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  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

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    Version rvise de La situation dnonciation entre langue et discours , texte paru dans le

    volume collectif Dix ans de S.D.U., Craiova, Editura Universitaria Craiova (Roumanie),

    2004, pp.197-210.

    La situation dnonciation, entre langue et discours

    Les thories de lnonciation linguistique accordent une place essentielle la rflexivit

    de lactivit verbale, et en particulier aux coordonnes quimplique chaque acte

    dnonciation : coordonnes personnelles, spatiales et temporelles, sur lesquelles sappuie la

    rfrence de type dictique. De son ct, la smantique, fortement marque par les courants

    pragmatiques, met laccent sur le rle du contexte dans le processus interprtatif, sur la

    contextualit radicale du sens. Enfin, avec lapparition de disciplines qui prennent en charge

    le discours - particulirement lanalyse du discours ou lanalyse conversationnelle

    nombre de chercheurs en sciences du langage portent une extrme attention aux genres de

    discours, cest--dire aux institutions de parole travers lesquelles sopre larticulation des

    textes et des situations o ils apparaissent. Les trois perspectives celles des thories de

    lnonciation, de la smantique, des disciplines du discours - interfrent constamment, et lon

    comprend que des notions comme situation dnonciation , situation de

    communication , contexte tendent se mler de manire le plus souvent incontrle.

    Beaucoup assimilent ainsi purement et simplement situation dnonciation et

    situation de communication : la situation dnonciation est ainsi confondue avec le

    contexte empirique o est produit le texte. Cette confusion apparat non seulement dans

    lenseignement universitaire, mais parfois aussi chose plus surprenante- dans certains

    travaux de recherche. Par exemple, certains vont analyser la situation dnonciation de

    telle runion politique comme le contexte o sont mis en relation tel candidat et tels lecteurs

    dans tel lieu tel moment de la campagne lectorale.

  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

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    Dans cette courte contribution je voudrais seulement contribuer dbrouiller un peu cet

    cheveau, en distinguant plus nettement les diffrents plans sur lesquels jouent ces notions. Il

    sagit donc avant tout dun travail de clarification terminologique.

    1. Le plan de lnonc

    1.1. La situation dnonciation

    La notion de situation dnonciation prte quivoque dans la mesure o lon est

    tent dinterprter cette situation comme lenvironnement physique ou social dans lequel

    se trouvent les interlocuteurs. En fait, dans la thorie linguistique dAntoine Culioli1, qui la

    conceptualise dans les annes 1960 la suite dEmile Benveniste2, il sagit dun systme de

    coordonnes abstraites, purement linguistiques, qui rendent tout nonc possible en lui faisant

    rflchir sa propre activit nonciative. On retrouve ici le postulat, commun aux thories de

    lnonciation et aux courants pragmatiques, de la rflexivit essentielle du langage. Dans cette

    perspective, la situation dnonciation ne saurait tre une situation de communication

    socialement descriptible, mais le systme o sont dfinies les trois positions fondamentales

    dnonciateur, de co-nonciateur et de non-personne :

    - La position dnonciateur3 est le point origine des coordonnes nonciatives, le

    repre de la rfrence mais aussi de la prise en charge modale. En franais le

    pronom autonome JE en est le marqueur de la concidence entre nonciateur et

    position de sujet syntaxique.

    - Entre lnonciateur et le co-nonciateur (dont le marqueur est TU en franais) il

    existe une relation de diffrence , daltrit. En effet, ces deux ples de

    lnonciation sont la fois solidaires et opposs sur le mme plan. Le terme co-

    nonciateur nest toutefois pas sans danger pour peu quon linterprte, tort,

    dans le sens dune symtrie entre les deux positions.

