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Frère Jean-Michel Maldamé Prêtres et savants : P. Teilhard de Chardin Copyrights : www.domuni.org 1 Teilhard de Chardin Le christianisme, religion de l’avenir Frère Jean-Michel Maldamé La lecture de Teilhard de Chardin, aujourd’hui, est source de joie. Cette joie vient du sentiment d’admiration fondé sur le fait que le passage du temps a montré la justesse et la profondeur de ses grandes intuitions. Plus encore, il y a en Teilhard une indication pour répondre aux défis du présent et en particulier pour faire face à la crise actuelle du clergé catholique. Dans la perspective de la réflexion développée dans la série « prêtres et scientifiques », sa figure s’impose. Teilhard a été lu avec enthousiasme pour surmonter la grave crise qui était le fruit de la sclérose de la pensée dans le monde catholique victime de la terrible répression anti-moderniste. Le lien entre foi et raison était distendu ; plus encore, il fallait choisir entre la foi et la raison, entre la soumission au dogme et la réflexion personnelle. Teilhard s’est trouvé en première ligne du combat pour que la foi soit vue non pas comme une humiliation de la raison, mais comme sa promotion. L’œuvre de Teilhard de Chardin est immense. Elle est importante par son apport scientifique. Celui-ci est accessible grâce à une édition publiée sous le

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Frère Jean-Michel Maldamé Prêtres et savants : P. Teilhard de Chardin

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Teilhard de Chardin Le christianisme, religion de l’avenir

Frère Jean-Michel Maldamé La lecture de Teilhard de Chardin, aujourd’hui, est source de joie. Cette joie vient du sentiment d’admiration fondé sur le fait que le passage du temps a montré la justesse et la profondeur de ses grandes intuitions. Plus encore, il y a en Teilhard une indication pour répondre aux défis du présent et en particulier pour faire face à la crise actuelle du clergé catholique. Dans la perspective de la réflexion développée dans la série « prêtres et scientifiques », sa figure s’impose. Teilhard a été lu avec enthousiasme pour surmonter la grave crise qui était le fruit de la sclérose de la pensée dans le monde catholique victime de la terrible répression anti-moderniste. Le lien entre foi et raison était distendu ; plus encore, il fallait choisir entre la foi et la raison, entre la soumission au dogme et la réflexion personnelle. Teilhard s’est trouvé en première ligne du combat pour que la foi soit vue non pas comme une humiliation de la raison, mais comme sa promotion. L’œuvre de Teilhard de Chardin est immense. Elle est importante par son apport scientifique. Celui-ci est accessible grâce à une édition publiée sous le

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patronage de la Fondation Teilhard de Chardin, en 11 volumes1. Les autres écrits de Teilhard ont eu un autre destin, puisque Teilhard n’a pas eu l’imprimatur de ses supérieurs de Rome à raison de l’opposition du tristement célèbre « Saint-Office ». Ils ont été publiés de manière fragmentaire, dès le temps de son vivant2. À sa mort, il y a eu une publication en 13 volumes aux éditions du Seuil. Deux volumes donnent un texte rédigé comme un livre3 ; les autres sont une collection de textes divers classés par thème4. De nombreuses lettres ont été publiées et continuent de l’être. Des textes sont inédits à ce jour – en particulier le journal. J’espère que les jésuites mettront en chantier une édition des œuvres complètes conformes aux exigences universitaires5.

Je n’entrerai pas dans une perspective systématique pour présenter cette œuvre. Je n’en considère qu’un point : ce que signifie être prêtre pour Teilhard. Je me place dans une dynamique qui peut être décrite en termes de vocation. Pour la clarté de l’exposé, je relèverai sept points : 1. Vocation d’espérance ; 2. Être prêtre ; 3. Philosophie ; 4. Christologie ; 5. Rencontre des religions ; 6. Science, foi et recherche ; et enfin 7. La mission du prêtre. L’étude de chacun de ces points est possible parce que Teilhard a accompagné sa tâche scientifique de textes de réflexion personnelle ; grâce à eux, son œuvre est tout à la fois scientifique, philosophique et théologique.

1 Pierre TEILHARD DE CHARDIN, L’œuvre scientifique, 11 volumes, Freiburg im Brisgau, Walter-Verlag, 1971. L’initiative et la réalisation de cette œuvre sont le fait de K. Schmitz-Mohrmann et Walter-Verlag Olten. Une liste des travaux est donnée dans un document rédigé pour son admission au Collège de France à la chaire occupée jusqu’alors par l’Abbé Henri Breuil, Œuvres, t. 13, p. 201-221. 2 Ce mode de publication a nuit à sa diffusion, car ses adversaires ont constitué un florilège de textes qui ne pouvaient que choquer un esprit étranger à la nouveauté apportée par la science. Il est tristement connu que Jacques Maritain n’a jamais lu un ouvrage de Teilhard ; il ne connaissait de lui que des citations fournies par les adversaires de Teilhard dans des florilèges relevant pour une part de la calomnie. Pour ma part, c’est par un texte dactylographié transmis de la main à la main que j’ai eu connaissance du très beau et très important texte écrit à la fin de la vie par Teilhard, Le Christique. Il a fallu attendre près d’un quart de siècle après avoir été écrit pour que ce texte soit publié et puisse être lu sereinement. Fort heureusement le grand théologien Henri de Lubac, maître du renouveau théologique du XXe siècle, a pris la défense de Teilhard et montré sa parfaite orthodoxie. L’ouvrage est réédité dans Cardinal Henri de LUBAC, Œuvres complètes, t. 23, La Pensée religieuse du P. Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Cerf, 2002 ; il est suivi par d’autres études sur Teilhard dans les trois tomes suivants. 3 Œuvres, Paris, éditions du Seuil, t. 1 : Le Phénomène humain, 1955 et t. 4 : Le Milieu divin, 1957. 4 T. 2 : L’Apparition de l’homme, 1956 ; t. 3 : La Vision du passé ; t. 5 : L’Avenir de l’homme, 1959 ; t. 6 : L’Énergie humaine, 1962 ; t. 7 : L’Activation de l’énergie, 1963 ; t. 8 : La Place de l’homme dans la nature, 1965 ; t. 9 : Science et Christ, 1965 ; t. 10 : Comment je crois, 1969 ; t. 11 : Les Directions de l’avenir, 1973 ; t. 12 : Écrits du temps de guerre, 1975 ; t. 13 : Le cœur de la matière, 1976. 5 Par exemple, l’ouvrage fondamental pour comprendre la spiritualité de Teilhard de Chardin est Le Milieu divin. Or cet ouvrage a été remanié par Teilhard à la demande de ses censeurs ; il a introduit des développements qui alourdissent l’ouvrage et émoussent la nouveauté de sa vision de la relation de l’homme à Dieu. Il serait bon qu’une édition note les étapes de la rédaction et ne se contente pas de la dernière mouture.

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1. Vocation d’espérance

Lorsque Teilhard écrit à la fin de sa vie des éléments autobiographiques, il relève une expérience spirituelle. Enfant, Teilhard a été fasciné par un morceau de fer, à raison de sa dureté, de son poids et de sa résistance6. Le petit garçon de six ans constate alors que le fer rouille et se détruit. Cette intuition est restée dans l’esprit du savant parce qu’elle exprime un point essentiel de la conscience des milieux scientifiques. Avec la thermodynamique est apparue une perspective scientifique nouvelle où le terme énergie prend une place prépondérante pour conceptualiser la réalité. Or il apparaît que l’énergie se dégrade irréversiblement, puisque l’entropie est croissante. Tous les phénomènes naturels vont vers l’extinction. Cette conception est une source d’angoisse, comme le montre les nombreux textes de scientifiques agnostiques, comme Jean Rostand7 ou Lévi-Strauss8. Ce thème est revenu au premier plan de la préoccupation des responsables politiques et économiques : les ressources de la planète en eau, en énergie fossile et en biodiversité s’épuisent… et ceci est irréversible. Face à ces faits, la vision de Teilhard s’est construite comme un message d’espérance. Pour cette raison, il est important de relever que la pensée de Teilhard a pris forme pendant la Grande Guerre. Lorsque la guerre est déclarée, Teilhard a déjà acquis une grande maturité. Entré chez les Jésuites à 18 ans après avoir été un très brillant élève au lycée, Teilhard a fait son noviciat à Aix, ses études à Laval, puis à Jersey dans les îles anglo-normandes, lorsque la République contraignait les religieux à l’exil hors de France. Dans le cadre normal du cursus jésuite, il a commencé des études scientifiques et enseigné dans le lycée jésuite du Caire, avant de poursuivre sa formation en Angleterre à Hastings, où il a été ordonné prêtre en 1911. Il

6 « Pourquoi le Fer ? et pourquoi, plus spécialement, tel morceau de fer (il me le fallait épais et massif, le plus possible), sinon parce que, pour mon expérience enfantine, rien au monde n’était plus dur, plus lourd, plus tenace, plus durable que cette merveilleuse substance saisie sous forme aussi pleine que possible » (« Le Cœur de la Matière », Œuvres, t. 13, p. 26). 7 « Il est à peu près certain que la terre, un jour, se refroidira, jusqu’à ne plus admettre la continuation de la vie humaine. Jusqu’à l’extrême limite du possible, l’Homme se maintiendra, s’incrustera sur la terre hostile. Mais un jour, inévitablement – à moins qu’il ne trouve un moyen d’émigrer sur quelque planète plus clémente – il lui faudra bien succomber dans ce combat inégal. Où en sera-t-il parvenu dans sa courbe spirituelle, quand il se laissera ensevelir pour jamais dans le linceul de glace ? [....] Sa fiévreuse activité n’est qu’un petit phénomène local, éphémère, sans signification et sans but. » (Jean ROSTAND, L’Homme. Introduction à l’étude de la biologie humaine, Paris, Plon, 1926). 8 « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les coutumes que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon celui de permettre à l’humanité d’y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de s’opposer vraiment à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive » (Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 447).

