times le style classique, - harmonia mundi5 jan swafford, johannes brahms: a biography, vintage, p....

4
1 s brahms piano sonata 16 - Klavierstücke op.119 on Nakamatsu HMA 1957339 JOHANNES BRAHMS (1833-1897) SONATE POUR PIANO N o 3 FANTAISIES OP.116 KLAVIERSTÜCKE OP.119 JON NAKAMATSU Ce disque nous propose trois œuvres maîtresses de Brahms au piano. Fantaisies et Klavierstücke, qui datent de ses toutes dernières années, sont les plus connues. Médaille d’or du Concours international de piano Van Cliburn 1997, Jon Nakamatsu a eu l’intelligence d’y ajouter une Troisième Sonate beaucoup plus ancienne, l’œuvre d’un compositeur de vingt ans. Désormais, il faudra compter avec le talent de Nakamatsu.” CD Now Existe-t-il un autre exemple d’union aussi parfaite entre la manière et la matière que dans la musique de Brahms ? Évitant de manière elliptique les étapes habituelles d’une évolution artistique convenue, Brahms composa d’emblée une musique d’une profondeur peu commune et d’une maturité nourrie d’ineffable. Tout son œuvre est sous l’inspiration d’une nostalgie qui s’intensifie au fil de sa vie pour devenir, au terme de quarante années d’activité, un composé que nous ne saurions véritablement nommer, une tristesse poétique où se mêlent mélancolie, lassitude rêveuse, désir et regret. Une essence unique, particulière, brahmsienne. La singularité – voire la difficulté – de Brahms, était immédiatement perceptible. Après la création américaine du Trio avec piano op.8, en 1855, le critique du New York Times fit l’éloge de ses “nombreuses qualités, et d’un solide sens musical”, tout en constatant que les “motifs… donnent une impression de déjà entendu, et induisent un état d’esprit d’un certain scepticisme, pas vraiment impartial” 1 . Ce questionnement, par un critique, de son propre scepticisme, est fascinant et implique que le “déjà entendu” n’était ni un thème en soi ni un “motif” mais plutôt quelque chose de plus difficile à définir, un ethos en écho au passé. Ce passé qui résonnait encore dans l’imagination de Brahms était le monde de Beethoven, l’apogée du Classicisme musical. Toutefois, jamais le compositeur n’essaya de prolonger artificiellement les canons d’une esthétique antérieure – “La momification est une garantie de respectabilité”, écrivait Charles Rosen en conclusion de son indispensable ouvrage : Le Style classique, et conduit à “des essais sur le décorum et le respect” 2 . En fait, sur les bases apprises chez Beethoven, à qui il vouait une véritable vénération, Brahms composait une musique éminemment personnelle. Pour l’un comme pour l’autre compositeur, le piano était le mode fondamental d’expression musicale. Les trente-deux sonates pour piano de Beethoven suivent la trajectoire de son extraordinaire carrière. Leur évolution stylistique reflète son cheminement musical, d’apprenti à visionnaire. De même, les œuvres pour piano de Brahms brossent un portrait complet de leur auteur. De la Sonate op.1, dont la première phrase est manifestement calquée sur l’ouverture de la sonate Hammerklavier op.106 de son aîné, aux dernières Pièces pour piano op.119, elles proclament l’allégeance intellectuelle de leur auteur tout en manifestant son indépendance stylistique. Le médium pianistique était l’alpha et l’oméga de Brahms. Brahms était un interprète remarquable et remarqué. Fanny Davies, élève de Clara Schumann et pionnière de l’œuvre pianistique de Brahms en Grande-Bretagne, a laissé une description haute en couleurs de son art : “(Brahms) appartenait à cette race d’interprètes qui commence et termine bien ses phrases, et laisse tout l’espace nécessaire entre la fin de l’une et le début de la suivante, tout en les reliant sans hiatus aucun… 1 Theodore Thomas: A Musical Autobiography, A.C. McClurgh & Co., p. 40. 2 Charles Rosen, The Classical Style, W.W. Norton, p. 460.

