empêchera qu’ils ne prononcent des sentences iniques, ou tout du moins absurdes, et qu’aucun ne fraude en quoi que ce soit, sans compter que dans un si grand nombre de juges il se trouvera toujours l’un ou l’autre pour faire trembler ceux qui sont iniques. Et enfin, pour ce qui est des plébéiens, ils auront eux aussi assez de garanties s’il leur est permis d’en appeler aux syndics, lesquels, comme je l’ai dit, auront de droit permis de connaître, juger et sta-tuer sur les affaires des juges. Car il est bien évident que les syndics ne pourront manquer d’encourir la haine de nombre de patriciens et que, en revanche, ils seront toujours très chers à la plèbe, et qu’ils feront tout leur possible, également,

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pour gagner ses applaudissements ; et pour ce faire, quand l’occasion s’en présentera ils ne manqueront pas de casser les sentences du tribunal prononcées au mépris des lois, de mettre en examen un juge, quel qu’il soit, et d’infliger des peines à ceux qui sont iniques ; car rien n’émeut plus les esprits de la multitude. Et que faire de tels exemples ne puisse être que rare n’est en rien un désavantage, au contraire, c’est extrêmement utile. Car outre qu’une cité faisant chaque jour des exemples contre les délinquants est une cité mal constituée (comme nous l’avons montré à l’art. 2 du chap. v), c’est forcément quand ils sont rarissimes qu’ils frappent le plus l’opinion.

42. Ceux qu’on enverra gouverneurs dans les villes ou dans les provinces devraient être choisis parmi les sénateurs, vu que la fonction des sénateurs est d’avoir soin de la fortifica-tion des villes, de leur trésor, de leur armée, etc. Mais comme ceux qu’on enverra dans des régions un peu éloignées ne pourraient assister aux séances du sénat, seront pris au sein du sénat uniquement ceux que l’on destine aux villes fondées sur le sol de la patrie ; ceux que l’on veut envoyer dans des lieux plus éloignés seront choisis, eux, parmi ceux qui ont presque l’âge d’accéder au grade de sénateur. Seulement je pense qu’on n’aura pas encore suffisamment veillé à la paix de tout l’imperium si les villes circonvoisines sont totalement privées du droit de vote, à moins qu’elles ne soient toutes à ce point dépourvues de puissance qu’on puisse ouverte-ment n’en faire aucun cas, ce qui ne peut absolument pas se concevoir. Il est donc nécessaire d’accorder le droit de cité aux villes circonvoisines, et de choisir en chacune, pour les inscrire au nombre des patriciens, vingt, trente ou quarante citoyens (car leur nombre doit être plus ou moins grand en fonction de la grandeur de la ville), dont trois, quatre ou cinq seront choisis chaque année pour faire partie du sénat, ainsi qu’un syndic à vie. Et ceux qui feront partie du sénat seront envoyés gouverneurs dans la ville au sein de laquelle on les aura choisis, en même temps que le syndic.

43. Par ailleurs, les juges à instituer dans chaque ville devront être choisis parmi les patriciens de cette ville. Mais je ne

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pense pas qu’il soit nécessaire d’en traiter plus longuement, vu que cela ne concerne pas singulièrement les fondements de cet imperium-ci.

44. Les secrétaires de chaque conseil et autres ministres du même genre, étant donné qu’ils n’ont pas le droit de vote, devront être choisis au sein de la plèbe. Mais comme s’oc-cuper des affaires à longueur de temps les rend experts à en traiter, on en vient souvent à s’en remettre à leur conseil plus qu’il n’est juste, si bien que l’état de l’imperium entier dépend au plus haut point de leur direction ; et c’est de cela que la Hollande est morte. Car cela ne manque pas de sus-citer une grande haine chez nombre d’hommes excellents. Et il est bien évident qu’un sénat dont la sagesse dérive du jugement non des sénateurs, mais d’employés d’adminis-tration, est essentiellement peuplé d’hommes indolents, et la condition de cet imperium ne sera guère meilleure que celle d’un imperium monarchique régi par un petit nombre de conseillers du roi, voir sur ce point les art. 5, 6 et 7 du chapitre vi. Mais en vérité, l’imperium sera plus ou moins sujet à ce mal selon qu’il aura été bien ou mal institué. Car défendre la liberté d’un imperium dépourvu de fondements suffisamment solides, cela ne va jamais sans danger, et c’est pour s’y soustraire que les patriciens choisissent dans la plèbe, pour être ministres, des hommes avides de gloire, qu’ensuite, une fois le vent tourné, on va sacrifier, en vic-times expiatoires, pour apaiser la colère de ceux qui ont la liberté en haine. Mais là où les fondements de la liberté sont suffisamment solides, ce sont les patriciens eux-mêmes qui briguent pour eux-mêmes la gloire de la protéger, et ils s’emploient à ce que la sagesse concernant les choses à faire dérive uniquement de leur conseil à eux ; et c’est à ces deux points que nous avons tout particulièrement veillé quand nous avons jeté les fondements de cet imperium-ci, en posant que la plèbe y est empêchée tant de conseiller que de voter (voir les art. 3 et 4 de ce chap.) et que, par suite, le pouvoir souverain de l’imperium est entre les mains de l’ensemble des patriciens, l’autorité, entre celles des syndics et du sénat, et enfin le droit de convoquer le sénat et de lui soumettre les décisions à prendre intéressant le salut commun, entre

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celles des consuls choisis au sein du sénat. S’il est, en outre, statué qu’un secrétaire, au sénat ou dans les autres conseils, est élu pour quatre ans ou cinq ans tout au plus, et qu’on lui assigne pour la même durée un second comme secrétaire-adjoint qui pendant ce temps-là le déchargera d’une partie de son travail, ou si, au sénat, il y a non pas un mais plusieurs secrétaires dont l’un s’occupe de telles affaires, l’autre de telles autres, jamais il ne se produira que la puissance des ministres prenne de l’importance.

45. Les tribuns du trésor seront eux aussi choisis au sein de la plèbe, et ils seront tenus de rendre des comptes non seulement au sénat, mais également aux syndics.

46. Pour ce qui concerne la religion, nous l’avons exposé suf-fisamment longuement dans le Traité théologico-politique. Néanmoins nous y avons laissé de côté certains points dont ce n’était pas le lieu de parler ; à savoir, que tous les patriciens doivent être de la même religion, j’entends très simple et au plus haut point catholique, telle que nous l’avons décrite dans ce même traité.34 Car il faut tout particulièrement veiller à ce que les patriciens ne soient pas divisés en sectes, et n’accor-dent pas plus de faveur les uns à celle-ci, les autres à celle-là ; et ensuite, veiller à ce que, captifs de la superstition, ils ne s’emploient pas à ravir aux sujets la liberté d’exprimer leur sentiment. Ensuite, quoiqu’il faille donner à chacun la liberté d’exprimer son sentiment, il faut pourtant interdire les grands rassemblements. Et par suite, à ceux qui sont adeptes d’une autre religion, il faut certes permettre d’édifier autant de tem-ples qu’ils veulent, mais petits, et d’une taille précisément déterminée, et ce dans des lieux assez distants les uns des autres. Mais les temples dédiés à la religion de la patrie, il est très important qu’ils soient, eux, grands et somptueux, et que les patriciens ou sénateurs soient seuls autorisés à mettre la main à l’essentiel de son culte, et donc que les patriciens soient seuls autorisés à baptiser, à célébrer le mariage, à imposer les mains, et, absolument parlant, soient seuls reconnus comme prêtres des temples et comme défenseurs et interprètes de la religion de la patrie. Mais pour la prédication, et pour admi-nistrer le trésor de l’église et ses affaires quotidiennes, le sénat

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lui-même choisira quelques membres de la plèbe pour être en quelque sorte ses vicaires, et ils seront donc tenus de lui rendre compte de tout.

47. Tels sont donc les points qui concernent les fondements de cet imperium ; je vais leur en ajouter quelques autres, certes moins essentiels et pourtant de grande importance ; à savoir, que les patriciens porteront un vêtement autrement dit un habit bien à eux qui les fera reconnaître, et ils seront salués d’un certain titre bien à eux, et chaque membre de la plèbe leur cèdera le pas ; et si un patricien a perdu ses biens par quel-que revers de fortune qu’il n’a pu éviter et est en mesure de le montrer nettement, il sera intégralement remboursé sur les biens publics. S’il apparaît, en revanche, qu’il a tout dépensé en largesses, en faste, en jeu, en prostituées, etc., ou bien, absolument parlant, qu’il doit plus qu’il ne peut rembourser, il sera déchu de sa dignité et tenu pour indigne de tout hon-neur et de toute fonction. En effet, qui est incapable de se gouverner lui-même et de gérer ses affaires privées sera encore bien moins capable de veiller sur les affaires publiques.

48. Ceux que la loi force à prêter serment craindront beau-coup plus de se parjurer si on leur ordonne de prêter serment sur le salut et la liberté de la patrie et sur le conseil suprême, plutôt que de jurer devant Dieu. Car celui qui jure devant Dieu gage un bien privé dont il estime lui-même la valeur, tandis que celui qui dans son serment gage la liberté et le salut de la patrie, jure par le bien commun de tous, dont ce n’est pas à lui d’estimer la valeur, et s’il se parjure, il se déclare, de ce fait, ennemi de la patrie.

49. Les universités fondées aux frais de la république sont instituées non pas tant pour cultiver les esprits que pour les contraindre. Mais dans une libre république, les sciences et les arts seront on ne peut mieux cultivés dès lors qu’il sera permis, à quiconque en fait la demande, d’enseigner publi-quement, et ce à ses frais et au risque de sa réputation. Mais cela, ainsi que d’autres choses semblables, je le réserve pour ailleurs. Car ici je m’étais uniquement proposé de traiter des choses qui appartiennent au seul imperium aristocratique.

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chapitre ix

1. Jusqu’ici nous avons considéré l’imperium aristocratique en tant qu’il tient son nom d’une seule ville, qui est la capitale de tout l’imperium. Le moment est venu de traiter de celui que détiennent plusieurs villes, et que j’estime, quant à moi, préfé-rable au précédent. Mais pour apprendre en quoi ils diffèrent et lequel l’emporte sur l’autre, nous allons passer en revue un à un les fondements de l’imperium précédent, nous rejetterons ceux qui sont étrangers à celui-ci, et à leur place nous en poserons d’autres sur lesquels devra reposer celui-ci.

