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DENIS GUÉNOUN SCÈNE © D.G. 1997

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DENIS GUÉNOUN

SCÈNE

© D.G. 1997

Vers la fin des années 1990, Jean-Louis Martinelli, alors directeur

du Théâtre National de Strasbourg, réunit autour du théâtre un groupe de six auteurs (je me souviens d’Enzo Cormann, Jean Jourdheuil, Jacques Rebotier, Jacques Séréna, mais le dernier me manque – je m’en excuse d’avance auprès de lui, ou d’elle) pour quelques activités communes, et commanda à chacun une pièce. En ce qui me concerne, lors de nos conversations préalables, l’objet de la commande fut désigné par la formule « Nord-Sud ». J’acceptai, avec entrain.

J’ai beaucoup écrit pour la scène à partir de commandes. Depuis Le Règne blanc (1975)1, provoqué par Robert Gironès, jusqu’à Mai, juin, juillet (2015)2, demandé en commun par Christian Schiaretti pour le TNP et Blandine Masson pour France Culture, la liste est longue : Paysage de nuit avec œuvre d’art (1991) et L’Opinion des sexes (1999)3, suscités par Patrick Le Mauff, Monsieur Ruisseau (1996)4, sur une invite d’Anne Torrès, Tout ce que je dis (2003), appelée par Frédéric Andrau, Ruth éveillée (2008)5 et Le Citoyen (2012)6, écrites sur des incitations d’Hervé Loichemol – à quoi il faudrait ajouter la longue liste des œuvres répondant à des commandes que je me passais à moi-même. Cette dernière formule n’est pas une pirouette : je ne veux pas dire que j’écrivais en répondant à une intention que je m’étais formée, ce qui est une lapalissade, mais que je créais les conditions d’un spectacle, avec sa production, son sujet, son titre, souvent sa distribution et parfois sa vente de billets, et me mettais ainsi devant une nécessité devenue externe, une commande en effet, au sens impératif du mot, à quoi je me voyais alors contraint d’obéir. La vie de la compagnie ou du théâtre que j’animais devenait l’interlocuteur, réel et concret, de l’engagement. Quelque chose d’essentiel à l’écriture de théâtre se noue, selon moi, dans ce lien d’interpellation par une extériorité, des

1 Publié dans ce même programme sur ce site: Le Règne blanc . 2 Ed. Les Solitaires intempestifs, 2012. 3 La première de ces deux pièces est accessible sur ce même site : Paysage de nuit avec oeuvre d'art. La seconde devrait y être publiée plus tard. 4 Ed. Circé-Poche, 1997. 5 Ces deux dernières pièces aux éditions Les Cahiers de l’Egaré, respectivement en 2008 et 2007. 6 Ed. Les Solitaires intempestifs, 2012.

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procédures collectives, un groupe et des modes de production, dont l’écriture devient un répondant. J’y ai vite appris que, comme on va le voir dans cet exemple, le fait que la commande provienne du dehors, et même qu’elle détermine un « sujet » pour l’œuvre à venir, n’empêchait pas celle-ci d’exprimer une motion, ou une émotion, très personnelles.

Je ne me souviens plus par quelle voie je fus conduit, à partir de la proposition « Nord-Sud », à produire l’objet abracadabrant qu’on pourra découvrir ci-dessous. Il me semble (c’est très flou dans la mémoire) que cela passa par une sorte de désobéissance, voire d’abandon de la convention que la commande avait instituée. Cette défection s’était déjà produite avec la Lettre au directeur du théâtre (1996), sollicitée par Dominique Lardenois, dont toute la construction fut une façon de dé-commander la commande, processus qu’on trouve relaté au début – et, en un certain sens, tout au long – de la pièce elle-même. De la même manière, pour Scène – si je me souviens bien –, je renonçai à un moment à l’œuvre imaginée dans le contrat initial. Mais comment cela conduisit à la chose publiée ci-dessous, je ne le sais plus. Au bout du compte pourtant, je mesure à quel point le résultat, infiniment paradoxal, soumis au commanditaire s’avère rigoureusement fidèle au thème de départ. J’en reste, aujourd’hui encore, interloqué. Car je ne projetais pas du tout d’écrire sur la guerre d’Algérie, ni sur l’exode des « rapatriés » vers la France, et encore moins sur la dérive des continents fantasmée à partir d’un mot de Deleuze. Tout ceci est venu sans aucune préméditation. Je n’avais qu’une idée, ou plutôt une image initiale, une « scène », de celles que Freud décrit dans des rêves : me voir dormir, au centre de la scène d’un théâtre, et apercevoir au cœur de mon sommeil mon frère entrant sur le plateau, bientôt suivi de la bande des siens. Comment j’osai ne pas renoncer à une entame si loufoque, je ne le sais plus du tout. Mais, lorsque j’apportai le résultat au directeur de théâtre qui m’avait fait l’honneur de me solliciter, il le lut, puis me fit savoir qu’ « il ne voyait pas du tout comment il pouvait monter cela ». Cela se comprend, aisément je suppose, à la lecture.7

7 J’en profite pour dire que la scène de la nuit passée sur la scène vient probablement de la lecture, bien antérieure, dans les souvenirs de Jean-Louis Barrault, d’un épisode célèbre où il relate une nuit dans le lit du décor de Volpone, dans l’Atelier de Dullin. J’avais moi-même passé plusieurs nuits dans un théâtre, pendant l’été 1978, au cœur du vieil Eldorado (aujourd’hui détruit) où Bruno Boeglin nous avait généreusement invités à œuvrer durant une saison. Nuits mystérieuses et mémorables – mais je dormais dans les balcons, regardant longuement le plateau vide, jamais tout à fait obscur, toujours en un sens éveillé.

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Il est bien plus surprenant qu’il se soit trouvé un metteur en scène pour relever ce défi déraisonnable. Il faut dire qu’Hervé Loichemol avait de l’expérience : il avait déjà ramassé la Lettre au directeur du théâtre après que son initiateur eut renoncé à la mettre en scène. En riant, Loichemol disait s’accommoder très bien que d’autres me commandent des textes : comme tous les refusaient, il se chargeait des rebuts8. Il en fit un beau spectacle, avec cette idée géniale de confier le rôle central (celui qui porte mon nom) à un magnifique comédien algérien, Sid Ahmed Agoumi9.

Novembre 2015

8 La suite démentit un peu le pronostic, puisqu’il en vint à m’adresser lui-même deux fort belles commandes, que j’ai rappelées plus haut : Ruth éveillée, et Le Citoyen. Qu’il monta. 9 Pour le générique de la création, voir ci-dessous, p. 47.

