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  • INTRODUCTION ALANTHOLOGIE

    La science-fiction ! Selon certains, ce nestquune sous-littrature, tout juste bonne rass-asier limagination des nafs et des jobards, etquil conviendra de verser un jour au rayon desvaticinations et des chimres visant soulever levoile de lavenir Pour dautres, cest la seule ex-pression littraire de notre modernit, de lgede la science, la dernire chance du romanesqueet peut-tre enfin la voie royale, conciliant lima-ginaire et la raison, vers une apprhension cri-tique dun futur impossible prvoir en touterigueur.

    La science-fiction mrite-t-elle cet excsdhonneur ou cette indignit ? Aprs tout, il nesagit que dune littrature, on aurait tort deloublier. Or, les reproches quon lui fait comme

  • les espoirs quon place en elle tiennent peut-tre la relation ambigu de cette littrature la sci-ence et la technique. Trop de science pour ungenre littraire digne de ce nom, disent bien deslittraires pour qui la culture sarrte au seuil dela connaissance positive et qui ne comprennentlintrusion de la science dans le roman que si elleest prsente comme un avatar du mal, dans laligne du Meilleur des mondes ou dOrangemcanique. La science-fiction traite la sciencecomme une magie, persiflent dautres, gnrale-ment des scientifiques bon teint. Tandis que cer-tains thurifraires la prnent comme propre faire natre la curiosit scientifique, discuterles consquences du dveloppement scientifiquepour lavenir de lhumanit. On voit que de touscts le dbat est dplac : il ne sagit plus dunelittrature et du plaisir quon y prend, mais dunequerelle sur la place philosophique, idologique,voire politique de la science dans le monde mod-erne. Le reproche du manque de srieux ou delexcs de srieux fait la science-fiction, tout

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  • comme lide quelle est le chanon manquantentre les deux cultures, la scientifique et la lit-traire, renvoient tout uniment la fonction de lascience dans cette littrature. Et le risque demalentendu est alors si grand que lon conoitque des crivains, agacs par cette prtention quileur est attribue, aient eu lambition de sedbarrasser du terme de science-fiction et de leremplacer par celui de fiction spculative.

    Aussi bien la science-fiction ne sest pas con-tente dutiliser la science comme thme, commedcor ou comme ftiche dot de pouvoirs quasimagiques ; elle a aussi puis son inspiration dansle bouleversement introduit dans notre socitpar la science et lintuition que sans doute cebouleversement est loin dtre fini ; enfin et sur-tout, elle a t profondment influence par lapense scientifique. Ce que la science-fiction arellement reu de la science, ce nest pas loc-casion dune exaltation de la technique, maislide quun rcit, et plus encore une chane dercits, peuvent tre le lieu dune dmarche

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  • logique rigoureuse, tirant toutes les conclusionspossibles dune hypothse plus ou moins arbit-raire ou surprenante. En cela la science-fictionest, modestement ou parfois fort ambitieusement,une littrature exprimentale, cest--dire une lit-trature qui traite dexpriences dans le tempsmme o elle est un terrain dexpriences. Endautres termes, elle ne vhicule pas une con-naissance et na donc pas de prtention au ral-isme, mais elle est, consciemment ou non, leproduit dune dmarche cratrice qui tend fairesortir la littrature de ses champs traditionnels(le rel et limaginaire) pour lui en ouvrir untroisime (le possible).

    On notera dailleurs quil a exist et quil ex-iste toujours des uvres littraires qui affectentde se fonder sur une connaissance scientifique(par exemple luvre de Zola) ou qui prtendentdcider si une telle connaissance est bonne oumauvaise, qui lui font donc une place trs grandemais qui ne relvent pas, lvidence, de lascience-fiction ; ces uvres traitent des

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  • connaissances scientifiques transitoires commesil sagissait de vrits ternelles et ne fontgure que les substituer aux dogmesmtaphysiques quune certaine littrature sestlongtemps voue commenter ou paraphraser.Au lieu de quoi lcrivain de science-fiction partdun postulat et se soucie surtout den explorerles consquences. Il se peut bien que, para-sitairement, il expose sa propre vision des chosescomme sil sagissait dune vrit rvle. Maissur le fond, il crit avec des si et des peut-tre. Etparce que sa dmarche est celle dun explorateurde possibles, lauteur de science-fiction crit uneuvre beaucoup plus ouverte et beaucoup plusmoderne que la plupart des crivains-matres--penser dont les efforts tendent toujours per-ptuer les catgories de la vrit et de lerreur,quels que soient les contenus quils leur donnent.Cela est si patent quune histoire qui, commebeaucoup de celles de Jules Verne, a perdu sabase scientifique ou qui nen a jamais eue nest pas ncessairement sans charme. La

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  • crdibilit dune histoire de science-fiction netient pas la force de ses rfrences externesmais seulement sa cohrence interne. A la lim-ite le texte tient tout seul.

    Et cest prcisment partir de cette auto-nomie que, par un paradoxe qui nest que super-ficiel, il devient possible de dire quelque chosedoriginal, de drangeant, dventuellement per-tinent, sur lavenir, sur le prsent, sur tout, abso-lument tout ce que lon voudra. Au lieu de quoi lalittrature qui saffirme solidement enracinedans le rel, cest--dire dans une illusion deralit, ne fait que projeter sur le prsent et surlavenir lombre des prjugs du pass ; elle nedonne que des rponses attendues et esquive tousles problmes un tant soit peu difficiles poser.

    Si lon retient de la science-fiction une telledfinition, il en rsulte quelle est aussi ancienneque toute littrature orale ou crite, quelle atoujours entretenu dtroits rapports avec lanaissance des ides et des mythes quaujourdhuielle renouvelle et multiplie. Lucien de Samosate,

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  • Cyrano de Bergerac, Swift, Voltaire (dans Mi-cromgas) combinent dj linvention ex-traordinaire, le dplacement dans lespace etdans le temps, la remise en question du prsent.

    Mais cest au XIXe sicle que la science-fic-tion prend son visage actuel. Esquisse dans leFrankenstein de Mary Shelley (1817), prcisedans luvre de Poe, ce pote pris de raison,traversant celle de Hugo avec le mtore de Pleinciel, elle se constitue vraiment sous les plumes deJules Verne et de Herbert George Wells. PourVerne, il sagit dabord de faire uvre danticip-ation technicienne, de prolonger par limagina-tion et le calcul le pouvoir de lhomme sur lanature, exerc par lintermdiaire des machines.Pour Wells, il sagit surtout de dcrire les effetssur lhomme et sur la socit elle-mme de sa-voirs hypothtiques. De nos jours, on pourraittre tent de voir en Verne lanctre des futuro-logues , ces techniciens de lextrapolation rais-onne et de la prvision davenirs quasi certains,et en Wells le premier des prospectivistes , ces

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  • explorateurs volontiers tmraires des futurspossibles.

    Mais lopposition ne doit pas tre exagre :les deux tendances se nourrissent lune de lautrejusque dans les uvres de ces pres fondateurs.

    Aprs un dbut prometteur en Europe, vite re-mis en question par la grande crise conomiquepuis par la crise des valeurs qui laccompagne,et peut-tre en France par une incoercible rsist-ance des milieux littraires la pense scienti-fique, cest aux tats-Unis que la science-fictiontrouvera son terrain dlection, sur un fonddutopies (Edward Bellamy), danticipations so-ciales (Jack London) et de voyages imaginaires(Edgar Rice Burroughs). Hugo Gernsback, in-gnieur lectricien dorigine luxembourgeoise etgrand admirateur de Verne et de Wells, cr en1926 la premire revue consacre entirement la science-fiction, Amazing stories ; trs vite lesmagazines se multiplient. Ils visent dabord unpublic populaire et sacrifient la qualit littraireou mme la vraisemblance la recherche du

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  • sensationnel ; puis le genre se bonifie progress-ivement. La seconde guerre mondiale, rvlantaux plus sceptiques limpact de la technologie,incite plus de rigueur scientifique, et le dsen-chantement qui accompagne les mutations ac-clres du monde actuel conduit beaucoupdcrivains un certain pessimisme tout en lesamenant suppler la carence des valeurs parune recherche esthtique croissante. Le rsultatest l : la science-fiction contemporaine, vivantedans tous les pays industrialiss, est un ex-traordinaire laboratoire dides et elle na plusgrand-chose envier sur le plan de la forme lalittrature davant-garde quand elle ne se con-fond pas avec elle chez un William Burroughs, unClaude Ollier, un Jean Ricardou, un AlainRobbe-Grillet.

    Le plus surprenant peut-tre, cest que, mal-gr la varit de son assise gographique, le do-maine conserve une indniable unit. Peut-tre ledoit-il entre autres facteurs la prsence in-sistante dun certain nombre de grands thmes

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  • qui se sont dgags au fil de sort histoire et qui lecharpentent en se combinant, se ramifiant sanscesse. Cest un choix de ces thmes, pris parmiles plus reprsentatifs, que la prsente srie en-tend illustrer.

    Ce serait pourtant une erreur que de rduirela science-fiction un faisceau de thmes ennombre fini dont chacun pourrait la limite seconstituer en genre. A lexprience, on saper-cevra souvent que telle histoire se trouve assezarbitrairement loge dans un volume plutt quedans un autre (o classer une histoire de robotextraterrestre ? dans les HistoiresdExtraterrestres ou dans les Histoires de Ro-bots ?), que telle autre histoire chappe au fond toute thmatique fortement structure et dfinit elle seule toute la catgorie laquelle elle appar-tient. Chemin faisant, on dcouvrira sans douteque, malgr les apparences, la science-fictionnest pas une littrature thmes parce quellene raconte pas toujours la mme histoire (lethme) sur des registres diffrents, mais que, au

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  • contraire, chacun de ses dveloppementschappe aux dveloppements prcdents tout ensappuyant sur eux selon le principe, bien connuen musique, de la variation. Quand on a dit detelle nouvelle que cest une histoire de vampire,on sait davance peu prs tout ce qui sypassera ; au contraire, quand on a dit que cestune histoire de robots, on nen a, contrairementau point de vue commun, presque rien dit encore.Car toute la question est de savoir de quelle his-toire de robots il sagit. Et cest de la confronta-tion entre quelques-unes des variations possibles(lesquelles sont peut-tre, vrai dire, en nombreinfini) que surgit comme le halo foisonnant dumythe.

    Il serait pour le moins aventur de prtendreavoir enferm en douze volumes (onze catgoriesplus une qui les recouvre toutes, celle de lhu-mour) le vaste univers de la science-fiction neserait-ce que parce quon estime plus de30 000 le nombre de textes parus dans ce do-maine aux tats-Unis seulement et qu lchelle

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  • mondiale il faudrait doubler peut-tre ce nombre.Du moins cette anthologie a-t-elle t tabliemthodiquement dans lintention de donner unaperu aussi vari que possible de la science-fiction anglo-saxonne de la fin des annes 30 audbut des annes 60. Plus de 3 000 nouvelles ontt lues pour la composer, dont beaucoup fig-uraient dj dans des anthologies amricaines.Laire culturelle et la priode retenues lont ttout naturellement : cest aux tats-Unis, ac-cessoirement en Angleterre (dans la mesure sur-tout o les auteurs anglais sont publis dans lesrevues amricaines), que se joue le deuximeacte de la constitution de la science-fiction aprslre, surtout europenne, des fondateurs ; cestl quavec une minutie presque maniaque lesvariations possibles sur les thmes sont exploreslune aprs lautre ; cest l encore que se con-stitue cette culture presque autonome avec sesfanatiques, ses clubs, ses revues ronotypes, sesconventions annuelles ; cest aussi lpoque dontles uvres se prtent le mieux la dcouverte du

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  • genre par le profane. Depuis le milieu des annes60, la science-fiction a considrablement volu,au moins autant partir de sa propre traditionque demprunts la littrature gnrale. Aussison accs sest-il fait plus difficile et demande-t-il une certaine initiation.

