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Sand, pauline, roman

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NoticeJ'avais commenc ce roman en 1832, Paris, dans une mansarde o je me plaisais beaucoup. Le manuscrit s'gara: je crus l'avoir jet au feu par mgarde, et comme, au bout de trois jours, je ne me souvenais dj plus de ce que j'avais voulu faire (ceci n'est pas mpris de l'art ni lgret l'endroit du public, mais infirmit vritable), je ne songeai point rmencer. Au bout de dix ans environ, en ouvrant un in-quarto la campagne, j'y retrouvai la moiti d'un volume manuscrit intitul Pauline. J'eus peine reconnatre mon criture, tant elle tait meilleure que celle d'aujourd'hui. Est-ce que cela ne vous est pas souvent arriv vous-mme, de retrouver toute la spontanit de votre jeunesse et tous les souvenirs du pass dans la nettet d'une majuscule et dans le laisser-aller d'une ponctuation? Et les fautes d'orthographe que tout le monde fait, et dont on se corrige tard, quand on s'en corrige, est-ce qu'elles ne repassent pas quelquefois sous vos yeux comme de vieux visages amis? En relisant ce manuscrit, la mmoire de la premire donne me revint aussitt, et j'crivis le reste sans incertitude.Sans attacher aucune importance cette courte peinture de l'esprit provincial, je ne crois pas avoir fauss les caractres donns par les situations; et la morale du conte, s'il faut en trouver une, c'est que l'extrme gne et l'extrme souffrance, sont un terrible milieu pour la jeunesse et la beaut. Un peu de got, un peu d'art, un peu de posie ne seraient point incompatibles, mme au fond des provinces, avec les vertus austres de la mdiocrit; mais il ne faut pas que la mdiocrit touche la dtresse; c'est l une ion que ni l'homme ni la femme, ni la vieillesse ni la jeunesse, ni mme l'ge mr, ne peuvent regarder comme le dveloppement normal de la destine providentielle.George Sand.20 mars 1859.IIl y a trois ans, il arriva Saint-Front, petite ville fort laide qui est situe dans nos environs et que je ne vous engage pas chercher sur la carte, mme sur celle de Cassini, une aventure qui fit beaucoup jaser, quoiqu'elle n'et rien de bien intressant par elle-mme, mais dont les suites furent fort graves, quoiqu'on n'en ait rien su.C'tait par une nuit sombre et par une pluie froide. Une chaise de poste entra dans la cour de l'auberge du Lion couronn. Une voix de femme demanda des chevaux, vite, vite!... Le postillon vint lui rpondre fort lentement que cela tait facile dire; qu'il n'y avait pas de chevaux, vu que l'pidmie (cette mme pidmie qui est en permanence dans certains relais sur les routes peu frquentes) en avait enlev trente-sept la semaine dernire; qu'enfin on pourrait partir dans la nuit, mais qu'il fallait attendre que l'attelage qui venait de conduire la patache1 ft un peu rafrachi.Cela sera-t-il bien long? demanda le laquais empaquet de fourrures qui tait install sur le sige.C'est l'affaire d'une heure, rpondit le postillon demi dbott; nous allons nous mettre e suite manger l'avoine.Le domestique jura; une jeune et jolie femme de chambre qui avanait la portire sa tte entoure de foulards en dsordre, murmura je ne sais quelle plainte touchante sur l'ennui et la fatigue des voyages. Quant la personne qu'escortaient ces deux laquais, elle descendit lentement sur le pav humide et froid, secoua sa pelisse double de martre, et prit le chemin de la cuisine sans profrer une seule parole.C'tait une jeune femme d'une beaut vive et saisissante, mais plie par la fatigue. Elle refusa l'offre d'une chambre, et, tandis que ses valets prfrrent s'enfermer et dormir dans la berline, elle s'assit, devant le foyer, sur la chaise classique, ingrat et revche asile du voyageur rsign. La servante, charge de veiller son quart de nuit, se remit ronfler, le corps pli sur un banc et la face appuye sur la table. Le chat, qui s'tait drang avec humeur pour faire place la voyageuse, se blottit de nouveau sur les cendres tides. Pendant quelques instants il fixa sur elle des yeux verts et luisants pleins de dpit et de mfiance; mais peu peu sa prunelle se resserra et s'amoindrit jusqu' n'tre plus qu'une mince raie noire sur un fond d'meraude. Il retomba dans le bien-tre goste de sa condition, fit le gros dos, ronfla sourdement en signe de batitude, et finit par s'endormir entre les pattes d'un gros chien qui avait trouv moyen de vivre en paix avec lui, grce ces perptuelles concessions que, pour le bonheur des socits, le plus faible impose toujours au plus fort.La voyageuse essaya vainement de s'assoupir. Mille images confuses passaient dans ses rves et la rveillaient en sursaut. Tous ces souvenirs purils qui obsdent parfois les imaginations actives se pressrent dans son cerveau et s'verturent le fatiguer sans but et sans fruit, jusqu' ce qu'enfin une pense dominante s'tablit leur place.Oui, c'tait une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues anguleuses et sombres, au pav raboteux; une ville laide et pauvre comme celle-ci m'est apparue travers la vapeur qui couvrait les glaces de ma voiture. Seulement il y a dans celle-ci un ou deux, peut-tre trois rverbres, et l-bas il n'y en avait pas un seul. Chaque piton marchait avec son falot aprs l'heure du couvre-feu. C'tait affreux, cette pauvre ville, et pourtant j'y ai pass des annes de jeunesse et de force! J'tais bien autre alors... J'tais pauvre de condition, mais j'tais riche d'nergie et d'espoir. Je souffrais bien!a vie se consumait dans l'ombre et dans l'inaction; mais qui me rendra ces souffrances d'une me agite par sa propre puissance? jeunesse du cur! qu'tes-vous devenue?...Puis, aprs ces apostrophes un peu emphatiques que les ttes exaltes prodiguent parfois la destine, sans trop de sujet peut-tre, mais par suite d'un besoin inn qu'elles prouvent de dramatiser leur existence leurs propres yeux, la jeune femme sourit involontairement, comme si une voix intrieure lui et rpondu qu'elle tait heureuse encore; et elle essaya de s'endormir, en attendant que l'heure ft coule.La cuisine de l'auberge n'tait claire que par une lanterne de fer suspendue au plafond. Le squelette de ce luminaire dessinait une large toile d'ombre tremblotante sur tout l'intrieur de la pice, et rejetait sa ple clart vers les solives enfumes du plafond.L'trangre tait donc entre sans rien distinguer autour d'elle, et l'tat de demi-sommeil oe tait l'avait d'ailleurs empche de faire aucune remarque sur le lieu o elle se trouvait.Tout coup l'boulement d'une petite avalanche de cendre dgagea deux tisons mlancoliquement embrasss; un peu de flamme frissonna, jaillit, plit, se ranima, et grandit enfin jusqu' illuminer tout l'intrieur de l'tre. Les yeux distraits de la voyageuse, suivant machinalement ces ondulations de lumire, s'arrtrent tout coup sur une inscription qui ressortait en blanc sur un des chambranles noircis de la chemine. Elle tressaillit alors, passa la main sur ses yeux appesantis, ramassa un bout de branche embrase pour examiner les caractres, et la laissa retomber en s'criant d'une voix mue:Ah Dieu! o suis-je? est-ce un rve que je fais? cette exclamation, la servante s'veilla brusquement, et, se tournant vers elle, lui demanda si elle l'avait appele.Oui, oui, s'cria l'trangre; venez ici. Dites-moi, qui a crit ces deux noms sur le mur?Deux noms? dit la servante bahie; quels noms?Oh! dit l'trangre en se parlant avec une sorte d'exaltation, son nom et le mien, Pauline, Laurence! Et cette date! 10 fvrier 182...! Oh! dites-moi, dites-moi pourquoi ces noms et cette date sont ici?Mme, rpondit la servante, je n'y avais jamais fait attention, et d'ailleurs je ne sais pas lire.Mais o suis-je donc? comment nommez-vous cette ville? N'est-ce pas Villiers, la premire poste aprs L...?Mais non pas, Mme; vous tes Saint-Front, route de Paris, htel du Lion couronn.Ah ciel! s'cria la voyageuse avec force en se levant tout coup.La servante pouvante la crut folle et voulut s'enfuir; mais la jeune femme l'arrtant:Oh! par grce, restez, dit-elle, et parlez-moi! Comment se fait-il que je sois ici? Dites-moi si je rve? Si je rve, veillez-moi!Mais, Mme, vous ne rvez pas, ni moi non plus, je pense, rpondit la servante. Vous vouliez donc aller Lyon? Eh bien! mon Dieu, vous aurez oubli de l'expliquer au postillon, et tout naturellement il aura cru que vous alliez Paris. Dans ce temps-ci, toutes les voitures de poste vont Paris.Mais je lui ai dit moi-mme que j'allais Lyon.Oh dame! c'est que Baptiste est sourd ne pas entendre le canon, et avec cela qu'il dort sur son cheval la moiti du temps, et que ses btes sont accoutumes la route de Paris dans ce temps-ci... Saint-Front! rptait l'trangre. Oh! singulire destine qui me ramne aux lieux que jir! J'ai fait un dtour pour ne point passer ici, et, parce que je me suis endormie deux heures, le hasard m'y conduit mon insu! Eh bien! c'est Dieu peut-tre qui le veut. Sachons ce que je dois retrouver ici de joie ou de douleur. Dites-moi, ma chre, ajouta-t-elle en s'adressant la fille d'auberge, connaissez-vous dans cette ville Mlle Pauline D...?Je n'y connais personne, Mme, rpondit la fille; je ne suis dans ce pays que depuis huit jours.Mais allez me chercher une autre servante, quelqu'un! je veux le savoir! Puisque je suis ici, je veux tout savoir. Est-elle marie? est-elle morte? Allez, allez, informez-vous de cela; courez donc!La servante objecta que toutes les servantes taient couches, que le garon d'curie et les postillons ne connaissaient au monde que leurs chevaux. Une prompte libralit de la jeune dame la dcida aller rveiller le chef, et, aprs un quart d'heure d'attente, qui parut mortellement long notre voyageuse, on vint enfin lui apprendre que Mlle Pauline D... n'tait point marie, et qu'elle habitait toujours la ville. Aussitt l'trangrerdonna qu'on mt sa voiture sous la remise et qu'on lui prpart une chambre.Elle se mit au lit en attendant le jour, mais elle ne put dormir. Ses souvenirs, assoupis ou combattus longtemps, reprenaient alors toute leur puissance; elle reconnaissait toutes les choses qui frappaient sa vue dans l'auberge du Lion couronn. Quoique l'antique htellerie et subi de notables amliorations depuis dix ans, le mobilier tait rest peu prs le mme; les murs taient encore revtus de tapisseries qui repraient les plus belles scnes de l'Astre; les bergres avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les bergers en lambeaux flottaient suspendus des clous qui leur peraient la poitrine. Il y avait une monstrueuse tte de guerrier romain dessine l'estompe par la fille de l'aubergiste, et encadre dans quatre baguettes de bois peint en noir; sur la chemine, un groupe de cire, reprsentant Jsus la crche, jaunissait sous un dais de verre fil.Hlas! se disait la voyageuse, j'ai habit plusieurs jours cette mme chambre, il y a douze ans, lorsque je suis arrive ici avec ma bonne mre! C'est dans cette triste ville que je l'ai vue dprir de misre et que j'ai failli la perdre. J'ai couch dans ce mme lit la nt de mon dpart! Quelle nuit de douleur et d'espoir, de regret et d'attente! Comme elle pleurait, ma pauvre amie, ma douce Pauline, en m'embrassant sous