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Stanislas Breton Sophistique et ontologie In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 90, N°87, 1992. pp. 279-296. Résumé Le livre Gamma de la Métaphysique d'Aristote est, aujourd'hui encore, le lieu obligé où passe et doit passer toute réflexion sérieuse sur l'ontologie. L'ouvrage de B. Cassin et M. Narcy, La décision du sens, est l'occasion rêvée d'un retour à ce texte fondamental. Or, dans le livre Gamma, il s'agit avant tout de «vouloir dire quelque chose». Telle est la décision qu'Aristote exige de tout homme s'il veut être un homme. Cette décision que le Sophiste doit faire sienne, s'il consent à parler, est aussi bien ce qui a décidé de l'existence de l'ontologie. Abstract Book Gamma of Aristotle's Metaphysics is still the basic text which any serious thought on ontology takes and must take into consideration. B. Cassin and M. Narcy 's book entitled La décision du sens offers an outstanding opportunity to return to this fundamental work. Now in Book Gamma it is above all else a matter of "wanting to say something". That is the decision required by Aristotle of any man who wishes to be a man. This decision, which the Sophist must make his own, if he agrees to speak, is thus that which brought about the existence of ontology. (Transl. by J. Dudley). Citer ce document / Cite this document : Breton Stanislas. Sophistique et ontologie. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 90, N°87, 1992. pp. 279-296. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1992_num_90_87_6743

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Stanislas Breton

Sophistique et ontologieIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 90, N°87, 1992. pp. 279-296.

RésuméLe livre Gamma de la Métaphysique d'Aristote est, aujourd'hui encore, le lieu obligé où passe et doit passer toute réflexionsérieuse sur l'ontologie. L'ouvrage de B. Cassin et M. Narcy, La décision du sens, est l'occasion rêvée d'un retour à ce textefondamental. Or, dans le livre Gamma, il s'agit avant tout de «vouloir dire quelque chose». Telle est la décision qu'Aristote exigede tout homme s'il veut être un homme. Cette décision que le Sophiste doit faire sienne, s'il consent à parler, est aussi bien cequi a décidé de l'existence de l'ontologie.

AbstractBook Gamma of Aristotle's Metaphysics is still the basic text which any serious thought on ontology takes and must take intoconsideration. B. Cassin and M. Narcy 's book entitled La décision du sens offers an outstanding opportunity to return to thisfundamental work. Now in Book Gamma it is above all else a matter of "wanting to say something". That is the decision requiredby Aristotle of any man who wishes to be a man. This decision, which the Sophist must make his own, if he agrees to speak, isthus that which brought about the existence of ontology. (Transl. by J. Dudley).

Citer ce document / Cite this document :

Breton Stanislas. Sophistique et ontologie. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 90, N°87, 1992. pp.279-296.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1992_num_90_87_6743

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Sophistique et ontologie*

Le livre Gamma de la Métaphysique d'Aristote est, aujourd'hui encore, le lieu obligé où passe et doit passer toute réflexion sérieuse sur le destin de l'ontologie. L'ouvrage que publient Barbara Cassin et Michel Narcy sous le titre La décision du sens 1 me paraît être l'occasion rêvée d'un retour au texte fondamental, qui a décidé pour toujours d'un certain sens de la philosophie.

La Parole et le Sens

De quoi s'agit-il, dans le livre Gamma ? «Tout d'abord il s'y agit de 'vouloir dire quelque chose'. Vouloir dire quelque chose, legein ti, sëmainein ti, telle est la décision qu'Aristote exige de tout homme, s'il

* Cette étude dont la publication fut retardée par quelques péripéties de transmission, à précédé l'article que je consacrai dans Y Annuaire Philosophique 1989-1990 (Paris, Seuil, 1991), sous le titre La Décision du Sens, à l'ouvrage, de même intitulé, de B. Cassin et M. Narcy. Bien que très différents, quant à leur mode d'accès au Livre Gamma, ils n'ont pas à se contredire. Ontologie et Sophistique procède du sens à V essence ou à l'être, insistant sur la fonction ontologique du principe de non-contradiction. La Décision du Sens insiste sur le phénomène du langage chez Aristote, et accentue, par le chemin inverse de Y essence ou de l'être au sens, le problème aristotélicien d'une réfutation purement sémantique de la Sophistique. L'un et l'autre présentent une interprétation philosophique suggérée par l'ouvrage de B. Cassin et M. Narcy. Dans la Revue philosophique de Louvain (août 1990, p. 422-425), J. Follon ne partage pas mon appréciation. Je n'ai pas à le contredire. Car il est bon et salutaire que la Revue philosophique de Louvain donne à ses lecteurs l'occasion de confronter les diverses lectures d'un même texte. Toute interprétation se doit d'être à plusieurs voix.

1 Barbara Cassin et Michel Narcy, La décision du sens. Le Livre «Gamma» de la «Métaphysique» d'Aristote. Introduction, texte, traduction et commentaire (Histoire des doctrines de l'Antiquité classique, 13), Paris, Librairie philosophique Vrin, 1989, 300 pp. La première partie de l'introduction Parle si tu es un homme a été rédigée par B. Cassin ; la seconde partie Platon revu et corrigé, par M. Narcy (p. 61 sv.). Les références, intégrées au texte, renvoient à ces deux textes ; les citations de Métaphysique à leur traduction (p. 114 sv.).

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veut être un homme». Ce qu'on peut traduire en impératif, qu'on pourrait qualifier de catégorique : «Parle si tu es un homme», et si tu souhaites le rester. B. Cassin d'ajouter : «C'est cette décision de sens qui constitue le cœur de ce qu'on a coutume d'appeler le principe de non-contradiction» (p. 9) (souligné par moi).

«En second lieu, le sens n'y prend sens qu'en fonction de l'adversaire, en termes de manipulation et d'objectif» (ib.) — ce qu'ont oublié les lecteurs, métaphysiciens ou logiciens, qui se sont intéressés à notre texte (cf. p. 10 sv.). Le personnage du sophiste est donc ici central. Loin d'être juxtaposées, «les deux unités de Gamma, ontologique d'une part, dialectique de l'autre», s'articulent dans une même stratégie qui lie indissolublement «la métaphysique à la relégation de la sophistique» (p. 10). L'originalité de cette nouvelle lecture tient au refus, techniquement argumenté, de les séparer.

