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4 septembre 2009 SOUVENIRS DE GUERRE 14/18
DOSSIER PROPRIETE PRIVEE MADELEINE ARNOLD TETARD ©
J’ai retrouvé, dans les archives Historiques de la ville de MEULAN, [dont je fus Archiviste pendant de longues
années], un document qui m’a bouleversée !
En effet, d’une écriture fine et parfaitement lisible, l’ancien secrétaire de Mairie monsieur
CHAMPION, qui travailla à la mairie pendant plusieurs années jusqu’à la guerre de 1914/1918, avait
laissé un témoignage de « sa guerre » ! Un document absolument exceptionnel qui nous fait entrer
de plain pied dans la boue et l’âpreté de la guerre, dans les tranchées du SOISSONNAIS. Il était déjà
considéré comme un vétéran, car déjà âgé d’une quarantaine d’année, mais rappelé sous les
drapeaux, M. CHAMPION avait bien été obligé de quitter son poste tranquille de secrétaire de mairie,
pour rejoindre la ligne de front, là bas dans l’Est, laissant sa femme, son fils Jean étant lui aussi sur le
front à peine âgé de 17 ans!
Il a, tout au long de cet écrit, - toujours conservé par la mairie (dossier 4 H²/8) -, dans un effort de
composition et en tentant de dominer ce qu’il avait vécu, raconté, avec une intention parfois
moralisatrice, ses combats, sa vie au front, ses camarades et surtout, de façon absolument épique sa
position de chef d’une section de la 16e escouade dans la 20
e compagnie !
Les extraits que j’ai sélectionnés de cette histoire et qui vont suivre, sont donc entièrement de sa
main ! Je vous invite à le suivre dans ces tranchées de malheurs, parfois quelque peu souriantes…,
parfois tragiques comme cette guerre !
La grande guerre…
MON CUISTOT
Pendant toute la campagne, j’ai toujours vécu avec mes hommes, mangeant et couchant avec eux au
hasard des cantonnements et de la guerre. Nous avions un bon cuistot : Mazé. Où je le connus pour la
première fois, ce fut à CUFFIES. Je venais d’être affecté à la 20e compagnie où il était le maître-coq de
la 16e escouade de ma section. Celui qui n’a pas été au front ne peut se faire l’idée de l’importance du
cuisinier dans une escouade.
C’est un personnage entre tous ! Outre la vénération qui est due au pourvoyeur des ventres, le cuistot
est au courant des nouvelles sensationnelles : il connaît les projets de tous les états-majors, il reçoit
4 septembre 2009 SOUVENIRS DE GUERRE 14/18
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les journaux de Paris le premier, cause avec des ordonnances des officiers, avec les cyclistes des
bataillons et, chaque soir, sa journée finie, ses fourneaux éteints, il raconte à ses camarades dans la
guitoune, les faits connus et ceux probables, c’est du reste ce qu’on appelle le rapport des cuisiniers.
Mazé s’était, jusqu’après la Marne (bataille de la Marne) battu dans le rang, tel un lion. Le régiment
une fois terré aux alentours de Soissons, il avait obtenu la faveur de procéder à la tambouille de son
escouade ; il ne faut pas croire qu’il était cuisinier de son état, dans le civil, ce serait une erreur, il était
marchand de bois. C’est extraordinaire cependant comme il savait bien préparer la barbaque
quotidienne. Tantôt il l’arrangeait en rôti succulent, tantôt en biftecks saignants avec des pommes de
terre frites s’il vous plaît ; le plus souvent en une bonne soupe bien mijotée sur un feu de bois avec de
bons choux cabus et des navets. Je me rappelle que pendant un certain moment de l’hiver 1914, Mazé
aidé de quelques bons soldats, mais aussi bons chapardeurs, se faufilait sans bruit, la nuit tombée,
dans un champ qui se trouvait sur nos lignes et les tranchées boches, et à pas de loup s’en revenait
avec son sac chargé de ces bienfaisants légumes.
Et le café ? Bon Dieu ! Quel café !
Le plus curieux c’était l’installation de mon cuistot ; dans quelque cantonnement que nous nous
trouvions, il dégotait toujours une ou deux marmites, des ustensiles de toutes sortes dans les maisons
abandonnées et presque déjà en ruines. Il installait une cheminée de fortune et, aux heures prévues,
les poilus avaient leur repas bien chaud s’ils étaient dans leur cabanes, ou bien refroidi s’ils étaient
aux avant-postes.
La popote guerre 14/18
Ah ces avant-postes où l’on ne mange la soupe qu’avant le lever du jour et le soir à la nuit bien venue.
Quelle terrible corvée pour le pauvre cuisinier d’apporter de l’arrière-ligne les mets préparés : la
soupe, la viande, le vin, le jus de l’escouade. Une marmite au bout du bras, une marmite de l’autre, le
pain dans un sac, le vin et le café dans des bidons passés en bandoulières… Il lui fallait certaines fois
faire 2 à 3 kilomètres ainsi chargé, par des chemins creux, des boyaux remplis d’eau ; franchir des
terrains découverts où les obus pleuvaient dru et où les balles sifflaient sans arrêt !
Combien de fois n’eut-il pas ses marmites crevées ou remplies par des éclaboussures de terre
projetées par des éclatements ? Combien de fois, toujours ponctuel, il arrivait ce brave Mazé, tout en
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sueur malgré le froid après avoir traversé toutes les péripéties d’un voyage terrible. Et de quel bon
cœur, tout de même, nous mangions la soupe froide, la viande figée, en pensant que notre pauvre
camarade avait failli se faire trouer, tout comme sa marmite de café, pour nous ravitailler.
Avec cela des commissions à faire pour tout le monde : du papier à lettres, des crayons à encre, du
tabac, des journaux, du pinard… Car à l’arrière il pouvait plus facilement se procurer tout cela..
[……………]
Puis les jours de combats venaient, le cuistot reprenait sa place à l’autre feu ! Il était en septembre
1915 à l’assaut de SOUCHEZ. Comme tant d’autres, il fut fauché au moment même où les Boches
quittant enfin leurs terriers, s’enfuyaient éperdue devant notre poussée frénétique ; une balle de
mitrailleuse en plein front. Il ne souffrit pas ; il proféra seulement ces quelques paroles « Adieu chère
femme… camarades…. La France ».. Comme nous le pleurâmes ce bon camarade, ce héros modeste,
cet être dévoué et généreux à l’infini.
FEROCITES
Les journaux vous parlent des atrocités et des horreurs que commettent les barbares et il y a vraiment
de quoi voir le cœur se soulever et sentir la haine grossir en soi, rien qu’en les lisant. Mais nous qui
avons été témoins et eu souvent sous nos yeux la preuve de l’accomplissement de telles
monstruosités par nos farouches ennemis, quels sentiments de tristesse et de vengeance peuvent
emplir nos âmes.
Voulez-vous que je vous détaille une des abominations innombrables dont j’ai pu avec épouvante me
rendre compte ?
Pendant les trois mois d’hiver que nous avons passé dans les tranchées, autour de Soissons, nos
compagnies avaient leurs cantonnements de repos dans la ville même, quartier Saint-Vaast, tout près
du pont démoli par les Anglais. Cantonnements de repos, véritable expression paradoxale, car la ville
était impitoyablement et continuellement bombardée ; nous n’y arrivions que la nuit à la lueur
rougeâtre et sinistre des incendies qui dévoraient les maisons. Partout des ruines, des devantures
éventrées, une odeur insupportable de peinture, de graisse, d’étoffe, de roussi, de brûlé, qui prenait à
la gorge. Et cependant il y avait encore des habitants qui vivaient, se réfugiant la nuit dans leurs
caves.
Mon fourrier avait découvert, l’expression n’est pas de trop, dans la rue… un endroit qui n’était pas
encore démoli par les obus. C’étaient les dépendances d’un chantier de travaux publics ; mais il n’y
avait plus de matériaux, les Boches avaient tout emporté. Une petite habitation de maître au fond de
la cour était en contrebas, abritée par les maisons de rapport bordant la rue. Elle était habitée par
une dame bien triste et toute éplorée.
La première fois que nous arrivâmes en ce lieu, le fourrier nous conduisit à la cave qui devait nous
servir de chambre à coucher et de bureau. Il y avait un gros matelas étendu par terre ; les voûtes
étaient solides. Nous y dormîmes d’un sommeil relativement calme, malgré le bruit d’éclatements qui
nous avaient assourdis.
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Au jour, je dus, comme il sied, présenter mes hommages à notre hôtesse qui habitait seule dans son
petit pavillon. C’était une grande femme forte, toute de noir vêtue, avec un air infiniment las et
dolent, triste à faire pleurer. Tout de suite, je devinai qu’un grand malheur avait dû lui arriver et
qu’elle était en proie à un immense chagrin.
Ah mon cher, comment vous dépeindre mon trouble à ce moment là. Sa première question fut pour
me demander si j’avais des enfants, et quand je lui appris que j’avais un petit garçon de six ans,
mignon comme un amour, elle me prit violemment le bras, m’entraîna vers l’intérieur de la pièce dans
laquelle nous nous trouvions et, me remettant un petit carnet elle me dit : « Envoyez cela à votre cher
mignon en souvenir de mon pauvre petit ». L’attitude poignante avec laquelle cette femme me remit
cet objet fit que je ne savais quelle attitude prendre. Le vide se faisait dans ma tête, me rendant
incapable de répondre. Je ne comprenais pas, mais je devinais toutefois qu’un grand malheur avait dû
ébranler la vie de cette pauvre mère. Je me retirai ému jusqu’aux larmes, étreint par un sentiment
que je ne pouvais définir.
Fiévreusement, je feuilletai le carnet. Voici ce que son examen me fit observer. Le petit chérubin y a
dessiné des fleurs, des oiseaux, avec ses pastels à deux sous ; combien touchants ces fragments de
phrases tracées de sa petite main inhabile « A mon petit père chéri – à papa que j’aime – Petit Marcel
B.. ! ». Dans la matinée j’interrogeais une voisine que je rencontrai se faufilant le long des murs de la
rue. Elle ne fut pas longue à me mettre au courant de la triste réalité. Quand les Prussiens battirent en
retraite au mois de septembre, ils traversèrent la ville à toute vitesse ; il ne s’y arrêtait que des
groupes désignés pour piller, incendier et réquisitionner les hommes pour se faire conduire vers la
région de Crouy.