cette chemine o je sommeillais tout l'heure sans savoir o j'tais! Comme je pleurais, moi aussi, en crivant sur le mur son nom au-dessous du mien, avec la date de notre sparation! Pauvre Pauline! quelle existence a t la sienne depuis ce temps-l? l'existence d'une vieille fille de province! Cela doit tre affreux! Elle si aimante, si suprieure tout ce qui l'entourait! Et pourtant je voulais la fuir, je m'tais promis de ne la revoir jamais! Je vais peut-tre lui apporter un peu de consolation, mettre un jour de bonheur dans sa triste vie! Si elle me repoussait pourtant! Si elle tait tombe sous l'empire des prjugs!.cela est vident, ajouta tristement la voyageuse; comment puis-je en douter? N'a-t-elle pas cess tout coup de m'crire en apprenant le parti que j'ai pris? Elle aura craint de se corrompre ou de se dgrader dans le contact d'une vie comme la mienne! Ah! Pauline! elle m'aimait tant, et elle aurait rougi de moi!... je ne sais plus que penser... prsent que je me sens si prs d'elle, prsent que je suis sre de la retrouver dans la situation o je l'ai connue, je ne peux plus rsister au dsir de la voir. Oh! je la verrai, dt-elle me repousser! Si elle le fait, que la honte en retombe sur elle! j'aurai vaincu les justes dfiances de mon orgueil, j'aurai t fidle la religion du pass; c'est equi se sera parjure!Au milieu de ces agitations, elle vit monter le matin gris et froid derrire les toits ingaux des maisons djetes qui s'accoudaient disgracieusement les unes aux autres. Elle reconnut le clocher qui sonnait jadis ses heures de repos ou de rverie; elle vit s'veiller les bourgeois en classiques bonnets de coton; et de vieilles figures dont elle avait un confus souvenir, apparurent toutes renfrognes aux fentres de la rue. Elle entendit l'enclume du forgeron retentir sous les murs d'une maison dcrpite; elle vit arriver au march les fermiers en manteau bleu et en coiffe de toile cire; tout reprenait sa place et conservait son allure comme aux jours du pass. Chacune de ces circonstances insignifiantes faisait battre le cur de la voyageuse, quoique tout lui semblt horriblement laid et pauvre.Eh quoi! disait-elle, j'ai pu vivre ici quatre ans, quatre ans entiers sans mourir! j'ai respir cet air, j'ai parl ces gens-l, j'ai dormi sous ces toits couverts de mousse, j'ai march dans ces rues impraticables! et Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu de tout cela, elle qui tait si belle, si aimable, si instruite, elle qui aurait rgn et brill comme moi sur un monde de luxe et d'clat!Aussitt que l'horloge de la ville eut sonn sept heures, elle acheva sa toillette la hte; et, laissant ses domestiques maudire l'auberge et souffrir les incommodits du dplacement avec cette impatience et cette hauteur qui caractrisent les laquais de bonne maison, elle s'enfona dans une des rues tortueuses qui s'ouvraient devant elle, marchant sur la pointe du pied avec l'adresse d'une Parisienne, et faisant ouvrir de gros yeux tous les bourgeois de la ville, pour qui une figure nouvelle tait un grave vnement.La maison de Pauline n'avait rien de pittoresque, quoiqu'elle ft fort ancienne. Elle n'avait conserv, de l'poque o elle fut btie, que le froid et l'incommodit de la distributn; du reste, pas une tradition romanesque, pas un ornement de sculpture lgante ou bizarre, pas le moindre aspect de fodalit romantique. Tout y avait l'air sombre et chagrin, depuis la figure de cuivre cisele sur le marteau de la porte, jusqu' celle de la vieille servante non moins laide et rechigne qui vint ouvrir, toisa l'trangre avec ddain, et lui tourna le dos aprs lui avoir rpondu schement: Elle y est.La voyageuse prouva une motion la fois douce et dchirante en montant l'escalier en vis auquel une corde luisante servait de rampe. Cette maison lui rappelait les plus fraches annes de sa vie, les plus pures scnes de sa jeunesse; mais, en comparant ces tmoins de son pass au luxe de son existence prsente, elle ne pouvait s'empcher de plaindre Pauline, condamne vgter l comme la mousse verdtre qui se tranait sur les murs humides.Elle monta sans bruit et poussa la porte, qui roula sur ses gonds en silence. Rien n'tait chang dans la grande pice, dcore par les htes du titre de salon. Le carreau de briques rougetres bien laves, les boiseries brunes soigneusement dgages de poussire, la glace dont le cadre avait t dor jadis, les meubles massifs brods au petit point par quelque aeule de la famille, et deux ou trois tableaux de dvotion lgus par l'oncle, cur de la ville, tout tait prcisment rest la mme place et dans le mme tat de vtuste depuis dix ans, dix ans pendant lesquels l'trangre avait vcu des sicles! Aussi tout ce qu'elle voyait la frappait comme un rve.La salle, vaste et basse, offrait l'il une profondeur terne qui n'tait pourtant pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la perspective, de l'austrit et de la mditation, comme dans ces tableaux de Rembrandt o l'on ne distingue, sur le clair-obscur, qu'une vieille figure de philosophe ou d'alchimiste brune et terreuse comme les murs, terne et maladive comme le rayon habilement mnag o elle nage. Une fentre carreaux troits et monts en plomb, orne de pots de basilic et de granium, clairait seule cette vaste pice; mais une suave figure se dessinait dans la lumire de l'embrasure, et semblait place l, comme dessein, pour ressortir seule et par sa propre beaut dans le tableau: c'tait Pauline.Elle tait bien change, et, comme la voyageuse ne pouvait voir son visage, elle douta longtemps que ce ft elle. Elle avait laiss Pauline plus petite de toute la tte, et maintenant Pauline tait grande et d'une tnuit si excessive qu'on et dit qu'elle allait se briser en changeant d'attitude; elle tait vtue de brun, avec une petite collerette d'un blanc scrupuleux et d'une galit de plis vraiment monastique. Ses beaux cheveux chtains taient lisss sur ses tempes avec un soin affect; elle se livrait un ouvrage classique, ennuyeux, odieux toute organisation pensante: elle faisait de trs petits points rguliers avec une aiguille imperceptible sur un morceau de batiste dont elle comptait la trame fil par fil. La vie de la grande moiti des femmes se consume, en France, cette solennelle occupation.Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la clart de la fentre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline: ses traits rguliers et calmes, ses grands yeux voils et nonchalants, son front pur et uni, plutt dcouvert qu'lev, sa bouche dlicate qui semblait incapable de sourire. Elle tait toujours admirablement belle et jolie! mais elle tait maigre et d'une pleur uniforme, qu'on pouvait regarder comme passe l'tat chronique. Dans le premier instant, son ancienne amie fut tente de la plaindre; mais, en admirant la srnit profonde de ce front mlancolique doucement pench sur son ouvrage, elle se sentit pntre de respect bien plus que de piti.Elle resta donc immobile et muette la regarder; mais, comme si sa prsence se ft rvle auline par un mouvement instinctif du cur, celle-ci se tourna tout coup vers elle et la regarda fixement sans dire un mot et sans changer de visage.Pauline! ne me reconnais-tu pas? s'cria l'trangre; as-tu oubli la figure de LaurenceAlors Pauline jeta un cri, se leva, et retomba sans force sur un sige. Laurence tait dj dans ses bras, et toutes deux pleuraient.Tu ne me reconnaissais pas? dit enfin Laurence.Oh! que dis-tu l! rpondit Pauline. Je te reconnaissais bien, mais je n'tais pas tonnee sais pas une chose, Laurence? C'est que les personnes qui vivent dans la solitude ont parfois d'tranges ides. Comment te dirai-je? Ce sont des souvenirs, des images qui se logent dans leur esprit, et qui semblent passer devant leurs yeux. Ma mre appelle cela des visions. Moi, je sais bien que je ne suis pas folle; mais je pense que Dieu permet souvent, pour me consoler dans mon isolement, que les personnes que j'aime m'apparaissent tout coup au milieu de mes rveries. Va, bien souvent je t'ai vue l devant cette porte, debout comme tu tais tout l'heure, et me regardant d'un air indcis. J'avais coutume de ne rien dire et de ne pas bouger, pour que l'apparition ne s'envolt pas. Je n'ai t surprise que quand je t'ai entendue parler. Oh! alors ta voix m rveille! elle est venue me frapper jusqu'au cur! Chre Laurence! c'est donc toi vraimens-moi bien que c'est toi!Quand Laurence eut timidement exprim son amie la crainte qui l'avait empche depuis plusieurs annes de lui donner des marques de son souvenir, Pauline l'embrassa en pleurant.Oh mon Dieu! dit-elle, tu as cru que je te mprisais, que je rougissais de toi! moi qui t'ai conserv toujours une si haute estime, moi qui savais si bien que dans aucune situation de la vie il n'tait possible une me comme la tienne de s'garer!Laurence rougit et plit en coutant ces paroles; elle renferma un soupir, et baisa la main de Pauline avec un sentiment de vnration.Il est bien vrai, reprit Pauline, que ta condition prsente rvolte les opinions troites et intolrantes de toutes les personnes que je vois. Une seule porte dans sa svrit un reste d'affection et de regret: c'est ma mre. Elle te blme, il faut bien t'attendre cela; mais elle cherche t'excuser, et l'on voit qu'elle lance sur toi l'anathme avec douleur. Son esprit n'est pas clair, tu le sais; mais son cur est bon, pauvre femme!Comment ferai-je donc pour me faire accueillir? demanda Laurence.Hlas! rpondit Pauline, il serait bien facile de la tromper; elle est aveugle.Aveugle! ah! mon Dieu!Laurence resta accable cette nouvelle; et, songeant l'affreuse existence de Pauline, elle la regardait fixement, avec l'expression d'une compassion profonde et pourtant comprime par le respect. Pauline la comprit, et, lui pressant la main avec tendresse, elle lui dit avec une navet touchante:Il y a du bien dans tous les maux que Dieu nous envoie. J'ai failli me marier il y a cinq ans; un an aprs, ma mre a perdu la vue. Vois, comme il est heureux que je sois reste fille pour la soigner! si j'avais t marie, qui sait si je l'aurais pu?Laurence, pntre d'admiration, sentit ses yeux se remplir de larmes.Il est vident, dit-elle en souriant son amie travers ses pleurs, que tu aurais t distraite par mille autres soins galement sacrs, et qu'elle et t plus plaindre qu'elle ne l.Je l'entends remuer, dit Pauline; et elle passa vivement, mais avec assez d'adresse pour ne pas faire le moindre bruit, dans la chambre voisine.Laurence la suivit sur la pointe du pied, et vit la vieille femme aveugle tendue sur son lit en forme de corbillard. Elle tait jaune et luisante. Ses yeux hagards et sans vie lui donnaient absolument l'aspect d'un cadavre. Laurence recula, saisie d'une terreur involontaire. Pauline s'approcha de sa mre, pencha doucement son visage vers ce visage affreux, et lui demanda bien bas si elle dormait. L'aveugle ne rpondit rien, et se tourna vers la ruelle du lit. Pauline arrangea ses couvertures avec soin sur ses membres tiques, referma doucement le rideau, et reconduisit son amie dans le salon.Causons, lui dit-elle; ma mre se lve tard ordinairement. Nous avons quelques heures pour nous reconnatre; nous trouverons