    - La position de non-personne, terme qui vient de Benveniste, est celle des entits qui

    sont prsentes comme ntant pas susceptibles de prendre en charge un nonc, dassumer

    1 La problmatique de Culioli a t diffuse dans des articles. Il a fallu attendre 1990 pour quapparaisse le premier livre, qui est en fait un recueil darticles. 2 Les travaux fondateurs de Benveniste sur les personnes et les temps verbaux datent de la fin des annes 1950

    mais ont atteint la notorit travers les Problmes de linguistique gnrale de 1966. 3 On notera que Benveniste nemploie pas le terme nonciateur .

  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

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    un acte dnonciation. Entre cette position et celles dnonciateur et de co-nonciateur, la

    relation est de rupture : la non-personne ne figure pas sur le mme plan. Cest pour cette

    raison quEmile Benveniste a prfr parler de non-personne plutt que de 3

    personne , comme le faisait la tradition grammaticale. A la suite de ses travaux, on a

    abondamment dcrit les divergences linguistiques entre les nonciateur/co-nonciateur, dune

    part, et non-personne dautre part ; lune des plus remarquables est limpossibilit de

    substituts anaphoriques pour les marqueurs des positions dnonciateur ou de co-nonciateur :

    on ne peut que rpter je ou tu ( Je sais que je suis en retard ), alors que la non-personne

    dispose dune riche panoplie de procds anaphoriques, que ceux-ci soient lexicaux ou

    pronominaux.

    Ces trois positions autorisent aussi ce que Benveniste appelle des personnes amplifies ou

    dilates (en franais nous et vous), qui correspondent aux positions respectives

    dnonciateur et de co-nonciateur. La catgorie du pluriel , au sens dune addition

    dunits discrtes, nest pas pertinente ici : le nous ne sanalyse pas, en effet, comme

    laddition de divers je , mais comme un je qui sassocie dautres sujets et qui peut

    mme ne rfrer qu un seul sujet (cf. le nous de majest ou le nous dauteur ).

    Ce systme de coordonnes personnelles de la situation dnonciation, on le sait, est

    la base du reprage des dictiques spatiaux et temporels, dont la rfrence est construite par

    rapport lacte dnonciation : maintenant marque la concidence entre le moment et

    lnonciation o il figure, ici un endroit proche des partenaires de lnonciation, etc. Il permet

    aussi de distinguer entre deux plans dnonciation : dune part les noncs embrays qui

    sont en prise sur la situation dnonciation (le discours de Benveniste) et dautre part les

    noncs non-embrays , qui sont en rupture avec cette situation dnonciation

    (l histoire de Benveniste, mais largie ensuite des noncs non narratifs). Ce sont l des

    choses bien connues de ceux qui sont familiers des thories de lnonciation linguistique.

    1.2. La situation de locution

    La situation dnonciation , on la vu, constitue un systme de positions abstraites

    sur lesquelles repose lactivit nonciative, dont les noncs portent des traces multiples, en

    particulier les lments dictiques. Mais ces positions les grammairiens et les rhtoriciens

    lont not depuis longtemps - ne concident pas ncessairement avec les places occupes dans

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    lchange verbal, les personnes au sens de rles locutifs. Pour dire les choses

    simplement, ce nest pas parce que lon trouve un je dans un nonc que dans lchange

    verbal son rfrent joue ncessairement le rle de locuteur, et ce nest pas parce que lon a

    affaire un tu que son rfrent joue ncessairement le rle dallocutaire.

    On est ainsi amen distinguer les trois positions de la situation dnonciation et les

    trois places de ce quon peut appeler la situation de locution. Les deux premires places sont

    celles des interlocuteurs, le locuteur et lallocutaire :

    - la place de locuteur est celle de celui qui parle ;

    - la place dallocutaire est celle de celui qui sadresse la parole ;

    - ces deux premires places il faut en ajouter une troisime, celle du dlocut, de

    ce dont parlent les interlocuteurs.