2. Donc, les villes jouissant du droit de cité devront être fon-dées et fortifiées de telle sorte qu’aucune d’elles, certes, ne puisse subsister toute seule sans les autres, mais également, à l’inverse, qu’elle ne puisse se séparer des autres sans grand dommage pour l’imperium tout entier. De cette façon, en effet, elles demeureront toujours unies. Tandis que les villes qui sont ainsi faites qu’elles ne peuvent ni se conserver ni inspirer de la crainte aux autres, ne sont assurément pas de leur droit à elles, mais absolument du droit des autres.

3. Tout ce que nous avons montré aux art. 9 et 10 du chapitre précédent se déduit de la nature de l’imperium aristocra-tique en général, tout comme le rapport du nombre des patriciens au nombre de la multitude, ainsi que l’âge et la condition requis pour être fait patricien, si bien que sur ces points-là le fait que l’imperium soit détenu par une ville ou plusieurs ne peut introduire aucune différence. Mais quant au conseil suprême, le rapport ici doit être autre. Car si une ville de l’imperium était destinée à accueillir les réunions de ce conseil suprême, elle serait, en vérité, la capitale de cet imperium ; et par suite, ou bien il faudrait observer un tour de rôle, ou bien il faudrait assigner au conseil un lieu qui n’ait pas le droit de cité et qui appartienne à toutes les villes à égalité. Seulement l’une et l’autre chose est facile à dire mais difficile à faire : il faudrait que des milliers d’hommes sortent souvent des villes, ou qu’ils se réunissent tantôt ici et tantôt là.

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4. En vérité, pour pouvoir conclure droitement de la nature et condition de cet imperium-ci ce qu’il faut faire sur ce point et comment doivent être institués ses conseils, voici ce qu’il nous faut considérer : que chaque ville a plus de droit qu’un particulier et ce d’autant plus qu’elle est plus puissante que le particulier (par l’art. 4 chap. ii) ; et que, par conséquent, chaque ville de cet imperium (voir l’art. 2 de ce chap.), à l’intérieur de ses murailles autrement dit dans les limites de sa juridiction, a autant de droit qu’elle a de puis-sance ; ensuite, que toutes les villes sont unies et associées entre elles non comme des alliées mais comme constituant un seul imperium ; mais il faut faire en sorte que chaque ville se voie accordé d’autant plus de droit sur l’imperium que les autres, qu’elle est plus puissante que les autres. Car qui cherche l’égalité entre inégaux cherche une chose absurde. On a, certes, raison d’estimer égaux les citoyens, parce que la puissance de chacun comparée à la puissance de tout l’im-perium est insignifiante. Par contre, la puissance de chaque ville constitue une grande part de la puissance de l’imperium lui-même, et d’autant plus grande que la ville est elle-même plus grande ; et par suite, toutes les villes ne peuvent être tenues pour égales. Mais le droit de chacune, tout comme sa puissance, doit lui aussi être estimé en fonction de sa gran-deur. Quant aux liens qui doivent les enserrer pour qu’elles composent un seul imperium (par l’art. 1 chap. iv), ce sont avant tout le sénat et le tribunal. Et comment elles doivent toutes être unies par ces liens de telle sorte que chacune d’elles demeure malgré tout de son droit autant que faire se peut, je vais le montrer brièvement.

5. Les patriciens de chaque ville, qui (par l’art. 3 de ce chap.) doivent être plus ou moins nombreux en fonction de la gran-deur de la ville, auront le droit suprême sur leur ville, c’est ainsi que je conçois les choses, et ils auront, dans le conseil qui est le conseil suprême de cette ville, le pouvoir souverain de fortifier la ville et d’en agrandir les murailles, de fixer les impôts, d’instaurer et d’abroger les lois et, absolument parlant, de faire tout ce qu’ils jugent nécessaire à la conser-vation et à l’accroissement de leur ville. Mais pour traiter des affaires communes à l’imperium il faut créer un sénat,

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exactement aux mêmes conditions que celles que nous avons dites au chapitre précédent, de telle sorte que ce sénat-ci diffèrera de l’autre uniquement en ceci qu’il aura également autorité pour trancher les questions pouvant surgir entre cités. Car dans cet imperium-ci, dont aucune ville n’est la capitale, cela ne peut pas, comme dans l’autre, être fait par le conseil suprême (voir l’art. 38 du chap. précéd.).

6. Par ailleurs, dans cet imperium-ci il faudra convoquer le conseil suprême uniquement dans le cas où il sera besoin de réformer l’imperium lui-même, ou bien pour quelque affaire ardue que les sénateurs ne se croiront pas de taille à régler ; et par suite il sera très rare que tous les patriciens soient convoqués en conseil. Car la principale fonction du conseil suprême, nous l’avons dit (à l’art. 17 du chap. précéd.), est d’instaurer et d’abroger les lois, et ensuite, de choisir les ministres de l’imperium. Or les lois autrement dit les droits communs à l’imperium tout entier, sitôt qu’ils sont institués, ne doivent plus être modifiés. Si, néanmoins, le temps et l’occasion rendent éventuellement nécessaire l’instaura-tion d’un droit nouveau ou la modification d’un droit déjà institué, on pourra commencer par traiter de la question au sénat ; et une fois qu’on sera parvenu à un accord au sénat, alors ce même sénat enverra des ambassadeurs dans les villes, qui informeront de l’avis du sénat les patriciens de chaque ville ; et si finalement la majorité des villes s’est rangée à l’avis du sénat, alors cet avis sera tenu pour ratifié, sinon il sera rejeté. Et l’on pourra observer la même procé-dure pour choisir les chefs de l’armée et les ambassadeurs à envoyer dans les autres royaumes, ainsi que pour décider de déclarer la guerre et d’accepter des conditions de paix. Mais pour choisir les autres ministres de l’imperium, étant donné (comme nous l’avons montré à l’art. 4 de ce chap.) que chaque ville, autant que faire se peut, doit demeurer de son droit et se voir accordé d’autant plus de droit dans l’imperium qu’elle est plus puissante que les autres, voici la procédure qu’il faudra nécessairement observer. Les sénateurs devront être choisis par les patriciens de chaque ville ; c’est-à-dire, les patriciens d’une ville, en leur conseil, choisiront parmi leurs concitoyens et collègues une certain nombre de sénateurs,

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nombre qui devra être au nombre des patriciens de cette même ville comme sont 1 à 12 (voir l’art. 30 du chap. précéd.) ; et ils désigneront ceux qu’ils veulent voir au premier rang, au deuxième, au troisième, etc. ; et de même, les patriciens des autres villes choisiront des sénateurs, plus ou moins nom-breux en fonction de la grandeur de leur propre nombre, et ils les distribueront en autant de rangs que nous avons dit qu’il fallait répartir le sénat (voir l’art. 34 du chap. précéd.). De la sorte, on trouvera dans chaque rang de sénateurs un nombre plus ou moins grand de sénateurs d’une ville en fonction de la grandeur de chacune. Quant aux présidents de rangs et à leurs vice-présidents, dont le nombre est infé-rieur au nombre des villes, le sénat les tirera au sort parmi les consuls élus. En outre, pour choisir les juges suprêmes de l’imperium on conservera la même procédure : les patriciens de chaque ville choisiront parmi leurs collègues un nombre plus ou moins grand de juges en fonction de la grandeur de leur propre nombre. Et ainsi chaque ville, dans le choix de ses ministres, sera de son droit autant que faire se peut, et chacune se verra accordé, tant au sénat qu’au tribunal, d’autant plus de droit qu’elle a plus de puissance ; étant posé, bien entendu, que la procédure suivie par le sénat et le tribunal pour décider des affaires de l’imperium et trancher des questions soit exactement celle que nous avons décrite aux art. 33 et 34, et 37 et 38, du chapitre précédent.

7. Ensuite, les chefs de cohortes et les tribuns de la milice devront également être choisis parmi les patriciens. Car puisqu’il est équitable que chaque ville, à proportion de sa grandeur, soit tenue de lever un nombre donné de soldats pour contribuer à la sécurité commune à tout l’imperium, il est également équitable de permettre que soient choi-sis parmi les patriciens de chaque ville, à proportion du nombre de légions qu’elles sont tenues de nourrir, autant de tribuns, de chefs, de porte-enseignes, etc., qu’il en est requis pour encadrer la part de la milice qu’ils fournissent à l’imperium.

8. Les sujets ne seront pas non plus directement imposés par le sénat : pour couvrir les dépenses que le sénat aura

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décrétées nécessaires au règlement des affaires publiques, ce ne sont pas les sujets mais les villes qui se verront imposées sur la fortune par le sénat, de sorte que chaque ville, à pro-portion de sa grandeur, sera tenue d’endosser une part plus ou moins grande des dépenses ; et les patriciens de la ville s’en feront rembourser par leurs habitants de la façon qu’ils voudront, soit en les imposant sur la fortune, soit, ce qui est bien plus équitable, en leur imposant des redevances.

9. En outre, quoique toutes les villes de cet imperium ne soient pas au bord de la mer et que les villes maritimes ne soient pas les seules à nommer des sénateurs, on peut pourtant leur accorder à tous les mêmes émoluments que ceux que nous avons dits à l’art. 31 du chapitre précédent ; et l’on pourra inventer à cet effet, et conformément à la constitution de l’imperium, des moyens de faire que les villes soient plus étroitement unies entre elles. Pour le reste, tout ce que nous avons dit au chapitre précédent concernant le sénat, le tribunal, et, absolument parlant, l’ensemble de l’imperium, doit également s’appliquer à cet imperium-ci. Et par suite, nous voyons que dans un imperium détenu par plusieurs villes il n’est pas nécessaire d’assigner une date ou un lieu déterminés pour la convocation du conseil suprême. Par contre, le sénat et le tribunal devront se voir attribuer un lieu qui soit dans un bourg ou dans une ville n’ayant pas droit de suffrage. Mais j’en reviens à ce qui concerne les villes prises individuellement.

