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  • PRFACE

    Linvasion est un vnement si commun delhistoire humaine quelle aurait pu constituertrs tt un des thmes principaux de la science-fiction naissante. Tous les ingrdients ncessairestaient prexistants. Lhypothse de la pluralitdes mondes habits remonte lAntiquit. Celledu voyage interplantaire est presque aussi an-cienne, mme si les procds invoqus doivent,jusquau sicle dernier au moins, plus lafantaisie qu la spculation scientifique. Lhis-toire des XVIIIe et XIXe sicles rpte plusieursfois, loccasion des entreprises de colonisation,le scnario de linvasion dune socit par une

  • autre, technologiquement plus avance. Aussiest-il au premier abord surprenant quil faille at-tendre 1897, lanne o H. G. Wells publie LaGuerre des mondes, dans le Pearsons Magazine,lexpos canonique de ce thme depuis rpt satit.

    Il y a l comme une sorte daveuglementvolontaire.

    Il est permis dy voir lexpression de la bonneconscience des socits industrialises, toutes oc-cidentales, toutes europennes. entendre leursidologues de tribunes ou de salons de th, lireleurs historiens officiels, linvasion en force desquatre autres continents par le cinquime leplus riche et le plus densment peupl relvedune uvre de civilisation. Dj, la conqute delAmrique stait pare des vertus de lvangl-isation. Cest au nom de la vrit quon envahit,mme si lon ne nglige pas des bnficessecondaires plus concrets. la bonne consciencemtaphysique va venir sadjoindre trs vite lacertitude socio-historique. Cest en invoquant leprogrs que les nations qui se dsignent elles-

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  • mmes comme les plus avances vont tenterdtendre leurs conceptions de lordre et de la d-cence toute la plante.

    Mais lextrme fin du XIXe sicle, la bonneconscience a recul, en partie parce que la con-currence acharne que se font dans la conqutedu reste du monde les principales nationseuropennes les a conduites dnoncer leurs im-prialismes respectifs. Ds lors, la rciproquedevient pensable, sous la forme dune invasionpunitive dont seraient victimes les nations avances .

    Et comme il ny a pas sur Terre de puissancecapable de leur faire connatre ce sort, il faut bienque les envahisseurs tombent des toiles. Ouplutt pour commencer, des plantes proches, deMars en particulier que lon croit volontiershabite depuis quen 1877, Schiaparelli pense yavoir dcouvert des canaux artificiels. Cettemme anne, Asaph Hall dcouvre cetteplante deux satellites minuscules quil baptiseDeimos et Phobos, la terreur et la crainte. Il nenfaut pas davantage pour crer un climat. Sans

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  • quivoque, Mars symbolise la guerre jusque danssa couleur rouge ( vrai dire plutt rose dans untlescope) ; ses habitants sont plus avancsque lhomme puisquils ont su couvrir la face deleur plante de canaux gigantesques ct de-squels le Canal de Suez fait figure de simplerigole. Leur civilisation est donc plus ancienne etpar consquent technologiquement plus puissantequaucune civilisation de la Terre. Elle est ab-rite par un monde qui meurt : atmosphrerarfie, eau concentre autour des ples (doles canaux chargs den exploiter la moindregoutte). Il est donc logique que les Martiens ail-lent chercher fortune ailleurs et en particulier surnotre Terre regorgeant docans et de vgtation,doxygne et de cratures dodues. Le dcor estpos pour la Guerre des Mondes, mme sil fautencore attendre vingt ans pour que Wells criveson chef-duvre.

    Glissons ici une remarque tout fait incidenteet sans grand rapport apparent avec notre sujet :cest quune tradition passablement constante at-tribue, dans la littrature, des ges diffrents aux

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  • civilisations supposes closes sur les plantesintrieures du systme solaire : plante chaudeet brumeuse , Vnus est souvent dcrite comme plus jeune que la Terre, prhistorique , unesorte dAfrique en somme ; la civilisation reste y natre. linverse, Mars, plante loigne dusoleil, froide, aride, pauvre en atmosphre et eneau, est rpute une vieille plante sur ledclin, couverte de ruines ou au mieux de villeshautement mcanises qui tmoignent de lagrandeur passe ou menace dune civilisationmoribonde. Ainsi Vnus est un monde davantlhomme et Mars un monde daprslhomme sans quaucun indice scientifique soitjamais venu renforcer ces clichs qui ont gaillar-dement fonctionn pendant au moins un sicle.Mais cest toujours, dans les dbuts de lascience-fiction, une civilisation plus vieille etnon pas seulement techniquement plus avance qui envahit et dtruit, comme si lOccident en-vahisseur avait voulu camoufler jusqu sa jeun-esse historique relativement certaines socitsinvesties par lui.

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  • H. G. Wells lui-mme a rapport dans sonautobiographie que lide de La Guerre desmondes lui fut suggre par une remarque de sonfrre Frank. Ils se promenaient dans le Surrey etFrank lui dit : Imagine un moment que des hab-itants dune autre plante descendent tout coupdans cette prairie et marchent sur nous. Maismme si cette conversation a pu servir dultimedclencheur, elle na pu jouer de rle dtermin-ant. Dans son prcdent et premier roman, LaMachine explorer le temps, Wells avait dj in-troduit une problmatique sociale sous couvertde fiction scientifique : celle de la lutte desclasses. Il tait entirement logique quil abordeensuite la question de limprialisme et quiltende lunivers entier, ou tout au moins notresystme solaire, le darwinisme social dont ilavait dj fait usage sur Terre.

    Prs dun sicle aprs la parution de LaGuerre des mondes, on ne peut que rester im-pressionn par la modernit, au cadre historiqueprs, de ce roman. Et dabord par celle de sonstyle, descriptif, nerveux, apparemment simple et

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  • direct, qui fut critiqu en son temps pour son manque dcriture mais qui prfigure le style journalistique dune grande partie du romandu XXe sicle et en particulier du roman deguerre. Ensuite, par le ralisme anticipateur decette guerre des mondes qui annonce bien des as-pects des conflits de notre sicle : importance destours blindes des Martiens, rayons de la mort(devenus depuis une vraie tarte la crme si lonose cette mtaphore) qui voquent la fois leslance-flammes et surtout lusage de la mitrail-leuse grand dbit contre laquelle la charge baonnette relve de la folie pure, engins ariensdobservation, attaques aux gaz et, pour finir,guerre bactriologique mme si elle revt ici uncaractre involontaire.

    Lexemple de Wells fut contagieux et lethme des envahisseurs venus de lespace futpendant trs longtemps sans doute le plus assid-ment courtis de toute la science-fiction. Aucunmdia ny chappa ; ni la radio grce laquelleOrson Welles rendit hommage en 1938 luvrede son presque homonyme et dclencha une

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  • panique sans prcdent dans lhistoire des m-dia ; ni le cinma ni la bande dessine.

    On pourrait redouter cependant que cette ava-lanche denvahisseurs ne soit tristement rptit-ive. Elle la t sans conteste possible, mais lascience-fiction a prouv, ici encore, son tonnantpouvoir de renouvellement : aucune des dix-neufhistoires qui vous allez lire nen rpte une autre.Et certaines variations, comme celle dcrite dansle roman de Thomas Disch, Gnocides, nontmme pu trouver place ici. Disch imagine linva-sion absolue : sans se soucier aucunement deshumains, des extraterrestres quon ne verra ja-mais ensemencent la Terre et, le moment venu,procdent la rcolte. Pour eux, lhumanit napas plus dimportance que pour nous les fourmisou les mulots. Considre comme parasite, elleest traite coups dinsecticide.

    Mais toutes les histoires denvahisseurs nontpas une conclusion aussi pessimiste. Par un re-tournement peine surprenant, elles rtablissentsouvent en valeur suprme la foi en lhumanit etle progrs technologique. Grce ce dernier, les

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  • humains parviennent souvent, voire presque tou-jours, non seulement chasser lenvahisseurmais encore retourner la situation en leurfaveur et redevenir, au dtriment de lennemi,les imprialistes quils nont jamais vraimentcess dtre. La leon dhumilit propose par H.G. Wells na pas port ses fruits bien longtemps.

    Il est vrai que dans bon nombre dhistoires,les envahisseurs ressemblent aux Terrienscomme des frres : notamment dans celles qui re-montent aux heures point si rvolues de la guerrefroide. Plus originales sont celles o lenvahis-seur, dabord inintelligible et peut-tre destin le rester, fait figure de retour dans le conscient durefoul dans linconscient : cest alors le dsirqui fait figure dintrus : meurtre du pre dans lanouvelle de Dick, aspiration la libert danscelle de Benford, vertige de lanantissementdans celle de Terry Carr, dsir sexuel inas-souvissable dans celles de Thodore Sturgeon.Enfin, il arrive que lenvahisseur soit log si pro-fondment au cur de notre histoire quil

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  • apparat, comme dans la nouvelle de Lafferty, laseule explication ses aberrations.

    Car aucune poque nchappe aux envahis-seurs, ni lavenir proche, ni le pass historique,ni surtout le pass lointain des origines. Au pointque sur sa propre plante, riche dune histoire re-manie par tant dinvasions occultes, lhommefait figure, la fin, de descendant desconqurants.

    Ainsi lenvahisseur apparat-il dans lapanoplie des thmes de la science-fiction commele miroir par excellence tendu lhumanit. Cequi justifie sans doute la crainte que notre espcesemble inspirer, selon la plupart de nos auteurs, ses voisins dans lunivers. Le singe nu na pasfini, hlas ! de montrer les dents et les poings.

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  • C. M. KORNBLUTH :LA SAISON DU

    SERPENT DE MER

    La grande question que doit commencer parse poser tout bon envahisseur est de savoir com-ment demeurer inaperu le plus longtemps pos-sible. On connat la mthode du Cheval de Troie.Mais elle ne parat gure applicable en unepoque aussi rationaliste que la ntre et en unmonde o, les mdia aidant, tout se sait immdi-atement. Comment se dbarrasser des mdia ?

  • UNE chaleur accablante rgnait dans les bur-eaux de notre agence de presse la WorldWireless Omaha. Notre sige de New York necessait de me harceler pour rclamer de la copie.Mais o trouver de la copie en plein t, par unaprs-midi touffant ? Il y avait peine uneheure, je leur avais transmis un compte rendu surle base-ball rgional et je navais vraiment riendautre. En t, il ne se produit jamais rien et laseule ressource des journalistes est le base-ball.Pendant la canicule, les hommes politiques se r-fugient au fond des forts du Maine pour pcheret prendre des cuites mmorables, les cambrio-leurs sont trop puiss par la chaleur pour cam-brioler et les pouses ont tout le temps derflchir et de se rendre compte que lassassinatnest pas le meilleur moyen pour se dbarrasserde leurs maris.

    Jtais en train de parcourir quelques circu-laires. Un feuillet polycopi, assez dfrachi,disait : Saviez-vous que, de lAtlantique au Pa-cifique, les physiothrapeutes minents recom-mandent lusage de la citronnade en t, comme

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  • boisson hyginique et dsaltrante ? La Fdra-tion des producteurs de citrons rvle quune r-cente enqute mene auprs de 2 500 physio-thrapeutes, dans 57 villes de plus de25 000 habitants, a prouv que plus de 87 %dentre eux consomment de la citronnade aumoins une fois par jour entre juin et septembre etque 72 % ne se contentent pas de simplementconsommer cette boisson dlicieuse et excellentepour la sant, mais la prescrivent

    Le tltype du circuit de New York jecta unnouveau message : 3 960 M-HM. Envoyer in-formations TT Urg. Ny.

