sororitÉ bell hooks - infokiosques · 2014-12-15 · 1 bell hooks, feminist theory : from margin...
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L'idéologie de la suprématie masculine incite les femmes à penser qu'elles ne valent rien tant qu'elles ne sont pas liées ou unies à des hommes. On nous enseigne que les relations que nous entretenons les unes avec les autres amoindrissent notre expérience au lieu de l'enrichir. On nous enseigne que les femmes sont « naturellement » ennemies des femmes, que la solidarité n'existera jamais entre nous parce que nous ne pouvons et ne devons pas nous unir les unes aux autres. Nous avons bien appris ces leçons. Nous devons les désapprendre pour construire un mouvement féministe durable. Nous devons apprendre à vivre et à travailler dans la solidarité. Nous devons apprendre le véritable sens et la vraie valeur de la sororité.
Alors que le mouvement féministe contemporain aurait dû former les femmes à la solidarité politique, la sororité n'a pas été envisagée comme un accomplissement révolutionnaire que les femmes s'efforceraient d'atteindre par la lutte. Telle que la concevaient les mouvements de libération des femmes, la sororité se fondait sur l'idée d'une oppression commune. Il va sans dire que ce furent surtout les femmes de la bourgeoisie blanche, de tendance libérale ou radicale, qui cultivèrent la notion d'oppression commune.
L'« oppression commune » était un mot d'ordre mensonger et malhonnête qui masquait la véritable nature de la réalité sociale vécue par les femmes, sa complexité et sa variété. Les attitudes sexistes, le racisme, les privilèges de classe et toute une kyrielle d'autres préjugés divisent les femmes.
Quand nous nous engageons activement en nous aidant mutuellement à comprendre nos différences, à corriger les idées fausses ou déformées, nous posons les fondements de l'expérience de la solidarité politique. Pour en faire l'expérience, nous devons avoir une communauté d'intérêts, de croyances et d'objectifs autour desquels nous unir et construire la sororité. La solidarité nécessite un engagement durable et permanent. Le mouvement féministe a besoin de la diversité, du désaccord et de la différence pour grandir.
Les femmes n'ont pas besoin d'éradiquer leurs différences pour se sentir solidaires les unes des autres. Nous n'avons pas besoin d'être toutes victimes d'une même oppression pour toutes nous battre contre l'oppression. Nous pouvons être des sœurs unies par des intérêts et des croyances partagées, unies dans notre appréciation de la diversité, unies dans la lutte que nous menons pour mettre fin à l'oppression sexiste, unies dans la solidarité politique.
SORORITÉ :LA SOLIDARITÉ POLITIQUEENTRE LES FEMMES
bell hooks
SORORITÉ :LA SOLIDARITÉ POLITIQUE
ENTRE LES FEMMES
Ce texte est paru en 1986 dans le n°23 de Feminist Review, sous le titre original : « Sisterhood : Political Solidarity between Women ».
Il s'agit d'une version remaniée du chapitre 4 de Feminist Theory : from Margin to Center, South End Press, Boston, 1984.
Cette traduction en français, par Anne Robatel, a été publiée dans Black feminism, Anthologie du féminisme africainaméricain, 19752000, L'Harmattan, Bibliothèque du féminisme, Paris, 2008.
bell hooks est auteure de nombreux livres, dont voici quelques titres : Ain't I a Woman ? : Black women and feminism (1981), Feminist Theory : From Margin to Center (1984), Talking Back : Thinking Feminist, Thinking Black (1989), Sisters of the Yam: Black Women and Selfrecovery (1993), Reel to Real : Race, Sex, and Class at the Movies (1996), Where We Stand : Class Matters (2000), Rock My Soul : Black People and Selfesteem (2003), Soul Sister : Women, Friendship, and Fulfillment (2005), Belonging : A Culture of Place (2009), ou encore Writing Beyond Race : Living Theory and Practice (2013).
À ce jour, aucun des livres de bell hooks ne semble avoir été traduit en français.
− cette brochure a été éditée en décembre 2014 −
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Quand nous nous engageonsactivement en nous aidantmutuellement à comprendre nosdifférences, à corriger les idéesfausses ou déformées, nousposons les fondements del'expérience de la solidaritépolitique. La solidarité, ce n'estpas simplement le soutien. Pouren faire l'expérience, nous devonsavoir une communauté d'intérêts,de croyances et d'objectifs autourdesquels nous unir et construirela sororité. Le soutien peuts'exprimer par intermittences : onpeut le reprendre tout aussifacilement qu'on l'a donné. Lasolidarité nécessite en revancheun engagement durable etpermanent. Le mouvementféministe a besoin de la diversité,du désaccord et de la différencepour grandir. Comme l'ontsouligné Grace Lee Boggs etJames Boggs dans Revolution andEvolution in the TwentiethCentury3 :
« Les concepts de critique etd'autocritique reposent sur une mêmeappréciation de la réalité de lacontradiction. La critique etl'autocritique renvoient à la manièredont des individus unis autourd'objectifs communs peuventconsciemment utiliser leurs
3 Grace Lee Boggs, James Boggs,Revolution and Evolution in the TwentiethCentury, Monthly Review Press, NewYork, 1974.
différences et leurs limites, c'est-à-diredes traits négatifs, afin d'accélérer leuravancée positive. Il faut savoir tirer lemeilleur parti des choses, comme ondit. »
Les femmes n'ont pas besoind'éradiquer leurs différences pour sesentir solidaires les unes des autres.Nous n'avons pas besoin d'êtretoutes victimes d'une mêmeoppression pour toutes nous battrecontre l'oppression. Nous n'avonspas besoin de haïr le masculin pournous unir, tant est riche le trésord'expériences, de cultures et d'idéesque nous pouvons partager entrenous. Nous pouvons être des sœursunies par des intérêts et descroyances partagées, unies dansnotre appréciation de la diversité,unies dans la lutte que nousmenons pour mettre fin àl'oppression sexiste, unies dans lasolidarité politique.
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SORORITÉ :LA SOLIDARITÉ POLITIQUE ENTRE LES FEMMES
Introduction : dimanche aprèsmidi, 12 janvier 1986.