Mais comment convaincre un adversaire aussi retors? Une démonstration syllogistique serait insuffisante et, de surcroît, acculée à une pétition de principe qui présuppose ce que l'on doit démontrer. La réfutation logique, seul recours apparemment, consiste «en une mise en contradiction» qui montre, par la distinction entre «plusieurs sens de l'existence ou de la prédication», l'impossibilité que le même soit et ne soit pas, en même temps et sous le même rapport ; ou bien que l'adversaire s'auto-contredit. Mais, dans les deux cas, le sophiste «n'a pas à se sentir contraint puisque l'impossibilité de la contradiction constitue justement la pétition de ce principe qu'il refuse d'endosser» (p. 21-22).

La réfutation pragmatique n'impose pas, de l'extérieur, sur un contenu de thèse, l'impossibilité de la contradiction. Celle-ci est constitutive de la décision d'argumenter ; c'est l'attitude «sophistique» qui s'avère auto-contradictoire (p. 22). On suppose donc un «adversaire de bonne composition» qui accepte d'entrer, tour à tour, «dans le scénario logique et dans le scénario pragmatique». «La faiblesse dans les deux cas est de ne pas considérer dans toute sa portée la précaution qu'Aris- tote énonce d'entrée : 'Le point de départ (...) n'est pas de réclamer qu'on dise que quelque chose est ou bien n'est pas (car on aurait tôt fait de soutenir que c'est là la pétition de principe), mais que du moins on signifie quelque chose pour soi et pour un autre'» (p. 23). La dialectique, en ses deux versants, devrait limiter sa prétention à une «réfutation au degré zéro» ; réfutation qu'on dira «transcendentale», et à laquelle il suffit que «l'adversaire dise quelque chose». Dire quelque chose et signifier quelque chose disent, en leur équivalence, la «condi-

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tion de toute réfutation» et, tout d'abord, du discours lui-même, sans laquelle il n'est point d'adversaire par manque d'un «homme doté de parole».

Toutefois, pour qu'il y ait réfutation, il ne suffit pas que l'adversaire «parle», il faut qu'il dise quelque chose, qu'il signifie quelque chose. Dès lors, pour établir le principe, nul besoin d'une thèse, ou d'une argumentation, pas même d'une phrase ou d'un jugement prédi- catif, et pas davantage d'une définition. Un mot «doit pouvoir suffire à manifester l'instance inéluctable du principe de non-contradiction 'de cela seul qu'il est impossible que le même (mot)ait et n'ait pas le même sens'» (p. 26).

L'égalité ainsi posée entre «dire quelque chose» et «signifier quelque chose» permet d'éviter à la réfutation aristotélicienne les disgrâces d'une pétition de principe. En effet, «ce retrait du signifier» en deçà de l'affirmer et du nier (p. 30), constitue, comme le dit B. Cassin, une innovation d'Aristote qui, semble-t-il, n'a jamais été remarquée (ib.). «Par cette innovation, le philosophe se démarque, à la fois de l'efficace ontologique du dire sophistique, et du sens jusqu'alors usuel de sëmainein, normalement ancré dans la désignation d'une chose ou d'un état du monde» (ib.). Il convient de s'attarder un instant à l'audace de cette innovation, et de cette différence affichée avec Platon et le Sophiste platonicien.

Nous sommes, effectivement, aussi loin de Platon que des modernes théories relatives «aux mondes possibles» comme sens de la proposition. La séparation du Sinn et de la Bedeutung, de la signification et de la désignation, implique, dans le «dire quelque chose», tel que le propose Aristote, un vœu solennel de continence, une sorte de chasteté, ontologique ou «méontologique», aussi malaisée à pratiquer que VEpochè phénoménologique, de stricte observance husserlienne, que les successeurs ou disciples de Husserl n'ont pas réussi à maintenir, tant s'imposait à eux la «pression d'extériorité» que nous associons, sous les noms d'être, non-être, vrai, faux, au destin de tout langage, fût- il réduit à un seul mot.

En invitant le sophiste à une ascèse aussi restrictive, ne condamne- t-on pas le «dire» à une vivisection suicidaire, non moins possible à penser que l'impossible du contradictoire? Pour parvenir à un vide d'entendement, à un au delà ou un en-deçà de l'être et du non-être, aussi éprouvant, ne faudrait-il pas, comme le demandait Plotin en un tout autre contexte, «cesser en quelque sorte d'être un homme»? non

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pas pour devenir «semblable à la plante», mais, à l'inverse, pour épouser, en un paroxysme d'exaltation, une condition plus que divine? Aristote est parfaitement conscient de ce qu'il «demande». Et l'impossible qu'il demande, ne serait-ce pas, dissociant «les deux unités ontologique et dialectique» de Gamma, le préalable qui conditionne toute métaphysique, passée ou à venir? et tout d'abord l'instauration de sa métaphysique? «Le quelque chose», dans l'expression «dire quelque chose», trahit sans nul doute une connexion apparemment indissoluble. Aristote ne l'ignore pas. Mais lorsqu'il demande à l'adversaire, qui est un homme, de «signifier quelque chose pour soi et pour un autre», il «fait ainsi référence moins à l'efficacité de ce que l'interlocuteur pourrait encore vouloir être une désignation, qu'à l'accord qui doit régner entre les interlocuteurs sur le contenu de cette éventuelle désignation» (p. 31 ; le soulignement est de moi). Le contenu, ici, ou le «quelque chose», s'identifie au sens, «une chose-sens», et non à «une chose-étant, un objet du monde». «On signifie ce que le mot signifie», en vertu d'une «convention d'usage qui lie d'emblée le locuteur à l'emploi qu'il a donné au mot» ; convention signifiante, qui, de prime d'abord, peut s'accommoder de toute l'indétermination, dans les choses, que peut souhaiter l'adversaire du principe de non-contradiction (p. 30-31). «Pourtant l'engagement obtenu sur le sens des mots est lourd de conséquence : fixer l'usage des mots n'est apparemment qu'affaire de convention, mais c'est confier aux mots désormais la signification» (p. 31). «Par cette approche nouvelle du discours», en sa nature sémantique, «s'ouvre, entre autres régimes, celui du purement linguistique» (p. 33), où règne la seule relation des mots entre eux ; «plus exactement, la relation qu'entretient chaque mot avec le logos qui l'explicite» (p. 32).