    Les anthologistes, qui sont collectivement re-sponsables de lensemble des textes choisis, ontvis trois objectifs dans le cadre de chaquevolume :

    Donner du thme une illustration aussicomplte que possible en prsentant ses princip-ales facettes, ce qui a pu les conduire cartertelle histoire clbre qui en redoublait (ou pr-esque) une autre tout aussi remarquable, ou en-core admettre une nouvelle de facture impar-faite mais dune originalit de conceptioncertaine ;

    Construire une histoire dialectique duthme en ordonnant ses variations selon uneligne directrice qui se rapproche parfois dunehistoire imaginaire ;

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  • Proposer un ventail aussi complet quepossible des auteurs et fournir par l une inform-ation sur les styles et les coles de la science-fic-tion classique .

    Pour ce faire, une introduction vient prciserlhistoire, la porte, les significationssecondaires, voire les connotations scientifiquesdu thme trait dans le recueil. Chaque nouvelleest prsente en quelques lignes qui aideront nous lesprons le lecteur profane se mettreen situation, et qui lveront les obstacles ven-tuels du vocabulaire spcialis. Enfin un diction-naire des auteurs vient fournir des lmentsbiobibliographiques sur les crivainsreprsents.

    Ainsi cet ensemble ouvert quest la GrandeAnthologie de la science-fiction, ordonnethmatiquement sur le modle de la Grande En-cyclopdie, sefforce-t-il dtre un guide autantquune introduction la plus riche avance denotre sicle dans les territoires de limaginaire.

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  • PRFACE

    LES TRANGERS VENUS DU CIEL

    Le thme le plus clbre, dans le domaine dela science-fiction, est celui du voyage dans les-pace et des aventures que les Terriens vivent auterme de ce voyage, sur lastre quils explorent.Inversons le motif. Imaginons des Martiens, oudes habitants de la troisime plante du systmede Capella, qui partent de leur monde natal, ac-complissent un long voyage dans le cosmos, etarrivent sur la Terre : nous avons l lessentiel duthme des extraterrestres parmi nous.

    Ce double thme du contact avec les extrater-restres sur leur plante dorigine ou sur laTerre(1) , est invitablement li lide de lapluralit des mondes habits, et cette ide est bi-en antrieure la science-fiction. Elle fut

  • exprime ds le dbut du IVe sicle avant lrechrtienne par Dmocrite et par son discipleMtrodore de Chios. Elle figurait parmi les doc-trines de lcole picurienne, lesquelles in-spirrent Lucrce son pome De natura rerum.Ces auteurs parlaient de pluralit des mondes endonnant cependant ce dernier substantif un sensqui ne correspond ni celui de Terre, ni celuide plante, mais bien plutt lacception aris-totlicienne de systme plantaire selon notreoptique moderne, un petit univers archaquedans lequel des astres gravitent autour dunesphre centrale.

    Aristote lui-mme ne croyait pas la pluralitdes mondes habits et lglise chrtienne, lasuite de saint Augustin, adopta son point de vue.Mais une notion thologique suscitait un doute :comment la plnitude de Dieu pouvait-elle treconcilie avec la cration dun seul monde ?

    Dune telle interrogation naquit unmouvement dides dont plusieurs manifestationsprcdrent la rvolution copernicienne. En

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  • 1277, le pape Jean XXI autorisait tienne Tempi-er, vque de Paris, condamner la propositionselon laquelle Dieu ne pouvait pas crer une plur-alit de mondes. Au XVe sicle, lhumaniste alle-mand Nicolas de Cusa crivait que chaque toileavait ses habitants, au mme titre que la Terre.Jusqu Giordano Bruno, quelle contribua fairecondamner au bcher, lide de la pluralit desmondes ne fut cependant quune spculationphilosophique. Mais lorsque Copernic remplaala Terre par le Soleil au centre de lunivers, elleentra dans le domaine des hypothsesscientifiques.

    Ce changement de point de vue fut en outreaid par les dcouvertes que rendit possibles lalunette astronomique, et en particulier par la ral-isation du fait que les plantes sont des astressemblables notre Terre. Jusqualors, ce ntaitquau Soleil et la Lune quon pouvait attribuerune nature comparable celle de notre globe,avec une surface et ainsi quon lavait progress-ivement compris , un volume ; tous les autres

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  • astres du firmament ntaient que des points lu-mineux, et seuls leurs mouvements permettaientde distinguer les plantes des toiles dites fixes.Fontenelle, publiant en 1686 Paris ses Entre-tiens sur la pluralit des mondes, obtint un despremiers succs dans lhistoire de la vulgarisationscientifique. Le mouvement, ds lors, devenaitdfinitivement irrversible, et seules les acquisi-tions ultrieures de la connaissance astronomiquedevaient modifier le degr ou lloignement decette pluralit.

    Au XIXe sicle, Camille Flammarion postulades habitants sur chacune des Terres du ciel, cesplantes surs de la ntre quil fit connatre une foule de lecteurs enthousiastes. En 1909,lastronome amricain Percival Lowell popular-isa, dans Mars as the abode of life, la notiondune plante rouge habite par une vieille racehautement civilise et engageant une luttehroque pour sa survie dans un milieu dessch :les fameux canaux, que Lowell tait sr davoir

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  • vus, servaient selon lui cette irrigation ultimedun astre mourant

    De nos jours, les astronomes ne croient engnral plus lexistence dtres intelligents surdautres plantes du systme solaire ; mais ilspensent en revanche, contrairement leurs prd-cesseurs du dbut de ce sicle, que les systmesplantaires doivent tre trs nombreux dans lecosmos. De plus, la biologie contemporaine con-sidre lapparition de la vie sur une plantecomme un phnomne normal, au bout duntemps long lchelle humaine mais cosmolo-giquement assez court : il suffit que lastre con-sidr runisse un certain nombre de conditionsphysiques dtermines. Bien que nous ne poss-dions jusqu prsent aucune preuve effective dela prsence dautres espces vivantes danslunivers, leur existence et en particulier celledun certain nombre despces intelligentes ,constitue une probabilit aux yeux des savantsmodernes.

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  • Dans le domaine romanesque, la carrire desextraterrestres a sensiblement reflt cette volu-tion de la connaissance scientifique. Jusqu ladcouverte de la lunette astronomique peu prs,les voyageurs cosmiques de la littrature dansles rcits de Lucien de Samosate, de lArioste, deKepler ou de Cyrano de Bergerac , visitaientuniquement la Lune et le Soleil. Les plantes nefurent explores qu partir de la seconde moitidu XVIIe sicle. Quant aux extraterrestres voya-geant jusqu notre plante, on remarque parmiles premiers le jeune Sirien Micromgas et soncompagnon le nain saturnien, ns en 1752 dela plume de Voltaire. Ces visiteurs ont beau pos-sder mille et soixante-douze sens respective-ment, et se distinguer par des tailles qui secomptent en milliers de pieds, ils nen restent pasmoins fondamentalement anthropomorphes,comme tous leurs premiers successeurs lit-traires. Acceptant lide quils ntaient passeuls dans le cosmos, les crivains du XVIIIesicle peuplaient en gnral les autres plantes

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  • dhabitants leur image. Si la science avait sonnle glas du gocentrisme, lanthropomorphismerestait en revanche vivant dans les uvresdimagination.

    Wells devait changer tout cela. Dans saGuerre des mondes, qui parut en livre en 1898, ilprsente des Martiens ayant lapparence de gi-gantesques poulpes, lesquels ne sintressentaucunement tablir un contact avec les hu-mains. Il ny a rien, chez eux, de la condescend-ance amuse dun Micromgas : tout ce quilsveulent, cest conqurir notre plante, et ils entre-prennent pour cela dexterminer ses habitants.Ces extraterrestres hideux, ainsi que les termitesslnites du mme Wells, galement repoussants,ont laiss une redoutable postrit : celle desmonstres varis, insectes gants ou vampires, quivinrent infester les pages dune multitude de r-cits gnralement mdiocres.

    A peu prs en mme temps que ceux deWells, les Martiens de Kurd Lasswitz arrivaientsur Terre, dans Auf zwei Planeten. Ils avaient

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  • lapparence et la mentalit dhumains plusvolus que nous. Sils entrent en conflit avec lesTerriens la suite dun malentendu, le rcit lesmontre tablissant finalement des relations frater-nelles avec les humains, lesquels pourrontprofiter des acquisitions dune civilisation plusancienne et donc plus avance que la leur.

    Curiosit des Terriens dcouverts par Mi-cromgas, crainte inspire par les Martiens deWells, espoir li la rvlation de ceux de Lass-witz : on a l les trois attitudes fondamentalesquinspirent les extraterrestres dans les rcits descience-fiction. Ces attitudes ne sont pas nces-sairement lies laspect des visiteurs, mais ellesdpendent de leurs intentions lgard des hu-mains : on peut leur trouver, au second degr, desmotivations dordre sociologique (Wells prtaitainsi ses Martiens toute la cruaut destructricedont il parait les imprialistes de son temps) etaussi des explications psychologiques (la crainteque lhomme prouve dtre seul, bien entendu,mais galement la menace que la bombe

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  • nuclaire fait peser sur lavenir de notre espce).Le trait le plus notable des extraterrestres est leurdiversit, et cette diversit oppose trs nettementles cratures des rcits rcents celles imaginespar des auteurs plus anciens. En un sens, elle re-flte des questions que lhomme se pose sur lui-mme, sur ses relations avec la science, sur ses li-ens avec le cosmos.

    Ces interrogations sont peut-tre loriginedune classe particulire dextraterrestres, dontlapparition a t relativement tardive dans les r-cits : les Visiteurs cachs, ceux dont le passageparmi nous reste ignor de la majorit, voire de latotalit des Terriens. Espions, naufrags de les-pace, protecteurs bienveillants, simples touristes,les extraterrestres de ce groupe se distinguent desprcdents par un trait important : ils ne modifi-ent nullement lhistoire humaine telle que nous ladchiffrons, et ils peuvent donc trs bien appar-atre dans notre prsent, ou mme dans le pass.

    Hors de la science-fiction, ils ont dailleurst exploits par de nombreux auteurs, tenants

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  • sincres ou exploitants opportunistes dune connaissance cache , proslytes dune His-toire diffrente qui attribuent loin de toutetrame romanesque , lorigine des civilisationsprcolombiennes ou les fresques du Tassili desvisiteurs venus jadis de lespace. Ces auteursfrus de rvlations ne font en ralit riendautre quemployer des thmes relevant de lascience-fiction, en les prsentant toutefoiscomme des hypothses, puis en insinuant que cepourraient bien tre des ralits.

    Pour le moment en tout cas, les trangersvenus du ciel semblent bien avoir une existencelimite aux rcits dimagination. Mais cette exist-ence se manifeste avec suffisamment de varitpour que nul nait sen plaindre. Quils tententde conqurir notre Terre, quils dsirent civiliserses barbares habitants, ou quils restentddaigneusement indiffrents nos tentatives derapprochement, les extraterrestres forment unefaune dont la physiologie et le comportementsont intressants, changeants et rvlateurs. Ils

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  • sont souvent des ectoplasmes de nosproccupations.

