science et philosophie - gloubik

477
Marcellin Berthelot Science et philosophie 1886 Gloubik Éditions 2019

Upload: others

Post on 08-Jan-2022

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Science et philosophie - Gloubik

Marcellin Berthelot

Science etphilosophie

1886

Gloubik Éditions2019

Page 2: Science et philosophie - Gloubik

© Gloubik éditions – Ce document a été établid’après le volume de Science et morale, présentdans ma bibliothèque. Merci de respecter mon

travail.

2

Page 3: Science et philosophie - Gloubik

Préface

La vie d'un savant d'aujourd'hui est multiple,et son activité s'exerce dans des directions fortdiverses : ce n'est pas qu'il y soit poussé par unvain désir d'agitation ou de popularité ; peut-êtreaimerait-il mieux rester enfermé dans sonlaboratoire et consacrer tout son temps à sesétudes favorites. Mais il ne lui est pas permis des'y confiner, sans qu'il s'ingère pourtant en riende sa propre initiative. On vient l'y chercher etses services sont demandés, souvent mêmesollicités d'une manière impérative et au nom del'intérêt public dans les ordres les plus différents :applications spéciales à l'industrie ou à la défensenationale, enseignement public, enfin politiquegénérale. Solon disait déjà que nul citoyen nedoit se désintéresser et rester neutre dans lesaffaires de la cité. Aujourd'hui, ce devoir est plusimposé que jamais ; car chaque Français, commechaque Athénien, concourt à la défense militaireaussi bien qu'à la direction politique de laRépublique.

De là la variété des essais contenus dans cevolume. Il est formé par la réunion d'articles que

3

Page 4: Science et philosophie - Gloubik

j'ai publiés depuis trente ans, dans diversesrevues et journaux, tels que la Revuegermanique, la Revue des Deux Mondes , laNouvelle Revue, la Revue scientifique etlittéraire, le Journal des Savants, les Revuesspéciales de l'Instruction publique, enfin lejournal le Temps, auquel je suis rattaché par devieilles amitiés, depuis l'époque déjà lointaine oùil débuta sous les auspices du regretté Nefftzer,jusqu'aux jours présents, où mon ami A. Hébrardpréside à sa direction. Ces essais ne sont pasd'ailleurs isolés et absolument indépendants lesuns des autres. Ils ont été inspirés par certainesvues philosophiques, dont le lecteur pourraretrouver la trace. En effet, quelques personnes,trop indulgentes peut-être, ont pensé qu'il y avaitlieu de mettre ces essais sous les yeux du public,en un volume qui les réunirait tous et enmontrerait le caractère général et la directioncommune. Leur suite et leur enchaînementconstituent une sorte de biographie intellectuelleet morale de l'auteur, la seule qui puisseintéresser les personnes étrangères à sa familleprivée. Qu'il me soit permis d'entrer dansquelques détails à cet égard.

Les morceaux compris dans ce volume serattachent à quatre ordres principaux :philosophie scientifique ; histoire de la science ;

4

Page 5: Science et philosophie - Gloubik

enseigne ment public ; enfin politique et défensenationales. Non certes que je prétende embrasseret remplir un semblable cadre dans ces quelquespages ; je n'ai pas de si hautes visées. Mais je meborne à énumérer les sujets auxquels mes articlesse réfèrent et dont ils touchent, avec unecompétence spéciale, quelques pointsparticuliers.

C'est ainsi que le présent volume débute parune lettre à M. Renan sur la Science idéale et laScience positive dans lequel j'expose mes vuespersonnelles sur la méthode scientifique etphilosophique, sur le caractère et le degré decertitude de ses résultats dans les divers ordres denos connaissances. En conformité avec ces vues,je présente ensuite les conclusionsphilosophiques des travaux de science pure quiont occupé ma vie. Telle est d'abord la Synthèsechimique et la formation des composésorganiques par les méthodes de la chimie,découverte qui a démontré l'identité des lois de lachimie organique et de la chimie minérale, écartédéfinitivement de notre science l'intervention dela force vitale, et manifesté pleinement lecaractère créateur en vertu duquel la chimieréalise en acte les conceptions abstraites de sesthéories et de ses classifications : c'est là une

5

Page 6: Science et philosophie - Gloubik

prérogative que ne possèdent jusqu'ici ni lessciences naturelles, ni les sciences historiques.

J'ai reproduit un article de la Revuegermanique (1859), rédigé dans ce sens, et laleçon d'ouverture du cours qui fut créé auCollège de France en 1864 pour ce nouvelenseignement.

Non seulement les phénomènes chimiquessont identiques, en principe et en fait, dans lanature vivante et dans la nature minérale ; maisils peuvent être ramenés eux-mêmes aux loisplus générales de la mécanique ; lois quirégissent aussi bien les astres qui nous entourentque les atomes ou dernières particules des corps.Cette doctrine, développée et précisée par desmilliers d'expériences dans mon grand ouvragesur la Mécanique chimique (1879), est tropabstraite et trop difficile à présenter en détaildans le langage ordinaire pour être exposée ici :mais j'ai cru cependant utile d'en marquer laplace, par un court article qui en reproduit lesconclusions philosophiques.

Entre les applications sans nombre de lamécanique chimique,l'une des plus intéressantesest l'Étude théorique et pratique des matièresexplosives, étude également importante pour lesavant et pour le patriote, et à laquelle j'ai étéappelé à donner mon concours pendant le siège

6

Page 7: Science et philosophie - Gloubik

de Paris d'abord, et depuis comme président de laCommission des substances explosives. Ontrouvera dans ce volume un article qui renfermeà la fois l'Histoire de la découverte de la poudreet des matières explosives, et les vuesphilosophiques relatives à leur emploi, soitcomme puissances nouvelles dans l'histoire despeuples civilisés, soit comme agents susceptiblesde montrer les états extrêmes de la matière,modifiée par des températures et des pressionsinconnues dans les expériences ordinaires.

Ce n'est pas seulement l'histoire de la poudrequ'il importe de connaître, si l'on veut comparerl'état intellectuel de l'antiquité à celui des peuplesmodernes. Cette histoire ne constitue l'unchapitre spécial de celle des sciences. J'ai traité laquestion d'une façon plus large pour la scienceque je connais le mieux, dans un livre intitulé lesOrigines de l'Alchimie ; j'en reproduis iciquelques pages, destinées à mettre en évidencel'existence et l'importance, dans l'évolution del'esprit humain, des sciences intermédiaires,demi-mystiques et demi-rationnelles, telles quel'alchimie et l'astrologie. Au même ordre denotions se rattache un article historique sur lesrapprochements entre lés métaux et les planètes,rapprochements qui jouent un si grand rôle dansles écrivains du moyen âge.

7

Page 8: Science et philosophie - Gloubik

Le tableau des sociétés animales n'est pas sansquelques analogies avec celui des citéshumaines, sous le rapport des instincts quiprésident à leur fondation et à leurs péripéties ;c'est ce que j'ai eu occasion de développer dansun article relatif aux cités des fourmis, article quel'on retrouvera ici.

On ne saurait séparer la philosophiescientifique de l'histoire des institutions et decelle des savants en particulier. C'est ce point devue que j'avais exposé (1867), commecollaborateur d'un ouvrage intitulé Paris-Guide,ouvrage composé d'articles des littérateurs et dessavants du temps, en racontant la constitution ettes fonctions de notre Académie des sciences,depuis la Révolution ; j'ai reproduit ce morceau,dont la date ne doit pas être oubliée.

On trouvera ensuite des notices biographiquessur divers savants contemporains, membres decette Académie, tels que : Balard, mon ancienmaître ; V. Regnault, mon maître aussi, puis moncollègue au Collège de France ; H. Sainte-Claire-Deville, et A. Würtz, mes émules pendant trenteans d'existence scientifique. Je me suis cruappelé à résumer leur vie et leurs découvertes età honorer leur mémoire. Peut-être ces souvenirsémus d'un contemporain sympathiqueconserveront-ils quelques traces des impressions

8

Page 9: Science et philosophie - Gloubik

personnelles faites par de tels hommes, traceseffacées plus tard pour ceux qui ne les ont pasconnus.

Des hommes, il convient de revenir auxinstitutions, dont l'œuvre est plus durable. Dansla période la plus récente de ma carrière, monautorité augmentant par le cours naturel de l'âge,je me suis efforcé de faire attribuer à la culturescientifique de la France les ressourcesmatérielles, ainsi que le personnel, qui lui sontnécessaires. J'ai usé pour cela de la compétencespéciale que me fournissaient mes fonctionsd'inspecteur général de l'instruction publique etde l'autorité due au titre de sénateur, participant àla confection des lois. En effet, la République aplus fait en quelques années pour les diversordres d'enseignement, que les régimes quil'avaient précédé en trois quarts de siècle. Sous lesecond empire en particulier, vers son début dumoins, l'instruction publique était tenue poursuspecte, voire même aux yeux de quelques-uns,pour hostile, et c'est à peine si quelques hommesplus éclairés avaient réussi à en maintenir leprincipe. De là un retard immense dans l'ordreprimaire et dans l'ordre supérieur, par , rapportaux développements donnés à ces enseignementsdans les pays voisins. Je n'ai cessé pour ma faiblepart de signaler ce retard, chaque jour plus

9

Page 10: Science et philosophie - Gloubik

dangereux, dans le développement del'enseignement supérieur de la France et deréclamer le concours des pouvoirs publics, pourle réparer et nous ramener au même niveau quenos rivaux. Peut-être mes efforts dans cettedirection n'ont-ils pas été stériles : ainsi, parexemple, la reconstruction des bâtiments de notreenseignement supérieur est assurée désormaispar une loi, dont j'ai sollicité pendant trois ans lapromulgation, avec une obstination finalementcouronnée de succès. Qu'il me soit permis derappeler aussi l'aide que j'ai apportée àl'accroissement des subventions des facultés dessciences et de leurs laboratoires, ainsi qu'à lacréation et au maintien de l'institution desboursiers de l'enseignement supérieur.

Le présent volume porte la trace de ceconcours aux progrès de la science et de laculture française. Sans reproduire les rapportsofficiels et les écrits purement techniques, il m'aparu cependant utile de donner ici quelquesarticles rédigés sous une forme plus générale etpubliés dans le temps, à l'occasion des débats quiont décidé la reconstitution de notre outillagescientifique. On y trouvera aussi des extraits demes rapports annuels sur les conférences de laFaculté des sciences de Paris et un article destinéà exposer l'utilité de l'institution des boursiers

10

Page 11: Science et philosophie - Gloubik

des Facultés et à la défendre contre certainesattaques dont elle avait été l'objet.

Au même ordre de renseignements se rattacheune étude sur la nouvelle Université de Genève,récemment constituée et pourvue des ressourcesles plus modernes. Elle est fort intéressante àdivers égards, spécialement comme intermédiaireentre le système français et le système allemand.

S'il importe de perfectionner et de développerles ressources et l'organisation de notreenseignement supérieur, ce n'est pas une raisoncependant pour déclarer que cet enseignementmême soit abaissé dans son état actuel et devenuinférieur à celui des peuples voisins, par sesdoctrines et par ses professeurs. Ce serait là uneerreur et une grave injustice. En effet, si nousreconnaissons avec sincérité nos imperfections, ilne faut pas laisser tirer de nos propres critiquesdes conséquences excessives contre nous-mêmes. Il importe d'autant plus demain tenir lavérité sur ce point, qu'elle tend aujourd'hui à êtreobscurcie de parti pris par la haine persistante etl'esprit de dénigrement systématique d'un certainnombre de publicistes allemands : non contentsde voir grandir dans le monde l'influencematérielle et intellectuelle de l'Allemagne, ilssont impatients de la rendre exclusive. Ils nesupportent pas de rencontrer encore des

11

Page 12: Science et philosophie - Gloubik

influences rivales et de trouver toujours devanteux la France vivante, malgré ses défaitesmilitaires, et réclamant encore sa part dansl'empire de l'esprit humain. Je sais que tous lesAllemands ne partagent pas ces préjugés étroitset qu'il en est beaucoup qui se réjouissent commenous de tout progrès fait pour la découverte de lavérité, pour la grandeur et le bonheur de la racehumaine, quelle que soit la nationalité deshommes qui l'accomplissent. Il n'en est pasmoins certain que la notion de la solidarité despeuples européens et de leur fraternité, silongtemps soutenue par la France depuis leXVIIIe siècle, a subi un certain affaiblissement.On y reviendra ; je n'ai aucun doute à cet égard :car toutes les inventions de la science modernetendent à rendre de plus en plus fatale cette unitémorale de l'humanité. En attendant, il est plusutile que jamais d'en montrer le caractère dans lepassé et d'en affirmer la nécessité dans l'avenir.J'ai essayé de le faire dès 1872, dans un articlesur les Relations scientifiques entre la France etl'Allemagne.

Les articles qui suivent ont un caractère plusspécialement politique et patriotique. Ils débutentpar une notice biographique sur F. Hérold, lesénateur et préfet de la Seine, auquel j'ai étérattaché par les liens d'une étroite amitié. J'y

12

Page 13: Science et philosophie - Gloubik

raconte comment un groupe déjeunes hommes,dévoués à la liberté sous toutes ses formes, ontvécu sous l'Empire, malgré l'oppression despremières années, et comment ils se sont trouvésengagés dans les péripéties de l'histoire de notretemps : chute de l'Empire, siège de Paris,établissement de la République. J'y insiste sur lalutte entamée depuis dix ans et qui se poursuit,pour séparer les organes de la société civile deceux des églises et associations religieuses ;j'expose la part que Hérold a prise à cette lutte etdans quelle mesure elle est légitime.

C'est au siège de Paris que sont consacrés lesdeux derniers morceaux. J'ai été appelé àconcourir, comme tous les bons Français, à ladéfense nationale et j'y ai apporté, dans la mesurede mes forces, ma part de dévouement. Présidentdu Comité scientifique de Défense, j'ai été mêlé àune multitude de tentatives, faites dans les ordresles plus divers, pour défendre la ville assiégée.L'exposé complet de ces tentatives présenteraitplus d'un point d'un intérêt général, tant pourl'histoire de notre temps que pour celle de lascience ; mais il serait trop mêlé au récit desmalheurs et des défaillances de cette époque,pour qu'il fut opportun de le faire aujourd'hui, nipeut-être jamais.

13

Page 14: Science et philosophie - Gloubik

J'ai cependant signalé quelques-unes de cesentreprises, relatives à la fabrication et auxemplois de la dynamite au sein de Paris assiégé,dans mon traité des matières explosives. J'aireproduit ici un morceau plus étendu, tiré de laNouvelle Revue j sur les Essais scientifiquespour rétablir les communications avec laprovince et la correspondance électrique par laSeine ; essais organisés par notre comité etpoursuivis avec un dévouement persistant pard'Alméida, l'un de mes amis de jeunesse, ravidepuis à la patrie française, après avoir donné, luiaussi, l'exemple de l'alliance de la science et dupatriotisme.

14

Page 15: Science et philosophie - Gloubik

La science idéale et la sciencepositive

À M. E. RenanNovembre 1863.Votre exposition du système ou plutôt de

l'Histoire du monde, telle que vous l'entendez, adû exciter, j'en suis sûr, l'étonnement de bien des]gens. Les uns n'admettent point qu'il soit permisde traiter de pareilles questions, parce qu'ils ont apriori des solutions complètes sur l'origine et surla fin de toutes choses. Les autres, au contraire,ne conçoivent même pas que l'on puisse lesaborder à aucun point de vue d'une manièresérieuse et parvenir à des solutions qui aient lemoindre degré de probabilité. Ils rejettentcomplètement les expositions de ce genre et lesregardent comme étrangères au domainescientifique. En fait, la légitimité et surtout lacertitude de semblables conceptions peuventtoujours être controversées, parce que lesdonnées positives d'un ordre général etimpersonnel et les aperçus poétiques d'un ordre

15

Page 16: Science et philosophie - Gloubik

particulier et individuel concourent à en formerla trame.

C'est des premières données que les systèmesde cette espèce tirent leur force, ou plutôt leurdegré de vraisemblance ; c'est par les autresqu'ils prêtent le flanc et sont exposés à être traitésde pures chimères. Mais, si l'on n'accepte lemélange de ces deux éléments, toute théorierégulière, toute conception d'ensemble de lanature est impossible. Et cependant l'esprithumain est porté par une impérieuse nécessité àaffirmer le dernier mot des choses, ou tout aumoins à le chercher. C'est cette nécessité qui rendlégitimes de semblables tentatives ; à lacondition toutefois de leur assigner leur vraicaractère, c'est-à-dire de montrer explicitementquelles sont les données positives sur lesquelleson s'appuie et quelles sont les donnéeshypothétiques que l'on a introduites pour rendrela construction possible. En un mot, il faut bienmarquer que l'on procède ici par une tout autreméthode que celle de la vieille métaphysique, etque les solutions auxquelles on arrive, loin d'êtreles plus certaines dans l'ordre de la connaissance,et celles dont on déduit a priori tout le reste parvoie de syllogisme, sont, au contraire, les plusflottantes. Bref, dans les tentatives quiappartiennent à ce que j'appellerai la science

16

Page 17: Science et philosophie - Gloubik

idéale, qu'il s'agisse du inonde physique ou dumonde moral, il n'y a de probabilité qu'à lacondition de s'appuyer sur les mêmes méthodesqui font la force et la certitude de la sciencepositive.

I

La science positive ne poursuit ni les causespremières ni la fin des choses ; mais elle procèdeen établissant des faits et en les rattachant les unsaux autres par des relations immédiates. C'est lachaîne de ces relations, chaque jour étendue plusloin par les efforts de l'intelligence humaine, quiconstitue la science positive. Il est facile demontrer pans quelques exemples comment, enpartant des faits les plus vulgaires, de ceux quifont l'objet de l'observation journalière, lascience s'élève, par une suite de pourquoi sanscesse résolus et sans cesse renaissants, jusqu'auxnotions générales qui représentent l'explicationcommune d'un nombre immense de phénomènes.

Commençons par des notions empruntées àl'ordre physique. Pourquoi une torche, une lampeéclairent-elles ? Voilà une question bien simple,qui s'est présentée de tout temps à la curiosité

17

Page 18: Science et philosophie - Gloubik

humaine. Nous pouvons répondre aujourd'hui :parce que la torche, en brûlant, dégage des gazmêlés de particules solides de charbon et portés àune température très élevée. — Cette réponsen'est pas arbitraire ou fondée sur leraisonnement ; elle résulte d'un examen direct duphénomène. En effet, les gaz concourent àformer cette colonne brûlante qui s'échappe de lacheminée des lampes ; la chimie peut lesrecueillir et les analyser dans ses appareils. Lecharbon se déposera, si l'on introduit dans laflamme un corps froid. Quant à la hautetempérature des gaz, elle est manifeste, et ellepeut être mesurée avec les instruments desphysiciens. — Voilà donc la lumière de la torcheexpliquée, c'est-à-dire rapportée à ses causesprochaines.

Mais aussitôt s'élèvent de nouvelles questions.Pourquoi la torche dégage-t-elle des gaz ?Pourquoi ces gaz renferment-ils du charbon ensuspension ? Pourquoi sont-ils portés à unetempérature élevée ? — On y répond ensoumettant ces faits aune observation plusapprofondie. La torche renferme du charbon etde l'hydrogène, tous deux éléments combustibles.Ce sont là des faits observables : le charbon peutêtre isolé en chauffant très fortement la matièrede la torche ; l'hydrogène fait partie de l'eau qui

18

Page 19: Science et philosophie - Gloubik

se produit lorsqu'on brûle la torche. Ces deuxéléments combustibles de la torche enflammées'unissent avec l'un des éléments de l'air,l'oxygène ; ce qui est un nouveau fait, établi parl'analyse des gaz dégagés. Or cette union deséléments de la torche, charbon et hydrogène,avec un élément de l'air, l'oxygène, produit,comme le prouve l'expérience faite sur leséléments isolés, une très grande quantité dechaleur. Nous avons donc expliqué l'élévation dela température. En même temps, nous expliquonspourquoi la torche dégage des gaz. C'est surtoutparce que ses éléments unis à l'oxygèneproduisent, l'un (le charbon) de l'acidecarbonique, naturellement gazeux ; l'autre(l'hydrogène) de l'eau, qui, à cette hautetempérature, se réduit en vapeur, c'est-à-dire engaz. Enfin le charbon pulvérulent et suspendudans la flamme, à laquelle il donne son éclat, seproduit parce que l'hydrogène, plus combustibleque le charbon, brûle le premier aux dépens del'oxygène, tandis que le charbon mis à nu arrive àl'état solide jusqu'à la surface extérieure de laflamme : selon qu'il y brûle plus ou moinscomplètement, la flamme est éclairante oufuligineuse. — Voilà donc la série de nos secondspourquoi résolue, expliquée, c'est-à-dire ramenée

19

Page 20: Science et philosophie - Gloubik

par l'observation des faits à des notions d'unordre plus général.

Ces notions se réduisent en définitive à ceci :la combinaison avec l'oxygène des éléments de latorche, c'est-à-dire du carbone et de l'hydrogène,produit de la chaleur. — Elles sont plus généralesque le fait particulier dont nous sommes partis.En effet, elles expliquent non seulementpourquoi la torche est lumineuse, mais aussipourquoi la combustion du bois, de la houille, del'huile, de l'esprit-de-vin, du gaz de l'éclairage,etc., produit de la lumière. L'observation de ceseffets divers prouve qu'ils dérivent d'une mêmecause prochaine. Presque tous les phénomènes delumière et de chaleur que nous produisons dansla vie commune s'expliquent de la mêmemanière. On voit ici comment la science positives'élève à des vérités générales par l'étudeindividuelle des phénomènes. Avant d'insisterdavantage sur le caractère de sa méthode,poursuivons-en les applications jusqu'à desvérités d'un ordre plus élevé.

Pourquoi le charbon, l'hydrogène, en secombinant avec l'oxygène, produisent-ils de lachaleur ? Telle est la question qui se présentemaintenant à nous. L'expérience des chimistes arépondu que c'est là un cas particulier d'une loigénérale, en vertu de laquelle toute combinaison

20

Page 21: Science et philosophie - Gloubik

chimique dégage de la chaleur. Le soufre del'allumette qui brûle, c'est-à-dire qui s'unît àl'oxygène, le phosphore qui se combine A cemême oxygène avec une lueur éblouissante, lefer détaché des pieds des chevaux qui brûle enétincelles, le zinc qui produit cette lumièrebleuâtre et aveuglante des feux d'artifice,fournissent de nouveaux exemples, connus detout le monde et propres à démontrer cette loigénérale. Elle embrasse des milliers dephénomènes qui se développent chaque jourdevant nos yeux. La chaleur de nos foyers et denos calorifères, celle qui fait marcher lesmachines à vapeur, aussi bien que celle quimaintient la vie et l'activité des animaux, sontproduites, l'expérience le prouve, par lacombinaison des éléments. Nous voici doncarrives à l'une des notions fondamentales de lachimie, à l'une des causes qui produisent leseffets les plus nombreux et les plus importantsdans l'univers.

Nous ne sommes cependant pas encore aubout de nos pourquoi. Derrière chaque problèmerésolu, l'esprit humain soulève aussitôt unproblème nouveau et plus étendu. Pourquoi lacombinaison chimique dégage-t-elle de lachaleur ? Voilà ce que l'on se demandemaintenant. Les expériences les plus récentes

21

Page 22: Science et philosophie - Gloubik

tendent à établir que la réponse doit être tirée deslaits qui réduisent la chaleur à des explicationspurement mécaniques. La chaleur parait n'êtreautre chose qu'un mouvement, ou plusexactement un travail spécial des dernièresparticules des corps ; en effet, ce mouvementpeut être transformé à volonté et d'une manièreéquivalente dans les travaux ordinaires, produitspar Faction de la pesanteur et des agentsmécaniques proprement dits. Telle estprécisément l'origine du travail des machines àvapeur. Or, dans l'acte de la combinaisonchimique, les particules des corps changent dedistance et de position relatives : de la résulte untravail, qui se traduit par un dégagement dechaleur. C'est en vertu d'un effet analogue, maisaussi palpable, que le fer frappé par le marteaus'échauffe ; le rapprochement des particules dufer et le genre de mouvement qu'elles ont prisdonnant lieu à cette même transformationéquivalente d'un phénomène mécanique en unphénomène calorifique. Tout dégagement dechaleur produit, soit par une action chimique,soit par une action de tout autre nature, devientainsi un cas particulier de la mécanique. Laphysique et la chimie se ramènent dès lors à lamécanique : non en vertu d'aperçus obscurs etincertains, non à la suite de raisonnements a

22

Page 23: Science et philosophie - Gloubik

priori^ mais au moyen de notions indubitables,toujours fondées sur l'observation et surl'expérience, et qui tendent à établir par l'étudedirecte des transformations réciproques desforces naturelles leur identité fondamentale.

Pour atteindre à de si grands résultats, pourenchaîner une multitude de phénomènes par lesliens d'une même loi générale et conforme à lanature des choses, l'esprit humain a suivi uneméthode simple et invariable. Il a constaté lesfaits par l'observation et par l'expérience ; il les acomparés, et ' il en a tiré des relations, c'est-à-dire des faits plus généraux, qui ont été à leurtour, et c'est là leur seule garantie de réalité,vérifiés par l'observation et par l'expérience. Unegénéralisation progressive, déduite des faitsantérieurs et vérifiée sans cesse par de nouvellesobservations, conduit ainsi notre connaissancedepuis les phénomènes vulgaires et particuliersjusqu'aux lois naturelles les plus abstraites et lesplus étendues. Mais, dans la construction de cettepyramide de la science, toutes les assises, de labase au sommet, reposent sur l'observation et surl'expérience. C'est un des principes de la sciencepositive qu'aucune réalité ne peut être établie parle raisonnement. Le monde ne saurait êtredeviné. Toutes les fois que nous raisonnons surdes existences, les prémisses doivent être tirées

23

Page 24: Science et philosophie - Gloubik

de l'expérience et non de notre propreconception ; déplus, la conclusion que l'on tire detelles prémisses n'est que probable et jamaiscertaine : elle ne devient certaine que si elle esttrouvée, à l'aide d'une observation directe,conforme à la réalité.

Tel est le principe solide sur lequel reposentles sciences modernes ; l'origine de tous leursdéveloppements véritables, le fil conducteur detoutes les découvertes si rapidement accumuléesdepuis le commencement du XVIIe siècle danstous les ordres de la connaissance humaine.

Cette méthode est tard venue dans le monde ;son triomphe, sinon sa naissance, est l'œuvre destemps modernes. L'esprit humain d'abord avaitprocédé autrement. Lorsqu'il osa pour lapremière fois s'abandonner à lui-même, ilchercha à deviner le monde et à le construire, aulieu de l'observer. C'est par la méditationpoursuivie pendant des années, par laconcentration incessante de leur intelligence, queles sages Indiens s'efforçaient d'arriver h laconception souveraine des choses, et par suite àla domination sur la nature. Les Grecs n'eurentpas moins de confiance dans la puissance de laspéculation, comme en témoignent l'histoire desphilosophies de la Grande-Grèce et celle desnéo-platoniciens. Le progrès des sciences

24

Page 25: Science et philosophie - Gloubik

mathématiques entretenait cette illusion. A l'aidede quelques axiomes, tirés soit de l'esprithumain, soit de l'observation, et en procédantuniquement par voie de raisonnement, lagéométrie avait commencé, dès le temps desGrecs, à élever ce merveilleux édifice, qui asubsisté et qui subsistera toujours sans aucunchangement essentiel. La logique règne ici ensouveraine, mais c'est ! monde des abstractions.Les déductions mathématiques ne sont certainesque pour leur ordre même ; elles n'ont aucuneexistence effective en dehors de la logique. Si onles applique à l'ordre des réalités, elles yconstituent un instrument puissant, mais elles nesont pas autre chose ; leurs affirmations tombentaussitôt sous la condition commune, c'est-à-direque les prémisses doivent être tirées del'observation, et que la conclusion doit êtrecontrôlée par cette même observation. Tous lesphysiciens sont aujourd'hui d'accord à cet égard :vrai caractère de ces applications mathématiquesne fut pas reconnu d'abord, et l'on a cru engénéral, jusque dans les temps modernes,pouvoir construire le système du monde par voiede déduction et à l'image de la géométrie.

Au commencement du XVIe siècle, lechangement de méthode s'opère d'une manièredécisive dans les travaux de Galilée et des

25

Page 26: Science et philosophie - Gloubik

académiciens de Florence. Ce sont les véritablesancêtres de la science positive : ils ont posé lespremières assises de l'édifice, qui depuis n'a pascessé de s'élever. Le XVIIIe siècle a vu letriomphe de la nouvelle méthode : des sciencesphysiques, où elle était d'abord renfermée, il l'atransportée dans les sciences politiques,économiques, et jusque dans le monde moral.Diriger la société conformément aux principes dela science et de la raison, tel a été le but final duXVIIe siècle. L'organisation primitive de l'Institutest là pour en témoigner. Mais l'application de lascience aux choses morales réclame une attentionparticulière ; car cette extension universelle de laméthode positive est décisive dans l'histoire del'humanité.

Jusqu'ici j'ai parlé surtout des sciencesphysiques, et j'ai dit que l'on ne saurait arriver àla connaissance des choses autrement que parl'observation directe. Ceci est vrai pour le mondedes êtres vivants comme pour celui des êtresinorganiques, pour le monde moral comme pourle monde physique.

Dans l'ordre moral, comme dans l'ordrematériel, il s'agit d'abord d'établir les faits et deles contrôler par l'observation, puis de lesenchaîner, en s'appuyant sans cesse sur cettemême observation. Tout raisonnement qui tend à

26

Page 27: Science et philosophie - Gloubik

les déduire a priori de quelque axiome abstraitest chimérique ; tout raisonnement qui tend àopposer les unes aux autres des vérités de fait, età en détruire quelques-unes en vertu du principelogique de contradiction, est égalementchimérique. C'est l'observation des phénomènesdu monde moral, révélés soit par la psychologie,soit par l'histoire et l'économie politique ; c'estl'étude de leurs relations graduellementgénéralisées et incessamment vérifiées, quiservent de fondement à la connaissancescientifique de la nature humaine. La méthodequi résout chaque jour les problèmes du mondematériel et industriel est la seule qui puisserésoudre et qui résoudra tôt ou tard les problèmesfondamentaux relatifs à l'organisation dessociétés.

C'est en établissant les vérités morales sur lefondement solide de la raison pratique que Kantleur a donné, à la fin du siècle dernier, leur basevéritable et leurs assises définitives. Le sentimentdu bien et du mal est un fait primordial de lanature humaine ; il s'impose à nous en dehors detout raisonnement, de toute croyancedogmatique, de toute idée de peine ou derécompense. La notion du devoir, c'est-à-dire larègle de la vie pratique, est par là mêmereconnue comme un fait primitif, en dehors et

27

Page 28: Science et philosophie - Gloubik

au-dessus de toute discussion. Elle ne peut plusdésormais être compromise par l'écroulement deshypothèses métaphysiques, auxquelles on l'a silongtemps rattachée. Il en est de même de laliberté, sans laquelle le devoir ne serait qu'un motvide de sens. La discussion abstraite, silongtemps agitée entre le fatalisme et la liberté,n'a plus de raison d'être. L'homme sent qu'il estlibre : c'est là un fait qu'aucun raisonnement nesaurait ébranler. Voilà quelques-unes desconquêtes capitales de la science moderne.

Ainsi la science positive a conquis peu à peudans l'humanité une autorité fondée, non sur desraisonnements abstraits, mais sur la conformiténécessaire de ses résultats avec la nature mêmedes choses. L'enfant se plaît dans le rêve, et il enest de même des peuples qui commencent ; maisrien ne sert de rêver, si ce n'est à se faire illusionà soi-même. Aussi tout homme préparé par uneéducation suffisante accepte-t-il d'abord lesrésultats de la science positive comme la seulemesure de la certitude. Ces résultats sontaujourd'hui devenus si nombreux, que, dansl'ordre des connaissances positives, l'homme leplus ordinaire, pourvu d'une instructionmoyenne, possède une science infiniment plusétendue et plus profonde que les plus grandshommes de l'antiquité et du moyen âge.

28

Page 29: Science et philosophie - Gloubik

Les anciennes opinions, nées trop souvent del'ignorance et de la fantaisie, disparaissent peu àpeu pour faire place à des convictions nouvelles,fondées sur l'observation de la nature ; j'entendsde la nature morale, aussi bien que de la naturephysique. Les premières opinions avaient sanscesse varié, parce qu'elles étaient arbitraires ; lesnouvelles subsisteront, parce que la réalité endevient de plus en plus manifeste, à mesurequ'elles trouvent leur application dans la sociétéhumaine, depuis l'ordre matériel et industrieljusqu'à l'ordre moral et intellectuel le plus élevé.La puissance qu'elles donnent à l'homme sur lemonde et sur l'homme lui-même est leur plussolide garantie. Quiconque a goûté de ce fruit nesaurait plus s'en détacher. Tous les espritsréfléchis sont ainsi gagnés sans retour, à mesureque s'efface la trace des vieux préjugés, et il seconstitue dans les régions les plus hautes del'humanité un ensemble de convictions qui neseront plus jamais renversées.

II

J'ai dit ce qu'était la science positive, sonobjet, sa méthode, sa certitude ; je vais

29

Page 30: Science et philosophie - Gloubik

maintenant parler de la science idéale.Commençons par son objet.

La science positive n'embrasse qu'une partiedu domaine de la connaissance, telle quel'humanité la parcouru jusqu'à présent. Elleassemble les faits observés et construit la chaînede leurs relations ; mais cette chaîne n'a nicommencement ni fin, je ne dis pas certains,mais même entrevus. La recherche de l'origine etcelle de la fin des choses échappent à la sciencepositive. Jamais elle n'aborde les relations du finiavec l'infini. Cette impuissance doit'elle êtreregardée comme inhérente à l'intelligencehumaine ? Faut-il, avec une école qui compte enFrance et ailleurs d'illustres partisans, faut-ilregarder comme vaine toute curiosité qui s'étendau delà des relations immédiates entre lesphénomènes ? Faut-il rejeter parmi les stérilesdiscussions de la scolastique tous les autresproblèmes, parce que la solution de cesproblèmes ne comporte ni la même clarté, ni lamême certitude ?

La réponse doit être cherchée dans l'histoire del'esprit humain : c'est la seule manière de resterfidèle à la méthode elle-même. Or la science desrelations directement observables ne répond pascomplètement et n'a jamais répondu aux besoinsde l'humanité. En deçà comme au delà de la

30

Page 31: Science et philosophie - Gloubik

chaîne scientifique, l'esprit humain conçoit sanscesse de nouveaux anneaux ; là où il ignore, il estconduit par une force invincible à construire et àimaginer, jusqu'à ce qu'il soit remonté aux causespremièras. Derrière le nuage qui enveloppe toutefin et toute origine, il sent qu'il y a des réalitésqui s'imposent à lui, et qu'il est forcé deconcevoir idéalement, s'il ne peut les connaître. Ilsent que là résident les problèmes fondamentauxde sa destinée. Ces réalités cachées, ces causespremières, l'esprit humain les rattache d'unemanière fatale aux faits scientifiques, et,réunissant le tout, il en forme un ensemble, unsystème embrassant l'universalité des chosesmatérielles et morales.

Ce procédé de l'esprit humain représente doncun fait d'observation, prouvé par l'étude dechaque époque, de chaque peuple, de chaqueindividu ; il n'est pas permis de refuser del'apercevoir. C'est ici un fait comme tantd'autres : son existence nécessaire dispense d'endiscuter la légitimité. II se passe dans l'ordreintellectuel et moral quelque chose d'analogue àce qui existe dans l'ordre politique. L'existenceactuelle d'un gouvernement idéal et absolumentparfait a toujours été à bon droit regardée commechimérique ; et cependant jamais peuple n'a pusubsister un seul moment sans un système

31

Page 32: Science et philosophie - Gloubik

gouvernemental plus ou moins imparfait. Demême, dans l'ordre de l'intelligence, laconnaissance rigoureuse de l'ensemble deschoses est inaccessible à l'esprit humain, etcependant chaque homme est forcé de seconstruire — ou d'accepter tout fait — unsystème complet, embrassant sa destinée et cellede l'univers.

Comment ce système doit-il être construit ?C'est la question de la méthode dans la scienceidéale. Nous allons rappeler quel procédéscientifique les hommes ont en général suivijusqu'ici dans cette construction ; puis nousdirons quelle est, à notre avis, la méthode quirésulte de l'état intellectuel présent et dudéveloppement acquis par les sciences positives.

Interrogeons les premiers philosophes :« Thalès regarde l'eau comme premier principe1.Anaximène et Diogène établissent que l'air estantérieur à l'eau et qu'il est le principe des corpssimples. Hippase de Métaponte et Heraclited'Éphèse admettent que le feu est le premierprincipe. Empédocle reconnaît quatre éléments,ajoutant la terre aux trois que nous avonsnommés. Anaxagore de Clazomène prétend quele nombre des principes est infini. Presque toutes

1 Métaphysique d'Aristote livre Ier, t. à, p. 44 et suiv., traductionde MM. Pierron et Zévort.

32

Page 33: Science et philosophie - Gloubik

les choses formées de parties semblables ne sontsujettes à d'autre production, à d'autre destructionque l'agrégation ou la séparation ; en d'autrestermes, elles ne naissent ni ne périssent, ellessubsistent éternellement2. »

La plupart de ces systèmes ne sont pas fondésseulement sur la considération de la matière,mais ils font appel en même temps à des notionsmorales intellectuelles. Parménide invoquecomme principe « l'Amour, le plus ancien desDieux » ; Empédocle introduit « l'Amitié et laDiscorde », causes opposées des effetscontraires, c'est-à-dire du bien et du mal, del'ordre et du désordre, qui se trouvent dans lanature. Anaxagore recourt à « l'Intelligence »pour expliquer l'ordre universel, tout en préférantd'ordinaire rendre raison des phénomènes par« des airs, des éthers, des eaux et beaucoupd'autres choses déplacées », au jugement dePlaton3.

Voici maintenant le monde expliqué-par desconsidérations purement logiques, « Du temps deces philosophes et avant eux(Aristote,Métaphysique, livre Ier ; trad. de MM. Pierron etZévort, p. 13.), ceux qu'on nomme

2 C'est à peu près la doctrine des corps simples de la chimiemoderne».

3 Phédon, XCTII.

33

Page 34: Science et philosophie - Gloubik

pythagoriciens s'appliquèrent d'abord auxmathématiques. Nourris dans cette étude, ilspensèrent que les principes des mathématiquesétaient les principes de tous les êtres. Lesnombres sont de leur nature antérieurs aux idées,et les pythagoriciens croyaient apercevoir dansles nombres, plutôt que dans le feu, la terre etl'eau, une foule d'analogies avec ce qui est et cequi se produit. Telle combinaison des nombresleur semblait la justice, telle autre l'âme etl'intelligence. » C'est pourquoi « ils pensèrentque les nombres sont les éléments de tous lesêtres ».

Mais je ne veux pas retracer ici l'histoire de lamétaphysique. Il me suffira d'avoir montré parquelques exemples comment elle a procédé àl'origine. Le vrai caractère dé sa méthode semanifeste sans déguisement dans ces premiersessais naïfs, où chaque philosophe, frappévivement par un phénomène physique ou moral,le généralise, en tire par voie de raisonnementune construction complète et l'explication del'univers. Depuis lors jusqu'aux temps modernes,quels qu'aient été l'art et la profondeur de sesconstructions systématiques, la métaphysique n'aguère changé de procédé. Elle pose un ouplusieurs axiomes, empruntés soit au sens intime,soit à la perception extérieure ; puis elle opère

34

Page 35: Science et philosophie - Gloubik

par voie rationnelle et conformément aux règlesde la logique. Elle poursuit la série de sesdéductions jusqu'à ce qu'elle ait constitué lesystème complet du monde ; car, comme ditAristote, « le philosophe qui possèdeparfaitement la science du général anécessairement la science de toutes choses… Cequ'il y a de plus scientifique, ce sont les principeset les causes. C'est par leur moyen que nousconnaissons les autres choses, tandis qu'eux, cen'est pas par les autres choses que nous lesconnaissons4 »

Le triomphe de cette méthode est dansl'érection des grandes machines scolastiques dumoyen âge, où le syllogisme, partant de certainsaxiomes imposées dogmatiquement et au-dessusde toute discussion, règne ensuite en maître de labase au sommet. Jusque dans les tempsmodernes, Descartes, qui renverse l'ancienédifice de l'autorité philosophique, demeurefidèle à la méthode déductive. « J'ai remarqué,dit-il5, certaines lois que Dieu a tellementétablies dans la nature, et dont il a imprimé detelles notions en nos âmes, qu'après y avoir fait

4 Métaphysique, livre Ier, traduction déjà citée. Le texte est plusénergique :

5 Discours sur la Méthode, Ve partie.

35

Page 36: Science et philosophie - Gloubik

assez de réflexions, nous ne saurions douterqu'elles ne soient exactement observées en toutce qui est ou qui se fait dans le monde. » Et plusloin(Discours sur la Méthode, VIe partie.) :« Mais l'ordre que j'ai tenu en ceci a été tel.Premièrement j'ai tâché de trouver en général lesprincipes ou premières causes de tout ce qui estou qui peut être dans le monde, sans rienconsidérer pour cet effet que Dieu seul qui l'acréé, ni les tirer d'ailleurs que de certainessemences de vérité qui sont naturellement dansnos âmes. Après cela, j'ai examiné quels étaientles premiers et les plus ordinaires effets qu'ondevait déduire de ces causes, et il me semble que,par là, j'ai trouvé des cieux, des astres, une terre,et même sur la terre de l'eau, de l'air, du feu, desminéraux, et quelques autres telles choses, quisont les plus communes de toutes et les plussimples, et par conséquent les plus aisées àconnaître. Puis, lorsque j'ai voulu descendre àcelles qui étaient plus particulières, il s'en est tantprésenté à moi de diverses, que je n'ai pas cruqu'il fût possible à l'esprit humain de distinguerles formes ou espèces de corps qui sont sur laterre — d'une infinité d'autres qui pourraient yêtre, si c'eût été le vouloir de Dieu de les ymettre, ni par conséquent de les rapporter à notreusage, — si ce n'est qu'on vienne au-devant des

36

Page 37: Science et philosophie - Gloubik

causes par les effets, et qu'on se serve deplusieurs expériences particulières. » J'ai crudevoir rapporter ce passage, quoique un peulong, à cause de la netteté avec laquelleDescartes y caractérise sa méthode. Ce grandmathématicien, que l'on a souvent présentécomme l'un des fondateurs de la méthodescientifique moderne, place, au contraire, leraisonnement et la déduction au début et danstout le cours de sa construction. L'expérience n'yintervient que comme accessoire et pour démêlerles complications extrêmes du raisonnement.

Il n'est pas jusqu'au dernier desmétaphysiciens, Hegel, qui n'ait voulu à son tourreconstruire le monde a priori, en identifiant lesprincipes des choses avec ceux d'une logiquetransformée. L'idéal des philosophes a presquetoujours été « un système de principes et deconséquences qui soit vrai par lui-même et parl'harmonie qui lui est propre6». Eh bien, il faut ledire sans détour, cet idéal est chimérique :l'expérience des siècles la prouvé. Dans le mondemoral aussi bien que dans le monde physique,toutes les constructions de systèmes absolus ontéchoué, comme dépassant la portée de la naturehumaine. Bien plus, une telle prétention doit être

6 Tennemann, Manuel de l'Histoire de la Philosophie, traductionde M. Cousin, t. Ier, p. 43, 1830.

37

Page 38: Science et philosophie - Gloubik

regardée désormais « comme la chose la plusopposée à la connaissance du vrai dans le mondephysique, aussi bien que dans le monde moral7 ».Aucune réalité, je le répète encore une fois, nepeut être atteinte par le raisonnement pur. Lesmathématiques, dont la méthode avait séduit lesanciens aussi bien que Descartes, sont ici hors decause : elles ne contiennent — tous les géomètressont aujourd'hui d'accord sur ce point — d'autreréalité que celle que l'on y a mise à l'avance sousforme d'axiome ou d'hypothèse, et cette réalitétraverse le jeu des symboles sans cesser dedemeurer identique à elle-même. Au contraire,pour passer d'un fait réel à un autre fait réel, ilfaut toujours recourir à l'observation.

La métaphysique cependant n'est pas unsimple jeu de l'esprit humain ; elle renferme uncertain ordre de réalités, mais qui n'ont pasd'existence démontrable en dehors du sujet. Lavéritable signification de cette science a étéclairement établie par Kant dans sa Critique de laraison pure. Elle étudie les conditions logiquesde la connaissance, les catégories de l'esprithumain, les moules suivant lesquels il est obligéde concevoir les choses. Par là, la métaphysiqueaussi peut être regardée comme une science

7 Lettres à M. Villemain, par M. E. Chevreul. Sur la Méthode engénéral, p. 36, 1856.

38

Page 39: Science et philosophie - Gloubik

positive, assise sur la base solide del'observation. Hâtons-nous d'ajouter cependantque ces moules, envisagés indépendamment detoute autre réalité, sont vides, aussi bien que ceuxdes mathématiques, lesquelles d'ailleurs dériventdes mêmes notions, quoique dans un ordre plusrestreint.

Non seulement la critique directe de la raisonprouve qu'il en est ainsi, mais on arrive au mêmerésultat par l'examen des systèmes qui se sontsuc cédé dans l'histoire de la philosophie. Toutsystème métaphysique, quelles que soient sesprétentions, n'a de portée que dans l'ordrelogique ; dans l'ordre réel, il ne fait autre chosequ'exprimer plus ou moins parfaitement l'état dela science de son temps ; c'est une nécessité àlaquelle personne n'a jamais échappé.

Examinons en effet quelques-unes desconceptions que nous avons indiquées tout àl'heure. Les systèmes de l'école ioniennerépondent à un premier coup d'œil jeté sur lanature. La notion des lois du monde physiquecommence à apparaître avec Anaxagore, commeen témoignent ces explications qui scandalisaientsi fort Platon. L'école de Pythagore transportedans ses théories générales les découvertesmerveilleuses qu'elle vient de faire en géométrie,en astronomie, en acoustique. Platon lui-même,

39

Page 40: Science et philosophie - Gloubik

lorsqu'il nous explique a priori, par la bouche deTimée, le plan suivi par Dieu dans l'ordonnancedu monde, expose une astronomie, une physiqueet une physiologie qui répondent précisément àl'état fort imparfait des connaissances de l'époqueoù il vivait. Dans l'ordre social, sa Républiquenous représente une construction imaginaire,dont la plupart des matériaux sont empruntés àdes données contemporaines. Cette notion de labeauté, qui donne tant de charme et d'éclat auxécrits du philosophe grec, est la même que celledes artistes de son temps. En face du merveilleuxdéveloppement de l'art grec, la théorie du beaus'élève : théorie a priori et absolue en apparence,en réalité conçue à l'aide de données extérieuresprésentes sous les yeux du philosophe.

Descartes, pour arriver à la réforme de laphilosophie, n'échappe pas à la loi commune. Iltermine le Discours sur la Méthode en annonçantqu'il a exposé les lois de la nature « sans appuyerses raisons sur aucun autre principe que sur lesperfections infinies de Dieu » ; d'où il pensedéduire les propriétés de la lumière, les systèmesdes astres, la distribution de l'air et de l'eau à lasurface de la terre, la formation des montagnes,des rivières, des métaux, des plantes, et jusqu'à lastructure de l'homme. — Mais le raisonnementfondé sur les attributs de Dieu le conduira-t-il à

40

Page 41: Science et philosophie - Gloubik

quelque découverte nouvelle ? Nullement ; sesrésultats sont tout simplement conformes auxconnaissances positives que l'on avait acquisespar l'expérience au milieu du XVIe siècle.Descartes supprima son livre à cause de lacondamnation de Galilée, dont il partageait lesopinions sur le système du monde. S'il avait vécucinquante ans plus tôt, nous n'aurions paséprouvé cette perte. Descartes, resté fidèle auxopinions astronomiques du XVIe siècle, eût étéorthodoxe : il aurait démontré a priori que lesoleil tourne autour de la terre.

Hegel enfin, pour terminer par uncontemporain, n'échappe pas à la nécessitécommune de la métaphysique : l'univers, qu'ilcroit avoir construit uniquement à l'aide de lalogique transcendante, se trouve conforme depoint en point aux connaissances a posteriori.C'est ainsi qu'il dresse a priori toute laphilosophie de l'histoire de son temps, non sansen grossir les derniers événements, par un effetd'optique naturel à un contemporain. S'il fallaitpénétrer plus avant dans son système, je pourraismontrer comment la vue profonde qui fait toutreposer sur le passage perpétuel de l'être auphénomène et du phénomène à l'être est sortiedes progrès mêmes des sciences expérimentales.Il suffit pour le concevoir de jeter un coup d'œil

41

Page 42: Science et philosophie - Gloubik

sur le développement des connaissancesscientifiques relatives au feu et à la lumière. Al'origine, le feu était regardé comme un élément,comme un être, à un titre aussi complet, aussiabsolu que n'importe quel autre. Aujourd'hui cen'est plus qu'un phénomène, un mouvementspécial des particules matérielles. Il y a plus :après avoir établi une distinction entre la flammeet les particules enflammées, on a voulu pendantquelque temps donner à la première pour supportun être, un fluide particulier, le calorique, dont lacombinaison avec les éléments constituerait lescorps tels que nous les connaissons. C'étaitl'opinion de Lavoisier. Mais voici aujourd'huique l'être calorique s'évanouit à son tour et serésout en un pur phénomène de mouvement. Leprincipe de contradiction absolue entre l'être et lephénomène, sur lequel reposait la vieille logiqueabstraite, cesse d'être applicable aux réalités.Pour la science moderne, aussi bien que pour lelangage ligure de nos aïeux, les Aryas et lesHellènes, l'être et le phénomène se confondentdans leur perpétuelle transformation.

Cette impuissance de la logique pure tient àune cause plus générale. Pour raisonner, noussommes forcés de substituer aux réalitéscertaines abstractions plus simples, mais dontl'emploi enlève aux conclusions leur rigueur

42

Page 43: Science et philosophie - Gloubik

absolue. Telle est la cause qui rend illusoirestoutes les déductions des systèmesphilosophiques. Malgré leurs prétentions, ilsn'ont jamais fait et ils n'ont pu faire autre choseque retrouver, au moyen d'un a priori prétendu,les connaissances de leur temps.

Cependant, si leur méthode doit êtreabandonnée, en sera-t-il de même des problèmesqu'ils ont abordés ? Doit-on renoncer à touteopinion sur les fins et sur les origines, c'est-à-diresur la destinée de l'individu, de l'humanité et del'univers ? Chose étrange 1 cette science a été lapremière qui ait excité la curiosité humaine, etc'est elle aujourd'hui qui a besoin d'être justifiée.L'obstination de l'esprit humain à reproduire cesproblèmes prouve qu'ils sont fondés sur dessentiments généraux et innés au cœur humain,sentiments qui doivent être distinguéssoigneusement des constructions échafaudées àtant de reprises pour les satisfaire. Ils sont donclégitimes en tant que sentiments. Faut-il leschasser du domaine de la science, parce qu'ils nepeuvent être résolus avec certitude, et enabandonner la solution au mysticisme ? Je ne lepense pas.

La méthode véritable de la science idéalerésulte clairement des données inscrites dansl'histoire même de la philosophie. Il s'agit de

43

Page 44: Science et philosophie - Gloubik

faire maintenant avec méthode et pleineconnaissance de cause ce que les systèmes ontfait avec une sorte de dissimulation inconsciente.En un mot, dans ces problèmes comme dans lesautres, il faut accepter les conditions de touteconnaissance, et, sans prétendre désormais à unecertitude illusoire, subordonner la science idéaleà la même méthode qui fait le fondement solidede la science positive. Pour construire la scienceidéale, il n'y a qu'un seul moyen, c'est d'appliquerà la solution des problèmes qu'elle pose tous lesordres de faits que nous pouvons atteindre, avecleurs degrés inégaux de certitude, ou plutôt deprobabilité.

Ici chaque science apportera ses résultats lesplus généraux. Les mathématiques mettent à nules mécanismes logiques de l'intelligencehumaine ; la physique nous révèle l'existence, lacoordination, la permanence des lois naturelles ;l'astronomie non montre réalisées les conceptionsabstraites de la mécanique, l'ordre universel del'univers qui en découle, enfin la périodicité quiest la loi générale des phénomènes célestes.

C'est l'étude de ces sciences qui nous conduitd'abord à exclure du monde l'intervention detoute volonté particulière, c'est-à-dire l'élémentsurnaturel. Aux débuts de l'humanité, toutphénomène était regardé comme le produit d'une

44

Page 45: Science et philosophie - Gloubik

volonté particulière. L'expérience perpétuellenous a, au contraire, appris qu'il n'en était jamaisainsi. Toutes les fois que les conditions d'unphénomène se trouvent réalisées, il ne manquejamais de se produire.

Avec la chimie s'introduisent pour la premièrefois les notions d'être ou de substanceindividuelle. La plupart des vieilles formules dela métaphysique s'y trouvent en quelque sorteréalisées sous une forme concrète ; mais enmême temps apparaissent des notions nouvelles,relatives aux transformations perpétuelles de lamatière, à ses combinaisons et à sesdécompositions, aux propriétés spécifiquesinhérentes à son existence même. C'est ici que lapuissance créatrice de l'homme se manifeste avecle plus d'étendue, soit pour reproduire les êtresnaturels par la connaissance des lois qui ontprésidé à leur formation, soit pour en fabriquer,en vertu de ces lois mêmes, une infinité d'autresque la nature n'aurait jamais enfantés.

Au delà de la chimie commencent les sciencesde la vie, c'est-à-dire la physiologie, cettephysique des êtres vivants, qui poursuit laconnaissance de leurs mécanismes ; puis lascience des animaux et celle des végétaux,concentrées jusqu'à présent dans l'étude desclassifications. C'est cette dernière étude que l'on

45

Page 46: Science et philosophie - Gloubik

appelle la méthode naturelle en zoologie et enbotanique : elle manifeste à la fois certainscadres nécessaires de la connaissance humaine etcertains principes généraux qui paraissent réglerl'harmonie de structure et la formation même desêtres vivants. La science arrivera-t-elle un jour àune connaissance plus claire de ces derniersprincipes, de façon à s'emparer de la loigénératrice des êtres vivants, comme elle a réussià s'emparer de la loi génératrice des êtresminéraux ? Il est facile de comprendre quelleserait l'importance philosophique d'une pareilledécouverte. L'affirmation peut passer à juste titrepour téméraire ; mais peut-être la négation l'est-elle encore davantage, comme exposée à êtrerenversée demain par quelque découverteinattendue.

Nous voici parvenus dans un ordre nouveau,celui des phénomènes historiques. A révolutionnécessaire du système solaire et desmétamorphoses géologiques succède un mondeoù la liberté est apparue avec la race humaine :celle-ci a introduit dans les choses un élémentnouveau et changé le cours des fatalitésnaturelles. A ce point de vue, l'histoire formeparmi les sciences un groupe à part.Malheureusement les lois de l'histoire sont plusdifficiles à découvrir que celles du monde

46

Page 47: Science et philosophie - Gloubik

physique, parce que, dans l'histoire,l'expérimentation n'intervient guère et quel'observation est toujours incomplète. Jamaisnous ne pourrons connaître un passé que nous nepouvons restituer, pour le faire apparaître encoreune fois devant nos yeux, je dis avec la mêmecertitude qu'une série de phénomènes physiques.Vous savez mieux que personne par quelsmerveilleux artifices de divination, appuyés surles indices les plus divers, l'historien supplée àcette éternelle impuissance, et reconstitue, enpartie par les faits, en partie par l'imagination, unmonde qu'il n'a pas connu, que personne nereverra jamais.

Parmi les résultats généraux qui sortent del'étude de l'histoire, il en est un fondamental, aupoint de vue philosophique : c'est le fait duprogrès incessant des sociétés humaines, progrèsdans la science, progrès dans les conditionsmatérielles d'existence, progrès dans la moralité,tous trois corrélatifs. Si l'on compare la conditiondes masses, esclaves dans l'antiquité, serves dansle moyen âge, aujourd'hui livrées à leur propreliberté sous la seule condition d'un travailvolontaire, on reconnaît là une évolutionmanifestement progressive. En s'attachant auxgrandes périodes, on voit clairement que le rôlede l'erreur et delà méchanceté décroît, à

47

Page 48: Science et philosophie - Gloubik

proportion que l'on s'avance dans l'histoire dumonde. Les sociétés deviennent de plus en pluspolicées, et j'oserai dire de plus en plusvertueuses. La somme du bien va toujours enaugmentant, et la somme du mal en diminuant, àmesure que la somme de vérité augmente et quel'ignorance diminue dans l'humanité. C'est ainsique la notion du progrès s'est dégagée comme unrésultat a posteriori des études historiques.

Enfin, au sommet de la pyramide scientifiqueviennent se placer les grands sentiments morauxde l'humanité, c'est-à-dire le sentiment du beau,celui du vrai et celui du bien, dont l'ensembleconstitue pour nous l'idéal. Ces sentiments sontdes faits révélés par l'étude de la naturehumaine : derrière le vrai, le beau, le bien,l'humanité a toujours senti, sans la connaître,qu'il existe une réalité souveraine dans laquelleréside cet idéal, c'est-à-dire Dieu, le centre etl'unité mystérieuse et inaccessible vers laquelleconverge l'ordre universel. Le sentiment seulpeut nous y conduire ; ses aspirations sontlégitimes, pourvu qu'il ne sorte pas de sondomaine avec la prétention de se traduire par desénoncés dogmatiques et a priori dans la régiondes faits positifs.

Sciences physiques, sciences morales, c'est-à-dire sciences des réalités démontrables par

48

Page 49: Science et philosophie - Gloubik

l'observation ou par le témoignage, telles sontdonc les sources uniques de la connaissancehumaine. C'est avec leurs notions générales quenous devons ériger la pyramide progressive de lascience idéale. Aucun problème n'est interdit àcelle-ci : loin de là, elle seule a qualité pour lesrésoudre tous, car la méthode que je viensd'exposer est la seule qui conduise à la vérité.

Quelle est la certitude des résultats fournis parla méthode qui nous sert de guide dans la scienceidéale, voilà ce qui nous reste à examiner. Lavérité, nous devons l'avouer, ne saurait êtreatteinte par la science idéale avec la mêmecertitude que par la science positive. Ici éclatel'imperfection de la nature humaine. En effet, lascience idéale n'est pas entièrement formée,comme la science positive, par une tramecontinue de faits enchaînés à l'aide de relationscertaines et démontrables. Les notions généralesauxquelles arrive chaque science particulièresont disjointes et séparées les unes des autresdans une même science, et surtout d'une scienceà l'autre. Pour les réunir et en former un tissucontinu, il faut recourir aux tâtonnements et àl'imagination, combler les vides, prolonger leslignes. C'est en quelque sorte un édifice cachéderrière un nuage et dont on aperçoit seulementquelques contours. Cette opération est

49

Page 50: Science et philosophie - Gloubik

nécessaire, car chaque homme l'accomplit à sontour, et construit à sa manière, d'après sonintelligence et son sentiment, le système completde l'univers ; mais il ne faut pas se faire illusionsur le caractère d'une telle construction. Plus ons'élève dans l'ordre des conséquences, plus ons'éloigne des réalités observées, plus la certitude,ou, pour mieux dire, la probabilité diminue.Ainsi, tandis que la science positive une foisconstituée l'est à jamais, la science idéale variesans cesse et variera toujours. C'est la loi mêmede la connaissance humaine. Ce qu'il s'agit defaire aujourd'hui, c'est de constater cette loi et des'y conformer, en sachant à l'avance que toutsystème n'a de vérité qu'en proportion, non de larigueur de ses raisonnements, mais de la sommede réalités que l'on y introduit. Il ne s'agit plusdésormais de choisir le système, le point de vuele plus séduisant par sa clarté ou par lesespérances qu'il entretient. Rien ne sert de setromper soi-même. Les choses sont, d'unemanière déterminée, indépendantes de notre désiret de notre volonté.

Parmi les hommes distingués qui fontaujourd'hui profession de métaphysique,beaucoup ne paraissent pas encore avoir compriscette nouvelle manière de poser le problème ; ilsdiscutent contre des faits qui ne sauraient être

50

Page 51: Science et philosophie - Gloubik

attaqués par le syllogisme ; ils affirment commedes réalités ce qu'ils ont emprunté au seulraisonnement. Faute de comprendre le point devue des savants, ils argumentent contre lematérialisme, le spiritualisme, le panthéisme,etc. ; ils fabriquent des définitions et^endéduisent des conséquences pour les combattre.Il est plus d'un philosophe qui crée des chimèrespour avoir le mérite de les dissiper, sanss'apercevoir que le progrès de l'esprit humain achangé les pôles de la démonstration, et qu'ils'escrime contre ses propres fantômes dansl'arène solitaire de la logique abstraite. Tous cesprocédés sont précisément l'opposé de laphilosophie expérimentale, qui déclare toutedéfinition logique du réel impossible, et quirepousse toute déduction absolue et a priori.

En résumé, la science idéale reprend lesproblèmes de l'ancienne métaphysique, au pointde vue des existences réelles et par une méthodeempruntée à la science positive ; mais elle nepeut arriver à la même certitude. Si elle parvientà certains grands traits généraux, tirés de laconnaissance de la nature humaine et du mondeextérieur, elle assemble ces traits par des liensindividuels. A côté des faits démontrés, lafantaisie tient et tiendra toujours ici la part laplus large. La même chose arrivait dans les

51

Page 52: Science et philosophie - Gloubik

anciens systèmes ; seulement on exposait apriori, et comme les résultats nécessaires duraisonnement, ce même assemblage de réalité etd'imagination que nous devons désormaisprésenter sous son véritable caractère.

Vous avez exposé votre manière decomprendre le système général des choses, envous appuyant sur l'ensemble des faits que vousconnaissez, et en achevant la construction à votrepoint de vue personnel. Peut-être aussicomposerai-je un jour mon De Naturâ rerum,qui, malgré notre accord sur la méthode, différerasans doute à quelques égards du vôtre :aujourd'hui, j'ai préféré mettre en évidence lecaractère de la méthode nouvelle, dire en quoielle diffère de la méthode ancienne, et montrercomment, à côté de la science positive etuniverselle, qui s'impose par sa certitude propre,puisqu'elle n'affirme que des réalités observables,on peut élever la science idéale, — tout aussinécessaire que la science positive, mais dont lessolutions, au lieu d'être imposées et dogmatiquescomme autrefois, ont désormais pour principalfondement les opinions individuelles et la liberté.

52

Page 53: Science et philosophie - Gloubik

La synthèse des matièresorganiques

Cet article résume les idées généralesdéveloppées en 1860 dans mon livre intitulé :Chimie organique fondée sur la Synthèsechimique, livre dont j'ai reproduit l'introductiondans un ouvrage spécial faisant partie de laBibliothèque internationale, publiée chez Alcan.

À partir du jour où Lavoisier fonda la chimiesur la base définitive des corps simples, ledomaine minéral de cette science ne tarda pas àêtre parcouru dans tous les sens, ses limitesfurent tracées, ses lois générales découvertes.Bientôt on put à volonté décomposer toutesubstance minérale, la résoudre par l'analysedans les éléments qui la constituent ; puis, àl'inverse, on réussit presque toujours àreconstituer le composé primitif par l'union descorps simples que l'analyse avait mis enévidence ; il devint en général facile d'expliqueret de reproduire les conditions naturelles danslesquelles ce composé pouvait avoir prisnaissance.

53

Page 54: Science et philosophie - Gloubik

Lorsqu'on essaya d'aborder par les mêmesméthodes l'étude des matières organiques, onreconnut aussitôt une différence radicale. A lavérité, on parvint aisément à décomposer cesmatières et à les ramener à leurs éléments. Ceux-ci se trouvèrent même bien moins nombreux queles éléments des minéraux ; car ils se réduisentpresque exclusivement à quatre corps, savoir : lecarbone, l'hydrogène, l'oxygène et l'azote. Mais,dès qu'il s'agit de recomposer les matièresorganiques à l'aide des éléments mis en évidencepar l'analyse, dès que l'on tenta de reproduire, parl'art, la variété infinie de leurs étals et de leursmétamorphoses naturelles, tous les effortsdemeurèrent infructueux. Une barrière, enapparence insurmontable, s'éleva dès lors entre lachimie organique et la chimie minérale.

Pour bien saisir toute la difficulté d'unsemblable problème, il suffit de savoir que lescomposés organiques se rencontrentexclusivement au sein des êtres vivants, qu'ilsrésultent de l'association d'éléments peunombreux, suivant des proportions fixes pourchacun de ces composés, et cependant variéespresque à l'infini, quant à la multitude et auxpropriétés de ces mêmes composés. Ces derniersconstituent des groupements mobiles, instables,qui se forment et subsistent seulement dans des

54

Page 55: Science et philosophie - Gloubik

conditions délicates et compliquées, conditionsqui n'avaient point été réalisées jusqu'ici, si cen'est dans le sein des êtres organisés. L'ensemblede ces circonstances, et surtout l'impuissance dela chimie à reproduire l'association du carboneavec l'hydrogène et les composés si diversauxquels cette association donne naissance, toutavait concouru à faire regarder, par la plupart desesprits, la séparation entre la chimie minérale etla chimie organique comme infranchissable.

En effet, rien de plus étrange en apparence queles idées chimiques, dans leur application à unanimal ou à un végétal. A la place de ces organessi divers et disposés cependant pour une fincommune et déterminée, à la place de ces tissusélémentaires formés de fibres et. de cellules, à laplace de ces derniers éléments visibles, danslesquels l'analyse microscopique résout lesdiverses parties d'un être vivant, la chimieconçoit un assemblage indéfini de principesimmédiats définis, tels que les acides et lesalcalis végétaux, le ligneux et l'amidon, lessucres, la stéarine, l'oléine et les autres corpsgras, l'albumine, la fibrine, les essences volatiles,etc. ; sortes d'êtres abstraits dont les caractères etles propriétés sont envisagés indépendammentdes apparences qu'ils peuvent affecter dans l'êtrevivant. A la vérité, ces apparences et ces formes

55

Page 56: Science et philosophie - Gloubik

ne dépendent point des lois chimiquesproprement dites ; mais les ensembles déterminésqui résultent de leur assemblage, c'est-à-dire lesêtres vivants eux-mêmes ne sont plus conçus, aupoint de vue chimique, que comme des sortes delaboratoires, où les principes matérielss'assimilent, s'éliminent, se transforment sanscesse, suivant des lois invariables que l'analyses'efforce de pénétrer.

L'étonnement redouble si l'on songe que lesprincipes immédiats des êtres vivants , premierstermes isolés par l'analyse chimique, peuvent êtreà leur tour détruits par une analyse ultérieure etramenés à trois ou quatre corps élémentaires,pareils à ceux que révèle l'analyse minérale.Combien ces éléments ressemblent peu aux êtresqui les fournissent en se décomposant ! Surquatre corps simples constitutifs des êtresvivants, trois sont gazeux, savoir l'oxygène etl'azote, éléments de l'air, l'hydrogène, partieconstitutive de l'eau ; tandis que le quatrième estsolide • et fixe : c'est le carbone, le pluscaractéristique de tous les éléments quiconcourent à la formation des substancesorganiques. Ces quatre corps simplesfondamentaux, unis à de faibles proportions desoufre, de phosphore et de diverses autresmatières, sont les seuls éléments que la nature

56

Page 57: Science et philosophie - Gloubik

mette en œuvre dans la génération de l'infinievariété des substances végétales et animales.Leur combinaison donne naissance à des millionsde substances distinctes et définies.

Il est maintenant aisé de comprendre combiensont délicats et difficiles les problèmes desynthèse en chimie organique ; car il s'agit, pourle chimiste, de reproduire, parles moyens dont ildispose et à l'aide des seuls corps simples, réduitsau nombre de quatre, la multitude immense desprincipes immédiats qui constituent les êtresvivants ; il s'agit en même temps d'imiter la suitedes métamorphoses pondérales subies par cesprincipes et en vertu desquelles les animaux etles végétaux .se nourrissent, subsistent et sedéveloppent. Dans ce nouvel ordre derecherches, les obstacles sont si grands, que l'onavait même refusé pendant longtemps d'admettrela possibilité du succès, et que l'on avait tracé, jele répète, une démarcation presque absolue entrela chimie minérale et la chimie organique.

Une telle démarcation était conforme à lamarche progressive suivie par la science jusqu'àl'époque de mes travaux, et à la nature desméthodes qu'elle savait employer alors. Cettemarche avait été essentiellement analytique.Partis de l'étude des principes immédiats quientrent dans la constitution des végétaux et des

57

Page 58: Science et philosophie - Gloubik

animaux, les chimistes se sont bornés d'abord àles extraire, aies définir, à les étudier en eux-mêmes et à reconnaître la nature des produitsextrêmes de leur décomposition : carbone,hydrogène, azote, eau, acide carbonique,ammoniaque, etc. Plus tard, ils ont cherché à lestransformer les uns dans les autres et à produirede nouvelles matières, analogues aux principesorganiques naturels, en détruisant ceux-ci par lesréactifs, à l'aide de procédés systématiquementordonnés. Des composés complexes, fixes etsouvent incristallisables, formés sous l'influencede la vie, on passait aux substances volatiles etdéfinies, plus simples que les premières ; decelles-ci, à des corps plus simples encore ; puisenfin aux éléments.

Tous ces changements, dus à l'influence desréactifs, présentaient un caractère commun : leséléments des corps qui les éprouvent setrouvaient de plus en plus rapprochés de leurséparation finale. En un mot, au lieu dedécomposer complètement et du premier couples combinaisons organiques formées sousl'influence de la vie, on les décomposait pardegrés successifs et suivant une échelle régulière,en passant du composé primitif à des composésmoins compliqués, de ceux-ci à d'autres, et ainside proche en proche, jusqu'à ce qu'on eût atteint

58

Page 59: Science et philosophie - Gloubik

les termes simples d'une destruction totale. De làcette belle série de travaux poursuivis pendanttrente années, de 1830 à 1860, qui ont permisd'obtenir tant d'êtres artificiels par la voie desdécompositions ménagées, et qui ont jeté lesbases analytiques de la classification dessubstances organiques. Mais on ne savait pointremonter cette échelle, partir des corpsélémentaires pour former, par le seul jeu desaffinités que l'on a coutume de mettre en œuvredans la nature inorganique, des carburesd'hydrogène, puis des alcools et des composés deplus en plus compliqués.

Aussi les lois de la combinaison observées enchimie minérale semblaient-elles insuffisantespour expliquer les faits observés dans la natureorganique : comme si quelque chose de vitaldemeurait jusqu'au bout dans les principesorganiques et leur imprimait ce cachet originel,qui donne à ces corps un air de famille et les faitreconnaître à l'instant.