bien un moyen de rveiller son ancienne amiti pour toi. Peut-tre suffira-t-il de lui dire que tu es l! Mais, dis-moi, Laurence, tu as pu croire que je te... Oh! je ne dirai pas ce mot! Te mpriser! Quelle insulte tu m'as faite l! Mais c'est ma faute aprs tout. J'aurais d prvoir que tu concevrais des dout sur mon affection, j'aurais d t'expliquer mes motifs... Hlas! c'tait bien difficile te ire comprendre! Tu m'aurais accuse de faiblesse, quand, au contraire, il me fallait tant de force pour renoncer t'crire, te suivre dans ce monde inconnu o, malgr moi, mon cur a t si souvent te chercher! Et puis, je n'osais pas accuser ma mre; je ne pouvais pas me dcider t'avouer les petitesses de son caractre et les prjugs de son esprit. J'en ais victime; mais je rougissais de les raconter. Quand on est si loin de toute amiti, si seule, si triste, toute dmarche difficile devient impossible. On s'observe, on se craint soi-mme, et l'on se suicide dans la peur de se laisser mourir. prsent que te voil prs de moi, je retrouve toute ma confiance, tout mon abandon. Je te dirai tout. Mais d'abord parlons de toi, car mon existence est si monotone, si nulle, si ple ct de la tienne! Que de choses tu dois avoir me raconter!Le lecteur doit prsumer que Laurence ne raconta pas tout. Son rcit fut mme beaucoup moins long que Pauline ne s'y attendait. Nous le transcrirons en trois lignes, qui suffiront l'intelligence de la situation.Et d'abord, il faut dire que Laurence tait ne Paris dans une position mdiocre. Elle avait reu une ducation simple, mais solide. Elle avait quinze ans lorsque, sa famille tant tombe dans la misre, il lui fallut quitter Paris et se retirer en province avec sa mre. Elle vint habiter Saint-Front, o elle russit vivre quatre ans en qualit de sous-matresse dans un pensionnat de jeunes filles, et o elle contracta une troite amiti avec l'ane de ses lves, Pauline, ge de quinze ans comme elle.Et puis il arriva que Laurence dut la protection de je ne sais quelle douairire d'tre rappele Paris, pour y faire l'ducation des filles d'un banquier.Si vous voulez savoir comment une jeune fille pressent et dcouvre sa vocation, comment elle l'accomplit en dpit de toutes les remontrances et de tous les obstacles, relisez les charmants Mmoires de Mlle Hippolyte Clairon, clbre comdienne du sicle dernier.Laurence fit comme tous ces artistes prdestins: elle passa par toutes les misres, par toutes les souffrances du talent ignor ou mconnu; enfin, aprs avoir travers les vicissitudes de la vie pnible que l'artiste est forc de crer lui-mme, elle devint une belle et intelligente actrice. Succs, richesse, hommages, renomme, tout lui vint ensemble et tout coup. Dsormais elle jouissait d'une position brillante et d'une considration justifie aux yeux des gens d'esprit par un noble talent et un caractre lev. Ses erreurs, ses passions, ses douleurs de femme, ses dceptions et ses repentirs, elle ne les raconta point Pauline. Il tait encore trop tt: Pauline n'et pas compris.2Cependant, lorsqu'au coup de midi l'aveugle s'veilla, Pauline savait toute la vie de Laurence, mme ce qui ne lui avait pas t racont, et cela plus que tout le reste peut-tre; car les personnes qui ont vcu dans le calme et la retraite ont un merveilleux instinct pour se reprsenter la vie d'autrui pleine d'orages et de dsastres qu'elles s'applaudissent en secret d'avoir vits. C'est une consolation intrieure qu'il leur faut laisser, car l'amour-propre y trouve bien un peu son compte, et la vertu seule ne suffit pas toujours ddommager des longs ennuis de la solitude.Eh bien! dit la mre aveugle en s'asseyant sur le bord de son lit, appuye sur sa fille, qui est donc l prs de nous? Je sens le parfum d'une belle dame. Je parie que c'est Mme Ducornay, qui est revenue de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas voir, et de bonnes senteurs qui nous donnent la migraine.Non, maman, rpondit Pauline, ce n'est pas Mme Ducornay.Qui donc? reprit l'aveugle en tendant le bras.Devinez, dit Pauline en faisant signe Laurence de toucher la main de sa mre.Que cette main est douce et petite! s'cria l'aveugle en passant ses doigts noueux sur ceux de l'actrice. Oh! ce n'est pas Mme Ducornay, certainement. Ce n'est aucune de nos dames, car, quoi qu'elles fassent, la patte on reconnat toujours le livre. Pourtant je connais cette main-l. Mais c'est quelqu'un que je n'ai pas vu depuis longtemps. Ne saurait-elle parler?Ma voix a chang comme ma main, rpondit Laurence, dont l'organe clair et frais avait pris, dans les tudes thtrales, un timbre plus grave et plus sonore.Je connais aussi cette voix, dit l'aveugle, et pourtant je ne la reconnais pas.Elle garda quelques instants le silence sans quitter la main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont la fixit tait effrayante.Me voit-elle? demanda Laurence bas Pauline.Nullement, rpondit celle-ci, mais elle a toute sa mmoire; et d'ailleurs, notre vie compte si peu d'vnements, qu'il est impossible qu'elle ne te reconnaisse pas tout l'heure. peine Pauline eut-elle prononc ces mots, que l'aveugle, repoussant la main de Laurence avec un sentiment de dgot qui allait jusqu' l'horreur, dit de sa voix sche et casse:Ah! c'est cette malheureuse qui joue la comdie! Que vient-elle chercher ici? Vous ne deviez pas la recevoir, Pauline! ma mre! s'cria Pauline en rougissant de honte et de chagrin, et en pressant sa mre danses bras, pour lui faire comprendre ce qu'elle prouvait.Laurence plit, puis se remettant aussitt:Je m'attendais cela, dit-elle Pauline avec un sourire dont la douceur et la dignit l'tnrent et la troublrent un peu.Allons, reprit l'aveugle, qui craignait instinctivement de dplaire sa fille, en raison du besoin qu'elle avait de son dvouement, laissez-moi le temps de me remettre un peu; je suis si surprise! et comme cela, au rveil, on ne sait trop ce qu'on dit... Je ne voudrais pas vous faire de chagrin, Mademoiselle... ou Mme... Comment vous appelle-t-on maintenant?Toujours Laurence, rpondit l'actrice avec calme.Et elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne Pauline en l'embrassant, toujours la mme me gnreuse, le mme noble cur...Allons, arrange-moi, ma fille, dit l'aveugle, qui voulait changer de propos, ne pouvant se rsoudre ni contredire sa fille ni rparer sa duret envers Laurence; coiffe-moi donc, Pauline; j'oublie, moi, que les autres ne sont point aveugles, et qu'ils voient en moi quelque chose d'affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet... C'est bien, et maintenant apporte-moi mon chocolat de sant, et offres-en aussi ... cette dame.Pauline jeta son amie un regard suppliant auquel celle-ci rpondit par un baiser. Quand la vieille dame, enveloppe dans sa mante d'indienne brune grandes fleurs rouges, et coiffe de son bonnet blanc surmont d'un voile de crpe noir qui lui cachait la moiti du visage, se fut assise vis--vis de son frugal djeuner, elle s'adoucit peu peu. L'ge, l'ennui et les infirmits l'avaient amene ce degr d'gosme qui fait tout sacrifies prjugs les plus enracins, aux besoins du bien-tre. L'aveugle vivait dans une telle dpendance de sa fille, qu'une contrarit, une distraction de celle-ci pouvait apporter le trouble dans cette suite d'innombrables petites attentions dont la moindre tait ncessaire pour lui rendre la vie tolrable. Quand l'aveugle tait commodment couche, et qu'elle ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures, elle se donnait le cruel soulagement de blesser par des paroles aigres et des murmures injustes les gens dont elle n'avait plus besoin; mais, aux heures de sa dpendance, elle savait fort bien se contenir, et enchaner leur zle par des manires plus affables. Laurence eut le loisir de faire cette remarque dans le courant de la journe. Elle en fit encore une autre qui l'attrista davantage: c'est que la mre avait une peur relle de sa fille. On et dit qu' travers cet admirable sacrifice de tous les instants, Pauline laissait percer malgr elle un muet mais ternel reproche, que sa mre comprenait fort bien et redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent de s'clairer mutuellement sur la lassitude qu'elles prouvaient d'tre ainsi attaches l'une l'autre, un tre moribond et un tre vivant: l'un effray des mouvements de c qui pouvait chaque instant lui enlever son dernier souffle, et l'autre pouvant de cette tombe o il craignait d'tre entran la suite d'un cadavre.Laurence, qui tait doue d'un esprit judicieux et d'un cur noble, se dit qu'il n'en pouvait pas tre autrement; que d'ailleurs cette souffrance invincible chez Pauline n'tait rien sa patience et ne faisait qu'ajouter ses mrites. Mais, malgr cela, Laurence sentit que l'effroi et l'ennui la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage passa sur ses yeux et un frisson dans ses veines. Vers le soir, elle tait accable de fatigue, quoiqu'elle n'et pas fait un pas de la journe. Dj l'horreur de la vie relle se montrait dere cette posie, dont au premier moment elle avait, de ses yeux d'artiste, envelopp la sainte existence de Pauline. Elle et voulu pouvoir persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mre heureuse aussi, oubliant sa misre pour ne songer qu' la joie d'tre aime et assiste ainsi; enfin elle et voulu, puisque ce sombre tableau d'intrir tait sous ses yeux, y contempler des anges de lumire, et non de tristes figures chagrines et froides comme la ralit. Le plus lger pli sur le front anglique de Pauline faisait ombre ce tableau; un mot prononc schement par cette bouche si pure dtruisait la mansutude mystrieuse que Laurence, au premier abord, y avait vue rgner. Et pourtant ce pli au front tait une prire; ce mot errant sur les lvres, une parole de sollicitude ou de consolation; mais tout cela tait glac comme l'gosme chrtien, qui nous fait tout supporter en vue de la rcompense, et dsol comme le renoncement monastique, qui nous dfend de trop adoucir la vie humaine autrui aussi bien qu' nous-mmes.Tandis que le premier enthousiasme de l'admiration nave s'affaiblissait chez l'actrice, tout aussi navement et en dpit d'elles-mmes, une modification d'ides s'oprait en sens inrse chez les deux bourgeoises. La fille, tout en frmissant l'ide des pompes mondaines o son amie s'tait jete, avait souvent ressenti, peut-tre son insu, des lans de curiosit pour ce monde inconnu, plein de terreurs et de prestiges, o ses principes lui dfendaient de porter un seul regard. En voyant Laurence, en admirant sa beaut, sa grce, ses manires tantt nobles comme celles d'une reine de thtre, tantt libres et enjouecomme celles d'un enfant (car l'artiste aime du public est comme un enfant qui l'univers sert de famille), elle sentait clore en elle un sentiment la fois enivrant et douloureux, quelque chose qui tenait le milieu entre l'admiration et la crainte, entre la tendresse et l'envie. Quant l'aveugle, elle tait instinctivement captive et comme vivifie par le beau son de cette voix, par la puret de ce langage, par l'animation de cette causerie intelligente, colore et profondment naturelle, qui caractrise les vrais artistes, et ceux du thtre particulirement. La mre de Pauline, quoique