sens pratique et pratiques réflexives

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Sens pratique et pratiques réflexives Quelques développements sociologiques de l’ontologie merleau-pontienne  1 ÉTIENNE BIMBENET Université Jean Moulin — Lyon III À qui les chercherait, l’œuvre de Merleau-P onty donnerait peu de déve- loppements directement sociologiques. Autant on peut parler d’une « philo- sophie de la psyc hologie », spectaculairement o pératoire dans La Structure du comportement et la Phénoménologie de la perception, ou encore d’une « philo sophi e de l’histoire », larg ement mise en chantie r dans les cours pro- fessés au Collège de France dans les années cinquante; autant on se trouve récompensé par une véritab le « philosophie du langage », et même de « l’ex - pression », lorsqu’on re vient sur la lecture merleau-pontienne de Saussure initiée par La Prose du monde ; autant on peut dire que la sociologie, ou le « social », ne furent crédité s ici d’aucune réf lexion d’en ve rgure . Les rares tex- tes qui affrontent explicitement la question déçoi vent; en réalité tout se passe comme si le thème avait pâti de sa trop grande proximité avec un autre, autre- ment prépondérant, et même proliférant, poussant ses racines dans l’ensem- ble de l’œuvre – le thème de l’intersubjectivité. Lorsque, dans Signes, Merleau-P onty év oque les rap ports du « Philosophe et l a sociolo gie », est-ce bien à la sociologie qu’on a affaire? Ou cette dernière n’est-elle pas seule- ment le nom donné à la réversibilité de moi et d’autrui, de sorte que ce n’est pas en sociologue mais bien en philosophe qu’il faut conclure, sur ce terrain proprement philosophique où le social se définit comme une variante de l’in- tersubje ctiv ité charnel le : « le fait social nous appara ît toujours comme variante d’une seule vie dont la nôtre aussi fait partie, et tout autre est tou-  jours un autre nous-même » 2 . Ainsi le social se constitue-t-il avant le social et avant toute société donnée, en ce lieu de décentrement à soi et de réajus- tement de la subjectivité que représente l’expérience d’autrui. La sociologie s’aperçoit depuis l’exigence fondatrice de la phénoménologie transcendan- tale et non, comme la psyc hologie du comportement, la Gestaltpsychologie 1. Nous renvoyo ns , comme au vérita ble poi nt de départ de cet article et des réf lexion s qui y menèrent, à la remarquable contribution de Stéphane Haber au séminaire du groupe Alter, « La sociologie française contemporaine de vant le concept bour dieusien d’ habitus », prononcée en 2002 et reprise in Alter 12/20 04, p . 191-215. 2. Signes, Paris , Gallimard, 1960, p . 141. Archives de Philosophie 69, 2006

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Sens pratique et pratiques réflexivesQuelques développements sociologiques

de l’ontologie merleau-pontienne   1

É T IE NNE B IM B E NE T

Université Jean Moulin — Lyon III

À qui les chercherait, l’œuvre de Merleau-Ponty donnerait peu de déve-loppements directement sociologiques. Autant on peut parler d’une « philo-sophie de la psychologie », spectaculairement opératoire dans La Structuredu comportement et la Phénoménologie de la perception, ou encore d’une« philosophie de l’histoire », largement mise en chantier dans les cours pro-fessés au Collège de France dans les années cinquante; autant on se trouverécompensé par une véritable « philosophie du langage », et même de « l’ex-pression », lorsqu’on revient sur la lecture merleau-pontienne de Saussureinitiée par La Prose du monde ; autant on peut dire que la sociologie, ou le

« social », ne furent crédités ici d’aucune réflexion d’envergure. Les rares tex-tes qui affrontent explicitement la question déçoivent; en réalité tout se passecomme si le thème avait pâti de sa trop grande proximité avec un autre, autre-ment prépondérant, et même proliférant, poussant ses racines dans l’ensem-ble de l’œuvre – le thème de l’intersubjectivité. Lorsque, dans Signes,Merleau-Ponty évoque les rapports du « Philosophe et la sociologie », est-cebien à la sociologie qu’on a affaire? Ou cette dernière n’est-elle pas seule-ment le nom donné à la réversibilité de moi et d’autrui, de sorte que ce n’estpas en sociologue mais bien en philosophe qu’il faut conclure, sur ce terrainproprement philosophique où le social se définit comme une variante de l’in-tersubjectivité charnelle : « le fait social nous apparaît toujours commevariante d’une seule vie dont la nôtre aussi fait partie, et tout autre est tou- jours un autre nous-même » 2. Ainsi le social se constitue-t-il avant le socialet avant toute société donnée, en ce lieu de décentrement à soi et de réajus-tement de la subjectivité que représente l’expérience d’autrui. La sociologies’aperçoit depuis l’exigence fondatrice de la phénoménologie transcendan-tale et non, comme la psychologie du comportement, la Gestaltpsychologie

1. Nous renvoyons, comme au véritable point de départ de cet article et des réflexions qui

y menèrent, à la remarquable contribution de Stéphane Haber au séminaire du groupe Alter,« La sociologie française contemporaine devant le concept bourdieusien d’habitus », prononcéeen 2002 et reprise in Alter 12/2004, p. 191-215.

2. Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 141.

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ou la psychanalyse, en pleine activité et depuis son questionnement propre.La philosophie de l’intersubjectivité, le discours qui pose après Husserl que

« la subjectivité transcendantale est intersubjectivité » 3, en ont déjà trop dit,l’homme y est d’ores et déjà et de part en part socialisé, si bien qu’il n’y arien de nouveau à attendre des voies empiriques par lesquelles la sociologieentend rendre compte, à son niveau, du processus de la socialisation.

Et pourtant il y a beaucoup à attendre, en sociologie, d’une philosophiede la perception et du corps percevant, ou encore d’une ontologie de l’ex-pression et de la chair — davantage sans doute, et paradoxalement, que desquelques regards distraits lancés par Merleau-Ponty sur la sociologie. C’esten tout cas ainsi que nous voudrions lire Merleau-Ponty: comme un qui n’au-

rait pas forcément tout dit, mais qui serait l’inventeur d’un géométral onto-logique étonnamment fécond, et lourd de conclusions à venir. Le caractèredu reste largement programmatique de ses formulations, la plupart du tempsnous y encourage. À charge pour nous de désimpliquer ou de déplier unepossible « philosophie du social » en germe dans cette ontologie, dans cequ’elle inventa par exemple du corps ou du langage. À nous de faire tenir àcette philosophie les quelques belles promesses qu’elle contient, du côté dela sociologie, comme aussi pourquoi pas de l’anthropologie sociale ou encorede la psychiatrie.

Comment définir alors, comment se présenterait, une sociologie d’inspi-ration merleau-pontienne? À suivre la voie directe, celle qu’indique Merleau-Ponty lorsqu’il aborde le social depuis le thème de l’intersubjectivité trans-cendantale, on imagine assez facilement un développement de type« schützien », c’est-à-dire, finalement, encore du fondamental, et bien peu desociologie proprement dite. Si au contraire nous nous laissons guider par saphilosophie du corps percevant et parlant, alors c’est un tout autre paysagequi se présente, et c’est du coup à la sociologie proprement dite qu’onrevient. Car on aperçoit premièrement une oeuvre si proche de cette philo-sophie, prolongeant si précisément les directions qu’elle indiqua, qu’elle ensemble la plus scrupuleuse application. Nous montrerons ainsi que la défi-nition bourdieusienne du sens pratique, et corrélativement de l’habitus, peu-vent se lire comme une exemplification sociologique fidèle de la phénomé-nologie merleau-pontienne de la perception. Mais du coup une bonne partiedes objections qui sont aujourd’hui adressées à l’œuvre de Bourdieu retom-bent sur cette phénoménologie elle-même, et désignent rétrospectivementl’une de ses limites possibles. Voici donc Merleau-Ponty enrôlé (très fictive-ment) dans un débat où s’engage le cœur même de sa pensée, et les tensions(très réelles) qui l’habitent. La sociologie de Bourdieu souligne la pente pro-

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3. Ibid., p. 134. Cf. E. HUSSERL, La Crise des sciences européennes et la phénoménologietranscendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 1976, § 54.

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fondément archéologique de cette pensée, c’est ce que nous aurons à voir;défaisant toutes les formes de la « pensée objective », elle fait valoir en effet

l’insertion préobjective ou pratique du corps dans son milieu social; elle défi-nit l’agent social comme un système de dispositions corporelles organique-ment ajustées aux contraintes du champ; mais elle s’expose par là même aurisque de voir cet agent social dégénérer en un « cultural dope », un idiot cul-turel incapable de lucidité ou de réflexivité sur sa propre vie sociale.Comment l’ontologie merleau-pontienne répond-elle à ce risque? Au-delàde la vocation incontestablement archéologique qui est la sienne, quels sontles concepts cette fois téléologiques qu’elle fournit, au profit d’un éclaire-ment rationnel de l’expérience? Nous tenterons de montrer que la notion de

rôle, constamment et obstinément opératoire dans l’ensemble de l’œuvre,s’offre comme une ressource phénoménologique exemplaire pour inscrire,au plan des relations sociales elles-mêmes, l’ambiguïté de l’archéologique etdu téléologique, ou du sens pratique et de la pratique réflexive. C’est pour-quoi l’interactionnisme d’Erving Goffman, et le paradigme dramaturgiquequi le sous-tend, pourraient représenter un second prolongement sociologi-que appelé à déplier, de la philosophie merleau-pontienne, les virtualités pro-fondes – appelé à faire droit à l’ancrage naturel ou archéologique et concur-remment aux ressources de réflexivité de l’expérience. Et on verra qu’ici c’est

la chair, davantage que le corps, qui a charge de la socialité: la chair commedynamisme, « réversibilité » à la fois archaïque et porteuse de toute réflexion.