10. La procédure à suivre par le conseil suprême d’une ville pour choisir les ministres de la ville et de l’imperium et prendre les décisions est la même que celle que nous avons donnée aux art. 27 et 36 du chapitre précédent. Car la raison est la même dans les deux cas. Ensuite, à ce conseil sera subordonné un conseil des syndics qui soit au conseil de la ville comme le conseil des syndics du chapitre précé-dent au conseil de tout l’imperium, et dont la fonction soit également la même à l’intérieur des limites de juridiction de la ville, et qui jouisse des mêmes émoluments. Et si la ville et par conséquent le nombre de ses patriciens est à ce point restreint qu’elle ne puisse créer qu’un ou deux syndics,

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lesquels à eux deux ne peuvent faire un conseil, alors le conseil suprême de la ville devra désigner aux syndics des juges pour connaître de l’affaire soulevée, ou bien la question devra être déférée au conseil suprême des syndics. En effet, depuis chaque ville on devra envoyer un certain nombre de syndics à l’endroit où siège le sénat, lesquels examineront si les droits de l’ensemble de l’imperium sont bien conservés inviolés, et ils siègeront au sénat sans avoir droit de vote.

11. Les patriciens de chaque ville éliront également des conseils de ville, qui constitueront comme un sénat de cette ville. Je ne peux pas déterminer le nombre de leurs membres mais je ne pense pas non plus que ce soit nécessaire, car les affaires de la ville qui sont de grande importance seront réglées par son conseil suprême, et celles qui concernent l’en-semble de l’imperium le seront par le grand sénat. Par ailleurs, si leurs membres sont peu nombreux, il faudra que dans leur conseil ils fassent connaître leur vote publiquement, et non pas au moyen de boules comme dans les grands conseils. Car dans les petits conseils où le vote est secret, il suffit d’être un peu malin pour découvrir sans peine qui a voté quoi et gruger de mille manières ceux qui sont moins vigilants.

12. En outre, dans chaque ville le conseil suprême instituera des juges, mais il pourra être fait appel de leurs sentences auprès du tribunal suprême de l’imperium, sauf en cas de flagrant délit ou de dettes reconnues. Mais il est inutile de développer ces points.

13. Il nous reste donc à parler des villes qui ne sont pas de leur droit. Si elles se trouvent fondées dans une province ou une région de l’imperium et si leurs habitants sont de mêmes nation et langue, alors, tout comme les bourgs, elles doivent nécessairement être considérées comme des parties des villes voisines, si bien que chacune d’elles doit être sous le régime de telle ou telle ville qui est de son droit. La raison en est que dans cet imperium-ci ce n’est pas son conseil suprême qui choisit les patriciens, mais le conseil suprême de chaque ville, et ils sont plus ou moins nombreux dans chaque ville en fonction du nombre de ceux qui habitent dans les limites

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de sa juridiction (par l’art. 5 de ce chap.). Et par suite, une ville qui n’est pas de son droit doit nécessairement être incluse dans le recensement d’une autre multitude qui est de son droit, et dépendre de sa direction. Quant aux villes conquises par droit de guerre et qui sont venues s’ajouter à l’imperium, il faudra, soit les considérer comme des associées de l’imperium et, une fois vaincues, se les attacher par des bienfaits, soit y envoyer des colonies, qui jouiront du droit de cité, et conduire ailleurs leur population, soit les détruire entièrement.

14. Et c’en est fini pour ce qui concerne les fondements de cet imperium. Et que sa condition est meilleure que celle de l’imperium qui tient son nom d’une seule ville, je le conclus de ceci, que les patriciens de chaque ville, suivant en cela l’usage du désir humain, s’emploieront à conserver leur droit tant dans la ville qu’au sénat, et, si faire se peut, à l’augmen-ter ; et par suite, ils feront tout leur possible pour attirer à eux la multitude, et par conséquent ils s’efforceront d’exer-cer l’imperium par des bienfaits plutôt que par la crainte, ainsi que d’accroître leur propre nombre vu que, plus ils seront nombreux, plus ils choisiront de sénateurs au sein de leur conseil (par l’art. 6 de ce chap.), et par conséquent (par le même art.) plus ils détiendront de droit dans l’imperium. Certes, chaque ville veillant à son intérêt propre et enviant les autres, il y aura assez souvent des discordes entre elles et elles perdront leur temps en discussions, mais ce n’est pas une objection. Car si “Sagonte périt pendant que les Romains délibèrent”, par contre, pendant que quelques-uns décident de tout en écoutant seulement leur affect, c’est la liberté qui périt, et avec elle, le bien commun. En effet, les esprits humains sont trop peu tranchants pour pouvoir tout pénétrer du premier coup ; mais en délibérant, en écoutant et en discutant, ils s’aiguisent, et à force d’envisager toutes les solutions, ils finissent par trouver celles qu’ils veulent, qui recueillent l’approbation de tous et auxquels nul n’avait songé avant ; ce dont nous avons vu maints exemples en Hollande. Et si l’on objectait que cet imperium des Hollandais n’est pas resté longtemps sans comte ou sans vicaire qui en tînt lieu, je répondrais que les Hollandais crurent que pour posséder la liberté il leur suffisait d’abandonner leur comte

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et de décapiter l’imperium, sans penser à le réformer, lais-sant tous ses membres inchangés si bien que le comté de Hollande est resté sans comte comme un corps sans tête, et l’imperium lui-même est resté sans nom. Et par suite il ne faut absolument pas s’étonner que la plupart des sujets aient ignoré quelles mains détenaient le pouvoir souverain de l’imperium. Et même si ce n’avait pas été le cas, reste que ceux qui détenaient vraiment l’imperium étaient bien trop peu nombreux pour pouvoir régir la multitude et opprimer de puissants adversaires. Si bien que ceux-ci, bien souvent, purent leur tendre impunément des pièges et finalement les renverser. Et donc, si cette république s’est vue renversée, ce n’est pas parce qu’elle a perdu son temps en délibérations mais parce que cet imperium était mal formé et ses dirigeants en trop petit nombre.

15. En outre, cet imperium aristocratique détenu par plu-sieurs villes est préférable à l’autre parce que point n’est besoin, comme dans l’autre, d’y veiller à ce qu’un coup de force soudain ne vienne s’emparer de l’ensemble de son conseil suprême, étant donné que (par l’art. 9 de ce chap.) il n’est assigné ni lieu ni date à sa convocation. En outre, dans cet imperium-ci on a moins à redouter des citoyens puissants. Car là où plusieurs villes jouissent de la liberté, à qui veut se frayer un chemin vers l’imperium il ne suffira pas d’occuper une seule ville pour posséder l’imperium sur toutes. Enfin, dans cet imperium-ci la liberté est commune à un plus grand nombre de gens. Car là où règne une seule ville, il n’est veillé au bien des autres villes que pour autant qu’il sert à cette ville régnante.

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chapitre x

1. À présent qu’ont été exposés et expliqués les fondements de l’un et l’autre imperium aristocratique, il nous reste à chercher s’ils peuvent être dissous, ou avoir leur forme modifiée, sous l’effet d’une cause qui soit de leur faute. La cause première de dissolution des imperium de ce type est celle qu’observe le très aigu Florentin 35 dans ses Discours sur Tite-Live (livre iii, chap. 1), à savoir, que “dans un impe-rium comme dans un corps humain, quelque chose vient quotidiennement s’agréger qui exige un jour ou l’autre une cure”. Et par suite, dit-il, il est nécessaire que se produise de temps en temps quelque chose qui ramène l’imperium à son principe, celui sur lequel il s’appuyait à son début. Et si rien de tel ne s’est produit en temps voulu, ses vices croîtront jusqu’à ne plus pouvoir être supprimés sans que soit supprimé l’imperium lui-même. Et cet événement, dit-il, peut survenir soit par hasard, soit par la sagesse et la pru-dence des lois ou d’un homme à la vertu exceptionnelle. Et nous ne pouvons douter qu’il ne s’agisse là d’une chose très importante, et que là où l’on n’a pas d’avance pourvu à cet inconvénient, l’imperium ne pourra subsister grâce à sa vertu propre, mais seulement grâce à la fortune ; et au contraire, là où l’on aura appliqué à ce mal le remède adéquat, l’imperium ne pourra s’effondrer à cause de son défaut, mais seulement à cause de quelque destin inévitable, comme nous allons bientôt l’enseigner plus clairement. Le premier remède à ce mal qui vînt à l’esprit, ce fut de nommer tous les cinq ans et pour un an un dictateur suprême ayant le droit de connaître des actes des sénateurs et de chaque ministre, et par conséquent de restituer l’imperium à son principe. Mais qui s’emploie à éviter les inconvénients de l’imperium se doit d’appliquer des remèdes qui soient en accord avec la nature de l’imperium et puissent se déduire de ses fondements ; autrement, voulant éviter Charybde, on tombera en Scylla. Certes, il est vrai que tous, tant gouvernants que gouvernés, doivent être contenus par la crainte d’un châtiment ou d’un dommage si l’on veut qu’on ne puisse pas pécher impuné-ment ou avec profit ; en revanche, il est également certain

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que si cette crainte est partagée par tous, les bons aussi bien que les mauvais sujets, l’imperium s’expose nécessairement au danger suprême. Et comme le pouvoir dictatorial est absolu, il ne peut donc manquer d’être redouté de tous, surtout si c’est à date fixe qu’on devra nommer un dictateur, car alors tous ceux qui désirent la gloire mettront tout leur zèle à briguer cet honneur, et il est certain qu’en temps de paix ce n’est pas tant la vertu que la richesse qui est consi-dérée, si bien que plus on est superbe, moins on aura de mal à accéder aux honneurs. Et peut-être est-ce pour cela que les Romains avaient coutume de nommer leur dictateur non à date fixe, mais sous la contrainte d’une nécessité fortuite. Il n’empêche que le bruit du dictateur, pour citer les mots de Cicéron, fut désagréable aux bons 36. Et puis ce pouvoir dictatorial est absolument royal, et, assurément, l’imperium ne peut être changé de temps en temps en monarchique, fût-ce pour un temps aussi bref qu’on voudra, sans grand péril pour la république. Ajoutez à cela que si, au contraire, on ne fixe aucune date déterminée pour la nomination d’un dictateur, alors il ne sera pas tenu compte d’un quelconque délai entre deux dictateurs, alors que, nous l’avons dit, cela doit être strictement observé, et en outre, la chose serait tellement vague qu’elle serait aisément négligée. Et donc, si ce pouvoir dictatorial n’est pas éternel et stable, et tel qu’il ne puisse être déféré à un seul homme sans que soit détruite la forme de l’imperium, il sera très mal assuré, et avec lui, par conséquent, le seront aussi le salut et la conservation de la république.