Pour Jean-Louis

DENIS GUÉNOUN dort. YVES GUENOUN10, son frère (plus âgé), entre et dit :

Je voudrais te faire entendre quelque chose. Il sort (par où il est entré), et revient en poussant un piano. Entrent à sa suite RÉMI et LAURENT, ses fils, SANDRINE et JULIE, ses filles, ONDINE son épouse, ainsi que les petits-enfants : HÉLIO, NATHAN, SARAH, FAUSTINE, ABEL et MARIUS. YVES dit :

Écoute. Il s’assied au piano, et joue. C’est une ballade. Rémi et Laurent, Sandrine et Julie l’entourent. Puis, attentivement, l’oreille en alerte, se saisissent d’instruments savants et frustes, et glissent entre ses notes des intrusions calculées. Ondine et les enfants esquissent des mouvements en arpèges, interrompus, scéniques, transis par le swing. Les musiciens par moments les rejoignent, avec ou sans instruments. Entre, par le même côté, PAPA (qui est le père de Denis, et d’Yves donc). Grand gaillard vieillissant, massif et athlétique, en tenue d’été, chemise claire et pantalon coupé années cinquante. Il est entouré de sa mère, Kamra Ben Djian, dite MANOU CAMILLE, dont les vêtements portent une trace d’influence maghrébine, du docteur PAUL KARSENTY, son vieux copain de classe, boiteux, ancien polio, et de MAMAN, habillée en institutrice à la retraite, qui a fait un effort (discret, légèrement studieux) de coquetterie. Papa, agile, manipule des castagnettes. Il est très jovial, un peu essoufflé. Paul Karsenty, rieur, l’exaltation malicieuse, le suit ou le précède en trottinant.

10 Depuis la fin de l’adolescence, j’orthographie mon nom avec un accent aigu, mon père m’ayant expliqué que cela correpondait mieux à la prononciation arabe. J’ai toujours trouvé cela plus élégant, plus euphonique – allez savoir pourquoi. Le reste de la famille a gardé l’usage (qui correspond à l’état-civil), sans accent.

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MAMAN Faites attention. Ne prenez pas froid. Je sais qu’il fait chaud, mais quand on transpire on peut prendre froid.

YVES, au piano Maman, c’est l’été !

MAMAN Parfois l’été les soirées fraîchissent et on prend froid. Papa est en forme. Paul Karsenty, joyeux toujours joyeux. Quel farceur. Les soirées deviennent gaies avec lui. Yves est lié avec Paul par une grande affection. C’est la musique qui les rapproche.

MOI Comment Papa et Paul se sont-ils connus ?

MAMAN A treize ans. Ils fréquentaient la même école. Les familles étaient voisines. Paul, un peu plus âgé, déjà malade (la polio), boitait, malingre. Papa grand et solide marchait devant, et Paul clopinait, derrière. Paul devait aimer chez Papa le grand, le costaud,

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qui protège. Papa chez Paul depuis toujours la malice, la fantaisie, la rigolade.

PAUL KARSENTY Ton père joue des castagnettes comme personne au monde. J’ai vu des joueurs de castagnettes en Espagne, et partout. Je peux te dire et tu peux me croire : personne, sur toute la planète ne joue des castagnettes, comme ton père René. Il faut préciser que les castagnettes ne sont pas des castagnettes ordinaires. Rien à voir avec ces colifichets à rubans à la gitane, accrochés dans n’importe quel magasin non pas de musique mais de bibelots, de fanfreluches. Les castagnettes de ton père sont deux petites planchettes rectangulaires taillées dans un bois très dur par lui-même il y a une éternité. Cela fait une éternité que ton père a taillé lui-même ces castagnettes absolument uniques et increvables. Le bois est noirci par l’âge. Je connais ton père depuis l’enfance et moi-même, qui le connais

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depuis plus longtemps que toute autre personne au monde parce qu’il n’y a pas un seul être au monde qui connaisse ton père depuis plus longtemps que moi, pas même ta mère, que le Bon Dieu la bénisse, mais elle a connu René bien plus tard que moi, moi-même entends-tu je suis incapable de me rappeler quand ton père a taillé ces castagnettes immémoriales, gothiques, aussi vieilles que le monde. Ton père a gravé dans le bois ce signe qu’il a inventé qui emmêle par un graphisme unique les deux lettres des deux prénoms de ta mère et de lui Y pour Yvonne, R pour René, soudés à jamais comme lui et elle, parce qu’un amour comme le leur est unique sur toute la terre. Ecoute-le jouer personne ne sait faire ça comme il sait le faire personne au monde les deux planchettes coincées dans les doigts l’une fixe, l’autre flottante qui crépitent comme une mitraille avec une précision dans le rythme dont ton père est le seul au monde à être capable ainsi. Je le connais depuis l’origine des temps dans la Rue des Juifs à Oran je courais derrière

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ce grand crétin qui m’essoufflait avec ses longues jambes que rien n’arrête je l’ai vu grandir, devenir un homme partir à la guerre aller en prison je vous ai connus bébés et même avant Ma femme Cécile qui est une sainte une putain mais une sainte (le meilleur médecin accoucheur du monde) a veillé sur la grossesse de ta mère pendant que ton père cet abruti moisissait en prison à Beyrouth et moi Paul Karsenty je suis incapable de te dire a quel moment de sa chienne d’existence il a appris à jouer des castagnettes comme ça comme il est le seul sur toute la terre à pouvoir en jouer.

Tout ceci en style méditerranéen, ce qui est une façon de dire : populaire (accent de la langue, manières des gestes). Ma foi, le metteur en scène – s’il s’en trouve jamais pour cette bizarrerie – en usera comme il voudra. Entre DELEUZE, avec son bon sourire. DELEUZE

Tu sens le continent qui glisse sous tes pieds ?

MOI, ENFANT quel continent

DELEUZE L’Afrique. L’Afrique était collée à l’Europe, au début. En vérité, tout cela formait un seul continent (et l’Asie, et l’Amérique aussi. Une seule terre, compacte.) Et puis les continents

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se sont décrochés la terre s’est rompue en trois morceaux. Alors l’Afrique s’éloigne doucement, elle s’écarte, elle redescend S’ouvrent des mers, des coulées Passent des flux des percées nerveuses tu ne sens pas la terre qui dérive, au dessous de toi ?

MOI, ENFANT Papa, regarde, les lustres qui balancent !

