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The Project Gutenberg EBook of Tartarin sur les Alpes, by Alphonse Daudet
#9 in our series by Alphonse Daudet
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Title: Tartarin sur les Alpes
Nouveaux exploits du hros tarasconnais
Author: Alphonse Daudet
Release Date: February, 2004 [EBook #5105]
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[This file was first posted on April 29, 2002]
Edition: 10
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TARTARIN SUR LES ALPES ***
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ALPHONSE DAUDET
Tartarin sur les Alpes
Nouveaux exploits du hĂros tarasconnais
TABLE DE MATIšRES
I. Apparition au Rigi-Kulm.--Qui?--Ce quâon dit autour dâune table de
six cents couverts.--Riz et pruneaux.--Un bal improvisĂ.--Lâinconnu
signe son nom sur le registre de lâhĂŽtel.--P. C. A.
II. Tarascon, cinq minutes dâarrĆt.--Le Club des Alpines.--Explication
du P. C. A.--Lapins de garenne et lapins de choux.--Ceci est mon
testament,--Le sirop de cadavre.--PremiĆre ascension.--Tartarin tire
ses lunettes.
III. Une alerte sur le Rigi.--Du sang-froid! du sang-froid!--Le cor
des Alpes.--Ce que Tartarin trouve Ă sa glace en se rĂveillant.
--PerplexitĂ.--On demande un guide par le tĂlĂphone.
IV. Sur le bateau.--Il pleut.--Le hĂros tarasconnais salue des
mĂąnes.--La vĂritĂ sur Guillaume Tell.--DĂsillusion.--Tartarin de
Tarascon nâa jamais existĂ.--«TĂ! Bompard!».
V. Confidences sous un tunnel.
VI. Le col du BrĂŒnig.--Tartarin tombe aux mains des nihilistes.--Disparition
dâun tĂnor italien et dâune corde fabriquĂe en Avignon.--Nouveaux
exploits du chasseur de casquettes.--Pan! pan!
VII. Les nuits de Tarascon.--OĂž est-il?--AnxiĂtĂ.--Les cigales du Cours
redemandent Tartarin.--Martyre dâun grand saint tarasconnais.--Le Club
des Alpines.--Ce qui se passait Ă la pharmacie de la placette.--A moi,
BĂzuquet!.
VIII. Dialogue mĂmorable entre la Jungfrau et Tartarin.--Un salon
nihiliste.--Le duel au couteau de chasse.--Affreux cauchemar.
--«Câest moi que vous cherchez, messieurs?»--Ătrange accueil fait par
lâhĂŽtelier Meyer Ă la dĂlĂgation tarasconnaise.
IX. Au Chamois fidĆle
X. Lâascension de la Jungfrau.--VĂ, les boeufs!--Les crampons Kennedy
ne marchent pas, la lampe Ă chalumeau non plus.--Apparition dâhommes
masquĂs au chalet du Club Alpin.--Le prĂsident dans la crevasse.--Il y
laisse ses lunettes.--Sur les cimes!--Tartarin devenu dieu.
XI. En route pour Tarascon!--Le lac de GenĆve.---Tartarin propose une
visite au cachot de Bonnivard.--Court dialogue au milieu des
roses.--Toute la bande sous les verrous.--LâinfortunĂ Bonnivard.--O
se trouve une certaine corde fabriquĂe en Avignon.
XII. LâhĂŽtel Baltet Ă Chamonix.--Ëa sent lâail!--De lâemploi de la
corde dans les courses alpestres.--Shake hands!--Un ĂlĆve de
Schopenhauer.--A la halte des Grands-Mulets.--«Tartar_Ăin_, il faut
que je vous parle».
XIII. La catastrophe.
XIV. Ăpilogue.
I
APPARITION AU RIGI-KULM.--OUI?--CE QUâON DIT AUTOUR DâUNE TABLE DE SIX
CENTS COUVERTS.--RIZ ET PRUNEAUX. UN BAL IMPROVISĂ.--LâINCONNU SIGNE
SON NOM SUR LE REGISTRE DE LâHOTEL.--P. C. A.
Le 10 aoĂt 1880, Ă lâheure fabuleuse de ce coucher de soleil sur les
Alpes, si fort vantĂ par les guides Joanne et Baedeker, un brouillard
jaune hermĂtique, compliquĂ dâune tourmente de neige en blanches
spirales, enveloppait la cime du Rigi (_Regina montium_) et cet hĂŽtel
gigantesque, extraordinaire Ă voir dans lâaride paysage des hauteurs,
ce Rigi-Kulm vitrĂ comme un observatoire, massif comme une citadelle,
oĂž pose pour un jour et une nuit la foule des touristes adorateurs du
soleil.
En attendant le second coup du dĂźner, les passagers de lâimmense et
fastueux caravansĂrail, morfondus en haut dans les chambres ou pĂąmĂs
sur les divans des salons de lecture dans la tiĂdeur moite des
calorifĆres allumĂs, regardaient, Ă dĂfaut des splendeurs promises,
tournoyer les petites mouchetures blanches et sâallumer devant le
perron les grands lampadaires dont les doubles verres de phares
grinçaient au vent.
Monter si haut, venir des quatre coins du monde pour voir cela... O
Baedeker!...
Soudain quelque chose Ămergea du brouillard, sâavançant vers lâhĂŽtel
avec un tintement de ferrailles, une exagĂration de mouvements causĂe
par dâĂtranges accessoires.
A vingt pas, Ă travers la neige, les touristes dĂsoeuvrĂs, le nez
contre les vitres, les _misses_ aux curieuses petites tĆtes coiffĂes
en garçons, prirent cette apparition pour une vache ĂgarĂe, puis pour
un rĂtameur chargĂ de ses ustensiles.
A dix pas, lâapparition changea encore et montra lâarbalĆte
lâĂpaule, le casque Ă visiĆre baissĂe dâun archer du moyen Ăąge, encore
plus invraisemblable Ă rencontrer sur ces hauteurs quâune vache ou
quâun ambulant.
Au perron, lâarbalĂtrier ne fut plus quâun gros homme, trapu, rĂąblĂ,
qui sâarrĆtait pour souffler, secouer la neige de ses jambiĆres en
drap jaune comme sa casquette, de son passe-montagne tricotĂ ne
laissant guĆre voir du visage que quelques touffes de barbe
grisonnante et dâĂnormes lunettes vertes, bombĂes en verres de
stĂrĂoscope. Le _piolet_, lâalpenstock, un sac sur le dos, un paquet
de cordes en sautoir, des crampons et crochets de fer Ă la ceinture
dâune blouse anglaise Ă larges pattes complĂtaient le harnachement de
ce parfait alpiniste.
Sur les cimes dĂsolĂes du Mont-Blanc ou du Finsteraarhorn, cette tenue
dâescalade aurait semblĂ naturelle; mais au Rigi-Kulm, Ă deux pas du
chemin de fer!
LâAlpiniste, il est vrai, venait du cĂŽtĂ opposĂ Ă la station, et
lâĂtat de ses jambiĆres tĂmoignait dâune longue marche dans la neige
et la boue.
Un moment il regarda lâhĂŽtel et ses dĂpendances, stupĂfait de trouver
Ă deux mille mĆtres au-dessus de la mer une bĂątisse de cette
importance, des galeries vitrĂes, des colonnades, sept Ătages de
fenĆtres et le large perron sâĂtalant entre deux rangĂes de pots Ă feu
qui donnaient Ă ce sommet de montagne lâaspect de la place de lâOpĂra
par un crĂpuscule dâhiver.
Mais si surpris quâil pĂt Ćtre, les gens de lâhĂŽtel le paraissaient
bien davantage, et lorsquâil pĂnĂtra dans lâimmense antichambre, une
poussĂe curieuse se fit Ă lâentrĂe de toutes les salles: des messieurs
armĂs de queues de billard, dâautres avec des journaux dĂployĂs, des
dames tenant leur livre ou leur ouvrage, tandis que tout au fond, dans
le dĂveloppement de lâescalier, des tĆtes se penchaient par-dessus la
rampe, entre les chaĂźnes de lâascenseur.
Lâhomme dit haut, trĆs fort, dâune voix de basse profonde, un «creux
du Midi» sonnant comme une paire de cymbales:
«Coquin de bon sort! En voilà un temps!...
Et tout de suite il sâarrĆta, quitta sa casquette et ses lunettes.
Il suffoquait.
LâĂblouissement des lumiĆres, le chaleur du gaz, des calorifĆres, en
contraste avec le froid noir du dehors, puis cet appareil somptueux,
ces hauts plafonds, ces portiers chamarrĂs avec «REGINA MONTIUM» en
lettres dâor sur leurs casquettes dâamiraux, les cravates blanches des
maĂźtres dâhĂŽtel et le bataillon des Suissesses en costumes nationaux
accouru sur un coup de timbre, tout cela lâĂtourdit une seconde, pas
plus dâune.
Il se sentit regardĂ et, sur-le-champ, retrouva son aplomb, comme un
comĂdien devant les loges pleines.
«Monsieur dĂsire?...
CâĂtait le gĂrant qui lâinterrogeait du bout des dents, un gĂrant trĆs
chic, jaquette rayĂe, favoris soyeux, une tĆte de couturier pour
dames.
LâAlpiniste, sans sâĂmouvoir, demanda une chambre, «une bonne petite
chambre, au moins», Ă lâaise avec ce majestueux gĂrant comme avec un
vieux camarade de collĆge.
Il fut par exemple bien prĆs de se fĂącher quand la servante bernoise,
qui sâavançait un bougeoir Ă la main, toute raide dans son plastron
dâor et les bouffants de tulle de ses manches, sâinforma si monsieur
dĂsirait prendre lâascenseur. La proposition dâun crime Ă commettre
ne lâeĂt pas indignĂ davantage.
--Un ascenseur, Ă lui!... Ă lui!... Et son cri, son geste,
secouĆrent toute sa ferraille.
Subitement radouci, il dit Ă la Suissesse dâun ton aimable:
«_Pedibus_se_ cum jambis_se, ma belle chatte...» et il monta derriĆre
elle, son large dos tenant lâescalier, Ăcartant les gens sur son
passage, pendant que par tout lâhĂŽtel courait une clameur, un long
«Quâest-ce que câest que ça?» chuchotĂ dans les langues diverses des
quatre parties du monde. Puis le second coup du dĂźner sonna, et nul
ne sâoccupa plus de lâextraordinaire personnage.
Un spectacle, cette salle Ă manger du Rigi-Kulm.
Six cents couverts autour dâune immense table en fer Ă cheval oĂž des
compotiers de riz et de pruneaux alternaient en longues files avec des
plantes vertes, reflĂtant dans leur sauce claire ou brune les petites
flammes droites des lustres et les dorures du plafond caissonnĂ.
Comme dans toutes les tables dâhĂŽte suisses, ce riz et ces pruneaux
divisaient le dĂźner en deux factions rivales, et rien quâaux regards
de haine ou de convoitise jetĂs dâavance sur les compotiers du
dessert, on devinait aisĂment Ă quel parti les convives appartenaient.
Les Riz se reconnaissaient Ă leur pĂąleur dĂfaite, les Pruneaux Ă leurs
faces congestionnĂes.
Ce soir-lĂ , les derniers Ătaient en plus grand nombre, comptaient
surtout des personnalitĂs plus importantes, des cĂlĂbritĂs
europĂennes, telles que le grand historien Astier-RĂhu, de lâAcadĂmie
française, le baron de Stoltz, vieux diplomate austro-hongrois, lord
Chipendale (?), un membre du Jockey-Club avec sa niĆce (hum! hum!),
lâillustre docteur-professeur Schwanthaler, de lâUniversitĂ de Bonn,
un gĂnĂral pĂruvien et ses huit demoiselles.
A quoi les Riz ne pouvaient guĆre opposer comme grandes vedettes quâun
sĂnateur belge et sa famille, Mme Schwanthaler, la femme du
professeur, et un tĂnor italien retour de Russie, Ătalant sur la nappe
des boutons de manchettes larges comme des soucoupes.
Câest ce double courant opposĂ qui faisait sans doute la gĆne et la
raideur de la table. Comment expliquer autrement le silence de ces
six cents personnes, gourmĂes, renfrognĂes, mĂfiantes, et le souverain
mĂpris quâelles semblaient affecter les unes pour les autres? Un
observateur superficiel aurait pu lâattribuer Ă la stupide morgue
anglo-saxonne qui, maintenant, par tous pays donne le ton du monde
voyageur.
Mais non! Des Ćtres Ă face humaine nâarrivent pas Ă se haĂŻr ainsi
premiĆre vue, Ă se dĂdaigner du nez, de la bouche et des yeux faute de
prĂsentation prĂalable. Il doit y avoir autre chose.
Riz et Pruneaux, je vous dis. Et vous avez lâexplication du morne
silence pesant sur ce dĂźner du Rigi-Kulm qui, vu le nombre et la
variĂtĂ internationale des convives, aurait dĂ Ćtre animĂ, tumultueux,
comme on se figure les repas au pied de la tour de Babel.
LâAlpiniste entra, un peu troublĂ devant ce rĂfectoire de chartreux en
pĂnitence sous le flamboiement des lustres, toussa bruyamment sans que
personne prĂźt garde Ă lui, sâassit a son rang de dernier venu, au bout
de la salle. DĂfublĂ maintenant, câĂtait un touriste comme un autre,
mais dâaspect plus aimable, chauve, bedonnant, la barbe en pointe et
touffue, le nez majestueux, dâĂpais sourcils fĂroces sur un regard bon
enfant.
Riz ou Pruneau? on ne savait encore.
A peine installĂ, il sâagita avec inquiĂtude, puis quittant sa place
dâun bond effrayĂ: «_Outre!_...un courant dâair!...» dit-il tout haut,
et il sâĂlança vers une chaise libre, rabattue au milieu de la table.
Il fut arrĆtĂ par une Suissesse de service, du canton dâUri, celle-lĂ ,
chaĂźnettes dâargent et guimpe blanche:
«Monsieur, câest retenu...
Alors, de la table, une jeune fille dont il ne voyait que la chevelure
en blonds relevĂs sur des blancheurs de neige vierge dit sans se
retourner, avec un accent dâĂtrangĆre:
«Cette place est libre... mon frĆre est malade, il ne descend pas.
--Malade? demanda lâAlpiniste en sâasseyant, lâair empressĂ, presque
affectueux... Malade? Pas dangereusement au moins?
Il prononçait «au mouain», et le mot revenait dans toutes ses phrases
avec quelques autres vocables parasites «hĂ, quĂ, tĂ, zou, vĂ, vaĂŻ,
allons, et autrement, diffĂremment», qui soulignaient encore son
accent mĂridional, dĂplaisant sans doute pour la jeune blonde, car
elle ne rĂpondit que par un regard glacĂ, dâun bleu noir, dâun bleu
dâabĂźme.
Le voisin de droite nâavait rien dâencourageant non plus; câĂtait le
tĂnor italien, fort gaillard au front bas, aux prunelles huileuses,
avec des moustaches de matamore quâil frisait dâun doigt furibond,
depuis quâon lâavait sĂparĂ de sa jolie voisine.
Mais le bon Alpiniste avait lâhabitude de parler en mangeant, il lui
fallait cela pour sa santĂ.
«_VĂ_! Les jolis boutons... se dit-il tout haut Ă lui-mĆme en
guignant les manchettes de lâItalien... Ces notes de musique,
incrustĂes dans le jaspe, câest dâun effet _charmain_...
Sa voix cuivrĂe sonnait dans le silence sans y trouver le moindre
Ăcho.
«SĂr que monsieur est chanteur, _quĂ?_
--Non capisco...» grogna lâItalien dans ses moustaches.
Pendant un moment lâhomme se rĂsigna Ă dĂvorer sans rien dire, mais
les morceaux lâĂtouffaient. Enfin, comme son vis-Ă -vis le diplomate
austro-hongrois essayait dâatteindre le moutardier du bout de ses
vieilles petites mains grelottantes, enveloppĂes de mitaines, il le
lui passa obligeamment: «A votre service, monsieur le baron...» car il
venait de lâentendre appeler ainsi.
Malheureusement le pauvre M. de Stoltz, malgrĂ lâair finaud et
spirituel contractĂ dans les chinoiseries diplomatiques, avait perdu
depuis longtemps ses mots et ses idĂes, et voyageait dans la montagne
spĂcialement pour les rattraper. Il ouvrit ses yeux vides sur ce
visage inconnu, les referma sans rien dire. Il en eĂt fallu dix,
anciens diplomates de sa force intellectuelle, pour trouver en commun
la formule dâun remerciement.
A ce nouvel insuccĆs, lâAlpiniste fit une moue terrible, et la brusque
façon dont il sâempara de la bouteille aurait pu faire croire quâil
allait achever de fendre, avec, la tĆte fĆlĂe du vieux diplomate. Pas
plus! CâĂtait pour offrir Ă boire Ă sa voisine, qui ne lâentendit
pas, perdue dans une causerie Ă mi-voix, dâun gazouillis Ătranger doux
et vif, avec deux jeunes gens assis tout prĆs dâelle. Elle se
penchait, sâanimait. On voyait des petits frisons briller dans la
lumiĆre contre une oreille menue, transparente et toute rose...
Polonaise, Russe, NorvĂgienne?... mais du Nord bien certainement; et
une jolie chanson do son pays lui revenant aux lĆvres, lâhomme du Midi
se mit Ă fredonner tranquillement:
_O coumtesso gĆnto,
Estelo dou Nord
QuĂ la neu argento,
QuâAmour friso en or._[*]
[*] «Gentille comtesse,--LumiĆre du Nord,--Que la neige
argente,--QuâAmour frise en or.» (FrĂdĂric MISTRAL.)
Toute la table se retourna; on crut quâil devenait fou. Il rougit, se
tint coi dans son assiette, nâen sortit plus que pour repousser
violemment un des compotiers sacrĂs quâon lui passait:
«Des pruneaux, encore!... Jamais de la vie!
Câen Ătait trop.
Il se fit un grand mouvement de chaises. LâacadĂmicien, lord
Chipendale (?), le professeur de Bonn et quelques autres notabilitĂs
du parti se levaient, quittaient la salle pour protester.
Les «Riz» presque aussitÎt suivirent, en le voyant repousser le second
compotier aussi vivement que lâautre.
Ni Riz ni Pruneau!... Quoi alors?...
Tous se retirĆrent; et câĂtait glacial ce dĂfilĂ silencieux de nez
tombants, de coins de bouche abaissĂs et dĂdaigneux, devant le
malheureux qui resta seul dans lâimmense salle Ă manger flamboyante,
en train de faire une trempette Ă la mode de son pays, courbĂ sous le
dĂdain universel.
Mes amis, ne mĂprisons personne. Le mĂpris est la ressource des
parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots, le masque o
sâabrite la nullitĂ, quelquefois la gredinerie, et qui dispense
dâesprit, de jugement, de bontĂ. Tous les bossus sont mĂprisants;
tous les nez tors se froncent et dĂdaignent quand ils rencontrent un
nez droit.
Il savait cela, le bon Alpiniste. Ayant de quelques annĂes dĂpassĂ la
quarantaine, ce «palier du quatriĆme» oĂž lâhomme trouve et ramasse la
clef magique qui ouvre la vie jusquâau fond, en montre la monotone et
dĂcevante enfilade, connaissant en outre sa valeur, lâimportance de sa
mission et du grand nom quâil portait, lâopinion de ces gens-lĂ ne
lâoccupait guĆre. Il nâaurait eu dâailleurs quâĂ se nommer, Ă crier:
«Câest moi...» pour changer en respects aplatis toutes ces lippes
hautaines; mais lâincognito lâamusait.
Il souffrait seulement de ne pouvoir parler, faire du bruit, sâouvrir,
se rĂpandre, serrer des mains, sâappuyer familiĆrement Ă une Ăpaule,
appeler les gens par leurs prĂnoms. VoilĂ ce qui lâoppressait au
Rigi-Kulm.
Oh! surtout, ne pas parler.
«Jâen aurai la pĂpie, bien sĂr...» se disait le pauvre diable, errant
dans lâhĂŽtel, ne sachant que devenir.
Il entra au cafĂ, vaste et dĂsert comme un temple en semaine, appela
le garçon «mon bon ami», commanda «un moka sans sucre, _quĂ!_» Et le
garçon ne demandant pas: «Pourquoi sans sucre?» lâAlpiniste ajouta
vivement: «Câest une habitude que jâai prise en AlgĂrie, du temps de
mes grandes chasses.
Il allait les raconter, mais lâautre avait fui sur ses escarpins de
fantĂŽme pour courir Ă lord Chipendale affalĂ de son long sur un divan
et criant dâune voix morne: «TchimppĆgne! tchimppĆgne!» Le bouchon
fit son bruit bĆte de noce de commande, puis on nâentendit plus rien
que les rafales du vent dans la monumentale cheminĂe et le cliquetis
frissonnant de la neige sur les vitres.
Bien sinistre aussi, le salon de lecture, tous les journaux en main,
ces centaines de tĆtes penchĂes autour des longues tables vertes, sous
les rĂflecteurs. De temps en temps une bĂąillĂe, une toux, le
froissement dâune feuille dĂployĂe, et, planant sur ce calme de salle
dâĂtude, debout et immobiles, le dos au poĆle, solennels tous les deux
et sentant pareillement le moisi, les deux pontifes de lâhistoire
officielle, Schwanthaler et Astier-RĂhu, quâune fatalitĂ singuliĆre
avait mis en prĂsence au sommet du Rigi, depuis trente ans quâils
sâinjuriaient, se dĂchiraient dans des notes explicatives,
sâappelaient «Schwanthaler lâĂąne bĂątĂ, _vir ineptissimus_
Astier-RĂhu».
Vous pensez lâaccueil que reçut le bienveillant Alpiniste approchant
une chaise pour faire un brin de causette instructive au coin du feu.
Du haut de ces doux cariatides tomba subitement sur lui un de ces
courants froids, dont il avait si grandâpeur; il se leva, arpenta la
salle autant par contenance que pour se rĂchauffer, ouvrit la
bibliothĆque. Quelques romans anglais y traĂźnaient, mĆlĂs Ă de
lourdes bibles et Ă des volumes dĂpareillĂs du Club Alpin Suisse; il
en prit un, lâemportait pour le lire au lit, mais dut le laisser Ă la
porte, le rĆglement ne permettant pas quâon promenĂąt la bibliothĆque
dans les chambres.
Alors, continuant Ă errer, il entrâouvrit la porte du billard, oĂž le
tĂnor italien jouait tout seul, faisait des effets de torse et de
manchettes pour leur jolie voisine, assise sur un divan, entre deux
jeunes gens auxquels elle lisait une lettre. A lâentrĂe de
lâAlpiniste elle sâinterrompit, et lâun des jeunes gens se leva, le
plus grand, une sorte de moujik, dâhomme-chien, aux pattes velues, aux
longs cheveux noirs, luisants et plats, rejoignant la barbe inculte.
Il fit deux pas vers le nouveau venu, le regarda comme on provoque, et
si fĂrocement que le bon Alpiniste sans demander dâexplication,
exĂcuta un demi-tour Ă droite, prudent et digne.
«DiffĂremment, ils ne sont pas liants, dans le Nord...» dit-il tout
haut, et il referma la porte bruyamment pour bien prouver Ă ce sauvage
quâon nâavait pas peur de lui.
Le salon restait comme dernier refuge; il y entra... Coquin de
sort!... La morgue, bonnes gens! la morgue du mont Saint-Bernard, o
les moines exposent les malheureux ramassĂs sous la neige dans les
attitudes diverses que la mort congelante leur a laissĂes, câĂtait
cela le salon de Rigi-Kulm.
Toutes les dames figĂes, muettes, par groupes sur des divans
circulaires, ou bien isolĂes, tombĂes ça et lĂ . Toutes les misses
immobiles sous les lampes des guĂridons, ayant encore aux mains
lâalbum, le magazine, la broderie quâelles tenaient quand le froid les
avait saisies; et parmi elles les filles du gĂnĂral, les huit petites
PĂruviennes avec leur teint de safran, leurs traits en dĂsordre, les
rubans vifs de leurs toilettes tranchant sur les tons de lĂzard des
modes anglaises, pauvres petits _pays-chauds_ quâon se figurait si
bien grimaçant, gambadant à la cime des cocotiers et qui, plus encore
que les autres victimes, faisaient peine Ă regarder en cet Ătat de
mutisme et de congĂlation. Puis au fond, devant le piano, la
silhouette macabre du vieux diplomate, ses petites mains Ă mitaines
posĂes et mortes sur le clavier, dont sa figure avait les reflets
jaunis...
Trahi par ses forces et sa mĂmoire, perdu dans une polka de sa
composition quâil recommençait toujours au mĆme motif, faute de
retrouver la coda, le malheureux de Stoltz sâĂtait endormi en jouant,
et avec lui toutes les dames du Rigi, berçant dans leur sommeil des
frisures romantiques ou ce bonnet de dentelle en forme de croĂte de
vol-au-vent quâaffectionnent les dames anglaises et qui fait partie du
cant voyageur.
LâarrivĂe de lâAlpiniste ne les rĂveilla pas, et lui-mĆme sâĂcroulait
sur un divan, envahi par ce dĂcouragement de glace, quand des accords
vigoureux et joyeux ĂclatĆrent dans le vestibule, oĂž trois «musicos»,
harpe, flĂte, violon, de ces ambulants aux mines piteuses, aux longues
redingotes battant les jambes, qui courent les hĂŽtelleries suisses,
venaient dâinstaller leurs instruments. DĆs les premiĆres notes,
notre homme se dressa, galvanisĂ.
«_Zou!_ bravo!... En avant musique!
Et le voilĂ courant, ouvrant les portes grandes, faisant fĆte aux
musiciens, quâil abreuve de champagne, se grisant lui aussi, sans
boire, avec cette musique qui lui rend la vie. Il imite le piston, il
imite la harpe, claque des doigts au-dessus de sa tĆte, roule les
yeux, esquisse des pas, Ă la grande stupĂfaction des touristes
accourus de tous cĂŽtĂs au tapage. Puis brusquement, sur lâattaque
dâune valse de Strauss que les musicos allumĂs enlĆvent avec la furie
de vrais tziganes, lâAlpiniste, apercevant Ă lâentrĂe du salon la
femme du professeur Schwanthaler, petite Viennoise boulotte aux
regards espiĆgles, restĂs jeunes sous ses cheveux gris tout poudrĂs,
sâĂlance, lui prend la taille, lâentraĂźne en criant aux autres: «Eh!
allez donc!... valsez donc!
LâĂlan est donnĂ, tout lâhĂŽtel dĂgĆle et tourbillonne, emportĂ. On
danse dans le vestibule, dans le salon, autour de la longue table
verte de la salle de lecture. Et câest ce diable dâhomme qui leur a
mis Ă tous le feu au ventre. Lui cependant ne danse plus, essouffl
au bout de quelques tours; mais il veille sur son bal, presse les
musiciens, accouple les danseurs, jette le professeur de Bonn dans les
bras dâune vieille Anglaise, et sur lâaustĆre Astier-RĂhu la plus
fringante des PĂruviennes. La rĂsistance est impossible. Il se
dĂgage de ce terrible Alpiniste on ne sait quelles effluves qui vous
soulĆvent, vous allĆgent. Et zou! et zou! Plus de mĂpris, plus de
haine. Ni Riz ni Pruneaux, tous valseurs. BientĂŽt la folie gagne, se
communique aux Ătages, et, dans lâĂnorme baie de lâescalier, on voit
jusquâau sixiĆme tourner sur les paliers, avec la raideur dâautomates
devant un chalet Ă musique, les jupes lourdes et colorĂes des
Suissesses de service.
Ah! le vent peut souffler dehors, secouer les lampadaires, faire
grincer les fils du tĂlĂgraphe et tourbillonner la neige en spirales
sur la cime dĂserte. Ici lâon a chaud, lâon est bien, en voilĂ pour
toute la nuit.
«DiffĂremment, je vais me coucher, moi...» se dit en lui-mĆme le bon
Alpiniste, homme de prĂcaution, et dâun pays oĂž tout le monde
sâemballe et se dĂballe encore plus vite. Riant dans sa barbe grise,
il se glisse, se dissimule pour Ăchapper Ă la maman Schwanthaler qui,
depuis leur tour de valse, le cherche, sâaccroche Ă lui, voudrait
toujours «ballir... dantsir...
Il prend la clef, son bougeoir; puis au premier Ătage sâarrĆte une
minute pour jouir de son oeuvre, regarder ce tas dâempalĂs quâil a
forcĂs Ă sâamuser, Ă se dĂgourdir.
Une Suissesse sâapproche, toute haletante de sa valse interrompue, lui
prĂsente une plume et le registre de lâhĂŽtel:
«Si jâoserais demander Ă mossiĂ de vouloir bien signer son nom...
Il hĂsite un instant. Faut-il, ne faut-il pas conserver lâincognito?
AprĆs tout, quâimporte! En supposant que la nouvelle de sa prĂsence
au Rigi arrive lĂ -bas, nul ne saura ce quâil est venu faire en Suisse.
Et puis ce sera si drĂŽle, demain matin, la stupeur de tous ces
«Inglichemans» quand ils apprendront... Car cette fille ne pourra pas
sâen taire... Quelle surprise par tout lâhĂŽtel, quel
Ăblouissement!...
«Comment? CâĂtait lui... Lui!...
Ces rĂflexions passĆrent dans sa tĆte, rapides et vibrantes comme les
coups dâarchet de lâorchestre. Il prit la plume et dâune main
nĂgligente, au-dessous dâAstier-RĂhu, de Schwanthaler et autres
illustres, il signa ce nom qui les Ăclipsait tous, son nom; puis monta
vers sa chambre, sans mĆme se retourner pour voir lâeffet dont il
Ătait sĂr.
DerriĆre lui la Suissesse regarda,
TARTARIN DE TARASCON
et au-dessous:
P. C. A.
Elle lut cela, cette Bernoise, et ne fut pas Ăblouie du tout. Elle ne
savait pas ce que signifiait P. C. A. Elle nâavait jamais entendu
parler de «Dardarin».
Sauvage, _raĂŹ_!
II
TARASCON, CINQ MINUTES DâARRËT.--LE CLUB DES ALPINES.--EXPLICATION DU
P.C.A.--LAPINS DE GARENNE ET LAPINS DE CHOUX.--CECI EST MON
TESTAMENT.--LE SIROP DE CADAVRE.--PREMIšRE ASCENSION.--TARTARIN TIRE
SES LUNETTES.
Quand ce nom de «Tarascon» sonne en fanfare sur la voie du
Paris-Lyon-MĂditerranĂe, dans le bleu vibrant et limpide du ciel
provençal, des tĆtes curieuses se montrent Ă toutes les portiĆres de
lâexpress, et de wagon en wagon les voyageurs se disent: «Ah! voil
Tarascon... Voyons un peu Tarascon.
Ce quâon en voit nâa pourtant rien que de fort ordinaire, une petite
ville paisible et proprette, des tours, des toits, un pont sur le
RhĂŽne. Mais le soleil tarasconnais et ses prodigieux effets de
mirage, si fĂconds en surprises, en inventions, en cocasseries
dĂlirantes; ce joyeux petit peuple, pas plus gros quâun pois chiche,
qui reflĆte et rĂsume les instincts de tout le Midi français, vivant,
remuant, bavard, exagĂrĂ, comique, impressionnable, câest lĂ ce que
les gens de lâexpress guettent au passage et ce qui fait la popularit
de lâendroit.
En des pages mĂmorables que la modestie lâempĆche de rappeler plus
explicitement, lâhistoriographe de Tarascon a jadis essayĂ de
dĂpeindre les jours heureux de la petite ville menant sa vie de
cercle, chantant ses romances--chacun la sienne,--et, faute de gibier,
organisant de curieuses chasses Ă la casquette[*]. Puis, la guerre
venue, les temps noirs, il a dit Tarascon, et sa dĂfense hĂroĂŻque,
lâesplanade torpillĂe, le cercle et le cafĂ de la comĂdie imprenables,
tous les habitants formĂs en compagnies franches, soutachĂs de fĂmurs
croisĂs et de tĆtes de mort, toutes les barbes poussĂes, un tel
dĂploiement de haches, sabres dâabordage, revolvers amĂricains, que
les malheureux en arrivaient Ă se faire peur les uns aux autres et
ne plus oser sâaborder dans les rues.
[*] Voici ce quâil est dit de cette chasse locale dans les Aventures
prodigieuses de Tartarin de Tarascon:
«AprĆs un bon dĂjeuner en pleine campagne, chacun des chasseurs
prend sa casquette, la jette en lâair de toutes ses forces, et la
tire au vol avec du 5, du 6 ou du 2, selon les conventions. Celui
qui met le plus souvent dans sa casquette est proclamĂ roi de la
chasse et rentre, le soir, en triomphateur Ă Tarascon, la casquette
criblĂe au bout du fusil, au milieu des aboiements et des
fanfares...
Bien des annĂes ont passĂ depuis la guerre, bien des almanachs ont Ăt
mis au feu; mais Tarascon nâa pas oubliĂ, et, renonçant aux futiles
distractions dâautre temps, nâa plus songĂ quâĂ se faire du sang et
des muscles au profit des revanches futures. Des sociĂtĂs de tir et
de gymnastique, costumĂes, ĂquipĂes, ayant toutes leur musique et leur
banniĆre; des salles dâarmes, boxe, bĂąton, chausson; des courses
pieds, des luttes Ă main plate entre personnes du meilleur monde ont
remplacĂ les chasses Ă la casquette, les platoniques causeries
cynĂgĂtiques chez lâarmurier Costecalde.
Enfin le cercle, le vieux cercle lui-mĆme, abjurant bouillotte et
bezigue, sâest transformĂ en Club Alpin, sur le patron du fameux
«Alpine Club» de Londres qui a portĂ jusquâaux Indes la renommĂe de
ses grimpeurs. Avec cette diffĂrence que les Tarasconnais, au lieu de
sâexpatrier vers des cimes ĂtrangĆres Ă conquĂrir, se sont contentĂs
de ce quâils avaient sous la main, ou plutĂŽt sous le pied, aux portes
de la ville.
Les Alpes Ă Tarascon?... Non, mais les Alpines, cette chaĂźne de
montagnettes parfumĂes de thym et de lavande, pas bien mĂchantes ni
trĆs hautes (150 Ă 200 mĆtres au-dessus du niveau de la mer), qui font
un horizon de vagues bleues aux routes provençales, et que
lâimagination locale a dĂcorĂes de noms fabuleux et caractĂristiques:
_le Mont-Terrible, le Bout-du-Monde, le Pic-des-GĂants,_ etc.
Câest plaisir, les dimanches matin, de voir les Tarasconnais guĆtrĂs,
le pic en main, le sac et la tente sur le dos, partir, clairons en
tĆte, pour des ascensions dont le Forum, le journal de la localitĂ,
donne le compte rendu avec un luxe descriptif, une exagĂration
dâĂpithĆtes, «abĂźmes, gouffres, gorges effroyables,» comme sâil
sâagissait de courses sur lâHimalaya. Pensez quâĂ ce jeu les
indigĆnes ont acquis des forces nouvelles, ces «doubles muscles
rĂservĂs jadis au seul Tartarin, le bon, le brave, lâhĂroĂŻque
Tartarin.
Si Tarascon rĂsume le Midi, Tartarin rĂsume Tarascon. Il nâest pas
seulement le premier citoyen de la ville, il en est lâĂąme, le gĂnie,
il en a toutes les belles fĆlures. On connaĂźt ses anciens exploits,
ses triomphes de chanteur (oh! le duo de _Robert le Diable_ Ă la
pharmacie BĂzuquet!) et lâĂtonnante odyssĂe de ses chasses au lion
dâoĂž il ramena ce superbe chameau, le dernier de lâAlgĂrie, mort
depuis, chargĂ dâans et dâhonneurs, conservĂ en squelette au musĂe de
la ville, parmi les curiositĂs tarasconnaises.
Tartarin, lui, nâa pas bronchĂ; toujours bonnes dents, bon oeil,
malgrĂ la cinquantaine, toujours cette imagination extraordinaire qui
rapproche et grossit les objets avec une puissance de tĂlescope. Il
est restĂ celui dont le brave commandant Bravida disait: «Câest un
lapin...
Deux lapins, plutĂŽt! Car dans Tartarin comme dans tout Tarasconnais,
il y a la race garenne et la race choux trĆs nettement accentuĂes: le
lapin de garenne coureur, aventureux, casse-cou; le lapin de choux
casanier, tisanier, ayant une peur atroce de la fatigue, des courants
dâair, et de tous les accidents quelconques pouvant amener la mort.
On sait que cette prudence ne lâempĆchait pas de se montrer brave et
mĆme hĂroĂŻque Ă lâoccasion; mais il est permis de se demander ce quâil
venait faire sur le Rigi (Regina montium) Ă son Ăąge, alors quâil avait
si chĆrement conquis le droit au repos et au bien-Ćtre.
A cela, lâinfĂąme Costecalde aurait pu seul rĂpondre.
Costecalde, armurier de son Ătat, reprĂsente un type assez rare
Tarascon. Lâenvie, la basse et mĂchante envie, visible Ă un pli
mauvais de ses lĆvres minces et Ă une espĆce de buĂe jaune qui lui
monte du foie par bouffĂes, enfume sa large face rasĂe et rĂguliĆre,
aux mĂplats fripĂs, meurtris comme Ă coups de marteau, pareille Ă une
ancienne mĂdaille de TibĆre ou de Caracalla. Lâenvie chez lui est une
maladie quâil nâessaye pas mĆme de cacher, et, avec ce beau
tempĂrament tarasconnais qui dĂborde toujours, il lui arrive de dire
en parlant de son infirmitĂ: «Vous ne savez pas comme ça fait mal...
Naturellement, le bourreau de Costecalde, câest Tartarin. Tant de
gloire pour un seul homme! Lui partout, toujours lui! Et lentement,
sourdement, comme un termite introduit dans le bois dorĂ de lâidole,
voilĂ vingt ans quâil sape en dessous cette renommĂe triomphante, et
la ronge, et la creuse. Quand le soir, au cercle, Tartarin racontait
ses affĂts au lion, ses courses dans le grand Sahara, Costecalde avait
des petits rires muets, des hochements de tĆte incrĂdules.
«Mais les peaux, pas moins, Costecalde... ces peaux de lion quâil
nous a envoyĂes, qui sont lĂ , dans le salon du cercle?...
--TĂ! pardi... Et les fourreurs, croyez-vous pas quâil en manque, en
AlgĂrie?
--Mais les marques des balles, toutes rondes, dans les tĆtes?
--Et autrem_ain_, est-ce quâau temps de la chasse aux casquettes, on
ne trouvait pas chez nos chapeliers des casquettes trouĂes de plomb et
dĂchiquetĂes, pour les tireurs maladroits?
Sans doute lâancienne gloire du Tartarin tueur de fauves restait
au-dessus de ces attaques; mais lâAlpiniste chez lui prĆtait Ă toutes
les critiques, et Costecalde ne sâen privait pas, furieux quâon eĂt
nommĂ prĂsident du Club des Alpines un homme que lâĂąge «enlourdissait
visiblement et que lâhabitude, prise en AlgĂrie, des babouches et des
vĆtements flottants prĂdisposait encore Ă la paresse.
Rarement, en effet, Tartarin prenait part aux ascensions; il se
contentait de les accompagner de ses voeux et de lire en grande
sĂance, avec, des roulements dâyeux et des intonations Ă faire pĂąlir
les dames, les tragiques comptes rendus des expĂditions.
Costecalde, au contraire, sec, nerveux, la «Jambe de coq», comme on
lâappelait, grimpait toujours en tĆte; il avait fait les Alpines une
par une, plantĂ sur les cimes inaccessibles le drapeau du club, la
_Tarasque_ ĂtoilĂe dâargent. Pourtant, il nâĂtait que vice-prĂsident,
V. P. C. A.; mais il travaillait si bien la place quâaux Ălections
prochaines, Ăvidemment, Tartarin sauterait.
Averti par ses fidĆles, BĂzuquet le pharmacien, ExcourbaniĆs, le brave
commandant Bravida, le hĂros fut pris dâabord dâun noir dĂgoĂt, cette
rancoeur rĂvoltĂe dont lâingratitude et lâinjustice soulĆvent les
belles Ăąmes. Il eut lâenvie de tout planter lĂ , de sâexpatrier, de
passer le pont pour aller vivre Ă Beaucaire, chez les Volsques; puis
se calma.
Quitter sa petite maison, son jardin, ses chĆres habitudes, renoncer
son fauteuil de prĂsident du Club des Alpines fondĂ par lui, Ă ce
majestueux P. C. A. qui ornait et distinguait ses cartes, son papier
Ă lettres, jusquâĂ la coiffe de son chapeau! Ce nâĂtait pas possible,
_vĂ!_ Et tout Ă coup lui vint une idĂe mirobolante.
En dĂfinitive, les exploits de Costecalde se bornaient Ă des courses
dans les Alpines. Pourquoi Tartarin, pendant les trois mois qui le
sĂparaient des Ălections, ne tenterait-il pas quelque aventure
grandiose; arborer, par _Ăzemple_, lâĂtendard du Club sur une des plus
hautes cimes de lâEurope, la Jungfrau ou le Mont-Blanc?
Quel triomphe au retour, quelle gifle pour Costecalde lorsque le Forum
publierait le rĂcit de lâascension! Comment, aprĆs cela, oser lui
disputer le fauteuil?
Tout de suite il se mit Ă lâoeuvre, fit venir secrĆtement de Paris une
foule dâouvrages spĂciaux: les _Escalades_ de Whymper, les _Glaciers_
de Tyndall, le _Mont-Blanc_ de StĂphen dâArve, des relations du Club
Alpin, anglais et suisse, se farcit la tĆte dâune foule dâexpressions
alpestres, «cheminĂes, couloirs, moulins, nĂvĂs, sĂracs, moraine,
rotures», sans savoir bien prĂcisĂment ce quâelles signifiaient.
La nuit, ses rĆves sâeffrayĆrent de glissades interminables, de
brusques chutes dans des crevasses sans fond. Les avalanches le
roulaient, des arĆtes de glace embrochaient son corps au passage; et
longtemps aprĆs le rĂveil et le chocolat du matin quâil avait
lâhabitude de prendre au lit, il gardait lâangoisse et lâoppression de
son cauchemar; mais cela ne lâempĆchait pas, une fois debout, de
consacrer sa matinĂe Ă de laborieux exercices dâentraĂźnement.
Il y a tout autour de Tarascon un cours plantĂ dâarbres qui, dans le
dictionnaire local, sâappelle «le Tour de ville». Chaque dimanche,
lâaprĆs-midi, les Tarasconnais, gens de routine malgrĂ leur
imagination, font leur tour de ville, et toujours dans le mĆme sens.
Tartarin sâexerça Ă le faire huit fois, dix fois dans la matinĂe, et
souvent mĆme Ă rebours. Il allait, les mains derriĆre le dos,
petits pas de montagne, lents et sĂrs, et les boutiquiers, effarĂs de
cette infraction aux habitudes locales, se perdaient en suppositions
de toutes sortes.
Chez lui, dans son jardinet exotique, il sâaccoutumait Ă franchir les
crevasses en sautant par-dessus le bassin oĂž quelques cyprins
nageaient parmi des lentilles dâeau; Ă deux reprises il tomba et fut
obligĂ de se changer. Ces dĂconvenues lâexcitaient et, sujet au
vertige, il longeait lâĂtroite maçonnerie du bord, au grand effroi de
la vieille servante qui ne comprenait rien Ă toutes ces manigances.