    Bien videmment, les positions de la situation dnonciation et les places de la situation

    de locution tendent normalement sharmoniser, se correspondre terme terme : en rgle

    gnrale je dsigne donc le locuteur, tandis quun pronom la non-personne tel que il dsigne

    un lment dlocut. Et ainsi, de suite. Mais les grammairiens ne cessent de faire remarquer

    quil nen va pas toujours ainsi, quil existe de multiples dcalages entre les deux systmes.

    En voici quelques exemples courants en franais :

    (1) Jai bien dormi, je vais venir avec ma maman (une mre sadressant son bb :

    emploi dit hypocoristique ) ;

    (2) Il est mignon, le toutou (autre emploi hypocoristique) ;

    (3) De quoi je me mle ? (nonc dit pour refuser quelquun le droit la parole, en

    lui signifiant quil nest pas concern) ;

    (4) Alors, nous faisons un petit tour ? (dit par exemple par une infirmire qui propose

    un malade de faire un peu dexercice) ;

    (5) Quest-ce quelle veut ? (le cas, par exemple, dun commerant demandant une

    cliente ce quelle dsire acheter).

    Linterprtation de tels noncs se construit prcisment en prenant en compte la tension entre

    la position nonciative (les coordonnes de la situation dnonciation) telle quelle est

    indique par le marqueur de personne et la place occupe dans la situation de locution, en

    loccurrence celle dallocutaire. Avec De quoi je me mle ? , par exemple, on a affaire un

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    nonc qui se veut sans rplique : la place qui est normalement celle de lallocutaire y est

    occupe par le locuteur (qui dit je ), il y a suppression unilatrale de laltrit entre les

    deux places. En revanche, dans lemploi hypocoristique en je de lnonc (1), le recours

    au marqueur de premire personne peut sexpliquer par le fait que lallocutaire (un bb) se

    trouve par nature dans lincapacit de rpondre : comme le bb nest pas un sujet parlant, que

    lnonciation est voue rester sans rponse, le locuteur supprime laltrit entre les deux

    places.

    On ne confondra pas ce type de phnomne avec celui des tropes

    communicationnels (Kerbrat-Orecchioni 1986), qui se situent un autre niveau. Dans le cas

    dun trope communicationnel, il y a renversement de la hirarchie des destinataires, cest--

    dire dcalage entre le destinataire apparent et le destinataire rel. Ainsi dans la clbre scne

    du Tartuffe de Molire o lpouse Elmire sadresse, par-dessus Tartuffe, son mari cach

    dans la pice. Dans les mdias ce type de dcalage est constant : souvent cest le public

    invisible de la radio ou de la tlvision qui est le destinataire effectif de certains noncs4.

    2. Situation de communication et scne dnonciation

    Jusqu prsent, nous avons envisag le cas des noncs lmentaires, cest--dire,

    pour le dire vite, de phrases simples dcontextualises. Mais il nest pas besoin dtre

    linguiste pour voir quen fait ces noncs lmentaires ne sont pas les seules units pour

    lesquelles la notion de situation dnonciation ou celle de situation de communication

    sont, dun certain point de vue, pertinentes. Les noncs lmentaires sont en effet eux-

    mmes des constituants de textes, dunits transphrastiques qui relvent de genres de discours

    (= de dispositifs de communication verbale socio-historiquement dfinis).

    Pour les textes il nous parat prfrable de parler de situation de communication ,

    plutt que de situation dnonciation . En fait, quatre termes sont ici en concurrence :

    contexte, situation de discours, situation de communication, scne dnonciation.

    La notion de contexte est intuitive et commode. Elle recouvre le contexte

    linguistique - quon appelle souvent cotexte pour viter lambigut -, aussi bien que

    lenvironnement physique de lnonciation, et les savoirs partags par les participants de

    linteraction verbale. Cette notion de contexte joue en outre un rle essentiel dans les

    thories smantiques dinspiration pragmatique, aujourdhui dominantes, qui supposent que

    4 Sur cette question du destinataire, voir aussi Goffman (1981).

  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

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    lallocutaire construit linterprtation dun nonc lmentaire ou dun texte travers des

    instructions extraites des divers plans du contexte. Mais il faut reconnatre quune notion aussi

    polyvalente peut difficilement tre employe de manire restrictive.