Le sens pratique

Revenons pour commencer sur la manière dont se définit, chez Bourdieu,le sens pratique. Celui-ci se conquiert à travers le dépassement nécessaire dedeux positions antagonistes et néanmoins solidaires, deux positions, l’unesubjectiviste, l’autre objectiviste, mais qui ont en commun de dénaturer la

définition proprement pratique de l’expérience au profit d’un rapport théo-rique ou intellectuel de surplomb:Pour comprendre la compréhension pratique, il faut se situer par delà l’alternativede la chose et de la conscience, du matérialisme mécaniste et de l’idéalismeconstructiviste; c’est-à-dire plus précisément se débarrasser du mentalisme et del’intellectualisme qui portent à concevoir le rapport pratique au monde commeune « perception » et cette perception comme une « synthèse mentale » 4.

D’un côté, le point de vue par exemple « ultrasubjectiviste » de Sartre,ou celui de l’interactionnisme goffmanien, ou encore celui de l’ethnométho-dologie, directement hérité de la sociologie phénoménologique de Schütz,

ou enfin et plus récemment la fameuse Rational Action Theory (RAT) de

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4. Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil (coll. « Liber »), 1997, p. 163.

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Coleman ou Elster ; de l’autre un « ultraobjectivisme » comme celui de Lévi-Strauss, et plus généralement la grande définition durkheimienne du social

comme contrainte supra-individuelle. Or c’est bien une même posture quise profile derrière l’une et l’autre position, celle du « spectateur impartial »   5 :dans un cas le regard théorique s’inscrit dans l’expérience consciente sousla forme d’une connaissance au moins implicite de la situation, ou de « comp-tes-rendus » (accounts) par lesquels l’acteur social se rend compte à lui-mêmedu sens de sa propre expérience, ou enfin d’un calcul rationnel optimisantà chaque instant l’action individuelle; ou bien ce regard savant au contraires’inscrit dans l’être, s’hypostasiant sous la forme de structures ou de repré-sentations collectives, pesant comme autant de contraintes inconscientes sur

la vie sociale. Dans un cas l’individu sait ou peut savoir ce qu’il fait; dans l’au-tre il ne sait rien mais le scientifique le sait pour lui; bref se rate chaque fois,par excès ou par défaut, le sens spécifiquement pratique de la pratique, cesens clignotant à mi-chemin du savoir et de l’ignorance, cette « docte igno-rance » 6 par laquelle je sais faire sans savoir explicitement que je fais:

L’agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d’une connaissance qui,comme l’a montré Merleau-Ponty, ne s’instaure pas dans l’extériorité d’uneconscience connaissante. Il le comprend en un sens trop bien, sans distance objec-tivante, comme allant de soi, précisément parce qu’il s’y trouve pris, parce qu’ilfait corps avec lui, qu’il l’habite comme un habit ou habitat familier   7.

L’agent, autrement dit, possède son monde avant toute représentationobjectivante, ce qui veut dire d’une part qu’il le possède, qu’il en a uneconnaissance, qu’il se situe par conséquent au-delà de la contrainte mécani-que ou du déterminisme structural, mais qu’inversement cette connaissance,non expressément connaissante ou objective, reste une familiarité sans rai-sons, une prescience sans preuves. Le sens pratique trouve son paradigmedans l’intelligence préflexive du sportif, du musicien ou du danseur   8, dansleur « corps géomètre » 9 ou encore leur « géographie naturelle » 10, dans cetajustement sans parole des gestes entre eux et des gestes à leur objet.

Cette « connaissance par corps »11

, cette intimité fluide et enchantée del’individu et de son monde, fondée sur la connaturalité du corps et de sonmilieu, ne se comprennent efficacement que depuis la notion d’habitus.

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5. Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de Trois études d’ethnologie kabyle,Paris, Le Seuil, 2000, p. 227.

6. Ibid., p. 303.7. Méditations pascaliennes, op. cit., p. 170.8. Ibid., p. 172: « À l’inverse des mondes scolastiques, certains univers, comme ceux du

sport, de la musique ou de la danse, demandent un engagement pratique du corps, donc unemobilisation de l’« intelligence » corporelle, propre à déterminer une transformation, voire une

inversion des hiérarchies ordinaires ».9. Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 321.10. Ibid., p. 294.11. Méditations pascaliennes, op. cit., p. 153.

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Celui-ci est en effet à lire en un double sens, qui définit précisément l’ambi-guïté de la pratique. Sous son premier aspect l’habitus est tourné vers l’ave-

nir; comme « matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions » 12, il faitde moi le familier de tout ce que je pourrai percevoir, juger ou manipuler;sous son second aspect au contraire il se fait reproducteur, tourné vers lepassé des contraintes intériorisées, et l’heureuse familiarité ne peut plus alorss’apparaître que comme consentante. D’un côté, et conformément au pointde vue phénoménologique, l’habitus représente une « objectivation du sub- jectif » ou une « extériorisation de l’intérieur », le fait que je sois miraculeu-sement ajusté aux structures objectives du monde social, que je les anticipepar une forme de prescience inspirée; mais cet ajustement n’est pas si mira-

culeux dès lors qu’il s’explique inversement comme l’effet d’une « intériori-sation des structures objectives du champ social », d’une « intériorisation del’extérieur » ou enfin d’une « subjectivation de l’objectif » ; et l’on rejointcette fois la dimension de méconnaissance ou de rupture épistémologiquedont s’inaugure l’objectivisme  13. Ainsi on ne saurait dire, du paysan qui cor-rige le roulement de ses r dans une discussion officielle, ni qu’il décide lacorrection, se pliant à une raison, ni qu’il subit une contrainte de champ:c’est spontanément, par une prescience de ce qui « se fait » en pareil cas,autrement dit dans une paradoxale anticipation du donné social, projet de

faire ce qui s’est toujours fait, « nécessité faite vertu »14

. L’habitus est ce ren-versement du pour au contre, du déterminisme en spontanéité, qu’éclairemétaphysiquement la « très belle formule pascalienne, qui conduit d’embléeau-delà de l’alternative de l’objectivisme et du subjectivisme »: « … par l’es-pace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends » ». Entendons, sociologiquement:

C’est à travers cette inclusion matérielle – souvent inaperçue et refoulée – et ce quis’ensuit, c’est-à-dire l’incorporation des structures sociales sous la forme de struc-tures dispositionnelles, de chances objectives sous la forme d’espérances et d’an-ticipations, que j’acquiers une connaissance et une maîtrise pratique de l’espace

englobant  15

.

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12. Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 261.13. Ibid., p. 256: Bourdieu évoque la « dialectique de l’intériorité et de l’extériorité, c’est-à-

dire de l’intériorisation de l’extériorité et de l’extériorisation de l’intériorité », avant de définir leshabitus comme des « systèmes de dispositions durables, structures structurées prédisposées àfonctionner comme structures structurantes […] ».

14. Cf. Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982,p. 36: « Le propre de la domination symbolique réside précisément dans le fait qu’elle supposede la part de celui qui la subit une attitude qui défie l’alternative ordinaire de la liberté et de lacontrainte: les « choix » de l’habitus (celui par exemple qui consiste à corriger le r en présence

de locuteurs légitimes) sont accomplis, sans conscience ni contrainte, en vertu de dispositionsqui, bien qu’elles soient indiscutablement le produit des déterminismes sociaux, se sont aussiconstituées en dehors de la conscience et de la contrainte ».

15. Méditations pascaliennes, op. cit., p. 157.

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Il est difficile de ne pas entendre, dans ces analyses, de fortes résonancesmerleau-pontiennes, parfois explicites, le plus souvent implicites. La logique

d’ambiguïté de la pratique communique directement avec le clair-obscur dela conscience perceptive, conscience fondamentalement incarnée, située àmi-chemin du mécanisme réflexe et d’une conscience connaissante,

[conscience qui] frôle ses objets, les élude au moment où elle va les poser, en tientcompte, comme l’aveugle des obstacles, plutôt qu’elle ne les reconnaît, qui ne veutpas les savoir, les ignore en tant qu’elle les sait, les sait en tant qu’elle les ignore,et qui sous-tend nos actes et nos connaissances exprès   16.