2. En revanche, il est absolument hors de doute (par l’art. 3

du chap. vi) que si le glaive du dictateur peut être perpétuel, n’inspirer de crainte qu’aux mauvais, et ce sans que soit détruite la forme de l’imperium, jamais ses vices ne pour-ront se fortifier au point de ne pouvoir être supprimés ou amendés. Et donc, pour satisfaire à toutes ces conditions il faut, nous l’avons dit, subordonner au conseil suprême un conseil de syndics, de façon à ce que ce glaive dictatorial soit perpétuel, aux mains non d’une seule personne natu-relle mais d’une personne civile, dont les membres soient trop nombreux pour pouvoir se partager l’imperium (par les

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art. 1 et 2 du chap. vi) ou s’associer dans un crime ; à quoi s’ajoute qu’il leur est interdit d’exercer toute autre charge de l’imperium, qu’ils ne versent pas de solde à la milice, et enfin qu’ils sont à un âge où l’on préfère la sécurité du présent au danger de la nouveauté. Et donc l’imperium n’a rien à craindre d’eux ; et ils ne peuvent par conséquent inspirer de crainte qu’aux mauvais sujets, pas aux bons, et ils vont le faire. Car ce qu’ils perdent en aptitude à commettre des crimes, ils le gagnent en puissance à réprimer la malignité. Car outre qu’ils y peuvent faire immédiatement obstacle (leur conseil étant éternel), ils sont en plus suffisamment nombreux pour oser accuser et condamner tel ou tel puis-sant sans avoir à craindre la haine, surtout qu’ils votent au moyen de boules et que la sentence est prononcée au nom du conseil tout entier.

3. À Rome, c’est vrai, les tribuns de la plèbe étaient perpé-tuels, eux aussi ; mais pas de taille à arrêter la puissance de quelque Scipion ; et puis les mesures qu’ils jugeaient salu-taires, ils devaient en déférer au sénat, lequel, souvent aussi, se jouait d’eux en s’arrangeant pour que la plèbe accordât le plus sa faveur à celui que les sénateurs redoutaient le moins. S’y ajoute que c’était la faveur de la plèbe qui défendait l’autorité des tribuns contre les patriciens et que, chaque fois qu’ils faisaient appel à la plèbe, ils semblaient soulever une émeute plutôt que convoquer un conseil. Assurément, aucun de ces inconvénients n’a lieu dans l’imperium décrit dans les deux chapitres précédents.

4. Seulement, tout ce que pourra faire cette autorité des syndics, c’est garantir que la forme de l’imperium sera bien conservée, et par suite, empêcher que les lois soient enfrein-tes et que quiconque ait la possibilité de pécher avec profit ; mais elle ne pourra absolument pas empêcher que prospè-rent les vices que la loi ne peut interdire, comme sont ceux dans lesquels tombent les hommes ayant d’abondants loisirs, et desquels suit souvent la ruine de l’imperium. En effet les hommes, une fois en paix et délivrés de la crainte, de féroces et barbares qu’ils étaient deviennent civils, autrement dit humains, puis d’humains, deviennent mous et indolents,

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et chacun s’emploie à surpasser l’autre non pas en vertu, mais en faste et en luxe ; c’est ainsi qu’ils commencent à se détourner dédaigneusement des mœurs de la patrie et à en endosser de nouvelles, c’est-à-dire, entrent en servitude.

5. Pour éviter ces maux, beaucoup ont tenté d’instaurer des lois somptuaires, mais sans succès. Car tous les droits qu’on peut violer sans dommage pour autrui sont objets de dérision, et ils sont si loin de réfréner désirs et appétits sensuels, chez les hommes, que, tout au contraire, ils les orientent. Car nous tendons à l’interdit, toujours, et nous désirons ce qu’on nous refuse. Et les oisifs ne sont jamais à court d’idées pour se jouer des droits institués concernant des choses qu’on ne peut pas absolument empêcher, telles que banquets, jeux, parures et autres choses du même genre, dont seul l’excès est mauvais, lequel excès doit s’évaluer en fonction de la fortune de chacun si bien qu’aucune loi universelle ne peut le déterminer.

6. Je conclus donc que ces vices communs en temps de paix dont nous parlons ne doivent jamais être interdits directement, mais indirectement, en jetant des fondements de l’imperium tels qu’ils fassent que la plupart, non certes s’emploient à vivre sagement (car c’est impossible), mais soient conduits par les affects qui présentent le plus d’utilité pour la républi-que. Et par suite il faut au plus haut point s’employer à faire que les riches, à défaut d’économes, soient néanmoins cupi-des 37. Car il n’est pas douteux que si cet affect de cupidité, qui est universel et constant, se trouve encouragé par le désir de gloire, la plupart mettront le plus grand zèle à accroître leur bien sans déshonneur, ce qui leur permettra d’accéder aux honneurs tout en évitant l’indignité suprême.

7. Et donc, si nous prêtons attention aux fondements des deux imperium aristocratiques que j’ai expliqués dans les deux chapitres précédents, nous verrons que c’est justement cela qui en découle. En effet, dans l’un comme dans l’autre le nombre des gouvernants est suffisamment grand pour que l’accès au gouvernement ainsi qu’aux honneurs de l’im-perium soit ouvert à la majorité des riches. S’il est en outre

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décidé (comme nous l’avons dit à l’art. 47 du chap. viii) que les patriciens qui doivent plus qu’ils ne peuvent rembour-ser seront déchus de l’ordre des patriciens, et que ceux à qui un revers de fortune aura fait perdre leurs biens seront intégralement rétablis, il n’est pas douteux qu’ils feront tout leur possible pour conserver leurs biens. En outre, jamais ils ne convoiteront les manières des étrangers et jamais ils ne se détourneront de celles de la patrie s’il est institué par la loi que les patriciens et ceux qui briguent les honneurs se distinguent par un vêtement bien à eux ; voir sur ce point les art. 25 et 47 du chapitre viii. Et l’on peut encore inventer, dans chaque imperium, d’autres mesures adaptées à la nature du lieu et au génie de la nation, et ce en veillant avant toute chose à ce que les sujets fassent leur devoir spontanément plutôt que forcés par la loi.

8. Car un imperium qui ne vise à rien d’autre qu’à conduire les hommes par la crainte sera plutôt sans vices que pourvu de vertu. Non, ce qu’il faut c’est conduire les hommes de telle sorte qu’ils aient l’impression non pas d’être conduits, mais de vivre à leur guise et selon leur libre décret, et par suite, que ce soient seulement l’amour de la liberté, le zèle à accroître leur bien et l’espérance d’accéder aux honneurs qui les arrêtent. Par ailleurs, statues, triomphes et autres encou-ragements à la vertu sont des signes de servitude plus que de liberté. En effet c’est à des esclaves, non à des hommes libres, qu’on décerne des prix de vertu. Certes, les hommes sont extrêmement stimulés par ces aiguillons, je le recon-nais ; mais si, au début, ces récompenses sont décernées à de grands hommes, ensuite, l’envie croissant, elles le sont à des paresseux, à des hommes gonflés de leur richesse, et ce à la grande indignation de tous les bons sujets. Ensuite, ceux qui font étalage des triomphes et des statues de leurs parents croient qu’on leur fait injure à eux si on ne leur donne pas le pas sur les autres. Enfin, et pour m’en tenir là, il est certain que l’égalité, dont la disparition sonne aussitôt la mort de la liberté commune, ne peut d’aucune façon être conservée dès lors que sont décernés, par droit public, des honneurs particuliers à tel homme célèbre pour sa vertu.

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9. Tout cela posé, voyons à présent si les imperium de ce genre peuvent être détruits par quelque cause qui soit de leur faute. Mais s’il est un imperium qui peut être éternel, ce sera nécessairement celui dont les droits, uns fois droitement institués, demeurent inviolés. Les droits, en effet, sont l’âme de l’imperium. Et donc, eux conservés, l’imperium est néces-sairement conservé. Seulement les droits ne peuvent être invaincus qu’à la condition d’être appuyés et par la raison et par l’affect que les hommes ont en commun ; autrement, si l’aide de la raison est leur unique appui, ils n’ont guère de force et sont faciles à vaincre. Et donc, puisque nous avons montré que les droits fondamentaux de l’un et l’autre impe-rium aristocratique sont en accord et avec la raison, et avec l’affect que les hommes ont en commun, nous pouvons donc affirmer que si jamais imperium doit être éternel, ceux-ci le seront, ou que, s’ils venaient à être détruits, ce ne sera pas pour une cause qui soit de leur faute, mais seulement par quelque destin inévitable.