    DEMTRE IOAKIMIDIS.

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  • THEODORE STURGEON :LA SOUCOUPE DE

    SOLITUDE

    Mythe pour initis ou transposition modernedun archtype ancien, les soucoupes volantessymbolisent les extraterrestres pour beaucoup degens. Les auteurs de science-fiction y recourentcependant moins souvent que les journalistes sensation (et la plupart des premiers ny croientgure, dailleurs). Dans le rcit qui suit, lauteurattribue ces engins un rle surprenant. Et il r-pond, accessoirement, une question qui intriguebeaucoup de sceptiques : pourquoi desextraterrestres lanceraient-ils des soucoupesvolantes travers des distances se chiffrant enannes-lumire, alors que les objets volants non

  • identifis donnent simplement limpression dejouer cache-cache avec les humains ?

    SI elle est morte, pensai-je, je ne la trouverai ja-mais dans ce blanc dluge de lumire lunaire,sur cette mer blanche, avec cette cume quibouillonne sur un sable si ple, pareille unshampooing. Presque toujours, ceux qui se sui-cident en se tirant une balle ou en senfonantune lame dans le cur, dnudent soigneusementleur poitrine ; les suicids qui choisissent la merobissent gnralement la mme impulsiontrange, et sy jettent nus.

    Un peu plus tt, pensai-je, ou un peu plustard, des ombres auraient soulign les dunes et ledferlement rythmique de lcume. Mais main-tenant, la seule ombre digne de ce nom tait lamienne, toute petite mes pieds, mais assez noirepour accentuer celle dun dirigeable.

    Un peu plus tt, pensai-je, et jaurais pu lavoir, cheminant sur la grve argente, en qute

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  • dun lieu suffisamment solitaire pour y mourir.Un peu plus tard, et mes jambes mauraient re-fus leur service, dans ce damn sable qui cdesous le pas et empche lhomme press de courir.

    Mes jambes finirent par cder, et je tombai genoux en sanglotant, non pas cause delle, pasencore, mais parce que jtouffais. Une fivre im-mense mentourait : le vent, lcume fouette, etdes couleurs se bousculant, couleurs qui ntaientpas des couleurs mais des sautes de blanc et dar-gent. Si cette lumire devenait son, cela donneraitle son de la mer sur le sable, et si mes oreillestaient des yeux, elles verraient une telle lumire.

    Accroupi, le souffle coup par ce tourbillon-nement, je sentis une vague me frapper, rapide etsouvrant comme une fleur, me trempant jusqula taille de bulles en mouvement. Sur mes lvres,le sel de la mer se mlangea celui des larmes ;la nuit entire hurla de douleur et de chagrin.

    Et je la vis.

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  • Ses paules blanches formaient une courbeplus haute que celle de la vague cumante. Elledut sentir ma prsence ou avais-je pouss uncri ? , car elle se retourna et me vit. Elle portases poings ses tempes et son visage se tordit ;elle poussa un cri aigu, de dsespoir et de rage,puis plongea vers la mer et disparut.

    Je rejetai mes chaussures et courus vers lesvagues dferlantes, criant, hurlant, agrippant desformes blanches qui fondaient, froides et salesentre mes mains. Mon lan memporta plus loinquelle, et lorsquune vague fouetta mon visage,son corps frappa mon flanc et nous tombmes en-trelacs. Jtouffais dans leau impntrable et,en ouvrant mes yeux sous la surface, je vis unelune verdtre et dforme filer en sens inverse dutourbillon qui mentranait. Mes pieds ret-rouvrent le sable avide ; ma main gauche taitemmle dans des cheveux.

    Le reflux lentrana et elle mchappa commefume. A ce moment, jeus la certitude quelle

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  • tait morte, mais lorsque la vague la reposa, ellese dbattit et se redressa.

    Elle me frappa loreille de sa main froide etdure, et fit natre une violente douleur dans matte. Elle tira, essayant de se dgager, mais mamain tait toujours prise dans ses cheveux. Jenaurais pas pu la lcher, mme si je lavaisdsir. La vague suivante la projeta contre moi, etelle sagrippa, me frappa, me griffa et mentranaen eau plus profonde.

    Non Non ! Je ne sais pas nager ! , criai-je, et elle magrippa de nouveau.

    Mais laissez-moi ! hurlait-elle. O mon Dieu,pourquoi ne me laissez-vous pas seule (dirent sesongles), seule ! (dit son poing, petit et dur).

    Tirant sur les cheveux, je rabattis sa tte surson paule blanche et, du tranchant de ma mainlibre, je la frappai par deux fois la nuque. Elleflotta, et je la portai jusquau rivage.

    Je ne marrtai que lorsquune dune nous s-para de la vhmente langue de la mer ; le ventpassait au-dessus de nous, quelque part. Je

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  • frictionnai ses poignets et caressai son visage, luidisant des choses comme : Tout va bien , et Voil ! , ainsi que des noms dont je me servaisdans un rve que javais fait bien avant davoirjamais entendu parler delle.

    Elle restait allonge sur le dos, immobile, lesdents serres et la respiration sifflante ; sur seslvres, un sourire que ses yeux plisss, ferms ne plus pouvoir souvrir, transformaient en unrictus de douleur. Il y avait un bon momentquelle avait repris conscience, et pourtant sa res-piration demeurait sifflante et son visage tordu.

    Pourquoi ne mavez-vous pas laisse ? finit-elle par dire.

    Elle ouvrit les yeux et me regarda. Sa dtressetait telle quil ny avait pas place pour la peur.Elle referma les yeux et dit :

    Savez-vous qui je suis ? Je le sais , dis-je.Elle se mit pleurer.

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  • Jattendis. Lorsquelle eut fini de pleurer, il yavait des ombres sur les dunes. De longuesheures staient coules.

    Elle me dit : Vous ne savez pas qui je suis. Personne ne

    sait qui je suis. Tout tait dans les journaux. Ah ! ! Elle ouvrit lentement les yeux et son regard

    parcourut mon visage, mes paules, sattardantsur la bouche, effleurant mes yeux pendant unebrve seconde. Elle fit la moue et se dtourna.

    Personne ne sait qui je suis. Jattendis quelle parlt ou ft un mouvement.

    Enfin, je me dcidai : Dites-le-moi. Qui tes-vous ? me demanda-t-elle, la tte

    toujours tourne de lautre ct. Quelquun qui Un homme qui Oui ? Pas maintenant. Plus tard, peut-tre.

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  • Elle se redressa soudain et essaya de cacherson corps.

    O sont mes vtements ? Je ne les ai pas vus. Ah ! oui, je me souviens. Je les avais lais-

    ss au pied dune dune et les avais recouverts desable, pour quils disparaissent comme silsnavaient jamais t Je hais le sable. Je voulaisme noyer dans le sable, mais il sy refusa Neme regardez pas ! cria-t-elle soudain. Je dtesteque vous me regardiez ! Elle tourna violem-ment la tte de tous cts, cherchant quelquechose des yeux. Je ne peux pas rester ainsi !Que puis-je faire ? O puis-je aller ?

    L , dis-je.Je laidai se lever. Elle se laissa faire, puis

    arracha sa main la mienne et se dtourna demi.

    Ne me touchez pas. loignez-vous de moi. L , rptai-je, en remontant sur le dos de

    la dune puis en suivant sa courbe expose la lu-mire crue de la lune, face au vent, jusqu

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  • lendroit o, cessant dtre dune, elle devenaitplage. L , dis-je une troisime fois enmontrant lautre ct de la dune.

    Elle se dcida enfin me suivre. L ? demanda-t-elle en regardant par-dessus la dune,l o elle ne lui arrivait plus qu la poitrine. Derrire a ?

    Jacquiesai de la tte. Si sombre Elle enjamba lpaulement et

    pntra dans lombre noire vous faire crier. Ellesloigna prudemment, ttant avec dlicatesse lesable de ses pieds, jusqu lendroit o la duneremontait. Elle senfona dans les tnbres et dis-parut. Je massis plus haut, en pleine lumire. Ne mapprochez pas ! , cracha-t-elle.

    Je me levai et mloignai de quelques pas. In-visible dans lombre, elle murmura : Ne partezpas.

    Jattendis, et vis sa main merger des tnbresnettement dcoupes. L, dit-elle. L-bas, dansle noir. Soyez simplement Non, napprochezpas davantage Soyez une voix.

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  • Je fis ce quelle me demandait, et massisdans lobscurit, deux mtres delle, peut-tre.

    Et elle men parla. Mais pas comme dans lesjournaux.

    Et elle me raconta. Ce ntait pas ce quilsavaient dit dans les journaux.

    Elle avait dans les dix-sept ans lorsque ctaitarriv. Elle se promenait dans Central Park, New York, Ctait le tout dbut du printemps, etil faisait trop chaud pour la saison. Les pentesbrunes taient poudres dune imperceptiblecouche verte qui avait exactement la mme con-sistance que la gele blanche du matin. Mais laglace avait fondu et lherbe nouvelle incitaquelques centaines de pieds quitter lasphalte etle bton des alles.

    Les siens taient de ceux-l. La jeune vgta-tion fut une surprise pour ses pieds, comme lairvif en tait une pour ses poumons. Ses pieds pri-rent conscience deux-mmes malgr les chaus-sures, et aussi son corps malgr les vtements.

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  • Ctait une de ces rares journes qui peuvent in-citer un citadin lever les yeux. Elle leva lessiens.

    Pendant un instant, elle ne se sentit plus lie la vie quelle menait une vie sans parfums, sanssilence, dans laquelle rien ntait jamais vraiment sa place, une vie sans plnitude. Tant que cetinstant dura, elle demeura insensible la dsap-probation mthodique des buildings entourant leparc timide ; le temps de deux ou trois bouffesdair pur, il nimporta plus que le monde, le vastemonde illimit, appartnt en ralit des imagesprojetes sur un cran des desses soignesjusquau bout des ongles, habitant ces mmestours dacier et de verre , quil appartnt tou-jours, pour rsumer, quelquun dautre.

    Elle leva donc les yeux et, juste au-dessusdelle, vit la soucoupe.

    Elle tait belle. Dor mat, comme poudre,couleur dun beau grain de raisin pas tout faitmr. Elle mettait un son lger, un accord com-pos de deux notes, accompagn dun sifflement

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  • semblable celui du vent dans les bls. Elleslanait comme une hirondelle, montant et re-descendant si vite que lil avait peine lasuivre. Elle dcrivait des cercles, se laissaitsoudain tomber, planait comme un poisson, bril-lant. Elle tait pareille ces tres vivants, mais,en plus de leur beaut, elle possdait la beautpropre aux objets faits au tour, polis, mesurs,mathmatiques.

    Sur le moment, elle ne ressentit aucun ton-nement, car ctait tellement diffrent de tout cequelle connaissait que ce ne pouvait tre quuneillusion doptique, un tour que lui jouaient sesyeux, une mauvaise valuation de la dimension,de la vitesse et de la distance, lorsque la justeperspective serait rtablie, elle verrait un avionrflchissant le soleil ou limage attarde dunarc souder.

