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La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° XXX - Rubrique
La création du ‘travail, une déconstruction étymologique
par Yoann Bazin
Yoann BazinEnseignant chercheur, ISTEC
4, square Bolivar – 75019 ParisISTEC – 12, rue Alexandre Parodi – 75010 [email protected]
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La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° XXX - Rubrique
La création du ‘travail, une déconstruction étymologique
par Yoann Bazin
Yoann BazinEnseignant chercheur, ISTEC
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La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° XXX - Rubrique
La création du ‘travail, une déconstruction étymologique
RésuméLa création du ‘travail’, une déconstruction étymologiquepar Yoann Bazin
Cet article se propose de revenir aux racines étymologiques du mot ‘travail’ pour en saisir, non seulement les origines, mais aussi le sens actuel. En parallèle des approches et théories socio-historiques de l’organisation du travail, il s’agit de montrer que le mot lui-même est tramé de significations sous-jacentes qui font sa richesse. Partant de deux « fils » sémantiques – aliénation et réalisation -, cette déconstruction étymologique sera confrontée aux récits de deux travailleurs manuels. On verra alors que l’expérience quotidienne du travail est bien faite de ces deux fils, non pas l’un ou l’autre, ni l’un puis l’autre, mais bien l’un et l’autre concomitamment.
Travail, tripalium, œuvre, étymologie
AbstractThe creation of ‘work’by [Auteur(s)]
[Analyse de l’article en anglais]
[3 à 5 mots-clés en anglais]
Resumen[Titre espagnol de l’article]Por [Auteur(s)]
[Analyse de l’article en espagnol]
[3 à 5 mots-clés en espanol]
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La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° XXX - Rubrique
La creation du ‘travail, une deconstruction étymologique
Les théories critiques ont tendance à dénoncer l’organisation actuelle du travail et les
techniques de management. Si cette organisation est en effet problématique, le propos de cet
article est de regarder un peu plus loin dans le passé, et de tenter de remonter à la création
même du mot ‘travail’. L’étymologie, si elle n’est pas une fin en soi, permet de retrouver les
racines sémantiques des mot et de mieux saisir les fondations sur lesquelles se bâtissent les
concepts au cours du temps. Les manières dont un phénomène social ou organisationnel est
vécu - et pensé - sont indissociables de ces racines qui les ancrent de façon déterminante.
La recherche présentée ici se concentre sur l’étymologie du mot ‘travail’ dans une
perspective européenne. Cela ne signifie pas que les autres langues n’ont rien à nous
apprendre. Pour autant, la centralité des pays occidentaux dans les révolutions industrielles et
leur importance dans le processus de mondialisation ont participé à étendre fortement les
façons dont le travail et son organisation sont envisagées. On peut donc considérer que les
racines du mot sont un point de départ pertinent pour déconstruire le terme.
Nous nous intéresserons à la manière dont les multiples racines convergent vers deux
courants qui se retrouvent encore aujourd’hui dans notre manière de comprendre le travail. En
effet, ces racines sont loin d’être neutres et permettent de rendre compte des manières
contrastées qu’ont les acteurs de parler de leur travail au quotidien et la place qu’il prend dans
leur vie. Le point de focale n’est donc pas la place du travail dans la société, son histoire
juridique ou ses théories, mais la manière dont il est vécu par les acteurs qui emploient ce mot
pour désigner leurs activités quotidiennes.
1. Des racines marquées…
L’étymologie du mot ‘travail’ a, en Europe, trois racines principales :
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Un mot, trois racines :
Ergon
Grec
Laborare
Latin
Tripalium
Latin
Work
Werk
Arbeiten
Abeid
Anglais
Néerlendais
Allemand
Norvégien
Labour
Labeur
Lavorare
Anglais
Français
Italien
Travail
Trabajo
Trabalho
Français
Espagnol
Portugais
a. Une racine ‘factuelle’ : laborare
La traduction latine de ‘travail’ (ainsi que de ‘labeur’ et de l’anglais ‘labour’), vient du
verbe laborare qui signifie cultiver ou administrer afin de mettre en valeur. Le travail renvoie
alors à ce que l’homme produit, comme l’illustre cette phrase de Cicéron (Verr, 3 : 121):
“aratores sibi laborant”, les cultivateurs travaillent pour eux. Il y a dans le verbe l’idée de
faire un effort pour produire : “labor, est function quaedam vel animi, vel corporis gravioris
operis, et muneris”, le travail est une fonction pénible, soit pour le corps, soit pour l’esprit
(Cicéron, Tusculanes, II: XV). Pour autant, si les notions de préoccupation et de fatigue sont
toujours présentes, le travail reste orienté vers une réalisation qui est valorisée. On retrouve
cette idée dans la formule Virgile (Enéides, 640) « arte laboratae vestes », des vêtements
travaillés avec art. Le travail est une production qu’on valorise, quelque chose dont on pourra
tirer une fierté.