Cette différence fondamentale entre l'étatd'avancement de la chimie organique et celui dela chimie minérale se retrouvait jusque dans lemode d'exposition suivi dans renseignement deces deux sciences. Tandis que la chimie minéralepart des corps simples et s'élève graduellementaux composés binaires, ternaires, etc., qui

59

Page 60: Science et philosophie - Gloubik

résultent de la combinaison de ces corps simples,pris deux à deux, trois à trois, etc. ; tandis qu'elleva toujours du simple au composé ; la chimieorganique procédait en général inversement.Jusque vers 1860, tous les auteurs qui l'ontexposé, en marchant du connu à l'inconnu et sansautre point d'appui que les considérationsexpérimentales, ont du prendre leur point dedépart dans les produits immédiats del'organisation. En général, ils ont procédé duligneux et de l'amidon au sucre, du sucre etl'alcool, de l'alcool enfin aux carburesd'hydrogène ; c'est-à-dire qu'ils sont partis descorps les plus composés, parmi ceux que nousrencontrons dans les êtres vivants, puis ils sontdescendus par une analyse successive, seconformant d'ailleurs à la marche de l'expérienceelle-même, et traversant l'étude d'êtres de plus enplus simples, jusqu'aux composés binaires etjusqu'aux éléments. Mélange singulier, quoiquenécessaire, de chimie et d'histoire naturelle, quiôtait à la science une partie de sa rigueurabstraite.

La science se trouvait dès lors commesuspendue dans le vide et privée d'une baseindépendante.

On voit par ces développements quellesdifférences ont séparé d'abord la chimie

60

Page 61: Science et philosophie - Gloubik

organique et la chimie minérale, sous le triplerapport de la marche générale des découvertes,de la nature des méthodes et de la manièred'enseigner l'ensemble de la science. Cesdifférences tenaient essentiellement àl'impuissance de la synthèse en chimieorganique, opposée à sa puissance en chimieminérale.

Pour expliquer cette impuissance, on tirait uneraison spécieuse de l'intervention de la forcevitale, seule apte jusque-là à composer lessubstances organiques. C'était, disait-on, uneforce particulière, qui réside dans la naturevivante et qui triomphe des forces moléculairespropres aux éléments de la matière inorganique.Et l'on ajoutait : « C'est cette force mystérieusequi détermine exclusivement les phénomèneschimiques observés dans les êtres vivants ; elleagit en vertu de lois essentiellement distinctes decelles qui règlent les mouvements de la matièrepurement mobile et quiescible. Elle imprime àcelle-ci des états d'équilibre particuliers, etqu'elle seule peut maintenir, car ils sontincompatibles avec le jeu régulier des affinitésminérales. » Telle était l'explication au moyen delaquelle Berzelius justifiait l'imperfection de lachimie organique et la déclarait pour ainsi diresans remède.

61

Page 62: Science et philosophie - Gloubik

Mais, dans l'étude des sciences, et surtout decelles qui touchent aux origines, il faut se garderégalement des affirmations téméraires et desdéclarations prématurées d'impuissance ; il nefaut point restreindre a priori la portée desconnaissances futures dans le cercle étroit desconnaissances actuelles, ni surtout poser desbornes absolues, qui n'expriment autre chose quenotre ignorance présente. Combien de fois cesbornes ont été renversées, ces limites dépassées !

En proclamant ainsi notre impuissance absoluedans la production des matières organiques, deuxchoses avaient été confondues : la formation dessubstances chimiques, dont l'assemblageconstitue les êtres organisés, et la formation desorganes eux-mêmes. Ce dernier problème n'estpoint du domaine de la chimie. Jamais lechimiste ne prétendra former dans sonlaboratoire, et avec les seuls instruments dont ildispose, une feuille, un fruit, un muscle, unorgane. Ce sont là des questions qui relèvent dela physiologie ; c'est à elle qu'il appartient d'endiscuter les termes, de dévoiler les lois dudéveloppement des organes, ou, pour mieux dire,les lois du développement des êtres vivants toutentiers, sans lesquels aucun organe isolé n'auraitni sa raison d'être, ni le milieu nécessaire à saformation.

62

Page 63: Science et philosophie - Gloubik

Mais ce que la chimie ne peut faire dansl'ordre de l'organisation, elle peut l'entreprendredans celui de la fabrication des substancesrenfermées au sein des êtres vivants. Si lastructure même des végétaux et des animauxéchappe à ses applications ; au contraire elle a ledroit de prétendre former les principesimmédiats, c'est-à-dire les matériaux chimiquesqui constituent les organes, indépendamment dela structure spéciale en fibres et en cellules queces matériaux affectent dans tes animaux et dansles végétaux. Cette formation même etl'explication des métamorphoses pondérales quela matière éprouve dans les êtres vivantsconstituent un champ assez vaste, assez beau : lasynthèse chimique doit le revendiquer tout entier.

C'est ce nouveau point de vue général que j'aidéveloppé par vingt ans d'études etd'expériences, consacrées à la découverte desméthodes par les quelles j'ai réalisé la formationdes principes immédiats, sans le concours deforces particulières à la nature vivante. J'aientrepris de procéder en chimie organiquecomme on sait le faire depuis près d'un siècle enchimie minérale, c'est-à-dire de composer lesmatières organiques en combinant leurséléments, à l'aide des seules forces chimiques ;j'ai prouvé que les affinités chimiques, la chaleur,

63

Page 64: Science et philosophie - Gloubik

la lumière, l'électricité suffisent pour déterminerles éléments à s'assembler en composésorganiques. Or nous disposons de ces forces ànotre gré, suivant des lois régulières et connues ;entre nos mains, elles donnent lieu à descombinaisons infinies par leur nombre et par leurvariété. Voilà comment j'ai établi les loisgénérales de la synthèse, demeurées si longtempsobscures. Cette voie a été féconde : un grandnombre de savants y sont entrés depuis. Lescorps gras naturels d'abord, puis les carburesd'hydrogène et les alcools, d'après mes proprestravaux ; puis, à la suite et comme conséquence,leurs dérivés : les acides organiques, lesaldéhydes, les camphres, les essences oxygénées,enfin les alcalis, les amides et les matièrescolorantes ont été obtenus par ces méthodes.Aujourd'hui, nous savons reproduire unemultitude de principes naturels, et nous avonsl'espoir légitime de fabriquer tous les autres.

Le succès de ces expériences permetdésormais de présenter l'ensemble de la scienceavec toute rigueur, en marchant du simple aucomposé, du connu à l'inconnu, et sans s'appuyersur d'autres idées que celles qui résultent del'étude purement physique et chimique dessubstances minérales. Au lieu de prendre sonorigine dans les phénomènes de la vie, la chimie

64

Page 65: Science et philosophie - Gloubik

organique se trouve maintenant posséder unebase indépendante ; elle peut rendre à son tour àla physiologie les secours qu'elle en a silongtemps tirés.

Cette marche nouvelle de la chimie organiques'effectue en procédant d'après les mêmes idéesqui ont fondé la synthèse en chimie minérale.Dans les deux cas, il suffit de suivre une marcheinverse de celle de l'analyse. Or l'analyseorganique conduit à décomposer les principesnaturels, à former d'abord les corps volatils etprincipalement les alcools et les acides ; de ceux-ci, l'analyse passe aux carbures d'hydrogène, etdes carbures aux éléments.

Renversant les termes du problème,j'ai prispour point de départ les corps simples, lecarbone, l'hydrogène, l'oxygène, l'azote, et j'aireconstitué parla combinaison de ces élémentsdes composés organiques, d'abord binaires, puisternaires, etc., les uns analogues, les autresidentiques avec les principes immédiats contenusdans les êtres vivants eux-mêmes. Quelquesdéveloppements sont ici nécessaires pourmontrer la suite progressive des formationssynthétiques.

Les substances que l'on forme d'abord, par desméthodes purement chimiques, sont lesprincipaux carbures d'hydrogène, c'est-à-dire les

65

Page 66: Science et philosophie - Gloubik

composés binaires fondamentaux de la chimieorganique. Pour les produire de toutes pièces, onpart des éléments. Ainsi j'ai réalisé lacombinaison directe des éléments, et formé, parl'union du carbone et de l'hydrogène libres,associés sous l'influence de l'électricité, unpremier carbure fondamental, l'acétylène ; puis àl'aide de ce carbure, par la voie méthodique dessynthèses progressives, j'ai constitué tous lesautres carbures d'hydrogène, gaz des marais, gazoléfiant, benzine, naphtaline, anthracène, etc. J'aiobtenu encore les mêmes résultats par d'autresvoies, particulièrement à partir des composésbinaires les plus simples, tels que l'acidecarbonique, l'oxyde de carbone et l'eau ; méthodequi offre cet intérêt particulier de procéder àpartir des mêmes origines que la nature vivante,quoique suivant des artifices bien différents. Carc'est à partir de l'eau et de l'acide carbonique queles végétaux et les animaux forment les principessi variés qui constituent la trame de leurs tissus.Mais poursuivons notre exposé général desméthodes synthétiques.

Les carbures d'hydrogène sont devenus à leurtour le point de départ de la synthèse desalcools : nouvelle classe de composés non moinsimportants et qui en dérivent par l'introductiondes éléments de l'eau dans la molécule

66

Page 67: Science et philosophie - Gloubik

hydrocarbonée. C'est ainsi qu'avec le gaz desmarais et l'oxygène, j'ai formé l'alcoolméthylique ; avec le gaz oléfiant et les élémentsde l'eau, j'ai formé l'alcool ordinaire ; avec lepropylène et les éléments de l'eau, un alcoolpropylique, etc.

Voilà par quelles méthodes générales j'ai opéréla synthèse des carbures d'hydrogène et celle desalcools. Ce sont les premiers produits de lasynthèse, et les plus difficiles à réaliser. Lescarbures d'hydrogène et les alcools, en effet, sontles plus caractéristiques parmi les composésorganiques. Ils n'ont point d'analogues en chimieminérale, ils constituent la base de notre édifice,et ils deviennent le point de départ de toutes lesautres formations. L'intervention des actionslentes, celle des affinités faibles et délicates,suffisent pour les obtenir. En s'appuyant sur lesmêmes méthodes, on peut pousser plus avant ; eneffet, à mesure que l'on s'élève à des composésplus compliqués, les réactions deviennent plusfaciles et plus variées, et les ressources de lasynthèse augmentent à chaque pas nouveau. Enun mot, dans l'ordre de la synthèse organique, lepoint essentiel réside dans la formation despremiers termes au moyen des éléments, c'est-à-dire dans celle des carbures d'hydrogène et desalcools : c'est elle qui efface en principe toute

67

Page 68: Science et philosophie - Gloubik

ligne de démarcation entre la chimie minérale etla chimie organique.

Cette formation est d'autant plus décisivequ'elle a permis de rattacher les nouveauxrésultats avec les découvertes accomplisjusqu'alors en chimie organique. En effet, leschimistes savent produire, au moyen des alcoolset des carbures, une multitude d'autrescomposés : tels sont les aldéhydes, premierstermes d'oxydation qui comprennent la plupartdes huiles essentielles oxygénées ; tels sontencore les acides organiques, si répandus dansles végétaux et dans les animaux. En combinantces mêmes alcools et ces mêmes carbures avecles acides, on obtient les éthers composés et lescorps gras neutres, nouvelle catégorie desubstances propres à la chimie organique et quise retrouvent dans la végétation. L'ensemble deces résultats comprend la plupart des composésternaires. On peut aller plus loin. Les alcools, lesaldéhydes, les acides, étant unis avecl'ammoniaque, donnent naissance à leur tour auxsubstances quaternaires, formées de carbone,d'hydrogène, d'oxygène et d'azote, c'est-à-direaux corps désignés sous les noms d'amides etd'alcalis.

La synthèse étend ainsi ses conquêtes, depuisles éléments jusqu'au domaine des substances les

68

Page 69: Science et philosophie - Gloubik

plus compliquées, sans que l'on puisse assignerde limite à ses progrès. Si l'on envisage par lapensée la multitude presque infinie des composésorganiques, depuis les corps que l'art saitreproduire, tels que les carbures, les alcools etleurs dérivés, jusqu'à ceux qui n'existent encoreque dans la nature, tels que les matières sucréeset les principes azotés d'origine animale, onpasse d'un terme à l'autre par des degrésinsensibles, et l'on n'aperçoit plus de barrièreabsolue, tranchée, insurmontable. On peut doncaffirmer que la chimie organique est désormaisassise sur la même base que la chimie minérale.Dans ces deux sciences, la synthèse, aussi bienque l'analyse, résultent du jeu des mêmes forces,appliquées aux mêmes éléments.

On voit ici quelle est la marche successive dela synthèse, comment elle permet de construireles fondements de l'édifice, et d'en asseoir lespremières assises, en coordonnant les résultatsnouveaux et les résultats acquis sous un mêmepoint de vue et par une même méthode,comparable à celle de la chimie minérale. Onvoit aussi comment aux nouvelles méthodes deformation synthétique répondent une manièrenouvelle d'envisager la science et des liensnouveaux et généraux entre les faits qu'elleembrasse. Ce qui caractérise surtout ces

69

Page 70: Science et philosophie - Gloubik

nouveaux liens, ce nouveau point de vue, ce quiles distingue essentiellement des opinionspassagères qui se sont succédé dans la science,c'est qu'ils ne reposent pas sur des conjectures,sur des présomptions plus ou moins incertaines,mais sur des faits réalisés. Aussi les découvertessynthétiques permettent-elles de constituer lascience en dehors des systèmes incomplets etincertains qui avaient été construits auparavant,d'après l'étude des décompositions progressives.Enfin l'application aux substances naturelles desprécédés généraux, qui résultent de ce vasteensemble d'idées et de travaux, fournit auxtravaux synthétiques une base chaque jour plusassurée. Elle permet dès aujourd'hui de former detoutes pièces un nombre immense de substancesorganiques, et elle a ouvert aux découvertes de lascience, comme à celles de l'industrie, un champillimité.

Une démonstration capitale, au point de vuephilosophique, résulte de cette introduction de laméthode synthétique en chimie organique. Eneffet, par le fait de la formation des composésorganiques et par l'imitation des mécanismes quiy président dans les végétaux et dans lesanimaux, on peut établir que les effets chimiquesde la vie sont dus au jeu des forces chimiquesordinaires ; au même titre que les effets

70

Page 71: Science et philosophie - Gloubik

physiques et mécaniques de la vie ont lieusuivant le jeu des forces purement physiques etmécaniques. Dans les deux cas, les forcesmoléculaires mises en œuvre sont les mêmes, carelles donnent lieu aux mêmes effets. La chimieorganique, développant chaque jour cettedémonstration, a poursuivi et poursuivradésormais sa marche dans la voie synthétique,jusqu'à ce qu'elle ait parcouru tout son domaineet qu'elle en ait défini les limites, aussicomplètement que peut le faire aujourd'hui lachimie minérale. Par là, elle forme avec cettedernière un ensemble continu, procédant desmêmes méthodes et des mêmes lois générales ;en même temps qu'elle constitue à la physiologieune base et des instruments pour s'élever plushaut.

L'étude de la formation des matièresorganiques et la recherche des causes quidéterminent cette formation ne sont passeulement fécondes au point de vue del'interprétation chimique des phénomènesvitaux ; mais elles nous conduisent à uneconnaissance plus profonde des forcesmoléculaires et des lois qui président au jeu deces forces. Cette connaissance s'applique à deuxordres de prévisions essentiellement distinctes :les unes concernent les effets généraux de la

71

Page 72: Science et philosophie - Gloubik

combinaison chimique et les relations quiexistent entre les propriétés des composés etcelles des corps qui concourent aies former ; lesautres sont relatives à la création d'êtresnouveaux et inconnus, dont la nature extérieurene présente aucun exemple.

Plaçons-nous d'abord au premier point de vue.La formation des matières organiques fournit lesdonnées les plus précieuses pour la théoriemécanique des forces moléculaires. En effet, elledonne lieu à des séries nombreuses et régulièresde combinaisons, engendrées suivant une mêmeloi générale, mais avec une variation progressivedans leur composition. D'un terme à un autre, onpeut obtenir telle gradation que l'on désire, etobserver quel en est l'effet sur les propriétésphysiques et chimiques des substances que l'oncompare.

Ce sont là de ? avantages que l'on ne rencontreguère en chimie minérale : chaque substance yest le plus souvent seule de son espèce, ou dumoins sans analogue prochain. Elle est le signeisolé de quelque loi générale, dont elle constituel'unique expression. En l'absence de tout termede comparaison, on ne peut guère ressaisir latrace de l'idée génératrice dont chaque corpsreprésente la réalisation. Au contraire, en chimieorganique, le composé artificiel obtenu par les

72

Page 73: Science et philosophie - Gloubik

expérimentateurs, le principe naturel qu'ilscherchent à reproduire n'est point un être isolé ,mais le fragment d'un tout plus étendu,l'expression particulière d'une fonctioncommune, qui se traduit encore par unemultitude d'autres expressions analogues. L'étudedes corps semblables permet de reconstruiretoute la série par la pensée et de remonter à l'idéemère qui préside à son développement. Enfin laconnaissance complète du tout conduit à son tourà établir avec certitude les origines et la filiationdes cas individuels.

Nous arrivons par là au second point de vue :il est relatif à la puissance que la loi scientifiquemet entre nos mains. Les méthodes en effet parlesquelles on reproduit tel ou tel principe isolécomportent une extension singulièrementféconde ; car elles reposent presque toujours, jele répète, sur une loi plus générale ; or laconnaissance de cette loi permet de réaliser uneinfinité d'autres effets semblables à ceux que lanature offrait à nos observations ; de former unemultitude d'autres substances, les unes identiquesavec les substances naturelles déjà connues, lesautres nouvelles et inconnues, et cependantcomparables aux premières. Ce sont là des êtresartificiels, existant au même titre, avec la mêmestabilité que les êtres naturels : seulement, le jeu

73

Page 74: Science et philosophie - Gloubik

des forces nécessaires pour leur donner naissancene s'est point rencontré dans la nature. Lasynthèse des corps gras neutres, par exemple, nem'a pas permis seulement de formerartificiellement les quinze ou vingt corps grasnaturels connus jusque-là, mais elle m'a faitencore prévoir la formation de plusieurscentaines de millions de corps gras analogues ;substances qu'il est désormais facile de produirede toutes pièces,en vertu du principe qui présideà leur composition. C'est le développementnécessaire de ces séries générales de lois et decomposés qui rend si difficile la solution dechaque problème synthétique envisageisolément : la formation de la stéarine naturelle,par exemple, n'est devenue possible que le jouroù j'ai réussi à y rattacher par une relationuniverselle la formation de toutes les autrescombinaisons, soit naturelles, soit artificielles, dela glycérine. Tout corps, tout phénomènereprésente, pour ainsi dire, un anneau comprisdans une chaîne plus étendue de corps, dephénomènes analogues et corrélatifs. Dès lors onne saurait le réaliser individuellement, à moinsd'être devenu maître de toute la suite des effets etdes causes dont il représente une manifestationparticulière ; mais par là même chaque solutionacquiert un caractère de fécondité extraordinaire.

74

Page 75: Science et philosophie - Gloubik

Voilà comment nous saisissons le sens et le jeudes forces éternelles et immuables qui présidentdans la nature aux métamorphoses de la matière,et comment nous arrivons à les faire agir à notregré dans nos laboratoires. Le mode suivant lequels'exerce cette puissance mérite quelque attention.Ce qu'il est surtout essentiel de savoir, c'est lasuccession fatale des changements que la matièreéprouve, la filiation précise des substances qui setransforment, et l'influence du milieu et descirconstances dans lesquelles s'effectuent lesmétamorphoses. Ces choses étant exactementconnues, nous devenons les maîtres dumécanisme naturel et nous le faisons fonctionnerà notre gré : soit pour reproduire les mômeseffets qui nous ont appris à le pénétrer, soit pourdévelopper des effets semblables conçus parnotre intelligence. Dans tous les cas, il estessentiel de remarquer que notre puissance vaplus loin que notre connaissance. En effet, étantdonnées un certain nombre de conditions d'unphénomène imparfaitement connu, il suffitsouvent de réaliser ces conditions pour que lephénomène se produise aussitôt dans toute sonétendue ; le jeu spontané des lois naturellescontinue à se développer et complète les effets,pourvu que l'on ait commencé à le mettre enœuvre convenablement. Voilà comment nous

75

Page 76: Science et philosophie - Gloubik

avons pu former les substances organiques, sansavoir besoin de calculer complètement les loisdes actions intermoléculaires. Il est même vrai dedire que, si les forces une fois mises en jeu nepoursuivaient pas elles-mêmes l'œuvrecommencée, nous ne pourrions imiter etreproduire par l'art aucun phénomène naturel ;car nous n'en connaissons aucun d'une manièrecomplète, attendu que la science parfaite dechacun d'eux exigerait celle de toutes les lois, detoutes les forces qui concourent à le produire,c'est-à-dire la connaissance parfaite de l'univers.

C'est ici le fait capital sur lequel nous appelonsparticulièrement l'attention : il est destiné àinfluer, non seulement sur le progrès spécial dessciences expérimentales, mais aussi sur laphilosophie générale des sciences et sur lesconceptions les plus essentielles de l'humanité.Nous touchons, en effet, au trait fondamental quidistingue les sciences expérimentales dessciences d'observation.

La chimie crée son objet. Cette facultécréatrice, semblable à celle de l'art lui-même, ladistingue essentiellement des sciences naturelleset historiques. Les dernières ont un objet donnéd'avance et indépendant de la volonté et del'action du savant : les relations générales qu'ellespeuvent entrevoir ou établir reposent sur des

76

Page 77: Science et philosophie - Gloubik

inductions plus ou moins vraisemblables ; parfoismôme sur de simples conjectures, dont il estimpossible de poursuivre la vérification au delàdu domaine extérieur des phénomènes observés.Ces sciences ne disposent point de leur objet.Aussi sont-elles trop souvent condamnées à uneimpuissance éternelle dans la recherche de lavérité, ou doivent-elles se contenter d'enposséder quelques fragments épars et souventincertains.

Au contraire, les sciences expérimentales ontle pouvoir de réaliser leurs conjectures. Cesconjectures servent elles-mêmes de point dedépart pour la recherche de phénomènes propresà les confirmer ou à les détruire : en un mot, lessciences dont il s'agit poursuivent l'étude des loisnaturelles, en créant tout un ensemble dephénomènes artificiels qui en sont lesconséquences logiques. A cet égard, le procédédes sciences expérimentales n'est pas sansanalogie avec celui des sciences mathématiques.Ces deux ordres de connaissances procèdentégalement par voie de déduction dans larecherche de l'inconnu. Seulement, leraisonnement du mathématicien, fondé sur desdonnées abstraites et établies par définition,conduit à des conclusions abstraites, égalementrigoureuses ; tandis que le raisonnement de

77

Page 78: Science et philosophie - Gloubik

l'expérimentateur, fondé sur des données réelleset dès lors imparfaitement connues, conduit à desconclusions de fait qui ne sont point certaines,mais seulement probables, et qui ne peuventjamais se passer d'une vérification effective.Quoi qu'il en soit, il n'en est pas moins vrai dedire que les sciences expérimentales créent leurobjet, en conduisant à découvrir par la pensée età vérifier par l'expérience les lois générales desphénomènes.

Voilà comment les sciences expérimentalesarrivent à soumettre toutes leurs opinions, toutesleurs hypothèses, à un contrôle décisif, encherchant à les réaliser. Ce qu'elles ont rêvé, ellesle manifestent en acte. Les types conçus par lesavant, s'il ne s'est point trompé, sont les typesmêmes des existences. Son objet n'est pointidéal, mais réel. Par là, en même temps que lessciences expérimentales poursuivent leur objetpropre, elles fournissent aux autres sciences desinstruments puissants et éprouvés et desressources souvent inattendues.

La chimie possède cette faculté créatrice à undegré plus éminent encore que les autressciences, parce qu'elle pénètre plus profondémentet atteint jusqu'aux éléments naturels des êtres.Non seulement elle crée des phénomènes, maiselle a la puissance de refaire ce qu'elle a détruit ;

78

Page 79: Science et philosophie - Gloubik

elle a même la puissance de former unemultitude d'êtres artificiels, semblables aux êtresnaturels, et participant de toutes leurs propriétés.Ces êtres artificiels sont les images réalisées deslois abstraites, dont elle poursuit la connaissance.C'est ainsi que, non contents de remonter par lapensée aux transformations matérielles qui sesont produites autrefois et qui se produisent tousles jours dans le monde minéral et dans le mondeorganique, non contents d'en ressaisir les tracesfugitives par l'observation directe desphénomènes et des existences actuelles, nouspouvons prétendre, sans sortir du cercle desespérances légitimes, à concevoir les typesgénéraux de toutes les substances possibles et àles réaliser ; nous pouvons, dis-je, prétendre àformer de nouveau toutes les matières qui se sontdéveloppées depuis l'origine des choses, à lesformer dans les mêmes conditions, en vertu desmêmes lois, par les mêmes forces que la naturefait concourir à leur formation.

79

Page 80: Science et philosophie - Gloubik

Les méthodes générales desynthèse en chimie organique

Leçon d'ouverture du cours de chimieorganique

créé au Collège de France ; leçon professée le2 février 1864

Messieurs,En montant dans cette chaire qui vient d'être

instituée par la libérale initiative du ministre del'instruction publique(M. Duruy.), mon premierdevoir est de vous expliquer pourquoi elle a étéinstituée, c'est-à-dire à quels besoins cette chairerépond dans la science et dans l'enseignement.

La chimie organique, messieurs, est par sesorigines aussi vieille que la chimie minérale. Dèsles premiers jours de la civilisation, l'homme a eule sentiment confus des problèmes chimiques, etil les a conçus sous des formules imparfaites,d'où notre science devait se dégager un jour. Ilpoursuivait un double résultat : d'une part, latoute-puissance de transformation sur la natureminérale, c'est-à-dire la pierre philosophale, latransmutation des métaux, l'art de faire de l'or,

80

Page 81: Science et philosophie - Gloubik

comme on disait déjà du temps des Romains ;d'autre part, la toute-puissance de transformationsur la matière animée, exprimée par ces formulesétranges : fabrication des êtres vivants, élixir delongue vie, c'est-à-dire art de se rendre immortel.

Ces deux rêves, ces deux chimères, pierrephilosophale, élixir de longue vie, sont les deuxorigines de la chimie. Dans la poursuite desgrandes entreprises, l'homme a souvent besoind'être animé et soutenu par des espérancessurhumaines. C'est ainsi que Christophe Colombvoulait découvrir le paradis terrestre, alors qu'ilnaviguait vers l'Amérique. De même en chimie :la poursuite de la pierre philosophale et celle del'élixir de longue vie ont excité une longue suited'efforts, qui ont fini par aboutir aux plus grandesdécouvertes.

À l'une de ces poursuites, celle de la pierrephilosophale, répond la chimie minérale, réduiteen système régulier à la fin du siècle dernier parLavoisier et ses contemporains. L'autre chimère,l'élixir de longue vie, a donné naissance à lachimie organique.

Les éléments des matières organiques ont étédéfinitivement connus il y a quatre-vingts ans,précisément à la même époque que les élémentsdes matières minérales. C'est vers 1780 que cettepremière assise de l'édifice a été posée. La nature

81

Page 82: Science et philosophie - Gloubik

simple du carbone, de l'hydrogène et del'oxygène, et la conservation absolue de leurpoids à travers la suite infinie desmétamorphoses étant établies pour la premièrefois, on reconnut aussitôt que toute matièreorganique renferme ces trois éléments. Peud'années après, Berthollet constata l'existencegénérale de l'azote dans les matières animales.

Ainsi fut démontré ce résultat surprenant : tousles êtres vivants, végétaux et animaux, sontessentiellement formés par les quatre mêmescorps élémentaires, carbone, hydrogène, oxygèneet azote ; en d'autres termes, et pour prendre uneformule plus saisissante, les êtres vivants sontconstitués par du charbon uni avec trois gaz, quisont les éléments de l'eau et les éléments de l'air.

Cette première découverte fut suivie, commede raison, par celle des méthodes d'analyse,destinée à reconnaître la proportion des élémentsorganiques. Gay-Lussac, Thénard et Berzéliusdonnèrent les premiers procédés rigoureux.Après vingt ans d'efforts, accomplis par lesprincipaux chimistes de l'époque, MM. Liebig etDumas fixèrent les procédés dont nous nousservons encore.

Par ces méthodes, on parvint à un résultatphilosophique d'une haute importance : onreconnut, en effet, que les matières organiques

82

Page 83: Science et philosophie - Gloubik

obéissent aux mêmes lois de proportions définiesque les matières minérales. Wollaston, et surtoutBerzélius, mirent ce point hors de doute par leursexpériences.

Gay-Lussac arriva au même résultat sous .uneautre forme, en prouvant que les corpsnaturellement gazeux, ou réduits à l'état gazeuxpar la chaleur, se combinent suivant des rapportssimples de volume. Il appliqua aussitôt cette loi,en 1813, à divers corps organiques, tels quel'alcool, l'éther, le gaz oléfiant, les composés ducyanogène, etc.

On vit bien l'importance de la loi desproportions définies en chimie organique, à lasuite des travaux de M. Chevreul, qui fixèrentdans ce domaine la notion du principe immédiatdéfini. Les Recherches sur les corps grasd'origine animale, commencées il y a cinquanteans, prouvèrent, en effet, que les substancesorganiques, quelle que soit la variation apparentede leurs propriétés, peuvent toujours êtrereprésentées par le mélange et l'association enproportion indéfinie d'un certain nombre deprincipes immédiats définis ou espèceschimiques. C'est ainsi, pour prendre un exemple,qu'une maison est formée par des matériaux, telsque la pierre à bâtir, le plâtre, la brique, le fer, lebois, assemblés diversement par l'art de

83

Page 84: Science et philosophie - Gloubik

l'architecte. La chimie examine ces matériauxindépendamment de leur forme ; mais elle ne sepropose pas de construire la maison.

En chimie organique, nous étudions lesmatériaux ou principes dont l'assemblage formeles êtres vivants ; nous cherchons, soit à lesisoler, soit à analyser leurs actions chimiquesréciproques, soit même à reproduiresynthétiquement les réactions des principesimmédiats et les principes eux-mêmes ; maisnous ne nous préoccupons ni de décrire leurstructure, ni de définir les conditions qui lesdéterminent à s'organiser : ce sont là des étudesd'un autre ordre, qui relèvent de l'anatomie et dela physiologie, mais non de la chimie organique.

Les premières bases de la science setrouvèrent ainsi établies, il y a quarante ans :cette date vous montre combien notre science estjeune. Elle prit aussitôt un développement rapide,tant par l'étude des réactions générales que parcelle des fonctions chimiques. Le cadre de cetteleçon m'oblige à passer rapidement sur lamerveilleuse suite de découvertes qui se sontsuccédé depuis deux générations, et qui ontconduit la chimie organique au point où elle setrouve aujourd'hui. Il me suffira de rappelercomment une notion nouvelle, celle des alcalisvégétaux, si précieux, soit au point de vue de la

84

Page 85: Science et philosophie - Gloubik

science pure, soit au point de vue de sesapplications, fut introduite en chimie, vers 1820,principalement par les travaux de MM. Pelletieret Caventou ; comment M. Dumas, après avoirétabli sur des lois définitives la connaissance del'alcool et celle des éthers, étendit ses premièresétudes par de nouvelles découvertes, et fonda lathéorie générale des alcools, c'est-à-dire de cettefonction nouvelle, caractéristique de la chimieorganique, et dont l'importance va tous les joursgrandissant. Pour vous en donner une idée, ilsuffira de rappeler ce mot : que la découverted'un nouvel alcool a la même importance que ladécouverte d'un métal nouveau ; car elle donnenaissance à des séries de combinaisons aussiriches, aussi étendues, dont les propriétésgénérales sont prévues avec la même probabilité.M. Dumas jeta également, il y a trente ans, lesbases de la théorie des amides et celles de lathéorie des substitutions.

M. Pelouze établissait en même temps les loisde la distillation sèche des acides organiques.

Cependant MM. Liebig et Wöhler étudiaientles aldéhydes, et démontraient l'existence decette fonction nouvelle, spéciale comme lesalcools à la chimie organique. M. Liebig, par unemultitude de travaux sur les points les plus diverset par l'école de chimistes formée autour de lui,

85

Page 86: Science et philosophie - Gloubik

concourait également à la vive impulsion que lachimie organique ne cessait de recevoir.

Au même moment Laurent, dans sonlaboratoire solitaire, poursuivant l'étude descarbures d'hydrogène, donnait un développementimmense à la théorie des substitutions. Il prouvaque le chlore peut non seulement remplacerl'hydrogène, équivalent par équivalent, enengendrant des composés nouveaux ; mais queceux-ci conservent un grand nombre despropriétés essentielles du composé primitif. End'autres termes, les propriétés d'un systèmemoléculaire dépendent plutôt de son arrangementque de la nature même dés éléments quiconcourent à cet arrangement : notion capitale, etqui porta un coup fatal à la théorie électro-chimique, telle qu'elle était alors comprise par leschimistes. Laurent, étudiant les phénomènesd'oxydation, mit également en lumière cetteéchelle de combustion, de décompositionsuccessive, qui descend peu à peu, et par degrésménagés, depuis les corps les plus compliquésjusqu'à l'eau et à l'acide carbonique. Cette échellede combustion allait prendre bientôt uneimportance énorme dans le système de Gerhardt.

Gerhardt, en effet, et nous touchons ici à noscontemporains, Gerhardt, outre des travauxspéciaux fort intéressants, tels que la production

86

Page 87: Science et philosophie - Gloubik

des acides anhydres, s'est surtout illustré par saclassification générale des substancesorganiques, fondée sur la théorie deshomologues : c'était la conséquence des travauxrelatifs à la destruction graduelle des substancesorganiques par les réactifs. Je ne puis querappeler ici combien cette classification a mis enrelief d'analogies et à combien de résultatsféconds elle a conduit.

Ce serait le moment de vous parler desradicaux métalliques composés , inventés par M.Bunsen, et des travaux de MU. Frankland, Kolbeet Löwig sur cette question ; de la découverte deséthers mixtes par M. Williamson, découverteféconde en conséquences ; et de tant d'autresrecherches qui ont étendu si rapidement ledomaine de la science. Mais le temps me manquepour ce récit : je le reprendrai peut-être quelquejour avec les développements qu'il mérite.

Je ne puis cependant passer sous silence lesméthodes générales par lesquelles nous avonsappris à former les alcalis artificiels. La premièreest due à M. Zinin (1842) ; elle permet detransformer en alcalis une multitude de carburesd'hydrogène : l'aniline, devenue si intéressantepar la production des matières colorantesartificielles, est le fruit de cette méthode. En1848, M. Würtz, par une découverte très

87

Page 88: Science et philosophie - Gloubik

importante, rattacha la formation des alcalisartificiels aux alcools eux-mêmes, c'est-à-direaux séries fondamentales de la chimie organique.Presque aussitôt M. Hofmann formula la théoriegénérale de ces nouveaux composés.

C'est ainsi que la chimie organique s'est accruesans cesse par la conquête de nouveauxdomaines. En 1854, j'ai moi-même introduit dansla science la théorie des alcools polyatomiques,théorie féconde et qui a pris aussitôt d'immensesdéveloppements. Elle m'a conduit d'abord àreproduire synthétiquement les corps grasnaturels et à en établir la constitution véritable ;elle définit également la constitution desprincipes sucrés ; elle permet de concevoir, sinonde reproduire encore, celle des principes fixesqui constituent les tissus végétaux. Enfin j'ai été,depuis quinze ans, le promoteur des idées desynthèse, jusque-là négligées en chimieorganique, et que je développerai devant vousdans le cours de cette année.

En résumé, la chimie organique est unescience née d'hier, en voie de développementscontinuels. Aussi comprendrez-vous facilementpourquoi elle n'est pas encore parvenue à cedegré de maturité et de fixité qui caractérise lessciences faites et finies, telles que la géométrieélémentaire, ou bien les théories physiques de la

88

Page 89: Science et philosophie - Gloubik

pesanteur et de l'attraction universelle. Elle n'estmême pas arrêtée à ce point de stabilité relative,suffisante pour un enseignement élémentaire, etqui appartient à la chimie minérale. En chimieorganique, les notions générales sont en étatd'évolution incessante : chacun a son système,c'est-à-dire un certain ensemble d'idéespersonnelles et qu'il applique à la science toutentière. C'est là ce qui caractérise une science envoie de formation. Et gardez-vous de regarder cetétat comme une preuve d'infériorité : les sciencesoù toute discussion a cessé sont des sciencesépuisées. Nous sommes loin de là. Depuisquatre-vingts ans, on ne cesse de fonder enchimie organique : à l'heure présente noussommes encore dans l'ère des fondateurs.

A ces progrès dans la science proprement diterépondent des progrès continuels dans deuxordres opposés, dans l'ordre des idéesphilosophiques et dans l'ordre des applications.

Vous parlerai-je, dans l'ordre philosophique,de ces notions profondes que donne la chimie surla constitution de la matière, éternellementdurable au milieu du perpétuel changement desapparences ? Quoi de plus saisissant que cetteconception des êtres vivants comme résultant del'assemblage de certaines substances définies,comparables par leurs propriétés fondamentales

89

Page 90: Science et philosophie - Gloubik

aux substances minérales, constituées par lesmêmes éléments, obéissant aux mêmes affinités,aux mêmes lois chimiques, physiques etmécaniques ? Quoi de plus capital que lareproduction de ces substances, matériauxpremiers sur lesquels opèrent les organismesvivants, par le seul jeu des forces minérales, etpar la simple réaction du carbone sur leséléments de l'air et de l'eau ?

Toute vérité est féconde, tout développementdes notions générales enfante une infinité deconséquences dans les diverses sciencesthéoriques et dans les applications. Dans l'ordredes autres sciences, il suffira de citer laphysiologie : ceux qui la cultivent savent quelleslumières elle tire chaque jour de la chimieorganique, et à quel point les progrès de ces deuxsciences sont corrélatifs. Les problèmes générauxde la nutrition dans les êtres vivants sont desproblèmes chimiques ; il en est de même de ceuxde la respiration. L'étude de tous ces problèmess'appuie sur les données fournies par la chimieorganique. Dans les tissus animaux, aussitôt queles solides, les liquides et les gaz ont été mis encontact réciproque, sous l'influence de certainsmouvements qui relèvent du système nerveux, etd'une structure spéciale que nous ne savons pasimiter, il se développe entre ces solides, ces

90

Page 91: Science et philosophie - Gloubik

liquides et ces gaz des affinités purementchimiques ; les combinaisons auxquelles ellesdonnent naissance relèvent exclusivement deslois de la chimie organique.

Dans un ordre plus éloigné, rappellerai-jequelles lumières la chimie a souvent apportées àl'histoire de l'humanité, par l'étude des produitsdes civilisations antiques, et à l'histoire des êtresvivants qui se sont succédé à la surface de laterre, par l'analyse de leurs débris ; rappellerai-jecomment, par l'examen des aérolithes, ellesemble nous révéler l'existence de la vie dans desmondes étrangers et peut-être antérieurs aunôtre ?

En nous bornant aux applications industrielles,c'est-à-dire à quelques-unes des conséquences dela chimie dans l'ordre social, il faudrait retracerl'histoire de l'industrie tout entière pour vousmontrer à quel point les découvertes de notrescience ont servi les intérêts matériels de lacivilisation. Citons seulement les travaux relatifsaux savons, à la bougie, aux acides organiques,aux alcools, au gaz de l'éclairage, aux huilesminérales, aux alcaloïdes, si précieux par leursapplications médicales, aux matières coloranteset à tant d'autres produits, issus de la chimieorganique et qui transforment incessamment lesconditions de la vie humaine. Rappelons encore

91

Page 92: Science et philosophie - Gloubik

les recherches si précieuses qui ont éclairé etéclairent chaque jour davantage l'agriculture.

Bref, il est peu de sciences qui n'empruntentquelque secours de la chimie organique, il estpeu d'industries qui ne tirent une lumière plus oumoins complète de ses découvertes.

En raison de ces progrès incessants de lachimie organique, comme science pure et commescience appliquée, la plupart des chimistes del'Institut et des professeurs du Collège de France,dans l'ordre des sciences physiques etmathématiques, ont été frappés de l'utilité qu'il yaurait à instituer une chaire destinée à exposercette science, non seulement au point de vueordinaire des résultats acquis depuis longtemps etconsacrés dans les programmes et dans lesexamens professionnels, mais à un point de vueprogressif, de façon à saisir la science dans sondéveloppement actuel et en s'attachant depréférence aux découvertes et aux idées les plusnouvelles.

Ils ont pensé que c'était au Collège de Francequ'une telle chaire devait être instituée. En effet,cet établissement est placé en dehors desexigences des programmes et des examensspéciaux. Dès sa fondation par François à", il aété destiné à représenter précisément les sciencesnouvelles, ou les parties des sciences trop

92

Page 93: Science et philosophie - Gloubik

récentes pour être introduites encore dansrenseignement dogmatique des Écoles et desFacultés. Le propre du Collège de France, c'estd'exposer surtout les idées scientifiques aumoment même de leur évolution. C'est ainsi qu'àtitre de sciences nouvelles l'étude du grec et laculture antique y furent représentées lors de safondation ; c'est ainsi que, depuis lecommencement du XIXe siècle, le Collège deFrance a été le principal théâtre de latransformation opérée dans les études historiqueset philologiques.

A ce titre, une chaire de chimie organique,consacrée de préférence aux idées nouvelles quis'agitent dans cette science, est éminemmentdans la donnée générale du Collège de France.

Le ministre éclairé qui dirige l'instructionpublique, empressé à accueillir toute idée libéraleet progressive, a pris l'initiative de l'exécution : ila institué dans cette enceinte un cours de chimieorganique, et il m'a fait l'honneur de confirmer lechoix des professeurs en me confiant ce nouvelenseignement.

Un mol encore, messieurs : j'ai un devoir, undevoir bien doux à remplir envers mon maître,M. Balard.

Parmi les professeurs qui ont réclamé cettenouvelle création, il en est un dont la situation

93

Page 94: Science et philosophie - Gloubik

était particulière. M. Balard, en effet, professe lachimie au Collège de France depuis quatorzeans ; il a formé plusieurs générations dechimistes. Dans cette circonstance, ce que l'onproposait aurait pu paraître à quelque espritjalouse un empiétement sur ses droits, car ils'agissait de dédoubler sa chaire. Mais, loin des'y opposer, par quelque crainte, peu fondéed'ailleurs, car vous connaissez tous sa parolefacile et brillante et l'excellence de sonenseignement ; loin de s'y opposer, M. Balards'est empressé de prendre l'initiative de lademande, donnant ainsi une nouvelle preuve dece dévouement à la science, de cettebienveillance généreuse que connaissent si bientous ceux qui l'ont entendu, tous ceux qui ont étéen rapport avec lui. Après avoir été son élève etson préparateur pendant dix ans, j'ai plus quepersonne le droit et le devoir de lui rendre untémoignage public ! Voilà, messieurs, commentcette chaire a été instituée, quelle en est ladestination.

Parlons maintenant du cours de cette année.Ce cours sera consacré à l'exposition desméthodes générales de synthèse en chimieorganique.

La chimie organique a pour objet l'étude desmatières contenues dans les êtres vivants. Elle

94

Page 95: Science et philosophie - Gloubik

peut être présentée sous deux points de vue, tousdeux nécessaires et fondamentaux : au point devue de l'analyse et au point de vue de la synthèse.Ces mots : analyse et synthèse, ont en chimie unesignification spéciale, singulièrement précise etplus complète que dans aucun autre ordre d'idées.En général, ces mots expriment des procédéslogiques de l'esprit humain, qui tantôt décomposeune notion complexe en une suite de notions plussimples, tantôt et inversement reconstitue unenotion générale à l'aide de tout un ensemble denotions particulières. Eh Lien, changez le motnotion en celui de substance, et vouscomprendrez ce que signifient, en chimie, lesmots analyse et synthèse. Ils représentent uneaction réelle, effective, sur la nature. Pour vousmontrer toute l'importance de l'analyse et de lasynthèse dans la philosophie naturelle, il suffirade rappeler l'analyse de l'eau, décomposée parl'expérience en hydrogène et en oxygène, et lasynthèse de l'eau reconstituée, toujours parl'expérience et non par une simple conception del'esprit, à l'aide de ces deux éléments : doubledécouverte qui a joué le plus grand rôle dansl'institution de la chimie scientifique, il y aquatre-vingts ans.

En chimie organique, l'analyse procède pardeux degrés successifs : d'abord les principes

95

Page 96: Science et philosophie - Gloubik

immédiats, puis les éléments. Elle commence pardémontrer que les êtres vivants sont formés parl'association et le mélange d^un nombreimmense de principes immédiats définis, très peustables, très facilement altérables sous l'influencede la chaleur et des agents ordinaires de lachimie minérale. Ces principes si nombreuxrésultent presque tous de l'union de quatreéléments fondamentaux : le carbone,l'hydrogène, l'oxygène et l'azote. Opposez cepetit nombre des éléments des matièresorganiques à la multitude des principesimmédiats qui en sont composés et au peu destabilité de ces principes, et vous comprendrezaussitôt quelles difficultés s'opposent à lasynthèse des matières organiques, et commentcette synthèse, envisagée d'une manière générale,est demeurée si longtemps controversée.Cependant la nature la réalise tous les jours nosyeux ; chaque jour nous voyons les végétauxformer leurs principes immédiats avec leséléments de l'eau et de l'acide carbonique, et lesanimaux engendrer de nouveaux principes par lamétamorphose de ceux que les végétaux ontproduits de toutes pièces.

Serait-il donc vrai que l'organisation exercequelque influence sur les affinités chimiquesexercées dans son sein, qu'elle seule ait la vertu

96

Page 97: Science et philosophie - Gloubik

de déterminer ces synthèses naturelles, opérantpar des forces différentes de celles auxquelles arecours la chimie minérale ? Buffon avait émis,au siècle dernier, une opinion encore plusradicale : il supposait qu'il existe une matièreorganique animée, universellement répanduedans les substances végétales et animales. Maiscette opinion fut renversée le jour où l'ondémontra que les éléments chimiques des êtresorganisés sont les mêmes que les élémentschimiques des êtres minéraux.

À cette première conception, grossière dans sasubtilité même, on substitua bientôt celle d'uneaction propre de la force vitale, intervenant pourmodifier le jeu des affinités chimiques. Cetteidée commença à être ébranlée le jour oùWöhler, en 1829, reproduisit artificiellementl'urée, c'est-à-dire l'un des principes immédiatsles plus importants des animaux. Cependant cettepremière synthèse portait sur une substance trèssimple ; elle demeura presque isolée, malgréquelques belles expériences de M. Pelouze sur latransformation de l'acide cyanhydrique en acideformique, et de M. Kolbe sur la production duchlorure de carbone et de l'acide acétique aumoyen du sulfure de carbone, à tel point queBerzélius pouvait encore écrire ces paroles en1849 : « Dans la nature vivante, les éléments

97

Page 98: Science et philosophie - Gloubik

paraissent obéir à des lois tout autres que dans lanature inorganique... Si l'on parvenait à trouver lacause de cette différence, on aurait la clef de lathéorie de la chimie organique ; mais cettethéorie est tellement cachée, que nous n'avonsaucun espoir de la découvrir, du moins quant àprésent. » Et il ajoutait, faisant allusion à lareproduction de l'urée et à quelques travaux plusrécents : « Quand même nous parviendrions avecle temps à produire avec des corps inorganiquesplusieurs substances d'une composition analogueà celle des produits organiques, cette imitationincomplète est trop restreinte pour que nouspuissions espérer produire des corps organiques,comme nous réussissons dans la plupart des cas àconfirmer l'analyse des corps inorganiques enfaisant leur synthèse. » Quelques annéesauparavant, Gerhardt avait écrit, dans un sensanalogue, « que la formation des matièresorganiques dépendait de l'action mystérieuse dela force vitale, action opposée, en luttecontinuelle avec celles que nous sommeshabitués à regarder comme la cause desphénomènes chimiques ordinaires... Je démontre,disait-il encore en parlant de sa classification,que le chimiste fait tout l'opposé de la naturevivante, qu'il brûle, détruit, opère par analyse ;que la force vitale seule opère par synthèse,

98

Page 99: Science et philosophie - Gloubik

qu'elle reconstruit l'édifice abattu par les forceschimiques. » Ces citations répondent à l'état de lascience, il y a quinze ans ; si j'ai cru nécessairede les faire, c'est que, les progrès une foisaccomplis, les vérités démontrées paraissent siévidentes, que l'on croit les avoir toujoursconnues ; oubliant souvent combien ces progrèssont récents et combien d'efforts il a fallu pourfaire prévaloir un point de vue nouveau.

La science, en effet, depuis dix ans, a éprouvéun changement considérable : les idées sur laconstitution des matières organiques et sur leursynthèse se sont profondément modifiées ; lesdécouvertes dans cet ordre ont été telles, qu'àl'heure présente il est peu de chimistes qui ne sepréoccupent des questions de synthèse ; elles ontété telles, que j'ai pu prendre pour sujet du coursde cette année les méthodes générales desynthèse en chimie organique : là où il n'y avaitque quelques faits épars et isolés, nous possédonsaujourd'hui des méthodes générales. Les travauxde celui qui vous parle, la longue suited'expériences par lesquelles il a réalisé lasynthèse des corps gras neutres, la synthèsetotale des carbures d'hydrogène et des alcools lesplus simples, alcools et carbures dont aucunn'avait été formé jusque-là avec les éléments ;enfin l'ouvrage dans lequel il a formulé

99

Page 100: Science et philosophie - Gloubik

l'ensemble des problèmes de synthèse, réduitspour la première fois en un corps de doctrine, enmettant sous les yeux de tous le but qu'ils'agissait d'atteindre, les résultats déjà acquis etla voie qu'il convenait de suivre pour aller plusloin, n'ont sans doute pas été sans influence surcette évolution nouvelle de la chimie organique.

Messieurs, voici le moment de vous signalerquelle est l'importance et le rôle de la synthèse enchimie et particulièrement en chimie organique.La synthèse, en effet, peut être envisagée : soitcomme vérifiant l'analyse, soit comme donnantlieu à un nouvel ordre de problèmes, réciproquesà ceux de l'analyse ; soit comme démontrantl'identité des forces qui régissent les phénomèneschimiques dans la nature minérale et dans lanature organique ; soit enfin comme conduisantspécialement à la connaissance des lois généralesqui régissent la formation des combinaisonschimiques.

La conséquence de la synthèse qui se présented'abord, c'est la vérification des résultats del'analyse. Toutes les fois que nous réussissons àreproduire un composé chimique, au moyen deséléments manifestés par l'analyse, nousacquérons la preuve que nous connaissons bienréellement ces éléments et leurs proportions,c'est-à-dire que l'analyse n'avait rien oublié. Mais

100

Page 101: Science et philosophie - Gloubik

c'est là la moindre des conséquences produitespar les recherches synthétiques.

En effet, en généralisant ces recherches, noussommes conduits à envisager la science et sesméthodes sous un point de vue nouveau. Tout unnouvel ordre de problèmes prend ici naissance :ce sont les problèmes inverses. Il s'agitmaintenant de recomposer tout ce qui a étédécomposé, d'opposer à toute action, é toutemétamorphose, l'action, la métamorphoseréciproque. De là un point de vue général etfécond, applicable à l'ensemble de la chimieorganique. Les méthodes de la synthèse, dansleur opposition aux méthodes d'analyse,représentent, en quelque sorte, le calcul intégralopposé au calcul différentiel.

A un corps de méthodes générales de cetteespèce répond nécessairement tout un ordred'idées scientifiques et philosophiques. En effet,en même temps que nous vérifions les analysespar les synthèses, en même temps que nous endéduisons la conception des problèmes inverses,nous arrivons à des notions d'un ordreextrêmement élevé, spécialement tirées de lasynthèse. Les vues générales conçues parl'analyse sont toujours plus ou moinspersonnelles ; elles ne s'imposent pas d'unemanière nécessaire à l'esprit humain, tant qu'elles

101

Page 102: Science et philosophie - Gloubik

n'ont pas trouvé leur contrôle, c'est-à-diredémontré par la synthèse leur conformité avec lanature des choses, laquelle ne se plie point au gréde nos théories. C'est donc par la synthèse quenous reconnaissons que nous sommes parvenusaux lois mêmes qui régissent la composition deschoses, et non à de pures conceptions de notreesprit, propres tout au plus à servir de base à desclassifications artificielles.

La synthèse nous conduit également à ladémonstration de cette vérité capitale, que lesforces chimiques qui régissent la matièreorganique sont réellement et sans réserve lesmêmes que celles qui régissent la matièreminérale. Un tel résultat est acquis dès que l'on aprouvé que les dernières forces développent lesmêmes effets que les premières et reproduisentles mêmes combinaisons : notion vraimentfondamentale, que l'analyse peut faire pressentir,mais qu'elle est évidemment impuissante àétablir. Ainsi, les lois chimiques qui régissent lessubstances organiques sont les mêmes que cellesqui régissent les substances minérales. J'appellevotre attention sur la simplicité de ce résultat : ilest conforme à cette tendance générale en vertude laquelle les sciences se simplifient à mesurequ'elles deviennent plus parfaites, et tendent deplus en plus à rendre compte des phénomènes

102

Page 103: Science et philosophie - Gloubik

encore inexpliqués par l'intervention des forcesdéjà connues. C'est ainsi que la géologie s'efforcede représenter tous les changements du mondepassé par le seul jeu des causes actuelles.

La synthèse, je viens de vous le dire, estspécialement propre à nous faire connaître leslois générales qui régissent les combinaisonschimiques. A ce point de vue, elle offre unefécondité spéciale. En effet, tandis que l'analysese borne nécessairement aux composés naturelset à leur dérivés, la synthèse, procédant en vertud'une loi génératrice, reproduit non seulement lessubstances naturelles, qui sont des casparticuliers de cette loi, mais aussi une infinitéd'autres substances, qui n'auraient jamais existédans la nature. Ainsi, par exemple, on connaissaitpar l'analyse quinze ou vingt corps gras neutres,extraits des végétaux et des animaux : lasynthèse, après avoir découvert et établi la loigénérale qui préside à leur composition, s'appuiesur cette loi même pour former aujourd'hui, nonseulement ces quinze ou vingt substancesnaturelles, mais près de deux cents millions decorps gras, obtenus par des méthodes prévues etdont les principales propriétés sont annoncéesd'avance. Pour prendre un exemple plus hardi, sila chimie réussit quelque jour à dépasser cettelimite jusqu'ici infranchissable que lui opposent

103

Page 104: Science et philosophie - Gloubik

les corps réputés simples, si elle parvient à lesdécomposer et à les recomposer à son gré, la loigénérale de cette synthèse nous permettra sansdoute de former, à côté des éléments actuels, uneinfinité d'éléments analogues. Le domaine où lasynthèse exerce sa puissance créatrice est doncen quelque sorte plus grand que celui de la natureactuellement réalisée.

La chimie organique, messieurs, est parvenueaujourd'hui à un degré assez avancé pour réduiretous les problèmes de synthèse à un petit nombred'idées simples, et qui se classent sous deuxcatégories, savoir :

1° Les classifications, fondées sur les types oufonctions organiques, et sur les séries quireproduisent chacun de ces types avec les mêmescaractères chimiques, mais sous divers états decondensation ;

2° Les méthodes de métamorphoses, ou cyclesde réactions, qui permettent de produire àvolonté tel type chimique et tel composédéterminé, soit naturel, soit artificiel.

Entre ces deux ordres de notions, nous devonssignaler une distinction fondamentale au point deTue de la philosophie scientifique : les unes sontcommunes a toutes les sciences naturelles, tandisque les autres caractérisent plus spécialement lachimie. En effet, les notions de séries et de

104

Page 105: Science et philosophie - Gloubik

fonctions, c'est-à-dire les notions declassification, existent dans toutes les sciencesnaturelles : la zoologie et la botanique procèdentà cet égard de la même manière que la chimie.Elles commencent également par établir entre lesdifférents êtres qu'elles envisagent des relationsgénérales, à l'aide desquelles on partage ces êtresen classes, familles, genres, etc. ; c'est-à-dire encatégories, tantôt purement conventionnelles,tantôt fondées sur un sentiment plus ou moins netde leurs analogies véritables. A un certain pointde vue, ces classifications peuvent êtreenvisagées comme des instruments nécessaires àla faiblesse de l'intelligence humaine et sanslesquels elle serait incapable d'embrasserl'ensemble des êtres particuliers que les sciencesnaturelles se proposent de connaître. Ce point devue appartient à la fois à la chimie et à l'histoirenaturelle.

Mais notre esprit n'est point entièrementsatisfait par cette manière de comprendre lesclassifications. Il est toujours enclin à croire queles cadres tracés par elles ne sont pas de simplesconceptions de la pensée humaine, mais qu'ilsdoivent avoir un fondement dans l'essence mêmedes choses. En un mot, nous imaginons qu'uneclassification ne saurait être naturelle que si ellerassemble tous les êtres produits de la même

105

Page 106: Science et philosophie - Gloubik

manière et par une même cause génératrice. Uneclassification ne peut même prétendre à contentercomplètement notre esprit que si elle parvient ànous faire comprendre le caractère et le moded'action de cette cause génératrice. Telle est, ceme semble, la vraie philosophie des notionsrelatives aux classifications naturelles etartificielles ; c'est au fond la même idée qui étaitcachée sous les vieilles discussions desnominalistes et des réalistes.

Or la chimie possède à cet égard un caractèrepropre, et digne du plus haut intérêt. Nonseulement elle construit des classifications, maiselle les fonde sur la connaissance immédiate etsur la mise enjeu des causes génératrices. Elletransforme ses conceptions générales en réalités,parce qu'elle peut former de toutes pièces etmétamorphoser les uns dans les autres les êtresdont elle s'occupe. Au contraire, les autressciences naturelles n'ont pu jusqu'ici nireproduire leurs espèces de toutes pièces, ni lestransformer à volonté les unes dans les autres.Quel que soit l'intérêt de ces problèmes, et sansaffirmer ou nier que l'avenir leur réserve unesolution, nous devons avouer que dans tout autreordre que celui de la chimie ils sont restésinaccessibles à la science positive. La chimie estla seule branche de nos connaissances dans

106

Page 107: Science et philosophie - Gloubik

laquelle de telles questions aient pu dépasser lesspéculations de la science idéale.

La chimie tire donc de la synthèse un caractèrepropre. Elle donne à l'homme sur le monde unepuissance inconnue aux autres sciencesnaturelles. Par là même, elle imprime à sesconceptions et à ses classifications un degré pluscomplet de réalité objective. En effet, les loisgénérales que la science atteint ici ne sont pas desimples créations de l'esprit humain, des vuesdont la conformité avec le lois génératrices deschoses puisse être révoquée en doute. Les lois etles classification de la chimie sont vivantes dansle monde extérieur : elles engendrent chaque jourentre nos mains des êtres tout pareils à ceux queproduit la nature elle-même.

Or, telle est la seule démonstration rigoureusede l'identité entre les lois conçues par notre espritet les causes nécessaires qui agissent dansl'univers. C'est en raison de cette faculté créatriceque la chimie a conquis un rôle si considérabledans l'ordre matériel : de là découlent toutes sesapplications à l'industrie et à la société. C'est cemême caractère qui donne à ses méthodes et àses résultats une influence capitale sur ledéveloppement général de l'esprit humain.

107

Page 108: Science et philosophie - Gloubik

La théorie mécanique de lachaleur et la chimie

Cet article résume l'introduction et laconclusion de mon ouvrage intitulé : Essai deMécanique Chimique, 2 v. in-8°, 1879.

Une révolution générale s’est produite dans lessciences physiques depuis trente ans, par suite dela nouvelle conception à laquelle la philosophieexpérimentale a été conduite sur la nature de lachaleur : au lieu d'envisager celle-ci commerésidant dans un fluide matériel, plus ou moinsétroitement uni aux corps pondérables, tous lesphysiciens s'accordent aujourd'hui à regarder lachaleur comme un mode de mouvement. Lanotion de phénomène a ainsi remplacé la notionde substance, attribuée naguère à la chaleur etexprimée par le mot calorique. Cette conceptionnouvelle, déjà entrevue autrefois dans l'étude dufrottement et du dégagement indéfini de chaleurqui peut en résulter, a été démontrée vraie parMayer, Colding et Joule vers 1842, et établied'une manière plus complète par Helmholtz,Clausius, Rankine et W. Thomson. Les travaux

108

Page 109: Science et philosophie - Gloubik

de ces savants ont prouvé d'une manièreirréfragable l'équivalence mécanique de lachaleur, c'est-à-dire la proportionnalité entre laquantité de chaleur disparue dans les machines etla quantité de travail mécanique développésimultanément.

Ainsi il est démontré que, dans tes machinesproprement dites, il existe une relation directeentre la chaleur disparue et le travail produit.Toutes les fois qu'une certaine quantité dechaleur disparaît dans un système de corps, sanspouvoir être retrouvée dans les corpsenvironnants, on observe dans le système soit unaccroissement de force vive, soit une productionde travail correspondante. Réciproquement, s'il ya perte de force vive ou dépense de travail dansun système, sans que cette perte ou cette dépenses'explique par un phénomène du même ordre etcorrélatif dans un autre système, on observe ledégagement d'une quantité de chaleurproportionnelle à cette diminution. Les deuxordres de phénomènes sont donc équivalents.

Ce principe d'équivalence est démontré, je lerépète, par des expériences directes, lorsqu'ils'agit des forces vives immédiatementmesurables et du travail extérieur et visible desmachines. On est dés lors conduit à appliquer lemême principe aux changements de force vive

109

Page 110: Science et philosophie - Gloubik

moléculaire, et aux travaux des dernièresparticules des corps, changements accomplisdans un ordre de mouvements et de partiesmatérielles que l'on ne peut ni voir ni mesurerdirectement, n s'agit en particulier de recherchersi les mouvements insensibles qui règlent lesphénomènes chimiques obéissent aux mêmes loisque les mouvements sensibles des machinesmotrices. Mais on rencontre ici une difficultéfondamentale : les mouvements insensiblesdéveloppés pendant les actions chimiques nepouvant être ni décrits, ni mesurés directement,conune ceux des machines proprement dites.C'est pourquoi la question ne saurait être décidéeque par voie indirecte ; je veux dire par laconformité constante des expériences avec desrésultats prévus par la théorie. Réciproquement,une telle conformité étant supposée établie, il enrésulte cette conséquence capitale, que lestravaux des forces chimiques sont ramenés à unemême définition et à une même unité ,communes à toutes les forces naturelles.

De là résulte une science nouvelle, plusgénérale et plus abstraite que la descriptionindividuelle des propriétés, de la fabrication etdes transformations des espèces chimiques. Danscette science, on se propose d^envisager les loismêmes des transformations, et de rechercher les

110

Page 111: Science et philosophie - Gloubik

causes, c'est-à-dire les conditions prochaines quiles déterminent. On démontre d'abord que lesquantités de chaleur développées par les actionsréciproques des corps simples et composésdonnent la mesure des travaux des forcesmoléculaires. Par là, les énergies chimiques setrouvent nettement caractérisées et mises enopposition avec les autres énergies naturelles :les unes et les autres obéissent d'ailleurségalement aux lois de la mécanique rationnelle.

Les conditions qui président à l'existence et àla stabilité des combinaisons étant définiesd'abord pour chaque corps traité séparément, onen déduit les conditions qui président aux actionsréciproques.

C'est ici le résultat fondamental de la nouvellescience. En effet, nous avons réussi à découvrirun principe nouveau de mécanique chimique, àl'aide duquel les actions réciproques des corpspeuvent être prévues avec certitude, dès que l'onsait les conditions propres de l'existence dechacun d'eux envisagé isolément. Le principe dutravail maximum, aussi simple que facile àcomprendre, ramène tout à une doubleconnaissance : celle de la chaleur dégagée par lestransformations et celle de la stabilité propre dechaque composé.

111

Page 112: Science et philosophie - Gloubik

Nous avons énoncé le principe et nous l'avonsdémontré expérimentalement, par la discussiondes phénomènes généraux de la chimie ; puisnous en avons développé l'application auxactions réciproques des principaux groupes desubstances.

Le tableau général des actions chimiques descorps pris sous leurs divers états, gazeux, liquide,solide, dissous, peut être ainsi présenté d'unemanière générale et réduit à une règle unique destatique moléculaire. Non seulement cette règlefournit des données nouvelles et fécondes pour lathéorie, aussi bien que pour les applications ;mais la figure même de la chimie et la forme deses enseignements se trouvent par là changées.

Telle est la destinée de toute connaissancehumaine. Nulle œuvre théorique n'est définitive ;les principes de nos connaissances setransforment, et les points de vue se renouvellentpar une incessante évolution.

La chimie des espèces, des séries et desconstructions symboliques, qui a formé jusqu'icipresque toute la science, se trouvera désormais,sinon écartée, — nulle science véritable ne peutainsi disparaître du domaine de l'esprit humain,— du moins rejetée sur le second plan par lachimie plus générale des forces et desmécanismes : c'est celle-ci qui doit dominer

112

Page 113: Science et philosophie - Gloubik

celle-là ; car elle lui fournit les règles et lesmesures de ses actions.

La matière multiforme dont la chimie étudie ladiversité obéit aux lois d'une mécaniquecommune, et qui est la même pour les particulesinvisibles des cristaux et des cellules que pour lesorganes sensibles des machines proprement dites.Au point de vue mécanique, deux donnéesfondamentales caractérisent cette diversité enapparence indéfinie des substances chimiques,savoir : la masse des particules élémentaires,c'est-à-dire leur équivalent, et la nature de leursmouvements. La connaissance de ces deuxdonnées doit suffire pour tout expliquer. Voilà cequi justifie l'importance actuelle, et plus encorel'importance future de la thermochimie, sciencequi mesure les travaux des forces mises en jeudans les actions moléculaires.

Certes, je ne me dissimule pas les lacunes etles imperfections de l'œuvre que j'ai tentée ; maiscette œuvre, si limitée qu'elle soit, n'enreprésente pas moins un premier pas dans la voienouvelle, que tous sont invités à agrandir et àpousser plus ayant, jusqu'à ce que la sciencechimique entière ait été transformée. Le but estd'autant plus haut que, par une telle évolution, lachimie tend à sortir de l'ordre des sciencesdescriptives, pour rattacher ses principes et ses

113

Page 114: Science et philosophie - Gloubik

problèmes à ceux des sciences purementphysiques et mécaniques. Elle se rapproche ainside plus en plus de cette conception idéale,poursuivie depuis tant d'années par les efforts dessavants et des philosophes, et dans laquelletoutes les spéculations et toutes les découvertesconcourent vers l'unité de la loi universelle desmouvements et des forces naturelles.

114

Page 115: Science et philosophie - Gloubik

Les matières explosives, leurdécouverte et les progrès

successifs de leurconnaissance

I

Les anciens n'ont pas connu les matièresexplosives, ni leur emploi pour la guerre ou pourl'industrie. Ils n'avaient pas soupçonné lesréserves d'énergie que les forces chimiquespeuvent fournir à l'homme et, dans la guerre, ilsse bornaient à utiliser le travail de ses muscles.C'est ce que montre l'étude des engins,constituant une artillerie véritable, qu'ils avaientimaginés pour l'attaque et la défense des places ;elle comprend tout un ensemble de machines,balistes et catapultes, destinées à lancer surl'ennemi des projectiles de nature diverse :flèches et balles métalliques, pierres et boulets,matières incendiaires attachées à l'extrémité des

115

Page 116: Science et philosophie - Gloubik

traits ou déposées dans des pots, des carcasses oudes barils.

On voit déjà le dessin de plusieurs de cesmachines sur les monuments assyriens. LesGrecs en ont fait un grand emploi, surtout depuisAlexandre et ses successeurs. Les Romains et lesSassanides les ont perfectionnées et transmisesau moyen âge, qui en avait encore développé etagrandi l'emploi, sous le nom de mangonneaux,arbalètes à tour, etc.

Toutes ces machines, fondées sur la tensiondes cordes, avaient, je le répète, un caractèrecommun : elles se bornaient à mettre en œuvre laforce de l'homme, accumulée peu à peu par unsystème plus ou moins ingénieux de leviers et decontrepoids, dont la détente subite communiquaitaux projectiles l'impulsion et la force vive. Onconçoit dès lors quelle révolution dut se produiredans l'art des guerres, lorsqu'on découvrit lemoyen de développer la force vive sans machinespéciale, sans travail humain et par le ressortd'une énergie chimique, latente dans le mélangede certains ingrédients.

Cette découverte ne fut pas la conséquenced'une théorie préconçue : on y parvint parl'empirisme, comme il est arrivé dans la plupartdes industries, du moins avant le siècle présent,

116

Page 117: Science et philosophie - Gloubik

qui a marqué l'ère des inventions déterminées parla pure théorie.

L'histoire de l'origine de la poudre, la plusancienne des matières explosives, est des pluscurieuses et des plus caractéristiques pour celuiqui cherche à se rendre compte de la marche del'esprit humain : il s'agit d'ailleurs ici d'unedécouverte capitale ; car nul n'ignore le rôle quela poudre a joué dans les développements de lacivilisation moderne.

II

La connaissance de la poudre est sortie peu àpeu de l'emploi des matières incendiaires dans laguerre.

Les projectiles incendiaires des anciens,fondés d'abord sur l'emploi de torches et demorceaux de bois enflammés, n'avaient pas tardéà être perfectionnés par l'usage de la poix, dusoufre et des résines, substances faciles àenflammer, difficiles à éteindre. Une foisfondues, elles adhèrent fortement, en raison deleur viscosité, aux corps sur lesquels elles sonttombées ; d'autre part, la chaleur produite parleur combustion même les rend de plus en plus

117

Page 118: Science et philosophie - Gloubik

fluides et les fait couler à la surface de cesmêmes corps, en y propageant partout l'incendie ;enfin l'eau versée à leur surface ne les éteintqu'avec difficulté, parce qu'elle ne les dissout paset ne s'y mélange point.

Cependant ces avantages n'ont rien d'absolu ;on peut parvenir à éteindre les résinesenflammées, si l'on réussit à les noyer sous l'eau,ou bien à les refroidir à l'aide d'une affusionabondante et subite d'eau ou de sable, laquelle enabaisse la température jusqu'à ce degré où lacombustion cesse. Les projectiles mêmes, quileur servaient de supports, ne pouvaient guèreêtre lancés avec une très grande vitesse, sansrisquer de voir éteindre par l'action réfrigérantede l'air l'inflammation communiquée au départ.

Ce sont ces inconvénients que la découvertedu feu grégeois tendait à faire disparaître et quilui donnèrent tout d'abord une si granderéputation et un si grand avantage sur les anciensprocédés incendiaires.