Le bruit des sanglots semélange à la musique de Lole yManuel, Paco de Lucia etCamaron, trois chanteurs deflamenco − j'affrontel'insatisfaction qui me saisitquand j'essaie de commencer àécrire : je suis inquiète à l'idée dene pas trouver les mots pour direce qui doit être dit, j'ai peur quema capacité à parler par l'écriturene diminue un peu plus chaquejour. Je sais que je ne peux pasécouter cette musique et écrire enmême temps. Le son mesubmerge inévitablement,m'emportant dans un monde dontle langage passionné se situe audelà des mots. C'est un chant detension, d'intensité − unemusique de lutte, à sa façon. Encette nouvelle année je sens qu'ilest impératif que les militantesféministes reconnaissent laprimauté de la lutte −l'importance de la lutte dans le
travail politique aux niveauxindividuel et collectif. S'engagerradicalement dans la lutte politique,c'est accepter de plein gré laresponsabilité d'utiliser le conflit demanière constructive, c'est à direnous préparer à nous servir duconflit pour mieux nouscomprendre mutuellement et pourdéfinir les paramètres de notresolidarité politique.
Au sein du mouvementféministe, le conflit racial opposantles femmes blanches et les femmesde couleur demeure un enjeuimportant. Les tensions sont parfoistellement vives que nousdésespérons de pouvoir jamais vivreensemble dans des espaces sociauxqui ne seraient pas irrévocablementcontaminés par la politique de ladomination. Alors que l'énergie etl'espoir déclinent, il est fondamentalque les militantes féministesréaffirment leur attachement à lalutte politique et renforcent leursolidarité. Cela signifie que nousdevons nous atteler rapidement à latâche consistant à combattre leracisme et les conflits qu'ilengendre, en continuant à croire
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qu'une lutte menée avecconviction et persévérancedébouchera sur un programmeféministe libérateur.
Feminist Theory : fromMargin to Center1 témoigne desefforts que poursuiventactuellement certaines militantesféministes engagées pourformuler une théorie libératriceaux vues plus larges, une théoriequi conteste la domination au lieude la perpétuer. Dans unecertaine mesure, les réactionssuscitées par cet ouvrage sontdéterminées par le racisme.Contrairement à mon premierlivre, Ain't I a woman : BlackWoman and Feminism2, publié àun moment où les femmesblanches avaient décrété que la« race » était un sujet acceptablepour la réflexion féministe, FromMargin to Center paraît alors quebeaucoup de femmes blanches secomportent comme si les femmesde couleur n'avaient pas de rôledécisif à jouer dans laconstruction de la théoriepolitique féministe. Tout en seréférant à quelques voixprivilégiées (c'estàdire, aux voixqu'elles choisissent d'écouter,comme celles d'Audre Lorde oude Barbara Smith), elles ignorent
1 bell hooks, Feminist Theory : from Marginto Center, South End Press, Boston, 1984.
2 bell hooks, Ain't I a woman : BlackWoman and Feminism, South End Press,Boston, 1982.
l'essentiel du travail théoriqueeffectué par des femmes de couleurmoins renommées ou toutsimplement inconnues, surtout s'iln'y est pas question de l'idéologiedominante. Dans les cursus deswomen's studies des universitésaméricaines, on mentionnerarement les écrits théoriques desféministes de couleur, leurpréférant le genre de la fiction oucelui des confessionsautobiographiques. Depuis sapublication, Feminist Theory : fromMargin to Center a reçu peu decompterendus (j'en ai comptédeux). Malgré l'absence dereconnaissance, de discussion ou decritique de la part de l'« establishment » féministe, leslectrices me renvoient desjugements positifs. Aussi n'aije pasl'intention de me plaindre : sur leplan personnel, j'ai trouvé beaucoupde plaisir à écrire ce livre et je suisheureuse de voir qu'il se vend bien.Cela ne m'empêche pas de percevoirque la réception de cet ouvrage estinfluencée par un certain racisme etpar les effets du star system envigueur dans la communautéféministe − les ouvrages decertaines personnalités reçoiventune grande publicité quand d'autreslivres sont complètement ignorés.
Originaire d'un milieu noirouvrier, sudiste et conservateur, jesuis moimême impressionnée parles circonstances qui me permettent
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travail, aussi particulier soitil.Quand les militantes féministess'élèveront contre le racisme etl'exploitation sociale, la questionde la présence des femmes decouleur ou des femmes pauvresne constituera plus un enjeu.Reconnues comme essentielles,ces questions seront traitées partout le monde, même si lesfemmes les plus concernées parces formes particulièresd'exploitation resterontnécessairement à l'avantgardedes combats destinés à les fairedisparaître. Nous devons accepterde prendre la responsabilité delutter contre des oppressions quine nous affectent pasnécessairement en tantqu'individues. Comme d'autresmouvements radicaux, lemouvement féministe s'affaiblitquand la participation estexclusivement motivée par despréoccupations et des prioritésindividuelles. En manifestantnotre engagement pour l'intérêtcollectif, nous renforçons notresolidarité. […]
Il faut que les femmesagissent ensemble sur des sujetsqui suscitent des désaccordsidéologiques, en cherchant àtransformer l'interactionconflictuelle afin de rendre lacommunication possible. Parexemple, quand nous nousrassemblons, il ne s'agit pas de
faire semblant d'être unies : il fautau contraire reconnaître que noussommes divisées et trouver lesmoyens de vaincre les peurs, lespréjugés, les ressentiments, lesrivalités, etc. Les désaccordsviolents et négatifs qui ont éclatédans les cercles féministes ontconduit de nombreuses militantes àfuir les situations d'interactioncollective et individuelle quidégénèrent parfois en disputes et enconfrontations. On en est arrivé àpenser que le confort et la solidariténécessitaient de se retrouver dansdes groupes dont toutes lesparticipantes étaient semblables etpartageaient les mêmes valeurs. Siaucune femme ne souhaite seretrouver dans une situation qui laréduirait psychiquement à néant,les femmes sont néanmoinscapables de s'affronter, puis dedépasser leur opposition pourarriver à se comprendre.L'expression de l'hostilité ne sauraitêtre une fin en soi, mais elle a dusens lorsqu'elle est conçue commeun catalyseur qui nous permet declarifier notre compréhension de laréalité. Le développement de lasolidarité féminine passe parl'expérience de ce travail dansl'affrontement, ne seraitce queparce que nous devons nous libérerde la socialisation sexiste qui nous aappris à éviter la confrontation souspeine de souffrir ou d'être détruites.[…]
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que l'élimination de l'oppressionde classe faisait partie des effortsles plus importants à fournir pouréliminer l'oppression sexiste. Ellesn'ont pas fait suffisammentd'efforts pour s'organiser auxcôtés des femmes pauvres et desouvrières qui, sans s'identifier à lacause socialiste, croientnéanmoins à la nécessité deredistribuer la richesse des ÉtatsUnis. Elles n'ont pas cherché àforger une prise de consciencecollective des femmes. Elles ontconsacré l'essentiel de leurénergie à s'adresser aux hommesde gauche, à discuter des liensentre marxisme et féminisme, ouà expliquer aux autres féministesque le socialismeféminisme étaitla meilleure stratégie pour larévolution. On a tort de penserque la notion de lutte des classesfait partie du domaine réservé dessocialistesféministes. Bien quej'attire ici l'attention sur les pisteset les stratégies qu'elles ontnégligées, j'aimerais souligner queces enjeux doivent être pris encompte par toutes les militantesdu mouvement féministe. Quandles femmes regarderont en face laréalité des divisions sociales etprendront des engagementspolitiques destinés à les éliminer,nous ne nous heurterons plus auxconflits de classe tellementévidents dans le mouvementféministe. Tant que nous ne nous
concentrerons pas sur les divisionsde classe entre femmes, nous seronsincapables de construire unevéritable solidarité politique.