C’est ainsi qu’ils avaient emmené M. B…. entrepreneur, brave homme boiteux à la suite d’un accident
de métier. Ah monsieur c’est bien triste, me dit la bonne vieille. Quand ils ont eu emmené le père, les
soudards s’installèrent chez madame B… et se firent servir à boire. Ils tentèrent d’abuser de la pauvre
femme, elle se débattit, les mordit, appela au secours. De rage folle, ils prirent le cht’iot Marcel qui
voulait, malgré qu’il fût tout petit, défendre sa maman et lui coupèrent le poignet. Le pauvre martyr
est venu mourir dans la rue, là, tenez, à côté.. son petit corps est tombé là !
Et, pendant ce temps, ces bandits ont souillé cette pauvre madame B… une si bonne épouse, une si
bonne mère, qui avait perdu connaissance. Ils sont partis ensuite. A présent, madame B… n’a plus son
enfant, ils ont gardé son mari qui ne reviendra plus sans doute. Et la malheureuse oh, combien
malheureuse est grosse de ces infâmes !
LE SOLDAT AUDRY
Il n’y en avait pas de pareil dans ma section, ni même dans toute la compagnie. C’était un enfant de
l’Yonne, habitué dès sa plus tendre enfance aux durs travaux des champs et des bois car il était
bûcheron quand la mobilisation le rappela. Pas très grand, musclé, trapu, une figure plutôt laide, mais
tout de suite sympathique à cause de ses deux bons grands yeux bleus qui reflétaient en même temps
un caractère énergique et un cœur-franc.
Il s’appelait AUDRY, mais nous tous nous le nommions que Lucien, son prénom. Vous ne pouvez vous
figurer quel débrouillard c’était. Pendant de longs mois d’hiver, de novembre à avril, passés dans les
tranchées du Soissonnais, il nous en apporta à chaque instant les preuves.
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S’agissait-il d’approfondir une tranchée, de creuser un boyau, de placer des fils de fer barbelés ? Il
était toujours le premier à s’offrir à guider ses copains dont il se faisait le chef d’équipe, leur donnant
en tout l’exemple du sang-froid, du courage, de l’abnégation.
S’agissait-il de désigner une patrouille ? D’office il était choisi, parce qu’on savait qu’il était quelque
chose comme un patrouilleur perpétuel, et que nul mieux que lui ne savait ramper, escalader, écouter,
renseigner. Et toujours le premier aux gardes des avant-postes ! Aux jours des nombreuses
escarmouches, des combats, des attaques que nous eûmes durant cet hiver triste et humide, il était
toujours en tête, tirant, tuant, encourageant les autres, même les chefs, mais revenant toujours le
dernier avec sur ses épaules un camarade blessé. Un Boche aventureux s’était-il fait tuer dans nos fils
de fer ? Vite AUDRY allait chercher son corps afin de savoir si l’on ne trouverait pas quelque papier
intéressant. Il n’avait pas beaucoup d’instruction, mais son intelligence très vite y suppléait ; notre
capitaine en avait fait un « pionnier », un « grenadier », et, en avril « un élève cabot » pour être
nommé à la première vacance, c'est-à-dire à la prochaine rencontre. Est-il besoin d’ajouter qu’AUDRY
adorait sa femme, sa famille et qu’il était croyant ? Non. Avec cela il avait une horreur profonde des
Boches. Il ne les respectait que lorsqu’ils étaient morts.
C’est qu’à la bataille de la Marne, il avait reçu d’eux deux balles de mitrailleuse qui l’avaient
horriblement fait souffrir ; il s’en était guéri très rapidement et il avait repris volontairement plus tôt
sa place au front. Enfin le printemps était venu radieux, le régiment avait, dans les premiers jours de
mai, quitté les tranchées de M… sur A… (Sic) pour s’en aller prendre quelques jours de repos dans une
campagne verdoyante, loin du bruit des canons, de la fusillade.
Et tout à coup, nous apprenons la nouvelle qui ne surprend personne et enchante tout le monde : la
division tout entière doit se rassembler dans la soirée et gagner à marches forcées la voie ferrée à une
cinquantaine de kilomètres. Alors, le 10 mai, notre beau régiment, suivi de tous les autres,
embarquait par une belle nuit. Voilà que le 14 au matin, nous étions enfin pour le grand coup à N.D.L.
(Notre Dame de Lorette) Dépeindre ici les sentiments qui nous animaient tous quand nous entrâmes
dans les tranchées précédemment conquises sur les Prussiens, tranchées aux parapets garnis de
cadavres et au fond également… Quand nous fûmes sous un ouragan de fer, de mitraille et de feu ;
dans une atmosphère irrespirable de gaz et de miasmes ; dans un tonnerre effroyable et
ininterrompu, non je ne le puis, étant moi-même encore cloué sur mon lit de douleur, et ayant encore
trop présent à la mémoire ce chaos impossible et épouvantable ! Nos seules pensées que nul
n’exprimait cependant, étaient de mettre notre confiance en Dieu, de songer comme pour la dernière
fois à tous ceux qui nous étaient chers, et de nous apprêter à mourir bravement pour la France.
La bataille fut terrible, d’une part les ennemis résistaient dans leurs repaires, d’autre part, il fallait
que nous les en chassions. Et lorsque la nuit venue, après une charge entraînée par notre brave
colonel LARGILLIER en personne, ce qui restait du bataillon, à peine quelques centaines d’hommes,
dut consolider les trois tranchées prises aux Allemands, nous nous mîmes à attendre leur retour
offensif toujours possible.
Resté, non atteint, près de mon commandant, celui-ci m’avait prié de rallier tout ce que je pourrais de
survivants, pour m’aller poster à gauche d’une mitrailleuse qui venait de s’installer sur notre nouvelle
position.
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En rampant, j’essayais en vain de réveiller des camarades qui, dans la nuit, semblaient dormir,
courbés au fond de la tranchée…. Hélas ! C’était leur dernier sommeil ! Des deux côtés la canonnade
s’était tue, car chacun se rendait compte que ses projectiles pouvaient anéantir ses propres frères,
étant donné le corps à corps de la lutte. La fusillade elle-même était peu nourrie et très intermittente ;
de temps en temps, une bombe éclatait près de nous dans un fracas rendu plus grand par le calme
relatif de cette nuit, et parfois le ciel s’éclairait subitement de la lueur des fusées étincelantes.
Les quelques braves que j’avais pu grouper et qui m’avaient suivi avec joie étaient un peu de toutes
les compagnies ; la bataille mêle les cœurs comme elle mêle les hommes ! Nous étions installés dans
une sorte de petit redan, accroupis par prudence et aussi par fatigue, tout près de la mitrailleuse qui
veillait.
Quelle heure pouvait-il être ? Onze heures ? Minuit ? Je ne sais. Toujours est-il que nous eûmes à un
moment une inoubliable émotion. Soudain un corps apparaît sur le faîte de notre tranchée, véritable
rempart de morts et se laisse choir sur nous. Soupirant d’une voix que nous sentions volontairement
basse, mais aussi affaiblie par la douleur « Sergent ! Mon Sergent ! Oh c’est vous ! Ah malheur, j’ai la
cuisse brisée ; je viens d’échapper aux Boches… Cherchez le Commandant, j’ai de graves nouvelles à
lui apprendre ».
Cette apparition, ce mort vivant, c’était mon brave AUDRY !
Quel sentiment intuitif, quelle impulsion d’instinct tout spécial, lui fit supposer l’endroit où nous
pouvions nous trouver ? Je me le demanderai toute ma vie ; et aujourd’hui je compare ce brave à un
chien que son maître aurait voulu, pour s’en séparer, perdre très loin dans la campagne et qui
retrouvant sa demeure, viendrait caresser la main ingrate qui l’abandonnait pour en implorer le
pardon. Le Commandant, notre bon Commandant BRUGIRARD, est vite prévenu par la voie du boyau,
son poste provisoire de commandement est à environ cinquante mètres. Vous ne savez pas ce que
c’est que la voie du boyau ?
« Prière au Commandant venir d’urgence, un blessé des nôtres qui revient des Boches a des
renseignements sérieux ». Cette note se transmet verbalement et très fidèlement de camarade en
camarade, jusqu’à son but, procédé de transmission presque aussi prompt dans son résultat qu’un
télégramme.
Voici notre Commandant, il a la tête bandée depuis tantôt ; il a promptement rampé jusqu’à nous ;
fiévreusement il interroge AUDRY : « Qu’as-tu mon vieux ? » Rien mon Commandant… la patte
cassée.. Je reviens des Boches en me glissant comme une couleuvre… je me suis dépêché…ils ont leurs
sentinelles à 80 mètres d’ici là…. En contrebas….ils vont nous attaquer au jour…. À trois heures ….ils
attendent du renfort ». Et le pauvre gars à bout de souffle s’évanouit !
Le Commandant donne des ordres ; dans le plus grand silence ils sont exécutés ; des renforts sont
appelés ; on se passe des bombes, des grenades, des cartouches. Nous nous apercevons soudain
qu’AUDRY n’est plus là au fond de la tranchée. J’ai appris depuis qu’il avait rampé 5 kilomètres au
moins, parmi les blessés, les morts, pour gagner l’ambulance et je me le figure se traînant en se
tordant comme un reptile blessé. A trois heures, au jour naissant, les Allemands nous attaquaient
mais, renforcés et prêts, nous les attendions.
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A trois heures et demie, j’étais blessée deux fois… Je ne sais plus la suite !
Je reçois tout de suite des nouvelles de ce brave AUDRY : « Hôpital de la Croix Rouge, Rennes le …juin
1915 « mon bon Sergent, Je crois qu’on va me couper la patte. Mais cela va très bien grâce à Dieu.
C’est égal nous leur avons f…. une bonne tatouille à ces s……. de Boches. Tout de même nous leur
avons pris trois tranchées… » AUDRY.
La boue, le froid, la pluie dans les tranchées
LA FAMILLE FOY
C’est un bien doux souvenir pour moi que de me rappeler la famille FOY. Tout le mois d’avril 1915,
mon régiment tenait le secteur CIRY-SERMOISE chargé d’assurer la défense d’un pont situé à MISSY
sur AISNE. Il faut vous dire tout de suite que les Boches en se repliant après la Marne, sur la rive droite
de l’Aisne, pour se cramponner sur les crêtes dominantes qu’ils n’occuperont pas toujours, avaient fait
sauter ce pont, et qu’il s’agissait plutôt d’en empêcher le rétablissement par l’ennemi.
Les poilus du front de l’Aisne
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Ma compagnie était déployée en éventail dans les tranchées du bois et des marais de la GOBINE,
avoisinant les bords du cours d’eau. Nous passions sept jours aux avant-postes en cet endroit et sept
jours en deuxième ligne. Cette deuxième ligne était formée par le chemin de fer et le village de
SERMOISE à trois kilomètres en arrière.