remplie d'enttement dvot et de morgue provinciale, tait une femme assez distingue et assez instruite pour le monde o elle avait vcu. Elle l'tait du moins assez pour se sentir frappe et charme, malgr elle, d'entendre quelque chose de si diffrent de son entourage habituel, et de si suprieur tout ce qu'elle avait jamais rencontr. Peut-tre ne s'en rendait-elle pas bien compte elle-mme; mais il est certain que les efforts de Laurence pour la faire revenir de ses prventions russissaient au del de ses esprances. La vieille femme commenait s'amuser si rellement de la causerie de l'actrice, qu'elle l'entendit avec regret, presque avec effroi, demander des chevaux de poste. Elle fit alors un grand effort sur elle-mme, et la pria de rester jusqu'au lendemain. Laurence se fit un peu prier. Sa mre, retenue Paris par une indisposition de sa seconde fille, n'avait pu partir avec elle. Les engagements de Laurence avec le thtre d'Orlans l'avaient force de les y devancer; mais elle leur avait donn rendez-vous Lyon, et Laurence voulait y arriver en mme temps qu'elles, sachant bien que sa mre et sa sur, aprs quinze jours de sparation (la premire de leur vie), l'attendraient impatiemment. Cependant l'aveugle insista tellement, et Pauline, l'ide de se sparer de nouveau, et pour jamais sans doute, de son amie, versa des larmes si sincres, que Laurence cda, crivit sa mre de ne pas tre inquite si elle retardait d'un jour son arrive Lyon, et ne commanda ses chevaux que pour le lendemain soir. L'aveugle, entrane de plus en plus, poussa la gracieuset jusqu' vouloir dicter une phrase amicale pour son ancienne connaissance, la mre de Laurence.Cette pauvre Mme S..., ajouta-t-elle lorsqu'elle eut entendu plier la lettre et ptiller la cire cacheter, c'tait une bien excellente personne, spirituelle, gaie, confiante... et bien tourdie! car enfin, ma pauvre enfant, c'est elle qui rpondra devant Dieu du malheur que tu as eu de monter sur les planches. Elle pouvait s'y opposer, et elle ne l'a pas fait! Je lui ai crit trois lettres cette occasion, et Dieu sait si elle les a lues! Ah! si elle m'et coute, tu n'en serais pas l!...Nous serions dans la plus profonde misre, rpondit Laurence avec une douce vivacit, et nous souffririons de ne pouvoir rien faire l'une pour l'autre, tandis qu'aujourd'hui j'ai la joie de voir ma bonne mre rajeunir au sein d'une honnte aisance; et elle est plus heureuse que moi, s'il est possible, de devoir son bien-tre mon travail et ma persvrance. Oh! c'est une excellente mre, ma bonne Mme D..., et, quoique je sois actrice, je vous assure que je l'aime autant que Pauline vous aime.Tu as toujours t une bonne fille, je le sais, dit l'aveugle. Mais enfin comment cela finira-t-il? Vous voil riches, et je comprends que ta mre s'en trouve fort bien, car c'est une femme qui a toujours aim ses aises et ses plaisirs; mais l'autre vie, mon enfant, vous n'y songez ni l'une ni l'autre!... Enfin, je me rfugie dans la pense que tu ne seras pas toujours au thtre, et qu'un jour viendra o tu feras pnitence.Cependant le bruit de l'aventure qui avait amen Saint-Front, route de Paris, une dame en chaise de poste qui croyait aller Villiers, route de Lyon, s'tait rpandue dans la petite ville, et y donnait lieu, depuis quelques heures, d'tranges commentaires. Par quel hasard, par quel prodige, cette dame de la chaise de poste, aprs tre arrive l sans le vouloir, se dcidait-elle y rester toute la journe? Et que faisait-elle, bon Dieu! chez les dames D...? Comment pouvait-elle les connatre? Et que pouvaient-elles avoir se dire depuis si longtemps qu'elles taient enfermes ensemble? Le secrtaire de la mairie, qui faisait sa partie de billard au caf situ justement en face de la maison des dames D..., vit ou crut voir passer et repasser derrire les vitres de cette maison la dame trangre, vtue singulirement, disait-il, et mme magnifiquement. La toilette de voyage de Laurence tait pourtant d'une simplicit de bon got; mais la femme de Paris, et la femme artiste surtout, donne aux moindres atours un prestige blouissant pour la province. Toutes les dames des maisons voisines se collrent leurs croises, les entrouvrirent mme, et s'enrhumrent toutes plus ou moins, dans l'esprance de dcouvrir ce qui se passait chez la voisine. On appela la servante comme elle allait au march, on l'interrogea. Elle ne savait rien, elle n'avait rien entendu, rien compris; mais la personne en question tait fort trange, selon elle. Elle faisait de grands pas, parlait avec une grosse voix, et portait une pelisse fourre qui la faisait ressembler aux animaux des mnageries ambulantes, soit une lionne, soit une tigresse; la servante ne savait pas bien laquelle des deux. Le secrtaire de la mairie dcida qu'elle tait vtue d'une peau de panthre, et l'adjoint du maire trouva fort probable que ce ft la duchesse de Berry. Il avait toujours souponn la vieille D... d'tre lgitimiste au fond du cur, car elle tait dvote. Le maire, assassin de questions par les dames de sa famille, trouva un expdient merveilleux pour satisfaire leur curiosit et la sienne propre. Il ordonna au matre de poste de ne dlivrer de chevaux l'trangre que sur le vu de son passeport. L'trangre, se ravisant et remettant son dparau lendemain, fit rpondre par son domestique qu'elle montrerait son passeport au moment o elle redemanderait des chevaux. Le domestique, fin matois, vritable Frontin de comdie, s'amusa de la curiosit des citadins de Saint-Front, et leur fit chacun un conte diffrent. Mille versions circulrent et se croisrent dans la ville. Les esprits furent trs agits, le maire craignit une meute; le procureur du roi intima la gendarmerie l'ordre de se tenir sur pied, et les chevaux de l'ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour.Que faire? disait le maire qui tait un homme de murs douces et un cur sensible envers le beau sexe. Je ne puis envoyer un gendarme pour examiner brutalement les papiers d'une dame! votre place, je ne m'en gnerais pas! disait le substitut, jeune magistrat farouche qui aspirait tre procureur du roi, et qui travaillait diminuer son embonpoint pour ressembler tout fait Junius Brutus.Vous voulez que je fasse de l'arbitraire! reprenait le magistrat pacifique.La mairesse tint conseil avec les femmes des autres autorits, et il fut dcid que M. le maire irait en personne, avec toute la politesse possible, et s'excusant sur la ncessit d'obir des ordres suprieurs, demander l'inconnue son passeport.Le maire obit, et se garda bien de dire que ces ordres suprieurs taient ceux de sa femme. La mre D... fut un peu effraye de cette dmarche; Pauline, qui la comprit fort bien, en fut inquite et blesse; Laurence ne fit qu'en rire, et, s'adressant au maire, elle l'appela par son nom, lui demanda des nouvelles de toutes les personnes de sa famille et de son intimit, lui nommant avec une merveilleuse mmoire jusqu'au plus petit de ses enfants, l'intrigua pendant un quart d'heure, et finit par s'en faire reconnatre. Elle fut si aimable et si jolie dans ce badinage, que le bon maire en tomba amoureux comme un fou, voulut lui baiser la main, et ne se retira que lorsque Mme D... et Pauline lui eurent promis de le faire dner chez elles ce mme jour avec la belle actrice de la capitale. Le dner fut fort gai. Laurence essaya de se dbarrasser des impressions tristes qu'elle avait reues, et voulut rcompenser l'aveugle du sacrifice qu'elle lui faisait de ses prjugs en lui donnant quelques heures d'enjouement. Elle raconta mille historiettes plaisantes sur ses voyages en province, et mme, au dessert, elle consentit rciter M. le maire des tirades de vers classiques qui le jetrent dans un dlire d'enthousiasme dont Mme la mairesse et t sans doute fort effraye. Jamais l'aveugle ne s'tait autant amuse; Pauline tait singulirement agite; ellet de se sentir triste au milieu de sa joie. Laurence, tout en voulant divertir les autres, avait fini par se divertir elle-mme. Elle se croyait rajeunie de dix ans en se retrouvant dans ce monde de ses souvenirs, o elle croyait parfois tre encore en rve.On tait pass de la salle manger au salon, et on achevait de prendre le caf, lorsqu'un bruit de socques dans l'escalier annona l'approche d'une visite. C'tait la femme du maire, qui, ne pouvant rsister plus longtemps sa curiosit, venait adroitement et comme par hasard voir Mme D... Elle se ft bien garde d'amener ses filles, elle et craint de faire tort leur mariage si elle leur et laiss entrevoir la comdienne. Ces demoiselles n'en dormirent pas de la nuit, et jamais l'autorit maternelle ne leur sembla plus inique. La plus jeune en pleura de dpit.Mme la mairesse, quoique assez embarrasse de l'accueil qu'elle ferait Laurence (celle-ci avait autrefois donn des leons ses filles), se garda bien d'tre impolie. Elle fut mme gracieuse en voyant la dignit calme qui rgnait dans ses manires. Mais quelques minutes aprs, une seconde visite tant arrive, par hasard aussi, la mairesse recula sa chaise et parla un peu moins l'actrice. Elle tait observe par une de ses amies intimes, qui n'et pas manqu de critiquer beaucoup son intimit avec une comdienne. Cette seconde visiteuse s'tait promis de satisfaire aussi sa curiosit en faisant causer Laurence. Mais, outre que Laurence devint de plus en plus grave et rserve, la prsence de la mairesse contraignit et gna les curiosits subsquentes. La troisime visite gna beaucoup les deux premires, et fut son tour encore plus gne par l'arrive de la quatrime. Enfin, en moins d'une heure, le vieux salon de Pauline fut rempli comme si elle et invit toute la ville une grande soire. Personne n'y pouvait rsister; on voulait, au risque de faire une chose trange, impolie mme, voir cette petite sous-matresse dont personne n'avait souponn l'intelligence, et qui maintenant tait connue et applaudie dans toute la France. Pour lgitimer la curiosit prsente, et pour excuser le peu de discernement qu'on avait eu dans le pass, on affectait de douter encore du talent de Laurence, et on se disait l'oreille: Est-il bien vrai qu'elle soit l'amie et la protge lle Mars? On dit qu'elle a un si grand succs Paris. Croyez-vous bien que ce soit possie? Il parat que les plus clbres auteurs font des pices pour elle. Peut-tre exagre-tcoup tout cela! Lui avez-vous parl? Lui parlez-vous? etc.Personne nanmoins ne pouvait diminuer par ses doutes la grce et la beaut de Laurence. Un instant avant le dner, elle avait fait venir sa femme de chambre, et, d'un tout petit carton qui ressemblait ces noix enchantes o les fes font tenir d'un coup de baguette tout le trousseau d'une princesse, tait sortie une parure trs simple, mais d'un got exquis et d'une fracheur merveilleuse. Pauline ne pouvait comprendre qu'on pt avec si peu de temps et de soin se mtamorphoser ainsi en voyage, et l'lgance de son amie la frappait d'une sorte de vertige. Les dames de la ville s'taient flattes d'avoir critiquer cette toilette et cette tournure qu'on avait annonces si tranges; elles taient forces d'admirer et de dvorer du regard ces toffes mlleuses ngliges dans leur richesse, ces coupes lgantes d'ajustements sans roideur et sans