Bien que relativement ‘factuelle’ (‘laborare’ est la traduction littérale de ‘travailler’ en
latin), cette racine étymologique renvoie à un ancrage positif que l’on retrouve dans la racine
grecque.
b. Une racine noble : εργον
‘Travail’ se traduit par ‘arbeiten’ en allemand, ‘arbeid’ en norvégien et par work en
anglais. Pour trouver la racine de ces mots, il faut aller chercher dans le grec ancien. C’est
cette racine qui va nous permettre de comprendre pourquoi l’étude scientifique du travail se
dit en français ‘ergonomie’… Cette branche étymologique prend ses racines dans l’érgon
(εργον) de la Grèce Antique. Or, εργον correspond bien à un travail mais en tant qu’ouvrage
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manuel ou œuvre de l’esprit. Si la notion d’effort est toujours présente – l’erg est aujourd’hui
l’unité de travail en tant que force et se mesure en joules1 –, cette racine met surtout en avant
la valeur du résultat obtenu par une action humaine. On voit bien cette idée chez Aristophane,
(Les cavaliers : 515) : “κωμῳδοδιδασκαλίαν εἶναι χαλεπώτατον ἔργον ἁπάντων”, l’auteur-
metteur en scène de comédie a le travail le plus dut qui soit.
L’érgon va initier la branche indo-européenne werg qui est liée à l’hindou où karmin,
qui signifie « être occupé, être au travail », est en lien avec le célèbre karma en sanskrit qui
renvoie à une action, une œuvre ou une volonté (Herbert & Varenne, 1985). On retrouve cette
même idée d’exercice d’une capacité de production et de réalisation dans les langues arabes
pour lesquelles le travail se traduit par El Amal : l’œuvre et la création ou encore l’action du
corps et de l’esprit (Cardet, 1960). Le travail renvoie ainsi à l’expression de la volonté de
l’homme, à sa capacité de transformer le monde.
Teinté d’une certaine noblesse, l’εργον et le laborare n’expliquent pas tout. Le mot
‘travail’ est, lui, issu d’une racine bien plus contrastée.
c. Une racine sombre : tripalium
Dans l’Antiquité Romaine, le tripalium (tri – palu) est une machine utilisée pour
immobiliser les animaux trop grands ou trop fougueux en plaçant trois pieux (en trépied ou en
arche) afin de pouvoir les ferrer, les marquer ou les soigner. Cet outil du maréchal-ferrant
s’appelle encore aujourd’hui un « travail à ferrer » (avec comme pluriel des « travails ») et
n’est utilisé que pour des chevaux rétifs ou pour les vaches, incapables de se tenir dans cette
position. Ainsi, il limite la capacité de se mouvoir de l’animal à la fois pour son bien
(entretien et soin) et pour le confort de son maître (immobilité et docilité). C’est donc
fondamentalement un instrument servant d’entrave. Le même instrument sera aussi utilisé
pour punir les esclaves refusant de se plier aux ordres, d’où cette étymologie maintenant
devenue classique : Tripalium, instrument de torture à trois pieux (Bloch & von Wartburg,
2002). Si cette définition est réductrice, force est de constater que son usage va perdurer
1 1 erg = 10-7 joule
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puisque qu’on le retrouve mentionné dans le concile d’Auxerre tenu en 578 qui « interdit aux
prêtres et aux diacres d’être présents quand on donne la torture aux coupables »2.