    Elle dtourna les yeux et saperut brutale-ment que de nombreux autres promeneurs la voy-aient voyaient quelque chose , galement.Tout autour delle, les gens staient arrts de

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  • marcher et de parler, et avaient lev la tte. Unebulle de silence tonn lentourait, au-del delaquelle elle entendait les bruits de la ville, cegant haletant qui ninhale jamais.

    Elle leva de nouveau les yeux, et commena se rendre compte combien la soucoupe taitgrande et lointaine. Non, plutt, combien elletait petite et proche, trs proche. Elle ntait pasplus grande que le cercle quelle pouvait former laide de ses deux mains, et flottait un peumoins de cinquante centimtres au-dessus de satte.

    Elle eut peur. Elle fit un pas en arrire et levaun bras comme pour se protger les yeux. Elle sepencha le plus loin possible sur le ct, se torditpour lesquiver, bondit en avant, puis regardaderrire elle pour voir si elle lui avait chapp.Dabord, elle ne vit rien, puis elle laperut,proche et luisante, frmissante et musicale, justeau-dessus de sa tte.

    Elle se mordit la langue.

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  • Du coin de lil, elle vit un homme faire lesigne de la croix. Il fait cela parce quil me voitavec une aurole au-dessus de la tte, pensa-t-elle. Ctait lvnement le plus important qui luift jamais arriv. Personne ne lavait jamais re-garde en faisant un geste respectueux, personne,jamais. Par-del la peur, la panique et la stupfac-tion, cette pense se nicha en elle, prte donnerrconfort dans les moments de grande solitude.

    Pour le moment, toutefois, la terreur prdom-inait. La tte penche en arrire, les yeux levs,elle marcha reculons, excutant une danse grot-esque. Elle aurait d entrer en collision avecquelquun il y avait beaucoup de gens, bouchegrande ouverte et yeux carquills , mais elle netoucha personne. En tournant sur elle-mme, elledcouvrit sa grande horreur quelle se trouvaitau centre dune foule dense et agite. Tous lesyeux taient braqus sur elle, formant une vrit-able mosaque ; le cercle intrieur faisait effort detoutes ses jambes pour repousser ceux quivenaient derrire et pour scarter delle.

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  • Le doux accord mis par la soucoupe se fitplus grave, et elle sinclina lgrement, descend-ant de quelque trois centimtres. Quelquunhurla, et la foule senfuit dans toutes les direc-tions, tournoya un moment sans but apparent,puis se regroupa pour former un nouveau cercle,bien plus large que le prcdent, crant un qui-libre dynamique entre les efforts du cercle in-trieur pour schapper et la foule des nouveauxarrivants qui voulaient approcher.

    La soucoupe bourdonna et sinclina de plusen plus Elle ouvrit la bouche pour crier, selaissa tomber genoux, et la soucoupe frappa.

    Elle se laissa tomber contre son front et yresta fixe, semblant presque la soulever. Elle sedressa sur ses genoux, fit un effort pour toucherla soucoupe, puis laissa retomber ses mains quitouchrent peine le sol. Pendant peut-tre uneseconde et demie, la soucoupe la maintint danscette attitude rigide, puis elle fit passer un uniquefrisson extatique travers son corps et la lcha.

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  • Elle retomba lourdement, crasant ses talons etses chevilles sous le poids de ses cuisses.

    La soucoupe tomba ct delle, dcrivit unpetit cercle, un seul, puis simmobilisa. Inerte,terne et mtallique, diffrente et morte.

    Allonge, elle vit le bleu lav de gris du beauciel printanier. Et elle entendit des coups de sif-flet. Et quelques hurlements tardifs. Et une grossevoix stupide qui aboyait : Donnez-lui de lair !ce qui eut pour effet de les faire approcherdavantage.

    Une partie du ciel tait cache maintenant parune masse vtue de bleu avec des boutons demtal en similicuir et un calepin la main. Al-lons, allons, que sest-il pass, allez-vous reculer,crnom dun chien !

    Et les ondes concentriques des observations,interprtations et commentaires : a la frappeet elle est tombe. Un type la frappe et elleest tombe. Il la frappe et la fait tomber. Un type la frappe et elle est tombe et

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  • En plein jour, vous vous rendez compte, cetype Le parc devient vraiment Cerclesallant slargissant, faits altrs jusqu devenirmconnaissables, parce que cest si passionnantet que cest la sensation qui compte avant tout.

    Un autre homme se frayant un chemin coups dpaule, des paules plus dures que lesautres, lui aussi avec un calepin et un il qui voittout, prt changer une jolie brune en une brune sduisante pour ldition de lasoire, parce que sduisante est le qualificatifminimal pour une femme victime dun faitdivers.

    Une plaque brillante et un visage rougeaud sepenchant tout prs : Vous avez trs mal, mapetite ? Et les chos, sloignant travers lafoule, trs mal, trs mal, gravement blesse, il lapasse tabac, en plein jour

    Et puis un autre homme, mince, aux gestesdcids, en gabardine beige, un soupon debarbe.

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  • Soucoupe volante, hein ? Fort bien, officier,je me charge de la suite.

    Ah oui, vraiment ? Et on peut savoir quivous tes ?

    Un portefeuille de cuir brun apparut commepar magie, suivi par le visage rougeaud si prochequil repose sur lpaule couverte de gabardine. F.B.I. , dit le visage avec un respect craintif, etle mot fait le tour de la foule. Le policier inclinela tte pour montrer quil est satisfait, et soncorps entier suit, cest presque une gnuflexion.

    Appelez de laide et faites dgager, dit lagabardine.

    Tout de suite, monsieur , dit le policier. F.B.I., F.B.I. , murmura la foule, et elle put

    regarder une plus vaste tendue de ciel.Elle sassit ; son visage tait rayonnant. La

    soucoupe ma parl, dit-elle dune voixchantante.

    Taisez-vous, dit la gabardine. On vousdonnera amplement loccasion de parler plustard.

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  • Eh oui, ma petite, dit le policier. Quand onpense que cette foule est peut-tre pleine decommunistes !

    Vous, taisez-vous aussi , dit la gabardine.Dans la foule, quelquun dit quelquun

    dautre quun communiste avait battu cette fille,et au mme moment quelquun dautre encore ra-contait quelle stait fait battre parce quelletait communiste.

    Elle commena se lever, mais des mainspleines de sollicitude len empchrent. Il y avaittrente policiers autour delle, maintenant.

    Je suis capable de marcher, dit-elle. Allons, allons, calmez-vous , lui dirent-

    ils.Ils posrent un brancard ct delle, la

    soulevrent pour ly poser, et la recouvrirentdune grande couverture.

    Mais je peux marcher , dit-elle, pendantquils la portaient travers la foule.

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  • Une femme devint blme et se dtourna engmissant : Oh ! mon Dieu, mon Dieu, cesthorrible !

    Un petit homme aux yeux ronds nen finissaitpas de la regarder en se pourlchant les lvres.

    Lambulance. Ils glissrent le brancard lin-trieur. La gabardine tait dj l.

    Un homme en blouse blanche, aux mains trspropres. Que vous est-il arriv, Mademoiselle ?

    Pas de questions, dit la gabardine.Scurit.

    Lhpital. Il faut que je retourne travailler, dit-elle. Dshabillez-vous , lui dirent-ils.Pour la premire fois de sa vie, elle avait une

    chambre coucher pour elle seule. Chaque foisque la porte souvrait, elle voyait un policier dansle couloir. Et elle souvrait trs souvent, pour ad-mettre le genre de civils qui sont trs polis enversles militaires, et le genre de militaires qui sontencore plus polis envers certains civils. Elle nesavait pas pourquoi ils agissaient ainsi, ni ce

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  • quils lui voulaient. Jour aprs jour, ils lui posa-ient quatre millions cinq cent mille questions.Apparemment, ils ne parlaient jamais entre eux,car chacun lui posait les mmes questions, encoreet toujours.

    Comment vous appelez-vous ? Quel ge avez-vous ? En quelle anne tes-vous ne ? Parfois, leurs questions la plongeaient dans

    dtranges rminiscences. Et votre oncle ? Il avait pous une femme

    dEurope centrale, nest-ce pas ? De quelle partiedEurope centrale ?

    De quels clubs ou groupements faisiez-vous partie ! Ah ! Parlez-nous du gang des Rin-keydinks de la 63e Rue. Qui lui donnait relle-ment ses ordres ?

    Mais surtout, incessamment rpte, celle-ci : Que vouliez-vous dire en affirmant que la

    soucoupe vous avait parl ? Et, chaque fois, elle disait : Elle ma parl.

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  • Et, chaque fois, ils disaient : Et elle vous adit

    Et, chaque fois, elle secouait la tte.Il y en avait un tas qui criaient, et puis un tas

    qui taient gentils. Personne navait jamais taussi gentil avec elle, mais elle comprit rap-idement que cette gentillesse ne sadressait pas elle. Ils sefforaient de la mettre de bonnehumeur, de la faire penser autre chose, pour luidemander soudain, par surprise : Comme cela,elle vous a parl ?

    Trs bientt, cela devint comme chez Mman,ou lcole ou nimporte o, et elle pritlhabitude de se taire et de les laisser crier. Unefois, ils lassirent sur une chaise dure pendant desheures et des heures, avec une lampe dans lesyeux et sans rien lui donner boire. A la maison,il y avait une partie vitre au-dessus de la portede la chambre coucher, et Mman laissait brlerlampoule de la cuisine toute la nuit pour quelle

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  • nait pas peur. La lumire ne la gnait donc pasdu tout.

    Ils la firent sortir de lhpital et la mirent enprison. Sous certains aspects, ce ntait pas mal.La nourriture tait bonne ; le lit aussi. Par lafentre, elle pouvait voir un grand nombre defemmes prenant de lexercice dans la cour. On luiexpliqua que leurs lits taient bien plus durs quele sien.

    Vous tes une jeune dame trs importante,savez-vous ?

    Bref, ce fut trs gentil au dbut mais, commede coutume, elle saperut bientt que ce ntaitpas elle quils voulaient du bien. Ils ne la lais-saient pas tranquille avec leurs questions. Unefois, mme, ils apportrent la soucoupe. Elle taitdans une bote dacier munie dune serrure Yale,qui se trouvait elle-mme dans un massif coffreen bois ferm par un cadenas. Elle ne pesaitgure plus dun kilo, la soucoupe, mais, une foisprotge de la sorte, il fallait deux hommes pour

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  • la porter, plus quatre autres, arms de fusils, pourles surveiller.

    Ils lui firent jouer la scne telle quelle avaiteu lieu, avec des soldats tenant la soucoupe au-dessus de sa tte. Mais la soucoupe avait chang.Elle ntait plus dore, mais grise et terne, et ilslui avaient t un tas dclats et de morceaux. Ilslui demandrent si elle pouvait leur dire quelquechose propos de la soucoupe, et, pour une fois,elle leur rpondit :

    Elle est vide, maintenant. A part cela, le seul auquel elle daignt adress-

    er la parole tait un petit homme avec un grosventre, qui lui avait dit, la premire fois o ilstait trouv seul avec elle : coutez-moi bien.Je trouve quon vous traite dune faon rpug-nante. Mais, et je ne vous le cache pas, jai untravail faire. Il consiste dcouvrir pourquoivous ne voulez pas rvler ce que la soucoupevous a dit. Je ne veux pas savoir ce quelle a dit,et je ne vous le demanderai jamais. Je ne veuxmme pas que vous me le disiez spontanment.

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  • Voyons simplement si nous pouvons dcouvrirpourquoi vous en faites un secret.