En mĆme temps, il commandait _en_ Avignon, chez un bon serrurier, des
crampons systĆme Whymper pour sa chaussure, un piolet systĆme Kennedy;
il se procurait aussi une lampe Ă chalumeau, deux couvertures
impermĂables et deux cents pieds dâune corde de son invention, tressĂe
avec du fil de fer.
Lâarrivage de ces diffĂrents objets, les allĂes et venus mystĂrieuses
que leur fabrication nĂcessita, intriguĆrent beaucoup les
Tarasconnais; on disait en ville: «le prĂsident prĂpare un coup.
Mais, quoi? Quelque chose de grand, bien sĂr, car selon la belle
parole du brave et sentencieux commandant Bravida, ancien capitaine
dâhabillement, lequel ne parlait que par apophtegmes: «Lâaigle ne
chasse pas les mouches.
Avec ses plus intimes, Tartarin demeurait impĂnĂtrable; seulement, aux
sĂances du Club, on remarquait le frĂmissement de sa voix et ses
regards zĂbrĂs dâĂclairs lorsquâil adressait la parole Ă Costecalde,
cause indirecte de cette nouvelle expĂdition dont sâaccentuaient,
mesure quâelle se faisait plus proche, les dangers et les fatigues.
LâinfortunĂ ne se les dissimulait pas et mĆme les considĂrait
tellement en noir, quâil crut indispensable de mettre ordre Ă ses
affaires, dâĂcrire ces volontĂs suprĆmes dont lâexpression coĂte tant
aux Tarasconnais, Ăpris de vie, quâils meurent presque tous intestat.
Oh! par un matin de juin rayonnant, un ciel sans nuage, arquĂ,
splendide, la porte de son cabinet ouverte sur le petit jardin
propret, sablĂ, oĂž les plantes exotiques dĂcoupaient leurs ombres
lilas immobiles, oĂž le jet dâeau tintait sa note claire parmi les cris
joyeux des petits Savoyards jouant Ă la marelle devant la porte,
voyez-vous Tartarin en babouches, larges vĆtements de flanelle,
lâaise, heureux, une bonne pipe, lisant tout haut Ă mesure quâil
Ăcrivait:
«Ceci est mon testament.
Allez, on a beau avoir le coeur bien en place, solidement agrafĂ, ce
sont lĂ de cruelles minutes. Pourtant, ni sa main ni sa voix ne
tremblĆrent, pendant quâil distribuait Ă ses concitoyens toutes les
richesses ethnographiques entassĂes dans sa petite maison,
soigneusement ĂpoussetĂes et conservĂes avec un ordre admirable;
«Au Club des Alpines, le baobab (arbor gigantea), pour figurer sur la
cheminĂe de la salle des sĂances;
«A Bravida, ses carabines, revolvers, couteaux de chasse, kriss
malais, tomahawks et autres piĆces meurtriĆres;
«A ExcourbaniĆs, toutes ses pipes, calumets, narghilĂs, pipettes
fumer le kif et lâopium;
A Costecalde,--oui, Costecalde lui-mĆme avait son legs!--les fameuses
flĆches empoisonnĂes (Nây touchez pas)
Peut-Ćtre y avait-il sous ce don le secret espoir que le traĂźtre se
blesse et quâil en meure; mais rien de pareil nâĂmanait du testament,
fermĂ sur ces paroles dâune divine mansuĂtude:
«Je prie mes chers alpinistes de ne pas oublier leur prĂsident... je
veux quâils pardonnent Ă mon ennemi comme je lui pardonne, et pourtant
câest bien lui qui a causĂ ma mort...
Ici, Tartarin fut obligĂ de sâarrĆter, aveuglĂ dâun grand flot de
larmes. Pendant une minute, il se vit fracassĂ, en lambeaux, au pied
dâune haute montagne, ramassĂ dans une brouette et ses restes informes
rapportĂs Ă Tarascon. O puissance de lâimagination provençale! il
assistait Ă ses propres funĂrailles, entendait les chants noirs, les
discours sur sa tombe: «Pauvre Tartarin, _pĂchĆre!_...» Et, perdu dans
la foule de ses amis, il se pleurait lui-mĆme.
Mais, presque aussitĂŽt, la vue de son cabinet plein de soleil, tout
reluisant dâarmes et de pipes alignĂes, la chanson du petit filet
dâeau au milieu du jardin, le remit dans le vrai des choses.
DiffĂremment, pourquoi mourir? pourquoi partir mĆme? Qui lây
obligeait, quel sot amour-propre? risquer la vie pour un fauteuil
prĂsidentiel et pour trois lettres!...
Ce ne fut quâune faiblesse, et qui ne dura pas plus que lâautre. Au
bout de cinq minutes, le testament Ătait fini, paraphĂ, scellĂ dâun
Ănorme cachet noir, et le grand homme faisait ses derniers prĂparatifs
de dĂpart.
Une fois encore le Tartarin de garenne avait triomphĂ du Tartarin de
choux. Et lâon pouvait dire du hĂros tarasconnais ce quâil a ĂtĂ dit
de Turenne: «Son corps nâĂtait pas toujours prĆt Ă aller Ă la
bataille, mais sa volontĂ lây menait malgrĂ lui.
Le soir de ce mĆme jour, comme le dernier coup de dix heures sonnait
au jacquemart de la maison de ville, les rues dĂjĂ dĂsertes,
agrandies, à peine ça et là un heurtoir retardataire, de grosses voix
ĂtranglĂes de peur se criant dans le noir: «Bonne nuit, au
_mouain_...» avec une brusque retombĂe de porte, un passant se
glissait dans la ville Ăteinte oĂž rien nâĂclairait plus la façade des
maisons que les rĂverbĆres et les bocaux teintĂs de rosĂ et de vert de
la pharmacie BĂzuquet se projetant sur la placette avec la silhouette
du pharmacien accoudĂ Ă son bureau et dormant sur le Codex. Un petit
acompte quâil prenait ainsi chaque soir, de neuf Ă dix, afin,
disait-il, dâĆtre plus frais la nuit si lâon avait besoin de ses
services. Entre nous, câĂtait lĂ une simple tarasconnade, car on ne
le rĂveillait jamais et, pour dormir plus tranquille, il avait coup
lui-mĆme le cordon de la sonnette de secours.
Subitement, Tartarin entra, chargĂ de couvertures, un sac de voyage
la main, et si pĂąle, si dĂcomposĂ, que le pharmacien, avec cette
fougueuse imagination locale dont lâapothicairerie ne le gardait pas,
crut Ă quelque aventure effroyable et sâĂpouvanta: «Malheureux!...
quây a-t-il?... vous Ćtes empoisonnĂ?... Vite, vite, lâipĂca...
Il sâĂlançait, bousculait ses bocaux. Tartarin, pour lâarrĆter fut
obligĂ de le prendre Ă bras-le-corps: «Mais Ăcoutez-moi donc, _quĂ_
diable!» et dans sa voix grinçait le dĂpit de lâacteur Ă qui lâon a
fait manquer son entrĂe. Le pharmacien une fois immobilisĂ au
comptoir par un poignet de fer, Tartarin lui dit tout bas:
«Sommes-nous seuls, BĂzuquet?
--BĂ oui... fit lâautre en regardant autour de lui avec un vague
effroi... Pascalon est couchĂ (Pascalon, câĂtait son ĂlĆve), la maman
aussi, mais pourquoi?
--Fermez les volets, commanda Tartarin sans rĂpondre... on pourrait
nous voir du dehors.
BĂzuquet obĂit en tremblant. Vieux garçon, vivant avec sa mĆre quâil
nâavait jamais quittĂe, il Ătait dâune douceur, dâune timiditĂ de
demoiselle, contrastant Ătrangement avec son teint basanĂ, ses lĆvres
lippues, son grand nez en croc sur une moustache ĂployĂe, une tĆte de
forban algĂrien dâavant la conquĆte. Ces antithĆses sont frĂquentes
Tarascon oĂž les tĆtes ont trop de caractĆre, romaines, sarrazines,
tĆtes dâexpression des modĆles de dessin, dĂplacĂes en des mĂtiers
bourgeois et des moeurs ultra-pacifiques de petite ville.
Câest ainsi quâExcourbaniĆs, qui a lâair dâun conquistador compagnon
de Pizarre, vend de la mercerie, roule des yeux flamboyants pour
dĂbiter deux sous de fil, et que BĂzuquet, Ătiquetant la rĂglisse
sanguinĆde et le _sirupus gummi_, ressemble Ă un vieil Ăcumeur des
cĂŽtes barbaresques.
Quand les volets furent mis, assurĂs de boulons de fer et de barres
transversales: «Ăcoutez, Ferdinand...» dit Tartarin, qui appelait
volontiers les gens par leur prĂnom; et il se dĂborda, vida son coeur
gros de rancunes contre lâingratitude de ses compatriotes, raconta les
basses manoeuvres de la «Jambe de coq», le tour quâon voulait lui
jouer aux prochaines Ălections, et la façon dont il comptait parer la
botte. Avant tout, il fallait tenir la chose trĆs secrĆte, ne la
rĂvĂler quâau moment prĂcis oĂž elle dĂciderait peut-Ćtre du succĆs,
moins quâun accident toujours Ă prĂvoir, une de ces affreuses
catastrophes... «Eh! coquin de sort, BĂzuquet, ne sifflez donc pas
comme ça pendant quâon parle.
CâĂtait un des tics du pharmacien. Peu bavard de sa nature, ce qui ne
se rencontre guĆre Ă Tarascon et lui valait la confidence du
prĂsident, ses grosses lĆvres toujours en O gardaient lâhabitude dâun
perpĂtuel sifflotement qui semblait rire au nez du monde, mĆme dans
lâentretien le plus grave.
Et pendant que le hĂros faisait allusion Ă sa mort possible, disait en
posant sur le comptoir un large pli cachetĂ: «Mes derniĆres volontĂs
sont lĂ , BĂzuquet, câest vous que jâai choisi pour exĂcuteur
testamentaire...
--Hu... hu... hu...» sifflotait le pharmacien emportà par sa manie,
mais, au fond, trĆs Ămu et comprenant la grandeur de son rĂŽle.
Puis, lâheure du dĂpart Ătant proche, il voulut boire Ă lâentreprise
«quelque chose de bon, _quĂ?_... un verre dâĂlixir de Garus.
Plusieurs armoires ouvertes et visitĂes, il se souvint que la maman
avait les clefs du Garus. Il aurait fallu la rĂveiller, dire qui
Ătait lĂ . On remplaça lâĂlixir par un verre de _sirop de Calabre_,
boisson dâĂtĂ, modeste et inoffensive, dont BĂzuquet est lâinventeur
et quâil annonce dans le _Forum_ sous cette rubrique: «_Sirop de
Calabre, dix sols la bouteille, verre compris_». «_Sirop de cadavre,
vers compris_», disait lâinfernal Costecalde qui bavait sur tous les
succĆs; du reste, cet affreux jeu de mots nâa fait que servir Ă la
vente et les Tarasconnais en raffolent, de ce sirop de cadavre.
Les libations faites, quelques derniers mots ĂchangĂs, ils
sâĂtreignirent, BĂzuquet sifflotant dans sa moustache oĂž roulaient de
grosses larmes.
«Adieu, au _mouain_...» dit Tartarin dâun ton brusque, sentant quâil
allait pleurer aussi; et comme lâauvent de la porte Ătait mis, le
hĂros dut sortir de la pharmacie Ă quatre pattes.
CâĂtaient les Ăpreuves du voyage qui commençaient.
Trois jours aprĆs, il dĂbarquait Ă Vilznau, au pied du Rigi. Comme
montagne de dĂbut, exercice dâentraĂźnement, le Rigi lâavait tent
cause de sa petite altitude (1.800 mĆtres environ dix fois le
Mont-Terrible, la plus haute des Alpines!) et aussi Ă cause du
splendide panorama quâon dĂcouvre du sommet, toutes les Alpes
bernoises alignĂes, blanches et roses, autour des lacs, attendant que
lâascensionniste fasse son choix, jette son piolet sur lâune dâelles.
Certain dâĆtre reconnu en route, et peut-Ćtre suivi, car câĂtait sa
faiblesse de croire que par toute la France il Ătait aussi cĂlĆbre et
populaire quâĂ Tarascon, il avait fait un grand dĂtour pour entrer en
Suisse et ne se harnacha quâaprĆs la frontiĆre. Bien lui en prit:
jamais tout son armement nâaurait pu tenir dans un wagon français.
Mais si commodes que soient les compartiments suisses, lâAlpiniste,
empĆtrĂ dâustensiles dont il nâavait pas encore lâhabitude, Ăcrasait
des orteils avec la pointe de son alpenstock, harponnait les gens au
passage de ses crampons de fer, et partout oĂž il entrait, dans les
gares, les salons dâhĂŽtel et de paquebot, excitait autant
dâĂtonnements que de malĂdictions, de reculs, de regards de colĆre
quâil ne sâexpliquait pas et dont souffrait sa nature affectueuse et
communicative. Pour lâachever, un ciel toujours gris, moutonneux, et
une pluie battante.
Il pleuvait Ă BĂąle sur les petites maisons blanches lavĂes et relavĂes
par la main des servantes et lâeau du ciel; il pleuvait Ă Lucerne sur
le quai dâembarquement oĂž les malles, les colis semblaient sauvĂs dâun
naufrage, et quand il arriva Ă la station de Vitznau, au bord du lac
des Quatre-Cantons, câĂtait le mĆme dĂluge sur les pentes vertes du
Rigi, chevauchĂes de nuĂes noires, avec des torrents qui dĂgoulinaient
le long des roches, des cascades en humide poussiĆre, des Ăgouttements
de toutes les pierres, de toutes les aiguilles des sapins. Jamais le
Tarasconnais nâavait vu tant dâeau.
Il entra dans une auberge, se fit servir un cafĂ au lait, miel et
beurre, la seule chose vraiment bonne quâil eĂt encore savourĂe dans
le voyage; puis une fois restaurĂ, sa barbe empoissĂe de miel nettoyĂe
dâun coin de serviette, il se disposa Ă tenter sa premiĆre ascension.
«Et autrement, demanda-t-il pendant quâil chargeait son sac, combien
de temps faut-il pour monter au Rigi?
--Une heure, une heure et quart, monsieur; mais dĂpĆchez-vous, le
train part dans cinq minutes.
--Un train pour le Rigi!... vous badinez!
Par la fenĆtre Ă vitraux de plomb de lâauberge, on le lui montra qui
partait. Deux grands wagons couverts, sans vasistas, poussĂs par une
locomotive Ă cheminĂe courte et ventrue en forme de marmite, un
monstrueux insecte agrippĂ Ă la montagne et sâessoufflant Ă grimper
ses pentes vertigineuses.
Les deux Tartarin, garenne et choux, se rĂvoltĆrent en mĆme temps
lïżœidĂe de monter dans cette hideuse mĂcanique. Lâun trouvait ridicule
cette façon de grimper les Alpes en ascenseur; quant Ă lâautre, ces
ponts aĂriens que traversait la voie avec la perspective dâune chute
de mille mĆtres au moindre dĂraillement, lui inspiraient toutes sortes
de rĂflexions lamentables que justifiait la prĂsence du petit
cimetiĆre de Vilznau, dont les tombes blanches se serraient, tout au
bas de la pente, comme du linge ĂtalĂ dans la cour dâun lavoir.
Ăvidemment ce cimetiĆre est lĂ par prĂcaution, et pour quâen cas
dâaccident les voyageurs se trouvent tout portĂs.
«Allons-y de mon pied, se dit le vaillant Tarasconnais, ça
mâexercera... _zou!_
Et le voilĂ parti, tout prĂoccupĂ de la manoeuvre de son alpenstock en
prĂsence du personnel de lâauberge accouru sur la porte et lui criant
pour sa route des indications quâil nâĂcoutait pas. Il suivit dâabord
un chemin montant, pavĂ de gros cailloux inĂgaux et pointus comme une
ruelle du Midi, et bordĂ de rigoles en sapin pour lâĂcoulement des
eaux de pluie.
A droite et Ă gauche, de grands vergers, des prairies grasses et
humides traversĂes de ces mĆmes canaux dâirrigation en troncs
dâarbres. Cela faisait un long clapotis du haut en bas de la
montagne, et chaque fois que le piolet de lâAlpiniste accrochait au
passage les branches basses dâun chĆne ou dâun noyer, sa casquette
crĂpitait comme sous une pomme dâarrosoir.
«_Diou!_ que dâeau!» soupirait lâhomme du Midi. Mais ce fut bien pis
quand, le cailloutis du chemin ayant brusquement cessĂ, il dut
barboter Ă mĆme le torrent, sauter dâune pierre Ă lâautre pour ne pas
tremper ses guĆtres. Puis lâondĂe sâen mĆla, pĂnĂtrante, continue,
semblant froidir Ă mesure quâil montait. Quand il sâarrĆtait pour
reprendre haleine, il nâentendait plus quâun vaste bruit dâeau oĂž il
Ătait comme noyĂ, et il voyait en se retournant les nuages rejoindre
le lac en fines et longues baguettes de verre au travers desquelles
les chalets de Vitznau luisaient comme des joujoux frais vernissĂs.
Des hommes, des enfants passaient prĆs de lui la tĆte basse, le dos
courbĂ sous la mĆme hotte en bois blanc contenant des provisions pour
quelque villa ou pension dont les balcons dĂcoupĂs sâapercevaient
mi-cĂŽte. «Rigi-Kulm?» demandait Tartarin pour sâassurer quâil Ătait
bien dans la direction; mais son Ăquipement extraordinaire, surtout le
passe-montagne en tricot qui lui masquait la figure, jetaient lâeffroi
sur sa route, et tous, ouvrant des yeux ronds, pressaient le pas sans
lui rĂpondre.
BientĂŽt ces rencontres devinrent rares; le dernier Ćtre humain quâil
aperçut Ătait une vieille qui lavait son linge dans un tronc dâarbre,
Ă lâabri dâun Ănorme parapluie rouge plantĂ en terre.
«Rigi-Kulm?» demanda lâAlpiniste.
La vieille leva vers lui une face idiote et terreuse, avec un goitre
qui lui ballait dans le cou, aussi gros que la sonnaille rustique
dâune vache suisse: puis, aprĆs lâavoir longuement regardĂ, elle fut
prise dâun rire inextinguible qui lui fendait la bouche jusquâaux
oreilles, bridait de rides ses petits yeux, et chaque fois quâelle les
rouvrait, la vue de Tartarin plantĂ, devant elle, le piolet sur
lâĂpaule, semblait redoubler sa joie.
«_Tron de lâair!_ gronda le Tarasconnais, elle a de la chance dâĆtre
femme...» et, tout bouffant de colĆre, il continua sa route, sâĂgara
dans une sapiniĆre, oĂž ses bottes glissaient sur la mousse
ruisselante.
Au delĂ , le paysage avait changĂ. Plus de sentiers, dâarbres ni de
pĂąturages. Des pentes mornes dĂnudĂes, de grands Ăboulis de roche
quâil escaladait sur les genoux de peur de tomber; des fondriĆres
pleines dâune boue jaune quâil traversait lentement, tĂątant devant lui
avec lâalpenstock, levant le pied comme un rĂmouleur. A chaque
instant, il regardait la boussole en breloque Ă son large cordon de
montre; mais, soit lâaltitude ou les variations de la tempĂrature,
lâaiguille semblait affolĂe. Et nul moyen de sâorienter avec lâĂpais
brouillard jaune empĆchant de voir Ă dix pas, traversĂ depuis un
moment dâun verglas fourmillant et glacial qui rendait la montĂe de
plus en plus difficile.
Tout Ă coup il sâarrĆta, le sol blanchissait vaguement devant lui...
Gare les yeux!...
Il arrivait dans la rĂgion des neiges...
Tout de suite il tira ses lunettes de leur Ătui, les assujettit
solidement. La minute Ătait solennelle. Un peu Ămu, fier tout de
mĆme, il sembla Ă Tartarin que, dâun bond, il sâĂtait ĂlevĂ de 1.000
mĆtres vers les cimes et les grands dangers.
Il nâavança plus quâavec prĂcaution, rĆvant des crevasses et des
rotures dont lui parlaient ses livres et, dans le fond de son coeur,
maudissant les gens de lâauberge qui lui avaient conseillĂ de monter
tout droit et sans guides. Au fait, peut-Ćtre sâĂtait-il trompĂ de
montagne! Plus de six heures quâil marchait, quand le Rigi ne
demandait que trois heures. Le vent soufflait, un vent froid qui
faisait tourbillonner la neige dans la brume crĂpusculaire.
La nuit allait le surprendre. OĂž trouver une hutte, seulement
lâavancĂe dâune roche pour sâabriter? Et tout Ă coup il aperçut
devant lui, sur le terre-plein sauvage et nu, une espĆce de chalet en
bois, bandĂ dâune pancarte aux lettres Ănormes quâil dĂchiffra
pĂniblement: «PHO...TO...GRA...PHIE DU RI...GI...KULM». En mĆme
temps, lâimmense hĂŽtel aux trois cents fenĆtres lui apparaissait un
peu plus loin entre les lampadaires de fĆte qui sâallumaient dans le
brouillard.
III
UNE ALERTE SUR LE RIGI.---DU SANG-FROID! DU SANG-FROID!--LE COR DES
ALPES.---CE QUE TARTARIN TROUVE A SA GLACE EN SE
RĂVEILLANT.---PERPLEXITĂ.---ON DEMANDE UN GUIDE PAR LE TĂLĂPHONE.
«_QuĆs aco_?... Qui vive?...» fit le Tarasconnais lâoreille tendue,
les yeux ĂcarquillĂs dans les tĂnĆbres.
Des pas couraient par tout lâhĂŽtel, avec des claquements de portes,
des souffles haletants, des cris: «DĂpĆchez-vous!» tandis quâau dehors
sonnaient comme des appels de trompe et que de brusques montĂes de
flammes illuminaient vitres et rideaux.
Le feu!...
Dâun bond il fut hors du lit, chaussĂ, vĆtu, dĂgringolant lâescalier
oĂž le gaz brĂlait encore et que descendait tout un essaim bruissant de
_misses_ coiffĂes Ă la hĂąte, serrĂes dans des chĂąles verts, des fichus
de laine rouge, tout ce qui leur Ătait tombĂ sous la main en se
levant.
Tartarin, pour se rĂconforter lui-mĆme et rassurer ces demoiselles,
criait en se prĂcipitant et bousculant tout le monde: «Du sang-froid!
du sang-froid!» avec une voix de goĂland, blanche, Ăperdue, une de ces
voix comme on en a dans les rĆves, Ă donner la chair de poule aux plus
braves. Et comprenez-vous ces petites _misses_ qui riaient en le
regardant, semblaient le trouver trĆs drĂŽle. On nâa aucune notion du
danger, Ă cet Ăąge!
Heureusement, le vieux diplomate venait derriĆre elles, trĆs
sommairement vĆtu dâun pardessus que dĂpassaient des caleçons blancs
et des bouts de cordonnets.
Enfin, voilĂ un homme!...
Tartarin courut à lui en agitant les bras: «Ah! monsieur le baron,
quel malheur!... Savez-vous quelque chose?... OĂž est-ce?... Comment
a-t-il pris?
--Qui? Quoi?...» bĂgayait le baron ahuri, sans comprendre.
«Mais, le feu...
--Quel feu?...
Le pauvre homme avait une mine si extraordinairement dĂprimĂe et
stupide que Tartarin lâabandonna et sâĂlança dehors brusquement pour
«organiser les secours!...
«Des secours!» rĂpĂtait le baronet, aprĆs lui, cinq ou six garçons de
salle qui dormaient debout dans lâantichambre et sâentre-regardĆrent,
absolument ĂgarĂs... «Des secours!...
Au premier pas dehors, Tartarin sâaperçut de son erreur. Pas le
moindre incendie. Un froid de loup, la nuit profonde Ă peine
Ăclaircie des torches de rĂsine quâon agitait ça et lĂ et qui
faisaient sur la neige de grandes traces sanglantes.
Au bas du perron, un joueur de cor des Alpes mugissait sa plainte
modulĂe, un monotone ranz des vaches Ă trois notes avec lequel il est
dâusage, au Rigi-Kulm, de rĂveiller les adorateurs du soleil et de
leur annoncer la prochaine apparition de lâastre.
On prĂtend quâil se montre parfois Ă son premier rĂveil Ă la pointe
extrĆme de la montagne, derriĆre lâhĂŽtel. Pour sâorienter, Tartarin
nâeut quâĂ suivre le long Ăclat de rire des misses qui passaient prĆs
de lui. Mais il allait plus lentement encore plein de sommeil et les
jambes lourdes de ses six heures dâascension.
«Câest vous, Manilof?... dit tout Ă coup dans lâombre une voix
claire, une voix de femme... Aidez-moi donc... Jâai perdu mon
soulier.
Il reconnut le gazouillis Ătranger de sa petite voisine de table, dont
il cherchait la fine silhouette dans le pĂąle reflet blanc montant du
sol.
«Ce nâest pas Manilof, mademoiselle, mais si je puis vous Ćtre
utile...
Elle eut un petit cri de surprise et de peur, un geste de recul que
Tartarin nâaperçut pas, dĂjĂ penchĂ, tĂątant lâherbe rase et craquante
autour de lui.
«TĂ, pardi! le voilĂ ...» sâĂcria-t-il joyeusement. Il secoua la fine
chaussure que la neige poudrait Ă frimas, mit un genou Ă terre, dans
le froid et lâhumide, de la façon la plus galante, et demanda pour
rĂcompense lâhonneur de chausser Cendrillon.
Celle-ci, plus farouche que dans le conte, rĂpondit par un «non» trĆs
sec, et sautillait, essayant de rĂintĂgrer son bas de soie dans le
soulier mordorĂ; mais elle nây serait jamais parvenue sans lâaide du
hĂros, tout Ămu de sentir une minute cette main mignonne effleurer son
Ăpaule.
«Vous avez de bons yeux... ajouta-t-elle en maniĆre de remerciement,
pendant quâils marchaient Ă tĂątons, cĂŽte Ă cĂŽte.
--Lâhabitude de lâaffĂt, mademoiselle.
--Ah! vous Ćtes chasseur?
Elle dit cela avec un accent railleur, incrĂdule. Tartarin nâaurait
eu quâĂ se nommer pour la convaincre, mais, comme tous les porteurs de
noms illustres, il gardait une discrĂtion, une coquetterie; et,
voulant graduer la surprise:
«Je suis chasseur, _effĂtivemain_...
Elle continua sur le mĆme ton dâironie:
«Et quel gibier chassez-vous donc, de prĂfĂrence?
--Les grands carnassiers, les grands fauves... fit Tartarin, croyant
lâĂblouir.
--En trouvez-vous beaucoup sur le Rigi?
Toujours galant et Ă la riposte, le Tarasconnais allait rĂpondre que,
sur le Rigi, il nâavait rencontrĂ que des gazelles, quand sa rĂplique
fut coupĂe par lâapproche de deux ombres qui appelaient.
«Sonia... Sonia...
--Jây vais...» dit-elle; et se tournant vers Tartarin dont les yeux,
faits Ă lâobscuritĂ, distinguaient sa pĂąle et jolie figure sous une
mantille en manola, elle ajouta, sĂrieuse cette fois:
«Vous faites un chasse dangereuse, mon bonhomme... prenez garde dây
laisser vos os...
Et, tout de suite, elle disparut dans le noir avec ses compagnons.
Plus tard lâintonation menaçante qui soulignait ces paroles devait
troubler lâimagination du mĂridional; mais, ici, il fut seulement vex
de ce mot de «bonhomme» jetà à son embonpoint grisonnant et du brusque
dĂpart de la jeune fille juste au moment oĂž il allait se nommer, jouir
de sa stupĂfaction.
Il fit quelques pas dans la direction oĂž le groupe sâĂloignait,
entendit une rumeur confuse, les toux, les Ăternuements des touristes
attroupĂs qui attendaient avec impatience le lever du soleil,
quelques-uns des plus braves grimpĂs sur un petit belvĂdĆre dont les
montants, ouatĂs de neige, se distinguaient en blanc dans la nuit
finissante.
Une lueur commençait Ă Ăclaircir lâOrient, saluĂe dâun nouvel appel de
cor des Alpes et de ce «ah!» soulagĂ que provoque au thĂĂątre le
troisiĆme coup pour lever le rideau. Mince comme la fente dâun
couvercle, elle sâĂtendait, cette lueur, Ălargissait lâhorizon; mais
en mĆme temps montait de la vallĂe un brouillard opaque et jaune, une
buĂe plus pĂnĂtrante et plus Ăpaisse Ă mesure que le jour venait.
CâĂtait comme un voile entre la scĆne et les spectateurs.
Il fallait renoncer aux gigantesques effets annoncĂs sur les Guides.
En revanche, les tournures hĂtĂroclites des danseurs de la veille
arrachĂs au sommeil se dĂcoupaient en ombres chinoises, falotes et
cocasses; des chĂąles, des couvertures, jusquâĂ des courtines de lit
les recouvraient. Sous des coiffures variĂes, bonnets de soie ou de
coton, capelines, toques, casquettes Ă oreilles, câĂtaient des faces
effarĂes, bouffies, des tĆtes de naufragĂs perdus sur un Ăźlot en
pleine mer et guettant une voile au large de tous leurs yeux
ĂcarquillĂs.
Et rien, toujours rien!
Pourtant certains sâĂvertuaient Ă distinguer des cimes dans un Ălan de
bonne volontĂ et, tout en haut du belvĂdĆre, on entendait les
gloussements de la famille pĂruvienne serrĂe autour dâun grand diable,
vĆtu jusquâaux pieds de son ulster Ă carreaux, qui dĂtaillait
imperturbablement lâinvisible panorama des Alpes bernoises, nommant et
dĂsignant Ă voix haute les sommets perdus dans la brume:
«Vous voyez à gauche le Finsteraarhorn, quatre mille deux cent
soixante-quinze mĆtres... le Schreckhorn, le Wetterhorn, le Moine, la
Jungfrau, dont je signale Ă ces demoiselles les proportions
ĂlĂgantes...
--BĂ! vrai! on voilĂ un qui ne manque pas de toupet!...» se dit le
Tarasconnais, puis Ă la rĂflexion: «Je connais cette voix, pas
_mouain_.
Il reconnaissait surtout lâaccent, cet _assent_ du Midi qui se
distingue de loin comme lâodeur de lâail; mais tout prĂoccupĂ de
retrouver sa jeune inconnue, il ne sâarrĆta pas, continua dâinspecter
les groupes sans succĆs. Elle avait dĂ rentrer Ă lâhĂŽtel, comme ils
faisaient tous, fatiguĂs de rester Ă grelotter, Ă battre la semelle.
Des dos ronds, des tartans dont les franges balayaient la neige
sâĂloignaient, disparaissaient dans le brouillard de plus en plus
Ăpaissi. BientĂŽt il ne resta plus, sur le plateau froid et dĂsol
dâune aube grise, que Tartarin et le joueur de cor des Alpes qui
continuait Ă souffler mĂlancoliquement dans lâĂnorme bouquin, comme un
chien qui aboie Ă la lune.
CâĂtait un petit vieux Ă longue barbe, coiffĂ dâun chapeau tyrolien
ornĂ de glands verts lui tombant dans le dos, et portant, comme toutes
les casquettes de service de lâhĂŽtel, le _Regina montium_ en lettres
dorĂes. Tartarin sâapprocha pour lui donner son pourboire, ainsi
quâil lâavait vu faire aux autres touristes.
«Allons nous coucher, mon vieux,» dit-il; et, lui tapant sur lâĂpaule
avec sa familiaritĂ tarasconnaise: «Une fiĆre blague, _quĂ!_ le soleil
du Rigi.
Le vieux continua de souffler dans sa corne, achevant sa ritournelle
trois notes avec un rire muet qui plissait le coin de ses yeux et
secouait les glands verts de sa coiffure.
Tartarin, malgrĂ tout, ne regrettait pas sa nuit. La rencontre de la
jolie blonde le dĂdommageait du sommeil interrompu; car, tout prĆs de
la cinquantaine, il avait encore le coeur chaud, lâimagination
romanesque, un ardent foyer de vie. RemontĂ chez lui, les yeux fermĂs
pour se rendormir, il croyait sentir dans sa main le petit soulier
menu si lĂger, entendre les petits cris sautillants de la jeune fille:
«Est-ce vous, Manilof?...
Sonia... quel joli nom!... Elle Ătait Russe certainement; et ces
jeunes gens voyageant avec elle, des amis de son frĆre, sans doute...
Puis tout se brouilla, le joli minois frisĂ en or alla rejoindre
dâautres visions flottantes et assoupies, pentes du Rigi, cascades en
panaches; et bientĂŽt le souffle hĂroĂŻque du grand homme, sonore et
rythmĂ, emplit la petite chambre et une bonne partie du corridor...
Au moment de descendre, sur le premier coup du dĂjeuner, Tartarin
sâassurait que sa barbe Ătait bien brossĂe et quâil nâavait pas trop
mauvaise mine dans son costume dâalpiniste, quand tout Ă coup il
tressaillit. Devant lui, grande ouverte et collĂe Ă la glace par deux
pains Ă cacheter, une lettre anonyme Ătalait les menaces suivantes:
«_Français du diable, ta dĂfroque te cache mal. On te fait grĂące
encore ce coup-ci, mais si tu te retrouves sur notre passage, prends
garde._
Ăbloui, il relut deux ou trois fois sans comprendre. A qui, Ă quoi
prendre garde? Comment cette lettre Ătait-elle venue lĂ ? Ăvidemment
pendant son sommeil, car il ne lâavait pas aperçue au retour de sa
promenade aurorale. Il sonna la fille de service, une grosse face
blafarde et plate, trouĂe de petite vĂrole, un vrai pain de gruyĆre,
dont il ne put rien tirer dâintelligible sinon quâelle Ătait de «pon
famille» et nâentrait jamais dans les chambres pendant que les
messieurs ils y Ătaient.
«Quelle drÎle de chose, pas moins!» disait Tartarin tournant et
retournant sa lettre, trĆs impressionnĂ. Un moment le nom de
Costecalde lui traversa lâesprit: Costecalde instruit de ses projets
dâascension et essayant de lâen dĂtourner par des manoeuvres, des
menaces. A la rĂflexion, cela lui parut invraisemblable, il finit par
se persuader que cette lettre Ătait une farce... peut-Ćtre les
petites misses qui lui riaient au nez de si bon coeur... elles sont
si libres, ces jeunes filles anglaises et amĂricaines!
Le second coup sonnait. Il cacha la lettre anonyme dans sa poche:
«AprĆs tout, nous verrons bien...» Et la moue formidable dont il
accompagnait cette rĂflexion indiquait lâhĂroĂŻsme de son Ăąme.
Nouvelle surprise en se mettant Ă table. Au lieu de sa jolie voisine
«quâamour frise en or», il aperçut le cou de vautour dâune vieille
dame anglaise dont les grands repentirs Ăpoussetaient la nape. On
disait tout prĆs de lui que la jeune demoiselle et sa sociĂtĂ Ătaient
parties par un des premiers trains du matin.
«CrĂ nom! je suis flouĂ...» fit, tout haut, le tĂnor italien qui, la
veille, signifiait si brusquement Ă Tartarin quâil ne comprenait pas
le français. Il lâavait donc appris pendant la nuit! Le tĂnor se
leva, jeta sa serviette et sâenfuit, laissant le mĂridional
complĆtement anĂanti.
Des convives de la veille, il ne restait plus que lui. Câest toujours
ainsi, au Rigi-Kulm, oĂž lïżœon ne sĂjourne guĆre que vingt-quatre
heures. Dâailleurs le dĂcor Ătait invariable, les compotiers en files
sĂparant les factions. Mais ce matin, les Riz triomphaient en grand
nombre, renforcĂs dâillustres personnages, et les Pruneaux, comme on
dit, nâen menaient pas large.
Tartarin, sans prendre parti pour les uns ni pour les autres, monta
dans sa chambre avant les manifestations du dessert, boucla son sac et
demanda sa note; il en avait assez du Regina montium et de sa table
dâhĂŽte de sourds-muets.
Brusquement repris de sa folie alpestre au contact du piolet, des
crampons et des cordes dont il sâĂtait rĂaffublĂ, il brĂlait
dâattaquer une vraie montagne, au sommet dĂpourvu dâascenseur et de
photographie en plein vent. Il hĂsitait encore entre le
Finsteraarhorn plus ĂlevĂ et la Jungfrau plus cĂlĆbre, dont le joli
nom de virginale blancheur le ferait penser plus dâune fois Ă la
petite Russe.
En ruminant ces alternatives, pendant quâon prĂparait sa note, il
sâamusait Ă regarder, dans lâimmense hall lugubre et silencieux de
lâhĂŽtel, les grandes photographies coloriĂes accrochĂes aux murailles,
reprĂsentant des glaciers, des pentes neigeuses, des passages fameux
et dangereux de la montagne: ici, des ascensionnistes Ă la file, comme
des fourmis en quĆte, sur une arĆte de glace tranchante et bleue; plus
loin une Ănorme crevasse aux parois glauques en travers de laquelle on
a jetĂ une Ăchelle que franchit une dame sur les genoux, puis un abb
relevant sa soutane.
Lâalpiniste de Tarascon, les deux mains sur son piolet, nâavait jamais
eu lâidĂe de difficultĂs pareilles; il faudrait passer lĂ , pas
moins!... Tout Ă coup, il pĂąlit affreusement.
Dans un cadre noir, une gravure, dâaprĆs le dessin fameux de Gustave
DorĂ, reproduisait la catastrophe du mont Cervin: Quatre corps humains
Ă plat ventre ou sur le dos, dĂgringolant la pente presque Ă pic dâun
nĂvĂ, les bras jetĂs, les mains qui tĂątent, se cramponnent, cherchent
la corde rompue qui tenait ce collier de vies et ne sert quâĂ les
entraĂźner mieux vers la mort, vers le gouffre oĂž le tas va tomber
pĆle-mĆle avec les cordes, les piolets, les voiles verts, tout le
joyeux attirail dâascension devenu soudainement tragique.
«MĂątin!» fit le Tarasconnais parlant tout haut dans son Ăpouvante.
Un maĂźtre dâhĂŽtel fort poli entendit son exclamation et crut devoir le
rassurer. Les accidents de ce genre devenaient de plus en plus rares;
lâessentiel Ătait de ne pas faire dâimprudence et, surtout, de se
procurer un bon guide.
Tartarin demanda si on pourrait lui en indiquer un, lĂ , de
confiance... Ce nâest pas quâil eĂt peur, mais cela vaut toujours
mieux dâavoir quelquâun de sĂr.
Le garçon rĂflĂchit, lâair important, tortillant ses favoris: «De
confiance... Ah! si monsieur mâavait dit ça plus tĂŽt, nous avions ce
matin un homme qui aurait bien ĂtĂ lâaffaire... le courrier dâune
famille pĂruvienne...
--Il connaĂźt la montagne? fit Tartarin dâun air entendu.
--Oh! monsieur, toutes les montagnes... de Suisse, de Savoie, du
Tyrol, de lâInde, du monde entier, il les a toutes faites, il les sait
par coeur et vous les raconte, câest quelque chose!... Je crois quâon
le dĂciderait facilement... Avec un homme comme celui-lĂ , un enfant
irait partout sans danger.
--OĂž est-il? oĂž pourrais-je le trouver?
--Au Kaltbad, monsieur, oĂž il prĂpare les chambres de ses voyageurs...
Nous allons tĂlĂphoner.
Un tĂlĂphone, au Rigi!
Ëa, câĂtait le comble. Mais Tartarin ne sâĂtonnait plus.
Cinq minutes aprĆs, le garçon revint, rapportant la rĂponse.
Le courrier des PĂruviens venait de partir pour la Tellsplatte, oĂž il
passerait certainement la nuit.
Cette Tellsplatte est une chapelle commĂmorative, un de ces
pĆlerinages en lâhonneur de Guillaume Tell comme on en trouve
plusieurs en Suisse. On sây rendait beaucoup pour voir les peintures
murales quâun fameux peintre bĂąlois achevait dâexĂcuter dans la
chapelle...
Par le bateau, il ne fallait guĆre plus dâune heure, une heure et
demie, Tartarin nâhĂsita pas. Cela lui ferait perdre un jour, mais il
se devait de rendre cet hommage Ă Guillaume Tell, pour lequel il avait
une prĂdilection singuliĆre, et puis, quelle chance sâil pouvait
saisir ce guide merveilleux, le dĂcider Ă faire la Jungfrau avec lui.
En route, zou!...
Il paya vite sa note oĂž le coucher et le lever du soleil Ătaient
comptĂs Ă part ainsi que la bougie et le service, et, toujours prĂcĂd
de ce terrible bruit de ferraille qui semait la surprise et lâeffroi
sur son passage, il se rendit Ă la gare, car redescendre le Rigi
pied, comme il lâavait montĂ, câĂtait du temps perdu et, vraiment,
faire trop dâhonneur Ă cette montagne artificielle.
IV
SUR LE BATEAU.---IL PLEUT.---LE HĂROS TARASCONNAIS SALUE DES
MANES.---LA VĂRITĂ SUR GUILLAUME TELL.---DĂSILLUSION.--TARTARIN DE
TARASCON NâA JAMAIS EXISTĂ.---«TĂ! BOMPARD.
Il avait laissĂ la neige au Rigi-Kulm; en bas, sur le lac, il retrouva
la pluie, fine, serrĂe, indistincte, une vapeur dâeau Ă travers
laquelle les montagnes sâestompaient, graduĂes et lointaines, en forme
de nuages.
Le «Foehn» soufflait, faisait moutonner le lac oÞ les mouettes volant
bas semblaient portĂes par la vague; on aurait pu se croire en pleine
mer.
Et Tartarin se rappelait sa sortie de Marseille, quinze ans
auparavant, lorsquâil partit pour la chasse au lion, ce ciel sans
tache, Ăbloui de lumiĆre blonde, cette mer bleue, mais bleue comme une
eau de teinture, rebroussĂe par le mistral avec de blancs
Ătincellements de salines, et les clairons des forts, tous les
clochers en branle, ivresse, joie, soleil, fĂerie du premier voyage!
Quel contraste avec ce pont noir de mouillure, presque dĂsert, sur
lequel se distinguaient dans la brume, comme derriĆre un papier huilĂ,
quelques passagers vĆtus dâulsters, de caoutchoucs informes, et
lâhomme de la barre immobile Ă lâarriĆre, tout encapuchonnĂ dans son
caban, lâair grave et sybillin au-dessus de cette pancarte en trois
langues:
«DĂfense de parler au timonier.
Recommandation bien inutile, car personne ne parlait Ă bord du
Winkelried, pas plus sur le pont que dans les salons de premiĆre et de
seconde, bondĂs de voyageurs aux mines lugubres, dormant, lisant,
bĂąillant, pĆle-mĆle avec leurs menus bagages semĂs sur les banquettes.
Câest ainsi quâon se figure un convoi de dĂportĂs au lendemain dâun
coup dâĂtat.
De temps en temps, le beuglement rauque de la vapeur annonçait
lâapproche dâune station. Un bruit de pas, de bagages remuĂs traĂźnait
sur le pont. Le rivage sortait de la brume, sâavançait, montrant des
pentes dâun vert sombre, des villas grelottant parmi des massifs
inondĂs, des peupliers en file au bord de routes boueuses le long
desquelles de somptueux hĂŽtels sâalignaient avec des lettres dâor sur
leurs façades, hĂŽtels Meyer, MĂŒller, du Lac, et des tĆtes ennuyĂes
apparaissant aux vitres ruisselantes.