On a beaucoup discuté sur la nature et sur leseffets du feu grégeois. Le mystère dont safabrication et son emploi étaient entourés àConstantinople, le caractère magique de ce feu,que rien ne semblait pouvoir éteindre et qui,disait-on, communiquait la même propriété auxincendies allumés par lui, frappèrent fortement

118

Page 119: Science et philosophie - Gloubik

les imaginations des contemporains, et leretentissement de leur épouvante est venu jusqu'ànous. En réalité, le secret dont la composition dufeu grégeois a été longtemps entourée estaujourd'hui complètement éclairci. On peut diremême, et je le montrerai plus loin, qu'il n'ajamais été perdu. Les projectiles incendiaires,tels que les obus munis d'évents par oùs'échappaient de longs jets de feu, projectiles quel'armée allemande a jetés sur Paris en 1870, etdont j'ai eu entre les mains des exemplairesrecueillis à Villejuif ; ces projectiles, dis-je, nedifféraient probablement des marmites à feudécrites par les historiens arabes que parl'épaisseur plus grande des parois et par laprojection des obus au moyen d'un canon, au lieud'une arbalète à tour ; mais la matière incendiaireétait à peu près la même. Les obus proprementdits, tombés sur Paris par milliers, en décembre1870 et janvier 1871, lançaient de tous côtés,dans l'acte de leur explosion, des cartouchesremplies de roche à feu, c'est-à-dire d'un mélangeincendiaire presque identique au feu grégeois.Mais les effets mêmes de ces cartouches, une foisl'explosion produite, n'étaient guère plusredoutables que n'ont dû l'être autrefois ceux destraits à feu des Arabes. Il était facile, comme j'enai été témoin, d'éteindre ces cartouches et

119

Page 120: Science et philosophie - Gloubik

d'arrêter l'incendie qu'elles étaient destinées àprovoquer : je possède encore celles que j'airamassées dans une maison de la rue Racine, aumoment même où elle venait d'être traversée parun obus. La substance inflammable dont ellessont remplies est un mélange de salpêtre, desoufre et d'un corps résineux.

C'était surtout lorsqu'il agissait sur desbâtiments en bois, navires, galeries de défense,tours roulantes ou machines de siège, que le feugrégeois exerçait ses effets les plus redoutables,et qu'il justifiait la terreur inspirée aux peuplesignorants de son usage. Vis-à-vis desconstructions de pierre, il n'était guère plusefficace que les obus à pétrole de la Commune,et son action sur les guerriers couverts de ferétait si facile à éviter ou si peu dangereuse, queJoinville, au milieu des descriptions effrayéesqu'il nous en retrace, ne nous dit pas qu'un seulhomme notable de l'armée des croisés ait périvictime de l'attaque directe de ce feu.

Pour avoir une idée exacte du feu grégeois etde ses effets, il suffit de lire les ouvragesclassiques de M. Ludovic Lalanne8, qui a

8 Recherches sur le feu grégeois, 2e édition, 1845. — Voir aussiJoly de Maizeroy, Mémoires de l'Académie des Inscriptions,1778. -- Voir encore Tortel, le Spectateur militaire, p.53, août1841.

120

Page 121: Science et philosophie - Gloubik

reproduit et discuté les principaux passages desauteurs byzantins, source fondamentale en cettematière ; le livre de MM. Reinaud et Favé9, quiont exécuté le même travail sur les auteursarabes ; les extraits des auteurs chinois, par le P.Gaubil ; et l'ouvrage magistral de M. Lacabane :De la poudre à canon10.

Nous allons résumer ces documentsauthentiques, retrouvés par les érudits de notretemps, mais en les commentant et les éclairant àl'aide des lumières nouvelles qui résultent de laconnaissance expérimentale des effets desmatières explosives et des lois de la chimie.

C'est la découverte du salpêtre (sal petrœ) etde ses propriétés qui a servi de point de départ.

Les efflorescences salines qui se forment à lasurface de certaines roches et de certains terrainsétaient connues des anciens. Rappelons, pourl'intelligence de ce qui suit, que la compositionn'en est pas toujours la même : le sulfate desoude, le carbonate de soude, le chlorure desodium, en particulier, pouvant donner lieu à desformations analogues à celle du véritable sel depierre. Cependant la fleur de la pierre d'Assos,ville de Mysie, décrite par Dioscoride et parPline, parait bien identique à l'azotate de potasse.

9 Du feu grégeois et des origines de la poudre à canon, 1845.10 Bibliothèque de l'École des chartes, 2e série, t. Ie, p. 28, 1845.

121

Page 122: Science et philosophie - Gloubik

La neige de Chine était constituée par le mêmesel, et le nom de baroud (c'est-à-dire grêle),employé par les Arabes, semble rappeler lastructure rayonnée de ce sel recristallisé dansl'eau.

Les anciens s'en servaient en matièremédicale, pour ronger les excroissances charnueset déterminer la cicatrisation des ulcèresindolents.

La connaissance de ces propriétés corrosivesa-t-elle conduit, par une assimilation grossière,mais de l'ordre des raisonnements que font lespeuples primitifs, à envisager le salpêtre commeune matière comburante ? Ou bien sa propriétéd'entretenir la combustion, en fusant sur lescharbons ardents, a-t-elle été découverte parhasard ? C'est ce qu'il n'est guère possible dedécider. En tout cas, cette aptitude comburantedu nitre ne parait pas avoir été connue des Grecset des Romains.

Ce sont les Chinois qui semblent avoir eu lespremiers l'idée d'en tirer parti, principalementpour la fabrication des artifices, comme entémoignent les noms de sel de Chine et de neigede Chine^ donnés au salpêtre par les écrivainsarabes. Mais il est difficile de préciser l'époquede cette découverte, antidatée d'ailleurs, commebeaucoup d'autres, par les premiers Européens

122

Page 123: Science et philosophie - Gloubik

qui ont traduit les livres chinois. Il est douteuxque son application à la guerre soit plus ancienneen Chine qu'en Occident ; les documents exactscités au siècle dernier par les jésuites de Pékin11,en réponse à une contestation de Corneille dePauw, disent seulement : « L'an 969 de Jésus-Christ, deuxième année du règne de Taï-Tsou,fondateur de la dynastie des Song, on présenta àce prince une composition qui allumait lesflèches et les portait fort loin. L'an 1002, sonsson successeur Tchin-Tsong, on fit usage detubes qui lançaient des globes de feu et desflèches allumées à la distance de 700 et même de1000 pas12. » Les missionnaires ajoutent que,suivant plusieurs savants, ces inventionsremonteraient avant le VIIIe siècle. Observonsqu'il s'agit ici de la fusée, et non des canons, nimême de la poudre à canon, comme le montrentles détails qui suivent.

En 1259, « on fabriqua une arme appelée tho-ho-tsiang, c'est-à-dire lance à feu impétueux ; onintroduisit un nid de grains13 dans un long tubede bambou, auquel on mettait le feu ; un jet deflamme en sortait, puis le nid de grains était

11 Je tire cette citation de l'ouvrage de MM. Reinaud et Favé, p.187.

12 Ces distances sont probablement fort exagérées.13 Sorte de cartouche renfermant des grains de matières explosives.

123

Page 124: Science et philosophie - Gloubik

lancé avec bruit.» C'est la lance de guerre à feu ;mais il n'est question ni du fusil ni du canon.

Le siège de la ville de Kai-foung-fou par lesMongols, en 1232, a été cité comme fournissantun exemple de l'emploi du canon, quoiqu'il nedonne pas un renseignement plus décisif. Eneffet, le P. Gaubil a fait observer avec raison quela machine, employée dans ce siège et désignéesous le nom de ho'paoy n'est probablement pas lecanon, mais plutôt une machine à fronde, lançantdes pots à feu dont la flamme s'étendait au loin.Au siège de Siang-yang par les Mongols, soldatsde Koublai-Khan, en 1271, les machinesd'attaque furent construites non par les Chinois,mais par des ingénieurs occidentaux, Italiens etArabes, ou plutôt Persans. C'étaient desmachines à fronde, mues par des contrepoids etlançant des projectiles pesants, ainsi qu'il résultedes récits concordants des historiens chinois etde Marco Polo.

Les Chinois ne possédaient donc alors, pasplus qu'aujourd'hui, le génie des inventionsmécaniques, et ils étaient obligés d'emprunter lesingénieurs compétents à l'Europe et à la Perse.En 1621, les canons étaient encore inconnus enChine.

Cependant, d'après une tradition constante,bien qu'elle n'ait peut-être pas été soumise à une

124

Page 125: Science et philosophie - Gloubik

critique approfondie, les Chinois, je le répète,paraissent avoir connu les premiers lescomportions salpêtrées ; mais ils en ignoraient laforce expansive, et les documents authentiquessemblent conduire à leur refuser la découvertedes canons et de la poudre de guerre proprementdite. La date même attribuée plus haut àl'invention des fusées de guerre en Chine, c'est-à-dire la fin du Xe siècle de notre ère, ne remontepas au delà de la date de cette même inventiondans l'Occident.

C'est trois siècles auparavant, c'est-à-dire vers673, que le feu grec ou grégeois apparaît pour lapremière fois dans l'histoire, comme inventé parl'ingénieur Callinicus. La flotte des Arabes, quiassiégeait alors Constantinople, fut détruite àCyzique par son emploi, et pendant plusieurssiècles le feu grégeois assura la victoire auxByzantins dans leurs batailles navales contre lesArabes et contre les Russes. Cette compositionincendiaire, que l'eau n'éteignait point, étaitparticulièrement efficace à une époque ou lesnavires étaient obligés de se rapprocher pourcombattre. Sa propriété de traverser l'air avecvitesse, en produisant un grand bruit et uneflamme éclatante, frappait vivement lesimaginations et augmentait la terreur queproduisaient ses effets destructeurs. L'empereur

125

Page 126: Science et philosophie - Gloubik

Léon le Philosophe en décrit l'emploi, dans sesInstitutions militaires, comme celui d'une matièredisposée dans des tubes, d'où elle part avec unbruit de tonnerre et une fumée enflammée, et vabrûler les navires sur lesquels on l'envoie. On lalançait par de longs tubes de cuivre, placés à laproue des navires, au travers de la gueule destètes d'animaux sauvages destinés par leur aspectà augmenter l'effroi de l'ennemi. Jusqu'à quelpoint la force impulsive des gaz émis par lamatière enflammée s'ajoutait-elle à celle descordes tendues dont le ressort constituait la forcemotrice initiale ? C'est ce que le vagueintentionnel des descriptions des auteurs grecs nepermet pas de décider.

Les Byzantins parlent aussi des tubes à main(chirosiphons), destinés à être lancés au visagede l'ennemi avec la composition enflamméequ'ils renferment. Enfin, ils insistent, comme surun phénomène extraordinaire, sur la propriété dela flamme du feu grégeois de pouvoir être dirigéeen tous sens, même de haut en bas, au lieu des'élever toujours de bas en haut, comme laflamme ordinaire. Cette propriété, due auxpropriétés fusantes du mélange nitrate, n'a plusrien de surprenant pour nous ; mais elle frappaitalors les hommes d'étonné ment, et elle

126

Page 127: Science et philosophie - Gloubik

concourait aux effets destructeurs de la nouvellematière.

Les Grecs se réservèrent pendant longtemps lesecret de cet agent : un ange Pavait donné, disait-on, à l'empereur Constantin, et il était interdit,sous les anathèmes les plus effrayants, d'en fairepart à l'ennemi. Cependant, par trahison oucorruption, la connaissance du feu grégeois finitpar se répandre parmi leurs adversaires. S'il estdouteux qu'il ait été employé lors des premièrescroisades, il est certain que l'emploi en était enpleine vigueur lors de la cinquième croisade etdes suivantes. Ces dates mêmes semblentindiquer que ce n'est pas de la Chine, mais deConstantinople, que la communication de ladécouverte se fit aux musulmans, confondus sousle nom impropre d'Arabes à cause de la langueemployée par leurs historiens.

Ces musulmans, c'est-à-dire les peuples turcset persans combattus par les croisés, cultivèrentle nouvel art et lui donnèrent desdéveloppements considérables. Ils attachèrentdes compositions incendiaires à tous leurs traits,armes d'attaque et machines de guerre. Tantôt ilslançaient à la main des pots métalliques, ou desballes de verre, qui se rompaient sur l'ennemi enle couvrant de matières incendiaires ; ou bien ilsles attachaient à l'extrémité de bâtons et de

127

Page 128: Science et philosophie - Gloubik

massues, qu'ils brisaient sur l'adversaire enl'aspergeant de feu. Ils lançaient la matièreenflammée au moyen dé tubes ; ils engarnissaient aussi des tubes placés à l'extrémitédes lances tenues par les cavaliers, des flèchesprojetées par les arcs, des carreaux lancés par lesmachines ; ils la plaçaient dans des pots à feu,des carcasses incendiaires, envoyés à de grandesdistances par des arbalètes à tour et des machinesà fronde. C'est ainsi que l'armée de saint Louis,en Égypte, fut assaillie par de gros tonneaux oucarcasses remplis de matières incendiaires.

« Ung soir advint que les Turcs amenèrent ungengin qu'ilz appeloient la perrière, ung terribleengin à mal faire... par lequel engin ils nousgettoient le feu grégois à planté, qui estoit la plushorrible chose que oncques jamès je veisse... lamatière du feu grégois estoit telle qu'il venoitbien devant aussi gros que ung tonneau, et delongueur la queue en duroit bien comme d'unedemie canne de quatre pans. Il faisoit tel bruit àvenir, qu'il sembloit que ce fust fouldre quicheust du ciel et me sembloit d'un grant dragonvollant par l'air... et gettoit si grant clarté qu'ilfaisoit aussi cler dedans nostre host comme lejour, tant y avoit grant flamme de feu. »14

14 Joinville, Histoire du roy sainct Loys.

128

Page 129: Science et philosophie - Gloubik

On trouve tout le détail de cet emploi dans unmanuscrit arabe, pourvu de peintures, dontl'auteur est mort en 1295, manuscrit traduit parReinaud pour l'ouvrage cité plus haut, lequelreproduit en même temps les figures dans unallas extrêmement curieux.

Le feu devint ainsi un moyen de blesserdirectement l'ennemi et un agent universeld'attaque, usages auxquels la combustion vivedes compositions nitratées les rendaitéminemment propres.

Au même ordre d'engins paraissent appartenirles traits tonnants et enflammés et les globes defeu lancés par les assiégés au siège de Niébla, enEspagne, à la même époque. Les divers faits,rapportés à tort par Casiri comme attestantl'emploi des canons en Espagne au XIIIe siècle,ainsi que les instruments rais en œuvre par lesMongols en Chine à la même époque, et quenous avons relatés plus haut, se rapportent aussià l'emploi du feu projeté par les anciennesmachines de guerre.

Une remarque essentielle trouve ici sa place.Les Grecs tiennent soigneusement cachée lacomposition du feu grégeois : dans lesdescriptions les plus minutieuses, celle d'AnneComnène par exemple, au XIe siècle, ils nousparlent de la poix, du naphte, du soufre, toutes

129

Page 130: Science et philosophie - Gloubik

matières incendiaires que les anciensconnaissaient déjà, mais sans dire un mot del'ingrédient fondamental qui distinguait le feugrégeois des anciennes compositions, je veuxdire le salpêtre : c'était là le secret.

Mais il n'existe plus pour les auteurs arabes, etle caractère véritable des compositions qu'ilsemploient ressort pleinement de leursdescriptions. Ainsi, dans le traité cité plus haut,les compositions qui y sont données renfermenten général du salpêtre, associé en différentesproportions à des matières combustibles, dont lanature varie suivant les effets qu'on voulaitproduire.

Vers la même époque paraît avoir été écrit lecélèbre livre de Marcus Grœcus : Liber igniumad comburendos hostes ; ouvrage dont la dateincertaine a été tantôt avancée, tantôt reculéeentre le IXe et le XIIIe siècle. Il renferme ungrand nombre de recettes de compositionsincendiaires à base de nitre, parmi lesquelles ilen est de fort voisines de la poudre à canon.Mais, de même que les auteurs arabes, l'auteurparle surtout des propriétés incendiaires ; il décritseulement la fusée et le pétard, sans aller plusloin : on y reviendra fout à l'heure.

Le salpêtre lui-même n'avait pas, à cetteépoque, le degré de pureté qui assure des

130

Page 131: Science et philosophie - Gloubik

propriétés invariables aux matières explosivesdont il constitue la base. Extrait d'abord parsimple récolte à la surface du sol et des pierres,on n'avait pas tardé à chercher à le purifier par lacristallisation dans l'eau ; mais la substance ainsiobtenue est un mélange de plusieurs azotates,fréquemment associés en outre avec le sel marin.Déjà les Arabes indiquent l'emploi des cendrespour le purifier ; ce que nous justifionsaujourd'hui par la présence du carbonate depotasse, qui précipite les sels calcaires etmagnésiens. Mais cet emploi empirique, que nedirigeait aucune connaissance précise duphénomène chimique, devait fournir des produitsde pureté fort inégale ; par suite, les effetsincendiaires, balistiques et explosifs devaientvarier énormément. Tantôt la matière fusait ;tantôt elle donnait lieu à une explosion subite etredoutée, qui brisait les récipients et les armes.Aussi comprend-on l'opinion de ces auteurs,d'après laquelle l'emploi de telles matières étaitparfois plus dangereux pour ceux qui lesmettaient en œuvre que pour leurs ennemis.

Cependant, l'emploi même du feu grégeoisavait mis sur la voie d'une nouvelle propriété : laforce împulsive des mélanges salpêtrés. Enplaçant ceux-ci dans un tube et en les embrasantdu côté fermé ou rétréci de ce tube, ils étaient

131

Page 132: Science et philosophie - Gloubik

chassés en avant avec violence. Au contraire, laflèche garnie d'un tube incendiaire, à laquelle onmettait le feu, ne tardait pas à perdre une portionde sa vitesse initiale, sinon même à reculer enarrière. De cette observation naquit la fusée, oufeu volant (ignis volatilis, tunica ad volandum),décrite par les Arabes et par Marcus Græcus. Cedernier indique même une formule decomposition explosive15, fort voisine de celle dela poudre de chasse et des poudres de guerreanglaises. Si le salpêtre de cette époque avait étéde l'azotate de potasse sec et pur, cettecomposition aurait même détoné au lieu de fuser,ce qui en aurait rendu l'emploi presqueimpossible ; mais nous avons dit que le salpêtred'alors était fort impur.

Les Arabes construisirent, d'après ce principe,des engins de guerre plus compliqués, tels quel'œuf qui se meut et qui brûle ; deux ou mêmetrois fusées y poussaient en avant un projectileincendiaire, également enflammé.

L'explosion fut aussi utilisée, mais plutôt pourépouvanter l'adversaire par le bruit du pétard(tunica tonitruum faciens de Marcus Græcus),que pour exercer une action directe.

15 1 partie de soufre, 3 parties de charbon de tilleul ou de saule, et 6parties de salpêtre

132

Page 133: Science et philosophie - Gloubik

C'est à cet état des connaissances et à cetusage des mélanges nitrates que se rapportent lesphrases célèbres de Roger Bacon (1214-1292), sisouvent citées, mais dont on a tiré desconséquences excessives : « On peut produiredans les airs, dit cet auteur, du tonnerre et deséclairs, beaucoup plus violents que ceux de lanature. Il suffit d'une petite quantité de matièrede la grosseur du pouce pour produire un bruitépouvantable et des éclairs effrayants. On peutdétruire ainsi une ville et une armée16. C'est unvrai prodige pour qui ne connaît pas parfaitementles substances et les proportions nécessaires. »Bacon dit encore que certaines choses ébranlentl'ouïe si violemment que, si on les emploiesubitement, pendant la nuit et avec une habiletésuffisante, il n'y a ni ville ni armée qui puisse yrésister. Le fracas du tonnerre n'est rien encomparaison, et les éclairs des nuages sont loinde produire une pareille épouvante. On en a unexemple dans ce jouet d'enfant très répandu quise compose d'un sac en parchemin assez épais,de la grosseur du pouce et contenant du salpêtre :la violence de l'explosion produit un craquementplus formidable que les roulements du tonnerre,

16 par la terreur qu'inspire la détonation. Voir plus loin.

133

Page 134: Science et philosophie - Gloubik

et un éclat qui efface les éclairs les pluspuissants. »

On voit qu'il s'agit ici surtout des effets dupétard et de la fusée, mais non, comme on l'a cru,de quelque invention ou prédiction propre àBacon. La composition qui produit ces effets estdésignée par une anagramme, sous laquelle onentrevoit une formule analogue à celle de MarcusGræcus.

Albert le Grand (1193-1280), ou l'auteuranonyme qui se cache sous son nom, dans sontraité De Mirabilibus, qui est de la même époque,reproduit les descriptions et les formules deMarcus Græcus sur la fusée et sur le pétard. Maisla force élastique proprement dite des mélangesexplosifs et son application régulière aulancement des projectiles demeurent ignorées detous ces auteurs.

Le feu grégeois et les compositionscongénères étaient surtout redoutables commeagents incendiaires vis-à-vis des navires et destours de bois et autres machines de guerre, maisbien moins dangereux pour les hommes, ainsiqu'il a été dit plus haut : leur emploi était plusatroce qu'efficace à la guerre. Le sentimentd'effroi produit par le bruit et la flamme une foisémoussé par l'habitude, on se garait assezfacilement de la matière enflammée. Nous lisons

134

Page 135: Science et philosophie - Gloubik

dans Joinville que des hommes et des chevaux,bardés de fer à la vérité, furent couverts de feugrégeois sans en avoir été blessés.

Les effets psychologiques de ce genre ont étéfort recherchés autrefois en Orient, commel'atteste l'emploi des chars armés de faux, celuides éléphants , etc. Nous avons vu reparaître cemême sentiment lorsqu'on a proposé, pendant laCommune, la mise en avant des bêtes féroces,déjà lâchées contre les Romains par les derniersdéfenseurs de l'indépendance grecque à Sicyone ;l'emploi plus moderne des obus chargés avec dusulfure de carbone renfermant du phosphore,mélange qui s'enflamme spontanément à l'air ;celui des obus chargés d'acide cyanhydrique, etc.De tels procédés, après la première surprisepassée, cessent d'être efficaces vis-à-vis des racescourageuses et réfléchies comme les nôtres,parce que leurs effets sont moraux plutôt quematériels. Si quelques individus peuvent en êtrecruellement atteints, il est cependant facile auxarmées de les éviter, avec un peu de sang-froid etde résolution.

Les terreurs récentes excitées en Angleterre eten France, par l'emploi de la dynamite commeagent révolutionnaire sont nées des mêmesillusions et tomberont bientôt. S'il est vrai quel'on peut assassiner quelques hommes et exercer

135

Page 136: Science et philosophie - Gloubik

des vengeances individuelles avec de tels engins,il n'est pas moins certain que des imaginationssurexcitées ont seules pu y voir les instrumentsefficaces des promoteurs des revendicationssociales : de tels agents ne sauraient produire quedes effets localisés et limités, incapablesd'exercer une influence matérielle tant soit peuétendue. Mais revenons à l'histoire des matièresexplosives.

III

De nouvelles propriétés plus puissantes queles anciennes ne tardèrent pas à être découvertesdans les compositions salpêtrées ; elles menèrentà l'emploi définitif de la pondre à canon et àl'abandon de l'ancienne artillerie de guerre.

Vers la fin du XIIIe siècle, on voit apparaître lapremière notion claire de l'application de la forcepropulsive de la poudre pour lancer desprojectiles. L'usage de la fusée conduisit à placerdans le même tube que celle-ci, et en avant d'elle,un projectile lancé par la force impulsive de lafusée elle-même. Dans un manuscrit arabe, dont

136

Page 137: Science et philosophie - Gloubik

la date est rapportée au commencement du XIVe

siècle, on trouve le passage suivant17 :« Description du mélange que l'on fait dans le

medfaa :Composition normale.10 drachmes de salpêtre ;2 drachmes de charbon ;1 drachme et demie de soufre.« Le mélange est broyé en poudre fine et l'on

en remplit le tiers du medfaa, mais pas plus ;autrement il ferait sauter (le medfaa). On faitfaire autour un (second) medfaa en bois, ayantpour diamètre l'ouverture du (premier) medfaa ;on l'y enfonce (le second) en frappant fortement ;on place dessus la balle ou la flèche et l'on met lefeu à l'amorce. On donne au (second) medfaa lamesure exacte jusqu'au-dessous du trou ; s'ildescend plus bas, le tireur reçoit un coup dans lapoitrine. Qu'on y fasse attention ! »

Qu'une invention pareille soit appliquée au potà feu, et nous arriverons à la découverte ducanon. C'est ainsi que la force explosive de lapoudre, redoutée d'abord comme incoercible etévitée comme dangereuse au plus haut degré,s'est tournée en un agent balistique. Nous

17 Traité de la poudre, par Upmaan et von Meyer, traduit parDésortiaux, p. 7.

137

Page 138: Science et philosophie - Gloubik

touchons à la découverte fondamentale qui achangé l'art de la guerre.

D'après les documents précis que nouspossédons aujourd'hui, cette découverte fat faitedans l'Europe occidentale, au commencement duXIVe siècle ; elle se répandit très rapidement :dés la seconde moitié de ce siècle, nous latrouvons appliquée chez les principales nations.

Suivant Libri, on aurait fabriqué en 1326, àFlorence, des canons métalliques ; mais cetauteur a trop souvent antidaté et falsifié lesdocuments qu'il dérobait pour les vendre, pourque son témoignage soit accepté sans nouvellevérification.

M. Lacabane a relevé, dans les registres de lachambre des comptes en France, une série derenseignements plus authentiques. En 1338, il yest fait mention de bombardes, à l'occasion depréparatifs faits pour une descente en Angleterre.

« Pots de fer pour traire (lancer) carreaux àfeu ; 48 carreaux empennés ; une livre desalpêtre, une demi-livre de soufre vif pour traireces carreaux. » Ces carreaux étaient de grandesflèches à pelotes incendiaires, que l'on dirigeaitcontre les constructions en bois pour y mettre lefeu. On voit par le poids du salpêtre que lenouvel engin était encore compté pour bien peude chose ; mais on voit aussi d'une façon certaine

138

Page 139: Science et philosophie - Gloubik

la substitution commençante de la forcebalistique de la poudre à celle des arbalètes àtour et des mangonneaux.

En 1339 (1338 vieux style), BarthélémyDrach, commissaire des guerres, présente à lachambre des comptes une note pour avoir poudreet choses nécessaires aux canons qui étaientdevant Puy-Guillem» en Périgord ; Du Gangecitait déjà cette note, il y a deux siècles.

A la défense de Cambrai (1339) figurent dixcanons, cinq de fer, cinq de métal (bronze), ainsique la poudre pour les servir. C'étaient des enginsde faible calibre, car ils coûtaient seulement deuxlivres dix sous trois deniers chacun. On fabriqueà Cahors, en 1345, toute une artillerie : vingt-quatre canons de fer, deux mille six centsflèches, soixante livres de poudre ; l'usage desballes ou boulets de plomb est également cité àcette époque.

Nous arrivons ainsi à la bataille de Crécy(1346), où les Anglais mettent en ligne troiscanons lançant des petits boulets de fer et du feu.

A la même époque, nous voyons en Allemagnesignaler les poudreries d'Augsbourg (1340), deSpandau (1344), de Liegnitz (1348). En 1360, onattribue à la fabrication de la poudre l'incendie del'hôtel de ville de Lubeck.

139

Page 140: Science et philosophie - Gloubik

Ce serait ici le lieu de citer le fabuleuxBerthold Schwartz, réputé autrefois avoirdécouvert la poudre par hasard, dans le coursd'opérations alchimiques. Mais la date la plusprobable de son existence, si celle-ci repose surd'autres bases que des légendes populaires, ne leplacerait pas avant le milieu du XIVe siècle,époque à laquelle des documents authentiquesétablissent que l'usage de la poudre était déjà enpleine vigueur.

En 1351, il est aussi question en Espagne, ausiège d'Alicante, de boulets de fer lancés par lefeu.

La Russie commença à mettre en œuvrel'artillerie en 1389, la Suède en 1400.

Dès 1356, Froissard nous montre les canons etbombardes couramment employés. L'usage s'enrépandit rapidement, et toutes les grandes villeset châteaux forts ne lardèrent pas à en êtrepourvus.

En même temps, le calibre des canons jetantde grosses pierres et des boulets de fers'augmentait de jour en jour.

Les nouveaux engins ne s'établirent pas sansquelque résistance ; outre que la difficulté deconstruire des tubes métalliques capables derésister à l'explosion rendait dangereux l'emploides gros canons, les gens de guerre habitués aux

140

Page 141: Science et philosophie - Gloubik

anciennes armes méprisaient ces nouveauxprocédés, qui tendaient à faire disparaître lasupériorité due à la force personnelle descombattants ; ils les regardaient même commedéloyaux. Le passage célèbre de l'Arioste, oùRoland jette à la mer la première arme à feu,après en avoir vaincu le possesseur, nous montrela trace de ces préjugés. Les peuples qui avaientbrillé par la supériorité de leurs archers, tels queles Anglais, résistèrent surtout pendantlongtemps à l'abandon de leurs vieilles armes,naguère si efficaces. En 1573, ils refusaientencore d'abandonner leurs arcs et leurs flèches ;ces engins figurent même, en 1627, au siège del'île de Ré.

La difficulté de fabriquer les mousquets engrande quantité s'est opposée pendant longtempsà leur emploi général ; l'infanterie demeurearmée de piques jusqu'au temps de Louis XIV.

La substitution de l'artillerie nouvelle descanons et bombardes à l'artillerie ancienne desmangonneaux, balistes et arbalètes à tour, étaitalors faite depuis longtemps, à cause de la grandesimplification qu'elle avait apportée dans l'art dela guerre. Les machines nouvelles étaient à lafois plus faciles à construire, à transporter, àmanier, et plus puissantes dans leurs effets. C'estavec l'artillerie de Jean Bureau que Charles VII

141

Page 142: Science et philosophie - Gloubik

acheva de chasser les Anglais de France au XVe

siècle ; et la puissante artillerie de Charles VIIIjoua un rôle très important dans les guerresd'Italie. L'artillerie des Turcs contribuaégalement beaucoup à la prise de Constantinopleen 1453.

Ce n'est pas ici le lieu de retracer les progrèssuccessifs de l'artillerie. Mais il convient de direquelques mots des derniers usages du feugrégeois et d'insister sur l'application de lapoudre aux mines» pour la guerre et pourl'industrie.

Le feu grégeois ne disparut pas tout d'un coup,à la façon d'un secret qui se serait perdu, commeon le supposait naguère. Son usage s'estpoursuivi jusqu'au XVIe siècle ; il y figure alorsdans les Traités de pyrotechnie, sous le mêmenom et avec les mêmes formules qu'au XIIIe

siècle. Mais cet agent, réputé si formidable àl'origine, avait cessé de frapper les imaginations,en même temps que sa formule avait été connuede tous et qu'il devenait d'une pratique courante.Ses effets étaient d'ailleurs surpassés par ceux dela poudre de guerre, dont il avait été leprécurseur. Il tomba peu à peu en désuétude, sansêtre cependant jamais tout à fait inconnu, sacomposition s'étant perpétuée dans celle desmatières incendiaires employées jusqu'à nos

142

Page 143: Science et philosophie - Gloubik

jours par l'artillerie ; matières peu efficacesd'ailleurs, si l'on en compare les effetsdestructeurs à ceux des projectiles creux et dessubstances explosives nouvelles.

En effet, l'emploi de la poudre, une fois bienétabli, ne fut pas limité à lancer des projectiles ;les artilleurs se familiarisèrent de plus en plusavec l'explosion, dont le bruit seul mettait jadisles bataillons en fuite. Ils apprirent à en régler leseffets et l'appliquèrent, dès le XVe siècle, à fairesauter les bâtiments et à augmenter les effets desmines souterraines. Jadis on faisait écrouler lesfortifications par l'embrasement des étais desgaleries percées sous les fondations ; on trouvaplus efficace de placer dans ces galeries des amasde poudre confinés, dont l'explosion déterminaitla chute soudaine des murailles.

L'explosion fut encore utilisée dans la guerresous une autre forme et appliquée aux anciensprojectiles incendiaires. Au lieu d'y placer descompositions fusantes, destinées simplement àpropager le feu, on eut l'idée de renforcer lesparois du projectile et d'y enfermer de la poudre,en s'arrangeant pour que l'inflammation de celle-ci ne se produisît pas en même temps que cellede la poudre du canon destiné à lancer leprojectile. De là la bombe et l'obus, dont

143

Page 144: Science et philosophie - Gloubik

l'explosion, reproduite au loin, augmente leseffets destructeurs des boulets.

L'usage de la bombe, proposé au XVIe siècle,n'a pris une véritable importance qu'au XVIIe

siècle, et cet engin n'a pas cessé d'êtreperfectionné, jusqu'à remplacer presqueentièrement, de nos jours, les anciens bouletspleins.

C'est également vers la fin du XVIIe siècle quel'industrie des mines osa se servir de la forceexplosive de la poudre, comme d'un moyenrégulier pour abattre les rochers et déblayer lesobstacles.

Jusque-là, on avait eu recours seulement pources effets à la force des bras de l'homme,combinée avec l'action du feu, qui désagrège lesrochers ; et parfois avec celle de l'eau, verséeensuite sur la pierre incandescente, qui se brisepar l'effet d'un brusque refroidissement, —réactions utilisées encore aujourd'hui chezcertaines populations sauvages des montagnes del'Inde et auxquelles parait se rapporter ce vers deLucrèce :

Dissiliuntque fero ferventia saxa vapore,ainsi que l'antique tradition des rochers des

Alpes fendus à l'aide du vinaigre par Annibal :Rupes dissoivit aceto.

144

Page 145: Science et philosophie - Gloubik

L'emploi de la poudre noire a fait oublier cesvieilles pratiques. C'est à sa puissance et àl'énergie plus grande encore des nouvellesmatières explosives que sont dus les immensesdéveloppements donnés dans notre siècle auxtravaux des mines, des routes, des tunnels, desports et des chemins de fer ; travaux presqueimpraticables, en raison de leur coût et de leurdifficulté, s'il avait fallu les exécuter commeautrefois à l'aide des bras humains. C'est la forcedes agents chimiques qui les accomplitaujourd'hui.

Ainsi la découverte du salpêtre a conduit àinventer les artifices et les compositions diversesdésignées sous le nom de feu grégeois ; l'emploide ceux-ci a conduit à découvrir la fusée ; enfinles Occidentaux ont passé de ces compositions,par des changements gradués, à des formulesdouées d'une force projective de plus en pluscaractérisée, c'est-à-dire à la poudre à canon .L'emploi balistique de la poudre fit alors tombertout à coup les anciennes machines de guerre,devenues inutiles par suite de la découverte d'unesubstance qui contient en elle-même, sans lesecours d'aucun travail extérieur, une forcepropulsive incomparablement plus grande.

145

Page 146: Science et philosophie - Gloubik

IV

Aux débuts, les progrès de la nouvelleartillerie sont nés principalement de Tétudeattentive des conditions des phénomènes,conditions fortuitement révélées par l'usage.Aussi ces progrès demeurèrent-ils d'abord lentset incertains. Mais une nouvelle ère s'est ouverteà cet égard, depuis deux siècles, par suite dudéveloppement incessant des sciencesmécaniques, physiques et chimiques, et par l'effetde l'application dans la pratique desconséquences les plus hardies de la théorie.

Les premières notions précises que l'on aiteues sur les vrais caractères de l'explosion furentla conséquence des lois physiques des gaz, auXVIIe siècle. Mais c'est seulement vers la fin dusiècle dernier que la découverte de la véritablethéorie des phénomènes chimiques, fournitl'explication de la combustion et spécialement dela combustion explosive de la poudre, jusque-làsi obscure. On reconnut que l'azotate de potassey joue le rôle d'un véritable magasin d'oxygène,qui brûle les matières combustibles sans leconcours de l'air extérieur. L'intelligence de cephénomène jeta le plus grand jour sur lesconditions de l'explosion de la poudre, en même

146

Page 147: Science et philosophie - Gloubik

temps qu'elle mit en évidence ce fait quel'explosion est due à la tension des produitsgazeux qu'elle développe : azote, acidecarbonique, oxyde de carbone, hydrogènesulfuré.

On entrevit dès lors la théorie physico-chimique de la poudre, et les artilleurs, exercésau maniement des formules mathématiques,s'efforcèrent d'expliquer et de prévoir lesconditions générales des réactions quis'accomplissent dans leurs armes.

Deux groupes de découvertes nouvelles ontdonné à cette science, depuis un demi-siècle, unessor immense et qui s'étend encore tous lesjours : les unes sont dues aux progrès de lachimie organique, les autres aux progrès de lathéorie mécanique de la chaleur.

Jusqu'en 1846, on n'était guère sorti de lacomposition des poudres salpêtrées. A la vérité,Berthollet, aux débuts du XIXe siècle, guidé parla nouvelle théorie de la combustion, avait tentéde remplacer l'azotate de potasse par un autreagent oxydant, plus actif encore, le chlorate depotasse. Mais cet agent manifesta des propriétéssi dangereuses, il communiqua aux poudres qu'ilconcourait à former une telle aptitude à détoner,que son emploi ne réussit pas à passer dans lapratique.

147

Page 148: Science et philosophie - Gloubik

Il y a quarante ans, une notion nouvelleapparut. Jusque-là, on n'avait formé des matièresexplosives que par un seul procédé : le mélangemécanique d'un corps comburant avec un corpscombustible. On découvrit alors qu'il est possibleet même facile de combiner l'acide azotique avecles composés organiques, de façon à constituerdes combinaisons complexes, ou les composantssont associés chimiquement et de la façon la plusintime. On obtient ainsi des agents explosifsd'une puissance exceptionnelle : la poudre-coton,la nitroglycérine, l'acide picrique, le picrate depotasse, etc.

Ainsi le progrès, dans cet ordre comme dansbeaucoup d'autres, a pris un essor inattendu, parsuite des inventions théoriques de la chimieorganique ; inventions qui ont permis defabriquer à volonté une multitude de substancesexplosives inconnues jusque-là, et dont lespropriétés varient à l'infini.

On tenta tout d'abord de les appliquer à l'art dela guerre. Si ces efforts n'ont pas encorecomplètement abouti dans les applications aucanon et au fusil, cependant les nouveaux agentssont définitivement restés dans l'art des mines deguerre, après bien des tâtonnements et descatastrophes.

148

Page 149: Science et philosophie - Gloubik

Il y a vingt ans, on osa même les employerdans l'industrie, où ils manifestèrent unepuissance exceptionnelle dans la plupart des caset une aptitude spéciale à briser le fer forgé et lesrochers les plus tenaces, sur lesquels la poudreancienne n'avait guère d'action.

De là les applications les plus intéressantespour la civilisation. Les dangers particuliers queprésente l'emploi de la nitroglycérine ont été engrande partie conjurés dans son adjonction à lasilice, ce qui constitue le mélange appelédynamite. Ce mélange s'est répandu chaque jourdavantage, de façon à supplanter en grande partiela vieille poudre de mine.

On reconnut par là l'infériorité des anciennespoudres de guerre et de mine. Tout l'avantage deces mélanges grossiers, transmis par la traditiondes âges barbares, réside dans le caractère graduéde leur détente explosive ; car la réactionchimique elle-même n'utilise guère, comme jel'ai établi, que la moitié de l'énergie de l'acideazotique susceptible d'être mis eu œuvre dans lafabrication des matériaux de la pondre. Espéronsque celle-ci sera remplacée quelque jour par dessubstances mieux définies, où l'énergie de l'acideazotique sera mieux ménagée, enfin dont lacombustion plus simple et plus complètedeviendra susceptible d'être mieux réglée,

149

Page 150: Science et philosophie - Gloubik

suivant les besoins des applications et par lesprincipes de la théorie.

Ici, comme dans bien d'autres champsd'applications, le caractère scientifique desindustries modernes et la poursuite systématiquepar la théorie des effets pratiques les plus utilesse caractérisent chaque jour davantage. Nonseulement on procède par une méthode régulièreà la découverte de matières que l'empirismen'aurait jamais conduit à soupçonner, telles quela nitroglycérine, ou la poudre-coton ; maisl'emploi même de ces matières si puissantes nepeut avoir lieu avec sécurité, s'il n'est dirigé parune théorie certaine.

C'est cette théorie que les progrès récents dessciences modernes et surtout ceux de lathermochimie permettent de construire. En effet,l'empirisme demeurait à peu près le seul guidedans la prévision exacte des propriétés dechacune de ces substances, lorsque la thermo-chimie est venue, il y a treize ans à peine, établirles principes généraux qui définissent lesmatières explosives nouvelles, d'après leurformule et leur chaleur de formation. Ellemarque ainsi à la pratique les horizons que celle-ci peut espérer atteindre, et elle lui fournit cettelumière des règles rationnelles, seules capables

150

Page 151: Science et philosophie - Gloubik

de lui permettre de prendre tout sondéveloppement.

C'est cette transformation de l'étude empiriquedes matières explosives en une scienceproprement dite, fondée, je le répète, sur lathermo-chimie, que je poursuis depuis 1870. Ellerésulte de la notion de l'énergie présente dans lesmatières explosives ; énergie dont le rôle est bienplus général que ne l'aurait fait supposerl'ancienne notion purement chimique des corpscomburants opposés aux combustibles. En effet,l'énergie d'une matière explosive exprime le plusgrand travail qu'elle puisse effectuer, c'est-à-direqu'elle touche à une notion pratiquefondamentale. Or, la théorie nous enseigne quel'énergie n'est ici autre chose que la différenceentre la chaleur mise en jeu dans la formationdepuis les éléments et la chaleur dégagée par latransformation explosive. Mais celle-ci n'estpoint assujettie à être une combustionproprement dite, comme on le croyait autrefois.La puissance de chaque matière explosive, lesdifférences qui existent entre les composés enapparence analogues, tels que les éthersazotiques (nitroglycérine) et les corps nitrés(picrate de potasse), résultent de cette théorie.Elle permet de retracer a priori le tableau généraldes matières explosives, — je dis non seulement

151

Page 152: Science et philosophie - Gloubik

les matières actuellement connues, mais mêmetoutes les matières possibles, — et elle assigne àl'avance l'énergie propre de chacune d'elles.

Plaçons-nous maintenant à un point de vueplus élevé et cherchons à dégager la philosophiedes matières explosives.

V

L’étude des matières explosives a quelquechose qui séduit l‘imagination, et cela à undouble point de vue : en raison de la puissancequ‘elle met entre les mains de l‘homme, et enraison des notions plus profondes qu’elle nouspermet d’acquérir sur le jeu des forces naturelles,amenées à leur plus haut degré d’intensité.

Au premier point de vue, la découverte de lapoudre à canon, et surtout l’application de saforce explosive au jet des projectiles, ont marquéune ère nouvelle dans l'histoire du monde. C’estici l‘un des progrès les plus décisifs, parmi ceuxqui ont concouru à amener une prépondérancetoujours croissante des races savantes etcivilisées sur les races barbares. L'écart entre lemode d'armement des unes et des autres n'étaitpas suffisant jusque-là pour ne pas être parfois

152

Page 153: Science et philosophie - Gloubik

surmonté par l'effort surexcité des énergiesindividuelles. C'est là, en effet, ce qui avaitpermis aux barbares de renverser la savanteorganisation de l'empire romain. C'est par là queles tribus nomades de l'Arabie, fanatisées parl'islamisme, avaient détruit, au VIIe siècle,l'empire persan et enlevé à l'empire byzantin sesplus belles provinces. Un tel effort a suffi pourque les hordes sauvages des cavaliers mongols,sortis des déserts de l'Asie centrale, aient réussi àétablir, au XIIIe siècle, de la Pologne aux mers deChine, sur les débris des civilisations chinoise etarabe, le plus vaste empire qui ait été connujusqu'ici.

Au contraire, depuis l'emploi régulier desmatières explosives à la guerre, les retoursoffensifs, jusqu'alors périodiques, de la barbarieont cessé de se produire. Si de telles catastrophesparaissent désormais impossibles, si la puissancedes races européennes s'étend partout à la surfacede la terre, nous devons en savoir gré à laprépondérance insurmontable que les instrumentsscientifiques assurent aux races civilisées. Cesont là des instruments que les races barbares nesauraient ni construire, faute de connaissancesthéoriques suffisantes, ni maintenir longtemps enétat, alors même qu'elles auraient réussi à se lesprocurer à prix d'or et à en connaître le

153

Page 154: Science et philosophie - Gloubik

maniement. Dès son apparition, la poudre deguerre a produit des effets comparables à ceux del'imprimerie ; elle a mis fin à la féodalité etassuré la prépondérance des pouvoirs centralisés,seuls capables de former les approvisionnementsnécessaires et de fabriquer les engins nouveaux,aptes à détruire aisément les plus puissantes desanciennes forteresses.

Cette forme rationnelle et scientifique de lacivilisation s'accentue chaque jour davantage. LeXVIIIe siècle en avait proclamé l'avènementprochain ; le XIXe l'a réalisée et étendue à tousles ordres d'activité.

Mais de là résulte une nouvelle conséquencequ'il importe de ne jamais oublier. En effet, tousles peuples civilisés sont obligés, pour augmenterleur puissance matérielle, c'est-à-dire sous peinede déclin, de maintenir chacun chez soi le niveaudes connaissances théoriques au point le plusélevé. Dans tous les ordres, dans celui desmatières explosives en particulier, les armées sesont doublées de groupes de savants,principalement occupés à développerincessamment la théorie et à en contrôlercontinuellement les conséquences a priori par desvérifications expérimentales.

Aucune force peut-être, à cet égard, n'est plusétonnante que celle que l'on tire des matières

154

Page 155: Science et philosophie - Gloubik

explosives ; puissance également utile oudangereuse, selon la direction que lui donne lavolonté humaine ; car la matière est indifférenteà nos intentions.

C'est ainsi que nous avons vu de notre temps,à calé des applications tes plus utiles à l'industrieou les plus efficaces pour la guerre, l'emploi deces matières proposé par des esprits exaltés dansle but de changer par la force révolutionnaire etpar la politique de la dynamite l'organisation dessociétés humaines. De grandes illusions se sontmême élevées à cet égard : la force des matièresexplosives peut servir d'agent à des actes devengeance personnelle ; mais elle n'est guèresusceptible d'être mise en œuvre d'une façongénérale par des individus isolés, je dis de façonà produire des effets généraux sur la^ société. Detels résultats exigent des engins coûteux, lents àconstruire, mis en œuvre par des bataillonsdisciplinés, bref une organisation savante etcompliquée, organisation qu'un gouvernementseul peut coordonner et mettre en branle.

Il est un autre intérêt, plus grand peut-être aupoint de vue purement abstrait, qui se présentedans l'étude des substances explosives ; cetteétude nous montre les états extrêmes de lamatière, comme pression, température, forcevive, états que nous ne sommes pas accoutumés

155

Page 156: Science et philosophie - Gloubik

à mettre en jeu dans nos expériences ordinaires.En général, nous opérons sous la pressionatmosphérique, pression voisine d'unkilogramme par centimètre carré, c'est à dire,après tout, peu éloignée du vide. Nous agissonssur des substances maintenues à la températureordinaire, qui est fort voisine du zéro absolu,c'est-à-dire une température à laquelle les gaz nepossèdent qu'une force vive bien faible, si on lacompare à celle qu'on peut leur communiquer.C'est à cette limite inférieure des phénomènesque se rapportent la plupart de nos connaissanceschimiques et la plupart des lois de notrephysique.

Or, ce sont là des conditions bien éloignées decelles que la matière réalise effectivement, soitdans la profondeur de la terre, où les pressionspeuvent grandir jusqu'à un milliond'atmosphères ; soit à la surface des astres quinous entourent, où les températures se comptentpar milliers de degrés ; soit encore dans lemouvement des projectiles lancés par les volcanset dans les révolutions des étoiles, des planètes etdes comètes, astres animés de vitesses quiatteignent des centaines de kilomètres parseconde.

Sans prétendre arriver à ces limites extrêmes,placées hors de la portée de nos expériences et

156

Page 157: Science et philosophie - Gloubik

dont l'analyse spectrale nous permet seuled'entrevoir les effets chimiques, nous pouvonscependant étendre nos études bien au delà desdonnées de nos expériences ordinaires, en nousattachant aux phénomènes offerts par lesmatières explosives. Les pressions qu'ellesdéveloppent se mesurent par milliersd'atmosphères ; leur température sembleapprocher de celle des astres eux-mêmes ; enfin,la vitesse avec laquelle se propagent leursmouvements peut atteindre plusieurs milliers demètres par seconde. Nous saisissons ainsi sur levif une multitude de phénomènes, inaccessiblespar toute autre méthode. De là une physique, unechimie, une mécanique spéciales, qui sortent denos habitudes et de nos conceptions ordinaires.Dans l'ordre des actions naturelles, cependant,elles ne sont pas plus extraordinaires. Nousavons été habitués à construire nos théories etnos conceptions d'après un certain milieu,enfermé dans d'étroites limites. Or, ce nouvelordre de phénomènes change le milieu, et celasuffit. Par là même, cette étude est éminemmentintéressante pour le philosophe qui cherche à serendre compte de la portée réelle et de lagénéralité absolue des lois naturelles.

157

Page 158: Science et philosophie - Gloubik

Les origines de l'alchimie et lessciences mystiques

Le monde est aujourd'hui sans mystère : laconception rationnelle prétend tout éclairer ettout comprendre ; elle s'efforce de donner detoute chose une explication positive et logique, etelle étend son déterminisme fatal jusqu'au mondemoral. Je ne sais si les déductions impératives dela raison scientifique réaliseront un jour cetteprescience divine, qui a soulevé autrefois tant dediscussions et que l'on n'a jamais réussi àconcilier avec le sentiment non moins impératifde la liberté humaine. En tout cas, l'universmatériel entier est revendiqué par la science, etpersonne n'ose plus résister en face à cetterevendication. La notion du miracle et dusurnaturel s'est évanouie comme un vain mirage,un préjugé suranné.

Il n'en a pas toujours été ainsi ; cetteconception purement rationnelle n'est apparuequ'au temps des Grecs ; elle ne s'est généraliséeque chez les peuples européens, et seulementdepuis le XVIIIe siècle. Même de nos jours, bien

158

Page 159: Science et philosophie - Gloubik

des esprits éclairés demeurent engagés dans lesliens du spiritisme et du magnétisme animal.

Aux débuts de la civilisation, touteconnaissance affectait une forme religieuse etmystique. Toute action était attribuée aux dieux,identifiés avec les astres, avec les grandsphénomènes célestes et terrestres, avec toutes lesforces naturelles. Nul alors n'eût osé accomplirune œuvre politique, militaire, médicale,industrielle, sans recourir à la formule sacrée,destinée à concilier la bonne volonté despuissances mystérieuses qui gouvernaientl'univers. Les opérations réfléchies et rationnellesne venaient qu'ensuite, toujours étroitementsubordonnées.

Cependant ceux qui accomplissaient l'œuvreelle-même ne tardèrent pas à s'apercevoir quecelle-ci se réalisait surtout par le travail efficacede la raison et de l'activité humaines. La raisonintroduisit à son tour, pour ainsi diresubrepticement, ses règles précises dans lesrecettes d'exécution pratique, en attendant le jouroù elle arriverait à tout dominer. De là unepériode nouvelle, demi-rationaliste et demi-mystique, qui a précédé la naissance de lascience pure. Alors fleurirent les sciencesintermédiaires, s'il est permis de parler ainsi :l'astrologie, l'alchimie, la vieille médecine des

159

Page 160: Science et philosophie - Gloubik

vertus des pierres et des talismans, sciences quinous semblent aujourd'hui chimériques etcharlatanesques. Leur apparition a marquécependant un progrès immense à un certain jouret fait époque dans l'histoire de l'esprit humain.Elles ont été une transition nécessaire entrel'ancien état des esprits, livrés à la magie et auxpratiques théurgiques, et l'esprit actuel,absolument positif, mais qui, même de nos jours,semble trop dur pour beaucoup de noscontemporains.

L'évolution qui s'est faite à cet égard, depuisles Orientaux jusqu'aux Grecs et jusqu'à nous, n'apas été uniforme et parallèle dans tous les ordres.Si la science pure s'est dégagée bien vite dans lesmathématiques, son règne a été plus retardé dansl'astronomie, où l'astrologie a subsistéparallèlement jusqu'aux temps modernes. Leprogrès a été surtout plus lent en chimie, oùl'alchimie, science mixte, a consente sesespérances merveilleuses jusqu'à la fin du siècledernier.

L'étude de ces sciences équivoques,intermédiaires entre la connaissance positive deschoses et leur interprétation mystique, offre unegrande importance pour le philosophe. Elleintéresse également les savants désireux decomprendre l'origine et la filiation des idées et

160

Page 161: Science et philosophie - Gloubik

des mots qu'ils manient continuellement. Lesartistes, qui cherchent à reproduire les œuvres del'antiquité, les industriels, qui appliquent à laculture matérielle les principes théoriques,veulent aussi savoir quelles étaient les pratiquesdes anciens, par quels procédés on t été fabriquésces métaux, ces étoffes, ces produits souventadmirables qu'ils nous ont laissés. L'étroiteconnexion qui existe entre la puissanceintellectuelle et la puissance matérielle del'homme se retrouve partout dans l'histoire : c'estle sentiment secret de cette connexion qui faitcomprendre les rêves d'autrefois sur la toute-puissance de la science. Nous aussi, nouscroyons à cette toute puissance, quoique nousl'atteignions par d'autres méthodes.

161

Page 162: Science et philosophie - Gloubik

Les sept métaux et les septplanètes

« Le monde est un animal unique, dont toutesles parties, quelle qu'en soit la distance, sont liéesentre elles d'une manière nécessaire . » Cettephrase de Jamblique le néoplatonicien ne seraitpas désavouée par les astronomes et par lesphysiciens modernes, car elle exprime l'unité deslois de la nature et la connexion gêné raie del'univers. La première aperception de cette unitéremonte au jour où les hommes reconnurent larégularité fatale des révolutions des astres ; ilscherchèrent aussitôt à en étendre lesconséquences à tous les phénomènes matériels etmême moraux, par une généralisation mystique,qui surprend le philosophe, mais qu'il importepourtant de connaître, si l'on veut comprendre ledéveloppement historique de l'esprit humain.C'était la chaîne d'or qui reliait tous les êtres,dans le langage des auteurs du moyen âge. Ainsil'influence des astres parut s'étendre à toutechose, à la génération des métaux, des minérauxet des êtres vivants, aussi bien qu'à l'évolution

162

Page 163: Science et philosophie - Gloubik

des peuples et des individus. Il est certain que lesoleil règle, par le flux de sa lumière et de sachaleur, les saisons de l'année et ledéveloppement de la vie végétale ; il est lasource principale des énergies actuelles oulatentes à la surface de la terre. On attribuaitautrefois le même rôle, quoique dans des ordresplus limités, aux divers astres, moins puissantsque le soleil, mais dont la marche est assujettie àdes lois aussi régulières. Tous les documentshistoriques prouvent que c'est à Babylone et enChaldée que ces imaginations prirent naissance ;elles ont joué un rôle important dans ledéveloppement de l'astronomie, étroitement liéeavec l'astrologie, dont elle semble sortie.L'alchimie s'y rattache également, au moins parl'assimilation établie entre les métaux et lesplanètes, assimilation tirée de leur éclat , de leurcouleur et de leur nombre même.

Attachons-nous d'abord à ce dernier : c'est lenombre sept, chiffre sacré que l'on retrouvepartout, dans les jours de la semaine, dansl'énumération des planètes, dans celle desmétaux, des couleurs, des tons musicaux.

L'origine de ce nombre paraît êtreastronomique et répondre aux phases de la lune,c'est-à-dire au nombre des jours qui représententle quart de la révolution de cet astre. Le hasard

163

Page 164: Science et philosophie - Gloubik

fit que le nombre des astres errants (planètes),visibles à l'œil nu, qui circulent ou semblentcirculer dans le ciel autour de la terre, s'élèveprécisément à sept : la Lune, le Soleil, Mercure,Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. A chaque jourde la semaine un astre fut attribué : les nomsmême des jours que nous prononçons maintenantcontinuent à traduire, à notre insu, cetteconsécration babylonienne.

Le nombre des couleurs fut pareillement fixé àsept ; cette classification arbitraire a étéconsacrée par Newton, et elle est venue jusqu'auxphysiciens de notre temps. Elle remonte à unehaute antiquité. Hérodote rapporte que la villed'Ecbatane (Clio, 98) avait sept enceintes,peintes chacune d'une couleur différente : ladernière était dorée ; celle qui la précédait,argentée. C'est, je crois, la plus ancienne mentionqui établisse une relation du nombre sept avec lescouleurs et les métaux. La ville fabuleuse desAtlantes, dans le roman de Platon, estpareillement entourée par des mursconcentriques, dont les derniers sont revêtus d'oret d'argent ; mais on n'y retrouve pas le mystiquenombre sept.

Ce même nombre était aussi, nous l'avons dit,caractéristique des astres planétaires. D'après M.François Lenormant, les inscriptions cunéiformes

164

Page 165: Science et philosophie - Gloubik

mentionnent les sept pierre ! noires, adorées dansle principal temple d'Ouroukh en Chaldée,bétyles personnifiant les sept planètes. C'est aumême symbolisme que se rapporte, sans doute,un passage du roman de Philostrate sur la vied'Apollonius de Tyane (III, 41), passage danslequel il est question de sept anneaux donnés à cephilosophe par le brahmane Iarchas.

Entre les métaux et les planètes lerapprochement résulte, non seulement de leurnombre, mais surtout de leur couleur. Les astresse manifestent à la vue avec des colorationssensiblement distinctes : Suus cuique color est,dit Pline (II, XVI.). La nature diverse de cescouleurs a fortifié le rapprochement des planèteset des métaux. C'est ainsi que l'on conçoitaisément l'assimilation de l'or, le plus éclatant etle roi des métaux, avec la lumière jaune du soleil,le dominateur du ciel. La plus ancienneindication que l'on possède à cet égard se trouvedans Pindare. La cinquième ode des Isthméennesdébute par ces mots : « Mère du soleil, Thia,connue sous beaucoup de noms, c'est à toi queles hommes doivent la puissance prépondérantede l'or. »

165

Page 166: Science et philosophie - Gloubik

Dans Hésiode, Thia est une divinité, mère dusoleil et de la lune, c'est-à-dire génératrice desprincipes de la lumière (Théogonie, 371-374).Un vieux socialiste commente ces vers endisant : « De Thia et d'Hypérion vient le soleil, etdu soleil l'or. À chaque astre une matière estassignée : au Soleil l'or, à la Lune l'argent, àMars le fer, à Saturne le plomb, à Jupiterl'électrum, à Hermès l'étain, à Vénus le cuivre18 »Cette scolie remonte à l'époque alexandrine. Ellereposait, à l'origine, sur des assimilations toutesnaturelles.

En effet, si la couleur jaune et brillante dusoleil rappelle celle de l'or :

orbemPer duodena régit mundi sol aureus astra19,la blanche et douce lumière de la lune a été de

tout temps assimilée à la teinte de Targent. Lalumière rougeâtre de la planète Mars, igneusd'après Pline, wpôîtç d'après les alchimistes, arappelé de bonne heure celle du sang et celle du

18 Pindare, édition de Bsæckh, L II, p. 540, 1819.19 Virgile, Géorgiques, I, 232.

166

Page 167: Science et philosophie - Gloubik

fer, consacrés à la divinité du même nom. C'estainsi que Didyme, dans un extrait de soncommentaire sur l'Iliade (I. V), commentaire unpeu antérieur à l'ère chrétienne, parle de Mars,appelé l'astre du fer. L'éclat bleuâtre de Vénus,l'étoile du soir et du matin, rappelle pareillementla teinte des sels de cuivre, métal dont le nommême est tiré de celui de l’île de Chypre,consacrée à la déesse Cypris, nom grec deVénus. De là le rapprochement Tait par la plupartdes auteurs. Entre la teinte blanche et sombre duplomb et celle de la planète Saturne, la parentéest plus étroite encore, et elle est constammentinvoquée depuis l'époque alexandrine. Lescouleurs et les métaux assignés à Mercure« l'étincelant » ( radians, d'après Pline)

et à Jupiter « le resplendissant » ( ) ontvarié davantage, comme je le dirai tout à l'heure.

Toutes ces attributions sont liées étroitement àl'histoire de l'astrologie et de l'alchimie. En effet,dans l'esprit des auteurs de l'époque alexandrine,ce ne sont pas là de simples rapprochements ;mais il s'agit de la génération même des métaux,supposés produits sous l'influence des astres dansle sein de la terre.

Proclus, philosophe néoplatonicien du Vesiècle de notre ère, dans son commentaire sur le

167

Page 168: Science et philosophie - Gloubik

Timée de Platon, expose que « l'or naturel etl'argent et chacun des métaux, comme chacunedes autres substances, sont engendrés dans laterre, sous l'influence des divinités célestes et deleurs effluves. Le Soleil produit l'or ; la Lune,l'argent ; Saturne, le plomb, et Mars, le fer. »

L'expression définitive de ces doctrinesastrologico-chimiques et médicales se trouvedans l'auteur arabe Dimeschqî, cité parChwolson20. D'après cet écrivain, les sept métauxsont en relation avec les sept astres brillants, parleur couleur, leur nature et leurs propriétés : ilsconcourent à en former la substance. Notreauteur expose que, chez les Sabéens, héritiers desanciens Chaldéens, les sept planètes étaientadorées comme des divinités ; chacune avait sontemple et, dans le temple, sa statue, faite avec lemétal qui lui était dédié. Ainsi le Soleil avait unestatue d'or ; la Lune, une statue d'argent ; Mars,une statue de fer ; Vénus, une statue de cuivre ;Jupiter, une statue d'étain ; Saturne, une statue deplomb. Quant à la planète Mercure, sa statue étaitfaite avec un assemblage de tous les métaux, etdans le creux on versait une grande quantité demercure. Ce sont là des contes arabes, quirappellent les théories alchimiques sur les

20 Sur les Sabéens, t. II, p. 380, 396, 411, 544

168

Page 169: Science et philosophie - Gloubik

métaux et sur le mercure, regardé comme leurmatière première. Mais ces contes reposent surde vieilles traditions défigurées, relatives àl'adoration des planètes à Babylone et enChaldée, et à leurs relations avec les métaux.

Il existe, en effet, une liste analogue dès lesecond siècle de notre ère : on la trouve dans unpassage de Celse, cité par Origène21. Celseexpose la doctrine des Perses et les mystèresmithriaques, et il nous apprend que ces mystèresétaient exprimés par un certain symbole,représentant les révolutions célestes et le passagedes âmes à travers les astres. C'était un escalier,muni de sept portes élevées, avec une huitièmeau sommet.

La première porte est de plomb ; elle estassignée à Saturne, la lenteur de cet astre étantexprimée par la pesanteur du métal22.

La seconde porte est d'étain ; elle est assignéeà Vénus, dont la lumière rappelle l'éclat et lamollesse de ce corps.

La troisième porte est d'airain, assignée àJupiter, à cause de la résistance du métal.

21 Opera, t. I, p. 646 ; Contra Celsum, I. VI, 22 ; édition de Paris,1733

22 « Saturni sidus gelidæ ac rigentis esse natur. » (Pline, II, VI.)

169

Page 170: Science et philosophie - Gloubik

La quatrième porte est de fer, assignée àHermès, parce que ce métal est utile aucommerce, et se prête à toute espèce de travail.

La cinquième porte, assignée à Mars, estformée par un alliage de cuivre monétaire, inégalet mélangé.

La sixième porte est d'argent, consacrée à laLune.

La septième porte est d'or, consacrée auSoleil ; ces deux métaux répondant aux couleursdes deux astres.

Les attributions des métaux aux planètes nesont pas ici tout à fait les mêmes que chez lesnéoplatoniciens et les alchimistes. Ils semblentrépondre à une tradition un peu différente et donton retrouve ailleurs d'autres traces. En effet,d'après Lobeck23, dans certaines listesastrologiques, Jupiter est de même assigné àl'airain, et Mars au cuivre.

On rencontre la trace d'une diversité plusprofonde et plus ancienne encore dans une vieilleliste alchimique, reproduite à la fin de plusieursmanuscrits, et où le signe de chaque planète estsuivi du nom du métal et des corps dérivés oucongénères.

23 Aglaophamus, p. 936, 1829

170

Page 171: Science et philosophie - Gloubik

La plupart des planètes répondent aux mêmesmétaux que dans les énumérations ordinaires, àl'exception de la planète Hermès, à la suite dusigne de laquelle se trouve le nom de l'émeraude.Or, chez les Égyptiens, d'après Lepsius, la listedes métaux comprenait, à côté de l'or, de l'argent,du cuivre et du plomb, les noms des pierresprécieuses, telle que le mafek ou émeraude et lechesbet ou saphir, corps assimilés aux métaux, àcause de leur éclat et de leur valeur24. Il y a là lesouvenir de rapprochements très différents desnôtres, mais que l'humanité a regardés autrefoiscomme naturels, et dont la connaissance estnécessaire pour bien concevoir les idées desanciens. Toutefois l'assimilation des pierresprécieuses aux métaux a disparu de bonne heure,tandis que l'on a pendant longtemps continué àranger dans une même classe les métaux purs,tels que l'or, l'argent, le cuivre et certains de leursalliages, par exemple l'électrum et l'airain. De làdes variations importantes dans les signes desmétaux et des planètes.

Retraçons l'histoire de ces variations ; il estintéressant de la décrire pour l'intelligence desvieux textes.

24 Voir les métaux égyptiens dans mon ouvrage sur les Origines del'alchimie, p. 221 et 233, Steinheil, 1885.

171

Page 172: Science et philosophie - Gloubik

Olympiodore, néoplatonicien du vi siècle,attribue le plomb à Saturne ; l'électrum, alliaged'or et d'argent, regardé comme un métal distinct,à Jupiter ; le Ter à Mars, l'or au Soleil, l'airain oucuivre à Vénus, l'étain à Hermès (planèteMercure), l'argent à la Lune. Ces attributionssont les mêmes que celles du scoliaste de Pindarecité plus haut ; elles répondent exactement etpoint pour point à une liste initiale du manuscritalchimique de Saint-Marc, écrit au xi® siècle, etqui renferme des documents très anciens.

Les symboles alchimiques consignés dans lesmanuscrits comprennent les métaux suivants,dont l'ordre et les attributions sont constants pourla plupart.

1° L'or correspondait au Soleil, relation quej'ai exposée plus haut.

Le signe de l'or est presque toujours celui dusoleil, et il est déjà exprimé ainsi dans lespapyrus de Leide.

2° L'argent correspondait à la Lune et étaitexprimé toujours par le même signe planétaire.

3° L'électrum, alliage d'or et d'argent, étaitréputé un métal particulier chez les Égyptiens,qui le désignaient sous le nom d'asem, nom quis'est confondu plus tard avec le mot grec asemon,argent non marqué. Cet alliage fournit à volonté,suivant les traitements, de l'or ou de l'argent. Il

172

Page 173: Science et philosophie - Gloubik

est décrit par Pline, et il fut regardé jusqu'autemps des Romains comme un métal distinct.Son signe était celui de Jupiter, attribution quenous trouvons déjà dans Zosime, auteuralchimique du IIIe ou IVe siècle de notre ère.

Quand l'électrum disparut de la liste desmétaux, son signe fut affecté à l'étain, qui jusque-là répondait à la planète Mercure (Hermès). Noslistes alchimiques portent la trace de cechangement25. En effet, la liste du manuscrit deVenise porte (fol. 6) : « Jupiter, resplendissantélectrum. » Et ces mots se retrouvent, toujours àcôté du signe planétaire, dans le manuscrit 2327de la Bibliothèque nationale de Paris (fol. 17recto, ligne 16), la première lettre du mot Zeusfigurant sous deux formes différentes (majusculeet minuscule). Au contraire, un peu plus loin,dans une autre liste du dernier manuscrit (fol. 18verso, ligne 5), le signe de Jupiter est assigné àl'étain.

4° Le plomb correspondait à Saturne : cetteattribution n'a éprouvé aucun changement,quoique le plomb ait plusieurs signes distinctsdans les listes. Le plomb était regardé par lesalchimistes égyptiens comme le générateur desautres métaux et la matière première de la

25 Voir les Origines de l'alchimie, pl. II, p. 112. — Annales dechimie et de physique, mars 1885, p. 382.

173

Page 174: Science et philosophie - Gloubik

transmutation. Ce qui s'explique par sesapparences, communes à divers autres corps.

En effet, ce nom s'appliquait, à l'origine, à toutmétal ou alliage métallique blanc et fusible ; ilembrassait l'étain (plomb blanc et argentin,opposé au plomb noir ou plomb proprement dit,dans Pline) et les nombreux alliages qui dériventde ces deux métaux, associés entre eux et avecl'antimoine, le zinc, le nickel, le bismuth, etc. Lesidées que nous avons aujourd'hui sur les métauxsimples ou élémentaires, opposés aux métauxcomposés ou alliages, ne se sont dégagées quepeu à peu dans le cours des siècles. On conçoitd'ailleurs qu'il en ait été ainsi, car rien n'établit àpremière vue une distinction absolue entre cesdeux groupes de corps.

5° Le fer correspondait à Mars. Cetteattribution est la plus ordinaire. Cependant dansla liste de Celse le fer répond à la planèteHermès.

Le signe même de la planète Mars se trouveparfois donné à l'étain dans quelques-unes deslistes. Ceci rappelle encore la liste de Celse quiassigne à Mars l'alliage monétaire. Mars et le feront deux signes distincts, quoique communs aumétal et à la planète, savoir : une flèche avec sa

pointe, et un θ abréviation du mot nom

174

Page 175: Science et philosophie - Gloubik

ancien de la planète Mars, parfois même avec

adjonction d'un π, abréviation de « l'enflammé », autre nom ou épithète de Mars.

6° Le cuivre correspondait à Vénus, ou Cypris,déesse de l’île de Chypre, où l'on trouvait desmines de ce métal, déesse assimilée elle-même àHathor,la divinité égyptienne multicolore, dontles dérivés bleus, verts, jaunes et rouges ducuivre rappellent les colorations diverses.

Toutefois la liste de Celse attribue le cuivre àJupiter et l'alliage monétaire à Mars. Laconfusion entre le fer et le cuivre, ou plutôtl'airain, aussi attribués à la planète Mars, a existéautrefois ; elle est attestée par celle de leursnoms : le mot œs, qui exprime l'airain en latin,dérive du sanscrit ayas, qui signifie le fer26.C'était sans doute, dans une haute antiquité, lenom du métal des armes et des outils, celui dumétal dur par excellence.

7° L'étain correspondait d'abord à la planèteHermès ou Mercure. Quand Jupiter eut changéde métal et fut affecté à l'étain, le signe de laplanète primitive de ce métal passa au mercure.

La liste de Celse attribue l'étain à Vénus, cequi rappelle aussi l'antique confusion du cuivre etdu bronze (airain, alliage d'étain).

26 Origine de l'alchimie, p. 225.

175

Page 176: Science et philosophie - Gloubik

8° Mercure. Le mercure, ignoré, ce semble,des anciens Égyptiens, mais connu à l'époquealexandrine, fut d'abord regardé comme une sortede contre-argent et représenté par le signe de lalune retourné. Il n'en est pas question dans laliste de Celse (IIe siècle). Entre le VIe siècle (listed'Olympiodore le philosophe, citée plus haut) etle VIIe siècle de notre ère (liste de Stephanusd'Alexandrie, qui sera donnée tout à l'heure), lemercure prit le signe de la planète Hermès,devenu libre par suite des changementsd'affectation relatifs à l'étain.