    Une fois de plus, New York me faisait savoirquil leur fallait immdiatement une bonne petiteinformation, bien croustillante de toute ur-gence quils disaient, ces messieurs du sige.Ils ne doutaient de rien.

    Je minstallai au tltype communiquant aveclEst et tapai : 96 Ny. Rien pour le moment. OM.

    Le papier sur la citronnade tait imbuvable ;je me remis fouiller dans le tas. Les cours devacances de lUniversit de ltat sollicitaient le

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  • patronage du Gouverneur pour une confrencesur les buts et les moyens dducation secondairepour les adultes. Le Collge dAgriculture de-mandait dinformer les fermiers quen t il fal-lait protger les cochons peau blanche contreles rayons directs du soleil. Le manager dunboxeur de cinquime catgorie envoyait le pal-mars de son gars et des billets de presse pourson prochain combat aux Arnes dOmaha. LaSocit des Pansements Schwartz et White nousadressait une superbe photo, grand format surpapier glac, dune blonde voluptueuse portantun costume de bain improvis, fait de deuxpaquets de Pansements TOUTPRT S & W.

    La prire dinsrer disait : La capiteusestarlette Miff McCoy est prte toute ventualitpendant son sjour la mer. Ce nest pas seule-ment un amour de petit costume de bain quelleporte ce sont deux pansements TOUTPRT S& W pour tous usages. Ceux-ci sont fabriquspar la Socit des Pansements Schwartz & White Omaha. Si vous vous cassez une cte, en vouslivrant des exercices trop violents sur la plage,

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  • le costume de bain de Miff vous fournira immdi-atement les bandages indispensables.

    Ouais ! Et le reste de la pile ne valait mmepas a. Je fourrai le tout dans le classeur Circulaires et, malgr la chaleur, me mis me creuser les mninges.

    Ma gymnastique mentale mamena la con-clusion que je serais oblig de fabriquer unefausse nouvelle. Malheureusement la morte-sais-on actuelle navait pas encore vu natre de canarddenvergure il navait pas encore t questionde soucoupes volantes, de monstres dans les eauxde Floride, on navait pas encore parl de banditschloroformeurs terrorisant toute une ville. Siseulement il y avait dj eu un canard de lanc,je my serais accroch et jaurais invent une suite , mais tant donn la situation je mevoyais dj dans lobligation de monter de toutespices une premire exclusivit , ce qui est bi-en plus difficile et comporte des risques bien plusgrands.

    Les soucoupes volantes ? En toute dcenceje ne pouvais tout de mme pas ressusciter cette

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  • vieille rengaine ; voil des annes que tout lemonde, sauf quelques journalistes, les avaitoublies.

    Depuis bien longtemps dj on avait gale-ment fichu la paix la Tortue Gante du lac Hur-on. Si je provoquais une panique de bandits chlo-roformeurs, toutes les vieilles filles voleraient mon secours en venant dclarer, sous la foi duserment, que des bandits avaient essay depntrer par effraction chez elles et quellesavaient nettement senti des relents de chloro-forme mais cette petite plaisanterie ne seraitpas du got des flics. Dtranges messages inter-plantaires capts par le laboratoire delUniversit dtat ? Oui, a pourrait faire laf-faire. Jintroduisis une feuille de papier dans mamachine crire et my installai en jetant des re-gards furibonds au papier vierge et en maudis-sant la morte-saison.

    Mais jobtins un sursis le tltype de laWestern Union sonna sous mon nez et une am-poule dun jaune bilieux salluma. Je tapai : WWPrt Envoyez et la machine se mit dbiter une

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  • bande jaune, gomme, sur laquelle je lus : WuCO62. DPR payable destinataire. Fort Hicks,Arkansas, 22 aot 10 h 50. Commissaire policemunicipale Crawles dcd circonstances mys-trieuses partie de pche monts Ozarks prshameau Rush City aujourdhui stop Rushienstlphonent Hicksiens Mort brl par dmesluisants apparus huitaine de jours stop corpstransport par jeep Fort Hicks stop interrogagent police Allenby de Rush City qui dclare Sept dmes luisants en verre chacun taille maison dans clairire quinze cents mtressud hameau stop Rushiens indemnes nont vupersonne stop Crawles mis en garde vouluttoucher dme mort brlures stop secrtariatnotez communication tlphonique urgente undollar quatre-vingt-cinq stop dois-je suivre in-formation. Benson fin. Rptons partie depche Rushiens Hicksiens huitaine de jours jeeptaille maison 1.85 425 P fin.

    Ctait exactement ce quil me fallait. Jaccu-sai rception du message et rdigeai mon papieren vitesse. Minstallant au tltype, direction

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  • New York, je me mis le transmettre avant derecevoir un nouveau message exasprant dusige.

    Presque aussitt le tltype du circuit des in-formations se mit en branle, relayant mon papi-er : WW 72 (premire exclusivit). FortHicks, Arkansas, 22 aot. WW. Mort mys-trieuse a frapp aujourdhui un officier de po-lice dans un petit hameau des monts Ozarks. Pin-key Crawles commissaire de la police municipalede Fort Hicks Arkansas est mort de brlurespendant quil tait la pche prs du petit vil-lage Rush City. Les habitants terroriss de RushCity attribuent cette tragdie ce quils appel-lent les dmes luisants . Dclarent que lesditsdmes apparurent dans une clairire quinzecents mtres sud de leur village la semainedernire. Ces objets mystrieux sont au nombrede sept, chacun de la dimension dune maison.Rushiens nosent pas sen approcher et avaientmis en garde le commissaire Crawles en visitedans le village. Crawles ncouta pas leurs aver-tissements. P. C. Allenby agent de police de Rush

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  • City tmoin oculaire de la tragdie dclare : Ilny a pas grand-chose dire. Le commissaireCrawles sest simplement approch dun de cesdmes et y a pos sa main. Je fus bloui par unclair violent et en retrouvant la vue constataique Crawles tait brl mort. Lagent Al-lenby ramne le corps du commissaire Crawles Fort Hicks. 602 P 220 M.

    Je me dis avec satisfaction que cette histoireoccuperait New York pendant un bout de temps.Je me souvins du Secrtariat de Benson et de-mandai Fort Hicks au tlphone, appel inter-urbain personnel. La standardiste dOmaha de-manda les renseignements de Fort Hicks, unique-ment pour sentendre dire quun tel service nyexistait pas. La standardiste de Fort Hicks de-manda qui nous dsirions parler. CelledOmaha avoua finalement que nous aimerionsavoir Mr. Edwin C. Benson au bout du fil. Sacollgue de Fort Hicks rpta le nom hautevoix, puis dcida que si Ed ntait pas encorerentr dner, il devait probablement tre au postede police. Elle nous mit en communication avec

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  • celui-ci et enfin je russis parler Benson. Ilavait une voix agrable, son accent du terroir delArkansas ntait pas trs prononc. Je lui passaigentiment de la pommade en lui disant quil nousavait envoy une nouvelle sensationnelle, que jele flicitais de son travail consciencieux et tout lereste. Gnralement nos correspondants de labrousse ne manquaient pas de se rengorger enentendant ce genre de sornettes, mais il les ac-cepta assez schement et avec rserve, ce quitait pour le moins trange. Aussi lui demandai-je do il tait. De Fort Hicks, me rpondit-il,mais jai beaucoup roul ma bosse. Jai t chro-niqueur judiciaire Little Rock.

    Je faillis clater de rire en lentendant, maismon rire se rsorba alors quil poursuivait :

    Jai galement t rdacteur de lAssociatedPress La Nouvelle-Orlans, jy suis mmepass chef de bureau, mais je naimais pas letravail dagence de presse. Je trouvai du boulotau secrtariat de la Chicago Tribune, mais celane dura pas longtemps ils me dtachrent Washington pour y prendre la direction de leur

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  • bureau l-bas. Puis je passai au New York Times.Ils me bombardrent correspondant de guerre etje fus bless retour Fort Hicks. prsentjcris pour des magazines. Aimeriez-vous que jesuive cette affaire de Rush City ?

    Certainement, lui dis-je, contrit. Mettez-ytoute la sauce, je vous laisse juge. Croyez-vousque cest un canard ?

    Je viens de voir la dpouille mortelle dePink chez lentrepreneur de pompes funbres etje me suis entretenu avec lagent Allenby deRush City. Pink est bien mort des suites debrlures et Allenby na pas invent cette histoire.Il se peut que quelquun dautre lait fait Al-lenby est un demeur mais pour autant queje sache il sagit dune nouvelle authentique. Jecontinuerai vous tenir au courant. Noubliezpas de me faire rembourser ce coup de tlphonede 1,85, je compte sur vous.

    Je lassurai que je ne loublierais pas et rac-crochai. Mr. Edwin C. Benson mavait donn unchoc. Je me demandai si ctait la gravit de sablessure qui lavait oblig dabandonner une

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  • brillante carrire de journaliste pour aller senter-rer dans un trou des Monts Ozarks.

    Puis, je reus un coup de tlphone du GrandManitou, prsident du conseil dadministrationde World Wireless. Comme tout prsident duconseil dadministration qui se respecte, il profi-tait de la morte-saison pour pcher au Canada. Ilavait capt quelques missions de la radio trans-mettant ma premire exclusivit sur les vne-ments de Rush City. La remorque de sa caravanetait munie dun tlphone mobile et ce ne futpour lui que laffaire de quelques instantsdappeler Omaha et de bouleverser complte-ment la liste des congs, que javais tablie avectant de soin, et le roulement des quipes de nuit.Il dsirait que je me rende Rush City pourmoccuper personnellement de cette information.Jacquiesai dment et commenai rallier lereste du personnel. Mon rdacteur de nuit futdessol par sa femme et dpos au bureau dansun tat passable. Je russis joindre un de mestlgraphistes dans la station estivale o il passait

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  • ses vacances et le persuadai de rejoindre sonposte. Je tlphonai une compagnie daro-tax-is pour leur demander de menvoyer un taxi delongue distance sur le toit de limmeuble dansune heure. Jexigeai leur meilleur pilote et leurdis de le munir de cartes de lArkansas.

    Sur ces entrefaites, deux dpches suite dmes arrivrent de Benson et furent immdi-atement retransmises. Je moccupai de la mise enpage de deux articles. Le second comportait unpapier dune autre agence sur les dmes une re-suce de notre information mais elle ne man-querait pas davoir ses hommes elle sur place.Je donnai mes instructions au rdacteur de nuit etmontai sur le toit pour prendre mon aro-taxi.

    Le pilote dcolla en plein milieu dun orageen formation. Nous fmes obligs de monter au-dessus et lorsquil nous fut possible de redes-cendre une altitude permettant le pilotage parvisibilit, nous avions perdu notre route. Pendantla plus grande partie de la nuit nous volmes encercle, jusquau moment o le pilote aperut en-fin le feu dune balise porte sur ses cartes. Il

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  • tait trois heures trente. Nous nous posmes Fort Hicks laube, en nous regardant en chiensde faence.