Les termes travail (français), trabajo (espagnol), trabalho (portugais) ou treball
(catalan) vont avoir cette même racine lourde de sens. Le travail est ainsi teinté de souffrance
et de contrainte, d’autant plus si on complète son étymologie par une racine mythologique.
d. Une racine punitive : le péché originel
Si l’origine des mots est importante, elle ne peut non plus en expliquer tout le sens. Or,
le travail a été, dans les cultures judéo-chrétiennes, grandement organisé par des religions qui
se sont dotées d’une mythologie fondatrice commune lui donnant une place à la fois centrale
et problématique. La question du travail est abordée dans l’Ancien Testament dés la création
du monde et de l’homme. Adam et Eve occupent le jardin d’Eden en y étant relativement
oisifs, ils se suffisent principalement de la cueillette dans une nature luxuriante. Un seul arbre
leur est interdit, celui de la connaissance du bien et du mal ; ils sont donc dans un état qui ne
connaît ni l’un, ni l’autre et la peine n’existe pas. Cependant, tentée par la plus intelligente de
toutes les bêtes, Eve goûte au fruit de cet arbre proscrit et en propose à son compagnon qui
accepte. Ils prennent alors conscience de leur nudité et se couvrent. Il est dit qu’en s’en
rendant compte, le Seigneur les condamna et la punition divine fut sans appel : « Il dit à la
femme : Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances ; c’est péniblement que tu
enfanteras des fils. Tu seras avide de ton homme et lui te dominera »3. Si au premier abord
cette condamnation ne semble pas être directement liée à la question du travail, il est alors
d’autant plus intéressant de voir que, en obstétrique, le travail est un synonyme de
l’accouchement - d’où le nom de la « salle de travail » à l’hôpital (et en anglais, on parle de
‘going into labour’). Il semble difficile de ne pas voir dans ce passage de la Bible un lien avec
ces salles où le bonheur de donner la vie se mêle à la souffrance de l’enfantement. Cependant,
la sanction de s’arrête pas là.
2 « Non licet prefsbytero nec Diacono, as Trepalium, unbi rei torquetur, stare », Bibliothèque historique de l'Yonne. Chez Perriquet, 1850. Collection de chroniques. M l'abbé Duru. VI e concile d'Auxerre canones XXXIII, page 105.3 Toutes les citations de la Bible sont issues de la Genèse 1, 2 et 3 dans leur traduction du livre de Poche.
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C’est bien le couple qui a goûté le fruit défendu et pas seulement Eve : « Il dit à Adam :
(…) le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours
de ta vie (…) À la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol
car c’est de lui que tu as été pris ». Adam et Eve ne pourront donc plus jamais vivre de la
simple et reposante cueillette qui suffisait à leurs besoins, leurs descendants devront
dorénavant travailler le sol et le labourer péniblement pour alors seulement pouvoir en tirer
une culture et ainsi se nourrir. Le travail est donc une punition divine dans les cultures judéo-
chrétiennes dont les membres portent la culpabilité et doivent assumer les conséquences.
2. Deux fils entremêlés
Le travail n’a pas que l’héritage latin qu’on lui prête souvent. On ne peut le réduire à
une simple contrainte (punitive ou curative), il est aussi une réalisation, une production
volontaire et potentiellement noble. L’étymologie fonde ainsi une utilisation du mot à la fois
ambiguë et ambivalente faite de faute, de sanction, d’absolution, d’asservissement et
d’épanouissement. Deux courants vont ainsi se mêler dans l’Histoire autour d’un travail qui
devient peu à peu central dans les sociétés occidentales. Si l’on peut démêler ces courants
pour des raisons analytiques, il serait absurde de vouloir nier l’un ou l’autre. Au-delà des
pratiques sociales et de l’organisation du travail qui sont évidemment centrales, le mot lui-
même est ancré dans des héritages qui rendent indissociables les deux courants : l’aliénation
et la réalisation.
Suivant les héritages du tripalium et de la mythologie judéo-chrétienne, le travail est vu
et vécu une contrainte, une sanction douloureuse. C’est une aliénation exercée par une
puissance dominante sur celui qui doit travailler et ce rôle va être endossé par la bourgeoisie
capitaliste au 19ème siècle. Cette idée est centrale chez Marx dans les Manuscrits de 1844 où il
dénonce cette séparation aliénante entre l’homme et le produit de son travail. On retrouvera
cela chez Debord (1967) dans sa Société du spectacle et chez Ellul (1973) dans Les nouveaux
possédés. Le travail comme obligation pénible, devient une obligation et une contrainte dans
laquelle celui qui travaille perd sa liberté en vendant sa force de production. Arendt (1983 :
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152) assouplira cette critique en reconnaissant au travail une fonction de « processus de
fertilité vitale » tout en le distinguant fortement de l’œuvre (ou retrouve au passage ici
l’èrgon) qui, elle, dure et de l’action qui créée et révèle la liberté de l’homme.