On abordait le ponton de dĂbarquement, des gens descendaient,
montaient, Ăgalement crottĂs, trempĂs et silencieux. CâĂtait sur le
petit port un va-et-vient de parapluies, dâomnibus vite Ăvanouis.
Puis le grand battement des roues faisait mousser lâeau sous leurs
palettes et le rivage fuyait, rentrait dans le vague paysage avec les
pensions Meyer, MĂŒller, du Lac, dont les fenĆtres, un instant
ouvertes, laissaient voir Ă tous les Ătages des mouchoirs agitĂs, des
bras tendus qui semblaient dire: «GrĂące, pitiĂ, emmenez-nous... si
vous saviez...!
Parfois, le _Winkelried_ croisait au passage un autre vapeur avec son
nom en lettres noires sur le tambour blanc: _Germania_..., _Guillaume
Tell_.... CâĂtait le mĆme pont lugubre, les mĆmes caoutchoucs
miroitants, la mĆme traversĂe lamentable, que le vaisseau fantĂŽme
allĂąt dans ce sens-ci ou dans celui-lĂ , les mĆmes regards navrĂs,
ĂchangĂs dâun bord a lâautre.
Et dire que tous ces gens voyageaient pour leur plaisir, et quâils
Ătaient aussi captifs pour leur plaisir, les pensionnaires des hĂŽtels
du Lac, Meyer et MĂŒller!
Ici, comme au Rigi-Kulm, ce qui suffoquait surtout Tartarin, ce qui le
navrait, le gelait encore plus que la pluie froide et le ciel sans
lumiĆre, câĂtait de ne pouvoir parler. En bas, il avait bien retrouv
des figures de connaissance, le membre du Jockey avec sa niĆce (hum!
hum!...), lâacadĂmicien Astier-RĂhu et le professeur Schwanthaler, ces
deux implacables ennemis condamnĂs Ă vivre cĂŽte Ă cĂŽte, pendant un
mois, rivĂs au mĆme itinĂraire dâun voyage circulaire Cook, dâautres
encore; mais aucun de ces illustres Pruneaux ne voulait reconnaĂźtre le
Tarasconnais, que son passe-montagne, ses outils de fer, ses cordes en
sautoir distinguaient cependant, poinçonnaient dâune façon toute
particuliĆre. Tous semblaient honteux du bal de la veille, de
lâentraĂźnement inexplicable oĂž les avait jetĂs la fougue de ce gros
homme.
Seule, Mme Schwanthaler Ătait venue vers son danseur, avec sa mine
toute rose et riante de petite fĂe boulotte, et, prenant sa jupe
deux doigts comme pour esquisser un pas de menuet: «Ballir...
dantsir... trĆs choli...» disait la bonne dame. Ătait-ce un souvenir
quâelle Ăvoquait, ou la tentation de tourner encore en mesure? Câest
quâelle ne le lĂąchait pas, et Tartarin, pour Ăchapper Ă son
insistance, remontait sur le pont, aimant mieux se tremper jusquâaux
os que dâĆtre ridicule.
Et il en tombait, et le ciel Ătait sale! Pour achever de lâassombrir,
toute une bande de «lâArmĂe du Salut» quâon venait de prendre
Beckenried, une dizaine de grosses filles Ă lâair hĂbĂtĂ, en robe bleu
marine et chapeaux Greenaway, se groupait sous trois Ănormes
parapluies rouges et chantait des versets, accompagnĂs sur lâaccordĂon
par un homme, une espĆce de David-la-Gamme, long, dĂcharnĂ, les yeux
fous.
Ces voix aiguÂșs, molles, discordantes comme des cris de mouettes,
roulaient, se traĂźnaient Ă travers la pluie, la fumĂe noire de la
machine que le vent rabattait. Jamais Tartarin nâavait entendu rien
de si lamentable.
A Brunnen, la troupe descendit, laissant les poches des voyageurs
gonflĂes de petites brochures pieuses; et presque aussitĂŽt que
lâaccordĂon et les chants de ces pauvres larves eurent cessĂ, le ciel
se dĂbrouilla, laissa voir quelques morceaux de bleu.
Maintenant, on entrait dans le lac dâUri assombri et resserrĂ entre de
hautes montagnes sauvages et, sur la droite, au pied du Seelisberg,
les touristes se montraient le champ de GrĂŒtli, oĂž Melchtal, FĂŒrst et
Stauffacher firent le serment de dĂlivrer leur patrie.
Tartarin, trĆs Ămu, se dĂcouvrit religieusement sans prendre garde
la stupeur environnante, agita mĆme sa casquette en lâair par trois
fois, pour rendre hommage au mĂąnes des hĂros. Quelques passagers sây
trompĆrent, et, poliment, lui rendirent son salut.
Enfin la machine poussa un mugissement enrouĂ, rĂpercutĂ dâun Ăcho
lâautre de lâĂtroit espace. LâĂcriteau quâon accrochait sur le pont
chaque station nouvelle, comme on fait dans les bals publics pour
varier les contredanses, annonça Tellsplatte.
On arrivait.
La chapelle est situĂe Ă cinq minutes du dĂbarcadĆre, tout au bord du
lac, sur la roche mĆme oĂž Guillaume Tell sauta, pendant la tempĆte, de
la barque de Gessler. Et câĂtait pour Tartarin une Ămotion
dĂlicieuse, pendant quâil suivait le long du lac les voyageurs du
circulaire Cook, de fouler ce sol historique, de se rappeler, de
revivre les principaux Ăpisodes du grand drame quâil connaissait comme
sa propre histoire.
De tout temps, Guillaume Tell avait ĂtĂ un type. Quand, Ă la
pharmacie BĂzuquet, on jouait aux prĂfĂrences et que chacun Ăcrivait
sous pli cachetĂ le poĆte, lâarbre, lâodeur, le hĂros, la femme quâil
prĂfĂrait un de ces papiers portait invariablement ceci:
«Lâarbre prĂfĂrĂ?--le baobab.
«Lâodeur?--de la poudre.
«LâĂcrivain?--Fenimore Cooper.
«Ce que jâaurais voulu Ćtre?--Guillaume Tell...
Et dans la pharmacie, il nây avait quâune voix pour sâĂcrier: «Câest
Tartarin!
Pensez sâil Ătait heureux et si le coeur lui battait dâarriver devant
la chapelle commĂmorative ĂlevĂe par la reconnaissance de tout un
peuple, il lui semblait que Guillaume Tell, en personne, allait lui
ouvrir la porte, encore trempĂ de lâeau du lac, son arbalĆte et ses
flĆches Ă la main.
«On nâentre pas... Je travaille... Ce nâest pas le jour...» cria de
lïżœintĂrieur une voix forte doublĂe par la sonoritĂ des voĂtes.
«Monsieur Astier-RĂhu, de lâAcadĂmie Française!...
--Herr Doctor Professor Schwanthaler!...
--Tartarin de Tarascon!...
Dans lâogive au-dessus du portail, le peintre, grimpĂ sur un
Ăchafaudage, parut presque Ă mi-corps, en blouse de travail, la
palette Ă la main.
«Mon _famulus_ descend vous ouvrir, messieurs, dit-il avec une
intonation respectueuse.
--Jâen Ătais sĂr, pardi! pensa Tartarin... Je nâavais quâĂ me
nommer.
Toutefois il eut le bon goĂt de se ranger et, modestement, nâentra
quâaprĆs tout le monde.
Le peintre, gaillard superbe, la tĆte rutilante et dorĂe dâun artiste
de la Renaissance, reçut ses visiteurs sur lâescalier de bois qui
menait Ă lâĂtage provisoire installĂ pour les peintures du haut de la
chapelle. Les fresques reprĂsentant les principaux Ăpisodes de la vie
de Guillaume Tell, Ătaient terminĂes, moins une, la scĆne de la pomme
sur la place dâAltorf. Il y travaillait en ce moment, et son jeune
_famoulous_,--comme il disait,--les cheveux Ă lâarchange, les jambes
et les pieds nus sous son sarrau moyen Ăąge, lui posait lâenfant de
Guillaume Tell.
Tous ces personnages archaĂŻques, rouges, verts, jaunes, bleus, empilĂs
plus hauts que nature dans dâĂtroites rues, sous des poternes du
temps, et faits pour Ćtre vus Ă distance, impressionnaient les
spectateurs un peu tristement, mais on Ătait lĂ pour admirer et lâon
admira. Dâailleurs, personne nây connaissait rien.
«Je trouve cela dâun grand caractĆre!» dit le pontifiant Astier-RĂhu,
son sac de nuit Ă la main.
Et Schwanthaler, un pliant sous le bras, ne voulant pas Ćtre en reste,
cita deux vers de Schiller, dont la moitiĂ resta dans sa barbe de
fleuve. Puis les dames sâexclamĆrent et, pendant un moment, on
nâentendit que des:
«Schön!... oh! schön...
--Yes... lovely...
--Exquis, dĂlicieux...
On se serait cru chez le pĂątisser.
Brusquement une voix Ăclata, dĂchira dâune sonnerie de trompette le
silence recueilli:
«Mal ĂpaulĂ, je vous dis... Cette arbalĆte nâest pas en place...
On se figure la stupeur du peintre en face de lâexorbitant alpiniste
qui, le pic en main, le piolet sur lâĂpaule, risquant dâassommer
quelquâun Ă chacune de ses voltes nombreuses, lui dĂmontrait par A + B
que le mouvement de son Guillaume Tell nâĂtait pas juste.
«Et je mây connais, au _mouains_... Je vous prie de le croire...
--Vous Ćtes?
--Comment! qui je suis?...» fit le Tarasconnais tout Ă fait vexĂ. Ce
nâĂtait donc pas devant lui que la porte avait cĂdĂ; et redressant sa
taille: «Allez demander mon nom aux panthĆres du Zaccar, aux lions de
lâAtlas, ils vous rĂpondront peut-Ćtre.
Il y eut une reculade, un effarement gĂnĂral.
«Mais, enfin, demanda le peintre, en quoi mon mouvement nâest-il pas
juste?
--Regardez-moi, tĂ!
Tombant en arrĆt dâun double coup de talon qui fit fumer les planches,
Tartarin, Ăpaulant son piolet en arbalĆte, se campa.
«Superbe! Il a raison... Ne bougez plus...
Puis au famulus: «Vite, un carton, du fusain.
Le fait est que le Tarasconnais Ătait Ă peindre, trapu, le dos rond,
la tĆte inclinĂe dans le passe-montagne en mentonniĆre de casque et
son petit oeil flamboyant qui visait le famulus ĂpouvantĂ.
Imagination, ĂŽ magie! Il se croyait sur la place dâAltorf, en face de
son enfant, lui qui nâen avait jamais eu; une flĆche dans le goulot de
son arbalĆte, une autre Ă sa ceinture pour percer le coeur du tyran.
Et sa conviction devenait si forte quâelle se communiquait autour de
lui.
«Câest Guillaume Tell!...» disait le peintre, accroupi sur un
escabeau, poussant son croquis dâune main fiĂvreuse: «Ah! monsieur,
que ne vous ai-je connu plus tĂŽt! vous mâauriez servi de modĆle...
--Vraiment! vous trouvez quelque ressemblance?...» fit Tartarin
flattĂ, sans dĂranger la pose.
Oui, câest bien ainsi que lâartiste se reprĂsentait son hĂros.
«La tĆte aussi?
--Oh! la tĆte peu importe...» Le peintre sâĂcartait, regardait son
croquis: «Un masque viril, Ănergique, câest tout ce quâil faut,
puisquâon ne sait rien de Guillaume Tell et que probablement il nâa
jamais existĂ.
De stupeur, Tartarin laissa tomber son arbalĆte.
«Outre!...[*] Jamais existĂ!... Que me dites-vous lĂ ?
[*] «Outre» et «boufre» sont des jurons tarasconnais dâĂtymologie
mystĂrieuse. Les dames elles-mĆmes sâen servent parfois, mais en y
ajoutant une attĂnuation. «Outre!... que vous me feriez dire.
--Demandez Ă ces messieurs...
Astier-RĂhu solennel, ses trois mentons sur sa cravate blanche: «Câest
une lĂgende danoise.
--IslÀndische...? affirma Schwanthaler non moins majestueux.
--Saxo Grammaticus raconte quâun vaillant archer appelĂ Tobe ou
Paltanoke...
--Es ist in der Vilkinasaga geschrieben...
Ensemble:
fut condamnà par le roi de | dass der IslÀndische König
Danemark, Harold aux dents | Necding...
bleues...» |
Lâoeil fixe, le bras tendu, sans se regarder ni se comprendre ils
parlaient Ă la fois, comme en chaire, de ce ton doctoral, despotique,
du professeur sĂr de nâĆtre jamais contestĂ, ils sâĂchauffaient,
criant des noms, des dates: Justinger de Berne! Jean de
Winterthur!...
Et peu Ă peu, la discussion devint gĂnĂrale, agitĂe, furieuse, parmi
les visiteurs. On brandissait des pliants, des parapluies, des
valises, et le malheureux artiste allait de lâun Ă lâautre prĆchant la
concorde, tremblant pour la soliditĂ de son Ăchafaudage. Quand la
tempĆte fut apaisĂe, il voulut reprendre son croquis et chercher le
mystĂrieux alpiniste, celui dont les panthĆres du Zaccar et les lions
de lâAtlas seuls auraient pu dire le nom; lâAlpiniste avait disparu.
Il grimpait maintenant Ă grands pas furieux un petit chemin Ă travers
des bouleaux et des hĆtres vers lâhĂŽtel de la Tellsplatte oĂž le
courrier des PĂruviens devait passer la nuit, et, sous le coup de sa
dĂception, parlait tout haut, enfonçait rageusement son alpenstock
dans la sente dĂtrempĂe.
Jamais existĂ, Guillaume Tell! Guillaume Tell, une lĂgende! Et câest
le peintre chargĂ de dĂcorer la Tellsplatte qui lui disait cela
tranquillement. Il lui en voulait comme dâun sacrilĆge, il en voulait
aux savants, Ă ce siĆcle nieur, dĂmolisseur, impie, qui ne respecte
rien, ni gloire ni grandeur, coquin de sort!
Ainsi, dans deux cents, trois cents ans, lorsquâon parlerait de
Tartarin il se trouverait des Astier-RĂhu, des Schwanthaler pour
soutenir que Tartarin nâavait jamais existĂ, une lĂgende provençale ou
barbaresque! Il sâarrĆta suffoquĂ par lâindignation et la raide
montĂe, sâassit sur un banc rustique.
On voyait de lĂ le lac entre les branches, les murs blancs de la
chapelle comme un mausolĂe neuf. Un mugissement de vapeur, avec le
clapotis de lâabordage, annonçait encore lâarrivĂe de nouveaux
visiteurs. Ils se groupaient au bord de lâeau le Guide en main,
sâavançaient avec des gestes recueillis, des bras tendus qui
racontaient la lĂgende. Et tout Ă coup, par un brusque revirement
dâidĂes, le comique de la chose lui apparut.
Il se reprĂsentait toute la Suisse historique vivant sur ce hĂros
imaginaire, Ălevant des statues, des chapelles en son honneur sur les
placettes des petites villes et dans les musĂes des grandes,
organisant des fĆtes patriotiques oĂž lïżœon accourait, banniĆres en
tĆte, de tous les cantons; et des banquets, des toasts, des discours,
des hurrahs, des chants, les larmes gonflant les poitrines, tout cela
pour le grand patriote que tous savaient nâavoir jamais existĂ.
Vous parlez de Tarascon, en voilĂ une tarasconnade, et comme jamais,
lĂ -bas, il ne sâen est inventĂ de pareille!
Remis en belle humeur, Tartarin gagna en quelques solides enjambĂes la
grandâroute de Fluelen aubord de laquelle lâhĂŽtel de la Tellsplatte
Ătale sa longue façade Ă volets verts. En attendant la cloche du
dĂźner, les pensionnaires marchaient de long en large devant une
cascade en rocaille, sur la route ravinĂe oĂž sâalignaient des
berlines, brancards Ă terre, parmi les flaques dâeau mirĂes dâun
couchant couleur de cuivre.
Tartarin sâinforma de son homme. On lui apprit quâil Ătait Ă table:
«Menez-moi vers lui, zou!» et ce fut dit dâune telle autoritĂ que,
malgrĂ la respectueuse rĂpugnance quâon tĂmoignait pour dĂranger un si
important personnage, une servante mena lâAlpiniste par tout lâhĂŽtel,
oĂž son passage souleva quelque stupeur, vers le prĂcieux courrier,
mangeant Ă part, dans une petite salle sur la cour.
«Monsieur, dit Tartarin en entrant, son piolet sur lâĂpaule,
excusez-moi si...
Il sâarrĆta stupĂfait, pendant que le courrier, long, sec, la
serviette au menton dans le nuage odorant dâune assiettĂe de soupe
chaude, lĂąchait sa cuillĆre.
«VĂ! Monsieur Tartarin...
--TĂ Bompard.
CâĂtait Bompard, lâancien gĂrant du Cercle, bon garçon, mais afflig
dâune imagination fabuleuse qui lâempĆchait de dire un mot de vrai et
lâavait fait surnommer Ă Tarascon lâImposteur. QualifiĂ dâimposteur,
Ă Tarascon, jugez ce que cela doit Ćtre! Et voilĂ le guide
incomparable, le grimpeur des Alpes, de lâHimalaya, des monts de la
Lune!
«Oh! alors, je comprends...» fit Tartarin un peu dĂçu mais joyeux
quand mĆme de retrouver une figure du pays et le cher, le dĂlicieux
accent du Cours.
«DiffĂremment, monsieur Tartarin, vous dĂźnez avec moi, quĂ?
Tartarin sâempressa dâaccepter, savourant le plaisir de sâasseoir
une petite table intime, deux couverts face Ă face, sans le moindre
compotier litigieux, de pouvoir trinquer, parler en mangeant, et en
mangeant dâexcellentes choses, soignĂes et naturelles, car MM. les
courriers sont admirablement traitĂs par les aubergistes, servis
part, des meilleurs vins et de mets dâextra.
Et il y en eut des «au moins, pas moins, diffĂremment!
«Alors, mon bon, câest vous que jâentendais cette nuit, lĂ -haut, sur
la plate-forme?...
--Et! parfaite_main_... Je faisais admirer Ă ces demoiselles...
Câest beau, pas vrai, ce soleil levant sur les Alpes?
--Superbe!» fit Tartarin, dâabord sans conviction, pour ne pas le
contrarier, mais emballĂ au bout dâune minute; et câĂtait Ătourdissant
dâentendre les deux Tarasconnais cĂlĂbrer avec enthousiasme les
splendeurs quâon dĂcouvre du Rigi. On aurait dit Joanne alternant
avec Baedeker.
Puis, à mesure que le repas avançait, la conversation devenait plus
intime, pleine de confidences, dâeffusions, de protestations qui
mettaient de bonnes larmes dans leurs yeux de Provence, brillants et
vifs, gardant toujours en leur facile Ămotion une pointe de farce et
de raillerie. Câest par lĂ seulement que les deux amis se
ressemblaient; lâun aussi sec, marinĂ, tannĂ, couturĂ de ces fronces
spĂciales aux grimes de profession, que lâautre Ătait petit, rĂąblĂ, de
teint lisse et de sang reposĂ.
Il en avait tant vu ce pauvre Bompard, depuis son dĂpart du Cercle:
cette imagination insatiable qui lâempĆchait de tenir en place lâavait
roulĂ sous tant de soleils, de fortunes diverses! Et il racontait ses
aventures, dĂnombrait toutes les belles occasions de sâenrichir qui
lui avaient craquĂ, lĂ , dans la main, comme sa derniĆre invention
dâĂconomiser au budget de la guerre la dĂpense des godillots...
«Savez-vous comment?... Oh! mon Dieu, câest bien simple... en
faisant ferrer les pieds des militaires.
--_Outre!_...» dit Tartarin ĂpouvantĂ.
Bompard continuait, toujours trĆs calme, avec cet air fou Ă froid
quâil avait:
«Une grande idĂe, nâest-ce pas? Eh! bĂ, au ministĆre, ils ne mâont
seulement pas rĂpondu... Ah! mon pauvre monsieur Tartarin, jâen ai
eu de mauvais moments, jâen ai mangĂ du pain de misĆre, avant dâĆtre
entrĂ au service de la Compagnie...
--La Compagnie?
Bompard baissa la voix discrĆtement.
«Chut! tout Ă lâheure, pas ici...» Puis reprenant son intonation
naturelle: «Et autrement, vous autres, Ă Tarascon, quâest-ce quâon
fait? Vous ne mâavez toujours pas dit ce qui vous amĆne dans nos
montagnes...
Ce fut Ă Tartarin de sâĂpancher. Sans colĆre, mais avec cette
mĂlancolie de dĂclin, cet ennui dont sont atteints en vieillissant les
grands artistes, les femmes trĆs belles, tous les conquĂrants de
peuples et de coeurs, il dit la dĂfection de ses compatriotes, le
complot tramĂ pour lui enlever la prĂsidence, et le parti quâil avait
pris de faire acte dâhĂroĂŻsme, une grande ascension, la banniĆre
tarasconnaise plus haut quâon ne lâavait jamais plantĂe, de prouver
enfin aux alpinistes de Tarascon quâil Ătait toujours
digne... toujours digne... LâĂmotion lâĂtreignait, il dut se taire,
puis:
«Vous me connaissez, Gonzague...» Et rien ne saurait rendre ce quâil
mettait dâeffusion, de caresse rapprochante, dans ce prĂnom
troubadouresque de Bompard. CâĂtait comme une façon de serrer ses
mains, de se le mettre plus prĆs du coeur... «Vous me connaissez, quĂ!
Vous savez si jâai boudĂ quand il sâest agi de marcher au lion; et,
pendant la guerre, quand nous avons organisĂ ensemble la dĂfense du
Cercle...
Bompard hocha la tĆte avec une mimique terrible; il croyait y Ćtre
encore.
«Eh bien! mon bon, ce que les lions, ce que les canons Krupp
nâavaient pu faire, les Alpes y sont arrivĂes... Jâai peur.
--Ne dites pas cela, Tartarin!
--Pourquoi? fit le hĂros avec une grande douceur... Je le dis, parce
que cela est...
Et tranquillement, sans pose, il avoua lâimpression que lui avait
faite le dessin de DorĂ, cette catastrophe du Cervin restĂe dans ses
yeux. Il craignait des pĂrils pareils; et câest ainsi quâentendant
parler dâun guide extraordinaire, capable de les lui Ăviter, il Ătait
venu se confier Ă lui.
Du ton le plus naturel, il ajouta:
«Vous nâavez jamais ĂtĂ guide, nâest-ce pas, Gonzague?
--HĂ! si, rĂpondit Bompard en souriant... Seulement je nâai pas fait
tout ce que jâai racontĂ...
--Bien entendu!» approuva Tartarin.
Et lâautre entre ses dents:
«Sortons un moment sur la route, nous serons plus libres pour causer.
La nuit venait, un souffle tiĆde, humide, roulait des flocons noirs
sur le ciel oĂž le couchant avait laissĂ de vagues poussiĆres grises.
Ils allaient Ă mi-cĂŽte, dans la direction de Fluelen, croisant des
ombres muettes de touristes affamĂs qui rentraient Ă lâhĂŽtel, ombres
eux-mĆmes, sans parler, jusquâau long tunnel qui coupe la route,
ouvert de baies en terrasse du cĂŽtĂ du lac.
«ArrĆtons-nous ici...» entonna la voix creuse de Bompard, qui rĂsonna
sous la voĂte comme un coup de canon. Et assis sur le parapet, ils
contemplĆrent lâadmirable vue du lac, des dĂgringolades de sapins et
de hĆtres, noirs, serrĂs, en premier plan, derriĆre, des montagnes
plus hautes, aux sommets en vagues, puis dâautres encore dâune
confusion bleuĂątre comme des nuĂes; au milieu la traĂźnĂe blanche,
peine visible, dâun glacier figĂ dans les creux, qui tout Ă coup
sâilluminait de feux irisĂs, jaunes, rouges, verts. On Ăclairait la
montagne de flammes de bengale.
De Fluelen, des fusĂes montaient, sâĂgrenaient en Ătoiles
multicolores, et des lanternes vĂnitiennes allaient, venaient sur le
lac dont les bateaux restaient invisibles, promenant de la musique et
des gens de fĆte.
Un vrai dĂcor de fĂerie dans lâencadrement des murs de granit,
rĂguliers et froids, du tunnel.
«Quel drĂŽle de pays, pas moins, que cette Suisse...» sâĂcria Tartarin.
Bompard se mit Ă rire.
«Ah! _vaĂŻ_, la Suisse... Dâabord, il nây en a pas de Suisse!
V
CONFIDENCES SOUS UN TUNNEL
«La Suisse, Ă lâheure quâil est, _vĂ!_ monsieur Tartarin, nâest plus
quâun vaste Kursaal, ouvert de juin en septembre, un casino
panoramique, oĂž lâon vient se distraire des quatre parties du monde et
quâexploite une compagnie richissime Ă centaines de millions de
milliasses, qui a son siĆge Ă GenĆve et Ă Londres. Il en fallait de
lâargent, figurez-vous bien, pour affermer, peigner et pomponner tout
ce territoire, lacs, forĆts, montagnes et cascades, entretenir un
peuple dâemployĂs, de comparses, et sur les plus hautes cimes
installer des hĂŽtels mirobolants, avec gaz, tĂlĂgraphes,
tĂlĂphones!...
--Câest pourtant vrai, songe tout haut Tartarin qui se rappelle le
Rigi.
--Si câest vrai!... Mais vous nâavez rien vu... Avancez un peu dans
le pays, vous ne trouverez pas un coin qui ne soit truquĂ, machin
comme les dessous de lâOpĂra; des cascades ĂclairĂes Ă giorno, des
tourniquets Ă lâentrĂe des glaciers, et, pour les ascensions, des tas
de chemins de fer hydrauliques ou funiculaires. Toutefois, la
Compagnie, songeant Ă sa clientĆle dâAnglais et dâAmĂricains
grimpeurs, garde Ă quelques Alpes fameuses, la Jungfrau, le Moine, le
Finsteraarhorn, leur apparence dangereuse et farouche, bien quâen
rĂalitĂ, il nây ait pas plus de risques lĂ quâailleurs.
--Pas moins, les crevasses, mon bon, ces horribles crevasses... Si
vous tombez dedans?
--Vous tombez sur la neige, monsieur Tartarin, et vous ne vous faites
pas de mal; il y a toujours en bas, au fond, un portier, un chasseur,
quelquâun qui vous relĆve, vous brosse, vous secoue et gracieusement
sâinforme: «Monsieur nâa pas de bagages?...
--Quâest-ce que vous me chantez lĂ , Gonzague?
Et Bompard redoublant de gravitĂ:
«Lâentretien de ces crevasses est une des plus grosses dĂpenses de la
Compagnie.
Un moment de silence sous le tunnel dont les environs sont accalmis.
Plus de feux variĂs, de poudre en lâair, de barques sur lâeau; mais la
lune sâest levĂe et fait un autre paysage de convention, bleuĂątre,
fluidique, avec des pans dâune ombre impĂnĂtrable...
Tartarin hĂsite Ă croire son compagnon sur parole. Pourtant il
rĂflĂchit Ă tout ce quâil a vu dĂjĂ dâextraordinaire en quatre jours,
le soleil du Rigi, la farce de Guillaume Tell; et les inventions de
Bompard lui paraissent dâautant plus vraisemblables que dans tout
Tarasconnais le hĂąbleur se double dâun gobeur.
«DiffĂremment, mon bon ami, comment expliquez-vous ces catastrophes
Ăpouvantables... celle du Cervin, par exemple!...
--Il y a seize ans de cela, la Compagnie nâĂtait pas constituĂe,
monsieur Tartarin.
--Mais, lâannĂe derniĆre encore, lâaccident du Wetterhorn, ces deux
guides ensevelis avec leurs voyageurs!...
--Il faut bien, tĂ, pardi!... pour amorcer les alpinistes... Une
montagne oĂž lâon ne sâest pas un peu cassĂ la tĆte, les Anglais nây
viennent plus... Le Wetterhorn pĂriclitait depuis quelque temps; avec
ce petit fait-divers, les recettes ont remontĂ tout de suite.
--Alors, les deux guides?...
--Se portent aussi bien que les voyageurs; on les a seulement fait
disparaĂźtre, entretenus Ă lâĂtranger pendant six mois... Une rĂclame
qui coĂte cher, mais la Compagnie est assez riche pour sâoffrir cela.
--Ăcoutez, Gonzague...
Tartarin sâest levĂ, une main sur lâĂpaule de lâancien gĂrant:
«Vous ne voudriez pas quâil mâarrivĂąt malheur, _quĂ_?... Eh bien!
parlez-moi franchement... vous connaissez mes moyens comme alpiniste,
ils sont mĂdiocres.
--TrĆs mĂdiocres, câest vrai!
--Pensez-vous cependant que je puisse, sans trop de danger, tenter
lâascension de la Jungfrau?
--Jâen rĂpondrais, ma tĆte dans le feu, monsieur Tartarin... Vous
nâavez quâĂ vous fier au guide, _vĂ!_
--Et si jâai le vertige?
--Fermez les yeux.
--Si je glisse?
--Laissez-vous faire... Câest comme au thĂĂątre... Il y a des
praticables... On ne risque rien...
--Ah! si je vous avais lĂ pour me le dire, pour me le rĂpĂter...
Allons, mon brave, un bon mouvement, venez avec moi...
Bompard ne demanderait pas mieux, pĂcaĂŻrĂ! mais il a ses PĂruviens
sur les bras jusquâĂ la fin de la saison; et comme son ami sâĂtonne de
lui voir accepter ces fonctions de courrier, de subalterne:
«Que voulez-vous, monsieur Tartarin?... Câest dans notre
engagement... La Compagnie a le droit de nous employer comme bon lui
semble.
Le voilĂ comptant sur ses doigts tous ses avatars divers depuis trois
ans... guide dans lâOberland, joueur de cor des Alpes, vieux chasseur
de chamois, ancien soldat de Charles X, pasteur protestant sur les
hauteurs...
«QuĆs aco?» demande Tartarin surpris.
Et lâautre de son air tranquille:
«BĂ! oui. Quand vous voyagez dans la Suisse allemande, des fois vous
apercevez Ă des hauteurs vertigineuses un pasteur prĆchant en plein
air, debout sur une roche ou dans une chaire rustique en tronc
dâarbre. Quelques bergers, fromagers, Ă la main leurs bonnets de
cuir, des femmes coiffĂes et costumĂes selon le canton, se groupent
autour avec des poses pittoresques; et le paysage est joli, des
pĂąturages verts ou frais moissonnĂs, des cascades jusquâĂ la route et
des troupeaux aux lourdes cloches sonnant Ă tous les degrĂs de la
montagne. Tout ça, _vĂ!_ câest du dĂcor, de la figuration.
Seulement, il nây a que les employĂs de la Compagnie, guides,
pasteurs, courriers, hĂŽteliers qui soient dans le secret, et leur
intĂrĆt est de ne pas lâĂbruiter de peur dâeffaroucher la clientĆle.
LâAlpiniste reste abasourdi, muet, le comble chez lui de la
stupĂfaction. Au fond, quelque doute quâil ait de la vĂracitĂ de
Bompard, il se sent rassurĂ, plus calme sur les ascensions alpestres,
et bientĂŽt lâentretien se fait joyeux. Les deux amis parlent de
Tarascon, de leurs bonnes parties de rire dâautrefois, quand on Ătait
plus jeune.
«A propos de _galĂjade,_[*] dit subitement Tartarin, ils mâen ont fait
une bien bonne au Rigi-Kulm... Figurez-vous que ce matin...» et il
raconte la lettre piquĂe Ă sa glace, la rĂcite avec emphase:
«_Français du diable..._ Câest une mystification, quĂ?...
[*] GalĂjade, plaisanterie, farce.
--On ne sait pas... Peut-Ćtre...» dit Bompard qui semble prendre la
chose plus sĂrieusement que lui. Il sâinforme si Tartarin, pendant
son sĂjour au Rigi, nâa eu dâhistoire avec personne, nâa pas dit un
mot de trop.
«Ah! _vaĂŻ_, un mot de trop! Est-ce quâon ouvre seulement la bouche
avec tous ces Anglais, Allemands, muets comme des carpes sous prĂtexte
de bonne tenue!
A la rĂflexion, pourtant; il se souvient dâavoir rivĂ son clou, et
vertement, Ă une espĆce de Cosaque, un certain Mi... Milanof.
«Manilof, corrige Bompard.
--Vous le connaissez?... De vous Ă moi, je crois que ce Manilof mâen
voulait Ă cause dâune petite Russe...
--Oui, Sonia... murmure Bompard soucieux...
--Vous la connaissez aussi? Ah! mon ami, la perle fine, le joli
petit perdreau gris!
--Sonia de Wassilief... Câest elle qui a tuĂ dâun coup de revolver,
en pleine rue, le gĂnĂral Felianine, le prĂsident du Conseil de guerre
qui avait condamnĂ son frĆre Ă la dĂportation perpĂtuelle.
Sonia assassin! cette enfant, cette blondinette... Tartarin ne veut
y croire. Mais Bompard prĂcise, donne des dĂtails sur lâaventure, du
reste bien connue. Depuis deux ans Sonia habite Zurich, oĂž son frĆre
Boris, ĂchappĂ de SibĂrie, est venu la rejoindre, la poitrine perdue;
et, tout lâĂtĂ, elle le promĆne au bon air dans la montagne. Le
courrier les a souvent rencontrĂs, escortĂs dâamis qui sont tous des
exilĂs, des conspirateurs. Les Wassilief, trĆs intelligents, trĆs
Ănergiques, ayant encore quelque fortune, sont Ă la tĆte du parti
nihiliste avec Bolibine, lâassassin du prĂfet de police, et ce Manilof
qui, lâan dernier, a fait sauter le palais dâhiver.
«_Boufre!_ dit Tartarin, on a de drÎles de voisins au Rigi.
Mais en voilĂ bien dâune autre. Bompard ne ne va-t-il pas sâimaginer
que la fameuse lettre est venue de ces jeunes gens; il reconnaĂźt l
les procĂdĂs nihilistes. Le czar, tous les matins, trouve de ces
avertissements, dans son cabinet, sous sa serviette...
«Mais enfin, dit Tartarin en pùlissant, pourquoi ces menaces?
Quâest-ce que je leur ai fait?
Bompard pense quâon lâa pris pour un espion.
«Un espion, moi!
--_BĂ_ oui!» Dans tous les centres nihilistes, Ă Zurich, Ă Lausanne,
GenĆve, la Russie entretient Ă grands frais une nombreuse
surveillance; depuis quelque temps mĆme, elle a engagĂ lâancien chef
de la police impĂriale française avec une dizaine de Corses qui
suivent et observent tous les exilĂs russes, se servent de mille
dĂguisements pour les surprendre. La tenue de lâAlpiniste, ses
lunettes, son accent, il nâen fallait pas plus pour le confondre avec
un de ces agents.
«Coquin de sort! vous mây faites penser, dit Tartarin... ils avaient
tout le temps sur leurs talons un sacrĂ tĂnor italien... Ce doit Ćtre
un mouchard bien sĂr... DiffĂremment, quâest-ce quâil faut que je
fasse?
--Avant tout, ne plus vous trouver sur le chemin de ces gens lĂ ,
puisquâon vous prĂvient quâil vous arriverait malheur.
--Ah! _vaĂŻ_, malheur... Le premier qui mâapproche, je lui fends la
tĆte avec mon piolet.
Et dans lâombre du tunnel les yeux du Tarasconnais sâenflamment. Mais
Bompard, moins rassurĂ que lui, sait que la haine de ces nihilistes
est terrible, sâattaque en dessous, creuse et trame. On a beau Ćtre
un lapin comme le prĂsident, allez donc vous mĂfier du lit dâauberge
oĂž lâon couche, de la chaise oĂž lâon sâassied, de la rampe de paquebot
qui cĂdera tout Ă coup pour une chute mortelle. Et les cuisines
prĂparĂes, le verre enduit dâun poison invisible.
«Prenez garde au kirsch de votre gourde, au lait mousseux que vous
apporte le vacher en sabots. Ils ne reculent devant rien, je vous
dis.
--Alors, quoi? Je suis fichu!» gronde Tartarin; puis saisissant la
main de son compagnon:
«Conseillez-moi, Gonzague.
AprĆs une minute de rĂflexion, Bompard lui trace son programme.
Partir le lendemain de bonne heure, traverser le lac, le col du
BrĂŒnig, coucher le soir Ă Interlaken. Le jour suivant Grindelwald et
la petite Scheideck. Le surlendemain, la Jungfrau! Puis, en route
pour Tarascon, sans perdre une heure, sans se retourner.
«Je partirai demain, Gonzague...» fait le hĂros dâune voix mĂąle avec
un regard dâeffroi au mystĂrieux horizon que recouvre la pleine nuit,
au lac qui semble recĂler pour lui toutes les trahisons dans son calme
glacĂ de pĂąles reflets...
VI
LE COL DU BRUNIG.--TARTARIN TOMBE AUX MAINS DES
NIHILISTES.--DISPARITION DâUN TĂNOR ITALIEN ET DâUNE CORDE FABRIQUĂE
EN AVIGNON.--NOUVEAUX EXPLOITS DU CHASSEUR DE CASQUETTES.--PAN! PAN!
«Mondez... mondez donc!
--Mais oĂž, quĂ diable, faut-il que je monte? tout est plein... Ils
ne veulent de moi nulle part...
CâĂtait Ă la pointe extrĆme du lac des Quatre-Cantons, sur ce rivage
dâAlpnach, humide, infiltrĂ comme un delta, oĂž les voitures de la
poste sâorganisent en convoi et prennent les voyageurs Ă la descente
du bateau pour leur faire traverser le BrĂŒnig.
Une pluie fine, en pointes dâaiguilles, tombait depuis le matin; et le
bon Tartarin, empĆtrĂ de son fourniment, bousculĂ par les postiers,
les douaniers, courait de voiture en voiture, sonore et encombrant
comme cette homme-orchestre de nos fĆtes foraines, dont chaque
mouvement met en branle un triangle, une grosse caisse, un chapeau
chinois, des cymbales. A toutes les portiĆres lâaccueillait le mĆme
cri dâeffroi, le mĆme «Complet!» rĂbarbatif grognĂ dans tous les
dialectes, le mĆme hĂrissement en boule pour tenir le plus de place
possible et empĆcher de monter un si dangereux et retentissant
compagnon.
Le malheureux suait, haletait, rĂpondait par des «Coquin de bon sort!
et des gestes dĂsespĂrĂs Ă la clameur impatience du convoi: «En
route!--All right!--Andiamo!--VorwÀrtz!» Les chevaux piaffaient, les
cochers juraient. Ă la fin le conducteur de la poste, un grand rouge
en tunique et casquette plate, sâen mĆla lui-mĆme, et, ouvrant de
force la portiĆre dâun landau Ă demi couvert, poussa Tartarin, le
hissa comme un paquet, puis resta debout et majestueux devant le
garde-crotte, la main tendue pour son _trinkgeld_.
HumiliĂ, furieux contre les gens de la voiture qui lâacceptaient _manu
militari_, Tartarin affectait de ne pas les regarder, enfonçait son
porte-monnaie dans sa poche calait son piolet Ă cĂŽtĂ de lui avec des
mouvements de mauvaise humeur, un parti pris grossier, Ă croire quâil
descendait du packet de Douvres Ă Calais.
«Bonjour, monsieur...» dit une voix douce dĂjĂ entendue.
Il leva les yeux, resta saisi, terrifiĂ devant la jolie figure ronde
et rose de Sonia, assise en face de lui, sous lâauvent du landau o
sâabritait aussi un grand garçon enveloppĂ de chĂąles, de couvertures,
et dont on ne voyait que le front dâune pĂąleur livide parmi quelques
boucles de cheveux menus et dorĂs comme les tiges de ses lunettes de
myope; le frĆre, sans doute. Un troisiĆme personnage que Tartarin
connaissait trop celui-lĂ , les accompagnait, Manilof, lâincendiaire du
palais impĂrial.
Sonia, Manilof, quelle souriciĆre!
Câest maintenant quâils allaient accomplir leur menace, dans ce col du
BrĂŒnig si escarpĂ, entourĂ dâabĂźmes. Et le hĂros, par une de ces
Ăpouvantes en Ăclair qui montrent le danger Ă fond, se vit Ătendu sur
la pierraille dâun ravin, balancĂ au plus haut dâun chĆne. Fuir? oĂž,
comment? Voici que les voitures sâĂbranlaient, dĂtalaient Ă la file
au son de la trompe, une nuĂe de gamins prĂsentant aux portiĆres des
petits bouquets dâedelweiss. Tartarin affolĂ eut envie de ne pas
attendre, de commencer lâattaque en crevant dâun coup dâalpenstock le
cosaque assis Ă son cĂŽtĂ; puis, Ă la rĂflexion, il trouva plus prudent
de sâabstenir. Ăvidemment ces gens ne tenteraient leur coup que plus
loin, en des parages inhabitĂs; et peut-Ćtre aurait-il le temps de
descendre. Dâailleurs, leurs intentions ne lui semblaient plus aussi
malveillantes. Sonia lui souriait doucement de ses jolis yeux de
turquoise, le grand jeune homme pĂąle le regardait, intĂressĂ, et
Manilof, sensiblement radouci, sâĂcartait obligeamment, lui faisait
poser son sac entre eux deux. Avaient-ils reconnu leur mĂprise en
lisant sur le registre du Rigi-Kulm lâillustre nom de Tartarin? Il
voulut sâen assurer et, familier, bonhomme, commença:
«Enchantà de la rencontre, belle jeunesse... seulement, permettez-moi
de me prĂsenter... vous ignorez Ă qui vous avez affaire, _vĂ_, tandis
que je sais parfaitement qui vous Ćtes.
--Chut!» fit du bout de son gant de SuĆde, la petite Sonia toujours
souriante, et elle lui montrait sur le siĆge de la voiture, Ă cĂŽtĂ du
conducteur, le tĂnor aux manchettes et lâautre jeune Russe, abritĂs
sous le mĆme parapluie, riant, causant tous deux en italien.
Entre le policier et les nihilistes, Tartarin nâhĂsitait pas:
«Connaissez-vous cet homme, au _mouains?_» dit-il tout bas,
rapprochant sa tĆte du frais visage de Sonia et se mirant dans ses
yeux clairs, tout Ă coup farouches et durs tandis quâelle rĂpondait
«oui» dâun battement de cils.
Le hĂros frissonna, mais comme au thĂĂątre; cette dĂlicieuse inquiĂtude
dâĂpiderme qui vous saisit quand lâaction se corse et quâon se carre
dans son fauteuil pour mieux entendre ou regarder. Personnellement
hors dâaffaire, dĂlivrĂ des horribles transes qui lâavaient hant
toute la nuit, empĆchĂ de savourer son cafĂ suisse, miel et beurre,
et, sur le bateau, tenu loin du bastingage, il respirait Ă larges
poumons, trouvait la vie bonne et cette petite Russe irrĂsistiblement
plaisante avec sa toque de voyage, son jersey montant au cou, serrant
les bras, moulant sa taille encore mince, mais dâune ĂlĂgance
parfaite. Et si enfant! Enfant par la candeur de son rire, le duvet
de ses joues et la grĂące gentille dont elle Ătalait le chĂąle sur les
genoux de son frĆre: «Es-tu bien?... Tu nâas pas froid?» Comment
croire que cette petite main, si fine sous le gant chamois, avait eu
la force morale et le courage physique de tuer un homme!