    Le gardien de larodrome de Fort Hicksmindiqua la demeure de Benson et je my rendis pied. Ctait une petite maison prfabrique,peinte en blanc. Une femme calme, entre deuxges, me fit entrer. Ctait la sur de Benson,Mrs. McHenry, une veuve. Elle mapporta ducaf et me raconta quelle avait veill toute la nu-it, attendant le retour dEdwin qui tait parti Rush City vers huit heures du soir. tant donnquen voiture on ne mettait pas plus de deuxheures pour aller Rush City, elle tait inquite.Jessayai de la faire parler de son frre, mais ellese contenta de dire que ctait lui le plus intelli-gent et le boute-en-train de la famille. Elle refusade stendre sur son travail comme correspond-ant de guerre. Elle me montra ce quil crivaitpour les hebdos des nouvelles damour pourdes magazines diffusion nationale. Il semblaiten vendre une tous les deux mois environ.

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  • Notre conversation languissait lorsque sonfrre entra. Je me rendis immdiatement comptede ce qui avait bris sa carrire de journaliste. Iltait aveugle. Une longue cicatrice brune, plis-se, allait de sa tempe gauche vers la nuque, enpassant par-dessus loreille. Cela mis part,ctait un type au physique agrable. Il devaitavoir dans les quarante-cinq ans.

    Qui est l, Vra ? demanda-t-il. Cest Mr. Williams, le monsieur qui ta

    tlphon dOmaha aujourdhui je veux direhier.

    Trs heureux de faire votre connaissance,Williams. .

    Ayant entendu, je suppose, grincer le fauteuilalors que je me penchais en avant pour me lever,il ajouta :

    Ne vous drangez pas, je vous en prie. Tu tes bien attard, Edwin, dit sa sur

    avec soulagement, mais dune voix o perait unlger reproche.

    Ce jeune chenapan, Howie mon chauf-feur cette nuit , ajouta-t-il pour clairer ma

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  • lanterne, sest gar laller et au retour, et puisjai pass plus de temps Rush City que je nepensais.

    Il sinstalla en face de moi. Williams, il y a certaines divergences

    dopinions au sujet de ces dmes luisants. Lesgens de Rush City jurent leurs grands dieuxquils existent et moi je prtends quils nexistentpas.

    Sa sur lui apporta une tasse de caf. Lagent Allenby ma emmen sur place, en

    compagnie de quelques autres dignes citoyens deRush City. Ils mont dcrit exactement cesdmes. Sept hmisphres, dune matireressemblant du verre, poss dans une grandeclairire, sy dressant comme des maisons etrflchissant la lueur des phares. Mais ces dmesne se trouvaient pas dans cette clairire, en toutcas pas pour moi, ni du reste pour aucun autreaveugle. Lorsque je me trouve devant une mais-on ou nimporte quel autre obstacle dune telledimension, je men rends parfaitement compte.Je ressens une lgre tension sur la peau de mon

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  • visage. Cest inconscient, mais le mcanisme dece phnomne est parfaitement clair. Lesaveugles parce que cela leur est indispensable peroivent une image aurale du monde. Nous en-tendons un lger sifflement de lair qui signifiepour nous que nous sommes au coin dun im-meuble. Nous sentons des courants dair turbu-lents qui nous disent que nous approchons dunerue circulation intense. Certains dentre noussont capables de faire un parcours parsemdobstacles, sans jamais se heurter contre aucunde ceux-ci. Je nen suis pas encore l, peut-treparce que ma ccit nest pas aussi ancienne quela leur, mais, que diable ! je sais parfaitementdceler devant moi sept objets ayant chacun ladimension dune maison. Et il ny avait certaine-ment rien de pareil dans cette clairire prs deRush City.

    Eh bien, dis-je en haussant les paules,voici la fin dun bel exemple de journalisme demorte-saison. Quel genre de farce les habitantsde Rush City sont-ils en train de nous jouer etpourquoi ?

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  • Il ne sagit pas dune farce. Mon chauffeura galement vu ces dmes, et noubliez pas feu lecommissaire de police. Pink non seulement lesavait vus, mais les avait touchs. Tout ce que jepuis dire, cest que les gens les voient et que moije ne les sens pas. Sils existent, ils ont une exist-ence qui ne saurait tre compare rien de ceque jai rencontr jusqu prsent.

    Je vais y aller moi-mme, dcidai-je. Je crois que ce serait la meilleure solution,

    dit Benson. Je ne sais que penser. Vous navezqu prendre ma voiture.

    Il mindiqua la route suivre et je lui rsumaile genre dinformations que nous dsirions avoir.Il nous fallait le verdict du coroner, qui devait seprononcer aujourdhui sur les causes de la mortdu commissaire de police ; le rcit dun tmoinoculaire son chauffeur tait lhomme touttrouv pour a un peu de couleur locale sur largion et quelques dclarations de personnalitsofficielles.

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  • Je pris sa voiture et arrivai Rush City deuxheures plus tard. Ctait une petite agglomra-tion. Quelques maisonnettes en bois, construitesdans la fort de pins qui couvre toute cette rgionaccidente des Ozarks. Il y avait une picerie-buvette, possdant lunique tlphone de len-droit. Je me dis que ce tlphone ne tarderait pas tre rquisitionn par les agences de presse etquelques journalistes entreprenants. Lorsquejentrai, je vis un milicien de la police dtat, re-vtu dun uniforme lgant, qui sappuyait contrele comptoir de vente de tabac parsem de chiuresde mouches.

    Je suis Sam Williams du World Wireless,lui dis-je. Voulez-vous maccompagner ? Jaim-erais aller jeter un coup dil sur ces dmes.

    Cest bien votre agence qui a lanc cettehistoire en premire exclusivit ? me demanda-t-il en me regardant dune faon qui mintrigua.

    Oui, cest bien nous. Notre correspondantde Fort Hicks nous avait tlgraphi lanouvelle.

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  • Le tlphone sonna et le milicien dcrocha lercepteur. Il avait d demander la communica-tion avec les bureaux du Gouverneur.

    Non, monsieur, dit-il dans lappareil. Non,monsieur. Ils ne veulent pas dmordre de leurhistoire, tous autant quils sont, mais je nai rienvu. Je veux dire quon ne les voit plus. Cepend-ant ils jurent quils ont rellement t dans cetteclairire, mais maintenant il ny a plus rien.

    Aprs avoir rpt plusieurs fois : Non,monsieur , il raccrocha.

    Quand cela sest-il produit ? demandai-je. Il y a environ une demi-heure. Je viens de

    revenir de la clairire, bicyclette, pour fairemon rapport.

    Le tlphone sonna de nouveau et je menemparai. Ctait Benson qui dsirait me parler. Jelui demandai de tlphoner une information dedernire heure Omaha au sujet de la disparitiondes dmes et puis partis la recherche de lagentde police Allenby. Ctait un policier doprette,avec un insigne nickel et un revolver six

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  • coups. Il grimpa gaiement dans ma voiture et medirigea jusqu la clairire.

    Le pitinement de nombreux curieux avaittrac un sentier entre Rush City et cette clairire,mais au bout de celui-ci une dception nous at-tendait. Seuls quelques gamins se tenaient pru-demment lore de la fort et racontaient deshistoires tout fait contradictoires au sujet de ladisparition des dmes. Je rdigeai htivement unpapier daprs les versions les plus rocam-bolesques et je me souviens dy avoir parldclairs bleus et dune odeur de soufre brl. Cefut tout.

    Je ramenai Allenby Rush City. Un groupemobile de la tlvision arriva. Jattendis quuntype de lAssociated Press ait fini de tlphonerson papier puis, memparant de linstrument, jedictai le mien directement Omaha. La petite ag-glomration commenait grouiller de journal-istes et de techniciens des agences concurrentes,des grands quotidiens, des rseaux de radio et detlvision, des actualits cinmatographiques. Que grand bien leur fasse ! lhistoire est

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  • termine , me dis-je. Je pris un caf au restaur-ant de lpicerie, compos de deux tables dans uncoin, et retournai Fort Hicks.

    Benson interviewait inlassablement par tl-phone et bombardait Omaha de copie. Je lui disquil pouvait commencer y mettre un frein, leremerciant du bon boulot quil avait fait, luipayai lessence consomme et les 1,85 de tl-phone quil mavait rclams, pris cong de lui etretrouvai mon aro-taxi au champ daviation. Lanote pour lattente tait assez sale.

    Pendant le trajet de retour, jcoutai la radioet nprouvai pas la moindre surprise. Aprs lebaseball, les dmes luisants taient la sensationdu jour. On en avait vu dans douze tats. Cer-tains dentre eux vibraient et mettaient desbruits tranges. Un autre tait transparent et onpouvait distinguer lintrieur des hommes etdes femmes de trs grande taille. Je captai unemission matinale destine aux mnagres et lemeneur de jeu ne cessait de faire des bons motsau sujet des dmes. Ces dames de laudience enclataient de rire.

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  • Nous fmes escale Little Rock pour faire leplein dessence et jen profitai pour acheter deuxjournaux du soir. Tous deux talaient lhistoiredes dmes sur huit colonnes avec titres enmanchette. Lun reprenait les exclusivits duWorld Wireless et passait dj mon papier sur ladisparition des engins mystrieux. Lautre, quintait pas de nos clients, russissait pratique-ment nous damer le pion, grce aux dpchesdautres agences et un correspondant sp-cial en loccurrence probablement quelquescoups de tlphone lpicerie-buvette de RushCity. Dans les deux on voyait des dessins humor-istiques sur le thme des dmes luisants, htive-ment excuts et colls en premire page ladernire minute. Le journal antigouvernementalreprsentait le Prsident tendant prudemment undoigt pour toucher le dme du Capitole, re-produit sous forme dun dme brillant, et la l-gende disait : Dme luisant de limmunit duCongrs contre une dictature du fonctionnar-isme. Un petit couple, portant ltiquette Mr.et Mrs. Citoyens-honntes-et-respectables-des-

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  • tats-Unis-dAmrique , figurait dans un coindu dessin et lhomme disait : Attention, Mon-sieur le Prsident ! Souvenez-vous de ce qui estarriv Pinkey Crawles !

    Lautre, gouvernemental, reproduisait undme luisant leffigie du Prsident. Un groupede petits hommes obses portant jaquette, avecdes cravates en ficelle et des chapeaux largesbords, tiquets : Trublions du Congrs ram-paient sur le dme, les mains tendues en avantcomme sils cherchaient trangler le Prsident.La lgende disait : Qui sera mis mal ?

    Nous nous posmes Omaha et je rentrai aubureau. Ctait le grand boom. Nos clients ava-laient avec ravissement notre copie sur les dmeset nous inondaient de cbles en redemandant. Jefis une incursion la morgue pour exhumer lesdossiers du Disque Volant, de la Tortue du lacHuron et du Vampire de Bayou, ainsi quequelques autres encore plus rassis. Jtalai lesvieilles coupures sur mon bureau et essayai deles classer pour en tirer une sorte darrire-plan lhistoire des dmes luisants. Je pris la dernire

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  • dpche arrive par le tltype de la WesternUnion. Notre correspondant dOwosso,Michigan, nous relatait comment une certaineMiss Lettie Overholtzer, ge de soixante et unans, avait vu un dme luisant dans sa proprecuisine vers minuit. Ce dme stait gonflcomme une bulle de savon, devenant aussi grandque le rfrigrateur, puis avait disparu.

    Jallai trouver le secrtaire de rdaction et luidis :

    Freinons les papiers du genre Lettie Over-holtzer. On peut y faire allusion en passant, maisje ne veux pas quon en fasse une information depremier plan. Ces dmes pourraient revenir etnous ne pourrions plus en jouer, car nous aurionspuis la crdulit du public.