Le sexisme, le racisme et lespréjugés de classe séparent lesfemmes. Au sein du mouvementféministe, les divisions et lesdésaccords sur la stratégie et lespriorités de la lutte ont conduit à laformation de groupes quisoutiennent des positions politiquesdiverses. L'éparpillement desfactions politiques et des groupespoursuivant des intérêts spécifiquesfreine la solidarité : ces divisionssont inutiles et pourraient êtrefacilement éliminées. Laspécialisation des groupes amèneles femmes à croire qu'il appartientexclusivement aux socialistesféministes de se pencher sur laquestion des classes ; que seules leslesbiennes féministes sont habilitéesà lutter contre l'oppression del'homosexualité féminine etmasculine ; que le racisme n'est quel'affaire des femmes noires ou decouleur. Toute femme peut s'éleverpour s'opposer politiquement àl'oppression sexiste, raciste,hétérosexiste ou sociale. Même sielle décide de concentrer ses effortssur une question politique donnéeou une cause spécifique, à partir dumoment où elle s'oppose fermementà toutes les formes d'oppressioncollective, cette perspectivegénérale se manifestera dans son
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de revendiquer un engagementpolitique radical. J'ai du mal àcroire que j'ai écrit deux livresféministes. Récemment, le hasarda voulu que je m'installe dans leNord, à New Heaven,Connecticut, où j'enseigne lesétudes afroaméricaines etl'anglais à l'université de Yale −c'est mon premier posted'enseignante à plein temps. Jeconçois l'enseignement comme untravail politique et la salle declasse comme un espace pourl'action politique radicale. Fairede l'université un lieu d'éducationà la conscience critique et unespace de politisation est uneaction subversive et difficile. Cen'est pas la meilleure manière dese faire bien voir et d'assurer lerenouvellement de son poste.
Mon radicalisme politiques'enracine dans une conviction :pour qu'un nouvel ordre socialémerge, il faut contester etchanger la politique dedomination telle qu'elle semanifeste dans l'oppressionimpérialiste, capitaliste, raciste etsexiste. Il m'arrive de me définircomme une socialiste. Il m'arriveaussi d'être désenchantée et deconsidérer avec scepticisme lesocialisme américain, enparticulier sa version socialisteféministe : enracinée dans unecertaine orthodoxie universitaire,elle n'aspire nullement à susciter
un mouvement politique de masseou à provoquer un changementsocial. En règle générale, lalittérature socialisteféministe secontente de développer une critiqueféministe du socialisme au lieud'imaginer une théorie radicale delibération socialiste qui permettraitde penser l'imbrication des systèmesde domination sexiste, raciste,sociale, impérialiste, etc. Tel est leprogramme autour duquel doiventnécessairement se mobiliser lessocialistesféministes et toutes lesféministes qui s'engagent pour unchangement révolutionnaire.
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Les femmes constituent leprincipal groupe victime del'oppression sexiste. À l'instard'autres formes d'oppressioncollective, le sexisme est perpétuépar des structures institutionnelleset sociales ; par les individus quidominent, exploitent ouoppriment ; et par les victimes ellesmêmes, amenées par la socialisationà adopter des comportements quiles rendent complices du statu quo.L'idéologie de la suprématiemasculine incite les femmes àpenser qu'elles ne valent rien tantqu'elles ne sont pas liées ou unies àdes hommes. On nous enseigne queles relations que nous entretenonsles unes avec les autres
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amoindrissent notre expérienceau lieu de l'enrichir. On nousenseigne que les femmes sont« naturellement » ennemies desfemmes, que la solidaritén'existera jamais entre nous parceque nous ne pouvons et nedevons pas nous unir les unes auxautres. Nous avons bien apprisces leçons. Nous devons lesdésapprendre pour construire unmouvement féministe durable.Nous devons apprendre à vivre età travailler dans la solidarité.Nous devons apprendre levéritable sens et la vraie valeur dela sororité.
Alors que le mouvementféministe contemporain aurait dûformer les femmes à la solidaritépolitique, la sororité n'a pas étéenvisagée comme unaccomplissement révolutionnaireque les femmes s'efforceraientd'atteindre par la lutte. Telle quela concevaient les mouvements delibération des femmes, la sororitése fondait sur l'idée d'uneoppression commune. Il va sansdire que ce furent surtout lesfemmes de la bourgeoisieblanche, de tendance libérale ouradicale, qui cultivèrent la notiond'oppression commune.L'« oppression commune » étaitun mot d'ordre mensonger etmalhonnête qui masquait lavéritable nature de la réalitésociale vécue par les femmes, sa
complexité et sa variété. Lesattitudes sexistes, le racisme, lesprivilèges de classe et toute unekyrielle d'autres préjugés divisentles femmes. Elles ne peuvent s'unirdurablement qu'à la condition dereconnaître ces divisions et deprendre les mesures nécessaires àleur élimination. Certes, il estimportant de mettre en lumière lesexpériences vécues par l'ensembledes femmes, mais il existe aussi desclivages, et ce n'est pas avec desvœux pieux et de belles idéesromantiques qu'on les feradisparaître.
