tourbillon arabe

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  • 7/31/2019 Tourbillon arabe

    1/3

    actualit

    nQue sest-il pass ? Il y a prs dunan, un vent de libert soufflait

    dans le monde arabe. Et aujourdhui,la mtaphore a brusquement chang :on parle dsormais de raz-de-mareislamiste . Un tsunami que lon ima-gine liberticide. Au Maroc, le partiJustice et dveloppement (PJD), uneformation islamiste, est arriv en ttedes lgislatives du 25 novembre. Sonchef, Abdelilah Benkirane, a t

    nomm Premier ministre le 29 novem-bre. En Tunisie, Ennahda, le partiislamiste remportait fin octobrellection de la constituante. Et engypte, les Frres musulmans sontles grands favoris des lections qui sesont tenues le 28 novembre.

    Pourtant, dautres signes montrent

    que ces rvolutions sont loin dtreacheves. Pouss par la rue qui, denouveau, gronde, le Conseil suprmedes forces armes (CSFA) gyptien aaccept la tenue dune lection prsi-dentielle dici juin. Au Ymen, leprsident Saleh a finalement dcidde signer laccord de transition etsest engag quitter le pouvoir dici

    trois mois. En Syrie, le vent com-mence tourner pour le rgime deBachar al-Assad, lch par la Liguearabe. Les jours du rgime syriensont compts , a dclar lundi28 novembre, le ministre des Affairestrangres Alain Jupp.

    Faut-il craindre ou esprer ? Deuxthses sont discutes en ce moment.Deux lectures de lHistoire en mar-che. Lune est plutt pessimiste. Il

    1U rvlutprf, bassur l atLes mots sont forts. Pour Jean-

    Pierre Filiu, nous sommes face unevague de fond historique qui ne faitque commencer, un bouleversementdune ampleur exceptionnelle. Lunedes grandes rvolutions de ce temps. Celui-ci rfute lexpression de prin-temps arabe : il sagit dun mouve-ment long qui ne peut tre circonscrit une saison. Toute la dynamique vadans le mme sens malgr les vellitsde contre-rvolution .Pourquoi ? Parce que ce mouvementest emmen par une gnration. Lun des principaux points communs

    de ces rvolutions, cest quelles sontportes par la jeunes se. Un e gn ra-tion de jeunes femmes et de jeunes hom-mes arabes qui nont jamais t aussinombreux dans leur classe dge. Or,cette gnration sinscrit en faux contrecelle de ses parents qui avaient accept,aprs les indpendances, la mise enplace de r gim es c onsid rs commelgitimes parce que nationalistes. Aujourdhui, explique lhistorien,les jeunes rvolutionnaires ont

    Monde is qi vg ds isiss, pssif Syi pips d is. Dypg.

    le tourbillon

    Du monDe arabe

    REUTERS/KhalEd

    abdUllah

    bRUnoa

    MSEllEM/

    SIGnaTURES

    fayaRd

    20 La Vie - 1er cembre 2011

    uu

    sagit de celle de Robert Malley, unancien conseiller de Bill Clinton,dans un article publi dans leNewYork Review of Books le 29 septembredernier. Pour ce chercheur de lInter-national Crisis Group, un think tankamricain, la contre-rvolutionarabe a commenc ds le 12 fvrier

    2011, le lendemain de la chute deHosni Moubarak, le prsident gyp-tien. Les jeunes rvolutionnairesdsorganiss, sans exprience politi-que, seraient selon lui en train de sefaire confisquer leur rvolution parlarme et les islamistes.

    Lautre thse est plus optimiste

    puisquelle parie sur un changementprofond de mentalit dans le mondearabe, une rvolution totale . Cest

    celle de Jean-Pierre Filiu, historienarabisant professeur Sciences-Po(voir encadr), auteur de la Rvolu-tion arabe. Dix leons sur le soulve-ment dmocratique.La Viea choisi delui donner la parole. Il nous exposeen quatre points sa vision des vne-ments qui bousculent lensemble dumonde arabe.

    nCet historienet arabisant estprofesseur Sciences-Po

    (Paris), aprs avoir

    enseign dans lesuniversits amricaines

    de Columbia (New York)

    et de Georgetown (Washington). Son

    Apocalypse dans lIslam a obtenu, en 2008,le grand prix des Rendez-vous de lHistoire

    de Blois, avant dtre traduit par les Pressesde luniversit de Californie. Ses livres ou

    ses articles sur le monde arabo-musulman

    ont t diffuss dans une dizaine de langues.

    Sa Rvolution arabe, sous-titre Dix leonssur le soulvement dmocratique, a tpublie en 2011 Paris (Fayard), Londres

    (Hurst) et New York (Oxford University Press).