C’était à la vérité un secteur de tout repos. A la GOBINE, nous n’eûmes jamais à subir d’attaques
sérieuses ; parfois il y avait bien quelques coups de feu sur les imprudents qui se montraient
bénévolement ; quelques shrapnells sur les corvées trop visibles, mais pas de casse.
Par contre, le malheureux petit bourg de SERMOISE qui comptait en temps normal 300 habitants
environ, était littéralement criblé d’obus ; pas une maison qui n’eut son « trou » dans ses flancs ou
dans sa toiture. La jolie petite église du XIIIe siècle, véritable joyau d’art, était comme toujours le
point de mire des vandales. Elle était abominablement ajourée par les boulets ; mais comme par un
prodigieux miracle, le maitre-autel et une statue de la Vierge n’avaient reçu aucun projectile, aucun
éclat, et restaient debout, intacts, comme pour bien rappeler qu’ils étaient là l’image de la protection
divine, et la manifestation de la volonté suprême du vrai Dieu contre la barbarie de ces lâches
spoliateurs et destructeurs d’églises et de cathédrales.
J’ai compté à peu près une vingtaine de personnes qui, bravant la mitraille, étaient restées attachées
à leurs foyers, à leurs biens, à leur petite patrie. C’étaient monsieur BAUDON, l’adjoint au maire,
quelques vieillards, la plupart impotents, et la famille FOY, dont le chef, monsieur FOY, était infirme.
Le cantonnement en deuxième ligne de ma section était justement la cave de la maison de ces braves
gens.
Cette maison était la dernière dans une rue principale du bourg, à proximité du boyau qui conduisait à
CIRY. La rue était prise d’enfilade par les canons ennemis postés en face, de l’autre côté de l’Aisne et,
pour un seul homme qui se montrait, un obus arrivait qui tombait le plus souvent les bâtisses bordant
le chemin. La première nuit que nous arrivâmes, le 30 mars, car les relèves ne se font que la nuit, le
papa FOY était sur sa porte. Il nous dit « Entrez mes enfants, ici, vous êtes chez vous. Venez, je vais
vous conduire au château fort ».
Et, muni d’une lanterne, il installa lui-même les soldats dans une solide cave voûtée, bien sèche, avec
une bonne litière de paille fraîche. « Quant à vous, Sergent, reprit-il, la petite couche avec nous, nous
n’avons plus de matelas, mais dans l’autre lit, il y a une bonne paillasse, avec votre couverture vous
serez bien ».
Le papa FOY est un brave ouvrier couvreur qui avait pu par un labeur opiniâtre et une vie exemplaire
acheter sa petite maison avec une grille devant s’il vous plaît, au milieu d’un coquet jardin. Il y a
longtemps, en glissant d’un toit, il s’était brisé la hanche et il était resté tout claudiquant : tout petit
de taille, l’œil vif, un vrai cœur d’or. Sa bonne dame, la maman FOY, à la figure rongée par la maladie
et par les privations de toutes sortes subies depuis le commencement de la guerre, était aussi bonne
et aussi affable que lui. Il fallait la voir se mettre en quatre pour les soldats : laver, raccommoder leur
linge ; leur faire cuire de menus frichtis, les aider à leur cuisine, aller la nuit tombée aux provisions
chez l’unique boutiquier du village qui n’avait pas émigré.
Et tout cela sans vouloir accepter aucune rétribution, rien que pour le plaisir d’être agréable aux
« petits soldats ». Ah je puis dire que j’ai passé de bonnes nuits sur la paillasse de maman FOY. Le
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matin je n’étais pas plutôt levé qu’elle me servait un bon café avec une large grillée beurrée, en
attendant le « jus » de mes escouades. Il ne fut pas de gentillesses que les braves gens ne me firent,
ainsi qu’à mes camarades les soldats pendant les périodes que nous passâmes sous leur toit. Et
comme je me sentais bien en famille en mangeant à leur table, la petite FOY à ma droite, car il y avait
aussi la ch’tiote FOY, comme on dit là bas, la maman à ma gauche, le papa en face.
La petite Mathilde, d’une dizaine d’années, était délurée et timide à la fois ; elle adorait ses bons
parents qui le lui rendaient bien ; elle égayait les soldats de ses réparties et de ses questions
enfantines.
La famille FOY était très pauvre ; nos cuistots partageaient avec elle le rabiot des escouades qui se
faisaient un plaisir de l’augmenter à foison. En échange, quels menus services ces braves gens ne
rendaient-ils pas aux troupiers ; chacun d’eux s’était comme moi pris d’amitié pour le papa, la maman
et la ch’tiote fille. Et certes il n’y en eut pas un qui ne les regrettât quand nous changeâmes de
secteur.
Et aussi combien de fois j’ai partagé leur frayeur quand les Boches bombardaient de jour ou de nuit le
malheureux village. Quand les obus tombaient sur les habitations voisines, dans la cour de M. FOY,
celui-ci ordonnait : « Descendez à la cave avec les soldats » ! La femme, la fille obéissaient ; lui restait
seul avec moi, au rez-de-chaussée de la maison, attendant la fin de la rafale. Une nuit, un 155 creva la
toiture et vint s’enfoncer dans la terre battue du plancher, tout près de mon lit ; il n’éclata point,
heureusement. Eh bien ! Rien ne put décider le papa FOY à descendre à la cave, ni moi non plus,
encouragé d’ailleurs par son exemple viril. Oui, je le répète, c’est un bien doux souvenir pour moi que
de me rappeler la famille FOY.
Et, pour terminer, je citerais une anecdote qui m’alla droit au cœur. Un matin, après une nuit d’un
bombardement terrible, le papa FOY héla un officier d’artillerie qui passait. Il lui expliqua que jadis,
étant ouvrier maçon, il avait construit une vaste cave voûtée d’une solidité à toute épreuve en arrière
du pont de MISSY ; il lui fit, par quelques traies à la craie tracés sur la table, une description exacte de
l’emplacement ainsi dévoilé. Il affirma que c’était là dedans que les Prussiens avaient leurs batteries
qui n’avaient pu être jusque là repérées exactement. L’officier parut incrédule.
Cependant, c’était exact. A certain jour, ayant fait canonner vigoureusement l’endroit précisé par le
papa FOY, les canons ennemis se turent, ils avaient été déterrés et délogés. Et SERMOISE connut, au
moins pour quelques temps, la joie d’une tranquillité relative. Braves FOY, comme j’aimerais à vous
revoir.
IMPRESSIONS DE BLESSURES
A trois heures et demie du matin, j’approvisionnais mon fusil avec fièvre, car il fallait tirer, tirer dans
le tas. Dame ! Nous étions à peu près dix poilus en me comptant, dans un bout de tranchée que nous
avions conquise la veille, et les Boches s’avançaient nombreux en masses compactes. Ils n’étaient plus
qu’à une trentaine de mètres de nos positions. Heureusement par le boyau à ma gauche, le 17e
arrivait en renfort.
Flouf ! Aïe ! Je perçois au bras droit un coup qui me semble être le choc d’une motte de terre lancée
par un gamin. Aucune douleur, mais bientôt je sens un dégoulinement chaud… ça y est, me dis-je, je
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suis touché. Tirez ! Nom d’un tonnerre, criai-je aux autres. Je pose mon flingue ; je tire mon paquet de
pansement du pan gauche de ma capote. LECLERC, mon caporal, coupe ma manche avec son
couteau, car mon bras enfle, enfle et il bande la plaie. Bah ! Ça ne sera rien, pensai-je, et nous
continuons à tirer dare-dare.
Psiout ! Psiout ! Les balles giclent par-dessus nos têtes. Ça crépite de partout. Les obus sifflent,
miaulent, allant barrer les débouchés des renforts. Nos torpilles tombent dans un fracas épouvantable
chez les Boches qui nous répondent par leurs marmites, mais pour l’instant maladroitement. Nous
voyons avec joie qu’ils se replient sous notre feu ; à quoi leur a servi de mettre baïonnette au canon
tout à l’heure ?
Nous attendons l’ordre de sortir de notre tranchée pour leur f….. La chasse.
Je ne sens pas trop ma douleur, et de mon bras sanglé et sanglant sans manche, je tire toujours. Un
choc plus violent vient de m’atteindre.
Cette fois, cela ne me semble plus être celui d’une motte de terre, mais bien le heurt de deux ou trois
gros cailloux lancés ensemble avec force, sur ma cuisse droite. Le coup me renverse dans la tranchée
sur un cadavre de Saxon qui me servait de marchepied tout à l’heure. Le sang afflue le long de ma
jambe ; j’ai sensation que mon godillot s’en emplit. Les gars se précipitent sur moi.
A nouveau, c’est ce bon LECLERC qui coupe l’étoffe de la jambe droite de mon pantalon et l’enlève. Je
regarde ma patte nue qui n’est plus qu’une longue masse rouge au milieu de laquelle un gros
bouillonnement noirâtre s’épanche…. Cependant, je ne souffre pas un brin.
La 17e à ma gauche, passe des grenades, des cartouches pour la mitrailleuse qui fauche à notre
droite. On me déséquipe. DOUVILLE vient de tomber au bout de mes pieds ! Une balle l’ayant atteint
derrière la tête lui a fait sauter la cervelle qui s’étale sur mon sac. … Et c’est lui, pauvre bon vieux qui
vient de me dire à l’instant « Ah ! Mon pauvre Sergent, vous êtes encore mouché ! » LECLERC prend le
paquet de pansement qui ne servira plus à notre cher camarade, et me fait des compresses pour
enrayer mon bouillonnement. Ce sont trois éclats de bombe qui m’ont heurté ; je m’en rends compte
en apercevant trois trous dans ma capote. Toujours aucune souffrance, ni à la patte, ni au bras ;
seulement une soif atroce. Depuis trois jours, nous n’avions pas eu d’eau pour apaiser notre soif, aussi
mes blessures m’avaient fait que l’aviver, et je puis dire que j’en souffris alors énormément. LECLERC,
le bon, me donne un peu d’orangeade, suprême ressource, quel grand bien.
Cependant, je sens sourdre en moi une terrible colère… Je voudrais tirer encore, au moins une
dernière cartouche. Mais me voilà beau ! Impossible de me dresser. Mes gars semblent ralentir leur
tir. Hardi les gars, tapez dans le tas, leur criai-je. Démolissez-les tous ces v…… et vive la France !
Que vais-je faire ? Attendre les brancardiers ? Je sais, qu’en raison de cette tourmente, ils ne pourront
pas venir bientôt. Je devine que si je reste là dans le fond le flot des arrivants, dans la fureur de la
bataille, va me marcher dessus ; j’aurais beau crier « Attention à ma patte, camarades » ! Les
premiers feront attention, les suivants redoubleront d’efforts pour m’éviter ; les autres, dans la
poussée de l’arrière pour aller plus loin, finiront par m’écrabouiller.