Depuis quelques années, la« sororité » telle qu'elle s'exprimedans les slogans, les devises ou lescris de ralliement féministes nesuggère plus que l'union fait laforce. Certaines militantes semblentdésormais penser que nous nepouvons nous unir, étant donné nosdifférences. Mais en abandonnant lanotion de sororité pour exprimer lasolidarité politique, on affaiblit lemouvement féministe. La solidaritérenforce la lutte de résistance. Il nepeut y avoir de mouvementféministe de masse contrel'oppression sexiste sans un frontuni : les femmes doivent prendrel'initiative et démontrer la force dela solidarité. Si nous ne parvenonspas à montrer que les barrièresséparant les femmes peuvent êtreéliminées, que la solidarité peutexister, nous ne pouvons espérer
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comme toujours quand on parled'argent. Elle en sait quelque chose.Elle ne va pas s'amuser à signer desgros chèques à son « assistante ».Elle est juste − elle n'arrête pas denous le rappeler − mais elle ne va pasnous « libérer », pas plus que leshommes ne vont « libérer » leursfemmes, leurs secrétaires, ou toutescelles qui travaillent dans leursentreprises. »
Les militantes pour lalibération ne se sont pascontentées de relativiser lesprivilèges sociaux en mettant lasouffrance psychologique sur lemême plan que le manque demoyens ; elles sont souvent alléesjusqu'à suggérer que le premierproblème était plus grave que lesecond. Elles ont réussi à ignorerque beaucoup de femmessouffrent à la fois sur le planpsychologique et matériel, ce quisuffit à justifier qu'on s'attached'abord à transformer leur statutsocial avant de s'intéresser auxperspectives de carrière des plusprivilégiées. Il est clair qu'unebourgeoise qui souffrepsychologiquement a plus dechances de trouver de l'aidequ'une femme qui connaît desdifficultés matérielles en plus deses problèmes psychologiques,sentimentaux ou relationnels. Ilexiste une différencefondamentale entre les
perspectives dans lesquelles sesituent une femme issue de labourgeoisie et une femme issue desclasses populaires : cette dernièresait qu'aussi cruelles etdéshumanisantes que soient lesdiscriminations et l'exploitation quel'on subit en raison de son sexe, ladouleur, la déshumanisation et lapeur peuvent être encore plusgrandes lorsqu'on ne peut plus senourrir ou se loger, lorsqu'on estgravement malade et qu'on n'a pasles moyens de se faire soigner. Si lesfemmes pauvres avaient définil'ordre du jour du mouvementféministe, elles auraient peutêtredécidé de mettre la lutte des classesau centre de leur combat ; ellesauraient peutêtre fait en sorte queles femmes pauvres et lesprivilégiées s'efforcent decomprendre la structure sociale etla manière dont elle dresse lesfemmes les unes contre les autres.
Les socialistesféministes, quisont en général des femmesblanches, ont mis l'accent sur lanotion de classe mais elles n'ont pasréussi à changer les attitudessociales au sein du mouvementféministe. Bien qu'elles soutiennentle socialisme, leurs valeurs, leurscomportements et leurs mode de viecontinuent à être façonnés par lesprivilèges. Elles n'ont pas mis enœuvre de stratégie collective visantà convaincre les bourgeoiseséloignées de la politique radicale
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beaucoup d'entre nous avaientgrandi en apprenant à la craindre.[…]
Audelà des différencesraciales, l'appartenance socialeconstitue une des grandes sourcesde division politique entre lesfemmes. Les premiers écritsféministes laissent entendre quela question de l'identité de classene serait pas importante si lesfemmes issues de milieuxpopulaires étaient plusnombreuses à participer aumouvement. Ce raisonnementrevient à nier l'existence deprivilèges de classe acquis grâce àl'exploitation, ainsi que la luttedes classes. Pour construire lasororité, les femmes doiventcritiquer et rejeter l'exploitationsociale. Une bourgeoise quiemmène une de ses « sœurs »moins privilégiée déjeuner oudîner dans un restaurant chicreconnaît peutêtre l'existence desclasses sociales, mais elle nerejette pas les privilèges liés à saclasse : elle les exerce. Ce n'estpas en choisissant de porter desvêtements récupérés et de payerun loyer modéré dans un quartierpauvre qu'on exprime sasolidarité avec les défavoriséEs etles laisséEs pour compte. Dans lemouvement féministe, la questiondes classes a été traitée demanière analogue à celle duracisme : on s'est concentré sur le
statut et le changement individuels.Mais tant que les femmes n'aurontpas compris qu'il faut redistribuerles richesses et les ressources desÉtatsUnis et qu'elles netravaillerons pas dans ce sens, ellesne pourront s'associer pardelà lesbarrières sociales. […]
Les femmes issues des classesinférieures ont vite réalisé quel'égalité sociale dont parlaient lesmilitantes de la libération desfemmes renvoyait à des aspirationsde carrière et de mobilité sociale.Elles savaient aussi pertinemmentqui serait exploité au service decette libération. Faisant uneexpérience quotidienne del'exploitation, elles ne peuventignorer la lutte des classes. Dansl'anthologie Women of Crisis, Helen,une femme blanche employéecomme bonne au service d'unebourgeoise, blanche et « féministe »,exprime à sa manière lacontradiction entre la rhétorique etla pratique féministes :
« Je crois que Madame a raison :tout le monde devrait être égal. Ellen'arrête pas de dire ça. Sauf qu'elle mefait travailler dans sa maison, et que jene suis pas son égale − et qu'elle neveut pas être mon égale ; je lacomprends, parce que si j'étais à saplace, moi aussi, je m'accrocherais àmon argent. C'est peut-être ça, ce quefont les hommes − ils s'accrochent à leurargent. Et c'est une vraie bagarre,
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transformer la société dans sonensemble. La sororité est passée àl'arrièreplan parce que beaucoupde femmes, irritées par les grandsdiscours sur « l'oppressioncommune », l'identité partagée etla ressemblance, ont critiqué,voire rejeté, le mouvementféministe dans son ensemble.L'appel à la sororité a en effetsouvent été perçu comme unemanœuvre manipulatrice etopportuniste des bourgeoisesblanches, un vernis rhétoriqueservant à masquer l'exploitationet l'oppression perpétuées par desfemmes sur d'autres femmes. […]