    Jean-Pierre Filiuspcialiste du monde arabe

    28 vmbr 2011. Burau vt au Car. Ls Frrs musulmas st ls ras favrs s lcts lslatvs.

    24 vmbr 2011 Saaa. Au Ym, fac la trmat s mafstats, l prst Al Aballah Salh va quttr l puvr.

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    substitu au respect de la figure du

    pre fondateur, lide de justice poli-tique et sociale. Lorsque ces mouve-ments se dclenchent, cest pour enfinir avec le rgime en pla ce. Une foisque le but est atteint, la chute du dicta-teur, lexigence de justice continue sedployer. Cest ce qui est en train de sepasser de nouveau sur la place Tahriren gypte mais aussi au Ymen. Ainsi,alors que le prsident Saleh a signlaccord de transmission du pouvoir,de nouveau, la place du Changement

    Sanaa, la capitale, sest remplie de

    manifestants qui clamaient :Non,nous voulons te juger ! Lautre caractristique de ces rvo-lutions, cest le retour de lide denation. Le message est en quelquesorte : le rgime a trahi la nation, ildoit partir, explique Jean-PierreFiliu.Le drapeau n ational est reprisdes mains du tyran et brandi dans lafou le. Celui-ci dcrit un phno-mne de double dialectique, un dou-ble ressort, en quelque sorte : la

    fois, la s phre publi que a rabe, par-

    del les frontires, se soulve avec lamme insistance dans tous les pays.Et da ns l e m me t emps , ce s mo uve-ments sont profondment ancrs dansle cadre des tats-nations modernesissus de la colonisation. Ce sont desmouvements politiques et sociaux quise mettent en scne comme des mouve-ments de libration nationale. Or, lesluttes patriotiques sont bien plusmo bilisat rices que les co mbat ssociaux Cest pour cela, par

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    souvent le dessus sur les thses isla-mistes. Mme les Frres musulmans,que lon retrouve dans tous ces pays,ny ont pas les mmes positionne-ments : parti des valeurs en Tunisie,favorable une m onarchie r formeen Jordanie, etc. Surtout, ces partis sont en plein bou-leversement. On les croyait en posi-tion de force, ils apparaissent pro-fondment diviss. En gypte, parexemple, les Frres musulmans ontun parti officiel et quatre formationsdissidentes Car ceux-ci nchap-pent pas au tourbillon rvolution-naire. Au sein mme de leurs organi-sations politiques, dabord : Lespartis islamistes sont traverss par lamme crise gnrationnelle que lereste de ces socits, poursuit le cher-cheur, leurs chefs sont des personnali-ts ges. Alors que ceux-ci se conten-taient dopposer un contre-modle lasocit, le jeune islamiste veut le chan-gem ent ici et mai nte nan t. Et le x-prime . Or, ce son t des organis ationsqui, sous les dictatures, existaientdans la confrontation manichenneavec le rgime. Difficile, dans ces

    conditions, de laisser sexprimer desdsaccords lintrieur du parti.Aujourdhui, i ls ne peuve nt pas faireautrement. Et ceci, au momentmme o ils doivent sadapter aupluralisme politique : Ces nations,spolies par ces dictateurs sont entrain de se reconstruire par le bas ,explique Jean-Pierre Filiu . Lagrand e nou veaut est que l es par tisislamistes se trouvent dsormais dansune scne politique ouverte : ils vontdevoir inluctablement faire lap-prentissage de la pluralit .Et qui dit pluralit, dit compromis Les partis islamistes se trouvent aumme moment que le PC franais en1976, poursuit lhistorien, lorsque

    celui-ci a d abandonner la dictaturedu proltariatpour pouvoir espre rentrer au gouvernement : les islamis-tes vont devoir faire des compromis.Ils sero nt s ans dout e co ntrai nts defaire leurs preuve s, vo ire de donnerdes gages. Cela sest dj produit : en1989, les Frres musulmans jorda-niens ont particip au gouvernement.Ils ont mal gr le pays et ont perdu leslections suivantes. Selon le cher-cheur, tous ces bouleversements ne

    exemple, que la partition de la Libye

    entre Cyrnaque et Tripolitaine que beaucoup annonaient, na paseu lieu. Au contraire, pour la pre-mire fois depuis son indpendance,la Libye se dploie rellement sur lesfrontires q uelle a h rites de lind-pendance. Ce st aussi pour c ela queles partis islamistes de ces pays vonttre obligs dtre de plus en plusnationalistes : leur salut lectoralpasse ra d sorm ais p ar l iden tifi ca-tion la nation.