talage, nuance laquelle n'arrivera jamais l'lgante de petite ville, mme lorsqu'elle copie exactement l'lgante des grandes lles; enfin toutes ces recherches de la chaussure, de la manchette et de la coiffure, que les femmes sans got exagrent jusqu' l'absurde, ou suppriment jusqu' la malpropret Ce qui frappait et intimidait plus que tout le reste, c'tait l'aisance parfaite de Laurence, ce ton de la meilleure compagnie qu'on ne s'attend gure, en province, trouver chez une comdienne, et que, certes, on ne trouvait chez aucune femme Saint-Front. Laurence tait imposante et prvenante son gr. Elle souriait en elle-mme du trouble o elle jetait tous ces petits esprits qui taient venus l'insu les uns des autres, chacun croyant tre le seul assez hardi pour s'amuser des inconvenances d'une bohmienne, et qui se trouvaient l honteux et embarrasss chacun de la prsence des autres, et plus encore du dsappointement d'avoir envier ce qu'il tait venu persifler, humilier peut-tre! Toutes ces femmes se tenaient d'un ct du salon comme un rgiment en droute, et de l'autre ct, entoure de Pauline, de sa mre et de quelques hommes de bon sens qui ne craignaient pas de causer respectueusement avec elle, Laurence sigeait comme une reine affable qui sourit son peuple et le tient distance. Les rles taient bien changs, et le malaise croissait d'un ct, tandis que la vritable dignit triomphait de l'autre. On n'osait plus chuchoter, on n'osait mme plus regarder, si ce n'est la drobe. Enfin, quand le dpart des plus dsappointes eut clairci les rangs, on osa s'approcher, mendier une parole, un regard, toucher la robe, demander l'adresse de la lingre, le prix des bijoux, le nom des pices de thtre les plus la mode Paris, et des billets de spectacle pour le premier voyage qu'on ferait la capitale. l'arrive des premires visites, l'aveugle avait t confuse, puis contrarie, puis blesse.nd elle entendit tout ce monde remplir son salon froid et abandonn depuis si longtemps, elle prit son parti, et, cessant de rougir de l'amiti qu'elle avait tmoigne Laurence, elle en affecta plus encore, et accueillit par des paroles aigres et moqueuses tous ceux qui vinrent la saluer.Oui-da, Mesdames, rpondait-elle, je me porte mieux que je ne pensais, puisque mes infirmits ne font plus peur personne. Il y a deux ans que l'on n'est venu me tenir compagnie le soir, et c'est un merveilleux hasard qui m'amne toute la ville la fois. Est-ce qu'on aurait drang le calendrier, et ma fte, que je croyais passe il y a six mois, tomberait-elle aujourd'hui?Puis, s'adressant d'autres qui n'taient presque jamais venues chez elle, elle poussait la malice jusqu' leur dire en face et tout haut:Ah! vous faites comme moi, vous faites taire vos scrupules de conscience, et vous venez, malgr vous, rendre hommage au talent? C'est toujours ainsi, voyez-vous; l'esprit triomphe toujours, et de tout. Vous avez bien blm Mlle S... de s'tre mise au thtre; vous avez fait comme moi, vous dis-je, vous avez trouv cela rvoltant, affreux! Eh bien, vous voil toutes ses pieds! Vous ne direz pas le contraire, car enfin je ne crois pas tre devenue tout coup assez aimable et assez jolie pour que l'on vienne en foule jouir de ma socit.Quant Pauline, elle fut du commencement la fin admirable pour son amie. Elle ne rougit point d'elle un seul instant, et bravant, avec un courage hroque en province, le blme qu'on s'apprtait dverser sur elle, elle prit franchement le parti d'tre en publ l'gard de Laurence ce qu'elle tait en particulier. Elle l'accabla de soins, de prvenances, de respects mme; elle plaa elle-mme un tabouret sous ses pieds, elle lui prsenta elle-mme le plateau de rafrachissements; puis elle rpondit par un baiser plein d'effusion son baiser de remerciement; et quand elle se rassit auprs d'elle, elle tint sa main enlace la sienne toute la soire sur le bras du fauteuil.Ce rle tait beau sans doute, et la prsence de Laurence oprait des miracles, car un tel courage et pouvant Pauline si on lui en et annonc la ncessit la veille; et maintena il lui cotait si peu qu'elle s'en tonnait elle-mme. Si elle et pu descendre au fond de sa conscience, peut-tre et-elle dcouvert que ce rle gnreux tait le seul qui l'levt auu de Laurence ses propres yeux. Il est certain que jusque-l la grce, la noblesse et l'intelligence de l'actrice l'avaient dconcerte un peu; mais, depuis qu'elle l'avait posprs d'elle en protge, Pauline ne s'apercevait plus de cette supriorit, difficile accept de femme femme aussi bien que d'homme homme.Il est certain que, lorsque les deux amies et la mre aveugle se retrouvrent seules ensemble au coin du feu, Pauline fut surprise et mme un peu blesse de voir que Laurence reportait toute sa reconnaissance sur la vieille femme. Ce fut avec une noble franchise que l'actrice, baisant la main de Mme D... et l'aidant reprendre le chemin de sa chambre, lui dit qu'elle sentait tout le prix de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle avait t pour elle durant cette petite preuve.Quant toi, ma Pauline, dit-elle son amie lorsqu'elles furent tte tte, je te fcheraii je te faisais le mme remerciement. Tu n'as point de prjugs assez obstins pour que ton mpris de la sottise provinciale me semble un grand effort. Je te connais, tu ne serais plus toi-mme si tu n'avais pas trouv un vrai plaisir t'lever de toute ta hauteur au-dessus de ces bgueules.C'est cause de toi que cela m'est devenu un plaisir, rpondit Pauline un peu dconcerte.Allons donc, ruse! reprit Laurence en l'embrassant, c'est cause de vous-mme!tait-ce un instinct d'ingratitude qui faisait parler ainsi l'amie de Pauline? Non. Laurence tait la femme la plus droite avec les autres et la plus sincre vis--vis d'elle-mme. Si l'effort de son amie lui et paru sublime, elle ne se serait pas crue humilie de lui montrer de la reconnaissance; mais elle avait un sentiment si ferme et si lgitime de sa propre dignit, qu'elle croyait le courage de Pauline aussi naturel, aussi facile que le sien. Elle ne se doutait nullement de l'angoisse secrte qu'elle excitait dans cette me trouble. Elle ne pouvait la deviner; elle ne l'et pas comprise.Pauline, ne voulant pas la quitter d'un instant, exigea qu'elle dormt dans son propre lit. Elle s'tait fait arranger un grand canap o elle se coucha non loin d'elle, afin de pouvoir causer le plus longtemps possible. Chaque moment augmentait l'inquitude de la jeune recluse, et son dsir de comprendre la vie, les jouissances de l'art et celles de la gloire, celles de l'activit et celles de l'indpendance. Laurence ludait ses questions. Il lui semblait imprudent de la part de Pauline de vouloir connatre les avantages d'une position si diffrente de la sienne; il lui et sembl peu dlicat elle-mme de lui en faire un tableau sduisant. Elle s'effora de rpondre ses questions par d'autres questions; elle voulut lui faire dire les joies intimes de sa vie vanglique, et tourner toute l'exaltation de leur entretien vers cette posie du devoir qui lui semblait devoir tre le partage d'une me pieuse et rsigne. Mais Pauline ne rpondit que par des rticences. Dans leur premier entretien de la matine, elle avait puis tout ce que sa vertu avait d'orgueil et de finesse pour dissimuler sa souffrance. Le soir, elle ne songeait dj plus son rle. La soif qu'elle prouvait de vivre et de s'panouir, coe une fleur longtemps prive d'air et de soleil, devenait de plus en plus ardente. Elle l'emporta, et fora Laurence s'abandonner au plaisir le plus grand qu'elle connt, celui d'pancher son me avec confiance et navet. Laurence aimait son art, non seulement pour lui-mme, mais aussi en raison de la libert et de l'lvation d'esprit et d'habitudes qu'ilui avait procures. Elle s'honorait de nobles amitis; elle avait connu aussi des affections passionnes, et, quoiqu'elle et la dlicatesse de n'en point parler Pauline, la prsence de ces souvenirs encore palpitants donnait son loquence naturelle une nergie pleine de charme et d'entranement.Pauline dvorait ses paroles. Elles tombaient dans son cur et dans son cerveau comme une pluie de feu; ple, les cheveux pars, l'il embras, le coude appuy sur son chevet virginal, elle tait belle comme une nymphe antique la lueur ple de la lampe qui brlait entre les deux lits. Laurence la vit et fut frappe de l'expression de ses traits. Elle craignit d'en avoir trop dit, et se le reprocha, quoique pourtant toutes ses paroles eussent t pures comme celles d'une mre sa fille. Puis, involontairement, revenant ses ides thtrales, et oubliant tout ce qu'elles venaient de se dire, elle s'cria, frappe de plus en plus:Mon Dieu, que tu es belle, ma chre enfant! Les classiques qui m'ont voulu enseigner le rle de Phdre ne t'avaient pas vue ainsi. Voici une pose qui est toute l'cole moderne; mais c'est Phdre tout entire... non pas la Phdre de Racine peut-tre, mais celle d'Euripide, disant: Dieux! que ne suis-je assise l'ombre des forts!... Si je ne te dis pas cela en grec, ajouta Laurence en touffant un lger billement, c'est que je ne sais pas le grec... Je parie que tu le sais, toi...Le grec! quelle folie! rpondit Pauline en s'efforant de sourire. Que ferais-je de cela?Oh! moi, si j'avais, comme toi, le temps d'tudier tout, s'cria Laurence, je voudrais toutavoir!Il se fit quelques instants de silence. Pauline fit un douloureux retour sur elle-mme; elle se demanda quoi, en effet, servaient tous ces merveilleux ouvrages de broderie qui remplissaient ses longues heures de silence et de solitude, et qui n'occupaient ni sa pense ni son cur. Elle fut effraye de tant de belles annes perdues, et il lui sembla qu'elle avait fait de ses plus nobles facults, comme de son temps le plus prcieux, un usage stupide, presque impie. Elle se releva encore sur son coude, et dit Laurence:Pourquoi donc me comparais-tu Phdre? Sais-tu que c'est l un type affreux? Peux-tu pot le vice et le crime?...Laurence ne rpondit pas. Fatigue de l'insomnie de la nuit prcdente, calme d'ailleurs au fond de l'me, comme on l'est, malgr tous les orages passagers, lorsqu'on a trouv au fond de soi le vrai but et le vrai moyen de son existence, elle s'tait endormie presque en parlant. Ce prompt et paisible sommeil augmenta l'angoisse et l'amertume de Pauline. Elle est heureuse, pensa-t-elle... heureuse et contente d'elle-mme, sans effort, sans combats, sans incertitude... Et moi!... mon Dieu! cela est injuste!Pauline ne dormit pas de toute la nuit. Le lendemain, Laurence s'veilla aussi paisiblement qu'elle s'tait endormie, et se montra au jour frache et repose. Sa femme de chambre arriva avec une jolie robe blanche qui lui servait de peignoir pendant sa toilette. Tandis que la soubrette lissait et tressait les magnifiques cheveux noirs de Laurence, celle-ci repassait le rle qu'elle devait jouer Lyon, trois jours de l. C'tait son tour d'tre belle avec ses cheveux pars et l'expression tragique. De tempsn temps, elle chappait brusquement aux mains de la femme de chambre, et marchait dans l'appartement en s'criant: Ce n'est pas cela!... je veux le dire comme je le sens!e laissait chapper des exclamations, des phrases de drame; elle cherchait des poses devant le vieux