La convergence ici nous est donnée non dans les quelques déclarationsde Merleau-Ponty sur le monde social ou sur l’intersubjectivité, mais plutôtdans une commune analytique du corps vivant, ou du corps en tant qu’il estfondamentalement vie, avant de s’apparaître chose ou esprit. Ce noyau vitaldu corps humain, Merleau-Ponty en produit l’analytique propre dans LaStructure du comportement, à travers la longue description consacrée à la« conscience naturée ». Avant toute conscience objectivante ou symbolique,avant toute conscience « naturante », la conscience « naturée », la nature enl’homme ou l’homme comme nature, trouve son paradigme d’une part dansla « perception commençante » de l’enfant, qui « saisit [ses objets] commedes réalités éprouvées plutôt que comme des objets vrais » 17 ; et d’autre part

dans la conscience pratique ou fonctionnelle du sportif, dont le footballeurdonne une exemplification privilégiée:

Le terrain ne lui est pas donné, mais présent comme le terme immanent de sesintentions pratiques; le joueur fait corps avec lui et sent par exemple la directiondu « but » aussi immédiatement que la verticale et l’horizontale de son propre corps.Il ne suffirait pas de dire que la conscience habite ce milieu. Elle n’est rien d’au-tre à ce moment que la dialectique du milieu et de l’action   18.

Mais le paradigme ultime, au-delà de l’enfance et du sport, le paradigmefondateur pour Merleau-Ponty comme pour Bourdieu, c’est la dialectique

animale du comportement et du milieu: le propre du comportement animal,tel que Merleau-Ponty le comprend depuis Goldstein ou même Bergson,c’est qu’il communique intérieurement avec son milieu de comportement etqu’avec lui « se trouve dépassée l’extériorité mutuelle de l’organisme et deson entourage » 19. L’animal ne se représente pas son entourage et pourtantson comportement est bien davantage qu’un mécanisme aveugle: il est « d’in-telligence » avec son milieu, « au milieu de son milieu », ne percevant de cemilieu que ce qui convient aux a priori de son espèce, selon une forme, sans

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16. Signes, op. cit., p. 291.17. La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942, p. 180.18. Ibid., p. 183.19. Ibid., p. 174.

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doute originaire, d’idéalisme corporel. Une puissante sémantique de « l’in-tériorité », de la « communication intérieure » ou encore de la « communion »

avec le milieu, anime ainsi la plupart des analyses de la Phénoménologie dela perception : le corps percevant est ce corps qui a ou qui possède sonmilieu, qui l’habite ou qui en a l’habitude, parce qu’il y déploie des « dimen-sions » ou des « niveaux » qui « expriment au dehors son activité interne » 20 ;et le perçu reçoit corrélativement un mode d’être qui, en son unité organi-que, en sa cohésion sans concept, est exactement celui du corps percevant.De cette intrication circulaire témoigne la métaphore obstinément filée du« contrat primordial » ou du « pacte originaire », qui scelle la connivence oula connaturalité du corps et de son monde  21. C’est alors, et alors seulement,

depuis cette sémantique de l’intériorité vitale, qu’on peut revenir à la ques-tion de l’être du social, et apercevoir une redéfinition originale de la « classesociale »: celle-ci n’est ni un objet que je pourrais me représenter, ni un déter-minisme objectif que je subirais; elle est plutôt ce que je possède ou qui mepossède, comme le corps habite son monde:

Il est aussi faux de nous placer dans la société comme un objet au milieu d’autresobjets, que de mettre la société en nous comme objet de pensée, des deux côtésl’erreur consiste à traiter le social comme un objet. Il nous faut revenir au socialavec lequel nous sommes en contact du seul fait que nous existons, et que nousportons attaché à nous avant toute objectivation  22.

C’est non plus l’intersubjectivité, qu’on trouve avant le social et à sonfondement mais, selon une expérimentation philosophique peut-être moinsattendue, le corps vivant, qui nous « attache » au monde avant toute objecti-vation et nous met en « contact » avec lui, qu’il fût monde naturel ou social  23.

Nous dirons alors que Bourdieu et Merleau-Ponty se rencontrent autourd’une dimension tout à la fois critique et archéologique du discours. La cri-tique, de part et d’autre, vise à dépasser l’attitude « théorique » ou « scolas-tique », la « pensée objective » ou « de surplomb », une posture ou imposturecommune à un certain subjectivisme idéaliste comme à un certain objecti-

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20. Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 130.21. Ibid., p. 251, 289, 293.22. Ibid., p. 415.23. Ainsi chez l’un ou l’autre auteur je possède le monde autant que j’en suis possédé, je

l’habite autant qu’il m’habite, selon une figure en chiasme qui se traduit souvent, chezBourdieu, par d’étranges corps-à-corps sémantiques : « Le rapport doxique au monde natal,cette sorte d’engagement ontologique qu’instaure le sens pratique, est une relation d’apparte-nance et de possession dans laquelle le corps approprié par l’histoire s’approprie de manièreabsolue et immédiate les choses habitées par la même histoire [en note : C’est, il me semble, ceque le dernier Heidegger et Merleau-Ponty (spécialement dans Le Visible et l’invisible)

tâchaient d’exprimer dans le langage de l’ontologie, c’est-à-dire un en-deçà “sauvage” ou “bar-bare” — je dirais simplement pratique – du rapport intentionnel à l’objet] », P. Bourdieu, « Lemort saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée », in Actes de larecherche en sciences sociales, n° 32-33, avril-juin 1980, p. 6-7.

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visme empirique. De part et d’autre la critique représente l’acte inaugurald’un discours voué à faire retour vers ce qu’une double et tardive abstrac-

tion, celle de la philosophie comme celle d’une certaine science, ont toujoursd’ores et déjà recouvert. Chez Merleau-Ponty on sait que le recours (massif)à la science de son temps, comme par exemple à la psychologie expérimen-tale, ne va pas sans une critique ou plus exactement une « autocritique » parlaquelle le psychologue est requis de dépasser ses propres présupposés objec-tivants, au profit d’une description plus fine de son expérience vécue  24 ; maisla philosophie, parallèlement, est appelée par une énergique parénèse à trou-ver hors d’elle-même les voies de son salut, du côté d’une « non-philosophie »(peinture, littérature, mais aussi psychanalyse ou, en ses aventures opératoi-

res et tâtonnantes, la science) destinée à réveiller le philosophe de son som-meil dogmatique et de ses tentations séparatistes  25. Plus clairement encore,la sociologie bourdieusienne n’aura cessé d’accomplir sa propre autocriti-que, lisible dans l’impératif proprement épistémologique d’« objectiver l’ob- jectivation » 26, autrement dit de défaire la logique théorique de l’observa-teur étranger au profit de la logique d’immanence de la pratique. On connaîtdu reste la version personnelle ou autobiographique de la question (« Je neme suis jamais senti d’exister en tant qu’intellectuel […] je n’aime pas enmoi l’intellectuel » 27), dont on pourrait trouver un équivalent merleau-pon-

tien, par exemple, dans le déni à la fois autobiographique et générationnelqu’un texte comme « La guerre a eu lieu » 28 voulut infliger à toute la vision« intellectualiste » du monde reçue, en 1939, des fameux aînés, à commen-cer par Brunschvicg. Rappelons à ce propos ce que Wittgenstein disait de lapsychanalyse: que son pouvoir de séduction était exactement mesuré par sonpouvoir de démystification et de critique. Il est clair que Merleau-Pontycomme Bourdieu brisent une idole, celle du regard souverain; pour l’un etl’autre « la philosophie ne vaut pas une heure de peine » dès lors qu’elle s’ou-blie comme seconde à l’égard de l’expérience, et pour l’un et l’autre, en unmême renversement de l’humilité en grandeur, la vraie philosophie sait semoquer de la philosophie.

D’où la dimension par ailleurs archéologique des deux démarches, appe-lées l’une et l’autre à faire l’exhibition, au terme de la critique, d’un origi-naire concret ou préobjectif. Chez Merleau-Ponty la vie animale, comme dia-

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24. Ibid., p. 77 et 114.25. Cf. « Partout et nulle part », in Signes, op. cit., p. 198-199; ainsi que « La philosophie

aujourd’hui », cours du Collège de France de 1958-1959, in Notes de cours 1959-1961, éd.C. Lefort et S. Ménasé, Paris, 1996, p. 39-65. Sur le thème de la « non-philosophie », cf. supra,

p. 5-9.26. Le Sens pratique, Paris, Le Seuil, 1980, p. 51.27. Méditations pascaliennes, op. cit., p. 16.28. Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, p. 245-269.

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lectique du corps vivant et de son milieu de vie, représente le modèle impli-cite du lien « organique » qui relie corps percevant et monde perçu; et l’on

a souvent stigmatisé dans la définition bourdieusienne de l’habitus uneforme de biologisme, héritée en particulier de Piaget:

Le modèle de l’acteur heureux, « à son affaire », qui se sent « comme un poissondans l’eau », car il est fait pour l’eau et que l’eau est faite pour lui, ce modèle cor-respond au fond davantage à ce que l’on peut imaginer de la vie d’un animal dansson élément naturel que de celle d’un homme   29.