MAMAN Papa, les yeux hagards, a demandé qu’est-ce que c’est, un camion ? il s’est lancé à la fenêtre qui donne sur la rue Daumas

MOI, ENFANT Je vois les cadres qui bougent contre le mur Dans le bahut entends la vaisselle qui branle et la terre valse, sous mes pieds ça vibre, dans les deux sens aller retour ça dure c’est long

MAMAN voilà c’est fini le sol s’est calmé

MOI, ENFANT Qu’est-ce que c’est, Papa qu’est-ce qui s’est passé avec la terre

MAMAN Papa a dit un tremblement c’était la terre qui tremblait

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non pas de haut en bas comme on pouvait croire mais à plat de gauche à droite à l’horizontale Papa regardait le sol étonné Maintenant c’est fini on a eu peur

DELEUZE Mais non ce n’est rien c’est le continent qui glisse c’est la plaque qui dérive comme le désir va

Il sort. MOI

Maman je suis malade je me sens chaud est-ce que j’ai de la température

MAMAN Allonge-toi mon poulet repose-toi il faut prendre ta température

MOI je ne me sentais pas bien pendant la composition de géographie je ne sais pas comment j’ai fait Maman pour bien faire ma composition

MAMAN ce n’est pas grave mon poulet tu feras mieux à la prochaine

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MOI non ce n’est pas ce que je veux dire j’ai bien fait je crois que j’ai bien fait mais je ne sais pas comment j’ai fait pour bien faire parce que je ne me sentais pas bien j’avais mal à la tête je me sentais chaud est-ce que j’ai de la température

MAMAN trente-sept six ce n’est pas beaucoup enfin c’est un petit peu de température un tout petit peu presque rien mais tout de même donc il doit y avoir un petit quelque chose mais ce n’est pas grave sans doute repose-toi un moment on reprendra tout à l’heure la température un peu plus tard ce soir peut-être avant dîner ou demain matin avant de partir pour l’école

MOI Maman je crois que c’était bien ma composition je crois que j’ai bien fait J’avais seulement la tête un peu lourde et une impression de chaleur

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MAMAN je connais ça la tête lourde je connais ça

MOI mais je crois que j’ai bien fait

MAMAN tant mieux mon poulet tant mieux papa sera content repose-toi est-ce que tu veux lire

MOI oui je crois que je vais lire

Entre Tenazet, le déménageur. Grand nègre décharné, édenté, il marche à côté d’une carriole composée d’un plateau de bois sur quatre roues branlantes, que traîne une rossinante aussi maigre que lui. Il sourit tout le temps, déménage les tables, les meubles, tout ce qu’on veut, d’un quartier à l’autre d’Oran. Il sort. Entre le toro de fuego. C’est un taureau, ou une piètre vache, harnachée de pétards, de flambeaux, de flammèches roulantes, qui traverse la ville haute en faisant sauter ses cartouches et tourner ses lumières, cependant que l’homme qui à pied le guide crie Toro de fuego Toro de fuego. Ils sortent. Passe le vendeur d’eau douce. Il crie d’une voix nasillarde eau douce, achetez l’eau douce, en espagnol. Il traîne un minuscule chariot sur lequel est posé un tonneau avec un robinet. On l’arrête pour remplir une bouteille, parfois un verre. Je dois dire que j’imagine tous ceux-là (et les autres aussi, au moins ceux de l’Afrique, de la famille) entrant au jardin, et sortant à la cour (ou au moins entrant d’un côté, tous du même, et sortant de l’autre). Non pas pour contraindre la mise en scène, mais parce que je les vois tous comme poussés par une catastrophe derrière eux qui les chasse, ou embarqués sur le navire du temps. D’autres sans doute remontent le flux, à contre-nage, luttant contre la vague, le flux, la foule. Entre GRAND-PÈRE, Aaron Bensaïd, père de Maman. Il est alité, depuis vingt-cinq ans. On dit toujours vingt-cinq ans, malgré le temps qui passe – ou bien c’est le temps de l’enfance qui était immobile. Son lit est poussé

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par PAULETTE et MARIE-JEANNE, ses filles, sœurs de Maman, jumelles, octogénaires. MOI

Depuis quand grand-père est au lit ? MAMAN

Vingt-cinq ans. MARIE-JEANNE

Grand-père a toujours été joyeux malgré sa maladie il distrayait son entourage, au fond je vais te dire la vérité il a toujours eu meilleur caractère que maman, pauvre maman qui est morte en cinquante-quatre d’une angine de poitrine.

PAULETTE Grand-père a eu un grave accident en tombant d’un tramway

MOI Mais pourquoi il est aveugle

PAULETTE Il n’est pas aveugle il est extrêmement myope de très près, il aperçoit la forme des objets mais très vague, comme une tache floue ce qui montre bien qu’il n’est pas aveugle

MOI Mais pourquoi est-il si myope

PAULETTE C’est le diabète. Il a été très malade du diabète et c’est la raison pour laquelle il a fallu l’amputer après son accident de tram

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quand la gangrène s’y est mise le docteur a dit il faut l’amputer, sinon je ne garantis rien et voilà Grand-père est au lit depuis vingt-cinq ans Mais il donne à tous des leçons de bonne humeur Il raconte des histoires fait des jeux, des claquements avec ses mains dos de la main et poignets virtuose des poignets

MARIE-JEANNE On voit bien à ses grands yeux ouverts et à son beau sourire qu’il n’est pas aveugle

MAMAN Tu lui ressembles tu as toujours ressemblé à Grand-Père

GRAND-PÈRE N’oublie pas de venir me voir je dois te donner ta semaine cent sous, je te donnerai cent sous

YVES, au piano Merci grand-père

MAMAN La seule chose qui puisse le mettre de mauvaise humeur c’est sa radio si elle tombe en panne Alors il faut faire venir Papa à n’importe quelle heure et Papa se dérangerait à n’importe quelle heure pour Grand-Père Papa aime beaucoup Grand-Père C’est rare tu sais un gendre et son beau-père qui s’entendent comme ça

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Papa s’y connaît en radio il a pris des cours pendant la guerre quand nous avons été expulsés des Ecoles publiques il fallait bien un nouveau métier pour Papa c’est alors qu’il a appris un peu de radio il viendrait à n’importe quelle heure de la nuit réparer la radio de Grand-Père Grand-père voue a Papa une reconnaissance énorme parce qu’il lui répare sa radio

Grand-père traverse la scène assis sur son lit, adossé à de grands coussins, aveugle aux yeux largement ouverts, verts, lumineux et vides, amputé des deux jambes, illuminé d’un rire intelligent et moqueur, prodiguant devant les enfants qui l’entourent des jeux d’agilité des deux mains. GRAND-PÈRE

N’oublie pas je dois te donner ta semaine

MOI Merci Grand-Père

Grand-Père sort. Passe De Gaulle, descendant le grand boulevard Lescure à Oran, du Mont Saint Michel jusqu’au port, debout dans sa DS noire, bras tendus en V. Le continent glisse. Survient un grand navire, coupé. On en voit la proue, énorme, et la moitié avant arrachée : par le ventre, grand ouvert, on aperçoit l’intérieur, comme une grande bouche noire. La moitié arrière a disparu. Le bateau s’immobilise, à quai, sur le port d’Oran. Manou Camille et sa sœur, Étoile, dite TANTE JEANNE, sur le quai, devant la coque grand ouverte. MANOU CAMILLE

Est-ce qu’on doit monter

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TANTE JEANNE On doit monter

MANOU CAMILLE Pourquoi

TANTE JEANNE Il faut partir tout le monde s’en va ils partent tous

MANOU CAMILLE Je ne veux pas partir J’ai ma maison, mes affaires

TANTE JEANNE Camille, nous avons tous notre maison et nos affaires Chez moi la maison est vide à mon étage, dessus, dessous ils sont tous partis hier mon voisin Bentolila a sonné il m’a dit Etoile nous partons j’ai dit : vous aussi et il m’a répondu mais tout le monde Etoile mettez-vous le dans la tête tout le monde s’en va c’est une question de jours faites vos affaires Etoile qu’il m’a dit Bentolila et partez

MANOU CAMILLE c’est terrible

TANTE JEANNE Les Djebnoun sont partis Avec Zarie notre sœur Notre sœur Anna est partie avec sa fille

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MANOU CAMILLE Mais où est-ce que nous irons

TANTE JEANNE tu as des enfants René est déjà là-haut avec sa famille moi, mon voisin m’a dit Madame Nahon je vous le dis du fond du cœur si vous n’avez personne là où nous serons vous serez toujours chez vous Madame Nahon la main sur le cœur

MANOU CAMILLE et où ils vont eux

TANTE JEANNE je n’en sais rien il m’a laissé une adresse à Béziers

MANOU CAMILLE à Béziers tu te rends compte

YVES, s’interrompt Et Saint Roch, le bord de mer ?