Ces attributions nouvelles et ces relationsastrologico-chimiques sont exprimées dans lepassage suivant de Stephanus : « Le démiurgeplaça d'abord Saturne, et vis-à-vis le plomb, dansla région la plus élevée et la première ; en secondlieu, il plaça Jupiter vis-à-vis de l'étain, dans laseconde région ; il plaça Mars le troisième, vis-à-vis le fer, dans la troisième région ; il plaça leSoleil le quatrième, et vis-à-vis l'or, dans laquatrième région ; il plaça Vénus la cinquième,et vis-à-vis le cuivre, dans la cinquième région ;il plaça Mercure le sixième, et vis-à-vis le vif-argent, dans la sixième région ; il plaça la Lunela septième, et vis-à-vis l'argent, dans la septièmeet dernière région(Ms. 2327, folio 73 verso.) »Dans le manuscrit, au-dessus de chaque planète,

176

Page 177: Science et philosophie - Gloubik

ou de chaque métal, se . trouve son symbole.Mais, circonstance caractéristique, le symbole dela planète Mercure et celui du métal ne sont pasencore les mêmes, malgré le rapprochementétabli entre eux, le métal étant toujours exprimépar un croissant retourné. Le mercure et l'étainont donc chacun deux signes différents dans noslistes, suivant leur époque.

Voilà les signes fondamentaux des corpssimples ou radicaux, comme nous dirionsaujourd'hui.

Ces signes sont le point de départ de ceux d'uncertain nombre de corps, dérivés de chaque métalet répondant aux différents traitements physiquesou chimiques qui peuvent en changer l'état oul'apparence.

Tels sont : la limaille, la feuille, le corpscalciné ou fondu, la soudure, le mélange, lesalliages, le minerai, la rouille ou oxyde. Chacunde ces dérivés possède dans les listes desmanuscrits un signe propre, qui se combine avecle signe du métal, exactement comme on le faitdans la nomenclature chimique de nos jours.

Les principes généraux de ces nomenclaturesont donc moins changé qu'on ne serait porté à lecroire, l'esprit humain procédant suivant desrègles et des systèmes de signes qui demeurent àpeu près les mêmes dans la suite des temps. Mais

177

Page 178: Science et philosophie - Gloubik

il convient d'observer que les analogies fondéessur la nature des choses, c'est-à-dire sur lacomposition chimique, démontrée par lagénération réelle des corps et par leursmétamorphoses réalisées dans la nature ou dansles laboratoires, ces analogies, dis-je, subsistentet demeurent le fondement de nos notationsscientifiques ; tandis que les analogies chimiquesd'autrefois entre les planètes et les métaux,fondées sur des idées mystiques sans baseexpérimentale, sont tombées dans un justediscrédit. Cependant leur connaissance conserveencore de l’intérêt pour l'intelligence des vieuxtextes et pour l'histoire de la science.

178

Page 179: Science et philosophie - Gloubik

Les cités animales et leurévolution

Beuzeval-sur-Dives (Calvados).18 août 1877.

La Revue scientifique a publié, il y a quelquetemps, une savante lecture de sir J. Lubbock Surles habitudes des fourmis27 ; c'est un sujet qui n'acessé de préoccuper les savants et lesphilosophes, à cause des analogies entre lessociétés animales et les sociétés humaines. Jedemande la permission de soumettre aux lecteursquelques réflexions et observations que j'ai euoccasion de faire sur le même sujet.

Je suis, en effet, du nombre de ceux quipensent que l'on peut tirer de là quelque lumièresur les causes naturelles qui ont conduit leshommes à s'assembler en tribus, en cités, ennations. Un même instinct de sociabilité agit surles races humaines et sur diverses espècesanimales.

Rien n'est plus chimérique que cette célèbrehypothèse d'un Contrat social, soit imposé, soit

27 Voy. Revue scientifique, numéro du 21 juillet 1877

179

Page 180: Science et philosophie - Gloubik

librement consenti, et en vertu duquel leshommes, isolés et errants à l'origine, se seraientassemblés en sociétés. En ceci, comme en biend'autres choses, nous sommes dupes d'un miragequi fait reporter dans le passé, commereprésentant un état antérieur, l'objet idéal dontles hommes poursuivent l'accomplissement etdont l'avenir se rapprochera sans doute de plus enpins. Au lieu d'être le point de départ, ancontraire le contrat social, c'est-à-dire le règne dela science et de la raison, établi sur leconsentement volontaire du plus grand nombre,représente le but final vers lequel tendl'humanité. C'est du moins ce que semble attesterl'histoire de la civilisation européenne.

Mais les origines de l'humanité, telles quenous pouvons les entrevoir, soit par le vagueécho des lointaines traditions de l'histoire, soitpar l'étude des tribus sauvages, soit par l'examendes débris et des instruments laissés par lesanciens hommes, les origines de l'humanité, dis-je, ne semblent avoir eu presque rien derationnel. Les agrégations des anciens hommesressemblaient fort à celles des castors et desautres animaux sociables. Or, si les sociétésanimales sont le produit fatal d'un instincthéréditaire, pourquoi en aurait-il été autrementdes premières sociétés humaines ? On allègue

180

Page 181: Science et philosophie - Gloubik

comme une différence fondamentalel'organisation même des sociétés animales, qui atoujours semblé invariable aux naturalistes et auxphilosophes observateurs, depuis plus de vingtsiècles.

Je ne sais si les sociétés des castors et cellesdes grands singes anthropoïdes ont été réellementexaminées avec assez de précision pour que l'onpuisse en affirmer l'invariabilité absolue, surtoutsi on les compare avec les villages des nègres oudes Peaux-Rouges qui vivent dans leurvoisinage. Les fourmis mêmes, dontl'observation est plus facile, n'ont guère étéétudiées avec un détail exact que depuis deuxcents ans. Sait-on quels ont été, quels pourrontêtre encore les changements successifs de leurindustrie ? Dès à présent, il existe des faits quinous permettent d'affirmer que les sociétésanimales ne sont pas absolument immobiles :elles se développent, se renouvellent suivant desprocédés originaux y appropriés aux milieuxparticuliers dans lesquels elles sont obligées devivre. Voici l'histoire de Tune de ces sociétés, quin'est pas sans quelque analogie avec l'histoire desagglomérations humaines.

J'ai observé pendant vingt-cinq ans, dans uncoin écarté des bois de Sèvres, une société defourmis. Quand je la découvris, c'était un petit

181

Page 182: Science et philosophie - Gloubik

monticule, de la forme conique que chacun sait,peuplé par des milliers d'habitants. Ceux-ci serépandaient tout autour, à travers l'herbe, lescailloux, le sable, où ils traçaient mille sentiersrégulièrement parcourus ; d'autres routess'élevaient sur les arbres ; bref, la fourmilièreavait mis en exploitation régulière toute unepetite colline boisée, sur laquelle j'ai souventsuivi les chemins des fourmis, prolongés aumilieu des herbes et des feuilles mortes sur deslongueurs de plus de cent mètres : distanceénorme si on la compare aux dimensions del'animal.

La cité animale était en pleine prospérité,lorsque je la vis pour la première fois ; safondation remontait à plusieurs années. Elle eutsans doute ses luttes contre' la nature et contre lesanimaux, ses catastrophes provoquées par le piedd'un promeneur, par la chute de quelque grossebranche d'arbre, par la brusque invasion d'un filetd'eau pendant un orage. Mais je n'assistai àaucune de ces vicissitudes. J'observai cependant,dans une autre région du bois, une émigration enmasse, l'un des phénomènes les plusremarquables de la vie des peuples. C'était à lafin de l'été. Une fourmilière située au bord d'unchemin fréquenté par les promeneurs avait étésouvent ravagée par leur curiosité malveillante.

182

Page 183: Science et philosophie - Gloubik

Obligées sans cesse de reconstruire leursédifices, les fourmis se lassèrent. Un jour, enparcourant la route, je la vis traverséeobliquement par une longue colonne de fourmis.Le lendemain et les jours suivants, la colonnenoire marchait toujours. Surpris de cettepersévérance, je suivis la colonne ; elle sedirigeait au milieu du bois, ne parcourant aucunsentier déjà battu, même par des fourmis ; ellemarchait sans se diviser, au milieu des feuillesmortes, des herbes et des racines d'arbres, vers unbut évidemment fixé à l'avance. Le trajet duratrois cents mètres : il aboutissait au milieu desarbres, au pied d'un arbuste, en haut d'un petitescarpement sablonneux, difficilementaccessible, et dominant une vieille route pavée.Là, une nouvelle fourmilière se formait, en partiesous la terre, en partie à sa surface. L'émigrationdura tout l'automne. Au printemps suivant, laville ancienne était déserte et la ville neuve enpleine activité. Le site actuel d'ailleurs n'était pasbien choisi. S'il se trouvait à l'abri despromeneurs, en raison de sa situation, par contreil était au bas d'une pente herbagée, par laquelles'écoulaient les eaux d'orage. La fourmilière,inondée à plusieurs reprises, ne reprit jamais saprospérité première, elle dépérit et finit, aprèsquelques années, par disparaître d'elle-même :

183

Page 184: Science et philosophie - Gloubik

comme aurait pu le faire une ville trop souventravagée par les eaux, ou par la malaria.

Pendant ce temps, l'autre cité dont j'ai parléd'abord demeurait toujours prospère. J'observaicependant au bout de dix ans, que la cité avaitdétaché une colonie à quelques mètres dedistance, au pied d'un jeune chêne. La colonie,faible et peu étendue à ses débuts, granditd'année en année. Elle traversa sans accident uneépoque critique, celle de la coupe périodique dela portion du bois où elle était établie.

Vers le temps de la guerre de 1870, mesobservations furent suspendues pendant prèsd'une année. A mon retour, la colonie étaitdevenue une grande fourmilière, tandis que lacité fondatrice commençait à décroître. D'annéeen année, son déclin s'accusa ; le nombre deshabitants diminua ; ils semblaient en mêmetemps devenus moins actifs, moins empressés àapporter des matériaux et des provisions, moinsprompts à réparer les dommages causés à leursdemeures. Celles-ci prirent peu à peu un aspectde vétusté et s'affaissèrent en partie sous lesinfluences atmosphériques, combattues avecmoins d'énergie qu'autrefois.

Aujourd'hui, la colonie est devenue la citéprincipale ; elle a fait périr l'arbuste qui l'avaitprotégé à ses débuts contre les intempéries

184

Page 185: Science et philosophie - Gloubik

atmosphériques et elle étale en pleine lumière sesédifices, formés de pailles sèches et de fragmentsde bois en bon état, dont la teinte contraste aveccelui des toits grisâtres et en décomposition de lavieille fourmilière. Depuis quatre ans, untroisième centre de population s'est même fondédans le voisinage ; mais il n'atteint pas encorel'état de prospérité de la première colonie.

Cependant la vieille ville n'a pas étécomplètement abandonnée. Elle sert de refuge àdes familles, après tout nombreuses encore. Maisson état demi-ruiné rappelle celui de Babylone,subsistant pendant les premiers siècles de l'èrechrétienne, au voisinage de Séleucie et deClésiphon, successivement fondées par descivilisations plus modernes.

Depuis la première époque où j'écrivais ceslignes (1877), le groupe de cités dont je rapportel'histoire a éprouvé une catastrophe. La chassedans les bois de Sèvres ayant été louée à desbourgeois parisiens, ceux-ci se sont mis à éleverdes faisans dans leurs réserves : or les faisanssont fort avides d'œufs de fourmis, si bien qu'unjour, des gardes sont venus avec des pioches etdes sacs ; ils ont enlevé les larves et détruit lafourmilière : toutes les fourmilières florissantesdes bois de Sèvres ont été anéanties en uneannée. C'est ainsi que Tamerlan extermina les

185

Page 186: Science et philosophie - Gloubik

cités de l'Asie centrale et construisit unepyramide avec les 90 000 têtes des habitants deBagdad. A peine quelques rares habitantséchappèrent à ce désastre ; mais, avec un zèleinfatigable, ils se mirent aussitôt à reconstituerleurs cités. Celle que j'observe spécialement s'estainsi reformée au voisinage, de même que laBagdad moderne, héritière de Babylone. A nosyeux grossiers, les mœurs et les édifices de lanouvelle fourmilière paraissent semblables àceux de l'ancienne. Mais c'est là sans doute uneillusion, née d'une vue trop lointaine des choses.

Un être colossal, dans le rapport de l'homme àla fourmi, c'est-à-dire dont la hauteurapprocherait de celle du Mont-Blanc et dont lavie durerait dans la même proportion, en un motl'habitant de Sirius dont parle Voltaire, auraitpeut-être jugé les civilisations de Babylone et desautres capitales qui l'ont remplacée, comme aussiuniformes que nous jugeons celles desfourmilières.

Mais, par compensation, nous sommes obligésd'admettre, aussi bien que le Sirien deMicromégas, que les cités animales ont uneorigine, un progrès, une décadence, comme lescités humaines : leur durée n'est courte que pournous ; mais elle égale celle des États humains, sil'on compte par générations comme le faisait

186

Page 187: Science et philosophie - Gloubik

Homère. L'intervalle d'une année, de deux auplus, semble mesurer la vie d'une fourmi. Lenombre de leurs générations, depuis Aristote,répond donc à près de quarante mille années,évaluées d'après les générations humaines ; cequi nous reporte à une époque contemporaine despremiers êtres dignes du nom d'hommes, si ellene leur est antérieure.

Si les vicissitudes des cités des fourmisrappellent celles des cités humaines, il n'en estpas moins vrai que la structure générale, l'aspect,les usages de ces cités ne semblent guère avoirchangé depuis que nous les observons Mais en a-t-il toujours été ainsi ? les premières fourmis ont-elles construit tout d'abord une ville, pareille àcelles qu'elles élèvent maintenant ? Ou bien y a-t-il eu une évolution dans l'organisation de cescités ? les progrès des cités animales n'auraient-ils pas été accomplis autrefois, pendant despériodes trop anciennes pour avoir pu êtreobservées ? On pourrait soutenir que, depuis uneépoque très reculée, et qui a peut-être précédé lescommencements des races humaines, les racesdes fourmis ont terminé leur évolution ; elles ontmaintenant parcouru le cycle des combinaisonsintellectuelles compatibles avec leurs organes etles milieux qui les ont sollicitées à l'action ; enun mot, la civilisation des fourmis a atteint

187

Page 188: Science et philosophie - Gloubik

depuis de longs siècles les limites compatiblesavec leur nature. Depuis lors, l'organisationgénérale de leurs cités se transmet sanschangement notable d'une génération à l'autre,cette transmission s'opérant en partie parl'éducation, en partie par les habitudeshéréditaires devenues des instincts. Le typecommun de leurs sociétés n'éprouve plusdésormais que des variations légères, dues à lafois aux circonstances locales et à l'activité plusou moins grande des tribus. D'après cettemanière de voir, le progrès des cités animalesaurait été exécuté dans le passé et serait parvenuà des limites, au voisinage desquelles il estcondamné à osciller désormais tant que la racesubsistera.

En est-il donc autrement des races humaines ?Sommes-nous autorisés à regarder leurs progrèscomme indéfinis ? ou bien les races humainessont-elles destinées à obéir à la même loi fatale ?Leur évolution parviendra-t-elle aussi à un étatstationnaire, dont les limites seront déterminéespar celle des connaissances que l'homme peutacquérir et combiner, en vertu des facultésintellectuelles qui résultent de son organisation ?Ces limites atteintes, les races humaines neprésenteront-elles pas le spectacle d'unecivilisation à peu près uniforme, oscillant entre

188

Page 189: Science et philosophie - Gloubik

certains états alternatifs de trouble et d'équilibre,mais s'efforçant désormais de revenir toujours àune organisation type, réputée la plus convenableau bonheur et à la dignité de l'espèce humaine ?Une semblable opinion serait peut-être la plusconforme aux leçons de l'histoire. L’Égypte aduré cinq mille ans ; c'est la civilisation la pluslongue qui ait encore existé. Trois mille ansavant notre ère, les monuments et les inscriptionsnous révèlent des arts, une industrie, une culturepeu différents de ceux qui subsistaient en Égypteau temps des Ptolémées et des Romains.L'organisation du peuple lui-même ne semble pasavoir été différente, du moins vue en gros et deloin, comme nous le faisons pour les citésanimales. A travers les catastrophes desinvasions, des conquêtes, des guerres civiles etétrangères, l'Égypte a subsisté sans grandschangements intérieurs, jusqu'au jour où elle apéri tout entière et presque d'un seul coup, audernier siècle de l'empire romain , mais sansavoir pu sortir des limites que la race égyptienneavait conçues comme l'idéal suprême de lacivilisation.

La Chine ne nous offre-t-elle pas, même denos jours, un spectacle analogue ? La race quihabile cette vaste région de l'Asie a conçu uncertain idéal de la société ; elle paraît y être

189

Page 190: Science et philosophie - Gloubik

arrivée peu à peu, il y a bien des siècles ; elle s'ytient désormais, à travers les désastres desconquêtes tartares et des rébellions intérieures. Sielle cherche à apprendre quelque chose aucontact de la civilisation européenne, ce sontplutôt des formules, des pratiques industrielles,qu'une conception nouvelle de la culturehumaine. La race chinoise en un mot, de mêmeque la race égyptienne, est parvenue, après unecertaine évolution historique, à un état limite, quisemble vouloir durer autant que la société elle-même. Le changement de cet état marqueraprobablement le terme fatal et la dissolution de lasociété chinoise tout entière.

Ainsi les races humaines dont la civilisationest la plus ancienne semblent avoir possédé unecertaine réserve d'énergie intellectuelle et morale,pour employer le langage des sciencesphysiques. Cette énergie dépensée les a conduitesà un état stationnaire, oscillant entre des limites,et dans lequel elles seraient peut-être demeuréesindéfiniment, si elles n'avaient subi le contactdestructeur de races animées d'une énergiesupérieure. N'est-ce point là l'histoire descités.animales ?

Ne sera-ce point aussi l'histoire des raceseuropéennes, lorsqu'elles auront couvert etdominé la surface du globe terrestre, mis en

190

Page 191: Science et philosophie - Gloubik

exploitation toutes ses ressources, embrassé tousles éléments de connaissances que son étenduecomporte, épuisé les combinaisonsfondamentales compatibles avec la puissance,limitée aussi, de l'intelligence individuelle del'homme ? en un mot consommé toute la réserved'énergie inhérente au globe terrestre et à l'espècehumaine ?

191

Page 192: Science et philosophie - Gloubik

L'Académie des sciences

I

1867.» Le 15 frimaire de l'an IV de la République

française(6 décembre 1795), les quarante-huitmembres nommés par le Directoire exécutif pourfaire partie de l'Institut national des sciences etdes arts se sont réunis à cinq heures du soir dansla salle d'assemblée de la ci-devant Académie dessciences ; le ministre de l'intérieur a donnélecture des titres IV et V de la loi rendue le 3brumaire(25 octobre 1795) par la Conventionnationale sur l'organisation de l'instructionpublique.

» Les 18, 19 et 21 du même mois, l'assembléea procédé successivement à l'élection dequarante-huit membres ; elle en a élu deux danschaque section, savoir : le premier jour, dix-huit,le second, seize, et le troisième, quatorze ; totalquarante-huit.

192

Page 193: Science et philosophie - Gloubik

» Les 22, 23 et 24 suivants, l'assemblée acontinué les élections pour compléter l'Institut :elle a élu le premier jour, vingt membres, lesecond jour, quatorze, et le troisième, quatorze ;total quarante-huit.

» Le 1er nivôse de la même année, les centquarante-quatre membres de l'Institut nationaldes sciences et des arts se sont rendus à sixheures du soir dans le local ci-devant désigné etils ont commencé à s'occuper de leurorganisation intérieure. »

Tel est le procès-verbal de la fondation del'Académie des sciences actuelle, partieintégrante d'un tout plus considérable, l'Institut.Dans la loi de fondation, elle est désignéecomme la première classe de l'Institut, sous letitre de sciences physiques et mathématiques. Surles cent quarante-quatre membres relatés dans ceprocès-verbal, l'Académie des sciences encomptait soixante, c'est-à-dire un nombresupérieur à celui de chacune des deux autresclasses, formées, l'une (sciences morales etpolitiques) de trente-six membres, l'autre(littérature et beaux-arts) de quarante-huitmembres. Ces chiffres tendaient à assurer unecertaine prépondérance à la première classe surles autres dans les délibérations communes,circonstance qui accuse la préoccupation des

193

Page 194: Science et philosophie - Gloubik

idées purement rationnelles dans la nouvelleorganisation de la société française.

D'après la loi de fondation, l'Académie dessciences (classe des sciences physiques etmathématiques) était formée de dix sections,savoir :

Membresrésidents

Associés dansles

départements1. Mathématiques 6 62. Arts mécaniques 6 63. Astronomie 6 64. Physique expérimentale 6 65. Chimie 6 66. Histoire naturelle et minéralogie.

6 6

7. Botanique et physique générale

6 6

8. Anatomie et zoologie 6 69. Médecine et chirurgie 6 610. Économie rurale et art vétérinaire.

6 6

On reconnaît, à la vue de cette liste, l'esprit derègle symétrique et les idées absolument arrêtéesdes hommes de la fin du XVIIIe siècle. Cet esprits'est perpétué plus qu'ailleurs dans l'Académiedes sciences. Seule, en effet, dans l'Institut, elleest demeurée la même. Tandis que les autresclasses ou académies, suivant la loi commune de

194

Page 195: Science et philosophie - Gloubik

toutes les institutions, ont changé par le cours denos révolutions, tandis qu'elles ont subi, dansleurs attributions, dans leur titre et jusque dansleur nombre, des changements considérables, quiont altéré profondément le système général del'Institut ; au contraire, l'Académie des sciencesn'a guère varié depuis sa fondation.

Les modifications les plus notables qu'elle aitéprouvées datent de 1803 : elles ont consistédans la création de deux secrétaires perpétuels,l'un pour les sciences physiques, l'autre pour lessciences mathématiques ; dans la création de huitassociés étrangers ; dans l'extension du nombredes correspondants nationaux, porté à cent ; enfindans l'addition d'une demi-section de géographieet de navigation, laquelle a été complétée il y adeux ans : toutes dispositions qui étendaient lescadres académiques, sans les transformer.J'excepte cependant l'institution des secrétairesperpétuels, substitués aux secrétaires annuels :cette institution établissait dans la classe uneautorité supérieure à celle des simples membres,et elle assurait à l'Académie les avantages et lesinconvénients de l'esprit traditionnel.

Même en 1816, la classe des sciencesphysiques et mathématiques, mutilée parquelques proscriptions individuelles (Carnot,Monge), n'en conserva pas moins son

195

Page 196: Science et philosophie - Gloubik

organisation intérieure, sous le nom d'Académieroyale des sciences. Les changements les plusimportants qu'elle subit alors furent l'introductiondu système hétérogène des académiciens libres,renouvelé de l'ancien régime, et surtout la rupturepresque complète des liens qui assemblaient lesdiverses classes de l'Institut en un corpssolidaire.

Jusqu'à quel point minutieux l'Académie dessciences a maintenu son organisation d'il y asoixante-dix ans, c'est ce dont on pourra juger, encomparant an tableau des sections originaires, letableau suivant qui représente l'état actuel :

Deux secrétaires perpétuels ;Onze sections sous les titres de : Géométrie,

Mécanique, Astronomie, Géographie etNavigation, Physique générale, Chimie,Minéralogie, Botanique, Économie rurale,Anatomie et zoologie. Médecine et chirurgie.

Comptant chacune six membres titulaires, entout soixante-dix ;

Huit associés étrangers ;Dix académiciens libres ;Cent correspondants, inégalement répartis

entre les sections.Telle est la composition présente de

l'Académie des sciences.

196

Page 197: Science et philosophie - Gloubik

Durant l'intervalle qui nous sépare de safondation(1795-1867.), l'Académie a comptédeux cent trente-trois titulaires, la duréemoyenne du titre ayant été de trente-deux ans partête.

Héritière de l'ancienne Académie des sciences,(1666-1793), la nouvelle Académie avait àcontinuer de grandes traditions : d'Alembert,Buffon, les Jussieu, Lavoisier, comptent parmiles fondateurs des sciences mathématiques,physiques et naturelles. Un grand nombre desmembres de l'ancienne Académie, parmi lesquelsje citerai Lagrange, Laplace, Lamarck, Monge,Haüy, Berthollet, faisaient d'ailleurs partie de lanouvelle. Elle n'a pas été inférieure à son aînée.Les noms de Fourier, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Ampère, Gay-Lussac, Fresnel, pour nedésigner aucun vivant, témoignent de l'éclat dunouveau corps et de l'influence que ses membresont exercée, par leurs travaux individuels, sur ladirection générale des sciences et de lacivilisation. Mais l'Académie des sciences n'apour ainsi dire pas d'histoire générale, puisqu'elles'est perpétuée sans changement sensible dansses cadres, depuis l'époque de sa fondation.

Cependant je veux essayer de donner une idéedes travaux de l'Académie, afin de fairecomprendre comment elle exerce son influence

197

Page 198: Science et philosophie - Gloubik

collective sur le développement des sciences etcomment son immobilité même, au milieu dessociétés humaines incessamment renouvelées, afini par restreindre son rôle et menace, si elle n'yprend garde, à passer un jour à l'état de cesmécanismes vieillis, que l'on conserve plutôtcomme de vénérables monuments du passé quecomme des machines agissantes et efficaces.

II

Dès l'origine, l'objet et les attributions del'Académie des sciences avaient été fixés dansles termes suivants, qu'il est utile de rappeler,afin de mieux caractériser son état actuel :

« Perfectionner les sciences et les arts par desrecherches non interrompues, par la publicationdes découvertes, par la correspondance avec lessociétés savantes françaises et étrangères ;,suivre les travaux scientifiques qui auraient pourobjet l'utilité générale et la gloire de laRépublique(Loi du 3 brumaire an IV, titre iv.).

En somme, dans la grande pensée de sesfondateurs, l'Institut était destiné à centraliserl'ensemble des travaux de l'intelligence humaine,et la première classe avait pour sa part les

198

Page 199: Science et philosophie - Gloubik

sciences physiques et mathématiques. Jusqu'àquel point cette conception absolue d'uneorganisation, construite logiquement d'après desprincipes rationnels, était-elle favorable àl'éducation générale et à la perpétuité destraditions scientifiques ; jusqu'à quel pointpourrait-elle être contraire au développementspontané de l'esprit d'invention, c'est ce que je neveux pas examiner ici. Ce sont d'ailleurs lessciences proprement dites qui justifient le plusaisément une telle conception a priori ; et c'est làqu'elle a produit, en effet, les fruits les plusbrillants.

Entrons dans les détails.D'après les lois de fondation de 1795 et 1796,

la classe des sciences physiques etmathématiques devait :

1° S'assembler en particulier six fois par mois,trois de ces séances étant publiques ; tenir chaquemois une séance commune avec les autresclasses ; enfin se réunir à l'Institut tout entier,chaque année, dans quatre séances publiques etsolennelles ;

2° Publier tous les ans ses travaux etdécouvertes ; Les pièces qui avaient remporté lesprix ; Les mémoires des savants étrangers qui luiétaient présentés ;

199

Page 200: Science et philosophie - Gloubik

Enfin la description des inventions nouvellesles plus utiles ;

3° Elle était chargée de toutes les opérationsrelatives à la fixation des poids et mesures ;

4° Deux de ses membres, désignés parl'Institut, devaient faire chaque année desvoyages utiles aux progrès des arts et dessciences ;

5° La classe proposait et adjugeait deux prixannuels, distribués en séance publique del'Institut tout entier ;

6° Elle nommait au concours, en communavec l'Institut, vingt citoyens chargés de voyagerpendant trois ans et de faire des observationsrelatives à l'agriculture(Loi du 8 brumaire an IV,titre V.) ;

7° Elle devait posséder (en commun avecl'Institut) une collection des productions de lanature et des arts, ainsi qu'une bibliothèquerelative aux arts ou aux sciences dont elles'occupait ;

8° « L'Institut rendra compte, tous les ans, auCorps législatif, des progrès des sciences et destravaux de chacune de ses classes. »

En 1802, le premier Consul ajouta à cesattributions la présentation de l'un des troiscandidats qui devaient être désignés au choix dugouvernement pour les places de professeurs

200

Page 201: Science et philosophie - Gloubik

vacantes dans les écoles spéciales (enseignementsupérieur). Cette dernière attribution était enapparence la conséquence logique de laconstitution de l'Institut, établi comme autoritésuprême en matière scientifique. Cependant elleavait un caractère tout différent des autres ; carelle faisait sortir l'Académie de sa sphèreabstraite pour la mêler à l'administration del'instruction publique. Elle est venue jusqu'ànous, sauf de légères modifications ; mais on nesaurait méconnaître que l'exercice de cetteattribution a exercé une funeste influence surl'opinion publique et créé, à tort ou à raison, unemultitude de préventions contre un corps dont lesmembres, candidats naturels aux places del'enseignement supérieur, se sont trouvés juges etparties dans leur propre cause : nulle prérogativede l'Académie n'a soulevé plus de jalousies etparfois même plus de haines.

Ainsi furent réglés, à l'origine, les rapports del'Académie avec le public et le gouvernement.

A cet état initial de l'Académie, opposons sonétat présent : on jugera ainsi à première vue desanalogies et des différences.

Les assemblées particulières de l'Académiesont aujourd'hui, comme autrefois, sa principaleaffaire : elles se tiennent une fois par semaine, lelundi. On y expose, comme autrefois, les travaux

201

Page 202: Science et philosophie - Gloubik

des membres de l'Académie, les rapports sur lestravaux des savants étrangers, lescorrespondances, les communications despersonnes étrangères à l'Académie, le tout devantce public limité qui s'intéresse aux recherchesscientifiques. Les séances non publiques, quialternaient d'abord avec les autres, sont devenuesdes comités secrets, tenus à la fin des séancesordinaires. En somme, toutes les apparencesréglementaires son demeurées les mêmes.

Et cependant, si Laplace ou Bertholletrevenaient au monde pour assister à nos séances,ils s'étonneraient à juste titre des profondschangements éprouvés par l'esprit de l'institution.Dès l'entrée, et avant d'avoir entendu une seuleparole, on peut apercevoir vis-à-vis du bureauune estrade séparée du public et où siègent lesjournalistes, appelés à rendre compte des travauxacadémiques dans les journaux quotidiens. C'estune innovation due à Arago, il y a trente ans. Ellemanifeste l'introduction de l'opinion généralecomme juge souverain de toutes choses, mêmede l'Académie.

Cette publicité absolue, jointe à l'institutiondes comptes rendus hebdomadaires, a d'abordgrandi singulièrement l'Académie des sciences,en raison de l'immense notoriété donnée à tousses actes. Mais, par ce retour étrange propre à

202

Page 203: Science et philosophie - Gloubik

toute évolution, l'Académie érigée en oracle n'apas tardé à perdre, comme force véritable etcomme vitalité, ce qu'elle avait acquis commeautorité nouvelle. En présence de journalistesd'une compétence parfois douteuse et plusprompts à recueillir l'incident ou l'anecdote qu'àsignaler la découverte abstraite et théorique, lesmembres de l'Académie commencèrent às'observer : ils visèrent davantage à l'effetapparent et ils perdirent dans leurs conversationspubliques cet abandon, cette libertéindispensables à l'échange des idées et à lacritique amicale des travaux scientifiques.

Biot, hostile aux journalistes, se plaisait àraconter l'historiette suivante : L'un des premiersgéomètres de ce siècle, Lagrange, à l'apogée desa réputation, se leva un jour et exposa devantses collègues une démonstration de la théorie desparallèles, théorie célèbre qui repose depuisEuclide sur un postulatum que personne n'a pudémontrer par voie élémentaire : c'est un écueilsur lequel se sont brisés des centaines degéomètres. Lagrange, ce jour-là, n'avait paséchappé à l'illusion qui en a déçu tant d'autres. Illut sa démonstration, au milieu du silencegénéral, et s'aperçut, avant d'avoir fini, de soninsuffisance, « Je ne connais qu'Euclide, » dit-ilen s'interrompant ; puis il replie son papier et

203

Page 204: Science et philosophie - Gloubik

retourne s'asseoir. Personne n'ajouta rien et ne fitdepuis la moindre allusion à cette mésaventure,qui tomba dans l'oubli. « Que fut-il arrivé,ajoutait Biot, si la chose s'était passée en séancepublique et devant les journalistes, prompts àtourner en dérision une erreur si grossière enapparence et si élémentaire ? Lagrange eût étéperdu de réputation devant le public. Doué d'uncaractère craintif et modeste, il aurait désormaisgardé le silence et enseveli dans l'oubli ses plusbelles découvertes. » En fait, les discussionsscientifiques et désintéressées, si nécessaires auxprogrès de la science, sont devenuesgraduellement plus rares et ont fini par tomber àpeu près en désuétude ; les communicationsabstraites et dirigées par le seul esprit de lascience pure sont également devenues plusrestreintes, bien que, grâce à Dieu, la vieilletradition sur ce point se conserve encore assezfortement.

La reproduction de.s séances dans les journauxquotidiens et surtout l'institution des comptesrendus hebdomadaires ont eu encore d'autresconséquences. Elles ont fait disparaître presqueentièrement les rapports que l'on avait coutumede faire sur les travaux et mémoires présentés àl'Académie. A l'origine, tout travail, même d'unmembre et surtout d'un savant étranger, était

204

Page 205: Science et philosophie - Gloubik

soumis à une commission qui l'examinait,répétait au besoin les expériences, les calculs oules observations et prononçait un jugementsouverain. Le rapport avait principalement pourbut de décider l'insertion des mémoires dans leRecueil de l'Académie. Aujourd'hui, les rapportsont perdu toute leur importance : la publicitéimmédiate des journaux et surtout des comptesrendus hebdomadaires fait parvenir lesdécouvertes à la connaissance de tous ceuxqu'elles peuvent intéresser, sans qu'il soit besoind'attendre plusieurs années la lente impressiondes mémoires officiels de l'Académie. Le résumédes travaux scientifiques est ainsi publié sansretard. Ils paraissent ensuite in extenso dans lesnombreux journaux de science pure qui existentaujourd'hui. En somme, les mémoires officielsreprésentent un rouage vieilli, qui fonctionne àpeine et à grands frais : ils ne peuvent désormaisoffrir d'avantages que pour la publication destravaux étendus, et, là même, ils seraient êtreaisément remplacés par des moyens pins facileset plus économiques.

La conséquence indirecte de cette prompte etfructueuse publicité, par laquelle Arago a réussi àfaire converger tous les travaux vers l'Académie,a donc été en même temps de soustraire cestravaux au jugement de l'Académie, pour les

205

Page 206: Science et philosophie - Gloubik

remettre immédiatement à celui des hommescompétents disséminés à la surface du mondeentier. Je ne parle pas ici des appels au publicgénéral, par lesquels cette nouvelle création asouvent fourni une voie trop facilement ouverteau charlatanisme : toute innovation a sa contre-partie et les inconvénients de celle-ci ne sontqu'éphémères. Mais elle a eu, je le répète, unrésultat d'une haute gravité, en ce qui touchel'influence de l'Académie. Les rapports officiels,c'est-à-dire les jugements académiques, devenusdésormais inutiles, ont disparu. A peine, à derares intervalles, en voit-on apparaître quelques-uns, témoignages de bienveillance individuelle,plutôt que de direction générale delà science.

Les rapports annuels sur la marche dessciences, si célèbres du temps de Fourier et deCuvier, ont également cessé depuis longtemps,par suite de l'immense développement pris par lemouvement scientifique général et del'impossibilité pour une intelligence, si fortequ'elle soit, de l'embrasser solidement et de lajuger à la fois dans son ensemble et dans sesdétails.

Le système des travaux collectifs del'Académie a vieilli plus rapidement encore. C'estune idée fort ancienne, et qui se présentait toutnaturellement, que celle d'employer un corps

206

Page 207: Science et philosophie - Gloubik

scientifique à exécuter des travaux d'ensemble.La belle collection de l'Académie del Cimento, àFlorence, nous fournit l'exemple le plus frappantde la réalisation de cette idée. Mais, en France,les recherches collectives et officiellementtracées n'ont presque jamais eu le même succès.On peut voir dans l'Histoire de l'ancienneAcadémie des sciences, par M. Maury, comment,presque à ses débuts, ce corps fut occupé parLouis XIV à tracer les aqueducs et les bassins deVersailles et à faire des expériences surl'artillerie ; comment Sauveur dut écrire destraités sur la bassette, le quinquenove, le hoca, lelansquenet, jeux de hasard à la mode à la cour.Même dans l'ordre des travaux volontaires, lesrecherches collectives n'ont pas toujours étéheureuses. Ainsi l'ancienne Académie poursuivitpendant trente ans l'étude chimique des plantes,en les analysant par la distillation sèche ; avantde s'apercevoir qu'elle ramenait ainsi tous lescorps à des produits de destruction généraux,communs à la ciguë comme au blé, à l'alimentcomme au poison, et qui ne jetaient aucunelumière sur la nature propre des substancesprimitives. Mémorable exemple de l'impuissancedes recherches collectives appliquées à ladécouverte des vérités nouvelles ! Plus tard,l'ancienne Académie s'était tournée avec plus de

207

Page 208: Science et philosophie - Gloubik

raison vers les travaux encyclopédiques, c'est-à-dire vers la description des faits connus et desvérités acquises. C'est ainsi qu'elle commença àpublier, de 1761 à 1793, une descriptionraisonnée des arts et métiers : art du charbonnier,de l'épinglier, du cirier, du cartier, du tonnelier,du carrier, du confiseur, du fumiste, etc. Ellepublia également le recueil des Machines del'Académie. Mais c'est surtout dans les travauxd'astronomie et de géodésie28 que l'ancienneAcadémie avait rendu les services les plus utilesà la société.

La nouvelle Académie fut d'abord désignéecomme l'héritière de l'ancienne à cet égard, etchargée de la description des inventionsnouvelles, des opérations relatives à la fixationdes poids et mesures ; elle devait choisir deux deses membres pour voyager au profit des scienceset de l'industrie, etc.

Toutes ces attributions sont tombées presqueaussitôt en désuétude ; ou bien elles ont passé àd'autres corps, tels que le Bureau des longitudes,chargé désormais de la connaissance des temps etde ce qui concerne les poids et mesures. Sous cerapport une différence profonde existeaujourd'hui entre la nouvelle Académie des

28 Carte de France de Cassini, Méridienne, Détermination dedegrés terrestres, Connaissance des temps

208

Page 209: Science et philosophie - Gloubik

inscriptions, qui par ses commissions les travauxd'érudition collectifs de l'ancienne Académiedont elle a hérité, et la nouvelle Académie dessciences, qui abandonne à l'initiative individuellede ses membres et des savants étrangers le soinde poursuivre à leur gré l'ensemble des travauxdont elle était primitivement chargée.

Les missions scientifiques, remises à laconduite exclusive de l'Institut par les lois defondation, ont également échappé à l'Académiedes sciences. Si elle est encore consultée detemps à autre, et à juste titre, an sujet de l'utilitéde ces missions et de la direction qu'il convientde leur donner, il n'en est pas moins vrai qu'ellesdépendent aujourd'hui des divers ministres, quiles confient directement et sans contrôle à quibon leur semble. Cette séparation entre lesattributions scientifiques et les attributionsadministratives est d'ailleurs dans la nature deschoses.

La correspondance de l'Académie avec lessavants français et étrangers est encore un legssuranné du passé. Elle avait sa raison d'être à uneépoque telle que celle de Louis XIV, où lessavants étaient peu nombreux, les relations rareset difficiles, où les communications scientifiquesavaient lieu par lettres privées que l'on secommuniquait réciproquement, en l'absence à

209

Page 210: Science et philosophie - Gloubik

peu près complète de jouinaux et de recueilspériodiques. Aujourd'hui, toutes ces conditionssont changées : les découvertes arrivent plusrapidement par les journaux spéciaux que partoute correspondance privée à la connaissancedes milliers de personnes capables de lescomprendre ou de 8'y intéresser. Les comptesrendus hebdomadaires de l'Académie dessciences sont l'un des plus frappantstémoignagnes de cette prompte publication destravaux scientifiques, si favorable à leur diffusionet si propre à encourager les inventeurs, en lesmettant aussitôt et sans entrave en relation avecle public compétent. Aussi le titre decorrespondant de l'Académie n'est-il plusaujourd'hui qu'un titre honorifique.

On voit que les travaux propres de l'Académieont diminué graduellement d'importance, parsuite du cours naturel des choses et de lagénéralisation de la publicité. Cependant elleexerce encore une grande influence sur lemouvement de la science, par les récompensesqu'elle décerne et par ses élections. Ce sont lessujets qu'il convient d'aborder maintenant.

L'institution des prix académiques a joué unrôle essentiel au XVIIIe siècle. Les questionsproposées, comme sujets de prix demathématiques par exemple, ont porté

210

Page 211: Science et philosophie - Gloubik

successivement sur les points les plusintéressants de la mécanique céleste, et ont eubeaucoup d'utilité. Aujourd'hui cette forme avieilli. A la vérité un certain nombre des prixdécernés actuellement par l'Académie portentencore sur des questions définies et posées àl'avance : c'est une sorte de concours ouvert entreles personnes du métier. Mais» pour êtrevraiment utiles, ces questions doivent êtrerelatives à des discussions actuelles, à desproblèmes susceptibles d'une solution prochaine,et capables d'être résolus par l'effort continu dutravail, plutôt que par le développementinattendu de l'esprit d'invention. Les questionsproposées dans l'ordre des sciences naturellesproprement dites ont presque toujours satisfait àces conditions. Aussi ont-elles rencontré engénéral des concurrents et des solutions. Mais iln'en a pas toujours été de même dans l'ordre dessciences mathématiques. On a vu trop souventdes questions soit d'un intérêt très particulier, soitpresque insolubles, demeurer pendant dix ouquinze ans à l'ordre du jour, sans trouver deréponse, ni parfois même de concurrent.

Les prix sans sujet déterminé tendent àprévaloir aujourd'hui, partout où les règlementsle permettent. Préférables en principe, car ilspermettent d'encourager le mérite sous toutes ses

211

Page 212: Science et philosophie - Gloubik

formes, ils offrent cependant l'inconvénient desoulever des prétentions illimitées, et de donnerlieu à des appréciations extrêmement délicates. Amon avis, ces prix sont surtout efficaces pourl'encouragement des talents naissants, et ilconviendrait de les réserver aux savants quicommencent, à l'exclusion de ceux dont laposition faite et la réputation assise échappent àtout jugement autre que celui de l'opiniongénérale. Il arrive un jour où l'homme ne relèveplus que du but idéal qu'il a donné à sa vie, sansqu'aucune récompense scolastique puisse legrandir ou lui imprimer une impulsion nouvelle.à plus forte raison devrait-on éviter ces prix decomplaisance, distribués à une certaine époqueclandestinement, selon l'expression de Thénard,avec interdiction de se dire lauréat ; ou bienencore ces prix décernés quelquefois, dit-on, auxéloges des journalistes, plutôt qu'aux travauxscientifiques véritables.

III

De toutes les récompenses qu'une Académiepuisse accorder, la nomination d'un savantcomme membre de cette Académie a toujours été

212

Page 213: Science et philosophie - Gloubik

réputée la plus importante : c'est le sujet quiintéresse le plus la considération de l'Académieet son influence véritable. En effet, pour qu'uneAcadémie ait pleine autorité, il faut qu'ellecompte dans son sein tous les hommesdistingués ; il faut surtout qu'elle les appelle dèsque leur valeur propre est suffisamment établie etdans l'âge de leur activité. En procédant ainsi,tous les travaux importants de l'époque serontautant que possible accomplis par les membresde la Compagnie. Tel serait l'état le plus désirableet celui qui profilerait le plus à l'illustration desacadémies. Mais, il faut le dire, c'est là un état dechoses dont il semble qu'on s'éloigne tous lesjours davantage, par suite de l'affaiblissement del'esprit général de corps et de la prépondérancecroissante des coteries particulières.

Le mécanisme primitif des élections était fortcompliqué : la section présentait les candidats à aclasse, et la classe faisait une présentation àl'Institut, qui seul décidait la nomination. Oncroyait assurer par là le mérite des choix ; maisces garanties étaient illusoires. L'expérience dechaque jour prouve que les corps permanentsratifient en général les décisions proposées parleurs commissions ; à plus forte raison celles queproposent leurs grandes divisions. Aussi lesystème des doubles présentations a-t-il été

213

Page 214: Science et philosophie - Gloubik

supprimé avec raison. Aujourd'hui, la sectionprésente et l'Académie nomme, sauf laratification du gouvernement, laquelle n'a faitdéfaut qu'une ou deux fois, à l'époque de laRestauration. La présentation par la section estdonc en fait, et sauf de rares exceptions,équivalente à la nomination. C'est à ce systèmeque doivent s'adresser les éloges ou les blâmesdont le recrutement de l'Académie peut êtrel'objet.

La première et la principale conséquence dusystème des sections a été de partager le corps del'Académie des sciences en onze divisionspermanentes ou petites académies, souveraineschacune dans son ordre, et se garantissantmutuellement, par une convention tacite,l'exercice à peu prés sans contrôle de leurpouvoir. Ce pouvoir ne s'étend pas seulement auxélections, il comprend aussi la plupart des prix etla présentation aux chaires vacantesd'enseignement supérieur ; c'est-à-dire qu'ils'exerce d'une manière continue sur toutes lesattributions essentielles qui ont survécu à lasuppression graduelle des travaux actifs del'Académie.

L'autonomie de chaque section, dans la sphèrede sa compétence spéciale, fut acceptée toutd'abord par l'Académie entière, d'autant plus

214

Page 215: Science et philosophie - Gloubik

aisément qu'elle rehaussait singulièrementl'importance individuelle des membres del'Académie. En effet, les questions, au lieu d'êtredécidées par un corps de soixante-huit membres,le sont presque toujours en réalité par une petiteAcadémie secondaire, aussi permanente quel'Académie principale, mais composée seulementde six personnes, voire même de cinq, lorsqu'ils'agit de pourvoir à une vacance. Le poids dechaque vote se trouve ainsi plus que décuplé, etl'influence personnelle de chaque membre estaccrue dans la même proportion.

De là le tour étrange pris par les candidatures,tour si préjudiciable à la dignité des savantsfrançais et à la direction indépendante de leurstravaux. Au lieu d'être posées à un jour donné, etpar un simple appel à l'opinion générale deshommes de science, les candidatures sontdevenues la préoccupation incessante de la viedes savants en France. Ce n'est plus tant l'opiniongénérale qu'il s'agit de gagner, que lessympathies individuelles d'un très petit nombred'hommes. On ne fait pas le siège de soixante-huit personnes ; mais il n'est pas très difficiled'en séduire cinq : trois même suffisent, puisquece chiffre constitue la majorité et que, par uneautre convention tacite, les sections dissimulentpresque toujours leurs divisions intérieures, afin

215

Page 216: Science et philosophie - Gloubik

de donner à leurs présentations le caractèretrompeur d'une unanimité officielle. C'est ainsique l'on a vu souvent l'homme médiocre, qui nedonne d'ombrage à personne et qui s'enfermedans une étroite spécialité, prévaloir sur le savantindépendant et philosophe, qui sait embrasser lesrapports des diverses parties de la science. Nonseulement l'étendue de l'esprit et l'aptitude àconcevoir des vues d'ensemble et des théoriesgénérales ont cessé d'être regardées comme destitres aux yeux des sections ; mais ces qualitésont été parfois tournées en objections contre leshommes qui briguaient le suffrage del'Académie. La responsabilité collective du corpscouvre d'ailleurs aux yeux du public bien desabus d'influence individuelle, que l'Académieentière n'aurait jamais commis si elle avait prisses décisions directement.

Signalons ici l'un des effets les plus frappantsde ce système des sections permanentes. Je veuxparler de l'élimination, à peu près complèteaujourd'hui, des hommes jeunes du sein del'Académie. Les chiffres suivants sont décisifs àcet égard.

Au XVIIIe siècle, on rencontre une multituded'académiciens nommés avant l'âge de trenteans : ainsi Buffon fut nommé à vingt-sept ans,Laplace à vingt-quatre ans, Clairaut même avant

216

Page 217: Science et philosophie - Gloubik

vingt ans ; Bernard de Jussieu à vingt-six,Antoine de Jussieu à vingt-quatre, Lavoisier àvingt-cinq, Vicq d'Azyr à vingt-six ; le dernierdes Cassini, dont la carrière presque centenaires'est prolongée jusqu'en 1845, était entré dansl'Académie à vingt-deux ans. L'introductiond'hommes aussi jeunes donne à un corps uneénergie, une vitalité singulière, et une initiativequi se pondère avec avantage par l'âge et lagravité des vénérables vétérans de la science.

Dans la nouvelle Académie, de tels choix sontdevenus de plus en plus rares : depuis 1850, onn'a pas nommé un seul académicien qui eûtmoins de trente ans. En 1815, l'Académiecomptait huit membres au-dessous de quaranteans ; en 1835, elle en comptait sept. Mais, en1850, ce chiffre était tombé à quatre. Enfin, dansla présente année 1867, il n'y a pointd'académicien qui soit âgé de moins de quarante-cinq ans.

Jadis on était jeune à vingt-cinq ans et hommemûr à trente-cinq. Aujourd'hui, on est réputéjeune à cinquante ans et même au delà. Mais cechangement dans les mots ne rend pas auxhommes l'énergie et l'esprit d'invention éteintspar le progrès de l'âge. Le corps académiqueentier a donc singulièrement vieilli, et l'on peutaffirmer que cet état de choses est la

217

Page 218: Science et philosophie - Gloubik

conséquence naturelle de la prépondérance dessections, dont l'influence personnelle d'Aragoavait pendant longtemps tempéré lesinconvénients. Dans ces derniers temps, l'opiniongénérale de l'Académie s'est effacée chaque jourdavantage. Le lien collectif, de plus en relâché, alaissé chacun en butte aux étroites inspirations del'intérêt personnel, masqué sous le nom convenudes principes académiques. Aussi les sectionsont-elles plus d'une fois préféré des hommesmédiocres et âgés à des savants plus jeunes etdésignés par l'opinion publique. Défiancenaturelle et fatale des hommes qui vieillissentpour les idées et les personnes des générationsnouvelles qui vont les remplacer !

Les effets du système des sections ont donc étéfunestes à l'Académie et à la science, et ilsmenacent de le devenir chaque jour davantage.Le principe même de ce système est d'ailleurscontestable, car il repose sur une classificationabsolue et définitivement arrêtée desconnaissances humaines. Or « l'esprit souffle oùil veut» ; cette classification, controversable dèsson origine, est devenue de plus en plus arriérée,par le progrès naturel des inventions. Dessciences nouvelles, ou oubliées dans les cadresprimitifs, se sont manifestées ; d'autres ont prisun développement immense ; tandis que

218

Page 219: Science et philosophie - Gloubik

certaines sciences comprises dans ces mêmescadres se sont atrophiées. La division de 1795,équilibrée en sections d'égale importance, setrouve de plus en plus contraire à l'état présentdes découvertes. Tel est le sort de toutes lesclassifications dans les choses humaines ;souvent logiques et utiles au début, elles netardent pas à devenir des entraves. Aussiplusieurs académies, celles des inscriptionsnotamment, dont les spécialités sont cependantcomparables à celles de l'Académie des sciences,ont-elles supprimé les sections instituées àl'origine.

En réalité, les spécialités sont représentéesaujourd'hui par tout un ensemble de sociétéssavantes particulières : Société de biologie,Société de géologie, Société chimique. Sociétébotanique, etc., toutes créées spontanément parcequ'elles étaient rendues nécessaires par le nombrecroissant des hommes instruits et compétents. Lacréation de ces sociétés spéciales a restreint lerôle de l'Académie, en offrant une publicité plusfacile et qui s'adresse plus directement aux gensdu métier ; en même temps qu'elle a enlevé aupartage de l'Académie en sections sa principaleraison d'être.

Cependant l'Académie des sciences conservejusqu'ici son éclat apparent : si elle ne s'empresse

219

Page 220: Science et philosophie - Gloubik

plus guère d'appeler à elle les hommes de talentdans l'âge de leur activité et de leur initiative,elle finit d'ordinaire par les accepter, lorsque leurréputation est consacrée depuis longtemps parl'opinion publique. Si elle n'a plus l'initiative desdécouvertes, elle offre du moins une certainedigue contre le charlatanisme et elle ouvrelibéralement sa large publicité aux travaux dessavants français et étrangers. Elle subsiste avec lamajesté d'une vieille institution, forte de la gloirede ses membres, et du souvenir des services quela science a rendus et rend tous les jours auxsociétés humaines.

220

Page 221: Science et philosophie - Gloubik

Balard

1er avril 1876.La science française vient de faire une

nouvelle perte et des plus douloureuses : M.Balard, membre de l'Institut (Académie dessciences), professeur de chimie au Collège deFrance, est mort hier soir, dans sa soixante-quatorzième année, à la suite d'une courtemaladie, précédée par un affaiblissement graduelde plusieurs mois.

Né à Montpellier en 1802 ; d'abordpharmacien, puis professeur au collège, à l'écolede pharmacie et à la faculté des sciences de cetteville, il fit en 1826 la découverte du brome ;découverte capitale, non seulement parce qu'elleenrichissait la science d'un corps simplenouveau, mais par l'importance de ce corpssimple qui constituait avec le chlore une famillespéciale, et qui fournissait ainsi le point de départdes idées actuelles sur la classification deséléments.

Balard n'avait pas fait cette découverte auhasard, et il sut tout d'abord en développer parses expériences toutes les conséquences

221

Page 222: Science et philosophie - Gloubik

théoriques. Le brome d'ailleurs a pris dans lapratique un intérêt tout particulier, tant par sonapplication à la photographie, qu'il a permis derendre presque instantanée, que par les emploisthérapeutiques du bromure de potassium, corpsemployé en médecine dans les maladies du cœuret les maladies nerveuses.

Mais je ne veux pas retracer ici l'histoire detoutes les découvertes que la science doit à M.Balard, non plus que le récit des travaux parlesquels il réussit à extraire de l'eau de la mer lesulfate de soude et les sels de potasse, travauxdevenus le point de départ d'une industrieintéressante. Il suffira de dire que, nommé en1842 professeur de chimie à la faculté dessciences de Paris, en remplacement de Thénard,il devint, deux ans après, membre de l'Académiedes sciences, puis, au commencement de 1851,professeur au Collège de France.

C'est à ce moment que je l'ai connu pour lapremière fois, empressé à encourager toutes lesvocations naissantes, et non moins sympathiqueaux réputations déjà faites. Tout ceux qui l'ontconnu n'oublieront jamais combien il était bon,serviable, dévoué à la science, toujours prêt aaider ceux qui la cultivaient, sans être jamaiseffleuré par le moindre soupçon d'envie ou dejalousie. C'était là, on peut le dire, son principal

222

Page 223: Science et philosophie - Gloubik

souci, et ce qui grave son souvenir en traitsineffaçables dans le cœur de ses amis et de sesélèves.

223

Page 224: Science et philosophie - Gloubik

Victor Regnault

1878.C'est en 1849 que je le connus et que je reçus

de lui une impression et des conseils difficiles àoublier. La science était pleine de sa gloire, sonnom répété dans tous les cours à l'égal des plusgrands physiciens. Il semblait que le génie mêmede la précision se fût incarné dans sa personne.La célébrité des Gay-Lussac, des Dulong, desFaraday, acquise par tant de belles découvertes,avait d'abord semblé pâlir devant celle de VictorRegnault : gloire pure, acquise par la seule forcedu travail, sans intrigue, sans réclamé, sansrecherche de popularité politique ou littéraire.

L'homme que j'abordais avec respect était depetite taille, maigre, à tête fine et caractéristique,encadrée par de longs cheveux blonds, qui ontgardé leur couleur jusqu'en 1870 ; ses yeux, d'unbleu pâle, vous fixaient nettement, sans voustémoigner une sympathie spéciale, mais aussisans vous écraser par le sentiment hautain de sasupériorité. Sa parole claire et un peu cassante nevous entretenait guère que des questions dephysique qui le préoccupaient : toujours prompte

224

Page 225: Science et philosophie - Gloubik

à fixer le point exact qu'il convenait de discuter ;à critiquer, parfois avec une subtilité un peu âpre,quoique impersonnelle, les expériences de sesprédécesseurs. Il était dévoué à la recherche de lavérité pure ; mais il l'envisageait commeconsistant surtout dans la mesure des constantesnumériques ; il était hostile à toutes les théories,empressé d'en marquer les faiblesses et lescontradictions : à cet égard il était intarissable,connaissant sans doute le point faible de sonpropre génie et disposé, par un instinct secret, àméconnaître les qualités qu'il ne possédait pas.

Ce n'était pas que l'esprit de Regnault fûtrenfermé complètement dans les études abstraiteset arides de la physique expérimentale. Comme ilarrive fréquemment chez les savants, il avait ungoût très vif pour les arts, goût partagé dans safamille, et qui a exercé de bonne heure unegrande influence sur la vocation de son fils, lepeintre Henri Regnault, enlevé si prématurémentà la France. La grande habileté de main d'HenriRegnault était due à une éducation acquise sousl'influence paternelle. Le contraste entre l'espritfroid et méthodique du père et la fougueéclatante du fils a peut-être été produit parquelque réaction morale involontaire dans l'espritdu dernier.

225

Page 226: Science et philosophie - Gloubik

V. Regnault accueillait les jeunes gens avecune bienveillance réelle, quoique un peu froide ;mais sans chercher à les entraîner dans la carrièrescientifique, dont il ne leur dissimulait ni leslenteurs ni les difficultés. Plus d'un physiciendevenu célèbre s'est formé sous sa discipline :discipline utile et fortifiante à ceux quil'acceptaient comme instrument d'éducation, sansabdiquer devant le maître leur personnalitépropre. Ce qu'il enseignait, ce qu'ilcommuniquait, ce n'étaient pas des idéesnouvelles, des vues générales sur la science,c'étaient les méthodes et l'art del'expérimentation. Parmi ceux de ses élèves quiont acquis depuis de la réputation, on doit citerd'abord William Thomson, l'illustre physicien etmathématicien anglais, l'un des esprits les plusétendus et les plus puissants de notre époque.Tout récemment encore, dans une lettre deremerciements à notre Académie des sciences quil'avait nommé associé étranger, il se plaisait àrappeler qu'il avait été élève de M. Regnault auCollège de France. M. Bertin, aujourd'huidirecteur de la partie scientifique à l'Écolenormale ; M. Lissajoux, dont tout le monde a vules élégantes démonstrations d'acoustique ; M.Soret, de Genève, connu par des travaux si exactssur l'optique, M. Bède, de Liège ; M. Lubimof,

226

Page 227: Science et philosophie - Gloubik

de Moscou ; M. Blaserna, en Italie ; M.Pfaundler, à Inspruck ; M. Isarn, de Rouen ; M.Reiset, son collaborateur dans un grand travailsur la respiration animale ; M. Descos,l'ingénieur si laborieux, si modeste, si dévoué àson pays pendant ce funeste siège de Paris, dontles fatigues l'ont épuisé et ont amené. Tannéesuivante, sa mort prématurée ; bien d'autres quej'oublie, ont été aussi les élèves de VictorRegnault. Il a marqué sa forte et pénétranteempreinte sur les esprits de tous les physiciens deson temps, en France et à l'étranger.

Son œuvre a un côté philosophique, sans laconnaissance duquel on ne comprendrait ni sonrôle, ni l'influence qu'il a exercée. Jusque-là,chaque physicien, accoutumé par Laplace etFourier à la rectitude artificielle desreprésentations mathématiques, s'efforçait detirer de ses recherches quelque expressiongénérale, qu'il proclamait aussitôt une loiuniverselle de la nature.

Regnault a concouru plus que personne à fairedisparaître de la science de telles conceptionsabsolues, pour y substituer la notion de relationsapproximatives, vraies seulement entre certaineslimites, au delà desquelles elles se transformentou s'évanouissent. Cette nouvelle manière decomprendre les sciences physiques répondait aux

227

Page 228: Science et philosophie - Gloubik

progrès qui s'accomplissaient en même tempsdans les sciences historiques et économiques.Elle ne s'est plus effacée dans l'esprit de ceux àqui il l'a enseignée.

Né en 1810 à Aix-la-Chapelle, où son père,officier dans l'armée française, tenait garnison,orphelin de père et de mère dés l'âge de huit ans,Victor Regnault eut une adolescence pénible etembarrassée par la pauvreté. À un certainmoment, il était commis de magasin et portaitlui-même les paquets chez les clients. Cependant,il surmonta ces difficultés par l'effort de sontravail et entra l'un des premiers à l'Écolepolytechnique, en 1830. Il en sortit comme élèvedes mines en 1832.

Les premiers de ses travaux qui aient marquédans la science sont des travaux chimiques,d'abord d'ordre technique, sur les houilles etcombustibles minéraux ; puis d'ordre théorique,sur les substitutions. La possibilité de remplacerl'hydrogène par le chlore à volumes égaux dansles combinaisons organiques avait été établie parM. Dumas vers 1835 ; et Laurent n'avait pastardé à développer cette loi de réaction et à yintroduire des idées nouvelles sur l'analogie despropriétés physiques et chimiques des corpssubstitués avec celles de leurs générateurs. MaisLaurent avait surtout travaillé sur un carbure

228

Page 229: Science et philosophie - Gloubik

d'hydrogène de composition compliquée, lanaphtaline. Sous l'impulsion de M. Dumas, V.Regnault, reprenant quelques essais qu'il avaitcommencés dès 1835, entreprit d'appliquer lesréactions de substitution aux deux carburesd'hydrogène les plus simples qui fussent alorsconnus, le gaz des marais et le gaz oléfiant. Sontravail, demeuré classique, devint un desprincipaux titres à sa nomination commeprofesseur de chimie à l'École polytechnique etcomme membre de l'Académie des sciences,dans la section de chimie, en 1840. Il atteignaitainsi à trente ans, et dès ses débuts, une situationqui est d'ordinaire le couronnement d'une longuevie scientifique.

Cependant, à ce moment, il avait déjàabandonné la chimie pour se livrer à sa véritablevocation, l'étude de la physique. C'est l'étude deschaleurs spécifiques des corps isomères, obtenusdans le cours de ses recherches de chimie, quisemble avoir été l'origine de ce changement dedirection, à partir duquel la carrière de Regnaultse développe avec unité et suivant une formuledéfinitive. Sa nomination comme professeur dephysique au Collège de France (1841) en fut toutd'abord le signe et comme la consécrationoriginelle. Ce fut là qu'il vécut désormais ; ce futlà qu'il organisa son laboratoire, qu'il installa ses

229

Page 230: Science et philosophie - Gloubik

instruments de travail : c'est là que nous l'avonstous connu et admiré, au milieu de ces appareilsingénieux et compliqués, qu'il disposait et mettaiten œuvre avec une merveilleuse adresse. Appuyésur une connaissance également profonde de lachimie et de la physique, il continuait ainsi lestraditions et le double point de vue de la sciencefrançaise ; c'était par le concours des deuxsciences et par la recherche de leurs rapports queGay-Lussac et Dulong avaient établi les lois quiont conservé leurs noms : c'était avec le mêmeconcours de ressources que V. Regnault allaitcontrôler et critiquer les lois établies par sesprédécesseurs.

Ce fut d'abord la loi des chaleurs spécifiquesdes éléments qu'il soumit à une nouvelle étude. àquestion est d'une grande importance. Dulong etPetit, vingt ans auparavant, avaient reconnu quela même quantité de chaleur est nécessaire pouréchauffer au même degré les divers corpssimples, pris sous les poids suivant lesquels ils seremplacent les uns les autres dans les réactionschimiques. C'était une relation remarquable etinattendue entre les propriétés physiques deséléments et leurs propriétés chimiques. Il enrésulte que les atomes des éléments ont la mêmecapacité pour la chaleur, si l'on consent àemployer ce mot d'atome, malgré l'incorrection

230

Page 231: Science et philosophie - Gloubik

de l'hypothèse fondamentale qu'il exprime. Quoiqu'il en soit, la relation énoncée par Duloug etPetit n'était vérifiée que d'une façon fortimparfaite par leurs observations, sans que l'onpût distinguer quelle part dans cette incertitude ilconvenait d'attribuer à l'impureté des corps misen œuvre, aux erreurs des expériences, ou àl'inexactitude de la loi elle-même. Il étaitnécessaire de la réviser, avec les ressourcesacquises à la science en 1840.

C'est ce que fit Regnault avec un soin et unepatience admirables. Il réussit ainsi à écarterbeaucoup d'exceptions et à ramener les chaleursspécifiques des éléments solides à des valeursvoisines les unes des autres. Il conclut avecprudence que la chaleur spécifique des corps[dépendait de plusieurs données, entre lesquellesle poids atomique jouait un rôle prépondérant,mais qui n'était pas exclusif ; dans cesconditions, il ne saurait exister une loi absolue.

Sages réserves que l'on a trop oubliées,jusqu'au jour où les théories nouvelles de lathermodynamique ont montré que c'était dansl'état gazeux seulement que la loi des chaleursspécifiques pouvait m être manifestée avec toutesa rigueur. Elle est alors exacte, parce qu'elleexprime l'identité des travaux accomplis par lachaleur sur les particules dernières des éléments

231

Page 232: Science et philosophie - Gloubik

gazeux. Ce sont, d'ailleurs, les expériencesmêmes de Regnault sur l'oxygène, l'hydrogène etl'azote qui démontrent cet énoncé de la loitransformée. Mais il fut étranger à la découvertede la thermodynamique et ne l'accueillit d'abordqu'avec une défiance et je dirai presque unehostilité à peine déguisées.

La loi des chaleurs spécifiques représenteseulement un point particulier dans le progrèsgénéral des connaissances physiques, tandis quela nouvelle science est devenue aujourd'hui levéritable fondement de la mécaniquemoléculaire, parce qu'elle fournit une mesurecommune aux travaux accomplis par toutes lesforces naturelles. Les recherches de Regnault ontfourni à cet égard les matériaux les plusprécieux, sinon comme théories propres àRegnault, qui s'est toujours refusé à en construireaucune, du moins comme données exactes,obtenues sans vue préconçue et susceptibles defournir à la discussion des hypothèses modernestout un en semble de documents incontestables.

Trois volumes des Mémoires de l’Académiedes sciences renferment à peu près toute l'œuvrede Regnault sur la chaleur. A quelle occasioncette œuvre fut entreprise, avec quellesressources et dans quel but pratique elle futpoursuivie, c'est ce qu'indique le titre même des

232

Page 233: Science et philosophie - Gloubik

deux premiers volumes : Relation desexpériences entreprises par ordre de M. leministre des travaux publics, pour déterminer lesprincipales lois et les données numériques quientrent dans le calcul des machines à vapeur.

Regnault étudia d'abord les lois de la dilatationet de la compressibilité des fluides élastiques ,c'est-à-dire les lois de Mariotte et de Gay-Lussac : ces grandes lois simples et uniformes,qui tendent à faire admettre une constitutionphysique identique dans tous les gaz, ne sont pasrigoureuses. Une première étude des phénomènesconduit à les admettre ; mais elles ne résistentpoint, du moins dans leur expression absolue, àun examen expérimental plus approfondi. Enréalité, chaque gaz se dilate par la chaleur etdiminue de volume par la pression, suivant deslois qui lui sont propres. Il s'écarte d'autant plusdes lois de Mariotte et de Gay-Lussac qu'il estplus voisin du degré de froid et de pressionnécessaire pour le transformer en liquide :relation remarquable, sur laquelle Regnaultinsistait beaucoup, et qui a permis, dans cesderniers temps, d'annoncer avec certitude quel'oxygène et les autres gaz réputés incoerciblesallaient prendre l'état liquide, dans les conditionsnouvelles d'expérimentation réalisées par M.Cailletet.

233

Page 234: Science et philosophie - Gloubik

Cependant Regnault, toujours occupé del'examen des lois des vapeurs, poursuivait unimmense travail. Pour définir ces lois, il fallaitdéfinir les températures, et celles-ci reposaientelles-mêmes sur la connaissance des lois de ladilatation de l'air. Ces dernières une fois établiespar ses expériences, il dut comparer à ladilatation de l'air la dilatation du mercure,matière première de nos thermomètres usuels ; ilétudia la compressibilité des liquides,l'hygrométrie, l'eudiométrie, toutes questionsconnexes avec son sujet principal ; il exécuta unlong et dangereux travail sur les forces élastiquesde la vapeur d'eau, depuis les plus faiblestensions que l'on puisse observer jusqu'à unepression de vingt-huit atmosphères. Il mesuraenfin les chaleurs spécifiques de l'eau liquide,solide et gazeuse, et la chaleur nécessaire pourréduire l'eau en vapeur sous diverses pressions.Ce sont les données fondamentales des calculsrelatifs aux machines à vapeur.

L'objet technique proposé à son effort étaitrempli ; mais Regnault ne s'arrêta pas là. Ilentreprit de fournir aux physiciens les donnéesfondamentales d'une étude générale des vapeurset des gaz, et il accomplit, de 1847 à 1862, unevaste série d'expériences sur la compressibilitédes principaux gaz, sur la force élastique d'une

234

Page 235: Science et philosophie - Gloubik

vingtaine de liquides, sur les chaleurs spécifiqueset les chaleurs latentes d'un nombre non moinsgrand de gaz, de vapeurs et de liquides. Ilaccumulait sans relâche les matériaux les plusprécieux, recueillis par les méthodes les plusdélicates et les plus parfaites ; matériaux réservésà l'érection d'un édifice que lui-même refusait deconstruire et que personne jusqu'ici n'a oséentreprendre d'élever dans toute son étendue.

Cependant, tandis que Regnault poursuivaitses expériences avec un zèle infatigable, lascience avait changé de point de vue. Au delà etau-dessus de cette description purementempirique des lois physiques de la matière, quiparaissait l'objet définitif de la physique il y aquarante ans, des conceptions nouvelles ontapparu, un nouvel horizon s'est ouvert, et lathéorie a repris ses droits imprescriptibles.Mayer, Joule et quelques autres ont imaginé, —et leurs idées sont aujourd'hui acceptées de tous,— ils ont imaginé que la chaleur contenue dansles gaz n'est autre chose que leur force vive. Lesgaz, disent-ils, sont constitués par des particulestrès petites, lancées dans toutes les directions,rebondissant, tournoyant et vibrant sans cesse.On déduit de là, par un calcul facile, les lois deMariotte et de Gay-Lussac, demeurées silongtemps sans interprétation précise. Cette

235

Page 236: Science et philosophie - Gloubik

température, que Regnault ne savait commentdéfinir, est proportionnelle à la force vive desgaz.

Lorsque les gaz prennent l'état liquide, puisl'état solide, certains travaux moléculairess'accomplissent, et ces travaux ont pour mesureexacte les quantités de chaleur dégagées ouabsorbées pendant les changements d'état. Lachaleur est devenue ainsi une sorte de mesureuniverselle des travaux moléculaires.

