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CHAINS . UN PROJET DE FILM DOCUMENTAIRE DE TEBOHO EDKINS ET FRANCOIS-XAVIER DROUET

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Page 1: TEBOHO EDKINS

CHAINS.

UN PROJET DE FILM DOCUMENTAIRE DE TEBOHO EDKINS

ET FRANCOIS-XAVIER DROUET

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Dans un township métis du Cap, la chronique du quotidien de quatre jeunes gangsters. Pris dès l’enfance dans l’engrenage de la violence, prisonniers de multiples contradictions, chacun présente sa trajectoire comme une réponse à un environnement hostile et déstructuré. Entre empathie et distanciation, Chains propose une tentative de dialogue avec ces enfants terribles de l’Apartheid.

Résumé

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L’immense espoir suscité par la fin de l’Apartheid a fait long feu. Treize ans après les premières élections libres, notre pays n’est jamais devenu la « nation arc-en-ciel » symbolisée par son drapeau multicolore. Engluée dans ses clivages socio-économiques, l’Afrique du Sud dispute à la Colombie, au Salvador et à la Russie le hit-parade de la criminalité organisée. La mort, la drogue, le viol et les fusillades sont le quotidien des townships, où la violence n’épargne aucune famille. Dans le même temps, les classes moyennes blanches se retranchent dans des quartiers ultra-sécurisés. Dans une société figée dans ses inégalités, la criminalité est la seule voie pour des milliers de jeunes1.

A travers la musique, les vidéo-clips, la mode, le « star-system », les magazines et un certain cinéma, le style de vie du gangster est érigé en modèle pour la jeunesse. Dans la continuité de mon travail artistique de déconstruction des ressorts de la « culture populaire », j’ai eu cette étrange idée de vouloir filmer des gangsters. J’ai ainsi tourné en 2006 un film d’art-vidéo inspiré des clips de hip-hop, mettant en scène quatre jeunes trafiquants de drogue sud-africains. Réalisé dans le cadre de mes études au Studio national des arts contemporains (Le Fresnoy), ce film de huit minutes interroge le lien entre représentation et réalité, détournant les codes de la culture « gangsta-rap », par une mise en parallèle de ces vrais gangsters métis2 et d’images de synthèse réalisées en France.

Cette rencontre avec des gangsters de mon âge m’a profondément remué. Tout d’abord en faisant tomber un certain nombre de clichés. Je croyais leur vie excitante, elle est ennuyeuse. Je les croyais marginaux, ils sont tout à fait intégrés à leur communauté. Je les croyais «libres», ils sont prisonniers d’engrenages complexes et multiples. Je les croyais bourreaux, ils sont aussi victimes. Je ne les croyais qu’effrayants, ils sont aussi touchants.

Cette rencontre, j’ai vite eu l’envie d’en faire un film documentaire. Un film-expérience qui proposerait au spectateur une tentative de dialogue avec ces « incarnations de l’altérité ». Car j’ai l’intuition que c’est dans l’œil du cyclone qu’on peut le mieux comprendre pourquoi l’Afrique du Sud ne parvient à pas à dépasser la violence héritée de l’Apartheid .

«We are not by nature cruel» J.M Coetzee

Une étrange idée

1 L’ancien régime a laissé la criminalité prospérer dans les townships, s’appuyant sur les gangs pour faire régner l’ordre et éliminer les opposants. Avec l’arrivée des drogues synthétiques, l’ouverture des frontières et l’afflux d’armes, le phénomène a pris une nouvelle dimension2 Expulsés du centre-ville dans les années soixante, les Métis, pudiquement appelés « coloured people », sont cette catégorie sociale créée de toutes pièces par le régime d’Apartheid. De sangs indien, blanc, noir et asiatique, ils jouissaient d’un statut légèrement supérieur à celui des Noirs. Ils représentent aujourd’hui 10% de la population sud-africaine, concentrés en majorité dans les Cape flats, une zone désertique d’un million d’habitants en grande banlieue du Cap. Porteurs d’une culture autonome, très sensibles à l’influence culturelle états-unienne, ces laissés-pour-compte du parti au pouvoir (l’ANC), vivent en marge de la société. Leurs townships sont parmi les plus violents du pays.

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JackalseIl n’est pas facile de rencontrer des gangsters pour un Blanc du centre-ville. J’avais quelques contacts dans un township à une demi-heure du Cap, notamment Thorsten, un jeune Métis devenu depuis mon ami. Délinquant repenti, il connaît tous les gangsters de sa ville. Bâtie sur un terrain inhospitalier, balayée par le vent, tannée par le soleil, Bonteheuwel est une immense zone pavillonnaire sale aux couleurs délavées, que jouxtent de vastes bidonvilles. 50 000 Métis y sont parqués dans de petites maisons de plain-pied en forme de boîtes d’allumettes, toutes identiques.

Alors que mon premier contact venait de se faire arrêter au volant d’une voiture volée, Thorsten m’a présenté Jackalse, « renard » en Afrikaans. Habillé « sportswear » de la tête aux pieds, il arbore fièrement chaînes en or, tatouages, et bague marquée du signe $. Comme l’exige la mode, il a un trou à la place des incisives, au travers duquel il passe sa langue quand il rit. Crâne rasé, son visage encore jeune est un masque dur et impénétrable. A seulement 25 ans, il est l’un des gangsters les plus respectés du township. Il n’appartient pourtant à aucun des gangs qui se partagent le marché de la drogue à l’échelle du pays. Indépendant, il doit son statut à ses faits d’armes en prison, où il a passé huit ans pour meurtre. Il se consacre essentiellement à la vente de tik, une drogue synthétique qui a remplacé le crack depuis peu. Son territoire s’étend sur quelques rues. Avec sous ses ordres trois amis d’enfance, il se tient à l’écart des guerres de gangs.

Jackalse est avant tout un businessman. Un gangster «sérieux » en somme. Il maintient une consommation de drogue « raisonnable », ce qui rendait possible l’établissement d’un pacte entre nous. Après m’avoir longuement « testé », Jackalse m’a accordé sa confiance. Sud-Africain par mon père, Allemand par ma mère, doté d’un prénom sesotho, je suis suffisamment extérieur aux clivages de la société sud-africaine pour représenter un interlocuteur légitime. Il

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Le film dressera la chronique du quotidien de jeunes gangsters métis dans le contexte de l’Afrique du Sud post-Apartheid. Il se construira sur la tension entre l’auto-mise en scène proposée par les gangsters et l’envers de leur décor. A l’image d’une vie excitante qu’ils auraient choisie, faite de voitures trafiquées, d’imagerie hip-hop, de filles et d’argent faciles, j’opposerai celle d’une vie subie, faite de routines, d’ennui, de difficultés relationnelles et de contraintes multiples. En somme, un grand écart entre la mythologie du gangster et son quotidien, qui doit permettre au spectateur de trouver son chemin entre fascination et répulsion.

Dépasser la répulsion, déjouer la fascination

Nous suivrons les quatre membres du gang, tous âgés de 25 ans :JACKALSE, élevé dans une extrême pauvreté, abusé sexuellement dans sa jeunesse, est obsédé par l’idée « d’être quelqu’un ». Fier de son statut de leader, il semble pris dans une fuite en avant macabre, figé dans un présent permanent, prêt à mourir demain. Il subvient néanmoins aux besoins de sa mère et de ses enfants, tout en jouant un rôle communautaire ambigü. Son comportement et ses émotions imprévisibles sont encore pour moi un mystère. L’un des enjeux du film sera de dépasser son masque froid.

YUSSI, traumatisé par ses trois ans passés en prison, tente de se tenir à l’écart de la rue, mais se fait inexorablement rattraper par la violence, comme si le contexte prenait toujours le dessus sur sa volonté. Son visage d’enfant et ses grosses lunettes font presque oublier la balafre qui lui traverse le visage. C’est avec lui que j’ai installé la plus grande complicité, son combat intérieur me touche profondément. Je serai attentif à ses tentatives de fuite du gangstérisme.