MOI La maison de Tata Liliane ?

HÉLIO, l’aîné des enfants C’est qui, Tata Liliane ?

YVES Saint Roch la plage la villa tout près de l’eau

MOI et la table le soir le dîner sur la terrasse avec la mer autour

Yves se remet à jouer.

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Entre Patrick Le Mauff, acteur (peut-être par la cour, lui – contre le flux, la vie). Il porte un pantalon d’une coupe un peu ancienne, un tricot de peau ajouré, sans manches, un marcel. Sa démarche est inactuelle. PATRICK LE MAUFF

Ta maman a téléphoné Ton papa —

Problème. Les répliques qui suivent, attribuées à MOI, mais aussi celles de MAMAN, sont nécessairement antérieures à la réplique de PATRICK LE MAUFF. En effet, si je pense ce que je pense (« comme il est blanc », etc.), c’est qu’il arrive vers moi, que je le regarde, avant qu’il m’ait annoncé que mon père est mort. Mais en revanche, je tiens, pour je ne sais quelle logique onirique, à ce que la réplique de Patrick soit dite, pour les spectateurs, avant tout commentaire, comme irruption brute, et douce. Une solution possible serait qu’après les mots ci-dessus, il ressorte (mais il faudrait une sortie froide, désinvestie, non-expressive, blanche), puis entre à nouveau, et qu’alors, le voyant approcher de moi, je dise : MOI

Comme il est blanc son masque est livide il a eu peur il s’est battu

PATRICK LE MAUFF Ta maman a téléphoné Ton papa —

On devrait alors recommencer la manœuvre, il ressortirait (de façon tout aussi non-dramatique, abstraite et néanmoins très matérielle), puis s’approcherait à nouveau, et je dirais alors, pendant qu’il viendrait vers moi : MOI

il s’est battu il vient me l’annoncer Il me demande une approbation une solidarité un jugement il vient c’est un enfant après une grosse faute

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Sous son air ombrageux il demande une approbation un accord de l’aide De l’amitié

PATRICK LE MAUFF Ta maman a téléphoné Ton papa —

Et encore une fois (mais ici, pendant qu’il vient vers moi, c’est MAMAN qui parle :) MAMAN

Quand Paul vient à la maison les soirées sont marrantes mais imprévisibles soirées de fête de rigolade improvisées il sonne sans prévenir on ne sait jamais qui est là pour d’autres on se plaindrait du sans-gêne mais avec lui, on accepte il a une façon et il est si gentil si généreux L’autre soir on a sonné il était tard Papa est sorti à la fenêtre en se demandant qui sonne à cette heure-ci et il a dit en riant c’est Paul Paul d’en bas criait j’ai des biftecks dis à Yvonne de lâcher sa cuisine Papa en riant disait monte monte Paul Paul est monté il m’a dit Yvonne laisse ta cuisine va lire ton journal je fais cuire les biftecks Il a pris la poêle sans mettre assez d’huile ça fumait partout

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on a rigolé PATRICK LE MAUFF

Ta maman a téléphoné Ton papa —

(Ou tout autre moyen de mise en scène – il doit s’en trouver de bien meilleurs – qui assume le fait que mes répliques ne sont pas le commentaire ni la réponse à la mort de PAPA, mais qu’elles sont antérieures à son annonce, ou bien situées dans un autre temps, une contemporanéité immobile, avant que l’annonce de Patrick ait fait basculer ma vie dans l’irréversible de la chute. L’annonce de Patrick est suspendue au point exact de la césure, avant que je tombe hors de l’enfance, et n’entame le long calvaire). MAMAN

après il se met au piano et les grands soirs Papa prend les castagnettes

YVES, au piano regarde ! Papa a pris les castagnettes !

PATRICK LE MAUFF Ton papa —

Yves joue, avec beaucoup d’engouement. Assis à son piano, il paraît danser parfois, tant il dodeline goulûment du derrière. Autour de lui, les Guenoun de Marseille, garçons et filles, jouent ou dansent et sourient, avec la réserve, la retenue des aristocrates du swing. Aristocrates de la rue, de Saint-Julien, des collines dessus Marseille (12ème), peuple, mon peuple savant et sublime de la mer. Il faut un temps pour cette musique, seule, sans autres paroles, sans drame. Puis il se lève. Un décor s’ouvre, et laisse apparaître la terrasse de Tata Liliane, à Saint-Roch. (D’un côté, la terrasse donne sur la villa, de style mauresque. Mais à l’exception d’une porte d’accès dans la façade – peut-être au-dessus de quelques marches, et qui ouvre peut-être sur un couloir – la villa elle-même a été défoncée par l’oubli, elle n’existe plus dans le souvenir que comme un trou obscur. Seule demeure la terrasse, bordée par un pan de façade incertaine, bleue. Sans doute la maison a été dévastée aussi par les