La théorie même des machines à vapeur, pointde départ des recherches de Regnault, a reçu parlà une lumière inattendue. En effet, ces machinesn'ont d'autre objet que d'accomplir certainstravaux mécaniques sensibles ; elles en sontl'instrument le plus puissant qu'ait été mis enœuvre jusqu'à ce jour. Or ces travaux mécaniquessensibles résultent de la transformation destravaux moléculaires insensibles, produits par lachaleur. Entre les deux ordres de travaux il y aéquivalence, et cette équivalence est lefondement même de la théorie actuelle desmachines à vapeur.

C'est là ce que l'empirisme pur ne pouvaitpressentir, ce que Regnault n'avait pas vu, alorsqu'il croyait établir les bases et les règlesdéfinitives de l'étude physique des machines àvapeur. La notion de l'équivalence thermique des

236

Page 237: Science et philosophie - Gloubik

travaux mécaniques lui avait complètementéchappé, comme le montrent les premières pagesde son grand ouvrage. Ce fut pour lui unepremière diminution de sa primauté, jusque-làincontestée dans la physique. En vain il cherchad'abord à se débattre ; il ne tarda pas à êtreentraîné par le nouveau courant, et son dernierouvrage, publié en 1870, est un long et importantmémoire sur la détente des gaz et sur lesrelations réelles qui s'y manifestent entre lachaleur consommée et le travail produit. Il avaitpoursuivi dans cette voie, et nous posséderionsaujourd'hui tout un ensemble de recherches deRegnault, non moins importantes, peut-être, quela portion relative aux vapeurs, si elles n'avaientdisparu dans les catastrophes qui ont marqué lafin d'une existence si brillante et si heureuse à sesdébuts.

Hérodote rapporte que Crésus, roi de Lydie,célèbre entre tous par sa richesse et par sapuissance, après de longues années de prospérité,fut vaincu, dépouillé de ses États et faitprisonnier par les Perses. Condamné à mourir parle feu, le bûcher déjà allumé, il s'écria par troisfois : « Solon ! Solon ! Solon ! » Au temps de sagrandeur, Crésus avait reçu la visite del'Athénien Solon ; il lui avait montré ses trésorset demandé avec orgueil quel était l'homme le

237

Page 238: Science et philosophie - Gloubik

plus heureux qu'il eût vu. Crésus faisait cettequestion, ajoute l'historien, parce que Crésus secroyait le plus heureux des hommes. Mais Solonlui cita d'abord Tellus, d'Athènes, puis Cléobis etBiton, et finit par lui dire que la Divinité, jalousedu bonheur des hommes, se plaisait à le troubler.« Personne, avant sa mort, ne peut être appeléheureux ; car il arrive souvent que les dieux,après avoir fait entrevoir la félicité à quelqueshommes, la détruisent ensuite de fond encomble. » Jamais peut-être cette mélancoliquephilosophie de la destinée humaine ne trouva uneapplication plus douloureuse que dans la vie deV. Regnault. Ceux qui l'ont connu il y a vingt ansse rappellent cette existence heureuse et sereinequ'il menait au sein d'une famille qui l'adorait.Entouré d'une femme délicate et charmante, dequatre beaux enfants, de vieilles parentes de safemme, non moins empressées à l'aimer ; honoréet respecté de l'Europe entière y se livrant toutentier à ses travaux favoris, pour lesquels lesressources de l'État lui étaient prodiguées ;satisfait enfin des résultats certains auxquels leconduisaient chaque jour des méthodesrigoureuses, Regnault était au comble dubonheur réservé à la nature humaine, bonheurque rien ne paraissait devoir troubler désormais.

238

Page 239: Science et philosophie - Gloubik

En peu d'années, tout fut anéanti. MadameRegnault mourut en 1866 ; madame Clément, samère, ne tarda pas à la suivre au tombeau. Ainsi,Regnault se trouva privé de l'affection des siens,dans sa maison solitaire, délaissée par son filsHenri, qui voyageait en Italie et en Espagne, etdéjà hantée par la folie de son autre fils Léon,atteint à vingt-cinq ans, au début d'une carrièreque tout annonçait devoir être celle d'un hommedistingué. Il se plongea de plus en plus dans sestravaux de laboratoire ; consolation suprême querien ne semblait devoir lui arracher.

Mais il devait être frappé jusqu'au bout.L'année 1870. si fatale à la France, le fut plusencore peut-être à Regnault. Directeur de laManufacture de Sèvres, il avait cru pouvoir yrester avec ses appareils, ses livres et sesmanuscrits, jusqu'au moment de l'arrivée desarmées allemandes. Il ne croyait pas à larésistance de Paris, et il regardait comme undevoir de sauvegarder rétablissement qui lui étaitconfié. Il en fut presque aussitôt chassé par lesassiégeants. Après de vaines tentatives pour yrentrer, il dut se retirer en Suisse, chez quelques-uns de ces élèves dévoués qu'il n'a cessé d'avoir.Quand il revint, après l'armistice, son désastreétait consommé. Son fils Henri, le seul qui eûtéchappé à la fatalité morale acharnée sur ses

239

Page 240: Science et philosophie - Gloubik

autres enfants, son fils Henri avait été tué àBuzenval, en défendant la patrie. La gloire del'avenir et les espérances de la famillesuccombèrent avec lui.

Ce n'est pas tout : le laboratoire de Sèvresavait été saccagé ; les instruments de précision,fruits de toute une vie de travail, avaient étédétruits. Quand Regnault père rentra à Sèvres, ily trouva ses appareils brisés à coups de marteau,ses thermomètres cassés méthodiquement enmorceaux d'égale longueur, ses registresd'expériences brûlés et déchirés, avec laprécaution d'une haine que l'on ne peuts'empêcher de soupçonner intentionnelle. Lesrésultats de six cents expériences sur les gaz,exécutées avec l'exactitude d'un maître dontl'habileté croissait avec l'âge, ont ainsi disparusans retour.

On ne recommence pas la vie à soixante ans ;Regnault, dans son laboratoire, eût vécu peut-être, renfermant ses douleurs privées dans le fondde son cœur, et continuant à remplircourageusement son devoir de savant. Mais rienne lui restait. Il quitta sa chaire du Collège deFrance, et se retira près de Bourg, dans ledépartement de l'Ain, au sein d'une retraite où ilcomptait passer ses dernières années. Il n'en avaitpas fini avec le malheur. Un jour, sa sœur était

240

Page 241: Science et philosophie - Gloubik

venue le visiter ; elle mourut en quelques heures,sous ses yeux. Cette fois, Regnault n'y résista paset sa santé, ébranlée par le contre-coup d'anciensaccidents, fut frappée d'une manière irréparable.Quelques amis l'ont encore revu dans sa maisonde Passy, entouré des ruines de sa famille,paralysé lui-même, mais gardant jusqu'au bout,même avec une intelligence affaiblie, cettehumeur singulière, mélange de gaieté égoïste,d'ironie et de stoïcisme, qui l'avait toujoursdistingué. Aujourd'hui, la mort l'a délivré. Sonœuvre nous reste, œuvre considérable, quifournira pendant longtemps les renseignementsles plus solides aux théories de la physique et dela mécanique moléculaire.

241

Page 242: Science et philosophie - Gloubik

H. Sainte-Claire-Deville

2 juillet 1881.C'est avec une vive douleur que nous

annonçons au monde scientifique la mort de M.Henry Sainte-Claire-Deville, membre del'Académie des sciences, professeur de chimie àla faculté des sciences de Paris et à l'Écolenormale supérieure, enlevé avant l'âge à ses amiset à la patrie française. Peu d'hommes ontmarqué davantage entre leurs contemporains parla variété et l'importance de leurs travauxscientifiques, aussi bien que par l'étendue et lavivacité de leurs sympathies personnelles : laprofonde émotion que j'éprouve en écrivant ceslignes, dernier témoignage d'une amitié de trenteannées, sera partagée • par ses nombreux amis,par les élèves qu'il a formés depuis un tiers desiècle à l'École normale, par tous ceux quiprennent à cœur l'honneur de la scienceuniverselle.

Rappelons en peu de mots sa vie et sestravaux : l'existence d'un savant ne comporte pasen général de péripéties éclatantes, en dehors deses découvertes.

242

Page 243: Science et philosophie - Gloubik

Les Sainte-Claire-Deville, comme leur noml'indique, étaient créoles, originaires de Saint-Thomas (Antilles) : la vivacité expansive et unpeu agitée de Henry aurait suffit pour rappelerson origine. Entre les trois frères de cette famillequi vinrent s'établir en France, deux surtout ontmarqué dans la science : Charles Sainte-Claire-Deville, le géologue, et Étienne-Henry Sainte-Claire-Deville, le chimiste. Tous deux sontmorts, à l'entrée de la vieillesse, d'une mortprématurée, avant l'âge que semblaient promettreleur santé, leur énergie persistante et le calmeenvironné d'honneurs et d'affections qui marqueordinairement la fin des existences scientifiques.

Henry était né en 1818 ; il fit ses études enFrance. Au sortir du collège, il hésita, dit-on, unmoment entre la vocation musicale et la vocationscientifique, et se décida pour la chimie. Commele font beaucoup de jeunes gens, il organisa unpetit laboratoire, où il travaillait sous les conseilsde M. Dumas, qui donnait alors à la chimieorganique cette grande et brillante impulsion quien a marqué les débuts. Dès 1839, Henry Devillecommençait à publier des recherches originales :d'abord sur l'essence de térébenthine, dont lesétats isomériques multiples attiraient alorsl'attention de beaucoup de chimistes, puis sur letoluène, carbure d'hydrogène qui a pris depuis un

243

Page 244: Science et philosophie - Gloubik

extrême intérêt, parce qu'il est l'un desgénérateurs des matières colorantes du goudronde houille.

En 1844, il fut envoyé comme professeur dechimie à la faculté des sciences de Besançon,nouvellement créée, et dont il devint le doyen,malgré sa jeunesse.

La première découverte qui le mit hors de pairfut celle de l'acide nitrique anhydre, en 1849.Gerhardt et l'école dont il était le chef avaientproclamé impossible l'existence des acidesanhydres monobasiques, au nom des nouvellesthéories. M. Deville, en découvrant l'acidenitrique anhydre, corps intéressant à bien destitres, força ces théories à se modifier, et devintainsi le promoteur indirect de nouvellesinventions.

Cependant sa jeune réputation avait attirél'attention sur lui, au point de le faire nommer en1851 maître de conférences à l'École normale, àla place de M. Balard, appelé lui-même auCollège de France. Ce fut à ce moment que je leconnus, et je ne me rappelle pas sans quelqueémotion le jour où M. H. Deville, suppléant M.Dumas à la faculté des sciences (1853), me priade l'aider à montrer à son auditoire sa brillantepréparation de l'acide nitrique anhydre.

244

Page 245: Science et philosophie - Gloubik

H. Deville, entraîné à la fois par la hautecuriosité et par le désir d'une gloire légitime,cherchait sa voie de tous côtés. Après quelquesessais heureux pour créer une nouvelle méthoded'analyse minérale, il s'attacha à l'étude del’aluminium.

Ce nouveau métal, extrait de l'argile, avait étéà peine entrevu par Woehler, qui l'avait observéle premier en 1827. M. Deville le prépara engrandes quantités, par des méthodes nouvelles etle fit à proprement parler connaître. Il en montrala légèreté, la ductilité, la ténacité, et surtoutl'inaltérabilité au contact de l'air et de l'eau ; ilpensa qu'un pareil métal, doué à la fois depropriétés si différentes de celles des métauxusuels, en raison de sa légèreté» et en mêmetemps si pareilles, en raison de sa stabilité, devaitjouer un rôle inattendu dans l'économiedomestique et dans l'industrie ; il dépensapendant bien des années tous les efforts de savive intelligence et de sa rare habileté àpopulariser le nouveau métal, qui semblaitappelé à prendre une place importante dans lematériel des civilisations modernes.

Malgré tant d'efforts, secondés par lespouvoirs publics et accueillis avec bienveillancepar l'opinion, l'aluminium ne semble pas avoirrépondu encore aux premières espérances qu'il

245

Page 246: Science et philosophie - Gloubik

avait excitées. Quelques-uns de ses alliagesprésentent cependant des propriétés spéciales,qui en maintiendront l'emploi industriel.

En l'étudiant à fond, M. Deville fut conduit àdévelopper le champ de ses expériences et de sesconceptions et à les porter dans une sphère plusélevée. Son action devient en même temps plusétendue, grâce aux aides qu'il sut former autourde lui.

Entouré dans son laboratoire de la rue d'Ulmde l'élite de la jeunesse française qui se destine àl'enseignement des sciences, jeunesse qu'ilanimait d'une ardeur sympathique, il fit école àson heure, et prit pour collaborateurs lesprincipaux de ses élèves, MM. Debray, Troost,Fouqué, Hautefeuille ; il y joignit même leconcours de savants d'autre origine, tels que M.Caron, le savant officier d'artillerie, et M.Damour, le minéralogiste.

Il aborda ainsi l'étude de la reproductionartificielle des minéraux, principalement par lavoie sèche ; celle des hantes températures, celledes métaux rares, spécialement du platine et descorps congénères ; enfin l'étude des densités desvapeurs des corps élémentaires, question àlaquelle se rattachent les plus hauts problèmes dephilosophie naturelle.

246

Page 247: Science et philosophie - Gloubik

Le cadre de cet article ne me permet pasd'exposer, même d^une manière sommaire, ceslongs et importants travaux, qui ont rempli lesvingt dernières années de la vie de H. Sainte-Claire-Deville. Mais il convient de mettre enlumière la notion générale nouvelle, qui sedégagea pour lui de la vue de ces phénomènes sivariés et si curieux, accomplis à de hautestempératures : je veux parler de la dissociation^Tune des découvertes les plus originales de notreépoque en chimie, découverte qui constitue letitre de gloire le plus durable du savantprofesseur de l'École normale.

Les réactions accomplies vers le rouge sontparfois, en apparence, contradictoires avec cellesqui se produisent à la température plus basse :par exemple le plomb et la vapeur d'eau formentau rouge blanc, de l'oxyde de plomb, qui sevolatilise ; tandis qu'à une température plus bassel'hydrogène réduit l'oxyde de plomb ; l'argentmême semble décomposer la vapeur d'eau, en endissolvant l'oxygène ; la préparation dupotassium au moyen de l'hydrate de potassefondu et du fer, au rouge vif, est égalementcontradictoire avec les réactions connues dupotassium sur l'oxyde de fer, à moindretempérature. Bref, l'étude des réactions opéréespar voie sèche offre de continuelles antinomies.

247

Page 248: Science et philosophie - Gloubik

En réfléchissant sur ces antinomies, que sesétudes actuelles mettaient chaque jour devant sesyeux, H. Deville fut frappé tout d'un coup, vers1857, par une idée nouvelle et féconde, à savoirque les corps qui réagissent à haute températureavaient changé de nature, ou plutôt deconstitution. Les corps composés sont d'abordrésolus en leurs éléments par la chaleur, et lesréactions nouvelles qu'ils produisent alors sontdues, non aux corps composés, mais à leurséléments, coexistant à l'état libre et exerçant leursactions séparément sur les autres corps mis enleur présence. Ainsi ce n'est pas la vapeur d'eauqui oxyde le plomb, c'est l'oxygène résultant desa décomposition préalable ; ce même oxygènese dissout dans l'argent fondu, qu'il fera rocherplus tard, au moment de sa solidification, tandisque l'hydrogène s'écoule au dehors, etc.

Cette nouvelle manière d'envisager lesréactions de la voie sèche explique une multitudede phénomènes, de formations de minéraux, devolatilisations apparentes de corps fixes,phénomènes jusque là inconcevables. Toutefoiselle ne constitue que le premier pas dans lanouvelle découverte ; celle-ci ne se dégagea danstoule son étendue que peu à peu, et non sansquelque confusion, par la suite des recherchesincessantes de H. Deville : ce fut le fruit mérité

248

Page 249: Science et philosophie - Gloubik

de cette longue patience, que l'on a pu regarder àjuste titre comme équivalant au génie.

En effet, non seulement les corps composéssont résolus en éléments à une haute température,éléments qui se recombinent pendant lerefroidissement ; mais la décomposition, aussibien que la recombinaison, sont graduelles etvariables dans leur proportion, avec latempérature, la pression et diverses autrescirconstances. En un mot, pendant un intervallede température plus ou moins étendu, uncomposé peut coexister avec ses éléments ; letout constituant un système en équilibre, entre lesactions calorifiques, qui tendent à le résoudre enéléments, et les actions chimiques, qui tendent àle transformer entièrement en une combinaisondéfinie. Telle est la notion fondamentale de ladissociation, notion simple et féconde, qui achangé les idées des chimistes et est devenuel'origine d'une multitude de découvertes.

H. Deville avait été nommé membre de TAcadémie des sciences en 1861 ; il était devenu,en 1867, titulaire de la chaire de chimie de laSorbonne, qu'il occupait depuis quatorze ans àtitre de suppléant. Administrateur du chemin defer de l'Est et de la Compagnie parisienne du gaz,il occupait dans le monde des affaires unesituation non moindre que dans la science pure.

249

Page 250: Science et philosophie - Gloubik

Les satisfactions morales' et les joies privées dela famille, au milieu de ses cinq fils et de sesnombreux amis, auraient mis le comble à sonbonheur, sans quelques ennuis, nés desdiscussions relatives au mètre international, etauxquelles son imagination impressionnableattacha peut-être trop d'importance.

Quoi qu'il en soit, je me reprocherais de tracerun tableau incomplet de la vie de H. Sainte-Claire-Deville, si je ne le montrais maintenant,tel que ses contemporains l'ont connu, actif,affairé, sympathique, dans ces réunions dudimanche à l'École normale, où nous ne leverrons plus. Toujours prêt à s'intéresser à sesamis, jeunes et vieux, à leur donner un conseilscientifique et au besoin un coup d'épaule ; usantdes influences multiples que son caractère et saposition lui avaient acquises pour servir les unset les autres ; prêt à s'associer à vos plaisirs et àvos peines avec une chaleur de cœur inusitéedans la froideur ordinaire de nos relationsmodernes, il était devenu le centre de tous leshommes de science. Qui ne se le rappelle assisvis-à-vis de ce large poêle autour duquel nousétions rangés, et racontant quelque gai récit quinous faisait sourire, ou quelque histoire aimablepour l'un des assistants ?

250

Page 251: Science et philosophie - Gloubik

Depuis près d'un an, sa santé s'était affaibliepeu à peu ; une affection du cœur dont il avaitéprouvé déjà quelques atteintes avait reparu ens'aggravant. II avait dû interrompre son cours dela Sorbonne au mois de janvier, et n'avait pastardé à descendre vers le midi de la France,chercher à retarder le déclin de ses forces sous unclimat plus doux. Mais U était frappé sansressources, et il est revenu mourir au milieu deses amis, en conservant jusque dans son agonieces préoccupations affectueuses qui avaient tenutant de place dans sa vie.

251

Page 252: Science et philosophie - Gloubik

Adolphe Würtz

14 mai 1884.Voici l'une des pertes les plus douloureuses et

les plus inattendues pour la science et pour lepays. Il y a douze jours à peine, Würtz étaitdebout, parlant et agissant, avec ce feucommunicatif, cette autorité, cette activité un peuinquiète, que tous se plaisaient à regarder commele témoignage d'une individualité puissante etd'une vitalité inépuisable. De longs jourssemblaient encore promis à sa famille, à sesamis, à ses élèves. Qui eût dit que ce discoursému prononcé par lui sur la tombe de son maître,Dumas, devait être le dernier ? Hier, en entrant àla séance ordinaire de l'Académie, nous avonsappris avec stupeur que nous ne le reverrionsplus : Würtz venait de s'éteindre, frappé tout àcoup par une maladie mystérieuse qui avait tarisourdement les sources de cette robusteexistence. Entre les amis et les confrères quil'aimaient et l'admiraient, nul peut-être n'a lafaculté plus spéciale, et par là même le devoirplus étroit, d'apprécier l'œuvre de Würtz quecelui qui écrit ces lignes. Une émulalion de trente

252

Page 253: Science et philosophie - Gloubik

ans, soutenue par l'amour commun d'une scienceque nous cultivions parallèlement, émulation quin'a jamais nui à la courtoisie des relationspersonnelles, me permet, hélas ! de juger toute lagrandeur de la carrière parcourue par l'hommeque nous venons de voir disparaître, toutel'étendue du vide que sa mort produit dans lascience, toute l'amertume de la perte que laFrance éprouve en ce moment !

Né à Strasbourg, il y a soixante-sept ans,Würtz a été l'un des plus brillants représentantsde cette heureuse alliance entre le géniegermanique et le génie français, alliance troisfois féconde que nous avions su réaliserpleinement en Alsace dans le XIXe siècle !

La cruelle séparation accomplie par la guerrede 1870 n'a guère profité jusqu'ici audéveloppement intellectuel de l'Allemagne, etelle menace de perdre à jamais les fruits de cetteassociation fraternelle des esprits, consacrée pardeux siècles d'union, et qui fut si féconde pour lacivilisation générale.

Würtz réalisait l'alliance morale des deuxraces, non seulement par sa naissance, mais parson éducation, ses tendances doctrinales, et parses découvertes mêmes. Élève à la fois de Liebig,qui dirigea ses débuts, et de Dumas, quil'accueillit dans ce laboratoire où venait de se

253

Page 254: Science et philosophie - Gloubik

former Henry Sainte-Claire-Deville, il ne tardapas à s'engager à son tour dans une voieoriginale.

Ainsi fut poursuivie et soutenue la traditionnationale de la chimie, si brillamment cultivée enFrance depuis un siècle. À la génération créatricede Lavoisier ont succédé Berthollet, puis Gay-Lussac et Thénard, puis Chevreul, qui conserveencore parmi nous, après un siècle d'existence, lesouvenir de cette grande époque. Laurent etGerhardt sont morts prématurément ; Dumasvient de s'éteindre chargé d'années, Würtz etDeville ont eu leur jour, qui est le nôtre, et leurgrandeur ; ils ont été, eux aussi, les chefs de lachimie française. Puisse cette filiation éclatantese poursuivre encore pendant plusieursgénérations à Nul de nos contemporains nelaissera, à cet égard, une trace plus profonde queWürtz. Deux grandes découvertes,particulièrement, ont illustré son nom et montrél'activité créatrice de son esprit : la découvertedes ammoniaques composées et la découvertedes glycols.

Les ammoniaques composées ont donné la clefde la constitution de ces alcaloïdes organiques,poisons et remèdes, que les végétaux fabriquentsous nos yeux et que la médecine emploiecontinuellement. H. Würtz nous a appris à l'aide

254

Page 255: Science et philosophie - Gloubik

de quelles méthodes et en vertu de quelles règleson peut espérer les reproduire.

Les glycols sont le fruit d'une généralisationnon moins capitale. Leur formation synthétiqueet la connaissance de leurs propriétés sont venuesse joindre aux découvertes que j'avais faites moi-même sur la glycérine, pour établir la théoriegénérale des alcools polyatomiques. C'est à cetteoccasion que s'est élevée entre nous une rivalitéféconde, où chacun a développé les ressourcesvariées d'un esprit aussi différent par son point devue que par son évolution. Des travaux sansnombre sont sortis de ces théories et onttransformé depuis trente ans la chimie organique.M. Würtz a eu une part de premier ordre danscette transformation. M. Würtz réclamait aussiparmi ses titres de gloire l'influence qu'il avaiteue sur le développement des doctrines et desnotations de la nouvelle théorie atomique.

Sa carrière officielle s'accomplit avec lafacilité due à son mérite hors ligne, et avec larégularité qui accompagne ordinairement lacarrière des savants. Docteur en médecine en1843, il succéda dix ans après à son maître, M.Dumas, comme professeur de chimie médicale àla faculté de médecine de Paris ; nommé membrede l'Académie de médecine en 1856, il devintdoyen de la faculté en 1866. il y fonda une

255

Page 256: Science et philosophie - Gloubik

puissante école de chimie, qui attira autour de luide nombreux élèves français et étrangers et fitl'éducation de savants nombreux et d'un trèsgrand mérite. Parmi ceux-ci, qui pourrait oublierM. Friedel, lié à son maître par le dévouementd'une affection sans limite ?

En 1867, Würtz devint membre de l'Académiedes sciences ; en 1875, professeur de chimieorganique à la faculté des sciences de Paris.Professeur éloquent, sa parole ardente entraînaitles esprits de la jeunesse. Enfin, en 1881, sonillustration le fit désigner par le centre gauche auchoix du Sénat comme sénateur inamovible.

Sa vie privée fut heureuse et tranquille. Lespersonnes, aujourd'hui peu nombreuses, qui l'ontvu arriver à Paris, se rappellent encore ce jeunehomme vif et actif, plein d'enthousiasme pour lascience et partout accueilli. Marié à une femmeintelligente et dévouée, entouré, comme unpatriarche d'autrefois, par l'essaim de sesnombreux enfants, de ses gendres, de ses neveuxet nièces qu'il avait élevés, il est mort comblé dejours et d'honneurs, et sans longues souffrances.Moins âgé que Dumas, dont il parlait hier encoreen termes si sympathiques, il a eu une vie aussiremplie, aussi glorieuse pour les siens et pourson pays. C'est là ce qui doit adoucir sa perte

256

Page 257: Science et philosophie - Gloubik

pour sa famille, si quelque chose peut atténuerune semblable douleur !

Naguère, nous comptions à Paris cettebrillante pléiade des trois écoles de la chimiefrançaise : l'École normale, l'École de médecine,le Collège de France ; la se sont formés depuisvingt ans les initiateurs des générationsnouvelles, qui se sont partagé la science etl'enseignement. Aujourd'hui, voici deux desmaîtres de la chimie disparus, deux des fleuronsde la couronne nationale !

La seule consolation de ceux qui survivent, enattendant leur tour, c'est de pouvoir proclamerhautement la gloire de leurs émules et lesservices qu'ils ont rendus à la patrie et àl'humanité.

257

Page 258: Science et philosophie - Gloubik

L'enseignement supérieur etson outillage

M. Berthelot avait fait précéder cet article dela lettre suivante, adressée à M. A. Hébrard,directeur politique du Temps :

Mon cher ami.Vous savez combien est misérable Tétat

matériel de notre enseignement supérieur ; je neparle pas des hommes, dont le mérite n'estsurpassé nulle part, mais de l'outillage.

Les peuples voisins ont marché, tandis quenous restions stationnaires, avec des instrumentsvieillis et des laboratoires mesquins ou surannés.Depuis quelques années, je ne l'ignore pas, denotables efforts ont été faits dans ce sens ; maisun arriéré de trente ans ne se répare pas en unjour. Un concours énergique des pouvoirspublics est indispensable.

J'avais espéré pouvoir faire inscrire descrédits spéciaux pour cet objet dans le projet deloi relatif à la caisse des écoles, actuellementsoumis au Sénat. U parait que la chose n'est paspossible. Mais M. Ferry, avec le zèle généreux

258

Page 259: Science et philosophie - Gloubik

qu'il porte dans toutes les questions relatives àl'instruction publique, nous a promis decomprendre les besoins de renseignementsupérieur à côté de ceux des travaux publics — ils'agit de sommes incomparablement moindres —dans les prochaines propositions relatives aubudget extraordinaire.

C'est pour lui venir en aide devant l'opinionque j'ai réuni quelques notes, destinées àmontrer nos nécessités, qui sont celles del'intérêt national. Je connais trop la sympathieque le Temps porte à ces questions pour ne pascompter sur votre appui.

Votre dévoué, H. Berthelot. 15 mars 1883.

I

C'est une histoire déjà bien vieille et souventracontée : il y a trente ans, un ministre del'instruction publique, M. Fortoul, et un préfet dela Seine, M. Haussmann, vinrent en grandesolennité inaugurer la construction de la nouvelleSorbonne. Ils en posèrent la première assise etannoncèrent qu'une ère nouvelle s'ouvrait pour ledéveloppement des sciences et des lettres. L'Étatet la ville de Paris associés allaient fournir les

259

Page 260: Science et philosophie - Gloubik

ressources nécessaires pour élever renseignementsupérieur à un niveau plus élevé que celui desrégimes précédents et supérieur à celui des autrespeuples.

Ce furent de vaines promesses, un jour sanslendemain. La pierre posée par MM. Fortoul etHaussmann ne fut suivie d'aucune autre ; elle amême disparu, ainsi que les médailles officielles,scellées dans son intérieur, sans qu'on ait pu enretrouver aucune trace.

Les fondateurs de la nouvelle Sorbonnen'avaient pensé qu'à la cérémonied'inauguration ; ils avaient négligé d'assurer lesressources nécessaires pour accomplir l'œuvreelle-même. M. Fortoul s'était borné à déclarerque, dans l'ère nouvelle, la prospérité del'enseignement public serait telle et les examenssi nombreux, que les produits universitairessuffiraient à la dépense projetée. Est-il besoin dedire qu'il n'en fut rien ? L'instruction publique estla semence, mais la récolte se fait ailleurs : dansl'ordre moral, par l'élévation générale du niveaude la civilisation ; dans l'ordre matériel, par lamultiplication des découvertes industrielles etpar l'accroissement de science et d'habileté desingénieurs et des ouvriers.

Mais on s'obstinait alors, — et ce préjugé n'estpas encore dissipé dans les régions financières où

260

Page 261: Science et philosophie - Gloubik

se règle le budget, — on s'obstinait à recherchervis-à-vis de chaque dépense réclamée parl'instruction publique une recette strictementcorrélative. Or, Tunique recette desétablissements d'enseignement supérieur consistedans les inscriptions et les examens, à moins quel'on n'en vende les terrains pour en tirer parti auprofit de l'État et des municipalités ; ce que fitplus d'une fois, prétend-on, l'ancienneadministration de la ville de Paris. A ce point devue étroit, il est même des établissements, telsque le Collège de France et le Muséum d'histoirenaturelle, qui ne rapportent rien ; ce sont desobjets de luxe, dirait-on volontiers, et cetteopinion subsiste peut-être aujourd'hui dansl'esprit de plus d'un membre du Parlement.

Pendant que les nations voisines développaientréellement, et non par de stériles inaugurations,l'outillage de leurs universités, laboratoires etbibliothèques, et tendaient ainsi à prendre la têtede la civilisation et du progrès matériel ; nousautres, nous demeurions stationnaires et nousavions la douleur de voir la France perdre peu àpeu son rang : arrêtée dans son développementpar l'étroitesse de vues de son gouvernement, sice n'est par une sourde et secrète hostilité contrel'esprit d'indépendance, inséparable de la forteculture scientifique.

261

Page 262: Science et philosophie - Gloubik

Ce n'étaient pas toujours des refus formels quel'on opposait à nos demandes. Sans en contesterle principe, on répondait toujours : t Mais vousne produisez rien ! vos études sont, il est vrai,l'honneur du pays ; mais en ce moment nousavons des dépenses plus urgentes ; dès qu'il yaura des excédents, on avisera. »

Rusticus expectat dum defluat amnis ; at ille,Labitur et labetur in omne volubilis ævum.

En attendant, les travaux publics absorbaienttout. Et nous avons vu jusqu'à la fin de l'Empirela voirie de la ville de Paris dépenser jusqu'auxcentimes additionnels destinés par la loi àl'instruction publique. A peine M. Duruy, qui lepremier — nous ne l'avons pas oublié — essayade remonter le courant, put-il obtenir cettemaigre obole de l'École des hautes études :jamais ressource ne fut mieux employée ; elle aproduit cent pour un. Mais ce n'était pas avectrois cent mille francs que l'on pouvait à la foissuffire aux besoins de chaque jour et reconstituerle matériel de l'enseignement supérieur.

Sans doute, me dira-t-on ; mais les temps sontbien changés. La République a triplé le budget del'instruction publique ; elle a donné àl'enseignement sous toutes ses formes uneimpulsion inconnue jusque-là. Elle est en train deconsacrer 700 millions à la construction des

262

Page 263: Science et philosophie - Gloubik

maisons d'écoles. Les lycées et les collègess'élèvent de toutes parts. Déjà trente à quarantemillions ont été dépensés pour la reconstructiondes facultés et une somme égale est engagée dansle même but. Je le sais ; je sais ce que l'on doit àla bonne volonté des pouvoirs publics, Parlementet conseils municipaux, aux efforts des ministresqui se sont succédé, et particulièrement à H.Ferry, qui a marqué une grande étape et donné àl'instruction publique une impulsion que l'onn'avait jamais connue jusque-là.

Je le sais d'autant mieux que mon humble rôlede conseiller m'a permis de voir ces progrès deplus près que personne. €'est en raison de ce rôleque je demande la permission de signaler àl'opinion l'état actuel des choses, les difficultésdu présent, les obligations qui s'imposent, si nousvoulons conserver notre rang parmi les nationscivilisées et reprendre, dans notre organisationmatérielle, un niveau que nous avons perdudepuis plus de trente ans et que nous sommesexposés à ne regagner jamais, — les peuplesvoisins se développant sans cesse autour de nous,— si nous ne faisons promptement un effortexceptionnel pour nous mettre définitivement surle pied d'égalité. Certes, à partir de ce jour-là, lesefforts ne seront pas finis — le combat pour lavie est incessant parmi les peuples, comme parmi

263

Page 264: Science et philosophie - Gloubik

les individus ; — mais il suffira d'une dépenseannuelle relativement modérée pour nousmaintenir.

Je parle seulement ici du matériel. N'oublionspas qu'il ne faut pas une moindre attention pourformer et rémunérer convenablement unpersonnel qui maintienne la France au premierrang parmi les États : sinon, les hommessupérieurs chercheraient des carrières pluslucratives et feraient bientôt défaut ; ladémocratie ne saurait sans [déchoir méconnaîtrecette nécessité.

Mais je veux me borner aujourd'hui à laquestion de l'outillage scientifique.

II

L'instruction supérieure ne vaut pas seulement,même au budget, par le produit des examens,comme un ministre des finances le soutenaitencore il y a dix ans à M. Batbie, alors qu'ilcherchait et trouvait les ressources pour fondercette utile institution des bibliothèquesuniversitaires. En réalité, l'instruction rapporte àl'État dans tous les ordres et sous toutes tesformes. Les ministres des finances de la

264

Page 265: Science et philosophie - Gloubik

République ont l'esprit trop élevé pour ne pas lecomprendre tout d'abord.

Divers genres de considérations peuvent êtreprésentés à cet égard. Le sujet est vaste : jedemande la permission, non de le développersous toutes ses faces, ce qui nous conduirait troploin, mais d'indiquer quelques-unes des vues quis'y rattachent : au point de vue de la culturegénérale ; au point de vue du développementmême de l'instruction publique dans les autresdegrés, secondaire et primaire ; enfin, au point devue de la production matérielle et industrielle dupays.

III

L'importance de renseignement supérieur pourla culture générale a toujours été proclamée parles peuples civilisés. Son développement est,pour ainsi dire, la mesure du niveau intellectuel,moral et artistique des nations. C'est la sciencequi a affranchi l'esprit humain des anciennesservitudes ; ce sont ses découvertes qui ontchangé la condition matérielle des peuples et quiont amené l'ouvrier et le paysan à un degré relatifde prospérité et de bien-être, incomparablement

265

Page 266: Science et philosophie - Gloubik

plus haut que celui de l'antiquité et du moyenâge. Mais il ne parait pas nécessaire de s'étendrelà-dessus ; car ces vérités, partout reconnues,constituent le mobile essentiel du granddéveloppement donné aujourd'hui auxuniversités dans tous les pays qui nous entourent,dans l'Allemagne et l'Angleterreparticulièrement, qui ont tenu jusqu'ici avec nousla tète de la civilisation. Aux États-Unis même,sous un régime démocratique par excellence, lesfondations privées, faites sur une échelleinconnue parmi nous, comblent chaque jour leslacunes qui ont longtemps existé sous ce rapport.

Sans retracer le tableau de ces efforts quiéclatent partout, je me bornerai à reproduire iciles chiffres des dépenses relatives à l'universitéde Strasbourg, chiffres plus douloureux que tousautres, mais qui n'en seront que plus significatifs.

Université de Strasbourg59 professeurs ordinaires.19 professeurs extraordinaires, sans compter

les privat-docent.Dépenses matérielles (fr)

Bâtiments académiques 9 375 000Cliniques, instituts anatomique et

physiologique 3 375 000Installation provisoire de l'institut

pharmaceutique, etc 187 500

266

Page 267: Science et philosophie - Gloubik

Frais de bureau de construction pour lapréparation des objets, etc 187 500

Bibliothèque 130 00013 245 000

Donnons encore le chiffre des dépensesmatérielles pour l'outillage scientifique inscrit aubudget de 1880-1881, en Prusse(marks) :

Kœnigsberg. — Clinique chirurgicale825 000Berlin. — Cliniques 1 833 000— Clinique obstétricale 1 540 000— Nouveau laboratoire de chimie 1 033 000Halle. — Nouveau bâtiment pour l'Institut

physiologique 180 000Gœttingen. — On a déjà dépensé 450 000Pour la bibliothèque, troisième annuité200 000Marbourg. — Chimie 220 000Ce sont là les principales dépenses de

construction pour cette année — plusieurs parannuités.

Je n'insisterai pas davantage sur ce premierpoint, relatif au rôle fondamental derenseignement supérieur dans la prépondérancedes peuples civilisés les uns par rapport auxautres.

267

Page 268: Science et philosophie - Gloubik

IV

Il est un second ordre d'idées qui touche d'unefaçon plus directe aux intérêts de l'instructiongénérale. En effet, les développements del'instruction secondaire et ceux de l'instructionprimaire sont liés de la façon la plus étroite avecceux de l'instruction supérieure, sous le doublerapport des maîtres et des doctrines.

Nous n'enseignons pas une science immobileet des dogmes invariables, un catéchisme fixéd'une façon définitive. Nous enseignons dessciences progressives et qui se développentcontinuellement : telle est la matière del'enseignement dans les écoles de tous les degrés.

Or, c'est dans les facultés, au Collège deFrance, an Muséum, dans les observatoires,bibliothèques, collections, musées, institutspratiques et laboratoires de tout genre que lessciences sont cultivées et effectuent leursprogrès. Fermez les laboratoires et lesbibliothèques, arrêtez les recherches originales,et nous retournerons à la scolastique. Tant vautl'instruction supérieure dans un pays, tant valentles autres degrés de l'enseignement ; la chose estsi bien comprise, que les pays les plusdémocratiques, tels que la Suisse, font de grosses

268

Page 269: Science et philosophie - Gloubik

dépenses pour leurs universités de Genève, deZurich et autres.

Ce n'est pas tout.Nos facultés ne sont pas seulement des

instruments de haute culture ; mais ce sont aussiles instruments mêmes de l'éducation, lesséminaires laïques des professeurs del'enseignement secondaire. Autrefois l'Écolenormale supérieure en était la principalepépinière ; quelques élèves libres venaient s'yjoindre. Mais, à cette époque, qui date de dix ansà peine, les facultés étaient regardées commedevant donner des cours d'un caractère purementacadémique, attirant un public rare ou nombreux,suivant le talent du professeur ; mais sans qu'il enrésultât une utilité directe pour renseignementsecondaire ou primaire.

Depuis cinq à six ans, tout cela a été changé.Grâce à l'instruction des boursiers de licence etd'agrégation et des maîtres de conférences, nosfacultés sont devenues une nouvelle pépinière, etmême la principale, au moins comme quantité,pour la formation des licenciés, agrégés,professeurs de l'instruction secondaire.L'enseignement des facultés répond auxdéveloppements nouveaux donnés à l'instructionsecondaire et à l'instruction primaire, dont lessujets les plus distingués viennent aujourd'hui

269

Page 270: Science et philosophie - Gloubik

alimenter nos auditoires de facultés. Lesressources qui lui ont été attribuées, quoique déjàconsidérables, ne suffisent cependant pas encorepour fournir un personnel qui alimentecomplètement les besoins grandissants del'enseignement secondaire. Il manque près detrois mille licenciés es lettres et es sciences auxlycées et aux collèges, sans parler del'enseignement libre. Mais, pour former cesprofesseurs réclamés de toutes parts, il estindispensable de fournir aux facultés lesressources matérielles : outillage et bâtiments.

Le tableau suivant montre les principaux denos besoins, ce qui a été dépensé, ce qui est encours d'exécution et ce qui reste à faire :

De 1868 à mai 1881, sommes votées par lesconseils municipaux 31 146 252 fr.

Subventions des conseils généraux 430 000Subventions de l’État 15 161 705Total : 46 657 957 fr.

De mai 1881 à mars 1883, sommes votées parles conseils municipaux 15 444 823 fr.

Subvention de l'État 15 316 157Total 30 762 980 fr.

270

Page 271: Science et philosophie - Gloubik

Ces derniers chiffres, ainsi qu'une portion despremiers, se rapportent à des travaux en coursd'exécution. Tels sont :

La faculté des sciences de Marseille,2 180 000 fr., dont les deux tiers doivent êtrefournis par le conseil municipal, un tiers parl'État ;

L'agrandissement du palais universitaire deCaen, 100 000 fr., fournis par l'État ;

La faculté des sciences de Clermont,140 000 fr., moitié par la municipalité, moitié parl'État ;

Les facultés des sciences et de médecine deLille, 500 000 fr.

Je cite pour mémoire les facultés de Lyon, quiont coûté plusieurs millions à la municipalité ;

Les facultés de Bordeaux dont la dépense n'estguère moindre ;

La Sorbonne, évaluée à 33 millions, dontmoitié fournie par le conseil municipal de Paris,moitié par l'État ;

L'École pratique de la faculté de médecine deParis, 2 821 490 fr., même répartition.

Voici maintenant les dépenses à faire :Collège de France (construction et outillage)

10 000 000 fr.École des Chartes 1 200 000

271

Page 272: Science et philosophie - Gloubik

Mobilier du Muséum. — Laboratoires5 000 000

École des langues vivantes 1 500 000Facultés de Lyon 1 200 000

18 900 000 fr.Augmentation minimum pour la Sorbonne

5 000 000 23 900 000 fr.

Amélioration des Facultés de médecine2 000 000 fr.

Faculté de Rennes 1 000 000Faculté de Poitiers 1 500 000Améliorations dans diverses facultés :

Clermont, Besançon, Nancy, etc 1 500 000A Rouen, Nantes, en supposant le concours

des villes. Amélioration de six écoles de pleinexercice ou préparatoires 6 000 000

Matériel (construction et outillage) 2 000 00013 000 000 fr.

Total : matériel (construction et outillage)36 900 000 fr.29

Tel est le chiffre qui nous placera au pointvoulu, lorsque les constructions et dépenses

29 Diverses dépenses, telle, que l'agrandissement de l'École de droitde Pans, ont été omises dans cette évaluation, qui ne comprendpas, d ailleurs, le concours des villes, corrélatif de celui de l'État,aux dépenses des facultés.

272

Page 273: Science et philosophie - Gloubik

projetées auront été exécutées. On voit qu'il n'arien d'excessif.

Remarquons, pour être juste, que l'initiativedes ministres, la bonne volonté des pouvoirspublics, enfin la générosité des conseilsmunicipaux de Paris, de Lyon, de Lille, deMarseille, de Bordeaux et de la plupart de nosgrandes villes, ont permis de commencer lareconstruction de nos établissements. Mais cetteconstruction menace aujourd'hui d'être arrêtée, àcause du déficit créé par le développementexcessif donné à la construction des voiesferrées. Et c'est la ce qui m'oblige à insister poursignaler les lacunes qui existent et qui menacent,si l'on n'avise, de subsister indéfiniment.

Les besoins de l'enseignement supérieur, je lerépète, sont en somme limités et hors deproportion avec les milliards réclamés par lestravaux publics. Mais il faut faire un effortconsidérable, quoique de courte durée, pour nousmettre au niveau, si nous ne voulons demeurerdéfinitivement en arrière. Chaque jour perdunous attarde davantage. Il s'agit pour la Franced'un intérêt de premier ordre. La défensenationale a réclamé à juste titre son compte deliquidation. Plus de deux milliards ont étéconsacrés à la construction de nos forteresses et àla reconstitution de notre matériel de guerre.

273

Page 274: Science et philosophie - Gloubik

C'était là une dépense urgente et de nécessitéabsolue. Mais il n'y a guère moins d'urgence et ilfaut un effort analogue pour constituerl'instruction publique dans tous ses degrés.

La République la bien compris, en principe dumoins. Et cet effort se poursuit aussi énergique etprompt que possible dans l'instruction primaire.Mais il n'est pas moins indispensable pourl'instruction supérieure que dans les deux autresdegrés ; ne fût-ce que parce qu'elle leur fournitleurs maîtres et leur direction. Tant que cet effortn'aura pas été fait, notre instruction supérieuredemeurera boiteuse et languissante.

V

Jusqu'ici, j'ai invoqué surtout desconsidérations d'ordre moral. Je sais que ce sontcelles auxquelles le Parlement et le paysattachent le plus haut intérêt. Cependant il paraitutile d'en appeler à un autre ordre d'idées, serattachant aux intérêts matériels de nos industrieset de nos manufactures nationales : cet ordred'idées frappera sans doute particulièrement lesfinanciers.

274

Page 275: Science et philosophie - Gloubik

C'est en effet des laboratoires del'enseignement supérieur que sortent aujourd'huiles grandes découvertes qui transformentl'industrie, et c'est là surtout que se faitl'éducation des savants ingénieurs qui ladirigent ; là aussi se Tonnent des manipulateurs,des analystes, qui dirigent la production desusines. Les professeurs mêmes des maîtresd'atelier, qui n'appartiennent pas à l'enseignementsupérieur et qui dirigent des écoles spéciales, sesont formés dans nos établissements.

L'Allemagne a parfaitement compris ce pointde vue. Ce n'est pas par une vaine ostentationque cette nation économe et avisée consacrechaque année des millions à la construction devastes instituts, laboratoires : elle y voit dessources effectives de profit national, des sortesd'usines intellectuelles, où l'on poursuit à la foisles travaux de découvertes scientifiques et laformation des élèves, qui se consacreront bientôtà l'industrie privée.

La reconstitution de l'outillage scientifique del'Allemagne sur une vaste échelle ne date guèrede plus de vingt ans ; elle se poursuit chaque jouret les fruits matériels et palpables de cessacrifices n'ont pas tardé à se manifester, às'accentuer pour le profit de l'Allemagne, etmême parfois pour le détriment de la France.

275

Page 276: Science et philosophie - Gloubik

Peut-être serait-il facile de montrer l'importancede cet ordre d'idée par l'examen détaillé de nosexportations, qui éprouvent un affaiblissementsignalé par les chambres de commerce, et de nosimportations de produits manufacturés, qui vontau contraire en croissant.

Sans discuter les causes, complexes d'ailleurs,de ce phénomène économique, je demande lapermission de signaler celles de ces causes qui serattachent au grand développement donné àl'outillage scientifique de l'enseignementsupérieur en Allemagne.

Je citerai en particulier les matières colorantestirées du goudron de houille, les produits dérivésde l'aniline et de l'anthracène, etc. Leurdécouverte est le triomphe de la science pure.Elle résulte des grands travaux, purementscientifiques, accomplis depuis quarante ans dansles laboratoires de chimie, sur les carburespyrogénés, sur les alcalis et sur les composésorganiques en général. Les personnes qui ontsuivi les progrès de la chimie organique depuisquarante ans savent que la France, par lestravaux de ses savants, a concouru, au moins aumême degré que les peuples voisins, àl'accomplissement de ces brillantes découvertes.Notre état intellectuel n'est inférieur à celuid'aucun peuple, au point de vue des sommités

276

Page 277: Science et philosophie - Gloubik

scientifiques. Mais la France n'en a pas tiré lemême profit matériel que ses voisins, parce quenos laboratoires, trop petits et trop mal outillés,n'ont pu fournir aux fabriques et aux ateliers cesnombreux ingénieurs et chimistes qui font laforce des usines allemandes. Nous sommes desgénéraux sans soldats. Nous soutenons la lutte,comme pourrait le faire un peuple qui auraitconservé l'usage des routes ordinaires contre unenation pourvue de chemins de fer.

Dans cet état de choses, il n'est pas surprenantque l'Allemagne produise aujourd'hui pour 50 à60 millions de francs de matières colorantes ;tandis que la production annuelle de la France esttombée à 5 ou 6 millions. L'indifférence aveclaquelle nos producteurs de garance ont regardépendant longtemps les progrès de la chimiemoderne et l'organisation des laboratoires de TAllemagne. est aujourd'hui frappée de la façon laplus cruelle par la ruine de l'une de nos industriesles plus fructueuses 1 Je ne veux pas insisterdavantage sur ce point douloureux.

J'insiste seulement sur la question générale. Iln'est pas possible de méconnaître le rôleéconomique de la science pour quiconque a suiviles progrès de la métallurgie, les méthodesnouvelles de la fabrication de l'acier, qui onttransformé l'industrie des chemins de fer ; les

277

Page 278: Science et philosophie - Gloubik

travaux de mécanique théorique et pratique, quiprésident à l'emploi des machines à vapeur ; lesprogrès incessants apportés à l'art de la guerrepar la chimie et par la mécanique ; et cesmerveilleuses applications de l'électricité quenous voyons chaque jour. Tous ces progrès nesont pas les fruits d'un empirisme aveugle,appuyé sur la lente expérience des siècles ; ilsrésultent du développement subit et inattendu desconnaissances scientifiques et de la théorie pure.Chaque peuple s'efforce aujourd'hui d'être aupremier rang sous ce rapport.

Ce n'est pas seulement une question d'honneuret d'amour-propre national, — je suis loin d'yêtre insensible, — mais c'est là une question delutte incessante, sur le terrain économique, entreles nations civilisées. Ace point de vuetechnique, l'outillage scientifique est d'uneimportance capitale ; la nation qui cesserait deformer des ingénieurs et des artisans, initiés auxrésultats de la culture scientifique la plus haute etla plus exacte, ne tarderait pas à être débordée etvaincue par les nations voisines. C'est notre forceproductrice qui menace d'être atteinte et bientôttarie dans ses sources fondamentales.

Il faut nous décider sans retard à y pourvoir etagir avec la même énergie que nous avons mise àreconstituer notre outillage de défense nationale.

278

Page 279: Science et philosophie - Gloubik

Nous sommes arrivés sous ce rapport à unmoment critique, et c'est ce qui m'a décidé àprendre la plume. En effet, les travaux publicsont été entrepris sur une échelle immense et peut-être avec une précipitation que je n'ai pas àdiscuter ici. Aujourd'hui, toutes nos ressourcesvont être absorbées pour longtemps, et, comme ily a vingt ans, on nous répond déjà : « Plus tard ;quand il y aura des excédents. Or, il fautempêcher à tout prix que le travail dereconstitution de notre matériel scientifique,entrepris depuis cinq ans à peine sur une largeéchelle, soit arrêté par .des délais indéfinis quirisquent de devenir excessifs et ruineux pour lebien général de la France.

Certes, je ne prétends pas qu'il faille arrêter laconstruction des chemins de fer, des ports et descanaux. Mais, entre tous les besoins, [il convientd'établir une balance et une répartition légitime ;il convient surtout de ne pas oublier que toutindustriel qui conserve un outillage deproduction insuffisant ou vieilli, et qui ne lemaintient pas au même niveau que soncompétiteur, ne tarde pas à être ruiné. Il en est demême des peuples, au point de vue intellectuel etmoral, aussi bien qu'au point de vue matériel.

279

Page 280: Science et philosophie - Gloubik

La caisse des écoles etl'enseignement supérieur

Lettre à M. A. Hébrard, directeur du temps3 février 1885.

Mon cher ami,J'apprends que la commission du budget,

chargée d^examiner le nouveau projet présentépar le gouvernement pour la caisse des écoles,propose d'en supprimer renseignement supérieur.

Sommes-nous donc condamnés à uneinfériorité sans remède dans la haute culture del'esprit ? Sommes-nous destinés à manquer àjamais, sinon d'hommes, — ils ne font certes pasdéfaut, — au moins d'outils, dans le hautenseignement ? Notre jeune démocratie est-ellejalouse de rester dans une inférioritéintellectuelle définitive vis-à-vis des empires etdes monarchies qui nous entourent ? Veut-ellerompre sans retour avec la traditionintellectuelle, scientifique et artistique de laFrance ?

La question est aujourd'hui posée et va êtrerésolue pour de longues années. On s'obstine à

280

Page 281: Science et philosophie - Gloubik

ignorer, de parti pris, que l'enseignementprimaire et l'enseignement secondaire tirent leursubstance et leurs méthodes de l'enseignementsupérieur. On s'obstine à ignorer que laproduction industrielle et agricole d'un paysdépend de la façon la plus directe desdécouvertes scientifiques qui se font dans leslaboratoires de ses hautes écoles et de sesfacultés. L'exemple de la puissance chaque jourcroissante de l'Allemagne, dans l'ordre matérielaussi bien que dans l'ordre industriel, n'a-t-il pasouvert nos yeux ? L'enquête si laborieuse, àlaquelle la Chambre vient de se livrer sur la criseque nous traversons, n'a-t-elle pas montré que lescauses en tiennent à notre défaut d'éducationscientifique, autant qu'à des raisonséconomiques ? J'aurais bien long à vous dire surcette matière, navré que je suis par tantd'imprévoyance et d'aveuglement sur lesconditions qui règlent la grandeur des peuples etle développement de la civilisation. Mais letemps presse, le danger est imminent ; un nouveleffort va être tenté, et je dois me borneraujourd'hui à jeter ce cri d'alarme et à réclamervoire aide dans cette œuvre patriotique.

____À la suite de cette lettre, la commission, sous

l'impulsion des honorables députés, MM. J.

281

Page 282: Science et philosophie - Gloubik

Roche et A. Dubost, revint sur ses premièresdécisions ; elle fit à la Chambre des propositionsvraiment libérales, et lui demanda d'affecter 49millions à la construction des laboratoires et desbâtiments de l'enseignement supérieur. Cespropositions furent acceptées par le Parlement etelles sont aujourd'hui en cours d'exécution.

282

Page 283: Science et philosophie - Gloubik

Les conférences de la facultédes sciences de Paris en 1881

Extrait d'un rapport au ministre del'instruction publique.

9 mai 1881.J'ai visité, à plusieurs reprises, les conférences

et manipulations organisées près la faculté dessciences de Paris, dans le but de préparer lesélèves aux licences es sciences mathématiques,physiques et naturelles, ainsi qu'à l'agrégation.Voici quelques observations relatives à la marchedes études pendant le premier semestre (1880-1881).

La nouvelle institution a traversé, comme ilarrive toujours, divers tâtonnements, attribuables,en partie, à h nouveauté de renseignement, et,plus encore, à l'insuffisance des locaux. Ce que jedois reconnaître et déclarer hautement, dès ledébut, c'est l'extrême bonne volonté des maîtresde conférences, qui ont eu à lutter sans relâchecontre les difficultés résultant de l'absence ou del'étroitesse des salles de conférences et deslaboratoires ; je signalerai également le zèle des

283

Page 284: Science et philosophie - Gloubik

professeurs qui consacrent à ces travauxnouveaux un grand nombre d'heures, en dehorsde leurs cours réglementaires. MM. Desains,Hébert, Lacaze-Duthiers, Duchartre, Troosttémoignent à cet égard d'un dévouement toutparticulier ; enfin, j'ai remarqué avec une vivesatisfaction l'assiduité, le travail sérieux etcontinu des boursiers et des élèves ordinairesadmis aux conférences. Cette institution produità la faculté des sciences de Paris les fruits lesplus utiles, an delà même des prévisions que l'onavait pu former. S'il y a quelques critiques àfaire, comme il arrive inévitablement, ellesportent sur l'excès de zèle des maîtres, sur la partpeut-être insuffisante laissée à l'initiative desélèves et sur le détail excessif des exigences desexaminateurs. J'y reviendrai, mais auparavant jedois signaler l'extrême insuffisance des locaux.

L'administration s'efforce, depuis lecommencement de l'année, de parer à cetteinsuffisance par la construction de vastesbaraquements, qui couvrent aujourd'hui uneportion des terrains réservés à la construction dela future Sorbonne. Mais cet expédient,indispensable en ce moment, ne saurait êtreregardé comme une solution durable duproblème de renseignement pratique de nosélèves. Comparé à la vaste organisation des

284

Page 285: Science et philosophie - Gloubik

laboratoires de l'Allemagne et des grands Étatscivilisés, il nous mettrait dans une inférioritépermanente et honteuse. Je ne saurais tropinsister sur ce point.

Je vais rappeler d'abord la liste des maîtres deconférences, le nombre des élèves proprementdits, les précautions prises pour assurerl'assiduité des élèves et les résultats effectifsconstatés, tant au début du premier semestre(décembre 1880) qu'à la fin du même semestre etau commencement du deuxième (avril 1881).

I. — Les maîtres de conférences

Les maîtres de conférences sont au nombre deonze, savoir :

1° Deux maîtres pour les sciencesmathématiques : MM. Lemonnier et Gourzat ; ilsfont chacun deux conférences par semaine, l'unsur le calcul intégral, l'autre sur la mécanique. Lapréparation à la licence es sciencesmathématiques, qui ne comporte pas d'exercicespratiques et de manipulations, se trouve ainsiassurée. Cependant, le jour où l'astronomieviendrait à prendre dans les examens une parteffective, correspondant à celle qu'elle occupe

285

Page 286: Science et philosophie - Gloubik

dans les programmes d'examens, il seraitnécessaire d'instituer une troisième série deconférences, avec exercices pratiquescorrespondants ; mais l'utilité de cet ordred'études n'a pas encore paru assez manifeste dansl'examen de licence pour rendre indispensable unsemblable complément. Actuellement, il y a doncdeux maîtres et quatre conférences par semaine.

2° Six maîtres pour les sciences physiques,savoir : MM. Mouton et Lippmann pour laphysique ; Joly, Salet et Riban pour la chimie ;Jannettaz pour la minéralogie.

Le service est ainsi assuré dans des conditionsexcellentes, quant au mérite et à l'assiduité desmaîtres ; l'empressement des élèves y a répondu,comme je le constaterai plus loin. Mais ce qui afait défaut jusqu'ici, spécialement pour la chimie,ce sont les locaux. Les baraques actuellement enconstruction permettront de combler cette lacune,au moins provisoirement, dès la rentréeprochaine ; les fruits que l'on peut attendre de labonne volonté des maîtres seront ainsi pluscomplètement obtenus.

J'observe aussi que les conférences de MM.Joly et Salet ont été jusqu'ici plus spécialementthéoriques. M. Mouton, continuellement soutenuet dirigé par le professeur, M. Desains, qui suitles travaux avec un zèle extrême, donne jusqu'à

286

Page 287: Science et philosophie - Gloubik

quatre conférences et exercices pratiques parsemaine.

Actuellement, il y a donc pour la licence essciences physiques, six maîtres et quatorzeconférences par semaine : ces chiffres n'ont riend'exagéré, en raison de la grande affluence desélèves.

3° Trois maîtres pour les sciences naturelles :MM. Chatin, Joliet, Velain ; ils sont chargés defaire, les uns, deux conférences, l'autre, troisconférences par semaine sur la zoologie et lagéologie, conférences en partie théoriques, enpartie pratiques. Un maître de conférences,réclamé par la botanique, n'a pu être institué.Cependant, des leçons et exercices, qui nefigurent pas sur le programme officiel, ont étédonnés, sous la direction du professeur, M.Duchartre, par M. Flahaut, tout récemmentchargé d'un cours à la faculté des sciences deMontpellier.

En somme, pour la licence es sciencesnaturelles, il y a trois maîtres de conférence etsept conférences par semaine.

Ainsi, le service des trois licences es sciencesa comporté, pendant le premier semestre 1880-1881, douze professeurs et onze maîtres deconférences, faisant par semaine vingt-quatreleçons et vingt-cinq conférences. On ne parle pas

287

Page 288: Science et philosophie - Gloubik

des excursions botaniques et géologiques, qui ontlieu spécialement dans le second semestre.

Le caractère général de ces divers travaux estle suivant :

Les cours des professeurs sont publics etouverts à tous ; ils sont accompagnés, dans le casdes sciences physiques et naturelles, par desexpériences et démonstrations préparées àt'avance dans les laboratoires ;

Les conférences sont réservées aux élèvesinscrits : elles consistent, d'une part, en leçonsproprement dites et explications orales,accompagnées de démonstrations expérimentalesfaites par les maîtres de conférences ;

D'autre part, en manipulations et exercicespratiques, dirigés à la fois par les professeurs etpar les maîtres de conférences ;

Enfin, en exercices oraux et écrits des élèves,faits sous la direction des maîtres de conférences,spécialement pour les mathématiques.

La préparation à l'agrégation es sciences a étépaiement organisée pendant le cours du premiersemestre.

M. Lemonnier fait tous les jeudis uneconférence pour les mathématiques.

MM. Duter et Joly donnent une conférence dechimie.

288

Page 289: Science et philosophie - Gloubik

Cette préparation consiste spécialement enexercices oraux faits par les candidats, exercicescomplétés, quant à l'instruction générale, par lesconférences de licence.

II. — Des boursiers

L'institution des boursiers est Tune des plusfructueuses créations dues aux pouvoirs publics,au double point de vue de la culture des scienceset du recrutement de renseignement secondaire :elle fonctionne très bien, sous la surveillanceattentive de la faculté. Je me suis assuré que desfeuilles spéciales et nominatives étaient signées àl'entrée de chaque conférence par les boursiers.Leur petit nombre, et la connaissance effectivede leurs personnes par les agents de la faculté,rendent cette surveillance effective. J'ai fait moi-même des appels, afin de vérifier la présence desboursiers aux conférences. Bref, cette institutionest tout à fait sérieuse ; elle mérite les éloges detoute façon.

Cette année, il y a : 14 boursiers pour la licence es sciences

mathématiques ;13 — pour la licence es sciences physiques ;

289

Page 290: Science et philosophie - Gloubik

7 — pour la licence es sciences naturelles.En outre, 3 boursiers d'agrégation pour les

mathématiques ; 1 — pour la physique.Ces boursiers forment on noyau solide et

laborieux pour les conférences ; mais ils nereprésentent que le pins petit nombre desassistants, un grand nombre d'élèves studieuxétant Tenus du dehors se grouper autour desnouveaux enseignements.

III. — Des élèves proprement dits

Voici le chiffre des élèves inscrits au 8décembre 1880, c'est-à-dire au début desconférences du premier semestre ;

Et celui des élèves inscrits au 30 avril 1881,c'est-à-dire au début du second semestre.

J'entends par là le nombre des élèves inscritspour chaque conférence (nombre comportantnécessairement des doubles emplois, puisqu'il y aplusieurs conférences pour chaque licence).

Enfin, je mettrai en regard de ce dernierchiffre le nombre moyen des auditeurs réels desconférences, constaté pendant le premiersemestre, nombre nécessairement inférieur à

290

Page 291: Science et philosophie - Gloubik

celui des inscrits ; la comparaison des deuxchiffres permet de juger de l'assiduité effective.

Voici les chiffres ;des élèves inscrits pourchaque conférence et le nombre moyen desélèves réellement présents :

291

Page 292: Science et philosophie - Gloubik

Le nombre des assistants surpasse, danscertains cas, celui des inscrits pour la licence,parce qu'il comprend, par exception, quelquesélèves non inscrits.

Ces résultats doivent être regardés comme trèssatisfaisants, le nombre des élèves qui suiventréellement les conférences étant voisin dunombre des élèves qui y sont spécialementinscrits. J'ai pu d'ailleurs m'assurer, de visu, quecette assiduité est réelle : les élèves sont sérieuxet attentifs.

Leur travail sera plus fructueux encore,lorsque les baraquements en construction serontterminés et mis à la disposition des professeurs etmaîtres de conférences.

.......................

292

Page 293: Science et philosophie - Gloubik

Tels sont les résultats généraux et particuliersde mon inspection des conférences de la facultédes sciences de Paris. Ils témoignent du zèle desprofesseurs et des maîtres de conférences ; ilsmontrent surtout que les élèves ont répondu àl'appel qui leur avait été fait, avec unempressement prévu par tous ceux qui suivent lemouvement des esprits dans la jeunessefrançaise.

Une nouvelle et vaste pépinière pourl'enseignement secondaire et pour renseignementsupérieur a été ainsi formée. Des ressourcesprécieuses ont été mises à la disposition de ceuxqui veulent concourir aux progrès de la science.

En somme, les nouvelles institutionsrépondent aux espérances qu'elles avaientexcitées et aux sacrifices que les pouvoirspublics ont faits pour les établir. Toutefois, pourque ce zèle se soutienne, pour que les efforts desprofesseurs et des élèves donnent tous leursfruits, il importe que les laboratoires promissoient construits et pourvus dans le plus brefdélai. Autrement nous serions exposés à voir cezèle se ralentir et l'insuffisance des moyensprovoquer le découragement. Mais on connaîtassez le dévouement des pouvoirs publics àl'instruction publique et à la science pour êtrecertain que nos laboratoires ne tarderont pas à

293

Page 294: Science et philosophie - Gloubik

être mis au même niveau que ceux desuniversités étrangères ; niveau que le zèle de nosprofesseurs, de nos maîtres de conférences et denos élèves a déjà su atteindre et parfois surpasserdans l'ordre des études théoriques, malgré l'étatm parfois misérable de notre organisationmatérielle.

294

Page 295: Science et philosophie - Gloubik

Les conférences de la facultédes sciences de Paris en 1882

Mai 1882.L'institution des conférences a fonctionné

régulièrement et avec un grand succès en 1882,grâce au zèle des professeurs et à l'empressementtoujours croissant des élèves. C'est une véritableÉcole normale supérieure libre, qui fait à l'Écolenormale proprement dite une concurrence trèsvive, également profitable aux deux institutions.Elle tend à relever le niveau des études et elleempêche la maison de la rue d'Ulm de s'endormirdans la jouissance d'un privilège dont elle s'estd'ailleurs montrée digne jusqu'à présent. Mais lesdéveloppements incessants donnés à l'instructionpublique, dans tous ses degrés, obligent à élaicirles cadres et excitent entre les étudiants, commeentre les professeurs, une émulation fécondepour la science et pour l'enseignement.

Peut-être môme y aurait-il lieu d'étendre cettefructueuse rivalité au delà des limitesuniversitaires. La création des bourses duMuséum a été un premier pas dans cette voie, et

295

Page 296: Science et philosophie - Gloubik

il serait utile de tracer dès à présent quelqueslignes d'ensemble, afin de permettre à cettecréation de fournir ses fruits complets, en lagénéralisant, en l'étendant à tous lesétablissement d'enseignement supérieur, et endonnant aux professeurs chargés de diriger lesnouveaux boursiers le moyen de participer d'unemanière efficace, non seulement à leurinstruction, mais encore aux examens qu'ilssubissent : je veux parler des examens de licence,lesquels forment le contrôle nécessaire du travaildes élèves et des maîtres. Ceci pourrait êtreaccordé, sans sortir des règlements, à ceux desprofesseurs qui sont pourvus du litre de docteuret qui en feraient la demande. On soulageraitainsi les professeurs de la faculté des sciences, eton trouverait en même temps par là le procédé leplus certain pour prévenir ces directions tropétroites et trop systématiques qui ont été parfois,à tort ou à raison, reprochées à l'enseignement dela Sorbonne.

J'ai également visité les baraquementsconstruits Tannée dernière pour fournir auxmaîtres de conférences les amphithéâtres et leslaboratoires indispensables : expédient fortinsuffisant sans doute et qui ne saurait être quemomentané, mais dont la nécessité s'impose, tantque les grandes constructions, votées en principe

296

Page 297: Science et philosophie - Gloubik

par les Chambres, n'auront pas été exécutées.Leur érection demandera d'ailleurs bien desannées. Elle devra être complétée par lareconstruction du Collège de France et elle nepourra profiter qu'à des générations d'élèvesencore éloignées de nous par leur âge. Enattendant, il faut pourvoir aux nécessitésprésentes, au jour le jour ; c'est à ce point de vueque je me suis placé dans mes visites.

I. — Maîtres de conférences

Les maîtres de conférences sont, comme l'andernier, au nombre de onze, les mêmes pour laplupart.

Peut-être n'est-il pas déplacé de regretter cettepermanence absolue des maîtres de conférences.En principe, la place de maître de conférencesdevrait être transitoire, comme représentant uneétape nécessaire entre la situation d'élève et cellede professeur dans renseignement supérieur. Unjeune homme de mérite, dès qu'il aurait fait suspremières preuves par les travaux originaux quiconduisent au grade de docteur, pourrait devenirmaître de conférences ; et, s'il donnait lesgaranties de travail et de capacité, il serait alors

297

Page 298: Science et philosophie - Gloubik

élevé au titre de professeur de Faculté. C'estprécisément ce qui s'est passé jusqu'ici pour lesmaîtres de conférences de mathématiques, etpeut-être est-il regrettable que la même règle nese soit pas établie pour les autres ordres.

La jeunesse du maître de conférences répondmieux d'ailleurs à celle des élèves ; elle trouveson contrepoids dans la maturité des professeurstitulaires, et elle est éminemment propre àcommuniquer aux jeunes gens l'ardeur et l'élan,le feu sacré, comme on disait autrefois. Aucontraire, l'homme qui vieillit dans une situationsecondaire, quel qu'ait été son mérite à l'origine,perd de plus en plus ces premières qualitésd'initiative et de sympathie.

Toutes les conférences d'ailleurs sont faitesavec un très grand zèle, peut-être même avectrop de zèle, s'il est permis de le dire. Sous cerapport, on pourrait se plaindre de la direction unpeu exclusive donnée aujourd'hui aux examensde la licence es sciences naturelles à la Facultédes sciences de Paris. Les professeurs, entraînéspar une ardeur en principe, ne se sont-ils pasexposés à dépasser le le but ? Ils réclament desaspirants à la licence, — non seulement lesconnaissances générales, indispensables pourleur permettre soit d'enseigner dans les lycées,soit de pousser eux-mêmes la science plus avant,

298

Page 299: Science et philosophie - Gloubik

— mais les connaissances techniques, dont ledétail indéfini relève plutôt des savants spéciaux.Il en résulte que la préparation de cette licenceexige jusqu'à trois années, deux au moins,indépendamment des années consacrées à lalicence es sciences physiques. Un si long stagene fournit cependant aucune garantieexceptionnelle d'intelligence, ou d'aptitude àl'enseignement des sciences naturelles, ou decapacité pour les recherches scientifiques. Maisun tel état de choses écarte et rebute beaucoupdéjeunes gens qui auraient formé d'excellentsprofesseurs de lycée ; il écarte également leslicenciés es sciences physiques, qui auraient puêtre tentés de donner à leurs études une directionmixte, mais qui ne sauraient y consacrer lesquatre ou cinq années rendues obligatoires par lesystème actuellement suivi dans les examens dela licence es sciences naturelles. Nul ne reconnaîtplus que moi la haute importance des sciencesnaturelles dans l'enseignement à tous les degrés,et je crois en avoir donné des preuves parl'insistance que j'ai mise récemment à fairerendre à cet ordre de connaissances la part quileur est due dans les programmes del'enseignement secondaire. Mais il est toujours àcraindre que les professeurs de chaque scienceparticulière, pénétrés de l'importance de leur

299

Page 300: Science et philosophie - Gloubik

spécialité, n'en exagèrent le rôle dans lesexamens.

Si ces prétentions devenaient communes à tousles examinateurs, il en résulterait pour les élèvesdes difficultés excessives et l'obligationd'acquérir une multitude de connaissancesdétaillées, quoique peu utiles au fond pour laculture de l'esprit. Un tel état de choses va contrele but même que les examinateurs se sontproposé ; car il diminue le nombre des aspirantset contrarie les vocations.