Les autres, non plus, ne semblaient plus fĂroces; tous, le mĆme rire
ingĂnu, un peu contraint et douloureux sur les lĆvres tirĂes du
malade, plus bruyant chez Manilof qui, tout jeune sous sa barbe en
broussaille, avait des explosions dâĂcolier en vacances, des bouffĂes
de gaietĂ exubĂrante.
Le troisiĆme compagnon, celui quâon appelait Bolibine et qui causait
sur le siĆge avec lâItalien, sâamusait aussi beaucoup, se retournait
souvent pour traduire Ă ses amis des rĂcits que lui faisait le faux
chanteur, ses succĆs Ă lâOpĂra de PĂtersbourg, ses bonnes fortunes,
les boutons de manchettes que les dames abonnĂes lui avaient offertes
Ă son dĂpart, des boutons extraordinaires, gravĂs de trois notes _la
do rĂ_, lâadorĂ; et ce calembour redit dans le landau y causait une
telle joie, le tĂnor lui-mĆme se rengorgeait, frisait si bien sa
moustache dâun air bĆte et vainqueur en regardant Sonia, que Tartarin
commençait Ă se demander sâil nâavait pas affaire Ă de simples
touristes, Ă un vrai tĂnor.
Mais les voitures, toujours Ă fond de train, roulaient sur des ponts,
longaient de petits lacs, des champs fleuris, de beaux vergers
ruisselants et dĂserts, car câĂtait dimanche et les paysans rencontrĂs
avaient tous leurs costumes de fĆte, les femmes de longues nattes et
des chaĂźnes dâargent. On commençait Ă gravir la route en lacet parmi
des forĆts de chĆnes et de hĆtres; peu Ă peu le merveilleux horizon se
dĂroulait sur la gauche, Ă chaque dĂtour en Ătage, des riviĆres des
vallĂes dâoĂž montaient des clochers dâĂglise, et tout au fond, la cime
givrĂe du Finsteraarhorn, blanchissant sous le soleil invisible.
BientĂŽt le chemin sâassombrit, dâaspect plus sauvage. Dâun cĂŽtĂ, des
ombres profondes, chaos dâarbres plantĂs en pente, tourmentĂs et
tordus, oĂž grondait lâĂcume dâun torrent; Ă droite, une roche immense,
surplombante, hĂrissĂe de branches jaillies de ses fentes.
On ne riait plus dans le landau; tous admiraient, la tĆte levĂe,
essayaient dâapercevoir le sommet de ce tunnel de granit.
«Les forĆts de lâAtlas!... Il semble quâon y est...» dit gravement
Tartarin; et, sa remarque passant inaperçue, il ajouta: «Sans les
rugissements du lion, toutefois.
--Vous les avez entendus, monsieur?» demanda Sonia.
Entendu le lion, lui!... Puis, avec un doux sourire indulgent: «Je
suis Tartarin de Tarascon, mademoiselle...
Et voyez un peu ces barbares? Il aurait dit: «Je mâappelle Dupont»,
câeĂt ĂtĂ pour eux exactement la mĆme chose. Ils ignoraient le nom de
Tartarin.
Pourtant, il ne se vexa pas et rĂpondit Ă la jeune fille qui voulait
savoir si le cri du lion lui avait fait peur: «Non, mademoiselle...
Mon chameau, lui, tremblait la fiĆvre entre mes jambes; mais je
visitais mes amorces, aussi tranquille que devant un troupeau de
vaches... A distance, câest Ă peu prĆs le mĆme cri, comme ceci,
_tĂ!_
Pour donner Ă Sonia une exacte impression de la chose, il poussait de
son creux le plus sonore un «Meuh...» formidable, qui sâenfla,
sâĂtala, rĂpercutĂ par lâĂcho de la roche. Les chevaux se cabrĆrent:
dans toutes les voitures les voyageurs dressĂs, pleins dâĂpouvante,
cherchaient lâaccident, la cause dâun pareil vacarme, et reconnaissant
lâalpiniste, dont la capote Ă demi rabattue du landau montrait la tĆte
Ă casque et le dĂbordant harnachement, se demandaient une fois encore:
«Quel est donc cet animal-là !
Lui, trĆs calme, continuait Ă donner des dĂtails, la façon dâattaquer
la bĆte, de lâabattre et de la dĂpecer, le guidon en diamant dont il
ornait sa carabine pour tirer sĂrement, la nuit. La jeune fille
recourait, penchĂe, avec un petit palpitement de ses narines trĆs
attentif.
«On dit que Bombonnel chasse encore, demanda le frĆre, lâavez-vous
connu?
--Oui, dit Tartarin sans enthousiasme... Câest un garçon pas
maladroit... Mais nous avons mieux que lui.
A bon entendeur, salut! puis, dâun ton de mĂlancolie; «Pas moins, ce
sont de fortes Ămotions que ces chasses aux grands fauves. Quand on
ne les a plus, lâexistence semble vide, on ne sait de quoi la
combler.
Ici, Manilof, qui comprenait le français sans le parler et semblait
Ăcouter le Tarasconnais trĆs curieusement, son front dâhomme du peuple
coupĂ dâune grande ride en cicatrice, dit quelques mots en riant Ă ses
amis.
«Manilof prĂtend que nous sommes de la mĆme confrĂrie, expliqua Sonia
Ă Tartarin... Nous chassons comme vous les grands fauves.
--TĂ! oui, pardi... les loups, les ours blancs...
--Oui, les loups, les ours blancs et dâautres bĆtes nuisibles
encore...
Et les rires de recommencer, bruyants, interminables, sur un ton aigu
et fĂroce cette fois, des rires qui montraient les dents et
rappelaient Ă Tartarin en quelle triste et singuliĆre compagnie il
voyageait.
Tout Ă coup, les voitures sâarrĆtĆrent. La route devenait plus raide
et faisait Ă cet endroit un long circuit pour arriver en haut du
BrĂŒnig que lâon pouvait atteindre par un raccourci de vingt minutes
pic dans une admirable forĆt de hĆtres. MalgrĂ la pluie du matin, les
terrains glissants et dĂtrempĂs, les voyageurs, profitant dâune
Ăclaircie, descendaient presque tous, sâengageaient Ă la file dans
lâĂtroit chemin de «schlittage».
Du landau de Tartarin, qui venait le dernier, les hommes mettaient
pied Ă terre; mais Sonia, trouvant les chemins trop boueux,
sâinstallait au contraire, et, commue lâAlpiniste descendait aprĆs les
autres, un peu retardĂ par son attirail, elle lui dit Ă mi-voix:
«Restez donc, tenez-moi compagnie,» et dâune façon si cĂąline! Le
pauvre homme en resta bouleversĂ se forgeant un roman aussi dĂlicieux
quâinvraisemblable qui fit battre son vieux coeur Ă grands coups.
Il fut vite dĂtrompĂ en voyant la jeune fille se pencher anxieuse,
guetter Bolibine et lâItalien causant vivement Ă lâentrĂe de la
schlitte, derriĆre Manilof et Boris dĂjĂ en marche. Le faux tĂnor
hĂsitait. Un instinct semblait lâavertir de ne pas sâaventurer seul
en compagnie de ces trois hommes. Il se dĂcida enfin, et Sonia le
regardait monter, en caressant sa joue ronde avec un bouquet de
cyclamens violĂątres, ces violettes de montagnes dont la feuille est
doublĂe de la fraĂźche couleur des fleurs.
Le landau allait au pas, le cocher descendu marchait en avant avec
dâautres camarades, et le convoi Ăchelonnait plus de quinze voitures
rapprochĂes par la perpendiculaire, roulant Ă vide, silencieusement.
Tartarin, trĆs Ămu, pressentant quelque chose de sinistre, nâosait
regarder sa voisine, tant il craignait une parole, un regard qui
aurait pu le faire acteur ou tout au moins complice dans le drame
quâil sentait tout proche. Mais Sonia ne faisait pas attention Ă lui,
lâoeil un peu fixe et ne cessant la caresse machinale des fleurs sur
le duvet de sa peau.
«Ainsi, dit-elle aprĆs un long temps, ainsi vous savez qui nous
sommes, moi et mes amis... Eh bien! que pensez-vous de nous? Quâen
pensent les Français?
Le hĂros pĂąlit, rougit. Il ne tenait pas Ă indisposer par quelques
mots imprudents des gens aussi vindicatifs; dâautre part, comment
pactiser avec des assassins? Il sâen tira par une mĂtaphore:
«DiffĂremment, mademoiselle, vous me disiez tout Ă lâheure que nous
Ătions de la mĆme confrĂrie, chasseurs dâhydres et de monstres, de
despotes et de carnassiers... Câest donc en confrĆre de Saint-Hubert
que je vais rĂpondre... Mon sentiment est que, mĆme contre les
fauves, on doit se servir dâarmes loyales... Notre Jules GĂrard,
fameux tueur de lions, employait des balles explosibles... Moi, je
nâadmets pas ça et ne lâai jamais fait... Quand jâallais au lion ou
la panthĆre, je me plantais devant la bĆte, face Ă face, avec une
bonne carabine Ă deux canons, et pan! pan! une balle dans chaque
oeil.
--Dans chaque oeil!... fit Sonia.
--Jamais je nâai manquĂ mon coup.
Il affirmait, sây croyait encore.
La jeune fille le regardait avec une admiration naĂŻve, songeant tout
haut:
«Câest bien ce quâil y aurait de plus sĂr.
Un brusque dĂchirement de branches, de broussailles, et le fourr
sâĂcarta au-dessus dâeux, si vivement, si fĂlinement, que Tartarin, la
tĆte pleine dâaventures de chasse, aurait pu se croire Ă lâaffĂt dans
le Zaccar. Manilof sauta du talus, sans bruit, prĆs de la voiture.
Ses petits yeux bridĂs luisaient dans sa figure tout ĂcorchĂe par les
ronces, sa barbe et ses cheveux en oreille de chien ruisselaient de
lâeau des branches. Haletant, ses grosses mains courtes et velues
appuyĂes Ă la portiĆre, il interpella en russe Sonia qui, se tournant
vers Tartarin, lui demanda dâune voix brĆve:
«Votre corde...vite...
--Ma...corde?... bĂgaya le hĂros.
--Vite, vite...on vous la rendra tout Ă lâheure.
Sans lui fournir dâautre explication, de ses petits doigts gantĂs elle
lâaidait Ă se dĂfubler de sa fameuse corde fabriquĂe en Avignon.
Manilof prit le paquet en grognant de joie, regrimpa en deux bonds
sous le fourrĂ avec une ĂlasticitĂ de chat sauvage.
«Quâest-ce qui se passe? Quâest-ce quâils vont faire?... Il a lâair
fĂroce...» murmura Tartarin nâosant dire toute sa pensĂe.
FĂroce, Manilof! Ah! comme on voyait bien quâil ne le connaissait
pas. Nul Ćtre nâĂtait meilleur, plus doux, plus compatissant; et
comme trait de cette nature exceptionnelle, Sonia, le regard clair et
bleu, racontait que son ami venant dâexĂcuter un dangereux mandat du
ComitĂ rĂvolutionnaire et sautant dans le traĂźneau qui lâattendait
pour la fuite, menaçait le cocher de descendre, coĂte que coĂte, sâil
continuait Ă frapper, Ă surmener sa bĆte dont la vitesse pourtant le
sauvait.
Tartarin trouvait le trait digne de lâantique; puis, ayant rĂflĂchi
toutes les vies humaines sacrifiĂes par ce mĆme Manilof, aussi
inconscient quâun tremblement de terre ou quâun volcan en fusion, mais
qui ne voulait pas quâon fĂźt du mal Ă une bĆte devant lui, il
interrogea la jeune fille dâun air ingĂnu:
«Est-il mort beaucoup de monde, dans lâexplosion du palais dâhiver?
--Beaucoup trop, rĂpondit tristement Sonia. Et le seul qui devait
mourir a ĂchappĂ.
Elle resta silencieuse, comme fĂąchĂe, et si jolie, la tĆte basse avec
ses grands cils dorĂs battant sa joue dâun rose pĂąle, Tartarin sâen
voulait de lui avoir fait de la peine, repris par le charme de
jeunesse, de fraĂźcheur Ăpandu autour de lâĂtrange petite crĂature.
«Donc, monsieur, la guerre que nous faisons vous semble injuste,
inhumaine?» Elle lui disait cela de tout prĆs, dans la caresse de son
haleine et de son regard; et le hĂros se sentait faiblir.
«Vous ne croyez pas que toute arme soit bonne et lĂgitime pour
dĂlivrer un peuple qui rĂąle, qui suffoque?
--Sans doute, sans doute...
La jeune fille, plus pressante Ă mesure que Tartarin faiblissait:
«Vous parliez de vide Ă combler tout Ă lâheure; ne vous semble-t-il
pas quâil serait plus noble, plus intĂressant de jouer sa vie pour une
grande cause que de la risquer en tuant des lions ou en escaladant des
glaciers?
--Le fait est...» dit Tartarin grisĂ, la tĆte perdue, tout angoiss
par le dĂsir fou, irrĂsistible, de prendre et de baiser cette petite
main ardente, persuadante, quâelle posait sur son bras comme lĂ -haut,
dans la nuit du Rigi-Kulm, quand il lui remettait son soulier. A la
fin nây tenant plus, et saisissant cette petite main gantĂe entre les
siennes.
«Ăcoutez, Sonia,» dit-il dâune bonne grosse voix paternelle et
familiĆre... «Ăcoutez, Sonia...
Un brusque arrĆt du landau lâinterrompit. On arrivait en haut du
BrĂŒnig; voyageurs et cochers rejoignaient leurs voitures pour
rattraper le temps perdu et gagner, dâun coup de galop, le prochain
village oĂž lâon devait dĂjeuner et relayer. Les trois Russes
reprirent leurs places, mais celle de lâItalien resta inoccupĂe.
«Ce monsieur est montĂ dans les premiĆres voitures,» dit Boris au
cocher qui sâinformait; et sâadressant Ă Tartarin dont lâinquiĂtude
Ătait visible:
«Il faudra lui rĂclamer votre corde; il a voulu la garder avec lui.
LĂ -dessus, nouveaux rires dans le landau et reprise, pour le brave
Tartarin des plus atroces perplexitĂs, ne sachant que penser, que
croire devant la belle humeur, et la mine ingĂnue des prĂtendus
assassins. Tout en enveloppant son malade de manteaux, de plaids, car
lâair de la hauteur sâavivait encore de la vitesse des voitures, Sonia
racontait, en russe, sa conversation avec Tartarin, jetant des pan!
pan! dâune gentille intonation que rĂpĂtaient ses compagnons aprĆs
elle, les uns admirant le hĂros, Manilof hochant la terre, incrĂdule.
Le relais!
Câest sur la place dâun grand village, une vieille auberge au balcon
de bois vermoulu, Ă lâenseigne en potence de fer rouillĂ. La file des
voitures sâarrĆte lĂ , et pendant quâon dĂtelle, les voyageurs affamĂs
se prĂcipitent, envahissent au premier Ătage une salle peinte en vert
qui sent le moisi, oĂž la table dâhĂŽte est dressĂe pour vingt couverts
tout au plus. On est soixante, et lâon entend pendant cinq minutes
une bousculade effroyable, des cris, des altercations vĂhĂmentes entre
Riz et Pruneaux autour des compotiers, au grand effarement de
lâaubergiste qui perd la tĆte comme si tous les jours Ă la mĆme heure,
la poste ne passait pas, et qui dĂpĆche ses servantes, prises aussi
dâun Ăgarement chronique, excellent prĂtexte Ă ne servir que la moiti
des plats inscrits sur la carte et Ă rendre une monnaie fantaisiste,
oĂž les sous blancs de suisse comptent pour cinquante centimes.
«Si nous dĂjeunions dans la voiture?...» dit Sonia que ce remue-mĂnage
ennuie; et comme personne nâa le temps de sâoccuper dâeux, les jeunes
gens se chargent du service. Manilof revient brandissant un gigot
froid, Bolibine un pain long et des saucisses; mais le meilleur
fourrier câest encore Tartarin. Certes, lâoccasion sâoffrait belle
pour lui de se sĂparer de ses compagnons dans le brouhaha du relais,
de sâassurer tout au moins si lâItalien avait reparu, mais il nây a
pas songĂ, prĂoccupĂ uniquement du dĂjeuner de la «petite» et de
montrer Ă Manilof et aux autres ce que peut un Tarasconnais
dĂbrouillard.
Quand il descend le perron de lâhĂŽtel, grave et le regard fixe,
soutenant de ses mains robustes un grand plateau chargĂ dâassiettes,
de serviettes, victuailles assorties, champagne suisse au casque dorĂ,
Sonia bat des mains, le complimente:
«Mais comment avez-vous fait?
--Je ne sais pas.. on sâen tire, tĂ!... Nous sommes tous comme ça
Tarascon.
Oh! les minutes heureuses. Il comptera dans la vie du hĂros ce joli
dĂjeuner en face de Sonia, presque sur ses genoux, dans un dĂcor
dâopĂrette: la place villageoise aux verts quinconces sous lesquels
Ăclatent les dorures, les mousselines des Suissesses en costume se
promenant deux Ă deux comme des poupĂes.
Que le pain lui semble bon, et quelles savoureuses saucisses! Le ciel
lui-mĆme sâest mis de la partie, clĂment, doux et voilĂ, il pleut sans
doute, mais si lĂgĆrement, des gouttes perdues, juste de quoi tremper
le champagne suisse, dangereux pour les tĆtes mĂridionales.
Sous la vĂranda de lâhĂŽtel, un quatuor tyrolien, deux gĂants et deux
naines aux haillons Ăclatants et lourds, quâon dirait ĂchappĂs Ă la
faillite dâun thĂĂątre de foire, mĆlent leurs coups de gosier: «aou...
aou...» au cliquetis des assiettes et des verres. Ils sont laids,
bĆtes, immobiles, tendant les cordes de leurs cous maigres. Tartarin
les trouve dĂlicieux, leur jette des poignĂes de sous, au grand
Ăbahissement des villageois qui entourent le landau dĂtelĂ.
«Fife le Vranze!» chevrote une voix dans la foule dâoĂž surgit un grand
vieux, vĆtu dâun extraordinaire habit bleu Ă boutons dâargent dont les
basques balaient la terre, coiffĂ dâun shako gigantesque en forme de
baquet Ă choucroute et si lourd avec son grand panache quâil oblige le
vieux Ă marcher en balançant les bras comme un Ăquilibriste.
«Fieux soltat... carte royale... Charles tix.
Le Tarasconnais, encore aux rĂcits de Bompard, se met Ă rire, et tout
bas en clignant de lâoeil:
«Connu, mon vieux...» mais il lui donne quand mĆme une piĆce blanche
et lui verse une rasade que le vieux accepte en riant et faisant de
lâoeil, lui aussi, sans savoir pourquoi. Puis dĂvissant dâun coin de
sa bouche une Ănorme pipe en porcelaine, il lĆve son verre et boit
la compagnie!» ce qui affermit Tartarin dans son opinion quâils ont
affaire Ă un collĆgue de Bompard.
Nâimporte! un toast en vaut un autre.
Et, debout, dans la voiture, la voix forte, le verre haut, Tartarin se
fait venir les larmes aux yeux en buvant dâabord: «à la France, Ă sa
patrie...» puis Ă la Suisse hospitaliĆre, quâil est heureux dâhonorer
publiquement, de remercier pour lâaccueil gĂnĂreux quâelle fait Ă tous
les vaincus, Ă tous les exilĂs. Enfin, baissant la voix, le verre
inclinĂ vers ses compagnons de route, il leur souhaite de rentrer
bientĂŽt dans leur pays, dây retrouver de bons parents, des amis sĂrs,
des carriĆres honorables et la fin de toutes leurs dissensions, car on
ne peut pas passer sa vie Ă se dĂvorer.
Pendant le toast, le frĆre de Sonia sourit, froid et railleur derriĆre
ses lunettes blondes; Manilof, la nuque en avant, les sourcis gonflĂs
creusant sa ride, se demande si le gros «barine» ne va pas cesser
bientĂŽt ses bavardages, pendant que Bolibine perchĂ sur le siĆge et
faisant grimacer sa mine falote, jaune et fripĂe Ă la tartare, semble
un vilain petit singe grimpĂ sur les Ăpaules du Tarasconnais.
Seule, la jeune fille lâĂcoute, trĆs sĂrieuse, essayant de comprendre
cet Ătrange type dâhomme. Pense-t-il tout ce quâil dit? A-t-il fait
tout ce quâil raconte? Est-ce un fou, un comĂdien ou seulement un
bavard, comme le prĂtend Manilof qui, en sa qualitĂ dâhomme dâaction,
donne Ă ce mot une signification mĂprisante?
LâĂpreuve se fera tout de suite. Son toast fini, Tartarin vient de se
rasseoir, quand un coup de feu, un autre, encore un, partis non loin
de lâauberge, le remettent debout tout Ămu, lâoreille dressĂe,
reniflant la poudre.
«Qui a tir�... oÞ est-ce!... que se passe-t-il?
Dans sa caboche inventive dĂfile tout un drame, lâattaque du convoi
main armĂe, lâoccasion de dĂfendre lâhonneur et la vie de cette
charmante demoiselle. Mais non, ces dĂtonations viennent simplement
du _Stand_, oĂž la jeunesse du village sâexerce au tir tous les
dimanches. Et comme les chevaux ne sont pas encore attelĂs, Tartarin
propose nĂgligemment dâaller faire un tour jusque-lĂ . Il a son idĂe,
Sonia la sienne en acceptant. GuidĂs par le vieux de la garde royale
ondulant sous son grand shako, ils traversent la place, ouvrent les
rangs de la foule qui les suit curieusement.
Sous son toit de chaume et ses montants de sapins frais Ăquarris, le
stand ressemble, en plus rustique, Ă un de nos tirs forains, avec
cette diffĂrence quâici les amateurs apportent leurs armes, des fusils
Ă baguette dâancien systĆme et quâils manient assez adroitement.
Muet, les bras croisĂs, Tartarin juge les coups, critique tout haut,
donne des conseils, mais ne tire pas. Les Russes lâĂpient et se font
signe.
«Pan... pan...» ricane Bolibine avec le geste de mettre en joue et
lâaccent de Tarascon. Tartarin se retourne, tout rouge et bouffant de
colĆre.
«Parfaite_main_, jeune homme... Pan... pan... Et autant de fois que
vous voudrez.
Le temps dâarmer une vieille carabine Ă double canon qui a dĂ servir
des gĂnĂrations de chasseurs de chamois... pan!..... pan!.....
Câest fait. Les deux balles sont dans la mouche. Des hurrahs
dâadmiration Ăclatent de toutes parts. Sonia triomphe, Bolibine ne
rit plus.
«Mais ce nâest rien, cela, dit Tartarin... vous allez voir...
Le stand ne lui suffit plus, il cherche un but, quelque chose
abattre, et la foule recule ĂpouvantĂe devant cet Ătrange alpiniste,
trapu, farouche, la carabine au poing, proposant au vieux garde royal
de lui casser sa pipe entre les dents, Ă cinquante pas. Le vieux
pousse des cris Ăpouvantables et sâĂgare dans la foule que domine son
panache grelottant au-dessus des tĆtes serrĂes. Pas moins, il faut
que Tartarin la loge quelque part, cette balle. «TĂ, pardi! comme
Tarascon...» Et lâancien chasseur de casquettes jetant son couvre-chef
en lâair, de toutes les forces de ses doubles muscles, tire au vol et
le traverse. «Bravo!» dit Sonia en piquant dans la petite ouverture
faite par la balle au drap de la casquette le bouquet de montagne qui
tantĂŽt caressait sa joue.
Câest avec ce joli trophĂe que Tartarin remonta en voiture. La trompe
sonne, le convoi sâĂbranle, les chevaux dĂtalent Ă fond de train sur
la descente de Brienz, merveilleuse route en corniche, ouverte Ă la
mine au bord des roches, et que des boute-roues espacĂs de deux mĆtres
sĂparent dâun abĂźme de plus de mille pieds; mais Tartarin ne voit plus
le danger, il ne regarde pas non plus le paysage, la vallĂe de
Meiringen baignĂe dâune claire buĂe dâeau, avec sa riviĆre aux lignes
droites, le lac, des villages qui se massent dans lâĂloignement et
tout un horizon de montagnes, de glaciers confondus parfois avec les
nuĂes ou se dĂplaçant aux dĂtours du chemin, sâĂcartant, se dĂcouvrant
connue les piĆces remuĂes dâun dĂcor.
Amolli de pensĂes tendres, le hĂros admire cette jolie enfant en face
de lui, songe que la gloire nâest quâun demi-bonheur, que câest triste
de vieillir seul par trop de grandeur, comme MoĂŻse, et que cette
frileuse fleur du Nord, transplantĂe dans le petit jardin de Tarascon,
en Ăgaierait la monotonie, autrement bonne Ă voir et Ă respirer que
lâĂternel baobab, lâ_arbos gigantea_, minusculement empotĂ. Avec ses
yeux dâenfant, son large front pensif et volontaire, Sonia le regarde
aussi et rĆve; mais sait-on jamais Ă quoi rĆvent les jeunes filles?
VII
LES NUITS DE TARASCON.--OĂ EST-IL?--ANXIĂTĂ.--LES CIGALES DU COURS
REDEMANDENT TARTARIN.--MARTYRS DâUN GRAND SAINT TARASCONNAIS.--LE CLUB
DES ALPINES.--CE QUI SE PASSAIT A LA PHARMACIE DE LA PLACETTE.--A MOI,
BĂZUQUET!
«Une lettre, monsieur BĂzuquet... Ëa vient de Suisse, vĂ!... de
Suisse!» criait le facteur joyeusement de lâautre bout de la placette,
agitant quelque chose en lâair et se hĂątant dans le jour qui tombait.
Le pharmacien, qui prenait le frais en bras de chemise devant sa
porte, bondit, saisit la lettre avec des mains folles, lâemporta dans
son antre aux odeurs variĂes dâĂlixirs et dâherbes sĆches, mais ne
lâouvrit que le facteur parti, lestĂ et rafraĂźchi dâun verre du
dĂlicieux sirop de cadavre, en rĂcompense de la bonne nouvelle.
Quinze jours que BĂzuquet lâattendait, cette lettre de Suisse, quinze
jours quâil la guettait avec angoisse! Maintenant, la voilĂ . Et rien
quâĂ regarder la petite Ăcriture trapue et dĂterminĂe de lâenveloppe,
le nom du bureau de poste: «Interlaken», et le large timbre violet de
«lâhĂŽtel Jungfrau, tenu par Meyer», des larmes gonflaient ses yeux,
faisaient trembler ses lourdes moustaches de corsaire barbaresque o
susurrait un petit sifflotis bon enfant.
«_Confidentiel. DĂchirer aprĆs lecture._
Ces mots trĆs gros en tĆte de la page et dans le style tĂlĂgrammique
de la pharmacopĂe «usage externe, agiter avant de sâen servir», le
troublĆrent au point quâil lut tout haut, comme on parle dans les
mauvais rĆves:
«_Ce qui mâarrive est Ăpouvantable..._
Du salon Ă cĂŽtĂ oĂž elle faisait son petit somme dâaprĆs souper, Mme
BĂzuquet la mĆre pouvait lâentendre, ou bien lâĂlĆve dont le pilon
sonnait Ă coups rĂguliers dans le grand mortier de marbre au fond du
laboratoire. BĂzuquet continua sa lecture Ă voix basse, la recommença
deux ou trois fois, trĆs pale, les cheveux littĂralement dressĂs.
Ensuite un regard rapide autour de lui, et _cra cra_... voilĂ la
lettre en mille miettes dans la corbeille Ă papiers; mais on pourrait
lây retrouver, ressouder tous ces bouts ensemble, et pendant quâil se
baisse pour les reprendre, une voix chevrotante appelle:
«VĂ, Ferdinand, tu es lĂ ?
--Oui maman...» rĂpond le malheureux corsaire, figĂ de peur, tout son
grand corps Ă tĂątons sur le bureau.
«Quâest-ce que tu fais, mon trĂsor?
--Je fais... hĂ! Je fais le collyre de Mlle Tournatoire.
La maman se rendort, le pilon de lâĂlĆve un instant suspendu reprend
son lent mouvement de pendule qui berce la maison et la placette
assoupies dans la fatigue de cette fin de journĂe dâĂtĂ. BĂzuquet,
maintenant, marche Ă grands pas devant sa porte, tour Ă tour rose ou
vert, selon quâil passe devant lâun ou lâautre de ses bocaux. Il lĆve
les bras, profĆre des mots hagards: «Malheureux...perdu...fatal
amour... comment le tirer de là ?» et, malgrà son trouble, accompagne
dâun sifflement allĆgre la retraite des dragons sâĂloignant sous les
platanes du Tour de ville.
«HĂ! adieu, BĂzuquet...» dit une ombre pressĂe dans le crĂpuscule
couleur de cendre.
«OĂž allez voue donc, PĂgoulade?
--Au Club, pardi!... sĂance de nuit... on doit parler de Tartarin et
de la prĂsidence... Il faut venir.
--TĂ oui! je viendrai...» rĂpond brusquement le pharmacien travers
dâune idĂe providentielle; il rentre, passe sa redingote, tĂąte dans
les poches pour sâassurer que le passe-partout sây trouve et le
casse-tĆte amĂricain sans lequel aucun Tarasconnais ne se hasarde par
les rues aprĆs la retraite. Puis il appelle: «Pascalon...
Pascalon...» mais pas trop fort, de peur de rĂveiller la vieille dame.
Presque enfant et dĂjĂ chauve, comme sâil portait tous ses cheveux
dans sa barbe frisĂe et blonde, lâĂlĆve Pascalon avait lâĂąme exaltĂe
dâun sĂĂŻde, le front en dĂŽme, des yeux de chĆvre folle, et sur ses
joues poupines les tons dĂlicats, croustillants et dorĂs dâun petit
pain de Beaucaire. Aux grands jours des fĆtes alpestres, câest Ă lui
que le Club confiait sa banniĆre, et lâenfant avait vouĂ au
P. C. A. une admiration frĂnĂtique, lâadoration brĂlante et
silencieuse du cierge qui se consume au pied de lâautel en temps de
PĂąques.
«Pascalon, dit le pharmacien tout bas et de si prĆs quâil lui
enfonçait le crin de sa moustache dans lâoreille, jâai des nouvelles
de Tartarin... Elles sont navrantes...
Et le voyant pĂąlir:
«Courage, enfant, tout peut encore se rĂparer... DiffĂremment je te
confie la pharmacie... Si lâon te demande de lâarsenic, nâen donne
pas; de lâopium, nâen donne pas non plus, ni de la rhubarbe... ne
donne rien. Si je ne suis pas rentrĂ Ă dix heures, couche-toi et mets
les boulons. Va!
Dâun pas intrĂpide, il sâenfonça dans la nuit du Tour de ville, sans
se retourner une fois, ce qui permit Ă Pascalon de se ruer sur la
corbeille, de la fouiller de ses mains rageuses et avides, de la
retourner enfin sur la basane du bureau pour voir sâil nây restait pas
quelques morceaux de la mystĂrieuse lettre apportĂe par le facteur.
Pour qui connaĂźt lâexaltation tarasconnaise, il est aisĂ de se
reprĂsenter lâaffolement de la petite ville depuis la brusque
disparition de Tartarin. Et autrement, pas moins, diffĂremment, ils
en avaient tous perdu la tĆte, dâautant quâon Ătait en plein coeur
dâaoĂt et que les crĂąnes bouillaient sous le soleil Ă faire sauter
tous leurs couvercles. Du matin au soir, on ne parlait que de cela en
ville, on nâentendait que ce nom: «Tartarin» sur les lĆvres pincĂes
des dames Ă _capot_, sur la bouche fleurie des grisettes coiffĂes dâun
ruban de velours: «Tartarin, Tartarin...» et dans les platanes du
Cours, alourdis de poussiĆre blanche, oĂž les cigales Ăperdues, vibrant
avec la lumiĆre semblaient sâĂtrangler de ces deux syllabes sonores:
«Tar... tar... tar... tar... tar...
Personne ne sachant rien, naturellement tout le monde Ătait informĂ et
donnait une explication au dĂpart du prĂsident. Il y avait des
versions extravagantes. Selon les uns, il venait dâentrer Ă la
Trappe, il avait enlevĂ la Dugazon; pour les autres, il Ătait all
dans les Ăźles fonder une colonie qui sâappelait Port-Tarascon, ou
bien, parcourait lâAfrique centrale Ă la recherche de Livingstone.
«Ah! vaĂŻ Livingstone!... VoilĂ deux ans quâil est mort...
Mais lâimagination tarasconnaise dĂfie tous les calculs du temps et de
lâespace. Et le rare, câest que ces histoires de Trappe, de
colonisation, de lointains voyages Ătaient des idĂes de Tartarin, des
rĆves de ce dormeur ĂveillĂ, jadis communiquĂs Ă ses intimes qui ne
savaient que croire Ă cette heure et, trĆs vexĂe au fond de nâĆtre pas
informĂs, affectaient vis-Ă -vis de la foule la plus grande rĂserve,
prenaient entre eux des airs sournois, entendus. ExcourbaniĆs
soupçonnait Bravida dâĆtre au courant; et Bravida disait de son cĂŽtĂ:
«BĂzuquet doit tout savoir. Il regarde de travers comme un chien qui
porte un os.
Câest vrai que le pharmacien souffrait mille morts avec ce secret en
cilice qui le cuisait, le dĂmangeait, le faisait pĂąlir et rougir dans
la mĆme minute et loucher continuellement. Songez quâil Ătait de
Tarascon, le malheureux, et dites si, dans tout le martyrologe, il
existe un supplice aussi terrible que celui-lĂ : le martyre de saint
BĂzuquet, qui savait quelque chose mais ne pouvait rien dire.
Câest pourquoi, ce soir-lĂ , malgrĂ les nouvelles terrifiantes, sa
dĂmarche avait on ne sait quoi dâallĂgĂ, de plus libre, pour courir
la sĂance. En_feĂźn_!... Il allait parler, sâouvrir, dire ce qui lui
pesait tant; et dans sa hĂąte de se dĂlester, il jetait en passant des
demi-mots aux promeneurs du Tour de ville. La journĂe avait ĂtĂ si
chaude que, malgrĂ lâheure insolite et lâombre terrifiante,--huit
heures _manque un quart_ au cadran de la commune,--il y avait dehors,
un monde fou, des familles bourgeoises assises sur les bancs et
prenant le bon de lâair pendant que leurs maisons sâĂvaporaient, des
bandes dâourdisseuses marchant cinq ou six en se tenant le bras sur
une ligne ondulante de bavardages et de rires. Dans tous les groupes,
on parlait de Tartarin:
«Et autrement, monsieur BĂzuquet toujours pas de lettre?...
demandait-on au pharmacien en lâarrĆtant au passage.
«Si fait, mes enfants, si fait... Lisez le _Forum_, demain matin...
Il hĂątait le pas, mais on le suivait, on sâaccrochait Ă lui, et cela
faisait le long du Cours une rumeur, un piĂtinement de troupeau qui
sâarrĆta sous les croisĂes du Club ouvertes en grands carrĂs de
lumiĆre.
Les sĂances se tenaient dans lâancienne salle de la bouillotte dont la
longue table, recouverte du mĆme drap vert, servait Ă prĂsent de
bureau. Au milieu, le fauteuil prĂsidentiel avec le P. C. A. brod
sur le dossier; Ă un bout et comme en dĂpendance, la chaise du
secrĂtaire. DerriĆre, la banniĆre se dĂployait au-dessus dâun long
carton-pĂąte vernissĂ oĂž les Alpines sortaient en relief avec leurs
noms respectifs et leurs altitudes. Des alpenstocks dâhonneur
incrustĂs dâivoire, en faisceaux comme des queues de billard, ornaient
les coins, et la vitrine Ătalait des curiositĂs ramassĂes sur la
montagne, cristaux, silex, pĂtrifications, deux oursins, une
salamandre.
En lâabsence de Tartarin, Costecalde rajeuni, rayonnant, occupait le
fauteuil; la chaise Ătait pour ExcourbaniĆs qui faisait fonction de
secrĂtaire; mais ce diable dâhomme, crĂpu, velu, barbu, Ăprouvait un
besoin de bruit, dâagitation qui ne lui permettait pas les emplois
sĂdentaires. Au moindre prĂtexte, il levait les bras, les jambes,
poussait des hurlements effroyables, des «ha! ha! ha!» dâune joie
fĂroce, exubĂrante, que terminat toujours ce terrible cri de guerre en
patois tarasconnais: «_Fen dĆ brut_! faisons du bruit...» On
lâappelait le gong Ă cause de sa voix de cuivre partant Ă vous faire
saigner les oreilles sous une continuelle dĂtente.
ËĂ et lĂ , sur un divan de crin autour de la salle, les membres du
comitĂ.
En premiĆre ligne, lâancien capitaine dâhabillement Bravida que tout
le monde, Ă Tarascon, appelait le Commandant; un tout petit homme,
propre comme un sou, qui se rattrapait de sa taille dâenfant de
troupe, en se faisant la tĆte moustachue et sauvage de VercingĂtorix.
Puis une longue face creusĂe et maladive, PĂgoulade, le receveur, le
dernier naufragĂ de la MĂduse. De mĂmoire dâhomme, il y a toujours eu
Ă Tarascon un dernier naufragĂ de la MĂduse. Dans un temps, mĆme, on
en comptait jusquâĂ trois, qui se traitaient mutuellement dâimposteurs
et nâavaient jamais consenti Ă se trouver ensemble. Des trois, le
seul vrai, câĂtait PĂgoulade. EmbarquĂ sur la MĂduse avec ses
parents, il avait subi le dĂsastre Ă six mois, ce qui ne lâempĆchait
pas de le raconter, _de visu_, dans les moindres dĂtails, la famine,
les canots, le radeau, et comment il avait pris Ă la gorge le
commandant qui se sauvait: «Sur ton banc de quart, misĂrable!...» A
six mois, _outre_!... Assommant, du reste, avec cette Ăternelle
histoire que tout le monde connaissait, ressassait depuis cinquante
ans, et dont il prenait prĂtexte pour se donner un air dĂsolĂ, dĂtach
de la vie.
«AprĆs ce que jâai vu!» disait-il, et bien injustement, puisquâil
devait Ă cela son poste de receveur conservĂ sous tous les rĂgimes.
PrĆs de lui, les frĆres Rognonas, jumeaux et sexagĂnaires, ne se
quittant pas, mais toujours en querelle et disant des monstruositĂs
lâun de lâautre; une telle ressemblance que leurs deux vieilles tĆtes
frustes et irrĂguliĆres, regardant Ă lâopposĂ par antipathie, auraient
pu figurer dans un mĂdaillier avec IANVS BIFRONS pour exergue.
De-ci, de-lĂ , le prĂsident BĂdaride, Barjavel lâavouĂ, le notaire
Cambalalette, et le terrible docteur Tournatoire dont Bravida disait
quâil aurait tirĂ du sang dâune rave.
Vu la chaleur accablante, accrue par lâĂclairage au gaz, ces messieurs
siĂgeaient en bras de chemise, ce qui ĂŽtait beaucoup de solennitĂ Ă la
rĂunion. Il est vrai quâon Ătait en petit comitĂ, et lâinfĂąme
Costecalde voulait en profiter pour fixer au plus tĂŽt la date des
Ălections, sans attendre le retour de Tartarin. AssurĂ de son coup,
il triomphait dâavance, et lorsque, aprĆs la lecture de lâordre du
jour par ExcourbaniĆs, il se leva pour intriguer, un infernal sourire
retroussait sa lĆvre mince.
«MĂfie-toi de celui qui rit avant de parler», murmura le commandant.
Costecalde, sans broncher, et clignant de lâoeil au fidĆle
Tournatoire, commença dâune voix fielleuse:
«Messieurs, lâinqualifiable conduite de notre prĂsident, lâincertitude
oĂž il nous laisse...
--Câest faux!... Le PrĂsident a Ăcrit...
BĂzuquet frĂmissant se campait devant le bureau; mais comprenant ce
que son attitude avait dâantirĂglementaire, il changea de ton et, la
main levĂe selon lâusage, demanda la parole pour une communication
pressante.
«Parlez! Parlez!
Costecalde, trĆs jaune, la gorge serrĂe lui donna la parole dâun
mouvement de tĆte. Alors, mais alors seulement, BĂzuquet commença:
--Tartarin est au pied de la Jungfrau... Il va monter... Il demande
la banniĆre!...
Un silence coupĂ du rauque halĆtement des poitrines, du crĂpitement du
gaz; puis un hurrah formidable, des bravos, des trĂpignements, que
dominait le gong dâExcourbaniĆs poussant son cri de guerre: «Ah! ah!
ah! _fen dĆ brut_!» auquel la foule anxieuse rĂpondait du dehors.
Costecalde, de plus en plus jaune, agitait dĂsespĂrĂment la sonnette
prĂsidentielle; enfin BĂzuquet continua, sâĂpongeant le front,
soufflant comme sâil venait de monter cinq Ătages.
DiffĂremment, cette banniĆre que leur prĂsident rĂclamait pour la
planter sur les cimes vierges, allait-on la ficeler, lâempaqueter par
la grande vitesse comme un simple colis?
--Jamais!.., Ah! ah! ah! rugit ExcourbaniĆs.
Ne vaudrait-il pas mieux nommer une dĂlĂgation, tirer au sort trois
membres du bureau?...
On ne le laissa pas finir. Le temps de dire «zou!» la proposition de
BĂzuquet Ătait votĂe, acclamĂe, les noms des trois dĂlĂguĂs sortis
dans lâordre suivant: l, Bravida; 2, PĂgoulade; 3, le pharmacien.
Le 2 protesta. Ce grand voyage lui faisait peur, si faible et mal
portant comme il Ătait, _pĂchĆre_, depuis le sinistre de la MĂduse.
«Je partirai pour vous, PĂgoulade...» gronda ExcourbaniĆs dans une
tĂlĂgraphie de tous ses membres. Quant Ă BĂzuquet, il ne pouvait
quitter la pharmacie. Il y allait du salut de la ville. Une
imprudence de lâĂlĆve et voila Tarascon empoisonnĂ, dĂcimĂ.
«_Outre!_» fit le bureau se levant comme un seul homme.
Bien sĂr que le pharmacien ne pouvait partir, mais il enverrait
Pascalon, Pascalon se chargerait de la banniĆre. Ëa le connaissait!
LĂ -dessus, nouvelles exclamations, nouvelle explosion du gong et, sur
le cours, une telle tempĆte populaire, quâExcourbaniĆs dut se montrer
Ă la fenĆtre, au-dessus des hurlements que maĂźtrisa bientĂŽt sa voix
sans rivale.
«Mes amis, Tartarin est retrouvĂ. Il est en train de se couvrir de
gloire.
Sans rien ajouter de plus que «Vive Tartarin!» et son cri de guerre
lancĂ Ă toute gorge, il savoura une minute la clameur Ăpouvantable de
toute cette foule sous les arbres du Cours, roulant et sâagitant
confuse dans une fumĂe de poussiĆre, tandis que, sur les branches,
tout un tremblement de cigales faisait aller ses petites crĂcelles
comme en plein jour.
Entendant cela, Costecalde, qui sâĂtait approchĂ dâune croisĂe avec
tous les autres, revint vers son fauteuil en chancelant.
«_VĂ_ Costecalde, dit quelquâun... Quâest-ce quâil a?... Comme il
est jaune!
On sâĂlança; dĂjĂ le terrible Tournatoire tirait sa trousse, mais
lâarmurier, tordu par le mal, en une grimace horrible, murmurait
ingĂnument:
«Rien... rien,., laissez-moi... Je sais ce que câest... câest
lâenvie!
Pauvre Costecalde, il avait lâair de bien souffrir.