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poursuivait ses études à Paris où il se spécialisait en sciences naturelles et travaillait au Musée de l’Homme, quand la guerre l’a arraché à cette vie bien ordonnée9. Au moment où commence la guerre 14-18 Pierre Teilhard de Chardin a une grande culture, spirituelle, théologique et scientifique ; son expérience humaine l’a confronté, bien au-delà des cercles traditionnels, à des horizons nouveaux comme le désert au Proche-Orient et surtout à la théorie de l’évolution qui situe la vie dans un cadre qui transgresse largement l’enseignement du catéchisme. À raison de son état de prêtre, il est infirmier dans une unité de fantassins ; il refuse tout poste où il serait « planqué ». Teilhard veut être sur le front, dans les premières lignes, au plus vif du combat et donc au plus près de la mort. De fait, il a souvent risqué sa vie pour sauver les autres – les décorations reçues en témoignent. C’est dans ce contexte que sa pensée prend forme. Les textes de cette époque sont réunis dans un volume de ses œuvres complètes (ce livre est sans doute celui qu’il faut commencer à lire pour entrer dans sa pensée). Nés dans la précarité de la vie des tranchées, ils ont été écrits soigneusement lors des temps de repos et de retraite spirituelle pris entre les combats. Ces textes ont été envoyés à ses proches, dans sa famille ou à des confrères ou amis. En effet, Teilhard ne pouvait les garder avec lui dans la précarité de sa vie de soldat et il savait que sa mort était fort probable lors de sa montée en première ligne. Ces textes sont donc écrits sous le regard de Dieu et dans la conscience de la mort prochaine. D’où leur profondeur, leur radicalité et la gravité qui les habitent. Face à la mort, le plus profond de l’être se dévoile10.

Teilhard est un grand écrivain. Il prenait quelques notes, puis il les ordonnait dans un texte qu’il voulait parfait. Parmi ces textes, certains sont de nature intellectuelle, puisque Teilhard y affronte la nécessité d’unifier sa pensée. D’autres sont écrits comme des comptes rendus d’expérience personnelle soit dans l’enfer des tranchées, soit dans la prière. Les troisièmes sont écrits comme des bilans pour dire le sens de sa vie11.

Parmi les textes qui traitent de l’expérience personnelle, il est sans doute suggestif de relever les pages qui choquent notre sensibilité aujourd’hui soucieuse de paix à tout prix. Il fait une sorte d’éloge du front dont il écrit : « Le Front m’ensorcelle »12.

9 La vie de Teilhard est bien connue grâce à l’œuvre magistrale de Claude CUENOT, Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Club des éditeurs, 1958. La plus récente présentation de la vie et de l’œuvre de Teilhard de Chardin a été faite par Jacques ARNOULD, Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Perrin, 2004. Celui qui fut supérieur des jésuites de France a publié deux volumes d’analyse critique de la pensée de Teilhard et de ses démêlés avec l’autorité ecclésiastique, René d’OUINCE, Un Prophète en procès : Teilhard de Chardin dans l’Église de son temps, Paris, Aubier, 1992 – ce livre vaut réhabilitation. 10 Notons que Teilhard n’est pas le seul, deux des plus grands philosophes du XXe siècle, Wittgenstein et Rosenzweig, ont conçu leur œuvre pendant la guerre. Rosenzweig envoyait à sa mère des cartes (censure oblige) au fur et à mesure et à son retour, il a repris les fiches pour en faire L’Étoile de la rédemption. 11 Conformément à l’habitude des écrits de piété, Teilhard met une majuscule aux mots qui se rapportent à Dieu, au Christ et à ce qui lui est lié. Il étend cette habitude aux termes qui participent de l’extension de l’action et de la présence du Christ. Ce qui peut agacer un lecteur. 12 « Nostalgie du front », Œuvres, t. 12, p. 230.

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« Le Front n’est pas seulement la nappe ardente où se révèlent et se neutralisent les énergies contraires accumulées dans les masses ennemies. Il est encore un lien de Vie particulière à laquelle participent ceux-là seuls qui se risquent jusqu’à lui et aussi longtemps seulement qu’ils restent en lui. Quand l’individu a été admis quelque part sur la Surface Sublime, il lui semble, positivement qu’une existence nouvelle fond sur lui, et s’empare de lui » (p. 236-237).

À ce propos, Teilhard de Chardin développe une image : celle du feu. Il utilise

le langage du sacré à propos de la ligne du feu, « ligne fascinante et mortelle ». En effet, si le feu est puissance de destruction, il est aussi puissance de fusion. Ainsi la guerre est comme un point où des mondes s’affrontent et fusionnent ; pour Teilhard, de leur rencontre devrait naître un monde meilleur, un monde autre qui aura surmonté la folie qui a mené tant de gens à la mort. L’absurde est surmonté ! Et le désespoir dépassé. Nous avons là le contraire de la philosophie de l’absurde qui a dominé la pensée des moralistes français au cœur du siècle passé. Mais ceci ne serait qu’intuition ou émotion du moment s’il n’y avait une philosophie cohérente et réfléchie. Elle est délicate à saisir, car les écrits du temps de guerre sont empreints de poésie et de ferveur. Les conditions de leur écriture expliquent cet aspect, mais ce serait une erreur de les réduire à être une effusion sentimentale. La poésie est intimement liée à une pensée ferme et bien construite. Elle surmonte l’absurde et le non sens de la mort, du mal et de l’irréversible croissance de l’entropie. C’est dans cette perspective que Teilhard médite sur sa vocation de prêtre.

2. Être prêtre

Dans un texte daté du 8 juillet 1918, Teilhard reprend des notes prises dans les tranchées. Le texte est écrit définitivement dans la maison de noviciat des jésuites et il a valeur de renouvellement de son engagement. Dans ce texte, qu’il intitule Le Prêtre et qu’il appellera ensuite La Messe sur le monde13, il dit le sens de sa vocation.

La méditation reprend sa prière dans les tranchées, là où il est impossible de célébrer l’eucharistie. Si Teilhard est privé de tout rite, sa prière s’inscrit dans le mouvement de la messe14. Il est notable que l’on retrouve, sous-jacente à la méditation, la structure classique de la spiritualité eucharistique : la messe est centrée sur la consécration exprimée en terme de transsubstantiation ; elle est un temps d’adoration et de communion ; elle est ensuite communion ; enfin, elle est un envoi, un « apostolat ». On retrouve là les axes principaux de la théologie eucharistique du XXe siècle. Le texte est donc une prière qui est appuyée sur des réflexions théologiques. Le commencement est prière :

13 Œuvres, t. 12, p. 313-333. 14 Dans une lettre à Léontine Zanta, du 7 août 1923, il reconnaît ceci : « Quand je chemine à dos de mulet, des journées entières, je répète, comme autrefois – à défaut d’autre messe – « La Messe sur le monde », que vous connaissez, et je crois la dire avec plus de conviction encore que jadis », cité dans Œuvres, t. 13, p. 140.

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« Puisque, je n’ai aujourd’hui, Seigneur, moi votre Prêtre, ni pain, ni vin, ni autel, je vais étendre mes mains sur la totalité de l’univers, et prendre son immensité comme matière de mon sacrifice » (p. 313).

Telle est la nouveauté ! Pour Teilhard la prière eucharistique associe le prêtre à

l’action du Christ souverain prêtre et sauveur du monde. Teilhard donne au mot monde la plénitude de son sens : c’est la totalité de ce qui existe. Cette totalité est inachevée. Il faut donc qu’elle s’accomplisse dans un mouvement qui la sanctifie. Cette sanctification se fait par la prière du prêtre. Ainsi, le dénuement du prêtre est-il l’occasion d’une prière eucharistique qui trouve sa vraie dimension au contact plus immédiat avec la nature.

Le cœur de la prière est donc la transsubstantiation – le mot classique est écrit avec un tiret qui souligne le préfixe trans. La transsubstantiation est le mouvement par lequel le Christ prolonge le mouvement de son incarnation. Il explicite :

« Lorsque le Christ, prolongeant le mouvement de son Incarnation, descend dans le pain pour le remplacer, son action ne se limite pas à la parcelle matérielle que sa Présence vient, pour un moment volatiliser. Mais la trans-substantiation s’auréole d’une divinisation réelle, bien qu’atténuée, de tout l’Univers. »

Teilhard parle en plusieurs lieux de ces « extensions de l’eucharistie »15. Cette

divinisation n’est pas une violence faite à la nature, mais un acte d’accomplissement. En effet, la création aspire à cette rencontre avec le Christ qui accomplira son désir secret. Un maître mot apparaît, le mot attraction. Le Christ agit par attraction :

« Prenez en vos mains, Seigneur, et bénissez cet Univers destiné à nourrir et à parachever la plénitude de votre être parmi nous ! Préparez-le à parachever la plénitude de votre être parmi nous ! Préparez-le à vous être joint ! Intensifiez, pour cela, l’attraction qui descend de votre Cœur sur notre poussière » (p. 316).

Quel est le rôle du prêtre ? Le prêtre reçoit l’aspiration du monde et lui

permet de rencontrer celui qui se donne pour le sanctifier.

« En ce moment, Père Tout-Puissant, recueillant en moi toute l’aspiration qui monte, vers Vous, des sphères inférieures, – conscient de la puissance de désir qui cherche à s’écouler à travers mes paroles, – regardant plus loin que l’hostie blanche, et en dépendance d’elle, – de toutes les forces de mon désir, de ma prière, de mon pouvoir, – sur tout le développement et toute substance, – je dirai : Hoc est Corpus meum » (ibid.).

15 En 1917, Teilhard de Chardin écrit : « Jésus-Christ, par l’attirance de son amour et l’efficacité de son Eucharistie, ramasse peu à peu en Lui la puissance d’unité diffuse à travers la création », « Lutte contre la multitude », Œuvres, t. 12, p. 150. La théologie de l’eucharistie est développée dans le récit d’une expérience mystique vécue pendant l’adoration eucharistique (en 1916 à Douaumont), transposée dans Le Christ dans la matière, trois histoires comme Benson, « L’Ostensoir », ibid., p. 118.

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Nous avons-là la manière très classique de penser le rôle du prêtre qui consacre par les paroles dites au nom du Christ. À cette théologie classique (différente de la tradition orthodoxe et opposée à la tradition protestante), s’ajoute la dimension cosmique. La force de la consécration se répand dans l’univers entier. Elle le sauve. La prière cesse pour une remarque théologique :

« C’est fait. Une fois de plus, grâce au prêtre, la puissance plasmatique du Verbe s’est posée sur le Monde, pour vaincre son néant, sa malignité, sa vanité, son désordre. Vers le Christ convergent toutes les monades immortelles » (ibid.).