    Il parut lgrement surpris. Insinuez-vous quil y avait rellement

    quelque chose Rush City ? demanda-t-il. Je nen sais rien. Cest trs possible. Per-

    sonnellement je nai rien vu et le seul homme enqui je puisse avoir confiance dans la rgion nar-rive pas se dcider pour ou contre. Nimporte,

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  • mettez-y un frein pour autant que nos clientsnous le permettront.

    Je rentrai chez moi pour dormir un peu. Enrevenant au bureau, je dcouvris que, toutcompte fait, nos clients ne nous avaient pas per-mis de donner ce coup de frein. Dans les autresagences de presse non plus, personne ne parais-sait croire quil y ait eu quoi que ce soit dex-traordinaire Rush City, mais malgr cela ellesaussi sen donnaient cur joie en lanant desinformations sensationnelles du genre de celle deLettie Overholtzer, envoyant par blinogrammesdes cartes et croquis des lieux o la prsence desdmes avait t signale, ainsi quen diffusantdes statistiques sur le nombre des engins luisantsqui avaient t aperus.

    Nous fmes donc obligs de suivre lemouvement. Notre bureau de Washington har-cela le Pentagone et les ministres comptentspour obtenir des dclarations officielles. Il y eutune course pique entre une Commission den-qute de la marine et une autre de laviation, celle qui arriverait la premire Rush City.

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  • Ensuite il y eut la course celle qui russirait lapremire publier son rapport. Laviation la re-mporta haut la main. Avant la fin de la semaine,des Dmelets firent leur apparition sur lemarch. Ctaient des coiffures denfants descasquettes brillantes en forme de dme enmatire plastique transparente. Nous ne pouvionsque continuer dans la voie o nous nous tionsengags. La nouvelle avait t lance par moi,mais elle avait pris le mors aux dents et elle mitlongtemps se calmer.

    Les championnats du monde de base-ball, lesplus intressants depuis des annes, russirent fi-nalement tuer les dmes luisants. la suitedun accord tacite entre les agences de presse,nous cessmes simplement de lancer unedpche chaque fois que quelque femme hys-trique croyait avoir vu un engin luisant oubrlait simplement davoir envie de voir son nomfigurer dans, la presse. Et naturellement, lorsquilny eut plus de publicit gratuite, les genscessrent de voir des dmes lquipe de Brook-lyn gagna le championnat de base-ball, la tension

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  • internationale monta au fur et mesure que lethermomtre tombait, les cambrioleurs se re-mirent cambrioler, et une chemise paissetiquete Dmes luisants choua au ci-metire . Les dmes luisants taient entrs danslHistoire et bientt de trs srieux tudiants enpsychologie ne manqueraient pas de venir nousenquiquiner pour nous demander de leur prterce dossier.

    Le seul rsultat tangible de cette affaire, medis-je, tait que nous avions russi passer unnouvel t sans trop faire chmer nos cbles etque je mtais mis correspondre occasionnelle-ment avec Ed. Benson.

    Lanne trange et harassante dun journalistecontinuait. Le base-ball cda la place au football.Une lection partielle nous maintint en forme.Nol approchait avec ses contes appropris et seshistoires et anecdotes rituelles que les journauxconsomment en quantit cette poque. Nolpassa et nous nous rabattmes sur les histoiresmarrantes de gueules de bois du rveillon du

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  • Nouvel An et passmes en revue les grandsvnements de lanne. Le Jour de lAn, ce futune course mmorable pour couvrir les cent troistournois de boules de la rgion. Des chutes re-cord de neige dans les Grandes Plaines et lesMontagnes Rocheuses. Les inondations printan-ires dans lOhio et dans la valle de la rivireColumbia. Vingt et un dlicieux menus decarme et la Semaine Sainte travers le monde.De nouveau le base-ball, la Journe des Mres, laJourne des Pres, le Derby, les Grands Prix dePreakness et de Belmont.

    Ce fut peu prs vers cette poque que jereus une lettre dconcertante de Benson. Ce nefut pas son sujet qui minquita, mais je me disquaucun homme sain desprit ncrirait de tellesinepties. Il me semblait que Benson perdait lespdales. Il me disait simplement quil sattendait une reprise de la farce des dmes luisants. Ildclarait qu ils avaient probablement trouv leur essai concluant et qu ils continuer-aient selon leurs plans. Je lui rpondis avec unecertaine rserve, ce qui parut lamuser follement.

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  • Il mcrivit : Je ne me hasarderais pas fairede tels pronostics si javais la moindre chose yperdre, mais vous connaissez ma situation. Cesont simplement des prvisions intelligentes,bases sur une tude de la politique et des fablesdsope. Si lvnement se produit, vousprouverez certainement un peu plus de diffi-cults pour le faire gober vos lecteurs, nest-cepas ?

    Je me dis quil se fichait de moi, mais je nentais pas du tout certain. Cest trs mauvais signelorsque quelquun se met parler d eux et dece qu ils font ou pensent faire. Mais que Ben-son let devin ou non, un vnement trssemblable lpisode des dmes luisants seproduisit vers la fin du mois de juillet, pendantune vague de chaleur tropicale.

    Cette fois-ci, il sagissait de grandes sphresroulant dans la campagne. Elles furent aperuesdans lArkansas central par une congrgation deBaptistes runis dans la prairie pour prier leSeigneur de leur envoyer la pluie. Quelquequatre-vingts Baptistes jurrent sur la Bible avoir

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  • vu de grandes sphres noires, dune hauteur detrois mtres environ, rouler sur lherbe. Lune deces sphres tait passe cinq mtres seulementdun des hommes. Ses compagnons staient en-fuis ds quils eurent ralis que ce ntait pas unmirage.

    Ce ne fut pas le World Wireless qui lanacette information en premire exclusivit, maisaussitt que nous emes reu le tuyau, nous nousy attelmes. tant maintenant lautorit reconnuedes informations sensationnelles de morte-saisondans la Division centrale du World Wireless, jepartis pour le Kansas.

    Tout sy tait pass dune faon trssemblable ce qui stait produit lanne davantdans les Monts Ozarks. Les Baptistes croyaientrellement avoir vu ces sphres tous, sauf un.Cette exception tait un vieux monsieur vnr-able portant une barbe de patriarche. Il avait tle seul homme ne pas senfuir et pourtantctait lui qui stait trouv le plus prs de cessphres. Il tait aveugle. Il me dclara, avecbeaucoup de chaleur, quaveugle ou pas il sen

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  • serait certainement aperu si de grandes sphresavaient roul cinq mtres de lui, ou mme vingt-cinq.

    Le vieux Mr. Emerson ne parla ni de courantsdair, ni de turbulence, comme lavait fait Ben-son. Son raisonnement tait beaucoup plus pro-fond. Il dveloppait la thorie suivante : leSeigneur lui avait t la vue et en compensationlui avait donn un autre sens, remplaant celle-cien cas de ncessit.

    Vous navez qu me mettre lpreuve,mon fils, pipa-t-il furieusement. Venez vousmettre l, attendez un instant et passez votremain devant mon visage. Vous aurez beau essay-er dviter le moindre son qui puisse vous trahir,je vous dirai le moment exact o votre main seraen face de moi.

    Et il le russit trois fois de suite ! Puis ilmemmena dans la grand-rue de sa petite ville.Plusieurs camions taient arrts prs du silo grains. Il me gratifia du spectacle de trouver sonchemin autour et entre ces camions sans jamaisen toucher un.

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  • Cette dmonstration et celle de Bensonparaissaient prouver que quelles que puissent treces sphres, elles avaient un certain rapport avecles dmes. Je lanai un papier trs document surla position prise par les aveugles et rentrai Omaha pour dcouvrir que celui-ci avait bien ttransmis, mais que New York lavait escamot.

    Nous fmes de notre mieux pour donner auxsphres noires la publicit habituelle, mais celane dura pas. Les caricaturistes politiques sen fa-tigurent plus rapidement que des dmes etmoins de vieilles filles prtendirent en avoir vu.Le public ridiculisa toute cette affaire. On parladun coup mont par les journaux et quelquespublications se targuant dintellectualit pub-lirent des articles sur lirresponsabilit de lapresse . Seuls les chansonniers de la radiotentrent, comme dhabitude, dexploiter fondcette nouvelle, mais furent dconcerts de con-stater que leur pourcentage dauditeurs tombait.Une note de service inter-rseaux fut lance pourmettre fin aux gags sur les sphres. Le public enavait plein le dos.

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  • Mais Benson mcrivit : Cette affaire est ab-solument normale. Crer des miracles de tempsen temps est, je lavoue, un exercice fortamusant, mais qui ne saurait durer ternelle-ment. Ceci, plus le cynisme invtr des Amri-cains envers toutes les sources dinformations, afait que les sphres noires nont pas t saluespar le public avec le mme enthousiasme naf quiavait accueilli les dmes luisants. Nanmoins jeprdis et je vous saurais gr de noter quejusqu prsent mes prdictions se sont ralises 100 % que nous verrons lt prochain unnouveau mystre comparable aux dmes luisantset aux sphres noires. Je prdis en outre que cenouveau phnomne ne pourra tre perudaucun aveugle qui pourrait se trouver dans lesenvirons immdiats.

    Naturellement, sil se trompait, cela ne feraitque rduire sa moyenne de 50 %. Je russis passer lanne sans trop de mal cette mmeronde interminable de travail que je savaispouvoir faire en dormant. Des membres de monpersonnel furent atteints dulcres lestomac ;

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  • dautres membres de mon personnel se sentirentfatigus et furent fichus la porte ; des procs endiffamation furent entams et rgls lamiable ;un des types de la rdaction russit dcrocherune Bourse Nieman, pour tudes journalistiques,et partit pour luniversit Harvard ; un de nostlgraphistes se fit craser la main droite par uneportire de voiture et voulut se suicider en sejetant du haut dun pont, mais survcut, malgrsa colonne vertbrale casse.

    Le nouvel vnement se produisit au milieudu mois daot, lorsque pendant seize jours daf-file, la mtorologie prdit, sans se tromper : Beau temps, temprature en hausse. Cetvnement, cette fois, ntait pas de ceux o lesens dun aveugle pouvait prouver quoi que cesoit, mais il portait ce que jappelais ds lors : leur marque dorigine.

    cause de la chaleur torride, les participantsdun cours de vacances de notre Universit deltat se runissaient en plein air. Douze futursinstituteurs tmoignrent quune srie de puitsparfaitement circulaires staient brusquement

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  • ouverts dans lherbe, sous leurs pieds. Ils t-moignrent galement que leur professeur dis-parut dans un de ces puits en poussant un hurle-ment vous fendre lme. Ils tmoignrent enoutre que ces puits restrent ouverts pendantquelque trente secondes et se refermrent subite-ment, sans laisser la moindre trace. Lherbedt, brle par le soleil, tait revenue en place,les puits avaient disparu et le professeurgalement.

    Jinterviewai chacun dentre eux. Centaient pas des rustres, mais des hommes et desfemmes adultes, possdant tous leur licence etprparant leur doctorat pendant les vacancesdt. Leurs histoires concordaient parfaitement,ce qui ne mtonna nullement de la part de per-sonnes instruites et intelligentes.