La remarque est rude, et par là hautement pédagogique: s’y aperçoivent,comme en leur intégrale, l’ensemble des objections qui peuvent s’adresserà cette sociologie de l’habitus et du sens pratique; et s’y aperçoit, en fili-

grane, une critique qui pourrait massivement s’adresser à la philosophiemerleau-pontienne, si on se contentait de la prendre au fil de sa pente la plusnaturelle – sa pente critique et archéologique, ou sa fameuse double néga-tion (« ni… ni… ») préparant l’exhibition du « primordial » en nous –, audétriment d’une appréciation plus « charitable » de cette pensée.

Pratiques réflexives

C’est une certaine critique contemporaine de l’héritage bourdieusien quinous servira de guide, et plus particulièrement son officialisation chezBernard Lahire   30. Si une telle critique nous apparaît précieuse, c’est nonseulement parce qu’elle est frontale, se déployant au travers d’une argumen-tation minutieuse, mais c’est aussi parce qu’elle place au centre une objec-tion qui s’avère immédiatement appropriée concernant Merleau-Ponty, aumoins d’un point de vue heuristique — l’objection de la réflexivité. Le senspratique représente en effet, comme l’habitus sur lequel il s’appuie, etcomme toute véritable habitude, une force d’oubli et de méconnaissance: lalongue imprégnation des structures sociales sous la forme d’un « système de

dispositions durable et transposable » 31, leur intériorisation corporelle, lesfait disparaître au regard; l’habitus est derrière nous et non devant, incor-poré sous la forme de dispositions qui s’oublient comme s’oublie le corpslorsqu’il est en bonne santé; l’habitus apparaît à cet égard comme la grande

SENS PRATIQUE ET PRATIQUES REFLEXIVES 65  

29. B. LAHIRE, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p. 57. Danscet ouvrage B. Lahire revient en particulier sur l’importance du concept biologique de« schème », hérité de Piaget, dans la définition bourdieusienne de l’habitus, p. 95-100. Cf. éga-lement J.-P. BRONCKART et M.N. SCHURMANS, « Pierre Bourdieu – Jean Piaget: habitus, schè-mes et construction du psychologique », in B. LAHIRE (dir.), Le Travail sociologique de Pierre

Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte/Poche, 2001, p. 153-175.30. B. LAHIRE, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, op. cit. Cf. également B. LAHIRE(dir.), Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, op. cit.

31. Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 261.

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ruse de la raison sociale, qui se fait oublier comme contrainte pour se faireaccepter comme évidence naturelle. Le corps naturalise la domination, fai-

sant passer pour aussi légitime qu’une nature l’arbitraire d’une dominationhistoriquement constituée; il est, avant tout discours et plus efficace quetoute idéologie, l’opérateur secret de nos servitudes volontaires   32. Or avantmême de filer les conséquences politiques d’un tel dispositif on en aperçoitla limite « anthropologique », sous la forme d’un tragique social qui, façon-nant les individus en leur dispositions profondes, les livrant sans distance niconscience aux contraintes du champ, les réduit finalement à l’état de véri-tables « idiots culturels ». Nous « vivons » la société avant de la réfléchir; nousla connaissons par corps avant de seulement la connaître. La praxéologie des

habitualités corporelles, en grande partie héritée de la dernière phénoméno-logie de Husserl, chez qui elle s’ordonnait au soubassement des actes deconscience, une telle praxéologie vient paradoxalement fonder, comme l’unede ses pièces maîtresses, une sociologie quasi fonctionnaliste de la reproduc-tion et de la domination.

À cette sociologie Bernard Lahire répond, dans le droit fil de l’ethnomé-thodologie américaine, qu’il appartient à toute expérience de se réfléchir, etce de manière immanente, avant toute connaissance savante. Contre le face-à-face abrupt du « savant et du populaire » 33, il faut faire valoir les ressour-

ces cognitives propres à l’expérience elle-même, ces ressources de recul etde distance à soi par lesquelles nous nous rendons compte à nous-mêmes denotre propre vie. Au dossier de cette « accountability » ou de ces « pratiquesréflexives » Bernard Lahire verse deux types d’arguments, et ce par une formed’approfondissement intérieur au dispositif bourdieusien lui-même – s’il estvrai que ce sont bien des « pratiques » dont il est question, et non d’un savoirde surplomb, et s’il est vrai par ailleurs que c’est un affinement de la notiond’habitus, davantage que son abandon pur et simple, qui préside à cette cri-tique. On fera d’abord valoir le rôle du langage en toute socialité, et plusprécisément encore du langage écrit. Dans la continuité de ses premières tra-

vaux consacrés au problème de la scolarisation et de ses ratés, en particulierdans l’analphabétisme   34, Lahire souligne l’importance de l’apprentissage dela langue, et même de son apprentissage « savant » ou même « saussurien »  35 :

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32. Op. cit. p. 258: « l’inculcation de l’arbitraire abolit l’arbitraire de l’inculcation ». Cf. sur-tout Méditations pascaliennes, op. cit., p. 165-175 et 201-206.

33. Cf. C. GRIGNON et J.-C. PASSERON, Le Savant et le populaire, Gallimard/Le Seuil, 1989.34. Cf. en particulier Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire »

à l’école primaire, Lyon, Presses Universitaire de Lyon, 1993; La Raison des plus faibles.Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieu populaires, Lille, Presses

Universitaires de Lille, 1993; Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Gallimard/Le Seuil (coll. « Hautes Études »), 1995.35. Cf. L’Homme pluriel, op. cit., p. 128: « On pourrait condenser notre propos en disant

que l’école est profondément saussurienne (et, du même coup, antipragmatique et antiphéno-

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c’est bien la langue, comme nomenclature objective, avec pour paradigme lalangue écrite, qui s’enseigne à l’École – la langue et donc non exclusivement

la parole, celle à laquelle Bourdieu, comme Merleau-Ponty avant lui, ne ces-sèrent de revenir comme au fondement vivant et pratique de tout langage  36.Lahire prend même directement le contrepied de Merleau-Ponty:

Non, il est faux d’asserter […] qu’« il n’y a pas d’analyse qui puisse rendre clair lelangage et l’étaler devant nous comme un objet » (MERLEAU-PONTY, 1976[i.e. Phénoménologie de la perception], p. 448), puisque c’est très rigoureusementce que l’école ou le linguiste saussurien pratiquent ordinairement   37.

Ainsi la théorie bourdieusienne du sens pratique demande-t-elle à êtrerévisée dans le sens d’une objectivation ou d’une intellectualisation mini-

male à l’œuvre en toute expérience quotidienne, à travers les différents usa-ges du langage, et l’imprégnation de ces usages par l’écrit : quand Bourdieufaisait implicitement valoir un primat de l’action présente, voire urgente,s’accomplissant sous la forme d’une improvisation inspirée et d’une antici-pation à court terme   38, Lahire rappelle au contraire que la plupart de nosactes se disent, à soi ou à autrui, mais aussi qu’ils se programment ou se pla-nifient. D’où un rapport au temps en lequel s’inscrit une référence distan-ciante au futur qui est aussi implicitement une référence au passé: car d’unepart je peux anticiper imaginativement la séquence des gestes à venir, si bienqu’inversement cette séquence lorsqu’elle s’accomplira se jouera comme laremémoration du plan d’action. Ce « futur antérieur » de l’action réfléchie,qui nous fait à la fois jouer à l’avance et rejouer après coup la plupart de nosactions, ou qui nous fait prendre à leur égard la double distance du projet etde la mémoire, ce temps rationalisé défait l’illusion du présent simplementvivant   39. Le sport, la danse ou la musique peuvent s’improviser au présent

SENS PRATIQUE ET PRATIQUES REFLEXIVES 67  

ménologique) ou, inversement, que la théorie saussurienne est la plus scolaire des théories surles faits langagiers ».

36. Cf. P. BOURDIEU, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 227-234; Ce que par-ler veut dire, op. cit., p. 7-10 et 24-27. Cf. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la percep-tion, op. cit., I, 6, « Le corps, comme expression et la parole », p. 203-232; et « La science et l’ex-périence de l’expression », in La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 15-65.

37. L’Homme pluriel, op. cit., p. 130.38. Cette anticipation qui appartient encore au présent vivant, c’est la protention husser-

lienne qui en donne sans aucun doute l’un des modèles les plus convaincants: rappelons queBourdieu, avant de se faire sociologue, avait programmé une thèse de philosophie consacréeaux « Structures temporelles de la vie affective », et que ses premiers cours, professés enTerminale le furent en grande partie sur Husserl: cf. G. SAPIRO, « Une liberté contrainte. Laformation de la théorie de l’habitus », in L. PINTO, G. SAPIRO, P. CHAMPAGNE (dir.), PierreBourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 56.

39. Sur l’étrange « futur antérieur » ou « futur parfait » qui structure l’action en tant qu’elle

se programme, cf. A. SCHÜTZ, « Le problème de la rationalité dans le monde social », in Élé-ments de sociologie phénoménologique, trad. T. Blin, Paris, L’Harmattan, p. 54-56; et « Sur lesréalités multiples », in Le Chercheur et le quotidien, Phénoménologie des sciences sociales,trad. A. Noschis-Gilliéron, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987, p. 111 sq.