Aristote, il est vrai, ne parle ni «de sens des mots», ni de l'existence de la chose, mais de ce qu'on appelle en franco-latin «quiddité» (p. 33), équivalent du célèbre to ti en einai, le quod quid erat esse des médiévaux, 1' «essentiel de l'essence» comme traduit J. Brunschwig (cf. p. 34). Désarticulé de l'existence, le sens nous ramènerait-il à l'ontologie de l'essence? Pour conjurer le danger, il suffira de «repartir de la définition du sens : on ne peut signifier qu'en signifiant quelque chose d'un», car, selon Aristote, «ne pas signifier quelque chose d'un, c'est ne rien signifier du tout» (p. 34). Il ne s'agit point, dans ce contexte, de subordonner l'ontologie à une hénologie de style néoplatonicien, qui fait de l'être «la trace de l'un». Nous ne quittons pas le régime linguis-

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tique. Le sens est toujours à chercher «du côté du mot», qui exige, pour signifier, que «l'entité en question» soit déterminée, «identifiable, distincte et unique» (ib.).

A cet égard, l'exemple (et le problème) du «bouc-cerf» reste le grand exemple, car il manifeste, par une sorte de défi, l'autonomie du sens, abstraction faite de toute référence ontologique. «Ce qu'est un bouc-cerf, impossible de le savoir», au sens d'une connaissance de ce qui est en sa densité d'être. Dénué d'essence réelle, et a fortiori de définition par la cause, il montre admirablement qu'il est «possible de signifier aussi des choses qui ne sont pas», voire des impossibles qu'un logicien reléguerait aux ténèbres de la «classe nulle», qu'il définirait assez volontiers par l'expression contradictoire «x#x». Certains ajouteraient, à ce propos, à rencontre de jugements sommaires qu'on lit parfois en des ouvrages de haute philosophie, que le «contradictoire n'est pas l'impensable», puisqu'il doit être pensé, au titre de «supposition non affirmée», pour que puissent «fonctionner» les démonstrations indirectes «par l'absurde», auxquelles recourt le mathématicien 2.

Se tenant dans le registre de la langue, Aristote ne se préoccupe que du mot et de son sens. «Bouc-cerf signifie quelque chose : 'animal fantastique etc ...'». Mais «on n'aura pas donné par là une définition, fût-elle nominale ; le monstre n'est pas un animal. Et voici la conclusion la plus importante de cette méditation du monstrueux : puisque «certains mots ont un sens sans qu'aucune essence ne leur corresponde», on doit refuser «la proposition générale selon laquelle les mots ont un sens parce que les choses ont une essence» (p. 38). La convention suffit pour que, toute homonymie dissipée, «le mot signifie». L'entrée du bouc-cerf en métaphysique a donc une importance capitale. Je signale, en passant, un cas similaire en phénoménologie husser- lienne: «le centaure joueur de flûte» n'est pas plus viable que le bouc- cerf. L'expression a pourtant un sens et, l'imagination aidant (qu'Aris- tote n'invoque pas), la fiction sensée (bien qu'absurde) peut être un accès privilégié, sinon le seul, ici à l'essence de la perception, là au sérieux de l'essence en général. Plus excitant qu'excité, moins délavé que les pauvres cercles carrés des manuels, le bouc-cerf du livre

2 Je renvoie, sur ce point, à la longue note d'H. Scholz, dans Mathesis universalis, Basel-Stuttgart, 1961, p. 406-408. Le philosophe imprudent, et «inconsidéré», que flagelle cette volée de bois vert, n'est autre que N. Hartmann, dont l'ouvrage Der Aufbau der realen Welt, Berlin, 1941, abonde en «impensables contradictions, inhérentes au monde réel».

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Gamma, par la stimulation aristotélicienne qu'il libère, a bien mérité son droit à l'immortalité métaphysique. Sur la même lancée, on souhaiterait parfois que la tératologie expérimentale d'aujourd'hui suggère aux philosophes en panne de fantaisie, l'analogue de l'animal fabuleux qu'Aristote, jadis, a rencontré ou cru apercevoir au tournant d'un chemin. Le détour par le fictif, au besoin orchestré par un roman plus ou moins sophistiqué, dispenserait un équivalent d'Epochè qui ne suspend l'essence dans le sens que pour y introduire. La pensée de l'existant ou de l'existence gagnerait peut-être, à ce transit, un surcroît de saveur ; tout au moins si j'en crois le jeune B. Russell qui, au temps de sa ferveur leibnizienne, proposait, du quantificateur existentiel des énoncés de fait («II y a des Peaux-rouges» par exemple) la définition suivante : «la classe des x, tels ou tels en vertu d'une propriété spécifique, est distincte de la classe nulle», ou classe de l'impossible contradictoire (x ̂ x) 3.

On s'étonnera sans doute de ce recours à l'impossible comme médiation du rationnel. La fascination du rien n'est-elle, dans les philosophies, qu'une affection morbide de la conscience ; ou bien, le néant, et son éloge par les néoplatoniciens, ne serait-ce pas plutôt le milieu naturel de toute saine pensée? Laissons à chacun la «décision du sens» à lui donner.

Un sens qui ne montre rien! Cette «autonomie signifiante», toutefois, doit être replacée dans l'ensemble de la doctrine. «Il serait absurde d'affirmer que c'est là tout le langage» ou «l'essentiel du langage chez Aristote». On oublierait ainsi, par la majoration indue d'une Epochè, circonstantielle et polémique, les grandes thèses qui lient le sens à la sensibilité et à la capacité monstrative des puissances sensorielles, en leur rapport connaturel au «sensible propre» qui les spécifie.

Ceci dit, et il importait de le rappeler, la rigueur ascétique du «signifier» soulève une question, difficile à éviter : la requête minimale, adressée au sophiste, lorsqu'on s'engage sur son terrain, suffit-elle à assurer l'effet escompté de la «réfutation transcendentale»? Ou bien laisse-t-elle «échapper ceux contre qui 'elle a été' machinée» ?

«Au niveau d'analyse où nous en sommes, c'est la réfutation elle- même, dans la mesure où elle suppose un adversaire du principe, qui

3 Cf. pour de plus amples explications, J.M. Bochenski, Logisch-Philosophische Studien, Freiburg-Miinchen, 1959, p. 103 sv., où l'on traite du «concept d'existence» dans les Principia Mathematica.