Pendant que se passaient ces choses, Ă lâautre bout du Tour de ville,
dans la pharmacie de la placette, lâĂlĆve de BĂzuquet, assis au bureau
du patron, collait patiemment et remettait bout Ă bout les fragments
oubliĂs par le pharmacien au fond de la corbeille; mais de nombreux
morceaux Ăchappaient Ă la reconstruction, car voici lâĂnigme
singuliĆre et farouche, ĂtalĂe devant lui, assez pareille Ă une carte
de lâAfrique centrale, avec des manques, des blancs de _terra
incognita_, quâexplorait dans la terreur lâimagination du naĂŻf
porte-banniĆre:
_fou dâamour
lampe Ă chalum conserves de Chicago
peux pas mâarrach nihiliste
Ă mort condition abom en Ăchange
de son Vous me connaissez, Ferdi
savez mes idĂes libĂrales,
mais de lĂ au tsaricide
rribles consĂquences
SibĂrie pendu lâadore
Ah! serrer ta main loya
Tar Tar_
VIII
DIALOGUE MĂMORABLE ENTRE LA JUNGFRAU ET TARTARIN.--UN SALON
NIHILISTE.--LE DUEL AU COUTEAU DE CHASSE.--AFFREUX CAUCHEMAR.--«CâEST
MOI QUE VOUS CHERCHEZ, MESSIEURS?»--ĂTRANGE ACCUEIL FAIT PAR
LâHOTELIER MEYER A LA DĂLĂGATION TARASCONNAISE.
Comme tous les hĂŽtels chics dâInterlaken, lâhĂŽtel Jungfrau, tenu par
Meyer, est situĂ sur le Hoeheweg, large promenade Ă la double allĂe de
noyers qui rappelait vaguement Ă Tartarin son cher Tour de ville,
moins le soleil, la poussiĆre et les cigales; car, depuis une semaine
de sĂjour, la pluie nâavait cessĂ de tomber.
Il habitait une trĆs belle chambre avec balcon, au premier Ătage; et
le matin, faisant sa barbe devant la petite glace Ă main pendue Ă la
croisĂe, une vieille habitude de voyage, le premier objet qui frappait
ses yeux par delĂ des blĂs, des luzernes, des sapiniĆres, un cirque de
sombres verdures ĂtagĂes, câĂtait la Jungfrau sortant des nuages sa
cime en corne, dâun blanc pur de neige amoncelĂe, oĂž sâaccrochait
toujours le rayon furtif dâun invisible levant. Alors entre lâAlpe
rose et blanche et lâAlpiniste de Tarascon, sâĂtablissait un court
dialogue qui ne manquait pas de grandeur.
«Tartarin, y sommes-nous?» demandait la Jungfrau sĂvĆrement.
«VoilĂ , voilĂ ...» rĂpondait le hĂros, son pouce sous le nez, se hĂątant
de finir sa barbe; et, bien vite, il atteignait son complet Ă carreaux
dâascensionniste, au rancart depuis quelques jours, le passait en
sâinjuriant:
«Coquin de sort! câest vrai que ça nâa pas de nom...
Mais une petite voix discrĆte et claire montait entre les myrtes en
bordure devant les fenĆtres du rez-de-chaussĂe:
«Bonjour... disait Sonia, le voyant paraßtre au balcon... le landau
nous attend... dĂpĆchez-vous donc, paresseux...
--Je viens, je viens...
En deux temps, il remplaçait sa grosse chemise de laine par du linge
empesĂ fin, ses knickers-bockers de montagne par la jaquette
vert-serpent qui, le dimanche, Ă la musique, tournait la tĆte Ă toutes
les dames de Tarascon.
Le landau piaffait devant lâhĂŽtel, Sonia dĂjĂ installĂe Ă cĂŽtĂ de son
frĆre, plus pĂąle et creusĂ de jour en jour malgrĂ le bienfaisant
climat dâInterlaken; mais, au moment de partir, Tartarin voyait
rĂguliĆrement se lever dâun banc de la promenade et sâapprocher, avec
le lourd dandinement dâours de montagne, deux guides fameux de
Grindelwald, Rodolphe Kaufmann et Christian Inebnit, retenus par lui
pour lâascension de la Jungfrau et qui, chaque matin, venaient voir si
leur monsieur Ătait disposĂ.
Lâapparition de ces deux hommes aux fortes chaussures ferrĂes, aux
vestes de futaine, rĂąpĂes au dos et sur lâĂpaule par le sac et les
cordes dâascension, leurs faces naĂŻves et sĂrieuses, les quatre mots
de français quâils baragouinaient pĂniblement en tortillant leurs
grands chapeaux de feutre, câĂtait pour Tartarin un vĂritable
supplice. Il avait beau leur dire:
«Ne vous dĂrangez pas... je vous prĂviendrai...
Tous les jours, il les retrouvait Ă la mĆme place et sâen dĂbarrassait
par une grosse piĆce proportionnĂe Ă lâĂnormitĂ de son remords.
EnchantĂs de cette façon de «faire la Jungfrau», les montagnards
empochaient le _trinkgeld_ gravement et reprenaient dâun pas rĂsignĂ,
sous la fine pluie, le chemin de leur village, laissant Tartarin
confus et dĂsespĂrĂ de sa faiblesse. Puis le grand air, les plaines
fleuries reflĂtĂes aux prunelles limpides de Sonia, le frĂŽlement dâun
petit pied contre sa botte au fond de la voiture... Au diable la
Jungfrau! Le hĂros ne songeait quâĂ ses amours, ou plutĂŽt Ă la
mission quâil sâĂtait donnĂe de ramener dans le droit chemin cette
pauvre petite Sonia, criminelle inconsciente, jetĂe par dĂvouement
fraternel hors la loi et hors la nature.
CâĂtait le motif qui le retenait Ă Interlaken, dans le mĆme hĂŽtel que
les Wassilief. A son Ăąge, avec son air papa, il ne pouvait songer
se faire aimer de cette enfant; seulement, il la voyait si douce, si
bravette, si gĂnĂreuse envers tous les misĂrables de son parti, si
dĂvouĂe pour ce frĆre, que les mines sibĂriennes lui avaient renvoy
le corps rongĂ dâulcĆres, empoisonnĂ de vert-de-gris, condamnĂ Ă mort
par la phtisie plus sĂrement que par toutes les cours martiales! Il y
avait de quoi sâattendrir, allons!
Tartarin leur proposait de les emmener Ă Tarascon, de les installer
dans un bastidon plein de soleil aux portes de la ville, cette bonne
petite ville oĂž il ne pleut jamais, oĂž la vie se passe en chansons et
en fĆtes. Il sâexaltait, esquissait un air de tambourin sur son
chapeau, entonnait le gai refrain national sur une mesure de
farandole:
_Lagadigade
La Tarasco, la Tarasco,
Lagadigade
La Tarasco de CasteĂž._
Mais tandis quâun sourire ironique amincissait encore les lĆvres du
malade, Sonia secouait la tĆte. Ni fĆtes ni soleil pour elle, tant
que le peuple russe rĂąlerait sous le tyran. SitĂŽt son frĆre
guĂri,--ses yeux navrĂs disaient autre chose,--rien ne lâempĆcherait
de retourner lĂ -bas souffrir et mourir pour la cause sacrĂe.
«Mais, coquin de bon sort! criait le Tarasconnais, aprĆs ce tyran lĂ ,
si vous le faites sauter, il en viendra un autre... Il faudra donc
recommencer... Et les annĂes se passent, vĂ! le temps du bonheur et
des jeunes amours...» Sa façon de dire «amour» à la tarasconnaise,
avec les _r_ et les yeux hors du front, amusait la jeune fille; puis,
sĂrieuse, elle dĂclarait quâelle nâaimerait jamais que lâhomme qui
dĂlivrerait sa patrie. Oh! celui-lĂ , fut-il laid comme Bolibine,
plus rustique et grossier que Manilof, elle Ătait prĆte Ă se donner
toute Ă lui, Ă vivre Ă ses cĂŽtĂs en libre grĂące, aussi longtemps que
durerait sa jeunesse de femme, et que cet homme voudrait dâelle.
«En libre grùce!» le mot dont se servent les nihilistes pour qualifier
ces unions illĂgales contractĂes entre eux par le consentement
rĂciproque. Et de ce mariage primitif, Sonia parlait tranquillement,
avec son air de vierge, en face du Tarasconnais, bon bourgeois,
Ălecteur paisible, tout disposĂ pourtant Ă finir ses jours auprĆs de
cette adorable fille, dans ledit Ătat de libre grĂące, si elle nây
avait mis dâaussi meurtriĆres et abominables conditions.
Pendant quâils devisaient de ces choses extrĆmement dĂlicates, des
champs, des lacs, des forĆts, des montagnes se dĂroulaient devant eux
et, toujours, Ă quelque tournant, Ă travers le frais tamis de cette
perpĂtuelle ondĂe qui suivait le hĂros dans ses excursions, la
Jungfrau dressait sa cime blanche comme pour aiguiser dâun remords la
dĂlicieuse promenade. On rentrait dĂjeuner, sâasseoir Ă lâimmense
table dâhĂŽte oĂž les Riz et les Pruneaux continuaient leurs hostilitĂs
silencieuses dont se dĂsintĂressait absolument Tartarin, assis prĆs de
Sonia, veillant Ă ce que Boris nâeĂt pas de fenĆtre ouverte dans le
dos, empressĂ, paternel, mettant Ă lâair toutes ses sĂductions dâhomme
du monde et ses qualitĂs domestiques dâexcellent lapin de choux.
Ensuite, on prenait le thĂ chez les Russes, dans le petit salon ouvert
au rez-de-chaussĂe devant un bout de jardin, au bord de la promenade.
Encore une heure exquise pour Tartarin, de causerie intime, Ă voix
basse, pendant que Boris sommeillait sur un divan. Lâeau chaude
grĂsillait dans le samovar; une odeur de fleurs mouillĂes se glissait
par lâentre-bĂąillure de la porte avec le reflet bleu des glycines qui
lâencadraient. Un peu plus de soleil, de chaleur, et câĂtait le rĆve
du Tarasconnais rĂalisĂ, sa petite Russe installĂe lĂ -bas, prĆs de
lui, soignant le jardinet du baobab.
Tout Ă coup, Sonia tressautait:
«Deux heures!... Et le courrier?
--On y va», disait le bon Tartarin; et rien quâĂ lâaccent de sa voix,
au geste rĂsolu et thĂĂątral dont il boutonnait sa jaquette, empoignait
sa canne, on eĂt devinĂ la gravitĂ de cette dĂmarche en apparence
assez simple, aller Ă la poste restante chercher le courrier des
Wassilief.
TrĆs surveillĂs par lâautoritĂ locale et la police russe, les
nihilistes, les chefs surtout, sont tenus Ă de certaines prĂcautions,
comme de se faire adresser lettres et journaux bureau restant, et sur
de simples initiales.
Depuis leur installation Ă Interlaken, Boris se traĂźnant Ă peine,
Tartarin, pour Ăviter Ă Sonia lâennui dâune longue attente au guichet
sous des regards curieux, sâĂtait chargĂ Ă ses risques et pĂrils de
cette corvĂe quotidienne. La poste aux lettres nâest quâĂ dix minutes
de lâhĂŽtel, dans une large et bruyante rue faisant suite Ă la
promenade et bordĂe de cafĂs, de brasseries, de boutiques pour les
Ătrangers, Ătalages dâalpenstocks, guĆtres, courroies, lorgnettes,
verres fumĂs, gourdes, sacs de voyage, qui semblaient lĂ tout exprĆs
pour faire honte Ă lâAlpiniste renĂgat. Des touristes dĂfilaient en
caravanes, chevaux, guides, mulets, voiles bleus, voiles verts, avec
le brimbalement des cantines Ă lâamble des bĆtes, les pics ferrĂs
marquant le pas contre les cailloux; mais cette fĆte, toujours
renouvelĂe, le laissait indiffĂrent. Il ne sentait mĆme pas la bise
fraĂźche Ă goĂt de neige qui venait de la montagne par bouffĂes,
uniquement attentif Ă dĂpister les espions quâil supposait sur ses
traces.
Le premier soldat dâavant garde, le tirailleur rasant les murs dans la
ville ennemie, nâavance pas avec plus de mĂfiance que le Tarasconnais
pendant ce court trajet de lâhĂŽtel Ă la poste. An moindre coup de
talon sonnant derriĆre les siens, il sâarrĆtait attentivement devant
les photographies ĂtalĂes, feuilletait un livre anglais ou allemand
pour obliger le policier Ă passer devant lui; ou bien il se retournait
brusquement, dĂvisageait sous le nez, avec des yeux fĂroces, une
grosse fille dâauberge allant aux provisions, ou quelque touriste
inoffensif, vieux Pruneau de table dâhĂŽte, qui descendait du trottoir,
ĂpouvantĂ, le prenant pour un fou.
A la hauteur du bureau dont les guichets ouvrent assez bizarrement
mĆme la rue, Tartarin passait et repassait, guettait les physionomies
avant de sâapprocher, puis sâĂlançait, fourrait sa tĆte, ses Ăpaules,
dans lâouverture, chuchotait quelques mots indistinctement, quâon lui
faisait toujours rĂpĂter, ce qui le mettait au dĂsespoir, et,
possesseur enfin du mystĂrieux dĂpĂŽt, rentrait Ă lâhĂŽtel par un grand
dĂtour du cĂŽtĂ des cuisines, la main crispĂe un fond de sa poche sur
le paquet de lettres et de journaux, prĆt Ă tout dĂchirer, Ă tout
avaler Ă la moindre alerte.
Presque toujours Manilof et Bolibine attendaient les nouvelles chez
leurs amis; ils ne logeaient pas Ă lâhĂŽtel pour plus dâĂconomie et de
prudence. Bolibine avait trouvĂ de lâouvrage dans une imprimerie, et
Manilof, trĆs habile ĂbĂniste, travaillait pour des entrepreneurs. Le
Tarasconnais ne les aimait pas; lâun le gĆnait par ses grimaces, ses
airs narquois, lâautre le poursuivait de mines farouches. Puis ils
prenaient trop de place dans le coeur de Sonia.
«Câest un hĂros!» disait-elle de Bolibine, et elle racontait que
pendant trois ans il avait imprimĂ tout seul une feuille
rĂvolutionnaire en plein coeur de PĂtersbourg. Trois ans sans
descendre une fois, sans se montrer Ă une fenĆtre, couchant dans un
grand placard oĂž la femme qui le logeait lâenfermait tous les soirs
avec sa presse clandestine.
Et la vie de Manilof, pendant six mois, dans les sous-sols du Palais
dâhiver, guettant lâoccasion, dormant, la nuit, sur sa provision de
dynamite, ce qui finissait par lui donner dâintolĂrables maux de tĆte,
des troubles nerveux aggravĂs encore par lâangoisse perpĂtuelle, les
brusques apparitions de la police avertie vaguement quâil se tramait
quelque chose et venant tout Ă coup surprendre les ouvriers employĂs
au palais. A ses rares sorties, Manilof croisait sur la place de
lâAmirautĂ un dĂlĂguĂ du ComitĂ rĂvolutionnaire qui demandait tout bas
en marchant:
«Est-ce fait?
--Non, rien encore...» disait lâautre sans remuer les lĆvres. Enfin,
un soir de fĂvrier, Ă la mĆme demande dans les mĆmes termes, il
rĂpondait avec le plus grand calme:
«Câest fait...
Presque aussitĂŽt un Ăpouvantable fracas confirmait ses paroles et,
toutes les lumiĆres du palais sâĂteignant brusquement, la place se
trouvait plongĂe dans une obscuritĂ complĆte que dĂchiraient des cris
de douleur et dâĂpouvante, des sonneries de clairons, des galopades de
soldats et de pompiers accourant avec des civiĆres.
Et Sonia interrompant son rĂcit:
«Est-ce horrible, tant de vies humaines sacrifiĂes, tant dâefforts, de
courage, dâintelligence inutiles?... Non, non, mauvais moyens, ces
tueries en masse... Celui quâon vise Ăchappe toujours... Le vrai
procĂdĂ, le plus humain, serait dâaller au tsar comme vous alliez au
lion, bien dĂterminĂ, bien armĂ, se poster Ă une fenĆtre, une portiĆre
de voiture... et quand il passerait...
--BĂ oui!... certaine_main_...» disait Tartarin embarrassĂ, feignant
de ne pas saisir lâallusion, et tout de suite il se lançait dans
quelque discussion philosophique, humanitaire, avec un des nombreux
assistants. Car Bolibine et Manilof nâĂtaient pas les seuls visiteurs
des Wassilief. Tous les jours se montraient des figures nouvelles:
des jeunes gens, hommes ou femmes, aux tournures dâĂtudiants pauvres,
dâinstitutrices exaltĂes, blondes et roses, avec le front tĆtu et le
fĂroce enfantillage de Sonia; des illĂgaux, des exilĂs, quelques-uns
mĆme condamnĂs Ă mort, ce qui ne leur ĂŽtait rien de leur expansion de
jeunesse.
Ils riaient, causaient haut, et, la plupart parlant français, Tartarin
se sentait vite Ă lâaise. Ils lâappelaient «lâoncle», devinaient en
lui quelque chose dâenfantin, de naĂŻf, qui leur plaisait. Peut-Ćtre
abusait-il un peu de ses rĂcits de chasse, relevant sa manche jusquâau
biceps pour montrer sur son bras la cicatrice dâun coup de griffe de
panthĆre, ou faisant tĂąter sous sa barbe les trous quây avaient
laissĂs les crocs dâun lion de lâAtlas, peut-Ćtre aussi se
familiarisait-il un peu trop vite avec les gens, les appelant de leurs
petits noms au bout de cinq minutes quâon Ătait ensemble:
«Ăcoutez, Dmitri... Vous me connaissez FĂdor Ivanovitch...» Pas
depuis bien longtemps, en tout cas; mais il leur allait tout de mĆme
par sa rondeur, son air aimable, confiant, si dĂsireux de plaire. Ils
lisaient des lettres devant lui, combinaient des plans, des mots de
passe pour dĂrouter la police, tout un cĂŽtĂ conspirateur dont
sâamusait ĂnormĂment lâimagination du Tarasconnais; et, bien quâoppos
par nature aux actes de violence, il ne pouvait parfois sâempĆcher de
discuter leurs projets homicides, approuvait, critiquait, donnait des
conseils dictĂs par lâexpĂrience dâun grand chef qui a marchĂ sur le
sentier de la guerre, habituĂ au maniement de toutes les armes, aux
luttes corps Ă corps avec les grands fauves.
Un jour mĆme quâils parlaient en sa prĂsence de lâassassinat dâun
policier poignardĂ par un nihiliste au thĂĂątre, il leur dĂmontra que
le coup avait ĂtĂ mal portĂ et leur donna une leçon de couteau:
«Comme ceci, _vĂ!_ de bas on haut. On ne risque pas de se blesser...
Et sâanimant Ă sa propre mimique:
«Une supposition, _tĂ!_ que je tienne votre despote entre
quatre-zâyeux, dans une chasse Ă lâours. Il est lĂ -bas oĂž vous Ćtes,
FĂdor; moi, ici, prĆs du guĂridon, et chacun son couteau de chasse...
A nous deux, monseigneur, il faut en dĂcoudre...
CampĂ au milieu du salon, ramassĂ sur ses jambes courtes pour mieux
bondir, rĂąlant comme un bĂcheron ou un geindre, il leur mimait un vrai
combat terminĂ par son cri de triomphe quand il eut enfoncĂ lâarme
jusquâĂ la garde, de bas en haut, coquin de sort! dans les entrailles
de son adversaire.
«Voilà comme ça se joue, mes petits!
Mais quels remords ensuite, quelles terreurs, lorsque ĂchappĂ au
magnĂtisme de Sonia et de ses yeux bleus, Ă la griserie que dĂgageait
ce bouquet de tĆtes folies, il se trouvait seul, en bonnet de nuit,
devant ses rĂflexions et son verre dâeau sucrĂe de tous les soirs.
DiffĂremment, de quoi se mĆlait-il? Ce tsar nâĂtait pas son tsar, en
dĂfinitive, et toutes ces histoires ne le regardaient guĆre...
Voyez-vous quâun de ces jours il fut coffrĂ, extradĂ, livrĂ Ă l
justice moscovite... _Boufre!_ câest quâils ne badinent pas, tous ces
cosaques... Et dans lâobscuritĂ de sa chambre dâhĂŽtel, avec cette
horrible facultĂ quâaugmentait la position horizontale, se
dĂveloppaient devant lui, comme sur un de ces «dĂpliants» quâon lui
donnait aux jours de lâan de son enfance, les supplices variĂs et
formidables auxquels il Ătait exposĂ: Tartarin, dans les mines de
vert-de-gris, comme Boris, travaillant de lâeau jusquâau ventre, le
corps dĂvorĂ, empoisonnĂ. Il sâĂchappe, se cache au milieu des forĆts
chargĂes de neige, poursuivi par les Tartares et les chiens dressĂs
pour cette chasse Ă lâhomme. ExtĂnuĂ de froid, de faim, il est repris
et finalement pendu entre deux forçats, embrassà par un pope aux
cheveux luisants, puant lâeau-de-vie et lâhuile de phoque, pendant que
lĂ -bas, Ă Tarascon, dans le soleil, les fanfares dâun beau dimanche,
la foule, lâingrate et oublieuse foule, installe Costecalde rayonnant
sur le fauteuil du P. C. A.
Câest dans lâangoisse dâun de ces mauvais rĆves quâil avait poussĂ son
cri de dĂtresse: «à moi, BĂzuquet...» envoyĂ au pharmacien sa lettre
confidentielle toute moite de la sueur du cauchemar. Mais il
suffisait du petit bonjour de Sonia vers sa croisĂe pour lâensorceler,
le rejeter encore dans toutes les faiblesses de lâindĂcision.
Un soir, revenant du Kursaal Ă lâhĂŽtel avec les Wassilief et Bolibine,
aprĆs deux heures de musique exaltante, le malheureux oublia toute
prudence, et le «Sonia, je vous aime», quâil retenait depuis si
longtemps, il le prononça en serrant le bras qui sâappuyait au sien.
Elle ne sâĂmut pas, le fixa toute pĂąle sous le gaz du perron oĂž ils
sâarrĆtaient: «Eh bien! mĂritez-moi...» dit-elle avec un joli sourire
dâĂnigme, un sourire remontant sur les fines dents blanches. Tartarin
allait rĂpondre, sâengager par serment Ă quelque folie criminelle,
quand le chasseur de lâhĂŽtel sâavançant vers lui:
«Il y a du monde pour vous, là -haut... Des messieurs... on vous
cherche.
--On me cherche!... _Outre!_... pourquoi faire?» Et le numĂro 1 du
dĂpliant lui apparut: Tartarin coffrĂ, extradĂ... Certes, il avait
peur, mais son attitude fut hĂroĂŻque. DĂtachĂ vivement de Sonia
«Fuyez, sauvez-vous...» lui dit-il dâune voix ĂtouffĂe. Puis il
monta, la tĆte droite, les yeux fiers, comme Ă lâĂchafaud, si Ămu
cependant quâil Ătait obligĂ de se cramponner Ă la rampe...
En sâengageant dans le corridor, il aperçut des gens groupĂs au fond,
devant sa porte, regardant par la serrure, cognant, appelant: «HĂ!
Tartarin...
Il fit deux pas, et la bouche sĆche: «Câest moi que vous cherchez,
messieurs?
--TĂ! pardi oui, mon prĂsident!...
Un petit vieux, alerte et sec, habillĂ de gris et qui semblait porter
sur sa jaquette, son chapeau, ses guĆtres, ses longues moustaches
tombantes, toute la poussiĆre du Tour de ville, sautait au cou du
hĂros, frottait Ă ses joues satinĂes et douillettes le cuir dessĂch
de lâancien capitaine dâhabillement.
«Bravida!... pas possible!... ExcourbaniĆs aussi?... Et lĂ -bas, qui
est-ce?...
Un bĆlement rĂpondit: «Cher maĂź-aĂź-aĂźtre!...» et lâĂlĆve sâavança,
cognant aux murs une espĆce de longue canne Ă pĆche empaquetĂe dans le
haut, ficelĂe de papier gris et de toile cirĂe.
«HĂ! _vĂ!_ câest Pascalon... Embrassons-nous, petitot... Mais
quâest-ce quâil porte?... DĂbarrasse-toi donc!...
--Le papier... ĂŽte le papier!...» soufflait le commandant. Lâenfant
roula lâenveloppe dâune main prompte, et lâĂtendard tarasconnais se
dĂploya aux yeux de Tartarin anĂanti.
Les dĂlĂguĂs se dĂcouvrirent.
«Mon prĂsident--la voix de Bravida tremblait solennelle et rude--vous
avez demandĂ la banniĆre, nous vous lâapportons, tĂ!...
Le prĂsident arrondissait des yeux gros comme des pommes: «Moi, jâai
demandĂ?...
--Comment! vous nâavez pas demandĂ?
--Ah! si, parfaite_main_...» dit Tartarin subitement ĂclairĂ par le
nom de BĂzuquet. Il comprit tout, devina le reste, et,
sâattendrissant devant lâingĂnieux mensonge du pharmacien pour le
rappeler au devoir et Ă lâhonneur, il suffoquait, bĂgayait dans sa
barbe courte: «Ah! mes enfants, que câest bon! quel bien vous me
faites...
--Vive le prĂsi_dain!_...» glapit Pascalon, brandissant lâoriflamme.
Le gong dâExcourbaniĆs retentit, fit rouler son cri de guerre. «Ha!
ha! ha! _fen dĆ brut_...» jusque dans les caves de lâhĂŽtel. Des
portes sâouvraient, des tĆtes curieuses se montraient Ă tous les
Ătages, puis disparaissaient ĂpouvantĂes devant cet Ătendard, ces
hommes noirs et velus qui hurlaient des mots Ătranges, les bras en
lâair. Jamais le pacifique hĂŽtel Jungfrau nâavait subi pareil
vacarme.
«Entrons chez moi,» fit Tartarin un peu gĆnĂ. Ils tĂątonnaient dans la
nuit de la chambre, cherchant des allumettes, quand un coup
autoritaire frappĂ Ă la porte la fit sâouvrir dâelle-mĆme devant la
face rogue, jaune et bouffie de lâhĂŽtelier Meyer. Il allait entrer,
mais sâarrĆta devant cette ombre oĂž luisaient des yeux terribles, et
du seuil, les dents soirĂes sur son dur accent tudesque: «TĂąchez de
vous tenir tranquilles... ou je vous fais tous ramasser par _le_
police...
Un grognement de buffle sortit de lâombre Ă ce mot brutal de
«ramasser». LâhĂŽtelier recula dâun pas, mais jeta encore: «On sait
qui vous Ćtes, allez! on a lâoeil sur vous, et moi je ne veux plus de
monde comme ça dans ma maison.
--Monsieur Meyer, dit Tartarin doucement, poliment, mais trĆs ferme...
faites prĂparer ma note... Ces messieurs et moi nous partons demain
matin pour la Jungfrau.
O sol natal, ĂŽ petite patrie dans la grande! rien que dâentendre
lâaccent tarasconnais frĂmissant avec lâair du pays aux plis dâazur de
la banniĆre; voilĂ Tartarin dĂlivrĂ de lâamour et de ses piĆges, rendu
Ă ses amis, Ă sa mission, Ă la gloire.
Maintenant, zou!...
IX
AU CHAMOIS FIDšLE
Le lendemain, ce fut charmant, cette route Ă pied dâInterlaken
Grindelwald oĂž lâon devait, en passant, prendre les guides pour la
Petite Scheideck; charmante, cette marche triomphale du
P. C. A. rentrĂ dans ses houseaux et vĆtements de campagne, sâappuyant
dâun cĂŽtĂ sur lâĂpaule maigrelette du commandant Bravida, de lâautre
au bras robuste dâExcourbaniĆs, fiers tous les deux dâencadrer, de
soutenir leur cher prĂsident, de porter son piolet, son sac, son
alpenstock, tandis que, tantĂŽt devant, tantĂŽt derriĆre ou sur les
flancs, gambadait comme un jeune chien le fanatique Pascalon, sa
banniĆre dĂment empaquetĂe et roulĂe pour Ăviter les scĆnes
tumultueuses de la veille.
La gaietĂ de ses compagnons, le sentiment du devoir accompli, la
Jungfrau toute blanche, lĂ -bas dans le ciel comme une fumĂe, il nâen
fallait pas moins pour faire oublier au hĂros ce quâil laissait
derriĆre lui, Ă tout jamais peut-Ćtre, et sans un adieu. Aux
derniĆres maisons dâInterlaken, ses paupiĆres se gonflĆrent; et, tout
en marchant, il sâĂpanchait Ă tour de rĂŽle dans le sein
dâExcourbaniĆs: «Ăcoutez, Spiridion», ou dans celui de Bravida: «Vous
me connaissez, Placide...» Car, par une ironie de la nature, ce
militaire indomptable sâappelait Placide, et Spiridion ce buffle
peau rude, aux instincts matĂriels.
Malheureusement, la race tarasconnaise, plus galante que sentimentale,
ne prend jamais les affaires de coeur au sĂrieux: «Qui perd une femme
et quinze sous, câest grand dommage de lâargent...» rĂpondait le
sentencieux Placide, et Spiridion pensait exactement comme lui; quant
Ă lâinnocent Pascalon, il avait des femmes une peur horrible et
rougissait jusquâaux oreilles lorsquâon prononçait le nom de la Petite
Scheideck devant lui, croyant quâil sâagissait dâune personne lĂgĆre
dans ses moeurs. Le pauvre amoureux en fut rĂduit Ă garder ses
confidences et se consola tout seul, ce qui est encore le plus sĂr.
Quel chagrin dâailleurs eĂt pu rĂsister aux distractions de la route
travers lâĂtroite, profonde et sombre vallĂe oĂž ils sâengageaient le
long dâune riviĆre sinueuse, toute blanche dâĂcume, grondant comme un
tonnerre dans lâĂcho des sapiniĆres qui lâencaissaient, en pente sur
ses deux rives!
Les dĂlĂguĂs tarasconnais, la tĆte en lâair, avançaient avec une sorte
de terreur, dâadmiration religieuse; ainsi les compagnons de Sindbad
le marin, lorsquâils arrivĆrent devant les palĂtuviers, les manguiers,
toute la flore gĂante des cĂŽtes indiennes. Ne connaissant que leurs
montagnettes pelĂes et pĂtrĂes, ils nâauraient jamais pensĂ quâil pĂt
y avoir tant dâarbres Ă la fois sur des montagnes si hautes.
«Et ce nâest rien, cela... vous verrez la Jungfrau!» disait le
P. C. A., qui jouissait de leur Ămerveillement, se sentait grandir
leurs yeux.
En mĆme temps, pour Ăgayer le dĂcor, humaniser sa note imposante, des
cavalcades les croisaient sur la route, de grands landaus Ă fond de
train avec des voiles flottant aux portiĆres, des tĆtes curieuses qui
se penchaient pour regarder la dĂlĂgation serrĂe autour de son chef,
et, de distance en distance, les Ătalages de bibelots en bois sculptĂ,
des fillettes plantĂes au bord du chemin, raides sous leurs chapeaux
de paille Ă grands rubans, dans leurs jupes bigarrĂes, chantant des
choeurs Ă trois voix en offrant des bouquets de framboises et
dâedelweiss. Parfois, le cor des Alpes envoyait aux montagnes sa
ritournelle mĂlancolique, enflĂe, rĂpercutĂe dans les gorges et
diminuĂe lentement Ă la façon dâun nuage qui fond en vapeur.
«Câest beau, on dirait les orgues...» murmurait Pascalon, les yeux
mouillĂs, extasiĂ comme un saint de vitrail. ExcourbaniĆs hurlait
sans se dĂcourager et lâĂcho rĂpĂtait Ă perte de son lâintonation
tarasconnaise: «Ha!... ha!... ha!... _fen dĆ brut_.
Mais on se lasse aprĆs deux heures de marche dans le mĆme dĂcor,
fĂt-il organisĂ, vert sur bleu, des glaciers dans le fond, et sonore
comme une horloge Ă musique. Le fracas des torrents, les choeurs Ă la
tierce, les marchands dâobjets au couteau, les petites bouquetiĆres,
devinrent insupportables Ă nos gens, lâhumiditĂ surtout, cette buĂe au
fond de cet entonnoir, ce sol mou, fleuri de plantes dâeau, oĂž jamais
le soleil nâa pĂnĂtrĂ.
«Il y a de quoi prendre une pleurĂsie», disait Bravida, retroussant le
collet de sa jaquette. Puis la fatigue sâen mĆla, la faim, la
mauvaise humeur. On ne trouvait pas dâauberge; et, pour sâĆtre
bourrĂs de framboises, ExcourbaniĆs et Bravida commençaient Ă souffrir
cruellement. Pascalon lui-mĆme, cet ange chargĂ non seulement de la
banniĆre, mais du piolet, du sac, de lâalpenstock dont les autres se
dĂbarrassaient lĂąchement sur lui, Pascalon avait perdu sa gaietĂ, ses
vives gambades.
A un tournant de route, comme ils venaient de franchir la Lutschine
sur un de ces ponts couvert quâon trouve dans les pays de grande
neige, une formidable sonnerie de cor les accueillit.
«Ah! _vaĂŻ_, assez!... assez!...» hurlait la dĂlĂgation exaspĂrĂe.
Lâhomme, un gĂant, embusquĂ au bord de la route, lĂącha lâĂnorme trompe
en sapin descendant jusquâĂ terre et terminĂe par une boĂźte
percussion qui donnait Ă cet instrument prĂhistorique la sonorit
dâune piĆce dâartillerie.
«Demandez-lui donc sâil ne connaĂźt pas une auberge?» dit le prĂsident
Ă ExcourbaniĆs qui, avec un Ănorme aplomb, et un tout petit
dictionnaire de poche, prĂtendait servir dâinterprĆte Ă la dĂlĂgation,
depuis quâon Ătait en Suisse allemande. Mais, avant quâil eĂt tir
son dictionnaire, le joueur de cor rĂpondait en trĆs bon français:
«Une auberge, messieurs?... mais parfaitement... le Chamois fidĆle
est tout prĆs dâici; permettez-moi de vous y conduire.
Et, chemin faisant, il leur apprit quâil avait habitĂ Paris pendant
des annĂes, commissionnaire au coin de la rue Vivienne.
«Encore un de la Compagnie, parbleu!» pensa Tartarin, laissant ses
amis sâĂtonner. Le confrĆre de Bompard leur fut du reste fort utile,
car, malgrĂ lâenseigne en français, les gens du Chamois fidĆle ne
parlaient quâun affreux patois allemand.
BientĂŽt la dĂlĂgation tarasconnaise, autour dâune Ănorme omelette aux
pommes de terre, recouvra la santĂ et la belle humeur, essentielle aux
mĂridionaux comme le soleil Ă leur pays. On but sec, on mangea ferme.
AprĆs force toasts portĂs au prĂsident et Ă son ascension, Tartarin,
que lâenseigne de lâauberge intriguait depuis son arrivĂe, demanda au
joueur de cor, cassant une croĂte dans un coin de la salle avec eux:
«Vous avez donc du chamois, par ici?... Je croyais quâil nâen restait
plus en Suisse.
Lâhomme cligna des yeux:
«Ce nâest pas quâil y en ait beaucoup, mais on pourrait vous en faire
voir tout de mĆme.
--Câest lui en faire tirer, quâil faudrait, _vĂ_... dit Pascalon
plein dâenthousiasme... jamais le prĂsident nâa manquĂ son coup.
Tartarin regretta de nâavoir pas apportĂ sa carabine.
«Attendez donc, je vais parler au patron.
Il se trouva justement que le patron Ătait un ancien chasseur de
chamois; il offrit son fusil, sa poudre, ses chevrotines et mĆme de
servir de guide Ă ces messieurs vers un gĂźte quâil connaissait.
«En avant, zou!» fit Tartarin, cĂdant Ă ses alpinistes heureux de
faire briller lâadresse de leur chef. Un lĂger retard, aprĆs tout; et
la Jungfrau ne perdait rien pour attendre!...
Sortis de lâauberge par derriĆre, ils nâeurent quâĂ pousser la
claire-voie du verger, guĆre plus grand quâun jardinet de chef de
gare, et se trouvĆrent dans la montagne fendue de grandes crevasses
rouillĂes entre les sapins et les ronces.
Lâaubergiste avait pris lâavance et les Tarasconnais le voyaient dĂj
trĆs haut, agitant les bras, jetant des pierres, sans doute pour faire
lever la bĆte. Ils eurent beaucoup de mal Ă le rejoindre par ces
pentes rocailleuses et dures, surtout pour des personnes qui sortent
de table et qui nâont pas plus lâhabitude de gravir que les bons
alpinistes de Tarascon. Un air lourd, avec cela, une haleine orageuse
qui roulait des nuages lentement le long des cimes, sur leur tĆte.
«_Boufre!_» geignait Bravida.
ExcourbaniĆs grognait:
«_Outre!_
--Que vous me feriez dire...» ajoutait le doux et bĆlant Pascalon.
Mais le guide leur ayant, dâun geste brusque, intimĂ lâordre de se
taire, de ne plus bouger: «On ne parle pas sous les armes,» dit
Tartarin de Tarascon avec une sĂvĂritĂ dont chacun prit sa part, bien
que le prĂsident seul fĂt armĂ. Ils restaient lĂ debout, retenant
leur souffle; tout Ă coup Pascalon cria:
«_VĂ!_ le chamois, _vĂ_.....
A cent mĆtres au-dessus dâeux, les cornes droites, la robe dâun fauve
clair, les quatre pieds rĂunis au bord du rocher la jolie bĆte se
dĂcoupait comme en bois travaillĂ, les regardant sans aucune crainte.
Tartarin Ăpaula mĂthodiquement selon son habitude; il allait tirer, le
chamois disparut.
«Câest votre faute, dit le commandant Ă Pascalon... Vous avez
sifflĂ... ça lui a fait peur.
--Jâai sifflĂ, moi?
--Alors, câest Spiridion.....
--Ah, vaĂŻ! jamais de la vie.
On avait pourtant entendu un coup de sifflet strident, prolongĂ. Le
prĂsident les mit tous dâaccord en racontant que le chamois,
lâapproche de lâennemi, pousse un signal aigu par les narines. Ce
diable de Tartarin connaissait Ă fond cette chasse comme toutes les
autres! Sur lâappel de leur guide, ils se mirent en route; mais la
pente devenait de plus en plus raide, les roches plus escarpĂes, avec
des fondriĆres Ă droite et Ă gauche. Tartarin tenait la tĆte, se
retournant Ă chaque instant pour aider les dĂlĂguĂs, leur tendre la
main ou sa carabine. «La main, la main, si ça ne vous fait rien,
demandait le bon Bravida qui avait trĆs peur des armes chargĂes.
Nouveau signe du guide, nouvel arrĆt de la dĂlĂgation, le nez en
lâair.
«Je viens de sentir une goutte!» murmura le commandant tout inquiet.
En mĆme temps, la foudre gronda et, plus forte que la foudre, la voix
dâExcourbaniĆs: «A vous, Tartarin!» Le chamois venait de bondir tout
prĆs dâeux, franchissant le ravin comme une lueur dorĂe, trop vite
pour que Tartarin pĂt Ăpauler, pas assez pour les empĆcher dâentendre
le long sifflement de ses narines.
«Jâen aurai raison, coquin de sort!» dit le prĂsident, mais les
dĂlĂguĂs protestĆrent. ExcourbaniĆs, subitement trĆs aigre, lui
demanda sâil avait jurĂ de les exterminer.
«Cher maĂź...aĂź... aĂźtre...» bĆla timidement Pascalon. «jâai ouĂŻ dire
que le chamois, lorsquâon lâaccule aux abĂźmes, se retourne contre le
chasseur et devient dangereux.
--Ne lâacculons pas, alors!» fit Bravida terrible, la casquette en
bataille.
Tartarin les appela poules mouillĂes. Et brusquement, tandis quâils
se disputaient, ils disparurent les uns aux yeux des autres dans une
Ăpaisse nuĂe tiĆde qui sentait le soufre et Ă travers laquelle ils se
cherchaient, sâappelaient.
«HĂ! Tartarin.
--Ëtes-vous lĂ , Placide?
--MaĂź... aĂź... tre!
--Du sang-froid! du sang-froid!
Une vraie panique. Puis un coup de vent creva le nuage, lâemporta
comme une voile arrachĂe flottant aux ronces, dâoĂž sortit un Ăclair en
zigzag avec un Ăpouvantable coup de tonnerre sous les pieds des
voyageurs. «Ma casquette!...» cria Spiridion dĂcoiffĂ par la tempĆte,
les cheveux tout droits crĂpitant dâĂtincelles Ălectriques. Ils
Ătaient en plein coeur de lâorage, dans la forge mĆme de Vulcain.
Bravida, le premier, sâenfuit Ă toute vitesse; le reste de la
dĂlĂgation sâĂlançait derriĆre lui, mais un cri du P. C. A. qui
pensait Ă tout les retint:
«Malheureux... gare à la foudre!...
Du reste, en dehors du danger trĆs rĂel quâil leur signalait, on ne
pouvait guĆre courir sur ces pentes abruptes, ravinĂes, transformĂes
en torrents, en cascades, par toute lâeau du ciel qui tombait. Et le
retour fut sinistre, Ă pas lents sous la folle radĂe, parmi les courts
Ăclairs suivis dâexplosions, avec des glissades, des chutes, des
haltes forcĂes. Pascalon se signait, invoquait tout haut, comme
Tarascon, «sainte Marthe et sainte HĂlĆne, sainte Marie-Madeleine,
pendant quâExcourbaniĆs jurait: «Coquin de sort!» et que Bravida,
lâarriĆre-garde, se retournait saisi dâinquiĂtude:
«Que diable est-ce quâon entend derriĆre nous?... ça siffle, ça
galope, puis ça sâarrĆte...» LâidĂe du chamois furieux, se jetant sur
les chasseurs, ne lui sortait pas de lâesprit, Ă ce vieux guerrier.
Tout bas, pour ne pas effrayer les autres, il fit part de ses craintes
Ă Tartarin qui, bravement, prit sa place Ă lâarriĆre-garde et marcha
la tĆte haute, trempĂ jusquâaux os, avec la dĂtermination muette que
donne lâimminence dâun danger. Par exemple, rentrĂ Ă lâauberge,
lorsquâil vit ses chers alpinistes Ă lâabri, en train de sâĂtriller,
de sâessorer autour dâun Ănorme poĆle en faĂŻence, dans la chambre du
premier Ătage oĂž montait lâodeur du grog au vin commandĂ, le prĂsident
sâĂcouta frissonner et dĂclara, trĆs pĂąle: «Je crois bien que jâai
pris le mal...
«Prendre le mal!» expression de terroir sinistre dans son vague et sa
briĆvetĂ, qui dit toutes les maladies, peste, cholĂra, vomito negro,
les noires, les jaunes, les foudroyantes, dont se croit atteint le
Tarasconnais Ă la moindre indisposition.
Tartarin avait pris le mal! Il nâĂtait plus question de repartir, et
la dĂlĂgation ne demandait que le repos. Vite, on fit bassiner le
lit, on pressa le vin chaud, et, dĆs le second verre, le prĂsident
sentit par tout son corps douillet une chaleur, un picotis de bonne
augure. Deux oreillers dans le dos, un «plumeau» sur les pieds, son
passe-montagne serrant la tĆte, il Ăprouvait un bien-Ćtre dĂlicieux
Ăcouter les rugissements de la tempĆte, dans la bonne odeur de sapin
de cette piĆce rustique aux murs en bois, aux petites vitres plombĂes,
Ă regarder ses chers alpinistes pressĂs autour du lit, le verre en
main, avec les tournures hĂtĂroclites que donnaient Ă leurs types
gaulois, sarrasins ou romains, les courtines, rideaux, tapis dont ils
sâĂtaient affublĂs, tandis que leurs vĆtements fumaient devant le
poĆle. Sâoubliant lui-mĆme, il les questionnait dâune voix dolente.