S'il est vrai que nous avonsbeaucoup à gagner à nous unir,nous ne pouvons pourtant pasdévelopper de liens durables nide véritable solidarité politique àpartir du modèle de sororité créépar la tendance bourgeoise duféminisme. Pour ce courant,l'union des femmes se fonde surune expérience collective de lavictimisation, d'où l'importancede la notion d'oppressioncommune. Cette conception dulien entre les femmes reflètedirectement la pensée de lasuprématie masculine blanche.L'idéologie sexiste enseigne auxfemmes que la féminité impliqued'être une victime. Au lieu derejeter cette équation (qui nerend pas compte de l'expérienceféminine, car dans leur vie
quotidienne la plupart des femmesne sont pas constamment des« victimes » passives etvulnérables), les féministes y ontsouscrit, faisant de la condition devictime le dénominateur communqui permet aux femmes de s'unir :les femmes devaient se concevoircomme des « victimes » pour sesentir concernées par le mouvementféministe. L'union des femmesvictimes semblait impliquer que lesfemmes sûres d'ellesmêmes etindépendantes n'avaient pas leurplace dans le mouvement féministe.C'est cette logique qui a amené plusd'une militante blanche (aux côtésdes hommes noirs) à suggérer queles femmes noires étaient si« fortes » qu'elles n'avaient pasbesoin de s'impliquer dans lemouvement féministe. Et c'est pourcela que beaucoup de femmesblanches ont quitté le mouvementquand elles ont cessé de sereprésenter comme des victimes.L'ironie est que les femmes qui ontle plus revendiqué le statut de« victimes » étaient souvent plusprivilégiées et avaient plus depouvoir que la grande majorité desfemmes de notre société. Lestravaux sur les violences faites auxfemmes permettent d'éclairer ceparadoxe. Les femmes qui subissentquotidiennement l'exploitation etl'oppression ne peuvent sepermettre de renoncer au sentimentqu'elles exercent un tant soit peu de
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contrôle sur leur vie. Elles nepeuvent se permettre de se pensersimplement comme des« victimes » car leur surviedépend de leur capacité à exercersans relâche le peu de pouvoirpersonnel dont elles disposent.Ces femmes compromettraientleur équilibre psychologique sielles s'associaient à d'autresfemmes sur la base d'unecondition victimaire commune.C'est sur la base de forces et deressources communes qu'elless'associent à d'autres femmes : telest le type de lien qui constituel'essence de la sororité.
À partir du moment où lesféministes se définissaient commeune association de « victimes »,elles n'étaient pas tenues de seconfronter à la complexité de leurpropre expérience. Elles ne sesentaient pas obligées de seremettre en question, des'interroger sur l'influence dusexisme, du racisme et desprivilèges de classe dans leurperception des femmes qui nefaisaient pas partie de leur grouperacial et social. Le fait des'identifier comme « victimes »leur permettait d'abdiquer touteresponsabilité dans laconstruction et la perpétuation dusexisme, du racisme et del'exclusion sociale, ce qu'ellesfirent en insistant pour que seulsles hommes soient considérés
comme des ennemis. Elles évitaientainsi de reconnaître l'ennemiintérieur et de s'y confronter. Ellesn'étaient pas prêtes à renoncer àleurs privilèges et à effectuer le« sale boulot » indispensable audéveloppement d'une consciencepolitique radicale (c'estàdire lalutte et la confrontation queréclame la politisation, et toutes lestâches fastidieuses qui font partiedu quotidien militant) : ce travaildoit commencer par une critique etune évaluation personnellehonnêtes de son statut social, de sesvaleurs, de ses croyances politiques,etc. La sororité a donc fini pardevenir un nouveau moyen de fuirla réalité. Cette conception de lasolidarité entre femmes étaitdéterminée par une certainereprésentation de la féminitéblanche, fondée sur des préjugés declasse et de race : il fallait protégerla lady blanche, la bourgeoise, detout ce qui aurait pu la déranger oula déstabiliser en la mettant à l'abrides réalités négatives susceptiblesde conduire à la confrontation. Ence sens, la sororité prescrivait auxsœurs un amour mutuel« inconditionnel » ; elles devaientéviter le conflit et minimiser lesdissensions ; elles ne devaient passe critiquer les unes les autres,surtout en public. Pendant un tempsces règles créèrent une illusiond'unité qui neutralisa les rivalités,l'hostilité, les désaccords perpétuels
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faire de pause, et avaient toujoursune réponse prête pour réagir auquart de tour. Elle avait grandi enapprenant à marquer des pauses,à réfléchir avant de prendre laparole et à anticiper l'impact deses paroles (attitude typique,selon elle, des américainEsd'origine asiatique), si bien qu'ellene se sentait pas à sa place dansles assemblées féministes. Dansnotre classe, à notre tour nousavons appris à faire des pauses età les apprécier. En partageant cecode culturel, nous avons crééune atmosphère qui permettait decommuniquer selon différentsmodes.
La classe en question étaitmajoritairement constituéed'étudiantes noires. Plusieursétudiantes blanches seplaignaient parce qu'ellestrouvaient l'ambiance « trophostile ». En exemple, ellesévoquaient le niveau sonore et lesconfrontations directes quiavaient lieu dans la classe avantle début du cours. Nous leuravons expliqué que ce qu'ellespercevaient comme de l'hostilitéet de l'agressivité représentaitpour nous des provocationsludiques et des expressionsaffectueuses de notre plaisird'être ensemble. Notre tendance àparler fort nous apparaissait à lafois comme le résultat d'unesituation (une salle où plusieurs
personnes parlaient en mêmetemps) et comme un trait culturel :beaucoup d'entre nous ont grandidans des familles dans lesquelles onparle fort. Les étudiantes que notrecomportement mettait mal à l'aiseavaient reçu l'éducation des jeunesfilles blanches de la classe moyenneet appris à voir dans les parolesdirectes et fortes des signes decolère. Nous leur avons expliquénotre point de vue, les avonsinvitées à changer de code et àenvisager notre mode decommunication comme un gested'affirmation. Ce faisant, elles ontcommencé non seulement à vivreces cours de manière plus créativeet joyeuse, mais elles se sont aussiaperçues que, dans certainescultures, le silence et la réservepeuvent être interprétés comme desmarques d'hostilité et d'agressivité.En nous familiarisant avec noscodes culturels respectifs et enrespectant nos différences, nousavons eu le sentiment de mieuxcomprendre ce qu'est lacommunauté, la sororité. Il ne s'agitpas de rechercher l'uniformité oul'identité.