NASHEED tient une conduite contradictoire. Très inséré socialement, exerçant un travail, aspirant à la «normalité », son statut social de gangster lui confère des avantages qu’il ne semble pas prêt à abandonner. Elément stabilisateur, il tempère Jackalse et Oumer dans leurs « coups de nerfs ». Méfiant à mon égard, c’est pourtant de lui dont j’ai le moins peur… Sa vie incarne bien la complexité sociale du gangsterisme sud-africain, entre marginalité et intégration.

OUMER est marginalisé dans le gang pour son attitude instable. Particulièrement accro à la drogue, il tire cependant un certain pouvoir d’une plus grande maîtrise oratoire que ses comparses. Il voudrait se racheter aux yeux de sa famille qui condamne son style de vie. Toujours habillé comme une star de hip-hop (il change parfois trois fois de tenue dans la journée), il accorde beaucoup d’importance au film, nous traitant dans un mélange de camaraderie et de respect obséquieux presque comique.

a accepté d’être filmé, aux seules conditions de ne montrer ni drogue, ni armes, et que le film ne passe jamais sur ETV…la chaîne que regarde sa maman. Au terme d’un tournage d’une semaine, une relative confiance s’est installée entre nous, facilitée par la proximité d’âge. Il est d’accord pour continuer à travailler ensemble dans le cadre d’un film documentaire. Ses motivations sont contradictoires. Outre le prestige qu’il peut retirer d’être filmé par une équipe de cinéma devant laquelle il ferait le fanfaron, il exprime aussi un besoin sincère d’être «compris » et de présenter un visage acceptable aux yeux de la société.

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L’espace du filmL’espace central du film est la maison. Trois pièces exiguës, entourées de barreaux, faisant irrésistiblement penser à des cellules de prison. Le salon donne sur l’extérieur, on passe la drogue par une porte grillagée, à la manière d’une épicerie de nuit. C’est le lieu de sociabilité, on y reçoit les clients, les gangsters s’y mettent volontiers en scène. La chambre et la cuisine, où se retirent parfois les gangsters pour parler de «choses sérieuses », sont le lieu d’une parole plus intime. L’étroitesse de l’espace induit une certaine proximité avec les personnes filmées, produisant souvent à l’image un effet d’immersion dans le gang, ainsi qu’une forte impression d’enfermement.

Le film avancera autour d’un certain nombre de conflits: avec l’extérieur, avec leurs familles, avec les autres gangs, mais aussi à l’intérieur de la maison. Si le gang est une famille de substitution, c’est aussi un lieu d’antagonismes. Derrière le discours affiché d’unité et d’égalité se cachent des rapports hiérarchiques très clairs et des tensions vives. Il me paraît essentiel de scruter la tension entre les rapports affectifs réels et la violence interne au gang.

Je filmerai les gangsters dans leurs divertissements comme dans leurs multiples « business », dans leurs interactions avec les clients, les autres gangsters et leurs familles. On ne montrera ni armes, ni drogue, ni violence physique. Plutôt qu’au spectaculaire, je m’attacherai aux détails du quotidien, la routine, l’ennui et l’éternel présent dans lequel ils sont plongés. Le temps deviendrait ainsi un personnage du film.

Je souhaite déjouer certains clichés. Souvent associé à l’anomie, le gangstérisme est au contraire un univers social profondément codifié. En Afrique du Sud, l’histoire des gangs de prison (où Jackalsea a construit sa réputation) remonte ainsi au XIXème siècle ! Pris dans l’engrenage de la violence, le gangster doit répondre à de multiples attentes qui empêchent tout retour en arrière. Loin d’être marginalisés, les gangsters sont très insérés dans un réseau de relations sociales et familiales. Ils animent un système de redistribution arbitraire et de

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Un film-expérience

J’imagine ce projet comme une tentative de créer les conditions d’un dialogue. Dans les films de gangsters, j’aime quand les « méchants » ne sont pas tout à fait méchants, j’aime découvrir qu’ils ne sont pas faits d’une seule pièce. Je ne chercherai pas à présenter leur vie comme acceptable moralement, à les «excuser ». Leurs récits de meurtre, leur absence évidente de remords, suscitent parfois un violent sentiment de répulsion à leur égard. Il me paraît cependant fécond de dépasser cette émotion pour comprendre les ressorts de leur prospérité, la fascination qu’ils exercent chez les jeunes des quartiers pauvres de mon pays, embrigadés dès l’enfance dans ces milices mortifères.

En adoptant une posture empathique, je veux donner à comprendre leurs trajectoires, leurs logiques, leurs aspirations, leurs multiples contradictions. Ayant eux-mêmes subi la violence, notamment sexuelle, au sein de leurs propres familles, ils présentent la voie du gangstérisme comme un choix, le seul permettant de réussir socialement et « d’être quelqu’un ». La prison a été pour eux une école du crime, inscrivant dans leur chair le passage du statut de délinquant à celui de gangster. Bien qu’ils formulent souvent le souhait sincère d’une « vie normale », tous leurs actes les en éloignent. Au fil du tournage, je souhaite mettre à jour des failles dans leur discours, en jouant par exemple sur les changements d’attitude entre les moments où ils sont seuls et ceux où ils se retrouvent en groupe. J’espère capter des instants où le masque froid se fissurerait et laisserait transparaître une certaine fragilité. C’est dans ces interstices que l’on peut vraiment comprendre la logique de ces trajectoires tragiques. Pris dans un système de contraintes complexe duquel il est très difficile de s’extraire, la mort apparaît comme la seule issue. C’est ainsi qu’il faut comprendre le titre « Chains »: ce symbole ostentatoire de leur «réussite sociale» est aussi celui de leur enchaînement à une violence dont ils sont les auteurs autant que les victimes.

Le son sera exclusivement in. Le bruit d’une télé, d’un téléphone portable, font partie de ces détails auxquels il est nécessaire de donner une profondeur pour rendre compte du climat dans la pièce. Nous tâcherons de révéler la tension entre l’intérieur et l’extérieur. Le son d’une sirène de police, un cri dans la nuit, des détonations de revolver sont des virgules sonores fréquentes dans le huis clos du gang. Nous serons attentifs aux changements brutaux d’atmosphère, aux fréquentes montées de tension dans l’appartement, qui passent le plus souvent par le son.

Je tournerai en vidéo, pendant deux mois, sur une base quasi-quotidienne. Les circonstances particulières de ce tournage imposent de travailler en équipe réduite.

protection clientéliste qui leur apportent un certaine «respectabilité». Jackalse est ainsi apprécié parce qu’il fait régner l’ordre et cesser les fusillades sur son territoire. Je montrerai comment les gangsters s’inscrivent dans le quartier et peuvent mener une vie publique, en fréquentant une Eglise, une équipe de football ou un bloc de carnaval.

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Ce synopsis mêle des scènes déjà tournées dans le cadre de mon film d’art-vidéo (moins de cinq heures de rushs, d’où sont tirées les illustrations de ce dossier), des séquences écrites à partir de moments passés au contact des gangsters, d’autres enfin que j’envisage de mettre en scène. Il vise à donner une idée du mouvement du film et de son traitement.

Eléments pour une continuité

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L’Afrique du Sud détient depuis 1998 le record mondial de meurtres, cambriolages et vols. Cette violence est majoritairement le fait de jeunes de moins de 25 ans.