miroir de Pauline. Le sang-froid de la femme de chambre, habitue toutes ces choses, et l'oubli complet o Laurence semblait tre de tous les objets extrieurs, tonnaient au dernier point la jeune provinciale. Elle ne savait pas si elle devait rire ou s'effrayer de ces airs de pythonisse; puis elle tait frappe de la beaut tragique de Laurence, comme Laurence l'avait t de la sienne quelques heures auparavant. Mais elle se disait: Elle fait toutes ces choses de sang-froid, avec une imptuosit prpare, avec une douleur tudie. Au fond, elle est fort tranquille, fort heureuse; et moi, qui devrais avoir le calme de Dieu sur le front, il se trouve que je ressemble Phdre!Comme elle pensait cela, Laurence lui dit brusquement:Je fais tout ce que je peux pour trouver ta pose d'hier soir quand tu tais l sur ton coude... je ne peux pas en venir bout! C'tait magnifique. Allons! c'est trop rcent. Je trouverai cela plus tard, par inspiration! Toute inspiration est une rminiscence, n'est-ce pas, Pauline? Tu ne te coiffes pas bien, mon enfant; tresse donc tes cheveux au lieu de les lisser ainsi en bandeau. Tiens, Susette va te montrer.Et tandis que la femme de chambre faisait une tresse, Laurence fit l'autre, et en un instant Pauline se trouva si bien coiffe et si embellie qu'elle fit un cri de surprise.Ah! mon Dieu, quelle adresse! s'cria-t-elle; je ne me coiffais pas ainsi de peur d'y pere trop de temps, et j'en mettais le double.Oh! c'est que nous autres, rpondit Laurence, nous sommes forces de nous faire belles le plus possible et le plus vite possible.Et quoi cela me servirait-il, moi? dit Pauline en laissant tomber ses coudes sur la toilette, et en se regardant au miroir d'un air sombre et dsol.Tiens, s'cria Laurence, te voil encore Phdre! Reste comme cela, j'tudie!Pauline sentit ses yeux se remplir de larmes. Pour que Laurence ne s'en apert pas (et c'est ce que Pauline craignait le plus au monde en cet instant), elle s'enfuit dans une autre pice et dvora d'amers sanglots. Il y avait de la douleur et de la colre dans son me, mais elle ne savait pas elle-mme pourquoi ces orages s'levaient en elle. Le soir, Laurence tait partie. Pauline avait pleur en la voyant monter en voiture, et, cette fois, c'tait de regret; car Laurence venait de la faire vivre pendant trente-six heures, et elle pensait avec effroi au lendemain. Elle tomba accable de fatigue dans son lit, et s'endormit brise, dsirant ne plus s'veiller. Lorsqu'elle s'veilla,lle jeta un regard de morne pouvante sur ces murailles qui ne gardaient aucune trace du rve que Laurence y avait voqu. Elle se leva lentement, s'assit machinalement devant son miroir, et essaya de refaire ses tresses de la veille. Tout coup, rappele la ralit par le chant de son serin qui s'veillait dans sa cage, toujours gai, toujours indiffrent la captivit, Pauline se leva, ouvrit la cage, puis la fentre, et poussa dehors l'oiseau sdentaire, qui ne voulait pas s'envoler.Ah! tu n'es pas digne de la libert! dit-elle en le voyant revenir vers elle aussitt.Elle retourna sa toilette, dfit ses tresses avec une sorte de rage, et tomba le visage sur ses mains crispes. Elle resta ainsi jusqu' l'heure o sa mre s'veillait. La fenait reste ouverte, Pauline n'avait pas senti le froid. Le serin tait rentr dans sa cage et chantait de toutes ses forces.3Un an s'tait coul depuis le passage de Laurence Saint-Front, et l'on y parlait encore de la mmorable soire o la clbre actrice avait reparu avec tant d'clat parmi ses concitoyens; car on se tromperait grandement si l'on supposait que les prventions de la province sont difficiles vaincre. Quoi qu'on dise cet gard, il n'est point de sjour o la bienveillance soit plus aise conqurir, de mme qu'il n'en est pas o elle soit plus facile rdre. On dit ailleurs que le temps est un grand matre; il faut dire en province que c'est l'ennui qui modifie, qui justifie tout. Le premier choc d'une nouveaut quelconque contre les habitudes d'une petite ville est certainement terrible, si l'on y songe la veille; mais le lendemain on reconnat que ce n'tait rien, et que mille curiosits inquites n'attendaient qu'un premier exemple pour se lancer dans la carrire des innovations. Je connais certains chefs-lieux de canton o la premire femme qui se permit de galoper sur une selle anglaise fut traite de cosaque en jupon, et o, l'anne suivante, toutes les dames de l'endroit voulurent avoir quipage d'amazone jusqu' la cravache inclusivement. peine Laurence fut-elle partie qu'une prompte et universelle raction s'opra dans les esprits. Chacun voulait justifier l'empressement qu'il avait mis la voir en grandissant la rputation de l'actrice, ou du moins en ouvrant de plus en plus les yeux sur son mrite rel. Peu peu on en vint se disputer l'honneur de lui avoir parl le premier, et ceux qui n'avaient pu se rsoudre l'aller voir prtendirent qu'ils y avaient fortement pouss les autres. Cette anne-l, une diligence fut tablie de Saint-Front Mont-Laurent, et plusieurs personnages importants de la ville (de ces gens qui possdent 15000 fr. de rentes au soleil, et qui ne se dplacent pas aisment, parce que, sans eux, les entendre, le pays retomberait dans la barbarie), se risqurent enfin faire le voyage de la capitale. Ils revinrent tous remplis de la gloire de Laurence, et fiers d'avoir pu dire leurs voisins du balcon ou de la premire galerie, au moment o la salle croulait, comme on dit, sous les applaudissements:Monsieur, cette grande actrice a longtemps habit la ville que j'habite. C'tait l'amie intime de ma femme. Elle dnait quasi tous les jours la maison. Oh! nous avions bien devin son talent! Je vous assure que, quand elle nous rcitait des vers, nous nous disions entre nous: Voil une jeune personne qui peut aller loin!Puis, quand ces personnes furent de retour Saint-Front, elles racontrent avec orgueil qu'elles avaient t rendre leurs devoirs la grande actrice, qu'elles avaient dn saable, qu'elles avaient pass la soire dans son magnifique salon... Ah! quel salon! quels meubles! quelles peintures! et quelle socit amusante et honorable! des artistes, des dputs; monsieur un tel, le peintre de portraits; Mme une telle, la cantatrice; et puis des glaces, et puis de la musique... Que sais-je? la tte en tournait tous ceux qui entendaient ces beaux rcits, et chacun de s'crier:Je l'avais toujours dit qu'elle russirait! Nul autre que moi ne l'avait devine.Toutes ces purilits eurent un seul rsultat srieux, ce fut de bouleverser l'esprit de la pauvre Pauline, et d'augmenter son ennui jusqu'au dsespoir. Je ne sais si quelques semaines de plus n'eussent pas empir son tat au point de lui faire ngliger sa mre. Mais celle-ci fit une grave maladie qui ramena Pauline au sentiment de ses devoirs. Elle recouvra tout coup sa force morale et physique, et soigna la triste aveugle avec un admirable dvouement. Son amour et son zle ne purent la sauver. Mme D... expira dans ses bras environ quinze mois aprs l'poque o Laurence tait passe Saint-Front.Depuis ce temps, les deux amies avaient entretenu une correspondance assidue de part et d'autre. Tandis qu'au milieu de sa vie active et agite, Laurence aimait songer Pauline, pntrer en esprit dans sa paisible et sombre demeure, s'y reposer du bruit de la foule auprs du fauteuil de l'aveugle et des graniums de la fentre; Pauline, effraye de la monotonie de ses habitudes, prouvait l'invincible besoin de secouer cette mort lente qui s'tendait sur elle, et de s'lancer en rve dans le tourbillon qui emportait Laurence. Peu peu le ton de supriorit morale que, par un noble orgueil, la jeune provinciale avait gard dans ses premires lettres avec la comdienne, fit place un ton de rsignation douloureuse qui, loin de diminuer l'estime de son amie, la toucha profondment. Enfin les plaintes s'exhalrent du cur de Pauline, et Laurence fut force de se dire, avec une sorte de consternation, que l'exercice de certaines vertus paralyse l'me des femmes, au lieu de la fortifier.Qui donc est heureux, demanda-t-elle un soir sa mre en posant sur son bureau une lettre qui portait la trace des larmes de Pauline; et o faut-il aller chercher le repos de l'me? Celle qui me plaignait tant au dbut de ma vie d'artiste se plaint aujourd'hui de sa rclusion d'une manire dchirante, et me trace un si horrible tableau des ennuis de la solitude, que je suis presque tente de me croire heureuse sous le poids du travail et des motions.Lorsque Laurence reut la nouvelle de la mort de l'aveugle, elle tint conseil avec sa mre, qui tait une personne fort sense, fort aimante, et qui avait eu le bon esprit de demeurer la meilleure amie de sa fille. Elle voulut la dtourner d'un projet qu'elle caressait depuis quelque temps: celui de se charger de l'existence de Pauline en lui faisant partager la sienne aussitt qu'elle serait libre.Que deviendra cette pauvre enfant dsormais? disait Laurence. Le devoir qui l'attachait sa mre est accompli. Aucun mrite religieux ne viendra plus ennoblir et potiser sa vie. Cet odieux sjour d'une petite ville n'est pas fait pour elle. Elle sent vivement toutes choses, son intelligence cherche se dvelopper. Qu'elle vienne donc prs de nous; puisqu'elle a besoin de vivre, elle vivra.Oui, elle vivra par les yeux, rpondit Mme S..., la mre de Laurence; elle verra les merveilles de l'art, mais son me n'en sera que plus inquite et plus avide.Eh bien! reprit l'actrice, vivre par les yeux lorsqu'on arrive comprendre ce qu'on voit, n'est-ce pas vivre par l'intelligence? et n'est-ce pas de cette vie que Pauline est altre?Elle le dit, repartit Mme S..., elle te trompe, elle se trompe elle-mme. C'est par le cur qu'elle demande vivre, la pauvre fille!Eh bien! s'cria Laurence, son cur ne trouvera-t-il pas un aliment dans l'affection du mien? Qui l'aimerait dans sa petite ville comme je l'aime? Et si l'amiti ne suffit pas son bonheur, croyez-vous qu'elle ne trouvera pas autour de nous un homme digne de son amour?La bonne Mme S... secoua la tte.Elle ne voudra pas tre aime en artiste, dit-elle avec un sourire dont sa fille comprit la mlancolie.L'entretien fut repris le lendemain. Une nouvelle lettre de Pauline annonait que la modique fortune de sa mre allait tre absorbe par d'anciennes dettes que son pre avait laisses, et qu'elle voulait payer tout prix et sans retard. La patience des cranciers avait fait grce la vieillesse et aux infirmits de Mme D...; mais sa fille, jeune et capable de travailler pour vivre, n'avait pas droit aux mmes gards. On pouvait, sans trop rougir, la dpouiller de son mince hritage. Pauline ne voulait ni attendre la menace, ni implorer la piti; elle renonait la succession de ses parents et allait essayer de monter un petit atelier de broderie.Ces nouvelles levrent tous les scrupules de Laurence et imposrent silence aux sages prvisions de sa mre. Toutes deux montrent en voiture, et huit jours aprs elles revinrent Paris avec Pauline.Ce n'tait pas sans quelque embarras que Laurence avait offert son amie de l'emmener et de se charger d'elle jamais. Elle s'attendait bien trouver chez elle un reste de prjugs et de dvotion; mais la vrit est que Pauline n'tait pas rellement