L'un des enjeux essentiels deces classes multiraciales était dereconnaître nos différences etl'influence qu'elles exercent sur lamanière dont les autres nousperçoivent. Il fallait constammentnous inciter mutuellement àapprécier la différence, car
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prenne corps. Nous, les femmesde couleur, devons réfléchir à lamanière dont nous avons assimiléles croyances de la suprématieblanche, prendre la mesure du« racisme intériorisé » qui nouspousse parfois à nous haïr, à nousdéchirer les unes les autres aulieu de nous en prendre auxforces d'oppression, à nousenfermer dans un groupeethnique sans chercher àcommuniquer avec les autres. Lesfemmes de couleur issues dedifférentes communautés ont tropsouvent appris à se détester ou àse conduire en rivales. Lesfemmes asiatiques, latines ouindiennes découvrent tropsouvent qu'elles peuvents'associer avec blancs dans lahaine des noirs. En réaction, lesnoirs perpétuent des stéréotypeset des images racistes de cesgroupes ethniques, et le cerclevicieux se referme.
Les divisions entre lesfemmes de couleur ne serontéliminées qu'à condition que nousprenions la responsabilité de nousunir, non seulement pour résisterau racisme mais aussi pour faireconnaissance avec nos culturesrespectives, pour partager nossavoirs et nos compétences, pourfaire de notre diversité une force.Nous devons développer lesrecherches et les publicationsportant sur les barrières qui nous
séparent et les moyens de lesfranchir. Les hommes en généralnouent plus facilement des contactsinterethniques que les femmes. Lesnombreuses responsabilitésprofessionnelles et domestiques quenous devons assumer font que nousmanquons de temps (ou que nousne le prenons pas) pour lierconnaissance avec des femmesétrangères à notre groupe oucommunauté. La barrière deslangues nous empêche souvent decommuniquer, ce qui changerait sinous nous encouragionsmutuellement à apprendrel'espagnol, l'anglais, le japonais, lechinois, etc.
Si les interactions entre lesfemmes issues de différents groupesethniques sont difficiles, et mêmeparfois impossibles, c'estnotamment parce que nous avonsdu mal à réaliser que lescomportements n'ont pas forcémentle même sens selon le contexteculturel dans lequel ils s'inscrivent :ce qui acceptable pour telle culturene le sera pas ailleurs. Le cours quej'ai donné sur les « Femmes du TiersMonde aux ÉtatsUnis » m'a apprisqu'il était important d'apprendre àdécrypter nos codes culturelsrespectifs. Une étudiante asiatiqueaméricaine d'origine japonaise aévoqué un jour sa réticence àparticiper à des organisationsféministes en expliquant que lesmilitantes parlaient très vite, sans
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et la critique outrancière(l'invective), qui étaient souventla norme dans les groupesféministes. Aujourd'hui, cetteinterprétation de la sororité seretrouve dans de nombreux sousgroupes constitués sur desidentités communes (travailleuseswasp, universitaires blanches,anarchaféministes, etc.) ; si leursmembres se soutiennent et seprotègent mutuellement, ellesconsidèrent en revanche avec unehostilité souvent incroyable lesfemmes qui ne font pas partie deleur groupe. La manière dont cesfemmes unies dans un cerclechoisi renforcent leur solidaritéen excluant et en dévalorisant lesétrangères relève d'un type derelations féminines propre ausystème patriarcal : la seuledifférence est que cette exclusionse pratique au nom du féminisme.
Les militantes féministes nedévelopperont pas la solidaritépolitique entre femmes enreprenant à leur compte lesconceptions validées parl'idéologie culturelle dominante.Nous devons poser nosconditions. Au lieu de nous unirsur la base d'une conditionvictimaire universelle ou parrapport à un ennemi communfictif, nous pouvons nousrassembler autour del'engagement politique dans unmouvement féministe
expressément destiné à éradiquerl'oppression sexiste. Alors, nosénergies ne seraient pasmonopolisées par la lutte pourl'égalité avec les hommes ou par laseule résistance à la dominationmasculine. Nous ne nouscontenterions plus des explicationssimplistes de la structure del'oppression sexiste − les bravesfilles contre les vilains garçons.Pour pouvoir résister à ladomination masculine, nous devonsrompre avec le sexisme, travaillerpour transformer la conscience desfemmes. En réfléchissant ensemblesur la socialisation sexiste pournous en libérer, nous nousrenforcerions mutuellement et nousconstruirions une base solide àpartir de laquelle développer lasolidarité politique.
Entre hommes et femmes, lesexisme prend en général la formede la domination masculine et deses corollaires − discrimination,exploitation, oppression. Mais lesvaleurs suprémacistes masculines setraduisent également dans laméfiance, le peur et la concurrencequi opposent les femmes les unesaux autres. C'est le sexisme quiconduit les femmes à se percevoircomme des menaces les unes pourles autres sans raison apparente. Lesexisme leur enseigne à être desobjets sexuels pour les hommes ;mais quand des femmes qui ontrejeté ce rôle considèrent avec
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hauteur et mépris celles qui « n'ensont pas là », elles restent sousl'emprise du sexisme. Le sexismeconduit les femmes à dénigrer lestâches parentales en survalorisantleur emploi et leur carrière. Demême, c'est parce qu'ellesadhèrent à l'idéologie sexiste quecertaines femmes enseignent àleurs enfants qu'il n'existe quedeux types de schémascomportementaux : la dominationou la soumission. Le sexismeapprend aux femmes à détesterles femmes, et, consciemment ounon, nous ne cessons de mettrecette leçon de haine en pratiquedans nos échanges quotidiens.[…]
Partout aux ÉtatsUnis, desfemmes consacrent chaque jourune bonne partie de leur temps às'en prendre verbalement àd'autres femmes en se livrant àdes commérages malveillants (àne pas confondre avec les aspectspositifs du bavardage). À latélévision, les séries et comédiesdramatiques ne cessent de nousmontrer des relations fémininesdominées par l'agressivité, lemépris et la rivalité. Dans lescercles féministes, le sexisme semanifeste à travers le dédain,l'indifférence et les commentairesmalveillants dirigés contre lesfemmes qui n'ont pas intégré lemouvement. Cette tendanceapparaît tout particulièrement à
l'université, où l'on considèresouvent les études féministescomme une discipline ou unprogramme sans lien avec lemouvement féministe. Dans sonallocution inaugurale à BarnardCollege en mai 1979, l'écrivainenoire Toni Morrisson déclarait :