    2Ls slamsts frcs

    far lapprtssau pluralsmLislamisme est-il en train de

    remporter la partie ? Dabord, ilfa ut rt abl ir le plu ri el , expliqueJean-Pierre Filiu. Chacun des partisislamistes adopte des attitudes trsdiffrentes selon les pays o il setrouve. Ainsi Ennahda en Tunisie sepose comm e l a pl us t uni sien ne d esfor mat ion s p oli tiq ues : l es th mespa tr io ti que s pre nn en t don c bi en

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    peuvent avoir lieu sans quelques crisp at io ns rht o riques . Le13 novembre, Hamadi Jebali, le secr-taire gnral dEnnahda en Tunisie,a ainsi appel de ses vux lors dunmeeting linstauration dun siximecalifat . Devant la leve de boucliers,celui-ci a rappel, gn, quEnnahdaavait bien sr opt pour un rgimerpublicain dmocratique .

    3L cult lakalachkv purratvr archaqu

    Cest un pari que Jean-Pierre Filiufait sur l avenir. Nous vivons la fin dece qui tait jusqu maintenant uneconstante, une dimension forte dansles pays arabes, la ftichisation desarmes. Il sagit dun renversementcomplet dans la culture politique arabede ce temps. Le culte de la kalachnikovpourra it en fin d eveni r arch aque ,avance le chercheur.Les rvolutions hormis la san-glante rvolte libyenne qui faitfigure de contre-exemple consa-crent le retour de la non-violencecomme stratgie efficace qui permet

    dtablir un nouveau rapport deforce. Il faut bien comprendre que lanon-violence est, pour les rvolution-naires, un choix raisonn, une strat-gie. Les a rmes pullul ent en Syri e. Or,la population civile rsiste pacifique-ment depuis mars, avec un cothumain exorbitant. Mme les djiha-distes, qui condamnaient loptionpolitique des Frres musulmans, sonten train de comprendre que la voiearme tait une impasse. Ce nestpas si nouveau dans le monde arabe.

    En 1919, rappelle Jean-Pierre Filiu,le peuple gyptien sest soulev contreloccupation britannique. Un mouve-ment de dsobissance civile non-vio-lent qui a eu pour consquence la

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    4 La Turqut l Qatar,uvlls pussacs

    Deux acteurs se sont distingusdepuis le dbut des rvolutions. LaTurquie, dabord, que les partis isla-mistes posent en modle pour sonsystme politique. Mais pas seule-ment : cest une nouvelle puissancequi est en train de natre. La Turquieest en train de mobiliser avec beau-coup dintelligence tous les attributsde la puissance, grce son softpower, son influence multiforme. Il ya aujourdhui un rayonnement cultu-rel turc qui sexprime notamment parle succs des feuilletons turcs, aux-quels toute une classe moyenne arabesidentifie dsormais. Le taux de crois-sance du pays joue beaucoup gale-ment. Surtout, la Turquie offre unerponse convaincante toute unesrie de contradictions : le pays estgouvern par un parti islami ste dansun systme lac. Cest un pays musul-man actif au sein de lOtan, qui veutentrer dans lUnion europenne. Etenfin, il y a la bande de Gaza. Alorsque pratiquement tous les chefs dtat

    arabes gardent le silence sur le sort deses habitants, la clart du discoursdErdogan, le Premier ministre turc,qui condamne notamment le blocusisralien, touche beaucoup les popu-lations arabes. Il y a fort parier que,dans la nouvelle Syrie, aprs la chutedu rgime Assad, la Turquie aura unrle important. Le Qatar, enfin, est en train de sortirde lombre de lArabie saoudite. Cestleffet Al-Jaze era, la clbre chanedinformation continue dont le sigeest Doha. Al-Jazeera a suivi lesrvolutions mais elle a fait davan-tage : la chane sest mise en scne surtous les fronts comme si celle-ci entait aussi une actrice. Mais cest

    aussi son incroyable force financirequi en fait dsormais un tat quicompte. Cest, par exemple, sous soninfluence que la Ligue arabe a dciddexclure la Syrie. Le Qatar a aussienvoy ses forces spciales en Libye. Lepays a sa ns doute financ la campa -gne d Ennahda en Tuni sie. Il est entrain de se construire une assise, unrseau dinfluence fait dune clientledobligs.