Je prends une résolution. Je dis au revoir à mes bons soldats qui m’étreignent avec émotion, j’adresse
un dernier regard à ce cher DOUVILLE déjà roide et dont la cervelle glisse toujours de son crâne
4 septembre 2009 SOUVENIRS DE GUERRE 14/18
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ouvert… Vision horrible et combien plus horrible encore que le navrant et affreux spectacle dans
lequel nous vivons depuis trois grands jours.
Je me décide à m’en aller dans une direction que je crois être la bonne pour sortir de la ligne de feu,
aller vers un poste quelconque de secours aux nôtres.
La 17e occupe toujours le boyau que je prends en rampant sur le coude et sur le côté gauche ; les
camarades s’accroupissent, s’aplatissent et je leur glisse sur le dos, laissant une traînée de mon sang
sur chacun d’eux. J’atteins, non fatigué, au bout d’une trentaine de mètres le bout du boyau « hé mon
vieux ! s’écrie ce doux géant de ROCHE, un jeune caporal de mon âge, attend un peu ! Continue-t-il ».
En effet, il me faut franchir le parapet d’un abri de mitrailleuse qui flanque le boyau. Je me hisse, on
me hisse plutôt sur son dos ; j’entoure le cou de mon sauveur et, par un effort inouï de ce dernier je
suis dans le réduit même des mitrailleuses. Mon ROCHE s’installe un peu plus loin, m’assied et
m’adosse à un mur de terre rougi de sang et maculé de cervelle fraîche. Il étend une toile de tente sur
ma jambe.
Je veux le remercier ; je m’aperçois qu’il regrimpe le talus se tenant la tête. Le pauvre ami, je n’ai pas
pu lui dire un mot, pas même le plaindre ni lui dire au revoir. Tout à l’heure en me coltinant et me
secourant il avait reçu un shrapnell dans le cou.
Je ne souffre pas, mais ma colère monte, monte, parce que je sens que je ne puis plus combattre ces
c… de Boches, parce que je laisse mes camarades. Parce que je crois que le Bon Dieu aurait dû
m’épargner ou attendre que nous ayons vengé nos chers disparus.
Mon Capitaine Monsieur BLAREZ, d’une tranchée voisine, apprend que je suis là contre cet affreux
mur de terre. Il tient à panser lui-même, et mieux, ma jambe et me réconforte en me laissant boire un
peu d’eau-de-vie. Je lui demande quels sont ces amas de chair humaine, de capotes, de bras, à peine
recouverts, qui s’offrent à ma vue ; il m’explique qu’une « marmite » est tombée dans la nuit et
qu’elle a réduit en bouillie huit des nôtres….
Il aperçoit un infirmier et lui prescrit d’aller d’urgence chercher un brancard pour me conduire à
l’ambulance au plus vite.
Transfert de blessés en ambulance : arrivée à l’hôpital de campagne
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Hélas ! Que le temps me semble long ; il y a bien cinq kilomètres de boyaux à traverser avant d’y
arriver. Deux grandes heures, je reste dans cette position ; quelle attente ! entendre la bataille ; être
témoin de la mort qu’elle sème partout : voir des braves tomber à droite, à gauche, recevoir des
éclaboussures de terre que projette la mitraille et en être réduit à se voir hors d’état de combattre, à
se considérer bon à rien pour la lutte. J’avoue que durant ces deux heures je ne pensais pas du tout
aux miens ; je n’endurais point de souffrances. Je ressentais simplement de la colère de ne plus
pouvoir combattre, anxieux de savoir comment finirait cette lutte, et m’y intéressant tout comme si
j’y prenais part encore. J’implorais Dieu d’épargner les nôtres.
Vers six heures et demie deux brancardiers arrivent, me chargent sur leurs épaules et en route pour
l’ambulance.
Quel voyage mon Dieu ! Figurez-vous passer dans un dédale de chemins creux de un mètre cinquante,
parfois plus, parfois moins, zigzaguant en tous sens, juste de la largeur du brancard. Envisagez ce
brancard chargé d’un blessé dont le corps dépasse le parapet de la tranchée ; imaginez ces deux
pauvres brancardiers obligés de se profiler dans ce boyau encombré des combattants en pleine
action, obligés de se tapir pour leur livrer passage, et parsemé de morts allongés, d’équipements, de
fusils lâchés. Rendez-vous compte du danger qu’ils courent en entendant hurler à tout instant
l’arrivée des obus ennemis destinés à toute forme aperçue se mouvant au dessus de la tranchée, et
faisant retentir leurs éclatements terribles à côté, au dessus, en avant, en arrière. Voyez-vous ces
braves brancardiers obligés de déposer un peu brusquement tous les dix pas leur précieux fardeau
afin de lui éviter d’être achevé sur leurs épaules.
Sans souffrir presque, c’est ainsi que j’arrive à l’ambulance ; je n’eus pas besoin, pendant le trajet,
d’exhorter mes porteurs au calme, au courage ; ils eurent ces qualités et se montrèrent simples,
stoïques, ajoutant modestement « Que veux-tu, mon pauvre vieux, chacun son truc »..
Ah oui, les braves gens. Et comme j’avais la rage au cœur de partir ainsi, pendant que les autres
étaient toujours là bas !
[……..]
L’EFFROI A L’AMBULANCE
Il faisait une matinée radieuse de printemps ce 15 mai 1915 et lorsque le major du régiment eut refait
mes pansements à la maison forestière mon regret redoubla d’être blessé et de ne plus être là-haut
au feu d’où les brancardiers m’avaient apporté par un aussi beau soleil.
A dix heures, une voiture ambulance m’emmenait. Je fis le voyage à côté d’un petit chasseur couché
comme moi sur un brancard suspendu.
En cours de route, j’essayai de questionner mon voisin sur la nature de sa blessure. Je pus comprendre
qu’il était de la classe 15 (il avait donc tout juste 20 ans) et qu’une balle de mitrailleuse lui avait
traversé la poitrine de part en part. Entre ses vomissements de sang, je comprenais parfaitement qu’il
me demandait à plusieurs reprises si nous étions vainqueurs et s’il reverrait bientôt sa mère.
Je le tranquillisais de mon mieux mais, pendant ce temps, une effrayante évocation me venait à
l’esprit : celle de mon fils, volontaire de dix-sept ans, qui avait été blessé grièvement il y a quelques
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mois. Je le revoyais dans une voiture d’ambulance tout comme le petit chasseur, demandant sa mère,
son petit frère, son papa…
A une lieue peut être notre auto s’arrête dans un bourg ; au cours du trajet, j’avais en effet entrevu un
clocher. Tout de suite nous étions descendus, portés sous une immense tente de toile et installés sur
des paillasses disposées par terre et déjà presque toutes garnies de blessés. Nous étions à
l’ambulance du 21e corps à HERSIN COUPIGNY.
Je n’essaierais point de décrire ni le lieu, ni l’aspect de notre nouveau et temporaire domicile. Des
majors en tabliers blancs, manches retroussées, s’enquièrent de nos blessures, prescrivent
rapidement pour chacun le régime à observer, presque le même pour tous : du bouillon et du café.
HERSIN-COUPIGNY (dans le Pas de Calais) là où fut emmené M. CHAMPION blessé
Cette première journée se passa sans aucune espèce d’émotion ; des infirmiers venaient prendre des
gars pour les porter à une salle d’opération dans un bâtiment voisin dont nous entrevoyions la toiture
à travers la porte ; de nouveaux blessés arrivaient ; des questions s’entrecroisaient. Mais chose
curieuse, les plus gravement atteints même ne se plaignaient point.
La nuit, personne ne dormit guère, car la fièvre nous gagnait. Et les autos arrivaient et se succédaient
toujours, pour repartir tout de suite là-bas vers les coteaux de Notre-Dame-de-Lorette.
Beaucoup d’entre nous, la tête pleine du souvenir de la bataille qu’accentuait encore le bruit de la
canonnade que nous percevions très distinctement, avaient le cauchemar et parlaient tout haut.
Le 16, de très bonne heure, on me transporta dans la salle d’opération et là deux majors constatèrent
la gravité de mes plaies à la cuisse et au bras et, en les pansant d’une façon plus complète, ils me
dirent que heureusement ni l’une ni l’autre n’étaient brisées.
Notre tente contenait environ trente paillasses, par conséquent autant de blessés. Avec le jour, la
fièvre semblait avoir disparu ; on commençait à causer ; chacun échangeait ses impressions sur son
« accident », commentait les phases du combat qui continuait toujours et dont nous supposions
l’intensité à l’audition du canon qui ne cessait de gronder.
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Soudain, ô stupeur, nous entendons un hurlement sinistre, bien connu de nous tous, qui déchire l’air :
une grosse marmite boche arrive ! Elle éclate dans un fracas épouvantable non loin de nous. Par
habitude nous devinons qu’elle a chu à quelque cent mètres.
« Ils tirent sur la gare, disent les infirmiers ; ils croient qu’on débarque des renforts ». La gare
d’HERSIN est à très proche distance, paraît-il. Et s’ils allaient se tromper, songions-nous. Car nous ne
pouvions croire qu’ils tireraient volontairement sur un hôpital. Hier, nous avions bien vu, lorsqu’on
nous descendit de voiture, les grands drapeaux blancs barrés de la Croix-Rouge, symbole du respect
que les belligérants doivent à la souffrance.
Hélas, bientôt les sifflements lugubres se succèdent, les marmites se rapprochent : les misérables,
rectifiant leur tir, bombardent l’ambulance ! Pensez donc, achever des blessés, dans la quantité, c’est
toujours qui ne retourneront pas au feu !
Un premier 155 tombe dans la cour, sur les convois, et les réduit en miettes ; les éclats giclent par-
dessus notre tente ; puis un deuxième, puis un troisième, celui-là en plein sur le bâtiment d’en face où
sont les médecins, les infirmiers, d’autres blessés…
Puis c’est une véritable pluie de fer qui ne s’arrête plus. Les blessés s’affolent : un homme n’ayant
qu’un bras traverse les débris de la cour sous l’ouragan d’acier et nous crie qu’il y a déjà plusieurs
infirmiers et un médecin de tués et que leurs corps sont affreusement déchiquetés.
Dans notre tente, ceux qui peuvent marcher s’enfuient. Où ? Je ne sais ; ceux qui restent supplient
qu’on les emmène n’importe où ; tous poussent des cris de détresse et d’épouvante. Quels moments
horribles.