« J'ai envie de vous dire (pas devous demander, mais de vous dire) dene pas participer à l'oppression de vossœurs. Les mères qui maltraitent leursenfants sont des femmes, et ce n'estpas une institution, mais une autrefemme, qui doit se dévouer pour les enempêcher. Les mères qui mettent le feuà des bus scolaires sont des femmes, etce n'est pas une institution, mais uneautre femme, qui doit leur dire de ne pasaller au bout de leur geste. Les femmesqui bloquent la promotion des carrièresd'autres femmes sont des femmes, etc'est une autre femme qui doit venir ausecours de la victime. Les employés desservices sociaux qui humilient leursclientes sont parfois des femmes, et ilappartient à leurs collègues fémininesde désamorcer leur colère. Je trouveinquiétante la violence avec laquelle lesfemmes se comportent entre elles :violence au travail, violence de lacompétition, violence affective. Je trouveinquiétant de voir des femmes disposéesà réduire d'autres femmes en esclavage.Je trouve inquiétante l'indécencecroissante avec laquelle les femmes depouvoir n'hésitent pas à se comporter entueuses. »
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désapprentissage du racisme,souvent dirigés par des femmesblanches. Ces ateliers sontimportants, mais ils ont tendanceà mettre l'accent sur unedémarche cathartique parlaquelle l'individue reconnaît sespréjugés personnels, démarchequi ne sert pas à grandchose sielle n'est pas associée à unengagement politique tourné versle changement. Une femme quiparticipe à ce genre d'atelier etapprend à reconnaître qu'elle estraciste n'en reste pas moins unemenace. La reconnaissance duracisme n'a d'importance que sielle conduit à une transformation.Il faut développer la recherche etles publications, puis s'en servirpour lutter concrètement contreles effets de la socialisationraciste. Beaucoup de femmesblanches qui exercent chaque jourdes privilèges raciaux ne s'enrendent même pas compte (d'oùl'importance de la confessiondans les ateliers dedésapprentissage du racisme).Elles peuvent très bien êtreinconscientes du rôle que jouel'idéologie de la suprématieblanche dans leurscomportements et leurs attitudesà l'égard des femmes qui ne leurressemblent pas. Il est fréquentque les femmes blanchess'associent sans le savoir sur labase d'une identité raciale
commune sans s'en apercevoir.Cette perpétuation inconsciente dela suprématie blanche estdangereuse, car pour lutter contreles attitudes racistes il faut d'abordreconnaître leur existence. […]
Nous saurons que lesféministes blanches ontsérieusement entamé la lutterévolutionnaire contre le racismequand elles ne se contenteront pasde reconnaître son influence dans lemouvement féministe ou d'attirerl'attention sur les préjugésindividuels, mais qu'elless'engageront activement pourrésister à l'oppression raciste quisévit dans notre société. Noussaurons qu'elles ont engagé unepolitique d'élimination du racismequand elles s'emploieront à changerla direction du mouvementféministe, travailleront àdéconstruire la socialisation racisteavant d'endosser des positionsdirigeantes, d'édifier des théories oud'entrer en contact avec des femmesde couleur − quand elles feront ensorte de ne pas perpétuerl'oppression raciale ou de ne pasmaltraiter les femmes de couleur,consciemment ou non. Tels sont lesgestes véritablement radicaux aufondement d'une expérience de lasolidarité politique entre femmesblanches et femmes de couleur.
Les femmes blanches ne sontpas les seules à devoir se confronterau racisme pour que la sororité
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inculque un sentiment d'estime desoi démesuré, notammentlorsqu'il est associé au privilègesocial. Pour la plupart desfemmes issues des classespopulaires, comme pour certainesbourgeoises non blanches, ilaurait été inimaginable de lancerun mouvement féministe sansavoir d'abord obtenu le soutien etla participation de différentsgroupes de femmes. ElizabethSpelmann a souligné cetteconséquence du racisme dans sonessai, « Theories of Race andGender : The Erasure of BlackWomen » :
« […] dans une société raciste,les blancs ont en général une estimed'eux-mêmes profondémentconditionnée par la manière dont ilsse différencient des noirs ets'imaginent supérieurs à eux. Quandbien même les blancs ne seconçoivent pas comme racistes parcequ'ils ne possèdent pas d'esclaves ouqu'ils ne détestent pas les noirs, ilreste que leur amour-propre estlargement alimenté par le racisme, quidétermine une distribution inégale deschances et des fardeaux entre lesnoirs et les blancs. »
Si les militantes féministesblanches furent si peu disposées àaffronter le racisme, c'est entreautres parce qu'elles sepersuadaient avec arrogance que
leur appel à la sororité était ungeste non raciste. J'ai entendubeaucoup de blanches me dire« nous voulions que les femmesnoires et d'autres femmes nonblanches rejoignent lemouvement », sans s'apercevoir lemoins du monde qu'elles secomportaient en « propriétaires » dumouvement, comme si elles étaientles « maîtresses de maison » et nousles « invitées ».
Bien qu'on insisteactuellement sur la nécessitéd'éliminer le racisme dumouvement féministe, peu dechangements ont eu lieu dans lathéorie et la praxis. Les féministesblanches ont intégré des écrits defemmes de couleur dans lesprogrammes universitaires et il leurarrive de recruter une femme decouleur pour faire un cours sur songroupe ethnique, ou encore des'assurer que les femmes de couleursont représentées dans lesorganisations. Si ces contributionssont nécessaires et estimables, ellesne servent la plupart du temps qu'àmasquer la réticence des féministesblanches à renoncer à leurdomination hégémonique sur lathéorie et la praxis, dominationqu'elles n'auraient jamais pu exercersi cet État n'était pas raciste etcapitaliste. […]
On a également cherché àcombattre le racisme en mettant enplace des ateliers de
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Pour construire unmouvement féministe politisé etreprésentatif, les femmes doiventredoubler d'efforts afin desurmonter leur aliénationmutuelle, qui persistera tant quela sociabilisation sexiste n'aurapas été désapprise et qui setraduit par l'homophobie, latendance à juger d'après lesapparences, les conflits entrefemmes ayant des pratiquessexuelles différentes. Jusqu'àprésent, le mouvement féministen'a pas réussi à transformer lesrelations de femme à femme,surtout lorsqu'elles sontétrangères l'une à l'autre ouviennent de milieux sociauxdifférents − alors qu'il a permisde tisser des liens individuels etcollectifs. Il faut aider les femmesà désapprendre le sexisme : c'estla condition pour construire desrelations personnelles fortes et,audelà, l'unité politique.