    Toutefois la police ne sattendait pas unetelle concordance entre les diffrents t-moignages. Cela changeait les policiers de leursclients habituels gnralement dune intelligenceen dessous de la moyenne et ils trouvrent alouche. Ils arrtrent les douze personnes sous

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  • une inculpation quelconque dordre technique je crois que ce fut pour avoir fait obstruction des agents de police dans lexercice de leursfonctions et allaient les passer tabac selontoutes les rgles de lart, lorsquun avocat seprsenta avec douze commandements dhabeascorpus. Les flics souponnaient tacitement cesfuturs instituteurs de stre entendus pour as-sassiner leur professeur, mais personne na ja-mais t capable de trouver le motif qui les auraitpousss faire une chose pareille.

    La raction du public dans cette affaire futcalque sur celle des flics. Les journaux quiavaient fait tout un plat de lhistoire des dmesluisants et qui avaient moins insist sur celle dessphres noires furent dune prudence extrme.Nanmoins, quelques-uns risqurent le plongeonet placardrent lhistoire des puits avec tout letam-tam voulu. Cela naugmenta pas leur tirage.Les gens dclaraient que la presse insultait leurintelligence et quen outre, ils en avaient soupdes miracles.

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  • Les quelques journaux qui avaient os mettreles puits en vedette en prirent pour leur gradedans des ditoriaux trs dignes de leurs concur-rents qui considraient cette histoire de puitscomme une vaste fumisterie.

    Le World Wireless lana immdiatement unecirculaire tous ses correspondants : Ne parlezplus des puits. Lettres de lecteurs faire par-venir au bureau rgional, si une nouvelle appari-tion de puits se produisait dans votre district

    Nous remes en tout et pour tout une dizainede lettres, manant pour la plupart dtudiantesen journalisme faisant fonction de correspond-ants pendant les vacances. Elles allrent toutes aupanier. Les vieux du mtier staient mis lapage et ne se donnaient mme pas la peine denous envoyer un papier lorsque le plus grandsolographe de la ville ou la vieille fille du vil-lage soutenaient mordicus quils avaient vu unpuits souvrir dans la Grand-Rue, juste en facedu drugstore. Ils savaient que ce ntait prob-ablement pas vrai et que du reste tout le mondesen fichait perdument.

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  • Jcrivis Benson pour lui expliquer com-ment se prsentait toute cette affaire et lui de-mandai humblement quelles taient ses prvi-sions pour lt prochain. Visiblement amus auplus haut degr, il me rpondit quil y aurait en-core au moins un phnomne estival semblableaux trois derniers, peut-tre mme deux, maisque par la suite il ny en aurait plus.

    Il est facile maintenant de reconstruire len-chanement et le pourquoi des faits mais de quelprix avons-nous pay cette possibilit !

    Nimporte quel gamin pourrait murmurer, enparlant de Benson :

    Quel bougre didiot ! Nimporte qui, mmeayant moins de cervelle quune mouche, auraitpu se rendre compte quils nallaient pas contin-uer pendant deux ans.

    Il y a un type qui me la murmur lautrejour, lorsque je lui ai racont cette histoire. Et jelui ai rpondu en chuchotant que, loin dtre unbougre didiot, Benson avait t la seule per-sonne sur cette terre qui avait su tablir par la

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  • logique la raison dtre de ces phnomnes es-pacs et sa conclusion invitable etmathmatique.

    Une nouvelle anne scoula. Jengraissai detrois livres ; je buvais trop ; jengueulais contin-uellement mon personnel et je russis obtenirune trs belle augmentation. En pleine fte deNol, au bureau, un tlgraphiste me lana undirect du droit et je le flanquai aussitt la porte.Ma femme et mes gosses ntaient pas revenusen avril, poque o je les attendais. Je tlphonaien Floride et elle me bredouilla une excuse quel-conque, prtextant avoir manqu lavion. Aprsplusieurs autres avions manqus et de nombreuxcoups de tlphone, elle me dclara enfin quellenavait pas lintention de revenir. Je men fichaiscompltement. Je sentais que la prochaine saisondu serpent de mer dmes, sphres et trous aurait plus dimportance que de savoir si nousresterions ou non mari et femme. En juillet, alorsque la permanence au bureau tait assure par unnouvel employ, une dpche arriva de HoodRiver, Oregon. Notre correspondant local

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  • signalait lapparition de plus dune centaine de capsules vertes denviron cinquante mtresde longueur, dans la campagne environnante.Notre nouvel employ avait tout de mme un peude mfier et se souvint de lordre de freiner lescanards de morte saison. Il ne transmit pas lin-formation mais la laissa sur mon bureau, pourque je mamuse le lendemain matin. Je supposeque dans chacune des salles de rdaction desautres agences de presse de la rgion, la mmechose avait d se produire. Aprs avoir lu ladpche des capsules vertes jessayai de tl-phoner Portland, mais ne russis pas obtenirla communication. Puis mon tlphone sonna etun de nos correspondants de Seattle se mit hurler quelque chose lautre bout du fil, mais lacommunication fut coupe.

    Je haussai les paules et tlphonai Benson Fort Hicks. Il tait au poste de police et medemanda :

    Alors, a y est ? a y est , lui rpondis-je.

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  • Je lui lus la dpche de Hood River et lui par-lai de la communication interrompue avecSeattle.

    Tiens, tiens ! dit-il, pensivement. Ainsi jaivu clair.

    Vous avez vu clair en quoi ? Jai vu clair au sujet des envahisseurs.

    Jignore qui ils sont mais cest la rptition dela fable du gosse qui criait Au loup ! Lesloups viennent de se matrialiser

    La communication fut brusquement coupe.Il avait parfaitement raison.Les habitants de la Terre taient les agneaux.Nous, les journalistes de la radio, de la tl-

    vision et des agences de presse tions le gossequi aurait d tre prt donner lalarme.

    Mais les loups astucieux nous avaient amens donner lalarme tellement de fois que les vil-lageois en taient fatigus et ne se drangrentplus lorsque le pril devint rel.

    Et les loups qui taient en train de se frayerune route de sang et de feu travers les MontsOzarks, sans rencontrer la moindre rsistance

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  • les loups taient les Martiens sous le joug et lefouet desquels nous tranons dsormais une ex-istence misrable.

    The Silly Season. C. M. Kornbluth, 1950.

    ditions Opta, pour la traduction.

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  • Jay WILLIAMS :LES PRSENTS DES

    DIEUX

    Il arrive rarement que les envahisseurs semontrent pleins de bonnes intentions et quils ar-rivent les bras chargs de cadeaux. Mais lad-resse de qui ?

    LE grand vaisseau planait au-dessus de lAt-lantique, et des clairs crpitaient autour deses ailerons. Monts sur les toits de la ville, lebras tendu, les gens le regardaient en sabritantles yeux ; certains avaient des jumelles de thtre

  • au manche de nacre, dautres des tlescopes rudi-mentaires et quelques fanatiques observateursdoiseaux ou de fentres de coteusesjumelles de campagne. Le vaisseau se posa lente-ment dans la baie, noy dans un nuage de vapeur.

    Celle-ci se dissipa. On pouvait discerner quele navire flottait et quil tait entour decentaines de points argents : des poissons mortsballotts dans leau sale. Un carr sombre se d-coupa dans le mtal dor et de la ville monta lelong cri collectif qui accompagne lclatementdun bouquet de feu dartifice. Un petit esquif, deforme curieuse et de trs haut bord, mergea duvaisseau et slana sans bruit vers la Batterie,soulevant un grand ventail deau blanche pareil une aile.

    Les cinq hommes qui descendirent sur lerivage ressemblaient tout le monde. Ils avaientle teint trs cuivr, lexception dun qui avait lapeau jaune ple ; ctait apparemment la seulediffrence qui existait entre eux. Ils portaient descostumes confortables, ajusts, qui rappelaientassez une armure lgre, mais de la teinte dune

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  • carapace de scarabe, et autour de leur visage, ily avait des auroles bleu ple peine visiblesdans la lumire du jour. Ils examinrent calm-ement la ville, la foule, et changrent entre euxquelques paroles mi-voix. Lun deux se pen-cha, ramassa lesquif, le plia rapidement en unpetit paquet et le fourra dans un sac qui pendait sa ceinture.

    Au cours de ces quelques minutes, dix-septpersonnes moururent : les unes prcipites dansune bousculade bas des toits bonds, dautrespitins dans les rues, quatre ou cinq de crise car-diaque, dasphyxie ou de saisissement. Le bav-ardage de tous ces gens assembls faisait trem-bler les murs. Lentement, les hommes venus duvaisseau spatial savancrent dans South Street.

    ce moment, un bruit perant de sirnes an-nona les cars de police et plusieurs grandes lim-ousines noires. Les questions de protocoleavaient donn lieu de htives discussions : lesvisiteurs devaient-ils tre accueillis par le mairede New York, par un reprsentant du gouverne-ment des tats-Unis ou par le secrtaire gnral

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  • des Nations Unies ? Finalement, ils taient venustous les trois. Le maire joua des coudes et, sonchapeau plaqu sur la poitrine, essaya de saluer.La foule, dbordant la police, se serra pourmieux voir les visiteurs.

    Le dlgu amricain aux Nations Unies, quitait venu comme reprsentant du gouvernementdes tats-Unis, tendit la main avec un sourireplutt forc. Il commena :

    Permettez-moi de vous accueillir au nomde

    Le maire lui coupa la parole. Messieurs, cette grande cit prouve un im-

    mense plaisir tendre la main de lamiti ,puis il sarrta court, perdu dans sa propresyntaxe.

    Un des visiteurs prcda de quelques pas sescompagnons. Dune voix claire, retentissante, ildclara dans un parfait anglais :

    Je vous remercie de vos sentiments et devotre accueil. Notre dsir est daller votreheu Centre.

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  • Il fit une pause et confra un instant avec lundes autres. Le Centre des Nations Unies, reprit-il. Cest--dire l o sont reprsents tous lesgouvernements et tous les peuples de votreplante, nest-ce pas ?

    Le secrtaire gnral, rprimant un souriredinnocent triomphe, dit :

    Jaurai grand plaisir vous y conduire.Voulez-vous monter dans ma voiture, je vousprie ?

    Les cinq visiteurs inclinrent la tte. Leurchef rpondit :

    Je suis daccord. Mes compagnonsprfrent hum je ne sais pas comment letraduire Ils nous suivront par leurs propresmoyens.

    Sur ce, lun deux sortit lesquif, quil dpliarapidement. Il ltala sur le pav et sy installa.Les trois autres y montrent leur tour. Unedlicate lueur rose apparut et le bateau sleva auniveau des fentres du premier tage. Un des vis-iteurs se pencha en souriant par-dessus bord,agita la main et cria quelque chose au chef.

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  • Celui-ci acquiesa dun signe et dit au secrtairegnral :

    Nous sommes prts. Si nous partions ? Le secrtaire gnral, un peu abasourdi,

    rassembla ses esprits et, sinclinant devant le vis-iteur, linvita prendre place dans la limousinedcouverte. Tandis quils dmarraient lentement travers la foule qui scartait devant eux, il dit :

    Permettez-moi de vous poser une question.Pourquoi navez-vous pas vol jusquau rivageau lieu dy venir en bateau ?

    Le visiteur le regarda avec curiosit. On voy-ait que ses yeux navaient pas de blanc, maistaient ronds et opalins.

    Quand il y a de leau, pourquoi ne pasnaviguer ? dit-il.