D’après une étude menée dans les townships du Cap, 97% des enfants affirment avoir déjà entendu des coups de feu, près de la moitié a vu le cadavre d’un inconnu et presque autant a vu le cadavre d’un proche mort par balle. Beaucoup ont vu quelqu’un se faire poignarder ou tirer dessus, et pour près d’un tiers, dans leur propre maison. Un enfant sur dix a connu une fusillade dans un minibus, un sur cinq connaît quelqu’un qui a été tué dans les transports en commun. Une autre étude a démontré que 17% des enfants souffraient de symptômes post-traumatique.

Géographie du crimeLes rues d’un township vues d’une voiture. Une chanson hip-hop de 50 cent. Des maisons basses, aux toits de tôle. Quelques cabanes dignes d’un bidonville, des grillages barbelés, des tas d’ordures. Des gens assis au bord de la route. Des groupes de jeunes qui se promènent, des travestis qui nous font signe. Des enfants qui jouent, des éclats de rire furtifs. Bref, de la vie.

Sur la route, des gosses jouent au foot avec un ballon percé. La voiture ralentit pour les éviter. « Avance, avance, je te promets qu’il ne vont pas mourir ! ».

Assis à l’avant de l’auto, Thorsten, un jeune Métis, indique le chemin dans le dédale de ces rues toutes identiques, tout en dressant une véritable géographie du crime. « Gauche. Droite. Tout droit. Ça c’est le territoire des « Red devil kids ». Mais ils n’ont rien de kids. Gauche. Là-bas au carrefour c’est le coin des Américains. Je les aime pas, ils savent pas tenir leurs troupes. Tourne à droite au feu. Regarde, je me suis fait tirer dessus dans cette rue. Encore à droite.» Son œil est malicieux, il semble heureux de s’exposer de la sorte dans le township, siffle ceux qu’il connaît. « Augmente le volume » Il passe presque tout le corps hors de l’auto

Cartons blancs sur fond noir

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pour interpeller un homme au loin : « Stupid Manchester ! Tu vas voir qui c’est les plus forts au match, dimanche!» Il se rassied dans un éclat de rire. Tiens, c’est là qu’ils ont buté mon copain Marvin. Deux balles. Ici c’est The Firm, et à partir de cette rue-là, c’est le gang de JACKALSE.

On arrive devant un pavillon semblable à tous les autres. Une voiture de sport blanche customisée est garée devant une petit cour cimentée. Une des fenêtres grillagées présente un impact de balle.

Combien de gangsters faut-il pour changer une ampoule ?Une petite pièce basse, un fauteuil, deux canapés, une sono qui crache du reggaeton. Une porte grillagée. Les gangsters sont autour de moi, j’essaie de placer un filtre sur le lustre, sans succès. Nous discutons de la luminosité de la pièce, je leur explique que pour qu’ils soient beaux, on aurait besoin d’une lumière plus blanche. Ils se sentent très concernés par la demande. Deux d’entre eux grimpent sur une chaise, l’ampoule est chaude, tout le monde a peur de se brûler. Un autre monte sur le tabouret avec un chiffon, on le regarde faire.

[Voix-off] J’ai rencontré JACKALSE en janvier 2006 . Je voulais tourner un clip de hip-hop avec de vrais gangsters. C’était notre premier rendez-vous. Nous avions mis nos lunettes de soleil pour cacher notre peur. Ils le voyaient. Ils en jouaient. Aujourd’hui encore, quand je regarde ces images, j’en tremble.

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Quatre gangsters de 25 ans nous font face. Leurs casquettes et lunettes de soleil cachent leur yeux, accentuant leur air inquiétant. JACKALSE occupe le fauteuil central, trônant comme un roi. Il semble sorti tout droit d’un clip de rap américain. Chaussures Nike, pantalon Gstar remonté jusqu’aux genoux, pull « gulfwear » assorti à la casquette, il porte trois chaînes et trois bagues en or dont une marquée du signe dollar. Les trois autres, également habillés façon « sportswear», sont plus sobres. YUSSI, avec ses grosses lunettes, aurait un air enfantin sans la cicatrice qui lui traverse le visage. OUMER, caché derrière sa barbe bien taillée et ses Ray-Ban occupe volontiers le devant de la scène, s’exprimant fièrement dans un anglais soutenu. NASHEED, plus en retrait, regard sombre et visage anguleux, ne se départ jamais d’un air soupçonneux à notre égard. Leur attitude est provocatrice. Ils posent.

JACKALSE : « A treize ans, j’ai tué mon premier homme alors qu’il marchait dans la rue, un bébé dans les mains. J’ai été assez humain pour donner le bébé à sa femme et lui dire de déguerpir avant que je ne la tue aussi. Je l’ai descendu. Et j’ai été libéré car j’avais menacé de mort le seul témoin. »Il allume son briquet et souffle sur la flamme. Quelqu’un frappe à la porte, protégée de l’extérieur par une grille, qu’il faut ouvrir avec deux clés. Yusi s’occupe du client à travers la grille. Le téléphone de JACKALSE sonne. Une musique techno des années 90. « Oui mon frère? (…) Je suis avec toi sur toute la ligne (…) C’est pas grave. Ces trucs sont faits pour marcher. Les flingues ne sont pas là pour traîner au fond des poches (…) Fais les marcher (…) Je l’ai toujours dit. Il faut juste trouver une voiture maintenant. » Il lance un rire sonore avant de raccrocher.

-Avez-vous peur de la mort ? -Si nous la croisons, nous la prendrons comme elle vient. Nous sommes quatre hommes unis jusqu’à la mort, tentant de survivre dans un monde violent que nous n’avons pas créé. Pour nous cette maison est un refuge. Nous sommes ensemble depuis le début, depuis l’enfance, et nous sommes encore vivants. Et personne n’a les tripes de nous défier car ils en connaissent les conséquences. Ils nous respectent, nous les effrayons.

Assis à nos côtés, Thorsten, le jeune Métis de la voiture regarde les gangsters d’un air goguenard, sans sembler les prendre très au sérieux. Il discute avec eux des conditions concrètes du tournage. De ce qu’on aura le droit de filmer ou pas. La question de la diffusion. Les détails pratiques. OUMER met les choses au clair : « On a survécu dans cette putain de zone de guerre et on s’en est sortis. C’est pour ça qu’on a accepté d’être filmés. On est suffisamment sages aujourd’hui. En prison tu apprends beaucoup, on a atteint le point où l’on peut en parler avec toi, tranquillement. Pourquoi on vous accepterait dans nos vies autrement? Qui vous parlerait comme ça avec une caméra, avec honnêteté, franchise ? Ce n’est pas du jeu d’acteur, on ne cherche pas à être célèbre. On s’en fout d’être 2 Pac ou 50 cent. On veut juste être nous-mêmes ».

Je me retrouve de nouveau dans la voiture avec Thorsten, notre « intermédiaire », que je ramène chez lui. « Je crois qu’ils étaient contents ce soir. Ils ont des choses à vous dire. Bien sûr ils vont pouvoir faire les malins dans le quartier, ça ajoute à leur gloire. Mais pas seulement. Ils parlaient honnêtement.» Je lui demande ce que veux dire « honnêtement » chez un gangster. Il rit. « De toute façon leur vie est déjà un film, ils n’ont pas besoin de simuler. » Je lui demande si nous ne risquons rien. Pour lui au pire, ils vous voleront votre équipement. « Et s’il y a un problème, c’est à moi qu’ils s’en prendront. » Et il éclate de rire.

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Grappes Un bel après-midi d’été au ciel bleu électrique. NASHEED, JACKALSE et OUMER, d’excellente humeur, écoutent de la musique électronique dans le salon. Le premier fait des mots croisés sur un journal tabloïd, le deuxième secoue la tête en rythme, le troisième tourne en rond dans la pièce. Un camion s’arrête devant le pavillon, tous les gangsters scrutent par la fenêtre avec anxiété. «Yéy!» s’écrie JACKALSE par la fenêtre. NASHEED sort à la rencontre du chauffeur. Ils descendent une caisse de raisin du camion. Les gangsters en vident une partie sur la table basse, qu’ils dévorent goulûment. Plusieurs voisins ayant observé la scène se joignent à eux, ils sont bientôt huit dont trois enfants autour de la table à partager le raisin avec un appétit joyeux.