    Quand on aborde les productions verbales dans la perspective de ltude des textes, les

    notions de situation de communication et de scne dnonciation se rvlent plus

    commodes. Je vais ici les employer dune manire un peu inhabituelle, en disant quelles

    permettent dapprhender sous deux abords complmentaires la situation de discours

    associe un texte.

    2.1. La situation de communication

    En parlant de situation de communication, on considre en quelque sorte de

    lextrieur , dun point de vue socio-discursif, la situation dont tout texte en ce quil relve

    dun genre- est indissociable. Divers modles en ont t proposs depuis le clbre acronyme

    SPEAKING de Dell Hymes dans les annes 1960 et 1970 (Hymes 1972). En gnral, ces

    modles mobilisent un certain nombre de paramtres :

    - Une finalit : tout genre de discours vise un certain type de modification de la situation

    dont il participe. La dtermination correcte de cette finalit est indispensable pour que le

    destinataire puisse avoir un comportement adapt lgard du genre de discours concern.

    - Des statuts pour les partenaires : la parole dans un genre de discours ne va pas de

    n'importe qui vers n'importe qui, mais dun individu occupant un certain statut social vers un

    autre. Un cours universitaire doit tre assum par un professeur suppos dtenir un savoir et

    dment mandat par l'enseignement suprieur ; il doit sadresser un public d'tudiants

    supposs ne pas dtenir ce savoir. Une transaction commerciale met en relation un acheteur et

    un vendeur, etc. A chacun de ces statuts sont attachs des droits et devoirs, mais aussi des

    savoirs : le lecteur dune revue scientifique nest pas cens dtenir le mme savoir que

    lauditeur dune mission mdicale la tlvision destine au grand public.

    - Des circonstances appropries : tout genre de discours implique un certain type de

    lieu et de moment appropris sa russite. Il ne s'agit pas l de contraintes extrieures

    mais de quelque chose de constitutif. En fait, les notions de moment ou de lieu requis

    par un genre de discours prennent un tour extrmement diffrent selon les genres de discours :

    un texte crit, par exemple, pose de tout autres problmes quun texte oral li une institution

    fortement contrle.

  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

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    - Un mode dinscription dans la temporalit, qui peut se faire sur divers axes :

    La priodicit : un cours, une messe, un journal tlvis...se tiennent intervalles

    rguliers ; en revanche, une allocution du chef de l'Etat ou un tract ne sont pas soumis

    priodicit.

    La dure : la comptence gnrique des locuteurs dune communaut indique

    approximativement quelle est la dure d'accomplissement d'un genre de discours. Certains

    genres impliquent mme la possibilit de plusieurs dures : un journal quotidien distingue au

    moins deux dures de lecture d'un article : le simple relev des titres et des sous-titres,

    dtachs en gras et en capitales, suivi ventuellement de la lecture de certains articles.

    La continuit : une histoire drle doit tre raconte intgralement, alors quun roman

    est cens lisible en un nombre indtermin de sances.

    Une dure de primation : un magazine hebdomadaire est conu pour tre valide

    pendant une semaine, un journal quotidien lespace dune journe, mais un texte religieux

    fondateur (la Bible, le Coran) prtend tre indfiniment lisible.