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et dans l’urgence, mais ils s’apprennent aussi dans le temps dilaté de l’en-traînement, de la correction et de la répétition   40. De même les pratiques du

pense-bête, de la liste de course, du planning, du journal de bord, ou enfinet plus exceptionnellement du journal intime, apparaissent comme des« exceptions quotidiennes et répétées par rapport à l’ajustement préréflexif d’un habitus à une situation » 41 ; elles finissent par inscrire dans le tempsdu quotidien un sens pratique à la seconde puissance, celui d’une maîtrisesymbolique de nos pratiques si bien intégrée à leur efficace propre, qu’elles’est en quelque sorte naturalisée   42. Par ailleurs nous objectivons l’espace,autant que le temps: la critique par Bourdieu des pratiques scripturaires del’ethnologue, pratiques objectivantes et donc dénaturantes à l’égard de l’es-

pace qualitatif, subjectif ou orienté dans lequel se meut toute vie  43

, cettecritique appelle en retour sa réévaluation intellectualisante, sur la base desusages spontanés de la carte routière, du diagramme, du plan ou duschéma   44. Enfin nous objectivons nos gestes, autant que le temps ou l’es-pace, lorsqu’en particulier ceux-ci s’apprennent: il n’est pas sûr que l’ap-prentissage se joue systématiquement de corps à corps, par une forme d’os-mose ou d’imprégnation sans paroles ou sans règles. Quand Loïc Wacquant,disciple déclaré de Bourdieu, définit l’apprentissage de la boxe à partir d’unemimétique charnelle et préréflexive   45, Lahire insiste au contraire sur toutce qui, par exemple dans l’enseignement de la danse, vient réfléchir cetteexpérience à elle-même, en un sens qui du reste n’est pas nécessairementlangagier – du dialogue explicite avec le préparateur jusqu’au manuel dedanse, en passant, véritable noyau de cette réflexivité immanente, par le face-à-face avec le miroir ou la vidéo   46.

Une seconde série d’arguments vient enraciner, peut-être plus en profon-deur, le thème de la réflexivité – du côté cette fois des désajustements, cri-ses et autres problématisations quotidiennes qui en sont l’occasion.Rejoignant ici une certaine sociologie de l’individu (F. de Singly, J.-C. Kaufmann) ou encore des régimes d’action (L. Boltanski et B. Thévenot),

Lahire fait grief à Bourdieu d’avoir raté, à travers un certain « monisme » del’habitus, la complexité et plus exactement la pluralité essentielle de l’indi-vidu comme de l’agir. Contre l’assignation bourdieusienne de l’individu àune position unique dans l’espace social, et corrélativement sa définition

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40. L’Homme pluriel, op. cit., p. 173-180.41. Ibid., p. 165.42. Ibid., p. 137-167.43. Cf. « La maison ou le monde renversé », in Esquisse d’une théorie de la pratique, op.

cit., p. 61-82; Le Sens pratique, op. cit., p. 24-25.

44. L’Homme pluriel, op. cit., p. 160-164.45. L. WACQUANT, « Corps et âmes. Notes ethnographiques d’un apprenti-boxeur », in Actesde la recherche en sciences sociales, n° 80, nov. 1989, p. 33-67.

46. Cf. B. LAHIRE, L’Homme pluriel, op. cit., p. 186-187, et 192-196.

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depuis un unique habitus, dit justement « de classe », Lahire fait valoir, selonun modèle « proustien » 47, que « le singulier est nécessairement pluriel » 48,

et ce d’une double manière: il l’est d’abord en son origine, s’il est vrai qu’unenfant grandit concurremment dans plusieurs champs à la fois (la famille,mais aussi l’École, ou le club de sport, ou encore d’autres parties de safamille, etc.), si bien qu’un même individu compose le plus souvent en lui-même une pluralité d’habitus distincts; par ailleurs, un individu estconfronté dans sa vie adulte à des situations diverses qui lui imposent à cha-que fois d’actualiser tel ou tel habitus: une « entrée en couple », selon l’exem-ple travaillé par J.-C. Kaufmann, donne lieu à une véritable « négociation deshabitudes », telle jeune femme mettant spontanément en veilleuse la dispo-

sition « féministe » héritée de l’adolescence, et réactualisant au contraire unedisposition « domestique » plus ancienne, lointainement héritée du modèlematernel   49. Ainsi le passé incorporé des dispositions plurielles doit-il com-poser avec la pluralité des situations présentes, selon une « conception dyna-mique du processus identitaire » ou encore une véritable « alternance codi-que » (code switching ) – telle situation appelant l’actualisation ou la mise enveilleuse de tel ou tel habitus  50. L’individu se cherche ici entre deux plura-lités, celle des imprégnations passées (socialisation primaire) et celle dessituations présentes (socialisation secondaire), si bien qu’on peut parler, là

encore, d’une acclimatation plutôt que d’un simple abandon des catégoriesd’habitus et de champ. Au-delà des attendus contemporains de cette criti-que (l’adaptation de concepts déclarés trop lourdement monolithiques à une(post) modernité définie par l’éclatement des sphères d’action, la diversifi-cation des styles de vie et la mobilité des individus), on retiendra d’elle sur-tout qu’elle fait valoir, au niveau cette fois plus large des sociétés non-tradi-tionnelles, l’idée d’une problématicité inhérente à la plupart des expérienceshumaines  51: sauf exception, la vie en société s’avère une succession d’épreu-ves d’ajustements ou de désajustements, de déchirures ou de réparations,bref de « multiples crises polymorphes […], crises petites ou moyennes que

les acteurs sont amenés à vivre dans une société différenciée » 52, et qui sontchaque fois l’occasion d’une distance « critique ». Immigration ou voyage,

SENS PRATIQUE ET PRATIQUES REFLEXIVES 69

47. Ibid., p. 43 sq.48. « De la théorie de l’habitus à une sociologie psychologique », in B. LAHIRE (dir.), Le

Travail sociologique de Pierre Bourdieu, op. cit., p. 138.49. J.-C. KAUFMANN, « Rôles et identité: l’exemple de l’entrée en couple », in Cahiers inter-

nationaux de sociologie, vol. XCVII, 1994, p. 301-328.50. B. Lahire se réfère aux travaux des sociolinguistes nord-américains, sans cesse confron-

tés à des contextes multiculturels et donc à des phénomènes de forte hétérogénéité langagière:

cf. L’Homme pluriel, op. cit., p. 74-76.51. Cf. « Les conditions socio-historiques de l’unicité et de la pluralité », in L’homme plu-riel, op. cit., p. 27-35.

52. Ibid., p. 56.

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guerre ou service militaire, emprisonnement ou hospitalisation, chômage oudéplacement professionnel, déclin ou ascension sociale, cohabitation diffi-

cile ou nouvelle, partage entre vie professionnelle et vie familiale, figurentautant de « chocs biographiques » dont se compose et surtout s’éclaire, par-fois dramatiquement, une vie humaine   53.

Au premier abord, les objections que Bernard Lahire adresse à la socio-logie bourdieusienne du sens pratique ne laissent pas indemne la philoso-phie merleau-pontienne de la perception. S’il est vrai qu’une pente obstiné-ment descendante (tout à la fois critique et archéologique) emporte, commesa pente naturelle, la réflexion merleau-pontienne sur l’expérience humaine,s’il est vrai que la vie en nous, définie par l’analytique de la « conscience natu-

rée » puis par le « pacte originaire » du corps propre et du monde perçu,représente à bien des égards le moment de vérité de cette philosophie, s’ilest vrai enfin que le seul modèle effectif que Merleau-Ponty nous donne pourarticuler le « primordial », soit représenté par la dialectique animale du com-portement et du milieu de comportement, alors il semble inévitable qu’unetelle pensée rencontre sa limite dans un défaut de rationalité ou de réflexi-vité. À trop facilement s’enivrer des prestiges du primordial, à trop vitecéder au romantisme d’une Lebensphilosophie toujours en embuscade der-rière les analyses du « vécu » et du « monde de la vie », on s’expose fatalement

aux dénis de l’expérience – ce dont par exemple le débat sociologique entreBourdieu et Lahire fournit indirectement la démonstration. On ne sauraitpourtant en rester là, sauf à méconnaître que la pente naturelle ou naturéede cette pensée, celle qu’avait si bien autopsiée Sartre lorsqu’il évoquait unhomme « tourmenté par les secrets archaïques de sa préhistoire » 54, cettepente naturelle n’est que la plus apparente de cette philosophie; il se trouveen effet qu’on peut suivre une autre pente, et cette fois-ci en remontant.