    Puis il ajouta : Voler ? Cest ce que vousappelez voler ? Je croyais que voler signifiait re-poser sur la surface de quelque lment, ou gliss-er avec lui. Mais voyez-vous, ils se humpropulsent eux-mmes, en annulant la gravit. Puis, se tournant moiti sur son sige et fixantle regard de ses grands yeux chatoyants sur le

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  • secrtaire gnral, il reprit : Voulez-vous direque, si vous aviez t notre place, vous auriezprfr survoler cette eau splendide ?

    Le secrtaire gnral, compltement dcon-tenanc, garda le silence.

    En approchant de la 14e Rue, le secrtairegnral dit :

    Nous sommes heureux de votre venue.Cest un grand jour pour la Terre.

    Vraiment ? rpondit courtoisement levisiteur.

    Eh ! ce nest pas tous les jours que nousavons des visiteurs dune autre plante , dclarale secrtaire gnral avec un rire artificiel, jetantinvolontairement un coup dil en arrire vers lemaire qui suivait dans sa voiture, le visagecramoisi et renfrogn.

    Ah ! oui, je comprends. Oui, dune autre plante propos, do

    venez-vous ? Nous lappelons Terre, rpliqua le vis-

    iteur. Cest trs loin dici. bien des parsecs,diriez-vous. Elle fait partie dune quantit de

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  • grandes Terres. Nous sommes une mettons,Organisation de Nations Unies, si ce nest quilsagit de plantes.

    Il mit une sorte de trmolo aigu que lesecrtaire gnral prit pour lquivalent dun rire.

    Oui, tout cela nous est trs familier, dit lesecrtaire gnral. Une Fdration de Plantes,technologie moderne, etc. Nos crivains descience-fiction nous ont prpars cela depuisdes annes. Et maintenant, cest une ralit. Voustes venu, je suppose, nous offrir dadhrer votre Fdration ?

    Le visiteur cilla. Ctait un clignement dillent, qui venait plutt de dessous lil que dedessus, le glissement pondr, sans hte, dunesorte de membrane nictitante. Il exprimait lton-nement et une surprise polie.

    Oh ! mon Dieu, non, rtorqua-t-il. Ad-hrer ? Pas du tout. Lune des premires condi-tions est dassurer son propre transport. Votrecivilisation nest pas encore capable de lancer unvaisseau interplantaire, et encore moinsintergalactique.

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  • ce moment prcis, ils arrivaient au palaisdes Nations Unies et la conversation fut inter-rompue par la foule des dlgus, fonctionnaires,stnographes, guides, gardes, touristes, qui lesencercla en vague dferlante.

    On eut quelque peine les dgager. Les vis-iteurs de lespace descendirent et replirent leurvhicule. Le secrtaire gnral les fit entrer dansle palais et les conduisit dans la salle des as-sembles gnrales qui fut vite envahie par lesdlgus et autres badauds. Les camras de lapresse et de la tlvision furent braques sur cetinstant historique et les reporters firent courirleurs stylos sur leurs blocs.

    Lissant ses fins cheveux gris, le secrtairegnral dclara :

    Nous qui, runis ici, reprsentons toutes lesnations de la Terre, nous vous saluons et vous ac-cueillons, vous les visiteurs et reprsentantsdune autre plante.

    Les visiteurs inclinrent lgrement la tte,sans rien dire. Ils avaient t installs sur

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  • lestrade, derrire la tribune, do ils faisaientface la salle.

    Le dlgu des tats-Unis, qui se tapotait lebout des doigts, prit la parole.

    Je voudrais demander que les lettres decrance des visiteurs soient prsentes cette Or-ganisation. Cest une pure formalit, videm-ment, mais je pense que nous devons avoirquelque garantie que ces messieurs sonthem ce quils disent tre.

    Avant que le secrtaire gnral ait pu ouvrirla bouche, le dlgu de lUnion sovitiquestait dress et scriait :

    Jai aussi une question poser au heuau capitaine, ou chef des visiteurs.

    Celui-ci se leva et dit : Vous pouvez me dsigner comme porte-pa-

    role plutt que chef. Notre capitaine, en fait, estrest dans notre vaisseau.

    Ah ! oui. Eh bien, monsieur, comment sefait-il que vous vous adressiez nous enanglais ? Jaimerais demander cette Assemblequelle garantie nous avons que ceci nest pas

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  • simplement une mystification monte par cer-taines puissances ?

    Le porte-parole rpliqua, dans un russeimpeccable :

    En vrit, je suis mme de parler presquetous les dialectes de votre plante. Mais je nepeux pas madresser vous simultanment enturc, grec, franais, japonais, galique, syrien,etc. Jai choisi de parler langlais parce que nosenquteurs mont assur quil est compris de lamajorit de vos membres. Il nest certainementpas difficile dapprendre un langage humainpourvu quon sache sy prendre. Et nous avonseu sur votre plante, depuis une vingtaine dan-nes, des chercheurs qui ont rassembl des ren-seignements, accumul des connaissances lin-guistiques, etc.

    Quant nos lettres de crance Il fit unepause et examina gravement lauditoire. Pour-quoi les demandez-vous ? Nous ne sommes pasdes reprsentants auprs de votre Organisationdans le sens o vous avez employ ce terme. Peu

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  • nous importe que vous croyiez ou non que noussommes ce que nous sommes.

    Je crains de ne pas comprendre, dit ledlgu britannique, qui avait t le premier seressaisir. Ce monsieur veut-il dire quil na past envoy par son gouvernement pour se mettreen rapport avec nous ? Dans ce cas, que signifiesa prsence ici ? On ma laiss entendre que sapremire demande a t dtre conduit aux Na-tions Unies ?

    Cest exact, rpondit le porte-parole.Quand une plante est suffisamment voluepour avoir une organisation centrale degouvernement, nous prfrons passer par celle-cipour plus de commodit et defficience.

    Le secrtaire gnral dit, avec une certainenervosit :

    Oui, mais il ma sembl, daprs ce quevous avez dit dans la voiture, vous savez ? quevous ne comptiez pas nous proposer dadhrer votre Fdration. La question souleve par ledlgu du Royaume-Uni est donc pertinente.

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  • Si, intervint le dlgu de la Bolivie enfronant les sourcils, ceci est une dclaration deguerre, quil soit bien entendu que nous sommesprts.

    Le porte-parole leva la main : Non, non. La guerre ? Certainement pas.

    Nous ne faisons pas la guerre. Je vaismexpliquer.

    Voyez-vous, messieurs, notre Fdration comme vous lappelez a certaines lois. Lunedelles est que, lorsquune plante parvient untat que nous qualifions de, voyons, vous diriez fdrable , et satisfait ainsi certaines condi-tions, ses vaisseaux spatiaux sont alors contactspar des membres de notre organisation et nousleur offrons de nous donner leur adhsion.

    Il y a cependant dautres cas. Nous en-qutons continuellement dans dautres planteshabites et quand nous trouvons quune section,un groupe ou une nation rpond certainesautres conditions appelons-les des conditionspr-fdrables nous sommes alors chargs

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  • doffrir ce groupe toute laide ncessaire pourlui permettre datteindre au niveau fdrable.

    Je comprends, dit le secrtaire gnral. Delaide. Quelle forme prend cette aide ?

    Principalement des amliorations techno-logiques, rpondit le porte-parole. Des chosesque le groupe ne peut pas se procurer ou faire parlui-mme. En fait, nous disons : Dites-nous ceque vous voulez et ce dont vous avez besoin, etnous vous le donnerons. Mais vous devez com-prendre, messieurs, que notre loi veut que nousfassions cette offre, mais que lacceptation estvolontaire.

    Oui, monsieur, nous comprenons trs biencela, dclara le dlgu des tats-Unis avec unlarge sourire. Nous comprenons, et nous sommestrs fiers et trs humbles.

    Le dlgu franais intervint : Puis-je demander monsieur le porte-pa-

    role de nous dire quelles sont ces conditions dontil nous a parl les conditions pr-fdrables ?

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  • Le porte-parole leva entre les doigts de samain droite un petit objet brillant do sortit unevoix mtallique.

    Un groupe, ou unit dtres humains, seraconsidr comme en situation pr-fdrablequand il aura atteint le degr suivant desagesse :

    Ces hommes doivent stre intgrs leurmilieu sans que les modifications apportes lcologie de leur environnement le rendent im-propre dautres tres vivants.

    Ils doivent avoir cr des arts qui refltentleur culture et soient partie intgrante de leur or-ganisation sociale, arts dont laccomplissementne dpende pas dune motivation conomique oupolitique.

    Ils ne doivent pas supprimer une autre vie,sauf pour la protection directe de leur espce, oules besoins naturels de leur propre survivance.

    Ils doivent avoir tabli un ordre social danslequel aucun individu nest affam ou dpourvudabri, et dans lequel tous sont responsables dubien-tre de chacun.

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  • La voix se tut et le porte-parole rangea sonappareil.

    Le dlgu des tats-Unis rompit le silence. Eh bien, monsieur, tout ce que vous avez

    dit se trouve inclus dans les principes que notregrande dmocratie a essay, au cours de lhis-toire, de

    Il sinterrompit devant le regard grave,pntrant du visiteur.

    Le porte-parole dit : Nous ne parlons pas de principes, mais de

    mise en pratique. Nos termes sont prcis et nad-mettent aucune interprtation.

    Je proteste, lana le dlgu de lUnionsovitique. Les tres civiliss doivent admettreles principes.

    Nous ne sommes pas civiliss, laissatomber placidement le porte-parole.

    Mais les principes ne sont pas faciles mettre en pratique quand lhostilit vous en-vironne, sexclama le dlgu du Pakistan.

    Je nai pas dit que ctait facile, rtorquale porte-parole. Les principes ne sont que de

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  • bonnes intentions. Les affams, les blesss, lesmorts nont que faire de bonnes intentions.

    Le dlgu britannique, trop fier pour de-mander si la chasse au renard tombait dans latroisime catgorie, sagitait avec gne sur sonsige. Le dlgu des tats-Unis, pensant laugmentation du nombre des chmeurs, tapaitsur ses dents avec un crayon. Le dlgu desSoviets, songeant aux dcrets de ltat sur lanature de lArt, boutonnait et dboutonnait sonveston avec inquitude. Personne ne disait mot.

    Enfin, le secrtaire gnral prit la parole. Si vous insistez sur linterprtation littrale

    et effective de vos stipulations, monsieur leporte-parole, je crains fort que vous ne trouviezpas une seule nation sur la Terre qui remplissevos conditions.

    Oh ! mais cest chose faite, dit schementle porte-parole. Cest pourquoi nous sommes ici.Dans un lieu nomm le dsert de Kalahari, sur lecontinent africain, vit une population de petitetaille que vous appelez Bushmen ou

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  • hommes de la brousse. Ils rpondent toutes lesconditions.

    Il y eut un moment de stupfaction, puis unrugissement de protestation. Le secrtaire gnralmartela furieusement sa table et finit par rtablirlordre.

    Le dlgu du Ghana scria : Je proteste ! Ces Bushmen ne sont

    que des sauvages ! Le porte-parole sourit. Il se tourna moiti et

    dit quelque chose ses amis, dont certainsmirent les bruits bizarres qui servaient de rireschez eux. Puis il dit :

    Des sauvages ? Mais cela implique quilssont infrieurs et gure plus que des animaux.Quand des hommes en dsignent dautres par detels noms, cest quils ne rpondent pas aux exi-gences de nos articles 3 et 4.