Un obus traverse en mugissant le faîte de la toile de notre campement ; je l’ai entendu arriver ; j’ai la
sensation rapide qu’il va choir sur moi sûrement. Il passe et va s’enfoncer dans le sol voisin sans
éclater. Un autre le suit aussitôt ; celui-là, dans un fracas d’enfer, fuse et éclate au dessus de nos
têtes, et les morceaux viennent achever sur leurs couches de fortune de pauvres camarades déjà
moribonds par la frayeur qu’a augmentée la souffrance.
Je crois bien ma dernière heure venue. A la bataille, et j’en ai vu plusieurs, je n’eus jamais la frousse ;
quels qu’aient pu être la fusillade, les bombardements, je n’eus jamais la moindre peur. C’était come
quelque chose de naturel, d’inné, d’instinctif si l’on veut. Mais ce jour là, c’était une véritable tempête
déchaînée dans mon cerveau. Nulle plume ne pourrait traduire la terrible sensation d’épouvante qui
m’empoignait.
Ma tête bouillonnait. Je sentais mes temps comme se rentrer dans mon crâne. Je tremblais de tous
mes membres. Le fracas des éclatements des terribles engins se confondait avec l’agitation fébrile et
désordonnées qui s’emparait de tout mon être. Mon cœur battait à se rompre. Des pensées
terrifiantes surgissaient alors en moi-même.
J’étais blessé déjà, peut-être dangereusement, et rien que pour cela mes jours pouvaient être
comptés. Mais espérant toutefois, je m’étais cru, quelque temps avant la pluie de bombes,
m’acheminant sur la route qui allait me rapprocher des miens. J’avais entrevu la joie que j’aurais
bientôt de les revoir enfin, de les presser sur mon cœur. Et si j’avais eu crainte de la mort, cette
pensée là eut suffi à la faire évanouir. J’aurais même envisagé sans appréhension ma propre fin, et
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l’aurait acceptée comme une vraie délivrance mettant le terme final à ce véritable cauchemar,
pourvue qu’elle ne soit survenue qu’après les avoir embrassés au moins une dernière fois.
Évidemment, je n’avais plus conscience de mes souffrances physiques et, dans un inextricable
enchevêtrement de pensées, je me voyais être achevé là, bêtement, stupidement sur cette paillasse
sans pouvoir la quitter pour aller chercher un abri. Appeler ? Point n’y songeais-je ; cependant, peut-
être hurlais-je de frayeur comme les autres.
Il me sembla pourtant que les obus tombaient moins drus et plus loin, sur le village ! Je risquais un
regard et je frémis au spectacle affreux qui se présentait à moi. Beaucoup de paillasses étaient vides,
d’autres ne supportaient plus que des cadavres. La mitraille des assassins avait fait son œuvre, mais
de ceux qui n’étaient plus plusieurs sans doute avaient dû succomber du fait seul de l’épouvante.
J’eus une lueur d’espoir de sortir sauf de ce nouveau péril, dans un moment de lucidité revenue après
l’accalmie extérieure ; j’implorais la protection de Dieu de toute mon âme. Une obsession me hantait ;
mourir n’importe où au front, mais de préférence près de ma femme, de mon petit Jean, mais ici ! Oh
non !
En courant, deux infirmiers entrèrent dans notre tente toute déchiquetée, trouée, des lambeaux de
toile pendaient lamentablement et battaient sous le vent et la pluie qui s’était mise à tomber en
torrents.
« Ohé, les camarades, on va vous conduire au château ! » Il n’y en eut qu’un qui répondit tout
simplement « présent ». C’était justement mon petit chasseur d’hier. C’est drôle, je n’avais pas
remarqué qu’il fut là. Il me parut d’une pâleur affreuse.
« Ohé les camarades » ! Ainsi criaient les sauveteurs à chaque lit. J’essayais en vain de répondre, de
me soulever, ce me fut impossible. Enfin, ils s’approchèrent de moi. Ils virent mon bras bandé, ma
jambe emmitouflée de bandages sanglants.
Ils me chargèrent vivement sur une civière sans mot dire ; ils s’approchèrent, observant le même
silence du petit chasseur, le roulèrent dans sa couverture et le posèrent sur mon corps. En hâte, ils
sortirent avec leur charge qui aurait paru légère à la façon alerte avec laquelle ils accomplissaient leur
pénible service ; le canon tonnait moins. Les Boches avaient cessé de bombarder l’hôpital ; ils s’en
prenaient à présent au malheureux bourg qui flambait. La pluie tombait toujours.
Les infirmiers, maintenant, couraient par les rues. Malgré le poids du petit chasseur qui m’oppressait
bien un peu, je me sentais revivre et comme complètement guéri. Nos porteurs se dirigeaient
maintenant à travers les champs, toujours courant.
En route, il me sembla rencontrer quantité de gens affolés, des femmes, des enfants, qui fuyaient
éperdus, de tous côtés, des chevaux lâchés qui hennissaient, ruaient, galopaient, d’autres brancards
nous dépassaient et nous en croisions d’autres.
Pas de questions. Je me considérais sauvé ; il me semblait que la moindre parole eût compromis ma
sécurité. Cependant mes brancardiers, en arrivant dans la cour du grand château, étaient à bout de
souffle ; ils nous déposèrent un instant à terre.
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« Ah les cochons ! disaient-ils en montrant le poing. Dire qu’ils ont tué un major, trois copains, et
combien de blessés sont finis » !
On nous descendit dans une immense cave voûtée où nous nous trouvâmes bien réunis une
soixantaine de rescapés. Pas un mot ne fut échangé. Un silence de mort régna sous la voûte sombre
jusqu’au moment où des automobiles nous conduisirent au train sanitaire à NOEUX les MINES, une
fois la nuit venue.
AVANT-POSTES
Le BOIS ROGER s’étend sur un quadrilatère d’un hectare qui grimpe jusqu’à mi-côte d’un petit mont le
mont Roger. Le côté le plus élevé, sur un front de cent mètres, était l’arête qui faisait face à la
position des Boches située sur le sommet du monticule. Les côtés gardaient la plaine. Le quatrième
côté, celui du bas, s’arrêtait à la ligne de chemin de fer.
Tout ce bois, c’était là l’emplacement des avant-postes que ma compagnie fournit de septembre à
janvier dernier.
Ce que j’y ai passé de fois vingt-quatre-heures cela peut se compter une fois tous les quatre jours. Le
point était, militairement parlant, d’une importance capitale. Par là l’ennemi, s’il avait pu déboucher,
nous tournait à revers et coupait toute retraite à la division qui occupait VAUXROT-SAINT PAUL,
SAINT-MEDARD et les faubourgs de SAINT VAAST, en s’emparant de la route qui mène à SOISSONS.
A la nuit tombée, les deux sergents d’une section rassemblaient dans le plus grand calme leurs
hommes, ensuite ils suivaient le boyau parallèle à la voie ferrée sous laquelle toute la compagnie était
guitounée, traversaient le « métro » et se trouvaient dans le bois. Le « métro » était une galerie
souterraine creusée sous les rails et débouchant dans la garenne ; les loustics lui avaient donné ce
nom comme ils donnaient un nom à tout ce qu’ils édifiaient. Une fois dans le bois, silencieusement, les
escouades s’égaillaient.
Les deux premières, conduites par un sergent, filaient au « front d’honneur », c’est-à-dire à la ligne
avant, la plus proche de l’ennemi, éloigné de cinquante mètres à peine ; une escouade et demie,
dirigée par le second sergent, suivait la voie et allait se poster à la barricade à cheval sur la ligne de
chemin de fer, sur le flanc gauche, le reste, un caporal et quelques hommes, s’installaient en petit
poste à la Bugeaud, sur le côté droit.
Pour accéder au « front d’honneur », il fallait grimper quasiment à pic, à travers bois, par des sentiers
tracés et guidés par un gros fil de fer attaché aux arbres ; les pluies continuelles et la nature du sol
rempli de sources faisaient de ces sentiers de véritables ornières dans lesquelles on enfonçait jusqu’au
ventre. Par habitude, par prudence, jamais un mot, jamais une plainte. Aux avant-postes la prudence
et le silence ne se commandent pas : ils s’inspirent !
Arrivés là-haut, deux cabanes, sous terre, toutes proches de la tranchée de surveillance. Les hommes
enlevaient leurs sacs ; les caporaux désignaient les sentinelles doubles, deux à un angle, deux à
l’autre. Les autres s’asseyaient sur leurs sacs dans les cabanes, leurs couvertures jetées sur les épaules
pour s’abriter du froid et de la pluie qui filtrait à travers les toitures de branchages. Et toutes les
heures un soldat de liaison venait réveiller tout bas l’homme qui ne dormait point « Eh ! Un tel, c’est
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ton tour ».. Pas de conversations inutiles, que des mots échangés à voix basse, l’oreille tendue. On
n’entendait que les sifflements des balles de Rigadin qui viornaient de temps à autre au-dessus des
parapets, le souffle humide du vent dans les branches, le hululement des chouettes et les voisins d’en
face crier fort.
La fraction conduite par le second sous-officier tournait à gauche une fois sortie « le métro » suivait la
ligne et allait à la barricade, à cheval sur la voie. Il y avait une guitoune curieuse à ce petit poste. On
descendait à l’intérieur par une vraie porte pleine apportée des ruines voisines de CUFFIES.
Environ de SOISSONS – VAUXROT - les rives de l’Aisne évoquées par M. CHAMPION
Il y avait de la place pour quatorze ou quinze poilus, sous des niches creusées dans la glaise comme
des sortes de fours dans lesquels on entrait en se glissant à plat ventre.
La maison était plus confortable que celle du poste d’honneur en haut. On y était sérieusement abrité
de la pluie et surtout des projectiles. Deux sentinelles dans la barricade observaient la rive de l’Aisne
qui coulait en contrebas et l’avant de la voie ferrée. Enfin le petit poste à la Bugeaud était flanqué sur
le côté droit ; un caporal et quelques hommes qui veillaient en sentinelle simple se relayaient entre
eux à tour de rôle pour partager la longueur de la nuit.
En résumé le BOIS ROGER était gardé sur les trois lisières où cela était nécessaire, et encore ses
lisières étaient creusées par des tranchées dont la ligne continue formait un U renversé, en avant de
laquelle il y avait un réseau d’au moins trente mètres de fil de fer barbelé. De cette façon, pas de
surprises possibles de la part de l’ennemi. La compagnie pouvait dormir tranquille, sous la voie ferrée.
Les nuits se passaient toutes les mêmes à ces avant-postes. Les sentinelles remplissaient leur rôle
avec une fidélité admirable ; que les nuits soient étoilées, sombres, pluvieuses, ou éclairées par une
belle lune, elles étaient là chacune à son poste respectif, vigilantes, scrutant devant elles, l’œil au
guet, prêtant l’oreille au moindre bruit. Seuls, le vent qui faisait frissonner les branches, bruisser les
fils de fer entre eux, le cri des oiseaux nocturnes, les coups de feu de l’éternel Rigadin, et les voix des
Boches qui s’élevaient si fort qu’on eût pu parfois distinguer leurs conversations, troublaient les
heures de faction nocturne.