10. Mais on peut encore nous objecter que les droits de l’imperium montrés précédemment ont beau être appuyés et par la raison et par l’affect que les hommes ont en commun, il peut néanmoins leur arriver d’être vaincus. Car il n’est pas d’affect qui ne soit parfois vaincu par un affect plus fort et contraire ; et de fait, il n’est pas rare de voir la peur de la mort vaincue par le désir du bien d’autrui. Ceux que la peur de l’ennemi fait s’enfuir, terrifiés, aucune autre peur ne peut les arrêter, ils se jettent à l’eau ou se ruent dans le feu pour fuir le fer des ennemis. Et donc, la cité pourra être droitement organisée autant qu’on voudra et les droits insti-tués au mieux, reste que dans les situations les plus critiques pour l’imperium, lorsque chacun, chose ordinaire, est saisi de panique, alors chacun approuve ce que suggère la crainte présente et rien d’autre, sans tenir aucun compte ni de l’ave-nir ni des lois, tous les visages se tournent vers un homme que ses victoires ont rendu célèbre, on l’affranchit des lois, on prolonge son imperium (un très mauvais exemple) et l’on confie la république tout entière à sa bonne foi ; telle fut assu-rément la cause de la perte de l’imperium romain. Mais pour répondre à cette objection je dis, premièrement, que dans

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une république droitement constituée semblable terreur ne naît que d’une bonne raison ; et par suite on ne peut assi-gner à cette terreur et au désordre qu’elle engendre aucune cause que la prudence humaine eût pu éviter. Ensuite, il faut noter que dans une république telle que celle que nous avons décrite précédemment, il est impossible (par les art. 9 et 25 du chap. viii) que tel ou tel l’emporte par sa renommée de vertu au point que tous les visages se tournent vers lui ; il aura nécessairement plusieurs rivaux ayant la faveur de plusieurs autres. Et donc, même si la terreur venait à engen-drer quelque désordre dans la république, nul ne pourra tromper les lois et, à l’encontre du droit, appeler quelqu’un à l’imperium militaire, sans qu’aussitôt naisse un conflit avec ceux qui en réclament d’autres, et pour le trancher il faudra finalement en revenir aux droits antérieurement institués et approuvés par tous, et ordonner les choses de l’imperium selon les lois établies. Je peux donc affirmer absolument que l’imperium détenu par une seule ville et, surtout, par plu-sieurs, est éternel, autrement dit, qu’aucune cause interne ne peut le dissoudre ou le faire changer de forme.

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chapitre xi

1. Je passe enfin au troisième imperium, imperium cette fois 38

tout à fait absolu, que nous appelons démocratique. Il diffère de l’aristocratique essentiellement en ceci, nous l’avons dit, que dans ce dernier la nomination de tel ou tel patricien dépend uniquement de la volonté du conseil suprême et de son libre choix, si bien que nul n’hérite le droit de voter et d’exercer les charges de l’imperium, et que nul ne peut à bon droit réclamer ce droit pour lui-même, alors que c’est le cas dans l’imperium dont nous traitons à présent. Car tous ceux qui sont nés de parents citoyens ou sur le sol de la patrie, ou qui ont bien mérité de la république, ou bien encore pour d’autres causes faisant que la loi ordonne de donner à quelqu’un le droit de citoyen, tous ceux-là, dis-je, c’est à bon droit qu’ils réclament pour eux-mêmes le droit de voter au conseil suprême et d’exercer les charges de l’imperium, et on ne peut le leur refuser sauf en cas de crime ou d’infamie.

2. Si donc il a été institué par le droit que seuls ont le droit de voter au conseil suprême et de s’occuper des affaires de l’im-perium ceux qui sont plus âgés et ont atteint un âge donné, ou bien les premiers nés une fois atteint l’âge légal, ou bien ceux qui contribuent à la république en versant une somme donnée, quoiqu’il puisse se faire en ce cas que le conseil suprême comporte moins de citoyens que celui de l’imperium aristocratique, il faudra néanmoins appeler démocratiques les imperium de ce type parce que leurs citoyens qui se voient destinés à gouverner la république ne sont pas choisis par le conseil suprême comme étant les meilleurs, mais y sont destinés par la loi. Et si, pour cette raison, les imperium de ce type, j’entends, ceux où ce ne sont pas les meilleurs qui sont destinés au gouvernement, mais ceux qu’une bonne fortune a fait naître riches ou premiers nés, semblent inférieurs à l’imperium aristocratique, pourtant, si nous considérons la pratique autrement dit la condition commune des hommes, cela reviendra au même. Car les patriciens tiendront tou-jours pour les meilleurs ceux qui sont riches, ou qui leur sont proches par le sang, ou qui leur sont liés d’amitié. Et

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bien sûr, si c’était libres de tout affect et conduits par le seul zèle pour le bien public que les patriciens choisissaient leur collègues patriciens, aucun imperium ne supporterait la comparaison avec l’aristocratique. Mais il en va tout autre-ment, l’expérience même l’a surabondamment montré, surtout dans les oligarchies où la volonté des patriciens, vu le manque d’opposition, est au plus haut point affranchie de la loi. Là, en effet, les patriciens mettent tout leur zèle à écarter du conseil les meilleurs et cherchent à s’associer dans le conseil ceux qui sont suspendus à leur bouche ; si bien que dans un tel imperium la situation est bien pire parce que le choix des patriciens dépend de la volonté de quelques-uns qui est absolument libre, autrement dit affranchie de toute loi. Mais j’en reviens à mon sujet.

3. De ce qui a été dit à l’article précédent il ressort avec évidence que nous pouvons concevoir divers genres d’impe-rium démocratique, mais mon intention n’est pas de traiter de chacun d’eux, mais uniquement de celui dans lequel ont le droit de voter au conseil suprême et d’exercer les char-ges de la république absolument tous ceux qui sont tenus par les seules lois de la patrie et qui, en outre, sont de leur droit et vivent honnêtement. Je dis expressément qui sont tenus par les seules lois de la patrie pour exclure les étrangers, qui sont censés appartenir aussi à l’imperium d’un autre. En plus d’être tenus par les lois de l’imperium, j’ai ajouté cette autre condition que, pour le reste, ils soient de leur droit, pour exclure les femmes et les esclaves, qui sont au pouvoir de leurs maris et de leurs maîtres, ainsi que les enfants et les pupilles aussi longtemps qu’ils sont au pouvoir de leurs parents et de leurs tuteurs. J’ai dit enfin qui vivent honnête-ment pour exclure d’emblée ceux qui sont taxés d’infamie pour cause de crime ou de vie honteuse.

4. Mais peut-être demandera-t-on si c’est par nature ou par institution que les femmes sont sous le pouvoir des hommes ? Car si c’est seulement le fait de l’institution, il n’y avait donc aucune raison pour nous forcer à exclure les femmes du gou-vernement. Mais si nous consultons l’expérience elle-même, nous verrons que cela naît de leur faiblesse. Car on n’a vu

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143chapitre xi

nulle part les hommes et les femmes gouverner ensemble, mais partout où se trouvent sur Terre des hommes et des femmes, nous voyons les hommes régner et les femmes être gouvernées, et nous constatons que de cette manière les deux sexes vivent dans la concorde. Mais à l’inverse, les Amazones qui, d’après la tradition, régnèrent jadis, ne souf-fraient pas que les hommes séjournassent sur le sol de leur patrie, et n’élevaient que des filles ; les mâles qu’elles met-taient au monde, elles les tuaient. Si, par nature, les femmes étaient égales aux hommes et avaient, en force d’âme et en génie, en quoi consiste au plus haut point la puissance et par conséquent le droit chez les humains, une puissance égale à la leur, il est sûr que parmi tant de nations si diverses il s’en trouverait certaines où les deux sexes gouverneraient à égalité, et d’autres où les hommes seraient gouvernés par les femmes et éduqués de telle sorte que leur génie ait moins de puissance. Comme cela n’a lieu nulle part, il est tout à fait permis d’affirmer que les femmes, par nature, n’ont pas un droit égal à celui des hommes, mais qu’elles sont nécessairement inférieures aux hommes, et par suite, qu’il ne peut se faire que les deux sexes gouvernent à égalité, et encore moins, que les hommes soient gouvernés par les femmes. En outre, si nous considérons les affects humains, à savoir, que les hommes, en général, aiment les femmes sous l’effet du seul affect de lubricité, et évaluent leur génie et leur sagesse à la puissance de leur beauté, et en outre, que les hommes supportent très mal que les femmes qu’ils aiment aient quelque faveur pour d’autres, et autres choses de ce genre, nous n’aurons pas de mal à voir qu’il ne peut pas se faire sans grand dommage pour la paix que les hommes et les femmes gouvernent à égalité. Mais assez là-dessus.

On regrette le reste.

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notes

1. On s’accorde à tenir ce sous-titre pour une addition des éditeurs des

Opera posthuma.

2. Éthique, iv, 4, Corollaire.

3. Éthique, iii, 32, Scolie.

4. Éthique, iv, Appendice, chap. xiii.

5. Éthique, v, 4, Scolie, et iii, 31, Corollaire.

6. Éthique, iv, 58, Scolie.

7. Éthique, iii, 59, Scolie.

8. Spinoza, Traité théologico-politique, chap. xvi.

9. Unique infraction à ma règle, j’ai maintenu ici, pour rendre cette célèbre

formule, la traduction classique d’imperium par “empire”.

10. Citation de Virgile, Églogue ii, vers 65.

11. Sese munire, dit le texte latin. Le verbe munire signifie couramment

“fortifier, garnir de fortifications”. Il annonce donc ici très précisément le

urbes muniendi qui se trouve un peu plus loin, à l’article 17, et le thème qui

s’y trouve amorcé et sera développé tout au long du Traité : la nécessaire

fortification des villes.

12. Ici, le texte des Opera Posthuma, ainsi que la version néerlandaise, com-

porte la mention : (voir l’art. 18 de ce chap.). Or ce point n’a pas encore

été abordé, et ce même renvoi se trouve à la ligne suivante. À l’instar de

Madeleine Francès, je me range donc à l’opinion de A. G. Wernham dans

son édition du Traité (Oxford, Clarendon Press, 1958, p. 280) : “Je sup-

pose que la référence se trouvait entre deux lignes dans le manuscrit de

Spinoza, et a été incorporée à tort dans la ligne supérieure comme dans

la ligne inférieure.”

13. Citation de Paul, Épître aux Romains, 9.21-22.

14. Le premier sens de minister est “serviteur” ou “domestique” ; ensuite,

le mot en vient à désigner tout agent ou exécutant ou instrument d’un

pouvoir quelconque. Cicéron, dans une lettre à son frère Quintus (i, 1,

10), écrit ministros imperii tui pour désigner les subordonnés de celui-ci,

ceux qui exécutent ses ordres. En cette première occurrence du mot dans

le Traité, Saisset, suivi par Bove, le traduit par “agent”, mais se range à

“fonctionnaire” dans la suite. C’est également cette dernière solution

qui est adoptée par Appuhn et Ramond. Il m’a semblé que le mot “fonc-

tionnaires” tendait, paradoxalement, à exclure de l’extension du concept

ceux-là mêmes que nous sommes accoutumés à appeler des ministres. J’ai

donc conservé “ministre”, étant bien entendu que le mot désigne, très

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trait politique146

largement, tout agent ou exécutant de l’imperium, que celui-ci soit détenu

par un seul ou par plusieurs.