    Le dlgu du Canada, dune froide voix na-sale, dclara :

    Javoue que je ne comprends pas que desgens parvenus aux niveaux intellectuel et

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  • technique levs de nos amis doutre-espace fas-sent abstraction du Progrs.

    Il dit cela de telle faon quon voyait briller leP majuscule.

    Quelle contribution ont apporte les Bush-men lhistoire ou au bien-tre de lHumanit ?En cinq cents ans, ils nont pas progress,poursuivit-il.

    Je crains, dit le porte-parole, que vous neconfondiez progrs avec changement. Il est exactque vous vivez dans une communaut sociale quia chang profondment au cours des centdernires annes. Mais avez-vous progress ?Vos citoyens sont-ils tous heureux, entirementdvelopps, intellectuellement mrs ?

    Je crois pouvoir dire, intervint le dlgudes tats-Unis, quavec notre systme de libreentreprise, la grande majorit de nos habitantsconnat la scurit. Oui, monsieur, je crois quilssont satisfaits et combls.

    Le regard du porte-parole tincelait quand ille tourna vers lorateur.

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  • Vous avez employ le mot scurit.Pensez-vous que la scurit soit essentielle pourun tre mr ? La scurit est le dernier de ses be-soins, car il sait que vivre, cest tre danslinscurit.

    Quant vos autres expressions est-ce quevos citoyens satisfaits ne se suicident jamais ?Est-ce quils ne se livrent jamais des actes deviolence contre leurs employeurs ou contreltat ? Ny a-t-il pas dans votre pays des Indiens qui lon a pris leurs terres et leurs biens, et quivivent maintenant dans la maladie et lapauvret ? Ny a-t-il pas des centaines de milliersdhommes que la couleur de leur peau empchede gagner convenablement leur vie, ou mme desasseoir auprs dhommes dune autre couleur ?Pouvez-vous maffirmer quils sont satisfaits etcombls ?

    Le halo bleu ple qui entourait son visagetait devenu plus prononc et semblait lancer destincelles. Un de ses compagnons se pencha enavant et dit quelque chose avec vivacit. Leporte-parole resta silencieux une minute ou deux

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  • pendant lesquelles la teinte sattnua. Puis ilpoursuivit :

    Vous estimez que le progrs consiste enprocds perfectionns pour congeler les ali-ments, en moyens de transport plus confortablesou en mthodes nouvelles pour lutter contre lesmaladies. Ce nest pas cela le progrs. Le pro-grs, cest ce que vous faites avec les gensguris, et o vous allez avec vos moyens detransport amliors, et pourquoi vous y allez. Leprogrs, cest ce qui se passe dans votre cur. Laplupart dentre vous sont bons, mais vous navezpas progress dun iota en cinq cents ans, nimme en mille. Si vous avez loccasion dunprofit personnel, il ny a pas un seul dentre vousqui hsiterait raser des forts, dtruire toutevie sauvage, tuer un millier dautres tres hu-mains et tourner le dos pour ne pas voir lessouffrances de ses concitoyens.

    Il parut soupirer et sa tte sinclina. Avantquil ait eu le temps de reprendre la parole, unhomme avait jailli du fond de la salle et,

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  • franchissant le cordon de police, slanait danslalle latrale en brandissant un pistolet.

    Antchrist ! cria-t-il. Retourne chez le Di-able ton matre, toi, puissance des tnbres.

    Il fut dsarm avant davoir pu tirer, bienquil y ait eu des murmures approbateurs dansdivers endroits de la salle.

    Le porte-parole dit : Cest vrai, javais oubli votre religion. On

    ma dit quune grande majorit dentre vous croit lamour, au pardon, la charit, lhumilit.Peut-tre vaut-il mieux que nous nen parlionspas.

    En tout cas, cest assez discourir. Je prie lesreprsentants des Bushmen de savancer.

    Il y eut un long silence embarrass. Puis lesecrtaire gnral, rougissant un peu, dclara :

    mon grand regret, monsieur le porte-pa-role, je dois vous dire que ces hommes de labrousse ne sont pas reprsents dans cetteAssemble.

    Non ? Et pourquoi ?

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  • Eh bien hum nous avons pour prin-cipe que seuls les pays mrs pour la souverainetpeuvent avoir des dlgus sigeant ici. Si vous yrflchissez bien, poursuivit-il avec fermet, cesont les mmes lois qui rgissent votreFdration.

    Les mmes ? rpta le porte-parole et denouveau sesquissa le lent mouvement de stupeurde la paupire translucide, qui se levait etsabaissait devant ses yeux. Vous pouvez lestrouver similaires, si vous voulez. Je supposeque, si vous voyiez trois grands garons brutal-iser un plus petit, vous trouveriez cela pareil auxdlibrations et aux dcisions des adultes.

    Mais, intervint le secrtaire gnral, ilnest pas certain quon puisse considrer lesBushmen comme une nation.

    Le porte-parole hocha la tte. Je comprends. Vous voulez dire quils ne

    sont ni assez nombreux, ni assez riches, ni placsdune manire suffisamment stratgique. En cecas, voulez-vous, je vous prie, donner les ordresncessaires pour que des reprsentants de leur,

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  • pays soient envoys ici pour nous voir. Je con-nais assez votre technologie pour demander quecela se fasse, disons, sous quarante-huit heures.

    Quarante-huit heures ? Le secrtairegnral plit. Mais, mon cher monsieur, il faudrades jours rien que pour trouver ces gens-l.

    Cest une indignit. Le dlgu britan-nique stait lev. Au nom du gouvernement deSa Majest, nous ne pouvons pas prter pluslongtemps notre prsence cette mascarade

    De nombreux autres dlgues staientdresss. Le porte-parole jeta un coup dil sescompagnons. Celui qui avait la peau laiteuse seleva lentement et dun air ngligent pointa ledoigt vers lAssemble. Il y eut un craquementsourd et lair se remplit dune odeur cre,quoique assez agrable. Aussitt, tous les appar-eils de radio et de tlvision cessrent de fonc-tionner, les lumires baissrent et chacun dans lasalle, et dans un rayon tout autour, fut priv demouvement. Toute la circulation fut bloque,tandis que les moteurs sarrtaient et que les genstaient frapps de paralysie totale. Mme les

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  • avions qui passaient par l se trouvrent suspen-dus dans le ciel.

    Le porte-parole dclara, sans aucune trace decolre dans la voix :

    Je regrette que nous soyons obligs dem-ployer ce qui semble un moyen de coercition.Cependant, notre exprience nous a appris quenos critres ne sappliquent pas toujours auxpeuples primitifs. Il ne sera fait de mal per-sonne. Mais je dois vous prvenir que, si noussommes contraints daller chercher nous-mmesles Hommes de la Brousse, si lon nous refuse lacoopration de cette Organisation, nous seronsobligs de vous maintenir en tat dimmobilitjusqu ce que nous ayons accompli notre mis-sion, simplement afin dviter quon nous mettedes btons dans les roues. Cela risque dtrebeaucoup plus ennuyeux pour vous que pournous.

    En fin de compte, bien entendu, on cda.Pour dire vrai, beaucoup de dlgus songeaientdj aux moyens de mettre la main sur les Bush-men, tandis que dautres brlaient seulement de

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  • curiosit de savoir quelle serait la manne cos-mique dont les heureux aborignes allaient tregratifis.

    Cependant, ds que leur immobilit forcecessa et quils eurent consenti aider les vis-iteurs, des cabales commencrent sourdir dansdivers endroits du palais.

    Le dlgu sovitique, en grande discussionavec la Yougoslavie et la Hongrie, fit remarquerquil serait ncessaire dtablir le principe dudroit des petites nations se gouverner elles-mmes, et que cela ncessiterait une force im-portante, en cas de besoin, pour les protgercontre la mainmise des puissancescolonialistes

    Le dlgu amricain, en grande discussionavec la Grande-Bretagne et le Brsil, soulignaquil serait ncessaire dtablir le principe dudroit des petites nations se gouverner elles-mmes, et que cela ncessiterait une force im-portante, en cas de besoin, pour les protgercontre la mainmise des puissancescolonialistes

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  • Le dlgu franais allait de lun lautredisant que, quant lui, il ne songeait quprotger le droit dun petit pays se gouvernerlui-mme, et que la France tait toujours prte jouer son rle historique en empchant lexploit-ation des faibles et des impuissants par les puis-sants et les mal intentionns.

    On entendit le dlgu australien murmurerquun argument solide pouvait tre produit enfaveur de la relation ethnique entre les Bushmendu Kalahari et ceux de larrire-pays australien.

    Le dlgu gyptien remarqua que ctait unfait bien connu que les Bushmen taient arrivsoriginellement au Betchouanaland, venant dubassin du Nil. Le dlgu isralien, riant souscape, rpliqua que, sil en tait ainsi, il y avaitlieu de rappeler que les tenants et aboutissants deplusieurs des Tribus Perdues navaient jamais ttablis de faon satisfaisante.

    Entre-temps, les visiteurs navaient pas main-tenu leur ultimatum de quarante-huit heures,quils avaient tendu une semaine, et une im-mense quipe de chercheurs partit bord de

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  • centaines davions raction fournis par toutesles compagnies ariennes. Ils arrivrent, enquelques heures, avec tout leur quipement, Bulawayo, Serowe et Windhoek, do des nuesde jeeps et de camions partirent bientt enclaireurs. Le monde haletant suivait les nou-velles, diffuses par des stations mobiles de radioet de tlvision, tandis quun filet gigantesquetait tendu sur les deux tiers environ du dsertde Kalahari, lintrieur duquel furent rabattusles doux petits habitants, stupfaits et effrays.Finalement, plus dun millier daborignes furentcerns au Lac Ngami et dans les marcagesdOkavango. Par lentremise dinterprtes, onleur indiqua quil ne leur serait pas fait de mal,mais quils devaient choisir des reprsentantspour aller voir des hommes dun autre monde,dont ils recevraient de riches prsents.

    Il fallut prs de huit heures de conversationassidue pour que les hommes de la brousse com-prennent ce quon voulait deux. Quand ilseurent saisi, ils se rassemblrent, riant etchuchotant, selon les clans et les villages, puis ils

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  • firent avancer leurs meilleurs hommes : chas-seurs expriments, bons chanteurs et musiciens,vieux chefs sages et vaillants jeunes danseurs.

    Ces hommes, runis en groupe, se regardanttimidement les uns les autres du coin de lil,discutrent ensemble pendant un moment dansleur langage cliquetant et ppiant, puissaccroupirent sur le sol. Un seul, un nomme trsg nomm Tkwe, resta debout. Il avait le nezcamus, de mchants petits yeux fendus en aman-de, un ventre prominent, et sa peau avait lacouleur du vieil ivoire, malmen par le temps.

    Il dit : Oh ! grands hommes, nous sommes prts

    partir. Le chef de la mission des Nations Unies se

    frotta les mains. Trs bien ! dit-il. Combien tes-vous, mon

    vieux ? Tous ceux que vous voyez ici, rpliqua

    Tkwe. Sauf un trs petit nombre de vieillesfemmes, qui prfrent rester ici.

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  • Le chef resta bouche be. Il commena compter machinalement. Il y avait exactement1 038 Bushmen prsents. Arrachant ses cheveuxblonds friss, le chef rpondit que ce ntait pasdmocratique, quils devaient exercer leurs droitsde procder une lection libre par scrutinsecret, et choisir un comit plus restreint. Ctaitun jeune homme trs consciencieux, diplm deluniversit de Toronto.