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Rigadin, ainsi nommé par les poilus, c’était l’ennemi invisible qui, à intervalles presque réguliers, tirait
dans notre direction deux coups de fusil : Pan ! Pan ! C’était tout.
Une nuit, pourtant, une patrouille boche dut s’aventurer, côtoyant la voie, se dirigeant vers la
barricade de la ligne. Mais il y a avait là trois paires d’yeux et autant d’oreilles qui veillaient. Une
sentinelle était venue doucement appeler aux armes ; tout le monde, en quelques secondes, se
trouvait aux parapets et, au commandement, un bon petit feu de salve ; « Rrran » ! Et tout de suite
après le même calme de la nuit était revenu. Au jour naissant, nous apercevions couchés en travers de
la voie, à deux cent mètres environ, deux cadavres allemands.
[ …]
L’aube ramenait avec elle une sorte de vie nouvelle ; les cuisiniers arrivaient portant le café, une
soupe bien chaude, puis les rations de viande froide et de fromage pour les deux repas de la journée,
car la relève ne se faisait qu’à la nuit noire. Dans le jour, impossible de se montrer le moins du monde.
De leur côté, les Prussiens plongeaient chez nous comme les rayons d’un projecteur de navire qui
fouille la surface de la mer, et Rigadin n’était plus seul à tirer.
Tant que durait le jour, leur fusillade crépitait sans répit ; nous n’y répondions point : à quoi bon tirer
sur rien, inutilement…, car si on les entendait bien, on ne les voyait jamais. Mais il n’eut pas fallu
qu’ils cherchassent à descendre ! Ils ne le tentèrent point d’ailleurs, et quatre mois durant nous eûmes
la même vie monotone de prudence, d’endurance, sans avoir à affronter la mort.
DRÔLE D’OCCASION
On se battait corps à corps depuis le matin pour empêcher l’ennemi de s’emparer de l’éperon 132. La
bataille se poursuivait depuis les premiers jours de janvier par un affreux temps de pluie et de boue.
Les tranchées étaient de véritables ruisseaux de sang et de limon ; nous en étions maculés jusqu’aux
oreilles.
Cependant ce jour là, 14, par exception, le soleil s’était montré toute la journée ; il avait fait très doux.
Les Boches en nombre vingt fois supérieur avaient un avantage marqué sur nous ; nous avions dû,
sous leur poussée formidable, abandonner plusieurs tranchées de première ligne sur le versant sud,
car, à ce moment là, on ne connaissait pas encore les bombes, les grenades, ni les crapouillots. La
fusillade faisait rage. Peu ou point de coups de canon, les combattants étaient trop rapprochés.
Nous avions l’ordre de tenir coûte que coûte, quel que soit le prix du sacrifice, afin de donner le temps
au gros de l’armée de se replier au-delà de SOISSONS en utilisant le dernier pont qui restait, la crue de
la rivière ayant enlevé tous les autres.
La « tranchée des Zouaves » était ainsi appelée parce que, en des combats précédents, elle avait été
conquise de haute lutte par un régiment de cette arme d’élite, défendue ensuite par d’autres Zouaves
avec un acharnement terrible. C’était la tranchée la plus avancée sur le versant ouest de l’éperon. On
y arrivait par des boyaux différents venant de toutes les directions et qui s’entrecroisaient,
s’enchevêtraient, formant un véritable labyrinthe !
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ZOUAVES guerre 14/18
J’avais reçu l’ordre d’aller me joindre aux défenseurs de cette tranchée dont le nombre diminuait de
minute en minute. Nous nous étions engagés dans le dédale des sentiers creux ; je tenais la tête de
ma petite troupe pour la diriger, persuadé d’être dans la bonne direction.
Les balles vibraient sans cesse au dessus de nos têtes ; parfois des ricochets nous cinglaient la figure
sans grand danger cependant. Il y avait bien dix minutes que nous cheminions aussi vite que possible ;
nous croisions des blessés qui revenaient de l’avant, les uns atteints à la tête, d’autres sautillant sur
un pied pantelant, d’autres un bras pendant, inerte, d’autres se tenant les entrailles. C’était la guerre
quoi ! Je leur demandais bien : « La tranchée des Zouaves » ? Plus à droite, me lançaient-ils sans
s’attarder, hâtés de joindre un poste de secours. A force d’aller plus à droite, je devinais que nous
devions nous égarer. Nous étions engagés depuis quelques minutes dans un boyau complètement
libre de soldats : il allait sûrement nous conduire à une tranchée de tir pensions nous, si ce n’était
celle qui nous était assignée.
Je tenais toujours la tête de la petite colonne. Tout à cou, ô surprise extrême, au bout du boyau que
voyons-nous ? Un officier Boche, un « hauptmann » haut de stature, le revolver au poing, sa
casquette plate très en arrière, comme quelqu’un qui a fort chaud ; à ses côtés des casques à pointe,
l’arme à la main, baïonnette au bout. C’était, à en juger par le nombre des baïonnettes qu’on
apercevait, une compagnie entière qui se trouvait là depuis bien peu de temps sans doute.
Instinctivement je m’arrête, nous nous arrêtons. Que va-t-il se passer ? Que se passe-t-il dans mon
cerveau ? Vais-je flanquer une balle dans la tête de ce grand malandrin ? En ce cas là, ce sera tôt fait
de ma poignée de poilus et de moi-même. Je me retourne vers eux ; ils ont vu et compris eux aussi ; un
genou en terre, ils sont prêts à tirer. Quelle minute angoissante !
Je n’ai pas le temps de revenir de ma surprise ni de prendre une décision.
« Halte ! Monsieur le Français », me crie très posément l’officier allemand, d’une voix très douce
d’ailleurs.
- Avez-vous, je vous prie, un peu d’eau dans votre bidon, je meurs littéralement de soif. Avancez, je
vous prie, n’ayez pas peur !
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Pas peur…non, assurément… mais tout de même, avancer, lui donner à boire, car j’avais un peu de
café que je réservais si précieusement depuis le matin, pour qu’il me zigouille bêtement ensuite, moi
et les miens, ou tout au moins qu’il nous fasse prisonniers !
- Il ne vous sera fait aucun mal, continua t’il en venant vers moi ; nous autres Saxons nous sommes
bons princes à l’occasion (sic)
Et c’est lui qui s’avança suivi de trois ou quatre hommes.
Qu’eussiez-vous fait à ma place ? Il me tendit le quart qu’un de ses soldats lui avait passé. Tremblant
de confusion, d’émotion, de rage, que sais-je, je lui versai les quelques gouttes qui restaient dans mon
bidon. Il les avala d’un trait.
- Merci, répartit-il. Vous pouvez vous retirer.
Nous ne nous le fîmes pas répéter, évidemment. Nous cheminâmes à nouveau, mais en sens inverse.
A quelque cent pas du lieu de cet incident, je rencontrai un capitaine du …. ° de ligne qui arrivait en
renfort. Je lui signalai la présence des Boches en lui indiquant leur position ; il décida qu’il ne pouvait
songer à les attaquer de front par le boyau d’où nous sortions. Mais il convint d’essayer d’aller les
prendre en enfilade par un autre chemin.
Nous n’eûmes pas l’avantage de le suivre car, un agent de liaison que nous rencontrâmes cherchait
les débris de ma compagnie dispersée sur les divers points du coteau pour les rallier à la gare de
CUFFIES, où il était indispensable de renforcer afin d’enrayer une autre attaque allemande.
Évacuation des blessés dans les tranchées
L’ENTERREMENT DE LEBRUN
C’était le 25 novembre. Il faisait un temps maussade et froid avec des giboulées de grésil de temps à
autre.
LEBRUN était arrivé le 15 dans le détachement des vieux venus renforcer le régiment réduit par des
attaques successives. C’était un habitant du pays des mines, porion de son état. Je l’avais connu au
dépôt de MONTARGIS. Excellent soldat, il donnait l’impression qu’il ferait admirablement son devoir
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au front. Des qualités de cœur se trahissaient en lui car il parlait sans cesse de sa femme et de ses
quatre enfants qu’il avait laissés là bas, dans les environs de BRUAY (en Artois). Il montrait souvent
leurs photographies qu’il tenait pieusement enfermées dans un gros portefeuille en cuir fauve aux
coins de fer, que je revois toujours.
La mort, qui ne choisit ni l’heure ni le lieu, l’avait surpris de façon vraiment stupide. La première fois
qu’il fut de petit poste, au cimetière de CUFFIES, la place lui était échue d’être veilleur à un créneau
blindé, à une centaine de pas des sentinelles boches. Il pouvait se croire en sécurité derrière cette
plaque d’acier d’un demi-mètre carrée, percée d’une ouverture juste assez grande pour passer le
canon du fusil et voir dans la bonne direction. La nuit avait été calme, à part quelques coups de fusil
tirés comme par habitude ; rien n’en était venu troubler la quiétude.
Au matin, LEBRUN était occupé à lire une lettre que le cuistot, apportant le jus, venait de lui remettre.
Une balle ennemie traîtresse comme celui qui l’envoya, passant par la petite ouverture du créneau, le
frappait au bras gauche, traversait le corps et ressortait par le bras droit.
Le malheureux n’avait dit que ces simples mots avant d’expirer : Adieu…. Femme….. Mes enfants !
Ses camarades avaient transporté son corps au poste de secours du château Norbert ; je m’y trouvais
juste à ce moment là !
Fauché en plein cœur …
J’eus une peine profonde en voyant le cadavre de mon pauvre ami ; je fus même on ne peut plus
péniblement impressionné, je l’avoue, car c’était la première victime que je voyais de la guerre (M.
CHAMPION écrit ceci en 1914 juste au début de la guerre, Désiré LEBRUN est décédé le 25 novembre
1914)
Mais j’eus surtout la plus poignante et la plus désagréable des surprises quand nous entendîmes le
major, un freluquet nommé MAZINGARDE, déclarer avec cynisme, quand un témoin lui eut raconté
comment la victime avait été atteinte, la balle passant juste par le petit trou : « Ces territoriaux sont
tous des abrutis ; si celui-là avait fait attention, il ne se serait pas fait casser la g…. » ! Si ce n’eut été
pour le respect du mort, je serais entré dans une violente colère, donnant cours à mon caractère et à
mon tempérament. Cependant, je me contins mais le temps n’a pu effacer le souvenir de cet épisode.
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Le major en question, à qui d’ailleurs je le rappelai, et qui pourra lire ces lignes, s’en souviendra bien.