Deux remèdes différents pourraient êtreapportés à un semblable excès. L'un d'euxconsisterait à remanier les programmes, en lessimplifiant, et à engager par des circulaires lesprofesseurs à plus de modération. Mais il est àcraindre qu'on ne se heurte ici à des habitudesprises, peut-être même à des préjugés absolus despécialistes. L'autre remède consisterait dans lesystème des équivalences facultatives, systèmeque j'ai déjà eu occasion de développer dans lescommissions du Conseil supérieur del'instruction publique. D'après ce système,l'examen consisterait en deux ordres d'épreuves :les unes générales et soigneusement restreintes ;les autres portant sur une spécialité au choix ducandidat, et où il pourrait faire la preuve deconnaissances approfondies, sans que celles-ci

300

Page 301: Science et philosophie - Gloubik

dussent avoir un caractère encyclopédique.L'admission aux examens de licence desprofesseurs de renseignement supérieur duMuséum et du Collège de France, pourvus dulitre de docteur es sciences, serait aussi unebonne mesure sous ce rapport.

Quoi qu'il en soit, le service des maîtres deconférences se résume ainsi :

Onze maîtres en titre, seize professeurs enréalité, y concourent. Ils donnent vingt-huitconférences par semaine, tant pour les licencesque pour les agrégations. Il y a, en outre, uncertain nombre de manipulations et travauxpratiques pour la physique, la chimie et l'histoirenaturelle.

Je rappellerai que les professeurs titulaires dela Faculté des sciences ont donné, de leur côté,vingt-quatre leçons par semaine ; ces dernièrespubliques et ouvertes à tous, tandis que lesconférences n'admettent que les élèves inscrits.

...........

II. — Bâtiments et locaux

C'est là la grande lacune et la grandeinfériorité de notre organisation actuelle, et il est

301

Page 302: Science et philosophie - Gloubik

à craindre qu'il ne faille bien des années encoreavant que la reconstruction de la nouvelleSorbonne nous permette de meurel'enseignement au niveau réclamé par l'état actueldes sciences, lequel est atteint d'ores et déjà enAllemagne et dans d'autres États de l'Europe. Enattendant, on travaille dans les vieilles maisonsde lame Saint-Jacques, accommodées d'unefaçon telle quelle, et dans les nouveauxbaraquements construits l'an dernier sur lesterrains destinés à la construction définitive :baraquements qui devront disparaître d'iciquelques années. Dans leur état présent, ilsconstituent après tout une grande amélioration etils ont permis de porter un remède, au moinsprovisoire, à nos misères. J'ai visité avec soin cesbaraquements ; ils offrent l'avantage d'être bienéclairés, bien aérés, et de ne pas être étouffésdans ces constructions massives, où lesarchitectes ont trop souvent entassé les pierres detaille comme s'il s'agissait d'élever desforteresses. Gardons-nous surtout de ravir auxlaboratoires et aux salles de collections l'air et lalumière. Évitons, par exemple, ces vastesportiques, destinés en apparence à la circulationdes élèves, qui ne devraient jamais avoir le loisird'y séjourner et d'y perdre leur temps ; portiquesderrière lesquels on rejetait autrefois, au grand

302

Page 303: Science et philosophie - Gloubik

détriment de ces mêmes élèves, les objets et lesinstruments de l'enseignement lui-même, c'est-à-dire le but définitif et réel de leur circulation etde leur présence dans les établissements.Espérons que ces désastreuses pratiques, plusfunestes que partout ailleurs dans une villecomme Paris, où l'espace est si étroitementmesuré, seront évitées dans la nouvelleSorbonne.

Les baraquements destinés aux sciences sontcompris entre la rue Saint-Jacques, la rue desÉcoles et la rue de la Sorbonne. Ils comprennentquatre parties principales, savoir :

1° Salles de mathématiques. Une grande salled'études, avec tables, chaises, bibliothèque delivres courants, pouvant contenir quarante-sixélèves ; salle d'attente du professeur et petitesalle d'entrée.

2° Salle de géologie. Salle d'études et decollection très bien organisée. Soixante-cinqélèves distribués en trois séries viennent ytravailler à tour de rôle. M. Velain, qui dirige cesexercices de conférences, a pris le soin de faireautographier, ou plutôt, d'autographier lui-même,avec le concours d'un garçon de laboratoire, sesconférences : excellent usage, pourvu qu'il nedégénère pas en rédactions systématiques quiabsorberaient tout le temps de M. Velain, l'un de

303

Page 304: Science et philosophie - Gloubik

nos savants les plus distingués. Il a son cabinetde travail personnel à côté, ce qui est trèsprofitable pour les élèves.

L'amphithéâtre lui est commun avec lesmathématiciens, et avec M. Chatin.

3° Salle de botanique, avec tables, chaises,etc. ; elle n'entrera en activité qu'à partir du 16mars. Elle est bien éclairée et bien disposée pourles travaux microscopiques. Le cabinet duprofesseur est à côté.

4° Salle de chimie. Amphithéâtre pour unecentaine d'élèves, avec très petit laboratoireannexe et cabinet. M. Joly y donne desconférences de licence et d'agrégation, avec unsoin exemplaire.

En dehors et à côté, se trouve un laboratoire detravaux pratiques, construit pour les élèves quitravaillent sous la direction de H. Riban. J'y ai vude nombreux élèves, parmi lesquels quelquesjeunes gens d'un véritable avenir scientifique.

M. Troost, professeur, s'est installé récemmentdans une salle basse, donnant rue Saint-Jacques.

M. Debray, professeur, n'a qu'un misérable etvieux cabinet pour la préparation de son cours.Mais on promet de lui construire un laboratoiresur terrains vacants (toujours un baraquement), etla même promesse est faite à M. Friedel,professeur de minéralogie.

304

Page 305: Science et philosophie - Gloubik

Ces savants professeurs, connus dans l'Europeentière, auront alors, sinon des laboratoiresdignes d'eux, du moins des asiles pourpoursuivre leurs recherches, préparer leurs courset former des élèves, en attendant le jour lointaindes constructions définitives, destinées à eux ouà leurs successeurs.

305

Page 306: Science et philosophie - Gloubik

Les conférences de la facultédes sciences de Paris en 1883

mai 1883.Les conférences de la Faculté des sciences ont

été données cette année, comme la précédente,avec un zèle, qui ne se ralentit pas de la part desprofesseurs, et avec une assiduité croissante dejour en jour de la part des élèves. Le nombre deces derniers, déjà considérable, s'est encoreaccru, jusqu'à doubler même dans certainesconférences, telles que celles de physique et dechimie. Les boursiers forment un noyau régulieret obligatoire, autour duquel viennent se grouperdes élèves libres beaucoup plus nombreux,empressés à profiter des leçons des maîtres et desinstruments de travail pratique mis à leurdisposition.

Le nombre des élèves est même devenu sigrand, que les conférences tendent à changer decaractère et à se transformer en leçonsproprement dites. Gomment pourrait-il en êtreautrement, lorsqu'un maître est chargé de dirigerquarante, cinquante et soixante élèves, sinon

306

Page 307: Science et philosophie - Gloubik

davantage : ce qui est le cas de la plupart de nosmaîtres, dans l'état actuel de ce moded'enseignement ? C'est là une circonstancefâcheuse, il faut le dire en passant ; car ellerestreint l'efficacité des conférences, surtoututiles lorsqu'elles s'appliquent à un petit nombredéjeunes gens, sur chacun desquels le maître peutexercer une influence personnelle.

Mais cet inconvénient, né de l'excès du bien enquelque sorte, ne saurait trouver un terme que siles pouvoirs publics, frappés de l'utilité desconférences pour le recrutement del'enseignement secondaire, aussi bien que pour ledéveloppement de la science, se décident àfournir les ressources indispensables. Il faudrait,dès à présent, dédoubler un certain nombre deconférences et augmenter à la fois le personneldirigeant, l'étendue des salles de travauxpratiques, ainsi que les subventions nécessaires àleur entretien.

Au point de vue des bâtiments, je nereviendrai pas sur les renseignements donnésdans mon rapport de Tannée dernière. L'étatmatériel, en effet, n'a guère changé depuis cetteépoque. Nous attendons toujours lareconstruction de l'antique Sorbonne. LesChambres et le Conseil municipal ont accordé lesmillions nécessaires ; un concours a fourni des

307

Page 308: Science et philosophie - Gloubik

plans savants et brillants, surtout au point de vueartistique. Il nous a désigné l'architecte destiné àaccomplir cette grande œuvre : M. Nenot, dont letalent hors ligne saura se prêter sans doute auxconditions multiples et parfois presquecontradictoires que réclame la nouvelleinstallation. Les plans nouveaux sont donc àl'étude, et, si les surfaces convenables sont misesà la disposition de la Faculté, nous pourronsespérer sortir enfin, nous ou nos successeurs, dela trop grande infériorité matérielle où nous avaitmaintenus jusqu'à ce jour l'infériorité de notreoutillage scientifique.

En attendant, nous continuerons pendant biendes années à vivre dans ces baraquements, quiont été un premier soulagement à nos misères, etqui ont permis l'installation des travaux pratiquesdes conférences. Les baraquements que j'aivisités l'an dernier comprenaient : une salle demathématiques, une salle de géologie, une sallede botanique, une salle de chimie, et unlaboratoire de travaux pratiques. L'ameublementde ces diverses salles et laboratoire s'estcomplété. Le laboratoire de M. Riban enparticulier, avec ses nombreux élèves, a étéétendu et doublé, et les nouvelles pièces dont ils'est enrichi renferment le mobilier varié et bienordonné nécessaire aux élèves. La sage direction

308

Page 309: Science et philosophie - Gloubik

du professeur, M. Troost,et du directeur, M.Riban, se fait sentira première vue dans cetteorganisation.

Le laboratoire de M. Debray est dressé, clos etcouvert ; mais il attend encore ses ameublementset ses aménagements intérieurs.

Le laboratoire de M. Friedel, bâti sur unesurface convenable, est moins avancé. Je ne puisque signaler cet état d'imperfection des nouvellesconstructions, ne pouvant les apprécier avant leurcomplet achèvement.

...................

309

Page 310: Science et philosophie - Gloubik

Les boursiers de lenseignement superieur

Novembre 1885.L'institution des boursiers de l'enseignement

supérieur auprès des Facultés des lettres, dessciences et de médecine, a été l'une des créationsles plus démocratiques et les plus fructueusespour l'enseignement public qui aient été faitesdans ces huit dernières années. Elle a profitélargement à l'instruction secondaire, auquel elle aconcouru à fournir les maîtres qui luimanquaient, — plus de trois-mille licenciés àl'origine, — aussi bien qu'à l'enseignement desFacultés. Cependant, comme toute institutionnouvelle, elle présente quelques imperfections ;elle n'a pas encore trouvé exactement lesconditions de son équilibre entre les deux ordresd'enseignement, supérieur et secondaire, et elle adonné lieu à diverses critiques. Peut-être n'est-ilpas inutile de rechercher jusqu'à quel pointéescritiques sont fondées, afin d'en tirer parti pourperfectionner l'institution elle-même. Rappelonsd'abord l'objet de cette fondation et les services

310

Page 311: Science et philosophie - Gloubik

qu'elle rend chaque jour à l’État et aux diversordres d'enseignement, services que l'on estparfois enclin à oublier.

Les bourses d'enseignement supérieur ont pourdestination de fournir aux jeunes gens capablesles moyens de compléter leurs études etd'acquérir les grades de licencié et d'agrégé, ouéquivalents, sans imposer à leur famille ou à eux-mêmes des sacrifices excessifs. C'est en effet unsacrifice considérable que de poursuivre pendantplusieurs années, sans salaire ni profit d'aucungenre, des études scientifiques ou littéraires.Cependant l’État a intérêt à ce que ces étudessoient cultivées, tant pour le bénéfice commun dela société que pour le recrutement spécial de sesservices.

Au point de vue général des études,l'institution des boursiers fournit aux Facultésdes lettres et des sciences des élèves, désignéspar un concours public et préalable. Ces élèveschoisis, astreints à l'assiduité et soumis à unecertaine discipline, forment autour desprofesseurs et des maîtres de conférence uneélite, un noyau exceptionnel qui entraîne lesautres, c'est-à-dire les élèves des Facultés dedroit et les élèves volontaires, dont H. Lavisseparlait naguère en termes excellents ; ils lesexcitent au travail, en même temps qu'ils

311

Page 312: Science et philosophie - Gloubik

soutiennent les maîtres par le témoignageincessant des effets utiles de leur enseignement.Aussi nos Facultés, jusque-là languissantesparfois, ont-elles reçu de rétablissement desbourses de licence une impulsion considérable.Diminuer aujourd'hui le nombre des boursiers, ceserait.amoindrir les Facultés et leur porter ungrave préjudice. Tel est le rôle des boursiers dansnotre enseignement supérieur, il n'est pasmoindre dans l'enseignement secondaire.

En effet, les études des boursiers ont unesanction : ils doivent se présenter aux examens etils prennent l'engagement de concourir auxservices publics de renseignement secondaire.C'est là un droit légitime que l'État exerce, enretour des avantages qu'il assure à ces jeunesgens. Mais peut-être l'exercice de ce droit a-t-ilété l'origine secrète de quelques-unes desattaques dirigées contre la nouvelle institution etdes tentatives faites pour la restreindre. Il existedéjà une grande école, l'École normalesupérieure, entretenue par l'État, pour lerecrutement des professeurs de renseignementsecondaire. L'instruction qui y est donnée estexcellente, les élèves sont laborieux et capables,digne de tout l'intérêt des pouvoirs publics.Cependant^ depuis les développements donnés àl'instruction publique par la République, l'École

312

Page 313: Science et philosophie - Gloubik

normale est devenue insuffisante, non certes parl'affaiblisse ment des études, qui y sont aussiélevées que jamais mais par le nombre de sesélèves. De là la nécessité de former des élèves endehors de l'École normale. La chose a étéd'autant plus facile que cette École ne possèdeaucun monopole comparable à celui de l'Écolepolytechnique. Elle a seulement le privilège d'unsystème régulier de conférences et d'exercicesintérieurs. Mais les grades mêmes qui mènent auprofessorat, tels que celui d'agrégé, sont donnéspar un concours public, ouvert à tous.

L'institution des boursiers a eu en partie pourobjet de pourvoir à l'insuffisance numérique desélèves de l'École normale ; mais, en mêmetemps, elle leur a créé une concurrence. Elle apermis, en effet, à un certain nombre de jeunesgens une préparation libre aux examens,constituant un système très libéral et qui rappelleà certains égards les Écoles centrales de lapremière République. Il y a même cedéveloppement nouveau, que les boursiers sontinstitués en province, aussi bien qu'à Paris, etconcourent ainsi à la prospérité de nos Facultésdépartementales. Cette concurrence, cettepréparation libre, sont éminemment utiles etfructueuses pour le bien de renseignement.

313

Page 314: Science et philosophie - Gloubik

Mais abordons la question la plus délicate quesoulève cette concurrence. Le nombre desboursiers n'est-il pas trop considérable, et l'Étatpeut-il les employer tous ? Observons d'abordque l'État, en leur assurant certains privilègespour leur éducation, leur constitue un avantagedurable et dont ils profiteraient, même si aucunesituation officielle ne leur était donnée. A cetégard, ces jeunes gens, rompus à l'habitude dutravail et susceptibles de se rendre utiles de millemanières en tirant parti de leurs connaissancesacquises, ne concourent pas plus à grossir lenombre des déclassés que ne peuvent le faireceux des élèves de l'École normale quiabandonnent les services de l'État pour entrerdans d'autres carrières. Les uns et les autrespeuvent servir la France par des voiesdifférentes.

L'argument des déclassés est celui que l'onemployait naguère sous l'Empire pour s'opposerau développement des études, dans l'ordreprimaire aussi bien que dans l'ordre supérieur.C'est celui que l'on met encore en avant dans plusd'un pays despotique pour combattre les progrèsde l'instruction publique. Cessons de l'employer :il n'est pas de bon aloi dans une nationdémocratique.

314

Page 315: Science et philosophie - Gloubik

On a dit aussi : « Mais pourquoi l'État oblige-t-il les boursiers à se lier envers lui parl'engagement décennal, sans savoir s'il pourraplus tard les employer tous ? Ne vaudrait-il pasmieux qu'il leur donnât gratuitement ses services,sans s'assujettir de son côté à aucunepromesse ? » La réponse est facile. Je ne sais sides jeunes gens, exempts de toute obligation,suivraient leurs études avec la même énergie.Mais, en tout cas, l'engagement décennal estcorrélatif de l'exemption du service militaire,dans notre législation présente. Supprimez l'un,l'autre tombe, et les boursiers disparaissent : lesennemis de l'institution, s'il y en a, atteindraientainsi leur but par une voie détournée. Il seraitétrange d'ailleurs que les bénéficiaires d'undouble privilège, bourse et exemption du servicemilitaire, prétendissent s'en prévaloir pour sedéclarer mécontents. L'État échange un servicepublic contre un autre ; mais il est certain que parlà même les administrateurs de l'instructionpublique se trouvent tenus d'employer ces jeunesgens, soit comme professeurs, soit commerépétiteurs.

Les boursiers trouvent un premier ordred'emplois publics dans les concoursd'agrégation : l'État fixe d'ailleurs chaque annéele nombre des agrégés dont il a besoin pour ses

315

Page 316: Science et philosophie - Gloubik

lycées. Il ne saurait y avoir pléthore à cet égard.quant aux boursiers qui obtiennent le grade delicencié, la plupart doivent trouver un emploidans les collèges communaux. y a quelquesannées, rappelons-le, il y manquait trois millelicenciés, nécessaires pour remplir les emplois deprofesseurs. Or, à peine quelques centaines deboursiers ont-ils été pourvus, qu'un phénomènesingulier s'est produit : on cessa de leur donnerun emploi dans les collèges. Les maîtres de ceux-ci, pourvus jusque-là d'une délégation provisoire,en raison de l'insuffisance de leurs grades,avaient reçu subitement l'investiture d'un titredéfinitif.

Heureusement, le recrutement des professeurslicenciés, arrêté ainsi momentanément, a reprisdepuis, et rien ne prouve qu'il ne suffise pas àabsorber tous nos boursiers, quand ce serviceaura pris une règle définitive. S'il en restequelques-uns, il est facile d'ailleurs de leurdonner un emploi fructueux pour l'enseignementsecondaire. Pourquoi ne pas utiliser les pluscapables comme professeurs surnuméraires etdédoubler avec leur concours les classes tropnombreuses de nos grands lycées. Sans créerpour cet objet des chaires trop onéreuses aubudget, telles que celles de professeurs définitifs,pourquoi encore ne pas établir dans nos

316

Page 317: Science et philosophie - Gloubik

principaux lycées de vrais et sérieux maîtresrépétiteurs des classes supérieures, rhétorique,philosophie, mathématiques : maîtres chargésnon plus de surveiller seulement les élèves, maisde les aider efficacement dans leurs exercices ;chargés, en un mot, de jouer vis-à-vis d'eux lerôle de frères aînés, qui les dirigent dans leursétudes et leur apportent le concours de cetteinstruction supérieure, puisée pendant leur séjourdans les Facultés ? Au bout opposé de l'échelledes études, on a déjà introduit des instituteursprimaires, et des femmes pourvues de diplômes,non sans un extrême profit pour l'éducationintellectuelle et morale des petits enfants quifréquentent les classes inférieures des lycées.Pourquoi ne pas faire une chose équivalente pourles classes supérieures ? Ce devoir n'aurait riend'humiliant ni de pénible pour les boursiersparvenus au grade de licenciés. Ils ne sauraientd'ailleurs s'y refuser : c'est le prix du doubleservice qui leur a été rendu.

On dit que des essais ont déjà été faits danscette voie : ce serait la solution tant cherchée duproblème des maîtres d'études.

Si l'on veut bien continuer à chercher danscette direction, avec la ferme volonté d'arriver àun résultat, les nombreux lycées de Franceoffriront tous les débouchés nécessaires, avec

317

Page 318: Science et philosophie - Gloubik

grand profit pour leurs élèves, et l'on résoudra enmême temps les quelques difficultés que peutoffrir le nombre des boursiers d'enseignementsupérieur.

En tout cas, ne demandons jamais auxpouvoirs publics de restreindre ou de mutiler lesinstitutions dues à leur libéralité, faute de savoirles perfectionner et en tirer le parti le plus utilepour la culture nationale.

318

Page 319: Science et philosophie - Gloubik

Les ecoles primaires deMorcenx (Landes)

septembre 1872.Parmi les établissements visités par les

membres de l’Association française pourl’avancement des sciences, dans sa session tenueà Bordeaux, aucun peut-être n'est plus intéressantque celui des écoles primaires de Morcenx,fondées et soutenues par la compagnie deschemins de fer du Midi. Ces écoles datent dedouze ans. Établies dans un pays presque désertet au milieu des Landes, elles s'adressaient à despopulations clairsemées, ignorantes etmisérables, demeurées à peu près étrangères àtoute culture, et que l'immensité des distances àparcourir semblait devoir priver de touteéducation régulière.

Non seulement ces difficultés ont été vaincues,à force de bonne volonté, et, il faut le dire, desacrifices matériels, à tel point que les troislignes ferrées qui concourent à Morcenxamènent, chaque jour, aux écoles plus de deuxcents enfants des deux sexes, recueillis dans

319

Page 320: Science et philosophie - Gloubik

toutes les directions, et transportés, à titre gratuit,depuis des distances qui s'élèvent jusqu'àcinquante kilomètres ; mais ce qu'il y a de plusremarquable sans contredit, c'est l'organisationintérieure de ces écoles, organisation due engrande partie à M. Surell, ancien ingénieur enchef de la compagnie. Elle en a fait un typevéritable d'écoles primaires, à la fois pratique,facile à installer partout à peu de frais, et quiréalise en même temps tous lesperfectionnements les plus récents et les plusréputés des écoles primaires modernes de laSuisse, des États-Unis et de la Suède. Voici ceque nous avons vu et ce dont nous avons constatél'utilité effective, soit de visu y soit par desinterrogations.

En arrivant sur la pelouse devant l'école, desappareils gymnastiques : trapèzes, cordes ànœuds, anneaux, etc., simples et appropriés àl'âge des enfants, qui nous ont démontré aussitôtl'utilité de ces appareils par leurs exercices. Lagymnastique était, dans l'antiquité, une desgrandes occupations des hommes de tout âge.Disparue an moyen âge, au moins dans lesclasses populaires, sa pi^tique est redevenueclassique en Angleterre, en Suisse, enAllemagne : rien n'est plus efficace commehygiène de l'individu et de la race ; rien n'est plus

320

Page 321: Science et philosophie - Gloubik

nécessaire comme enseignement militaire. Lebeau gymnase de M. Bertini, à Bordeaux, nousavait montré les appareils les plus perfectionnés,appliqués à l'éducation des adultes. Le modestegymnase des écoles de Morcenx offre le type dece qui peut et doit être fait sans retard, danstoutes les écoles primaires de France :l'amélioration physique de la race est un intérêtsocial de premier ordre.

A côté du gymnase et comme suite etcomplément de l'éducation physique, l'écolemilitaire, les enfants les plus âgés manœuvrantau pas, par peloton, etc., avec des fusilsschématiques ; j'entends par là des bâtons àapparence de fusil, très convenables pour cegenre d'exercice, qui s'est accompli sous nosyeux avec l'entrain que la jeunesse met dans sesamusements. C'est encore là un exercice nonmoins utile au moral qu'au physique, et qu'il fautintroduire dans les écoles primaires.

L'éducation du corps, l'éducation de l'espritdoivent marcher de concert. Nous entrâmesaussitôt dans le modeste bâtiment consacré àl'esprit. C'est un ancien atelier de dépôt dumatériel, construit en planches et transformé enécole. Il n'en faut pas davantage. Je ne décriraipas les grandes salles, destinées soit aux garçons,soit aux filles de divers âges, soit à l'asile des

321

Page 322: Science et philosophie - Gloubik

petits enfants. Ce sont là des dispositionscommunes à toute école primaire. Je ne décriraipas non plus les instruments d'étude relatifs à lalecture, à l'écriture, au calcul, au dessin, auxtravaux d'aiguille, à la géographie et à l'histoireélémentaire, etc. Ces instruments sont connus detoute personne qui a inspecté ou simplementvisité les écoles primaires de Paris et des villes,et je me plais à croire que leur introduction danstoute école primaire, même du plus humblehameau, est accomplie ou va l'être.

Mais ce qui distingue les écoles primaires deMorcenx de nos écoles primaires réputées lesplus perfectionnées, de celles de Paris, parexemple, ce sont les collections d'objets destinésà l'enseignement réel des éléments des sciences,soit en général, soit dans leurs applicationsspéciales aux produits du pays.

Sur une table figurent les matières premières :résine, essence, huiles de résine, colophane, etc.,produites par les pins des Landes. Puis lesminerais de fer et les combustibles. Auprès sontles modèles réduits du matériel des chemins defer. Un peu plus loin, les matières premières del'industrie, au moins les plus importantes : coton,toile, papier, tissus, métaux, substancescolorantes. Le maître montre ces matières etindique à la fois leur usage et sur la carte leur

322

Page 323: Science et philosophie - Gloubik

lieu de provenance. Plus loin encore, lesappareils les plus élémentaires de la physique :une machine électrique et une petite pile, que l'onexplique en montrant aux élèves les filstélégraphiques de la voie placés toujours sousleurs yeux. De même quelques appareils dechimie, un alambic, tel que ceux dans lesquels ondistille l'essence de térébenthine. Ces appareilsservent de point de départ aux notions les plusindispensables sur la composition de l'eau et del'air, sur la nature du feu, sur les eaux potables,sur les sources minérales si abondantes dans levoisinage, par exemple aux Pyrénées, et déjà àDax, dont les thermes fournissent un modèleaccompli des ressources de l'hydrothérapie.

Ces notions, ces appareils, tous simples, peucoûteux, sont complétés par des études d'histoirenaturelle et par un petit jardin botanique.

Voilà ce que l'on voit à Morcenx, et nousavons vérifié par des interrogations que ce n'estpas là un vain étalage ; mais que les enfantsapprennent et retiennent ces choses, dans la justemesure qui convient à leur âge.

323

Page 324: Science et philosophie - Gloubik

L'université de Genève

I

C'est un devoir pour nous autres Français,jadis accusés d'infatuation et d'ignorance àl'égard des autres peuples, c'est un devoir de nousenquérir sans relâche de ce qui se passe autour denous, afin de comparer, de réformer et deperfectionner sans cesse nos propres institutions.A ce titre, peut-être est-il utile de mettre sous lesyeux des lecteurs de ce livre quelques notesrecueillies sur l'université de Genève, grâce àl'obligeance du recteur actuel, M. Soret, l'un desphysiciens les plus distingués de notre époque.

Genève, placée entre la France et l'Italie, auxdébouchés de la Suisse allemande, tire de saposition un caractère mixte et un intérêtparticulier : cet intérêt s'accroît, si l'on réfléchitaux raisons historiques qui ont fait de Genève undes foyers de la Réforme au XVIe siècle, et qui yont développé au XIXe cet esprit semi-anglais,

324

Page 325: Science et philosophie - Gloubik

remarqué par tous les observateurs. Genève etses soixante mille habitants feraient en Franceune ville de second ordre, telle que Caen ouMontpellier. En Suisse, avec son autonomie etses traditions libérales et républicaines, c'est l'undes nœuds, l'un des points d'assemblage de lacivilisation européenne.

Partagée entre l'influence française etl'influence allemande, comme la Suisse toutentière, Genève concourt pour sa part à maintenircertains liens intellectuels entre deux grandesnations, sœurs ennemies, si tristement séparéesaujourd'hui par la folie des gouvernementscésariens de la France, et par l'âpre etimprévoyante ambition des chefs féodaux del'empire germanique.

Genève est d'ailleurs engagée dans uneévolution intérieure, qui n'est pas sans rappeler lanôtre, sous le double point de vue politique etreligieux ; elle a été, cette année même (1880), lethéâtre d'une tentative pour séparercomplètement l'Église de l'État, et les problèmesqui nous préoccupent sous le rapport del'instruction publique y ont été abordés àplusieurs reprises dans ces derniers temps.

La loi du 19 octobre 1872 a résolu à Genèveplus d'une question encore pendante chez nous :conçue dans un esprit éminemment laïque et

325

Page 326: Science et philosophie - Gloubik

rationnel, elle a rencontré les facilités quecomporte une organisation démocratiqueancienne et affermie, ainsi qu'un milieu d'actionétroitement limité : nous avons là plus d'unenseignement à recueillir, plus d'une tentativeoriginale à méditer, plus d'une leçon dont ilconvient de faire notre profit.

Mais je ne veux m'occuper ni des écolesprimaires, ni des écoles secondaires de Genève,malgré l'intérêt que présente leur comparaisonavec celles de la France ; je reviendrai peut-êtresur l'école secondaire et supérieure des jeunesfilles, type capital à connaître pour les écoles demême ordre que nous nous proposons d'instituer.

Aujourd'hui, je me bornerai à l'université deGenève, en insistant surtout sur la faculté dessciences, que j'ai examinée avec plus de détail etde compétence. Les Genevois parlent avec unecomplaisance patriotique de ces institutions, pourlesquelles ils se sont imposé de grands sacrificeset dont ils sont fiers ajuste titre. Voici lesremarques les plus essentielles qu'il m'a étédonné de faire, dans une visite rapide, sur lescadres, les hommes, l'installation matérielle ;j'insisterai sur les innovations et combinaisonscurieuses qui distinguent le système de cetteuniversité de celui des universités allemandes etdes facultés françaises : il est intéressant de

326

Page 327: Science et philosophie - Gloubik

connaître, afin d'en profiter, les essais nouveauxet les expériences tentées pour sortir des moulestraditionnels.

II

On sait que les quatre facultés proverbiales dumoyen âge se sont résolues en cinq facultés dansles universités modernes, par suite dudédoublement de la faculté des arts en faculté deslettres et faculté des sciences ; les facultés dethéologie, de droit et de médecine ayant conservéleur unité propre. L'université de Genève,constituée sous ce nom en 1873, à la place del'ancienne Académie, ne s'écarte pas de la règlecommune : tout au plus a-t-elle retenu cette tracedes vieux systèmes, que l'on retrouve en touteschoses, dans le diplôme de maître es arts, conféréaux jeunes gens qui ont obtenu le double titre debachelier es lettres et bachelier es sciences.

Chacune des facultés est présidée par undoyen ; l'ensemble, par un recteur, nommé pourdeux ans par les professeurs et non rééligible.Ainsi, M. Soret a succédé, cette année, à M.Marc-Monnier, dont le nom n'est pas ignoré desamateurs de littérature. C'est là une rotation qu'il

327

Page 328: Science et philosophie - Gloubik

conviendrait peut-être d'adopter en France pourles directeurs de nos grands établissementsscientifiques ; le système des présidencesindéfinies, qui prévaut chez nous, n'est pas sansinconvénient.

Rappelons que le titre de recteur a conservédans l'université de Genève son senstraditionnel : il ne doit pas être assimilé à notrerecteur d'académie, fonctionnaire d'ordreadministratif, et dont les pouvoirs plus étendusembrassent à la fois l'instruction supérieure,l'instruction secondaire et l'instruction primaire.Dans cet ordre, comme dans bien d'autres choses,les noms primitifs se sont conservés, malgré deschangements profonds dans leur signification. Lerouage administratif, que nous désignons sous lenom de recteur, n'est pas d'ailleurs nécessairedans un milieu aussi restreint que celui du cantonde Genève : ses attributions y seraient les mêmesque celle du ministre de l'instruction publique.Elles sont remplies par le conseiller d'État,présidant le département de l'instructionpublique, M. Carteret, homme remarquable,auquel on doit un grand nombre des réformeseffectuées dans ce département, et dont le rôle etl'influence politique sont trop connus pour qu'ilconvienne d'y insister.

328

Page 329: Science et philosophie - Gloubik

Vers l'époque où l'université de Genève seconstituait, des circonstances inattendues vinrentlui fournir les ressources considérables,nécessaires à son installation matérielle : grâce àces ressources, on a pu construire des bâtimentset des laboratoires magnifiques, sur une échelleque les finances de la ville de Genève auraient pudifficilement atteindre.

Les donations et fondations privées ne sontpas rares dans les États démocratiques ; les États-Unis en offrent de nombreux exemples. EnSuisse même, l'initiative d'un professeur dephysique amoureux du bien public, M.Hagenbach, a déterminé à Bâle la création duBernouillianum, institut de physique et dechimie, établi par les ressources d'une associationparticulière. Mais les millions qui ont servi àélever les laboratoires et les amphithéâtres deGenève ont une source moins rationnelle.

C'est ici l'un des exemples les plus curieux durôle que les accidents jouent dans l'histoirehumaine. Le duc de Brunswick, vieux princeféodal, dont nous avons pu entrevoir à Paris lesridicules, s'étant résolu à déshériter sescompatriotes, a légué son immense fortune (prèsde vingt millions) à la République de Genève. Levoyageur surpris peut contempler sur le quai duMont-Blanc un monument bizarre, construit à

329

Page 330: Science et philosophie - Gloubik

grands frais d'après les plans posthumes du nobleduc, et dont l'exécution a dû paraître une lourdecharge esthétique aux hommes de goût quiabondent à Genève. Ils ont pu, du moins,disposer du reste des millions pour desmonuments d'utilité publique, conçus dans unmeilleur style, et élevés sur de vastesemplacements demeurés libres au pied desanciens remparts.

Au-dessous de la rue de la Treille, là où j'avaisconnu autrefois des fondrières et des masures,s'élèvent maintenant un vaste théâtre, réductionde l'Opéra de Garnier, un élégant Conservatoirede musique et divers édifices d'utilité publique,dont le principal est l'université, située entredeux jardins. Un peu au delà, on aperçoit lelaboratoire de chimie, avec sa haute cheminée debriques. De longues lignes de maisons neuves encalcaire gris, d'un style sobre et sévère, ont étéconstruites et se multiplient chaque jour dans cequartier jadis perdu. La faculté de médecine,avec ses instituts anatomique et physiologique,est encore plus loin, au bord de l'Arve. Enfinl'observatoire d'astronomie, à l'autre extrémité dela ville, domine une colline au-dessus de Saint-Pierre.

Tout cet ensemble date d'hier ; il n'y a quedeux ans que l'université s'y est installée.

330

Page 331: Science et philosophie - Gloubik

Dirigeons-nous vers ces bâtiments, etrésumons-en l'économie générale.

III

Un escalier monumental conduit au principalcorps de bâtiments, situé entre deux larges ailes.Celles-ci renferment le Muséum d'histoirenaturelle, la Bibliothèque de la Ville et diversannexes. Dans le corps principal, on trouve lesamphithéâtres spéciaux de mathématiques, dephysique, de théologie, de droit ; ainsi quel'Aula, grand salle de leçons publiques,analogues à nos conférences de la Sorbonne ;enfin, les laboratoires.

Ceux-ci ont un développement inégal,correspondant à l'importance des sujets et desprofesseurs. Ainsi M. Vogt, professeur dezoologie, occupe huit salles, près de la moitiéd'un étage ; le laboratoire d'embryogénie de M.Fol se distribue entre cinq salles, etc. Ces salles,construites d'une façon simple et uniforme, dansde belles dimensions, se prêtent fort bien auxappropriations spéciales : Aquarium, élevage depetits animaux pour les expériences ;chambrettes photographiques ; tables disposées

331

Page 332: Science et philosophie - Gloubik

pour les microscopes, etc., etc. Un moteur à eaupermet d'actionner une lampe électrique, destinéeaux projections. La physique n'est pas moinsbien traitée : chaque professeur y dispose decollections et d'instruments, complétés par lesressources privées de la Société de constructiondes instruments de physique de Plain-Palais. J'airemarqué dans les amphithéâtres un arrangementqu'il serait fort utile d'introduire chez nous :devant les bancs destinés aux étudiants setrouvent des tables, sur lesquelles on peutprendre des notes.

Le second étage est réservé aux cours de lafaculté des lettres et à ceux du gymnase, dont laconnexion avec l'université se trouve ainsiétablie jusque dans les dispositions matérielles.

Le laboratoire de chimie est, je l'ai déjà dit,séparé du reste de l'université, et installé dans unvaste édifice, construit à part, suivant les artificesles plus récents des laboratoires allemands. Unemachine à vapeur de vingt-cinq chevaux en estl'organe fondamental ; elle y distribue la chaleur,sous forme d'eau chaude et de vapeur d'eau, et laventilation, destinée à aspirer les gaz délétères etles produits de combustion. Elle actionne enoutre une machine Gramme, qui fournit lalumière électrique.

332

Page 333: Science et philosophie - Gloubik

Quarante-six élèves, répartis autour de tablesmunies d'armoires, au milieu de grandes salles,trouvent chacun à sa disposition, l'eau, le gaz, lesétuves, les pompes à vide et les réactifs. A côtéde chaque table, entre deux fenêtres, est unepetite chapelle, ou appareil d'aspiration ; au bout,une cuvette de lavage. Chaque élève estresponsable de son matériel.

Ce système, imité de l'Allemagne, envisage lelaboratoire comme une sorte de vaste usine, oul'on se propose de produire des chimistes exercésà l'analyse. Je doute cependant qu'il soit aussifavorable à l'instruction complète des élèves quenos vieux laboratoires français, avec leurspaillasses et leurs hottes, destinées aux grandespréparations de la chimie minérale. Certes, laforme en est aujourd'hui arriérée, la surfacemisérablement restreinte, les aménagementsinsuffisants. Mais, par contre, la pratique un peubrutale de la chimie minérale ne doit plus guèreêtre enseignée avec détail dans ces laboratoiresnouveaux, propres et clos comme unappartement, et où la place nécessaire auxgrandes préparations fait défaut. Ce n'est pas làleur seul inconvénient. Le professeur, absorbépar les soucis de l'administration d'une si grossemachine, doit avoir moins de loisirs pour faireavancer la science par ses travaux personnels et

333

Page 334: Science et philosophie - Gloubik

ceux de ses élèves les plus intimes. Enfin, jecrains que la dépense n'y soit considérable.Aujourd'hui, l'État genevois fournit aulaboratoire le gaz, l'eau, le combustible ; il payele mécanicien et les aides, et donne en outre 10000 francs par an pour achats d'appareils et deproduits. Le total des dépenses n'a pu m'être fixé,à cause de la date récente de l'installation. C'estune expérience qu'il nous convient de suivre, afinde nous en approprier, s'il se peut, les avantagesen évitant les inconvénients, dans les laboratoiresagrandis que nous reconstruisons chaque jour.

Quelques mots enfin sur les bâtiments de lafaculté de médecine. J'y ai visité les instituts dephysiologie et d'anatomie, disposés parallèlementau bâtiment principal.

La physiologie est enseignée par M. Schiff,savant expérimentateur, dont nous connaissonsbien à Paris la tète intelligente. Je l'ai retrouvé aumilieu de ses appareils et de ses opérations, plusactif et plus vivant que jamais. Il a une fort belleinstallation, avec des salles spéciales pourchaque groupe d'appareils, et des cages saines,bien ventilées, bien lavées et bien disposées,pour les animaux.

Les salles de dissection et le muséepathologique m'ont été montrés par M.Laskowski, professeur d'anatomie, homme

334

Page 335: Science et philosophie - Gloubik

distingué, sorti de l'École de Paris, et qui aréalisé des progrès remarquables dans lapréparation des pièces anatomiques par l'emploide la glycérine phéniquée. L'odeur fade,écœurante et malsaine des salles de dissection adisparu. Les pièces anatomiques gardent, mêmeaprès plusieurs années, leurs formes, leur aspect,leurs dimensions, leurs rapports, leur souplesse,h un degré extraordinaire. Il y a là un progrèsintéressant, et que je ne doute pas de voir serépandre bientôt dans toutes les écoles demédecine.

Mais je ne puis m'étendre ici, comme je levoudrais, sur le détail des dispositions dontl'université de Genève nous présente les types lesplus modernes. Voilà un matériel neuf, et trèsbien adapté. Les élèves et les ressourcesfinancières annuelles ne sauraient faire défaut ;ils permettront aux hommes de mérite quicomposent l'université d'en tirer tout le particonvenable pour le profit de la science etl'enseignement des jeunes générations.

335

Page 336: Science et philosophie - Gloubik

IV

Nous avons parlé jusqu'ici des bâtiments et deslaboratoires : il convient maintenant de signalerles cadres généraux de l'enseignement, enpassant en revue les cinq facultés qui forment lecorps universitaire.

La faculté de théologie (Ab Jove principium),faculté protestante bien entendu, semble peuflorissante. Pour cinq professeurs donnant huitcours, elle comptait seulement, dans le semestre1879-1880, quinze élèves, dont treize étrangers,deux Suisses et aucun Genevois. Il doit y avoir làquelque circonstance locale, analogue à cellesqui font le vide autour de nos facultés françaisesde théologie catholique ; car le protestantisme àGenève est vivace et ardent : j'ai lu une affichedu consistoire, apposée dans les rues, quicélébrait le vote récent par lequel la séparationentre l'Église et l'État a été repoussée, dans destermes exaltés et dignes des vieux calvinistes duXVIe siècle.

La faculté des sciences fournit renseignementpar treize professeurs, savoir : troismathématiciens, cinq naturalistes, cinqphysiciens et chimistes, ils donnent dix-huitcours et quatre séries d'exercices pratiques. En

336

Page 337: Science et philosophie - Gloubik

outre, il y a trois cours libres. Cent six élèves,dont trente- neuf Genevois, vingt-six Suisses etquarante et un étrangers ont suivi cette faculté en1879-1880 ; mais elle ne comptait que quaranteétudiants proprement dits.

Elle est en pleine activité et munie delaboratoires, collections et instruments de travail,dans les conditions les plus modernes. Elletrouve d'ailleurs une grande aide dans le muséed'histoire naturelle, institution municipale, etdans une fondation privée, demi-scientifique,demi-industrielle, la Société de construction desinstruments de physique de Plain-Palais, sociétédirigée par plusieurs des professeurs de lafaculté ; ses ateliers ont été le théâtre descélèbres expériences de M. Raoul Pictet sur laliquéfaction de l'oxygène.

La liste des professeurs de la faculté dessciences présente des noms bien connus enEurope : la physique y est enseignée par MM.Wartmann, Soret et R. Pictet. Nous avons vu àParis ce dernier savant, homme singulier, pleinde jeunesse, d'ardeur et d'initiative, inventeurpartagé entre la théorie pure, qu'il entend à safaçon, et les applications industrielles ; c'est unmélange de Français et d'Américain, qui n'a pasencore dit son dernier mot.

337

Page 338: Science et philosophie - Gloubik

M. Soret, ancien élève de M. Regnault, est unesprit plus tempéré : il poursuit depuis plusieursannées, sur les liquides, des recherchesspectroscopiques qui lui ont permis de pénétrerfort avant dans l'étude de ce groupe de métauxrares, voisins de l'alumine, et multipliés chaquejour comme les planètes télescopiques. Cesrecherches semblent susceptibles d'ailleursd'applications plus générales : elles montrentqu'aucun liquide n'est absolument incolore, c'est-à-dire susceptible de transmettre uniformémenttoute espèce de lumière. Les données numériquesqui caractérisent l'absorption inégale des diverseslumières conduiront peut-être prochainement àune méthode d'analyse chimique universelle.

Deux professeurs enseignent la chimie : M. D.Monnier, travailleur modeste et assidu, et M.Graebe, savant renommé par la découverte del'alizarine artificielle ; séparé des Allemands, sescompatriotes, pour des raisons que je ne connaispas, les Genevois Tout appelé parmi eux ; c'estl'une des illustrations de leur université.

Je citerai encore M. Ch. Vogt, le naturalistesympathique et original, dont nous avons serré lamain plus d'une fois à Paris et dans nos congrèsscientifiques : ses laboratoires et sonenseignement occupent dans la faculté des

338

Page 339: Science et philosophie - Gloubik

sciences une place proportionnée à sa grandenotoriété.

Relevons l'un des traits qui distinguentl'université de Genève (aussi bien que lesuniversités allemandes) du système de nosfacultés françaises. Tandis qu'en France lestraitements sont uniformes à Paris, et variablespar classes peu écartées en province, lestraitements des professeurs genevois sontcompris entre les limites les plus étendues :depuis 1 200 francs, je crois, jusqu'à12 000 francs. On y tient compte à la fois dumérite et de la situation de fortune personnelle :c'est un compromis entre le système général del'enseignement supérieur en Europe et son modeancien à Genève.

En effet, autrefois, dans l'Académie deGenève, le professorat était regardé comme unhonneur, très recherché des fils de famille et deshommes les plus riches, et dès lors à peinerémunéré. Il était tenu par une sorte d'aristocratieintellectuelle, qui s'est perpétuée pendant trois ouquatre générations : les de la Rive, les deCandolle, les de Saussure, les de Marignac, lesMarcet, les Pictet se transmettaient les chaires etla tradition scientifique. Cet état de chosesexceptionnel, et qui donnait naguère à la sciencegenevoise un cachet tout spécial, tend à

339

Page 340: Science et philosophie - Gloubik

disparaître, en même temps que l'influencepolitique de l'aristocratie à la fois financière etintellectuelle qui a dominé si longtemps la cité.Gomme il est arrivé souvent dans l'histoire dumonde, le zèle des familles riches pour leschoses de l'esprit est tombé en même temps queleurs privilèges. Si leurs représentants ne sontpas étrangers et même hostiles à l'intelligence etau progrès, et tels que la plupart des membresdes aristocraties de race et d'argent, si fortementimprégnées d'esprit clérical et rétrograde enFrance ; cependant on doit constater, non sansquelque regret, que les descendants des vieillesfamilles genevoises comptent aujourd'hui parmieux bien des amateurs, occupés surtout de leursamusements privés et de leurs plaisirs discrets.La plupart sont devenus indifférents à cettescience, dont ils ont perdu le monopole. Il ne fautcependant pas aller trop loin dans ces reproches :il est incontestable que les facultés enregistrentdans leur sein plus d'un représentant des anciensnoms ; mais il n'en est pas moins vrai qu'elles sesont ouvertes à tous, et qu'elles ont pris uneforme générale et administrative ! semblable àcelle des pays voisins.

Poursuivons la revue des facultés del'université de Genève.

340

Page 341: Science et philosophie - Gloubik

La faculté des lettres possède onzeprofesseurs, donnant vingt-huit cours, plus sixcours libres, d'après les programmes que j'aientre les mains. Elle a été fréquentée en 1880 pardeux-cent-huit élèves, parmi lesquels vingt-huitétudiants proprement dits ; les cent quatre-vingtsautres auditeurs appartenant à la catégorie ditedes assistants. Nous rencontrons ici unedistinction qui mérite d'être notée.

Les Facultés en général ont une doubledestination : elles distribuent l'instructionsupérieure et elles en constatent l'acquisition pardes examens et des diplômes. A cette doubledestination répondent deux classes plus ou moinsdistinctes d'élèves : les étudiants proprement dits,qui se proposent de soutenir les examens, et lesauditeurs bénévoles. La présence de ces derniersexpose souvent à abaisser le niveau del'enseignement, et à lui communiquer unecertaine frivolité, surtout dans les courslittéraires. Cependant, en France, nous avons crudevoir conserver le principe de la publicité et dela gratuité absolue des cours de renseignementsupérieur. En Allemagne, il en est autrement : lespersonnes inscrites et payantes peuvent seulesassister aux cours. Les fondateurs de l'universitéde Genève ont adopté un système mixte ; ils onteu l'idée de délivrer des livrets d'études : non

341

Page 342: Science et philosophie - Gloubik

seulement aux étudiants, assujettis à justifier deleur aptitude préalable par des certificatsd'études, par des diplômes ou par un examenspécial, et obligés ensuite de faire constater leurprésence par des inscriptions ; mais aussi auxauditeurs bénévoles, désignés sous le nomd'assistants. Je doute que les simples auditeursacceptassent ainsi en France de voir leur nom etleur adresse inscrits sur des listes imprimées etpubliques. En effet, assistants et étudiants, lesuns et les autres, doivent être pourvus d'un livret,payer des inscriptions et faire signer le livret parles professeurs et privat-docent dont ils suiventles cours, ainsi que par les autoritésuniversitaires. Les étudiants seuls sont tenus enprincipe à des examens de passage.

Mais ce système, dans la pratique, parait êtrerevenu à un état de choses fort analogue ausystème français. En effet, les examens depassage sont déjà, paraît-il, tombés endésuétude ; le tarif des inscriptions est si faible30,qu'il ne constitue ni une rémunération sérieusepour les professeurs qui reçoivent, ni un freinsuffisant pour les étudiants qui payent. Enfin, lesassistants suisses et genevois âgés de plus de

30 2,50 fr par heure de cours semestriel, à l'exception des cours demédecine pour lesquels l'inscription est double

342

Page 343: Science et philosophie - Gloubik

vingt-trois ans sont acceptés gratuitement dansles facultés des lettres et des sciences.

Ajoutons que les femmes sont admises àsuivre les cours des facultés : le nombre desassistantes de la faculté des lettres s'élève àsoixante environ, pour la plupart Genevoises ouSuisses. Près la faculté des sciences, neuf damesrusses : on sait qu'elles ont un goût spécial pource genre d'études.

Les grades délivrés par les facultés des lettreset des sciences sont à peu près les mêmes qu'enFrance ; à cela près que nos trois licences essciences sont remplacées par trois doctoratséquivalents, de moindre valeur que nos doctoratses sciences, mais plus en harmonie avec leniveau du doctorat en médecine.

A côté des facultés des lettres et des sciences,et comme une sorte d'annexé, fonctionne lasection dite de philosophie, comptant trente-cinqélèves, dont treize étudiants, lesquels choisissentdans ces facultés les cours qu'ils veulent suivre etfont deux années d^études, suivies chacune d'unexamen. C'est un cadre spécial à Genève,préparatoire aux facultés de droit et de théologie,mais dont je n'ai pas bien compris lefonctionnement.

Un autre caractère propre à la faculté deslettres de Genève, c'est son partage en deux

343

Page 344: Science et philosophie - Gloubik

sections, Tune dite des lettres, l'autre dite dessciences sociales, comprenant l'histoire, laphilologie, l'économie politique, la législationcomparée, l'étude des systèmes sociaux etl'histoire des religions. Cette institution fortoriginale trouve sa sanction dans un ordreparticulier de grades et d'examens. En effet, àcôté de la licence ès lettres, analogue à la nôtre,figure la licence es sciences sociales, dontl'examen comprend les objets enseignés dans lasection correspondante. Il serait intéressant desavoir combien d'étudiants acquièrent ce diplômeet quelle en est la destination. En tous cas, ilrépond jusqu'à un certain point à la convenance,signalée chez nous plus d'une fois, mais sansrésultat jusqu'à présent, de diviser le titre tropgénéral de la licence es lettres. Je ne sais si lenom de la licence es sciences sociales seraitaccepté en France, et si les programmes en sontbien limités ; mais l'idée même est ingénieuse, etil faudra bien un jour ou l'autre adopter quelquepartage analogue dans nos examens.

La faculté de droit a huit professeurs, quidonnent treize cours officiels, plus deux courslibres et des exercices de plaidoirie. Quelques-uns de ses professeurs font aussi des cours dansla section des sciences sociales ; c'est-à-dire qu'ily a un certain enchevêtrement entre les deux

344

Page 345: Science et philosophie - Gloubik

ordres d'enseignement : on sait qu'une portiondes cours de la section de science sociale sontdonnés en France dans les facultés de droit.Cinquante-quatre élèves, dont trente et unétudiants proprement dits (treize Genevois, huitSuisses, dix étrangers), suivent la faculté dedroit.

La faculté de médecine est de création plusrécente que les autres facultés. Elle comptequatorze professeurs, donnant dix-sept cours,plus treize cours libres. Il conviendrait d'yjoindre les cours et exercices pratiques dephysique, de chimie et d'histoire naturelle de lafaculté des sciences, qui ne sont pas plusreproduits en double dans la faculté de médecinede Genève qu'ils ne le sont en général dans lesuniversités allemandes. Ce doublement des coursde sciences pures, nécessaire peut-être à Paris,est un des plus graves défauts de nos facultésfrançaises de médecine récemment instituées ; ily aurait eu tout avantage à fortifier les unes parles autres et à rendre solidaires nos facultés dessciences et nos facultés de médecine, en leurdonnant des élèves communs par un système derèglements convenables, au lieu de disperser lesressources et de recourir à un personnel affaiblipar sa multiplication même. Les hommes qui ont

345

Page 346: Science et philosophie - Gloubik

fondé l'université de Genève n'ont pas commiscette faute.

La faculté de médecine est la plus fréquentéede toutes par les étudiants proprement dits. Eneffet, sur cent sept élèves qui la suivent, oncompte quatre-vingt-cinq étudiants, dontquatorze Genevois, quarante-six Suisses, vingt-cinq étrangers (Russes, Italiens, Allemands). Elledélivre deux diplômes : celui de bachelier essciences médicales, comprenant les sciencesdites accessoires, et celui de docteur, acquis parcinq examens analogues aux nôtres. Ce titreconfère, m'a-t-on dit, le plein exercice, commechez nous ; tandis que les diplômes desuniversités allemandes et des universités suissesde même type, conférés à la suite d'épreuves demoindre valeur, ne dispensent pas de l'examend'État.

La composition des jurys d'examen de lafaculté de médecine comprend non seulementdes professeurs de la faculté, mais aussi desdocteurs ayant le droit de pratique dans le cantonde Genève et désignés par le département del'instruction publique : c'est là une innovationsouvent réclamée en France, mais fortcontestable à divers égards.

346

Page 347: Science et philosophie - Gloubik

V

Tel est le système général des cinq facultés del'université de Genève. Mais ce système estcomplété par celui du Gymnase, qui mérite auplus haut degré notre attention.

Le Gymnase est une des institutions les plusoriginales de Genève : c'est un établissementintermédiaire entre le collège et l'université, quiprépare les adolescents aux examens, aux écolesspéciales, et qui parait jouer aussi dans unecertaine mesure le rôle d'école normale ; lesélèves y sont admis à la suite d'examensspéciaux, et ils en sortent avec des certificatsd'étude. Bref, il remplace nos classes derhétorique, philosophie, mathématiques. Entronsdans quelques détails, à cause de l'importance decet organe spécial d'instruction.

« Il comprend cinq sections :« Une section classique, — de deux ans pour

les élèves sortis de la section classique ducollège, et conduisant au grade de bachelier eslettres ;

« Une section technique, préparatoire pour lePolytechnicum (institution de Zurich, analogue ànotre École centrale de Paris), — de trois annéespour les élèves sortis de la section classique, et

347

Page 348: Science et philosophie - Gloubik

de deux années pour les élèves sortis de lasection industrielle(Cette section répond à peuprès à notre enseignement dit spécial.) ;

« Une section commerciale, — de trois annéespour les élèves sortis de la section classique ducollège, et de deux années pour les élèves sortisde la section industrielle ;

« Une section de pédagogie classique, — detrois années pour les élèves sortis de la sectionclassique du collège ; « Une section depédagogie non classique, — de deux années pourles élèves sortis de Tune ou de l'autre des deuxsections du collège. »

Le Gymnase n'a pas d'internes.On voit que Genève a opéré, entre

l'enseignement des enfants donné au collège, etcelui des adolescents, réservé au gymnase, cetteséparation réclamée chez nous partant de bonsesprits. L'énorme machine des grands lycéesfrançais, avec leurs milliers d'élèves, de tout âgeet de toute destination, leurs classes surchargées,leurs internais encombrés, leurs professeurs etleurs proviseurs surmenés, aurait besoin d'êtredissoute et résolue en un certain nombred'institutions distinctes, appropriées auxdestinations spéciales. Déjà, les petits lycées decampagne, réservés aux jeunes enfants, ontmarqué un premier pas dans cette division. S'il

348

Page 349: Science et philosophie - Gloubik

était possible maintenant de mettre à part lesclasses d'adolescents, dans des établissementsspéciaux, sous le nom de gymnases, ou sous toutautre, comme on le fait à Genève, on rendraitsans doute les réformes et les améliorations detout genre plus aisées ; on rétablirait dans lesétablissements mieux spécialisés cette unité dedirection intellectuelle et morale que l'extrêmecomplexité du système actuel permetdifficilement de maintenir. On pourrait en outreaborder l'un des grands desiderata de notresystème d'enseignement : la transition entre lerégime de l'enseignement secondaire et celui del'enseignement supérieur.

En somme, et sans compter le gymnase,l'université de Genève a été fréquentée, en 1879-1880, par deux cent douze étudiants proprementdits et trois cent treize auditeurs, dits assistants.Ces chiffres ne sont pas trop éloignés de ceux desgroupes de facultés de nos Académiesdépartementales, qui ambitionnent aujourd'hui letitre d'universités.

Fondée avec le concours de ressourcesexceptionnelles, au sein d'un milieu très libre ettrès intelligent, dirigée par des professeursréputés devant l'Europe entière, pourvue debibliothèques, de musées, d'institutsexpérimentaux et de laboratoires conformes aux

349

Page 350: Science et philosophie - Gloubik

conditions les plus modernes, l'université deGenève entre dans la carrière avec lesprésomptions de succès les plus légitimes. Dansune sorte de statistique géographique deshommes de science, publiée il y a quelquesannées, M. A. de Candolle observait, avec unorgueil patriotique bien légitime, que la ville deGenève a produit plus d'hommes distingués, pourun chiffre de population donné, qu'aucun centreeuropéen. Sa situation entre trois grands pays,dont elle a recueilli les proscrits aux diversesépoques de son histoire, explique peut-être cettefécondité exceptionnelle. Mais, si nous devonsdésirer qu'une telle source soit tarie dans l'avenir,cependant tous nos vœux et toute notresympathie sont pour le succès delà jeuneuniversité. Espérons qu'elle maintiendral'honneur scientifique et littéraire de Genève auniveau conquis par les professeurs qui faisaientla gloire de son ancienne Académie !

350

Page 351: Science et philosophie - Gloubik

Les relations scientifiquesentre la France et l'Allemagne

À M. A. Hébrard21 février 1872.

Vous avez désiré savoir à l'occasion monsentiment sur les choses de ce temps, dans lapensée d'en tirer quelque profit pour notremalheureuse patrie : aujourd'hui, chacun a ledevoir, parmi les gens qui réfléchissent, de direson opinion ; le concours de toutes les bonnesvolontés est nécessaire.

C'est des relations morales entre la France etl'Allemagne que je veux vous entretenir. Nulsujet n'est plus brûlant ; nul n'est plus pénible. Ilfaut cependant l'aborder ; car les Allemands, nosvainqueurs, semblent comprendre aujourd'hui, jeparle des philosophes et des esprits sérieux, quel'humanité ne peut vivre de haine, et que toutprogrès est impossible désormais, sans leconcours volontaire et amical des grandesnations qui représentent la civilisation moderne :l'Allemagne, la France et,j'ajouterai, l'Angleterre,

351

Page 352: Science et philosophie - Gloubik

dont ils ne parlent pas : ce sont là les trois grandsfacteurs du progrès universel.

Peut-être avons-nous le droit, autant quepersonne, d'élever la voix aujourd'hui, nous qui,vous le savez, avons réprouvé cette funesteguerre dès son début et en principe , sans nouspréoccuper de l'opportunité qui a déçu tant degens en juillet 1870. Nous savions, je le répète,que la civilisation moderne repose sur troispeuples, qui devraient rester unis à tout jamais età tout prix : la France, l'Allemagne etl'Angleterre ; chacune avec son génie propre et sapart dans le développement historique de la racehumaine.

Dès le XVIIe siècle, chaque peuple marque sonrôle. Pour ne parler que des sciencesmathématiques et physiques, l'initiative de leursprogrès dans les temps modernes est dueprincipalement à quelques hommes : un Italiend'abord, Galilée, héritier de ces grandes traditionsdu XVIe siècle, que les jésuites et l'Inquisitionont fini par éteindre presque complètement enItalie. Avec le Polonais Copernic(car il ne fautêtre ingrat envers aucun peuple dans ce concoursuniversel), Galilée est le fondateur del'astronomie et de la mécanique modernes. Maisle développement scientifique se concentre

352

Page 353: Science et philosophie - Gloubik

bientôt en France, en Angleterre et enAllemagne.

En France, Descartes découvre les méthodesde la géométrie analytique, plus durables encoreque ses théories philosophiques etcosmogoniques. En Allemagne, Kepler inventeles lois du mouvement planétaire, et Leibnitz,esprit français plus qu'allemand peut-être, parson éducation et par la clarté de ses conceptions,institue les règles du calcul différentiel, sous uneforme et avec une philosophie qui sont encore lesnôtres. Allemand ou Français, Leibnitz estl'exemple le plus éclatant sans doute de lahauteur à laquelle peut atteindre un homme danslequel concourent ces deux génies ethniques, quetant de gens voudraient aujourd'hui nous fairecroire inconciliables.

Cependant, à la même époque, l'Angleterre aproduit Newton, plus grand peut-être queDescartes, Leibnitz et Kepler, dans la science dela nature : car Newton a trouvé à la fois lesnouvelles méthodes de calcul (sous une forme delangage moins parfaite que Leibnitz, à la vérité)et les lois de l'astronomie ; nous n'avons guèrefait depuis que développer ses idées et sesdoctrines dans l'étude des mouvements desastres.

353

Page 354: Science et philosophie - Gloubik

Ce même concours des trois grands peuplesmodernes se retrouve lors de la fondation de lascience chimique, qui joue un si grand rôleaujourd'hui, soit dans les théories relatives auxatomes et à la constitution de la matière, à laformation des astres, à celle des couchessuccessives du globe terrestre, et à l'origine de lavie elle-même ; soit dans les applications del'industrie humaine, qui concernent les métaux,les matières colorantes, les remèdes, l'agricultureet tant d'autres fabrications.

Vers la fin du XVIIIe siècle et aucommencement du XIXe, la chimie a été fondéesur une base durable, après avoir flotté près dedeux mille ans à travers des notions mystiques,obscures et incohérentes. C'est un Français,disons-le hardiment, c'est Lavoisier qui a fixé cesnotions indécises par le principe définitif de. lastabilité de la matière, invariable dans la natureet le poids de ses corps simples. Lavoisier n'adécouvert peut-être aucun fait particulier, commel'ont rappelé dernièrement quelques auteursallemands dans une intention de dénigrement.Mais « ce qu'il y a de plus scientifique, ditAristote, ce sont les principes et les causes ; carc'est par leur moyen que nous connaissons les

354

Page 355: Science et philosophie - Gloubik

autres choses »31. Or Lavoisier a découvert leprincipe fondamental de la chimie : la sciencedate de lui.

Est-ce donc à dire qu'il ait tout aperçu, toutdeviné, tracé à tout jamais le plan de la sciencechimique ? Non, sans doute, pas plus queNewton n'a fondé à lui seul l'astronomie. Iciencore se retrouve le concours inévitable destrois grandes nations. Tandis que Lavoisierpubliait ses immortelles recherches, les AnglaisPriestley et Cavendish découvraient lesprincipaux gaz, ainsi que la nature de l'eau ;inventions dont Lavoisier s'emparaitimmédiatement pour affermir sa théorie. LeSuédois Scheele apporta aussi son précieuxcontingent à l'œuvre commune. Quelques annéesaprès, un Anglais de génie, H. Davy, complétaitl'édifice par la découverte des métaux alcalins,obtenus à l'aide d'une méthode nouvelle, d'unefécondité indéfinie ; je veux dire par l'applicationaux décompositions chimiques de la pilerécemment découverte par un grand Italien,Volta.

L'Allemagne a marqué également sa placedans la fondation de la science nouvelle. C'estdans les lois de nombre que son œuvre a été

31 Métaphysique, livre I.

355

Page 356: Science et philosophie - Gloubik

surtout caractérisée : Richter, Wenzel et le grandBerzelius (un Suédois) ont établi les équivalentschimiques, c'est-à-dire une loi aussi générale etaussi absolue en chimie que la loi de Newton enastronomie. Chose remarquable, la part desAllemands dans cette découverte a été surtoutexpérimentale et pratique, contrairement àl'opinion qu'on se fait en général du génieallemand. Au contraire, la théorie atomiqueproprement dite, d'un caractère plus abstrait etplus litigieux, est due à un Anglais, Dalton ;tandis que sa démonstration par l'étude physiquedes gaz a été donnée par un Français, Gay-Lussac. C'est que le génie des races européennesn'est pas si différent qu'on a bien voulu le dire.Donnez-leur une culture commune et aussi haute,et vous verrez partout surgir des inventionségalement originales.

Le concours de l'Allemagne, de la France et del'Angleterre se retrouve donc à chaque grandeépoque dans l'histoire de la science moderne. Jepourrais poursuivre cette démonstration jusquedans les temps présents, et montrer commentaucun des trois peuples n'a jusqu'ici dégénéré deson passé ; comment les substitutions, la théoriedes éthers, celle des alcools polyatomiques, ladissociation, la notion des ferments organisés, lesméthodes de synthèse des principes organiques

356

Page 357: Science et philosophie - Gloubik

ont été surtout établies par des découvertesfrançaises ; tandis que la théorie des radicaux etcelle des éléments polyatomiques sont plutôt desdécouvertes allemandes ; la théorieélectrochimique et la méthode des doublesdécompositions ont été inventées en Angleterre.Enfin, la grande doctrine de l'équivalence desforces naturelles, plus spécialement désignéesous le nom de théorie mécanique de la chaleur,a été aperçue d'abord par un Allemand (Mayer) etpar un Anglais (Joule). Développée depuis pardes mathématiciens allemands (Clausius etHelmholtz), elle a été établie en chimieprincipalement par les expériences des savantsfrançais, aidés des savants anglais et danois.Mais je ne veux pas m'étendre sur cette histoirede la science présente : nous en sommes tropprès et nous y sommes trop engagéspersonnellement, nous et nos amis, pour que nosappréciations ne soient pas réputées, à tort sansdoute, suspectes de partialité.

En retraçant cette histoire abrégée des progrèsde la science que je connais le mieux, je neprétends, certes, ni méconnaître le rôle de l'Italie,qui fut si grand dans le passé : plaise à Dieu qu'ilreprenne son importance dans l'avenir ! ni le rôledes États-Unis, ou celui de la Russie, dans cemême avenir. Mais, en fait, je le répète,

357

Page 358: Science et philosophie - Gloubik

l'initiative des idées et des découvertes résidedepuis plus de deux cents ans au sein des troispeuples : Anglais, Français, Allemand. Leurunion et leur sympathie réciproque estindispensable, sous peine d'un abaissementgénéral dans la civilisation.

Combien sommes-nous loin, hélas ! de cetteunion et de cette sympathie à De là le profondsentiment de tristesse avec lequel nous avons vuse former ces grandes organisations guerrières dela France et de la Prusse, entre lesquelles un chocterrible était inévitable. Nous aurions préféré,nous autres rêveurs, le désarmement universel,qui aurait réduit le système militaire de chaquepeuple aux proportions indispensables pour laprotection de l'ordre intérieur. L'Europe n'ymarche guère : un conflit terrible a eu lieu ; denouveaux conflits plus terribles encore et plusétendus se préparent. L'exterminationuniverselle, est-ce donc là l'idéal de la racehumaine ?

ne sais si nos voix seront entendues ; et j'endoute fort ; mais je n'en regarde pas moinscomme un devoir pour les gens sensés de direaujourd'hui toute leur pensée. C'est, d'ailleurs,aux Allemands qu'il faut s'adresser ; ils sont lesplus forts ; ils prétendent être les plus sages.C'est à eux de prévenir, par leur modération, les

358

Page 359: Science et philosophie - Gloubik

scènes de carnage que l'on entrevoit dansl'avenir.

Aussi bien les plus raisonnables parmi lesAllemands semblent-ils faire un retour sur lepassé, et être disposés, sinon à faire quelqueconcession à la France, du moins à comprendrela nécessité de son concours dans l'ordre moraleuropéen.

Déjà M. Dubois-Reymond, recteur del'Université de Berlin, après avoir fait entendreen août 1870 les cris d'un patriotisme exaltéjusqu'à la férocité, a exprimé depuis quelquesregrets du bombardement de Paris. Sachons-luien gré : tant d'autres savants allemands Toutréclamé avec obstination.

Voici que M. Bluntschli, professeur àHeildelberg, professe, au nom du droit desgens32, que les Prussiens se sont écartés plusd'une fois pendant cette guerre des règlesadoptées par les peuples civilisés ; qu'ils ontcommis des cruautés excessives envers desFrançais qui défendaient leur pays, brûlé desvillages parfois inoffensifs ; je ne sais s'il a parlédu système des otages, contraire à toute sainenotion de la morale, etc., etc.

32 Voir sa leçon, reproduite dans la Revue des cours publics,publiée chez Germer Baillière, p. 632, 1871.

359

Page 360: Science et philosophie - Gloubik

Nous n'avons jamais dit autre chose. Que lesang versé dans les combats retombe sur la têtedes chefs et des rois qui ont entrepris cesguerres ! Les soldats et les généraux en sontinnocents. Les rois eux-mêmes peuvent invoquer,à défaut de la Providence chrétienne, l'antiquefatalité, qui voue l'espèce humaine à la guerresanglante. Mais nous n'acceptons pas cetteexcuse pour les violences arbitraires que nousvenons de rappeler, et dont l'Europe n'avait pasconnu depuis bien des années l'emploisystématique. Les gens cultivés et lesphilosophes parmi nous, depuis Voltaire, n'ontjamais cessé de maudire de tels crimes. Envoyant ces pratiques exaltées par les adresses desuniversités et des docteurs, il semblait vraimentque l'Allemagne eût perdu la grande notion de lamorale universelle, et qu'elle voulût substituer àl'amour de l'humanité, prêché par nosphilosophes du XVIIIe siècle, l'amour de lagermanité. C'était de vies allemandes, dessouffrances allemandes qu'il s'agissait toujoursdans leurs proclamations et dans leurs adresses ;comme si la vie de tous les hommes n'avait pasune égale valeur et ne devait pas être égalementrespectée, en dehors de la lutte des soldatsarmés !

360

Page 361: Science et philosophie - Gloubik

Saluons donc avec espérance ces voix venuesd'Allemagne qui font appel à la réconciliation. Lerecteur de l'université de Munich, M. Dœllinger,à son tour, vient de s'adresser à la France, et laconvier à reprendre sa part dans l'œuvrecommune des intelligences.

La société chimique de Berlin a refusé des'associer aux violences de MM. Kolbe etVolhard, contre lavoisier et les savants français ;elle a semblé, par son silence, reconnaître lajustice de la protestation élevée par les chimistesrusses contre ces excès, et elle a déclaré par labouche de son président, M. Baeyer, « qu'ellen'avait cessé d'honorer les savants français et lesservices qu'ils avaient rendus à la science, sansaucun sentiment de jalousie nationale».