Cette vision aussi vaste que l’univers n’est pas idéalisée, car il s’agit bien d’un salut.

« La figure du Christ apparaît ; elle se précise, au milieu de notre nébuleuse d’êtres participés et de causes secondes. L’univers prend la forme de Jésus, - mais, ô mystère, Celui qui se découvre, c’est Jésus crucifié ! » (ibid.).

Sans attendre, il importe de relever que cette prière n’a rien d’absolument

nouveau. Les adversaires de Teilhard n’ont pas su voir que cette vision du monde est explicitement dite par saint Paul dans l’épître aux Romains :

« La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu. Si elle fut soumise à la vanité, c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps » (Rm 8, 19-23).

Quand on a en mémoire le texte de Paul qui structure la pensée de Teilhard,

on ne s’étonne pas de lire ensuite :

« Pour que Jésus pénètre en nous, il faut alternativement le travail qui dilate et la douleur qui tue, la vie qui fait croître l’homme pour qu’il soit sanctifiable, et la mort qui le diminue pour qu’il soit sanctifié. L’Univers craque ; il se scinde douloureusement au cœur de chaque monade, à mesure que naît et croît la Chair du Christ. Comme la Création qu’elle rachète et qu’elle dépasse, l’Incarnation si désirée, est une opération redoutable ; elle se fait par le Sang. »

Sitôt après cette analyse, la prière revient :

« Que le Sang de Jésus (le sang qui s’infuse et le sang qui se répand, le sang de l’effort et le sang du renoncement…) se mêle à la peine du Monde ! Hic est calix sanguinis mei… ».

Il me semble que cette théologie exprime le cœur de la vie et de la pensée de

Teilhard. C’est une manière très classique de voir le rôle du prêtre quand il prononce les paroles consécratoires du canon de la messe. Elle s’accorde à la dévotion eucharistique développée par le Concile de Trente et structurelle pour la théologie catholique. Mais elle ajoute à la tonalité habituelle de la dévotion eucharistique une

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dimension cosmique qui vient de la lecture des textes de Paul – textes méconnus. Ils ont été retrouvés dans la formation des jésuites grâce à l’exégèse d’un maître ès études pauliniennes, le Père Prat dont Teilhard a été l’élève.

3. Philosophie de la nature et métaphysique

La vision de Teilhard repose sur une vision de la nature. Celle-ci n’a rien de naïf. Elle repose sur une connaissance scientifique de première grandeur. Rappelons que Teilhard est, du point de vue scientifique, un géologue paléontologue. Comme géologue, sa contribution a consisté à explorer pour la première fois le continent asiatique à partir de la Chine et d’en montrer la structure morphologique et la genèse ; comme paléontologue, il a participé à la célèbre découverte du sinanthrope, pas décisif pour la connaissance des origines humaines, ou hominisation. C’est la jonction entre géologie et paléontologie qui fait la grandeur scientifique de Teilhard16.

3.1. Philosophie de la nature

Teilhard n’a pas cessé tout au long de sa vie de réfléchir sur ce que les sciences apprennent de la nature. Il a toujours accompagné d’une réflexion de type philosophique ses travaux scientifiques dominés par la théorie de l’évolution. La philosophie de la nature de Teilhard peut se résumer dans une expression qu’il a créée : « La loi de complexité conscience ». Le terme de loi signifie ici que la pensée exprimée est le fruit de l’observation faite selon la méthode scientifique. Teilhard voit la vie en genèse. Pour un scientifique, c’est un fait incontestable. Depuis des millions d’années, les formes de la vie ne cessent de se transformer. Cette transformation est une élaboration progressive de formes de plus en plus complexes. Teilhard a recours à un concept alors nouveau, mais devenu banal depuis lors en science, celui de complexité. Les vivants sont des êtres organisés. L’étude de la vie montre le passage des premiers unicellulaires aux formes de vie hautement développées du quaternaire, formes plus complexes. Cette complexité est le corrélat d’une capacité nouvelle, celle de la conscience. La conscience est pour Teilhard la capacité de connaissance du vivant : connaître son environnement, tout ce qui est nécessaire à la vie et se connaître.

16 « C’est en 1923 que se produisit l’événement décisif de sa destinée : à savoir une invitation, tombant un beau jour de Chine, à venir joindre le P. Émile Licent dans ses hardies explorations du bassin du Fleuve Jaune. Jusqu’alors Teilhard avait pu sentir profondément l’attrait, mais il n’avait pas réellement compris la grandeur, ni de la Terre, ni des phénomènes de la Terre. Eh bien, cette grandeur, c’est l’Asie qui la lui révèlera. Pendant les dix premières années de sa vie "chinoise", […] c’est l’impressionnante histoire d’un Continent tout entier qui va se développer peu à peu aux yeux du voyageur. Mais également histoire lisible dans la formation de l’extraordinaire manteau de terres rouges et jaunes étendues, sur les immenses ondulations des vieilles pénéplaines. Mais aussi, et surtout, histoire manifestement apparente dans l’existence des vastes complexes faunistiques dont l’établissement et l’évolution peuvent se suivre d’une seule traite, à la même place, sur une profondeur de plusieurs millions d’années » (« La Carrière scientifique du Père Teilhard de Chardin », Œuvres, t. 13, p. 193. Texte publié dans la revue Études à l’occasion de son élection à l’Académie des sciences).

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Le rapport entre la complexité et la conscience est structurel, aussi Teilhard pense que l’évolution est soumise à une exigence interne, une « loi » qui préside aux transformations. Ainsi ce qu’il appelle, avec les scientifiques de son temps d’un terme volontairement neutre, « le transformisme », est-il bien compris quand on connaît la loi qui l’organise et le régule. Cette « loi de complexité conscience » est universelle. Elle joue à tous les stades de la réalité. La matière est apte à devenir élément du vivant, par son organisation moléculaire ; les grandes molécules peuvent devenir des organismes dont l’autonomie est le premier pas de la vie ; puis des êtres unicellulaires peuvent se complexifier et devenir des êtres pluricellulaires… Ainsi les vivants se hiérarchisent par leur capacité de réaliser l’unité d’une pluralité d’éléments et en surmontant ce que Teilhard appelle « le Multiple ». Cette progression mène à un seuil décisif, celui de la réflexion qui est atteint avec l’humanité. Tel est le point central de son maître livre, Le Phénomène humain. Ce livre est le fruit d’un très grand travail, d’écriture d’abord, de révision ensuite. Il reste, à mes yeux, un livre difficile à lire, tant par son vocabulaire que par ses idées, mais il est fondamental pour qui réfléchit sur la vie. Ce point permet à Teilhard de surmonter le désespoir évoqué plus haut : lorsqu’un seuil est franchi, il est irréversible. Les éléments qui lui ont permis d’émerger peuvent disparaître, le fruit qui a été donné demeure. Ceci se passe avec le franchissement du seuil de la réflexion où la vie a accédé à la transcendance de l’esprit. La cosmogenèse, devenue biogenèse, a mené à l’esprit – en grec noûs – ce qui permet à Teilhard de proposer le néologisme « noogenèse ». La philosophie de la nature de Teilhard est centrée sur la loi de complexité conscience. Elle est liée à une fascination : elle vient de ce qu’il appelle un troisième infini ; il y a l’infini de grandeur, l’infini de petitesse ; il y a aussi l’infini de complexité – ce qui mène à admirer la vie et sa puissance de produire ce qui l’accomplit : l’esprit.

3.2. Métaphysique

Teilhard ne se contente pas d’une philosophie de la nature. Il propose ce qu’il convient d’appeler une métaphysique qui puise ses concepts dans l’expérience explicitée par la science de la vie. L’intuition métaphysique de Teilhard est, à mon avis, que le devenir se comprend quand on perçoit que les échanges qui font la vie sont tendus vers une réalisation meilleure, c’est-à-dire une plus grande unité. Ainsi, pour lui l’évolution appelle un recours à la finalité. Sur ce point, Teilhard est resté partisan de ce que l’on appelle l’orthogenèse17.

17 Le terme apparu en 1893 dans la tradition lamarckienne par Johann Wilhelm Haacke a été popularisé par Gustav Eimer (1843-1898) qui l’exprima sous forme de loi : « La transformation d’une espèce peut se diriger selon une direction immuable, sans rapport avec l’utilité, et qui ne peut donner prise à la sélection ». L’explication reste dans le domaine de la science. La philosophie de Bergson assume l’orthogenèse dans le concept d’élan vital. Le terme joue un grand rôle chez un des fondateurs de la théorie synthétique de l’évolution, Theodosius Dobzansky, cf. Richard Delisle, Les Philosophies du néo-darwinisme, Paris, PUF, 2009, p. 100-130. Le débat s’est poursuivi avec Pierre-Paul Grassé, L’Évolution du vivant, Paris, 1973, qui a parlé d’évolution orientée en accordant que l’évolution trouve son chemin en tâtonnant.

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1. La métaphysique de Teilhard repose sur la vision donnée par la théorie de l’évolution. Pour Teilhard, cette théorie montre une progression vers des réalisations optimales. En effet, depuis les premiers organismes jusqu’aux animaux supérieurs, il y a une augmentation de la richesse des êtres qui ne peut que frapper les esprits. Pour le dire, les scientifiques ont forgé la notion d’orthogenèse qui a fait partie des théories scientifiques du temps de Teilhard18. Teilhard reprend le terme qui revient à plusieurs reprises dans son œuvre19. L’option philosophique est claire ; on peut considérer un phylum sur l’arbre des vivants soit de manière successive, soit de manière rétrospective. Si on procède de cette manière, la notion d’orthogenèse apparaît comme une manière d’unifier et de clarifier le phylum (en particulier pour mettre dans le même dynamisme des variétés différentes). Teilhard le fait à partir de la place reconnue à l’être humain20.

2. La métaphysique de Teilhard est attentive à l’œuvre la plus éminente de la nature, la personne humaine. La personne est une réalisation parfaite de l’œuvre de la nature. D’abord, elle est une unité indivisible ou individu. Elle est vivante et donc comme toute individualité vivante, elle assume la diversité dans l’unité d’un seul être. Surtout, elle est un centre spirituel. En elle la conscience n’est pas seulement réflexes ou réactions instinctives aux sollicitations extérieures, comme dans les formes élémentaires de la vie, mais bien un centre d’esprit. Mais à la différence des animaux supérieurs qui ont part à la conscience et exercent leur volonté, la personne est capable de réflexion et donc habitée par l’esprit qui se rend indépendant de la matière. L’unité de la personne est indestructible. Mais la personne n’est jamais statique, enfermée sur elle-même.