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bombes, la guerre. Aujourd’hui elle est détruite – en cherchant là-bas, un promeneur aperçoit peut-être un bout de ruine entre les ronces au dessus de la plage, morceau de mur, fragment de colonne – bleu délavé, très pâle. La terrasse elle-même est couverte d’un toit, adossée au mur de la villa sur un côté, et ouverte sur les trois autres. Elle est cadrée par une petite murette sur laquelle s’élèvent de fines colonnes de style mauresque, qui soutiennent le toit. L’intérieur est peint en bleu, ou en rose. A l’opposé de la villa, s’accroche à la terrasse un petit escalier, donnant sur le chemin de sable qui descend à la mer. C’est celui qu’on prend pour aller se baigner, ou remonter de la plage. Un côté de la terrasse est touffu de quelques arbres secs, à flanc de colline et de terre sèche. Il y a des lauriers roses partout. Et l’autre bord ouvre, dans un embrassement sans limite, sur la mer d’un bleu très compact, très dense. La villa de Tata Liliane est sur une petite hauteur qui surplombe la plage de Saint Roch, qui n’est pas une plage isolée, mais plutôt le nom donné à une fraction de l’immense plage qui prend naissance près d’Oran et se poursuit sur des kilomètres, après Mers-El-Kébir, vers l’Ouest. Saint Roch n’est ni un village, ni une crique, peut-être à peine un lieu-dit, voire le nom d’un petit établissement de bains qui se situe quelque part en contrebas. Tata Liliane et Tonton Jo ont acquis cette villa, quelques années plus tôt je suppose, mais peut-être il y a très peu. Pendant la longue belle saison, nous allons y passer des jours d’été, pour prendre des bains. Le plus souvent, nous y arrivons le matin.) Nous entrons sur la Terrasse : Papa, Maman, Yves et moi. Pas Manou Camille, fâchée avec Tata Liliane, sa fille. Arrivent alors les Cousines : DANIÈLE Sarfati, fille de Liliane et Jo ; YOLANDE, ÉLIANE et NADINE Skinazi, nièces de Liliane, filles de sa sœur. Apparaît par moments, ROLAND Sarfati, mon cousin mystérieux, frère aîné de Danièle, rebelle, fugueur, grand costaud devenu plus tard professeur d’escrime en Israël. Toutes les cousines sont des dames plutôt hautes de taille, d’âge respectable, entre cinquante et soixante ans, mariées, mères et sans doute grands-mères (je ne sais pas, je ne les revois jamais), larges, épaissies. Tout le monde en maillot de bain. Les enfants d’Yves et Ondine nous courent entre les pattes. DANIÈLE

Le matin, on descendait

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à la mer MOI

Maman craignait un peu l’eau elle nageait lentement pas très sportive la brasse Papa nageait un crawl rudimentaire mais puissant rapide un jour elle a failli se noyer au loin dans l’eau elle agitait doucement la main pour appeler à l’aide mais gentiment comme un peu gênée de déranger elle était prise dans un tourbillon il a sauté dans l’eau tout habillé il portait un short blanc et une chemise, blanche je ne sais pas si je l’ai vu courir vers l’eau il est revenu un peu plus tard avec Maman peut-être que moi sur la plage je ne m’étais rendu compte de rien je jouais au sable il est revenu les vêtements trempés il les a enlevés chemise blanche short blanc un peu essoufflé riant avant d’enlever son short il a tiré de la poche un briquet tout mouillé ça je m’en souviens très bien je le revois tirant de sa poche le briquet tout mouillé

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et le jetant sur la serviette dans le sable

DANIÈLE on se séchait debout sur le sable en nouant une serviette à la taille le nœud se délaçait la serviette menaçait toujours de glisser sur les jambes pendant qu’on enlevait le maillot

MOI maman un jour avait enlevé mon maillot pour sécher mes fesses je me suis enfui dans le sable pour jouer maman disait en riant mais tu es tout nu mon fils

YVES après le bain on remontait vers la villa

ÉLIANE on avait faim

MOI Maman disait après le bain on a faim

DANIÈLE en haut on se lavait avec le jet d’eau

ÉLIANE on avait plein de sable entre les jambes

MOI je me rappelle la sensation du sable entre les jambes Je me suis baigné depuis

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je me baigne encore j’ai donc du sable entre les jambes parfois encore à la sortie du bain mais je me souviens de la sensation du sable entre les jambes là, sous le jet à Saint Roch sur la Terrasse de Tata Liliane

YVES il était chaud le jet

DANIÈLE c’était un robinet d’eau froide mais il faisait si chaud que l’eau était plus chaude que l’eau chaude

ÉLIANE Ta mère disait toujours ne touchez pas aux lauriers roses c’est du poison

// MOI

on prenait le repas de midi

DANIÈLE tous ensemble

ÉLIANE sur la terrasse

DANIÈLE La table était ronde ici au milieu

YOLANDE on était nombreux elle était grande la table

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NADINE je touchais le mur

YOLANDE parce que tu te balançais tout le temps en arrière Tata Liliane te grondait

NADINE quand même si je touchais le mur même en me balançant c’est que j’étais près du mur et donc la table était grande

YOLANDE Maman et ses trois filles déjà

DANIÈLE Tonton René Tata Yvonne Denis et Yves

ÉLIANE Tata Liliane Tonton Jo Roland Danièle

NADINE ça fait déjà douze parfois il y en avait d’autres

YOLANDE Est-ce que Tonton Alex venait parfois

ÉLIANE Je ne me souviens pas de Tonton Alex à Saint Roch

MOI tous autour de la table il faisait bon

YOLANDE tu parles Une chaleur

MOI il y avait de l’ombre

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YOLANDE chaude l’ombre

MOI on avait faim

YVES Tata Liliane amenait les plats

DENIS (c’est-à-dire moi), étonné oh la cambrure le mouvement de ses hanches droites un peu raides et cambrées pourtant

MOI un souvenir d’Arabie quand elle amenait les plats

MAMAN, plutôt petite elle est grande Liliane

DANIÈLE on mangeait en maillots

MOI Tata Liliane toujours si sérieuse

ÉLIANE Tonton Jo faisait des farces

DANIÈLE sous l’œil réprobateur de ma mère

YVES c’était quelque chose le repas tous ensemble à Saint Roch sur la Terrasse

// MOI

après le repas tout s’arrêtait dans la villa

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soudain silencieuse et immobile

YVES est-ce que les parents dormaient

DANIÈLE mon père faisait la sieste

YVES les mamans ne dormaient pas elles devaient bavarder quelque part à l’ombre

MOI en tout cas un jour nous sommes restés seuls

DANIÈLE pas seuls dans la maison ce n’est pas possible

MOI Non seuls sur la terrasse

DANIÈLE Qui ? Tous les enfants ?

SARAH Tous les enfants ? Restés seuls ?

ÉLIANE c’est le jour où on a fumé

YOLANDE Ah oui ce jour-là

NADINE Les cigarettes venaient de Roland

ÉLIANE on a tous fumé

DANIÈLE toi tu ne voulais pas

MOI ENFANT non je ne voulais pas

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mais j’ai fumé le goût collé au fond de la langue sur la gorge était si mauvais Quand Papa tirait sur sa cigarette il avait l’air de trouver ça si bon et c’était si dégoûtant à vomir

YOLANDE c’est toi qui l’as dit aux parents après

MOI oui c’est moi j’avais peur on m’avait dit que ça rendait malade les parents m’avaient dit qu’on ne doit pas fumer parce que ça rend malade et j’avais trouvé ça si dégoûtant dans la bouche que j’étais certain de tomber malade L’après-midi j’ai eu mal au ventre je suis allé voir Maman ou Papa mais je pense que c’était Maman et j’ai raconté l’histoire le moment sur la terrasse les enfants seuls le paquet venu de Yolande ou de Roland j’avais tiré une bouffée à peine et par le goût de poison la tache à la gorge je me sentais tombé dans l’irréparable

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YVES Qu’est-ce qu’ils ont dit – cette fois je n’étais pas là – qu’est-ce qu’ils ont dit ?