Upload: others

Post on 07-Mar-2021

4 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Times Le Style classique, - Harmonia Mundi5 Jan Swafford, Johannes Brahms: A Biography, Vintage, p. 86. 6 Swafford, p. 83. 7 Swafford, p. 85. 3 hms piano sonata Fantasien op.116 -

1

johannes brahmspiano sonata

Fantasien op.116 - Klavierstücke op.119

jon NakamatsuHMA 1957339

JOHANNES BRAHMS (1833-1897)

SONATE POUR PIANO No 3 FANTAISIES OP.116KLAVIERSTÜCKE OP.119 JON NAKAMATSUCe disque nous propose trois œuvres maîtresses de

Brahms au piano. Fantaisies et Klavierstücke, qui

datent de ses toutes dernières années, sont les plus

connues. Médaille d’or du Concours international de

piano Van Cliburn 1997, Jon Nakamatsu a eu

l’intelligence d’y ajouter une Troisième Sonate

beaucoup plus ancienne, l’œuvre d’un compositeur

de vingt ans.

“Désormais, il faudra compter avec le talent de

Nakamatsu.” CD Now

Existe-t-il un autre exemple d’union aussi parfaite entre la manière et la matière que dans la musique de Brahms ? Évitant de manière elliptique les étapes habituelles d’une évolution artistique convenue, Brahms composa d’emblée une musique d’une profondeur peu commune et d’une maturité nourrie d’ineffable. Tout son œuvre est sous l’inspiration d’une nostalgie qui s’intensifie au fil de sa vie pour devenir, au terme de quarante années d’activité, un composé que nous ne saurions véritablement nommer, une tristesse poétique où se mêlent mélancolie, lassitude rêveuse, désir et regret. Une essence unique, particulière, brahmsienne.La singularité – voire la difficulté – de Brahms, était immédiatement perceptible. Après la création américaine du Trio avec piano op.8, en 1855, le critique du New York Times fit l’éloge de ses “nombreuses qualités, et d’un solide sens musical”, tout en constatant que les “motifs… donnent une impression de déjà entendu, et induisent un état d’esprit d’un certain scepticisme, pas vraiment impartial”1. Ce questionnement, par un critique, de son propre scepticisme, est fascinant et implique que le “déjà entendu” n’était ni un thème en soi ni un “motif” mais plutôt quelque chose de plus difficile à définir, un ethos en écho au passé.Ce passé qui résonnait encore dans l’imagination de Brahms était le monde de Beethoven, l’apogée du Classicisme musical. Toutefois, jamais le compositeur n’essaya de prolonger artificiellement les canons d’une esthétique antérieure – “La momification est une garantie de respectabilité”, écrivait Charles Rosen en conclusion de son indispensable ouvrage : Le Style classique, et conduit à “des essais sur le décorum et le respect”2. En fait, sur les bases apprises chez Beethoven, à qui il vouait une véritable vénération, Brahms composait une musique éminemment personnelle.Pour l’un comme pour l’autre compositeur, le piano était le mode fondamental d’expression musicale. Les trente-deux sonates pour piano de Beethoven suivent la trajectoire de son extraordinaire carrière. Leur évolution stylistique reflète son cheminement musical, d’apprenti à visionnaire. De même, les œuvres pour piano de Brahms brossent un portrait complet de leur auteur. De la Sonate op.1, dont la première phrase est manifestement calquée sur l’ouverture de la sonate Hammerklavier op.106 de son aîné, aux dernières Pièces pour piano op.119, elles proclament l’allégeance intellectuelle de leur auteur tout en manifestant son indépendance stylistique. Le médium pianistique était l’alpha et l’oméga de Brahms.Brahms était un interprète remarquable et remarqué. Fanny Davies, élève de Clara Schumann et pionnière de l’œuvre pianistique de Brahms en Grande-Bretagne, a laissé une description haute en couleurs de son art : “(Brahms) appartenait à cette race d’interprètes qui commence et termine bien ses phrases, et laisse tout l’espace nécessaire entre la fin de l’une et le début de la suivante, tout en les reliant sans hiatus aucun…