3. La notion d’orthogenèse n’est pas propre à Teilhard ; elle faisait partie de la culture scientifique de son temps. La primauté de la personne dans le monde des vivants n’est pas non plus réservée à Teilhard, d’autres s’appuient sur ce point. Ce qui est original, c’est sa manière de considérer l’avenir. La plupart des scientifiques et des philosophes, qui ont recours à la finalité et accordent une dimension spirituelle à l’humanité, en reste au présent ; Teilhard ouvre une vision d’avenir. Il considère que le mouvement de l’évolution des espèces ne s’arrête pas à l’état présent ; il se poursuit. Teilhard voit une tension dans le mouvement de la vie qui continue de progresser en unité et en complexité. Le présent est donc compris quand on considère ce qui est en avant. C’est un point d’accomplissement vers lequel tout converge. Teilhard l’appelle « le point Oméga ». Cette considération est propre à la

18 Sur le choix de Teilhard, voir Jacques Arnould, « L’orthogenèse de Teilhard de Chardin », Bulletin de littérature ecclésiastique, 1997, n° 3, p. 261-274. 19 Le terme revient à plusieurs reprises dans « Le Phénomène humain », Œuvres, t. 1, Paris, édit. du Seuil, 1960. 20 C’est sur ce point que Teilhard est violemment récusé par les ténors de la théorie de l’évolution comme Stephen Gould en tout premier lieu. De manière plus nuancée, on cite l’œuvre de Darwin qui présente l’évolution comme une progression qui se fait dans une certaine divergence. Darwin évite de recourir à la finalité, en présentant comme modèle la forme divergente en tout sens du corail – à la place de celui de l’arbre qui est fermement orienté par phototropisme. Cf. Charles DARWIN, Le Corail de la vie. Carnet B (1837-1838), Paris, Payot, 2008.

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philosophie de Teilhard. Elle signe son originalité et sa place dans le monde de la pensée où se croisent théologie, science et philosophie. Il nous semble important pour éviter les malentendus de reconnaître cette philosophie pour elle-même.

4. Le Christ et l’univers

La dimension métaphysique de l’amour dans sa dimension universelle éclaire la manière dont Teilhard vit sa vocation. Nous pouvons reprendre la lecture de la méditation sur le prêtre. Après la prière de consécration, vient la prière d’adoration. Celle-ci introduit à une vision du Christ cosmique.

« Je m’agenouille, Seigneur, devant l’Univers devenu secrètement, sous l’influence de l’Hostie, votre Corps adorable et votre Sang divin. Je me prosterne en sa présence, ou plutôt, bien mieux, je me recueille en lui. Le Monde est plein de vous !… Ô Christ-Universel, véritable fondement du Monde, qui trouvez votre consommation dans la réplétion de tout ce que votre puissance a fait surgir du Néant, je vous adore, et je m’absorbe dans la conscience de votre plénitude universellement répandue » (p. 318-319).

La prière montre la mise en œuvre d’une perspective théologique qui, séparée de son contexte, a suscité les critiques de ses ennemis ne lisant que des fragments. Il faut l’expliciter.

4.1. Le Christ cosmique

Le Christ est vu comme celui qui fait corps avec le monde. Teilhard emploie l’expression : « Le Christ cosmique ». L’incarnation n’est pas seulement un acte par lequel le Verbe est devenu un homme ; il n’est pas devenu seulement un fragment de la création ; il a assumé toute la création et pour cette raison, Teilhard a employé l’expression de nature cosmique du Christ. Cette perspective ouvre sur la notion de Christ cosmique, qui apparaît à divers moments de sa vie. J. A. Lyons en a donné une minutieuse généalogie21. Tel est le point le plus délicat de la pensée de Teilhard : exprimer la relation physique qu’il y a, d’une part, entre le Christ et l’humanité et, d’autre part, le Christ et le cosmos.

Par cette expression, P. Teilhard de Chardin récuse la perspective dominante dans la théologie occidentale marquée par un vocabulaire juridique. Il le remplace par un vocabulaire emprunté à l’action physique et pour cela a recours au terme paulinien de « Plérôme » (transcription du mot qui signifie plénitude). Par ce terme, P. Teilhard de Chardin unit ce qui a trait à la création et au salut qui se réalise par le Christ22. Il peut ainsi placer la Parousie, venue en gloire du Christ-Oméga, comme le prolongement de ce qui est maintenant en œuvre, de manière obscure et contrariée, dans le présent de l’histoire. L’emploi de cette expression a posé la question de

21 John A. LYONS, The Cosmic Christ in Origen and Teilhard de Chardin, Oxford, Oxford University Press, 1982. Sur ce thème, voir Henri de LUBAC, Blondel et Teilhard de Chardin, Correspondance commentée, Paris, Beauchesne, 1965. 22 Sur la théologie de Teilhard, voir Henri de LUBAC, La Pensée religieuse de Teilhard de Chardin, Paris, Aubier-Montaigne, 1962 et Bruno de SOLAGES, Teilhard de Chardin, Toulouse, Privat, 1967.

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savoir si on peut parler de nature cosmique du Christ. Il y a eu sur ce point une certaine indécision de la part de Teilhard de Chardin. Une citation est nécessaire :

« Jusqu’ici, explicitement, la pensée des fidèles ne distinguait guère en pratique que deux aspects du Christ : l’Homme-Jésus et le Verbe de Dieu. Or, il est évident qu’une troisième face du complexe théandrique demeurait dans l’ombre ; je veux dire le mystérieux personnage super-humain partout sous-jacent aux institutions les plus fondamentales et aux affirmations dogmatiques les plus solennelles de l’Église : Celui qui par sa naissance et son sang ramène toute créature à son Père ; le Christ de l’Eucharistie et de la Parousie, le Christ consommateur et cosmique de saint Paul. Jusqu’ici je le répète, ce tiers aspect du Verbe incarné demeurait mal séparé des deux autres. 23 »

Conscient de cette équivoque, P. Teilhard pense pouvoir en sortir en

faisant appel à la notion de personne qui est essentielle à sa vision du monde : « En s’universalisant, le Christ ne se perd pas (comme il arrivait dans les

formules condamnées du modernisme) au milieu de l’univers : mais il domine et assimile celui-ci en lui imposant les trois caractères essentiels de la vérité traditionnelle : nature personnelle du Divin ; manifestation de cette personnalité suprême dans le Christ de l’histoire ; nature supra terrestre du Monde consommé en Dieu. Le Christ «universalisé» capte, en les corrigeant et en les complétant, les énergies indéniablement dissimulées dans les panthéismes modernes. Il grandit en restant ce qu’il était – ou pour mieux dire, afin de rester ce qu’il était. 24 »

Quelle est cette « nature cosmique » du Christ ? Est-ce sa nature humaine ? Les textes cités plus haut semblent vouloir dire que l’humanité du Verbe incarné s’étend au cosmos entier. Mais d’autres textes semblent dire qu’il s’agit de la nature même du Logos :

« Au premier siècle de l’Église, le christianisme a fait son entrée définitive dans la pensée humaine en assimilant hardiment le Jésus de l’Évangile au Logos alexandrin. Comment ne pas apercevoir la suite logique du même geste et le prélude d’un même succès dans l’instinct qui pousse aujourd’hui les fidèles, après deux mille ans, à reprendre la même tactique, non plus cette fois avec le principe ordonnateur du stable Kosmos grec, mais avec le néo-logos de la philosophie moderne - le principe évoluteur d’un Univers en mouvement ? »

4.2. Le Christ Oméga

La synthèse de P. Teilhard de Chardin s’articule autour de l’identification du point Oméga avec le Christ, Verbe incarné. Elle lui permet de montrer pourquoi le Christ dévoile le sens de la vie et la cohérence profonde de l’évolution. Pour lui, le désir d’unité, qui habite tous les êtres, n’a de sens ou de pertinence que dans la lumière de la Révélation chrétienne qui montre dans le Christ l’achèvement de la création.

23 « Le christianisme et l’évolution », dans Œuvres : t. 10, p. 209-210 24 Ibid.

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Les adversaires de Teilhard n’ont pas compris que Teilhard ne faisait que reprendre, là encore, des textes de saint Paul. Le support théologique de cette identification est fourni par les textes cosmiques de saint Paul et de saint Jean, comme le montre cet extrait de Mon Univers (1924) :

« Le Christ révélé n’est pas autre chose qu’oméga. [...] Pour démontrer cette proposition fondamentale, il me suffira de renvoyer à la longue série de textes johanniques, et surtout pauliniens, où est affirmée, en termes magnifiques, la suprématie physique du Christ sur l’univers. (...) Tous se ramènent à ces deux affirmations essentielles : "In eo omnia constant" (Col 1,17) et "Ipse est qui replet omnia" (Col 2,10, cf. Ep 4,9), de telle sorte que "Omnia in omnibus Christus"25, (Col 3,11). C’est la définition même de Oméga. »26

L’indécision de Teilhard sur la nature cosmique du Christ explique pourquoi il a préféré le terme Oméga, tiré de l’Apocalypse de Jean. Ce terme s’inscrit bien dans une présentation historique et une théologie du devenir. La prière eucharistique est donc une présence du Christ en réponse à l’attente de la création. L’adoration est alors possible. La prière s’exprime ainsi :

« Vous êtes, Jésus, le résumé et le faîte, de toute perfection humaine et cosmique. Pas un trait de beauté, pas un charme de bonté, pas un élément de force, qui ne trouve en vous son expression épurée et son couronnement… Quand je vous possède, je tiens vraiment ramassée en un seul objet, la réunion idéale de tout ce que l’Univers peut donner et faire rêver. La saveur unique de votre Être admirable a si bien extrait et synthétisé les goûts les plus exquis que la Terre contienne et suggère, que nous pouvons maintenant, suivant nos désirs, les trouver l’un après l’autre, indéfiniment en vous, ô Pain qui renfermez toute délectation ! » (p. 320).