pieuse. C'taitire et jalouse de sa propre dignit. Elle trouvait dans le catholicisme la nuance qui convenait son caractre, car toutes les nuances possibles se trouvent dans les religions vieillies; tant de sicles les ont modifies, tant d'hommes ont mis la main l'difice, tant d'intelligences, de passions et de vertus y ont apport leurs trsors, leurs erreurs ou leurs lumires, que mille doctrines se trouvent la fin contenues dans une seule, et mille natures diverses y peuvent puiser l'excuse ou le stimulant qui leur convient. C'est par l que ces religions s'lvent, c'est aussi par l qu'elles s'crouPauline n'tait pas doue des instincts de douceur, d'amour et d'humilit qui caractrisent les natures vraiment vangliques. Elle tait si peu porte l'abngation, qu'elle s'tait toujrouve malheureuse, immole qu'elle tait ses devoirs. Elle avait besoin de sa propre estime, et peut-tre aussi de celle d'autrui, bien plus que de l'amour de Dieu et du bonheur du prochain. Tandis que Laurence, moins forte et moins orgueilleuse, se consolait de toute privation et de tout sacrifice en voyant sourire sa mre, Pauline reprochait la sienne, malgr elle et dans le fond de son cur, cette longue satisfaction conquise ses dpens. Ce ne fut donc pas un sentiment d'austrit religieuse qui la fit hsiter accepter l'offre de son amie, ce fut la crainte de n'tre pas assez dignement place auprs d'elle.D'abord Laurence ne la comprit pas, et crut que la peur d'tre blme par les esprits rigides la retenait encore. Mais ce n'tait pas l non plus le motif de Pauline. L'opinion avait chang autour d'elle; l'amiti de la grande actrice n'tait plus une honte, c'tait un hur. Il y avait dsormais une sorte de gloire se vanter de son attention et de son souvenir. La nouvelle apparition qu'elle fit Saint-Front fut un triomphe bien suprieur au premier. Elle fut oblige de se dfendre des hommages importuns que chacun aspirait lui rendre, et la prfrence exclusive qu'elle montrait Pauline excita mille jalousies dont Pauline put s'enorgueillir.Au bout de quelques heures d'entretien, Laurence vit qu'un scrupule de dlicatesse empchait Pauline d'accepter ses bienfaits. Laurence ne comprit pas trop cet excs de fiert qui craint d'accepter le poids de la reconnaissance; mais elle le respecta, et se fit humble jusqu' la prire, jusqu'aux larmes, pour vaincre cet orgueil de la pauvret, qui serait la plus laide chose du monde si tant d'insolences protectrices n'taient l pour le justifier. Pauline devait-elle craindre cette insolence de la part de Laurence? Non; mais elle ne pouvait s'empcher de trembler un peu, et Laurence, quoiqu'un peu blesse de cette mfiance, se promit et se flatta de la vaincre bientt. Elle en triompha du moins momentanment, grce cette loquence du cur dont elle avait le don; et Pauline, touche, curieuse, entrane, posa un pied tremblant sur le seuil de cette vie nouvelle, se promettant de revenir sur ses pas au premier mcompte qu'elle y rencontrerait.Les premires semaines que Pauline passa Paris furent calmes et charmantes. Laurence avait t assez gravement malade pour obtenir, il y avait dj deux mois, un cong qu'elle consacrait des tudes consciencieuses. Elle occupait avec sa mre un joli petit htel au milieu de jardins o le bruit de la ville n'arrivait qu' peine, et o elle recevait peu de monde. C'tait la saison o chacun est la campagne, o les thtres sont peu brillants, o les vrais artistes aiment mditer et se recueillir. Cette jolie maison, simple, mais dcore avec un got parfait, ces habitudes lgantes, cette vie paisible et intelligente que Laurence avait su se faire au milieu d'un monde d'intrigue et de corruption, donnaient un gnreux dmenti toutes les terreurs que Pauline avait prouves autrefois sur le compte de son amie. Il est vrai que Laurence n'avait pas toujours t aussi prudente, aussi bien entoure, aussi sagement pose dans sa propre vie qu'elle l'tait dsormais. Elle avait acquis ses dpens de l'exprience et du discernement, et, quoique bien jeune encore, elle avait t fort prouve par l'ingratitude et la mchancet. Aprs avoir becoup souffert, beaucoup pleur ses illusions et beaucoup regrett les courageux lans de sa jeunesse, elle s'tait rsigne subir la vie telle qu'elle est faite ici-bas, ne rien craindre comme ne rien provoquer de la part de l'opinion, sacrifier souvent l'enivrement des rves la douceur de suivre un bon conseil, l'irritation d'une juste colre la sainte joie de pardonner. En un mot, elle commenait rsoudre, dans l'exercice de son art comme dans sa vie prive, un problme difficile. Elle s'tait apaise sans se refroidir, elle se contenait sans s'effacer.Sa mre, dont la raison l'avait quelquefois irrite, mais dont la bont la subjuguait toujours, lui avait t une providence. Si elle n'avait pas t assez forte pour la prserver de quelques erreurs, elle avait t assez sage pour l'en retirer temps. Laurence s'tait parfois gare, et jamais perdue. Mme S... avait su propos lui faire le sacrifice apparent de ses principes, et, quoi qu'on en dise, quoi qu'on en pense, ce sacrifice est le plus sublime que puisse suggrer l'amour maternel. Honte la mre qui abandonne sa fille par la crainte d'tre rpute sa complaisante ou sa complice! Mme S... avait affront cette horrible accusation, et on ne la lui avait pas pargne. Le grand cur de Laurence l'avait compris, et, dsormais sauve par elle, arrache au vertige qui l'avait un instant suspendue au bord des abmes, elle et sacrifi tout, mme une passion ardente, mme un espoir lgitime, la crainte d'attirer sur sa mre un outrage nouveau.Ce qui se passait cet gard dans l'me de ces deux femmes tait si dlicat, si exquis et entour d'un si chaste mystre, que Pauline, ignorante et inexprimente vingt-cinq ans comme une fille de quinze, ne pouvait ni le comprendre, ni le pressentir. D'abord, elle ne songea pas le pntrer; elle ne fut frappe que du bonheur et de l'harmonie parfaite qui rgnaient dans cette famille: la mre, la fille artiste et les deux jeunes surs, ses lves, ses filles aussi, car elle assurait leur bien-tre la sueur de son noble front, et consacrait leur ducation ses plus douces heures de libert. Leur intimit, leur enjouement toutes, faisaient un contraste bien trange avec l'espce de haine et de crainte qui avait ciment l'attachement rciproque de Pauline et de sa mre. Pauline en fit la remarque avec une souffrance intrieure qui n'tait pas du remords (elle avait vaincu cent fois la tentation d'abandonner ses devoirs), mais qui ressemblait de la honte. Pouvait-elle ne pas se sentir humilie de trouver plus de dvouement et de vritables vertus domestiques dans la demeure lgante d'une comdienne, qu'elle n'avait pu en pratiquer au sein de ses austres foyers? Que de penses brlantes lui avaient fait monter la rougeur au front, lorsqu'elle veillait seule la nuit, la clart de sa lampe, dans sa pudique cellule! et maintenant, elle voyait Laurence couche sur un divan de sultane, dans son boudoir d'actrice, lisant tout haut des vers de Shakspeare ses petites surs attentives et recueillies pendant que la mre, alerte encore, frache et mise avec got, prparait leur toilette du lendemain et reposait la drobe sur ce beau groupe, si cher ses entrailles, un regard de batitude. L taient runis l'enthousiasme d'artiste, la bont, la posie, l'affection, et au-dessus planait encore la sagesse, c'est--dire le sentiment du beau moral, le respect de soi-mme, le courage du cur. Pauline pensait rver, elle ne pouvait se dcider croire ce qu'elle voyait; peut-tre y rpugnait-elle par la crainte de se trouver infrieure Laurence.Malgr ces doutes et ces angoisses secrtes, Pauline fut admirable dans ses premiers rapports avec de nouvelles existences. Toujours fire dans son indigence, elle eut la noblesse de savoir se rendre utile plus que dispendieuse. Elle refusa avec un stocisme extraordinaire chez une jeune provinciale les jolies toilettes que Laurence lui voulait faire adopter. Elle s'en tint strictement son deuil habituel, sa petite robe noire, sa petite collerette blanche, ses cheveux sans rubans et sans joyaux. Elle s'immisa volontairement dans le gouvernement de la maison, dont Laurence n'entendait, comme elle le disait, que la synthse, et dont le dtail devenait un peu lourd pour la bonne Mme S... Elle y apporta des rformes d'conomie, sans en diminuer l'lgance et le confortable. Puis, reprenant de certaines heures ses travaux d'aiguille, elle consacra toutes ses jolies broderies la toilette des deux petites filles. Elle se fit encore leur sous-matresse et leur rptiteur dans l'intervalle des leons de Laurence. Elle aida celle-ci apprendre ses rles en les lui faisant rciter; enfin elle sut se faire une place la fois humble et grande au sein de cette famille, et son juste orgueil fut satisfait de la dfrence et de la tendresse qu'elle reut en change.Cette vie fut sans nuage jusqu' l'entre de l'hiver. Tous les jours Laurence avait dner deux ou trois vieux amis; tous les soirs, six huit personnes intimes venaient prendre le th dans son petit salon et causer agrablement sur les arts, sur la littrature, voire un peu sur la politique et la philosophie sociale. Ces causeries, pleines de charme et d'intrt entre des personnes distingues, pouvaient rappeler, pour le bon got, l'esprit et la politesse, celles qu'on avait, au sicle dernier, chez Mlle Verrire, dans le pavillon qui fait le coin de la rue Caumartin et du boulevard. Mais elles avaient plus d'animation vritable; car l'esprit de notre poque est plus profond, et d'assez graves questions peuvent tre agites, mme entre les deux sexes, sans ridicule et sans pdantisme. Le vritable esprit des femmes pourra encore consister pendant longtemps savoir interroger et couter; mais il leur est dj permis de comprendre ce qu'elles coutent et de vouloir une rponse srieuse ce qu'elles demandent.Le hasard fit que durant toute cette fin d'automne la socit intime de Laurence ne se composa que de femmes ou d'hommes d'un certain ge, trangers toute prtention. Disons, en passant, que ce ne fut pas seulement le hasard qui fit ce choix, mais le got que Laurence prouvait et manifestait de plus en plus pour les choses et partant pour les personnes srieuses. Autour d'une femme remarquable, tout tend s'harmoniser et prendre la teinte de ses penses et de ses sentiments. Pauline n'eut donc pas l'occasion de voir une seule personne qui pt dranger le calme de son esprit; et ce qui fut trange, mme ses propres yeux, c'est qu'elle commenait dj trouver cette vie monotone, cet socit un peu ple, et se demander si le rve qu'elle avait fait du tourbillon de Laurence devait n'avoir pas une plus saisissante ralisation. Elle s'tonna de retomber dans l'affaissement qu'elle avait si longtemps combattu dans la solitude; et, pour justifier vis--vis d'elle-mme cette singulire inquitude, elle se persuada qu'elle avait pris dans sa retraite une tendance au spleen que rien ne pourrait gurir.Mais les choses ne devaient pas durer ainsi. Quelque rpugnance que l'actrice prouvt rentrer dans le bruit du monde, quelque soin qu'elle prt d'carter de son intimit tout caractre lger, toute assiduit dangereuse, l'hiver arriva. Les