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fait problème et inconsistance» (p. 40). En effet, le principe de non- contradiction, en tant qu'il remplit les conditions d'un principe «anhy- pothétique», indépendant de toute connaissance antérieure, et au sujet duquel nul ne saurait se tromper, implique l'impossibilité de le nier ou de le mettre en doute. Personne n'échappe à la fulguration de son apo- dicticité. Dans ces conditions, l'adversaire supposé s'évanouit comme un mauvais rêve, et s'évanouit, du même coup, la réfutation qu'on lui opposait. Notre perplexité redouble, au vu d'une liste hétéroclite, sur laquelle figurent, parmi les accusés, Heraclite, l'inévitable, mais aussi, à côté de Démocrite et de Protagoras, Homère lui-même. «La conséquence en est des plus pénibles». Il y a vraiment de quoi «décourager ceux qui entreprennent de philosopher»! «La Grèce entière», en ses plus illustres représentants, serait-elle ignorante de ce que tous pourtant savent toujours déjà (p. 41)?

Par bonheur, la différence entre «dire» (legein) et «soutenir la pensée de ce qu'on dit» (hupolambanein), autorise la mise en place d'une stratégie qui permet à Aristote «d'échapper à l'inconsistance». «Soit : il n'y a pas d'adversaires du principe, et s'il y en a, ils ne le sont que du bout des lèvres» (p. 42). A ceux qui soutiennent leur dire d'une pensée, il n'est point malaisé de prouver qu'ils «ne savent pas ce qu'ils disent : car s'ils se mettent à dire ce qu'ils pensent, et même tout simplement à dire ce qu'ils font, ils finiraient tous par parler comme lui», Aristote (p. 42). Quant aux irréductibles, ceux qui parlent pour parler (legein logou kharin), on ne peut les acculer au mur du «signifier». Ils sont, par définition, hors de ce lieu que détermine «la seule exigence de signification». Et c'est contre ce lieu d'une dernière résistance que «vient buter la réfutation transcendentale». «De l'adversaire impossible à la réfutation impossible, l'échec des moyens de persuasion oblige à recourir à la solution finale, l'exclusion hors de l'humanité» (p. 42).

Cette violence ne saurait nous surprendre. Nous dirions volontiers que la solution finale est logiquement requise par l'état de déchéance, où se trouve délibérément l'adversaire, par refus du minimum, au dessous duquel il n'y a plus d'humanité. Aristote constate et prononce en conséquence. Animal ou plante, le sophiste de la parole pure s'est lui-même condamné. Le jugement dernier rejoint ainsi le jugement tacite et particulier que l'irréductible, en s 'excluant de la communauté des hommes, incorpore à sa décision. En ce sens, la violence philosophique n'est que l'écho d'une violence plus radicale qui, en l'intime de son être, contraint l'adversaire à la radicalité de l'inhumain.

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Quant à la limite de la procédure, elle ne peut qu'être extérieure à sa puissance de droit. Elle n'a rien de commun avec les limitations internes d'un formalisme donné. Simplement, faute de «matière» idoine, elle n'a pas à s'exercer. La parole du philosophe, à la différence de la parole divine, présuppose un «sujet» qu'elle est incapable de créer.

Ces considérations de bon sens ne calment pas notre inquiétude. Aristote ne semble pas soupçonner qu'il puisse y avoir diverses manières de «cesser d'être un homme», bien qu'il ait «estimé plus qu'humaine la possession de la philosophie» (Métaph. A, 2 981 b 25 sv.). La condition divine du philosophe ne s'exile pas pour autant de la juridiction du logos. La «pensée de la pensée» elle-même ne parvient pas à s'en affranchir. Si minime que soit l'écart entre «l'intelligible et l'intellect», elle est aussi asservie à «penser quelque chose» que le dire, en tant que vouloir-dire, est «nécessité» à «signifier quelque chose». Le divin, non moins que l'humain, reste soumis à ce catégorique impératif d'intentionalité. Sous peine de faillir à son excellence, en devenant plante ou animal, il doit obéissance à son devoir-être essentiel.

Convaincu, comme il l'est, d'un imprescriptible à promouvoir, Aristote peut se retourner, pour lui adresser la parole de salut, vers une sophistique, dont il avait distingué deux espèces, mais qu'il tend de plus en plus à confondre. Aux tenants de la «seule apparence», tel Protagoras, qui résume pour lui «l'ensemble de la pensée présocratique» (p. 44), il montrera que le phainomenon dont ils parlent, désigne, en fait comme en droit, «la présentation de l'étant à travers la sensation» ; et que cette «présence est naturellement vraie, dévoilante, dévoilée dès qu'on fait équivaloir pensée et sensation» (p. 44). La conversion s'opère ainsi sans ruse ni douleur, par un glissement sémantique, qui révèle, d'une doxa trop timide, et presque absente d'elle-même, l'authentique portée. La leçon de phénoménologie, de fil en aiguille, déroule la métaphysique aristotélicienne, comme réquisit inéluctable d'une logique de la sensation. La leçon du meilleur complétera l'œuvre de persuasion par un report de l' indistinction sophistique entre les mots et les choses, sur une indifférence au «bon et au non-bon», que dément une pratique nécessairement liée, quoi qu'on dise, au choix du préférable ; un préférable qui admet, du reste, comme le vrai lui-même, le plus et le moins, sur l'échelle mesurable d'une hiérarchie. «Argument lourd», précise B. Cassin, car «il ne propose rien de moins que de

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donner ce qu'après Leibniz on peut appelerle principe du meilleur, c'est-à-dire le principe de raison, comme raison, ou fondement, du principe de non-contradiction» (p. 46). Remarque fort originale, si l'on songe à la fondation inverse, prônée par certains thomistes, du principe de raison sur le principe de non-contradiction.

Reste, cependant, le carré des irréductibles, ceux qui parlent pour parler. Comment faire parler ceux qui ne pensent pas? «A ceux-là qui parlent pour parler, leur guérison est une réfutation de ce qui est dit dans les sons de la voix et dans les mots» (Métaph. 5, 1009a 18, 20-22). La contrainte à laquelle ils s'exposaient semble s'atténuer en médecine plus ou moins douce. La distinction entre ces irrédentistes «et ceux qui cherchent la contrainte dans le discours», mais qui «estiment en même temps devoir soutenir leur discours» (22), ménage une voie moyenne sur laquelle la générosité aristotélicienne pousse inexorablement les premiers, tant paraît scandaleuse une parole qui ne pense pas «en signifiant». «Ceux qui soutiennent leur discours», dont un timide rappel signale, malgré tout, la différence, ils pourront, une fois soumis à la question du «sens sans référence», retrouver la première bonne santé que nomme «la cohérence formelle» (cf. p. 49).