    Dcouvrir ce pourquoi se borna parler desheures durant de sa pneumonie, du pot de fleursquelle avait dcor lcole et que Mman avaitjet dans le vide-ordures, de son retard scolaire etde ce rve o elle tenait un verre de vin entre sesmains, et regardait un homme la drobe.

    Et puis, un jour, elle lui dit pourquoi elle nevoulait pas parler de cela, simplement, avec lesmots qui lui vinrent sur le moment : Parce quecest moi quelle sadressait et que cela ne re-garde personne dautre.

    Elle lui parla mme de lhomme qui staitsign en la voyant. En dehors de ce que lui avaitdit la soucoupe, ctait son seul secret.

    Il tait vraiment gentil. Ce fut lui qui la mit engarde contre le procs : Ce nest pas moi devous dire cela, mais ils vont vous donner le pleintraitement, avec juge et jury. Dites-leur simple-ment ce que vous avez envie de dire, rien de pluset rien de moins, vous mentendez ? Et ne les

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  • laissez pas vous voler votre secret. Vous avez ledroit davoir quelque chose vous !

    Il se leva en jurant, et partit.

    Un homme vint et lui parla longuement de lapossibilit dune attaque venue de lespace,mene par des tres bien plus forts et plus intelli-gents que nous, et de la clef dune dfense ef-ficace quelle possdait peut-tre ? Il tait doncde son devoir, non seulement dAmricaine, maisdhabitante de cette terre, de leur fournir cetteclef. Et, mme si la terre ntait pas attaque,quelle pense donc quel avantage cela pourraitdonner son pays contre ses ennemis. Ensuite, illa menaa du doigt, disant que ce quelle faisaitrevenait travailler pour les ennemis de sonpays. Et cet homme, elle finit par sen rendrecompte, tait lavocat qui devait la dfendre lorsdu procs.

    Le jury la dclara coupable doutrage lacour et le juge rcita la longue liste des pnalitsquil pouvait lui infliger. Il en appliqua une seule

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  • et la fit bnficier du sursis. Ils la remirent enprison pour quelques jours et, par une bellejourne, la librrent.

    Au dbut, ce fut merveilleux. Elle trouva unemploi dans un restaurant et une chambremeuble louer. On avait tellement parl delledans les journaux que Mman ne voulait plusdelle la maison. Mman tait presque tout letemps sole et il lui arrivait de tout mettre enpices autour delle, mais elle avait une notionbien personnelle de la respectabilit, et, quand onavait t traite despionne dans les journaux, elletrouvait que ce ntait pas convenable. Elle mitdonc son nom de jeune fille sur la bote auxlettres dans lentre, et dit sa fille daller habiterailleurs.

    Au restaurant, elle fit la connaissance dunhomme qui lui demanda un rendez-vous. Ctaitla premire fois. Elle dpensa son dernier soupour acheter un sac rouge assorti ses chaussuresrouges. Ce ntait pas vraiment la mme nuance,mais enfin, le sac tait rouge. Ils allrent au

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  • cinma et, aprs, il nessaya pas de lembrasserou de la caresser, mais voulut apprendre ce que lasoucoupe volante lui avait dit. Elle rentra chezelle et pleura toute la nuit.

    Et puis, au restaurant, des habitus inter-rompaient leur conversation chaque fois quellepassait prs de leur table et lui lanaient des re-gards menaants. Ils parlrent au patron, et le pat-ron vint la voir et lui expliqua que ctaient desingnieurs lectroniciens travaillant pour legouvernement et quils avaient peur de parler deleur travail quand elle tait l, aprs tout, elletait peut-tre une espionne. Il la mit la porte.

    Un jour, elle vit son nom sur un juke-box.Elle introduisit une pice et mit le disque enquestion ; il parlait de la soucoupe volante quivint lui parler/ Et lui apprit une nouvelle faon dejouer/ Je ne vous dirai pas ce que cest/ Mais ellememmena loin de ce monde Pendant quellecoutait, un client la reconnut et lappela par sonnom. Ils furent quatre la suivre jusque chez elle,et elle dut se barricader dans sa chambre.

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  • Parfois, tout allait bien pendant quelquesmois, puis quelquun lui demandait un rendez-vous. Trois fois sur cinq, ils furent suivis. Deuxfois, lhomme qui les suivait arrta son com-pagnon. Une fois, son compagnon arrtalhomme qui les suivait. Et, cinq fois sur cinq,son compagnon essaya de la faire parler de lasoucoupe. Parfois, en sortant avec un homme,elle essayait de faire comme si ctait rellement elle quil sintressait, mais elle ne se prenaitpas vraiment au jeu.

    Elle alla travailler sur la cte : faire le mnagedans des bureaux et des magasins, la nuit. Il nyen avait pas beaucoup, mais cela signifiait quil yavait dautant moins de gens qui la recon-natraient pour avoir vu sa photo dans lesjournaux.

    Tous les dix-huit mois, rgulirement, unjournaliste dterrait laffaire pour un magazine ouun supplment dominical. Et, chaque fois quequelquun voyait un phare de voiture en haut

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  • dune montagne, ou le soleil se rflchissant surun ballon de la mto, ctait bien entendu unesoucoupe volante, et on ressortait quelques plais-anteries uses sur la soucoupe et ses secrets. Aces occasions, elle vitait de sortir le jour pendantdeux trois semaines.

    Une fois, elle crut avoir trouv une solution.Comme les gens ne voulaient pas delle, elle semit lire. Les romans lintressrent pendant as-sez longtemps, jusquau jour o elle vit quaufond ils taient comme les films : on ny parlaitque de gens beaux ou ayant russi de ceux quile monde appartient. Elle porta son attention surles choses les arbres, les animaux Une fois,un vilain petit cureuil qui stait pris dans ungrillage la mordit. Les animaux ne voulaient pasdelle. Les arbres taient indiffrents.

    Elle eut lide des bouteilles. Elle ramassaittoutes les bouteilles quelle pouvait trouver, y in-troduisait un texte crit sur un bout de papier etles bouchait soigneusement. Elle faisait des kilo-mtres le long des plages et jetait les bouteilles le

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  • plus loin possible. Elle savait que, si une certainepersonne en trouvait une, elle lui aurait donn laseule chose au monde susceptible de laider. Cesbouteilles lui firent tenir le coup pendant trois an-nes entires. Chaque tre humain a besoin dunepetite activit secrte bien lui.

    Puis vint le moment o cela ne lui servit plus rien. On peut continuer pendant longtemps es-sayer daider une personne qui existe peut-tre ;mais un jour vient o il nest plus possible deprtendre quune telle personne existe. Et cest lafin.

    Avez-vous froid ? lui demandai-je, lor-squelle eut fini de parler.

    La mer tait moins forte et les ombresstaient allonges.

    Non , rpondit-elle, cache dans lombre.Soudain, elle me demanda : Vous croyiez quejtais furieuse parce que vous maviez vue sansmes vtements ?

    Cet t normal.

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  • Savez-vous que cela mest gal ? Mais jene voulais pas que vous me voyiez, mme sijavais t en robe de bal ou en bleu de travail. Ilest impossible de couvrir ma carcasse. Elle sevoit ; elle est l de toute faon. Je ne voulais pasque vous me voyiez, tout simplement. Pas dutout.

    Moi, ou nimporte qui ? Elle hsita. Vous. Je me levai, mtirai et fis quelques pas, tout

    en rflchissant. Le F.B.I. na pas tent de vousempcher de jeter ces bouteilles ? lui demandai-je.

    Oh, si ! Ils ont d en dpenser, de largentdes contribuables, pour les repcher. A inter-valles rguliers, ils vrifient encore si la mer nena pas rejet dautres. Mais je crois quils com-mencent se lasser. Dans toutes les bouteilles,est crite la mme chose. Elle se mit rire.Jignorais quelle en ft capable.

    Quy a-t-il de drle ?

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  • Tout a les juges, les geliers, les juke-boxes , les gens. Savez-vous que cela nemaurait pas vit le moindre ennui, si je leuravais tout dit ds le dbut ?

    Vraiment ? Vraiment. Ils ne mauraient pas crue. Ce

    quils voulaient, ctait une nouvelle arme. Lasuper-science dune super-race pour rduire cettesuper-race en bouillie si jamais loccasion senprsentait, ou, dfaut, pour dtruire la ntre.Tous ces cerveaux, soupira-t-elle avec davantagede stupfaction que de colre, tous cesgalonnards. Ils pensent super-race et cela donnesuper-science. Ils ne sont donc pas capablesdimaginer quune super-race a aussi des super-sentiments et des super-sensations ? un super-rire, peut-tre, ou une super-faim ? Elle sinter-rompit un instant. Ne serait-il pas temps quevous me demandiez ce que la soucoupe ma dit ?

    Je vais vous le dire ! laissai-je chapper.

    En certaines mes vivantes rside

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  • Une inexprimable solitude,Si grande quelle doit tre partage,De mme que les tres moindresPartagent leur prsence.Je connais une telle solitude ; sache doncpar ceciQue dans limmensitVit plus solitaire que toi.

    Mon doux Jsus , dit-elle avec ferveur.De sa voix brouille de larmes, elle me de-manda : Et qui est-ce adress ?

    Au plus solitaire de tous Comment le saviez-vous ? Cest ce que vous mettiez dans les

    bouteilles, nest-ce pas ? Oui, dit-elle. Lorsque cest trop lourd

    porter que personne ne se soucie de vous, nesen est jamais souci alors, on jette unebouteille la mer, et une partie de votre solitudesen va avec elle. Vous pensez quelquun,quelque part, qui la trouvera apprenant pour la

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  • premire fois que ce qui existe de pire peut trecompris.

    La lune se couchait et la mer tait presque si-lencieuse. Nous levmes les yeux et regardmesles toiles. Elle parla : Nous ne savons pas cequest la solitude. Les gens croyaient que ctaitune soucoupe volante, mais ce nen tait pas une.Ctait une bouteille contenant un message. Elleavait traverser un ocan bien plus grand que lentre lespace entier , et peu de chances detrouver quelquun. La solitude ? Nous ne con-naissons pas la solitude.

    Lorsque je men sentis capable, je lui de-mandai pourquoi elle avait voulu se tuer.

    Grce ce que la soucoupe mavait dit, jait heureuse. Je voulais macquitter de madette. Ctait dj dur davoir t aide ; il fallaitque je sache que moi aussi jtais capabledaider. Personne ne veut de moi ? Fort bien.Mais ne me dites pas que personne, nulle part, neveut mon aide. Cela, je ne peux pas lesupporter.

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  • Je repris ma respiration. Il y a deux ans, jaitrouv une de vos bouteilles. Depuis, je vouscherche. Incessamment. Jai consult les tablesdes mares, les cartes des courants, et Jaimarch. Dans la rgion, jai entendu parler devous et des bouteilles. Quelquun mapprit quevous ne le faisiez plus, mais que vous aviez prislhabitude daller vagabonder dans les dunes, lanuit. Je savais pourquoi. Jai couru tout le longdu chemin.

    Il fallut de nouveau que je reprenne monsouffle. Jai un pied bot. Je pense juste, maisquand les mots sortent de ma bouche, ils ne sontplus ce quils taient dans ma tte. Et puis il y amon nez. Je nai jamais eu de femme. Personnena jamais voulu me donner un travail o onaurait pu me voir. Vous tes belle, dis-je. Voustes belle.

