Sirènes, sirènes

D u m ê m e a u t e u r

Aux mêmes éditions

Robespierre, derniers temps, coll. Fiction & Cie, 1984

Chez d'autres éditeurs

Une scrupuleuse aventure (Journal 1), Papyrus, 1980

Une affaire de présence (Journal 2) Le Castor astral, 1984

Projection privée, Bordas et Fils, 1981

Martin Scorsese, un rêve italo-américain, Hatier, automne 1985

Fiction & Cie

Jean-Philippe Domecq Sirènes, s i rènes

roman / Seuil

Seuil, 27, rue Jacob, Paris VIe

CE LIVRE EST LE SOIXANTE-SEPTIÈME DE LA COLLECTION « FICTION & CIE »

DIRIGÉE PAR DENIS ROCHE

ISBN 2-02-008678-6

© ÉDITIONS DU SEUIL, MARS 1985

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

« C'est le passant qui fait le chemin. »

précepte taoïste

Et l' écran se brouille, pointillés qui descendent. Puis l' image à nouveau : un S, la piste apparaît sur fond

vert, disparaît aussitôt. Le doigt sur la touche passe à la touche d 'en dessous. Le son augmente, clameur de moteurs à l'angle de la pièce.

L 'image revient aux tribunes : le bruissement de cou- leurs, et la piste, vibrations de chaleur. Une quinzaine de secondes - voix du speaker qui vite rappelle les noms et numéros en premières lignes. Pendant deux trois secondes, on revoit le circuit à vol d'oiseau, l'écran vert, l'anneau cendré

et là, en bas à droite, l' ombre de l'hélicoptère.

L e c o n t r a t

- Ce n'est pas ce que j'avais demandé. Il pose les papiers sur la tablette, se cale dans le

fauteuil. - C'est plus, nettement plus que notre offre précé-

dente. Le contrat tournait autour d'un...

- Et je demandais plus. - Mais songez que... Il sort son paquet de cigarettes. Que l'interlocuteur

désigne du regard, disant : - A ce que je vois, vous ne faites toujours pas confiance

à votre marque. - Comment, ah les cigarettes, vous voulez dire... non

en effet - il tapote la cigarette sur son genou -, je préfère celles-ci. Plus légères.

Il a réempoché le paquet. Ce n'était pas la boîte cartonnée, rouge à ovale blanc avec tête de chat. Son voisin lui tend le briquet allumé. Soufflant la première bouffée, il retrouve le brillant des yeux, l'interlocuteur en contre-jour, cette peau. Il serait temps d'allumer la lumière. L'autre fois aussi il a tardé à le faire.

L'accent guttural. - Alors, notre affaire : je vous ai interrompu, qu'alliez-

vous dire?

- Eh bien, qu'aucun pilote n'a obtenu pareille som- me.

- Elle va exciter la presse, et c'est le but recherché, non ? Vous avez lu les journaux. Ils en parlent déjà.

- De notre côté rien n'a filtré, nous pouvons vous assurer...

- Oh moi aussi je pourrais vous assurer que, de mon côté, alors passons. L'essentiel, c'est qu'avant la signature du contrat, vous en ayez enregistré les premiers bénéfices publicitaires.

- Peut-être, mais une telle somme... Elle bouscule l'échelle des contrats, dans une telle proportion.

- Sans connaître le montant exact, les journalistes vont se perdre en suppositions, ils vont lancer des chiffres, avec le nom de votre compagnie. Ça fait partie du jeu.

- Ce qui attire la presse, c'est surtout votre come-back, après deux années.

- Et après ce qui m'est arrivé. Ça aussi ça fait partie du jeu. Entre nous, c'est pour ça qu'on n'en parle pas.

Il a noué les mains entre les genoux. L'autre se réfugie derrière une bouffée de cigarette, et entend Jim Orta ajouter :

- Disons que notre contrat est - a-t-il souri ? - un peu particulier.

- Permettez une question : on ne vous connaît pas d'ennuis financiers, ni de folles dépenses...

Réflexe de jeter un coup d'oeil à droite : peu de meu- bles, une table, sans doute peinte à la main, avec un drôle de motif en balle de tennis, noir et blanc. Dans l'angle, le verre fumé de la console stéréo.

Orta s'est renfoncé dans le fauteuil. Fauteuil de cuir blanc.

- Et pas d'enquêtes sur mes placements? Mes dépen- ses... au fait, vous avez vu mon dernier bijou, devant l'entrée?