Aristote, on le voit, diffère l'affrontement de ces desperados de la parole pour la parole, que ne saurait plier nulle leçon de dialectique. Par delà le sens et le vrai, quelle contrainte recherchent-ils sinon celle du «pur logos, étranger à toute imposition de normes extrinsèques» (p. 51- 52)? Au risque de surprendre, il conviendrait, en dépit d'une dissemblance criante, de citer Spinoza lui-même pour qui «l'idée adéquate est celle qui, sans relation à l'objet et considérée en elle-même, possède toutes les propriétés ou les dénominations intrinsèques d'une authen- tique idée» {Ethique, II, Df. 4). Ce logos qui habite uniquement les sons et la voix, plus éloignée du semainein que le «bruit sémantique» que le philosophe reconnaît aux animaux (cf. p. 50), est le lieu «où se laisse ébruiter l'impensable, et qui devrait être ineffable», en même temps, «de la contradiction» ; une contradiction «qu'ils n'ont nul besoin de penser ou de soutenir : il suffit de la proférer pour qu'elle soit», car une fois encore, ce discours «ne s'autorise que de lui- même». C'est là l'irrécupérable, l'absolu du scandale qui oppose à l'absolu du sens un «libre jeu des signifiants», qu'on ne «saurait confondre avec le discours non apophantique, non susceptible de vrai ou de faux, tels que l'ordre et la prière» (p. 53).

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Et pourtant, Aristote, parfois, dans les Réfutations Sophistiques plutôt que dans la Poétique, semble «au plus près d'une considération de la lexis, à l'état pur, comme produit d'une décomposition sophistique du logos», d'un logos, une fois encore, situé dans «les sons et les mots». La réfutation qui s'attache à la matérialité de l'expression, à la lexis, se soucie, par la distinction des diverses homonymies ou équivoques (sémantiques, syntaxiques, grammaticales), d'en dissiper les paralogismes éventuels pour les restituer à la normalité du sens. Par contre, la réfutation «qui s'attache à l'expression sans faire arme de l'homonymie» (p. 55), ne dénonce plus «une dualité de signification pour une même lexis». Elle tient compte de la «dualité même de la lexis» (p. 55), qu'il s'agisse de mots ou de phrases, apparemment identiques mais qu'une oreille attentive à la prononciation et à l'inflexion de la voix, ou qu'un regard même cursif, suffisent à distinguer. Aristote n'ignore donc pas l'importance de la lexis et la nécessité d'en tenir compte pour rétablir «le mot ou le logos initial en changeant tout simplement l'inflexion ou le débit». «Autrement dit, seul le signifiant peut servir de recours contre le signifiant». Or, alors même qu'il est au plus près d'une perception isolée de la lexis, et de se retrouver en pleine ferveur sophistique, il ne suppose à aucun moment, et dans cette réfutation «lexicale» justement, que «la lexis ne signifie pas» (et n'a pas à signifier), «ni qu'une lexis donnée n'a pas un seul sens» (p. 55).

Pour conclure : l'obsession sémantique explique, en dernière instance, l'échec de la «réfutation transcendentale», qui prétendait pourtant s'en tenir au minimum. Peu sensible à la poésie, dans la Poétique elle-même, l'autonomie du signifiant eût paru au vieux maître aussi étrangère au logos qu'au réel et à la dignité de l'être humain. Que dirait, du reste, un strict aristotélicien de ces «abolis bibelots d'inanité sonore», qu'on entend délicieusement dans une strophe de Mallarmé? (cité p. 60). Poussons la fantaisie à l'extrême ; que dirait-il des phénomènes de glossolalie chrétienne, débris de langues assemblés au hasard, «inanités sonores» eux aussi, mais d'indubitable efficacité? Comment accepterait-il l'analogie qu'on lui propose, sans espoir de le séduire : «de même que le suspens du semainein autorise un sens sans référence, de même l'écoute suspendue à la lexis suggère à qui voudra l'entendre que «le signifié, c'est l'effet du signifiant», et non son essence? (cf. p. 58, et la référence à Lacan).

Une autre question, plus insistante encore, met en cause, sur un point décisif, la cohérence du texte même d'Aristote. Chemin faisant,

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Sophistique et ontologie 289

j'ai rendu grâce au «bouc-cerf» d'avoir ouvert à l'imaginaire la porte royale de l'impossible. Or, si le conflit des notes constituantes du quasi- concept dans l'expression susdite, loin d'abolir le sens, le tient et le maintient à même VEpoché qui suspend la référence, de quel droit refuser aux énoncés contradictoires, ce que leur accorde tout logicien, à savoir la teneur de «propositions sensées», bien que fausses? Si le contradictoire n'est impossible qu'en restant pensable ; si, de surcroît, il est nécessaire de le penser en un «dire» qui le «signifie» pour qu'on puisse l'exclure, 1' «aberration» du sophiste ne semble plus refutable au seul titre du semainein ti. Certes, on concédera la loi logique : «de l'absurde suit n'importe quoi». Les systèmes contradictoires n'ont aucun intérêt. Leur «efficacité» est nulle, si «l'on veut produire des connaissances». Mais alors, ce n'est plus «en vertu du sens» qu'on les déclare «hors jeu».

Ceci dit, je plaiderai volontiers pour la rigueur de la terminologie qui réserve l'épithète «contradictoire» aux seuls énoncés qui se formulent en un langage déterminé, limité aux finalités du savoir. L'essentiel est que perdure la conscience de ces limites. Et que les «oiseaux en vol» gardent leur liberté de convertir tous les boucs-cerfs en cerfs- volants.

Aristote n'aura point trop démérité des poètes. L'acte par lequel il exaltait l'autonomie du sens dans la «pureté du non-être» a la portée décisive d'un acte historique qui, sans le dire ni le vouloir, posait les conditions, nécessaires et insuffisantes, d'un espace de poésie.