    Elle garda le silence, mais il me semblaquune lumire manait delle, plus forte quecelle de lhabile lune, et projetant bien moinsdombre quelle.

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  • Cette lumire disait bien des choses, et sur-tout que mme la solitude connat une fin, pourceux qui sont suffisamment seuls, pendant suffis-amment longtemps.

    Traduit par FRANK STRASCHITZ.A Saucer of loneliness.

    Quinn Publishing Corporation, 1953. Librairie Gnrale Franaise, 1974, pour la traduction.

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  • ROBERT SHECKLEY :LA SANGSUE

    Depuis les Martiens imagins par Wells dansLa Guerre des mondes, lvocation dextrater-restres envahisseurs et guerriers est devenue fa-milire. Mais certains de ces trangers peuventdevenir redoutables pour lhomme sans mani-fester la moindre hostilit fondamentale. Lasimple indiffrence comporte des menaces ter-ribles, selon la nature et le pouvoir de ltre quireste indiffrent. Est-il seulement question den-trer en contact avec un extraterrestre comme ce-lui du rcit qui suit ? La notion de vie, telle quenous la concevons, ne semble gure avoir ici desens. La notion de mort non plus, dailleurs

  • LA sangsue attendait dtre nourrie. Depuis desmillnaires, elle drivait dans limmensitvide de lespace, sans tre consciente des siclessans nombre qui passaient. Elle ntait pas dav-antage consciente lorsquelle atteignit finalementun soleil. Les radiations gnratrices de vie tra-versrent la spore dure et sche. La gravitationelle aussi exera son action bnfique.

    Une plante lattira avec dautres dbris stel-laires, et la sangsue tomba, apparemment inanim-e dans son solide sporange.

    Les vents lemportrent autour de la terre,poussire parmi des myriades de poussires ; ilsjourent avec elle, puis la laissrent tomber.

    Arrive sur le sol, elle commena bouger,absorbant la nourriture qui filtrait travers sonsporange. Elle grossit, et continua se nourrir.

    Frank Conners sarrta devant la vranda ettoussa deux fois.

    Professeur ! Excusez-moi, je Le long homme ple, allong sur un divan af-

    faiss, ne bougea pas. Ses lunettes monture de

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  • corne taient perches sur son front, et il ronflaitdoucement.

    Je suis terriblement dsol de vousdranger, dit Conners en repoussant son vieuxfeutre en arrire. Je sais que cest votre semainede repos et tout a, mais il y a un truc drlementbizarre dans le foss.

    Le sourcil gauche du long homme pletressaillit, mais en dehors de ce signe, il ne fit pasmine davoir entendu.

    Frank Conners toussota de nouveau, tenanttoujours une bche dans sa main veine de violet. Vous mavez entendu, Professeur ?

    Bien sr ; je ne suis pas sourd, ditMicheals dune voix teinte, sans ouvrir les yeux.Vous avez trouv un farfadet.

    Un quoi ? demanda Conners en louchantvers Micheals.

    Un petit homme vtu de vert. Il faut luidonner du lait, Conners.

    Non, monsieur. Je crois plutt que cestune pierre.

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  • Micheals ouvrit un il et le dirigea en direc-tion de Conners.

    Je suis vraiment dsol, vous savez. La semaine de repos du professeur Micheals

    tait une coutume sacro-sainte, vieille de dix ans,et son unique excentricit. Pendant tout lhiver,Micheals enseignait lanthropologie, collaborait une demi-douzaine de comits, touchait laphysique et la chimie, et trouvait encore letemps dcrire un livre par an. Lorsque lt ar-rivait, il tait fatigu.

    A son arrive dans sa ferme rnove de ltatde New York, il simposait invariablement unesemaine de repos absolu. Pendant cette semaine,il ne faisait rien dautre que dormir, et il en-gageait Frank Conners pour soccuper de lamaison.

    La seconde semaine, le professeur Michealsallait se promener, regardait les arbres, les pois-sons. La troisime semaine venue, il se faisaitdorer au soleil en lisant, ou bien rparait lesgranges, quand il ne faisait pas lascension dun

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  • sommet ou deux. Au bout de quatre semaines, ilny tenait plus et ne dsirait quune seule chose :retourner la ville.

    Mais sa semaine de repos tait sacre. Je vous assure que je ne vous aurais pas

    drang pour un rien, dit encore Conners. Maiscette sacre pierre a dissous cinq centimtres dema bche.

    Micheals ouvrit son second il et il se re-dressa. Conners lui montra la bche. Lextrmittait coupe net. Micheals passa ses jambes par-dessus le rebord du canap et enfila ses vieuxmocassins dforms.

    Allons voir cette merveille , dit-il.Lobjet se trouvait dans le foss, tout au bout

    de la pelouse, moins dun mtre de la route. Iltait rond, de la dimension approximative dunpneu de camion, et visiblement compact. Sa sur-face tait gris fonc, parcourue dun complexerseau de veines. Son paisseur, pour autantquon pouvait en juger, ne dpassait pas deux trois centimtres.

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  • Ny touchez pas, surtout, dit Conners. Je nen avais pas lintention. Prtez-moi

    votre bche. Micheals prit loutil et toucha exprimentale-

    ment lobjet. Il tait dur et ne cdait pas dun mil-limtre. Il maintint la bche contre la surface,puis la retira. Un autre morceau avait disparu.

    Micheals plissa le front et remonta ses lun-ettes. Maintenant loutil contre la pierre, il ap-procha son autre main de la surface. Une nou-velle section de la bche se volatilisa.

    a ne semble pas produire de chaleur, dit-il Conners. En aviez-vous remarqu, la premirefois ? Conners secoua la tte.

    Micheals prit une poigne de terre et la jetasur lobjet. La terre fut rapidement dissoute, nelaissant aucune trace sur la surface gris-noir. Unegrosse pierre suivit et subit le mme sort.

    Cest-y pas pratiquement la chose la plusbigrement incroyable que vous avez jamais vue,Professeur ?

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  • Oui, dit Micheals en se relevant.Pratiquement.

    Il leva la bche et labattit avec force sur lob-jet. Il faillit la lcher, car il stait attendu un re-cul. Mais, en heurtant violemment lobjet, labche resta contre sa surface, sans senfoncer nirebondir si peu que ce soit.

    Quest-ce que vous croyez qucest ? de-manda Conners.

    Pas une pierre, en tout cas, rponditMicheals en reculant dun pas. Les sangsuesboivent du sang. Cette chose semble boire lespierres et la poussire. Sans compter les bches. Il sapprocha de nouveau et frappa plusieurs foislobjet, puis les deux hommes restrent se re-garder. Sur la route, passaient une demi-douzainede camions de larme.

    Je vais tlphoner luniversit et de-mander conseil un physicien, dit Micheals. Ou un biologiste. Jaimerais bien men dbarrasseravant que a nabme mon gazon.

    Ils remontrent lentement vers la maison.

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  • La sangsue se nourrissait de tout. Le ventpassant sur la surface gris-noir induisait unemodeste nergie cintique. Il plut, et la force dechaque goutte fut utilise. Leau elle-mme taitbue par cette surface qui absorbait tout.

    La lumire du soleil tait elle aussi absorbe,et convertie en masse pour accrotre son corps.Elle consommait le sol sur lequel elle reposait ; laterre, les pierres et les branchages taient dcom-poss par les complexes cellules de la Sangsue ettransforms en nergie. Cette nergie tait sontour convertie en masse, et la sangsue grandissait.

    Peu peu, les premires lueurs de consciencerevinrent. La premire chose dont la sangsue serendit compte tait linconcevable petitesse deson corps.

    Elle grandit.Lorsque Micheals alla la voir, le lendemain,

    elle avait deux mtres cinquante de diamtre, etdbordait sur la route et sur le gazon. Le joursuivant, son diamtre atteignait presque sixmtres ; lobjet pousait les contours du foss et

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  • tenait presque toute la largeur de la route. Cejour-l, le shrif arriva dans sa Ford modle A,suivi par la moiti de la ville.

    Alors, professeur Micheals, demanda leshrif Flynn, cest a, votre sangsue ?

    Cest a, rpondit Micheals, qui avaitpass toute la journe de la veille chercher unacide susceptible de la dissoudre.

    Il va falloir dgager la chausse, dit Flynn,en savanant dun air jovial vers la sangsue. Onne peut laisser une chose comme a bloquer laroute, Professeur. Il faut que larme puissepasser.

    Je suis vraiment dsol, dit Micheals enconservant une expression imperturbable. Allez-y, shrif, je vous en prie. Mais faites attention,cest chaud. La sangsue ntait pas chaude dutout mais, tant donn les circonstances, ctaitlexplication la plus simple.

    Micheals regarda avec intrt le shrif essayerde passer une barre de mine sous lobjet. Il eut unsourire vite rprim en voyant quil manquait une

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  • vingtaine de centimtres la barre lorsque leshrif la retira.

    Flynn ne se laissa pas dcourager pour si peu.Il tait venu pour dloger une grosse pierre pascommode. Il alla sa voiture et sortit du coffreune lampe souder et un lourd marteau de for-geron. Il alluma la lampe et sattaqua un descts de la sangsue.

    Au bout de cinq minutes, il ny avait aucunchangement. Le gris ne tourna pas au rouge et nesembla mme pas schauffer. Aprs avoir con-tinu la chauffer pendant quinze bonnesminutes, le shrif appela un de ses hommes

    H, Jerry ! Frappe lendroit que jai chauffavec le marteau.

    Jerry prit le marteau de forgeron, le leva au-dessus de sa tte et labattit de toutes ses forces.Il poussa un cri de douleur ; le marteau lui avaitpresque chapp des mains, cause de labsencetotale de recul.

    Au loin, le lourd grondement dun convoi delarme se fit entendre.

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  • Ah ! maintenant, il va y avoir de laction ,dit Flynn en se frottant les mains.

    Micheals nen tait nullement certain. Il fit letour de la sangsue, se demandant quelle sub-stance pouvait avoir ces proprits. La rponsetait simple. Aucune. Aucune substance connue,du moins.

    Le conducteur de la jeep de tte leva la mainet le convoi simmobilisa avec des crissements depneus. Un officier sec et nerveux, lair capable,descendit dune jeep. Comme il portait une toilesur chaque paule, Micheals vit quil sagissaitdun gnral de brigade.

    Vous ne pouvez pas bloquer cette route ,dit le gnral. Il tait en tenue dt beige, grandet maigre, et des yeux au regard froid se dta-chaient sur son visage bruni. tez a de lachausse, sil vous plat.

    Nous ne pouvons pas le bouger , ditMicheals. Il lui narra brivement les vnementsdes jours passs.

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  • Il faut lter de l, dit le gnral. Le convoidoit passer. Il sapprocha de la sangsue pourlexaminer de plus prs. Vous dites quon nepeut pas la soulever avec une barre de mine ? Etquune lampe souder na aucun effet ?

    Exactement, dit Micheals avec un imper-ceptible sourire.

    Conducteur, dit le gnral en se retournant,passez dessus.

    Micheals tait sur le point de protester, mais ildcida de sabstenir. Il fallait laisser lespritmilitaire faire ses propres expriences.

    Le conducteur engagea sa vitesse et dmarraen trombe, franchissant aisment le rebord de dixcentimtres de haut. Arrive au milieu de la sang-sue, la jeep simmobilisa.

    Je ne vous ai pas dit de vous arrter ? rugitle gnral.