Remarquons que la dernière expression est une citation de la liturgie latine de la Fête-Dieu : « Panem de caelo praestisti eis – Omne delectamentum in se habentem ».

4.3. L’adoration et la communion

La troisième étape de la prière est la communion, un développement de ce que représente la communion : manger et donc accueillir en soi la présence du Christ. C’est vouloir être uni à lui. Teilhard de Chardin développe alors cette justification :

« Qu’est-ce à dire, Seigneur, sinon que par toute la largeur et l’épaisseur du Réel, par tout son Passé, par tout son Devenir, par tout ce que je subis et tout ce que je fais, par les servitudes, les initiatives, et l’œuvre même de ma vie, je puis vous atteindre, m’unir à vous, et progresser indéfiniment dans cette union ! » (p. 327).

25 Teilhard cite habituellement les textes de la Bible en latin. Les textes latins se traduisent : « En lui tout subsiste », « Il remplit tout » et « Le Christ tout en tous ». 26 « Note sur le Christ universel » (janvier 1947), dans Œuvres : t. 9, Science et Christ, Paris, édit. du Seuil, 1966, p. 82.

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Il est sans doute important de noter que cette prière s’appuie sur un autre texte des évangiles : la parole où Jésus annonce sa passion ; dans cette expression l’évangéliste Jean utilise un procédé qui lui est familier ; il emploie un verbe qui a deux sens, le verbe élever. Le verbe dit que Jésus sera sur la croix, élevé, exposé à la vue de la foule ; il dit aussi la glorification et l’exaltation. La phrase rapportée par l’évangile de Jean explicite ensuite : « élevé de terre, j’attirerai tout à moi » (Jn 12, 32)27. Teilhard entend le mot tout au sens cosmique ; il ne s’agit pas seulement de l’humanité. Il développe le verbe attirer. Jésus n’agit pas comme une force qui intervient mais comme celui qui attire. Ainsi en allant vers lui, chaque être réalise sa plénitude ; plus encore, c’est en réalisant sa plénitude qu’il répond à Dieu.

4.4. Apostolat

La quatrième partie explicite le sens de cette vision. La messe est le point de départ de l’apostolat. C’est le sens originel du terme, missa désigne en latin l’envoi. La messe est un envoi. Telle est la vocation du prêtre assumée par Teilhard :

« Tout prêtre, parce qu’il est prêtre, a voué sa vie à une œuvre de salut universel. S’il est conscient de sa dignité, il ne doit plus vivre pour lui, mais pour le Monde, à l’exemple de celui qu’il est oint pour représenter. »

Ce propos général est précisé dans une vocation personnelle :

« Innombrables sont les nuances de votre appel ! Essentiellement diverses les vocations !… […] Je voudrais être, Seigneur, moi, pour ma très humble part, l’apôtre et (si j’ose dire) l’évangéliste de votre Christ dans l’Univers. – Je voudrais, par mes méditations, par ma parole, par la pratique de toute ma vie, découvrir et prêcher les relations de continuités qui font, du Cosmos où nous nous agitons, un milieu divinisé par l’Incarnation, divinisant par la Communion, divinisable par notre coopération » (p. 329).

Cette vocation personnelle est inséparable d’une vision de la mission de

l’Église. La encore, elle s’inscrit dans la tradition jésuite.

5. Rencontre des religions

L’estime des cultures non européennes est un des traits caractéristiques de la tradition jésuite et, sur ce point comme bien d’autres, il est important de voir que Teilhard s’inscrit dans cette tradition qu’il a renouvelée.

5.1. Nouveauté de la vision de Teilhard de Chardin

1. À partir du XVIe siècle et surtout au XVIIe siècle, les missionnaires ont découvert un monde que la chrétienté ignorait. Conscients de son ampleur, ils ont puisé dans la Bible les éléments pour rendre compte de la situation de l’humanité.

27 L’exégèse hésite entre deux traductions de cette totalité, s’agit-il de toute l’humanité ou de tout le créé ?

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Ils se situaient dans le cadre d’une vision du monde qui reposait sur un calendrier où l’humanité avait été créée quelque quatre mille ans avant Jésus-Christ. Compte tenu de la longue durée de vie d’Adam (930 ans) et des autres ancêtres du genre humain, il y aurait eu une transmission du savoir en un nombre limité de générations. Adam aurait transmis à ses descendants la connaissance de l’unicité de Dieu et la nécessité de la morale pour vivre dignement son humanité. Noé lui-même en aurait été informé et ses fils l’auraient transmis à toute l’humanité au cours de la centaine de générations qui ont précédé l’évangélisation. Si, conformément à la doctrine du péché originel, cette mémoire a été corrompue, l’oubli n’était pas total ; il n’était pas étonnant que les « païens » rencontrés par les missionnaires soient porteurs de principes issus d’une religion première. Le missionnaire pouvait s’appuyer sur cet héritage, pour le purifier et montrer comment la révélation chrétienne le sauve et l’accomplit. Une telle démarche pouvait aussi s’appuyer sur les propos de Paul, sur l’universalité de la connaissance de Dieu. Cette thèse était à l’inverse du pessimisme augustinien qui considérait les religions du monde avec mépris – comme le montre la triste querelle des rites chinois. Les jésuites ont mis en œuvre cette vision de l’histoire universelle. L’appartenance de Teilhard à la Compagnie de Jésus lui avait donné une grande ouverture et une puissance d’accueil vis-à-vis de toute expression religieuse porteuse d’une attente vers un accomplissement. Mais Teilhard ne pouvait en rester à cette vision devenue trop étroite.

2. La vision traditionnelle évoquée ne pouvait suffire à Teilhard de Chardin qui voyait le phénomène humain se déployer dans un cadre bien plus large que cette trop courte vision de l’histoire. Il était devenu incontestable que l’histoire de l’humanité s’inscrivait dans une fresque dont la durée s’estimait en millions d’années – celle de l’histoire de l’univers et de la vie – et de centaines de milliers d’années pour l’humanité. Les connaissances de Teilhard en paléontologie obligeaient à une rupture avec la vision trop courte de l’histoire de l’humanité où s’inscrivait la perspective ancienne. Teilhard élargit l’espace pour comprendre le plan de Dieu. Il se place dans une perspective qui est une philosophie du devenir dont l’histoire de l’humanité n’est qu’une partie, car elle est solidaire de tout l’univers.

Cette extension du regard mène Teilhard à une refonte de la théologie traditionnelle. Nul n’ignore que le point de départ des difficultés rencontrées par Teilhard a été une note confidentielle rédigée à l’attention d’un collègue lui demandant comment il voyait la théologie du péché originel dans la perspective tracée par l’évolution à propos des origines de l’humanité. Teilhard ne s’est pas contenté de dire qu’il était impossible de tenir pour vraie la lecture traditionnelle qui voit en Adam et Ève des personnages historiques. Le fond de la question est la vision d’ensemble de l’histoire de la vie et de l’humanité.

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3. Dans la théologie traditionnelle, l’histoire du salut est inaugurée par la perte d’un état premier imaginé parfait28. La perfection aurait été donnée dès le commencement et le salut serait une restauration de l’état premier29. La vision que l’histoire de la vie donne à Teilhard est tout autre. La perfection n’est pas au principe ; elle est au terme. La vie a commencé dans des formes très élémentaires ; puis, selon ce qu’il appelle « la loi de complexité conscience », les vivants se sont perfectionnés et ont progressivement construit les formes actuelles. Cette vision d’ensemble s’est trouvée en opposition avec la théologie dominante dans le monde catholique centrée sur une vision du monde où la chute joue un rôle central et qui, de ce fait, ne peut admettre la perspective générale donnée par la théorie de l’évolution.

Les supérieurs de Teilhard acceptaient de le cantonner dans un travail scientifique qu’ils jugeaient sans danger. Mais Teilhard voyait bien que cette manière de faire était impossible : les travaux scientifiques sont porteurs d’une vision du monde ; ils imposent de voir dans la montée de la vie une poussée vers l’avant. En lecteur de saint Jean (« Élevé de terre, j’attirerai tout à moi » Jn 12, 32) et de saint Paul (« Tout est par lui, pour lui et en lui » Col 1, 16-17), Teilhard interprète cette montée vers plus d’esprit et plus d’unité comme l’influence attractive du Christ.

C’est en fonction de ce mouvement vers l’avant à partir d’un monde inachevé que Teilhard juge des activités humaines : politique, religion, science, vie personnelle… Ainsi pour lui, la religion est une force qui n’a de valeur que si elle permet à cette marche d’atteindre son but. C’est de ce point de vue que Teilhard comprend la primauté que le christianisme tient par rapport aux religions du monde.

5.2. Les religions du monde

Teilhard n’a été ni un homme de bibliothèque ni un fonctionnaire du sacré. Il a sillonné le vaste monde et n’a pas pu ne pas rencontrer la diversité des religions et l’importance de la vie religieuse dans les masses humaines. Ses notes donnent un portrait de ce qu’étaient les religions des pays traversés. Les temps ont changé.

28 Le mot “imaginé” convient, car le texte biblique, entendu au sens strict, ne contient pas la vision qui lui a été ensuite appliquée. 29 À propos du péché originel, il écrit : « Pour toutes sortes de raisons, scientifiques, morales et religieuses, la figuration classique de la chute n’est déjà plus pour nous qu’un joug et une affirmation verbale, dont la lettre ne nourrit plus nos esprits, ni nos cœurs » (« Christologie et évolution », Œuvres, t. 10, p. 104).Teilhard n’ignore pas la difficulté que présente la présence du mal dans le monde, non seulement le mal moral commis par les hommes, mais le mal qui est dans la nature et donc renvoie au créateur. « Si le dogme du Péché Originel nous ligote et nous anémie, c’est tout simplement parce que, dans son expression actuelle, il représente une survivance de vues statiques périmées au sein de notre pensée devenue évolutionniste. L’idée de Chute n’est en effet, au fond, qu’un essai d’explication du Mal dans un Univers fixiste. À ce titre, il est hétérogène au reste de nos représentations du Monde. Voilà pourquoi il nous opprime. Par suite, c’est le problème du mal, dans ses relations avec le Christ, qu’il nous faut, si nous voulons respirer, reprendre et repenser, dans un style approprié à nos vues cosmiques nouvelles » (ibid., p. 99).