15. Ce “trucidare, spoliare, virgines rapere” fait distinctement écho à une

phrase de Tacite (Vie d’Agricola, 30) dont la fin sera également citée

à l’article 4 du chapitre vi : “( ) subditis deinde trucidare, spoliare, virgines

rapere, atque ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. «

16. Le latin dit : “Contractus seu leges, quibus multitudo jus suum in unum

concilium vel hominem transferunt (…).” Le sujet est donc au singulier (mul-

titudo) et le verbe au pluriel (transferunt). D’où ma traduction. Par ailleurs,

d’accord avec Appuhn et Cristofolini, je tiens contractus pour un pluriel,

“les contrats”.

17. Voir note 15.

18. Comment traduire militia ? Plusieurs traducteurs commencent par le

traduire, ici, par “force armée” ou “forces armées”, mais adoptent ensuite,

constamment “armée”. Spinoza utilise dans la suite, à trois reprises, le

mot exercitus, le plus habituel pour signifier l’armée, lorsqu’il parle de

“dux exercitus”, désignant par là des généraux à la tête d’un corps d’armée.

Ceux-ci ne devant exister, selon la constitution, qu’en temps de guerre, il

me semble que exercitus renvoie plutôt à la force armée entrée en guerre.

“Milice” peut tout à fait convenir pour désigner celle-ci en temps de paix,

la multitude armée. Du reste, il n’est pas interdit de penser que Spinoza

a en tête le Livre Premier de L’Art de la Guerre de Machiavel, où celui-ci,

au moment de constituer l’armée sur de bons fondements, par la bouche

de Francesco Colonna discutant avec son ami Cosimo Ruccellai, écarte

d’emblée le recrutement de troupes mercenaires et défend le principe de

la milice, où l’on prend “tous les hommes d’âge militaire”, entre dix-sept et

quarante ans. Il se réfère explicitement à l’ordinanza dont il avait lui-même

formé le projet et qu’il était parvenu à faire instituer à Florence. On lira

sur ce point avec profit l’ouvrage de Lucien Noullez et Bernard Wicht,

L’idée de milice et le modèle suisse dans la pensée de Machiavel (éd. L’Âge

d’Homme, 1997).

19. Le conseil, concilium, donne au roi un conseil, consilium. Les conseillers

qui composent le conseil sont dits consiliarii, c’est-à-dire sont désignés à

partir de leur fonction, conseiller le roi, plus que de leur appartenance

au conseil. Concernant concilium et consilium, voir plus bas la note 24 se

rapportant à l’article 12 du chapitre vii.

20. La traduction de ce passage est difficile. Le latin dit : Militiae stipen-

dia nulla solvenda tempore pacis, tempore autem belli iis tantummodo quotidiana

stipendia danda, qui quotidiano opere vitam sustentant. C’est-à-dire que, 1° :

en temps de paix il ne faut pas accorder de stipendium à la milice ;

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stipendium, classiquement, désigne la solde du militaire. Souvenons-nous

que la milice est composée de tous les citoyens ; donc, en temps de paix,

les citoyens ne sont pas payés en tant que miliciens, quoiqu’ils soient tous

tenus (par l’article 10 du chapitre vi) à des périodes militaires, et que

certains d’entre eux soient officiers à vie. Et la raison en est clairement

énoncée à l’article 22 du chapitre vii : “Nous avons dit qu’on ne doit pas

verser de solde à la milice. Car la récompense suprême de la milice, c’est

la liberté. En effet si chacun, dans l’état de nature, s’efforce autant qu’il

peut de se défendre, c’est seulement en vue de la liberté, et la seule récom-

pense qu’il attend de sa vertu guerrière, c’est de s’appartenir ; or dans l’état

civil il faut considérer tous les citoyens pris ensemble comme un homme

dans l’état de nature, et donc, quand tous servent dans la milice (militant)

dans l’intérêt de cet état civil, c’est sur eux-mêmes qu’ils veillent et

d’eux-mêmes qu’ils s’occupent. En revanche, conseillers, juges, préteurs,

etc., s’occupent des autres plus que d’eux-mêmes, il est donc juste de les

récompenser de leurs vacations.” De même donc qu’un homme à l’état de

nature n’a pas besoin qu’on le paye pour se défendre, de même la cité pour

défendre sa liberté ; or l’instrument de cette défense, c’est la milice, à

laquelle appartiennent tous les citoyens. Il n’y a donc pas lieu de stipendier

les citoyens pour le service militaire qu’ils sont tenus d’accomplir. En

revanche les juges, par exemple, et pour la raison qui vient d’être dite,

recevront une récompense (præmium), qui est également nommée stipen-

dium, pour leur travail de juges : cela est dit, précisément, à l’article juste

précédent, 21 du même chapitre. Ce point ne pose donc pas de problème.

Et 2° : en temps de guerre, on versera un stipendium, et un stipendium jour-

nalier, uniquement (traduit mot à mot) “à ceux qui (iis qui) soutiennent la

vie par un travail journalier”. Qui sont ces iis, et de quel travail et de quelle

vie s’agit-il ? Ici, les traducteurs se partagent. Saisset et Bove traduisent :

“ceux d’entre les citoyens qui vivent de leur travail quotidien”. Mais

Appuhn : “en temps de guerre [la milice] recevra une solde calculée de

façon à assurer tout juste à chaque militaire la vie quotidienne” ; iis, en ce

cas, ne désigne plus des citoyens, mais des militaires, à savoir, je suppose,

des miliciens du temps de guerre. Francès, Zac et Ramond, prudemment,

rendent iis qui par “ceux qui”. En revanche, l’accord se fait, dans l’ensem-

ble, sur la traduction de la fin de la phrase : il s’agit de ceux (citoyens ou

militaires) qui “gagnent leur vie par un travail quotidien”, ou “vivent de

leur travail quotidien”, ou “ne peuvent subsister que par un travail quoti-

dien”, ou “vivent d’ordinaire du produit d’un travail journalier”. Vitam

sustentare est donc entendu au sens de “gagner sa vie”, et c’est manifeste-

ment en ce sens que Spinoza l’utilise à deux reprises dans le Traité, au

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moment d’évoquer ceux qui gagnent leur vie à quelque besogne servile (qui

servili aliquo officio vitam sustentant : voir l’article 11 du chapitre vi et l’arti-

cle 14 du chapitre viii). Appuhn est le seul à faire exception, le choix qu’il

a fait de traduire iis qui par “à chaque militaire” l’amenant à poser que ce

stipendium quotidianum sera versé aux militaires pour assurer leur subsis-

tance ; mais cette option se paye de l’abandon du mot opere, le “travail

quotidien “étant donc passé sous silence. Pour tenter de savoir qui est dans

le vrai, représentons-nous la cité en temps de guerre, étant bien entendu

que cette guerre est nécessairement défensive. Il est, je pense, assez clair

que ce n’est pas la multitude armée tout entière qui monte au front, cela

équivaudrait à vider la cité de tous ses hommes valides : ce n’est donc

qu’une partie de la milice qui constitue l’armée des combattants. Et ces

soldats savent pourquoi ils combattent : pour sauvegarder la liberté. Or

nous savons par l’article 22 du chapitre vii, déjà cité, “qu’en temps de

guerre il ne peut y avoir encouragement plus honnête et plus fort à rem-

porter la victoire que l’image de la liberté.” Cela semble impliquer qu’il

n’est pas nécessaire de verser un quelconque stipendium aux combattants,

pas plus qu’il ne l’est d’en verser aux miliciens du temps de paix. Les

hypothétiques bénéficiaires du stipendum qui nous occupe ici seraient donc

à chercher non pas au front, mais à l’arrière, dans cette partie de la multi-

tude qui ne combat pas. Car à l’arrière, évidemment, la vie continue, la cité

s’efforce de persévérer dans son être, il lui faut se nourrir, conserver les

droits institués, etc., il lui faut donc des paysans, des artisans, des juges, etc.

Ces citoyens composent à eux tous la partie non combattante de la milice.

Or que font-ils ? Ils travaillent chaque jour et “vivent de leur travail quoti-

dien «, ou “gagnent leur vie par un travail quotidien «, etc. Ce serait donc

à eux que serait dévolu le stipendium quotidianum ? En somme, tous les

travailleurs (par ailleurs tous miliciens) recevraient quotidiennement une

certaine somme qui viendrait s’ajouter au produit de leur travail.

Franchement, je ne peux le croire. Outre qu’il serait tout de même para-

doxal que la seule partie de la milice qui reçoive un traitement en temps de

guerre soit justement celle qui ne combat pas, il me semble que Spinoza

eût été plus disert s’il s’était agi d’instituer cette espèce de subvention

généralisée accordée par la cité à tous les travailleurs. Mais alors, qui donc

touchera ce stipendium en temps de guerre ? La vraie difficulté réside donc,

à mon sens, dans l’interprétation à donner de la fin de la phrase : qui quoti-

diano opere vitam sustentant. S’il ne peut s’agir des travailleurs de l’arrière,

il faut bien qu’il s’agisse des combattants. Mais les combattants, ou cer-

tains combattants, gagnent-ils leur vie par un travail quotidien ? S’ils rece-

vaient tous une solde en qualité de combattants, on pourrait l’admettre,

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mais ce n’est pas le cas. Alors quoi ? C’est peut-être, tout simplement, que

vitam sustentateur ne veut pas dire, ici, “gagner sa vie”. Sustentare veut

d’abord dire maintenir debout, soutenir, puis maintenir, conserver en bon état,

puis, c’est vrai, entretenir, subvenir à, nourrir, alimenter. Ensuite, les traduc-

teurs s’accordent à penser que les hypothétiques bénéficiaires du stipendium

“sustentent” leur vie par leur travail quotidien, ce qui est tout à fait admis-

sible. Tout dépend alors du sens qu’on voudra donner à sustentare, et, en

l’absence de toute précision donnée par Spinoza, je tombe, quant à moi,

dans une hésitation dont seule me fait sortir (au moins pour quelque

temps) une réflexion sur le “travail quotidien “ici évoqué. Quel est donc

l’opus quotidianum du combattant ? Le combat, auquel il se livre gratuite-

ment, par pur amour de la liberté. Ne parle-t-on pas des “travaux guer-

riers” ? Mais qu’est-ce que combattre, sinon risquer sa vie ? En ce sens, le

combattant, chaque jour, travaille à maintenir sa vie, à la conserver en bon

état, à la soutenir, à rester en vie. Peut-être est-ce en ce sens plus large qu’il

faut entendre ici vitam sustentare, de la même façon qu’à l’article 15 du

chapitre ii où Spinoza écrit que les hommes ne peuvent guère se maintenir

en vie (vitam sustentare) et cultiver leur esprit sans s’aider mutuellement.