    - Un support : on aborde ici la dimension mdiologique , laquelle on accorde

    aujourdhui une grande importance. Ce quon appelle un texte , ce nest pas un contenu qui

    se fixerait sur tel ou tel support, il ne fait quun avec son mode dexistence matriel : mode de

    support /transport et de stockage, donc de mmorisation. Un texte peut passer seulement par

    des ondes sonores (dans linteraction orale immdiate), lesquelles peuvent tre traites puis

    restitues par un dcodeur (radio, tlphone) ; il peut aussi tre manuscrit, constituer un

    livre, tre imprim un seul exemplaire par une imprimante individuelle, figurer dans la

    mmoire dun ordinateur, sur une disquette, etc. Une modification significative de son support

    matriel modifie radicalement les caractristiques dun genre de discours : un dbat politique

    tlvis est un autre genre de discours quun dbat dans une salle avec pour seul public les

    auditeurs prsents.

    - Un plan de texte : un genre de discours est associ une certaine organisation,

    domaine privilgi de la linguistique textuelle. Matriser un genre de discours, cest avoir une

    conscience plus ou moins nette des modes denchanement de ses constituants sur diffrents

    niveaux. Ces modes dorganisation peuvent faire lobjet dun apprentissage : la dissertation, la

    note de synthsesenseignent ; dautres genres, la plupart en fait, sapprennent par

    imprgnation. A ct de genres monologaux plan de texte rigide, comme la dissertation ou

    les actes juridiques, il en est dautres, dordre conversationnel, qui suivent des canevas

    souples et qui sont co-grs par les partenaires de lchange.

  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

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    - Un certain usage de la langue : tout locuteur, a priori, se trouve devant un trs vaste

    rpertoire de varits linguistiques : diversit des langues, diversit lintrieur dune langue :

    niveaux de langue, varits gographiques (patois, dialectes), sociales (usages de telle ou telle

    catgorie sociale), professionnelles (discours juridique, administratif, scientifique,

    journalistique), etc. A chaque genre de discours sont associes a priori certaines normes.

    On prendra nanmoins garde quil existe des types de discours dont certains genres

    nimposent pas a priori dusage linguistique : ainsi la plupart des genres littraires

    contemporains.

    2.2. La scne dnonciation

    En revanche, apprhender une situation de discours comme scne dnonciation, cest

    la considrer de lintrieur , travers la situation que la parole prtend dfinir, le cadre

    quelle montre (au sens pragmatique) dans le mouvement mme o elle se dploie. Un texte

    est en effet la trace dun discours o la parole est mise en scne.

    Cette notion de scne dnonciation, dont je cherche montrer lintrt depuis un certain

    nombre dannes (Maingueneau 1993, 1998), nest pas simple. Pour en prendre la mesure, il

    convient dy distinguer trois scnes, qui jouent sur des plans complmentaires : la scne

    englobante, la scne gnrique, la scnographie.

    - Scne englobante et scne gnrique

    La scne englobante est celle qui correspond au type de discours. Quand on reoit un

    tract dans la rue, on doit tre capable de dterminer s'il relve du type de discours religieux,

    politique, publicitaire..., autrement dit sur quelle scne englobante il faut se placer pour

    l'interprter, quel titre il interpelle son lecteur. Une nonciation politique, par exemple,

    implique un "citoyen" s'adressant des "citoyens". Caractrisation sans doute trs pauvre,

    mais qui n'a rien d'intemporel : elle dfinit le statut des partenaires dans un certain espace

    pragmatique.

    Dire que la scne d'nonciation d'un nonc politique est la scne englobante politique,

    celle d'un nonc philosophique la scne englobante philosophique, et ainsi de suite, ne suffit

    pas spcifier les activits verbales, puisque lon na pas affaire du politique ou du

    philosophique non spcifi, mais des genres de discours particuliers : pour le discours

    politique, par exemple, il peut sagir dune allocution du chef de lEtat, dun tract, dun

  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

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    journal militant, etc. Ces genres sanalysent en divers composants, comme on vient de le

    voir : ici lon peut parler de scne gnrique. Ces deux scnes, englobante et

    gnrique , dfinissent ce quon pourrait appeler le cadre scnique du texte, lintrieur

    duquel le texte est pragmatiquement conforme.