« La fierté du voisinage »Un dimanche matin ensoleillé, JACKALSE conduit à tombeau ouvert dans les rues du township, toutes vitres ouvertes, sono à fond. Il gare sa voiture au bord d’un terrain de foot où une partie est déjà entamée. NASHEED et lui chaussent leurs crampons, enfilent shorts et maillots aux couleurs de l’équipe locale. Deux joueurs sortent immédiatement pour laisser rentrer les deux hommes. Avant-centre, JACKALSE attend la balle et finit par marquer un but de renard.

Après le match, les joueurs boivent du coca assis sur la pelouse, se remémorant les meilleurs actions du match. Le capitaine de l’équipe s’adresse à la caméra :-Vous avez raison de faire un film sur JACKALSE. Il est la fierté de notre voisinage, avec lui, il n’y a plus d’embrouilles dans le quartier. Il nous protège. Avant, c’était toujours la guerre. Maintenant, on ne risque plus de se prendre une balle perdue. Et les flics nous laissent tranquilles.Certains joueurs écoutent le discours sans broncher. On ne sait s’ils l’approuvent.-Et puis avec lui on gagne toujours. Personne n’ose faire de faute sur lui.

« Respecter la loi »Un homme se présente à la porte. Il a une quarantaine d’années, peut-être moins, il est usé par la drogue. OUMER, serviette sur l’épaule, torse nu, lui ouvre la grille avec désinvolture, sans un mot, puis referme à clé. Les deux hommes s’asseyent face à face sur les deux canapés du salon. « Combien me dois-tu ? » demande OUMER avec une fausse naïveté. « 150 rands» répond l’autre timidement. Il sort deux billets de 100 sur la table. « Tu dois me payer aussi des intérêts. C’est la loi. Je prends 200. Si tu achètes la semaine, on peut faire crédit. Le week-end on paie cash. C’est comme ça. » OUMER saisit les deux billets qu’il range dans une épaisse liasse sortie de son portefeuille. L’homme proteste timidement, sans regarder OUMER, impressionnant avec ses lunettes de soleil. Tout en mangeant une grappe de raisin, il s’adresse à l’ingénieur du son pour lui demander une cigarette. En l’allumant, il sert à l’homme un discours sur l’importance du respect de la loi du ghetto. Qu’il ne peut pas faire n’importe quoi en tant que commerçant. Et qu’il doit le comprendre. OUMER raccompagne l’homme qu’il vient de racketter avec politesse, presque obséquieux.

« Sangre por sangre »C’est la nuit. La chambre, petite, deux armoires séparées par une petite fenêtre grillagée, volets et rideaux fermés, une commode avec la télé, un lit dans le coin. YUSSI et OUMER y sont adossés en compagnie de deux filles. JACKALSE dort dans les bras de l’une d’elles. Ils regardent un DVD, « Sangre por sangre », la trajectoire de trois jeunes Chicanos pris dans

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l’engrenage de la violence à Los Angeles. La ressemblance vestimentaire, voire physique, entre les acteurs et les personnages est troublante. Dans la séquence, un très jeune homme va effectuer son premier meurtre, visiblement sous la contrainte du reste de son gang. Une fois le forfait accompli, il est félicité par la meute. OUMER, très excité, reprend les expressions des gangsters chicanos. « Orale ! Carnalismo ! Vacoloco ».

« Notre communauté a besoin de jeunes intelligents »Un parking cabossé. Une épave de voiture brûlée. Des ados squattent un abribus défoncé. Le plus âgé n’a pas quatorze ans. JACKALSE et OUMER, le visage fermé, marchent à leur rencontre d’un pas nerveux. Debout face aux gosses assis, JACKALSE prend la parole sur un ton qui ne souffre aucune réponse.-Vous pouvez me raconter toutes les conneries que vous voulez, je sais ce que vous manigancez. Je sais tout ce qui se passe dans mon quartier. Tout. Personne n’agresse les vieux dans mon quartier. Personne ne rackette les enfants dans mon quartier. Personne ne vend de la drogue aux gosses dans mon quartier.Alors que tous regardent leurs baskets, impressionnés, l’un d’eux répond avec arrogance : -On fait rien de mal. On est là toute la journée, on fait rien de mal.JACKALSE le coupe tout de suite :-Soit tu es inconscient, soit tu ne sais pas à qui tu t’adresses. Baisse les yeux tout de suite.OUMER renchérit :-Baisse les yeux, petit merdeux ! Pourquoi vous n’êtes pas à l’école ? Vous feriez mieux d’aller à l’école au lieu de glander toute la journée. Notre communauté a besoin de jeunes intelligents, pas de drogués soumis à l’homme blanc. Pourquoi croyez-vous que l’homme blanc continue à nous dominer ? Vous devez vous instruire pour être libres. -Je connais ta mère et c’est une femme honnête. Tu dois la respecter et ne pas la rendre malheureuse. Tu crois que c’est un exploit d’aller en prison ? Qui viendra te voir quand tu en auras pris pour huit ans comme moi ? Qui t’amènera des vêtements propres parce qu’on t’aura volé les tiens ? Qui t’amènera à manger parce qu’on aura craché dans ton assiette ? Qui t’amènera de l’argent pour acheter les gardiens ? Vos parents doivent être fiers de vous, pas avoir honte.Long silence. Yeux baissés.-Si on entend encore parler de vous, ça ira très mal. Très mal.

« Personne ne pourra rien contre moi »Une maison du township, semblable à toutes les autres. Dans un salon propret, JACKALSE est affalé sur une table, il fume une cigarette, le regard dans le vide. Sa mère lui apporte une assiette de nouilles qu’il attaque goulûment. Elle lui sert aussi un verre de coca et lui demande s’il reprendra du ketchup. Il répond d’un petit signe sans détourner le regard de son assiette. Alors qu’elle lui sert un café, elle lui demande s’il est allé voir son fils récemment.-lequel ?-le dernier-Je l’ai vu le mois dernier. Il a mes yeux-J’ai parlé à Waida, elle dit que tu ne lui donnes pas d’argent-Elle ment. Elle dépense tout ce que je lui donne en vêtements. C’est une mauvaise mère-Tu es un mauvais père. Tu veux que ton fils devienne un bandit comme toi-De quoi te plains-tu ? Je ne suis pas gentil avec toi ? Je t’ai acheté ta maison. Dès que j’aurai suffisamment d’argent, je vais acheter mon magasin de fringues et personne ne pourra rien contre moi.

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-Tu dis toujours ça mais tu veux toujours plus d’argent. Tu vas avoir des problèmes, un jour ils t’attraperont et tu iras en prison à nouveau. A nouveau, je devrai aller te voir et t’apporter à manger. Et à nouveau il n’y aura plus d’argent et je pleurerai tous les soirs.-Maman, tu dois respecter mon style de vie. Je suis indépendant, je ne dois rien à personne, je n’emmerde personne, je respecte les autres, tu dois aussi me respecter. J’irai voir Waida et je te montrerai que je suis un bon père.

JACKALSE embrasse sa mère et lui tend ostensiblement une liasse de billets.