J’ajoute qu’à supprimer le suam (vitam) implicite, cette interprétation, loin

d’en perdre son sens, le voit accru et élargi : car que fait d’autre le combat-

tant, par son travail guerrier quotidien, sinon conserver en bon état non

seulement sa propre vie, mais la vie même de la cité, dont le sort est entre

ses mains ? Serait-il donc payé pour son travail, parce que “toute peine

mérite salaire” ? Mais non : il combat gratuitement, sans qu’il soit besoin

de le stipendier pour autant. À l’objection je répondrai donc ceci : il n’est

pas payé pour combattre, mais il faut qu’il le soit pour pouvoir combattre

et abattre son travail guerrier. Ne pouvant se livrer à un autre travail que

celui de combattre, il faut bien qu’il soit nourri et équipé aux frais de la

cité, qu’il ait de quoi couvrir jour après jour ses besoins et assurer sa sub-

sistance, de quoi persévérer dans son être pour que la cité elle-même per-

sévère dans son être. Il faut donc lui donner de quoi vivre, et c’est l’objet

de ce stipendium. En ce cas, on le voit, le combattant n’est pas payé parce

qu’il combat (il le fait gratuitement), mais pour combattre. Ce n’est donc

pas qu’en temps de guerre le service militaire se voie rétribué, c’est la seule

subsistance du soldat qui se voit assurée. Et la logique est sauve. C’est

manifestement vers cette solution que penchait Appuhn dans sa traduction

(tronquée du mot opere, et surinterprétative par l’ajout du calcul du tout

juste) : “en temps de guerre [la milice] recevra une solde calculée de façon

à assurer tout juste à chaque militaire la vie quotidienne”. Et c’est aussi

l’interprétation de Wernham qui, dans son édition anglaise, consacre une

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note à cette question : “De toute évidence Spinoza considère le paiement

fait aux hommes de troupe (to the rank and file) en temps de guerre comme

une allocation de subsistance plutôt que comme une solde”. (Spinoza,

Political Works, Clarendon Press, 1958, p. 353, note 2).

21. Voir Ancien Testament, Daniel, 6.15.

22. Voir Homère, Odyssée, chant XII, vers 156 et suivants.

23. Citation d’une lettre à César traditionnellement attribuée, sans doute

à tort, à Salluste.

24. Spinoza écrit : “( ) necesse est, ut militia ex solis civibus componatur, et ut

ipsi a consiliis sint. “Ce passage est épineux. J-G Prat donne : “il est néces-

saire que l’armée soit composée des seuls citoyens, et qu’eux-mêmes fas-

sent partie des conseils.”, et Saisset : “il est nécessaire que l’armée soit

composée des seuls citoyens et que ceux-ci fassent partie des conseils.”

Bove le révise ainsi : “il est nécessaire que l’armée soit composée des seuls

citoyens et que ceux-ci fassent seuls partie des conseils.” Appuhn écrit :

“il est nécessaire que la force armée soit composée d’eux seuls [les citoyens]

et qu’ils soient seuls à entrer dans les conseils.” Ramond donne : “il est

nécessaire que l’armée et les conseils soient composés des seuls citoyens.”

Ce qui pose problème, c’est la fin de la phrase : “ut ipsi a consiliis sint”. Ipsi

ne peut désigner autre chose que les citoyens. Mais que veut dire, pour les

citoyens, être a consiliis ? Si le sens est vraiment celui que donnent unani-

mement les traducteurs français, alors l’expression en est on ne peut plus

étrange. Si Spinoza avait voulu dire : “il est nécessaire que l’armée et les

conseils soient composés des seuls citoyens «, je pense qu’il l’aurait écrit,

en latin, avec la même simplicité. En outre, que les conseils soient compo-

sés uniquement de citoyens me semble aller de soi ; mais que les citoyens

soient tous membres des conseils, cela est non moins évidemment exclu.

Au demeurant, le plus probable est que Spinoza, comme il le fait souvent,

construit son raisonnement de manière en quelque sorte symétrique :

1° il faut “que ce soient les citoyens que le roi distingue de préférence à

tous les autres”, et donc, il faut que “la milice soit composée uniquement

de citoyens” ; 2° il faut que les citoyens “restent de leur droit autant que

l’état civil autrement dit l’équité le permet «, et donc, il faut que les citoyens

soient a consiliis. Comment, donc, comprendre cette formule ? Je ne vois

guère que deux possibilités : a) En latin, abesse signifie “être absent”, ou

“exempt de, écarté de” ; ab indique l’éloignement ; Spinoza transforme

consiliis abesse en a consiliis esse ; donc : “il faut que les citoyens (tous mili-

ciens, sans aucune exception) soient tenus à l’écart des conseils” ; ce qui

reviendrait à dire qu’il y a tout de même une exception : tous les membres

des conseils sont exemptés du service militaire. Cette hypothèse n’est pas

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satisfaisante : outre qu’elle contrevient en effet au principe selon lequel

tous les citoyens sont dans la milice, nullo excepto, elle ne nous aide pas à

comprendre pourquoi, de ce fait, les citoyens resteront de leur droit autant

que l’état civil autrement dit l’équité le permet. Du reste, je note au passage

que les traductions citées plus haut semblent rendre, plutôt que notre a

consiliis sint, quelque chose comme consiliis adsint, non absint : “entrer dans

les conseils”, “faire partie des conseils”, “composer les conseils” ; rien de

tout cela n’indique l’éloignement, bien au contraire, plutôt le rapproche-

ment et le mouvement vers et finalement la présence à, ce qu’indique

justement la particule ad. b) La particule a (ou ab) est entendue en son

sens habituel et désigne une provenance, “ce à partir de quoi” ; donc, “il

faut que les citoyens proviennent des conseils”. Mais en quel sens “pro-

viennent” ? On peut penser : “en soient l’émanation”. Paolo Cristofolini,

qui est à ma connaissance le seul qui ait vu la difficulté, penche manifeste-

ment en ce sens. Dans sa traduction italienne (Trattato Politico, Edizioni

ets, Pisa, 2011) il propose : “è necessario che l’esercito sia composto di soli cit-

tadini, e che questi siano espressione dei consigli”. C’est-à-dire, en français : “et

que ceux-ci soient l’expression des conseils”. Ce qui peut vouloir dire : il

faut que les citoyens, qui à eux tous composent la milice, soient, en tant

que milice, sous la surveillance des conseils, voire aux ordres des conseils.

Et en effet il faut manifestement qu’ils le soient. Et on comprend que dans

ce cas, les citoyens, en tant que la milice, restent en effet de leur droit

(garanti par le droit de la cité, c’est-à-dire par les conseils), mais seulement

“autant que l’état civil autrement dit l’équité le permet”, dans la mesure

même où la milice doit être aux ordres des conseils, asservie aux conseils.

Et n’oublions pas que nous avons affaire à une multitude armée, donc

nécessairement dangereuse, et par conséquent il faut bien la tenir en bride,

faute de quoi elle sera aussi funeste que les troupes mercenaires au refus

desquelles est consacré cet article 12. L’interprétation de Cristofolini est

donc doublement séduisante, parce qu’elle s’appuie sur un des principaux

sens de la particule ab, la provenance, ce qui fait qu’une chose a lieu, et

parce qu’elle permet de comprendre un peu mieux l’argumentation. Et du

reste, je m’y rangerais si ne m’arrêtait le mot qui attire le moins l’attention

dans ce bref passage : consiliis. Tout le monde traduit par “conseils”.

Conseils où les citoyens entrent, ou qu’ils composent, ou dont ils font

partie, etc. Or ces conseils-là, pas une fois Spinoza ne les désigne par consi-

lia dans le Traité : ce sont toujours des concilia. Je ne vois pas pourquoi, ici,

il ferait exception à son usage, et je le vois d’autant moins que cet a consiliis

absint me demeure obscur : peut-être l’obscurité vient-elle justement du

fait qu’il ne s’agit pas ici de concilia, mais de consilia ? Qu’entendre par

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consilia ? Nous savons par l’article 17 du chapitre vi que “la fonction pre-

mière de ce conseil (concilium) [le grand conseil] sera de défendre les droits

fondamentaux de l’imperium et de donner un conseil (consilium) sur les

choses à faire”. Ce qui ressort du conseil, concilium, ce sont donc des

conseils, consilia, qui une fois ratifiés seront autant de décrets et de direc-

tives. Le conseil qui l’emporte au conseil, pour finir, se change en décret,

en ordre, en commandement. En ce sens-là, il faudrait donc comprendre :

il faut que la milice, la multitude armée, suive très exactement les conseils

arrêtés en conseil et qu’ils soient pour elle des ordres. Que la milice, donc,

soit aux ordres du grand conseil, concilium, en obéissant à ses conseils,

consilia. Je conviens que, même ainsi entendu, cet a consiliis sint demeure

d’une interprétation assez acrobatique. Mais du moins une chose est sûre :

c’est qu’il ne s’agit pas ici de concilium ni de concilia. J’en trouve la preuve

indirecte dans le mouvement du chapitre viii, consacré à l’imperium aris-

tocratique, et à l’usage qui y est fait de ce même mot consiliis. Spinoza

commence par constituer, par les articles 2 et 3, un conseil de patriciens,

suffisamment nombreux, composé autant que possible d’hommes qui arte

et consilio pollent vigentque (qui soient doués et vigoureux en matière d’art

et de conseil), lequel conseil [concilium] “n’a pas besoin de conseillers”.