1 Theodore Thomas: A Musical Autobiography, A.C. McClurgh & Co., p. 40.

2 Charles Rosen, The Classical Style, W.W. Norton, p. 460.

Page 2: Times Le Style classique, - Harmonia Mundi5 Jan Swafford, Johannes Brahms: A Biography, Vintage, p. 86. 6 Swafford, p. 83. 7 Swafford, p. 85. 3 hms piano sonata Fantasien op.116 -

2

johannes brahmspiano sonata

Fantasien op.116 - Klavierstücke op.119

jon Nakamatsu

À l’instar de Beethoven, il tenait particulièrement à ce que ses annotations (toujours le strict minimum) servent à communiquer la pensée musicale intérieure. Brahms utilise souvent le signe < > lorsqu’il souhaite exprimer une grande sincérité et beaucoup d’ardeur, en terme de son mais aussi de rythme. Il ne s’attardait pas sur une seule note mais sur l’idée entière, comme incapable de s’arracher à sa beauté… L’interprétation de Brahms était très libre, très souple et ductile ; mais toujours équilibrée – on sentait le rythme fondamental sous le rythme de surface. Son phrasé était remarquable dans les passages lyriques… Le jeu de Brahms traduisait exactement ce qu’il souhaitait communiquer : des aspirations, des envolées débridées d’imagination, un calme majestueux, une profonde tendresse sans trace de sensiblerie, un humour délicat, imprévisible, la sincérité, la noblesse de la passion.”3

En tant que compositeur, Brahms était tout aussi admiré, du moins dans certains cercles, comme celui – sans doute le plus influent – réuni autour de Robert Schumann. La visite de Brahms à Schumann en 1853 eut d’ailleurs un énorme retentissement. Ce dernier écrivit pour le magazine musical Neue Zeitschrift für Musik un article demeuré célèbre. Accueilli comme le Sauveur de la Musique, le jeune compositeur était décrit comme “un musicien appelé à exprimer son époque de manière idéale ; un musicien dont la maîtrise ne se révélait pas graduellement, mais s’imposait d’un coup, telle Athéna sortie toute armée du crâne de Zeus…”4

Malgré l’aura quasi mythique de cet article, consacré par l’Histoire, il est nécessaire de le revoir d’un œil critique. Profondément engagé dans la politique musicale de son époque, Schumann avait besoin d’un champion pour porter ses couleurs – un compositeur dont les goûts artistiques s’accorderaient aux siens – et pensait avoir trouvé en Brahms le candidat idéal. Avec le recul, toutefois, son éloge était disproportionné. À l’époque, Brahms faisait surtout une carrière de pianiste et cherchait encore sa voie comme compositeur. Des œuvres qu’il présenta à Schumann lors de leur première rencontre, il ne reste pratiquement rien, car, les jugeant peu satisfaisantes par la suite, il les détruisit presque toutes.Quel était alors le dessein de Schumann ? Dans son indispensable biographie de Brahms, Jan Swafford5 fait remarquer que Schumann avait déjà consacré d’autres “Sauveurs” de la musique avant que Brahms n’apparaisse, littéralement, à sa porte : citons par exemple, Ludwig Schunke et William Sterndale Bennett, deux talents de second plan. Swafford spécule également sur une possible attirance homoérotique de Schumann pour Brahms. Quoi qu’il en soit, le titre de l’article : Neue Bahnen (Nouvelles voies) ne manque pas d’une certaine ironie. En effet, ce n’était pas tant les innovations de son cadet qui attiraient Schumann que sa ferme adhésion aux traditions. Si la Sonate op.1 de Brahms a pu sembler radicalement autre à l’époque – le geste ample est souvent maladroit, le caractère provocateur, les défis techniques à la limite de l’humain – l’œuvre adhère néanmoins aux principes de composition beethovéniens. Eût-il été plus perspicace, Schumann aurait intitulé son article : Alte Weisen (À l’ancienne).Parmi les premières sonates pour piano de Brahms – celles qui échappèrent à la destruction – la Sonate op.5 en fa mineur a connu la meilleure fortune. Ici, pas de référence manifeste à Beethoven comme dans l’opus 1 (composé d’ailleurs après l’opus 5), mais il s’agit quand même d’une vigoureuse pièce de grande envergure en cinq mouvements, fermement ancrée dans les derniers feux de la tradition classique. Ce n’est pas pour rien que Schumann et son cercle considéraient Brahms comme un “vrai Beethovénien”6.Lors de la fameuse rencontre, Brahms avait déjà achevé l’Andante et l’Intermezzo (le Rückblick ou “Regard en arrière”) de la sonate. Il composa le reste pendant son séjour chez les Schumann. Cette œuvre grandiose, d’une écriture audacieuse et d’une grande originalité dans le geste – Schumann parlait de ces premières sonates comme de “symphonies voilées”7 – a dû stupéfier les premiers auditeurs par l’extravagance de son ouverture. Comme pour mieux préparer l’oreille à ce qui va suivre, le premier temps de la première mesure assène un fa “forte” dans les trois octaves du registre grave de l’instrument, sur un rythme de croche suivie d’un demi-soupir. Le deuxième temps introduit un motif rythmique et mélodique à l’aigu, plus de deux octaves plus haut. La tonique est réaffirmée en croches pointées / triples croches qui, dans un grand souffle dynamique, introduisent un noyau thématique conduisant au troisième temps, un premier renversement de l’accord de sol mineur tenu pendant une noire. Remarquons le choix d’un rythme fort pour cette harmonie faible, prélude à une extrapolation séquentielle de la phrase d’ouverture de six mesures.