«Ëtes-vous bien, Placide?... Spiridion, vous sembliez souffrir tout
lâheure?...
Non, Spiridion ne souffrait plus; cela lui avait passĂ en voyant le
prĂsident si malade. Bravida, qui accommodait la morale aux proverbes
de son pays, ajouta cyniquement: «Mal de voisin rĂconforte et mĆme
guĂrit!...» Puis ils parlĆrent de leur chasse, sâĂchauffant au
souvenir de certains Ăpisodes dangereux, ainsi quand la bĆte sâĂtait
retournĂe, furieuse; et sans complicitĂ de mensonge, bien ingĂnument,
ils fabriquaient dĂjĂ la fable quâils raconteraient au retour.
Soudain, Pascalon descendu pour aller chercher une nouvelle tournĂe de
grog, apparut tout effarĂ, un bras nu hors du rideau Ă fleurs bleues
quâil ramenait contre lui dâun geste pudique Ă la Polyeucte. Il fut
plus dâune seconde sans pouvoir articuler tout bas, lâhaleine courte:
«Le chamois!...
--Eh bien, le chamois?...
--Il est en bas, Ă la cuisine... Il se chauffe!...
--Ah! vaĂŻ...
--Tu badines!...
--Si vous alliez voir, Placide?
Bravida hĂsitait. ExcourbaniĆs descendit sur la pointe du pied, puis
revint presque tout de suite, la figure bouleversĂe... De plus on
plus fort!... le chamois buvait du vin chaud.
On lui devait bien cela, Ă la pauvre bĆte, aprĆs la course folle
quâelle avait fournie dans la montagne, tout le temps relancĂe ou
rappelĂe par son maĂźtre qui, dâordinaire, se contentait de la faire
Ăvoluer dans la salle pour montrer aux voyageurs comme elle Ătait dâun
facile dressage.
«Câest Ăcrasant!» dit Bravida, nâessayant plus de comprendre, tandis
que Tartarin enfonçait le passe-montagne en casque Ă mĆche sur ses
yeux pour cacher aux dĂlĂguĂs la douce hilaritĂ qui le gagnait en
rencontrant Ă chaque Ătape, avec ses trucs et ses comparses, la Suisse
rassurante de Bompard.
X
LâASCENSION DE LA JUNGFRAU.--VĂ, LES BOEUFS.--LES CRAMPONS KENNEDY NE
MARCHENT PAS, LA LAMPE Ă CHALUMEAU NON PLUS.--APPARITION DâHOMMES
MASQUĂS AU CHALET DU CLUB ALPIN.--LE PRĂSIDENT DANS LA CREVASSE.--IL Y
LAISSE SES LUNETTES.--SUR LES CIMES.--TARTARIN DEVENU DIEU.
Grande affluence, ce matin-lĂ , Ă lâhĂŽtel Bellevue sur la Petite
Scheideck. MalgrĂ la pluie et les rafales, on avait dressĂ les tables
dehors, Ă lâabri de la vĂranda, parmi tout un Ătalage dâalpenstocks,
gourdes, longues-vues, coucous en bois sculptĂ, et les touristes
pouvaient en dĂjeunant contempler, Ă gauche, Ă quelque deux mille
mĆtres de profondeur, lâadmirable vallĂe de Grindelwald; Ă droite,
celle de Lauterbrunnen, et en face, Ă une portĂe de fusil,
semblait-il, les pentes immaculĂes, grandioses, de la Jungfrau, ses
nĂvĂs, ses glaciers, toute cette blancheur rĂverbĂrĂe illuminant lâair
alentour, faisant les verres encore plus transparents, les nappes
encore plus blanches.
Mais, depuis un moment, lâattention gĂnĂrale se trouvait distraite par
une caravane tapageuse et barbue qui venait dâarriver Ă cheval,
mulet, Ă Ăąne, mĆme en chaise Ă porteurs, et se prĂparait Ă lâescalade
par un dĂjeuner copieux, plein dâentrain, dont le vacarme contrastait
avec les airs ennuyĂs, solennels, des Riz et Pruneaux trĆs illustres
rĂunis Ă la Scheideck: lord Chipendale, le sĂnateur belge et sa
famille, le diplomate austro-hongrois, dâautres encore. On aurait pu
croire que tous ces gens barbus attablĂs ensemble allaient tenter
lâascension, car ils sâoccupaient Ă tour de rĂŽle des prĂparatifs de
dĂpart, se levaient, se prĂcipitaient pour aller faire des
recommandations aux guides, inspecter les provisions, et, dâun bout de
la terrasse Ă lâautre, ils sâinterpellaient de cris terribles:
«HĂ! Placide, _vĂ_ la terrine si elle est dans le sac!--Nâoubliez pas
la lampe Ă chalumeau, au _mouains_.
Au dĂpart, seulement, on vit quâil sâagissait dâune simple conduite,
et que, de toute la caravane, un seul allait monter, mais quel un!
«Enfants, y sommes-nous?» dit le bon Tartarin dâune voix triomphante
et joyeuse oĂž ne semblait pas lâombre dâune inquiĂtude pour les
dangers possibles du voyage, son dernier doute sur le truquage de la
Suisse sâĂtant dissipĂ le matin mĆme devant les deux glaciers de
Grindelwald, prĂcĂdĂs chacun dâun guichet et dâun tourniquet avec
cette inscription: «EntrĂe du glacier: un franc cinquante.
Il pouvait donc savourer sans regret ce dĂpart en apothĂose, la joie
de se sentir regardĂ, enviĂ, admirĂ par ces effrontĂes petites misses
Ă coiffures Ătroites de jeunes garçons, qui se moquaient si gentiment
de lui au Rigi-Kulm et, Ă cette heure, sâenthousiasmaient en comparant
ce petit homme avec lâĂnorme montagne quâil allait gravir. Lâune
faisait son portrait sur un album, celle ci tenait Ă honneur de
toucher son alpenstock! «TchimpĆgne!... TchimpĆgne!...» sâĂcria tout
Ă coup un long, funĆbre Anglais au teint briquetĂ sâapprochant le
verre et la bouteille en mains. Puis, aprĆs avoir obligĂ le hĂros
trinquer:
«Lord Chipendale, sir... Et vÎ?
--Tartarin de Tarascon.
--Oh! yes... Tartarine... Il Ătait trĆs joli nom pour un cheval...
dit le lord, qui devait Ćtre quelque fort sportsman dâoutre-Manche.
Le diplomate austro-hongrois vint aussi serrer la main de lâalpiniste
entre ses mitaines, se souvenant vaguement de lâavoir entrevu
quelque endroit: «EnchantĂ... enchantĂ!...» Ăąnonna-t-il plusieurs
fois, et ne sachant plus comment en sortir, il ajouta: «Compliments
madame...» sa formule mondaine pour brusquer les prĂsentations.
Mais les guides sâimpatientaient, il fallait atteindre avant le soir
la cabane du Club Alpin oĂž lâon couche en premiĆre Ătape, il nây avait
pas une minute Ă perdre. Tartarin le comprit, salua dâun geste
circulaire, sourit paternellement aux malicieuses misses, puis, dâune
voix tonnante:
«Pascalon, la banniĆre!
Elle flotta, les mĂridionaux se dĂcouvrirent, car on aime le thĂĂątre,
Ă Tarascon; et sur le cri vingt fois rĂpĂtĂ: «Vive le prĂsident!...
Vive Tartarin... Ah! Ah!... _fen dĆ brut_...» la colonne sâĂbranla,
les deux guides en tĆte, portant le sac, les provisions, des fagots de
bois, puis Pascalon tenant lâoriflamme, enfin le P. C. A. et les
dĂlĂguĂs qui devaient raccompagner jusquâau glacier du Guggi. Ainsi
dĂployĂ en procession avec son claquement de drapeau sur ces fonds
mouillĂs, ces crĆtes dĂnudĂes ou neigeuses, le cortĆge Ăvoquait
vaguement le jour des morts Ă la campagne.
Tout Ă coup le commandement cria fort alarmĂ:
«VĂ, les boeufs!
On voyait quelque bĂtail broutant lâherbe rase dans les ondulations de
terrain. Lâancien militaire avait de ces animaux une peur nerveuse,
insurmontable, et, comme on ne pouvait le laisser seul, la dĂlĂgation
dut sâarrĆter. Pascalon transmit lâĂtendard Ă lâun des guides; puis,
sur une derniĆre Ătreinte, des recommandations bien rapides, lâoeil
aux vaches:
«Et adieu, _quĂ!_
--Pas dâimprudence au _mouains_...» ils se sĂparĆrent. Quant
proposer au prĂsident de monter avec lui, pas un nây songea; câĂtait
trop haut, _boufre!_ A mesure quâon approchait, cela grandissait
encore, les abĂźmes se creusaient, les pics se hĂrissaient dans un
blanc chaos que lâon eĂt dit infranchissable. Il valait mieux
regarder lâascension, de la Scheideck.
De sa vie, naturellement, le prĂsident du Club des Alpines nâavait mis
les pieds sur un glacier. Rien de semblable dans les montagnettes de
Tarascon embaumĂes et sĆches comme un paquet de vĂtiver; et cependant
les abords du Guggi lui donnaient une sensation de dĂjĂ vu,
Ăveillaient le souvenir de chasses en Provence, tout au bout de la
Camargue, vers la mer. CâĂtait la mĆme herbe toujours plus courte,
grillĂe, comme roussie au feu. Ëa et lĂ des flaques dâeau, des
infiltrations trahies de roseaux grĆles, puis la moraine, comme une
dune mobile de sable, de coquilles brisĂes, dâescarbilles, et, au
bout, le glacier aux vagues bleu-vert, crĆtĂes de blanc, moutonnantes
comme des flots silencieux et figĂs. Le vent qui venait de lĂ ,
sifflant et dur, avait aussi le mordant, la fraĂźcheur salubre des
brises de mer.
«Non, merci...Jâai mes crampons...» fit Tartarin au guide lui offrant
des chaussons de laine pour passer sur ses bottes... «Crampons
Kennedy... perfectionnĂs... trĆs commodes...» Il criait comme pour
un sourd, afin de se mieux faire comprendre de Christian Inebnit, qui
ne savait pas plus de français que son camarade Kaufmann; et en mĆme
temps, assis sur la moraine, il fixait par leurs courroies des espĆces
de socques ferrĂs de trois Ănormes et fortes pointes. Cent fois il
les avait expĂrimentĂs, ces crampons Kennedy, manoeuvrĂs dans le
jardin du baobab; nĂanmoins, lâeffet fut inattendu. Sous le poids du
hĂros, les pointes sâenfoncĆrent dans la glace avec tant de force que
toutes les tentatives pour les retirer furent vaines. VoilĂ Tartarin
clouĂ au sol, suant, jurant, faisant des bras et de lâalpenstock une
tĂlĂgraphie dĂsespĂrĂe, rĂduit enfin Ă rappeler ses guides qui sâen
allaient devant, persuadĂs quâils avaient affaire Ă un alpiniste
expĂrimentĂ.
Dans lâimpossibilitĂ de le dĂraciner, on dĂfit les courroies, et les
crampons abandonnĂs dans la glace, remplacĂs par une paire de
chaussons tricotĂs, le prĂsident continua sa route, non sans beaucoup
de peine et de fatigue. Inhabile Ă tenir son bĂąton, il y butait des
jambes, le fer patinait, lâentraĂźnait quand il sâappuyait trop fort;
il essaya du piolet, plus dur encore Ă manoeuvrer, la houle du glacier
sâaccentuant Ă mesure, bousculant lâun par-dessus lâautre ses flots
immobiles dans une apparence de tempĆte furieuse et pĂtrifiĂe.
ImmobilitĂ apparente, car des craquements sourds, de monstrueux
borborygmes, dâĂnormes quartiers de glace se dĂplaçant avec lenteur
comme des piĆces truquĂes dâun dĂcor indiquaient lâintĂrieur vie de
toute cette masse figĂe, ses traĂźtrises dâĂlĂment: et sous les yeux de
lâAlpiniste, au jetĂ de son pic, des crevasses se fendaient, des puits
sans fond oĂž les glaçons en dĂbris roulaient indĂfiniment. Le hĂros
tomba Ă plusieurs reprises, une fois jusquâĂ mi-corps, dans un de ces
goulots verdĂątres oĂž ses larges Ăpaules le retinrent au passage.
Ă le voir si maladroit et en mĆme temps si tranquille et sĂr de lui,
riant, chantant, gesticulant comme tout Ă lâheure pendant le dĂjeuner,
les guides sâimaginĆrent que le champagne suisse lâavait impressionnĂ.
Pouvaient-ils supposer autre chose dâun prĂsident de Club Alpin, dâun
ascensionniste renommĂ dont ses camarades ne parlaient quâavec des
«Ah!» et de grands gestes? Lâayant pris chacun sous un bras avec la
fermetĂ respectueuse de policemen mettant en voiture un fils de
famille ĂmĂchĂ, ils tĂąchaient, Ă lâaide de monosyllabes et de gestes,
dâĂveiller sa raison aux dangers de la route, Ă la nĂcessitĂ de gagner
la cabane avant la nuit; le menaçaient des crevasses, du froid, des
avalanches. Et, de la pointe de leurs piolets, ils lui montraient
lâĂnorme accumulation des glaces, les nĂvĂs en mur inclinĂ devant eux
jusquâau zĂnith dans une rĂverbĂration aveuglante.
Mais le bon Tartarin se moquait bien de tout cela: «Ah! vaï, les
crevasses... Ah! vaï, les avalanches...» et il pouffait de rire en
clignant de lâoeil, leur envoyait des coups de coudes dans les cĂŽtes
pour bien faire comprendre Ă ses guides quâon ne lâabusait pas, quâil
Ătait dans le secret de la comĂdie.
Les autres finissaient par sâĂgayer Ă lâentrain des chansons
tarasconnaises, et, quand ils posaient une minute sur un bloc solide
pour permettre au monsieur de reprendre haleine, ils _yodlaient_ Ă la
mode suisse, mais pas bien fort, de crainte des avalanches, ni bien
longtemps, car lâheure sâavançait. On sentait le soir proche, au
froid plus vif et surtout Ă la dĂcoloration singuliĆre de toutes ces
neiges, ces glaces, amoncelĂes, surplombantes, qui, mĆme sous un ciel
brumeux, gardent un irisement de lumiĆre, mais, lorsque le jour
sâĂteint, remontĂ vers les cimes fuyantes, prennent des teintes
livides, spectrales, de monde lunaire. PĂąleur, congĂlation, silence,
toute la mort. Et le bon Tartarin, si chaud, si vivant, commençait
pourtant Ă perdre sa verve, quand un cri lointain dâoiseau, le rappel
dâune «perdrix des neiges» sonnant dans cette dĂsolation, fit passer
devant ses yeux une campagne brĂlĂe et, sous le couchant couleur de
braise, des chasseurs tarasconnais sâĂpongeant le front, assis sur
leurs carniers vides, dans lâombre fine dâun olivier. Ce souvenir le
rĂconforta.
En mĆme temps, Kaufmann lui montrait au-dessus dâeux quelque chose
ressemblant Ă un fagot de bois sur la neige. «_Die Hutte_.» CâĂtait
la cabane. Il semblait quâon dĂt lâatteindre en quelques enjambĂes,
mais il fallait encore une bonne demi-heure de marche. Lâun des
guides alla devant pour allumer le feu. La nuit descendait
maintenant, la bise piquait sur le sol cadavĂrique; et Tartarin, ne se
rendant plus bien compte des choses, fortement soutenu par le bras du
montagnard, butait, bondissait, sans un fil sec sur la peau malgr
lâabaissement de la tempĂrature. Tout Ă coup une flamme jaillit
quelques pas, portant une bonne odeur de soupe Ă lâoignon.
On arrivait.
Rien de plus rudimentaire que ces haltes Ătablies dans la montagne par
les soins du Club Alpin Suisse. Une seule piĆce dont un plan de bois
dur inclinĂ, servant de lit, tient presque tout lâespace, nâen
laissant que fort peu pour le fourneau et la table longue clouĂe au
parquet comme les bancs qui lâentourent. Le couvert Ătait dĂjĂ mis,
trois bols, des cuillers dâĂtain, la lampe Ă chalumeau pour le cafĂ,
deux conserves de Chicago ouvertes. Tartarin trouva le dĂźner
dĂlicieux bien que la soupe Ă lâoignon empestĂąt la fumĂe et que la
fameuse lampe Ă chalumeau brevetĂe, qui devait parfaire son litre de
cafĂ en trois minutes, nâeĂt jamais voulu fonctionner.
Au dessert, il chanta: câĂtait sa seule façon de causer avec ses
guides. Il chanta des airs de son pays: _la Tarasque_, _les Filles
dâAvignon_. Les guides rĂpondaient par des chansons locales on patois
allemand: «_Mi Vater isch en Appenzeller... aou, aou_...» Braves gens
aux traits durs et frustes, taillĂs en pleine roche, avec de la barbe
dans les creux qui semblait de la mousse, de ces yeux clairs, habituĂs
aux grand espaces comme en ont les matelots; et cette sensation de la
mer et du large quâil avait tout Ă lâheure en approchant du Guggi,
Tartarin la retrouvait ici, en face de ces marins du glacier, dans
cette cabane Ătroite, basse et fumeuse, vrai entrepont de navire, dans
lâĂgouttement de la neige du toit qui fondait Ă la chaleur, et les
grands coups de vent tombant en paquet dâeau, secouant tout, faisant
craquer les planches, vaciller la flamme de la lampe, et sâarrĆtant
tout Ă coup sur un silence, Ănorme, monstrueux, de fin du monde.
On achevait de dĂźner, quand des pas lourds sur le sol opaque, des voix
sâapprochĆrent. Des bourrades violentes, ĂbranlĆrent la porte,
Tartarin, trĆs Ămu, regarda ses guides... Une attaque nocturne Ă ces
hauteurs!... Les coups redoublĆrent. «Qui va lĂ ?» fit le hĂros
sautant sur son piolet; mais dĂjĂ la cabane Ătait envahie par deux
Yankees gigantesques masquĂs de toile blanche, les vĆtements trempĂs
de sueur et de neige, puis, derriĆre eux, des guides, des porteurs,
toute une caravane qui venait de faire lâascension de la Jungfrau.
«Soyez les bienvenus, milords,» dit le Tarasconnais avec un geste
large et dispensateur dont les milords nâavaient nul besoin pour
prendre leurs aises. En un tour de main, la table fut investie, le
couvert enlevĂ, les bols et les cuillers passĂs Ă lâeau chaude pour
servir aux arrivants, selon la rĆgle Ătablie en tous ces chalets
alpins: les bottes des milords fumaient devant le poĆle, pendant
quâeux-mĆmes, dĂchaussĂs, les pieds enveloppĂs de paille, sâĂtalaient
devant une nouvelle soupe Ă lâoignon.
Le pĆre et le fils, ces AmĂricains; deux gĂants roux, tĆtes de
pionniers, dures et volontaires. Lâun deux, le plus ĂągĂ, avait dans
sa face boursouflĂe, hĂąlĂe, craquelĂe, des yeux dilatĂs, tout blancs;
et bientĂŽt, Ă son hĂsitation tĂątonnante autour de la cuiller et du
bol, aux soins que son fils prenait de lui, Tartarin comprit que
câĂtait le fameux alpiniste aveugle dont on lui avait parlĂ Ă lâhĂŽtel
Bellevue et auquel il ne voulait pas croire, grimpeur fameux dans sa
jeunesse qui malgrĂ ses soixante ans et son infirmitĂ, recommençait
avec son fils toutes ses courses dâautrefois. Il avait dĂjĂ fait
ainsi le Wetterhorn et la Jungfrau, comptait attaquer le Cervin et le
Mont-Blanc, prĂtendant que lâair des cimes, cette aspiration froide
goĂt de neige, lui causait une joie indicible, tout un rappel de sa
vigueur passĂe.
«DiffĂremment, demandait Tartarin Ă lâun des porteurs, car les Yankees
nâĂtaient pas communicatifs et ne rĂpondaient que _yes_ et _no_
toutes ses avances... diffĂremment, puisquâil nây voit pas, comment
sâarrange-t-il aux passages dangereux?
--Oh! il a le pied montagnard, puis son fils est lĂ qui le veille,
lui place les talons... Le fait est quâil sâen tire toujours sans
accidents.
--Dâautant que les accidents ne sont jamais bien terribles, _quĂ_?
AprĆs un sourire dâentente au porteur ahuri, le Tarasconnais, persuad
de plus en plus que «tout ça câĂtait de la blague», sâallongea sur la
planche, roulĂ dans sa couverture, le passe-montagne jusquâaux yeux,
et sâendormit, malgrĂ la lumiĆre, le train, la fumĂe des pipes et
lâodeur de lâoignon...
«MossiĂ!.... MossiĂ!....
Un de ses guides le secouait pour le dĂpart pendant que lâautre
versait du cafĂ bouillant dans les bols. Il y eut quelques jurons,
des grognements de dormeurs que Tartarin Ăcrasait au passage pour
gagner la table, puis la porte. Brusquement, il se trouva dehors,
saisi de froid, Ăbloui par la rĂverbĂration fĂerique de la lune sur
ces blanches nappes, ces cascades figĂes oĂž lâombre des pics, des
aiguilles, des sĂracs, se dĂcoupait dâun noir intense. Ce nâĂtait
plus lâĂtincelant chaos de lâaprĆs-midi, ni le livide amoncellement
des teintes grises du soir, mais une ville accidentĂe de ruelles
sombres, de coulĂes mystĂrieuses, dâangles douteux entre des monuments
de marbre et des ruines effritĂes, une ville morte avec de larges
places dĂsertes.
Deux heures! En marchant bien on serait là -haut pour midi. «Zou!
dit le P. C. A. tout gaillard et sâĂlançant comme Ă lâassaut. Mais
ses guides lâarrĆtĆrent: il fallait sâattacher pour ces passages
pĂrilleux.
«Ah! _vaĂŻ_, sâattacher?... Enfin, si ça vous amuse...
Christian Inebnit prit la tĆte, laissant trois mĆtres de corde entre
lui et Tartarin quâune mĆme distance sĂparait du second guide charg
des provisions et de la banniĆre. Le Tarasconnais se tenait mieux que
la veille, et, vraiment, il fallait que sa conviction fĂt faite pour
quâil ne prĂźt pas au sĂrieux les difficultĂs de la route,--si lâon
peut appeler route la terrible arĆte de glace sur laquelle ils
avançaient avec prĂcaution, large de quelques centimĆtres et tellement
glissante que le piolet de Christian devait y tailler des marches.
La ligne de lâarĆte Ătincelait entre deux profondeurs dâabĂźmes. Mais
si vous croyez que Tartarin avait peur, pas plus! A peine le petit
frisson à fleur de peau du franc-maçon novice auquel on fait subir les
premiĆres Ăpreuves. Il se posait trĆs exactement dans les trous
creusĂs par le guide de tĆte, faisait tout ce quâil lui voyait faire,
aussi tranquille que dans le jardin du baobab lorsquâil sâexerçait
autour de la margelle, au grand effroi des poissons rouges. Un moment
la crĆte devint si Ătroite quâil fallut se mettre Ă califourchon, et,
pendant quâils allaient lentement, sâaidant des mains, une formidable
dĂtonation retentit Ă droite, au-dessous dâeux, «Avalanche!» dit
Inebnit, immobile tant que dura la rĂpercussion des Ăchos, nombreuse,
grandiose Ă remplir le ciel, et terminĂe par un long roulement de
foudre qui sâĂloigne ou qui tombe en dĂtonations perdues. AprĆs, le
silence sâĂtala de nouveau, couvrit tout comme un suaire.
LâarĆte franchie, ils sâengagĆrent sur un nĂvĂ de pente assez douce,
mais dâune longueur interminable. Ils grimpaient depuis plus dâune
heure, quand une mince ligne rose commença à marquer les cimes,
lĂ -haut, bien haut sur leurs tĆtes. CâĂtait le matin qui sâannonçait.
En bon MĂridional ennemi de lâombre, Tartarin entonnait son chant
dâallĂgresse:
_Grand souleu de la Provenço
Gai compaire dou mistrau..._[*]
[*] Grand soleil de la Provence,--Gai compĆre du mistral.
Une brusque secouĂe de la corde par devant et par derriĆre lâarrĆta
net au milieu de son couplet. «Chut!... chut!...» faisait Inebnit
montrant du bout de son piolet la ligne menaçante des sĂracs
gigantesques et tumultueux, aux assises branlantes, et dont la moindre
secousse pouvait dĂterminer lâĂboulement. Mais le Tarasconnais savait
Ă quoi sâen tenir; ce nâest pas Ă lui quâil fallait pousser de
pareilles bourdes, et, dâune voix retentissante, il reprit:
_Tu quâescoulĆs la Duranço
Commo un flot dĆ vin de Crau._[*]
[*] Toi qui siffles la Durance--Comme un coup de vin de Crau.
Les guides, voyant quâils nâauraient pas raison de lâenragĂ chanteur,
firent un grand dĂtour pour sâĂloigner des sĂracs et, bientĂŽt, furent
arrĆtĂs par une Ănorme crevasse quâĂclairait en profondeur, sur les
parois dâun vert glauque, le furtif et premier rayon du jour. Ce
quâon appelle un «pont de neige» la surmontait, si mince, si fragile,
quâau premier pas il sâĂboula dans un tourbillon de poussiĆre blanche,
entraĂźnant le premier guide et Tartarin suspendus Ă la corde que
Rodolphe Kaufmann, le guide dâarriĆre, se trouvait seul Ă soutenir,
cramponnĂ de toute sa vigueur de montagnard Ă son piolet profondĂment
enfoncĂ dans la glace. Mais sâil pouvait retenir les deux hommes sur
le gouffre, la force lui manquait pour les en retirer, et il restait
accroupi, les dents serrĂes, les muscles tendus, trop loin de la
crevasse pour voir ce qui sây passait.
Dâabord abasourdi par la chute, aveuglĂ de neige, Tartarin sâĂtait
agitĂ une minute des bras et des jambes en dâinconscientes dĂtentes,
comme un pantin dĂtraquĂ, puis, redressĂ au moyen de la corde, il
pendait sur lâabĂźme, le nez Ă cette paroi de glace que lissait son
haleine, dans la posture dâun plombier en train de ressouder des
tuyaux de descente. Il voyait au-dessus de lui pĂąlir le ciel,
sâeffacer les derniĆres Ătoiles, au-dessous sâapprofondir le gouffre
en dâopaques tĂnĆbres dâoĂž montait un souffle froid.
Tout de mĆme, le premier Ătourdissement passĂ, il retrouva son aplomb,
sa belle humeur.
«Eh! lĂ -haut, pĆre Kaufmann, ne nous laissez pas moisir ici, _quĂ_!
il y a des courants dâair, et puis cette sacrĂe corde nous coupe les
reins.
Kaufmann nâaurait su rĂpondre; desserrer les dents, câeĂt ĂtĂ perdre
sa force. Mais Inebnit criait du fond:
«MossiĂ!.., MossiĂ!... piolet....» car le sien sâĂtait perdu dans la
chute, et le lourd instrument passĂ des mains de Tartarin dans celles
du guide, difficilement Ă cause de la distance qui sĂparait les deux
pendus, le montagnard sâen servit pour entailler la glace devant lui
dâencoches oĂž cramponner ses pieds et ses mains.
Le poids de la corde ainsi affaibli de moitiĂ, Rodolphe Kaufmann, avec
une vigueur calculĂe, des prĂcautions infinies, commença Ă tirer vers
lui le prĂsident dont la casquette tarasconnaise parut enfin au bord
de la crevasse. Inebnit reprit pied Ă son tour, et les deux
montagnards se retrouvĆrent avec lâeffusion aux paroles courtes qui
suit les grands dangers chez ces gens dâĂlocution difficile; ils
Ătaient Ămus, tout tremblants de lâeffort, Tartarin dut leur passer sa
gourde de kirsch pour raffermir leurs jambes. Lui paraissait dispos
et calme, et tout en se secouant, battant la semelle en mesure, il
fredonnait au nez des guides Ăbahis.
«Brav... brav... Franzose...» disait Kaufmann lui tapant sur
lâĂpaule; et Tartarin avec son beau rire:
«Farceur, je savais bien quâil nây avait pas de danger...
De mĂmoire de guide, on nâavait vu un alpiniste pareil.
Ils se remirent en route, grimpant Ă pic une sorte de mur de glace
gigantesque de six Ă huit cents mĆtres oĂž lâon creusait les degrĂs
mesure, ce qui prenait beaucoup de temps. Lâhomme de Tarascon
commençait à se sentir à bout de forces sous le brillant soleil que
rĂverbĂrait toute la blancheur du paysage, dâautant plus fatigante
pour ses yeux quâil avait laissĂ ses lunettes dans le gouffre.
BientĂŽt une affreuse dĂfaillance le saisit, ce mal des montagnes qui
produit les mĆmes effets que le mal de mer. ĂreintĂ, la tĆte vide,
les jambes molles, il manquait les pas et ses guides durent
lâempoigner, chacun dâun cĂŽtĂ, comme la veille, le soutenant, le
hissant jusquâen haut du mur de glace. Alors cent mĆtres Ă peine les
sĂparaient du sommet de la Jungfrau; mais, quoique la neige se fit
dure et rĂsistante, le chemin plus facile, cette derniĆre Ătape leur
prit un temps interminable, la fatigue et la suffocation du
P. C. A. augmentant toujours.
Tout Ă coup les montagnards le lĂąchĆrent et, agitant leurs chapeaux,
se mirent Ă _yodler_ avec transport. On Ătait arrivĂ. Ce point dans
lâespace immaculĂ, cette crĆte blanche un peu arrondie, câĂtait le
but, et pour le bon Tartarin la fin de la torpeur somnambulique dans
laquelle il vaguait depuis une heure.
«Scheideck! Scheideck!» criaient les guides lui montrant tout en bas,
bien loin, sur un plateau de verdure Ămergeant des brumes de la
vallĂe, lâhĂŽtel Bellevue guĆre plus gros quâun dĂ Ă jouer.
De lĂ jusque vers eux sâĂtalait un panorama admirable, une montĂe de
champs de neige dorĂs, orangĂs par le soleil, ou dâun bleu profond et
froid, un amoncellement de glaces bizarrement structurĂes en tours, en
flĆches, en aiguilles, arĆtes, bosses gigantesques, Ă croire que
dormait dessous le mastodonte ou le mĂgathĂrium disparus. Toutes les
teintes du prisme sây jouaient, sây rejoignaient dans le lit de vastes
glaciers roulant leurs cascades immobiles, croisĂes avec dâautres
petits torrents figĂs dont lâardeur du soleil liquĂfiait les surfaces
plus brillantes et plus unies. Mais Ă la grande hauteur, cet
Ătincellement se calmait, une lumiĆre flottait, Ăcliptique et froide,
qui faisait frissonner Tartarin autant que la sensation de silence et
de solitude de tout ce blanc dĂsert aux replis mystĂrieux.
Un peu de fumĂe, de sourdes dĂtonations montĆrent de lâhĂŽtel. On les
avait vus, on tirait le canon en leur honneur, et la pensĂe quâon le
regardait, que ses alpinistes Ătaient lĂ , les misses, Riz et Pruneaux
illustres, avec leurs lorgnettes braquĂes, rappela Tartarin Ă la
grandeur de sa mission. Il tâarracha des mains du guide, ĂŽ banniĆre
tarasconnaise, te fit flotter deux ou trois fois; puis, enfonçant son
piolet dans la neige, sâassit sur le fer de la pioche, banniĆre au
poing, superbe, face au public. Et, sans quâil sâen aperçĂt, par une
de ces rĂpercussions spectrales frĂquentes aux cimes, pris entre le
soleil et les brumes qui sâĂlevaient derriĆre lui, un Tartarin
gigantesque se dessina dans le ciel, Ălargi et trapu, la barbe
hĂrissĂe hors du passe-montagne, pareil Ă un de ces dieux Scandinaves
que la lĂgende se figure trĂŽnant au milieu des nuages.
XI
ROUTE POUR TARASCON!--LE LAC DE GENšVE.--TARTARIN PROPOSE UNE VISITE
AU CACHOT DE BONNIVARD.--COURT DIALOGUE AU MILIEU DES ROSES.--TOUTE LA
BANDE SOUS LES VERROUS.--LâINFORTUNĂ BONNIVARD.--OĂ SE RETROUVE UNE
CERTAINE CORDE FABRIQUĂE EN AVIGNON.
Ă la suite de lâascension, le nez de Tartarin pela, bourgeonna, ses
joues se craquelĆrent. Il resta chambrĂ pendant cinq jours Ă lâhĂŽtel
Bellevue. Cinq jours de compresses, de pommades, dont il trompait la
fadeur gluante et lâennui en faisant des parties de quadrette avec les
dĂlĂguĂs ou leur dictant un long rĂcit dĂtaillĂ, circonstanciĂ, de son
expĂdition, pour Ćtre lu en sĂance, au Club des Alpines, et publi
dans le Forum; puis, lorsque la courbature gĂnĂrale eut disparu et
quâil ne resta plus sur le noble visage du P. C. A. que quelques
ampoules, escarres, gerçures, avec une belle teinte de poterie
Ătrusque, la dĂlĂgation et son prĂsident se remirent en route pour
Tarascon, via GenĆve.
Passons sur les Ăpisodes du voyage, lâeffarement que jeta la bande
mĂridionale dans les wagons Ătroits, les paquebots, les tables dâhĂŽte,
par ses chants, ses cris, son affectuositĂ dĂbordante, et sa banniĆre,
et ses alpenstocks; car depuis lâascension du P. C. A., ils sâĂtaient
tous munis de ces bĂątons de montagne, oĂž les noms dâescalades cĂlĆbres
sâenroulent, marquĂs au feu, en vers de mirlitons.
Montreux!
Ici, les dĂlĂguĂs, sur la proposition du maĂźtre, dĂcidaient de faire
halte un ou deux jours pour visiter les bords fameux du LĂman, Chillon
surtout, et son cachot lĂgendaire dans lequel languit le grand
patriote Bonnivard et quâont illustrĂ Byron et Delacroix.
Au fond, Tartarin se souciait fort peu de Bonnivard, son aventure avec
Guillaume Tell lâayant ĂclairĂ sur les lĂgendes suisses; mais passant
Ă Interlaken, il avait appris que Sonia venait de partir pour Montreux
avec son frĆre dont lâĂtat sâaggravait, et cette invention dâun
pĆlerinage historique lui servait de prĂtexte pour revoir la jeune
fille et, qui sait, la dĂcider peut-Ćtre Ă le suivre Ă Tarascon.
Bien entendu, ses compagnons croyaient de la meilleure foi du monde
quâils venaient rendre hommage au grand citoyen genevois dont le
P. C. A. leur avait racontĂ lâhistoire; mĆme, avec leur goĂt pour les
manifestations thĂĂątrales, sitĂŽt dĂbarquĂs Ă Montreux, ils auraient
voulu se mettre en file, dĂployer la banniĆre et marcher sur Chillon
aux cris mille fois rĂpĂtĂs de «Vive Bonnivard!» Le prĂsident fut
obligĂ de les calmer. «DĂjeunons dâabord, nous verrons ensuite...» Et
ils emplirent lâomnibus dâune pension MĂŒller quelconque, stationnĂ,
ainsi que beaucoup dâautres, autour du ponton de dĂbarquement.
«_VĂ_ le gendarme, comme il nous regarde!» dit Pascalon, montant le
dernier avec la banniĆre toujours trĆs mal commode Ă installer. Et
Bravida inquiet: «Câest vrai... Quâest-ce quâil nous veut, ce
gendarme, de nous examiner comme ça?...
--Il mâa reconnu, pardi!» fit le bon Tartarin modestement; et il
souriait de loin au soldat de la police vaudoise dont la longue capote
bleue se tournait avec obstination vers lâomnibus filant entre les
peupliers du rivage.
Il y avait marchĂ, ce matin-lĂ , Ă Montreux. Des rangĂes de petites
boutiques en plein vent le long du lac, Ătalages de fruits, de
lĂgumes, de dentelles Ă bon marchĂ et de ces bijouteries claires,
chaĂźnes, plaques, agrafes, dont sâornent les costumes des Suissesses
comme de neige travaillĂe ou de glace en perles. A cela se mĆlait le
train du petit port oĂž sâentrechoquait toute une flottille de canots
de plaisance aux couleurs vives, le transbordement des sacs et des
tonneaux dĂbarquĂs des grandes brigantines aux voiles en antennes, les
rauques sifflements, les cloches des paquebots, et le mouvement des
cafĂs, des brasseries, des fleuristes, des brocanteurs qui bordent le
quai. Un coup de soleil lĂ -dessus, on aurait pu se croire Ă la marine
de quelque station mĂditerranĂenne, entre Menton et Bordighera. Mais
le soleil manquait, et les Tarasconnais regardaient ce joli pays
travers une buĂe dâeau qui montait du lac bleu, grimpait les rampes,
les petites rues caillouteuses, rejoignait au-dessus des maisons en
Ătage dâautres nuages noirs amoncelĂs entre les sombres verdures de la
montagne, chargĂs de pluie Ă en crever. «Coquin de sort! Je ne suis
pas lacustre, dit Spiridion ExcourbaniĆs essuyant la vitre pour
regarder les perspectives de glaciers, de vapeurs blanches fermant
lâhorizon en face...
--Moi non plus, soupira Pascalon... ce brouillard, cette eau morte...
ça me donne envie de pleurer.
Bravida se plaignait aussi, craignant pour sa goutte sciatique.
Tartarin les reprit sĂvĆrement. NâĂtait-ce donc rien que raconter au
retour quâils avaient vu le cachot de Bonnivard, inscrit leurs noms
sur des murailles historiques Ă cĂŽtĂ des signatures de Rousseau, de
Byron, Victor Hugo, George Sand, EugĆne Sue. Tout Ă coup, au milieu
de sa tirade, le prĂsident sâinterrompit, changea de couleur... Il
venait de voir passer une petite toque sur des cheveux blonds en
torsade... Sans mĆme arrĆter lâomnibus ralenti par la montĂe, il
sâĂlança, criant: «Rendez-vous Ă lâhĂŽtel...» aux alpinistes
stupĂfaits.
«Sonia!... Sonia!...
Il craignait de ne pouvoir la rejoindre, tant elle se pressait, sa
fine silhouette en ombre sur le murtin de la route. Elle se retourna,
lâattendit: «Ah! câest vous...» Et sitĂŽt le serrement de mains, elle
se remit Ă marcher. Il prit le pas Ă cĂŽtĂ dâelle, essoufflĂ,
sâexcusant de lâavoir quittĂe dâune façon si brusque... lâarrivĂe de
ses amis... la nĂcessitĂ de lâascension dont sa figure portait encore
les traces... Elle lâĂcoutait sans rien dire, sans le regarder,
pressant le pas, lâoeil fixe et tendu. De profil, elle lui semblait
pĂąlie, les traits dĂveloutĂs de leur candeur enfantine, avec quelque
chose de dur, de rĂsolu, qui, jusquâici, nâavait existĂ que dans sa
voix, sa volontĂ impĂrieuse; mais toujours sa grĂące juvĂnile, sa
chevelure en or frisĂ.
«Et Boris, comment va-t-il?» demanda Tartarin un peu gĆnĂ par ce
silence, cette froideur qui le gagnait. «Boris?...» Elle tressaillit:
«Ah! oui, câest vrai, vous ne savez pas... Eh bien! venez,
venez...
Ils suivaient une ruelle de campagne bordĂe de vignes en pente
jusquâau lac, et de villas, de jardins sablĂs, ĂlĂgants, les terrasses
chargĂes de vigne vierge, fleuries de roses, de pĂtunias et de myrtes
en caisses. De loin en loin ils croisaient quelque visage Ătranger,
aux traits creusĂs, au regard morne, la dĂmarche lente et malade,
comme on en rencontre Ă Menton, Ă Monaco; seulement, lĂ -bas, la
lumiĆre dĂvore tout, absorbe tout, tandis que sous ce ciel nuageux et
bas, la souffrance se voyait mieux, comme les fleurs paraissaient plus
fraĂźches.
«Entrez...» dit Sonia poussant la grille sous un fronton de maçonnerie
blanche marquĂ de caractĆres russes en lettres dâor.
Tartarin ne comprit pas dâabord oĂž il se trouvait. Un petit jardin
aux allĂes soignĂes, cailloutĂes, plein de rosiers grimpants jetĂs
entre des arbres verts, de grands bouquets de roses jaunes et blanches
remplissant lâespace Ătroit de leur arĂŽme et de leur lumiĆre. Dans
ces guirlandes, cette floraison merveilleuse, quelques dalles debout
ou couchĂes, avec des dates, des noms, celui-ci tout neuf incrustĂ sur
la pierre:
«_Boris de Wassilief_, 22 ans.
Il Ătait lĂ depuis quelques jours, mort presque aussitĂŽt leur arrivĂe
Ă Montreux; et, dans ce cimetiĆre des Ătrangers, il retrouvait un peu
la patrie parmi les Russes, Polonais, SuĂdois enterrĂs sous les
fleurs, poitrinaires des pays froids quâon expĂdie dans cette Nice du
Nord, parce que le soleil du Midi serait trop violent pour eux et la
transition trop brusque.
Ils restĆrent un moment immobiles et muets, devant cette blancheur de
la dalle neuve sur le noir de la terre fraĂźchement retournĂe; la jeune
fille, la tĆte inclinĂe, respirait les roses foisonnantes, y calmant
ses yeux rougis.
«Pauvre petite!...» dit Tartarin Ămu, et, prenant dans ses fortes
mains rudes le bout des doigts de Sonia: «Et vous, maintenant,
quâallez-vous devenir?
Elle le regarda bien en face avec des yeux brillants et secs oĂž ne
tremblait plus une larme:
«Moi, je pars dans une heure.
--Vous partez?
--Bolidine est dĂjĂ Ă PĂtersbourg... Manilof mâattend pour passer la
frontiĆre... je rentre dans la fournaise. On entendra parler de
nous.» Tout bas, elle ajouta avec un demi-sourire, plantant son regard
bleu dans celui de Tartarin qui fuyait, se dĂrobait: «Qui mâaime me
suive!
Ah! _vaĂŻ_, la suivre. Cette exaltĂe lui faisait bien trop peur!
puis ce dĂcor funĆbre avait refroidi son amour. Il sâagissait
cependant de ne pas fuir comme un pleutre. Et, la main sur le coeur,
en un geste dâAbencĂrage, le hĂros commença: «Vous me connaissez,
Sonia...
Elle ne voulut pas en savoir davantage.
«Bavard! ...» fit-elle avec un haussement dâĂpaules. Et elle sâen
alla, droite et fiĆre, entre les buissons de roses, sans se retourner
une fois... Bavard! ...pas un mot de plus, mais lâintonation Ătait
si mĂprisante que le bon Tartarin en rougit jusque sous sa barbe et
sâassura quâils Ătaient bien seuls dans le jardin, que personne
nâavait entendu.