Il n’y a donc, à ce stade du raisonnement, qu’un conseil. C’est donc ce

conseil unique qui a l’imperium, et, comme il est “éternel”, c’est-à-dire se

renouvelle lui-même constamment selon des règles définies une fois pour

toutes et immuables, l’imperium “ne retourne jamais à la multitude” : il este

entre les mains du conseil. Je ne vois donc pas comment Spinoza pourrait

dire, juste après, que la plèbe sera tenue à l’écart des conseils entendus

comme concilia. Aussitôt après, en effet, au début de l’article 4, la princi-

pale conséquence en est tirée : dans cet imperium, “on ne consulte jamais la

multitude” (nulla multitudini consultatio). Autrement dit : on ne lui pose

aucune question, on ne lui demande jamais son avis. Si bien que l’imperium

du conseil est quasiment absolu : “ses fondements doivent s’appuyer uni-

quement sur la volonté et le jugement de ce conseil, et non sur le soin

vigilant de la multitude puisque celle-ci est écartée tant de conseiller que

de voter”. Le latin dit que la multitude tam consiliis, quam suffragiis ferendis

arcetur. Autrement dit : la multitude est tenue dans l’impossibilité de don-

ner des conseils et d’exprimer ses choix par un vote, elle est donc écartée

des consilia, non des concilia. Zac et Moreau sont seuls à l’avoir vu, les

autres traduisant majoritairement par “assemblées”. Et cette formule sera

reprise par Spinoza aux articles 9 et 44 du même chapitre. Il en ressort que,

la multitude constituée de l’ensemble des sujets n’ayant aucune part à

l’impe rium, lesdits sujets doivent être considérés, carrément, comme des

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étrangers. Et cette exclusion de la multitude est présentée comme la consé-

quence évidente de son statut : n’étant jamais consultée, elle ne peut jamais

donner son avis, jamais conseiller quoi que ce soit, jamais accorder son

suffrage à tel ou tel avis. “Elle est empêchée tant de conseiller que de

voter.” Si je m’attarde sur ce point, c’est pour souligner l’importance de la

fonction de conseil dans le dispositif de l’imperium, quel qu’il soit : dans

l’imperium monarchique, les conseillers du roi se consultent, disent ce qu’à

leur avis il faut faire, et leurs avis sont autant de conseils soumis au roi, qui

nécessairement se rangera à l’avis majoritaire ou s’efforcera de les concilier

tous ; dans l’imperium aristocratique, ce sont les patriciens, en conseil, qui

se consultent et décident seuls de ce qu’il faut faire. Dans tous les cas,

l’exercice de l’imperium exige, comme une condition sine qua non, que l’on

soit consulté, que l’on puisse donner son avis et voter.

25. Voir Ancien Testament, Deuxième Livre de Samuel, 15. 30-34.

26. Citation presque littérale de Tacite, Histoires, i, 25.

27. Citation presque littérale de Tacite, Histoires, ii, 84.

28. Je traduis ici avaritia par “cupidité” afin de rendre l’argument plus clair.

Ce qui est ici tempéré par la crainte, c’est le désir des juges d’acquérir

des richesses. Il s’agit donc bien de l’Avaritia telle que la définit Spinoza :

«L’Avarice est le Désir immodéré et l’Amour des richesses. “(Éthique, iii,

Définition xlvii). Mais l’avarice évoquant plus pour nous le désir de ne pas

dépenser que celui d’acquérir, il m’a semblé plus indiqué d’user ici du mot

cupidité, que Littré définit ainsi : “désir immodéré de fortune, d’argent”.

J’ai fait de même plus loin, à l’article 41 du chapitre viii et à l’article 6 du

chapitre x.

29. Voir Ancien Testament, 1 Rois, 14. 25.

30. Centum optimi viri : l’aristocratie, en grec, désigne le gouvernement des

plus puissants et aussi des meilleurs. Spinoza cherche ici le moyen de recru-

ter pour l’imperium cent “meilleurs”, et ce sera de constituer un conseil de

cinq mille patriciens. Quelques lignes plus loin, ainsi qu’à l’article 5, ces

optimi seront également nommés par Spinoza optimates, ce qui est, en latin,

une manière courante de désigner les aristocrates. Au chapitre 5 du livre iii

du Contrat Social, consacré à l’aristocratie, Rousseau note : “Il est clair que

le mot Optimates chez les Anciens ne veut pas dire les meilleurs, mais les

plus puissants.”

31. Je maintiens la référence à l’article 12 du chapitre viii parce que ni

les éditeurs, ni les traducteurs, ni les commentateurs ne la contestent.

Je nourris pourtant des doutes sur son bien-fondé. L’article en question

évoque très rapidement les démocraties des origines et ne dit rien qui se

raccorde véritablement avec la question ici débattue : la dignité patricienne

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doit-elle ou non être héréditaire ? En revanche, une référence à “l’article 1

de ce chapitre “me satisferait tout à fait puisqu’il y est précisément ques-

tion et de démocratie et d’hérédité : “Car la principale différence entre cet

imperium et l’imperium démocratique, c’est justement que dans l’imperium

aristocratique le droit de gouverner dépend uniquement d’un choix tandis

que dans le démocratique il dépend essentiellement d’un droit, inné ou

acquis par le sort (comme nous le dirons en son lieu) ; et par suite, même

si la multitude d’un certain imperium se voit admise tout entière au nombre

des patriciens, dès lors que ce droit n’est pas héréditaire et ne se transmet

pas à d’autres par une loi commune, l’imperium sera pourtant tout à fait

aristocratique puisque nul n’est admis au nombre des patriciens à moins

d’avoir été expressément choisi.” Cette question sera de nouveau évoquée à

l’article 2 du chapitre xi : “Si ( ) il a été institué par le droit que seuls ont le

droit de voter au conseil suprême et de s’occuper des affaires de l’imperium

ceux qui sont plus âgés et ont atteint un âge donné, ou bien les premiers

nés une fois atteint l’âge légal, ou bien ceux qui contribuent à la république

en versant une somme donnée, quoiqu’il puisse se faire en ce cas que

le conseil suprême comporte moins de citoyens que celui de l’imperium

aristocratique, il faudra néanmoins appeler démocratiques les imperium

de ce type parce que leurs citoyens qui se voient destinés à gouverner la

république ne sont pas choisis par le conseil suprême comme étant les

meilleurs, mais y sont destinés par la loi.” Ces considérations m’amènent à

tenir la référence à l’article 12 pour probablement fautive.

32. Étant sous tutelle, ils seraient comme des pupilles, alors que le nom de

patricien renvoie à l’idée de père.

33. Il s’agit de Pierre de la Court, auteur de Considérations sur l’État ou la

Balance politique, publié à Amsterdam en 1662. Son nom, en néerlandais,

est Van Hove.

34. Voir Spinoza, Traité théologico-politique, chapitre xiv. Il y expose les dog-

mes de la “foi universelle”, qui sont au nombre de sept : “1° Dieu, c’est-à-

dire un étant suprême, souverainement juste et miséricordieux, autrement

dit un modèle de la vie véritable, existe. ( ) ; 2° Il est unique. ( ) 3° Il est

présent partout, ou bien rien ne lui échappe. ( ) 4° Il a sur toute chose droit

et domination suprêmes, et ce qu’il fait ne résulte jamais de la contrainte

d’un droit, mais de son bon plaisir absolu et d’une grâce singulière. ( ) 5°

Rendre un culte à Dieu et lui obéir consistent seulement dans la justice et

la charité, autrement dit dans l’amour envers le prochain. 6° Tous ceux qui

obéissent à Dieu en vivant de cette manière sont sauvés, et eux seuls ; les

autres, ceux qui vivent sous l’empire des voluptés, sont perdus. ( ) 7° Dieu

remet leurs péchés à ceux qui se repentent.”

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35. Machiavel.

36. Voir Cicéron, Lettres à son frère Quintus, iii, 6 [8], 4.

37. Voir plus haut la note 28.

38. J’ai inséré dans ma traduction ce “cette fois”, qui ne figure pas dans le

texte latin, pour que soit bien clair le lien avec ce qui a été dit aux articles

3, 4 et 5 du chapitre viii. Spinoza, posant les fondements de l’imperium

aristocratique, vient de constituer son élément essentiel, le conseil des

patriciens, qui doit être, on l’a vu, “suffisamment grand”. Il évoque aussitôt

“l’imperium absolu” sous la forme que voici : “(…) l’imperium transféré

à un conseil suffisamment grand est absolu, ou du moins se rapproche

extrêmement de l’imperium absolu. Car s’il y a un imperium absolu, c’est

en vérité celui que détient la multitude tout entière.” En quoi il annonce,

manifestement, l’imperium véritablement absolu, où c’est la multitude tout

entière qui le détient, c’est-à-dire la démocratie. À l’article 4 il ajoute :

“Néanmoins, dans la mesure où cet imperium aristocratique ne retourne

jamais à la multitude (comme on vient de le montrer), où l’on n’y consulte

jamais la multitude, mais qu’absolument toute volonté de ce même conseil

est droit, il faut tout à fait le considérer comme absolu (debet omnino ut

absolutum considerari).” Mais j’observe qu’il ne faut pas le considérer ut

omnino absolutum, que cet omnino doit donc plutôt porter sur debet. Et qu’il

n’est pas, en vérité, omnino absolutum, la suite le prouve : “On voit donc que

la condition de cet imperium sera la meilleure s’il a été institué de telle sorte

qu’il se rapproche le plus possible de l’imperium absolu (ut ad absolutum

maxime accedat ) (…).” Il y a donc moyen de faire que l’imperium aristo-

cratique se rapproche extrêmement de l’imperium qu’il n’est pas encore,

l’imperium absolu, “celui que détient la multitude tout entière”, l’imperium

démocratique. Il va donc s’agir, cette fois-ci, dans ce chapitre xi, de l’impe-

rium véritablement omnino absolutum, vraiment tout à fait absolu.

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dans l ’union europenne

pour le compte des ditions allia

en aot 2013

isbn : 978-2-84485-714-9

dpt lgal : septembre 2013

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