    - La scnographie

    Ce nest pas directement au cadre scnique que bien souvent est confront

    lallocutaire, mais une scnographie. Prenons lexemple dun manuel dinitiation

    linformatique qui, au lieu de procder selon les voies usuelles du genre du manuel, se

    prsenterait comme un rcit daventures o un hros partirait la dcouverte dun monde

    inconnu et affronterait divers adversaires. Dans ce cas la scne sur laquelle le lecteur se voit

    assigner une place, cest donc une scne narrative construite par le texte, une

    scnographie , qui a pour effet de faire passer le cadre scnique au second plan ; le lecteur

    se trouve ainsi pris dans une sorte de pige, puisquil reoit le texte dabord comme un roman

    daventures, et non comme un manuel. Pour de nombreux genres de discours, en particulier

    ceux qui sont pris dans une concurrence pour capter un public, la prise de parole constitue,

    des degrs divers, une prise de risque. Cest particulirement vident quand on considre des

    textes publicitaires ou politiques, qui devant faire adhrer un public a priori rticent ou

    indiffrent, sont en train dlaborer des scnographies.

    La scnographie nest pas simplement un cadre, un dcor, comme si le discours

    survenait l'intrieur d'un espace dj construit et indpendant de ce discours, mais

    l'nonciation en se dveloppant sefforce de mettre progressivement en place son propre

    dispositif de parole. Le discours, par son dploiement mme, prtend convaincre en instituant

    la scne dnonciation qui le lgitime. Dans notre exemple, la scnographie du roman

    daventure est en quelque sorte impose d'entre de jeu ; mais dun autre ct, cest travers

    lnonciation mme de ce rcit quon peut lgitimer la scnographie ainsi impose, en faisant

    accepter au lecteur le rle qu'on prtend lui assigner dans cette scnographie, celui dun

    lecteur de roman daventures.

    La scnographie implique ainsi un processus en boucle. Ds son mergence,

    lnonciation du texte suppose une certaine scne, laquelle, en fait, se valide progressivement

    travers cette nonciation mme. La scnographie apparat ainsi la fois comme ce dont

    vient le discours et ce qu'engendre ce discours ; elle lgitime un nonc qui, en retour, doit la

    lgitimer, doit tablir que cette scnographie dont vient la parole est prcisment la

  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

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    scnographie requise pour noncer comme il convient, selon le cas, la politique, la

    philosophie, la science, ou pour promouvoir telle marchandise... Plus le texte avance, et plus

    le destinataire doit se persuader que cest le roman daventures qui constitue la meilleure voie

    daccs linformatique, que cette dernire doit tre apprhende comme un monde inconnu,

    merveilleux et passionnant dcouvrir. Ce que dit le texte doit permettre de valider la scne

    mme travers laquelle ces contenus surgissent.

    Il existe de nombreux genres de discours dont la scnographie est fixe lintrieur

    des limites dfinies par la scne gnrique : lannuaire tlphonique, ou les rapports dexpert,

    en rgle gnrale, se conforment strictement aux routines de leurs scnes gnriques. Dautres

    genres de discours sont davantage susceptibles de susciter des scnographies qui scartent

    dun modle prtabli. Ainsi, lexemple voqu plus haut dun manuel qui se prsenterait

    comme un roman daventures : au lieu de se contenter de la scne gnrique habituelle de

    type didactique, les auteurs ont recouru une scnographie originale, plus sductrice.

    2.3. Un exemple

    Ces trois plans de la scne d'nonciation, on peut les voir luvre, par exemple, dans

    le programme lectoral de Franois Mitterand, qui en 1988 se prsenta aux lections pour

    obtenir un second mandat. Ce programme fut prsent sous la forme dune Lettre tous les

    Franais , qui fut publie dans la presse et adresse par la poste un certain nombre

    dlecteurs. Le contenu politique de ce texte est insparable de cette mise en scne, de cette

    scnographie de correspondance prive : le Prsident sefforce ainsi de faire campagne en tant

    quindividu au-dessus des partis, comme pre de famille, et non comme homme de parti.