MOI Maman a dit ce n’est pas bien avec douceur bien sûr mais réfléchie tout de même grave concentrée elle l’a dit à Papa la règle était qu’on ne cachait rien à la maison ce que Maman savait Papa devait le savoir aussi et papa, ma foi, je ne me souviens plus

DANIÈLE c’était un jour rare

MOI oui un moment d’épopée en général les après-midi planait un temps un peu vide suspendu le temps comme arrêté sous la canicule entre les lauriers roses de la Terrasse

// DANIÈLE

et en fin d’après-midi on retournait au bain

MOI deux bains dans la journée je ne me souviens pas pourtant c’est logique

DANIÈLE Tu te souviens du chemin qui descendait à la plage

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MOI pas tout entier pas toutes les pierres je me souviens du début, du commencement près de la terrasse comme si j’y mettais les pieds là maintenant

YVES et le virage en haut près de la route où on garait la voiture

MOI je revois l’angle le sentier qui part à droite quand on devait laisser l’auto et continuer à pied

ÉLIANE et moi l’autre côté le commencement du chemin sur la plage le début de la montée vers la villa mais enfin je ne sais pas je confonds peut-être je revois des arbustes plantés dans le sable

ROLAND oui c’est ça c’est ça

MOI en fin d’après-midi on rentrait

YVES il y avait la queue

HÉLIO quelle queue

YVES la queue des voitures pour rejoindre Oran il fallait rouler au pas

MOI surtout sous le tunnel

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de Mers-El-Kébir YVES

après le Rocher de la Vieille MOI

et toi tu sortais la tête par la fenêtre tu sentais le vent et tu faisais du tambour sur les portières tu jouais en rythme en chantant

ROLAND sauf les grands soirs

// HÉLIO

quels grands soirs MOI

il a raison les grands soirs on restait dîner sur la terrasse et là montait la jouissance Le Transcendant l’absolu tangible comme le midi rien de plus tous en rond autour de la table et Tata Liliane qui portait les plats (Comme elle était belle Liliane comme je l’aimais ma Tata femme haute distinguée souveraine princesse égarée, reine défaite tout m’étonnait en elle son café au lait par exemple si différent de celui de Maman dans des bols énormes des soupières avec d’énormes flots de lait le café se voyait à peine c’était presque tout blanc un jour elle m’a parlé Liliane

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j’étais petit quelle lubie l’a prise de me dire ça peut-être parce que j’étais dans la famille celui qui aimait la littérature les poèmes les pièces de théâtre les livres l’intellectuel des enfants elle m’a dit je voudrais écrire un roman sur ma vie elle le mérite elle en vaut la peine le titre serait : Echec voilà ce qu’elle m’a dit Tata Liliane me laissant abasourdi moi qui ne comprenais pas comment une vie pouvait être un échec et surtout pas la sienne Tata Liliane si haute si belle) Elle portait les plats sur la table et le fromage et la salade les grands soirs, quand nous étions tous à nouveau à l’entour de la table ronde comme le midi mais avec la fraîcheur, l’irradiante fraîcheur du soir sur les nuits d’Oran avec la brise de la mer l’odeur de l’iode et du sel avec la masse des flots qui brunissait autour de la villa la lumière de l’unique ampoule de soixante watts au plafond qui promenait son balancement wilsonien sur la table avec le silence, le grondement de l’onde le ressac et l’écrasement des écumes les masses de lauriers guettant dans l’ombre et Tonton Jo qui disait des farces

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et Liliane qui le grondait et lui qui rugissait disant on a bien le droit de rigoler la terrasse les grands soirs décollait du monde s’élevait de quelques mètres au-dessus de l’eau Au-dessus des sables, des touffes d’arbustes avec ses murs bleuâtres et ses lauriers elle s’enlevait la terrasse flottait au-dessus des mers regardait la mer sombre, généreuse, profonde et le continent devant elle qui glisse

Le décor de la Terrasse de Saint Roch se referme, ou au moins on le quitte. Papa s’est assis sur une murette. On le voit fatigué. Il cherche à retrouver son souffle, patiemment. Il prend son pouls, l’œil sur sa montre. Yves et moi nous nous approchons de Manou Camille, la grand-mère, et la prenons chacun par un bras. MOI

Papa a besoin d’un peu de repos YVES

regarde nous t’avons trouvé une belle chambre au milieu de beaucoup d’amis il y a une vue sur la vallée avec beaucoup d’arbres regarde

MANOU CAMILLE C’est beau comme c’est beau

MOI Tu vas être bien ici

MANOU CAMILLE Oui je vais être bien

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YVES c’est tout près de la maison tu vas pouvoir venir le dimanche nous voir et Sandrine la petite

MANOU CAMILLE oui je l’aime beaucoup la petite nous rions ensemble comme nous rions

MOI Voilà il faut qu’on y aille A bientôt Manou Camille

MANOU CAMILLE Non ! Ne me laissez pas ici ! je ne veux pas rester ici !

YVES Mais Manou Camille tu vas être bien regarde la campagne le paysage

MANOU CAMILLE Je vous en supplie ne me laissez pas ici je vais mourir ici je veux aller chez moi je ne veux pas rester ne me laissez pas mes petits s’il vous plaît

MOI Mais pas tu tout qu’est-ce que tu racontes regarde il y a des amis il y a Marcelle regarde Marcelle

MANOU CAMILLE C’est qui celle-là

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je ne la connais pas emmenez-moi je veux aller chez moi

YVES Mais Manou Camille c’est impossible tu ne peux plus rester toute seule

MANOU CAMILLE je n’ai besoin de personne je ne demande rien laissez-moi partir laissez moi tranquille je veux m’en aller

MOI Tu ne peux plus rester seule sois raisonnable l’autre jour tu t’es brûlée à la cuisine et Papa lui a besoin de repos il faut qu’il reprenne son souffle Laisse-le se rétablir quelques semaines quelques jours sinon c’est lui qui ne tiendra pas

MANOU CAMILLE vous m’abandonnez ici pour mourir je vais mourir ici laissez-moi partir je vous en supplie mes enfants mes petits laissez-moi partir conduisez-moi à la maison je veux mourir là-bas à la maison chez moi

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Manou Camille se tait. Yves et moi l’accompagnons vers la sortie, puis Yves retourne au piano. Passent LIONEL JOSPIN et ALAIN JUPPÉ. LIONEL JOSPIN

Ne vous en prenez qu’à votre froideur ALAIN JUPPÉ

Ce que je hais en vous, c’est cette prétention à donner des leçons d’humanité.