«Platon revu et corrigé»

Qu'Aristote soit débiteur de Platon plus qu'il n'eût osé le dire, c'est l'évidence même. J'esquive, faute de compétence, les problèmes de «diachronie» que pose leur rapport, et que discute Michel Narcy aux premières pages de son étude (p. 61-64), pour me limiter aux deux questions dont la solution permettrait de cerner l'essentielle différence, et qui portent, respectivement, sur la réfutation du sophiste et sur la conception de la métaphysique comme savoir.

«Qu'au projet d'une réfutation de la sophistique on trouve des parallèles chez Platon, cela n'a rien d'étonnant. De fait, le chapitre 5 du livre Gamma révèle nombre d'emprunts, dont l'un, d'ailleurs, est explicite, au Théétète» (p. 64). Toutefois, en dépit du démarquage d'arguments platoniciens qui témoignerait «d'un retour honteux au

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platonisme», la «désorganisation infligée au texte platonicien» pourrait être le corrélat d'un principe de réfutation original (ib.).

Les similitudes, reconnaissons-le, sont manifestes : même personnage central, Protagoras, représentant, «pour eux», d'une «opinion aussi vieille que la pensée grecque, ce qui veut dire sans doute, la pensée tout court» (p. 65) ; puis l'idée que la véritable nouveauté c'est la philosophie et non la sophistique ; mais aussi, plus significative, «l'équation pensée ou science = sensation, avec les conséquences que l'on sait (subjectivité du vrai, caractère contradictoire du réel), ainsi que la mise en relief, par la discussion, du principe de non-contradiction». C'est sur ce dernier point, surtout, que se fait jour la différence. Car, pour Aristote, il ne s'agit plus de «mettre en déroute l'adversaire mais de fournir ce qui s'approche le plus d'une démonstration, par réfutation en forme du sophiste, du principe le plus ferme d'une science de l'étant» et de «supplanter la conception du vrai» jusque-là prévalente (cf. p. 67). La rupture du «parallélisme» se mue en rivalité, et la rivalité en dissolution du platonisme. Là même où s'avère la reprise d'un argument, matériellement identique, la fonction, assignée à celui-ci dans les deux réfutations, trahit une divergence fondamentale. Par exemple la distinction, à l'adresse de Protagoras, entre représentation ou opinion, d'une part, et sensation d'autre part, «ne fait valoir, chez Platon, l'existence d'exceptions au principe de l'homme-mesure que pour en venir à une liquidation de la sensation et de sa vérité ; par contre, chez Aristote, «elle prépare une évaluation de la sensation parfaitement opposée», qui a partie liée avec «le rejet de l'idéalisme platonicien». La citation aristotélicienne ne confirme pas ; elle équivaut à «un désaveu implicite».

L'écart se creuse si l'on considère non plus la particularité des arguments, mais l'allure générale des argumentations. Soucieuse de discriminer «flatulence et progéniture», la maïeutique de Socrate procède d'abord, pour les dissoudre en un même flatus vocis, à un amalgame qui fait correspondre «à la vérité de Protagoras» «le statut du phénomène héraclitéen». Puis, en un second temps, elle sépare les conjoints, désarticule leurs propos, en montrant, d'un côté, l'impossibilité «de constituer une physique sur la seule notion de mouvement» ; et, de l'autre côté, la coïncidence de «l'apparaître du phénomène» avec «sa propre disparition» (p. 73). «A l'opposé de cette désarticulation, le chapitre 5 du livre Gamma procède à un véritable réassemblage des éléments ainsi dispersés» ; réassemblage appuyé sur une typologie qui ne permet plus

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Sophistique et ontologie 29 1

de confondre les adversaires sous une même étiquette. Il y a ceux qui «pensent» et «ceux qui parlent». Protagoras et «Heraclite», si tant est que ce soit lui, soutiennent une pensée. L'affirmation qui leur est commune («affirmation de la contradiction»), exige, cependant, «qu'on en distingue les motifs». Le discours de Protagoras «fonde la vérité de l'apparence sur ce qu'a d'incontestable la sensation de chacun» (1009 b 2-11) ; «celui, plus spéculatif, des physiciens infère, de l'observation du devenir, la nature contradictoire de la réalité» (1009 a 23-26). Si les deux discours sont «en implication réciproque», c'est parce que tous deux ont «pour point de départ les sensibles» (1009 a 23, b 1). La différence entre sophistes et physiciens s'annulle par le fait même. Contre l'avis de Platon, Parménide se range au côté d'Heraclite, confirmé, en sa position paradoxale, par le principe tout parménidéen que «le non-être ne peut venir à l'être» (p. 75). «Aristote, donc, se sert du Théétète mais à l'envers ; remontant de la scission entre phusis et logos vers l'unité du discours de la sensation, comme vers l'explication du fait que tous en viennent à dire la même chose». Il réussit le tour de force spéculatif qui «fait voir dans l'équivalence science-sensation un opérateur universel de traduction» (p. 76). Que vous parliez de «sensation» ou de «mouvement», le résultat est le même, et la réversibilité parfaitement justifiée, puisque «dans le domaine de ce qui change en tous points et de toutes façons, on ne peut dire de vérité» (1010 a 8-9). Comble des combles, et «dernier démenti à Platon» : celui qui croit réfuter les sophistes est un crypto-sophiste ; à l'entendre répéter indéfiniment «que tous les sensibles s'écoulent et qu'il n'en est pas de science», ou pour refouler celle- ci dans un au-delà de notre monde, on se demande, en effet, si «dans la réfutation qu'il prête à Socrate, il ne table pas sur l'héraclitisme au point de faire sien le silence où en vint pour finir Cratyle» (p. 77). Je me permets d'ajouter : quel rapport y a-t-il entre ce silence de Cratyle et celui auquel nous convie la septième lettre?