Le racisme est une autrelimite à la solidarité entrefemmes. L'idéologie de la sororitételle que l'ont formulée lesmilitantes féministescontemporaines n'a jamais admisque la discrimination raciste,l'exploitation et l'oppression desfemmes issues des minoritésethniques par les femmesblanches empêchent ces deuxgroupes de se rassembler autourd'intérêts politiques communs.
En outre, les différencesculturelles peuvent rendre lacommunication problématique, etc'est particulièrement vrai desrelations entre femmes noires etfemmes blanches. Au cours del'histoire, les premières furentnombreuses à faire l'expérience desinégalités raciales à traversl'autorité directe que les secondesexerçaient sur elles, de manièresouvent plus brutale et plusdéshumanisante que les hommesblancs racistes. Aujourd'hui, bienque la domination soitessentiellement exercée par deshommes adhérant aux idéespatriarcales et suprémacistes, cesont souvent des femmes blanchesqui représentent le supérieurimmédiat ou la figure d'autorité àlaquelle sont confrontées lesfemmes noires sur le planprofessionnel. Conscientes desprivilèges que la domination racialeoffre aux blancs des deux sexes, lesfemmes noires n'ont pas tardé àréagir aux appel à la sororité ensoulignant qu'il était contradictoirede leur demander de participer à lalibération de celles qui lesexploitaient. Nous sommesnombreuses à avoir interprétél'appel à la sororité comme uneinvitation à soutenir un mouvementqui ne s'adressait pas à nous. […]Nombreuses à avoir eu l'impressionque le mouvement de libération desfemmes servait les intérêts des
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bourgeoises blanches aux dépensdes femmes pauvres issues desclasses populaires, souvent noires.La sororité reposait donc sur desbases bien fragiles et pour lesfemmes noires, ç'aurait été fairepreuve de naïveté politique quede rejoindre ce mouvement.Cependant, hier commeaujourd'hui, les luttes à traverslesquelles s'est construite laparticipation politique desfemmes noires suggèrent qu'ilaurait mieux valu insister sur ledéveloppement de la solidaritépolitique et clarifier le sens decette notion.
Tout en pratiquant ladiscrimination et l'exploitationdes femmes noires, les blanchesles considèrent avec envie et seposent comme leurs rivales.Aucun de ces processusd'interaction ne crée lesconditions propices audéveloppement de relations deconfiance et de réciprocité. Aprèsavoir oublié le racisme dans lathéorie et la praxis féministes, lesblanches ont laissé à d'autres laresponsabilité d'attirer l'attentionsur la race. Ne prenant aucuneinitiative dans les débats sur leracisme ou les privilèges raciaux,elles pouvaient réagir à ce quedisaient les femmes non blanchesintervenant sur ces sujets, sanspour autant changer quoi que cesoit à la structure du mouvement
féministe et sans perdre leurhégémonie. Elles pouvaient insistersur la nécessité d'augmenter lenombre de femmes de couleur dansles organisations féministes, lesencourager à participer davantage,mais elles ne s'attaquaient jamais defront au racisme. […]
Si le racisme est un enjeuprimordial pour les féministes, cen'est pas seulement parce qu'ilexiste parmi les militantes blanches.Ces dernières ne représententqu'une fraction des femmes de lasociété. Quand bien même ellesauraient toutes été antiracistes dèsle départ, l'élimination du racismen'en resterait pas moins un enjeuessentiel du féminisme. Le racismeest un problème fondamental pourles féministes car il est indissociablede l'oppression sexiste. En Occident,les fondements philosophiques duracisme et du sexisme sontidentiques. Influencées par desvaleurs ethnocentriques, lesthéoriciennes féministes ont étéamenées à faire passer le sexismeavant le racisme, élaborant ainsiune conception de l'évolutionculturelle qui ne correspond en rienà notre expérience de vie. AuxÉtatsUnis, le maintien de lasuprématie blanche a toujours étéune priorité au moins aussiimportante que le maintien d'unestricte division des rôles sexuels. Iln'y a rien d'étonnant à ce quel'intérêt pour les droits des femmes
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s'exacerbe chaque fois que surgitun mouvement de masseantiraciste. Nul n'est naïf au pointd'ignorer que si un État dominépar la suprématie blanche estsommé de satisfaire les besoinsdes noirEs oppriméEs et/ou lesbesoins des femmes blanches (etnotamment celles de labourgeoisie), il sera dans sonintérêt de satisfaire les blancs. Unmouvement radical visant àmettre fin au racisme (une causepour laquelle tant de gens sontmorts) est bien plus menaçantqu'un mouvement conçu pourpermettre aux femmes blanchesde s'élever dans la société.
Reconnaître l'importance dela lutte antiraciste ne diminuenullement la valeur ou lanécessité du mouvementféministe. La théorie féministeserait d'une grande utilité si ellemontrait aux femmes comment leracisme et le sexisme s'articulentau lieu d'opposer le combatcontre ces deux formesd'oppression ou d'évacuerpurement et simplement laquestion du racisme. L'un desprincipaux enjeux du combatféministe portait sur le droit desfemmes à contrôler leur corps. Orle concept de la suprématieblanche repose sur l'idéologie dela perpétuation de la raceblanche. Le maintien de ladomination du monde par la race
blanche passe par le contrôlepatriarcal du corps de toutes lesfemmes. Une militante qui s'efforcequotidiennement d'aider les femmesà obtenir le contrôle de leurs corpsne peut être raciste sans nier etsaper son propre combat. Quand lesfemmes blanches s'attaquent à lasuprématie blanche, ellesparticipent simultanément à la luttecontre l'oppression sexiste. Ce n'estqu'un exemple de la manière dontl'oppression raciste et l'oppressionsexiste se recoupent et secomplètent. Il y en a bien d'autres,et les théoriciennes féministesdevraient les examiner.
Le racisme conduit les femmesblanches à construire une théorie etune praxis féministes éloignées detoute radicalité. La socialisationraciste enseigne aux femmes de labourgeoisie blanche qu'elles sontnécessairement plus capables deconduire les masses que desfemmes issues d'autres groupes.Elles n'ont en effet cessé de fairecomprendre qu'elles ne souhaitaientpas tant participer au mouvementféministe que le diriger. Alors mêmequ'elles étaient probablement moinséquipées pour organiser les basesmilitantes que les femmes issues desclasses populaires, elles étaientsûres de leurs capacités deleadership et ne doutaient pas dedevoir assumer un rôle dominantdans la définition de la théorie et dela praxis féministes. Le racisme
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