    Mais je ne me suis pas arrt, mongnral ! protesta le conducteur.

    La jeep brusquement stoppe, le moteur avaitcal. Le conducteur le remit en marche, passa en

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  • double traction et essaya de dmarrer en mettantles pleins gaz. Mais la jeep tait visse sur place,comme si lon avait coul du bton autour delle.

    Excusez-moi, dit Micheals, mais si vous re-gardez bien, vous verrez que les roues fondentlentement.

    Le gnral regarda fixement les roues, portantautomatiquement la main son pistolet. Puis, ilcria au conducteur : Sautez ! Et ne touchez pascette matire noirtre !

    Blanc comme un linge, le conducteur grimpasur le capot de son vhicule, regarda autour delui, et sauta, vitant de justesse le bord de lasangsue.

    Dans un silence absolu, tous les yeux taientfixs sur la jeep. Les pneus, puis les jantes sedsintgrrent lentement et disparurent ; lechssis, reposant maintenant mme la massegrise, subit le mme sort.

    Lantenne fut la dernire disparatre.Le gnral marmonna quelques jurons, puis

    se tourna vers le conducteur : Retournez au

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  • convoi et dites quelques hommes damener desgrenades et de la dynamite.

    Le conducteur partit en courant. Je ne sais pas ce que cest que vous avez l,

    dit le gnral. Mais ce que je sais, cest que celanarrtera pas un convoi de larme amricaine.

    Micheals nen tait nullement certain.

    ***

    La sangsue tait presque veille, maintenant,et son corps exigeait toujours plus de nourriture.Elle dissolvait le sol sur lequel elle se trouvait un rythme acclr, comblant le vide ainsi cravec son propre corps et se rpandant de touscts.

    Un gros objet atterrit sur sa surface et devintnourriture. Et puis soudain

    Un jaillissement dnergie, un autre, un autreencore ! Elle les consomma avec reconnaissance,les convertissant en masse. De petits fragmentsde mtal la percutrent ; leur nergie cintique fut

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  • absorbe et leur masse, reconvertie. Dautres ex-plosions suivirent, contribuant nourrir les cel-lules affames.

    Elle commena percevoir ce quilentourait des combustions contrles, desmouvements de masses, les vibrations du vent

    Une explosion plus violente eut lieu, avant-got dune nourriture rellement consistante !Elle mangea avec avidit, acclrant le rythme desa croissance, et attendit anxieusement de nou-velles explosions, tandis que ses cellules hur-laient de faim.

    Il ny eut plus dautre nourriture, et elle dut secontenter du sol qui lentourait et du rayon-nement solaire. La nuit tomba, offrant demoindres possibilits nergtiques, puis dautresjours et dautres nuits. Des objets mettant desvibrations continuaient se mouvoir autourdelle.

    Elle mangea, grandit et continua serpandre.

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  • Debout sur une petite colline, Micheals con-templait la dissolution de sa maison. La sangsueavait plusieurs centaines de mtres de diamtremaintenant, et atteignait le porche.

    Adieu, maison, pensa Micheals, se souvenantdes dix ts quil avait passs l.

    Le porche seffondra et disparut dans le corpsde la sangsue. Morceau par morceau, la maisonscroula et fut engloutie.

    La sangsue ressemblait un champ de lave,semant la dsolation dans la verte campagne.

    Excusez-moi, monsieur, dit un soldat qui ar-rivait derrire lui. Le gnral ODonnell aimeraitvous voir.

    Fort bien , dit Micheals, jetant un dernierregard sur ce qui restait de sa maison.

    Il suivit le soldat par une brche dans les bar-bels qui formaient un cercle de prs dun kilo-mtre de diamtre autour de la sangsue. Unecompagnie de soldats montait la garde, re-poussant les journalistes et les centaines decurieux attirs par lvnement.

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  • Micheals se demanda pourquoi ils lui per-mettaient de pntrer dans lenceinte. Il parvint la conclusion que ctait sans doute parce quecela se passait en grande partie sur sa proprit.

    Le soldat lemmena jusqu une tente.Micheals y entra en se baissant. ODonnell, tou-jours en tenue dt, tait assis derrire un petitbureau. Il fit signe Micheals de sasseoir.

    On ma charg de dbarrasser le pays de lasangsue , annona-t-il.

    Micheals fit un signe dassentiment, sans sou-lever la question de savoir sil tait sage de confi-er un soldat une tche faite pour un savant.

    Vous tes professeur, nest-ce pas ? Oui. Danthropologie. Bien. Vous fumez ? Le gnral alluma la

    cigarette de Micheals avant de continuer : Jaimerais que vous restiez ici en qualit deconseiller. Vous avez t parmi les premiers voir cette sangsue et japprcierais que vous mefassiez part de vos observations sur (il sour-it) lennemi.

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  • Avec plaisir, dit Micheals. Toutefois, jepense que ce serait plutt du domaine dun physi-cien, ou dun biochimiste.

    Le gnral ODonnell regarda soucieusementlextrmit de sa cigarette. Je ne tiens pas cequil y ait trop de savants ici, ils ne feraient quesemer la confusion. Ne me comprenez pas mal.Jai le plus grand respect pour la science. Je suis,et je ne men cache pas, un soldat scientifique. Jesuis toujours vivement intress par les derniresarmes. On ne peut plus faire la guerre sans la sci-ence, de nos jours.

    Le visage hl de ODonnell se durcit. Maisje ne veux pas quune douzaine de thoriciensfourrent leur nez partout et mempchent dagir.On ma charg de la dtruire, par nimporte quelmoyen, et tout de suite. Cest exactement ce queje compte faire.

    Je ne pense pas que ce sera facile. Voil pourquoi jai besoin de vous, dit

    ODonnell. Dites-moi o se trouve la difficult,et je trouverai un moyen.

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  • Bien. Pour autant que je puisse en juger, lasangsue est un convertisseur organique masse-n-ergie dune effrayante efficacit. Je suppose queson cycle est double. Premirement, elle convertitla masse en nergie, puis reconvertit cettedernire en masse pour accrotre son corps.Deuximement, elle convertit directement lner-gie en masse corporelle. Quant savoir commentelle fait je nen sais rien. La sangsue nest pasprotoplasmique. Peut-tre nest-elle mme pascellulaire

    Il nous faut donc quelque chose de puis-sant, linterrompit ODonnell. Pas de problme.Jai ce quil faut.

    Je ne pense pas que vous mayez biencompris. Ou bien je ne me suis pas exprimclairement. La sangsue se nourrit dnergie. Elleest capable dabsorber lnergie de nimportequelle arme que vous utiliserez contre elle.

    Et que se passera-t-il, demanda ODonnell,si elle continue se nourrir ?

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  • Jignore totalement quelle est la limite desa croissance. Peut-tre nest-elle limite que parles dimensions de sa source de nourriture.

    Vous voulez dire quelle peut continuer grandir indfiniment ?

    Il est en effet possible quelle continue crotre tant quil y aura quelque chose manger.

    On peut dire que cest un dfi, dit legnral. Cette sangsue ne peut pas tre totalementinsensible la force.

    Elle semble ltre. Je vous conseillerais defaire venir quelques physiciens. Et des biolo-gistes, aussi. Demandez-leur de trouver un moy-en de la neutraliser.

    Le gnral teignit sa cigarette. Professeur,je ne peux pas attendre que quelques savantsaient fini de discuter. Jai un axiome, le voici(pour plus deffet, le gnral mnagea unepause) : Rien nest insensible la force.Rassemblez suffisamment de force, et nimportequoi cdera. Nimporte quoi.

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  • Vous savez, Professeur, continua-t-il sur unton plus amical, vous ne devriez pas discrditer lascience que vous reprsentez. Nous possdons,accumuls sous la colline nord, la plus grandequantit dnergie et darmes radioactives jamaisrassembles, en un mme lieu. Pensez-vous quevotre sangsue puisse rsister leur forcecombine ?

    Il devrait tre possible de la surcharger ,dit Micheals sans conviction. Il comprenait main-tenant pourquoi le gnral dsirait sa prsence : illui fournissait lappui de la science, sans avoirautorit sur lui.

    Venez avec moi, lui dit joyeusementODonnell, qui stait lev et avait soulev le ra-bat de la porte pour le laisser passer. Nous allonsbriser cette sangsue !

    ***

    Aprs une longue attente, un nouveau dlugede nourriture riche se dversa sur elle, de plus en

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  • plus abondant. Radiations, vibrations, explosions,solides, liquides, une incroyable varit dali-ments. Elle les accepta tous. Mais la nourriturearrivait trop lentement pour ses cellules affames,car de nouvelles cellules venaient sans cesseajouter leurs exigences.

    Le corps jamais rassasi hurlait de faim !Maintenant quelle avait atteint une taille

    peu prs efficace, elle tait pleinement veille.Dbrouillant lenchevtrement des radiations,elle localisa une forte concentration de la nou-velle nourriture.

    Sans le moindre effort, elle se souleva dansles airs, vola sur une courte distance et se laissatomber sur la nourriture. Ses cellules incroyable-ment efficaces engloutirent les riches substancesradioactives, mais ne dlaissrent pas pour autantle potentiel infrieur des mtaux et des blocsdhydrates de carbone.

    Ces bougres dimbciles, dit le gnralODonnell. Pourquoi se sont-ils affols ? Ondirait quils navaient jamais fait leurs classes !

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  • Il allait et venait nerveusement devant sa tente,qui se dressait maintenant cinq kilomtres deson emplacement prcdent.

    La sangsue atteignait trois kilomtres dediamtre. Il avait fallu vacuer trois commun-auts agricoles.

    Immobile prs de la tente, Micheals navaitpas encore assimil ce qui stait pass. La sang-sue avait subi sans broncher laction conjuguedes diverses armes, puis stait soudain levedans les airs. Pendant un long moment, sonnorme masse avait obscurci le soleil, tandisquelle volait lentement jusqu la colline nordsur laquelle elle stait laisse retomber. Linter-valle aurait d suffire pour procder une vacu-ation, mais la peur avait ptrifi les soldats et lesavait rendus incapables de ragir.

    Soixante-sept hommes avaient perdu la viedans lopration Sangsue ; le gnral ODonnelldemanda lautorisation dutiliser des bombesatomiques. Washington envoya un groupe desavants pour faire un rapport sur la situation.

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  • Les experts ont-ils enfin pris un dcision ? demanda ODonnell rageusement en sarrtantdevant la tente. Cela fait assez longtemps quilsdiscutent !

    Cest une dcision difficile , dit Micheals.Comme il ne faisait pas officiellement partie dela commission denqute, il avait donn son opin-ion puis tait parti. Les physiciens estimentquil sagit dun problme biologique et les bio-logistes semblent croire que cest du domaine dela chimie. Personne nest rellement un expertsur ce sujet, car cela ne sest jamais produitauparavant. Nous ne possdons pas de donnes.

    Il sagit dun problme militaire, ditODonnell schement. Peu mimporte ce questcette chose, ce que je veux savoir, cest commentla dtruire. Jespre quils ne tarderont pas medonner le feu vert pour la bombe.

    Micheals stait livr quelques calculs cepropos. Il tait, certes, impossible daffirmer quoique ce ft avec certitude, mais, sur la base duneestimation htive du rythme dabsorption de la

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  • sangsue et en tenant compte de sa taille et de lavitesse apparente de sa croissance, il tait pos-sible quune bombe atomique la surcharge condition de ne pas trop tarder. Il estimait quetrois jours constituaient une limite maximale. Lacroissance de la sangsue se faisait en progressiongomtrique. Quelques mois lui suffiraient pourcouvrir lensemble des tats-Unis.