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Ainsi, pendant son temps de juvénat, au Caire, Teilhard a connu l’islam en Égypte. Il y a vu une religion appelant à la passivité et à la soumission30.

Teilhard a parcouru le vaste monde asiatique pour son travail scientifique de géologue et de paléontologue31. Il n’a pas fait que de l’observation scientifique : il a rencontré des peuples et des civilisations. Il a rencontré des religions. Pour cette raison, sa réflexion a été attentive au fait religieux mondial. Il l’a considéré avec bienveillance. En effet, Teilhard n’a jamais participé à l’étroitesse d’esprit des universitaires européens qui considèrent que la religion n’est que le fruit d’un esprit archaïque ou primitif. Il a considéré que les religions contribuent à la construction de la noosphère : ce monde de l’esprit qui se construit par l’effort de l’homme. En outre, le point de vue de Teilhard n’est pas celui des historiens de religions. C’est celui d’une espérance dont le maître mot est accomplissement. Pour Teilhard, les religions sont des voies par lesquelles se réalise l’unité de la noosphère. C’est donc une vision très positive du rôle des religions dans l’aventure humaine.

« L’heure est certainement venue où peut et doit se dégager enfin, aux antipodes d’un orientalisme périmé, une nouvelle mystique à la fois pleinement humaine et chrétienne : […] la route du monde de demain » (Œuvres, t. 7, p. 336).

Dans cette perspective, Teilhard juge les religions en fonction de leur aptitude à la construction de la noosphère qui converge vers le point Oméga. Le mot religion désigne donc un mouvement vers un accomplissement, une espérance et un attachement de type mystique. Le terme de mystique désigne « la recherche de l’Un ». Teilhard de Chardin donne au terme un sens large :

« Par Mystique j’entends ici le besoin, la science et l’art d’atteindre, en même temps et l’un par l’autre, l’Universel et le Spirituel. Devenir simultanément, et du même geste, un avec Tout, par libération de toute multiplicité ou pesanteur matérielle : voilà, plus profond que toute ambition de plaisir, de richesses et de pouvoir, le rêve essentiel de l’âme humaine. »32

Teilhard oppose deux spiritualités, celle de l’Est et celle de l’Ouest. Il voit

dans la première un consentement à la fatalité et à une vision qui ramène l’être humain à son état antérieur. Il voit dans la seconde un dynamisme par son aspiration de transformation de la réalité. Il écrit en 1932 :

30 L’islam s’est réveillé depuis et le portrait qu’il en a donné contraste avec ce que l’on voit aujourd’hui : un islam conquérant et dominateur, intolérant et conscient de sa supériorité religieuse et spirituelle sur l’Occident matérialiste et à ses yeux décadent. 31 Teilhard fait un premier voyage en Chine en 1923 pour le Museum d’Histoire Naturelle de Paris. Il retourne en Chine en 1926 où il rejoint l’institut jésuite alors sous l’autorité du Père Licent. Son travail de géologue l’amène à parcourir tout le continent asiatique pour en établir la structure géologique. Il participe en 1931 à la Croisière Jaune (traversée de l’Asie en voiture automobile). Parmi ses grands voyages et séjours d’étude : l’Éthiopie en 1928, les États-Unis en 1930, l’Inde en 1935, Java en 1936, la Birmanie en 1937, l’Afrique du Sud en 1951 et 1954. 32 « Comment je vois » (12 août 1948), Œuvres, t. 11.

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« J’ai été amené, depuis quelques mois, à tracer une espèce d’esquisse des grandes voies tentées par la mystique pour arriver à résoudre le problème intellectuel et spirituel fondamental : "Comment expliquer, puis surmonter le Multiple et parvenir à l’Unité ?" Il me semble qu’il y a deux solutions théoriques (toutes deux essayées) : la solution orientale ("On arrive à l’Unité en dissipant par évasion ou suppression l’illusion du Multiple") et la solution occidentale – à peine formulée encore, dois-je dire, ("on arrive à l’Unité en prolongeant par l’effort, dans leur sens, les puissances – convergentes par nature – du Multiple"). Mystique du détachement ou mystique de la traversée ? »33

5.3. Le christianisme religion de l’avenir

Le christianisme est, aux yeux de Teilhard, la religion de l’avenir. Il y a à cela plusieurs raisons. D’abord, le christianisme est une religion du personnel. Dans un texte de 1917, pendant la guerre, Le Milieu mystique, il écrit :

« Les expériences que relate cette étude ne sont qu’une Introduction à la mystique. Au-delà du point où je m’arrête, l’Être en qui s’est personnifié adéquatement le Milieu cosmique supérieur, révèle, comme il lui plaît, les charmes de son Visage et de son Cœur. Il y a d’infinis degrés dans cette initiation amoureuse d’une personne à une autre insondable Personne. »34

Ensuite, le christianisme est la religion de l’avenir parce qu’il s’inscrit dans le

mouvement de la vie en évolution ; il anticipe la réalisation ultime et il assume ce qu’il y a de meilleur dans les religions35. La mystique n’est pas l’émotion individuelle, mais l’universel et général mouvement qui anime l’humanité de l’intérieur36. La dimension mystique des religions est l’expression d’une aspiration à la plénitude.

En troisième lieu, l’aspiration des personnes est une aspiration à la communion. Pour lui, ce mouvement est accompli par le christianisme. Il y a en l’homme une aspiration à la communion avec plus grand que soi que le christianisme offre avec la présence du Christ.

Ainsi, pour Teilhard, le christianisme assume toute la richesse des religions et les purifie pour leur faire porter un meilleur fruit. Mais ceci n’est pas déjà donné ; c’est à faire. Teilhard s’attache à un point important, la religion de la science.

33 Lettre du 22 mai 1932, cité par Claude CUENOt, Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Plon, 1958, p. 175. 34 Œuvres, t. 12, p. 166. 35 « La religion du Personnel […] loin de contrarier mes tendances panthéistes profondes, le christianisme, bien compris, n’a jamais cessé, précisément parce que sauveur du Personnel, de les guider, de les préciser, et surtout de les confirmer en leur apportant un objet précis et un début de vérification expérimentale », Œuvres, t. 6, p. 110. 36 « La vision mystique ne fait pas autre chose que de découvrir, – et l’action mystique pas autre chose que promouvoir – l’universelle et sacramentelle consécration du Monde. Consacrer le Monde par une foi entière qui lui fait voir, dans le réseau infini des causes secondes, l’influence organique du Christ ; communier avec le monde par une fidélité entière à en saisir les invitations à mourir. Voilà à quoi finalement se ramène, pour le chrétien, la vie intérieure. » Il ajoute en note : « La seule différence, mais la différence essentielle, qui sépare ces considérations de la théorie habituelle, courante, de la Présence de Dieu, c’est que, du point de vue admis ici, la Présence de Dieu n’atteint les éléments du Monde que par (et en) le corps du Christ » (« Mon Univers », Œuvres, t. 10, p. 106).

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6. Science, foi et recherche

Teilhard ne réserve pas le mot religion au seul usage confessionnel. Il s’attache à ce qui en fait le cœur et il introduit ainsi une dimension anthropologique universelle, renouant ainsi, sans concertation explicite, avec les travaux des fondateurs d’une science des religions, au premier rang desquels se trouve Mircea Eliade.

6.1. Une mystique de la recherche

Teilhard ne limite pas la notion de religion aux religions instituées, christianisme, bouddhisme, islamisme…, ni au sens sociologique du terme. Le mot religion qualifie l’adhésion à plus grand que soi. Il parle donc de « la religion de la science ». Il découvre en effet dans l’activité scientifique et dans la recherche des éléments religieux : une mobilisation des ressources et des énergies humaines dans la quête du vrai. Il y a donc au sens strict un état d’esprit religieux dans la science moderne. Cette dimension explique pourquoi Teilhard se sent pleinement chrétien quand il communie à la mystique qui habite la recherche scientifique. Pour le voir, je vous propose la lecture d’un article de la revue Études, écrit en 1939, « La Mystique de la Science »37.

Le texte commence par inscrire l’activité humaine dans le devenir de la vie et de la pensée telle que le retrace l’histoire de l’humanité et de la pensée. De ce mouvement, la science est la pointe.

« Éclairé par la découverte du temps, c'est-à-dire d’une évolution globale et persistante de l’univers, l’homme avait enfin trouvé le secret de la force qui, depuis les origines, le poussait à chercher. Instinctivement, jusqu’alors, il avait suivi sans bien le comprendre, le goût inné qui l’inclinait à explorer la nature. À ce besoin insurmontable de connaître qui le hantait et lui donnait le sens obscur de grandir, il avait trouvé des applications diverses, provisoires. Maintenant, enfin, il pouvait, devant sa raison, le définir et le justifier. Non plus seulement savoir par curiosité, savoir pour savoir, mais savoir par fidélité à un développement universel qui prenait conscience de lui-même dans l’esprit humain, savoir pour créer, savoir pour être. La science se reconnaissait désormais pour fonction de prolonger et d’achever en l’homme un monde incomplètement formé. Elle prenait la figure et la grandeur d’un devoir sacré. Elle se chargeait d’avenir. Dans le grand corps, déjà naissant, d’une humanité se groupant sur le geste de la découverte, une âme s’était enfin dégagée : une mystique de la recherche. »38

Ce texte montre que pour Teilhard, l’activité scientifique peut être qualifiée

de sacrée, puisqu’elle est à la pointe de l’avancée de l’esprit en quête de vérité. Cette quête est une passion qui ne mobilise pas seulement la curiosité, mais tout l’être humain dans une aventure collective. Or cette passion, imparfaitement vécue, a besoin d’être sauvée.

37 Œuvres, t. 6, p. 201-223. La troisième partie de l’article a pour titre : « La religion de la science ». 38 Op. cit., p. 212.