LIONEL JOSPIN Lorsque je suis venu vous voir, je n’avais rien vous m’avez reçu comme un valet

ALAIN JUPPÉ je n’ai pas cru un instant à votre intention de quitter la politique Je n’accorde aucun crédit à ces proclamations de rupture Je les trouve ridicules

LIONEL JOSPIN il faut peut-être avoir décidé de rompre une fois, en toute sincérité pour pouvoir reprendre ce métier proprement

ALAIN JUPPÉ voilà vos leçons de ménage qui recommencent proprement proprement vous allez bientôt exaspérer le pays avec vos réclames de lessive

LIONEL JOSPIN il arrive qu’on ait besoin d’une bonne lessive je fais mon travail sans prétention de plus que celle de le faire au mieux

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un peu de goût pour la lessive ne vous aurait pas été inutile votre mépris de la lessive trahit son grand bourgeois hautain haineux on dirait que vous n’avez pas eu souvent le contact des poudres de lessive

ALAIN JUPPÉ je vous imagine mal en lavandière vous ne me ferez pas avaler que vous passez vos dimanches au lavoir ne prenez pas trop la pose ne poussez pas trop l’avantage la politique est une roue vous savez

LIONEL JOSPIN Je sais je ne suis pas là pour m’accrocher au pouvoir j’ai déjà renoncé une fois c’est utile

ALAIN JUPPÉ oui, six mois

LIONEL JOSPIN Eh bien, ces six mois vous manquent

ALAIN JUPPÉ merci je vais y penser mais je prendrai conseil si vous voulez bien auprès de quelques autres que vous

Ils sortent. MOI

Maman tu es une femme si intelligente cultivée tu aimes lire un de tes plus forts plaisirs

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est de t’allonger avec un roman dense, bien écrit tu observes l’actualité tu cherches à comprendre ce qui arrive et pourquoi le temps a été pour vous si sévère et surtout quelles sont les raisons d’espérer alors dis-moi Maman comment acceptes-tu de donner tout ce temps pour repasser les chemises de Papa, celles d’Yves quand il est là, et les miennes tout ce temps tant de temps d’une vie passée à repasser les chemises comment fais-tu Maman

MAMAN Mais c’est naturel et tu sais ce n’est pas le plus pénible le plus difficile pour moi c’est la cuisine la cuisine tous les jours si longue à préparer et mangée si vite surtout que Papa n’aime pas beaucoup rester à table des fois ça me rend triste toute cette préparation pour si peu de temps à table je n’ai jamais su bien faire la cuisine il y a des femmes qui s’y entendent pas moi, je suis comme ma mère je fais des choses très simples

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je ne sais pas m’y prendre en grand

MOI Maman je voudrais te poser une question

MAMAN quelle question

MOI depuis longtemps elle m’occupe

MAMAN Je t’écoute

MOI Comment est-il possible Maman a table par exemple lorsqu’il reste un peu de viande ou un fruit que tu me l’offres toujours avant de vouloir le prendre pour toi Tu me donnes toujours avant de prendre Ton temps ton sommeil ton repos Si je t’appelle la nuit toujours tu te lèves tu penses toujours à moi avant de penser à toi Comment est-ce possible Maman est-ce que tu n’as jamais envie de te préférer toi-même de passer la première de me souffler quelque chose que tu n’auras pas ? Comment est-elle possible cette préférence toujours cette préférence d’un autre plutôt que de soi est-ce que ça vient de l’allaitement est-ce l’allaitement qui apprend ça ?

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Tu n’as jamais envie d’être un peu égoïste, de choisir ta vie contre la mienne ?

MAMAN Il me semble que j’ai entendu un bruit à la porte Peut-être Papa va rentrer ? Attends un instant, je reviens

Elle s’éloigne. La musique prend un peu plus d’espace. Lorsque Maman revient, Yves, Ondine et leur famille, enfants et petits-enfants, se rapprochent d’elle, gaiement, et l’entourent. Des rires, du chant. Dans le même temps, Papa et Paul Karsenty, qui étaient mêlés au groupe, peu à peu s’en séparent, très discrètement s’écartent. A quai, le navire éventré est prêt au départ. Sur le bateau, il y a une foule, qui se presse contre les balustrades, côté passerelles. Montent Manou Camille et Tante Jeanne, puis les Cousines, puis Tonton Jo et son fils Roland, puis Grand-père sur son lit, Tenazet, le Toro de Fuego, le marchand d’eau douce, enfin Tata Liliane accablée de valises, chariots, bagages en tous genres. NADINE, sur le pont

Tout le monde arrive, monte tout le monde vient sur le bateau

YOLANDE Voilà Tata Liliane

NADINE Tata Liliane Hou ! on est par ici !

ÉLIANE Mais Tata Liliane tu as oublié la Villa tu as laissé la Villa et Saint Roch et la Terrasse

YOLANDE ça ne fait rien nous en retrouverons là-bas, là-bas il y en a plein,

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des villas, des Terrasses encore plus belles

ÉLIANE mais qui est-ce qui va s’en occuper ici, de la Villa ? Qui va balayer la Terrasse ?

TONTON JO Personne il n’y a plus personne ici Tout le monde s’en va Ici, ça va rester complètement vide sans aucun habitant

ÉLIANE et la terrasse ? Qui va nettoyer la Terrasse de Tata Liliane ? Et la plage ? Qui va ramasser les petites choses qui traînent sur le sable et qui font sale ?

TONTON JO Personne le pays sera vide l’Afrique déserte

MOI raconte-moi la naissance dis, comment était-il l’accouchement

MAMAN Tout s’est très bien passé. La grossesse a été simple, et calme. C’est bien mieux, enceinte pendant l’hiver, et accoucher au printemps. En fin de journée, j’ai senti les premières douleurs. J’ai dit à Papa, je crois que ça commence.

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La valise était prête, depuis quelques jours je l’ai terminée, fermée, nous sommes montés dans la voiture et partis à Eckmühl. Je suis entrée à la clinique vers huit heures du soir, il me semble. Je me suis allongée. J’ai eu des contractions, pendant un moment assez court, et puis tu es arrivé. Ça n’a pas été pénible, pas du tout tu es venu doucement, simplement, tout s’est bien passé.

Le groupe qui continue de se rassembler autour de Maman occupe la partie la plus visible de la scène. Maman regarde, touchée, un peu gênée par la petite fête qu’on lui donne. Papa s’éloigne comme quelqu’un qui ne veut pas déranger. Seul Paul Karsenty l’observe pendant qu’il s’écarte, et l’accompagne un peu. Il paraît toujours aussi enjoué, farceur. Insensiblement le son des castagnettes s’éteint, alors que Papa continue d’en jouer avec énergie. MOI

Maman, je n’arrive pas à dormir je ne me sens pas bien je n’arrive pas à dormir

MAMAN attends mon poulet je vais te préparer un tilleul prends un tilleul, ça fait du bien ça aide à trouver le sommeil

Pendant qu’il s’éloigne, Papa rajeunit peu à peu. Il prend progressivement le corps d’un jeune athlète des années trente, avec une tête d’Arabe. Par moments, Maman, inquiète, le cherche des yeux dans le groupe, sans parvenir à le trouver. PATRICK LE MAUFF

Denis Ton papa —

MOI, chuchotant, prenant des airs de conspirateur

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Hep, Deleuze ! Deleuze revient, très discrètement. MOI

Ecoute, le continent qui glisse tu entends, là, le bruit le souffle, le crachement continu et sourd c’est le continent qui glisse au-dessous

Deleuze tend l’oreille, avec beaucoup d’attention. MOI

tu entends DELEUZE, avec délectation

oui, oui MOI

mais je crois que tu t’es trompé il ne se détache plus il ne s’éloigne plus c’est fini le continent glisse dans l’autre sens il revient l’Afrique remonte elle glisse vers le Nord désormais je crois qu’elle va venir cogner l’Europe par en dessous entre l’Espagne et le Sud de la France le continent nous revient dans les fesses ça va faire mal

DELEUZE, riant sous cape, euphorique oh là là, ça va faire mal

Entre JEAN-BAPTISTE, le plus beau jeune homme du jour. Musclé, digne et sobre, et aussi agrégé de philosophie. Il s’avance vers le public. JEAN-BAPTISTE

Je viens de lire ton article. Tu expliques que le dénudement est le geste primordial du théâtre. Alors je me dénude.