« Là où personne ne te regarde »Dans une galerie marchande du Cap, une petite agence de voyages. Des affiches pour «s’évader » dans les mers du Sud, les îles du Pacifique, Paris, Rome, déclinées au travers de clichés grossiers. Un jeune couple d’Européens soucieux demande dans un mauvais anglais des informations pour un safari au parc Kruger. Ils ont entendu des récits sur des touristes dévalisés et veulent être assurés de leur sécurité. Face à eux derrière un bureau, le commercial les rassure, leur expliquant que le guide est accompagné d’un garde en armes, certifié par une compagnie de sécurité. A l’arrière du local, NASHEED range des cartons. Le commercial lui remet des courriers, lui demandant d’un air condescendant de faire au plus vite. Sans un mot, NASHEED prend son casque de mobylette et quitte le local au pas de course. Nous le suivons dans sa course sous les gratte-ciel du centre-ville.

NASHEED est assis dans le fauteuil, seul dans le salon. Il écoute Cypress Hill. On entend des rires dans la cuisine. Il nous regarde, taciturne. « Ça doit être fatiguant de toujours tenir ton truc », demande-t-il à l’ingénieur du son. « Il faut l’approcher le plus possible pour avoir toutes les nuances de ta voix. Justement là c’est important, car j’aimerais que tu nous parles un peu de toi. » Il rit d’un air triste. « Vous voulez connaître mon histoire ? Non. Je ne veux pas vous raconter mon histoire. Parce que ça vous ferait pleurer. Vraiment. Je peux vous parler de mes hobbies. Du football. J’ai un travail. J’ai une voiture. Mes loisirs. Je suis un type normal. J’ai des parents. Pas de problème avec eux. Mon père sait ce qu’il se passe dans ma vie, mais il ne dit rien. Ils ont besoin de savoir, mais ils ne me jugent pas. Ils savent que je n’avais pas beaucoup d’autres possibilités. Que j’ai grandi parmi les loups. La violence. Qu’il fallait bien se défendre. Mais je crois qu’ils sont fiers que j’aie une voiture, alors qu’eux n’en avaient pas. Que je ne manque de rien alors qu’ils avaient toujours manqué. Je ne veux rien de spécial dans la vie. Je veux juste une fille, pas jolie, qui sache cuisiner. Et je veux partir du Cap. Aller où personne ne te connaît, personne ne te regarde. »

Dans la cuisine, JACKALSE joue le fanfaron avec un ami et deux jeunes filles. Pour tout mobilier, une table, avec dessus, une nappe en plastique à fleurs roses et une plaque de cuisson électrique. Chacun tire la couverture à lui, comparant le nombre d’accusations qu’ils ont reçues. NASHEED les rejoint. Visiblement irrité par leur comportement devant les filles, il les prend à partie : « Maintenant j’ai changé, je veux juste nourrir ma famille, mais chaque fois il y a une nouvelle histoire ! De nouvelles embrouilles ! » JACKALSE semble se moquer de lui. NASHEED s’emporte : « Je suis un vrai mec, je suis un adulte. Je t’emmerde, tu ne comprends jamais… Je suis fatigué de tout ça, tu ne dis rien, je me casserais bien ». JACKALSE rit, ne prenant pas au sérieux les menaces de son lieutenant.

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« On ne sort pas d’un gang » Thorsten et YUSSI fument des cigarettes sur le sofa.Thorsten lui demande comment va le business.-Mal, il y a plus de vendeurs que de clients, et les clients meurent de plus en plus tôt.-Les vendeurs aussi, ricane Thorsten.-C’est pas une vie. Je vais me tirer. J’en ai marre des problèmes. Il y a toujours des problèmes. Thorsten éclate de rire. Tu ne sortiras jamais du gang. Personne ne sort d’un gang !YUSSI s’énerve-Dès que j’ai l’argent, je quitte Bonteheuwel, j’emmène ma copine et je me marie.-Tu ne sortiras jamais du gang. Les autres ne te laisseront pas faire. Tu connais trop de secrets. Si la police les arrête, ils penseront que c’est toi et ils te tueront.-Ils savent que je ne suis pas une balance. Et je connais plein de types qui sont sortis de leur gang. Toi, tu es sorti de ton gang.-On ne sort d’un gang que mort. J’ai pu sortir de mon gang car tous les autres ont été tués. J’ai été laissé pour mort et je suis le seul survivant. C’est normal, j’étais le plus malin ! Je demande comment s’appelait son gang.-Les sexy boys. Mais en fait, ils étaient très moches, j’étais le seul sexy. Pour rentrer dans le gang il fallait se teindre les cheveux en rouge et se faire arracher les dents de devant. YUSSI tire sur sa cigarette, pensif.-Un jour je sortirai de ce gang

AmbiancesOUMER met un CD de Soul music. La musique envahit le salon. Il entame une chorégraphie, rejoint par JACKALSE et NASHEED. Tous trois chantent, dans un moment de belle complicité. YUSSI, complètement stone, reste scotché au sofa.

La nuit tombe. Les quatre hommes sont toujours dans le salon. JACKALSE dort, enroulé comme un bébé dans un fauteuil. YUSSI regarde nerveusement à travers la fenêtre. Sur le sofa, NASHEED regarde dans le vide, tandis que OUMER écoute son baladeur les yeux fermés. Un téléphone portable sonne dans le vide. Le temps semble figé.

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« J’aurais dû écouter ma mère »C’est la nuit sur Bonteheuwel. Seul dans la chambre, YUSSI semble très ennuyé. Il cherche quelque chose au fond d’un placard qu’il retourne de fond en comble. Il en ouvre un autre. «Je l’ai perdue ». Je lui demande quoi. « Tu sais bien quoi». Il grimpe sur une chaise pour tâter la tringle à rideaux. « Ça dû tomber. Je suis trop occupé, j’ai trop de soucis. » Il continue sa recherche. « Dans d’autres gangs, avec d’autres amis, on te tue pour ça. De sang froid. Ils n’ont pas le choix. C’est comme ça que ça se passe ici. C’est la loi.-Ça te fait peur ? -Je n’ai peur de personne ici. S’ils tentent quelque chose je me défends. Dieu est de mon côté.

YUSSI monte la garde depuis la chambre. Assis sur une chaise, face à la fenêtre voilée par un rideau, il est encadré par deux armoires qui semblent l’enfermer. Sur le lit, Thorsten, notre intermédiaire, est endormi. OUMER entre dans la chambre, lui demande une cigarette, puis de la monnaie. YUSSI l’ignore complètement, tout à son poste. OUMER sort.

Sans détourner ses yeux de la fenêtre, YUSSI s’adresse à moi d’une voix calme.« Je bous à l’intérieur. Je stresse. J’essaie de me calmer, mais je suis quelqu’un de très nerveux tu sais. » Il siffle quelqu’un qu’il aperçoit. « Viens par là toi ! » Une voix lointaine semble lui répondre. « Vas te faire foutre alors ! » répond-il, dépité.« La fille d’à côté. Elle m’énerve »

YUSSI observe la rue en silence, puis reprend lentement, toujours sans me regarder. « Les gens d’ici sont dingues. Cramés. Je veux juste faire mon business, mais ils veulent faire leurs affaires de mes affaires. Ils veulent se mêler des affaires de tout le monde. Des conneries tout ça. Je ferais mieux de repartir d’où je viens. La prison. Je suis mieux en prison. Tout seul. Là bas au moins, c’est chacun pour soi. Dieu pour tous, chacun pour soi. Je préfère ça. Je ne veux pas de cette vie. Mais je n’ai pas le choix. En ce moment, les autres m’attendent. Je ne veux pas les rejoindre. Parce que si j’y vais, je vais devoir faire des choses que je ne veux pas faire. Les choses que je fais, voler les gens, tirer avec des armes, tuer, je sais que c’est mal. Ça ne convient pas à une personne comme moi. Tout le monde le dit, et c’est vrai. Mais certaines choses m’ont fait changer. C’est la vie. Il faut faire avec. S’adapter à tout. Je ne sors jamais de cette maison. Je reste à l’écart de la rue, c’est le mieux à faire pour m’éviter les problèmes. Violence, violence, violence. Il y a tellement de violence dans les rues. C’est mieux ici. » Il s’adresse à quelqu’un dehors.« T’en as eu combien ? Trois ? »Un moteur de voiture au démarrage rompt le silence. YUSSI semble nerveux. « Arrête de filmer s’il te plaît. »