Cela fut cause d’ailleurs que le colonel me punît par la suite pour m’être permis de protester. Mais ce
n’est là que misère humaine. Passons !
Si mon grade ne me désignait pas particulièrement pour procéder à l’inhumation du malheureux
LEBRUN, je sollicitais et j’obtins de le faire obéissant à un sentiment bien naturel d’affection, à un
devoir qu’il m’était cher de remplir envers mon pauvre ami.
Après l’avoir fait transporter dans une salle du château Bleu, je recueillis sur lui ses papiers
personnels, sa médaille d’identité, son argent, son portefeuille pour les faire parvenir à sa pauvre
femme. Ah ! Ce portefeuille, ces lettres de son épouse, de ses petites filles, si pleines de tendresse et
d’espoir ! Ah ces photographies de mignons enfants toutes tachées du sang de leur père !
Le cimetière était celui des braves tombés autour de VAUXROT, de CUFFIES, depuis que nos troupes
avaient dû s’y retrancher, c’est-à-dire depuis septembre. Il était situé dans le parc du château Bleu, à
quelque distance de celui-là, non loin de la verrerie. Ce parc qui avait du être très beau avec ses arbres
séculaires était tout dévasté par les obus allemands. Car il était le siège d’une batterie de RIMAILHO
dissimulée sous les sapins et qui tirait sans cesse sur les positions ennemies. Elle n’avait pu être
repérée exactement. De temps à autre, une rafale pleuvait autour des pièces ; mais jusque là elles
n’avaient point été atteintes et tout s’était borné à des arbres brisés, des trous grands comme des
fondrières.
Dans une clairière, en arrière des canons, des petits tumulus surmontés d’une croix de bois blanc avec
de très brèves inscriptions, puis une bouteille fichée en terre par le goulot renfermant un papier roulé
– l’acte de décès – témoignaient les sacrifices nombreux déjà accomplis par les vaillants frères
d’armes qui dormaient là de leur dernier sommeil.
Quatre gaillards de bonne volonté, des mineurs, ses pays, m’avaient accompagné et s’étaient mis à
creuser la fosse du pauvre LEBRUN. Il était quatre heures ; bientôt la nuit allait venir. Quand le trou
fut assez profond, mes braves coupèrent force ramées de sapin vert, en déposèrent un bon lit au fond.
Alors ils partirent à la maison Bleue chercher le corps. LEBRUN avait écrit : « si je suis tué, ce sera
d’une balle au cœur, je crois en Dieu ; que les copains fassent ce qu’ils pourront pour qu’il y ait un
prêtre à mon enterrement ». On pourrait croire que je veux imaginer mon récit : j’affirme cependant
cela rigoureusement exact.
J’avais donc avisé PINEL qui était resté en prières près du mort ; PINEL c’était notre caporal-infirmier.
Prêtre dans le civil, ici, il était d’un dévouement et d’une charité sans bornes ; j’avais pu l’apprécier et
constater qu’il exerçait son ministère avec autant d’austérité et de douceur qu’il était inlassable dans
son dévouement, allant à tous, et inépuisable de bonté envers les blessés.
Il arrive bientôt, son étole noire et blanche sur sa capote bleue, avec un soldat qui lui faisait office
d’enfant de chœur ; ils étaient suivis du mort porté sur un brancard par deux camarades, et de
quelques autres soldats.
LEBRUN était roulé dans deux couvertures de campement ; les brancardiers s’arrêtèrent
respectueusement auprès de la fosse. Avec mille précautions ils déposèrent le corps au fond, sur son
lit de sapin, et recouvrirent le visage qui semblait dormir. Le prêtre-soldat dit les prières ; chacun de
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nous dit adieu, simplement, sans émotion apparente, mais cependant navré, le cœur profondément
angoissé. Quelques gouttes d’eau bénite, une nouvelle brassée de sapin, puis les pelleteurs
recouvrirent rapidement la tombe.
Une petite croix de bois blanc fut placée avec cette humble épitaphe :
LEBRUN, soldat 282e
25 novembre 1914
Mort pour la patrie (1)
Une bouteille bien bouchée fut mise en place sur la terre fraîche avec son papier dedans.
Puis, sous l’impression d’une violente émotion, et silencieusement, la petite assistance se retira
rapidement, oui, à la hâte, car les Boches, comme s’ils avaient voulu saluer leur victime une dernière
foi, inondèrent tout à coup le parc, alentour de nos canons, d’obus énormes qui éclatèrent
sinistrement, cassant les arbres, creusant de grands trous, pareils à des fondrières.
Tombe de héros de la guerre 14/18
(1) – Le soldat Désiré LEBRUN figure sur le monument aux morts de BRUAY en ARTOIS sa ville natale – il reçut la
médaille militaire et la croix de guerre –
(2) http://pagesperso-orange.fr/memoiresdepierre/alphabetnew/b/bruay.html Monument aux morts BRUAY.
HORREUR Le 14 janvier au soir la bataille de CROUY battait son plein.
Nous résistions jusqu’à la témérité car nous savions, vaguement cependant, que dans la nuit
prochaine nous évacuerions le fameux éperon 132.
La crue avait, en ces derniers jours, enlevé tous les ponts de l’Aisne depuis VENIZEL jusqu’à SOISSONS.
Il n’en restait plus qu’un seul de praticable dans cette ville : le pont des Anglais. Car l’ouvrage de
pierre que les Boches avaient détruit avait été rétabli par nos amis Anglais avec de solides poteaux de
bois.
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Il était à craindre que, débordée et enveloppée par des forces supérieures, les renforts arrivant
toujours à l’ennemi, notre division entière fut cernée et faite prisonnière.
Dans le bois de sapins, en attendant son tour d’aller renforcer la tranchée de tir se trouvant au bas de
la crête à une vingtaine de mètres, une section se tenait muette, l’arme au pied, dans un boyau de
communication assez profond pour constituer un bon abri temporaire, mais trop cependant pour
permettre facilement de voir à l’intérieur, ce qui n’était possible qu’en ayant recours à des
échancrures ménagées de distance en distance.
Carte état-major où se situe les villages commentés par M. CHAMPION batailles du 8 janvier 1915
(Éperon 132 flèche orange front Français)
La fusillade faisait rage ; les balles vibraient de tous côtés, sans répit ; la lutte en bas était ardente et
farouche.
Le sous-officier qui était à la tête de cette petite troupe n’avait pas besoin de l’exhorter au calme, ni
d’exalter son courage. Elle était prête à faire son devoir vaillamment comme elle l’avait fait depuis ces
trois jours où l’on cognait dur.
Les braves fantassins en étaient là de leur attente quant, tout à coup, un grand diable de Boche tout
casqué, apparut sur le talus, dominant fusil au poing..
L’air âgé, de grande taille, rouge et velu, il apparut tel un fantôme. Sans se déconcerter, ayant un
culot formidable, il lança ces quelques mots : « Kamarades français, rendez-vous »
Les soldats étaient littéralement bouleversés par cette apparition soudaine. Comment ce bougre de
grenadier prussien, c’en était un, avait-il pu franchir notre tranchée de tir ? Personne sur le moment
n’eut le loisir de se l’exprimer.
« Je vas t’en f….. Des kamarades » dit un petit caporal. Et vlan, il lui flanque de bas en haut sa
baïonnette dans la carcasse. Notre Boche pousse un « ouah » horrible, tombe comme une masse dans
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le boyau, la tête en bas. Il vomissait du sang par la bouche, par le nez, par les oreilles, par son trou au
ventre.. Il avait été nettoyé du coup, comme on pense.
Vite le caporal et des copains vont pour procéder à l’opération traditionnelle : la fouille du cadavre. Il
ne faut pas supposer que la fouille soit faite dans le but de détrousser les morts ; cela n’est pas dans
le caractère du soldat de France. Quand on le peut, il est du devoir de prendre sur l’ennemi tombé les
papiers qui paraissent avoir une importance, une utilité servant à notre cause. Jamais le soldat
Français ne se prêtera à jouer, comme nos cyniques adversaires, le rôle de pillards et de détrousseurs
de cadavres !
Le caporal, les mains ensanglantées, avait déboutonné la tunique du grenadier prussien. Dans une
poche intérieure, il trouva une sorte de paquet plat enveloppé d’une serviette blanche très fine.
Intrigué, il le tira et se mit en devoir de le dérouler. En défaisant le deux ou troisième tour du paquet,
des taches brunes apparurent sur la toile.
« Je parie qu’il a un bifteck, ce c… là ! Et moi qui n’ai mangé que du singe depuis trois jours », dit un
loustic.
Maintenant le dernier tour est au bout : l’objet tombe ! Oh ! Horreur ! Oh ! Dégoûtation ! Ce bifteck
était une main, une main de femme, de vieille femme assurément. Une section bien nette à cinq
centimètres de la naissance du poignet, toute sanguinolente, le dessus de la main plissée, les ongles
fins et bien taillés, tout violacés. Mais des bagues anciennes montées de brillants ornaient le petit
doigt, une alliance et un autre bijou l’annulaire. Le tout semblait de grande valeur.
Quelle lugubre découverte ; quelle horrible vision ; quelles tristes pensées hantèrent les spectateurs de
cette scène ! Quels barbares que ces misérables Prussiens !
Tous émus, les soldats regardèrent le petit caporal creuser un trou avec sa pelle-bêche dans le flanc
du boyau, y déposer le paquet macabre, l’y enfouir.
Et l’âme encore plus farouchement remplie de haine, après avoir balancé le corps du voleur assassin
de vieilles femmes par-dessus le parapet d’où il était dégringolé, ils descendirent à leur tour à la
tranchée de tir.
RUSES DE BOCHES
A mon ami M. GERIET sergent de Zouaves, au front.
Mon cher camarade,
Vous m’avez causé un réel plaisir en me narrant dans votre dernière lettre un épisode d’une attaque à
la baïonnette, et je vous admire pour le goût que vous avez pris à ce genre de sport, et pour l’habilité
que vous avez acquise à manier « Rosalie » tout aussi bien que pendant la paix vous maniiez la plume
en esquissant des conclusions pour une audience.
Ce qui est magnifique surtout, c’est l’esprit de corps qui anime vos Zouaves.
Vous me demandez ce que nous faisons dans nos tranchées de SOISSONS ; nous n’y sommes plus
depuis quelques jours, nous sommes là où l’on se cogne fermes, car il faut percer au Nord d’Arras.
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Mais je tiens à vous conter une histoire de tranchées, peu banale, et qui vous fera rire, je n’en doute
pas.