    Mes chers compatriotes,

    Vous le comprendrez. Je souhaite, par cette lettre, vous parler de la France. Je dois

    votre confiance d'exercer depuis sept ans la plus haute charge de la Rpublique. Au terme de

    ce mandat, je n'aurais pas conu le projet de me prsenter de nouveau vos suffrages si je

    n'avais eu la conviction que nous avions encore beaucoup faire ensemble pour assurer

    notre pays le rle qu'on attend de lui dans le monde et pour veiller l'unit de la Nation.

    Mais je veux aussi vous parler de vous, de vos soucis, de vos espoirs et de vos justes

    intrts.

    J'ai choisi ce moyen, vous crire, afin de m'exprimer sur tous les grands sujets qui

    valent d'tre traits et discuts entre Franais, sorte de rflexion en commun, comme il arrive

    le soir, autour de la table, en famille () .

  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

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    La scne englobante est ici celle du discours politique. La scne gnrique est celle du

    programme lectoral ; quant la scnographie de correspondance prive, elle met en relation

    deux individus qui entretiennent une relation personnelle, familiale mme. Cette scnographie

    invoque mme au 3 paragraphe la caution dune autre scne de parole : sorte de rflexion

    en commun, comme il arrive le soir, autour de la table, en famille . Ainsi, ce n'est pas

    seulement une lettre que l'lecteur est cens lire : il doit participer par limagination une

    conversation en famille autour de la table, le Prsident endossant implicitement le rle du pre

    et affectant aux lecteurs celui des enfants. Cet exemple illustre un procd trs frquent : une

    scnographie vient s'appuyer sur des scnes de parole quon peut dire valides , c'est--dire

    dj installes dans la mmoire collective, que ce soit titre de repoussoir ou de modle

    valoris. Le rpertoire des scnes valides ainsi disponibles varie en fonction du groupe vis

    par le discours : une communaut de conviction forte (une secte religieuse, une cole

    philosophique...) possde sa mmoire propre ; mais, de manire gnrale, tout public, ft-il

    vaste et htrogne, on peut associer un stock de scnes qu'on peut supposer partages. La

    scne valide n'est pas une scnographie, mais un strotype autonomis, dcontextualis,

    disponible pour des rinvestissements dans d'autres textes. Il peut sagir dvnements

    historiques (cf. lAppel du Gnral de Gaulle du 18 juin 1940 qui demandait de rsister aux

    Allemands, de ne pas collaborer avec eux) ; il peut sagir aussi de genres de discours (la carte

    postale, la confrence).

    3. Synthse

    On peut rsumer dans un tableau les diverses distinctions que nous avons faites :

  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

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    On le voit, les notions de situation dnonciation ou de situation de

    communication , quand elles sont employes sans la moindre contrainte, non seulement ont

    peu de valeur opratoire mais encore peuvent tre source de graves confusions. La distinction

    entre le plan linguistique et le plan textuel, dune part, la prise en compte de la diversit des

    types et des genres de discours, dautre part, peuvent permettre de clarifier lusage en la

    matire.

    Rfrences

    Benveniste E. (1966), Problmes de linguistique gnrale, Paris, Gallimard.

    Culioli A. (1990), Pour une linguistique de lnonciation, Ophrys.

    Goffman E. (1981), Forms of talk, Oxford, Basil Blackwell.

    PLAN DE

    LENONCE ELEMENTAIRE

    Situation dnonciation

    Situation de locution

    Enonciateur/co-nonciateur

    Non personne

    Locuteur/allocutaire

    Dlocut

    PLAN DU TEXTE

    Situation de discours

    Point de vue externe Point de vue interne

    Situation de

    communication

    Scne dnonciation

    Scne englobante

    Scne gnrique

    Scnographie

  • La situation dnonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau

    Page 13 sur 13

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