3 Performing Brahms: Early Evidence of Performing Style, ed. Michael Musgrave et Bernard D. Sherman, Cambridge University Press, p. 303 et suiv.4 Robert Schumann, On Music and Musicians, W.W. Norton, p. 252 et suiv.5 Jan Swafford, Johannes Brahms: A Biography, Vintage, p. 86.6 Swafford, p. 83.7 Swafford, p. 85.

Page 3: Times Le Style classique, - Harmonia Mundi5 Jan Swafford, Johannes Brahms: A Biography, Vintage, p. 86. 6 Swafford, p. 83. 7 Swafford, p. 85. 3 hms piano sonata Fantasien op.116 -

3

johannes brahmspiano sonata

Fantasien op.116 - Klavierstücke op.119

jon Nakamatsu

L’inventivité de Brahms ne tarit pas, au fur et à mesure qu’il façonne son mouvement. Le motif introduit sur le deuxième temps de la mesure d’ouverture, par exemple, s’allonge rythmiquement dans la mesure cinq, quand la première phrase arrive à sa conclusion. Il réapparaît dans le thème de transition (mesures 23 et suivantes), étalé sur deux mesures à la main droite et comprimé sur deux temps à la main gauche. Remarquez aussi la progression immédiate de la ligne de basse : le mouvement descendant par demi-tons conjoints suggère un thème de passacaille comme celui que Brahms utilisera avec beaucoup d’éloquence dans le finale de sa Quatrième Symphonie.L’Andante de la sonate est inspiré par un incipit de trois vers du poète allemand C.O. Sternau (un pseudonyme) : Der Abend dämmert, das Mondlicht scheint Le soir tombe, la lune luit Da sind zwei Herzen in Liebe vereint Deux cœurs unis dans l’amour Und halten sich selig umfangen S’embrassent, transportés de bonheur