«Au lieu de les jouer l'une contre l'autre, Aristote au contraire tient ensemble vérité du mouvement et vérité de la sensation», sans pour autant les confondre (cf. sur le détail de l'argumentation, p. 78 sv.). Car, «si l'énoncé de la vérité du mouvement» «est sujet à discussion» à tel point qu'il révèle en définitive avoir pour condition cela même dont il paraît être la négation, l'affirmation de la vérité de la sensation, au contraire, découle immédiatement de la prise en compte de sa propriété, «à savoir sa relation au sensible propre» (cf. p. 79). Ce rapport d'intentionnalité est si frappant qu'il n'est plus possible de

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«dissocier l'excitation du sens et le sens du mot qui la dit». De la sensation comme du mot on pourrait écrire qu'elle «signifie» ou du moins «signale», ce qui reviendrait au même, puisque «c'est le double sens du grec semainein» (p. 80). La sensation du doux signifie bien «quelque chose», «le fait d'être ou de n'être pas cela». Le sens «sensoriel» pourrait être, si je comprends bien, le paradigme du sens «sémantique». Si Platon a manqué le pur «semainein, ne serait-ce pas parce que, 'comme tous les anciens', il ne s'est pas assez interrogé sur ce que signifie la sensation»? (p. 82). Il a manqué également à Platon cette entrée en «linguistique» qui lui eût permis d'affronter le sophiste sur son terrain, pour convenir avec lui que «vrai» et «faux» «signifient quelque chose» (1012 b 8), bien qu'ils ne figurent ou ne signifient qu'à l'intérieur d'une syntaxe d'énoncé (cf. p. 84-85). Il serait injuste et sectaire, toutefois, de minimiser l'apport de Platon, qui n'ignore pas la nécessité de signifier quelque chose : «ne rien dire, ce n'est même pas parler» (cf. Soph. 237 e 5). Il semble qu'Aristote, en son plus grand écart, soit, plus que jamais, débiteur de son maître. La référence manifeste au Sophiste relaie ici les allusions dispersées au Théétète. Il y a donc apparence, mais démentie aussitôt par une lecture moins distraite.

L'analyse du logos et du legein dans le Sophiste fait face à la question : Qu'est-ce qu'un énoncé? La réponse recourt à «une double distinction» : «distinction, d'une part, entre les deux sortes de mots, noms et verbes ; distinction, d'autre part, entre le mot et le logos : d'énoncé, le logos est tout à coup devenu phrase» (p. 87). «Il n'y a de sens que par l'effet d'une syntaxe» (p. 88). Si Platon fait ainsi figure de pionnier de la phrase, le signifier quelque chose «aristotélicien se place explicitement en retrait de cette analyse, comme faisant fi de l'innovation qu'elle comporte». Des divers emplois de semainein, dans le Sophiste, il ressort que «dénoter n'est pas parler, que semainein n'est pas legein» (ib.). «L'affirmation inverse, fournit, chez Aristote, le levier de la réfutation [...]. Le semainein aristotélicien ne se comprend, en effet, que sur le fond de son opposition avec 'dire que quelque chose est ou n'est pas'». «C'est seulement avec cette syntaxe, de fait la plus élémentaire, que le discours a affaire à l'être» (p. 88). En suspendant, dans YEpoché, l'affirmation (ou la négation) à son préalable de droit (un semainein «cantonné au mot»), Aristote, par ce pas en arrière, fait éclater à nouveau une différence qu'il n'est plus nécessaire de souligner. Les recherches si méticuleuses de M. Narcy confirment, sur un point aussi important, les analyses de B. Cassin (cf. supra p. 31 et note à la traduction de 1006 a 21, p. 195).

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Sophistique et ontologie 293

«Se cantonner au mot», sous la condition de l'unité de sens, n'est ni simple ni évident pour nous aujourd'hui. Replacé dans le contexte, l'acte de maîtrise qui s'y affirme se rehausse d'une seconde limitation, à laquelle s'astreint Aristote, pour appuyer sa «démonstration» : le choix du «bouc-cerf», aux confins de l'exténuation sémantique.

L'exemplarité aristotélicienne et son audace s'éclairent d'une comparaison qu'on me pardonnera de commenter.

Discutant dans une courte note la conception heideggérienne du langage, pour l'opposer à celle de Mallarmé, M. Blanchot précise que «l'attention portée aux mots par Heidegger [...] est attention aux mots considérés à part, concentrés en eux-mêmes, à tels mots tenus pour fondamentaux et tourmentés jusqu'à ce que se fasse entendre, dans l'histoire de leur formation, l'histoire de l'être, — mais jamais aux rapports des mots et moins encore à l'espace antérieur que supposent ces rapports et dont le mouvement originaire rend seul possible le langage comme déploiement» {Le livre à venir, Paris, 1959, p. 286 n. 1).

Cette dernière affirmation que je viens de souligner me surprend. Mais l'attention portée aux mots par Heidegger me paraît indiscutable. Le parallèle fait saillir, par contraste, la singularité d'Aristote qui jette son dévolu sur un mot si peu «concentré en lui-même», si peu fondamental, si peu tourmenté par le grand jeu des racines pivotantes. Nous sommes là aux abords du «presque rien», bien que cet ex nihilo se prête aux plus beaux rêves.

«Sens sans réfèrent» ! «N'est plus en jeu que la forme des phrases [...]». Si «Théétète vole est manifestement faux» reste, pour nous en consoler, l'appel de la chimère qui nous invite, avec Michel Narcy, à «écrire des romans» (cf. p. 93).

Mais que devient la «science de l'être en tant qu'être»? Les parenthèses de neutralisation ne nous ont retenus que pour nous en ouvrir la «porte océane».

Pour situer ce savoir parmi les disciplines courantes, des précautions s'imposent, qui exigent de nouveau la révision du platonisme.

Au premier chapitre des Topiques, s'abritent, sous l'accolade du vrai, démonstration et dialectique (platonicienne); sous celle du faux, la déduction éristique et le paralogisme. Affinant ses classifications, Aristote proposera une suite d'approximations qui permettent de cerner la figure épistémique de la science recherchée. Les schémas successifs que trace M. Narcy résument très clairement ces diverses approches. La science, d'abord isolée de la dialectique, s'affecte, sous la pression du vrai, d'une double spécification : dans un genre déterminé, elle reste

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«démonstration» ; dans le genre universel, elle devient déduction dialectique (cf. p. 94-95).