    Cela fait une semaine que je demandelautorisation de me servir de la bombe, ronchon-nait ODonnell. Et ils me la donneront, mais pasavant que ces nes aient fini de discuter. Il sar-rta devant Micheals et le regarda bien en face. Je vais dtruire cette sangsue. Je vais lanantir,quoi quil men cote ! Ce nest plus seulementune question de scurit, maintenant. Mon hon-neur est en jeu.

    Cette attitude fait peut-tre les grandsgnraux, pensa Micheals, mais ce nest pas ainsiquil faut considrer ce problme-ci. Ctait paranthropomorphisme que ODonnell considrait lasangsue comme un ennemi. Mme ce terme de

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  • sangsue tait un facteur humanisant. ODon-nell agissait comme avec un obstacle physiqueordinaire, comme si la sangsue tait lquivalentdune puissante arme.

    Mais la sangsue ntait pas humaine ; sansdoute ne venait-elle mme pas de cette plante. Ilfallait attaquer le problme daprs ses propresdonnes.

    Ah ! les voil enfin ! sexclamaODonnell.

    Un petit groupe tait sorti dune tentevoisine ; sa tte, se trouvait Allenson, un biolo-giste travaillant pour le gouvernement.

    Alors, demanda le gnral, avez-vous d-couvert ce que cest ?

    Un moment, dit Allenson, le regardfurieux et les paupires rougies. Il faut que jailleprlever un chantillon.

    Avez-vous trouv un moyen scientifiquede la tuer ?

    Oh ! a t relativement facile, rponditMoriarty, un physicien atomiste. Il suffit de

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  • lentourer dun vide parfait, et le tour est jou.Ou alors, il faut lenvoyer dans lespace parantigravit.

    A dfaut, enchana Allenson, nous voussuggrerions dutiliser vos bombes atomiques,mais sans perdre de temps.

    Partagez-vous cette opinion ? demandaODonnell, le regard brillant.

    Oui. Pendant que le gnral sloignait en toute

    hte, Micheals se joignit au groupe des savants. Il aurait d nous appeler bien plus tt, se

    plaignait Allenson. Maintenant, il ny a plusdautre solution que la force.

    tes-vous parvenus des conclusions ence qui concerne la nature de la sangsue ? de-manda Micheals.

    Trs gnrales, rpondit Moriarty, et quirejoignent pratiquement les vtres. La sangsueest probablement dorigine extraterrestre, et cestsans doute au stade de spore quelle est arrivesur la plante. (Il sinterrompit pour allumer sa

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  • pipe.) A ce propos, dailleurs, cest une chancequelle ne soit pas tombe dans un ocan. Ellenous aurait mang la terre sous les pieds avantmme que nous ayons une ide de ce qui sepassait.

    Ils marchrent quelques minutes en silence. Comme vous laviez mentionn, cest un

    convertisseur parfait, capable de transformerlnergie en masse et vice versa. Moriartyajouta avec un sourire : Ce qui est bien entenduimpossible, et jai des chiffres qui le prouvent.

    Je vais aller boire un verre, dit Allenson.Si cela vous dit ?

    Meilleure ide de la semaine, dit Micheals.Je me demande combien de temps ils mettront autoriser ODonnell se servir de la bombe.

    Si je connais mes politiciens, dit Moriarty,ils mettront trop longtemps.

    Le rapport des savants gouvernementaux futtudi par dautres savants gouvernementaux.Cela prit quelques jours. Ensuite, le gouverne-ment dsira savoir sil ny avait vraiment aucune

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  • autre solution que de faire exploser une bombeatomique au beau milieu de ltat de New York.Il fallut un certain temps pour le convaincre quectait indispensable. Cela fait, on dut vacuer lapopulation, ce qui prit encore du temps.

    Lordre officiel une fois sign etcontresign, on sortit cinq bombes atomiques deleur entrept souterrain. Une fuse fut affecte cette mission. On lui donna ses ordres, et on lamit la disposition du gnral ODonnell. Toutcela prit un jour de plus.

    Finalement, la courte et massive fuse de re-connaissance prit lair. La tache gris-noir tait fa-cilement reconnaissable. Pareille une plaie in-fecte, elle stendait de Lake Placid Elizabeth-town, recouvrant Keene et la valle de Keene, etatteignant la lisire de Jay.

    La premire bombe fut lche.

    ***

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  • Lattente avait t longue, aprs la premireration de nourriture consistante. De nombreusesfois, la nuit pauvre en nergie avait suivi le jourplus riche. Patiemment, la sangsue avait mang laterre sur laquelle elle reposait, absorb lair quilentourait ; lentement, elle avait grandi. Soudain,un jour

    Une stupfiante explosion dnergie !Tout tait nourriture pour la sangsue, mais il y

    avait toujours le risque dtouffer. Une avalanchednergie se dversa sur elle, battant ses flancsavec violence, et la sangsue crt frntiquement,essayant de contenir la dose titanesque. Encorepetite, elle atteignit rapidement sa limite de satur-ation. Les cellules carteles, pleines clater, sevirent offrir dinpuisables quantits de nourrit-ure. Le corps menac dtouffement multiplia sescellules la vitesse de lclair. Et

    Elle tint bon. Lnergie contrle stimula sacroissance. Les cellules de plus en plus nom-breuses se rpartirent la charge et absorbrent lanourriture.

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  • Les doses suivantes furent rellement dlect-ables. La sangsue grandit et continua stendre ;elle mangea, et grandit.

    a, ctait de la nourriture, de la vraie ! Ja-mais la sangsue ne stait sentie plus proche delextase. Pleine despoir, elle attendit de nou-velles doses, mais il ny en eut pas.

    Elle recommena se nourrir de la terre.Lnergie, servant fabriquer de nouvelles cel-lules, fut rapidement dissipe. De nouveau, lasangsue eut faim.

    Une faim que rien ne pourrait jamaisrassasier.

    ODonnell battit en retraite, suivi par sestroupes dmoralises. Ils tablirent leur campe-ment une vingtaine de kilomtres du bord sudde la sangsue, dans la ville vacue de SchroonLake. Le diamtre de la sangsue tait maintenantde prs de cent kilomtres et elle continuait crotre rapidement. Elle stalait par-dessus lesmonts Adirondacks, recouvrant toute la rgionqui stendait du lac de Saranac Port Henry,

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  • allant mme jusquau lac Champlain, par-delWestport.

    Tous les habitants furent vacus dans un ray-on de trois cents kilomtres.

    On autorisa le gnral ODonnell se servirde bombes H, condition que les savantsdonnent leur accord.

    Alors, quont dcid ces lumires ? voulutsavoir le gnral.

    Il se trouvait en compagnie de Micheals, dansle salon dune maison de Schroon Lake, dontODonnell avait fait son poste decommandement.

    Quont-ils tourner autour du pot ?continua-t-il avec irritation. Il faut faire sauter lasangsue sans tarder. Pourquoi ne prennent-ils pasleur dcision ?

    Ils craignent une raction en chane, lui ex-pliqua Micheals. Une concentration de bombes Hpourrait en dclencher une dans la crote ter-restre ou dans latmosphre, sans compterdautres dangers ventuels.

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  • Ils veulent sans doute que je lattaque labaonnette ! dit ODonnell avec mpris.

    Micheals poussa un soupir et alla sasseoirdans un fauteuil. Il tait convaincu que lonfaisait fausse route. Presss par le gouvernement,les savants se limitaient une seule approche ; ilsnavaient pas le loisir de considrer dautre solu-tion que la force, et ctait prcisment cela quifaisait prosprer la sangsue.

    Micheals tait persuad quil nest pas tou-jours possible de combattre le feu par le feu.

    Le feu. Loki, dieu du Feu de la mythologienordique. Dieu de la ruse, aussi. Non, la solutionne se trouvait pas de ce ct-l. Mais lesprit deMicheals se rfugiait dans la mythologie, pourfuir linsoutenable prsent.

    Allenson entra, suivi de six hommes. Voil, dit-il. Si vous utilisez la quantit de

    bombes qui est ncessaire selon nos calculs, il y aun gros risque que cela fasse craquer la terre.

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  • A la guerre, il faut prendre des risques,rpliqua ODonnell sans dtours. Jy vais,alors ?

    Micheals comprit soudain que ODonnell semoquait pas mal de faire sauter la terre entire.La seule chose qui importait ce gnral au vis-age rouge et hl, ctait de dclencher la plusgrande explosion jamais provoque par lhomme.

    Doucement, dit Allenson. coutons dabordce que mes collgues ont dire.

    Le gnral se contint avec difficult. Noubliez pas, messieurs, que, selon vos pro-pres calculs, la sangsue crot au rythme de sixmtres lheure.

    Et ce rythme ne fait que sacclrer, ditAllenson. Mais il sagit dune dcision que lonne peut prendre la hte.

    Lesprit de Micheals se remit vagabonder.La foudre de Zeus, oui, voil ce quil faudrait ;ou la force dHercule.

    Ou encore

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  • Il se redressa brusquement. Messieurs, jecrois pouvoir vous offrir une possibilit daltern-ative possible, bien quassez vague.

    Tous les yeux se tournrent vers lui. Avez-vous jamais entendu parler

    dAnte ? Plus la sangsue mangeait, plus elle grandis-

    sait, et plus elle avait faim. Sans aller jusqu sanaissance, sa mmoire remontait loin. Dans cepass lointain, elle avait mang une plante. Dev-enue gigantesque et doue dun apptit dlirant,elle tait alle jusqu une toile proche, et lavaitmange son tour, remplaant les cellules con-verties en nergie pour le voyage. Ltoile d-vore, il ny eut plus rien manger, et ltoile laplus proche tait une distance norme.

    Elle se mit en route quand mme, mais sonnergie spuisa bien avant quelle pt atteindreltoile. La masse fut reconvertie en nergie pourle voyage. La sangsue rtrcissait un rythmecroissant.

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  • Finalement, toute la masse fut utilise. Il neresta plus quune spore, drivant dans lespace.

    Ctait la premire fois. Ou bien ? Elle crutse souvenir dun pass brumeux, plus lointain en-core, o lunivers tait entirement couvertdtoiles rgulirement espaces. Elle staitfray un chemin travers elles, en supprimantdes groupes entiers, mangeant, grandissant, en-flant. Et les toiles terrorises avaient fui devantelle, se regroupant pour former des galaxies etdes constellations.

    Ou tait-ce un rve ?Mthodiquement, elle salimenta de la terre,

    se demandant o se trouvait la nourriturevraiment riche. Soudain, cette dernire rapparut,mais, cette fois, au-dessus de la sangsue.

    Elle attendit, mais la nourriture cruellementtentante demeura hors de porte. Elle sentaitpourtant combien cette nourriture tait riche etpure. Pourquoi ne tombait-elle pas sur elle ?

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  • Longtemps, la sangsue attendit, mais la nour-riture demeura insaisissable. La sangsue finit parsenvoler sa rencontre.

    La nourriture sleva, sloignant de plus enplus de la surface de la plante. La sangsue lasuivit aussi rapidement que sa lourde masse le luipermettait.

    La riche nourriture senfuit vers lespace, et lasangsue suivit. Au-del, elle sentit la prsencedune source encore plus riche.

    La chaude et merveilleuse nourriture dunsoleil !