Chez notre Tarasconnais, heureusement, les impressions ne duraient
guĆre. Cinq minutes aprĆs, il remontait les terrasses de Montreux
dâun pas allĆgre, en quĆte de la pension MĂŒller oĂž ses alpinistes
devaient lâattendre pour dĂjeuner, et toute sa personne respirait un
vrai soulagement, la joie dâen avoir fini avec cette liaison
dangereuse. En marchant, il soulignait dâĂnergiques hochements de
tĆte les Ăloquentes explications que Sonia nâavait pas voulu entendre
et quâil se donnait Ă lui-mĆme mentalement: _BĂ_, oui, certainement le
despotisme... Il ne disait pas non... mais passer de lâidĂe
lâaction, _boufre!_... Et puis, en voilĂ un mĂtier de tirer sur les
despotes! Mais si tous les peuples opprimĂs sâadressaient Ă lui,
comme les Arabes Ă Bombonnel lorsquâune panthĆre rĂŽde autour du douar,
il nây pourrait jamais suffire, _allons!_
Une voiture de louage venant Ă fond de train coupa brusquement son
monologue. Il nâeut que le temps de sauter sur le trottoir. «Prends
donc garde, animal!» Mais son cri de colĆre se changea aussitĂŽt en
exclamations stupĂfaites: «_QuĆs aco!... Bou-diou!_.. Pas
possible!...» Je vous donne en mille de deviner ce quâil venait de
voir dans ce vieux landeau. La dĂlĂgation, la dĂlĂgation au grand
complet. Bravida, Pascalon, ExcourbaniĆs, empilĂs sur la banquette du
fond, pĂąles, dĂfaits, ĂgarĂs, sortant dâune lutte, et deux gendarmes
en face, le mousqueton au poing. Tous ces profils, immobiles et muets
dans le cadre Ătroit de la portiĆre, tenaient du mauvais rĆve; et
debout, clouĂ comme jadis sur la glace par ses crampons Kennedy,
Tartarin regardait fuir au galop ce carrosse fantastique derriĆre
lequel sâacharnait une volĂe dâĂcoliers sortant de classe, leurs
cartables sur le dos, lorsque quelquâun cria Ă ses oreilles: «Et de
quatre!...» En mĆme temps, empoignĂ, garrottĂ, ligottĂ on le hissait
son tour dans un «locati» avec des gendarmes, dont un officier armà de
sa latte gigantesque quâil tenait toute droite entre ses jambes, la
poignĂe touchant le haut de la voiture.
Tartarin voulait parler, sâexpliquer. Ăvidemment il devait y avoir
quelque mĂprise... Il dit son nom, sa patrie, se rĂclama de son
consul, dâun marchand de miel suisse nommĂ Ichener quâil avait connu
en foire de Beaucaire. Puis, devant le mutisme persistant de ses
gardes, il crut Ă un nouveau truc de la fĂerie de Bompard, et
sâadressant Ă lâofficier dâun air malin: «Câest pour rire, _quĂ!_...
ah! _vaĂŻ_, farceur, je sais bien que câest pour rire.
--Pas un mot, ou je vous bĂąillonne...» dit lâofficier roulant des yeux
terribles, Ă croire quâil allait passer le prisonnier au fil de sa
latte.
Lâautre se tint coi, ne bougea plus, regardant se dĂrouler Ă la
portiĆre des bouts de lacs, de hautes montagnes dâun vert humide, des
hĂŽtels aux toitures variĂes, aux enseignes dorĂes visibles dâune
lieue, et, sur les pentes, comme au Rigi, un va-et-vient de hottes et
de bourriches; comme au Rigi encore, un petit chemin de fer cocasse,
un dangereux jouet mĂcanique qui se cramponnait Ă pic jusquâĂ Glion,
et, pour complĂter la ressemblance avec «Regina montium», une pluie
rayante et battante, un Ăchange dâeau et de brouillards du ciel au
LĂman et du LĂman au ciel, les nuages touchant les vagues.
La voiture roula sur un pont-levis entre des petites boutiques de
chamoiseries, canifs, tire-boutons, peignes de poche, franchit une
poterne basse et sâarrĆta dans la cour dâun vieux donjon, mangĂe
dâherbe, flanquĂe de tours rondes Ă poivriĆres, Ă moucharabis noirs
soutenus par des poutrelles. OĂž Ătait-il? Tartarin le comprit en
entendant lâofficier de gendarmerie discuter avec le concierge du
chĂąteau, un gros homme en bonnet grec agitant un trousseau de clefs
rouillĂes. «Au secret, au secret... mais je nâai plus de place, les
autres ont tout pris... A moins de le mettre dans le cachot de
Bonnivard?
--Mettez-le dans le cachot de Bonnivard, câest bien assez bon pour
lui...» commanda le capitaine, et il fut fait comme il avait dit.
Ce chĂąteau de Chillon, dont le P. C. A. ne cessait de parler depuis
deux jours Ă ses chers alpinistes, et dans lequel, par une ironie de
la destinĂe, il se trouvait brusquement incarcĂrĂ sans savoir
pourquoi, est un des monuments historiques les plus visitĂs de toute
la Suisse. AprĆs avoir servi de rĂsidence dâĂtĂ aux comtes de Savoie,
puis de prison dâEtat, de dĂpĂŽt dâarmes et de munitions, il nâest plus
aujourdâhui quâun prĂtexte Ă excursion, comme le Rigi-Kulm ou la
Tellsplatte. On y a laissĂ cependant un poste de gendarmerie et un
«violon» pour les ivrognes et les mauvais garçons du pays; mais ils
sont si rares, dans ce paisible canton de Vaud, que le violon est
toujours vide et que le concierge y renferme sa provision de bois pour
lâhiver. Aussi lâarrivĂe de tous ces prisonniers lâavait mis de fort
mĂchante humeur, lâidĂe surtout quâil nâallait plus pouvoir faire
visiter le cĂlĆbre cachot, Ă cette Ăpoque de lâannĂe le plus sĂrieux
profit de la place.
Furieux, il montrait la route Ă Tartarin, qui suivait, sans le courage
de la moindre rĂsistance. Quelques marches branlantes, un corridor
moisi, sentant la cave, une porte Ăpaisse comme un mur, avec des gonds
Ănormes, et ils se trouvĆrent dans un vaste souterrain voĂtĂ, au sol
battu, aux lourds piliers romains oĂž restent scellĂs des anneaux de
fer enchaĂźnant jadis les prisonniers dâEtat. Un demi-jour tombait
avec le tremblotement, le miroitement du lac Ă travers dâĂtroites
meurtriĆres qui ne laissaient voir quâun peu de ciel.
«Vous voilĂ chez vous, dit le geĂŽlier... Surtout, nâallez pas dans le
fond, il y a les oubliettes!
Tartarin recula ĂpouvantĂ:
«Les oubliettes, _Boudiou!_...
--Quâest-ce que vous voulez, mon garçon!... On mâa commandĂ de vous
mettre dans le cachot de Bonnivard... Je vous mets dans le cachot de
Bonnivard... Maintenant, si vous avez des moyens, on pourra vous
fournir quelques douceurs, par exemple une couverture et un matelas
pour la nuit.
--Dâabord, Ă manger!» dit Tartarin, Ă qui, fort heureusement, on
nâavait pas ĂŽtĂ sa bourse.
Le concierge revint avec un pain frais, de la biĆre, un cervelas,
dĂvorĂs avidement par le nouveau prisonnier de Chillon, Ă jeun depuis
la veille, creusĂ de fatigues et dâĂmotions. Pendant quâil mangeait
sur son banc de pierre dans la lueur du soupirail, le geĂŽlier
lâexaminait dâun oeil bonasse.
«Ma foi, dit-il, je ne sais pas ce que vous avez fait ni pourquoi lâon
vous traite si sĂvĆrement...
--Eh! coquin de sort, moi non plus, je ne sais rien, fit Tartarin la
bouche pleine.
--Ce quâil y a de sĂr, câest que vous nâavez pas lâair dâun mauvais
homme, et, certainement, vous ne voudriez pas empĆcher un pauvre pĆre
de famille de gagner sa vie, nâest ce pas?... Eh ben, voilĂ !... Jâai
lĂ -haut toute une sociĂtĂ venue pour visiter le cachot de Bonnivard...
Si vous vouliez me promettre de vous tenir tranquille, de ne pas
essayer de vous sauver...
Le bon Tartarin sây engagea par serment, et cinq minutes aprĆs, il
voyait son cachot envahi par ses anciennes connaissances du Rigi-Kulm
et de la Tellsplatte, lâĂąne bĂątĂ Schwanthaler, lâineptissimus
Astier-RĂhu, le membre du Jockey-Club avec sa niĆce (hum! hum!...),
tous les voyageurs du circulaire Cook. Honteux, craignant dâĆtre
reconnu, le malheureux se dissimulait derriĆre les piliers, reculant,
se dĂrobant Ă mesure quâapprochait le groupe des touristes prĂcĂdĂs du
concierge et de son boniment dĂbitĂ dâune voix dolente:
«Câest ici que lâinfortunĂ Bonnivard...
Ils avançaient lentement, retardĂs par les discussions des deux
savants toujours en querelle, prĆts Ă se sauter dessus agitant lâun
son pliant, lâautre son sac de voyage, en des attitudes fantastiques
que le demi-jour des soupiraux allongeait sur les voĂtes.
A force de reculer, Tartarin se trouva tout prĆs du trou des
oubliettes, un puits noir, ouvert au ras du sol, soufflant lâhaleine
des siĆcles passĂs, marĂcageuse et glaciale. EffrayĂ, il sâarrĆta, se
pelotonna dans un coin, sa casquette sur les yeux; mais le salpĆtre
humide des murailles lâimpressionnait; et tout Ă coup un formidable
Ăternuement, qui fit reculer les touristes, les avertissait de sa
prĂsence.
«Tiens, Bonnivard...» sâĂcria lâeffrontĂe petite Parisienne coiffĂe
dâun chapeau Directoire, que le monsieur du Jockey-Club faisait passer
pour sa niĆce.
Le Tarasconnais ne se laissa pas dĂmonter.
«Câest vraiment trĆs gentil, _vĂ_, ces oubliettes!,..» dit-il du ton
le plus naturel du monde, comme sâil Ătait en train, lui aussi, de
visiter le cachot par plaisir, et il se mĆla aux autres voyageurs qui
souriaient en reconnaissant lâalpiniste du Rigi-Kulm, le
boute-en-train du fameux bal.
«HĂ! mossiĂ... ballir, dantsir!...
La silhouette falote de la petite fĂe Schwanthaler se dressait devant
lui, prĆte Ă partir pour une contredanse. Vraiment, il avait bien
envie de danser! Alors, ne sachant comment se dĂbarrasser de lâenrag
petit bout de femme, il lui offrit le bras, lui montra fort galamment
son cachot, lâanneau oĂž se rivait la chaĂźne du captif, la trace
appuyĂe de ses pas sur les dalles autour du mĆme pilier; et jamais,
lâentendre parler avec tant dâaisance, la bonne dame ne se serait
doutĂe que celui qui la promenait Ătait aussi prisonnier dâEtat, une
victime de lâinjustice et de la mĂchancetĂ des hommes. Terrible, par
exemple, fut le dĂpart, quand lâinfortunĂ Bonnivard, ayant reconduit
sa danseuse jusquâĂ la porte, prit congĂ avec un sourire dâhomme du
monde: «Non, merci, _vĂ_... Je reste encore un petit moment.
LĂ -dessus il salua, et le geĂŽlier, qui le guettait, ferma et
verrouilla la porte Ă la stupĂfaction de tous.
Quel affront! Il en suait dâangoisse, le malheureux, en Ăcoutant les
exclamations des touristes qui sâĂloignaient. Par bonheur, ce
supplice ne se renouvela plus de la journĂe. Pas de visiteurs Ă cause
du mauvais temps. Un vent terrible sous les vieux ais, des plaintes
montant des oubliettes comme des victimes mal enterrĂes, et le
clapotis du lac, criblĂ de pluie, battant les murailles au ras des
soupiraux dâoĂž les Ăclaboussures jaillissaient jusque sur le captif.
Par intervalles, la cloche dâun vapeur, le claquement de ses roues
scandant les rĂflexions du pauvre Tartarin, pendant que le soir
descendait gris et morne dans le cachot qui semblait sâagrandir.
Comment sâexpliquer cette arrestation, son emprisonnement dans ce lieu
sinistre? Costecalde, peut-Ćtre... une manoeuvre Ălectorale de la
derniĆre heure?... Ou, encore, la police russe avertie de ses paroles
imprudentes, de sa liaison avec Sonia, et demandant lâextradition?
Mais alors, pourquoi arrĆter les dĂlĂguĂs?... Que pouvait-on
reprocher Ă ces infortunĂs dont il se reprĂsentait lâeffarement, le
dĂsespoir, quoiquâils ne fussent pas comme lui dans le cachot de
Bonnivard, sous ces voĂtes aux pierres serrĂes, traversĂes
lâapproche de la nuit dâun passage de rats Ănormes, de cancrelats, de
silencieuses araignĂes aux pattes frĂŽleuses et difformes.
Voyez pourtant ce que peut une bonne conscience! MalgrĂ les rats, le
froid, les araignĂes, le grand Tartarin trouva dans lâhorreur de la
prison dâEtat, hantĂe dâombres martyres, le sommeil rude et sonore,
bouche ouverte et poings fermĂs, quâil avait dormi entrĂ les cieux et
les abĂźmes dans la cabane du Club Alpin. Il croyait rĆver encore, au
matin, en entendant son geĂŽlier:
«Levez-vous, le prĂfet du district est lĂ ... Il vient vous
interroger...» Lâhomme ajouta avec un certain respect: «Pour que le
prĂfet se soit dĂrangĂ... Il faut que vous soyez un fameux scĂlĂrat.
ScĂlĂrat! non, mais on peut le paraĂźtre aprĆs une nuit de cachot
humide et poussiĂreux, sans avoir eu le temps dâune toilette, mĆme
sommaire. Et dans lâancienne Ăcurie du chĂąteau, transformĂe en
gendarmerie, garnie de mousquetons en rĂątelier sur le crĂpissage des
murs, quand Tartarin--aprĆs un coup dâoeil rassurant Ă ses alpinistes
assis entre les gendarmes--apparaĂźt devant le prĂfet du district, il a
le sentiment de sa mauvaise tenue en face de ce magistrat correct et
noir, la barbe soignĂe, et qui lâinterpelle sĂvĆrement:
«Vous vous appelez Manilof, nâest-ce pas?... sujet russe...
incendiaire Ă PĂtersbourg... rĂfugiĂ et assassin en Suisse.
--Mais jamais de la vie... Câest une erreur, une mĂprise...
--Taisez-vous, ou je vous bùillonne...» interrompt le capitaine.
Le prĂfet correct reprend: «Dâailleurs, pour couper court Ă toutes vos
dĂnĂgations... Connaissez-vous cette corde?
Sa corde, coquin de sort! Sa corde tissĂe de fer, fabriquĂe en
Avignon. Il baisse la tĆte, Ă la stupeur des dĂlĂguĂs, et dit: «Je la
connais.
--Avec cette corde, un homme a ĂtĂ pendu dans le canton
dâUnterwald...
Tartarin frĂmissant jure quâil nây est pour rien.
«Nous allons bien voir!» Et lâon introduit le tĂnor italien, le
policier que les nihilistes avaient accrochĂ Ă la branche dâun chĆne
au BrĂŒnig, mais que des bĂcherons ont sauvĂ miraculeusement.
Le mouchard regarde Tartarin: «Ce nâest pas lui!» les dĂlĂguĂs: «Ni
ceux-lĂ non plus... On sâest trompĂ.
Le prĂfet, furieux, Ă Tartarin: «Mais, alors, quâest-ce que vous
faites ici?
--Câest ce que je me demande, _vĂ!_...» rĂpond le prĂsident avec
lâaplomb de lâinnocence.
AprĆs une courte explication, les alpinistes de Tarascon, rendus Ă la
libertĂ, sâĂloignent du chĂąteau de Chillon dont nul nâa ressenti plus
fort quâeux la mĂlancolie oppressante et romantique. Ils sâarrĆtent
la pension MĂŒller pour prendre les bagages, la banniĆre, payer le
dĂjeuner de la veille quâils nâont pas eu le temps de manger, puis
filent vers GenĆve par le train. Il pleut. A travers les vitres
ruisselantes se lisent des noms de stations dâaristocratique
villĂgiature, Clarens, Vevey, Lausanne; les chalets rouges, les
jardinets dâarbustes rares passent sous un voile humide oĂž sâĂgouttent
les branches, les clochetons des toits, les terrasses des hĂŽtels.
InstallĂs dans un petit coin du long wagon suisse, deux banquettes se
faisant face, les alpinistes ont la mine dĂfaite et dĂconfite.
Bravida, trĆs aigre, se plaint de douleurs et, tout le temps, demande
Ă Tartarin avec une ironie fĂroce: «Eh _bĂ!_ vous lâavez vu, le cachot
de Bonnivard... Vous vouliez tant le voir... Je crois que vous
lâavez vu, _quĂ_?» ExcourbaniĆs, aphone, pour la premiĆre fois,
regarde piteusement le lac qui les escorte aux portiĆres: «En voilĂ de
lâeau, _Boudiou!_... aprĆs ça, je ne prends plus de bain de ma
vie...
Abruti dâune Ăpouvante qui dure encore, Pascalon, la banniĆre entre
ses jambes, se dissimule derriĆre, regardant Ă droite et Ă gauche
comme un liĆvre, crainte quâon le rattrape... Et Tartarin?... Oh!
lui, toujours digne et calme, il se dĂlecte en lisant des journaux du
Midi, un paquet de journaux expĂdiĂe Ă la pension MĂŒller et qui, tous,
reproduisent dâaprĆs le Forum le rĂcit de son ascension, celui quâil a
dictĂ, mais agrandi, enjolivĂ dâĂloges mirifiques. Tout Ă coup le
hĂros pousse un cri, un cri formidable qui roule jusquâau bout du
wagon. Tous les voyageurs se sont dressĂs; on croit Ă un
tamponnement. Simplement un entrefilet du Forum que Tartarin lit
ses alpinistes... «Ăcoutez ça: _Le bruit court que le
V. P. C. A. Costecalde, Ă peine remis de la jaunisse qui lâalitait
depuis quelques jours, va partir pour lâascension du Mont-Blanc monter
encore plus haut que Tartarin_... Ah! le bandit... il veut tuer
lâeffet de ma Jungfrau... Eh bien! attends un peu, je vais te la
souffler, ta montagne... Chamonix est Ă quelques heures de GenĆve, je
ferai le Mont-Blanc avant lui! En Ćtes-vous, mes enfants?
Bravida proteste. _Outre!_ il en a assez, des aventures. «Assez et
plus quâassez...» hurle ExcourbaniĆs tout bas, de sa voix morte.
«Et toi, Pascalon?... demande doucement Tartarin.
LâĂlĆve bĆle sans oser lever les yeux:
«Maß-aß-aßtre...» Celui-là aussi le reniait.
«Câest bien, dit le hĂros solennel et fĂąchĂ, je partirai seul, jâaurai
tout lâhonneur... _Zou!_ rendez-moi la banniĆre...
XII
LâHOTEL BALTET A CHAMONIX.--ËA SENT LâAIL!--DE LâEMPLOI DE LA CORDE
DANS LES COURSES ALPESTRES.--SHAKE HANDS!--UN ĂLšVE DE
SCHOPENHAUER.--A LA HALTE DES GRANDS-MULETS.--«TARTARIN, IL FAUT QUE
JE VOUS PARLE...
Le clocher de Chamonix sonnait neuf heures dans un soir frissonnant de
bise et de pluie froides; toutes les rues noires les maisons Ăteintes,
sauf de place en place la façade et les cours des hÎtels oÞ le gaz
veillait, faisant les alentours encore plus sombres dans le vague
reflet de la neige des montagnes, dâun blanc de planĆte sur la nuit du
ciel.
A lâhĂŽtel Baltet, un des meilleurs et des plus frĂquentĂs du village
alpin, les nombreux voyageurs et pensionnaires ayant disparu peu a
peu, harassĂs des excursions du jour, il ne restait au grand salon
quâun pasteur anglais jouant aux dames silencieusement avec son
Ăpouse, tandis que ses innombrables demoiselles en tabliers Ăcrus
bavettes sâactivaient Ă copier des convocations au prochain service
ĂvangĂlique, et quâassis devant la cheminĂe oĂž brĂlait un bon feu de
bĂches, un jeune SuĂdois, creusĂ, dĂcolorĂ, regardait la flamme dâun
air morne, en buvant des grogs au kirsch et Ă lâeau de seltz. De
temps en temps un touriste attardĂ traversait le salon, guĆtres
trempĂes, caoutchouc ruisselant, allait Ă un grand baromĆtre pendu sur
la muraille, le tapotait, interrogeait le mercure pour le temps du
lendemain et sâallait coucher consternĂ. Pas un mot, pas dâautres
manifestations de vie que le pĂtillement du feu, le grĂsil aux vitres
et le roulement colĆre de lâArve sous les arches de son pont de bois,
Ă quelques mĆtres de lâhĂŽtel.
Tout Ă coup le salon sâouvrit, un portier galonnĂ dâargent entra
chargĂ de valises, de couvertures, avec quatre alpinistes grelottants,
saisis par le subit passage de la nuit et du froid Ă la chaude
lumiĆre.
«_Bondiou!_ Quel temps...
--A manger, _zou!_
--Bassinez les lits, _quĂ!_
Ils parlaient tous ensemble du fond de leur cache-nez, passe-montagne,
casquettes Ă oreilles, et lâon ne savait auquel entendre, quand un
petit gros quâils appelaient le _prĂsidain_ leur imposa silence en
criant plus fort quâeux.
«Dâabord le livre des Ătrangers!» commanda-t-il; et le feuilletant
dâune main gourde, il lisait Ă haute voix les noms des voyageurs qui,
depuis huit jours, avaient traversĂ lâhĂŽtel: «Docteur Schwanthaler et
madame... Encore!... Astier-RĂhu, de lâAcadĂmie française...» Il en
dĂchiffra deux ou trois pages, pĂąlissant quand il croyait voir un nom
ressemblant Ă celui quâil cherchait; puis, Ă la fin, le livre jetĂ sur
la table avec un rire de triomphe, le petit homme fit une gambade
gamine, extraordinaire pour son corps replet: «Il nây est pas, _vĂ!_
il nâest pas venu... Câest bien ici pas moins quâil devait descendre.
EnfoncĂ Costecalde..._lagadigadeou!_...vite Ă la soupe, mes
enfants!...» Et le bon Tartarin, ayant saluà les dames, marcha vers la
salle Ă manger, suivi de la dĂlĂgation affamĂe et tumultueuse.
Eh oui! la dĂlĂgation, tous, Bravida lui-mĆme... Est-ce que câĂtait
possible, allons!... Quâaurait-on dit, lĂ -bas, en les voyant revenir
sans Tartarin? Chacun dâeux le sentait bien. Et au moment de se
sĂparer, en gare de GenĆve, le buffet fut tĂmoin dâune scĆne
pathĂtique, pleurs, embrassades, adieux dĂchirants Ă la banniĆre,
lâissue desquels adieux tout le monde sâempilait dans le landau que le
P. C. A. venait de frĂter pour Chamonix. Superbe route quâils firent
les yeux fermĂs, pelotonnĂs dans leurs couvertures, remplissant la
voiture de ronflements sonores, sans se prĂoccuper du merveilleux
paysage qui, depuis Sallanches, se dĂroulait sous la pluie: gouffres,
forĆts, cascades Ăcumantes, et, selon les mouvements de la vallĂe,
tour Ă tour visible ou fuyante, la cime du Mont-Blanc au-dessus des
nuĂes. FatiguĂs de ce genre dĂ beautĂs naturelles, nos Tarasconnais
ne songeaient quâĂ rĂparer la mauvaise nuit passĂe sous les verrous de
Chillon. Et, maintenant encore, au bout de la longue salle Ă manger
dĂserte de lâhĂŽtel Baltet, pendant quâon leur servait un potage
rĂchauffĂ et les reliefs de la table dâhĂŽte, ils mangeaient
gloutonnement, sans parler, prĂoccupĂs surtout dâaller vite au lit.
Subitement, Spiridion ExcourbaniĆs, qui avalait comme un somnambule,
sortit de son assiette et, flairant lâair autour de lui: «_Outre!_ ça
sent lâail!...
--Câest vrai, que ça le sent...» dit Bravida. Et tous, ragaillardis
par ce rappel de la patrie, ce fumet des plats nationaux que Tartarin
nâavait plus respirĂ depuis longtemps, ils se retournaient sur leurs
chaises avec une anxiĂtĂ gourmande. Cela venait du fond de la salle,
dâune petite piĆce oĂž mangeait Ă part un voyageur, personnage
dâimportance sans doute, car Ă tout moment la barrette du chef se
montrait au guichet ouvrant sur la cuisine, pour passer Ă la fille de
service des petits plats couverts quâelle portait dans cette
direction.
«Quelquâun du Midi, bien sĂr,» murmura le doux Pascalon; et le
prĂsident, devenu blĆme Ă lâidĂe de Costecalde, commanda:
«Allez donc voir, Spiridion...vous nous le saurez à dire...
Un formidable Ăclat de rire partit du retrait oĂž le brave gong venait
dâentrer, sur lâordre de son chef, et dâoĂž il ramenait par la main un
long diable au grand nez, les yeux farceurs, la serviette au menton,
comme le cheval gastronome:
«_VĂ!_ Bompard...
--_Te!_ lâimposteur...
--HĂ! adieu, Gonzague... Comment _te_ va!
--DiffĂremment, messieurs, je suis bien le vĂŽtre...» dit le courrier
serrant toutes les mains et sâasseyant Ă la table des Tarasconnais
pour partager avec eux un plat de cĆpes Ă lâail prĂparĂ par la mĆre
Baltet, laquelle, ainsi que son mari, avait horreur de la cuisine de
table dâhĂŽte.
Ătait-ce le fricot national ou bien la joie de retrouver un _pays_, ce
dĂlicieux Bompard Ă lâimagination inĂpuisable? ImmĂdiatement la
fatigue et lâenvie de dormir sâenvolĆrent, on dĂboucha du Champagne
et, la moustache toute barbouillĂe de mousse, ils riaient, poussaient
des cris, gesticulaient, sâĂtreignaient Ă la taille, pleins
dâeffusion.
«Je ne vous quitte plus, vĂ! disait Bompard... Mes PĂruviens sont
partis... Je suis libre...
--Libre!... Alors, demain, vous faites le Mont-Blanc avec moi?
--Ah! vous faites le Mont-Blanc _demeĂŻn?_ rĂpondit Bompard sans
enthousiasme.
--Oui, je le souffle Ă Costecalde... Quand il viendra, _uit!_...
Plus de Mont-Blanc... Vous en Ćtes, _quĂ_, Gonzague?
--Jâen suis... Jâen suis... moyennant que le temps le veuille...
Câest que la montĂe nâest pas toujours commode dans cette saison.
--Ah! _vaï!_ pas commode...» fit le bon Tartarin frisant ses petits
yeux par un rire dâaugure que Bompard, du reste, ne parut pas
comprendre.
«Passons toujours prendre le cafà au salon... Nous consulterons le
pĆre Baltet. Il sây connaĂźt, lui, lâancien guide qui a fait
vingt-sept fois lâascension.
Les dĂlĂguĂs eurent un cri:
«Vingt-sept fois! _Boufre!_
--Bompard exagĆre toujours...» dit le P. C. A, sĂvĆrement avec une
pointe dâenvie.
Au salon, il trouvĆrent la famille du pasteur toujours penchĂe sur les
lettres de convocation, le pĆre et la mĆre sommeillant devant leur
partie de dames, et le long SuĂdois remuant son grog Ă lâeau de seltz
du mĆme geste dĂcouragĂ. Mais lâinvasion des alpinistes tarasconnais,
allumĂs par le champagne, donna, comme on pense, quelques distractions
aux jeunes convocatrices. Jamais ces charmantes personnes nâavaient
vu prendre le cafĂ avec tant de mimiques et de roulements dâyeux.
«Du sucre, Tartarin?
--Mais non, commandant... Vous savez bien... Depuis lâAfrique!...
--Câest vrai, pardon... TĂ! voilĂ M. Baltet!
--Mettez-vous lĂ , _quĂ_, monsieur Baltet.
--Vive M. Baltet!...ah! ah!..._fen dĆ brut_.
EntourĂ, pressĂ par tous ces gens quâil nâavait jamais vus de sa vie,
le pĆre Baltet souriait dâun air tranquille. Robuste Savoyard, haut
et large, le dos rond, la marche lente, sa face Ăpaisse et rasĂe
sâĂgayait de deux yeux finauds encore jeunes, contrastant avec sa
calvitie, causĂe par un coup de froid Ă lâaube dans les neiges.
«Ces messieurs dĂsirent faire le Mont-Blanc?» dit-il, jaugeant les
Tarasconnais dâun regard Ă la fois humble et ironique. Tartarin
allait rĂpondre, Bompard se jeta devant lui:
«Nâest-ce pas que la saison est bien avancĂe?
--Mais non, rĂpondit lâancien guide... Voici un monsieur suĂdois qui
montera demain, et jâattends, Ă la fin de la semaine, deux messieurs
amĂricains pour monter aussi. Il y en a mĆme un qui est aveugle.
--Je sais. Je lâai rencontrĂ au Guggi.
--Ah! monsieur est allĂ au Guggi?
--Il y a huit jours, en faisant la Jungfrau...
Il y eut un frĂmissement parmi les convocatrices ĂvangĂliques, toutes
les plumes en arrĆt, les tĆtes levĂes du cĂŽtĂ de Tartarin qui, pour
ces Anglaises, dĂterminĂes grimpeuses, expertes Ă tous les sports,
prenait une autoritĂ considĂrable. Il Ătait montĂ Ă la Jungfrau!
«Une belle Ătape! dit le pĆre Baltet considĂrant le P. C. A. avec
Ătonnement, tandis que Pascalon, intimidĂ par les dames, rougissant et
bĂgayant, murmurait:
«Maß-aß-tre, racontez-leur donc le... le... chose... la crevasse...
Le prĂsident sourit: «Enfant!...» et, tout de mĆme, il commença le
rĂcit de sa chute; dâabord dâun air dĂtachĂ, indiffĂrent, puis avec
des mouvements effarĂs, des gigotements au bout de la corde, sur
lâabĂźme, des appels de mains tendues. Ces demoiselles frĂmissaient,
le dĂvoraient de ces yeux froids des Anglaises, ces yeux qui sâouvrent
en rond.
Dans le silence qui suivit sâĂleva la voix de Bompard:
«Au Chimborazo, pour franchir les crevasses, nous ne nous attachions
jamais.
Les dĂlĂguĂs se regardĆrent. Comme tarasconnade, celui-lĂ les
dĂpassait tous. «Oh! _de ce_ Bompard, pas moins...» murmura Pascalon
avec une admiration ingĂnue.
Mais le pĆre Baltet, prenant le Chimborazo au sĂrieux, protesta contre
cet usage de ne pas sâattacher; selon lui, pas dâascension possible
sur les glaces sans une corde, une bonne corde en chanvre de Manille.
Au moins, si lâun glisse, les autres le retiennent.
«Moyennant que la corde ne casse pas, monsieur Baltet,» dit Tartarin
rappelant la catastrophe du mont Cervin.
Mais lâhĂŽtelier, pesant les mots:
«Ce nâest pas la corde qui a cassĂ, au Cervin... Câest le guide
dâarriĆre qui lâa coupĂe dâun coup de pioche...
Comme Tartarin sâindignait:
«Faites excuse, monsieur, le guide Ătait dans son droit... Il a
compris lâimpossibilitĂ de retenir les autres et sâest dĂtachĂ dâeux
pour sauver sa vie, celle de son fils et du voyageur quâils
accompagnaient... Sans sa dĂtermination, il y aurait eu sept victimes
au lieu de quatre.
Alors, une discussion commença. Tartarin trouvait que sâattacher Ă la
file, câĂtait comme un engagement dâhonneur de vivre ou de mourir
ensemble; et sâexaltant, trĆs montĂ par la prĂsence des dames, il
appuyait son dire sur des faits, des Ćtres prĂsents. «Ainsi, demain,
_tĂ_, en mâattachant avec Bompard, ce nâest pas une simple prĂcaution
que je prendrai, câest un serment devant Dieu et devant les hommes de
nâĆtre quâun avec mon compagnon et de mourir plutĂŽt que de rentrer
sans lui, coquin de sort!
--Jâaccepte le serment pour moi comme pour vous, Tarta_rĂĂŻn_...» cria
Bompard de lâautre cĂŽtĂ du guĂridon.
Minute Ămouvante!
Le pasteur, ĂlectrisĂ, se leva et vint infliger au hĂros une poignĂe
de main en coup de pompe, bien anglaise. Sa femme lâimita, puis
toutes ses demoiselles, continuant le _shake hands_ avec une vigueur
faire monter lâeau Ă un cinquiĆme Ătage. Les dĂlĂguĂs, je dois le
dire, se montraient moins enthousiastes.
«Eh _bĂ!_ moi, dit Bravida, je suis de lâavis de M. Baltet. Dans ses
affaires-lĂ , chacun y va pour sa peau, pardi! et je comprends trĆs
bien le coup de piolet...
--Vous mâĂtonnez, Placide», fit Tartarin sĂvĆrement. Et tout bas,
entre cuir et chair: «Tenez-vous donc, malheureux; lâAngleterre nous
regarde...
Le vieux brave qui, dĂcidĂment, gardait un fond dâaigreur depuis
lâexcursion de Chillon, eut un geste signifiant: «Je mâen moque un
peu, de lâAngleterre...» et peut-Ćtre se fĂt-il attirĂ quelque verte
semonce du prĂsident irritĂ de tant de cynisme, quand le jeune homme
aux airs navrĂs, repu de grog et de tristesse, mit son mauvais
français dans la conversation. Il trouvait, lui aussi, que le guide
avait eu raison de trancher la corde: dĂlivrer de lâexistence quatre
malheureux encore jeunes, câest-Ă -dire condamnĂs Ă vivre un certain
temps, les rendre dâun geste au repos, au nĂant, quelle action noble
et gĂnĂreuse!
Tartarin se rĂcria:
«Comment, jeune homme! à votre ùge, parler de la vie avec ce
dĂtachement, cette colĆre... Quâest-ce quâelle vous a donc fait?
--Rien, elle mâennuie...» Il Ătudiait la philosophie Ă Christiania,
et, gagnĂ aux idĂes de Schopenhauer, de Hartmann, trouvait lâexistence
sombre, inepte, chaotique. Tout prĆs du suicide, il avait fermĂ ses
livres Ă la priĆre de ses parents et sâĂtait mis Ă voyager, butant
partout contre le mĆme ennui, la sombre misĆre du monde. Tartarin et
ses amis lui semblaient les seuls Ćtres contents de vivre quâil eĂt
encore rencontrĂs.
Le bon P. C. A. se mit Ă rire: «Câest la race qui veut ça, jeune
homme. Nous sommes tous les mĆmes Ă Tarascon. Le pays du bon Dieu.
Du matin au soir, on rit, on chante, et le reste du temps on danse la
farandole... comme ceci... _tĂ!_» Il se mit Ă battre un entrechat
avec une grĂące, une lĂgĆretĂ de gros hanneton dĂployant ses ailes.
Mais les dĂlĂguĂs nâavaient pas les nerfs dâacier, lâentrain
infatigable de leur chef. ExcourbaniĆs grognait: «Le prĂsidain
sâemballe... nous sommes lĂ jusquâĂ minuit.
Bravida se levant, furieux: «Allons nous coucher, _vĂ!_ Je nâen puis
plus de ma sciatique...» Tartarin consentit, songeant Ă lâascension du
lendemain; et les Tarasconnais montĆrent, le bougeoir en main, le
large escalier de granit conduisant aux chambres, tandis que le pĆre
Baltet allait sâoccuper des provisions, retenir des mulets et des
guides.
«_TĂ!_ il neige...
Ce fut le premier mot du bon Tartarin Ă son rĂveil en voyant les
vitres couvertes de givre et la chambre inondĂe dâun reflet blanc;
mais lorsquâil accrocha son petit miroir Ă barbe Ă lâespagnolette, il
comprit son erreur et que le Mont-Blanc, Ătincelant en face de lui
sous un soleil splendide, faisait toute cette clartĂ. Il ouvrit sa
fenĆtre Ă la brise du glacier, piquante et rĂconfortante, qui lui
apportait toutes les sonnailles en marche des troupeaux derriĆre les
longs mugissements de trompe des bergers. Quelque chose de fort, de
pastoral, remplissait lâatmosphĆre, quâil nâavait pas respirĂ en
Suisse.
En bas, un rassemblement de guides, de porteurs, lâattendait; le
SuĂdois dĂjĂ hissĂ sur sa bĆte, et, mĆlĂe aux curieux qui formaient le
cercle, la famille du pasteur, toutes ces alertes demoiselles coiffĂes
en matin, venues pour donner encore «shake hands» au hĂros qui avait
hantĂ leurs rĆves.
«Un temps superbe! dĂpĆchez-vous!...» criait lâhĂŽtelier dont le crĂąne
luisait au soleil comme un galet. Mais Tartarin eut beau se presser,
ce nâĂtait pas une mince besogne dâarracher au sommeil les dĂlĂguĂs
qui devaient lâaccompagner jusquâĂ la Pierre-Pointue, oĂž finit le
chemin de mulet. Ni priĆres ni raisonnements ne purent dĂcider le
commandant Ă sauter du lit; son bonnet de coton jusquâaux oreilles, le
nez contre le mur, aux objurgations du prĂsident il se contentait de
rĂpondre par un cynique proverbe tarasconnais: «Qui a bon renom de se
lever le matin peut dormir jusquâĂ midi...» Quant Ă Bompard, il
rĂpĂtait tout le temps: «Ah _vaĂŻ!_ le Mont-Blanc!... quelle
blague...» et ne se leva que sur lâordre formel du P. C. A.
Enfin la caravane se mit en route et traversa les petites rues de
Chamonix dans un appareil fort imposant: Pascalon sur le mulet de
tĆte, la banniĆre dĂployĂe, et le dernier de la file, grave comme un
mandarin parmi les guides et les porteurs groupĂs des deux cĂŽtĂs de sa
mule, le bon Tartarin, plus extraordinairement alpiniste que jamais,
avec une paire de lunettes neuves aux verres bombĂs et fumĂs et sa
fameuse corde fabriquĂe en Avignon, on sait Ă quel prix reconquise.
TrĆs regardĂ, presque autant que la banniĆre, il jubilait sous son
masque important, sâamusait du pittoresque de ces rues du village
savoyard si diffĂrent du village suisse trop propre, trop vernissĂ,
sentant le joujou neuf, le chalet de bazar, du contraste de ces
masures Ă peine sorties de terre oĂž lâĂtable tient toute la place,
cĂŽtĂ des grands hĂŽtels somptueux de cinq Ătages dont les enseignes
rutilantes dĂtonnaient comme la casquette galonnĂe dâun portier,
lâhabit noir et les escarpins dâun maĂźtre dâhĂŽtel au milieu des
coiffes savoyardes, des vestes de futaine, des feutres de charbonniers
Ă larges ailes. Sur la place, des landaus dĂtelĂs, des berlines de
voyage Ă cĂŽtĂ de charrettes de fumier; un troupeau de porcs flĂąnant au
soleil devant le bureau de poste dâoĂž sortait un Anglais en chapeau de
toile blanche, avec un paquet de lettres et un numĂro du _Times_ quâil
lisait en marchant avant dâouvrir sa correspondance. La cavalcade des
Tarasconnais traversait tout cela, accompagnĂe par le piĂtinement des
mulets, le cri de guerre dâExcourbaniĆs Ă qui le soleil rendait
lâusage de son gong, le carillon pastoral ĂtagĂ sur les pentes
voisines et le fracas de la riviĆre en torrent jailli du glacier,
toute blanche, Ătincelante comme si elle charriait du soleil et de la
neige.
A la sortie du village, Bompard rapprocha sa mule de celle du
prĂsident et lui dit, roulant des yeux extraordinaires: «Tartar_ĂĂŻn_,
il faut que je vous parle...
--Tout Ă lâheure...» dit le P. C. A. engagĂ dans une discussion
philosophique avec le jeune SuĂdois, dont il essayait de combattre le
noir pessimisme par le merveilleux spectacle qui les entourait, ces
pĂąturages aux grandes zones dâombre et de lumiĆre, ces forĆts dâun
vert sombre crĆtĂes de la blancheur des nĂvĂs Ăblouissants.
AprĆs deux tentatives pour se rapprocher de Tartarin, Bompard y
renonça de force. LâArve franchie sur un petit pont, la caravane
venait de sâengager dans un de ces Ătroits chemins en lacet au milieu
des sapins, oĂž les mulets, un par un, dĂcoupent de leurs sabots
fantasques toutes les sinuositĂs des abĂźmes, et nos Tarasconnais
nâavaient pas assez de leur attention pour se maintenir en Ăquilibre
lâaide des _Allons... doucemain... Outre..._ dont ils retenaient
leurs bĆtes.
Au chalet de la Pierre-Pointue, dans lequel Pascalon et ExcourbaniĆs
devaient attendre le retour des ascensionnistes, Tartarin, trĆs occup
de commander le dĂjeuner, de veiller Ă lâinstallation des porteurs et
des guides, fit encore la sourde oreille aux chuchotements de Bompard.
Mais--chose Ătrange et quâon ne remarqua que plus tard--malgrĂ le beau
temps, le bon vin, cette atmosphĆre ĂpurĂe Ă deux mille mĆtres
au-dessus de la mer, le dĂjeuner fut mĂlancolique. Pendant quâils
entendaient les guides rire et sâĂgayer Ă cĂŽtĂ, la table des
Tarasconnais restait silencieuse, livrĂe seulement aux bruits du
service, tintements des verres, de la grosse vaisselle et des couverts
sur le bois blanc. Ătait-ce la prĂsence de ce SuĂdois morose ou
lâinquiĂtude visible de Gonzague, ou encore quelque pressentiment, la
bande se mit en marche, triste comme un bataillon sans musique, vers
le glacier des Bossons oĂž la vĂritable ascension commençait.
En posant le pied sur la glace, Tartarin ne put sâempĆcher de sourire
au souvenir du Guggi et de ses crampons perfectionnĂs. Quelle
diffĂrence entre le nĂophyte quâil Ătait alors et lâalpiniste de
premier ordre quâil se sentait devenu! Solide sur ses lourdes bottes
que le portier de lâhĂŽtel lui avait ferrĂes le matin mĆme de quatre
gros clous, expert Ă se servir de son piolet, câest Ă peine sâil eut
besoin de la main dâun de ses guides, moins pour le soutenir que pour
lui montrer le chemin. Les lunettes fumĂes attĂnuaient la
rĂverbĂration du glacier quâune rĂcente avalanche poudrait de neige
fraĂźche, oĂž des petits lacs dâun vert glauque sâouvraient ça et lĂ ,
glissants et traĂźtres; et trĆs calme, assurĂ par expĂrience quâil nây
avait pas le moindre danger, Tartarin marchait le long des crevasses
aux parois chatoyantes et lisses, sâapprofondissant Ă lâinfini,
passait au milieu des sĂracs avec lâunique prĂoccupation de tenir pied
Ă lâĂtudiant suĂdois, intrĂpide marcheur, dont les longues guĆtres
boucles dâargent sâallongeaient minces et sĆches et de la mĆme dĂtente
Ă cĂŽtĂ de son alpenstock qui semblait une troisiĆme jambe. Et leur
discussion philosophique continuant en dĂpit des difficultĂs de la
route, on entendait sur lâespace gelĂ, sonore comme la largeur dâune
riviĆre, une bonne grosse voix familiĆre et essoufflĂe: «Vous me
connaissez, Otto...