Ajoutons à ces déterminations la fonction de Yelegkhos qui réfute par déduction de la contradictoire, et qui s'oppose ainsi à Vapodeixis ou démonstration à partir de principes propres à chaque discipline (cf. p. 94-97). Au terme de ce cheminement philologique, et en dépit de quelques flottements dans la terminologie, ce qui s'annonce pompeusement, au début du livre Gamma, sous le nom de science de l'étant en tant qu'étant, ne peut occuper, en sa revendication d'universalité, que la place de la dialectique, «et n'a pour méthode que la réfutation». «C'est exactement ce qu'expose Aristote au début du chapitre 4» (p. 97), lorsqu'il rappelle l'impossibilité d'une démonstration du principe «nécessaire à qui connaît quoi que ce soit» (ib.). Cette modestie du philosophe a de quoi étonner si l'on songe aux épithètes hyperboliques qui, par la suite, ont exalté la métaphysique comme «science suprême» et comme «savoir rigoureux» (strenge Wissenschaft), non sans quelques appuis, reconnaissons-le, dans le texte de Gamma qui, en ses trois premiers chapitres, «mime, de façon surprenante, l'articulation du livre VI de la République, reprise dans le détail au livre VII» (p. 101). Le métaphysicien n'a-t-il pas rêvé parfois de devenir le mathématicien de «l'être en tant qu'être»? Quelle serait donc la différence entre la science du philosophe platonicien et celle du philosophe aristotélicien? (ib.) (sur les similitudes, cf. p. 101-102). Je me résigne au signalement de l'une des principales oppositions.

La plus fondamentale différence, dont procèdent toutes les autres, me paraît être la première, celle que M. Narcy énonce en des termes qui suggèrent une longue méditation : «le principe du tout, selon la République, c'est la forme du bien qui, à la fois, fait être et rend connaissables toutes choses : sommet d'une échelle des êtres où les objets relèvent d'un degré de connaissance égal à leur degré d'être. Dans Gamma, au contraire, le principe le plus ferme de tous (1005 b 11-12), c'est le principe de contradiction : principe le plus ferme de toute réalité, sans doute, et par là, comme chez Platon, principe de toute réalité ou 'principe du tout' ; mais pas au sens platonicien, où un tel principe se confond avec une réalité singulière transcendante; le principe de contradiction, analogue à 'ce qu'on appelle en mathématiques les axiomes' (1005 a 20), est principe en vertu non d'une transcendance, mais de son universalité. Universalité qui n'est tout simplement pas celle d'un être, ni même d'un au-delà de l'être mais celle d'une proposition» (p. 102-103). Je ne m'excuse pas

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d'une aussi longue citation. J'en tire, pour ma part, quelques conséquences d'un intérêt capital. Il s'ensuit d'abord, comme N. Hartmann n'a cessé de le répéter, qu'il faut séparer, absolument, ontologie et métaphysique, le discours sur l'étant comme tel n'ayant rien à voir avec le discours relatif à un étant particulier. Il s'ensuit, en second lieu, que l'expression, courante ou trop courante, d'onto-théologie est une expression mal formée, tout au moins si l'on vise une ontologie de stricte obédience aristotélicienne, c'est-à-dire conforme aux seuls réquisits du livre Gamma ; expression aussi mal formée, ajouterai-je, donc privée de sens, que «le nombre 3 conducteur d'électricité». Il s'ensuit, en troisième lieu, la plausibilité d'un savoir d'ontologie, qui s'établirait autour du seul principe de non-contradiction. Cette science, d'abstraite universalité, et hostile à «l'universel concret», exploiterait, à fond, le non-contradictoire, comme postulation majeure d'une pensée de l'étant, en tant qu'étant. Historiquement, sous la forme exsangue d'un «possible pur», de teneur scolastique ou wolffienne, et, plus récemment, dans la version «strenge Wissenschaft » d'une «ontologique» (style H. Scholz), de telles ontologies ont eu lieu et connu quelque succès. Le discours heideggérien se comprend, en partie, comme réaction à une pauvreté aussi désespérante, qui s'accordait si bien, croyait-on, à l'esprit du livre Gamma, et à sa stratégie du minimum à l'égard de la sophistique. Enfin, mais je ne prétends pas être exhaustif, il conviendrait d'exclure de ce genre d'ontologie, non seulement l'idée de hiérarchie en sa tournure théologique d'un «sommet des étants», mais aussi bien celle d'un nécessaire absolu, vu que toute nécessité, selon l'optique du logicien, dérive de propositions antérieures, exemptes, par là même, du statut conditionnel inhérent au dérivé. Ces conséquences, qu'il convient de soumettre à un libre examen, me paraissent s'inscrire dans la mouvance philosophique du livre Gamma. Il serait exorbitant d'y réduire, en sa réaction au platonisme, toute la philosophie d'Aristote. Inversement, j'ai la faiblesse de croire que Platon, en son sourire oublié, ne se résume ni en ce que laisse entrevoir la critique aristotélicienne, ni dans l'univers fantomatique qu'on lui prête trop souvent. Il faut savoir gré aux philosophies d'une «incompréhension créatrice» qui leur permet d'exister sur les ruines d'un passé, préalablement reconstruit. Remarque incidente, et peut-être injuste, que devrait accompagner, en mémoire de Platon, un tantinet d'ironie.

*T» *F •$*

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Le commentaire, trop lâche sans doute, que me suggéraient, en leur réciproque renvoi, les textes de Barbara Cassin et de Michel Narcy, ne pouvait donner qu'une idée approximative de ce que requiert, aujourd'hui, une véritable introduction, philologique et pensante, à l'ontologie d'Aristote. Le livre qu'ils m'ont ouvert, et que je présumais connaître, est moins clair qu'il ne m'avait semblé. J'hésite à le refermer.

25, rue Pierre Loti Stanislas Breton. F-94500 Champigny-sur-Marne.

Résumé. — Le livre Gamma de la Métaphysique d'Aristote est, aujourd'hui encore, le lieu obligé où passe et doit passer toute réflexion sérieuse sur l'ontologie. L'ouvrage de B. Cassin et M. Narcy, La décision du sens, est l'occasion rêvée d'un retour à ce texte fondamental. Or, dans le livre Gamma, il s'agit avant tout de «vouloir dire quelque chose». Telle est la décision qu'Aristote exige de tout homme s'il veut être un homme. Cette décision que le Sophiste doit faire sienne, s'il consent à parler, est aussi bien ce qui a décidé de l'existence de l'ontologie.

Abstract. — Book Gamma of Aristotle's Metaphysics is still the basic text which any serious thought on ontology takes and must take into consideration. B. Cassin and M. Narcy 's book entitled La décision du sens offers an outstanding opportunity to return to this fundamental work. Now in Book Gamma it is above all else a matter of "wanting to say something". That is the decision required by Aristotle of any man who wishes to be a man. This decision, which the Sophist must make his own, if he agrees to speak, is thus that which brought about the existence of ontology. (Transi, by J. Dudley).