Il était dix heures du soir. La nuit était superbe, étoilée, tiède comme une vraie nuit d’été, quoiqu’on
ne fût qu’aux premiers jours de mai. La bataille avait fait rage tout le jour ; nous l’avions entendue
sans y assister, car nous étions arrivés dans la matinée et nous étions restés en réserve à l’orée du
bois de BOUVIGNY jusqu’au coucher du soleil.
Notre capitaine et les chefs de section avaient été reconnaître le secteur que nous devions occuper,
bien avant que de nous y conduire. Après la marche silencieuse que vous connaissez comme moi, dans
un interminable dédale de boyaux, de chemins creux, occupés par des soldats l’œil au guet, l’arme au
poing, la compagnie se trouvait réunie tout entière dans une sorte de petite vallée que nous crûmes
dans l’ombre être une carrière. C’était là le lieu de rassemblement, et la dislocation de notre troupe
fut vite faite, chaque fraction ayant en avant, en éventail, des positions de première ligne à occuper.
Le capitaine me souffla « Venez avec votre demi-section et suivez-moi ». De ci, de là, quelques coups
de feu, des éclatements de torpilles et de crapouillots ; plus sur notre droite, des fusées jetant de
temps à autre leurs éclats fulgurants ; en somme une nuit parfaitement calme, on n’aurait jamais dit
que la journée avait été si bruyante et si terrible.
Nous suivions les uns derrière les autres notre chef. Arrivés à quelques centaines de pas, halte.
Rapidement, à voix basse, accroupis dans le boyau, le capitaine m’expliquait qu’en avant de l’endroit
où nous nous trouvions, à quinze mètres, il y avait une tranchée parallèle, de même dimension,
cinquante mètres peut-être, vide d’occupants ; qu’en avant de cette position creuse il y avait à la
même distance une tranchée semblable mais occupée par une petite fraction de Boches, une
vingtaine croyait-il, qui semblaient être là comme un faisceau de guetteurs assez éloigné du gros de
son bataillon.
Il s’agissait de profiter de la nuit pour se glisser furtivement et prudemment dans la tranchée vide,
sans éveiller l’attention des voisins d’en face, un à un par exemple, et tout à fait au petit jour,
brusquement, afin que le rapprochement permît de lancer utilement des grenades dans le trou des
Boches.
C’était compris. J’installe mes bonshommes, tous des gars dévoués et résolus. Je les répartis dans une
tranchée. Ils se trouvaient à quelques pas les uns des autres. J’occupais le centre afin de communiquer
plus facilement avec eux.
Je n’ai pas besoin de vous dire que tout cela se fit dans le plus religieux silence et qu’on eût entendu
une mouche voler. Je me disposais à prendre la décision que comportait la situation : sortir le premier
avec un ou deux hommes pour aller en rampant, à cause des fusées, dans la tranchée libre. Quant
tout à coup, devinez ce que nous entendons ? « Kamarades ? Vous êtes là ? N’ayez pas peur, réponds-
nous »
Nous étions éventés. L’oreille fine, ces bougres là nous avaient entendus malgré nos précautions. La
voix était forte, non dissimulée ; elle semblait venir de très près. Nous nous demandions même s’ils
n’avaient pas déjà devancé notre projet en s’installant dans la tranchée vide.
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Que faire ? Nous répondîmes… par un mutisme complet ! Et la voix du Boche continuait toujours
« Kamarades ! Nous pas méchants. Cause un peu ? Nous pères de famille, moi connais Paris ».
Toujours silence de notre côté. Je fis par prudence assujettir les baïonnettes qui cliquetèrent bien un
peu mais bah !
Ils ne tirèrent pas ; pourtant nous avions tous la tête hors de la tranchée plate. L’habitude, la nuit,
donne à la vue une clairvoyance spéciale ; nous aurions vu arriver l’ennemi, s’il lui avait pris la
fantaisie de venir jusqu’à nous. Nous ne pouvions pas lui lancer de pétards, c’eut été vain sans doute
à cause du vague de l’obscurité.
Et les minutes, les heures passaient ainsi dans une attente indicible, un désir impétueux de voir le jour
poindre pour « s’expliquer »..
Le Boche, toujours le même, ne cessait pas de monologuer toujours les mêmes mots, sur un ton
pareil, langoureux, banal et guttural.
Il était deux heures et demie. L’approche de l’aube commençait à se deviner ; bientôt les premières
lueurs du jour apparaîtraient qui changeraient notre situation bizarre ; chacun grelottait de
l’immobilité et de la fraîcheur de la nuit.
Trois heures, il fait jour ; on distingue dans le sol crayeux la ligne d’en face, puis celle plus haut d’où
part la voix. « Kamarades ! Nous voulons nous rendre ; nous avons assez de la guerre ».
Que faut-il faire ? Est-il sincère ? Ne les connaissons-nous pas encore assez ces fourbes maudits. Ils
veulent sans doute tout simplement que nous montrions nos têtes pour nous les enlever par un coup
adroit. Je consulte mes poilus.
« Ne vous montrez pas surtout » ! me disent-ils. Je tire quelques caillons du fond de la tranchée et, du
bout des doigts, je les place doucement sur le terre-plein, au dessus de mon képi ; j’en mets un d’un
côté un de l’autre de façon à faire insensiblement un tout petit créneau protecteur. Je me résous à
répondre à la fin.
« Ohé ! Bande de s…. si vous voulez vous rendre, jetez vos armes et venez jusqu’ici ». En même temps,
je risque un œil par mon créneau improvisé.
« Voilà » répond la voix. Et, que vois-je ? Un Prussien, plutôt petit, qui se hisse, sort de son repaire,
puis un deuxième, puis un troisième, puis toute une bande, au moins une trentaine. Ils sont sans sacs,
la couverture en bandoulière, calot en tête.
« Ça y est, les voilà, ne bougeons pas encore », passé-je aux miens camarades. Je continue à observer
leurs gestes, maitrisant mon émotion. Mes poilus ne se sentent plus capables d’observer quelques
prudences ; ils lèvent tour à tour le nez pour voir eux aussi ! Dame ! Pensez-donc..
Mes Boches, debout, raides, sont alignés l’arme au pied comme pour un défilé !
Je crie : « Eh ? À bas les armes ou autrement gare ! » Comme s’ils avaient exécuté un
commandement, je remarque – je dis remarque avec intention – qu’ils déposent doucement à terre
leurs fusils, canon de notre côté, crosse côté de leur tranchée. Puis, d’un pas calme, qu’on eût pu dire
cadencé, nous les vîmes s’avancer vers la tranchée libre entre nous. Vous pensez quelle joie nous
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éprouvions ; c’était là à n’y pas croire et à nous demander si nos yeux n’étaient pas l’objet d’une
hallucination ! Hélas, la joie de faire des prisonniers aussi facilement fut de courte durée.
A ce moment même, un agent de liaison venait me transmettre l’ordre de rallier, la compagnie devant
immédiatement se déplacer. Je l’écoutais à peine, très préoccupé d’observer fiévreusement la marche
des Boches.
Ils sautent, comme un seul homme, dans le boyau vide ; ils n’ont plus qu’à franchir les quelques pas
qui nous séparent et ils sont à nous.
« Kamarades ! C’est nous qui l’avons la tranchée » ! Hurle fourbement le facétieux teuton.
Et que vîmes-nous soudain ? Les fusils ramper tout seuls et se diriger vers eux ! Les brigands, ils
avaient attaché une ficelle à leur dos, amarré leurs armes, et ils les amenaient ainsi sournoisement à
eux.
Ça ne fait rien tout de même ; si les rôles paraissaient changés, ils ne devaient pas l’être longtemps.
Notre mission avait consisté à nous rapprocher d’eux pour pouvoir les exterminer à coups de
grenades plus facilement. Bien aimable à eux, ils avaient eux une courtoisie mal calculée sans doute
que nous n’avions osé d’ailleurs espérer, que nous allions excellemment mettre à profit, de venir
s’offrir à nous en faisant eux-mêmes le chemin.
Il n’y avait pas dix secondes que le causeur avait lancé ses mots hypocrites et railleurs, et leurs fusils
n’étaient pas encore parvenus à eux, que mes poilus et moi-même, à coups sûrs, nous lançâmes nos
grenades presque ensemble dans le fossé. Elles éclatèrent dans un fracas de mille tonnerres,
soulevant d’énormes débris de pierres et de terre qui retombèrent sur ces fourbes. Nous avions
assurément fait de la bonne besogne.
Et remplis de satisfaction et d’émotion, enchantés d’avoir échappé à un grand péril, nous rampâmes
dans le boyau à la suite de l’agent de liaison pour rejoindre la compagnie au rassemblement.
* Fin du carnet *
J’ai placé volontairement le récit « Ruses de Boches » en fin de dossier pour terminer sur une note un
peu plus « légère » quant aux dramatiques faits énumérés ci-dessus. Mais il figure dans le carnet en
6e position.
M. CHAMPION revint sain et sauf de la guerre, mais terriblement blessé !
La guerre 14/18 a pratiquement épargné l’arrondissement de Pontoise mais les communes situées
sur la rive gauche de l’Oise ont subi quelques incursions de troupes ennemies. Quelques
bombardements aériens, quelques tirs d’obus plus meurtriers. Le VEXIN même a connu la peur de
l’invasion et a entendu le bruit de la canonnade mais tout cela n’est rien quand on le compare aux
souffrances des provinces et des départements voisins, et surtout la MARNE, la SOMME, le NORD, la
CHAMPAGNE, l’ARGONNE, VERDUN et l’EST et des dizaines d’autres noms de villages au consonances
tragiques. Le MANTOIS non plus n’a pas subi de gros dommages pendant la première guerre
mondiale mais a perdu nombreux de ses enfants. Rien qu’à MEULAN l’occupation sera vécu de
manière dramatique et connaîtra dès le début du conflit ses premières victimes civils : un jeune
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homme se tue pendant sa préparation militaire et un volontaire est emporté par une maladie
infectieuse à l’hôpital de Versailles ! Ils seront inhumés à MEULAN avec les honneurs.
Des abris seront mis en place et resserviront à quelques exceptions près en 1944. (Voir dossier
Seconde guerre mondiale) !
Enfin 1918 arrive ! Dès le 17 novembre, une grande cérémonie religieuse aura lieu en l’église Saint-
Nicolas suivie d’un té-deum prononcé par le curé doyen le père GUERIN.
Sur 700 mobilisés pour la seule ville de MEULAN ce seront 130 morts parmi eux quelques civiles tués
par des obus lâchés sur la ville qui laisseront des traces indélébiles dans les mémoires. Le maire lui-
même Monsieur RENOUT perdra son fils lors de ce terrible conflit qui fera des millions de morts.
Madeleine ARNOLD TETARD ©
Sources : 4 H²/8 Archives Municipales de Meulan – cahier de monsieur Champion conservé -