De manière concomitante, les héritages de l’ergon et du laborare teintent le travail
d’une forme de réalisation et de production dont le travailleur peut tirer une fierté. Par le
travail, l’homme prend prise sur son environnement, le transforme et le cultive pour en
obtenir ce qu’il désire. Il y a ainsi aussi dans le travail l’exercice d’une puissance, d’une
volonté. Cette dimension positive se retrouve dans les dernières pages du Candide de Voltaire
(1759) : le travail permet au Turc d’éloigner de lui trois grands maux : « l’ennui, le vice, et le
besoin ». Ainsi, on retrouve la dimension humaine du labeur parée ses lettres de noblesse :
« Il nous faut maintenant cultiver notre jardin ». Au-delà de l’effort et de la peine, toujours
présents évidemment, le travail est considérer que une puissance humaine permettant que
créer de la valeur (Smith, 1776). Il est ce qui sépare de l’humain de l’animal puisque seul
l’Homme a su agir sur son environnement pour le domestiquer4.
C’est de la rencontre entre ces deux perspectives contradictoires que va émerger la
notion de travail dans nos sociétés modernes. Entre contrainte divine et réalisation sociale, le
travail oscille. Il est noble dans la création et pénible dans l’effort. Pour rendre compte du
travail dans les organisations, les deux fils sont nécessaires pour tisser une représentation
riche. Il ne s’agit pas ici de nier l’importance de l’histoire, des relations sociales ou du droit
dans l’organisation sociale du travail, et donc dans ses théorisations. Il s’agit plutôt de
montrer en quoi les origines mêmes du mots peuvent permettre de rendre compte avec
richesse et profondeur de l’expérience quotidienne des travailleurs.
3. Méthodologie
Pour pouvoir saisir les subtilités de la manière dont le travail est réalisé et vécu par les
acteurs, j’ai utilisé deux récits d’ouvriers immergés dans les usines de construction
4 Cette idée d’une humanisation de la Nature traverse la pensée de Hegel pour qui le travail est central et formateur dans les sociétés humaines.
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automobile. Ils permettent un accès à leur rapport au travail, tant dans leurs quotidiens que
dans la place qu’il occupe dans leur vie. Afin de limiter les biais du récit, les deux ouvrages
ont été choisis pour des raisons précises. Dans Travaux, Georges Navel écrit son
autobiographie sous forme d’un récit réflexif de sa vie de travailleur manuel ; cette source
correspond à ce que Tedlock (2000) appelle une « biographie » ou une « histoire de vie ».
Dans L’établi, Robert Linhart propose le point de vue d’un sociologue qui décide d’aller
travailler à l’usine pour expérimenter intimement ce que les ouvriers vivent et pouvoir ainsi
rendre compte de leur quotidien ; ce que Tedlock (2000) considère à la fois comme une
« histoire de vie » et un « mémoire ». Ainsi, l’un des ouvrages va du travail manuel vers
l’écriture (Navel, 1979), l’autre va du recul de l’analyse vers l’expérience du travail
(Linhart, 1981).
Dans un premier temps, ces deux ouvrages ont été attentivement lus pour comprendre la
démarche et le point de vue des auteurs. Cela m’a permis de saisir leur approche, la place du
travail dans leur vie et la manière dont ils le vivaient au quotidien. Ensuite, un premier codage
a été effectué pour identifier les différents paragraphes dans lesquels leur travail était
particulièrement examiné. Il s’agissait alors de rester proche des vocabulaires des auteurs et
de faire ressortir des thèmes récurrents. C’est après avoir identifié des proximités suffisantes
pour identifier des catégories qu’un codage commun a été effectué. Ce processus est très
influencé par la méthodologie dite « Gioia » (Gioia & al., 2013). Il s’agissait de cumuler des
thèmes de premier ordre proches des sources puis de second ordre plus distanciés et
analytiques (Van Maanen, 1979). Le mode de représentation de l’ensemble du processus
utilisé par la suite emprunte fortement à Clark, Gioia, Ketchen and Thomas (2010).