L’ordre des rôles

Sauf à « décapiter » 55 cette phénoménologie, on reconnaîtra donc, enrevenant à la lettre de La Structure du comportement, que la « consciencenaturée » y est présentée comme inséparable de la « conscience naturante »,que par conséquent la vie en nous est inséparable de la fonction « symboli-que » ou « catégoriale » qui est dite en sublimer intégralement le sens, quedès lors un corps humain, aussi vivant soit-il, n’est plus rien d’animal, enrôléqu’il est dans la sphère de « l’esprit » et de la « connaissance d’un univers »,

70 ÉT. BIMBENET  

53. Ibid., p. 58-59.54. J.-P. SARTRE, « Merleau-Ponty vivant », in Situations philosophiques, Paris, Gallimard(coll. « Tel »), p. 143.

55. Cf. M. FOUCAULT, in Naissance. La clinique, Paris, PUF (coll. « Quadrige »), 1963, p. X.

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qu’enfin « le problème de la perception est tout entier dans cette dualité » 56.D’où ce que Merleau-Ponty appelle un « double aspect de l’analyse » 57 : d’un

côté, l’homme s’enferme dans un « ordre humain » distinct de « l’ordre vital »;il détient le privilège de la fonction symbolique, cet ensemble de comporte-ments qui peuvent varier et se communiquer autour d’un noyau objectif,cette capacité globale de maintenir à distance le milieu (Umwelt), le milieupropre aux besoins spécifiques de l’animal, et de viser au contraire le monde(die Welt), l’unique monde naturel, commun à toute vie possible. D’un autrecôté pourtant, cette unité de l’ordre humain n’empêche pas l’homme de res-ter un vivant. Justement parce qu’elle intègre l’ensemble de nos comporte-ments concrets, l’attitude catégoriale reste fondée sur eux, et ne cesse d’en

dépendre. Dans la Phénoménologie de la perception, le concept d’existencehéritera directement de cette dualité dynamique entre comportement sym-bolique et comportement vivant. L’existence se définit en effet comme un« va-et-vient » 58 entre une vie personnelle, présente au monde et aux autres,et un vivre anonyme, prépersonnel et passif. L’existence, dit encore Merleau-Ponty, est un « mouvement » 59, qui relie la vie biologique et cyclique ducorps à la vie de relation de la conscience; exister, c’est parcourir la distancequi sépare intentionnalités pratique et objectivante, ordre vital et ordrehumain. Comme dit Merleau-Ponty, « la réflexion sera sûre d’avoir bien

trouvé le centre du phénomène si elle est également capable d’en éclairerl’inhérence vitale et l’intention rationnelle » 60.Il y aurait donc lieu de conjurer une tentation herméneutique qu’on ren-

contre inévitablement lorsqu’on lit Merleau-Ponty: la tentation de compren-dre cette pensée de manière univoque, en suivant la seule pente archéologi-que – autrement dit la pente la plus visible de cette pensée, celle qui vise ledépassement ontologique de la pensée objective en direction d’un originairepréobjectif, défini comme nature primordiale. Le mouvement archéologiquecompose toujours chez Merleau-Ponty avec un mouvement beaucoup plusdiscret et pourtant toujours présupposé, le mouvement d’une téléologie

humanisante ou rationnelle. Le fameux « ni… ni… », le dépassement symé-trique des deux formes de la pensée objective, représentent sans doute l’as-pect le plus immédiatement visible de la philosophie merleau-pontienne;mais ce débat ontologique avec le réalisme et l’idéalisme ne doit pas occul-ter la spécificité d’un second débat, de type anthropologique. Il faut dépas-ser les dualismes substantiels de la pensée objective, il faut dépasser l’oppo-sition du sujet et de l’objet, du pour soi et de l’en soi, de la conscience et du

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56. La Structure du comportement, op. cit., p. 190-191.

57. Ibid., p. 199.58. Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 104.59. Ibid., p. 192.60. Ibid., p. 65.

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corps, il faut mettre en place les notions ambiguës de forme, de structure oude comportement, pour apercevoir, au sein de ce paysage ontologique rénové,

la possibilité d’un double regard sur notre humanité – archéologiquelorsqu’il porte sur le fonds naturé de nos comportements, sur notre appar-tenance préréflexive et pratique à nos milieux de vie, et téléologique aucontraire lorsque ce regard porte sur les capacités de variabilité, de recul etd’objectivation, que nomme le comportement symbolique.

On sait que l’ontologie terminale de Merleau-Ponty n’aura cessé de faire jouer ce double regard, ou cette « diplopie », entre un vivre intime à lui-mêmeet l’objectivation d’entendement, entre « existence » et « essence ». C’est ainsique le concept de chair voulut faire tenir ensemble, en un même « élément »,

ces deux directions du regard philosophique: la chair nous ramenait d’uncôté vers l’archaïsme infantile de l’indivision primordiale et du transitivismefusionnel, vers ces « pensées barbares » 61 dont les cours de Sorbonne avaientfait éclater le spectacle; en même temps, comme mimesis généralisée,comme identification universelle, elle anticipait notre inscription dans l’uni-vers de la communication et de la culture, elle était ce corps excentrique àlui-même capable d’aller « hanter les corps associés […] comme jamais ani-mal n’a hanté ceux de son espèce » 62, capable par conséquent de s’aperce-voir à distance de soi, de se réfléchir et de s’objectiver. De cette corporéitécomplexe, tout à la fois archaïque et rationnelle, transie d’un côté d’une« aimance » infantile dévorante, et par là même emportée vers l’universel, dece géométral étrange en quoi se récapitule notre humanité, y aurait-il alorsune traduction sociologique?

L’hypothèse que nous voudrions examiner pour terminer, c’est que lachair, en son ambiguïté constitutive, trouve à s’exprimer fidèlement, dans lechamp de la socialité, à travers la notion de rôle. On peut dire en effet quela notion est rigoureusement coextensive au domaine de la chair et au grandécart que celle-ci accomplit, de l’archéologie à la téléologie. Dès lors que jeme prête au jeu social, je m’identifie sans distance aux différents rôles

sociaux, par une forme d’identification généralisée dont la précommunica-tion enfantine fournit la matrice; de ce premier point de vue le rôle nousrenvoie à la chair définie comme archaïsme primordial, comme indivisionfusionnelle ou sans distance de soi et d’autrui. D’un autre côté pourtant laprise de rôle nous renvoie à une véritable téléologie charnelle, s’il est vraiqu’en endossant un rôle social (du simple nom propre ou pronom person-nel, jusqu’au statut professionnel, en passant par les différentes « typifica-tions » fonctionnelles auxquelles je me conforme en chaque nouveau contexted’interaction) je m’aperçois à distance de moi-même, comme un « Soi » socia-lement construit, la distance du « moi » au « Soi » et à ses différents rôles figu-

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61. Ibid., p. 408.62. M. MERLEAU-PONTY, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1961, p. 13.

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rant l’espace d’une réflexion toujours au moins possible. C’est dire que lerôle est ambigu, au sens précis qui nous intéresse ici: poussant ses racines

dans la préhistoire des premières identifications, traînant après soi les ima-gos primitives, hanté par la captation imaginaire, il regarde en même tempsvers la construction d’un Soi dans l’élément extérieur et objectivant – dansla surface de réflexion – de l’institution sociale. Les cours de Sorbonne, reve-nant sur cette indécision constitutive de la notion, l’officialisent en la haus-sant au niveau d’une théorie générale de la culture, définie depuis ce queMerleau-Ponty appelle « l’ordre du mythe » 63 : le mythe échappe à l’alterna-tive du réel et de l’imaginaire, il est « entre la perception éveillée et la “fic-tion” de l’homme adulte et sain » ; il est ce que nous savons faux tout en y

croyant, ou que nous simulons avec sincérité. L’efficace thérapeutique despsychodrames de Moréno tient précisément au fait que nous pouvons nouslaisser happer par des rôles que nous pensions pourtant jouer artificielle-ment; tout en les connaissant comme des rôles appris, nous finissons parnous prendre au jeu et par y investir le sérieux affectif de l’enfant qui,« éperdu d’autrui », se perd en autrui. Ainsi l’alternative posée par leParadoxe du comédien est-elle une fausse alternative: « Un acteur n’est niune intelligence, ni une sensibilité, mais quelqu’un capable de s’irréaliserdans son rôle » 64, autrement dit : un acteur n’est ni une conscience lucide etconnaissant la fausseté de son rôle, ni une crédulité sans recul, mais une luci-dité obscurcie par les prestiges de l’imaginaire, une distance au rôle que peuttoujours reprendre une adhésion sans distance   65.