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Il fume une cigarette, un peu plus tard.« Je demande à ma copine « est-ce que tu me comprends ? ». Elle dit oui mais, quelques jours après, elle recommence ! Elle peut faire des trucs comme ça à d’autres types, mais pas à moi. J’explose ! Si tu es dans une relation avec quelqu’un, tu dois voir des deux côtés. Je ne peux pas l’aimer, à moins qu’elle me montre, qu’elle me donne la preuve qu’elle veut vraiment être avec moi. Ma mère l’a rencontrée. La première fois qu’elle l’a vue, elle m’a dit : «Mon fils, ce n’est pas une fille pour toi. Parce que c’est la fille de tout le monde. » J’aurais dû écouter ma mère. Je n’ai pas voulu l’écouter. Quand c’est arrivé je lui ai dit : « Mère, j’aurais dû t’écouter. Mais je ne pouvais pas. J’étais fou, j’en étais incapable. ». Ma mère m’avait dit que je ne passerais pas 21 ans sans aller en prison. Et c’est vrai. J’ai fêté mon vingt-et-unième anniversaire en prison. J’aurais dû écouter ma mère. C’est la vie mec. Il y a des choses que tu as faites, et qui te font faire des choses. Certaines personnes te font faire des choses que tu ne veux pas faire. Et tu dois le faire quand même. Je ne veux plus être comme ça. Je veux juste être moi-même. »Il s’allume une clope. « J’aime bien ici, hors de prison. J’ai mon arme, je ne veux pas être entre quatre murs toute la journée dans la cellule, tous les jours la même chose, ça rend fou. » Il regarde Thorsten qui dort sur le lit. « Tu peux le réveiller maintenant, il doit aller à l’usine. »

« La vie est pleine de risques »C’est le matin, YUSSI semble n’avoir pas dormi, il monte la garde les bras croisés, appuyé contre la porte d’entrée ouverte, grille fermée. Il semble préoccupé. Au loin on entend des détonations. Il scrute la rue, inquiet.« Je suis quelqu’un qui s’énerve très facilement » me confie-t-il à nouveau, d’un air presque coupable. OUMER arrive à la porte accompagné d’un autre homme. YUSSI garde la grille fermée, faisant la sourde oreille.-Eh mon frère, écoute-moi une seconde… Mon frère ouvre la porte, viens ici, Je suis de ton côté. Qu’est-ce qui se passe mon frère ?Ils discutent à voix basse d’un ton sérieux, la tension est palpable, on entend seulement ce que dit YUSSI. « Tu dis que c’est un ami à toi ? (…) Je te demande si c’est un ami à toi. (…) Peux-tu lui faire confiance ? (…) D’où vient-il ? Qui est-il ? ( …) Non, ne dis pas que tout va bien. On en reparlera plus tard (…) Tu ne peux pas arriver comme ça de cette façon, tu dois montrer plus de respect. J’ai autorité sur toi. J’ai le pouvoir de te laisser rentrer ou pas. OUMER semble s’énerver.-Mais j’ai les tripes, je devrais avoir plus de pouvoir ! Pourquoi je dois toujours être le sous-fifre? Je sais que je ne suis pas gradé. C’est pour ça que tu me traites comme ça ?-Moi et le chef, on a parlé de choses et de la manière que tu as de vivre ta vie…-Je suis un homme comme toi. Je t’aime mon frère

Vaincu à l’usure, YUSSI finit par lui ouvrir, puis s’éclipse, laissant les deux hommes dans le salon. Le jeune homme a l’air mal à l’aise. Dos au mur, il essaie de cacher sa peur. OUMER lui fait signe de lui donner sa veste. Il obéit, riant pour se donne une contenance« -Je ne suis pas en train de te voler. Mes lèvres sont sèches. S’il te plaît apporte-moi un verre d’eau.-Est-ce que tu vas me tuer ?-Non, pourquoi le ferais-je ? Tu sais, la vie est pleine de risques, conclut OUMER. »

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«Ne rien devoir à personne»YUSSI est dans la cour du pavillon. Il discute avec une jeune fille de l’autre côté de la palissade. -Je n’aime pas tes copains. Ils ne me respectent pas. -Je n’aime pas tes amies non plus. Elle disent que je suis mauvais. Mais ce n’est pas vrai. Tu sais bien que ce n’est pas vrai.-Je ne sais pas. Tu dois me le prouver.-Je te le prouve tous les jours. Tu sais que je t’aime.-ça c’est ce que tu dis. Je veux des actes.-Je te fais des cadeaux.-Je m’en fous des cadeaux, de l’argent. Je voudrais que tu trouves un travail.-Comment tu veux que je trouve un boulot avec ma gueule ? Je ne veux pas travailler pour l’homme blanc. On a été exploité pendant des siècles par l’homme blanc. Je ne veux rien devoir à personne.-J’ai entendu ça mille fois. Tu crois que c’est noble de rester chez toi toute la journée à ne rien faire ?YUSSI lui demande un baiser. La jeune fille tourne la tête. Il insiste. Ils finissent par s’embrasser de part et d’autre de la palissade.

« Ce n’est pas le ghetto ici »La nuit tombe, les gangsters sont réunis dans le salon. JACKALSE essaie une nouvelle veste de survêtement, demande son avis à NASHEED et YUSSI, qui approuvent. Tous trois partent en mission, laissant OUMER seul. Très vite, il s’ennuie à monter la garde. Il veut nous emmener voir sa famille. Nous sortons de chez JACKALSE, traversons la rue, ses parents habitent deux maisons plus loin. Une dizaine de personnes, parents, enfants, cousins sont réunis en arc de cercle autour d’une vieille femme, visiblement malade. Elle nous sourit. La radio diffuse des appels à la prière. La décoration est sobre, de style oriental. Sur les murs, quelques inscriptions en arabe. Parmi toutes ces personnes bien mises, OUMER détonne avec son look extravaguant. « Je vous présente des amis d’Allemagne et de France. Ils viennent filmer la vie dans le ghetto. Sa mère le reprend : « ce n’est pas le ghetto ici. » Il semble gêné: « Votre interprétation est différente de la mienne, nous n’avons pas vécu les mêmes choses. Je suis d’une autre espèce, je suis un gangster, mais je vous aime tous. » « Nous t’aimons aussi mon fils». Sa mère nous demande si nous pourrions aider un cousin à trouver un travail ou un stage dans le journalisme. Je lui promets de faire mon possible. OUMER vient lui caresser la tête, expliquant que c’est le meilleur de la famille, mais sa mère lui demande de le laisser tranquille.

« Les problèmes de la communauté »Autour de la table du salon, les quatre membres du gang boivent du coca avec trois autres bandits, plus âgés. On devine qu’ils sont tous chefs de gang. L’un d’eux prend la parole.-On voulait vous parler de cette guerre entre les Red devil kids et les American. Il y a déjà eu deux morts de chaque côté depuis le début du mois et quelques balles perdues. On ne peut pas accepter ça. Les gens se plaignent, on va perdre tout notre crédit auprès d’eux.-Ce sont des gosses qui ne savent pas user des armes avec sagesse. La drogue obscurcit leur esprit-Ce genre de fusillade attire la police fédérale. Les flics sont là de plus en plus souvent. Ils sont comme chez eux. Ils ne devraient pas se sentir chez eux et avoir peur de nous. -Nous devons résoudre ça entre nous. Les problèmes de la communauté doivent rester à l’intérieur de la communauté. Le gouvernement n’a rien à faire là dedans.-Je vais en parler à Kevin, car on ne peut pas laisser faire ça. Cette guerre n’est plus seulement leur problème, c’est aussi le nôtre.