Tableau 1. Structure des données
Concepts de 1er ordreThèmes de 2nd
ordre
Dimensions
globales
Le travail manuel requiert un effort
constant qui épuise les ouvriers
a. La fatigue de
l’efficacité
La pénibilité du
travail
La routine du travail quotidien rend b. L’ennui du
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l’activité répétitive, voire ennuyeuse quotidien
L’automatisation et l’encadrement des
travailleurs impose un contrôle toujours
plus resserré.
c. Le contrôle par
l’automatisation
Le travail dominéAu quotidien, la hiérarchie exerce son
pouvoir sur le travail, par la formation
comme par la surveillance
d. La domination de
la hiérarchie
La maîtrise des tâches à effectuer offre
des marges de liberté aux travailleurs.
e. La liberté par la
maîtriseLes marges de
liberté des
travailleurs
Le travail est sous-tendu par des
dynamiques d’apprentissage et de
transmission qui en font une acticité
fondamentalement collective.
f. Les collaborations
dans la transmission
Aussi automatisé qu’il puisse être, le
travail demande toujours une dextérité
et un savoir-faire.
g. L’intelligence du
savoir-faire
Les territoires des
travailleurs
Le sens du travail bien fait et le jeu de
la difficulté sont pour les travailleurs
des sources de plaisir et de fierté
quotidiennes.
h. Le plaisir et la
fierté
Quand il en vient à maîtriser son art, le
travailleur développe un style propre
qui sera reconnu et apprécié par ses
pairs.
i. L’élégance du
style
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4. Résultats
Le regroupement des catégories de premier ordre a produit 9 thèmes de second ordre
qui ont été regroupés en quatre dimensions. Les deux premières renvoient à ce qui a été
identifié comme étant le travail comme aliénation. Les deux suivantes, elles, évoquent plutôt
le travail comme réalisation. Pour autant, les frontières sont poreuses et l’on va voir en quoi
ces deux « fils » s’entremêlent en permanence.
a. La pénibilité du travail
Etant donné le choix du secteur, il n’est pas étonnant de trouver le thème de la pénibilité
du travail sur les chaines de montage automobiles. Puisque l’efficacité est une préoccupation
omniprésente, elle est nécessairement accompagnée d’une fatigue, voire d’un épuisement des
travailleurs. L’attention et l’intensité constantes des lignes de montage pèsent sur leurs gestes.
Et ce d’autant plus que la division et l’automatisation des tâches a rendu le travail répétitif et
donc souvent ennuyeux. Le quotidien du travailleur est ainsi teinté de fatigue et d’ennui.
Tableau 2. La pénibilité du travail
Thèmes de 2nd
ordre
Données de 1er ordre
a. La fatigue de
l’efficacité
« On parvenait à une vitesse de gestes étonnante (…) On
agissait comme dans les films fous où les images se suivent à
une vitesse extrême. On gagnait du temps » (Navel, 1979: 101).
« Les forces s’épuisent. Il faut se rassembler, s’anéantir, ne pas
être trop présent, trop conscient de la fatigue, parvenir à
l’automatisme » (Navel, 1979 : 147).
« Avec l’habitude, tout devient possible, mais l’habitude est
dure à venir (…) Mais pour un débutant, c’est la galère. La
peine du début est difficile à surmonter. Dès le matin il faut
faire appel à la résistance. Les forces s’épuisent longtemps
avant la fin du jour » (Navel, 1979: 148).
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« Il parle comme il travaille : avec précision et régularité. Pas de
gestes superflus. Pas de mots superflus » (Linhart, 1981:19).
b. L’ennui du
quotidien
« Dans chacun de leurs gestes, car depuis longtemps leur travail
n’exigeait d’eux aucune tension, il y avait de l’ennui, mais de
l’ennui accepté, digéré »
(Navel, 1979: 72).
« Dehors l’usine me suivait. Elle m’était entrée dedans »
(Navel, 1979: 101).
« Je me représentais la chose à un rythme rapide – celui des
‘cadences infernales’ – (…) La première impression est, au
contraire, celle d’un mouvement lent mais continu » (Linhart,
1981: 9).
« « L’informe musique de la chaîne, le glissement des carcasses
grises de tôle crue, la routine des gestes : je me sens
progressivement enveloppé, anesthésié. Le temps s’arrête »
(Linhart, 1981: 10).