SENS PRATIQUE ET PRATIQUES REFLEXIVES 73

63. Merleau-Ponty à la Sorbonne. Résumés de cours, Lagrasse, Cynara/Verdier, 1988,p. 167.

64. Ibid., p. 560.65. Merleau-Ponty se réfère, plus particulièrement, aux études de Mauss et Granet sur le

thème de l’expression obligatoire des sentiments dans les sociétés primitives (Cf. M. MAUSS,« L’expression obligatoire des sentiments », in Journal de psychologie, tome XVIII, 1921, reprisdans Œuvres III , Paris, Minuit, 1969, p. 269-279; M. GRANET, « Le langage de la douleur d’aprèsle rituel funéraire de la Chine classique », in Journal de Psychologie, tome XIX, 1922, p. 97sq.). Il commence par rappeler ce qui, pour Mauss et Granet, se présentait déjà comme un lieucommun, fermement institué depuis Durkheim dans le champ des études sociologiques: « Lesdeux auteurs ont insisté sur l’existence, dans un grand nombre de sociétés, d’une expressionobligatoire des sentiments » (Merleau-Ponty à la Sorbonne, op. cit., p. 557). Mais alors que chezDurkheim prévalait la figure de la contrainte, à travers laquelle s’exprimait, dans les cérémo-nies funéraires comme dans les conduites de deuil, la toute-puissance du social sur l’individuel,Mauss et Granet soulignent au contraire la spontanéité individuelle de l’adhésion au rite ; on nesaurait dire ici, à rebours de la sociologie durkheimienne, que l’individu subit la culture de songroupe, mais plutôt qu’il s’y inscrit librement. C’est alors en plein accord avec les deux auteurs,et avec la distance qu’ils assumèrent l’un et l’autre à l’égard de Durkheim, que Merleau-Ponty

peut déclarer : « Tout se passe comme s’il était impossible d’établir un clivage entre ce qui estvécu par l’individu et ce qui est exprimé par lui. Cette conventionalité et cette régularité n’ex-cluent nullement la sincérité […] Granet paraît près de rencontrer la notion de rôle, non passenti comme rôle naturel ni comme fin, mais comme vécu dans le mythe (Merleau-Ponty à la

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Si l’on accepte que la chair ne se réduit pas, chez Merleau-Ponty, authème de l’intersubjectivité ou de l’intercorporéité, si l’on accepte de la voir

nommer, non pas simplement l’empiétement de mon corps sur les autrescorps et sur le monde, mais aussi la tension à jamais irrésolue de l’archaïsmeet de la raison, l’étrange cohabitation de l’onirique et du symbolique, alorsil faut accepter que la sociologie qui, selon nous, exprime le plus fidèlementcet étrange laboratoire anthropologique, ne soit pas exactement celle qu’onattendait. D’où l’importance d’une seconde projection sociologique, apte àdégager toute la charge de nouveauté de cette ontologie. Car il ne sera pas seu-lement question d’une socialité qui serait « originaire », comme l’est l’inter-subjectivité, ou d’une sociologie dont le dernier mot, faussement subversif,

consisterait à placer l’autre avant le soi. Il sera question, pensons-nous, d’unesocialité plus exotique, telle que la donne à voir par exemple l’œuvre d’ErvingGoffman. Si cette dernière nous semble précieuse, c’est d’abord parce qu’ellerend l’ontologie merleau-pontienne de la chair à une certaine étrangeté.

L’analyse des interactions quotidiennes trouve chez Goffman, comme onsait, son paradigme explicite du côté du théâtre et de ses différentes catégo-ries – mise en scène, jeu, rôles, présentation ou représentation publique desoi, mais aussi double jeu, faire-semblant, simulation, mystification   66. Orun tel paradigme se prête à deux lectures bien différentes. Le rôle peut

d’abord s’interpréter intellectuellement, et il doit même l’être, eu égard aupassé ethnométhodologique et schützien de la notion: pour Schütz   67,comme après lui pour Berger et Lückmann   68, ou encore Garfinkel etCicourel   69, le rôle est d’abord un « type » de comportement, que nous endos-sons à la fois pour savoir nous comporter et faire savoir ce que nous sommes;il est une catégorie cognitive à l’œuvre en nos interactions, de l’ordre soit dusigne et du langage, soit de l’information et de la communication; la scène

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Sorbonne, op. cit., p. 557-558). Ainsi l’adhésion au rite ne fait pas alternative avec la sincéritéindividuelle; le rôle qui est socialement signifié à autrui est vécu indissolublement comme rôleet comme sentiment. Comme le déclare M. Mauss: « Remarquons que cette conventionalité etcette régularité n’excluent nullement la sincérité. Pas plus que dans nos propres usages funérai-res. Tout ceci est à la fois social, obligatoire, et cependant violent et naturel; recherche et expres-sion de la douleur vont ensemble » (« L’expression obligatoire des sentiments », art. cit., p. 275).

66. « Les questions qui touchent à la mise en scène et à la pratique théâtrale sont parfoisbanales, mais elles sont très générales; elles semblent se poser partout dans la vie sociale et four-nissent un schéma précis pour une analyse sociologique » (E. GOFFMAN, in La Mise en scène dela vie quotidienne, tome I, trad. A. Accardo, Paris, Minuit, 1973, p. 23).

67. A. SCHÜTZ, Le Chercheur et le quotidien, op. cit., chap. 1, « Sens commun et interpré-tation scientifique de l’action humaine », p. 7-63.

68. P. BERGER et T. LUCKMANN, La Construction sociale de la réalité, trad. P. Taminiaux,

Paris, Méridiens Klincksieck, 1992, p. 101-111.69. Cf. H. GARFINKEL, Studies in ethnomethodology, Englewoods Cliffs (N.J.), Prentice-Hall,1967; A. V. CICOUREL, La Sociologie cognitive, trad. J. et M. Olson, Paris, PUF, 1979, chap. 1,« Procédés interprétatifs et règles normatives dans la négociation du statut et du rôle », p. 13-52.

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sociale se présente comme le lieu d’une indication réciproque, où « tous lesparticipants contribuent ensemble à une même définition globale de la situa-

tion » 70. Longuement élaboré par Goffman, le concept de « cadre » officia-lise cette dimension cognitive du paradigme dramaturgique. En leur défini-tion la plus générale, reçue de G. Bateson, les cadres sont des « principesd’organisation qui structurent les événements » 71 ; en ceci, ils conditionnentune réflexivité immanente à toute interaction sociale :

Dans la mesure où un cadre articule nos propres réactions au monde et le mondeauquel nous réagissons, la détermination de ce qui se passe comporte forcémentune certaine réflexivité; autrement dit, la perception correcte d’une scène supposenécessairement que l’acte de perception fasse partie intégrante de la scène   72.

Ainsi nos rôles sociaux « disent » à autrui ce qu’il en est de la situation,si elle est sérieuse ou ludique, protocolaire ou détendue; ils « cadrent » ou« recadrent » l’interaction, sous la forme d’un accompagnement expressif etcharnel du discours (intonation, regards, froncement de sourcils ou souriresentendus, etc.). Mais du coup ils peuvent aussi la « cadrer » faussement,induisant la tromperie de la fraude ou du canular: parce qu’elle est unescène, la société s’avère vulnérable, toujours passible de simulations et cor-rélativement d’illusions, de « fabrications » et donc de croyances mystifiées.La magnifique spéculation sur l’hypothèse d’une tromperie généralisée etsur les « vulnérabilités de l’expérience », qui hante Les Cadres de l’expériencecomme son malin Génie, cette spéculation se présente d’abord comme intel-lectualiste ou cartésienne en son fond: car c’est bien la valeur de vérité oude fausseté des informations échangées qui en fait le thème   73.

A trop intellectualiser les relations sociales, cependant, on risquerait dene pas apercevoir la charge de gravité réelle que l’hypothèse de l’impostureuniverselle emporte avec elle dans une telle construction sociologique.L’hypothèse resterait purement hypothétique dans une sociologie des rôlesseulement appris, convenus et transparents ; elle prend corps, inversement,et se fait sérieuse, si l’on considère le sérieux infini que nous investissons

dans nos jeux sociaux. Nous sommes crédules, du jeu des autres et plusencore du nôtre, voilà le problème   74 ; et il nous faut porter le regard cettefois bien en deçà des sages constructions de Schütz et des ses disciples.Goffman ne cesse de loucher dans cette direction plus obscure, où les rôles

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70. Ibid., p. 18. Cf. en particulier la notion d’« idiome rituel »» (in La Mise en scène de lavie quotidienne, tome II, chap. 5, « Les signes du lien », p. 214 sq.).

71. E. GOFFMAN, Les Cadres de l’expérience, M. Dartevelle et P. Joseph, Paris, Minuit, 1991,p. 19.

72. Ibid., p. 95.

73. Ibid., « Introduction », p. 9-29 et « Les vulnérabilités de l’expérience », 430-485.74. La remarque revient plusieurs fois, en forme de paradoxe fondateur ou déstabilisateur:« Bateson traite de la distinction entre le sérieux et la plaisanterie et nous invite à considérerl’expérience comme quelque chose de très étonnant, puisque toute activité sérieuse peut ser-

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clairvoyants se prennent à leur propre jeu, où les gestes délibérés s’incorpo-rent aux puissances d’oubli et d’habitualité du corps propre, où le masque

devient plus intime à nous-mêmes que notre moi profond. Une traditionsociologique, en particulier, vient animer ce second regard, celle du pragma-tisme d’un George H. Mead, par exemple, qui pensa la continuité du jeu« libre » (le « play », et ses identifications imaginaires à tel ou tel personnage)et du jeu « réglé » (le « game », et ses identifications rationnelles à des rôlesuniversels, que tout un chacun doit pouvoir librement endosser), et plusgénéralement la continuité reliant les participations enfantines au Soi adulte,reconnu socialement et socialisé par ses rôles  75. On ne s’étonnera pas de voirGoffman, évoquant le « continuum qui relie les « deux extrémités » du

« cynisme » et de « l’acteur pris à son propre jeu », citer un des disciples deMead, Robert E. Park:

En un sens, et pour autant qu’il représente l’idée que nous faisons de nous-même – le rôle que nous nous efforçons d’assumer –, ce masque est notre vrai moi, le moique nous voudrions être. À la longue, l’idée que nous avons de notre rôle devient uneseconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au mondecomme individus, nous assumons un personnage, et nous devenons des personnes   76.