    Sappuyant sur son arc, Tkwe dclara quunhomme navait pas la chance de voir les dieux deses propres yeux tous les jours et que, par con-squent, ils voulaient tous venir. Il dit que sescompagnons ne comprenaient pas cette dmo-cratie et quils ne voulaient pas causer dennuis,mais que personne ne dsirait faire de la peineaux autres. Il ajouta que, sil saisissait bien cettequestion dlection, cela signifiait quun hommeen viendrait dire que lun devrait partir et beau-coup dautres rester en arrire. Si tel tait le cas,qui serait assez malappris et assez insensiblepour refuser ses voisins le droit de faire un

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  • voyage en avion pour aller voir les dieux eux-mmes et recevoir leurs prsents ?

    De plus, poursuivit-il, pas un homme nevoudrait laisser derrire lui femmes et enfantssans personne pour soccuper deux.

    Dailleurs, dit-il de sa douce voix ironiqueet hache, nous ne sommes jamais alls dans lemonde, et certains dentre nous seraient trs ef-frays. Mais si nous partons tous ensemble, nousnous encouragerons les uns les autres.

    Il conclut en disant que, si cet arrangementntait pas satisfaisant, les siens seraient en-chants de renoncer tout et de retourner leurspaisibles habitudes dans le dsert. Au revoir, etmerci beaucoup.

    Le chef de la mission se remmora le regardneutre et glac du porte-parole, tout en pupillesans blanc dil, et le doigt tendu du compagnondu porte-parole, et il se demanda avec inquitudequels taient les autres procds dsagrablesdont disposaient les visiteurs pour tmoigner deleur mcontentement.

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  • Et cest ainsi que 1083 membres de la mis-sion des Nations Unies durent cder leur placedans les avions et furent laisss en plan Wind-hoek, Serowe et Bulawayo car on avait prvuune dlgation de trois ou quatre petits Bushmen.Et les hommes de la brousse montrent dans lesappareils qui les enlevrent dans les cieux, ac-crochs les uns aux autres et rendus muets parune dlicieuse terreur. Il se passa des mois avantque certains abandonns de la mission rentrentchez eux !

    Dans un pandmonium indescriptible ,suivant les termes potiques du reporter de lAs-sociated Press, les Bushmen dbarqurent etfurent conduits en car au palais des NationsUnies. Selon les directives du porte-parole, lasalle des Assembles gnrales fut vacue, lexception du secrtaire gnral et de son inter-prte, un jeune et brillant tudiant bantou spcial-is dans les langues africaines. Les dlgusfurieux durent dmnager dans dautres salles derunion do ils purent suivre les dbats par tl-vision et observer les 1 083 hommes de la

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  • brousse qui, entasss dans les ailes et le long desmurs, regardaient peureusement les incom-prhensibles dcorations murales, les agence-ments et les ranges circulaires de siges. Toute-fois, leurs enfants ravis, les yeux carquills,taient assis ou debout sur les fauteuils.

    Le porte-parole et ses compagnons leurfaisaient face sur lestrade. Un grand nombre decaisses pleines ou claire-voie en bois taientempiles contre le mur : les visiteurs de lespaceles avaient fait apporter dans la matine. Lesecrtaire gnral, qui ne cessait de sponger lefront avec un grand mouchoir, sinstalla dans unfauteuil. Le porte-parole se leva et sadressa auxBushmen dans leur langue ou plutt dans leurslangues car il dut utiliser simultanment troisdialectes apparents, mais lgrementdissemblables.

    Mes amis , dit-il, et il y eut un petit remue-mnage, puis un silence de mort, car les hommesde la brousse navaient pas lhabitude que lesautres gens leur parlent de cette faon. Noussommes venus des toiles pour nous entretenir

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  • avec vous. Nous savons la dure vie que vous me-nez, mais nous savons aussi comment vousvivez, simplement et joyeusement, affrontantchaque journe de votre mieux, circulant pais-iblement au milieu des lions et des abeillessauvages, ne faisant de mal personne, maisprenant ce qui vous est ncessaire. Le momentest venu de nous dire ce dont vous avez le plusbesoin, et ce que vous demanderez, nous vous ledonnerons.

    Il y eut un silence, pendant lequel beaucouptournrent leur regard vers Tkwe. Finalement, levieil homme se dirigea vers le devant de la salle,et sarrta sous la tribune. Il sappuyait sur unbton lisse, un pied lev de faon que sa planterepose contre son autre cuisse, et bien quil etmoins dun mtre cinquante de haut, il parvenait avoir une attitude trs digne.

    Matre, dit-il, nous sommes satisfaitsdavoir vol dans le ciel, davoir vu ce grandwerf avec sa haute tour et ses fentrestincelantes et des gens inconnus et de vous avoircontempls, vous et les autres dieux, de nos

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  • propres yeux. Maintenant, tout ce que nousvoulons, cest retourner chez nous.

    Le porte-parole dit : Nous pouvons vous rendre plus riches que

    tous les autres hommes. Nous vous apprendrons construire des sherms comme celui o vousvous trouvez, porter de splendides vtements, gurir toutes vos maladies, voler vous-mmesdans les airs, et parler aux autres hommes detrs loin.

    Tkwe tourna la tte et regarda longuementles autres derrire lui. Il haussa les paules.

    Quant moi, dit-il, je ne veux pas de ceschoses. Si les dieux veulent me donner de la vi-ande, je ne refuserai pas. Et aussi quelques mde-cines pour gurir les maux de mes os, ce seraittrs bien. Mais pourquoi voudrais-je voler, ouvivre dans un de ces grands sherms ? Tout ce queje dsire, cest quon me laisse tranquille.

    Derrire lui, des centaines de voix doucesmurmurrent discrtement :

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  • Oui, oui, cest cela. De la viande etquelques mdecines. Noubliez pas le tabac.Peut-tre un peu de th, ce serait agrable.

    Je pense que ce sont l les cadeaux quenous souhaitons, Matre, dclara Tkwe en souri-ant. Si vous nous donniez toutes les autreschoses, alors nous ressemblerions peut-trependant un peu de temps de grands hommes.Mais les Bantous et les hommes blancsviendraient et se querelleraient avec nous, et ceserait la guerre, comme dans les temps dautre-fois, o de nombreux hommes de la brousse ontt tus et o nous avons t chasss dans ledsert.

    Voil le fond de ma pense, continua-t-il.Jai t un bon chasseur et jadorais chasser. Etaussi, jai aim coucher avec des femmes. Vousne pouvez pas me rendre cela. Vous ne pouvezpas non plus le donner aux hommes jeunes, carils lont dj. Maintenant, jaime avoir le ventreplein. Je me rjouis de voir les enfants joueralentour et jaime voir danser les jeunes gens.Parfois, quand jai le cur lourd et plein de

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  • mlancolie, il me plat de masseoir lcartpour jouer du guashi et chanter des chansons quejai inventes. Vous ne pouvez pas me donnertout cela, puisque je lai dj.

    Quest-ce que les hommes peuvent dsirerdautre ? Personne nen veut davantage. Siquelquun dit le contraire, ce nest pas unhomme, cest encore un enfant qui, quoi quil ait,dsire toujours autre chose et dtourne ses yeuxdu sac de noix quil tient vers le sac de quelquundautre. Mais nous ne sommes pas tous des en-fants. Par consquent, donnez-nous les cadeauxpromis et laissez-nous partir.

    Le porte-parole acquiesa de la tte. Il fit unsigne ses compagnons qui allrent ouvrir lescaisses. Ils les tirrent au milieu des assistants etcommencrent distribuer des paquets de lamesde rasoir, des pipes, de solides couteaux dechasse, des botes de pansements de premire ur-gence, de petites glaces, des paquets de tabac, dusavon, du th, du sucre en morceaux et du sel. Ilsouvrirent dautres caisses et tendirent des jam-bons, des flches de lard, des saucisses fumes et

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  • autres friandises. Chaque homme de la broussereut un petit sac de montagne pour y mettre sescadeaux et mme les enfants ne furent pasoublis. Alors, avec force gestes de la main,sourires et saluts, ils sortirent de la salle et sen-tassrent dans les cars qui attendaient.

    Aprs leur dpart, le porte-parole et ses com-pagnons se rendirent sur la plaza devant le palaiset dplirent leur vhicule extensible. Les autresy montrent, mais le porte-parole sinclinadevant le secrtaire gnral et, dun geste amicalinattendu, lui mit une main sur lpaule.

    Veuillez bien donner des ordres, dit-il, pourquon vacue le terrain autour de notre vaisseau,car nous repartirons chez nous aussitt que nouslaurons rejoint. Veillez aussi, je vous prie, ceque le grand nombre despions de tous vos paysmembres soient avertis de se retirer. Je regrettequils naient pas pu franchir le champ mag-ntique que nous avons tabli autour du vaisseau,mais je crois que, de toute faon, ils nauraientpas appris grand-chose. Adieu, et bonne chance.Il est possible quun jour vous parveniez tous au

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  • niveau des Bushmen Il y a des choses plustranges qui arrivent. En ce cas, nousreviendrions.

    Le secrtaire gnral soupira. Vous saviez quils ne demanderaient rien,

    dit-il. Vos caisses taient prtes. Ou bien lesavez-vous changes par quelque tour de passe-passe que je nai pas remarqu ?

    Nous le savions, dit le porte-parole. Mais comment ? Cest justement ce qui fait quils sont

    hum pr-fdrables. Mais nous, nous saurions comment utiliser

    vos prsents ! scria le secrtaire gnral. GrandDieu ! songez ce que nous pourrions fairenimporte lequel dentre nous une de nosgrandes nations

    Le porte-parole regarda le secrtaire gnralavec commisration et sourit. ce moment, ilressemblait tout coup, et de manire tonnante,au vieux Tkwe.

    Dommage, nest-ce pas ? dit-il.

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  • Aprs tout, il ntait lui-mme quun trehumain.

    Traduit par Ariette ROSENBLUM.Gifts of the gods.

    Mercury Press, Inc. 1962. ditions Opta pour la traduction.

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  • Damon KNIGHT :POUR SERVIR

    LHOMME

    Cette nouvelle qui commence apparem-ment presque comme la prcdente est vrita-blement historique. Elle parut en franais dans lepremier numro du premier Galaxie en 1953, etelle fit ses premiers lecteurs (dont jtais) lef-fet dun choc lectrique. Elle rsumait ltran-get, lhorreur et lhumour dont tait capable ungenre alors inconnu, la science-fiction. Elle an-nonait, en fait, cette invasion littraire.

  • LES Kanamites ntaient pas jolis jolis, cestvrai. Ils avaient quelque chose du cochon etquelque chose de lhomme, ce qui nest pas unecombinaison attirante. Ctait un choc que de lesvoir pour la premire fois, un handicap pour eux.Quand arrive des toiles pour vous offrir un ca-deau quelque chose qui a toute lapparence dunmonstre, on aurait tendance refuser.

    Je ne sais pas quoi nous esprions queressembleraient des visiteurs interstellairesceux dentre nous qui y pensaient, je veux dire. des anges, peut-tre, ou quelque chose detrop tranger pour faire vraiment peur. Peut-treest-ce la raison pour laquelle nous avons t sihorrifis et dgots quand ils ont atterri dansleurs vaisseaux immenses et que nous