Bompard, pendant ce temps, subissait mille mĂsaventures. Fermement
convaincu encore le matin que Tartarin nâirait jamais jusquâau bout de
sa vantardise et ne ferait pas plus le Mont-Blanc quâil nâavait fait
la Jungfrau, le malheureux courrier sâĂtait vĆtu comme Ă lâordinaire,
sans clouter ses bottes ni mĆme utiliser sa fameuse invention pour
ferrer les pieds des militaires, sans alpenstock non plus, les
montagnards du Chimborazo ne sâen servant pas. Seulement armĂ de la
badine qui allait bien avec son chapeau Ă ganse bleue et son ulster,
lâapproche du glacier le terrifia, car, malgrĂ toutes ses histoires,
on pense bien que «lâimposteur» nâavait jamais fait dâascension. Il
se rassura pourtant en voyant du haut de la moraine avec quelle
facilitĂ Tartarin Ăvoluait sur la glace, et se dĂcida Ă le suivre
jusquâĂ la halte des Grands-Mulets, oĂž lâon devait passer la nuit. Il
nây arriva point sans peine. Au premier pas, il sâĂtala sur le dos,
la seconde fois en avant sur les mains et sur les genoux. «Non, merci,
câest exprĆs...» affirmait-il aux guides essayant de le relever... «A
lâamĂricaine, _vĂ!_... comme au Chimborazo!» Cette position lui
paraissant commode, il la garda, sâavançant Ă quatre pattes, le
chapeau en arriĆre, lâulster balayant la glace comme une pelure dâours
gris; trĆs calme, avec cela, et racontant autour de lui que, dans la
CordillĆre des Andes, il avait grimpĂ ainsi une montagne de dix mille
mĆtres. Il ne disait pas en combien de temps par exemple, et cela
avait dĂ Ćtre long Ă en juger par cette Ătape des Grands-Mulets oĂž il
arriva une heure aprĆs Tartarin et tout dĂgouttant de neige boueuse,
les mains gelĂes sous ses gants de tricot.
A cĂŽtĂ de la cabane du Guggi, celle que la commune de Chamonix a fait
construire aux Grands-Mulets est vĂritablement confortable. Quand
Bompard entra dans la cuisine oĂž flambait un grand feu de bois, il
trouva Tartarin et le SuĂdois en train de sĂcher leurs bottes, pendant
que lâaubergiste, un vieux racorni aux longs cheveux blancs tombant en
mĆches, Ătalait devant eux les trĂsors de son petit musĂe.
Sinistre, ce musĂe fait des souvenirs de toutes les catastrophes qui
avaient eu lieu au Mont-Blanc, depuis plus de quarante ans que le
vieux tenait lâauberge; et, en les retirant de leur vitrine, il
racontait leur origine lamentable... A ce morceau de drap, ces
boutons de gilet, tenait la mĂmoire dâun savant russe prĂcipitĂ par
lâouragan sur le glacier de la Brenva... Ces maxillaires restaient
dâun des guides de la fameuse caravane de onze voyageurs et porteurs
disparus dans une tourmente de neige... Sous le jour tombant et le
pĂąle reflet des nĂvĂs contre les carreaux, lâĂtalage de ces reliques
mortuaires, ces rĂcits monotones avaient quelque chose de poignant,
dâautant que le vieillard attendrissait sa voix tremblante aux
endroits pathĂtiques, trouvait des larmes en dĂpliant un bout de voile
vert dâune dame anglaise roulĂe par lâavalanche en 1827.
Tartarin avait beau se rassurer par les dates, se convaincre quâ
cette Ăpoque la Compagnie nâavait pas organisĂ les ascensions sans
danger, ce _vocero_ savoyard lui serrait le coeur, et il alla respirer
un moment sur la porte.
La nuit Ătait venue, engloutissant les fonds. Les Bossons
ressortaient livides et tout proches, tandis que le Mont-Blanc
dressait une cime encore rosĂe, caressĂe du soleil disparu. Le
MĂridional se rassĂrĂnait Ă ce sourire de la nature, quand lâombre de
Bompard se dressa derriĆre lui.
«Câest vous, Gonzague... vous voyez, je prends le bon de lâair... Il
mâembĆtait, ce vieux, avec ses histoires...
--Tartar_ĂĂŻn_, dit Bompard lui serrant le bras Ă le broyer...
JâespĆre quâen voilĂ assez, et que vous allez vous en tenir lĂ de
cette ridicule expĂdition?
Le grand homme arrondit des yeux inquiets:
«Quâest-ce que vous me chantez?
Alors Bompard lui fit un tableau terrible des mille morts qui les
menaçaient, les crevasses, les avalanches, coups de vent, tourbillons.
Tartarin lâinterrompit.
«Ah! _vaĂŻ_, farceur; et la Compagnie!... Le Mont-Blanc nâest donc
pas amĂnagĂ comme les autres?
--AmĂnagĂ?... la Compagnie?...» dit Bompard ahuri ne se rappelant
plus rien de sa tarasconnade; et lâautre la lui rĂpĂtant mot pour mot,
la Suisse en SociĂtĂ, lâaffermage des montagnes, les crevasses
truquĂes, lâancien gĂrant se mit Ă rire.
«Comment! vous avez cru... mais câĂtait une _galĂjade_... Entre
gens de Tarascon, pas moins, on sait bien ce que parler veut dire...
--Alors, demanda Tartarin trĆs Ămu, la Jungfrau nâĂtait pas prĂparĂe?
--Pas plus!
--Et si la corde avait cassĂ?...
--Ah! mon pauvre ami...
Le hĂros ferma les yeux, pĂąle dâune Ăpouvante rĂtrospective et,
pendant une minute, il hĂsita... Ce paysage en cataclysme polaire,
froid, assombri, accidentĂ de gouffres... ces lamentations du vieil
aubergiste encore pleurantes à ses oreilles... «_Outre!_ que vous me
feriez dire...» Puis, tout à coup, il pensa aux _gensses_, de
Tarascon, Ă la banniĆre quâil ferait flotter lĂ -haut, il se dit
quâavec de bons guides, un compagnon Ă toute Ăpreuve comme Bompard...
Il avait fait la Jungfrau... pourquoi ne tenterait-il pas le
Mont-Blanc?
Et, posant sa large main sur lâĂpaule de son ami, il commença dâune
voix virile: «Ăcoutez, Gonzague...
XIII
LA CATASTROPHE
Par une nuit noire, noire, sans lune, sans Ătoile, sans ciel, sur la
blancheur tremblotante dâune immense pente de neige, lentement se
dĂroule une longue corde oĂž des ombres craintives et toutes petites
sont attachĂes Ă la file, prĂcĂdĂes, Ă cent mĆtres, dâune lanterne en
tache rouge presque au ras du sol. Des coups de piolet sonnant dans
la neige dure, le roulement des glaçons dĂtachĂs dĂrangent seuls le
silence du nĂvĂ oĂž sâamortissent les pas de la caravane; puis de
minute en minute un cri, une plainte ĂtouffĂe, la chute dâun corps sur
la glace et, tout de suite, une grosse voix qui rĂpond du bout de la
corde: «Allez doucement de tomber, Gonzague.» Car le pauvre Bompard
sâest dĂcidĂ Ă suivre son ami Tartarin jusquâau sommet du Mont-Blanc.
Depuis deux heures du matin--il en est quatre Ă la montre Ă rĂpĂtition
du prĂsident--le malheureux courrier sâavance Ă tĂątons, vrai forçat
la chaĂźne, traĂźnĂ, poussĂ, vacillant et bronchant, contraint de
retenir les exclamations diverses que lui arrache sa mĂsaventure,
lâavalanche guettant de tous cĂŽtĂs et le moindre Ăbranlement, une
vibration un peu forte de lâair cristallin, pouvant dĂterminer des
tombĂes de neige ou de glace. Souffrir en silence, quel supplice pour
un homme de Tarascon!
Mais la caravane a fait halte, Tartarin sâinforme, on entend une
discussion Ă voix basse, des chuchotements animĂs: «Câest votre
compagnon qui ne veut plus avancer...» rĂpond le SuĂdois. Lâordre de
marche est rompu, le chapelet humain se dĂtend, revient sur lui-mĆme,
et les voilĂ tous au bord dâune Ănorme crevasse, ce que les
montagnards appellent une «roture». On a franchi les prĂcĂdentes
lâaide dâune Ăchelle mise en travers et quâon passe sur les genoux;
ici, la crevasse est beaucoup trop large et lâautre bord se dresse en
hauteur de quatre-vingts Ă cent pieds. Il sâagit de descendre au fond
du trou qui se rĂtrĂcit, Ă lâaide de marches creusĂes au piolet, et de
remonter pareillement. Mais Bompard sây refuse avec obstination.
PenchĂ sur le gouffre que lâombre fait paraĂźtre insondable, il regarde
sâagiter dans une buĂe la petite lanterne des guides prĂparant le
chemin. Tartarin, peu rassurĂ lui-mĆme, se donne du courage en
exhortant son ami: «Allons, Gonzague, zou!» et, tout bas, il le
sollicite dâhonneur, invoque Tarascon, la banniĆre, le Club des
Alpines...
--Ah! _vaĂŻ_, le Club... Je nâen suis pas, rĂpond lâautre
cyniquement.
Alors Tartarin lui explique quâon lui posera les pieds que rien nâest
plus facile.
--Pour vous, peut-Ćtre, mais pas pour moi...
--Pas moins, vous disiez que vous aviez lâhabitude...
--BĂ oui! certainement, lâhabitude... mais laquelle? Jâen ai
tant... lâhabitude de fumer, de dormir...
--De mentir, surtout, interrompt le prĂsident...
--DâexagĂrer, allons! dit Bompard sans sâĂmouvoir le moins du monde.
Cependant, aprĆs bien des hĂsitations, la menace de le laisser lĂ tout
seul le dĂcide Ă descendre lentement, posĂment, cette terrible Ăchelle
de meunier... Remonter est plus difficile, sur lâautre paroi droite
et lisse comme un marbre et plus haute que la tour du roi Ren
Tarascon. Dâen bas, la clignante lumiĆre des guides semble un ver
luisant en marche, il faut se dĂcider, pourtant; la neige sous les
pieds, nâest pas solide, des glouglous de fonte et dâeau circulante
sâagitent autour dâune large fissure quâon devine plutĂŽt quâon ne la
voit, au pied du mur de glace, et qui souffle son haleine froide
dâabĂźme souterrain.
--Allez doucement de tomber, Gonzague!...
Cette phrase, que Tartarin profĆre dâune intonation attendrie, presque
suppliante, emprunte une signification solennelle Ă la position
respective des ascensionnistes, cramponnĂs maintenant des pieds et des
mains, les uns au-dessous des autres, liĂs par la corde, et par la
similitude de leurs mouvements, si bien que la chute ou la maladresse
dâun seul les mettrait tous en danger. Et quel danger, coquin de
sort! Il suffit dâentendre rebondir et dĂgringoler les dĂbris de
glaçons avec lâĂcho de la chute par les crevasses et les dessous
inconnus pour imaginer quelle gueule de monstre vous guette et vous
happerait au moindre faux pas.
Mais quây a-t-il encore? VoilĂ que le long SuĂdois qui prĂcĆde
justement Tartarin sâest arrĆtĂ et touche de ses talons ferrĂs la
casquette du P. C. A. Les guides ont beau crier: «En avant!...» et le
prĂsident: «Avancez donc, jeune homme...» Rien ne bouge. DressĂ de
son long, accrochĂ dâune main nĂgligente, le SuĂdois se penche et le
jour levant effleure sa barbe grĆle, Ăclaire la singuliĆre expression
de ses yeux dilatĂs, pendant quâil fait signe Ă Tartarin:
--Quelle chute, hein, si on lĂąchait!...
--Outre! Je crois bien... vous nous entraĂźneriez tous... Montez
donc!...
Lâautre continue, immobile:
--Belle occasion pour en finir avec la vie, rentrer au nĂant par les
entrailles de la terre, rouler de crevasse en crevasse comme ceci que
je dĂtache de mon pied... Et il sâincline effroyablement pour suivre
le quartier de glace qui rebondit et sonne sans fin dans la nuit.
«Malheureux! prenez garde...» crie Tartarin blĆme dâĂpouvante; et,
dĂsespĂrĂment cramponnĂ Ă la paroi suintante, il reprend dâune chaude
ardeur son argument de la veille en faveur de lâexistence: «Elle a du
bon, que diantre!... A votre ùge, un beau garçon comme vous... vous
ne croyez donc pas Ă lâamour, _quĂ?_
Non, le SuĂdois nây croit pas. Lâamour idĂal est un mensonge des
poĆtes; lâautre, un besoin quâil nâa jamais ressenti...
«BĂ oui! bĂ oui!... Câest vrai que les poĆtes sont un peu de
Tarascon, ils en disent toujours plus quâil nây en a; mais, pas moins,
câest gentil le _femellan_, comme on appelle les dames chez nous.
Puis, on a des enfants, des jolis mignons qui vous ressemblent.
--Ah! oui, les enfants, une source de chagrins. Depuis quâelle mâa
eu, ma mĆre nâa cessĂ de pleurer.
--Ăcoutez, Otto, vous me connaissez, mon bon ami...
Et de toute lâexpansion valeureuse de son Ăąme, Tartarin sâĂpuise
ranimer, Ă frictionner Ă distance cette victime de Schopenhauer et de
Hartmann, deux polichinelles quâil voudrait tenir au coin dâun bois,
coquin de sort! pour leur faire payer tout le mal quâils ont fait
la jeunesse...
Quâon se reprĂsente, pendant cette discussion philosophique, la haute
muraille de glace, froide, glauque, ruisselante, frĂŽlĂe dâun rayon
pĂąle, et cette brochĂe de corps humains plaquĂs dessus en Ăchelons,
avec les sinistres gargouillements qui montent des profondeurs bĂantes
et blanchĂątres, les jurons des guides, leurs menaces de se dĂtacher et
dâabandonner leurs voyageurs. A la fin, Tartarin, voyant que nul
raisonnement ne peut convaincre ce fou, dissiper son vertige de mort,
lui suggĆre lâidĂe de se jeter de la pointe extrĆme du Mont-Blanc...
A la bonne heure, ça vaudrait la peine de là -haut? Une belle fin dans
les ĂlĂments... Mais ici, au fond dâune cave... Ah! _vaĂŻ_, quelle
_foutaise!_... Il y met tant dâaccent, Ă la fois brusque et
persuasif, une telle conviction, que le SuĂdois se laisse vaincre; et
les voilĂ enfin, un par un, en haut de cette terrible _roture_.
On se dĂtache, on fait halte pour boire un coup et casser une croĂte.
Le jour est venu. Un jour froid et blĆme sur un cirque grandiose de
pics, de flĆches, dominĂs par le Mont-Blanc encore Ă quinze cents
mĆtres. Les guides Ă part gesticulent et se concertent avec des
hochements de tĆte. Sur le sol tout blanc, lourds et ramassĂs, le dos
rond dans leur veste brune, on dirait des marmottes prĆtes Ă remiser
pour lâhiver. Bompard et Tartarin, inquiets, transis, ont laissĂ le
SuĂdois manger tout seul et se sont approchĂs au moment oĂž le
guide-chef disait dâun air grave:
«Câest quâil fume sa pipe, il nây a pas Ă dire que non.
--Qui donc fume sa pipe? demanda Tartarin.
--Le Mont-Blanc, monsieur, regardez.
Et lâhomme montre tout au bout de la haute cime, comme une aigrette,
une fumĂe blanche qui va vers lâItalie.
«Et autrement, mon bon ami, quand le Mont-Blanc fume sa pipe,
quâest-ce que cela veut dire?
--Ëa veut dire, monsieur, quâil fait un vent terrible au sommet, une
tempĆte de neige qui sera sur nous avant longtemps.
Et dame! câest dangereux.
--Revenons» dit Bompard verdissant; et Tartarin ajoute:
«Oui, oui, certaine_main_, pas de sot amour-propre!
Mais le SuĂdois sâen mĆle; il a payĂ pour quâon le mĆne au Mont-Blanc,
rien ne lâempĆchera dây aller. Il y montera seul, si personne ne
lâaccompagne. «LĂąches! lĂąches!» ajoute-t-il tournĂ vers les guides,
et il leur rĂpĆte lâinjure de la mĆme voix de revenant dont il
sâexcitait tout Ă lâheure au suicide.
«Vous allez bien voir si nous sommes des lĂąches.... Quâon sâattache,
et en route! sâĂcrie le guide-chef. Cette fois, câest Bompard qui
proteste Ănergiquement. Il en a assez, il veut quâon le ramĆne,
Tartarin lâappuie avec vigueur:
«Vous voyez bien que ce jeune homme est fou!...» sâĂcrie-t-il en
montrant le SuĂdois dĂjĂ parti Ă grandes enjambĂes sous les floches de
neige que le vent commence Ă chasser de toutes parts. Mais rien
nâarrĆtera plus ces hommes que lâon a traitĂs de lĂąches. Les
marmottes se sont rĂveillĂes, hĂroĂŻques, et Tartarin ne peut obtenir
un conducteur pour le ramener avec Bompard aux Grands-Mulets.
Dâailleurs, la direction est simple: trois heures de marche en
comptant un Ăcart de vingt minutes pour tourner la grande roture si
elle les effraie Ă passer tout seuls.
«_Outre_, oui, quâelle nous effraie!...» fait Bompard sans pudeur
aucune, et les deux caravanes se sĂparent.
A prĂsent, les Tarasconnais sont seuls. Ils avancent avec prĂcaution
sur le dĂsert de neige, attachĂs Ă la mĆme corde, Tartarin en avant,
tĂątant de son piolet gravement, pĂnĂtrĂ de la responsabilitĂ qui lui
incombe, y cherchant un rĂconfort.
«Courage! du sang-froid!... Nous nous en tirerons!...» crie-t-il
chaque instant Ă Bompard. Ainsi lâofficier, dans la bataille, chasse
la peur quâil a, en brandissant son ĂpĂe et criant Ă ses hommes:
«En avant, s... n... de D...! toutes les balles ne tuent pas!
Enfin les voilĂ au bout de cette horrible crevasse. Dâici au but, ils
nâont plus dâobstacles bien graves; mais le vent souffle, les aveugle
de tourbillons neigeux. La marche devient impossible sous peine de
sâĂgarer.
«ArrĆtons-nous un moment,» dit Tartarin. Un sĂrac de glace
gigantesque leur creuse un abri Ă sa base; ils sây glissent, Ătendent
la couverture doublĂe de caoutchouc du prĂsident, et dĂbouchent la
gourde de rhum, seule provision que nâaient pas emportĂe les guides.
Il sâensuit alors un peu de chaleur et de bien-Ćtre, tandis que les
coups de piolet, toujours plus faibles sur la hauteur, les avertissent
du progrĆs de lâexpĂdition. Cela rĂsonne au coeur du P. C. A. comme
un regret de nâavoir pas fait le Mont-Blanc jusquâaux cimes.
«Qui le saura? riposte Bompard cyniquement. Les porteurs ont
conservĂ la banniĆre; de Chamonix on croira que câest vous.
--Vous avez raison, lâhonneur de Tarascon est sauf...» conclut
Tartarin dâun ton convaincu.
Mais les ĂlĂments sâacharnent, la bise en ouragan, la neige par
paquets. Les deux amis se taisent, hantĂs dâidĂes sinistres, ils se
rappellent lâossuaire sous la vitrine du vieil aubergiste, ses rĂcits
lamentables, la lĂgende de ce touriste amĂricain quâon a retrouv
pĂtrifiĂ de froid et de faim, tenant dans sa main crispĂe un carnet o
ses angoisses Ătaient Ăcrites jusquâĂ la derniĆre convulsion qui fit
glisser le crayon et dĂvier la signature.
«Avez-vous un carnet, Gonzague?
Et lâautre, qui comprend sans explications:
«Ah! _vaï_, un carnet... Si vous croyez que je vais me laisser
mourir comme cet AmĂricain... Vite, allons nous-en, sortons dâici.
--Impossible... Au premier pas nous serions emportĂs comme une
paille, jetĂs dans quelque abĂźme.
--Mais alors, il faut appeler, lâauberge nâest pas loin...» Et Bompard
Ă genoux, la tĆte hors du sĂrac, dans la pose dâune bĆte au pĂąturage
et mugissante, hurle: «Au secours! au secours! à moi!
--Aux armes!...» crie à son tour Tartarin de son creux le plus sonore
que la grotte rĂpercute en tonnerre.
Bompard lui saisit le bras: «Malheureux, le sĂrac!...» Positivement
tout le bloc a tremblĂ; encore un souffle et cette masse de glaçons
accumulĂs croulerait sur leur tĆte. Ils restent figĂs, immobiles,
enveloppĂs dâun effrayant silence bientĂŽt traversĂ dâun roulement
lointain qui se rapproche, grandit, envahit lâhorizon, meurt enfin
sous la terre de gouffre en gouffre.
«Les pauvres gens!...» murmure Tartarin pensant au SuĂdois et Ă ses
guides, saisis, emportĂs sans doute par lâavalanche. Et Bompard
hochant la tĆte: «Nous ne valons guĆre mieux quâeux.» En effet, leur
situation est sinistre, nâosant bouger dans leur grotte de glace ni se
risquer dehors sous les rafales.
Pour achever de leur serrer le coeur, du fond de la vallĂe monte un
aboiement de chien hurlant Ă la mort. Tout Ă coup Tartarin, les yeux
gonflĂs, les lĆvres grelottantes, prend les mains do son compagnon et
le regardant avec douceur:
«Pardonnez-moi, Gonzague, oui, oui, pardonnez-moi, Je vous ai rudoy
tantĂŽt, je vous ai traitĂ de menteur...
--Ah! _vaĂŻ!_ Quâest-ce que ça fait?
--Jâen avais le droit moins que personne, car jâai beaucoup menti dans
ma vie, et, Ă cette heure suprĆme, jâĂprouve le besoin de mâouvrir, de
me dĂgonfler, dâavouer publiquement mes impostures.
--Des impostures, vous?
--Ăcoutez-moi, ami... dâabord je nâai jamais tuĂ de lion.
--Ëa ne mâĂtonne pas...» fait Bompard tranquillement. «Mais est-ce
quâil faut se tourmenter pour si peu?... Câest notre soleil qui veut
ça, on naĂźt avec le mensonge... _VĂ!_ moi... Ai-je dit une vĂrit
depuis que je suis au monde? DĆs que jâouvre la bouche, mon Midi me
monte comme une attaque. Les gens dont je parle, je ne les connais
pas, les pays, je nây suis jamais allĂ, et tout ça fait un tel tissu
dâinventions que je ne mây dĂbrouille plus moi-mĆme.
--Câest lâimagination, _pĂchĆre!_ soupire Tartarin; nous sommes des
menteurs par imagination.
--Et ces mensonges-lĂ nâont jamais fait de mal Ă personne, tandis
quâun mĂchant, un envieux comme Costecalde...
--Ne parlons jamais de ce misĂrable!» interrompt le P. C. A., et pris
dâun subit accĆs de rage: «Coquin de bon sort! câest tout de mĆme un
peu fichant...» Il sâarrĆte sur un geste terrifiĂ de Bompard... «Ah!
oui, le sĂrac...» et baissant le ton, forcĂ de chuchoter sa colĆre, le
pauvre Tartarin continue ses imprĂcations Ă voix basse dans une Ănorme
et comique dĂsarticulation de la bouche: «Un peu fichant de mourir
la fleur de lâĂąge par la faute dâun scĂlĂrat qui, dans ce moment,
prend bien tranquillement sa demi-tasse sur le Tour de Ville!...
Mais pendant quâil fulmine, une Ăclaircie sâouvre peu Ă peu dans
lâair. Il ne neige plus, il ne vente plus; et des Ăcarts bleus
apparaissent dĂchirant le gris du ciel. Vite, en route, et, rattachĂs
tous deux Ă la corde, Tartarin, qui a pris la tĆte comme tout
lâheure, se retourne, un doigt sur la bouche:
«Et vous savez, Gonzague, tout ce que nous venons de dire reste entre
nous.
--TĂ, pardi...
Pleins dâardeur, ils repartent, enfonçant jusquâaux genoux dans la
neige fraĂźchement tombĂe, qui a englouti sous sa ouate, immaculĂe les
traces de la caravane; aussi Tartarin consulte sa boussole toutes les
cinq minutes. Mais cette boussole tarasconnaise, habituĂe aux chauds
climats, est frappĂe de congĂlation depuis son arrivĂe en Suisse.
Lâaiguille joue aux quatre coins, agitĂe, hĂsitante; et ils marchent
devant eux, attendant de voir se dresser tout Ă coup les roches noires
des Grands-Mulets dans la blancheur uniforme, silencieuse, en pics, en
aiguilles, en mamelons, qui les entoure, les Ăblouit, les Ăpouvante
aussi, car elle peut recouvrir de dangereuses crevasses sous leurs
pieds.
«Du sang-froid, Gonzague, du sang-froid!
--Câest justement de ça que je manque,» rĂpond Bompard lamentablement.
Et il gĂmit: «AĂŻe de mon pied!... aĂŻe de ma jambe!... nous sommes
perdus; jamais nous nâarriverons...
Ils marchent depuis deux heures lorsque, vers le milieu dâune pente de
neige trĆs dure Ă grimper, Bompard sâĂcrie effarĂ:
«Tartar_ĂĂŻn_, mais ça monte!
--Eh! je le vois parbleu bien, que ça monte, riposte le P. C. A. en
train de perdre sa sĂrĂnitĂ.
--Pas moins, Ă mon idĂe, ça devrait descendre.
--_BĂ_ oui! mais que voulez que jây fasse? Allons toujours jusquâen
haut, peut-Ćtre que ça descendra de lâautre cĂŽtĂ.
Cela descendait en effet, et terriblement, par une succession de
nĂvĂs, de glaciers presque Ă pic, et tout au bout de cet Ătincellement
de blancheurs dangereuses une cabane sâapercevait piquĂe sur une roche
Ă des profondeurs qui semblaient inaccessibles. CâĂtait un asile
atteindre avant la nuit, puisquâon avait perdu la direction des
Grands-Mulets, mais au prix de quels efforts, de quels dangers
peut-Ćtre!
«Surtout ne me lĂąchez pas, _quĂ_, Gonzague...
--Ni vous non plus, TartarĂ_ĂŻn._
Ils ĂchangĆrent ces recommandations sans se voir, sĂparĂs par une
arĆte derriĆre laquelle Tartarin a disparu, avançant lâun pour monter,
lâautre pour descendre, avec lenteur et terreur. Ils ne se parlent
mĆme plus, concentrant toutes leurs forces vives, crainte dâun faux
pas, dâune glissade. Tout Ă coup, comme il nâest plus quâĂ un mĆtre
de la crĆte, Bompard entend un cri terrible de son compagnon, en mĆme
temps quâil sent la corde se tendre dâune violente et dĂsordonnĂe
secousse... Il veut rĂsister, se cramponner pour retenir son
compagnon sur lâabĂźme. Mais la corde Ătait vieille, sans doute, car
elle se rompt brusquement sous lâeffort.
«Outre!
--Boufre!
Ces deux cris se croisent, sinistres, dĂchirant le silence et la
solitude, puis un calme effrayant, un calme de mort que rien ne
trouble plus dans la vastitude des neiges immaculĂes.
Vers le soir, un homme ressemblant vaguement Ă Bompard, un spectre aux
cheveux dressĂs, boueux, ruisselant, arrivait Ă lâauberge des
Grands-Mulets oĂž on le frictionnait, le rĂchauffait, le couchait avant
quâil eĂt prononcĂ dâautres paroles que celles-ci, entrecoupĂes de
larmes, de poings levĂs au ciel. «Tartarin... perdu... cassĂ la
corde...» Enfin on put comprendre le grand malheur qui venait
dâarriver.
Pendant que le vieil aubergiste se lamentait et ajoutait un nouveau
chapitre aux sinistres de la montagne en attendant que son ossuaire
sâenrichĂźt des restes de lâaccident, le SuĂdois et ses guides, revenus
de leur expĂdition, se mettaient Ă la recherche de lâinfortun
Tartarin avec des cordes, des Ăchelles, tout lâattirail dâun
sauvetage, hĂlas! infructueux. Bompard, restĂ comme ahuri, ne
pouvait fournir aucun indice prĂcis ni sur le drame ni sur lâendroit
oĂž il avait eu lieu. On trouva seulement au DĂŽme du GoĂter un bout de
corde restĂ dans une anfractuositĂ de glace. Mais cette corde, chose
singuliĆre, Ătait coupĂe aux deux bouts comme avec un instrument
tranchant; les journaux de ChambĂry en donnĆrent un facsimilĂ. Enfin,
aprĆs huit jours de courses, de consciencieuses recherches, quand on
eut la conviction que le pauvre prĂsid_ain_ Ătait introuvable, perdu
sans retour, les dĂlĂguĂs dĂsespĂrĂs prirent le chemin de Tarascon,
ramenant Bompard dont le cerveau ĂbranlĂ gardait la trace dâune
terrible secousse.
«Ne me parlez pas de ça, rĂpondait-il quand il Ătait question du
sinistre, ne mâen parlez jamais!
DĂcidĂment le Mont-Blanc comptait une victime de plus, et quelle
victime!
XIV
ĂPILOGUE
Dâendroit plus impressionnable que Tarascon, il ne sâen est jamais vu
sous le soleil dâaucun pays. Parfois, en plein dimanche de fĆte,
toute la ville dehors, les tambourins en rumeur, le Cours grouillant
et tumultueux, ĂmaillĂ de jupes vertes, rouges, de fichus arlĂsiens,
et, sur de grandes affiches multicolores, lâannonce des luttes pour
hommes et demi-hommes, des courses de taureaux camarguais, il suffit
dâun farceur criant: «Au chien fou!...» ou bien: «Un boeuf
ĂchappĂ!...» et lâon court, on se bouscule, on sâeffare, les portes se
ferment de tous leurs verrous, les persiennes claquent comme par un
orage, et voilĂ Tarascon dĂsert, muet, sans un chat, sans un bruit,
les cigales elles-mĆmes blotties et attentives.
CâĂtait lâaspect de ce matin-lĂ qui nâĂtait pourtant ni fĆte ni
dimanche: les boutiques closes, les maisons mortes, places et
placettes comme agrandies par le silence et la solitude. «Vasta
silentio», dit Tacite dĂcrivant Rome aux funĂrailles de Germanicus, et
la citation de sa Rome en deuil sâappliquait dâautant mieux Ă Tarascon
quâun service funĆbre pour lâĂąme de Tartarin se disait en ce moment
la mĂtropole oĂž la population en masse pleurait son hĂros, son dieu,
son invincible Ă doubles muscles restĂ dans les glaciers du
Mont-Blanc.
Or, pendant que le glas Ăgrenait ses lourdes notes sur les rues
dĂsertes, Mlle Tournatoire, la soeur du mĂdecin, que son mauvais Ătat
de santĂ retenait toujours Ă la maison, morfondue dans son grand
fauteuil contre la vitre, regardait dehors en Ăcoutant les cloches.
La maison des Tournatoire se trouve sur le chemin dâAvignon, presque
en face celle de Tartarin, et la vue de ce logis illustre dont le
locataire ne devait plus revenir, la grille pour toujours fermĂe du
jardin, tout, jusquâaux boĂźtes Ă cirage des petits savoyards alignĂes
prĆs de la porte, gonflait le coeur de la pauvre demoiselle infirme
quâune passion secrĆte dĂvorait depuis plus de trente ans pour le
hĂros tarasconnais. O mystĆres dâun coeur de vieille fille! CâĂtait
sa joie de le guetter passer Ă des heures rĂguliĆres, de se dire: «O
va-t-il?...» de surveiller les modifications de sa toilette, quâil
sâhabillĂąt en alpiniste ou revĆtit sa jaquette vert-serpent.
Maintenant, elle ne le verrait plus; et cette consolation mĆme lui
manquait dâaller prier pour lui avec toutes les dames de la ville.
Soudain la longue tĆte de cheval blanc de Mlle Tournatoire se colora
lĂgĆrement; ses yeux dĂteints, bordĂs de rose, se dilatĆrent dâune
maniĆre considĂrable pendant que sa maigre main aux rides saillantes
esquissait un grand signe de croix... Lui, câĂtait lui longeant les
murs de lâautre cĂŽtĂ de la chaussĂe... Dâabord elle crut Ă une
apparition hallucinante... Non, Tartarin lui-mĆme, en chair et en os,
seulement pĂąli, piteux, loqueteux, longeant les murs comme un pauvre
ou comme un voleur. Mais pour expliquer sa prĂsence furtive
Tarascon, il nous faut retourner sur le Mont-Blanc, au DĂŽme du GoĂter,
Ă cet instant prĂcis oĂž les deux amis se trouvant chacun sur un cĂŽt
du DĂŽme, Bompard sentit le lien qui les attachait, brusquement se
tendre, comme par la chute dâun corps.
En rĂalitĂ, la corde sâĂtait prise entre deux glaçons, et Tartarin,
Ăprouvant la mĆme secousse, crut, lui aussi, que son compagnon
roulait, lâentraĂźnait. Alors, Ă cette minute suprĆme... comment dire
cela, mon Dieu!... dans lâangoisse de la peur, tous deux, oubliant le
serment solennel Ă lâhĂŽtel Baltet, dâun mĆme mouvement, dâun mĆme
geste instinctif, coupĆrent la corde, Bompard avec son couteau,
Tartarin dâun coup de piolet; puis ĂpouvantĂs de leur crime,
convaincus lâun et lâautre quâils venaient de sacrifier leur ami, ils
sâenfuirent dans des directions opposĂes.
Quand le spectre de Bompard apparut aux Grands-Mulets, celui de
Tartarin arrivait Ă la cantine de lâAvesailles. Comment, par quel
miracle, aprĆs combien de chutes, de glissades? Le Mont-Blanc seul
aurait pu le dire, car le pauvre P. C. A. resta deux jours dans un
complet abrutissement, incapable, de profĂrer le moindre son. DĆs
quâil fut en Ătat, on le descendit Ă Courmayeur, qui est le Chamonix
italien. A lâhĂŽtel oĂž il sâinstalla pour achever de se remettre, il
nâĂtait bruit que dâune Ăpouvantable catastrophe arrivĂe au
Mont-Blanc, tout Ă fait le pendant de lâaccident du Cervin: encore un
alpiniste englouti par la rupture de la corde.
Dans sa conviction quâil sâagissait de Bompard, Tartarin, rongĂ de
remords, nâosait plus rejoindre la dĂlĂgation ni retourner au pays.
Dâavance il voyait sur toutes les lĆvres, dans tous les yeux: «CaĂŻn,
quâas-tu fait de ton frĆre?...» Pourtant le manque dâargent, la fin de
son linge, les frimas de septembre qui arrivaient et vidaient les
hĂŽtelleries, lâobligĆrent Ă se mettre en route. AprĆs tout, personne
ne lâavait vu commettre son crime? Rien ne lâempĆcherait dâinventer
nâimporte quelle histoire; et, les distractions du voyage aidant, il
commençait à se remettre. Mais aux approches de Tarascon, quand il
vit sâiriser sous le ciel bleu la fine dĂcoupure des Alpines, tout le
ressaisit, honte, remords, crainte de la justice; et pour Ăviter
lâĂclat dâune arrivĂe en pleine gare, il descendit Ă la derniĆre
station avant la ville.
Ah! sur cette belle route tarasconnaise, toute blanche et craquante
de poussiĆre, sans autre ombrage que les poteaux et les fils
tĂlĂgraphiques, sur cette voie triomphale oĂž, tant de fois, il avait
passĂ Ă la tĆte de ses alpinistes ou de ses chasseurs de casquettes,
qui lâaurait reconnu, lui, le vaillant, le pimpant, sous ses hardes
dĂchirĂes et malpropres, avec cet oeil mĂfiant du routier guettant les
gendarmes? Lâair brĂlait malgrĂ quâon fĂt au dĂclin de la saison; et
la pastĆque quâil acheta Ă un maraĂźcher lui parut dĂlicieuse Ă manger
dans lâombre courte du charreton, pendant que le paysan exhalait sa
fureur contre les mĂnagĆres de Tarascon, toutes absentes du marchĂ, ce
matin-lĂ , «rapport Ă une messe noire quâon chantait pour quelquâun de
la ville perdu au fond dâun trou, lĂ -bas dans les montagnes... TĂ!
les cloches qui sonnent... Elles sâentendent dâici...
Plus de doute; câest pour Bompard que tombait ce lugubre carillon de
mort secouĂ par un vent tiĆde sur la campagne solitaire! Quel
accompagnement Ă la rentrĂe du grand homme dans sa patrie!
Une minute, quand, la porte du petit jardin brusquement ouverte et
refermĂe, Tartarin se retrouva chez lui, quâil vit les Ătroites allĂes
bordĂes de buis ratissĂes et proprettes, le bassin, le jet dâeau, les
poissons rouges sâagitant au craquement du sable sous ses pas, et le
baobab gĂant dans son pot Ă rĂsĂda, un bien-Ćtre attendri la chaleur
de son gĂźte de lapin de choux lâenveloppa comme une sĂcuritĂ aprĆs
tant de dangers et dâaventures. Mais les cloches, les maudites
cloches redoublĆrent, la tombĂe des grosses notes noires lui Ăcrasa de
nouveau le coeur. Elles lui disaient sur le mode funĆbre: «CaĂŻn,
quâas-tu fait de ton frĆre? Tartarin, quâest devenu Bompard?» Alors,
sans le courage dâun mouvement, il sâassit sur la margelle brĂlante du
petit bassin et resta lĂ , anĂanti, effondrĂ, au grand Ămoi des
poissons rouges.
Les cloches ne sonnent plus. Le porche de la mĂtropole, bruyant tout
Ă lâheure, est rendu au marmottement de la pauvresse assise Ă gauche
et Ă lâimmobilitĂ de ses saints de pierre. La cĂrĂmonie religieuse
terminĂe, tout Tarascon sâest portĂ au Club des Alpines oĂž, dans une
sĂance solennelle, Bompard doit faire le rĂcit de la catastrophe,
dĂtailler les derniers moments du P. C. A. En dehors des membres,
quelques privilĂgiĂs, armĂe, clergĂ, noblesse, haut commerce, ont pris
place dans la salle des confĂrences dont les fenĆtres, larges
ouvertes, permettent Ă la fanfare de la ville, installĂe en bas, sur
le perron, de mĆler quelques accords hĂroĂŻques ou plaintifs aux
discours de ces messieurs. Une foule Ănorme se presse autour des
musiciens, se hisse sur ses pointes, les cous tendus, essayant
dâattraper quelques bribes de la sĂance, mais les fenĆtres sont trop
ĂlevĂes et lâon nâaurait aucune idĂe de ce qui se passe, sans deux ou
trois petits drĂŽles branchĂs dans un gros platane, et jetant de lĂ des
renseignements comme on jette des noyaux de cerises du haut de
lâarbre.
«VĂ, Costecalde, qui se force pour pleurer. Ah! le gueusard, câest
lui qui tient le fauteuil Ă prĂsent... Et le pauvre BĂzuquet, comme
il se mouche! comme il a les yeux rouges! TĂ! lâon a mis un crĆpe
la banniĆre... Et Bompard qui vient vers la table avec les trois
dĂlĂguĂs... Il met quelque chose sur le bureau... Il parle
prĂsent... Ëa doit Ćtre bien beau. Les voilĂ qui tombent tous des
larmes...
En effet, lâattendrissement devenait gĂnĂral Ă mesure que Bompard
avançait dans son rĂcit fantastique. Ah! la mĂmoire lui Ătait
revenue, lâimagination aussi. AprĆs sâĆtre montrĂs, lui et son
illustre compagnon, Ă la cime du Mont-Blanc, sans guides, car tous
sâĂtaient refusĂs Ă les suivre, effrayĂs par le mauvais temps,--seuls
avec la banniĆre dĂployĂe pendant cinq minutes sur le plus haut pic de
lâEurope, il racontait maintenant, et avec quelle Ămotion, la descente
pĂrilleuse et la chute, Tartarin roulant au fond dâune crevasse, et
lui, Bompard, sâattachant pour explorer le gouffre dans toute sa
longueur, dâune corde de deux cents pieds.
«Plus de vingt fois, messieurs, que dis-je, plus de nonante fois, jâai
sondĂ cet abĂźme de glace sans pouvoir arriver jusquâĂ notre malheureux
prĂsid_ain_ dont cependant je constatais le passage par ces quelques
dĂbris laissĂs aux anfractuositĂs de la glace....
En parlant, il Ătalait sur le tapis de la table un fragment de
maxillaire, quelques poils de barbe, un morceau de gilet, une boucle
de bretelle; on eĂt dit lâossuaire des Grands-Mulets.
Devant cette exhibition, les douloureux transports de lâassemblĂe ne
se maĂźtrisaient plus; mĆme les coeurs les plus durs, les partisans de
Costecalde et les personnages les plus graves, Cambalalette le
notaire, le docteur Tournatoire, tombaient effectivement des larmes
grosses comme des bouchons de carafe. Les dames invitĂes poussaient
des cris dĂchirants que dominaient les beuglements sanglotĂs
dâExcourbaniĆs, les bĆlements de Pascalon, pendant que la marche
funĆbre de la fanfare accompagnait dâune basse lente et lugubre.
Alors, quand il vit lâĂmotion, lâĂnervement Ă son comble, Bompard
termina son rĂcit avec un grand geste de pitiĂ vers les dĂbris en
bocaux comme des piĆces Ă conviction: «Et voilĂ , messieurs et chers
concitoyens, tout ce que jâai pu retrouver de notre illustre et
bien-aimĂ prĂsident... Le reste, dans quarante ans, le glacier nous
le rendra.
Il allait expliquer, pour les personnes ignorantes, la rĂcente
dĂcouverte faite sur la marche rĂguliĆre des glaciers: mais le
grincement de la petite porte du fond lâinterrompit, quelquâun
entrait. Tartarin, plus pĂąle quâune apparition de Home, juste en face
de lâorateur.
«_VĂ_! Tartarin!...
--_TĂ_! Gonzague!...
Et cette race est si singuliĆre, si facile aux histoires
invraisemblables, aux mensonges audacieux et vite rĂfutĂs, que
lâarrivĂe du grand homme dont les fragments gisaient encore sur le
bureau, ne causa dans la salle quâun mĂdiocre Ătonnement.
«Câest un malentendu, _allons_,» dit Tartarin soulagĂ, rayonnant, la
main sur lâĂpaule de lâhomme quâil croyait avoir tuĂ.
«Jâai fait le Mont-Blanc des deux cĂŽtĂs. MontĂ dâun versant, descendu
de lâautre; et câest ce qui a permis de croire Ă ma disparition.
Il nâavouait pas quâil avait fait le second versant sur le dos.
«SacrĂ Bompard! dit BĂzuquet, il nous a tout de mĆme retournĂs avec
son histoire....» Et lâon riait, on se serrait les mains pendant quâau
dehors la fanfare, quâon essayait en vain de faire taire, sâacharnait
Ă la marche funĆbre de Tartarin.
«Và Costecalde, comme il est jaune!...» murmurait Pascalon à Bravida
en lui montrant lâarmurier qui se levait pour cĂder le fauteuil
lâancien prĂsident dont la bonne face rayonnait. Bravida, toujours
sentencieux, dit tout bas en regardant Costecalde dĂchu, rendu Ă son
rang subalterne: «La fortune de lâabbĂ Mandaire, de curĂ il devint
vicaire.
Et la sĂance continua.
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