C’est pourquoi il faut, comme Merleau-Ponty à propos du paradoxe ducomédien, révoquer comme fausse l’alternative des « deux modèles commu-

nément admis: la représentation véritable, sincère, honnête; et la représen-tation mensongère que des faussaires agencent à l’intention du public » ; car,comme conclut fermement Goffman, « cette conception dualiste peut servird’idéologie aux acteurs honnêtes et donner de la vigueur à leur spectacle,mais elle constitue une piètre analyse » 77. D’une manière générale, qui nousrapproche fort de l’ordre merleau-pontien du mythe, comme des onirismes

76 ÉT. BIMBENET  

vir de modèle à différentes versions non sérieuse de cette même activité; de sorte qu’il seraimpossible, dans certaines circonstances, de distinguer la version réelle de sa version ludique »(ibid., p. 15; cf. également p. 245 et 431). L’article en question de G. Bateson, « Une théorie du

 jeu et du fantasme », a été traduit dans Vers une écologie de l’esprit, vol. 1, Paris, Le Seuil, 1977,p. 209-224.

75. Cf. G.H. MEAD, L’Esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 1963. Dans le même courantde pensée, cf. également l’intense réflexion d’Anselm Strauss (in Miroirs et masques. Une intro-duction à l’interactionnisme, Paris, Métailié, 1992) sur le songe ou le rêve éveillé (daydream),qui peut s’interpréter tout à la fois comme une activité fantasmatique, véritable archaïsme socialde l’homme rêvassant au travail, ou comme au contraire une ressource rationnelle dans la pré-paration et la programmation des actes ou des séquences d’actes à venir, comme l’avait bien vuDewey: le processus délibératif est « une répétition théatrale imaginaire des différentes lignesd’action possibles en compétition » (in Human nature and conduct, III, Modern Library, p.190).

76. R. E. PARK, Race and Culture, Glencoe, Ill., The Free Press, 1950, p. 249 ; cité in

E. GOFFMAN, La Mise en scène de la vie quotidienne, tome I, op. cit., p. 27.77. Ibid., p. 72. On remarquera que Goffman se réfère, à l’appui de son analyse, et toutcomme Merleau-Ponty dans ses cours de Sorbonne, aux pychodrames de Moreno, et à leur effi-cacité thérapeutique (ibid., p. 73).

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de la chair, la distinction du réel et de l’imaginaire est sans doute la plus fra-gile qui soit. Il appartient en effet à la vie « réelle » de s’irréaliser en ses

accomplissements les plus sérieux ou, comme dit Goffman, de se « modali-ser » en des faire-semblants qui sont comme la fiction continuée de notrequotidien: les sports ritualisent les combats vrais pour en neutraliser la vio-lence originelle, les cérémonies rejouent la vie en grand, déplaçant l’amourou la mort sur les scènes protocolaires du mariage ou du deuil, les « infor-mations » que nous communiquons à nos interlocuteurs sont le plus souventdes mises en scène improvisées sur une scène imaginaire, s’il est vrai que lesimple emploi des pronoms, et a fortiori des noms, est déjà le jeu d’un rôle(« J’arrive chez le garagiste, et voilà qu’il me dit… »):

Ce que je voudrais faire comprendre, en somme, c’est que parler, ce n’est pas livrerune information à un destinataire, c’est présenter un drame devant un public. Nouspassons notre temps, non à communiquer des informations, mais à présenter desspectacles   78.

La vie se tisse d’histoires, si bien que les histoires à leur tour ont touteschance d’être crûes: « Un scénario, même si on le confie à des acteurs inex-périmentés, peut prendre vie parce que la vie elle-même est quelque chosequi se déroule de façon théâtrale » 79. Nous pleurons au cinéma et nous pas-sionnons pour nos romans, parce que la vie elle-même se scénarise et se tisse

d’imaginaire. La définition intellectualisante du rôle doit ainsi faire sa partà nos crédulités irraisonnées; les « typifications » institutionnelles organisentnos rencontrent et les sauvent de l’aléatoire, mais nous rendent en mêmetemps à nos identifications infantiles.

Ainsi le dynamisme de la chair, tendue entre ses sédiments préhistori-ques et ses anticipations rationnelles, nous semble-t-il pouvoir s’illustrerdans une sociologie des rôles appris, joués et finalement crûs, une sociologieorchestrée par le malin Génie des jeux qui se prennent à leur propre jeu. Dansun passage consacré aux différentes formes de la « modalisation », cet opéra-teur privilégié des échanges entre le réel et l’imaginaire, Goffman cite ce pas-sage d’une étude d’« éthologie enfantine »:

Il arrive que les enfants se sauvent « pour de vrai ». Un enfant qui court droit devantlui et de plus en plus vite sans se retourner lève ses sourcils et son rire se trans-forme peu à peu en une sorte de vocalisation continue, un trémolo d’angoisse   80.

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78. Les Cadres de l’expérience, op. cit., p. 499. Cf. l’exemple de l’achat d’une voiture, et desa narration: « Comment avez-vous acheté votre voiture? […] Eh bien, mon beau-père connais-sait ce gars qui vient d’acheter une concession. Du coup, etc. » (ibid., p. 494).

79. La Mise en scène de la vie quotidienne, tome I, op. cit., p. 73.

80. Cf. N.G. BLURTON JONES, « An ethological study of some aspects of social behaviour of children in nursery school », in Desmond MORRIS, ed., Primate ethology, Londres, GeorgeWeidenfeld and Nicolson, 1967, p. 359; cité par E. GOFFMAN in Les Cadres de l’expérience, op.cit., p. 352.

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Nous connaissons tous ce continuum, chez l’enfant, du rire à l’angoisse,ou du jeu pris à son propre piège; nous connaissons tous cette pente qui des-

cend vers les profondeurs du sérieux vital. Mais il existe aussi une autrepente, chez l’enfant, qui nous mène au contraire vers l’assomption du recullucide et de l’humour distant: et ces deux pentes disent, peut-être, le « va-et-vient » en quoi Merleau-Ponty voulait récapituler l’existence, ce « doublemouvement » du vivre à la raison et de la raison au vivre, en quoi se rythme,en sa fragilité comme en ses gains, une vie d’homme. Un heureux hasardveut que la longue citation terminale qui clôt Les Cadres de l’expérience,soit de Merleau-Ponty. Tirée de La Prose du monde, elle y présente « autrui »sous un jour inaccoutumé, comme une trop longue école husserlienne, peut-

être, nous avait désappris à le voir chez Merleau-Ponty:On ne remarque pas assez qu’autrui ne se présente jamais de face […] L’adversairen’est jamais tout à fait localisé : sa voix, sa gesticulation, ses tics, ce ne sont que deseffets, une espèce de mise en scène, une cérémonie. L’organisateur est si bien mas-qué, que je suis tout surpris quand mes réponses portent: le prestigieux porte-voixs’embarrasse, laisse tomber quelques soupirs, quelques chevrotements, quelquessignes d’intelligence ; il faut croire qu’il y avait quelqu’un là-bas. Mais où? 81.

On voudrait pouvoir ne pas s’étonner de trouver, en si belle place, unetelle citation — si le rapprochement des deux auteurs n’avait justement pourbut de rendre à ses mystères l’ontologie merleau-pontienne.

Résumé: La sociologie bourdieusienne du sens pratique apparaît comme un prolongement fidèle de la philosophie merleau-pontienne du corps percevant ; du coup cette dernièretombe sous l’objection, fréquemment adressée à Bourdieu, d’un nouveau sociologisme. Onverra qu’une définition plus fine de la chair, et la notion de rôle qui y est inscrite, répon-dent à l’objection, libérant la possibilité d’une véritable pratique réflexive.

Mots-clés: Habitus. Sens pratique. Réflexivité. Rôle. Bourdieu. Lahire. Goffman.

Abstract: Bourdieu’s sociology of practical sense appears to be a faithful expression of Merleau-Ponty’s philosophy of the perceiving body; consequently, this last is open to theobjection, frequently levelled at Bourdieu’s work, of being no more than a new kind of sociologism. We will see that a more sophisticated definition of the flesh, and of thenotion of the role ascribed to it, can be used to counter that objection and create the pos-sibility of a genuine reflexive practice.

Key words: Habitus. Practical sense. Reflexivity. Role. Bourdieu. Lahire. Goffman.

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81. La Prose du monde, op. cit., p. 185. Cité in Les Cadres de l’expérience, op. cit., p. 568.