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CarnavalBounteheuwel est en pleine effervescence. C’est le premier jour des Coons, le carnaval du Cap, fondement de l’identité culturelle métisse. Dans la rue, alors qu’on décore les derniers chars, les enfants improvisent des mini-blocs, ensembles de percussions tonitruantes bricolées à partir de barils de lessive et d’instruments de cuisine. JACKALSE, YUSSI et OUMER observent du pas de leur porte la population du township qui gagne le centre. Ils saluent cousins, amis, voisins.

Au Cap, on a dressé des grilles de sécurité de deux mètres pour encadrer le défilé. Au pied des gratte-ciel du centre, le dispositif policier est impressionnant. Le contraste entre la ville et le township est saisissant. Le public est essentiellement métis, seuls quelques touristes photographient le défilé. Blancs et Noirs vaquent à leurs occupations, indifférents à la manifestation. On lit autant dans cette procession une véritable fierté identitaire que le cloisonnement des communautés. Chaque bloc a ses couleurs propres, son costume burlesque, et son chapeau plat à paillettes. A l’avant, un leader à l’attitude efféminée provoque l’assistance, se dandine prenant des postures obscènes, réalisant des acrobaties clownesques. L’orchestre de cuivres et percussions soutient des rythmes rappelant le frevo brésilien. Parmi eux, NASHEED tape sur une caisse claire, fier. Il salue des cousins venus exprès pour son bloc. A l’entrée du stade où convergent les blocs, un immense panneau rappelle l’interdiction de porter des armes. Une bagarre éclate. NASHEED préfère s’en éloigner. Il court.

« J’ai toujours été gentil avec toi, n’est-ce pas ? »Dans la chambre, NASHEED est concentré sur son téléphone portable d’où s’échappent des sons agaçants. JACKALSE monte la garde à la fenêtre en fumant une cigarette, il porte de fausses lunettes de vue. Je lui demande quel est son rêve.-Mon rêve, c’est de devenir bonne sœur.-Sérieusement ?Il secoue la tête. « Mon rêve c’était d’offrir une maison à ma mère. Je l’ai fait. Quand elle venait me voir en prison, elle pleurait, toujours. Elle disait « il n’y a rien à manger à la maison, j’ai pris ce qu’il me restait pour te donner. » Ça me faisait mal, les mères aiment leurs enfants. J’étais déplacé de prison en prison, ça coûtait cher, elle devait payer l’école, la nourriture. Donc j’ai décidé que quand je sortirais, la première chose que je ferais serait de trouver un travail. Et que si je ne pouvais pas trouver de travail, alors je vendrais de la drogue. Mais qu’est-ce que je pouvais faire ? Moi je refuse de travailler pour l’homme blanc. -Tu veux dire que tu n’avais pas le choix ?NASHEED répond à sa place. « Tu fais tes propres choix dans la vie. Pourquoi devenons-nous gangsters ou faisons-nous autre chose ? Je me suis toujours demandé ce qui me serait arrivé si j’avais pu continuer l’école… mais la question ne s’est pas posée. Parce qu’on n’avait rien. Même pas à manger. On était pauvres, c’était terrible. J’ai été violé par mon beau-père. Et je ne suis pas le seul dans cette maison. J’ai fumé du crack et commencé à voler les gens très tôt. Juste pour avoir quelque chose dans les poches tous les jours. Mais plus tard j’ai réalisé que j’avais tort, mec. On n’a pas choisi cette vie, on a fait des choix à l’intérieur. Chacun peut décider de faire autrement. Aujourd’hui on a arrêté de se battre contre les autres gangs.-Comment vous voyez le futur?NASHEED répond tout de suite, convaincu. « Avec une maison à moi. Chacun de nous, on veut juste être heureux, notre maison, notre propre famille, enfants, relax, c’est tout. Voiture, maison, tout baigne. Pas de problèmes, pas de stress, heureux avec nos familles. Je veux pas être multimillionnaire, je veux juste avoir à manger tous les jours, et vivre ma vie »

JACKALSE semble irrité par cette réponse « conformiste » :-Ça n’a pas de sens de planifier le futur. Parce que je pourrais être tué. Et puis après quoi ?

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Où est le futur ? C’est pour ça qu’on s’amuse tous les jours. On va mourir, pas ce soir, pas demain, quand Dieu le voudra, pas parce qu’un enfoiré m’aura tiré dans le dos. Je crois en Dieu, nous sommes indépendants, on demande rien à personne. C’est notre truc à nous, on a bossé pour ça. Quand les gens veulent faire la même chose, ils réalisent que c’est un jeu dangereux. Tout ceux qui étaient là quand j’ai commencé sont morts. Mais on a eu les tripes de continuer. Donc tu dois payer les conséquences, si ça te tombes dessus, il faut se tenir droit comme un homme.

Je lui demande s’il est amoureux. « Oui, il y en a une. Mais les seules qui viennent ici, c’est pour avoir de la drogue ou pour passer un bon moment. » NASHEED enchérit : « Il n’y a plus d’amour de nos jours, elles ne te choisissent pas parce qu’elles t’aiment, elles te choisissent pour ce que tu possèdes, pour ton nom, pas pour ce que tu es. Si tu arrêtes de leur faire des cadeaux, elles ne t’aiment plus. L’argent achète l’amour, tu ne peux pas avoir une relation d’égal à égal. Comme tu vois les filles ici, elles te sautent dessus, elles te regardent de haut en bas, elles voient l’or, elles voient que nous avons un nom dans le township. C’est pour ça que je ne porte pas d’or, que je m’habille normalement.

-Tu te sens coupable quand tu fais quelque chose de… mal?-Pourquoi me sentirais-je mal, à cause d’autre gens qui se sentent mal pour moi ? S’ils se sentent mal pour moi, je me sens mal aussi pour eux. La façon que tu as d’être avec moi, je suis avec toi, si tu es gentil avec moi, je suis gentil avec toi. J’ai toujours été gentil avec toi n’est-ce pas ? ».

« Tu te prends pour un gangster ? »C’est un enfant qui ouvre la porte du « drugstore », comme certains ont l’habitude de l’appeler. Il monte la garde à la porte. Il a sept ans, peut-être huit. Vêtu de noir du short à la casquette, son regard est dur, il se tient droit et fier, prenant sa tâche très au sérieux. C’est le fils d’OUMER. Quand un client se présente il harangue YUSSI avec autorité. Celui-ci mange un sandwich, dans le fauteuil, les pieds sur une chaise. Thorsten discute avec lui de sa petite amie, lui demandant jusqu’à quel point elle est engagée avec lui. « Ses parents n’aiment pas trop l’idée de la savoir avec moi, ils savent quel genre de personne je suis. »-Quel genre de personne es-tu?-Les choses que j’ai vécues, les choses que j’ai faites, que j’ai dû faire… ils savent tout de moi. Ils me connaissent très bien, ça fait des années que je traîne ici. La famille de la fille sont aussi gangsters, ils font partie des Dixie boys. Un type frappe à la fenêtre pour demander à YUSSI sa pipe à tik. Il lui répond qu’il n’a que la sienne dont il se sert régulièrement.Il reprend : « Je n’aime pas la violence. C’est la violence qui vient à moi. Je ne vais pas à la rencontre de la violence, je me débrouille pour qu’elle ne me revienne pas. » Il raconte alors une histoire de sortie de boîte, un bagarre à laquelle il a dû prendre part. Des coups de couteau échangés. Bien qu’il cherche à expliquer que ce n’est que la fatalité qui a mis cette bagarre sur son chemin, tout montre que c’est par une série de micro-décisions volontaires qu’il s’est retrouvé dans cette situation.Le gamin prend la clé pour ouvrir à NASHEED. Il lui dit « Il n’y a plus rien pour toi, tu viens trop tard. » Face à la caméra, le gamin fait des signes de doigts à la manière des gangsters dans les clips de rap. NASHEED le gronde brutalement :-Ne montre pas tes doigts comme ça ! Tu te prends pour un gangster ?Le petit garçon part en boudant. Vexé, il réclame un rand à OUMER. «Va demander ça à ta mère» lui répond son père.