Nous l'en remercions, et nous nous associonsde grand cœur à ses désirs. Mais il faut qu'ilsache en retour, lui et les Allemands de bonnevolonté, à quel prix le concours réciproque desdeux peuples peut être désormais acheté parl'Allemagne. Certes, je n'avais personnellement,avant cette guerre néfaste, que sympathie etadmiration pour l'Allemagne savante. J'ycomptais des amis tels que M. Liebig, M.Helmholtz, M. Bunsen et bien d'autres encore ;ils sont demeurés étrangers, à ma connaissance, àl'exaltation fanatique dans laquelle tant de

361

Page 362: Science et philosophie - Gloubik

professeurs allemands se sont oubliés. Mais lescirconstances présentes réclament un témoignageplus clair que le silence.

Les Allemands, entraînés par l'État conquérantqui les a conduits à la victoire, ont renié leursanciennes vertus de modération et d'humanité.Us ont péché contre l'amour, contre le SaintEsprit, le plus grave et le plus irrémissible despéchés, au dire des vieux théologienscatholiques. Eu un mot, ils ont pris par la forceun peuple malgré lui ; ils ont annexé l'Alsace etla Lorraine, contrairement au droit moderne despeuples, qui tendait à se fonder de plus en plussur le libre consentement des hommes. C'est làleur grand crime, celui qu'ils expieront tôt outard, s'ils ne s'en repentent volontairement : caron n'évite pas la Némésis. Peu d'entre eux, et cesont les démocrates, je dois le dire à leurhonneur, peu d'Allemands ont compris, peud'Allemands semblent comprendre encoreaujourd'hui ce qui rend la haine fatale et le passéirrémissible.

« Le fer et le feu » ne procurent point degarantie solide ; ils détruisent les empires, aussivite qu'ils les élèvent ; ce sont là des véritésbanales, pour nous surtout qui venons d'en fairela triste expérience. Cependant ce n'est pas letrésor du Rhin, ravi à main armée, quel qu'en soit

362

Page 363: Science et philosophie - Gloubik

l'énormité ; ce n'est pas l'amertume de la défaite ;ce n'est ni le sang versé, ni les villages brûlés, niles maisons pillées et dévastées qui nous fontredouter l'avenir ; tout cela s'oublie d'unegénération à l'autre dans la mémoire deshommes, et surtout dans la mémoire desFrançais, les moins rancuniers des humains. Sansdoute, nous avons repris, les uns et les autres, lespaisibles travaux de l'esprit ; nous poursuivons,chaque peuple pour son propre compte, lesœuvres commencées avant la guerre.

Mais ce qui ne s'oublie pas, c'est le principemoral violé, la force mise à la place du droitmoderne, c'est-à-dire, je le répète, la force mise àla place du libre consentement des hommes. Cesera là, si les Allemands ne comprennent pas quele vainqueur doit faire les avances et rendre cequ^il a pris à tort, ce sera là, malgré tous nosefforts pour éteindre la haine et calmer les espritsanimés, ce sera la un jour la ruine commune de laFrance et de l'Allemagne, et peut-être ladestruction de la civilisation occidentale.

363

Page 364: Science et philosophie - Gloubik

Les signes du temps et l'état dela science allemande

D'après M. Kolbe, professeur de chimie àl'université de Leipzig.

23 novembre 1876.On se rappelle encore les violentes attaques

dirigées contre la culture française par certainssavants allemands, il y a quelques années.L'esprit français, disaient-ils, était devenuincapable de toute application suivie et de touttravail approfondi : sa frivolité irrémédiable, salégèreté spirituelle, prompte à effleurer et àabandonner aussitôt les problèmes, luiinterdisaient désormais de produire une œuvresérieuse. Ces défauts étaient d'ailleurs propres àla race française, on les retrouvait jusque dansses grands hommes les plus réputés ; et lesattaques de nos critiques remontaient alorsjusqu'aux noms les plus illustres y tels que ceuxde Lavoisier et des savants philosophes qui ontjoué un si grand rôle au XVIIIe siècle dans lafondation des sciences naturelles.

364

Page 365: Science et philosophie - Gloubik

Telles étaient les accusations dirigées contrenous : on en retrouverait encore l'écho, sans allerbien loin. Mais nous préférons mettre sous lesyeux de nos lecteurs un article publié récemmentdans le Journal de chimie pratique (octobre1876), par le professeur Kolbe, de Leipzig, l'undes savants les plus autorisés de l'Allemagne, etqui s'était distingué, il y a peu de temps, parl'énergie de ses déclarations contre la sciencefrançaise. Aujourd'hui, la colère passée, il semblerevenu à des appréciations plus équitables. Voicice qu'il écrit :

Signes du temps, par H. Kolbe« Ce n'est pas la première fois que je fais

ressortir et que je déplore les tendances actuellesde la chimie allemande.

» Aux recherches expérimentales exactes et àl'étude approfondie des phénomènes réels, ellesubstitue de plus en plus les vagues spéculationsde la philosophie de la nature et un schématismevide de sens ; tout cela au grand détriment de lanetteté et de la précision dans les idées et de laclarté dans l'expression.

» Je ne puis m’empêcher de prédire à mescompatriotes un avenir peu enviable pour notrescience chimique. Je le dis avec douleur, maisavec conviction, si l'on ne parvient pas à arrêterla chimie allemande sur la pente fatale où elle

365

Page 366: Science et philosophie - Gloubik

glisse depuis quelques années, si l'on ne peut lafaire remonter vers un courant meilleur, nousverrons se reproduire vers la fin du siècle ce quenous avons observé au commencement.

» Pour les études sérieuses en chimie, nosjeunes gens devront reprendre la route de Paris,comme autrefois Rose, Runge, Mitscherlich,Liebig et autres, parce qu'en Allemagne onn'enseignera plus la chimie, mais la philosophiede la nature.

» Que celui qui trouve ce pronostic troppessimiste veuille bien parcourir les journauxscientifiques allemands et français. Il verra queles derniers contiennent beaucoup de mémoireset de recherches intéressantes, et que la liste deschimistes français connus s'est accrue debeaucoup de noms nouveaux. C'est là une preuvecertaine qu'après une période de marasme, etmalgré les moyens matériels insuffisants etmesquins dont on dispose chez nos voisins,l'étude de la chimie est en voie ascendante chezeux.

» Mais il y a plus, et la chose mérite d'êtrerelevée : les chimistes français, jeunes ou vieux,à peu d'exceptions près, sont restés fidèles auxsaines traditions des sciences exactes.

» L'indépendance de leur esprit et la justessede leur coup d'œil ne sont pas faussées comme

366

Page 367: Science et philosophie - Gloubik

chez nous ; ils se tiennent loin des spéculationsphilosophiques modernes sur la position relativedes atomes, et sur la manière dont ils sont reliésentre eux, ainsi que sur l'atomicité des éléments,questions sur lesquelles la majeure partie deschimistes allemands usent inutilement leur tempset leurs forces.

» C'est ainsi que nous avons vu, il y a soixanteans, les savants français accueillir avec peud'enthousiasme les idées de la philosophie de lanature et de la métaphysique allemande. Si laFrance réussit un jour à s'affranchir du joug de lahiérarchie romaine, ennemie jurée des sciencesnaturelles, si elle brise les liens dont l'enlace lejésuitisme, qui, sous un gouvernement faible, asu devenir menaçant pour l'État et la science ; si,de notre côté, nous continuons à cultiver laphilosophie de la nature, au lieu de faire desrecherches exactes en chimie, nous seronsbientôt distancés par nos voisins.

» Ce n'est certes pas poussé par dessympathies françaises, ni par esprit dedénigrement de la science allemande que je mevois contraint de dire que nos mémoiresscientifiques en chimie portent actuellement lamême étiquette que certains produits de notreindustrie nationale : Bon marché et mauvais ; carcertainement les produits de notre métaphysique

367

Page 368: Science et philosophie - Gloubik

chimique moderne sont bon marché et montrentla corde.

» Une des principales causes de la décadencede la chimie allemande est, comme je l'ai déjàrévélé ailleurs, un défaut d'instruction généralechez le plus grand nombre des jeunes chimistes.Il y a plus : non seulement on ne sait guère rienau delà de la chimie, mais là encore on n'a étudiéplus spécialement qu'une des branches de lachimie, la chimie organique, et un nombre assezconsidérable de nos Docents en chimie ont unesomme de connaissances insuffisantes. »

Nous ne savons pas si tous les jugements deM. Kolbe sont fondés. Et peut-être manquerions-nous de justice à l'égard de nos voisins, commede modestie à notre propre égard, en nousassociant absolument à ses appréciations.

Le lecteur saura faire, sous ce rapport, la partde chacun ; nous nous bornons à lui signaler lapublication du savant professeur de Leipsig. Il entirera sans doute la conséquence que l'espritscientifique français n'est pas tombé si bas qu'onl'a prétendu quelquefois ; il verra que les effortstentés dans notre pays pour soutenirrenseignement supérieur, depuis la fondation del'École des hautes études par M. Duruy, n'ont pasété perdus ; et il sera porté à bien augurer des

368

Page 369: Science et philosophie - Gloubik

plans de réforme d'ensemble que M. Waddingtonpropose en ce moment à nos Assemblées.

369

Page 370: Science et philosophie - Gloubik

F. Hérold

I. — Les origines

1882Je l'ai connu aux Ternes, il y a vingt-huit ans,

dans la maison de sa mère, la vivaient troisnobles femmes : la veuve d'Hérold, le grandmusicien, mort en 1833, dans le pleinépanouissement du génie ; sa grand'mère,nonagénaire spirituelle, qui avait été présentéedans son enfance à la cour de Louis XV et quinous apportait comme un dernier reflet del'ancien régime ; enfin madame Rollet, la mèrede madame Hérold. Ces trois femmes étaientunies étroitement dans un même sentiment : pourle passé, par le culte du grand homme qu'ellesavaient perdu ; pour l'avenir, par l'éducation deses enfants.

La fille de la maison venait d'épouser un demes amis d'enfance, le plus ancien de tousaujourd'hui, J. Clamageran, maintenant conseiller

370

Page 371: Science et philosophie - Gloubik

d'État. C'était lui qui m'avait introduit dans cemilieu tout intime, où les sympathies pour lespersonnes étaient rendues plus fortes et plushautes par le culte de la liberté, de l'art et del'idéal.

La plupart de ceux qui étaient reçus dans cecénacle de famille avaient dès lors ou se sont faitun nom. C'étaient Barbereau, le compositeur,mort récemment dans une extrême vieillesse ;Scudo, le critique d'art ; Demesmay, lesculpteur ; Lesage ; Nuitter, aujourd'huiarchiviste de l'Opéra ; Emile Ollivier et sapremière femme Blandine, les favoris du logis, sicharmants dans la fleur de leur jeunesse ; ErnestPicard, avec son esprit incisif et bienveillant ;Saligny, depuis sénateur, d'autres que j'oublie ;enfin, les enfants de la maison : Clamageran,sérieux, sensé, dévoué à la chose publique, qu'ilentendait un peu à la façon américaine ;Ferdinand Hérold, vif, gai, au courant de tout,toujours prêt à donner sans compter son temps etson argent pour la cause libérale.

Tels nous nous retrouvions les dimanches»auprès de ce foyer hospitalier, pour nous fortifiercontre les misères et les abaissements du tempsprésent : les uns prêts à entrer dans la politiqueactive et à revendiquer les franchises publiques ;les autres plus particulièrement attachés au culte

371

Page 372: Science et philosophie - Gloubik

de la science et delà pensée ; tous réunis parnotre amour commun de la liberté. jours dejeunesse attristée et persévérant malgré tout dansl'espérance 1 compagnons séparés par la mort oupar les discordes de la vie, plus cruelles encore àvotre image flotte sans cesse devant mes yeux ;mais ceux qui ne vous ont pas connus nesauraient retrouver les pensers communs quinous agitaient alors et le charme de ces amitiés,rendues plus concentrées par la compressionuniverselle qui a marqué les débuts de l'Empire.

Dans la maison des Ternes, la musique étaitsurtout en honneur, bien entendu ; mais on ycausait aussi d'art et de philosophie, d'histoire etde politique, en se promenant dans les longuesallées du jardin, dévasté et ruiné depuis, lors dusiège de Paris. Madame Hérold animait tout parsa bonne grâce, sa bonté naïve et sa chaleur decœur, prompte à s'exciter pour les causesgénéreuses. Après le long deuil de sa vie,accablée dès ses débuts par la mort de son mari,elle revivait enfin sur ses derniers jours, ens'entourant des jeunes amis de son fils et de songendre. Tous deux venaient de se marier, etchacun de nous amena à son tour sa jeune femmedans cette maison bénie. On trouvait là commeun écho de l'ardeur et du dévouement politiquesdes libéraux de la Restauration, ainsi que de la

372

Page 373: Science et philosophie - Gloubik

largeur d'esprit des femmes intelligentes duXVIIIe siècle. Les hommes de ma génération ontconnu les derniers représentants de cette période,dont la tradition est maintenant éteinte.

Il en est ainsi dans l'histoire : les sentimentsintimes et les passions qui ont animé chaqueépoque et qui en expliquent la vie cessent d'êtrecompris au bout de deux ou trois générations.Les récits écrits ne transmettent guère que lesfaits ; mais la tradition orale, de sympathie etd'éducation, est nécessaire pour bien comprendreles sentiments, c'est-à-dire les vrais mobiles del'activité qui a produit ces faits, les vraies causesde la grandeur des hommes et des peuples, aussibien que de leurs faiblesses et de leursdéfaillances. Une fois la tradition des sentimentsperdue, il se crée dans le monde de nouveauxcourants d'opinion, meilleurs ou pires, — ce n'estpas la question, — mais autres.

Ceux d'entre nous qui ont été en rapport avecles hommes de 1830 et de la Restauration, ceuxqui ont pu entrevoir dans leur enfance lessurvivants extrêmes du grand empire et de laRévolution, avec leur élan, leur énergie parfoisbrutale, leur enthousiasme ardent jusqu'àl'aveuglement, leur hautaine indépendance, ceux-là n'ont pas sur les choses humaines les mêmesidées, les mêmes jugements, les mêmes

373

Page 374: Science et philosophie - Gloubik

directions que la génération suivante, élevée dansun esprit plus positif, plus pratique, plus égoïstepeut-être, au milieu de l'affaissement moral dusecond empire et du culte effréné des intérêtsmatériels, surexcités sans relâche depuis l'époquedéjà lointaine de Louis-Philippe. La tradition dela Révolution fut alors rompue, de même quel'orgie et la bassesse de Louis XV avaient faitoublier les hautes visées du règne de Louis XIV.

Un abîme se creuse ainsi par intervalles entreles époques qui se succèdent et sépare les jeunesgens de leurs pères et de leurs aînés. Mais, en1854, le monde libéral et le monde même de laRévolution, dont celui-là procédait, n'étaient pasencore tombés dans le gouffre de l'oubli. Leurssentiments survivaient à la chute des institutions,dans un certain nombre de milieux clairseméspar la France et tels que celui que je viens dedécrire.

Le feu sacré de la liberté fut entretenu, mêmeaux plus mauvais jours, dans ces milieux intimes,où il était si doux de se retrouver pendant lesépoques de défiance et de proscription. Plus tard,quand la terreur aveugle des intérêts commença àse calmer, quand l'Empire, engagé dans lesentreprises extérieures de la guerre d'Italie, eutbesoin à son tour du soutien des opinionslibérales, une certaine détente se fit et l'on vit se

374

Page 375: Science et philosophie - Gloubik

former des centres de pensée plus étendus, telsque ce salon de madame d'Agoult où se sontrencontrés la plupart des hommes qui ont marquédepuis en politique. Mais, avant 1860 et aumoment où la loi de sûreté générale renouvelaitles violences de l'origine, des réunions si libresn'eussent pas été tolérées. La petite réunion desTernes était mieux sauvegardée, parce qu'ellen'élevait pas de si hautes prétentions, au sein dece cercle de jeunes gens et de jeunes femmes,amis des enfants de la maison et serrés autour dela chère maîtresse du logis .

C'est là que Ferdinand Hérold reçut la forte etdurable impression des sentiments de sa mère.Par le milieu où il fut élevé s'expliquent cecaractère dévoué et résolu que l'on a connudepuis, cette bonté, cette simplicité de cœur quile rendaient si cher à ses amis. C'était une naturesans fiel, sans haine personnelle, uniquementattachée aux principes, OU plutôt à leursapplications, c'est-à-dire à la recherche pratiquedu bien général ; car il était peut-être plus clairque profond et il n'aimait guère les abstractions.Par là s'explique aussi son goût pour la politiqueactive, où il ne tarda guère à chercher sa place.

375

Page 376: Science et philosophie - Gloubik

II. — Sous l'empire

La vie publique d'Hérold nous fournit commeun tableau des péripéties et des traverses deshommes d'État de notre temps, ayant préludé parune longue et ferme protestation contrel'usurpation impériale ; puis, après les folies de lafm et la catastrophe, saisissant le pouvoir aumilieu de la tempête, plutôt pour essayer derelever la France d'une chute presque désespérée,que par une vue d'ambition personnelle ; rejetésde nouveau dans l'opposition, par la réactiontriomphante, après la défaite finale de la patrie ;mais venant à bout, à force de patience et desagesse politique, de dominer leurs adversaires etde prendre enfin, sous une forme tout à faitrégulière, ce pouvoir si longtemps désiré et dontla possession dure si peu.

Toutefois la carrière de Hérold se distingue decelle de la plupart de ses contemporains par ladirection générale de sa vie et par la nature de sesservices. On retrouve dans les préliminaires qu'ilcrut devoir donner à sa carrière officiellel'influence morale exercée sur lui par sonéducation et son milieu de famille.

Hérold, en effets a pensé qu'un hommepolitique devait se désigner à ses concitoyens,

376

Page 377: Science et philosophie - Gloubik

non par de vaines déclamations, mais par lesservices réels, rendus aux misérables et auxopprimés, par les sacrifices faits à la chosecommune. C'étaient là autrefois lescommencements obligés ; l'opinion publiqueétant réputée a priori devoir préférer l'homme quia rendu les services les plus éclatants.

Je ne veux pas prétendre que cette méthode nesoit pas la plus digne ; mais il n'en est pas moinscertain qu'en fait, ce n'est pas la plus profitable.On arrive plus vite et plus facilement par lecharlatanisme des manifestes et des promessessans limites, par l'explosion éclatante desintransigeances. C'était l'une des faiblesses de ladémocratie athénienne, et c'est encore la nôtre.Mais Hérold était trop honnête et nourri dans detrop sérieuses traditions pour suivre une pareillevoie , moins frayée d'ailleurs il y a vingt-cinq ansqu'aujourd'hui. Peut-être les lenteurs de sacarrière , les difficultés et parfois les échecs quien ont marqué le cours ont-ils été la conséquencede cette intelligence incomplète des procédésefficaces.

Retraçons en peu de mots la suite et lesincidents de cette première période, consacréeaux services obscurs de l'opposition légale.

Reçu docteur en droit en 1851, après desétudes dirigées par un maître, M. Valette, dont il

377

Page 378: Science et philosophie - Gloubik

ne parlait jamais sans un vif souvenir d'affection,Hérold prit en 1854 une charge d'avocat à la courde cassation et au conseil d'État, charge qu'ilconserva pendant seize ans. En même temps qu'ilexerçait fidèlement ses devoirs professionnels, ilne ménageait ni son talent de juriste, ni sesressources personnelles, dans les procèspolitiques qui se succédèrent jusqu'à la fin del'empire. C'étaient surtout les appels électoraux etles procès des Sociétés ouvrières que Héroldexcellait à soutenir. Cette aide accordée aux amisde la liberté de tous degrés lui valut cessympathies populaires, retrouvées plus tard àCharonne, lorsqu'il y devint conseiller municipal,et qui se sont manifestées d'une façon sitouchante, au dernier jour, le long de son convoifunèbre.

La revendication des principes de libertépolitique contre l'Empire ne commença guèreque vers 1857. Les temps étaient sombres etpresque sans espoir. L'attentat d'Orsini avaitamené un redoublement de compression et desproscriptions nouvelles (loi de sûreté générale,1858). Vacherot était condamné en policecorrectionnelle pour son livre purementthéorique de La Démocratie, et son défenseur,Émile Ollivier, frappé d'une interdiction de troismois. Pendant cette première phase, tous les amis

378

Page 379: Science et philosophie - Gloubik

de la liberté politique et philosophique étaienttenus pour ennemis et confondus dans lasolidarité d'un même soupçon par la réactioncléricale et autocratique qui dirigeait legouvernement. C'est dire combien l'entreprise deHérold était courageuse et désintéressée.

Trop jeune encore pour paraître aux premiersrangs, il fit partie d'abord des comités électorauxqui préparèrent l'élection des Cinq, premiersreprésentants de la liberté dans le Corpslégislatif. Il excellait dans l'organisation de cescomités. Quand il s'agissait de les former, il yapportait les ressources morales des sympathiesgroupées autour de lui et le concours matériel desa fortune privée. Sa grande et étonnantemémoire des faits et des hommes lui permettaitd'ailleurs d'y rendre des services tout particuliers.Au moment même de l'action, il marquait avecnetteté, soit par des consultations, soit par despublications (Manuel électoral, 1863), la limitedans laquelle on pouvait se mouvoir ; limitestricte, en dehors de laquelle les tribunaux,dévoués alors au pouvoir établi, ne permettaientà personne de s'avancer. Plus tard, il défendaitdevant les tribunaux d'appel ceux qui avaient prispart à la lutte.

C'est au milieu de ces préoccupations qu'il netarda pas à être éprouvé par des deuils privés, qui

379

Page 380: Science et philosophie - Gloubik

produisirent pour quelque temps la séparation denotre petite société des Ternes. Il adorait les sienset il fut cruellement frappé. La perte d'un premierenfant fut suivie à dix jours d'intervalle par uneperte plus funeste encore, celle de sa mère, quin'avait pu résister au chagrin et aux fatiguesamenés par la maladie et la mort de son petit-fils.Hérold en éprouva une douleur extrême et il enparut longtemps accablé ; à tel point que ses amisen conçurent pour lui-même quelques craintes.Un chagrin analogue d'Ernest Picard, qui perditaussi son premier-né, la mort de madameOUivier, survenue presque en même temps, toutcontribua à nous disperser. Cependant, aprèsdeux ans, les besoins d'une affection commune etl'accord général de nos pensées nous réunirent denouveau, plus nombreux même que par le passé,autour de madame Clamageran, qui avaitremplacé sa mère, avec non moins de bonnegrâce et de tendresse délicate.

Pendant ce temps, l'horizon s'était entr'ouvertet l'affranchissement de l'Italie avait eu lieu :satisfaction donnée à des sympathies , dontl'ingratitude même des obligés ne saurait nousfaire renier la générosité ; elle avait modérél'amertume des dix premières années de l'Empireet adouci les esprits.

380

Page 381: Science et philosophie - Gloubik

On put entrevoir dès lors la séparation quiallait se faire dans l'opposition. Tandis que lesuns demeuraient irréconciliables et ne cessaientde poursuivre la restauration de l'ordre légal et dela République, abattus par la force en 1851 ;d'autres pensaient qu'il valait mieux profiter del'état présent pour constituer, sans violence etsans révolution, une nouvelle forme degouvernement : l'Empire libéral. Le duc deMorny encourageait cette scission, et il ne tardapas à exercer une influence personnelle etcroissante sur Émile Ollivier, qu'il jugeait, nonsans raison, appelé à devenir le représentant decette évolution. Ces divisions trouvaient leurécho jusque dans notre petit groupe des Ternes.

Cependant Émile Ollivier se laissait chaquejour entraîner plus loin et il prenait (1864-1867)le rôle d'intermédiaire entre le gouvernement etl'opposition ; il rêvait, je le répète, un empirelibéral, qui aurait eu peut-être son jour et sagrandeur, sans la trahison du plébiscite et la foliede la guerre étrangère. Les contradictionsinternes entre cette conception et l'origineviolente du régime auraient sans doute fini par enamener la ruine ; mais ces causes eussent étélentes à se développer dans une France enrichieet engourdie par la prospérité matérielle. Quoiqu'il en soit, la plupart de nos amis refusèrent de

381

Page 382: Science et philosophie - Gloubik

s'associer à cette entreprise ; Picard, Hérold,Clamageran repoussèrent tout contact avec unrégime dont la tache d'origine leur semblaitineffaçable, et ils persistèrent dans l'unité de leurconduite et dans la logique de leurs sympathiesrépublicaines.

Ainsi se divisèrent les hommes de liberté, etcette division funeste, quoique inévitable, nous aprivés au jour de la catastrophe de quelques-unesde nos énergies les plus précieuses. Je neprétends pas ici devancer le jugement del'histoire, ni prononcer des paroles de blâme ;mais aucun de ceux qui ont connu intimementÉmile Ollivier ne me désavouera dansl'expression du regret profond que nous a causé àtous cette grande puissance morale, cette grandeforce oratoire, vibrante et sympathique,désormais perdue pour la France.

Jusque-là, l'opposition avait été rassemblée parles liens d'une haine commune ; elle se partageadonc, et l'on vit commencer la vraie campagnedes républicains purs contre l'Empire, campagnesoutenue par les comités et les journaux etrenfermée dans la mesure étroite de la légalité.Les jurisconsultes y jouèrent un rôle capital, etHérold au premier rang parmi eux.

Les débuts de cette campagne furent marquéspar le procès des Treize (1864), procès dans

382

Page 383: Science et philosophie - Gloubik

lequel Hérold fut représenté par le ministèrepublic comme le principal organisateur dumouvement et condamné à 500 francs d'amende,en compagnie de Garnier-Pagès, de Carnot et deleurs amis. Il avait donné dans cette affaire lamesure de ce caractère sincère et résolu, qui latoujours conduit à accepter la pleineresponsabilité des ses actes. Sa popularité audehors, sa considération parmi ses pairs mêmesen furent accrues, et il fut presque aussitôt élumembre du conseil de son ordre. En 1868, ilconcourut avec Pelletan à fonder le journal laTribune. Ainsi se poursuivait sa carrière,consacrée par des services incessants, qu'il étaittoujours prêt à rendre avec un zèle égal, dequelque lumière u de quelque obscurité qu'ilsfussent entourés.

Pendant ce temps, la notoriété d'Hérold avaitgrandi avec l'âge, et le moment était venu pourlui d'entrer dans l'arène politique proprementdite, en passant par une nouvelle étape : lafonction de député. Tant de services rendus à lacause de la liberté justifiaient cette ambition, quin'était autre, d'ailleurs, que celle de rendre deplus grands services. Elle exigeait même unsacrifice nouveau, celui d'une carrière assurée,honorée, lucrative. Hérold n'hésita pas.

383

Page 384: Science et philosophie - Gloubik

Deux voies, alors comme aujourd'hui,s'ouvraient pour parvenir. On pouvait seprésenter à Paris, ou dans une grande ville, en secouvrant de l'éclat d'une réputation faite, autourde laquelle l'opinion se rallie ; ou bien enbrusquant les sympathies par l'ardentemanifestation de ces opinions simples etexcessives qui séduisent les masses. On pouvaitencore se faire nommer dans un département,après y avoir lentement conquis cette influencequ'assurent les services rendus et les relationspersonnelles. Hérold devait tenter tour à tour lesdeux voies, sans jamais sortir des borneslégitimes.

Appelé dans le département de l'Ardèche, parles sympathies de ses amis politiques, il s'yprésenta aux élections de 1869 ; mais il obtintseule ment 12 400 voix au second tour de scrutin,contre 19 000 données au marquis de laTourrette, candidat officiel.

Ce fut ainsi qu'Hérold fut conduit à se fairedans l'Ardèche une situation locale : il y acquitune modeste propriété et groupa autour de luil'opposition protestante et libérale. Il poursuivaitlentement cette campagne électorale, appuyée surles dévouements publics et privés, lorsqueéclatèrent le coup de foudre de la guerre de 1870et les désastres de l'invasion.

384

Page 385: Science et philosophie - Gloubik

III. — sous la République

Les jours étaient venus : l'Empire était tombésans gloire dans la guerre qu'il avait provoquée ,et la France menaçait de s'abîmer avec lui,lorsque quelques hommes courageux saisirent legouvernail abandonné. Aucun d'entre eux n'avaitd'illusion sur l'étendue de la catastrophe ni surl'impossibilité d'un retour définitif de la fortune ;mais, dans les cas extrêmes, le désespoir estparfois le meilleur conseiller. Il était nécessairede relever la patrie et de tâcher de sauver aumoins l'honneur par une résistance héroïque, ilfallait montrer que la honte et la lâcheté deschefs de la nation n'avaient pas flétri tous lescœurs. Ce sont les dévouements et les énergiessuscités dans ce moment suprême qui ont fournià la France le ressort moral de sa régénération.La République a puisé dans les profondeurs dusentiment national surexcité cette forcesouveraine qui a fini par vaincre tous les artificesdes politiciens réactionnaires.

Hérold fut au premier rang parmi les derniersdéfenseurs de la patrie. Dès le 4 septembre, ilétait, à l'Hôtel de Ville, l'un des secrétaires dugouvernement delà Défense nationale, et,presque aussitôt, il fut nommé secrétaire général

385

Page 386: Science et philosophie - Gloubik

du ministère de la justice, c'est-à-dire, en réalité,ministre en l'absence du titulaire, M. Crémieux ;après le siège, il eut un moment le titre deministre de l'intérieur.

Son caractère et ses antécédents ne letournaient pas vers les affaires militaires, qui nejouèrent d'ailleurs dans Paris assiégé qu'un rôlenégatif et parfois désastreux. Mais il s'occupa dèslors de cette réforme judiciaire, qui n'a pas cesséde faire obstacle à la République, et il eut aumoins la satisfaction de faire établir la liberté del'imprimerie et abroger l'article 75 de laConstitution de l'an VIII, article depuislongtemps attaqué, sur la responsabilité desfonctionnaires. Ces réformes sont restées.

Cependant les services mêmes qu'il avaitrendus, tandis qu'il était enfermé dans Paris,devinrent fatals à ses ambitions. Lors desélections générales à l'Assemblée nationale, il neput soutenir en personne sa candidature,proposée de nouveau dans le département del'Ardèche, et il échoua avec 30 000 voix contreune liste de fusion. En ces heures de défaillancele pays, épuisé par la guerre et démoralisé par ladéfaite, ne recherchait plus que les partisans de lapaix à tout prix.

Hérold ne fut pas plus heureux à Paris, lors desélections complémentaires du 2 juillet. La

386

Page 387: Science et philosophie - Gloubik

situation même de conseiller d'État, que lui avaitdonnée H. Thiers dans la commission provisoire(avril 1871), tomba à son tour au jour desélections définitives, faites par l'Assembléenationale en juillet 1872. La réactiongrandissante, fortifiée par la double terreur del'étranger et de la Commune, se tournait contreceux qui avaient défendu la patrie aux jours denos malheurs ; elle les poursuivait avec unacharnement d'ingratitude, que l'on retrouve tropsouvent dans l'histoire et que Hérold devaitencore rencontrer, à sa dernière heure, jusqueparmi ceux pour qui il avait lutté toute sa vie.

Ainsi repoussé des premiers rôles, alors quel'intérêt même de l'État aurait dû, au contraire, lefaire rechercher, Hérold revint à son point dedépart et il se retrouva dans l'opposition. Là,comme toujours, il s'associa à l'œuvre commune,plutôt qu'il n'y apporta une initiative inattendueou des inventions personnelles.

Il fut l'un des plus méritants dans cette longueet tenace lutte légale contre la réactionmonarchique et cléricale ; lutte qui a fondédéfinitivement la République, parce que lesrépublicains ont réussi à convaincre la Franceque le nouvel établissement était à la fois ladernière étape de la Révolution et l'espérancesuprême de la patrie, en dehors de laquelle on ne

387

Page 388: Science et philosophie - Gloubik

pouvait plus rencontrer que les aventures et lesconvulsions, l'anarchie intérieure et l'interventionde l'étranger.

Au mois de décembre 1872, Hérold était éluconseiller municipal par l'arrondissement deCharonne. Il joua dans le conseil un rôle dequelque importance, par la fermeté et lamodération de son allure républicaine, qu'ilmaintenait à la fois contre les réactionnaires etles intransigeants. Il répondait si bien à l'espritmoyen de cette assemblée, qu'il fut élu cinq foisvice-président. Il soutint avec les citoyens sensésla candidature de Rémusat contre Barodet ; et,lorsque le succès de ce dernier eut amené lachute de M. Thîers, Hérold fut le premiersignataire de la protestation contre les tentativesde restauration monarchique (novembre 1873).

Parmi ses actes comme conseiller municipal,je signalerai sa proposition d'attribuer unesubvention annuelle de 300 000 francs auxétablissements d'enseignement supérieur dudépartement de la Seine (novembre 1875) :proposition généreuse, qui aurait associé la villede Paris aux plus hautes directionsphilosophiques et scientifiques de l'esprithumain. C'est là, d'ailleurs, un ordre de dépenseset d'encouragement auquel la plupart des grandescapitales de l'Europe tiennent à honneur de

388

Page 389: Science et philosophie - Gloubik

participer. La ville de Paris y était restée tropétrangère sous l'administration matérialisted'Haussmann, tout entière concentrée dans despréoccupations de voirie publique. Le Parisrépublicain a eu l'honneur de remettrel'instruction primaire à sa place et d'y consacrerun budget digne de cette grande cité : ni par ladépense, ni parles résultats, Paris aujourd'hui nele cède sous ce rapport à personne. Mais il eûtété digne d'en faire autant pour l'enseignementsupérieur, qui est la véritable source de touteinitiative sérieuse, de tout progrès matériel etmoral dans l'humanité. Hérold comprenait mieuxque personne, en raison de son éducation et del'élévation naturelle de son esprit, qu il dût enêtre ainsi, et ses collègues adoptèrent saproposition. Mais elle rencontra l'obstacletoujours présent des sourdes oppositionsréactionnaires. Il fallait, pour que la propositiondevint définitive, l'approbation du ministre del'intérieur : or l'un des derniers actes de M.Buffet, au moment de quitter le ministère, futd'annuler le crédit. Ainsi tomba une idée large etgénéreuse, et il est regrettable qu'elle n'ait pas étéreprise depuis : à la condition, toutefois, qu'ellene soit pas soustraite au contrôle des hommescompétents et détournée de sa large destination

389

Page 390: Science et philosophie - Gloubik

par l'arbitraire du favoritisme et les prétentionsjalouses des vanités individuelles.

Mais revenons à la carrière politique d'Hérold.Sa situation grandissait de jour en jour. LaRépublique était sortie du provisoire, par laproclamation de la Constitution de 1875. Lesélections sénatoriales de la Seine en 1876 sefirent en vertu de la nouvelle Constitution ;Hérold y fut porté, sous le double patronage deMM. Thiers et Gambetta. Il fut élu un despremiers et il vint siéger dans la gaucherépublicaine, à laquelle il devait rester associéjusqu'au dernier jour. Là, il ne devait pas larder àretrouver, encore une fois, son rôle d'organisateurde la résistance légale, rôle dans lequel ilexcellait par la modération de son esprit et lanetteté avec laquelle il traçait les limites del'action qu'il s'agissait de poursuivre.

Le 16 mai avait interrompu le développementrégulier et pacifique des idées républicaines, et lePrésident de la République avait entraîné leSénat à voter la dissolution de la Chambre desdéputés (juin 1877) : faute grave qui a étél'origine d'un certain affaiblissement dansl'autorité morale de ce grand corps. Hérold fut,avec MM. Calmon et Peyrat, l'un des troisprésidents du comité des gauches du Sénat,comité chaîné de soutenir la lutte. Ce fut peut-

390

Page 391: Science et philosophie - Gloubik

être là le point culminant de la carrière d'Hérold,celai où il exerça le plus d'influence. Avec quelzèle et quelle activité, sans ménager ni sa fortuneni sa santé, il agit dans cette circonstance et sutsoutenir dans la France entière la résistance auxpressions administratives, surexcitées par lapassion politique et le désir de réussir à toutprix : c'est ce que savent les témoins de sa vie.Cependant il n'abusa jamais du pouvoir presquediscrétionnaire que son parti lui avait confié. Jeme rappelle un incident singulier etcaractéristique de ces temps troublés, où lesentiment du juste et de l'injuste faiblissait danscertaines âmes sous les ardeurs des passionspolitiques. Un jour, l'un des défenseurs de laRépublique dans les départements du Midi,employé dans la magistrature coloniale, vint faireà Hérold une étrange proposition, « Ledépartement de ***, où j'ai mes amis, estterrorisé en ce moment par des bandeslégitimistes qui parcourent les villages ; si vousvoulez mettre à ma disposition quelques milliersde francs, je me charge d'organiser une contre-bande, qui opérera en sens contraire au nom de laRépublique. » Je n'ai pas besoin de dire quelaccueil Hérold fit à cette proposition, qui attestel'état d'excitation et d'anarchie où le 16 mai avaitjeté la France.

391

Page 392: Science et philosophie - Gloubik

J'avais pu voir, quelques années auparavant,pendant un petit voyage que nous limesensemble, en 1873, dans la vallée du Rhône,avec quelle sagesse Hérold savait à la foisgrouper les sympathies et maintenir dans leslimites de l'action légale l'énergie des convictionsrépublicaines, si chaudes dans ces régions.J'entends encore ses entretiens avec les gensd'Aubenas, dévoués à la cause ; et j'ai présentenotre rencontre à Rochemaure, au pied du volcanéteint de Chenavari, devant les aiguillesbasaltiques qui portent les ruines du châteauféodal : nous fûmes abordés par un boucher,républicain ardent, dont le langage exubérant etla défiance naïve rappelaient la violence despassions démocratiques de Marseille.

Tant de zèle et de dévouement ne resta passtérile. Nul peut-être n'eut plus de part qu'Héroldà l'élection de la majorité républicaine qui sortitdes urnes d'octobre 1877. Ce ne fut pas, commeon sait, le terme de la lutte ; mais, tant que sepoursuivit refibrt de la réaction monarchique,tant qu'elle refusa de reconnaître sa défaite etqu'elle persista dans ses rêves de coup d'État,Hérold demeura sur la brèche, prêt à tout etdisposé à pousser la résistance jusqu'auxextrémités. Heureusement cette douleur nous futépargnée ; la réaction recula, au moment

392

Page 393: Science et philosophie - Gloubik

d'allumer dans la France un incendie plus généralet plus terrible que celui de 1830.

Il semblait que Hérold dût être appelé aussitôtdans le nouveau ministère, ou parmi sesauxiliaires les plus prochains. Mais le maréchalMac-Mahon, alors même qu'il renonçaithonnêtement aux résolutions fatales, n'avait pasabdiqué toutes ses répugnances contrôles amis dela République. En janvier 1879 seulement, aumoment de se retirer, il contresigna à regret lanomination de Hérold comme préfet de la Seine.

IV. — la préfecture de la Seine

C'est dans ses fonctions de préfet que Hérold adonné toute sa mesure, en manifestant sous unnouveau jour ses capacités d'homme d'État : lamesure eût été plus large encore si son activitén'avait pas été subordonnée à la pleinepossession d'une santé déjà ruinée par tantd'efforts, d'émotions et de sacrifices. Trois chosesont caractérisé la préfecture de Hérold : sasympathie pour les idées modernes, son accordsincère avec le conseil municipal et la populationparisienne, enfin sa grande habiletéd'administrateur. — De celle-ci, il ne

393

Page 394: Science et philosophie - Gloubik

m'appartient pas de parler ; mais les deuxpremiers points veulent être relevés.

Le rôle du préfet de la Seine, on le sait, n'estpas un rôle ordinaire. Non seulement ilreprésente le pouvoir central, qui la délégué ;mais il remplace le chef de la municipalité, lemaire, choisi dans toute autre commune parmiles élus de la cité. Ce double rôle engendre unecertaine délicatesse dans les rapports du préfet dela Seine avec le conseil municipal. Cettepopulation parisienne, si mobile, si généreuse, siavide de progrès et de changements, est par làmême difficile à gouverner ; elle est prompte àentrer en opposition contre ceux qui la dirigent.Elle oublie volontiers la continuité nécessaire desinstitutions, pour réclamer l'exécution immédiatedes réformes. De là sa méfiance instinctivecontre les administrateurs, même les plushonnêtes et les mieux intentionnés. Trop souventceux-ci sont amenés à entourer leur action demystère, afin d'éviter qu'elle ne soit paralysée,soit par l'intervention des intérêts privés, soit pardes oppositions, nées d'une vue partielle deschoses à leurs débuts et que leur développementcomplet dissipera. Au contraire, les citoyensréclament que tout se fasse au grand jour. Ilscraignent, et cette crainte n'a peut-être pastoujours été sans fondement, que le secret

394

Page 395: Science et philosophie - Gloubik

administratif ne masque la poursuite de vuescontraires à la liberté ou au bien public.

Par une rare prérogative, à force de droituredans ses intentions, de franchise et de bonne foidans ses décisions, de netteté dans l'exécution,Hérold avait réussi à désarmer ces méfiances et àmarcher presque toujours d'accord avec unconseil municipal dont il partageait lesconvictions généreuses, sinon même les passionset les préjugés. Cependant la facilité de soncaractère a fait parfois illusion sur l'énergiemorale de sa nature. Il ne faisait aucun sacrifice àune vaine popularité ; mais il avait pour principede laisser la volonté du conseil se développer etrégler les choses de sa compétence en touteliberté ; sans autre limite que la loi, ce régulateuret cette condition suprême de la stabilité dans lesrégimes démocratiques. cette limite, d'ailleurs,Une la révélait pas après coup, comme parsurprise et presque en trahison, pour arrêterbrusquement un courant auquel on s'étaitabandonné avec confiance. Au contraire, ilprévenait d'avance et dès les premiers mots ;puis, si le conseil persistait, le moment venu,sans vain défi et conformément à ce qu'il avaitannoncé d'abord, il faisait annuler la délibération.C'est ainsi qu'il maintenait avec fermeté dans lapratique les principes généraux de notre droit

395

Page 396: Science et philosophie - Gloubik

public et de notre organisation centralisée,principes en dehors desquels l'unité française netarderait pas à se relâcher et à se dissoudre, aumilieu de la lutte anarchique des intérêtscontraires des communes.

Son principal appui, le motif fondamental dela confiance réciproque qui exista toujours entreHérold et le conseil municipal, ce fut lacommunauté de sentiments sur les matièresreligieuses, spécialement en ce qui touche lesrelations de l'Église catholique avec la ville deParis.

La lutte qui s'est engagée sur ce point serajugée plus tard comme l'un des traits les plusfrappants de notre époque ; c'est elle peut-êtrequi imprimera - à la fin du XIXe siècle sonprincipal caractère dans l'histoire de l'humanité.Il s'agit, en effet, d'un problème qui n'a jamais étéposé si haut dans l'ordre social et philosophique.Une société peut-elle vivre sans religionofficielle, sans appui surnaturel, sans préjugés,comme aurait dit Voltaire, en un mot en tiranttous ses principes d'action de la seule autorité dela science et de la raison ? Une telle conception,entrevue dès le XVIIe siècle, faisait frémird'horreur Bossuet et les hommes de son temps.Jusqu'à notre époque, peu de politiques en aucunpays ont osé l'envisager de sang-froid. Tel est

396

Page 397: Science et philosophie - Gloubik

cependant l'avenir vers lequel la France et bientôtsans doute avec elle toute l'Europe civilisée sontentraînées par un courant chaque jour plusirrésistible. Les mobiles fondamentaux desactions des hommes semblent avoir changé ; lesdogmes positifs des religions établies ont perdutoute créance, aussi bien parmi les gens instruitsque dans les masses ouvrières qui remplissentnos villes.

Qu'on l'approuve ou qu'on le blâme, qu'on s'enréjouisse ou que l'on s'en afflige, il n^en est pasmoins certain que les croyances religieuses nesont plus, comme autrefois, la base de l'ordresocial et de la moralité humaine ; et cependantles sociétés ne se sont pas écroulées dans ledésordre et la corruption. La somme de vertu etde dévouement qui est dans le monde n'a pasdiminué. Loin de là : l'histoire de notre tempsprouve que l'amour du bien, l'honneur, le goûtdes devoirs de famille, aussi bien que le respectdes devoirs publics, ne sont ni moins répandusdans les masses, ni moins efficaces dans les âmesd'élite : elles y ont même pris comme une dignitéet une noblesse plus haute, en rejetant l'appuitrompeur des opinions chimériques et dessuperstitions d'autrefois. Certes, il y a et il y auratoujours bien des défaillances, bien des fautes,bien des crimes dans les sociétés humaines. Mais

397

Page 398: Science et philosophie - Gloubik

la population de nos grandes villes n'a pas perdule sens de l'honneur et du dévouement, pours'être détachée des vieux dogmes. Au contraire, ilsemble que la moralité soit surtout une questionde race et d'éducation générale, plutôt que decroyances positives : les pratiques superstitieusesdes vieilles religions n'empêchent guère lesdéfaillances de leurs partisans. En fait, parmi lesraces du midi de l'Europe, elles paraissent plutôtdiminuer la moralité que la fortifier, enaffaiblissant le sentiment de la responsabilité.Mais la séparation entre la société purementcivile de l'avenir et les sociétés théocratiques dupassé n'est pas facile à accomplir.

Les naturalistes ont reconnu dans ces dernierstemps qu'il existe une classe de végétaux, leslichens, êtres complexes, formés par l'associationd'une algue, qui pourrait subsister par elle-même,et d'un champignon parasite, étroitemententrelacés. Ces deux êtres en sont venus à vivred'une vie commune, dans laquelle l'algue,dépouillée de son autonomie, suffit par samatière verte à entretenir la vie commune d'unêtre hybride.

On pourrait dire que c'est là l'image dessociétés humaines, envahies depuis tant desiècles par le parasitisme des religions. Le grandet original effort de notre temps est d'opérer le

398

Page 399: Science et philosophie - Gloubik

départ entre les éléments primordiaux del'humanité vivante, active et laborieuse, et ceuxdu parasite, greffés sur elle et entrelacés jusquedans les dernières profondeurs de noire viepublique et privée. Certes, un tel résultat nesaurait être atteint sans quelque déchirement, etsa poursuite exige la lenteur et la prudenceméthodique d'une opération chirurgicale.

Le succès définitif de l'entreprise, engagéedepuis le XVIe siècle, par des forces morales etintellectuelles de plus en plus prépondérantes, neparaîtra guère douteux au philosophe. Mais ilfaut éviter à tout prix la violence, qui estcontraire à la justice et qui provoque lesréactions ; il faut surtout éviter de froisser cesâmes délicates et pures, qui ont identifié leur ciremoral avec la vieille organisation théocratique,aussi bien que ces esprits honnêtes, prompts auvertige et hostiles aux brusques changements.

Aux uns, il faut faire comprendre que lasociété laïque est établie sur des bases plus largeset moins sujettes à trembler que les vieillesthéocraties. Aux autres, plus respectables encoreà mes yeux, il convient d'expliquer que la puretémorale qui les domine existe par elle-même,indépendamment de toute affirmation arbitraireet dogmatique. Ils seront à nous, le jour où ilsseront convaincus que la solidarité et la fraternité

399

Page 400: Science et philosophie - Gloubik

humaines constituent un idéal plus haut et plusprofond que la charité tant vantée des vieux âges.Mais évitons à tout prix de les blesser l par laviolence des compressions, ou par la brutalité descalomnies.

Étrange retour de l'histoire à Le catholicismeest aujourd'hui poursuivi des mêmes accusationsde bassesse et d'immoralité ; il est, disons-lefranchement, victime de ces mêmes calomniesqu'il a invoquées autrefois contre le vieux cultepoétique et naturaliste de l'antiquité. Dans lesdéclamations de la presse anticléricale, oncroirait parfois entendre comme un écho desinfamies reprochées au paganisme par Lactanceet par Tertullien. Les Pères de l'Église, eux aussi,ont abusé de ce procédé de polémique, quiconsiste à reprocher à un culte les sottises et lescrimes de quelques-uns de ses adeptes, à s'armerde l'ineptie des superstitions locales contre descroyances longtemps respectées, qui ont eu leurgrandeur et leur rôle dans l'histoire de l'humanité.Les mensonges à l'aide desquels le catholicismea ameuté les peuples pendant tant de sièclescontre les savants et les philosophes, lesaccusations imaginaires au nom desquelles il aimmolé tant de milliers de victimes au moyenâge, sont aujourd'hui retournées contre lui. Si lavoix qui demande du sang retentit encore parmi

400

Page 401: Science et philosophie - Gloubik

ses partisans les plus fanatiques, cependant lesvrais libres penseurs sont tenus à montrer plusd'impartialité qu'il n'en a jamais eu et àreconnaître le rôle utile qu'il a pu jouer autrefoisdans le développement moral de l'humanité.Mais cette haute justice fait partie des résultatsthéoriques de la science moderne. Dans lapratique, l'heure de la laïcisation est venue, etnotre société est sur le point de rompre sesderniers liens.

Hérold le comprit mieux que personne.Héritier des traditions philosophiques etpolitiques de notre siècle, il se jeta avec ardeurdans le mouvement destiné à assurer àl'instruction populaire son autonomie.

Ce mouvement a soulevé les protestations lesplus vives de la part des catholiques menacésdans une longue possession, qui jusque-là avaitété à peine troublée, même au temps de lamonarchie constitutionnelle de Louis-Philippe.En 1850, ils avaient fait consacrer légalementl'oppression de l'enseignement populaire. Noncontents de ce succès et prompts à saisir toutecirconstance favorable, ils avaient cimenté leurpouvoir, après 1870, par de nouveaux artifices,abusant de l'affaiblissement du gouvernementcentral et profitant de nos désastres mêmes.

401

Page 402: Science et philosophie - Gloubik

Un tel pouvoir ne pouvait durer, et le principemême de leur réclamation ne saurait être accepté.On ne saurait regarder comme une persécution laperte du droit de tyranniser les consciences. Il y alà une méprise, une duperie singulière, qui s'estproduite trop souvent dans l'histoirecontemporaine et dans laquelle notre génération,éclairée par les événements de 1850, ne sauraitretomber, « Nous vous avons demandé la liberté,s'écriait alors l'un des défenseurs les plusautorisés du cléricalisme, nous vous l'avonsdemandée, quand vous étiez au pouvoir, parceque c'était votre principe ; aujourd'hui nous vousla refusons, parce que c'est le nôtre ; nous nedevons tolérer que la liberté du bien. » Laisserl'indépendance à toutes les opinions, c'était, àl'écouter, insulter, opprimer la religion, et cetteplainte s'entend encore à Rome. Rome, en effet,est troublée par là dans ses pratiquestraditionnelles d'oppression. Le Compelle intrarea toujours été l'une des maximes fondamentalesde l'Église ; interrogez, même à l'heure présente,ses chefs les plus autorisés, et vous ne tarderezguère à les amener à avouer que « la dureté destemps » les oblige seule à y renoncer.

Telle n'est pas la devise de la civilisationmoderne ; mais elle a, au contraire, le devoir desauvegarder les pauvres, les enfants, les malades,

402

Page 403: Science et philosophie - Gloubik

les mourants, contre des habitudes traditionnellesd'oppression. C'est au nom de la liberté desconsciences qu'il importe de mettre un terme àune trop longue intolérance et de cesserd'imposer à tous les pratiques religieuses par leconcours du bras séculier, c'est-à-dire du pouvoircivil.

A ce point de vue, disons-le hautement, lacampagne entreprise par Hérold et par lesmunicipalités des grandes villes est légitime.Mais on doit veiller avec le plus grand soin à ceque l'exclusion des pratiques religieusesobligatoires, dans toute la série des actes de lavie civile, ne dégénère pas en provocation ou enpersécution contre des sentiments sincères, etdont on ne saurait méconnaître ni la légitimité nila grandeur morale. La limite est parfois délicateà tracer, et peut-être sous ce rapport des fautesont-elles été commises. Je veux parler del'enlèvement public des crucifix dans les écoles.Sur ce point, les ordres de Hérold avaient étédépassés, par zèle ou par maladresse : il lereconnaissait ; la maladie l'avait empêché desurveiller les détails d'une exécutionintempestive. La chose une fois faite, avec sarésolution naturelle, il eut la générosité decouvrir des agents qui l'avaient compromis.

403

Page 404: Science et philosophie - Gloubik

Mais, en désavouant quelques abus regrettables,il convient de maintenir le principe.

Posons nettement la question.Il ne s'agit pas de s'opposer à des actes

religieux que la conscience d'un citoyen regardecomme nécessaires, quelque opinion que l'onpuisse avoir soi-même à cet égard ; mais ilconvient d'empêcher qu'on en impose à tousindistinctement la pratique dans les lieux publics.Nous oublions trop vite le passé. Jusqu'à la fin duXVIIIe siècle, cette pratique était obligatoire,même dans la vie privée : chacun devait faire sesPâques et recevoir les derniers sacrements ; et laliberté du refus n'a pas été entière sous laRestauration. Aujourd'hui, la vie privée estdevenue libre ; mais les actes de la vie publiquesont demeurés enchaînés jusqu'à ces dernierstemps. La mairie, l'école, l'hôpital, le cimetièredoivent être séparés de toute attache religieuseobligatoire, c'est-à-dire qu'ils doivent êtrepurement laïques. Il convient de prévenirdésormais l'oppression du faible, du malade, del'enfant, si longtemps érigée en principe et enmaxime d'État dans les pays catholiques. Voilàl'œuvre à laquelle Hérold s'était voué et qu'il apoursuivie et à peu près entièrement accomplie àParis : ce sera l'un des caractères les plus

404

Page 405: Science et philosophie - Gloubik

marquants de son administration dans l'histoirede notre temps. Il y fut fidèle jusqu'à la mort.

V. -- La fin

Ainsi, après une longue suite de servicesrendus à la patrie, à la liberté, à la démocratie,Hérold était arrivé à Tune de ces situationsélevées qui permettent à un homme de jouer unrôle dans l'histoire et d'intervenir dans lesdestinées de son pays : ses ambitions étaientsatisfaites, ambitions légitimes qui avaient eupour mobile, non la poursuite de vains honneurset le désir stérile d'une autorité prépotente, maisl'amour du bien public et la volonté d'yconformer la direction des chosesadministratives. Mais, éternelle vanité desdesseins et des félicités humaines ! à peine avait-il eu le temps d'exercer cette direction, depuis silongtemps désirée, que les signes précurseursd'une fin prochaine apparurent, signes tropvisibles pour ses amis comme pour lui-même.

Le mal venait de loin. Dès 1875, une maladiegrave l'obligea de subir une suite d'opérations,auxquelles il eût succombé sans l'habiletéconsommée de son ami, le Dr Labbé. Sa fermeté

405

Page 406: Science et philosophie - Gloubik

ne fut jamais troublée par un danger dont il avaitpleine conscience, « Mon ami, me disait-il plustard, vous ne savez pas dissimuler ; je lisais jourpar jour sur votre visage inquiet la gravité demon état. » C'était le signe d'une affectionorganique profonde, le diabète, dont il étaitatteint à son insu depuis plusieurs années.

Il se rétablit pourtant, et il ne tarda pas à êtremis en demeure de déployer une activité plusgrande que jamais, lors des événements du 16mai. L'excitation de cette lutte sans relâche, où ilfut comme le centre du mouvement électoral dela France entière, le soutint contre des fatiguesaccumulées ; mais non sans user davantage lesressorts d'une constitution faiblissante. Une foispréfet, il se donna tout entier au travail de sanouvelle fonction, prolongeant jusqu'au milieude la nuit la lecture des dossiers et l'examen desaffaires.

C'est dans cet état de tension d'esprit qu'il futfrappé au cœur par la maladie et la mort de l'unde ses enfants, son jeune fils Georges, le préférépeut-être, à cause de sa ressemblance avec songrand-père le musicien. Cette jeune existence futfauchée dans sa fleur, à la suite d'une longue etdouloureuse maladie.

Hérold ne se consola jamais de cette perte.Depuis, sa santé demeura toujours languissante.

406

Page 407: Science et philosophie - Gloubik

Il s'enfonça dans un travail redoublé, pourétourdir sa douleur, « Je le vois sans cesse devantmoi, disait-il, dès que je cesse de travailler. »

En vain, il chercha à relever ses forces par desséjours aux eaux de Vais, la vallée aux volcanséteints, aux chaussées basaltiques. Tune desrégions les plus pittoresques de la France ; pardes voyages en Italie, pays de prédilection pourcet esprit artistique, et où il avait retrouvé plusd'une fois le calme intellectuel et moral, sidifficile à conserver dans les surexcitationsincessantes de la vie parisienne.

L'hiver de 1879 à 1880 amena un déclindéfinitif. Atteint d'une bronchite grave et tenace,il consentit à peine, vers le printemps, sur lesinstances réitérées des siens, à prendre quelquessemaines de congé qu'il passa à Arcachon. Cettenature diligente, peu encline à la contemplationphilosophique, ne pouvait supporter la solitude.H ne savait pas s'absorber dans la nature etretremper dans la vue une et changeante deschoses les ressorts de sa vie morale. Il avait, pourse soutenir, besoin d'une activité obligatoire.

Il revint bientôt à Paris, un peu ranimé par lerepos et la douceur du climat du Midi, mais sansse faire d'illusion sur la gravité d'un étatphysiologique qui devenait chaque jour plusmenaçant.

407

Page 408: Science et philosophie - Gloubik

Il eût pu vivre sans doute quelques années deplus, s'il eût consenti alors à tout quitter, avantque l'affaiblissement de ses organes, minéssourdement par la maladie, devint irréparable. Ace moment critique, quelques-uns de ses amis,sollicités par le calme avec lequel il envisageaitson état, osèrent lui dire franchement la péniblevérité.

« Non, sans doute, répondit-il, il ne me plaîtpas de mourir avant l'heure, en laissant mafamille sans appui, mes enfants non élevés. Maisj'ai entrepris une œuvre que je veux poursuivrejusqu'au bout. Je resterai et j'attendrai madestinée, à Parmi ceux qui ont goûté cet âprefruit de la politique active, il en est peu qui aienteu la résignation de s'en détacher d'eux-mêmes etsans y être obligés par la nécessité.

Ainsi Hérold refusait de se retirer de l'arène oùil avait combattu ce grand combat, qui dure etqui durera éternellement entre l'esprit nouveau etles vieilles tyrannies, entre la science moderne etl'ignorance traditionnelle, entre la libre pensée etla superstition. A dater de ce jour, la funèbrequestion ne fut plus posée entre nous. Quelquesallusions voilées, parfois l'échange d'un sourireattristé montraient cependant que cette penséeétait toujours présente au fond de son esprit.Cette nature vaillante n'en jouissait pas moins

408

Page 409: Science et philosophie - Gloubik

jusqu'au bout des derniers jours de son activité. Ilsentait la mort venir lentement, avec cet espritrésolu qu'il avait porté dans tous ses actes ; cen'était pas sur lui-même qu'il s'affligeait, mais sursa femme, sur sa sœur, qui contemplaient lesprogrès du mal avec une tristesse inexprimable.Mais pour lui-même il avait la sérénité du sage,qui accomplit son devoir et poursuit son œuvrejusqu'au bout, prêt à se coucher dans le sillonpour y mourir, sans vaine plainte et sans vaineespérance.

Cependant son esprit pratique et naturellementoptimiste ne s'arrêtait pas longtemps sur sessombres perspectives ; il ne croyait pas d'ailleursle terme si prochain. Ce terme apparut dès lecommencement de décembre aux compagnonsaffectueux qui observaient le malade avec lasollicitude d'une tendresse inquiète. L'échecmême de sa candidature de sénateur inamoviblene l'affecta pas plus qu'il ne convient, et nul motne sortit de sa bouche, qui trahit l'amertumecausée par la trahison d'anciens amis et laméconnaissance des longs services rendus à lacause républicaine. Il regardait son avenirpolitique avec plus de confiance peut-être que ladurée même de sa vie. Quelques jours avant samort, il me parlait encore de sa candidature dansles Pyrénées Orientales, dernier sourire

409

Page 410: Science et philosophie - Gloubik

d'espérance qui éclaira son intelligence près des'obscurcir.

Il travaillait encore ce jour-là, courbé sur desdossiers que ses yeux affaiblis avaient peine àlire et s'occupant du personnel des hôpitauxconfiés ses soins. Mais ce fut le suprême éclairde volonté.

VI. — les funérailles

Il s'éteignit le 1er janvier 1882, vers le matin,attristant à jamais cet anniversaire pour safamille et ses amis désolés. Il avait demandé queses obsèques fussent accomplies en écartant lapompe des cérémonies officielles : son vœu a étérespecté, sans pourtant refuser à sa mémoire uneconsécration en harmonie avec la direction et lalogique générale de sa carrière. Pour la premièrefois, l'armée de Paris fut associée dans sesprincipaux représentants à un enterrement civil.L'approbation sympathique du peuple parisien,dont il avait été le serviteur dévoué, s'y joignitavec une touchante spontanéité. De temps entemps, du sein de cette population accourue pourrendre un dernier hommage au préfet qu'elleaimait, il s'échappait sur le trajet du convoi le cri

410

Page 411: Science et philosophie - Gloubik

de Vive la République ! comme pour attesterjusqu'au bout la cause à laquelle Hérold s'étaitdévoué. Un dernier mot d'adieu, par Pelletan, arappelé sur sa tombe que ce républicain, cephilosophe, cet homme politique ennemi de toutpréjugé, avait été le modèle des vertus publiqueset privées. C'est là, en effet, l'un des caractères denotre époque ; le dévouement, ledésintéressement, l'élévation morale dans leurplus haute expression, loin d'accompagner d'unemanière nécessaire les partisans des anciennescroyances, sent de jour en jour pins rares parmieux, pour devenir le patrimoine des amis duprogrès et de l'humanité.

411

Page 412: Science et philosophie - Gloubik

Les savants pendant le siègede Paris

1872Quand vint le siège de Paris, dernière étape de

nos défaites, on se tourna vers la science, commeon appelle un médecin au chevet d'un maladeagonisant. Le concours de l'esprit et de laméthode scientifiques eût été sans doute plusefficace si on l'eût invoqué depuis de longuesannées pour organiser les forces matérielles etmorales de la France : nos ennemis l'ont fait,mais on n'a pas encore su leur ravir le secret deleur puissance.

Quoi qu'il en soit, le dévouement des savantsauxquels on faisait appel in extremis n'a pasmanqué à la patrie. Les nombreux comitésinstitués dans ce péril suprême ont donné leurtemps, leur santé et leur intelligence, sans mesureni réserve. S'ils n'ont pas sauvé la patrie d'undésastre, rendu inévitable par la destruction déjàaccomplie de notre organisation militaire, ils ontpourtant imprimé au siège de Paris quelques-unsdes caractères qui le distingueront dans l'histoire.

412

Page 413: Science et philosophie - Gloubik

On n'avait pas encore vu cette merveille d'unecorrespondance méthodique, entretenue par uneville investie, à l'aide des ballons et des pigeons,avec le concours de la photographiemicroscopique : œ sera la légende de l'avenir,comme ce fut l'objet de l'étonnement et de lafureur de l'ennemi, attestés par de cruelles etimpuissantes menaces.

C'est grâce à la science que l'on a pu fondredans Paris ces quatre cents canons de campagned'un nouveau modèle, supérieurs en portée auxcanons prussiens et qui, du haut du plateaud'Avron, tinrent pendant un mois les Allemandsen échec sur la route de Chelles.

C'est grâce à la science que la fabrication de ladynamite, presque ignorée en France, a pu êtreimprovisée, sans ressources spéciales et dans lesconditions en apparence les plus défavorables ;c'est grâce à la science que la lumière électriquea joué, dans l'éclairage nocturne des travaux dedéfense, un rôle inattendu et dont l'emploiméthodique a rendu toute surprise impossible.C'est grâce à la science et aux moyens nouveauxenseignés par elle pour la défense des brèchesque toute tentative d'assaut fut épargnée à la villeassiégée : cette tentative eût sans doute abouti àquelque grand désastre pour nos adversaires.

413

Page 414: Science et philosophie - Gloubik

Mais il faudrait un volume tout entier pourénumérer les efforts et le dévouement de tant desavants patriotes.

Efforts infructueux ! l'œuvre de la faim...sævior armisaccomplit ce que la force armée n'avait pas osé

faire.J'ai présidé l'un des comités, appelés dans le

danger suprême : « le Comité scientifique pour ladéfense de Paris,» institué le 2 septembre 1870près le ministère de l'instruction publique, par M.Brame, maintenu33 et encouragé par M. JulesSimon, après la proclamation de la République.

Nous avons fourni comme les autres, jour parjour et sans nous lasser, notre contingent debonne volonté, de labeur et de patriotisme. Jepourrais raconter nos travaux ; mais il neconvient guère après la défaite, de faire l'histoiredétaillée des efforts qui n^ont pas abouti.

Si j'ai cru devoir rappeler ces faits, c'est afind'expliquer comment nous nous sommes trouvésécartés de la direction première de nosexpériences. Adonné, dès mes débuts dans la vie,au culte de la vérité pure, je ne me suis jamais

33 Le Comité se composait de MM. d'Alméida, Breguet, Frémy,Jamin, Ruggieri, Schutzenberger. Sur ma demande, on nousadjoignit un second comité, dit de Mécanique, composé de MM.Delaunay, président ; Cail, Claparède, Gévelot et Rolland.

414

Page 415: Science et philosophie - Gloubik

mêlé à la lutte des intérêts pratiques qui divisentles hommes : j'ai vécu dans mon laboratoiresolitaire, entouré de quelques élèves, mes amis.Mais, pendant la crise suprême traversée par laFrance, il n'était permis à personne de demeurerindifférent ; chacun a dû apporter son concours,si humble qu'il pût être. Voilà comment j'ai étéarraché à mes études abstraites et j'ai dûm'occuper de la fabrication des canons, despoudres de guerre et des matières explosives. J'aitâché de faire mon devoir, sans partager leshaines étroites de quelques-uns contrel'Allemagne, dont je respecte la science, enmaudissant l'ambition impitoyable de ses chefs.

Nos travaux mêmes ont été présentés au publicsous cette forme générale et purementrationnelle, qu'un savant doit s'efforcer de donnerà ses publications, convaincu que la grandeur dela civilisation consiste à n'être assujettie à aucunpréjugé de personne, de race ou de nationalité.Toute vérité, découverte sur un point du globe,profite à l'humanité tout entière. Puisse cetteguerre funeste, et les iniquités qui en ont marquéla déclaration comme le dénouement, n'avoir pasaffaibli dans les intelligences la notion du rôleidéal de la science !

415

Page 416: Science et philosophie - Gloubik

Un chapitre du siège de paris :les essais scientifiques pourrétablir les communications

avec la province et lacorrespondance électrique par

la Seine

I.

La mort de M. Desains, professeur dephysique à la Sorbonne, a réveillé, il y aquelques mois, le souvenir déjà lointain de l'undes épisodes les plus curieux et les moins connusdu siège de Paris, celui des tentatives pour établirune correspondance électrique par la Seine entrela ville bloquée et le reste de la France. Les récitsqui en ont été faits jusqu'ici sont obscurs etpresque légendaires : peut-être n'est-il pas inutiled'en donner une idée plus exacte. L'histoire deces essais présente, en effet, un double intérêt :d'un côté, elle soulève un problème scientifique,qu'ils n'ont pas résolu et qui n'est même pas

416

Page 417: Science et philosophie - Gloubik

éclairci à l'heure présente ; tandis que, à un autrepoint de vue, elle est caractéristique de l'étatmoral étrange que la France et Paris offraientdans cette triste et terrible époque.

Si la pensée m'est venue de retracer cettehistoire, c'est que j'en ai une connaissance toutepersonnelle. J'étais président du Comitéscientifique de défense, qui proposa augouvernement d'envoyer en province M.d'Alméida pour tenter l'aventure ; et j'étais l'amiparticulier de ce savant patriote, qui risqua sa viepour poursuivre la solution pratique d'unproblème à peine ébauché en théorie, mais dontle résultat pouvait être capital : nous étionsréduits à un état trop critique pour laisser perdreaucune chance, si chimérique qu'elle eût puparaître en temps ordinaire. Ce n'est pas la seuleque nous ayons tentée ; mais il ne convient deparler aujourd'hui que des essais ayant pour butde rétablir les communications entre la provinceenvahie et Paris investi. Je possède desdocuments précis à cet égard, dans mes notesrecueillies au jour le jour, depuis le 2 septembre1870 jusqu'à la fin du siège, ainsi que dans lerapport inédit par lequel d'Alméida rendit plustard compte de sa mission au gouvernement : M.Janet, notre ami commun, a bien voulu m'encommuniquer la minute. Rappelons d'abord

417

Page 418: Science et philosophie - Gloubik

l'objet de cette mission et les conditionsmatérielles et morales dans lesquelles elle futaccomplie. Il s'agit du siège de Paris, l'une desentreprises de résistance les plus désespérées quiaient jamais eu lieu dans l'histoire des peuples.Cette , entreprise, qui frappa l'Europed'étonnement, s'explique par le caractère deshommes appelés à succéder à l'Empire.

II

La génération qui entre aujourd'hui dans la vieet qui se précipite ardemment dans l'actionpolitique et dans les âpres compétitions duprésent a déjà quelque peine à se représenterl'état psychologique de celle qui l'a précédée et ladouleur profonde qui a empoisonné notre vie.Nous aussi^ nous avions rêvé d'avoir notre jouret notre heure de direction. Vaincus dans notrejeunesse, le cœur tout rempli des grandesespérances déçues de 1848, après le longabaissement moral de la France, nous voyionsenfin arriver le moment où l'énergieindestructible des forces libérales qui entraînentle monde amenait le terme du régimed'oppression et de réaction qui nous avait

418

Page 419: Science et philosophie - Gloubik

accablés. Mais, plutôt que décéder au courantintérieur de l'opinion, le parti obstiné quientourait Napoléon III préféra jeter la nation,peut-être malgré la volonté même d'un souverainindécis, dans la guerre étrangère. On sait ce quisuivit. Hélas ! l'héritage qui nous étaitmaintenant laissé, c'était l'horreur de la défaite etla ruine de la patrie ! Quinze ans sont écoulésdepuis : l'amertume de ces souvenirs est restéeaussi brûlante dans nos cœurs qu'aux premiersjours. Quand l'Empire disparut de lui-même,comme un décor englouti, son chef étaitprisonnier, et nul de ses partisans ne se présentapour revendiquer un pouvoir déshonoré. C'estalors que la République fut proclamée, comme leseul gouvernement qui pût encore défendre lapatrie. à ce moment, la lutte contre l'ennemi étaità peu près sans espérance. Nous la poursuivîmescependant. Notre race est trop fière pour serésigner à l'humiliation sans jeter un suprêmedéfi à la destinée. Mais il fallait justifier cettetémérité, sinon par le succès, du moins par lagrandeur héroïque des derniers sacrifices. Plusd'une illusion se mêla sans doute aux entreprisessérieuses : celles-ci, même les plus réfléchies,n'étaient pas destinées à une réussite finale. Aussile récit des épisodes de cette période n'est-ilguère que l'histoire des forces inutiles et des

419

Page 420: Science et philosophie - Gloubik

dévouements perdus : perdus en apparence dumoins, et quant à leur objet prochain.