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Jean-Baptiste se déshabille. Bronzé, en slip de bain – méditerranéen, vraiment – , il lit (intérieurement, ou à voix très basse) un traité de philosophie médiévale. Il y est question des essences. PAPA est sorti. DENIS GUÉNOUN est couché, il dort.

D.G.

Casa Marrati, Nodica (Pise), et Paris Eté-Automne 1998

Création 11

à l’Auberge de l’Europe / Château de Voltaire

du 6 au 20 septembre 2000

Mise en scène : Hervé Loichemol Décors et costumes : Roland Deville

Musique : Yves Massy Costumière : Nathalie Matriciani

Construction et peinture : François Roumet,

Grégoire de Saint Sauveur, Pierre-Alexis Deville Régie : Grégoire de Saint Sauveur

avec

Agoumi

Elodie Bugni Céline Cesa

Anne Durand Héloïse Loichemol

Céline Nidegger

11 Le générique est reproduit ici tel qu’il figure dans l’édition originale (éd. Comp’Act, Chambéry, 2000).

Aller simple 12

Scène de Denis Guénoun. Non pas La scène de Denis Guénoun, unique, primitive ou

exemplaire, rassemblant et excédant toutes les scènes possibles : scène qui serait élue et révélerait l’auteur. Pas davantage une scène, choisie parmi d’autres, simple échantillon d’un savoir plus large, comme une scène qu’on pourrait se faire, élément d’une série où tout s’enchaîne, se ressemble et revient au même, à la même scène. Ni élue, ni choisie. Ni définie, ni indéfinie et encore moins finie. Scène sans attache, déliée, flottante.

Mais l’indétermination est contagieuse, elle ne s’arrête pas au premier mot venu, ne tient pas en place. Elle se déplace, affecte le texte, le ronge et emporte dans son mouvement l’auteur en personne. Pour mieux parler ici de choses qui le touchent de près – enfance, famille, pays – il se met en scène, directement, concrètement, mais, d’entrée de jeu, s’efface, se met en congé, fait le mort : quelqu’un, du même nom que lui, dort dans Scène, sur scène. Ou, plus probablement, hors d’elle.

Il y a certes un dormeur, mais pas forcément un rêveur : ce texte ne trouve pas sa source dans les brumes d’un esprit ensommeillé et il ne s’agit pas ici d’un habile recyclage du théâtre onirique. Scène n’est pas l’occasion rêvée d’un épanchement intime, ce n’est pas à proprement parler un texte privé. Ou s’il l’est, c’est de son origine.

Denis Guénoun n’aime pas les revenants et n’organise pas son

écriture selon le régime du retour. Il sait que ce qui revient relève d’une fiction qui tient, ligote, emprisonne celui qui y croit. Que cette fiction d’origine a la vie dure et nous fait la vie dure. Qu’elle fonde tous les mirages identitaires et exaspère les crispations et les violences qui en découlent. Que s’il faut parler du passé – et il faut en parler – le mal du pays n’est pas une bonne entrée en matière : c’est un sentiment trouble, retors, dangereux. Il faut s’en méfier comme d’une peste et ne pas contracter cette maladie au nom si charmeur, la nostalgie. Pour éviter que

12 Préface de l’édition originale (éd. Comp’Act, Chambéry, 2000).

49

dans ses effets de retour le mort ne saisisse le vif, nous devons changer d’orientation.

Sous prétexte qu’on le dit révolu, nous situons d’ordinaire le passé

derrière nous, dans notre dos en quelque sorte. Le passé dispose ainsi d’un lieu réservé, d’un débarras très pratique, croit-on, pour oublier. Or, le passé n’est jamais là où on a cru le ranger ; lui non plus ne tient pas en place, il va et vient à son rythme, indifférent à nos volontés. Il ne revient pas tranquillement, comme d’une promenade, mais survient toujours à l’improviste, surgit, nous arrive en pleine figure, nous saute à la gorge, nous embrouille et nous bouleverse. Quand on entreprend de le raconter, c’est pire : inutile de tourner les talons pour aller le chercher, on ne le trouvera pas derrière nous. Il est là, devant, à portée de main ou de langue, et s’enfuit au premier geste.

Scène ne respecte donc pas l’ordinaire scénographie du souvenir, ce n’est ni le local de rangement des choses passées ni le lieu des retrouvailles avec elles, mais un espace théâtral ouvert à tous les transits. Les situations n’y sont qu’esquissées, n’ont jamais de début ni de fin, elles sont prises au milieu, en cours de route et abandonnées avant toute installation, plantées là. Comme on le dit encore parfois de l’amour, les personnages sont transportés, ne tiennent pas dans une intériorité supposée, ne se tiennent pas, bougent, flottent eux aussi. Impossible de les fixer, ils ne font que passer discrètement, affectueusement. Mobiles, ils ne sont pas soumis aux pesanteurs d’une chronologie, mais sont « embarqués sur le navire du temps » qui fait son affaire des brouillages et des dérèglements logiques.

Loin de toute abstraction, ces personnages sont pris au plus près de la réalité, tous, comme on dit, existent ou ont existé, certains assisteront à la représentation. Du coup, l’Histoire trouve sa place, impérieuse, omniprésente mais difficile à saisir au quotidien. Les guerres, les arrachements et les exils surgissent au cœur des relations, laissant apparaître une humanité ballottée, déplacée mais vivante.

Denis Guénoun ne compose pas une fresque naturaliste en forme de

saga : il ne se contente pas de mettre en scène des fragments de réalité, mais expose les conditions même de leur existence en scène. Comme il le proposait dans Lettre au directeur du théâtre, il s’agit ici de montrer, dans le même mouvement, une réalité brute, compacte, souveraine et les modalités qui en permettent l’émergence. Le théâtre ne trouve ici son éclat

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que s’il s’ouvre au plus intime de lui-même et produit son objet en même temps qu’il invente la manière de le penser.

Hervé Loichemol

Table

SCÈNE...........................................................................................................................1

Création(générique)......................................................................................................47Allersimple(H.Loichemol).........................................................................................48Table....................................................................................................................................51