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« Allez lire la bible aux gangsters »Un temple évangélique de construction contemporaine. Sur l’estrade, le prêcheur effectue une véritable performance. Son prêche porte sur la tolérance, le respect et la paix. Il condamne la violence qui mine les townships et encourage chaque fidèle à parler de la bible aux gangsters de leur famille ou de leur voisinage. Chacune de ses envolées est ponctuée d’une salve d’applaudissements. Parmi l’assistance, essentiellement féminine, JACKALSE est assis aux côtés d’une femme, la cinquantaine, le port de tête digne, le visage fatigué. La ressemblance est frappante. Le pasteur demande si parmi les fidèles, quelqu’un veut remercier le seigneur pour avoir été sauvé. Une femme lève la main et explique qu’elle a guéri d’un cancer grâce à Dieu. Le public acclame son témoignage. Un homme se lève et explique qu’il était mauvais, qu’il volait et prenait de la drogue, jusqu’au jour où il a rencontré le Seigneur. Nouveau tonnerre d’applaudissements dans la salle. Le prêcheur démarre un chant gospel repris par les fidèles. JACKALSE chante sans entrain.

« Ils ont du mal à comprendre »Aménagé dans un mobil-home, un salon de coiffure bariolé et désordonné. Aux murs, des posters de voitures de sport, du rappeur 2 Pac et de la joueuse de tennis Anna Kournikova. Sur le siège, JACKALSE a une blouse bleue qui lui donnerait presque un air de petit garçon. On le sent frustré de n’être pas libre des ses mouvements. Un gamin lui sert une vodka avec du soda, puis choisit un disque de soul des années 70. JACKALSE raconte son week-end à son coiffeur-J’ai eu une petite fille, elle s’appelle Zoë, je ne l’ai pas encore vue. -Zoë c’est joli comme nom. C’est ton premier ?-Mon premier avec cette fille-là. C’est mon quatrième. Mais je veux en faire d’autres avec elle. Je dois aller la voir à l’hôpital, et puis aller au stade. Je dois aussi aller chercher de la drogue là-bas, faire ci, faire ça.La coiffeur s’adresse à moi, moqueur : « JACKALSE vient trois fois par semaine se faire couper les cheveux, t’y crois toi ? C’est l’argent qu’il rend à la communauté. Pour lui c’est 30 rands la coupe. Vous allez faire de l’argent avec cette vidéo ? » JACKALSE : « Les Métis sont comme ça, ils essaient toujours de t’avoir. Fait du fric avec ci, fait du fric avec ça. »Il répond à son portable. On devine qu’il essaie de vendre quelque chose, apparemment un téléphone. JACKALSE s’agite en parlant, empêchant le coiffeur de passer la tondeuse. Il semble agacé par notre présence. « Ils veulent que je raconte comment j’ai grandi, et toutes ces conneries. Parce qu’on a vraiment grandi dans la misère. L’autre jour je lui ai raconté que quand j’étais petit, j’avais juste du pain de mie sec que je trempais dans de l’eau avec du sucre, et j’en ai mangé devant eux. Regarde mes chaînes, c’est à ça que je ressemble maintenant, alors ils ont du mal à comprendre, mais je leur ai dit la vérité. Les gens savent que je ne raconte jamais de conneries. »

ChiensDans une arrière-cour, deux pit-bulls se mordent le cou. Leurs maîtres les excitent à coups de batôns, la scène est d’une grande violence. Une quinzaine d’hommes les encerclent, certains ont de billets à la mains. Au milieu de cette excitation, JACKALSE assiste au combat froidement.

Côté rue, YUSSI monte la garde, assis par terre. Il taille un bout de bois avec son couteau en pestant.

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-Je n’aime pas les combats de chiens. Je n’aime pas le sang. Je n’aime pas la violence. -Qu’est-ce qui t’empêche de partir ?-J’ai une dette envers JACKALSE. On a été en prison ensemble. Je lui dois quelque chose. Je ne peux pas lui être déloyal.-Est-ce lui être déloyal de lui dire que tu veux te ranger ?-Je ne sais pas comment il le prendrait.Silence-Et puis je ne sais rien faire d’autre. Je ne suis pas capable de prendre des cours du soir comme Thorsten. Je suis indépendant, je ne veux pas vivre aux crochets de ma mère. Je ne dois rien à personne et j’en suis fier. Il faudrait que je mette de côté pour monter un business mais je ne gagne pas assez. Il faudrait que je fasse un gros coup une bonne fois pour toutes. Mais ça voudrait dire prendre de gros risques et retourner en prison. Je veux pas retourner en prison. C’est comme ici, mais en pire.

BlessuresNASHEED est allongé sous la voiture customisée, JACKALSE l’assiste mollement, impuissant et préoccupé. La panne semble sérieuse. JACKALSE reçoit du cambouis sur les chaussures, il s’énerve. Les gosses regardent la scène amusés.

Dans la maison, OUMER est assis sur un tabouret, torse nu. Son visage est tuméfié. Une jeune fille s’applique à désinfecter ses blessures avec du coton imbibé d’alcool. Il trésaille à peine. Empli d’une colère froide, il jure dans sa barbe, tirant nerveusement sur sa cigarette.

« Je ferai toujours mon devoir »Waida, jeune et belle métisse de 22 ans ouvre sa porte à JACKALSE. Son accueil est froid et distant. JACKALSE pose un milkshake sur la table et prend ses aises dans le salon. Un bambin de deux ans joue à quatre pattes sur le tapis.-Dis bonjour à papa…L’enfant se met à rire-Il a mes yeux…JACKALSE lui tend un jouet puis s’en désintéresse aussitôt pour passer un coup de fil. La jeune fille sort l’enfant de la pièce et allume une cigarette-Tu as dit à ma mère que je ne te donnais pas d’argent.Elle ne répond pas-Je fais de mon mieux pour gagner ma vie. Tu sais que je ferai toujours mon devoir et que je ne vous laisserai jamais seul.Waida est prise d’un rire nerveux-Et qu’est-ce qu’il se passera s’ils te tuent ou te jettent en prison ?-Ils ne m’auront jamais. Je suis trop intelligent, lance-t-il dans un éclat de rire.Dépitée, la jeune fille termine sa cigarette sur le sofa sans le regarder, tandis que JACKALSE boit en silence le milkshake qu’il avait apporté.

EtéJACKALSE conduit tranquillement sur la corniche sinueuse d’une falaise somptueuse du Cap. Dans la voiture, NASHEED, YUSSI et deux jeunes filles. Ils sont désormais allongés sur la plage de déserte Strandfontein, sous un soleil intense. Les trois hommes partent se baigner. Les deux jeunes filles les regardent s’éloigner, l’air sombre. Ils jouent dans l’eau comme des enfants.

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GANGSTER BACKSTAGE un film de Teboho Edkins

Documentaire / DCP / 37' / 2013

Synopsis

À l’occasion d’un casting en Afrique du Sud, Teboho Edkins demande à des gangsters de

mettre en scène leur propre image.

Festivals

Festival du film de Rome

Réalisation : Teboho Edkins

Scénario : Teboho Edkins, François-Xavier Drouet

Image : Samuel Lahu

Son : Mathieu Villien, Manuel Vidal

Montage : Florence Jacquet

Production : Nicolas Anthomé