La mélodie est du plus pur Brahms : le thème, particulièrement chaleureux et expressif, cascade en tierces caractéristiques. Le développement présente un épisode assez long en Ré bémol majeur, d’un caractère élégiaque, comme d’autres passages de l’œuvre dans la même tonalité. Brahms semble avoir trouvé dans l’atmosphère de cette tonalité un refuge, un soulagement après le climat fiévreux de la tonalité de base de fa mineur. Suit un Scherzo dans le style de l’opus 4 et du scherzo que Brahms composa pour la sonate intitulée F-A-E (dont Schumann et Albert Dietrich composèrent les autres mouvements). Le trio de ce mouvement à trois temps extrêmement brillant donne lieu à un changement d’harmonie et d’atmosphère, de fa mineur à Ré bémol majeur.L’innovation la plus intéressante se fait jour entre le Scherzo et le Finale avec l’insertion d’un mouvement lent intitulé Rückblick. Cet épisode intensément poétique reconsidère l’Andante, rappelant comme en écho les sentiments qu’il évoque, et le motif du “destin” qui gronde à la basse ajoute une note mélodramatique. Le Finale est un rondo assez complexe, tant sur le plan musical qu’expressif : ses variations suivent la fluctuation des émotions. On peut sans doute pardonner l’écriture contrapuntique quelque peu gratuite de la fin, et l’imputer à la hâte d’un jeune et brillant compositeur – Brahms avait alors à peine 20 ans – désireux de trouver sa voie.Au cours des quarante ans écoulés entre la Sonate op.5 et les dernières œuvres pour piano, le monde musical avait connu des mutations majeures. L’ère du Style classique décrit par Charles Rosen était l’âge d’or de la tonalité fonctionnelle pour le compositeur et théoricien Edward Cone8. Dans la dernière décennie du xixe siècle, les compositeurs européens ne formaient plus une communauté unie autour de l’harmonie, de la mélodie et du rythme. Le concept de tonalité fonctionnelle, et tout ce qui la soutenait, s’affaiblissait.L’opus 116 manifeste cette nouvelle réalité. Bien que ses mouvements s’intitulent “capriccio” ou “intermezzo”, le recueil parut néanmoins sous le titre collectif de “Sept Fantaisies”. Les intentions de Brahms sont obscures : peut-être était-il influencé par Schumann, dont il préparait alors les œuvres pour la publication. Certaines pièces des Sept Fantaisies ont en commun avec les Kreisleriana de Schumann une atmosphère d’excentricité chimérique.Brahms n’avait plus composé pour piano seul depuis les Deux Rhapsodies (op.79) de 1879, soit plus de dix ans auparavant. Il entrait à présent dans un monde nouveau et différent. Signalons plusieurs mouvements qui confèrent à l’ensemble son caractère particulier. Le Capriccio en ré mineur trouble dès le départ : les barres de mesures sont floues, les harmonies claires deviennent incertaines, les temps faibles sont dotés d’une importance majeure, et les rythmes simples rendus complexes par des groupements irréguliers. “Cependant, comme l’écrit le pianiste britannique Denis Matthews, le caractère étrange du Capriccio ne peut s’expliquer par cette seule analyse objective. Il est dramatique en dépit d’une grande parcimonie de moyens, plein de vie et cependant fantomatique, avec des flambées de virtuosité retenues par une intériorisation intellectuelle ou écartées et rejetées dans l’ombre – jusqu’à l’apogée de la dernière page. [C’est] une pièce au caractère confidentiel malgré sa puissance. Elle reflète, plutôt qu’elle n’étale, une manière virtuose, et ce faisant, elle corrobore le rapport de auditu de Richard Specht sur le Brahms des dernières années : ‘Il jouait tout le temps comme s’il était seul ; il oubliait totalement son public’.”9 Aucune pièce de l’opus 116 n’est peut-être plus radicalement représentative que le doux Intermezzo en la mineur. Dans tout le recueil – en fait, dans tout l’œuvre de Brahms – règne une métrique libre et fluide (voir l’Intermezzo op.118 n°6, par exemple, qui donne à l’œil et à l’oreille l’impression d’une improvisation saisie à la volée) ; les phrases s’étirent sur des longueurs non conventionnelles et les barres de mesure, outils de convenance pour l’organisation de la musique, sont souvent malmenées.

8 Edward T. Cone, Music: A View from Delft, University of Chicago Press, p. 21.9 Denis Matthews, Brahms Piano Music, University of Washington Press, p. 60.

Page 4: Times Le Style classique, - Harmonia Mundi5 Jan Swafford, Johannes Brahms: A Biography, Vintage, p. 86. 6 Swafford, p. 83. 7 Swafford, p. 85. 3 hms piano sonata Fantasien op.116 -