« J’entrevois une guerre d’usure de la mort contre la vie (…) La
mort : l’engrenage de la chaîne, l’imperturbable glissement des
voitures, la répétition de gestes identiques, la tâche jamais
achevée » (Linhart, 1981: 14).
b. Le travailleur dominé
Depuis la naissance du projet d’organisation scientifique du travail, les tâches des
ouvriers dans les usines ont été segmentées, mesurées, divisées et réparties pour optimiser la
production. Au-delà de la fatigue et de l’ennui déjà mentionnés plus haut, cela a aussi mené à
une mutation de l’encadrement des travailleurs. Le travail est maintenant contrôlé de près,
d’autant plus près qu’il est automatisé et donc presque transparent du point de vue de la
surveillance. Ainsi, la hiérarchie n’est plus vue comme simple coordinatrice ou répartitrice
des ressources, mais aussi comme un instrument de pouvoir et de domination sur les
travailleurs. On trouve ainsi une opposition systématique entre les ouvriers (« nous ») et le
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management (« eux »). Le travail est alors vécu comme une forme de domination de la
hiérarchie.
Tableau 3. Le travailleur dominé
Thèmes de 2nd
ordre
Données de 1er ordre
c. Le contrôle par
l’automatisation
« Faibles et débiles sont éliminés impitoyablement par le rythme
du travail » (Navel, 1979: 147).
« Le système Taylor, inhumain, absurde, appliqué dans le sport,
il exigerait du premier venu dans le saut, la nage, le lancement
du disque, qu’il parvienne au record des champions. C’était ça
qui donnait à l’usine une réputation de bagne d’abord, puis le
nombre excessif de gardiens en casquette qui ne cessaient de
circuler dans l’usine » (Navel, 1979: 65).
« (Après une réorganisation de la chaîne, les ouvriers sont)
dispersés, privés brutalement d’un rythme de vie au travail
qu’ils avaient patiemment construit pendant des années »
(Linhart, 1981: 131).
« Rationalisation, comme ils disent (…) On met tout ça en fiche,
on vous décompose et on vous recompose à des dixièmes de
seconde près et, un beau jour, on vient vous changer le boni par
surprise » (Linhart, 1981: 165).
d. La domination
de la hiérarchie
« Donc, l’Organisation du travail rôde. Elle n’a pas vraiment de
nom, l’Organisation du travail. Si, en principe : ‘le bureau des
méthodes et des temps’ (…) En général anonyme, présente
seulement dans ses effet. Mais, parfois, elle prend un visage,
une forme concrète ponctuellement » (Linhart, 1981: 169).
« Quatre, cinq, six (ouvriers efficaces) sur des établis
normalisés ; faisant exactement les mêmes gestes, avec des
retouches comptabilisées, classifiées, normées, réparties par un
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contrôleur ! » (Linhart, 1981: 170).
« Tout leur travail était chronométré. Chronométreurs,
démonstrateurs luttaient contre l’ouvrier » (Navel, 1979: 64).
« Sur le chantier, rien n’est prévu pour nous. Nous sommes
traités en bétail, en hommes durs » (Navel, 1979: 147-149).
c. Les marges de liberté des travailleurs
Malgré cette pénibilité et cette domination, le travail ne peut être réduit à une série de
tâches ne demandant aucun savoir-faire. Il existe toujours, même dans les usines automobiles,
des marges de libertés, des espaces au sein desquels les travailleurs sont maîtres de leurs
activités. L’ignorance de certains supérieurs hiérarchiques permet aux ouvriers de garder la
maîtrise et d’aménager des moments de liberté. C’est notamment le cas dans l’apprentissage
et la transmission qui, même si ils sont souvent encadrés par la direction, laissent aux
travailleurs une large part d’autonomie. Plus encore, elle leur permet de faire communauté en
développant des pratiques collectives.
Tableau 4. Les marges de liberté des travailleurs
Thèmes de 2nd
ordre
Données de 1er ordre
e. La liberté par la
maîtrise
« Chacun a ainsi, pour les gestes qui lui sont impartis, une aire
bien définie quoique aux frontières invisibles » (Linhart, 1981:
11).
« Parfois, s’il a travaillé vite, il lui reste quelques secondes de
répit avant qu’une nouvelle voiture se présente ; ou bien il en
profite pour souffler un instant, ou bien, au contraire,
intensifiant son effort, il ‘remonte la chaîne’ de façon a
accumuler un peu d’avance, c’est-à-dire qu’il travaille en amont
de son aire normale, en même temps que l’ouvrier du poste
précédent » (Linhart, 1981: 12).
« Moi, je reprends mon souffle en le regardant faire. Ses gestes
ont l’air si naturels ! Qu’ont ses mains, qui manque aux
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miennes ? Pourquoi ses bras et ses doigts savent-ils travailler, et
pas les miens ? » (Linhart, 1981: 23).