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6.2. L’aliénation matérialiste

Aujourd’hui, avec le désenchantement de notre âge, nous ne valorisons plus le terme progrès qui avait alors une forte charge émotive et mobilisatrice. Pour lui, au contraire, la mobilisation des énergies par l’idée de progrès a quelque chose de mystique. C’est cet élément qui doit se libérer d’une aliénation subtile, analogue à l’idolâtrie :

« Dans cet éclair jaillissant au cœur de l’homme pour lui révéler l’ampleur et les responsabilités de ses opérations terrestres, il y avait, nous aurons à le redire, un élément définitif de vérité. Mais, au cours du développement historique de toutes choses, il faut toujours faire une place à des successives approximations. […]. Ne nous étonnons donc pas si, durant une première phase de son explicitation, la mystique du progrès a pris la forme simpliste, et aujourd’hui dépassée, d’une sorte d’adoration de la science. »39

La « religion de la science » est tentée de se retourner sur elle-même. Teilhard

voit cette tentation chez les penseurs rationalistes qui ont formé la conscience moderne.

« À la religion de la science, telle qu’elle se trouve exprimée à ses origines, soit dans les dissertations philosophiques de la Grande Encyclopédie, soit dans les conclusions positivistes d’Auguste Comte ou de Marx, soit dans les aspirations chrétiennes ou semi-chrétiennes de Lamennais et de Renan, il est juste de reconnaître un élan plein de noblesse et une immense sincérité. En s’abandonnant aux rêves d’une humanité consciente, pour la première fois, de la grandeur de sa tâche terrestre, les gens du siècle dernier obéissaient à une loi profonde de la vie ; et c’est de leur enthousiasme que notre monde actuel est sorti. Essentiellement, leur vision d’un univers en progrès était juste ; et nous en vivons encore. »40

Après avoir relevé l’importance et la valeur de cette religion, Teilhard en

montre les insuffisances. Il dénonce le matérialisme qu’il nomme « culte de la matière » ou encore « fascination de la matière ».

« Seulement, et ceci était grave, elle se trouvait viciée par une erreur, qui n’était rien moins qu’un renversement de perspective. Au lieu de suspendre la marche des choses à un pôle supérieur de l’esprit, la science du dix-neuvième siècle l’a imaginée comme supportée et limitée par les puissances élémentaires du multiple. Elle a projeté vers le bas le centre du monde. Sa mystique s’est égarée dans le culte de la matière. La fascination de la matière […]. »41

39 Ibid., p. 213. 40 Ibid., p. 213. 41 Op. cit., p. 213-214. Teilhard poursuit : « Pour être équitable, disons-le, la tentation de s’y abandonner a dû être forte pour nos devanciers ; et il est naturel qu’ils y aient succombé. Remettons-nous par la pensée à leur place, c'est-à-dire au premier instant où les corps animés et vivants cédaient définitivement sous la poussée scientifique de l’analyse. À ce moment-là, dans tous les domaines à la fois, le réel, si simple ou spirituel qu’il paraît être, se montrait spatialement et temporellement décomposable ou rattachable à des éléments plus simples. C’était l’époque où le transformisme, tout juste né, pensait pouvoir tracer une chaîne continue de formes reliant, à travers les siècles, l’homme aux êtres monocellulaires. C’était le temps encore où, poussant d’un degré de plus vers le bas les séries paléontologiques, la chimie jetait un pont

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Teilhard voit l’erreur du scientisme dans la projection de sa méthode sur la

totalité : l’analyse42. Elle mène à une certaine forme d’idolâtrie qui rabaisse l’esprit à ses tâches inférieures43. Or ce temps est fini à cause de la nouvelle vision de la vie. La vision du mécanisme qui ignore le temps a été remplacée par une vision historique de l’avancée de la vie. La recherche est donc devenue plus sacrée encore que dans le passé. Pour cette raison l’âme chrétienne doit y être attentive et doit s’y ressourcer :

« J’ai parlé plus haut de la découverte du temps, et de la métamorphose morale entraînée par celle-ci dans le domaine des valeurs scientifiques : la recherche cessant d’être une occupation profane pour devenir une fonction vitale et presque sacrée. Il nous faut maintenant, avant d’aller plus loin, observer les retentissements de ce même événement intellectuel dans les profondeurs de l’âme chrétienne. Nul ne peut servir deux maîtres. »44

6.3. Un dépassement attendu

Teilhard reconnaît alors que la religion de la science est appelée à vivre un dépassement. Ce dépassement pourra être si l’espérance chrétienne la visite. Il s’agit bien d’une rencontre entre deux mystiques comme le dit la suite du texte.

« En face d’une sorte de révolution spirituelle qui avait comme premier résultat de faire s’agenouiller l’homme devant lui-même, on conçoit facilement que le christianisme ait songé d’abord à la Tentation sur la Montagne et qu’il se soit au premier moment replié dans un geste d’inquiétude et de défense. Accidentellement, de par l’interprétation matérialiste qu’elle donnait du mouvement évolutif nouvellement décelé dans l’Univers, la religion de la science se posait en adversaire du Dieu de l’Évangile. À cette provocation les fidèles de l’Évangile devaient naturellement répondre en condamnant. Ainsi est née, et ainsi s’est prolongée tout au long du dix-neuvième siècle, la guerre malheureuse, que nous connaissons trop bien, entre science

entre l’organique et le minéral. C’était l’âge enfin, où embrassant dans sa construction la totalité des édifices moléculaires, cellulaires et sidéraux, la physique espérait réduire aux mouvements calculables de masses invariables les formes et l’énergie contenue dans l’univers ». 42 « De ces réussites initiales l’illusion devait sortir – et elle est née – que l’homme, pour mettre la main sur le ressort ultime de la nature, n’avait qu’à aller toujours plus loin dans l’investigation rationnelle des antécédents mesurables. Le secret de l’univers se dissimulait dans les ombres du passé et dans les profondeurs de l’atome. L’analyse l’en ferait sortir. Et quand on connaîtrait les lois de la matière, l’homme s’achèverait lui-même, par ses propres forces, artificiellement » (op. cit., p. 214). 43 « Cette conception d’un monde entièrement explicable et perfectible par la pure raison avait évidemment quelque chose de simple et de grisant. Elle ressuscitait le vieil orgueil des Titans de la fable. Mais en revanche, elle abaissait, sans qu’on y prît garde, le ciel qu’il s’agissait d’escalader. Du fait même de la prépondérance, du primat, accordés à la matière, l’esprit perdait sa valeur, et même sa réalité : si bien que le progrès se trouvait implicitement privé de tout sens et même de toute carrière définissables. Par son mécanisme, son déterminisme, et, il faut le dire, par son adoration assez illogique de l’homme self-suffisant ou même tout-puissant, la "Religion de la science", issue du dix-huitième, se fermait l’avenir même où elle pensait s’élancer. Elle limitait les puissances secrètes de ce qu’elle avait découvert et appelé "évolution". Elle portait dès lors en soi les germes d’où devait bientôt sortir pour l’homme une redoutable crise de l’action » (op. cit., p. 214-215). 44 Op. cit., p. 219.

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et religion, – guerre où on a voulu voir un conflit de la raison et de la foi, mais qui était bien plutôt la lutte entre deux mystiques adverses pour dominer le cœur humain. Or si on réfléchit, cet état de guerre demandait à se résoudre dans une synthèse supérieure. Il entraînait psychologiquement une situation forcée, et, par suite, il ne pouvait durer. »45

Teilhard trouve dans cette situation caractéristique de la modernité une

analogie avec ce que montre l’histoire du christianisme46. Teilhard considère donc que la nouveauté actuelle des connaissances scientifiques est une occasion pour faire ce travail d’accomplissement de la mystique qui habite la recherche scientifique.

« Aujourd’hui que se dissipe la poussière des premières batailles, nous commençons, il semble, à nous en apercevoir : un univers de structure évolutive – pourvu que soit bien placé le sens de son mouvement – pourrait bien être, après tout, le milieu le plus favorable aux développements d’une noble et homogène représentation de l’Incarnation. Le christianisme eût étouffé dans un évolutionnisme matérialiste. Ne trouve-t-il pas son climat le mieux approprié dans les larges perspectives montantes d’un univers entraîné vers l’Esprit ? Quoi de mieux qu’une ascendante anthropogenèse pour servir d’arrière-plan et de base aux illuminations descendantes d’une Christogénèse ? »47

Ainsi le christianisme est-il la religion de l’avenir parce qu’il assume le travail de la raison et de la science. Le moteur de l’avancée des religions est le sens de la vérité qui prend forme de recherche qui caractérise l’âme de la modernité. Or une telle aspiration doit être convertie. La conversion n’est pas un renoncement, mais une réalisation optimale. Telle est la mission de l’Église : faire réussir la grande aspiration des hommes à exister pleinement dans l’esprit. C’est par rapport à cela que Teilhard a vécu sa vocation de prêtre.

45 Op. cit., p. 219-220. 46 « Depuis les premières luttes païennes, la tendance des adversaires du christianisme a toujours été de regarder celui-ci comme un ennemi, ou du moins comme un contempteur de l’humanité. Ceci est une contre-vérité. De par sa foi, sans doute, le disciple du Christ est amené à placer plus haut et plus loin que d’autres le terme de ses espérances. Mais la vision de ce terme supérieur ne va pas à détruire, elle est destinée au contraire à refondre et à sublimer en lui les aspirations et les développements de ce que Tertullien a nommé "l’âme naturellement chrétienne". Le chrétien, c’est là une des parts les plus sûres et les plus chères de son credo, ne se forme point par simple négation, mais par dépassement du monde auquel il appartient. Par définition, sa religion, si elle est vraie, ne saurait avoir d’autre effet que de consommer en lui l’humanité. Ceci posé, s’il y avait, comme nous l’avons admis, une intuition profondément humanisante dans la perception éclose au dix-huitième siècle, que chacun de nous représente un élément conscient et responsable de l’univers en progrès, il était inévitable que cette intuition eût tôt ou tard son écho amplifié au plus intime de la conscience chrétienne. Dans un premier temps, le christianisme avait paru sembler se fermer aux aspirations humanitaires du monde moderne. Dans un deuxième temps, il se devait de les rectifier, de les assimiler, de les sauver. N’est-ce pas là ce qui est en train d’arriver ? » (op. cit., p. 220). 47 Op. cit., p. 221.

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7. Mission du prêtre

Teilhard a souffert de l’Église, mais il n’a jamais manifesté quelque hostilité à l’Église, même si sous sa plume, on trouve quelques mouvements d’humeur contre ceux qui le persécutent, en particulier les tenants de la vision fixiste de la nature. Il voit en eux des obstacles au rayonnement du Christ48.