- Nous avons vu : beau bijou, en effet. En souvenir du Commendatore, n'est-ce pas?

- C'est une question? - Ralph Amberson a reconduit le contrat avec lui en

début de semaine. Il a lâché cela trop vite. Mais Orta semble sourire : - Dites-moi un peu comment je devrais dépenser ma

fortune. Choisit-il de détendre l'atmosphère? Les deux mes-

sieurs reprennent leur verre. - Pas de yacht ni d'avion particulier, dit celui qui

fume. Et l'autre :

- Pas de grandes croisières! Et tandis qu'Orta offre de remplir leurs verres, ils

répètent, avec l'air d'en rire encore, la médiocre plaisan- terie qu'il a faite au récent cocktail de chez Craven, sur son horreur des voyages hors circuit.

La buée file derrière, à chaque halètement. C'est tôt le matin, et les premiers froids d'automne. Les semelles blanches enfoncent dans les feuilles alourdies d'humidité. Là, ce tronc, il s'y arrête et renoue son lacet. Le survête- ment, comme les tennis, blanc à rayures rouges.

Un bruit de feuilles, il lève la tête. Au bout de l'allée forestière, deux silhouettes noires. Si tôt? Il reprend sa course. On dirait deux femmes. Il approche. Deux femmes en effet. Agées, semble-t-il. Marchant vite et du même pas. Et regardant droit devant. Arrivé à leur hauteur, il baisse les yeux, juste après avoir remarqué qu'à l'une manque un bouton de manteau.

Quand les derniers bolides rentrent sous les frondai- sons d'ombre et de lumière, la vapeur redescend devant les tribunes, l'écho des moteurs part au loin.

La foule doit hurler, ils s'agitent partout. Les voitures réapparaissent par la Curva parabolica, et s'immobilisent sur la grille de départ. Le feu, rouge - tu ne dois pas le laisser passer : en tête aussitôt, et de nouveau seul en piste, tu dois le laisser derrière, tu ne te bats pas avec lui, tu cours seul, ne le laisse pas - les moteurs derrière

Vert Il est parti, il t'a pris cinq mètres, il est devant toi, ne

laisse pas l'autre derrière. Elio de Artemis est parti en tête, en tête, Orta second,

talonné par la Ferrari. A Curve di Lesmo tu le passes, tu le passes, tu freines

plus tard, en entrant tu te vois sortir. Non, tu ne passes pas.

A l'entrée de Curve di Lesmo, Orta est dans les roues de De Artemis, à la sortie il déboîte mais la Lotus résiste. Elle résiste, contient la Lola, elles arrivent roue dans roue à Parabolica.

Là, Orta freine plus tard, oblige de Artemis à laisser le

passage, mais, léger travers de la Lotus, de Artemis a failli fermer le passage. Orta est passé, il arrive en tête devant les tribunes, premier tour Orta en tête!

En tête au second passage. Au troisième, il a creusé l'écart, quatre secondes d'avance, au cinquième il en a six, septième tour.

La caméra à l'entrée de la Parabolica cadre le n° 8 : la Lola blanche et rouge ralentit, se range tranquillement sur le côté. Les autres passent, un à un. Trois commissai- res sont déjà là, le pilote apparemment leur fait signe de ne pas bouger, ils restent de l'autre côté de la rampe. Effet de zoom : on voit que le moteur continue à tourner,

et le pilote ne bouge pas, ne regarde pas dans le rétro pour reprendre la piste. Bras tendus au volant. Le gros du peloton est passé. La Lola redémarre, en trombe. La voix des speakers a faibli.

Voilà Orta qui sort de la Parabolica, l'image revient aux tribunes, les gens debout. La Lola rentre aux stands. Les speakers reprennent : arrêt du leader. La voiture s'est immobilisée, les mécanos bondissent, Orta leur fait signe que non. Comme tout à l'heure les commissaires, tous attendent. Le pilote n'a pas l'air de bouger, ne dit rien à son directeur d'écurie gesticulant penché sur lui, un autre mécano se penche, de plus en plus de gens, on ne voit plus. Approchez une autre caméra! demande le speaker, je ne vois toujours pas le pilote sortir, ah si ça y est, le casque d'Orta, il retire son casque, abandon d'Orta, abandon. L'autre caméra approche, se faufile, nuques, épaules, l'image se brouille, le son monte, clameur des moteurs à l'angle de la pièce.