« Je sais que l’impression de facilité n’est qu’apparente, qu’il
faut maitriser sa main au millimètre près, contracter ses muscles
et ses nerfs, contrôler avec précision la pression de ses doigts »
(Linhart, 1981: 160).
« Il a de nombreux outils à sa disposition – instruments de
ponçage, de martelage, de polissage ; fers à souder, étain,
chalumeaux, mêlés dans une sorte de bric-à-brac familier où il
se retrouve sans hésiter – et chaque retouche met en œuvre une
opération particulière, presque jamais identique à la
précédente » (Linhart, 1981: 162).
« De la répétition du même effort naît un rythme, une cadence
où le corps trouve sa plénitude (…) Il y a au moins une heure
dans la journée où le corps est heureux » (Navel, 1979: 189).
« Avec la sensation d’être aussi vide qu’un tambour, je me
réjouissais, dans ma tâche toujours difficile, d’êter un homme,
une combinaison de forces, de facultés aux prises avec le noir
de la matière » (Navel, 1979: 244).
f. Les
collaborations dans
la transmission
« Nous travaillons tous au même rythme (…) Si le rythme
fléchit, le tâcheron (...) s’en va de gauche et de droite stimuler
les endormis (…) ‘Courage ! Avanti les enfants !’ » (Navel,
1979: 147).
« Pas d’orgeuil. Tout ce qu’il savait faire lui semblait simple à
enseigner. Sa phrase c’était : ‘je vais te montrer’ » (Navel, 1979:
234).
« ‘Allez, à toi maintenant’, me dit Mouloud. ‘Tu as vu comme
il faut faire.’ Et il me tend le chalumeau et le bâton d’étain. ‘…
Mais non ! Pas comme ça ! (…) Cela avait l’air évident, quand
Mouloud le faisait, en gestes précis, coordonnés, successifs.
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La Revue des Sciences de Gestion, Direction et Gestion n° XXX - Rubrique
Moi je n’y arrive pas, c’est la panique (…) ‘Ecoute, ça sert à
rien de t’affoler comme ça. Arrête un peu et regarde comment je
fais’ » (Linhart, 1981: 20-22).
d. Les territoires des travailleurs
Au-delà de libertés aménagées dan les interstices, les travailleurs développent par le
travail des règles, des sensations et des émotions qui n’appartiennent qu’à eux. En tant
qu’activité collective, le travail devient le lieu de développement de dextérités et
d’expériences sensorielles et corporelles qui échappent à tout système de contrôle. La fierté
du travail bien fait est irréductible à l’atteinte d’objectifs chiffrés imposés par la direction.
C’est à la fois un sens personnel et une reconnaissance de ses pairs que le travailleur décrit
dans son quotidien. Plus encore, il développera une esthétique, une élégance personnelle, que
la communauté apprécie d’autant plus que les managers en sont incapables.
Tableau 5. Les territoires des travailleurs
Thèmes de 2nd
ordre
Données de 1er ordre
g. L’intelligence
du savoir-faire
« Des gestes en apparence routiniers peuvent engager
l’intelligence et par là dégager de la joie » (Navel, 1979: 9).
« J’admirais ceux de mon équipe, leur habileté au boisage des
profondes tranchées (…) Je remarquais dans beaucoup de leurs
gestes un savoir-faire réfléchi » (Navel, 1979: 184).
« Les mouvements sont plus heureux quand ils sont guidés par
l’esprit, que l’attention s’en mêle. La plus grande fatigue, c’est
d’être absent, ans intérêt à ce qu’on fait. Le travail pouvait être
un jeu, une combinaison de difficultés à résoudre avec des
gestes » (Navel, 1979: 213).
« Le m’occupais à donner à mes mains le maximum d’habileté,
ne faisant aucun geste sans que l’attention n’y participât (…)
découvrant ainsi le rôle du tact et de la vue (…) Mais surtout, je
trouvais, à m’émerveiller de l’intelligence de la main humaine,
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des motifs de rêveries qui trompaient la longueur des journées »
(Navel, 1979: 220).
« L’intelligence ouvrière (…) habite chaque mouvement (…)
Sans elle tout serait fastidieux » (Navel, 1979: 229).
h. Le plaisir et la
fierté
« L’effort ouvrier, le plaisir de cette maîtrise faite d’un long
acquis (…) L’habileté dans le métier confère à l’homme une
façon de seigneurie » (Navel, 1979: 9).