4

johannes brahmspiano sonata

Fantasien op.116 - Klavierstücke op.119

jon Nakamatsu

La pièce commence par des phrases franches : deux phrases de quatre mesures chacune (mais remarquez que la mesure 9, puis la mesure 18, sont des Rückblicke en miniature). Après un début posé – peut-être justement à cause de lui – Brahms donne libre cours à une imagination débridée dans le passage médian, avec des phrases de longueurs diverses. Tout aussi étonnant : l’Intermezzo (quatrième pièce de l’opus 116) – œuvre poignante et mélancolique dont l’harmonie balance délicatement, presque avec fragilité, entre Mi majeur et do dièse mineur.Des flashes schumanniens parcourent l’opus 116 : dans les syncopes de la basse du Capriccio en ré mineur ; dans le souffle mélodique du Capriccio en sol mineur ; dans la foulée rythmique caractéristique de l’Intermezzo en mi mineur. Grisant mélange – mais gardons en mémoire la remarque suivante à propos de l’Intermezzo en la mineur et appliquons-la à l’ensemble de cet attachant recueil : “L’auditeur se promène à l’aveugle en terrain inconnu et étrange mais il est guidé avec bienveillance par un habitant de ces contrées.”10 Les Pièces pour piano de l’opus 119 – trois intermezzi et, en pendant, une rhapsodie pour conclure – sont moins opaques. Composées en 1892, parallèlement aux six Pièces pour piano de l’opus 118, il s’agit des dernières œuvres de Brahms pour piano seul. C’est une musique d’une grande économie de moyens. L’Intermezzo d’ouverture, par exemple, est bâti sur une succession d’accords de onzièmes, la résolution d’une dissonance faisant apparaître la suivante. Le deuxième Intermezzo tire son matériau mélodique d’un motif de six notes, et le troisième est basé sur un noyau de quatre notes. Mais ce sont les sentiments exprimés qui nous parlent : la mélancolie du premier Intermezzo ; l’introspection du deuxième ; la gaieté, quoique teintée de tristesse, du troisième. La Rhapsodie qui conclut le recueil est aussi extravertie que le premier Intermezzo est introverti. Foisonnante de bonne humeur et sans honte de l’être, elle laisse à penser que les avertissements pressants des pièces antérieures – en fait, de toutes les dernières œuvres pour piano – avaient été traités correctement, ou n’avaient jamais existé.Ces pièces semblent connues et familières mais posent de formidables défis. Lorsque Brahms écrivit à Clara Schumann à propos du premier Intermezzo de l’opus 119, il admit qu’il “grouillait de dissonances” et en suggéra l’interprétation : “La petite pièce est extrêmement mélancolique, et l’indication langsam spielen, jouer lentement, ne suffit pas. Chaque mesure, chaque note doit sonner comme un ritardando, comme si on voulait en extraire la substantifique mélancolie, en retirant plaisir et délectation des dissonances mentionnées plus haut.”11

Charles Rosen commente ainsi la maladresse calculée avec laquelle Brahms présente un arpège (entendu en premier, dans une itération plus simple, mesure 19 et suivantes) dans la Rhapsodie qui conclut l’opus 119 : “Cette préférence pour le gauche et le maladroit passe du jeu à l’écoute… C’est moins pratique pour l’oreille comme pour la main, mais plus excitant.”12

Rosen suggère également que Brahms “était peut-être le seul compositeur conscient du fait que faire revivre une tradition du passé était une entreprise non seulement difficile mais qui ne pouvait pas avoir l’air facile… [il] aimait la tradition de la musique instrumentale pure mais savait qu’elle ne pouvait pas être répétée purement et simplement. En la continuant, il partait sur les traces de Beethoven et employait délibérément des matériaux compositionnels que les maîtres d’autrefois auraient ignorés en les trouvant trop simples pour une expression complexe. C’était en fait le contraste entre la simplicité du matériau de base et la richesse du développement qui donnait aux œuvres de Beethoven leur puissance extraordinaire… Brahms choisissait un matériau que même Beethoven aurait trouvé peu prometteur : des relations simples, un peu ingrates, gauches, résistantes au développement. Il savait que la maladresse pouvait devenir extrêmement expressive et savait comment l’exploiter.”13 Ce jugement est sans doute incomplet mais il nous aide toujours à comprendre l’alchimie brahmsienne.

GeorGe Gelles

Traduction : Geneviève Bégou

10 The Compleat Brahms, ed. Leon Botstein, W.W. Norton, p. 188.11 Performing Brahms, p. 197.12 Charles Rosen, Charles Rosen, Critical Entertainments, Harvard University Press, p. 169.13 Ibid., p. 177.