    annE GUIon

    Chez nous, les commentateursont subitement chang de ton.Hier encore le printemps arabeannonait la victoire de la dmo-cratie tout autour de la Mditer-rane. Aujourdhui, le succs despartis islamistes de lgypte auMaroc prfigurerait un retourde la noirceur , pour parlercomme nos amis qubcois.Ainsi, laspiration la libert quisest manifeste de Tunis au Caireet de Tripoli Rabat naurait tquune ruse de lHistoire ouvrantla porte aux barbus . Une dic ta-ture serait ainsi, tt ou tard, rem-place par une autre. Quant auxjournalistes occidentaux qui ontsalu le courage des jeunesses

    arabes, ils sont aujourdhui pr-sents comme des nafs.Je nadhre pas cette vision

    des choses. La ralit est moinssimple, plus imprvisible, plusouverte que ne laisse entendre cemanichisme. ceux qui vou-draient se faire une ide moinsmotive et plus prcise desvnements, je conseille vive-ment un livre dentretiensconduit par notre confrre duPointJean Guisnel. Lauteur enest Alain Chouet, ancien respon-sable de nos services de rensei-gnement (DGSE) et spcialiste dumonde arabe (Au cur des servi-ces spciaux. La menace islamiste :

    fausses pistes et vrais dangers,LaDcouverte). Peu dobservateurssont aussi bien informs que lui.

    En ralit, le printempsarabe ne tombait pas du ciel.Cest laveuglement intressdes Occidentaux qui a fait croire tous quil tait imprvisi-ble . Depuis plusieurs dcen-nies, les peuples mditerra-nens subissaient la violence deces dictatures qui avaient nos

    faveurs. Et leurs rvoltes quinont jamais cess sappuyaientsur la seule rfrence possible(aprs lchec du socialisme arabedes annes 1970) : lislam que lesOccidentaux diabolisaient.

    Aujourdhui, tout se passecomme si lHistoire avaient tremise en marche l-bas ; un peucomme elle stait dbloque enEurope de lEst et dans lex-URSSaprs la chute du communismeen 1989 : pour le meilleur et pourle pire. Sur la dure, rien nestencore jou mais le pire nest pasforcment annonc. Lislamnest pas seulement une religion,

    cest aussi une culture, une civi-lisation, une mmoire. Nousavons eu tort dimaginer que cespays pourraient passer du jourau lendemain de la dictature une dmocratie leuropenne.

    En Europe, il a fallu du temps,beaucoup de temps, pour quenous accdions une formerpublicaine de dmocratie. Nedemandons pas aux peuples ara-

    bes de parcourir en quelquesmois le chemin que nous avonsmis deux ou trois sicles tracer.Et dailleurs, si lislamisme porteen germe un danger vritable, lasource principale est trouverdu ct de lArabie saoudite,rgime auquel, par le fait duncynisme intress (le ptrole),nous accordons nos faveurs, pourne pas dire notre complaisance.

    [email protected]

    bloc-noteSjeAn-CLAUdegUiLLeBAUdJournaliste, crivain et essayiste

    La fn du printemps ?

    La Vie - 1er cembre 2011 2

    Sur la dure,

    rien nest joumais le pire nestpas forcmentannonc

    reconnaissance formelle de lind-pendance de lgypte, et ce bien avantGandhi. Surtout, dans ces pays souvent multi-confessionnels comme la Syrie, lanon-violence est un gage dunit. Cette stratgie permet ces mouve-ments dtre transconfessionnels,trans-classes sociales. Le phnomnedes milices est en revanche, par dfini-

    tion, clivant. Pour le chercheur, lesfauteurs de guerre civile et de chaos, cesont les dictateurs eux-mmes, qui sac-crochent leur pouvoir. Qui a tir surles Coptes le 9 octobre au Caire ? Cestlarme et la police gyptienne ! Bacharal-Assad, le prsident syrien, a biencompris quil devait jouer sur les divi-sions communautaires pour affaiblirla rvolution : il a dailleurs nomm,au dbut de lt, un gnral chrtiencomme ministre de la Dfense

    Hms, Syr, u mafstat atuvrmtal, phtraph lau tlph. La rprss salat mpch tut traval uralstqu.

    aCTUalITMonde

    nIl prne depuis le dbut

    de la crise le dialogue entre

    le rgime et lopposition.

    Cela na pas plu Bachar

    al-Assad. Le pre

    Paolo DallOglio, de la

    communaut monastique

    Al Khalil de Mar Moussa,

    100 km de Damas, est

    menac dexpulsion. Ce

    jsuite italien, prsent en

    Syrie depuis une trentaine

    dannes, a annonc lui-

    mme tre sous le coup

    dune mesure dexpulsion

    depuis le 21 novembre.

    Les autorits syriennesvoudraient que ce soitlglise syriaque qui le

    rende excutoire et ellesont demand lvque

    syro-catholique de Homs

    de se prononcer , a-t-ilcomment au quotidien

    libanais LOrient-Le Jour.Une faon sans doute

    pour le rgime de

    demander aux chrtiens,

    dj critiqus par les

    rvolutionnaires, des gages

    de soutien. Ceux-ci, se

    retrouvent dsormais dans

    une position difficile.

    SyRIE : Un jSUITE MEnaC dExpUlSIon

    foCUS/CoSMoS