« Je trouvais dans la vie éveillée un plaisir toujours absent du
travail machinal. Il y avait un monde où je n’étais ni Paul ni
Pierre, mais seulement un homme avec des facultés devant une
tâche, où je trouvais encore plus de plaisir que dans le sport ou
le jeu » (Navel, 1979: 214).
« Pour faire vite et bien, nous nous bâtions avec le temps
comme des coureurs qui veulent gratter quelques secondes sur
un record (…) C’était nécessaire de faire vite, c’était aussi un
jeu » (Navel, 1979: 245).
i. L’élégance du
style
« C’est le silence et chez certains une sorte de beauté rude du
visage qui parle pour eux » (Navel, 1979: 189).
« D’ordinaire, à la lavande, les coupeurs travaillent à la tâche.
C’est une raison de s’appliquer à se rendre habile au jeu de ses
mains, à manier avec légèreté la faucille autant qu’à saisir les
poignées d’épis coupés. Aussi, même quand on se tire très bien
de ce travail, qu’on a le style d’un bon coupeur (…) on tire sans
cesse de ses gestes des sortes d’épreuves que l’attention
l’applique à corriger pour les rendre plus parfaits, plus souples,
plus efficaces » (Navel, 1979: 229)
« (Les trois yougoslaves) sont si adroits et travaillent si vite
qu’ils parviennent à recomposer les trois postes en deux (…) Il
suffit de les regarder travailler pour se rendre compte que
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personne ne tiendrait normalement à un rythme pareil. On
croirait voir opérer des prestidigitateurs » (Linhart, 1981: 34).
« Je ne saurai jamais pourquoi, mais Georges, pour les
Yougoslaves, c’est quelqu’un d’important. Il marque,
discrètement. Il fume des cigarettes anglaises, parle avec
aisance, et se meut entre les tronçons de chaîne, les fenwicks,
les containers et les carrosseries comme s’il circulait entre des
groupes d’invités dans un salon. Son élégance était un défi à la
machine Citroën, à l’avilissement du travail à la chaine »
(Linhart, 1981: 36).
« Il travaille penché, à dix ou vingt centimètres du métal, précis
au coup de lime ou de marteau près, ne se reculant que pour
éviter la gerbe d’étincelles de la soudure ou la volée de copeaux
métalliques du ponçage. Un artisan, presque un artiste »
(Linhart, 1981: 162).
5. Discussion et conclusion
L’étymologie du mot ‘travail’ (et de ses traductions européennes) nous a permis
d’identifier plusieurs racines, sémantiques et mythologiques. De celles-ci nous sont apparus
une expérience du travail entremêlant intimement deux fils : le travail comme aliénation et le
travail comme réalisation. Ces deux thématiques se retrouvent dans les différentes analyses et
théories du travail développées par la suite. Pour confronter ces enracinements au travail tel
qu’il est pratiqué et vécu sur le terrain, deux ouvrages ont été analysés en détail : l’un venant
d’un ouvrier qui témoigne de son travail, l’autre d’un sociologue qui est allé travailler
plusieurs années dans les usines Citroën.
Il ressort de l’analyse une convergence de ce qui est décrit sur le terrain avec les racines
étymologiques du ‘travail’. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que les « fils » ne
sont jamais clairement séparés. Il n’y a pas l’aliénation d’un côté et la réalisation de l’autre, ni
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d’alternance séquentielle. Les deux sont entremêlés au quotidien et forcément de sans
contradiction. Le travail est à la fois une aliénation, une contrainte demandant un effort, et une
réalisation, quelque chose dont les travailleurs tirent une fierté. L’acteur devient travailleur
par le travail, il se produit et donc quelque part s’aliène lui-même. Il n’est pas nécessairement
une victime du travail et de son organisation. Ce que montre le terrain, c’est que les fils ne se
tressent pas en opposition et en paradoxe. Le travail est simultanément fait des deux, l’un
n’allant pas sans l’autre. Se plaindre d’un travail tout en en étant parfois fier n’est pas une
contradiction. Pas plus que de se jouer de certaines difficultés pour mener à bien la tâche tout
en protestant contre la domination de la hiérarchie.
Dans le quotidien des organisations, le travail mêle sans cesse aliénation et réalisation,
tripalium et ergon.
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Bibliographie
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Aristophane, (Les cavaliers
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Smith, A. (1776), Essai sur l’origine de la richesse des nations.
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Voltaire (1759
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