Que d'actes admirables accomplis en silencependant le siège de Paris à J'ai vu un ingénieurdes mines, d'une haute instruction et d'un esprittrès cultivé, s'installer au sommet de l'une destours de Saint-Sulpice, y vivre dans la solitudeaustère d'un stylite d'autrefois, sans autreespérance que d'apercevoir un signal lointain,qu'il avait l'ordre de guetter et qui n'est jamaisvenu. J'ai \u l'ingénieur Descos, qui était naguèrel'aide dévoué du physicien Regnault dans sesrecherches les plus délicates, et qui mourut un anaprès, des suites des misères du siègestoïquement supportées, — j'ai vu Descos passersa vie au milieu des boyaux deschampignonnières, établies dans les galeriesabandonnées des carrières de pierre de taille,sous la plaine de Clamart. Il avait relevé le plande ce réseau souterrain et il s'occupait d'en percerles impasses irrégulières et de les relier en unsystème continu, dans l'espérance de pouvoirquelque jour surprendre l'assiégeant ou détruireses travaux. Un jour même, il crut avoir réussi .En compagnie du colonel Laussedat, nouscheminâmes ensemble sous terre, pendantplusieurs kilomètres, dans la pensée de fairesauter les batteries de Châtillon. J'ai assisté à

420

Page 421: Science et philosophie - Gloubik

bien des dévouements obscurs, qui n'attendaientet n'ont jamais recherché d'autre satisfaction quecelle d'une conscience désintéressée. Nulle partce désintéressement ne s'est mieux manifesté quedans les essais de correspondance entre Paris etla province : on y jouait continuellement sa vieen silence ; nulle part ne se retrouve davantage lesentiment du devoir patriotique qui animait lesFrançais. Pourquoi donc ces essais obstinés, cettevolonté inflexible de réussir à tout prix ? C'estque le salut de la patrie dépendait durétablissement des communications.

III

C'est dans son unité et sa forte centralisationque réside surtout la puissance de la France. Unmécanisme savant, organisé et perfectionné sanscesse depuis des siècles, en réunit les provinces àla capitale. Les citoyens les plus habiles et lesplus instruits, appelés de toutes les parties dupays par le jeu des institutions, se trouvent réunisà Paris. Ils donnent l'impulsion et le reste suit,façonné par une longue habitude. Séparer Parisdes départements, c'est en quelque sorte étranglerla France ; c'est l'opération la plus terrible et la

421

Page 422: Science et philosophie - Gloubik

plus efficace que l'on puisse exécuter contrenous. Dès la fin du règne de Louis XIV, Vaubanredoutait la prise de la capitale.

Mais nul ennemi n'était parvenu à en tenterl'investissement jusqu'à l'année 1870.

Les Prussiens osèrent l'entreprendre, enhardispar la destruction et par le blocus de toutes nosarmées. Ils espéraient d'abord que Paris,abandonné sans défense, se rendrait à leurarrivée, comme l'avaient fait Vienne, Berlin, etParis lui même, au début de ce siècle : c'était lanouvelle tactique inaugurée par Napoléon Ier. Autemps de Louis XIV, on n'eût pas osé attaquerune capitale, avant d'avoir conquis tout le paysdont elle était le centre. Les grands siègesd'autrefois, ceux de Carthage, de Jérusalem, deConstantinople, avaient toujours été précédés parcette conquête préliminaire, qui assurait lesuccès, en rendant impossible la formation depuissantes armées de secours. Napoléon Ier eutl'audace de marcher droit sur les capitales, deuxfois avec succès ; la troisième tentative amena saruine. Mais ni Vienne, ni Berlin, ni Moscou n'ontrésisté à l'agresseur. C'était une chose nouvelledans l'histoire du monde que de prétendre à lafois assiéger la capitale d'un pays et tenir tête à lanation en armes. Les Prussiens n'y pensaient pasau début. Ils croyaient, je le répète, soumettre

422

Page 423: Science et philosophie - Gloubik

Paris et terminer la guerre d'emblée. Surpris decette résistance inattendue d'une ville sans année,ils résolurent d'isoler Paris du reste de la France,de façon à rendre impossible toute nouvelleorganisation militaire. En effet, au moment del'investissement, les cadres matériels et lesderniers officiers étant enfermés dans Paris, iln'existait plus au dehors ni armées constituées, niadministration pour en former de nouvelles.Voilà où la criminelle inaction de l'armée deMetz et la folle tentative de l'armée de Sedannous avaient réduits !

Pour les Français, au contraire, la résistance deParis ouvrait une nouvelle période. C'était uncoup de désespoir, qui permettrait peut-être detirer parti des ressources nationales, affaibliesmais non anéanties ; de lever tous les hommes enétat de combattre et de les organiser en nouvellesarmées. La chose aurait pu se faire suivant desrôles établies d'avance, si l'action de Paris sur laFrance s'était exercée sans discontinuité. Cetteimpulsion centrale interceptée par le blocus, ils'agissait de la rétablir à tout prix.

La nécessité de la correspondance entre lacapitale et la province n'était pas moins grande,au point de vue même du maintien de l'énergiemorale et de l'ordre intérieur dans Paris. Chacunse rappelle combien fut douloureuse cette

423

Page 424: Science et philosophie - Gloubik

privation des nouvelles générales et privées,prolongée pendant des mois. Les événements dudehors ne nous étaient communiqués que par desdébris de journaux, recueillis aux avant-postes etdont on publiait les moindres fragments en lescommentant avec la subtilité des épigraphistesétudiant une inscription antique. Les Prussienscomptaient bien sur l'effet d'une semblableépreuve pour troubler et démoraliser les esprits.

On voit par là comment le premier et le plusgrave problème qui se posa devant leGouvernement de la Défense nationale Tut leproblème des communications et de lacorrespondance réciproque entre Paris et laprovince. Tout devait être essayé dans cet ordre,même l'impossible et le chimérique.

IV

Autrefois, pour atteindre un tel but, on neconnaissait guère qu'un seul procédé : celui desexprès se glissant à travers les lignes,transportant les ordres au dehors et rapportant lesnouvelles. Mais c'est là un procédé lent, peu sûret peu efficace. Un ennemi vigilant a toujoursréussi à intercepter presque complètement ce

424

Page 425: Science et philosophie - Gloubik

genre de communication. S'il est incontestableque quelques individus — j'en ai connu moi-même — ont réussi à rentrer dans Paris à traversles lignes prussiennes, il n'est pas moins sûr quele nombre a été fort petit, et tout à fait insuffisantpour entretenir des communications régulières.Certaines personnes avaient pourtant gardé à cetégard des doutes pendant le siège, convaincuesque le gouverneur de Paris conservait quelquemode secret de communication avec le dehors,mais qu'il le dissimulait à ses collègues, dans lacrainte de le compromettre par suite desindiscrétions. J'ai eu l'occasion d'interroger à cetégard, il y a peu d'années, le général Trochu àTours, où il vit dans la dignité stoïque d'uneretraite silencieuse ; mais il m'a affirmé n'avoirjamais eu de système d'espionnage organisé àtravers les lignes d'investissement. La choseétait, d'ailleurs, à peu près impossible.

Les procédés d'autrefois étant paralysés, ils'agissait de savoir si l'on pouvait trouver dans lascience moderne quelque méthode nouvelle, pourcommuniquer au loin et à travers l'ennemi. Ce futla première question soumise par legouvernement au Comité scientifique de défense,le 3 septembre, jour de sa constitution. Le siègede Paris était imminent et la ferme résolution desParisiens déjà déclarée de toutes parts ; la

425

Page 426: Science et philosophie - Gloubik

proclamation de la République, qui eut lieu lelendemain, affirma hautement cette résolution.

Nous nous mimes à l'œuvre aussitôt, pourexaminer les procédés de correspondance déjàproposés et pour en imaginer nous-mêmes denouveaux. Ce sont ces essais persévérants dont jevais retracer l'histoire.

Parmi les diverses méthodes decorrespondance scientifique, il en est une, eneffet, proposée de divers côtés, qui fut bientôtadoptée et mise en pratique. On reconnut qu'ilétait facile de sortir de la ville et de s'en éloignerau moyen des ballons, qui transmettraient à laprovince les avis et les ordres. L'ennemi, furieuxde voir ainsi forcer le blocus, tenta en vain des'opposer au départ des ballons ; mais on nemanqua pas un seul jour d'hommes intrépides,prêts à braver les dangers de l'air et les menacesde l'ennemi.

Le retour des nouvelles était plus difficile :pour l'obtenir par la même voie, il eut fallusavoir diriger les ballons. Des essais furentexécutés dans ce sens et l'on construisit même unballon spécial, en forme de poisson, diaprés lesindications d'un aéronaute nommé Vert. Mais ilne se pressait guère, et le ballon n'était pas finiquand Paris capitula. Le problème, d'ailleurs,n'est pas encore résolu, bien qu'il ait fait depuis

426

Page 427: Science et philosophie - Gloubik

de grands progrès, par suite des travaux deDupuy de Lôme et du capitaine Renard. Ce futpar un autre procédé que l'on réalisa le retour desdépêches, fort incomplètement à la vérité : ce futà l'aide des pigeons voyageurs, porteurs dephotographies microscopiques. L'emploi despigeons avait déjà eu lieu dans des siègesanciens, mais accidentellement et sans établir unéchange régulier de correspondances. Quant auxphotographies microscopiques, nous lesproposâmes dès le 3 septembre et elles netardèrent pas à être réalisées, principalementgrâce à l'habileté d'un artiste dévoué, M. Dagron.Le problème des communications trouva ainsi,par le concours des ballons, des pigeons et de laphotographie, une première solution : ce futmôme la seule qui réussit à être mise enpratique ; malheureusement elle était imparfaite,rare et irrégulière.

V

Nous tentâmes autre chose et nouspoursuivîmes des essais variés dans quatredirections principales : les engins flottants, les

427

Page 428: Science et philosophie - Gloubik

systèmes acoustiques, les systèmes optiques, lessystèmes électriques.

On essaya d'utiliser par des engins flottants lefleuve qui traverse Paris et d'y introduire desnouvelles. Les intérêts particuliers avaientprécédé : il parait que la maison Menier a reçupar cette voie des bouteilles cachetées, expédiéesde son usine de Noisiel, sur la Marne. Mais lesPrussiens établirent bientôt des barragessuperficiels et des filets, de façon à intercepter cegenre primitif de correspondance. Les cruessubites du fleuve mirent plus d'une fois lesbarrages en défaut. Cependant ce procédé eut ensomme peu d'efficacité.

On avait pensé aussi à jeter, à la surface de laSeine, de légers bâtons flottants, dont les formeset les longueurs relatives, réglées à l'avance,auraient représenté un système de signauxconvenus. En raison de leur multitude et desvariations continuelles du niveau du fleuve, uncertain nombre auraient eu chance d'échapperaux barrages de l'ennemi. Les employés de lanavigation, munis d'instructions spéciales,devaient les récolter à Port-à-l'Anglais, au-dessusde Paris. Le temps manqua pour étudier etrégulariser un procédé facile à mettre enpratique, mais d'un succès douteux.

428

Page 429: Science et philosophie - Gloubik

Un perfectionnement plus ingénieux consista àconstruire des boules creuses, munies d'aubesdestinées à leur communiquer l'impulsion ducourant. En les lestant convenablement, de façonà les maintenir au fond de l'eau, avec une densitépresque égale A ce liquide, on obtient un systèmed'une extrême mobilité, que la moindreimpulsion soulève et fait nager entre deux eaux.En fait, la boule suit en général le fond. Or, enraison des irrégularités de celui-ci, irrégularitéssans cesse variables, par le fait du courant mêmequi creuse incessamment le tour de chaqueobstacle, ces boules sont difficiles à arrêter àl'aide des filets ou des barrages. Elles cheminenttoujours ; tantôt elles finissent par passer sous lesfilets, ou bien elles remontent, par l'impulsionmême de l'eau, au-dessus des barragessubmergés. Les variations de niveau provenantdes crues en favorisent le passage. Un systèmede pieux resserrés et s'élevant au-dessus de l'eau,de façon à dominer les plus hautes crues, seraitseul efficace pour les intercepter. Mais cesystème est long à installer. Malheureusementces boules ne furent fabriquées que très tard : àl'époque où on les eut en mains, la Seine, déjàgelée, n'aurait guère pu les transporter. Ellesoffrent, d'ailleurs, les mêmes difficultés pourl'assiégé qui veut les récolter que pour

429

Page 430: Science et philosophie - Gloubik

l'assiégeant qui se propose de les arrêter.Quelques boules de ce genre ont été lancées, eneffet, sur la Seine ; mais je ne sache pas qu'uneseule soit parvenue à destination. Par contre, onen a retrouvé une, dix mois après, près du Havre,à l'embouchure de la Seine ; rien n'avait pu lafixer en route.

Les barrages et les filets retiennent les objetsflottants, même entre deux eaux ; mais rienn'arrête les matières dissoutes. De là le projetd'un procédé chimique de correspondance. S'ilétait possible de jeter dans la Seine, à desintervalles réglés, deux ou trois substancessolubles différentes, n'existant pas naturellementdans les rivières, et susceptibles d'être accuséespar des réactifs suffisamment sensibles, onpourrait espérer constituer par le jeu de cesalternatives un système de signaux et, par suite,de langage que personne ne saurait empêcher. Lachose fut étudiée. Peut-être serait-elle possiblesur un étroit cours d'eau ; mais la masse des eauxroulées par la Seine est trop grande. Il en résulteque la matière soluble est disséminée bientôtdans une quantité de liquide telle, qu'elle arrive àune atténuation échappant à toute analyse.D'après les calculs exécutés à cette occasion, ileût fallu jeter dans la Seine à Corbeil, chaquefois, plusieurs centaines de kilogrammes de la

430

Page 431: Science et philosophie - Gloubik

matière soluble, choisie parmi les solutionsmétalliques les plus sensibles, pour pouvoir lareconnaître facilement et sans retard à Paris.Encore les intervalles de ces projections auraient-ils dû être très longs, la diffusion mélangeant leseaux, de telle façon que le passage de la masseprincipale dissoute à travers Paris eût exigéplusieurs heures, peut-être plus d'un jour. C'étaitencore là un espoir sans réalité.

Les systèmes acoustiques furent aussi étudiés.Le bruit de la canonnade et des explosions peutêtre entendu jusqu'à une certaine distance. Lessignaux fondés sur le nombre de coups de canonet leurs intervalles sont usités dans la marine.Toutefois, lorsque le bruit est transmis par Pair,cette distance ne s'élève pas au delà de quelquesdizaines de kilomètres, dans les conditions lesmeilleures. Or le pays ne tarda pas à être occupéautour de Paris par l'ennemi dans un rayon siétendu, que le son même du canon ne pouvaitplus parvenir par l'air. Il arrive cependant encorepar l'eau des cours d'eau et surtout par la terre, etil arrive de distances incomparablement plusgrandes que pur l'air : surtout quand il est produitpar le tir simultané de batteries entières. Onprétend que la bataille de Waterloo a été ainsiconnue à Paris, le jour même où elle fut livrée.Un renseignement qui parait plus certain, c'est

431

Page 432: Science et philosophie - Gloubik

que l'on perçut à Paris, pendant le siège de 1870,le bruit lointain de la canonnade, le jour de labataille d'Orléans. On avait donc pensé à utiliserce mode de communication. Mais lescirconstances ne permirent pas de le soumettre àun examen systématique et de définir les règlesde son emploi. Peut-être aurait-il abouti àquelque résultat.

Les signaux optiques donnèrent desespérances moins vagues. S'ils eussent étéétudiés à l'avance, et surtout s'ils eussent été misen œuvre avec un dévouement complet et unediscrétion inflexible, il n'est pas douteux qu'ilsn'eussent réussi. On sait, en effet, qu'à la suite dusiège de Paris, ils sont entrés dans la pratiquecourante des expéditions militaires.

Le problème se pose à cet égard de deuxmanières bien différentes, suivant que lescommunications ont lieu entre deux points donton est maître ; ou bien qu'elles sont destinées àêtre transmises à travers un pays occupé parl'ennemi.

Dans le premier cas, rien n'est plus simple, dumoins quand le temps est clair. Les signaux defeu, visibles surtout la nuit à plusieurs dizainesde kilomètres, étaient déjà usités chez les Gauloiset chez chez les anciens ; les Arabes en Algérieles emploient encore couramment. Les phares ne

432

Page 433: Science et philosophie - Gloubik

sont autre chose que le perfectionnement de ceprocédé.

Les signaux de jour, plus faciles encore àinstituer, avaient abouti à l'ancien télégraphe,transmettant des signaux méthodiques à desstations établies à l'avance.

Mais, au moment du siège les points voisinsde Paris étaient occupés jusqu'à des distancestelles, que les procédés anciens cessaient d'êtrepraticables. On proposa d'abord de les étendre àdes distances plus grandes et sans stationsspéciales, par une autre méthode, qui consiste àlancer au zénith le rayon d'un puissant foyerélectrique. L'illumination qui en résulte estvisible, la nuit, par un beau ciel, jusqu'à unedistance de 80 kilomètres. La succession de ceséclairs et la durée de leurs alternances peuventdès lors donner lieu à un système de signaux,d'après des conventions faciles à concevoir. —Dans les premiers temps du siège, et tant que lecercle du blocus ne fut pas trop étendu, cesystème eût été encore praticable. Maisl'agrandissement croissant du cercle envahiobligea à diriger les recherches dans un autreordre d'idées.

Au lieu de lancer à travers l'atmosphère, àpartir d'une station connue, des signaux optiquesvisibles de tous, on proposa, au contraire,

433

Page 434: Science et philosophie - Gloubik

d'échanger ces signaux d'une façon secrète ettelle que nul, en dehors des initiés, ne pût lessoupçonner. On conçoit qu'en temps ordinaire, ilserait facile à un homme de se placer sur laterrasse de Saint-Germain ou sur quelque autrepoint découvert des coteaux qui entourent Paris,et d'échanger des signes arrêtés à l'avance avecune personne placée sur le mont Valérien, parexemple. Chacun des deux observateurs, munid'une longue vue, apercevra les gestes de soninterlocuteur, et les objets convenus, qu'il pourratour à tour cacher ou mettre en évidence. Entemps de guerre même, ce procédé sérail encorepraticable. La terrasse de Saint-Germain n'a pascessé d'être ouverte aux promeneurs pendant lesiège de Paris, et alors que la ville de Saint-Germain était occupée par les Prussiens.Toutefois, c'eût été supposer à l'ennemi uneétrange naïveté et un grand défaut de prudenceque de croire qu'un tel échange de signes, faitdans un lieu public, fût demeuré longtempsinaperçu ; son auteur n'eût pas tardé à être arrêtéet fusillé. A la vérité, on eût peut-être pul'organiser avec une personne habitant sa propremaison et correspondant de l'une de ses fenêtres,si le secret eût été susceptible d'être gardé.

Ce fut, en effet, à une idée analogue mais plusparfaite que l'on s'arrêta ; je dis plus parfaite,

434

Page 435: Science et philosophie - Gloubik

parce que les précautions étaient prises pourcorrespondre à longue distance, sans qu'aucunintermédiaire pût apercevoir ou mêmesoupçonner les signes de cette correspondance.Elle reposait sur le système des lu nettesconjuguées, proposé par M. Maurat, professeuran lycée Saint-Louis. En deux endroits situés,l'un dans l'intérieur de la ville assiégée etspécialement dans un fort, l'autre au dehors etdans une mai-, son privée, on installe deuxbonnes lunettes et on les règle en sens inverse,suivant le même axe optique, de façon àconjuguer leurs foyers. Cela fait, il suffit de faireapparaître un point brillant, une lampe, parexemple, en arrière de l'une des lunettes et detransmettre un pinceau de rayons parallèles émispar ce point et limités par des diaphragmes, pourque l'image du point se manifeste au foyer del'autre lunette. En arrêtant à l'avance lesconventions relatives au nombre des apparitionsde l'image et à la durée des intervalles, il estfacile d'obtenir un système complet de signaux.Si l'on place la lunette dans la profondeur d'unechambre, les signaux sont invisibles pour toutautre que les deux observateurs ; sauf le cas où laligne optique suivant laquelle ils sont dirigésviendrait à raser le sol. Or cette conditiondéfavorable peut être, en général, évitée. Dans le

435

Page 436: Science et philosophie - Gloubik

cas même où elle aurait lieu, par malchance, ilsuffirait de masquer par un étroit diaphragme laligne de visée de l'observateur placé en ce pointdu sol : du moment où il cesse d'être aperçu de lapersonne qui regarde dans la lunette, il cesse enmême temps de pouvoir apercevoir le rayonlumineux lancé par celle-ci.

Ce procédé de correspondance est excellent etpraticable les jours clairs, jusqu'à dix ou quinzekilomètres au moins. Mais il exige une discrétionabsolue de part et d'autre, si l'on veut éviter quel'observateur situé dans l'intérieur des lignesennemies soit soupçonné et saisi. Deuxcirconstances surtout rendent cette discrétiondifficile. L'une, c'est la nécessité pour les agentsdu gouvernement situés au dehors, de transmettrerégulièrement la correspondance à la personnequi opère dans les lignes de l'ennemi, Cettetransmission, si elle a lieu par des exprès, serabientôt soupçonnée et interceptée. Cependant onpourrait la faire par les journaux du dehors, quivont partout, même dans les régions occupées, enopérant à l'aide d'un système de conventions,connu seulement de la personne chargée de lacorrespondance. Toutefois c'est là unecomplication et une cause de retards. Une autrecirconstance dangereuse, c'est la difficulté desoustraire aux journaux de la ville investie

436

Page 437: Science et philosophie - Gloubik

l'existence de ce mode de correspondance.Pendant le siège de Paris, toute nouvellecommuniquée au conseil de la Défense nationale,dans ses séances de nuit de l'Hôtel de Ville, étaitpubliée aussitôt dès le lendemain matin, parplusieurs journaux. Les moyens d'informationorganisés par la presse sont aujourd'hui sinombreux et si puissants, que le secret d'unesemblable correspondance serait presqueimpossible à garder. Or, dès qu'elle seraitsoupçonnée par l'ennemi, les moindres indicessurpris par ses espions, voire même publiés parl'indiscrétion des feuilles publiques, amèneraientdes perquisitions fatales à l'opérateur. Il y auraitdonc un grand risque à courir pour se fairel'agent d'une telle correspondance. Cependant onpensa dans Paris qu'il ne serait pas difficile detrouver des patriotes assez dévoués pour s'yexposer.

Après une étude méthodique, et cette foissuffisante, du procédé optique fondé sur l'emploides lunettes conjuguées , une mission futenvoyée en province. M. Lissajoux partit enballon, pour tenter d'appliquer ce procédé, avecl'indication du lieu voisin de Paris ou il devaits'établir, et du système des signaux qu'il devaitemployer.

437

Page 438: Science et philosophie - Gloubik

Par suite de quelles circonstances cettetentative échoua-t-elle ? pourquoi M. Lissajoux,au lieu de chercher à s'installer à l'endroitdésigné, s'en alla-t-il à Marseille fonder uneécole de télégraphie optique, destinée à formerdes élèves capables d'appliquer plus tard laméthode, école qui n'était pas encore organiséelors de la capitulation de Paris ? C'est ce qui n'apas été suffisamment éclairci. La personnechargée de la mission recula-t-elle devant lesrisques qu'elle présentait ? ou bien rencontra-t-elle des difficultés insurmontables pour s'installerau point convenu, lequel d'ailleurs n'était pas etn'a jamais été occupé en fait par les Prussiens ?Le Gouvernement de la Défense nationale,installé à Tours, lui refusa-t-il, comme il paraitl'avoir fait à d'autres, la protection et les moyensd'action indispensables ? Aucun rapport officiel,à ma connaissance, n'a été fait sur la mission deM. Lissajoux, qui permette de savoir pourquoi cemode de communication, si facile en principe etsi bien défini, n'a pas donné de résultatspratiques. Depuis lors, le génie militaire a reprisle système que nous avions proposé pendant lesiège de Paris, il l'a perfectionné, et il en a fait denombreuses applications, au Tonkin notamment.

438

Page 439: Science et philosophie - Gloubik

VI

Les signaux électriques furent discutés aussiavec méthode et c'est des travaux entrepris pourles mettre en œuvre que nous allons maintenantnous occuper. La forme la plus simple de leuremploi consiste dans rétablissement d'un Gl entreles deux points mis en correspondance. Nouspossédions, en effet, un fil aérien, qui fut coupépar l'ennemi, dès le premier jour de son arrivée.Il existait aussi un fil caché, immergé dans laSeine entre Paris et Rouen. Ce dernier, d'abordinaperçu, continua à fonctionner pendantquelques jours. Mais il ne pouvait guère durerlongtemps. Les journaux en parlèrent, et unetrahison inévitable en livra le trajet. L'ennemi lecoupa près de Bougival. Cependant nous verronsque d'Alméida pensa à en tirer parti dans sesnouveaux essais.

Ceux-ci eurent pour origine une idée plushardie, celle de prendre la Seine même commeun conducteur et de s'en servir pour transmettreles dépêches entre la province et Paris investi. Enthéorie, la chose est faisable. L'eau^ en effet,conduit l'électricité ; quoique sa conductibilitésoit incomparablement plus faible que celle desmétaux. Avec l'eau distillée, à la vérité,

439

Page 440: Science et philosophie - Gloubik

l'électricité transmise ne peut être accusée quepar les procédés les plus délicats. Mais l'eau desfleuves n'est pas de l'eau absolument pure ; ellecontient en dissolution des substances salines ;or, la moindre quantité d'une matière de cetordre, étant dissoute dans l'eau, en accroît laconductibilité dans une proportion relativeconsidérable. Au lieu de transmettre l'électricitépar un fil métallique de quelques millimètres desection, on peut d'ailleurs la faire circuler par unconducteur d'eau, dont la section s'élève àquelques dizaines de mètres carrés : dans un cas,comme dans l'autre, il se produit un courantsusceptible d'agir sur le galvanomètre, et parconséquent de fournir par ses alternatives régléesdes signaux et une correspondance. A la vérité,une portion considérable de l'électricité lancéedans l'eau se perd à mesure, en se transmettant àla terre qui forme le lit du fleuve. Mais il en resteassez, si la quantité initiale a été assez grande, etsi l'on sait recueillir ce qui reste, même à desdistances considérables.

En fait, au lieu d'origine, il est facile de lancerdans le fleuve une assez grande quantitéd'électricité à l'aide d'une pile suffisammentpuissante. La tension de cette électricité n'a pasbesoin d'être énorme ; mais il est bon de laconduire dans l'eau à une distance notable du

440

Page 441: Science et philosophie - Gloubik

fond, à l'aide de fils métalliques de forte section,et d'instituer la communication avec l'eau sur unelarge étendue. On peut, par exemple, établir unflotteur métallique de grande dimension.

C'est surtout à l'arrivée qu'il convient derecueillir l'électricité sur de vastes surfaces. Pourrecueillir toute l'électricité qui subsiste dans lefleuve en un point donné de son cours, il seraitnécessaire de faire passer le fleuve entier dans untube métallique isolé et convenablement disposé,ou tout au moins d'employer des dispositionséquivalentes ; dispositions que certains canaux,transportés sur des points métalliques,permettraient peut-être de réaliser. Mais cettecondition n'existant pas pour la Seine, il n'estpossible de récolter qu'une fraction del'électricité contenue dans le fleuve en un lieudonné, fraction proportionnelle à la section del'eau mise en contact avec le conducteurmétallique. Ce dernier conducteur forme enréalité une dérivation et dès lors l'électricité separtage entre le fleuve et le conducteur, suivantles lois physiques des courants dérivés.

Un bateau doublé de métal, fer ou cuivre, ou àson défaut, une grande plaque métalliqueflottante remplit cette condition. On y attache unfil de cuivre, qui ne doit toucher immédiatementni l'eau ni le sol, et qui est réuni à un

441

Page 442: Science et philosophie - Gloubik

galvanomètre, communiquant d'autre part avec laterre afin de fermer le circuit.

Telles étaient les disposition qui furentreconnues les plus favorables en principe pourétablir une correspondance électrique par laSeine, lorsque la proposition en fut faite aucomité par M. Bourbouze, préparateur à lafaculté des sciences de Paris.

Il s'agissait maintenant de savoir si cesdispositions pouvaient être réalisées en pratique ;si les quantités d'électricité transmises étaientsuffisantes pour fournir des signaux et jusqu'àquelle distance ceux-ci seraient perceptibles ;enfin, s'il n'existait pas de cause perturbatrice,capable de troubler le jeu de ces derniers. Nousnous mimes à l'étude immédiatement. M.Desains plaça une pile sur le pont Napoléon àBercy, au milieu de la neige et des glaçons dumois de novembre, et les essais commencèrent,avec le concours des deux professeurs de laSorbonne, MM. Desains et Jamin, qui seplacèrent, avec un désintéressement admirable,sous les ordres de leur préparateur. Ces premiersessais ayant été satisfaisants, j'obtins duGouvernement de la Défense nationale lesfacilités nécessaires. Nous nous installâmes dansune salle souterraine, située à l'extrémité du pontau Change ; c'est l'un des points centraux des

442

Page 443: Science et philosophie - Gloubik

égouts parisiens. Il n'y faisait pas froid et l'odeurfade et nauséeuse des égouts qui y régnait netarda pas à nous devenir tolérable par l'habitude.Il était facile d'ailleurs de communiquer de lasalle à la Seine, sans être incommodé par cettefoule de curieux qui ne tardaient guère à entoureret à entraver toute opération exécutée à l'air libre.M. Desains, avec ce dévouement modeste etsilencieux bien connu de ses collègues et de sesamis, se hâta de disposer dans cette premièrestation ses appareils, pile, galvanomètre, plaquesmétalliques plongées dans le cours du fleuve.L'autre station fut établie à Saint-Denis, dansl'usine de M. Claparède, si je ne me trompe.L'intervalle des deux stations, allongé par lesméandres de la Seine, s'élevait à une vingtaine dekilomètres. On trouva que les signaux, envoyéspar des piles d'énergie moyenne et recueillis pardes galvanomètres très sensibles, étaient transmisavec une facilité qui donnait les plus grandesespérances de succès, même pour des intervallesnotablement plus considérables, tels que Poissy,situé au delà de la ligne d'investissement, et peut-être même Rouen. Nous ne pouvions pousser nosessais à de plus longues distances ; nousproposâmes au Gouvernement de la Défensenationale de tenter l'entreprise, et une mission futdécidée et placée sous les ordres de M. Rampont,

443

Page 444: Science et philosophie - Gloubik

directeur général des postes. Mais il s'agissait,avant tout, de trouver un homme capable etdévoué pour l'accomplir. Ce fut l'un de nosphysiciens les plus distingués, M. d'Alméida,professeur de physique au lycée Henri IV,membre du Comité scientifique de défense, quis'en chargea.

VII

Nul choix ne pouvait être meilleur. Nonseulement d'Alméida possédait les connaissancespratiques nécessaires et était rompu à la pratiquede l'expérimentation ; mais son caractèrepersonnel offrait toute garantie. Il avait gardéquelque chose de l'ardeur aventureuse de la noblerace portugaise du duc d'Alméida, son père.Privé de tout appui, il s'était fait sa place à forcede travail. Il avait beaucoup souffert dans sajeunesse. C'était une nature distinguée, inquiète,mélancolique, bienveillante cependant etdévouée à ses amis, quoique ne se livrant à euxque par parties ; chacun ne connaissait qu'un côtéde sa vie. Son buste, exécuté par M. Guillaume,exposé au siège des séances de la Société dephysique, exprime admirablement sa

444

Page 445: Science et philosophie - Gloubik

physionomie morale. Ce qui le caractérisaitsurtout, c'était sa préoccupation d'être utile auxhommes, et son désir de faire quelque chose degrand, désir qui le tourmenta jusqu'au jour où ladisproportion entre sa volonté et la force deschoses et la révolte contre les amertumes de sadestinée le conduisirent à une fin tragique : ledouloureux souvenir n'en est pas éteint dans lescœurs qui l'ont connu. Cependant il avaitaccompli plus d'une création féconde. C'est ainsiqu'après la guerre, il fonda le Journal dePhysique et organisa la Société de physique deParis, sur les bases à la fois les plus solides et lesplus désintéressées. D'Alméida était dévoué, et ilsavait se tirer d'affaire dans les conjonctures lesplus difficiles. Un jour, fatigué de la routinejournalière, il était parti seul et sans mission pourvoir de près la guerre de sécession en Amérique.Il y avait passé une année, tantôt chez lesSudistes, tantôt chez les gens du Nord, assistantau siège de Vicksbourg, puis emprisonné commeespion à Washington. On ne pouvait comprendrelà-bas comment la curiosité avait suffi pourpousser un tel homme à travers tant de dangers.

Enfermé dans Paris en 1870, il était dévoréd'un besoin impatient d'action et l'absence defamille lui permettait de donner libre carrière àson dévouement. Il se proposa pour essayer

445

Page 446: Science et philosophie - Gloubik

d'établir la correspondance électrique et futaccepté volontiers. Cette mission était entreprisedans des conditions presque désespérées.

En effet, le cercle de l'occupation ennemie,d'abord voisin de Paris, avait reculésuccessivement, d'abord jusqu'à Rouen, puisjusqu'au Havre. Au moment où d'Alméidaquittait Paris, le Havre était le seul point où l'onpût s'établir en pleine sécurité et avec la libredisposition des ressources de l'État. Mais lecourant électrique irait-il de Paris jusqu'auHavre ? La déperdition d'électricité ne serait-ellepas trop grande sur la route, et surtout dans lavaste embouchure du fleuve ? Jusqu'à quel pointles essais faits entre le pont au Change et Saint-Denis pouvaient-ils s'appliquer à des distancesvingt fois plus considérables ? A supposer que lecourant envoyé de Paris arrivât jusque-la,n'existait-il pas des causes perturbatrices, descourants terrestres, aggravés par la distance etsusceptibles de fausser toutes les indications ? Ily a plus : tout nous accablait à la fois, et unecause de difficultés nouvelles s'était élevée enraison de la saison. La Seine avait gelé à Paris : ilfallait donc mettre les appareils destinés àrecueillir les dépêches électriques en contactavec les couches inférieures de la rivière, c'est-à-dire au voisinage du sol où l'électricité se perd.

446

Page 447: Science et philosophie - Gloubik

Jusqu'à quel point d'ailleurs un fleuve recouvertd'une couche de glace transmet-il régulièrementl'électricité ? C'est un problème non résolu. Enraison de ces incertitudes, il n'était pas possiblede s'installer au Havre pour opérer, et il devenaitindispensable de se placer au sein même de larégion envahie et de se rapprocher aussi près quepossible des lignes d'investissement. Poissy ouCorbeil étaient naturellement désignés. Mais dèslors le problème devenait singulièrement difficileet périlleux. En effet, il fallait transporter etinstaller un matériel considérable dans un paysoccupé par l'ennemi et y organiser, à son insu, leservice des correspondances.

D'Alméida parvint en effet, après de longsefforts, à établir son matériel à Poissy. Mais ce nefut qu'au moment même de la capitulation deParis. Eût-il réussi à transmettre sescorrespondances, sans être soupçonné et arrêtépar l'ennemi ? Nous ne pouvons répondre à cettequestion, puisqu'il était alors trop tard pourpoursuivre l'expérience. Les longs délais quil'avaient ainsi retardée furent dus en partie à desdifficultés d'ordre moral, quelques-unesinattendues et sur lesquelles d'Alméida insisteavec amertume dans son rapport : il était envoyépar le Gouvernement de la Défense nationale,siégeant à Paris : il trouva peu d'aide officielle en

447

Page 448: Science et philosophie - Gloubik

province et demeura convaincu, à tort ou àraison, que le concours du Gouvernement de laDéfense nationale, siégeant à Bordeaux, lui avaitfait défaut. En fait, il n'opéra guère qu'avec sespropres forces et le concours des sympathiespersonnelles qu'il excitait. Reproduisons, d'aprèsson rapport, le récit de son voyage en province,et celui des traverses au milieu desquelles ilpoursuivit son entreprise. Il y a toujours intérêt àsuivre la lutte d'un homme contre la destinée,comme à rappeler le souvenir des dévouementspatriotiques que l'on rencontrait alors de toutesparts en France.

VIII

Le 14 décembre 1870, sur la propositionofficielle de M. Rampont, directeur général despostes, un décret chargeait d'Alméida d'unemission ayant pour objet de rétablir lescommunications entre Paris et la province. Cettemission était demandée depuis plus d'un mois parle Comité scientifique de défense. Un mois avaitdonc été perdu, pendant un siège dont les joursétaient nécessairement comptés. La saison deplus en plus froide, la surface envahie par

448

Page 449: Science et philosophie - Gloubik

l'ennemi de plus en plus étendue, aggravaientencore les difficultés. Il était déjà bien tard !Quoiqu'il en soit, le décret définitif était rendu etla mission instituée à Paris ; il restait à la faireréussir en province, et à réussir en temps utile,dans des délais que chaque heure raccourcissait.Elle s'appliquait principalement à lacorrespondance électrique par la Seine. Mais elleavait été étendue à d'autres objets. Dans le mêmeballon partaient avec d'Alméida : M. Lévy,photographe habile, chargé de réduire à depetites dimensions les correspondances destinéesà être expédiées par des flotteurs lancés dans laSeine ; M. Reboul, homme d'action, chargé delancer le plus près possible de Paris ces flotteursattendus à Port-à-à Anglais ; M. Luizzi, hommede lettres, chargé de faire un résumé des journauxde province, pour les flotteurs et lacorrespondance électrique.

D'Alméida s'était muni en conséquence desappareils électriques et photographiquesconvenables. Il emportait en outre,conformément à l'usage des ballons du siège, uncertain nombre de pigeons voyageurs. On verraqu'ils ne furent pas l'un des moindres embarrasdu voyage. Quelques kilogrammes de dynamite,fabriqués dans Paris, lui avaient été confiés pourfaire connaître cette substance en province :

449

Page 450: Science et philosophie - Gloubik

précaution inutile, car la dynamite avait été aussifabriquée au dehors. L'échantillon confié àd'Alméida ne devait pas d'ailleurs arriver àdestination. Au moment de la descente du ballonet du voyage précipité qui suivit, cette matièreencombrante fut enterrée dans un bois oii l'ondevait l'envoyer reprendre. Elle y est encore àl'heure présente. Le missionnaire parisien était enoutre chaîné de diverses missions spéciales, telleque celle de préparer, pour sa part, leravitaillement de Paris, et de porter au généralFaidherbe un nouveau chiffre de correspondance,en remplacement d'un chiffre perdu,précédemment convenu avec le Gouvernement.Nous avions préparé à cet objet un système trèssûr, dont il n'est pas superflu de dire quelquesmots. Il consistait dans l'emploi d'un doubleexemplaire d'un petit dictionnaire de poche,renfermant les mots principaux de la languefrançaise. Six chiffres dont trois représentent lapage, deux la ligne, un la colonne, permettentd'exprimer un mot quelconque. Ces chiffres sontadditionnés chacun d'un nombre convenu, pourdérouter plus complètement les interprétations.Ils sont transcrits à la suite, sans solution decontinuité. Celui qui reçoit une page ainsi écritecommence par partager les chiffres, en groupesde six chacun. Il en retranche le nombre

450

Page 451: Science et philosophie - Gloubik

convenu, puis il cherche dans son dictionnaire.Le tout se fait rapidement, sûrement. Mais arrivade ce nouveau chiffre la même chose que de ladynamite ; il ne parvint pas à destination.D'Alméida, une fois descendu de ballon, gagnaLyon et Bordeaux : il ne vit jamais le généralFaidberbe.

Les flotteurs, non plus, ne purent être nipourvus du système de correspondance convenuà Paris ni lancés utilement et d'une manièrerégulière, malgré le dévouement audacieux de M.Reboul, qui s^avança aussi près que possible deParis, sur la haute Seine. Quelques-unsseulement furent lancés en fait vers le 20janvier ; mais ils ne furent pas recueillis. J'ai ditplus haut comment l'un d'eux a été retrouvé auHavre, près d'un an plus tard.

En ce qui touche la correspondance électrique,objet principal de la mission, des conventionsprécises avaient été arrêtées avec d'Alméida,conventions auxquelles la force des chosesl'empêcha de se conformer. Un grouped'employés du télégraphe avaient reçu l'ordre deveiller aux signaux pendant dix jours, à uneheure déterminée, à partir du 25 décembre. Nousverrons plus loin ce qu'il advint de cettesurveillance, prolongée jusque vers les derniersjours du siège, et quels furent les obstacles

451

Page 452: Science et philosophie - Gloubik

imprévus et les incertitudes, dus à des causesphysiques, qu'elle rencontra. Les appareils ded'Alméida, retardé par mille difficultés, ne furentpas prêts d'ailleurs à l'époque convenue ; ils nefurent en état de fonctionner que vers le 23janvier, époque à laquelle la capitulation deParis, devenue inévitable, en rendait l'emploiinutile.

Le 17 décembre, à une heure du matin, leballon qui portait notre ami partit de la gared'Orléans ; nous nous serrâmes la main unedernière fois, après qu'il m'eut confié quelquesrecommandations suprêmes, au cas où il nereviendrait pas ; et je rentrai seul, le cœur gros,en traversant la ville silencieuse et glacée, à lalueur incertaine des rares lampes à pétrole quiremplaçaient le gaz. Pendant ce temps, le ballon,entraîné par un vent d'ouest, poursuivait samarche. à huit heures du matin, par un légerbrouillard, il atterrit sans accident dans lesplaines désertes de la Champagne pouilleuse.Vers midi, après cinq heures de marche, lesvoyageurs découvrirent le village deMontepreux, hameau de 63 habitants, où le mairese mit à leur disposition avec un dévouementpatriotique, qu'ils rencontrèrent à peu prèspartout et malgré les dangers de ce dévouement,dans une région déjà enveloppée et dépassée par

452

Page 453: Science et philosophie - Gloubik

l'envahisseur. Cinq journées de voyage, à traversun pays également occupé, les conduisirent, le aidécembre, à Nevers. L'interruption des cheminsde fer et des diligences ramenait ainsi lacirculation aux lenteurs d'une course faite auXVIe siècle et avec les ressources d'unparticulier.

Quelques détails montreront les difficultés etles périls de la route : on y verra comment onvoyage dans un pays occupé par l'ennemi. Ilfallait d'abord passer par Troyes, ville dangereuseà traverser. Le maire de Plancy partit en avant,prévint le directeur des postes, M. Poinsot, quienvoya deux employés au-devant des voyageurs,à une lieue de la ville. Tous y entrèrent ensemble,comme revenant de promenade ; tandis qued'autres employés rapportaient les bagages, lespigeons, les appareils photographiques etélectriques : il y avait entente universelle de lapopulation et dévouement commun pour lapatrie. L'administration française continuait àfonctionner, avec sa méthode ordinaire, par lesordres et au profit du gouvernement national, aumilieu des cantonnements de l'ennemi. Unevoiture, donnée par le directeur des postes, etdirigée par le conducteur Pierre, qui connaissaitle pays, conduisit les missionnaires de Troyes à

453

Page 454: Science et philosophie - Gloubik

Nevers, en voyageant jour et nuit à travers millepéripéties.

Ainsi, en arrivant à Tonnerre à deux heures dumatin, on trouva la ville envahie depuis lesdernières heures de la soirée précédente. Dèsl'entrée, il fallut s'expliquer avec un capitaineprussien : les explications données d'un ton debonne humeur écartèrent les soupçons. Mais, enarrivant chez le maître de poste, au premier motde confidence :

— Emportez-moi tout ça ! s'écria-t-il d'unevoix rude, je n'ai pas envie de me faire fusiller.

Par malchance, les pigeons réveillés par toutce mouvement roucoulaient à l'envi. On passaainsi devant les sentinelles disséminées dans laville, jusqu'à ce qu'on parvint à un autre hôtel,celui de la Ville de Lyon, rempli de soldats et dechevaux. Le maître d'hôtel fut plus dévoué queson collègue. Mis au courant par un mot, iln'hésita pas ; il emporta les pigeons dans un localreculé et donna aux voyageurs fatigués unechambre pour dormir, « Je me couchai, ditd'Alméida, aux ronflements sonores de deuxofficiers allemands, mes voisins : l'un d'eux étaitun collègue ; il était attaché à la télégraphiemilitaire. »

Le 20 décembre, il s'agissait de continuer saroute, en passant entre les régiments en marche,

454

Page 455: Science et philosophie - Gloubik

au milieu desquels les voyageurs s'étaient laissésprendre. Le receveur des postes s'en chargea ; illes confia à M. Émery, qui conduisit la voiturepar des routes de traverse, en mauvais état, maislibre et demeurées en dehors du mouvementennemi C'est ainsi que l'on parvint à Nevers, le21 décembre, l'après-midi. On était enfin en paysfrançais ! Mais Nevers n'était pas le siège duGouvernement. Il fallut gagner Lyon, où setrouvait alors Gambetta. D'Alméida l'atteignit àneuf heures du matin. Là commencèrent denouvelles difficultés.

IX

C'était un état vraiment étrange que celui de laFrance, séparée entre deux gouvernementsnationaux et dirigée dans des sens divergents,devenus peu à peu étrangers l'un à l'autre, jen'oser hostiles.

Paris avait résisté à l'ennemi, avec unacharnement que la famine seule réussit àdompter. L'administration centrale enfermée dansParis obéissait au Gouvernement de la Défensenationale et continuait à fonctionner à vide,formant des plans et des projets, qu'elle ne

455

Page 456: Science et philosophie - Gloubik

pouvait exécuter elle-même et pour lesquels elleenvoyait par ballons des ordres souventinexécutables. Pendant ce temps, il s'étaitconstitué en province, sous l'impulsion énergiquede Gambetta, une seconde administration, celle-ci sans documents et sans traditions, mais toutentière occupée à l'action , et qui s'efforçait delever des armées, de les pourvoir d'armes et deprovisions, et de lancer aussitôt contre l'ennemices forces improvisées.

Dans une situation aussi désespérée que lanôtre, livrés à un ennemi organisé de longuemain et docile aux ordres d'une dictature unique ,cette double résistance de Paris et de la provinceavait quelque chose d'héroïque : elle avaitdéveloppé de part et d'autre un sentimentd'estime réciproque. Paris admirait les armées deprovince formées par Gambetta et Freycinet etapplaudissait à leurs succès, dont il s'exagérait,hélas ! l'étendue et la portée.

Pendant ce temps, la province, elle aussi,applaudissait à la résistance de Paris : elledénombrait les centaines de milliers de gardesnationaux formés en bataillons de marche ; ellegrossissait outre mesure leurs plus petitesactions ; elle croyait à l'efficacité de leurs efforts,même isolés, pour débloquer Paris.

456

Page 457: Science et philosophie - Gloubik

Mais, tandis que l'opinion se livrait à cesillusions réciproques, les inconvénients pratiquesd'une double direction se faisaient sentir de jouren jour.

Le gouvernement de Paris, mal renseigné etignorant l'état réel des choses, envoyait enprovince des ordres impraticables ; tandis que legouvernement de province, simple délégation deParis, à l'origine, avait été amené, par la force deschoses, à agir de lui-même et à cesser d'obéir àdes injonctions parfois mal digérées ou nuisibles.De là une gène réciproque entre les chefs et unehostilité sourde, qui faillit s'accentuer d'une façontragique au moment de l'armistice, lorsqueGambetta hésita à se soumettre aux ordres dugouvernement central transmis par Jules Simon.

Dans ces conditions, toute mission envoyée deParis devait rencontrer peu de facilités pour sonaccomplissement.

— Soyez assuré, disait à d'Alméida, dès Lyon,un familier de Gambetta, soyez assuré, monsieur,que les Parisiens n'ont rien trouvé qui n'ait étédéjà découvert et essayé en province. Vous nepouvez rien nous apporter de nouveau. »

Un mot cruel fut même prononcé à cetteoccasion :

— Une ville assiégée doit être rationnée denouvelles.

457

Page 458: Science et philosophie - Gloubik

Cependant Gambetta, supérieur à ces petitejalousies, accueillit avec beaucoup de cordialitépersonnelle notre missionnaire. Mais il refusa lesservices de M. Luizzi, n'admettant pas l'envoi, àParis, d'un compte rendu de journal autre quecelui du Moniteur, « suffisant, disait-il, pour laconnaissance des faits » ; c'est la prétention detous les dictateurs. Il fit également interdire àMM. Lévy et Reboul, sous menace de courmartiale, d'expédier directement des dépêchesphotographiques microscopiques augouvernement de Paris, par flotteurs ou pigeons.Néanmoins M. Janet de l'Institut, alors àBordeaux, fit poursuivre l'entreprise de cesenvois avec zèle et ténacité, dans certainesconditions permises par le Gouvernement. Maisles photographies, mêmes celles du Journalofficiel du mois de décembre, ne furent pasprêtes avant le milieu de janvier 1871.

Quant aux procédés destinés à rétablir lescorrespondances, il est clair que Gambetta n'avaitpas le temps de s'en occuper lui-même. Ilrenvoya d'Alméida à M. Steenackers, directeurgénéral des postes et télégraphes en province.

Il fallut donc reprendre le voyage et le pousserjusqu'à Bordeaux, ce qui prit jusqu'au 29décembre. Le directeur se montra très aimable

458

Page 459: Science et philosophie - Gloubik

pour d'Alméida, mais peu favorable auxnouveaux essais.

— Oui, dit-il familièrement, je comprends,monsieur d'Alméida, vous venez ici pour nousprouver que nous sommes des imbéciles ; maisvous allez voir que nous avons fait tout ce qu'ilétait possible de faire pour donner à Paris desnouvelles.

Il lui communiqua, en effet, toutes sesdépêches et toutes ses tentatives, et lui demandad'écrire à H. E. Picard, pour en témoigner. Enattendant, il n'essaya rien de ce qu'on luiapportait, pas plus la télégraphie électrique quiméritait un effort spécial, que la télégraphieoptique dont le succès était certain. Nous avonsdit plus haut comment, au lien de se conformeraux prescriptions précises envoyées de Paris, etde faire parvenir au lieu désigné un agent chaînéde se mettre en mesure de correspondre avecParis, on n'y envoya personne et on prit cettedécision étrange, d'organiser à Marseille uneécole de télégraphie optique !

Le procédé même des pigeons voyageurssouffrait d'étranges retards. Au lieu de les fairepartir au voisinage de Paris, pour en assurer leretour dans cette ville, on les expédiait de Tours,et même de Bordeaux. Dans cette saisonbrumeuse et glacée, la plupart se perdaient. Aussi

459

Page 460: Science et philosophie - Gloubik

le gouvernement de Paris recevait-il peu denouvelles. Pour les particuliers, c'était bien pis.Les dépêches privées ne pou vaut être transmisesvers Paris que sous la forme de photographiesmicroscopiques, on imagina d'abord qu'il fallaiten faire une impression typographique préalable,impression que les imprimeurs de Bordeaux,absorbés par des travaux sans nombre,ajournaient de jour en jour. De là ces cruelsretards, dont les familles parisiennes ont tantsouffert. Ils étaient dus en partie à descirconstances indépendantes de volontésindividuelles.

C'était, en effet, une rude besogne que celle del'administration des postes et télégraphes, aumilieu de la perturbation de tous les services, dueà la guerre et à l'investissement de Paris. Il fallaitsans cesse modifier les dispositionsréglementaires, construire de nouvelles lignes,établir des stations, prévoir les progrès incessantsde l'invasion. Joignez à cela le pédantismeinvolontaire de toute hiérarchie, troublée par despropositions nouvelles et imprévues, etl'hésitation bien naturelle d'un gouvernement àqui l'on propose d'organiser un système decorrespondance autonome, susceptible defonctionner indépendamment des ordres venusd'en haut.

460

Page 461: Science et philosophie - Gloubik

A cet égard, un sentiment spécial, et qui n'apeut-être pas été suffisamment compris, semanifestait. Le gouvernement de la province nedésirait pas au fond avoir avec le gouvernementde Paris des relations trop directes et tropcontinues ; de crainte sans doute d'êtresubordonné et entravé. C'est là un sentimenthumain et peut-être justifiable, dans lès cas où ils'agit d'accomplir une initiative immédiate etpuissante. On prétend que le général Pélissier,avant de livrer les derniers assauts qui enlevèrentSébastopol, fit couper sur la côte de Crimée lecâble télégraphique par lequel il recevait àchaque heure les injonctions parfoisintempestives du ministère de la guerre et del'empereur. Quelque chose d'analogue dut arriverici.

X

Cependant d'Alméida ne cessait d'insister pouraccomplir sa mission. Le directeur des postesfiait par le laisser libre d'organiser sacorrespondance comme il l'entendrait, en luidonnant tous les permis de circulationnécessaires, joints à une recommandation

461

Page 462: Science et philosophie - Gloubik

spéciale pour M. Guyon, inspecteur dutélégraphe au Havre ; et en mettant sous sesordres un jeune employé, M. Xambeu, qui semontra aussi dévoué que courageux.

Il partit ainsi le 30 décembre de Bordeaux,pour se rapprocher de Paris, avec ce dernierencouragement « qu'il ne serait pas trois jourssans être découvert et fusillé ».

Il y avait déjà deux semaines qu'il avait quittéParis, et rien n'était même ébauché pour réaliserl'objet de sa mission. Le concours officiel, sanslui être refusé, ne lui apportait presque aucuneaide. Bref, il était livré à lui-même et auxconcours patriotiques qu'il pourrait susciter parson zèle personnel. En attendant, la Seine étaitgelée à Paris et dans une notable partie de soncours, la saison tout à fait défavorable ; l'invasionavançait sans cesse : on mangeait à Paris du paind'avoine, qui n'allait même pas tarder à manquer.Bref, la fin du siège approchait. D'Alméida ne sedécouragea pas. Le 1er janvier 1871, il arriva àHonfleur, où il trouva les bons offices de M.Sorel, grand industriel de la localité, pour lequelil avait une lettre de son fils, attaché à cetteépoque au ministère des affaires étrangères etdepuis secrétaire du Sénat. Le concours de tousles hommes de cœur lui fut aussitôt acquis,notamment celui de M. Van Blaremberghe,

462

Page 463: Science et philosophie - Gloubik

ingénieur en chef des ponts et chaussées ; de M.Allard, ingénieur ordinaire de la Seine ; de M.Guyon, ingénieur du télégraphe au Havre, quialla lui-même à Londres acheter les appareilsnécessaires. Cet achat fut encore un nouveauretard, inévitable d'ailleurs comme lesprécédents.

D'Alméida avait désormais à sa disposition lecâble télégraphique de la Seine, intact depuis leHavre jusqu'à Bougival, où les Prussiensl'avaient coupé. Il suffisait de le saisir en quelquepoint, là où l'on organiserait les appareils, pourcommuniquer librement par le Havre avec legouvernement de Bordeaux : opérations difficileset dangereuses d'ailleurs, car elles devaient êtreexécutées sous les yeux des Prussiens. Peut-êtremême aurait-on pu utiliser ce câble pour lancerdirectement des dépêches sur Paris à partir duHavre, dans le cas où le bout coupé eût étéplongé dans la rivière, ou bien si l'on avait réussià immerger quelque part un bout de câble où lefil eût été mis à nu. A la vérité, les dépêches deretour n'auraient pu être recueillies par cettevoie ; mais c'eût été déjà un grand point que decommuniquer dans un sens, d'autant plus quel'essai n'exigeait aucun appareil, et qu'il eût puêtre fait dès les premiers jours de janvier.D'Alméida ne semble pas y avoir songé.

463

Page 464: Science et philosophie - Gloubik

En tout cas, il fallait disposer des appareilsspéciaux pour recueillir les dépêches de Paris, etdes appareils les plus voisins possibles de cetteville. Il s'agissait donc d'avancer vers Paris. M.Sorel d'Évreux, neveu de celui de Honfleur,accueillit d'Alméida avec le même empressementque son oncle. Un autre membre de la mêmefamille, M. Chevrier, lui chercha une maison àPoissy. Il y trouva un industriel habile et patriote,que nous connaissions de longue main, M.Coupler, réputé dans la fabrication des matièrescolorantes dérivées du goudron de houille. M.Coupier mît sa personne et son usine à ladisposition de d'Alméida : bravant ainsi lesrisques que la découverte de la correspondancepar l'ennemi entraînerait pour lui-même menacéd'être fusillé, et pour sa fortune exposée à êtreanéantie par la destruction certaine de son usine.

Pendant ce temps, un lourd chariot, contenantquinze énormes caisses d'appareils, traversait leslignes prussiennes et tout le pays, grâce auconcours de M. l'ingénieur Van Blaremberghe etde H. Honoré, directeur de la papeterie de Pont-Audemer, Pour réaliser ces trajets audacieux,accomplis au milieu des troupes et des agents del'ennemi, on eut besoin du dévouement obscur etméritoire d'un charretier, qui risquait sa vie parpatriotisme. Pendant la route, on était à la merci

464

Page 465: Science et philosophie - Gloubik

du premier venu ; mais on était assuré de trouverpartout un concours désintéressé et le risque detrahison était à peu près nul. Ainsi chacun étaitheureux de servir la patrie opprimée et acceptaitle danger comme un honneur.

Ce qui rendait d'ailleurs la circulation possible,et même assez facile, c'était la nécessitéd'approvisionner l'armée prussienne, campéeautour de Paris. Le droit de saisie et deréquisition exercé sur les grandes routes eûtaffamé Versailles. Il suffisait d'éviter la traverséedes lignes en mouvement, en s'arrêtant jusqu'à cequ'elles eussent dépassé les voyageurs. Lasurveillance ennemie était fort imparfaite. LesAllemands laissaient échapper l'imprévu, sebornant à opérer avec une méthode toutemécanique ; de telle sorte qu'il était facile, aprèstout, et avec du sang-froid , de passer à traversleurs rouages.

Citons un incident de ce voyage, qui témoigneà la fois de l'audace du charretier français et de labonhomie du soldat germanique. La charrettechargée des instruments arrivant à Évreux, lecharretier a besoin d'aide : la maîtresse de lamaison appelle quatre soldats prussiens logéschez elle et leur dit de prêter leurs bras audéchargement ; ils s'empressent, rangent le tout

465

Page 466: Science et philosophie - Gloubik

sous un hangar, sans avoir la curiosité de visiterle contenu.

« Ailleurs, dit d'Alméida, à la sortie des lignes,à Totes, on procédait à l'examen attentif desvoyageurs. Un sous-officier exigeait un passeportsigné du quartier général pour laisser continuer.Il arrête un monsieur du coupé et examine trèslonguement les voyageurs de l'impériale ; mais iln'a pas l'idée de soulever la bâche ou nous étionssix. » La circulation devenait une question depsychologie.

XI

C'est ainsi que d'Alméida arriva le 14 janvier àPoissy, par un froid très intense , sous laprotection de M. Coupier et du docteur Doumic,qui connaissait tous les habitants. Pour éviter lessoupçons, il fut présenté aux gens de la villecomme un Parisien pressé de rentrer à Paris etvenant attendre la fin de l'investissement. Il étaità 60 kilomètres seulement de Paris par la Seine,il avait avec lui une pile de 1 200 éléments et desinstruments puissants. Il avait d'ailleurs pris soin,autant que possible, de faire perdre ses traces,afin de se mettre à l'abri de l'indiscrétion des

466

Page 467: Science et philosophie - Gloubik

journaux. Le procédé électrique offre cetavantage de pouvoir être mis en pratique sansqu'on sache où est l'opérateur ; celui-ci est dèslors à l'abri des indications des journaux : à unecondition grave cependant, c'est de ne pas semettre directement en communication avec leGouvernement, ce qui l'expose à expédierseulement des nouvelles banales. Autrement,toute relation régulière et méthodique risqued'être surprise par les recherches que l'ennemi,une fois prévenu, ne tardera guère àentreprendre.

Il semble donc que l'on touchait au but. Enréalité, il n'en était rien ; rien n'était fait encoreau moment où d'Alméida parvenait à Poissy : jeveux dire que l'expérience proprement dite de lacorrespondance électrique restait tout entière àtenter, et cela dans des conditions singulièrementdéfavorables. Les efforts nécessaires pour entriompher exigèrent neuf jours et conduisirentl'opérateur jusqu'au 23 janvier, c'est-à-direpresque jusqu'au jour de l'armistice. Ainsi latentative était déjà devenue inutile, au momentmême où elle aboutissait. Décrivons rapidementces derniers travaux, rendus extrêmementpénibles par la saison et par la présence del'ennemi.

467

Page 468: Science et philosophie - Gloubik

Il s'agissait de faire flotter sur la Seine, à unecertaine distance du bord, et sans contact avec lefond, une plaque ou un ensemble de plaquesmétalliques de grande surface, destinées à établirune communication étendue entre l'eau du fleuveet les appareils de transmission ou de réceptionélectrique. La communication même entre laplaque et la pile ou le galvanomètre devait avoirlieu par des fils isolants. Ces conditions, entemps ordinaire, sont aisées à remplir. Mais ellesoffraient de grandes difficultés à Poissy, à la findu mois de janvier 1871. En effet, le travaildevait être exécuté sur le fleuve et sur le cheminde halage sous les yeux des habitants et del'ennemi, dans une ville remplie d'agents occupésau ravitaillement de l'armée prussienne, etcependant sans exciter ni soupçons niétonnement de la part de personne. Or, chacunsait comment toute démonstration, toutemanipulation sur la voie publique attire à l'instantles curieux et les indiscrets. En outre, les bergesdu fleuve étaient couvertes de glaçons, quiformaient une muraille épaisse, retenant lesherbes et les arbrisseaux. Le sol était partoutdurci par la gelée ; les travaux d'ailleurs nepouvaient pas être exécutés par des ouvriersordinaires, mais seulement par un petit nombrede personnes sûres et initiées. Ajoutons que la

468

Page 469: Science et philosophie - Gloubik

santé de d'Alméida, homme déjà mûr, était trèsdélicate, et éprouvée par un mois de voyagespénibles ; il souffrait beaucoup du froid etcraignait chaque jour de n'être pas en état decontinuer le lendemain. C'est ainsi qu'il montalui-même sa pile, sous un hangar ouvert, par untemps de brouillard glacé. Cependant on achetaun canot, on le plaça devant l'usine, on fixa à sacoque et le long de ses bords des tuyaux decuivre, submergés en dessous et reliés au bord dufleuve par un fil isolé et invisible, égalementimmergé. Ce travail fut exécuté à la brune, pourdépister les curieux, par un froid vif et dur àsupporter.

Restait à faire parvenir le fil depuis la rivièrejusqu'au hangar, à travers le chemin de halage.Pratiquer une tranchée n'était pas possible sanssusciter l'intervention des agents de la voirie, lessoupçons de tous et une demande d'explication.On résolut de passer par une conduite dedécharge de l'usine, longue de quinze mètres. Icinouvel obstacle : l'orifice était obstrué deglaçons, qu'il fallut écarter, toujours secrètement.« Nous profitions du brouillard et des heures dusoir, pour donner sans bruit de bonnesimpulsions aux fragments disposés à se séparer. »

Cependant le dégel vient et seconde lesopérateurs : les liquides colorés commencent à

469

Page 470: Science et philosophie - Gloubik

passer par la conduite, de l'usine à la Seine. Maisle fil, introduit aussitôt dans la conduite, yrencontre un obstacle infranchissable. Endésespoir de cause, on allait tout risquer et tenterde faire une rigole à la surface du chemin,lorsque l'on réussit à dégager le conduit, à l'aided'un levier de fer de quinze mètres, formé detrois barres assemblées sur commande par unserrurier. Deux jours encore s'étaient écouléspendant ces tentatives. Le 32 janvier au soir,l'appareil fut enfin prêt à fonctionner, etl'opérateur commença ses essais decorrespondance.

Il était trop tard ! Paris, épuisé, traitait desconditions de la capitulation, et lacorrespondance avec le dehors n'avait plusd'objet. Aussi nul signal de Paris ne répondit àceux de l'expérimentateur désespéré. Tant dedévouement et d'énergie obstinée avaient étéperdus !

XII

Après avoir résisté pendant quatre mois etdemi à l'investissement et au bombardement,après avoir mangé H 000 chevaux et consommé

470

Page 471: Science et philosophie - Gloubik

tous les aliments jusque-là destinés aux animaux,la ville était forcée de se rendre par la famine. Lacorrespondance avec la province était inutile, caron avait commencé à traiter de la capitulation.Cependant les conventions faites avecd'Alméida, lors de son départ le 17 décembre,avaient été fidèlement observées. Un bateauarmé de fer fut disposé vis-à-vis du quai d'Orsayet mis en communication avec le poste central dela direction télégraphique, rue de Grenelle. J'étaisallé moi-même, muni d'ordres de M. Proust,alors délégué au ministère de l'intérieur, veiller àl'organisation du service. Celui-ci fut fait par desgens habiles et avec un entier dévouement.

À partir du 29 décembre, on observa chaquejour aux heures convenues, c'est-à-dire entre uneheure et deux heures de l'après-midi, en épiant etnotant les moindres mouvements dugalvanomètre. Ces mouvements étaientenregistrés à mesure. J'ai surveillé jour par jources observations et j'ai eu pendant longtemps enmains les papiers quadrillés sur lesquels ellesétaient reportées ; je les ai remises depuis à M.Bourbouze, l'auteur de la proposition scientifiqueque nous nous étions efforcés de mettre enœuvre.

Il était convenu avec d'Alméida que ce travailserait poursuivi pendant dix jours consécutifs. A

471

Page 472: Science et philosophie - Gloubik

partir du 25 décembre, pensait-il, il aurait échouéou réussi ; mais un délai plus long lui paraissaitsuperflu. On a vu combien il s'était Tait illusion àcet égard sur les lenteurs inévitables del'exécution. Malgré toute son activité, il lui falluttrente-sept jours pour être en mesure decorrespondre. Mais les télégraphistes parisiensavaient prévu ce retard. Les observations furentpoursuivies bien au delà du terme convenu. Le10 janvier, on observait encore et l'on continuapresque jusqu'aux derniers jours : tant qu'il restaquelque espérance de secours à la ville assiégée,et quelque utilité au rétablissement de lacorrespondance. On cessa seulement au momentoù commencèrent les négociations pour lacapitulation de Paris. A cette époque, l'entreprisedevenait superflue. D'ailleurs, le bombardementde la rive gauche de la Seine désorganisait dejour en jour tous les services, et il n'était pluspossible d'obtenir les mêmes sacrifices d'unpersonnel exposé à un danger continuel, épuisépar les privations, et qui avait perdu comme toutle monde l'espérance du succès.

Ce n'est pas tout : Les observations électriquespoursuivies pendant plusieurs semaines avaientrévélé des perturbations, qui jetaient une grandeincertitude sur la possibilité même d'unecorrespondance régulière et contribuaient à

472

Page 473: Science et philosophie - Gloubik

décourager les observateurs. En effet, les signesnotés pendant cette période d'attente nerépondirent pas à un silence absolu del'expéditeur placé en province : ils étaient telsque l'on ne pouvait distinguer nettement s'ilexistait ou non des dépêches envoyées du dehors.

A priori, on pourrait croire que l'aiguille dugalvanomètre, dont les mouvements sont destinésà tenir lieu de signaux, demeure immobile tantqu'aucune dépêche électrique n'est lancée dans laSeine : ses mouvements, au contraire, doiventtraduire fidèlement les courants alternatifsenvoyés par les appareils du dehors. Mais, enfait, il n'en est pas ainsi. Il circule sans cessedans le sol terrestre des courants électriques, quifont osciller l'aiguille aimantée. La plupart de cesoscillations étaient fort petites, à la vérité ; mais,de temps en temps il s'en produisait deconsidérables. A dix ou vingt kilomètres, ondistingue encore aisément les oscillations duesaux dépêches véritables, de celles qui résultentdes courants terrestres ; mais à cinquante ou centkilomètres, la certitude cesse.

Pendant les premiers jours des observations,faites à la fin de décembre et au commencementde janvier, nous attribuâmes d'abord ces fortesoscillations à l'envoi effectif de dépêches pard'Alméida. Mais les essais tentés pour en tirer

473

Page 474: Science et philosophie - Gloubik

quelque interprétation ne donnèrent aucunrésultat et démontrèrent l'irrégularité arbitrairedes signaux transmis à l'appareil. Cela constaté,un doute s'éleva. Y avait-il réellement envoi dedépêches ? Si ces envois avaient lieu, commenten séparer les signes de ceux des courantsirréguliers ? Aucune nouvelle, d'ailleurs, nevenait par pigeons sur la mission de d'Alméida,pour aider et diriger les observateurs parisiens.

En somme, d'Alméida arriva trop tard àinstaller ses appareils ; malgré son dévouement,il fut vaincu par la force des choses. La méthodemême à laquelle il avait consacré tant d'effortsest restée incertaine. Il y a quelque chose de plustriste à dire à cet égard : son succès n'eût rienchangé à notre destinée. Alors même que ladécouverte improvisée au moment du danger eûtatteint son but, alors que la correspondanceélectrique eût été rétablie avec la province et quel'opérateur eût réussi à accomplir son œuvre sansêtre découvert, la marche générale desévénements n'aurait guère été modifiée. Cen'était pas la correspondance seule qu'il eût fallurétablir, c'est l'approvisionnement même deParis, afin de pouvoir faire durer la lutte jusqu'aujour où le succès militaire du dehors seraitdevenu possible.

474

Page 475: Science et philosophie - Gloubik

Ne poussons pas trop loin ce douloureuxscepticisme. Il y avait, malgré tout, quelquechose d'utile et de grand d'accompli. Si lessacrifices faits à la patrie par d'Alméida et partant d'autres n'ont pas eu de résultats immédiats,ces sacrifices, disons-le hautement, n'ont pas étéstériles. C'est l'effort moral des sentimentsgénéreux développés dans cette crise suprêmequi a relevé si vite la France après sa défaite. Lesforces morales, on la dit bien souvent, sont leprincipal ressort qui maintient les hommes et lesnations.

FIN

475

Page 476: Science et philosophie - Gloubik

Table des matières

Préface......................................................................3La science idéale et la science positive...................15La synthèse des matières organiques......................53Les méthodes générales de synthèse en chimieorganique................................................................80La théorie mécanique de la chaleur et la chimie. . .108Les matières explosives, leur découverte et lesprogrès successifs de leur connaissance................115Les origines de l'alchimie et les sciences mystiques..............................................................................158Les sept métaux et les sept planètes......................162Les cités animales et leur évolution......................179L'Académie des sciences......................................192Balard...................................................................221Victor Regnault.....................................................224H. Sainte-Claire-Deville.......................................242Adolphe Würtz.....................................................252L'enseignement supérieur et son outillage............258La caisse des écoles et l'enseignement supérieur. .280Les conférences de la faculté des sciences de Parisen 1881.................................................................283Les conférences de la faculté des sciences de Parisen 1882.................................................................295Les conférences de la faculté des sciences de Parisen 1883.................................................................306

476

Page 477: Science et philosophie - Gloubik

Les boursiers de l enseignement superieur............310Les ecoles primaires de Morcenx (Landes)...........319L'université de Genève.........................................324Les relations scientifiques entre la France etl'Allemagne...........................................................351Les signes du temps et l'état de la science allemande..............................................................................364F. Hérold...............................................................370Les savants pendant le siège de Paris....................412Un chapitre du siège de paris : les essaisscientifiques pour rétablir les communications avecla province et la correspondance électrique par laSeine.....................................................................416

477