1. Teilhard de Chardin n’a jamais renoncé à servir l’Église49. Il a refusé de quitter la Compagnie de Jésus, comme l’y invitaient ses collègues scientifiques qui ne comprenaient pas pourquoi il restait dans une institution où il était persécuté et entravaient une brillante carrière. Teilhard restera fidèle à un texte écrit en 1921 – donc avant les interdits qui l’ont brimé.

« Moins que tout le reste, je crains la persécution pour les idées. Assez timide sur bien des points, je suis farouche sur les questions de Vérité et d’indépendance intellectuelle, de sorte que je ne vois pas de plus belle fin qu’un sacrifice de soi-même à une conviction. Le Christ n’est pas mort autrement. – Seulement, voilà : autant, je sens dans l’Église, certaines inadaptations et certaines caducités dont je parlerai plus loin, – autant je me reconnais impuissant, non qualifié, pour oser l’apprécier définitivement dans ce qu’elle a de général, ou, si vous aimez mieux, d’axial. L’Église représente une canalisation tellement puissante, tellement enracinée (dans tout le passé humain) de ce qui est la sève morale et "sublimante " des âmes, – elle manifeste (malgré les mesquineries accidentelles et momentanées) une telle faculté d’épanouir harmonieusement la nature humaine, que j’aurais conscience d’être infidèle à la Vie si j’essayais de lâcher un courant organique tel que celui-là. […] Tout ne m’y plaît pas également ; mais tout n’y est pas définitif, et en dehors de lui, je ne vois rien de plus conforme à ce que je sens. »50

Teilhard a toujours travaillé à ce que l’Église soit plus fidèle à l’inspiration

qui était celle du Christ et qui repose sur le mystère de l’incarnation. Le monde est créé inachevé en tension vers son achèvement dans le Christ

total. C’est le rôle de l’Église que de permettre à l’aspiration humaine de parvenir à son terme. Il se donne en 1921 le propos suivant sur l’Église : « Pour arriver plus haut, il faut la dépasser en croissant avec elle, non en sortir pour chercher son chemin tout seul51. »

48 « Je me fous complètement des théologiens. Seulement j’enrage en les voyant maintenir le christianisme dans un état de nanisme qui dégoûte les Gentils (sans parler de beaucoup de chrétiens…) : alors que le christianisme est fondamentalement le seul "phylum" religieux capable d’amoriser l’Univers, comme il le faut à tout prix (du simple point de vue "énergétique", précisément) pour que l’hominisation continue » (Lettre à Pierre Leroy, 1953). 49 La réforme de l’Église envisagée par Teilhard n’est pas explicitée dans les aspects pratiques. Pourtant, un extrait d’une lettre mérite attention. Teilhard écrit à Pierre Leroy : « Il m’a semblé que, dans l’Église actuelle, il y a trois pierres périssables dangereusement engagées dans les fondations : la première est un gouvernement qui exclut la démocratie ; la deuxième est un sacerdoce qui exclut et minimise la femme ; la troisième est une révélation qui exclut, pour l’avenir, la Prophétie… » (cité par Patrice BOUDIGNON, Pierre Teilhard de Chardin, Cerf, 2008, p. 177). 50 « Sur mon attitude vis-à-vis de l’Église officielle », Œuvres, t. 13, p. 135. 51 Ibid., p. 136.

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2. Cette vision influe sur la conception que Teilhard se fait de sa vocation. Dans ses notes de retraite, et tout particulièrement dans celles écrites dans les moments difficiles dus aux persécutions dont il est l’objet, Teilhard médite sur sa situation de prêtre52.

« Le prêtre ce n’est pas celui qui se drape dans les rites, ni se confine dans l’église et l’administration des sacrements, ni s’absorbe dans les œuvres. C’est le modèle et le premier des hommes, – celui qui est le premier à s’enthousiasmer et à souffrir, le premier à attaquer le Réel pour le faire plier et l’améliorer » (Journal).

La vocation de P. Teilhard de Chardin est explicitée dans la prière qui l’accompagne dans le désert et qui, selon le principe de toute retraite, s’achève par une résolution ainsi formulée :

« Dans la mesure de mes forces, parce que je suis prêtre, je veux désormais être le premier à prendre conscience de ce que le Monde aime, poursuit, souffre ; – le premier à chercher, à sympathiser, à peiner ; – le premier à m’épanouir et à me sacrifier, – plus largement humain, et plus noblement terrestre qu’aucun serviteur du Monde. »53

3. Dans le contexte actuel d’une morale hédoniste qui cherche à critiquer le

mode de vie des religieux, il convient de noter que P. Teilhard de Chardin est resté fidèle à sa vie religieuse. Il avait une grande aptitude à l’amitié et il a été en lien avec des personnes de tout genre : ses confrères jésuites, ses collègues, ses compagnons de route pendant les travaux sur le terrain (athées ou non), des hommes et des femmes. Les amitiés féminines de Teilhard de Chardin sont bien connues, puisque la correspondance privée est publiée. Rien ne permet de dire qu’il ait rompu avec ses engagements. Teilhard a simplement reconnu qu’il a éprouvé la valeur de la présence d’une femme, le caractère particulier de la collaboration et du partage des taches scientifiques. À ce propos on peut relire les pages écrites sur ce qu’il appelle « l’éternel féminin »54. Au-delà de l’expression poétique, on doit reconnaître que la métaphysique de Teilhard est nourrie de la valeur du rapport entre hommes et femmes qu’il a sublimé dans son engagement religieux à la chasteté :

« Chasteté donc, vertu de participation et de conquête. Non point école de restriction et de fuite. La pureté, bien souvent, nous est présentée comme un cristal fragile, qui ne se conserverait qu’à l’abri des chocs et de la lumière ? Elle ressemble plutôt à une flamme qui assimile toute chose à la mesure de ses ardeurs […]. Si nous voulons posséder jusqu’au bout le mystère de la chair, il nous faut, par une option réfléchie, où s’exprimera notre conscience l’effort même de la création, vaincre la fausse évidence

52 « Mon Dieu, je vous en supplie aidez-moi à bien finir : 1° mon premier livre, pour Vous ; 2° ma vie. Que ma mort ne discrédite pas mon évangile : si tout cela est vraiment bien Vous, ce Christ Universel qui a toute mon ambition et ma vie » (retraite 1939). « Ô Jésus, faites que je finisse bien – c’est-à-dire dans un geste de témoignage scellant l’affirmation et la foi de ma vie en un Pôle d’amour à la dérive universelle. La communion par la mort (« La Mort Communion »). » Retraite 1948. 53 « Le Prêtre », Œuvres, t. 12, p. 331. 54 « L’Éternel féminin » (mars 1918), Œuvres, t. 12, p. 287-292

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du mirage qui nous attire en bas. Oui, c’est vrai : l’amour est le seuil d’un autre Univers. »55

Pour finir

Lors de son premier séjour en Chine, en 1923, Teilhard de Chardin découvre l’immensité d’un monde. Il reprend la prière écrite en 1918, dans un texte qui est vraiment La Messe sur le monde. Le commencement de la prière en donne le contexte.

« Puisqu’une fois encore, Seigneur, non plus dans les forêts de l’Aisne, mais dans les steppes de l’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du monde. »56

Dans ce texte un terme apparaît qui n’était pas présent dans la première

prière, le terme offrande. Cet élément de la célébration occupe une place essentielle, puisque l’acte d’offrande peut être vaste comme le monde. La prière de consécration n’est plus serrée de près ; elle est prise dans une image, l’image du feu. Cette image se poursuit dans une adoration du Christ sacramentellement présent. La communion est également présentée sous la dynamique du feu et cela ouvre une perspective eschatologique appuyée sur les visions de Jean dans l’Apocalypse. Il me faut aussi relever que dans ce texte un autre élément de la démarche de Teilhard apparaît : la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. C’est là introduire le thème de l’amour dont nous savons l’importance qu’il a pour dire le mouvement de la création.

Pour finir, il me semble bon de citer un texte écrit peu avant sa mort par Teilhard de Chardin. Il achève l’écriture du bilan de sa vie, Le Cœur de la matière, par cette prière :

« Seigneur de mon enfance et Seigneur de ma fin, – Dieu achevé pour soi, et cependant, pour nous, jamais fini de naître, – Dieu qui, pour vous présenter notre adoration comme "évoluteur et évolutif", êtes désormais le seul à pouvoir nous satisfaire, – écartez tous les nuages qui vous cachent encore, – aussi bien ceux des préjugés hostiles que ceux des fausses croyances. Et que, par Diaphanie et Incendie à la fois, jaillisse Votre Universelle Présence. Ô Christ toujours plus grand » (Le Cœur de la matière, p. 70).

La mort de Teilhard, le 10 avril 1955, jour de Pâques, après la messe, a porté un sceau d’authenticité à sa vie et à sa pensée dont il ne faut jamais oublier la dimension cosmique.

55 Œuvres, t. 11, p. 84. 56 « La Messe sur le monde », Œuvres, t. 13, p. 141.

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Plan de la Conférence

Teilhard de Chardin .......................................................................................................................................... 1

Le christianisme, religion de l’avenir ................................................................................................................ 1

1. Vocation d’espérance .................................................................................................................................... 3

2. Être prêtre ...................................................................................................................................................... 5

3. Philosophie de la nature et métaphysique..................................................................................................... 8

3.1. Philosophie de la nature ....................................................................................................................... 8

3.2. Métaphysique ....................................................................................................................................... 9

4. Le Christ et l’univers ..................................................................................................................................... 11

4.1. Le Christ cosmique .............................................................................................................................. 11

4.2. Le Christ Oméga .................................................................................................................................. 12

4.3. L’adoration et la communion .............................................................................................................. 13

4.4. Apostolat ............................................................................................................................................. 14

5. Rencontre des religions ................................................................................................................................ 14

5.1. Nouveauté de la vision de Teilhard de Chardin .................................................................................. 14

5.2. Les religions du monde ....................................................................................................................... 16

5.3. Le christianisme religion de l’avenir .................................................................................................... 18

6. Science, foi et recherche .............................................................................................................................. 19

6.1. Une mystique de la recherche ............................................................................................................ 19

6.2. L’aliénation matérialiste...................................................................................................................... 20

6.3. Un dépassement attendu.................................................................................................................... 21

7. Mission du prêtre ......................................................................................................................................... 23

Pour finir .......................................................................................................................................................... 25

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