chteaux cdrent leurs htes a salons de Paris, les thtres ravivrent leur rpertoire, le public rclama ses artistes privilgis. Le mouvement, le travail ht, l'inquitude et l'attrait du succs envahirent le isible intrieur de Laurence. Il fallut laisser franchir le seuil du sanctuaire d'autres hommes qu'aux vieux amis. Des gens de lettres, des camarades de thtre, des hommes d'tat, en rapport par les subventions avec les grandes acadmies dramatiques, les uns remarquables par le talent, d'autres par la figure et l'lgance, d'autres encore par le crdit et la fortune, passrent peu peu d'abord, et puis en foule, devant le rideau sans couleur et sans images o Pauline brlait de voir le monde de ses rves se dessiner enfin ses yeux. Laurence, habitue ce cortge de la clbrit, ne sentit pas son cur voir. Seulement sa vie changea forcment de cours, ses heures furent plus remplies, son cerveau plus absorb par l'tude, ses fibres d'artiste plus excites par le contact du public. Sa mre et ses surs la suivirent, paisibles et fidles satellites, dans son orbe blouissant. Mais Pauline!... Ici commena enfin poindre la vie de son me, et s'agiter dans son me le drame de sa vie.4Parmi les jeunes gens qui se posaient en adorateurs de Laurence, il y avait un certain Montgenays, qui faisait des vers et de la prose pour son plaisir, mais qui, soit modestie, soit ddain, ne s'avouait point homme de lettres. Il avait de l'esprit, beaucoup d'usage du monde, quelque instruction et une sorte de talent. Fils d'un banquier, il avait hrit d'une fortune considrable, et ne songeait point l'augmenter, mais ne se mettait gure en peine d'en faire un usage plus noble que d'acheter des chevaux, d'avoir des loges aux thtres, de bons dners chez lui, de beaux meubles, des tableaux et des dettes. Quoique ce ne ft ni un grand esprit ni un grand cur, il faut dire son excuse qu'il tait beaucoup moins frivole et moins ignare que ne le sont pour la plupart les jeunes gens riches de ce temps-ci. C'tait un homme sans principes, mais par convenance ennemi du scandale; passablement corrompu, mais lgant dans ses murs, toutes mauvaises qu'elles fussent; capable de faire le mal par occasion et non par got; sceptique par ducation, par habitude et par ton; port aux vices du monde par manque de bons principes et de bons exemples, plus que par nature et par choix; du reste, critique intelligent, crivain pur, causeur agrable, connaisseur et dilettante dans toutes les branches des beaux-arts, protecteur avec grce, sachant et faisant un peu de tout; voyant la meilleure compagnie sans ostentation, et frquentant la mauvaise sans effronterie; consacrant une grande partie de sa fortune, non secourir les artistes malheureux, mais recevoir avec luxe les clbrits. Il tait bien venu partout, et partout il tait parfaitement convenable. Il passait pour un grand homme auprs des ignorants, et pour un homme clair chez les gens ordinaires. Les personnes d'un esprit lev estimaient sa conversation par comparaison avec celle des autres riches, et les orgueilleux la tolraient parce qu'il savait les flatter en les raillant. Enfin, ce Montgenays tait prcisment ce que les gens du monde appellent un homme d'esprit; les artistes, un homme de got. Pauvre, il et t confondu dans la foule des intelligences vulgaires; riche, on devait lui savoir gr de n'tre ni un juif, ni un sot, ni un maniaque.Il tait de ces gens qu'on rencontre partout, que tout le monde connat au moins de vue, et qui connaissent chacun par son nom. Il n'tait point de socit o il ne ft admis, point de thtre o il n'et ses entres dans les coulisses et dans le foyer des acteurs, point d'entreprise o il n'et quelques capitaux, point d'administration o il n'et quelque influce, point de cercle dont il ne ft un des fondateurs et un des soutiens. Ce n'tait pas le dandysme qui lui avait servi de clef pour pntrer ainsi travers le monde; c'tait un certain savoir-faire, plein d'gosme, exempt de passion, ml de vanit, et soutenu d'assez d'esprit pour faire paratre son rle plus gnreux, plus intelligent et plus pris de l'art qu'il ne l'tait en effet.Sa position l'avait, depuis quelques annes dj, mis en rapport avec Laurence; mais ce furent d'abord des rapports loigns, de pure politesse; et si Montgenays y avait mis parfois de la galanterie, c'tait dans la mesure la plus parfaite et la plus convenable. Laurence s'tait un peu mfie de lui d'abord, sachant fort bien qu'il n'est point de socilus funeste la rputation d'une jeune actrice que celle de certains hommes du monde. Mais quand elle vit que Montgenays ne lui faisait pas la cour, qu'il venait chez elle assez souvent pour manifester quelque prtention, et qu'il n'en manifestait cependant aucune, elle lui sut gr de cette manire d'tre, la prit pour un tmoignage d'estime de trs bon got; et, craignant de se montrer prude ou coquette en se tenant sur ses gardes, elle le laissa pntrer dans son intimit, en reut avec confiance mille petits services insignifiants qu'il lui rendit avec un empressement respectueux, et ne craignit pas de le nommer parmi ses amis vritables, lui faisant un grand mrite d'tre beau, riche, jeune, influent, et de n'avoir aucune fatuit.La conduite extrieure de Montgenays autorisait cette confiance. Chose trange cependant, cette confiance le blessait en mme temps qu'elle le flattait. Soit qu'on le prt pour l'amant ou pour l'ami de Laurence, son amour-propre tait caress. Mais lorsqu'il se disait qu'elle le traitait en ralit comme un homme sans consquence, il en prouvait un secret dpit, et il lui passait par l'esprit de s'en venger quelque jour.Le fait est qu'il n'tait point pris d'elle. Du moins, depuis trois ans qu'il la voyait de plus en plus intimement, le calme apathique de son cur n'en avait reu aucune atteinte. Il tait de ces hommes dj blass par de secrets dsordres, qui ne peuvent plus prouver de dsirs violents que ceux o la vanit est en cause. Lorsqu'il avait connu Laurence, sa rputation et son talent taient en marche ascendante; mais ni l'un ni l'autre n'taient assez constats pour qu'il attacht un grand prix sa conqute. D'ailleurs, il avait bien assez d'esprit pour savoir que les avantages du monde n'assurent point aujourd'hui de succs infaillibles. Il apprit et il vit que Laurence avait une me trop leve pour cder jamais d'autres entranements que ceux du cur. Il sut en outre que, trop insouciante peut-tre de l'opinion publique alors que son me tait envahie par un sentiment gnreux, elle redoutait nanmoins et repoussait l'imputation d'tre protge et assiste par un amant. Il s'enquit de son pass, de sa vie intime: il s'assura que tout autre cadeau que celui d'un bouquet serait repouss d'elle comme un sanglant affront; et en mme temps que ces dcouvertes lui donnrent de l'estime pour Laurence, elles veillrent en lui la pense de vaincre cette fiert, parce que cela tait difficile et aurait du retentissement. C'tait donc dans ce but qu'il s'tait gliss dans son intimit, mais avec adresse, et pensant bien que le premier point tait de lui ter toute crainte sur ses intentions.Pendant ces trois ans le temps avait march, et l'occasion de risquer une tentative ne s'tait pas prsente. Le talent de Laurence tait devenu incontestable, sa clbrit avaitrandi, son existence tait assure, et, ce qu'il y avait de plus remarquable, son cur ne s'tait point donn. Elle vivait replie sur elle-mme, ferme, calme, triste parfois, mais rsolue de ne plus se risquer la lgre sur l'aile des orages. Peut-tre ses rflexions lvaient-elle rendue plus difficile, peut-tre ne trouvait-elle aucun homme digne de son choix... tait-ce ddain, tait-ce courage? Montgenays se le demandait avec anxit. Quelques-uns se persuadaient qu'il tait aim en secret, et lui demandaient compte, lui, de son indiffrence apparente. Trop adroit pour se laisser pntrer, Montgenays rpondait que le respect enchanerait toujours en lui la pense d'tre autre chose pour Laurence qu'un ami et un frre. On redisait ces paroles Laurence, et on lui demandait si sa fiert ne dispenserait jamais ce pauvre Montgenays d'une dclaration qu'il n'aurait jamais l'audace de lui faire.Je le crois modeste, rpondait-elle, mais pas au point de ne pas savoir dire qu'il aime, si jamais il vient aimer.Cette rponse revenait Montgenays, et il ne savait s'il devait la prendre pour la raillerie du dpit ou pour la douceur de l'indiffrence. Sa vanit en tait parfois si tourmente, qu'il tait prt tout risquer pour le savoir; mais la crainte de tout gter et de tout perdre le retenait, et le temps s'coulait sans qu'il vt jour sortir de ce cercle vicieux o chaque semaine le transportait d'une phase d'espoir une phase de dcouragement, et d'une rsolution d'hypocrisie une rsolution d'impertinence, sans qu'il lui ft jamais psible de trouver l'heure convenable pour une dclaration qui ne ft pas insense, ou pour une retraite qui ne ft pas ridicule. Ce qu'il craignait le plus au monde, c'tait de prter rire, lui qui mettait son amour-propre jouer un personnage srieux. La prsence de Pauline lui vint en aide, et la beaut de cette jeune fille sans exprience lui suggra de nouveaux plans sans rien changer son but.Il imagina de se conformer une tactique bien vulgaire, mais qui manque rarement son effet, tant les femmes sont accessibles une sotte vanit. Il pensa qu'en feignant une vellit d'amour pour Pauline il veillerait chez son amie le dsir de la supplanter. Absent de Paris depuis plusieurs mois, il fit sa rentre dans le salon de Laurence un certain soir o Pauline, tonne, effarouche de voir le cercle habituel s'agrandir d'heure en heure, commenait souffrir du peu d'ampleur de sa robe noire et de la roideur de sa collerette. Dans ce cercle, elle remarquait plusieurs actrices toutes jolies ou du moins attrayantes force d'art; puis, en se comparant elles, en se comparant Laurence mme, elle se disait avec raison que sa beaut tait plus rgulire, plus irrprochable, et qu'un peu de toilette suffirait pour l'tablir devant tous les yeux. En passant et repassant dans le salon, selon sa coutume, pour prparer le th, veiller la clart des lampes et vaquer tous ces petits soins qu'elle avait assums volontairement sur elle, son mlancolique regard plongeait dans les glaces, et son petit costume de demi-bguine commenait la choquer. Dans un de ces moments-l elle rencontra prcisment dans la glace le regard de Montgenays, qui observait tous ses mouvements. Elle ne l'avait pas entendu annoncer; elle l'avait rencontr dans l'antichambre sans le voir lorsqu'il tait arriv. C'tait le premier homme d'une belle figure et d'une vritable lqu'elle et encore pu remarquer. Elle en fut frappe d'une sorte de terreur; elle reporta ses yeux sur elle-mme avec inquitude, trouva sa robe fltrie, ses mains rouges, ses souliers pais, sa dmarche gauche. Elle et voulu se cacher pour chapper ce regard qui la suivait toujours, qui observait son trouble, et qui tait assez pntrant dans les sentiments d'une donne vulgaire pour comprendre d'emble ce qui se passait en elle. Quelques instants aprs, elle remarqua que Montgenays parlait d'elle Laurence; car, tout en s'entretenant voix basse, leurs regards se portaient sur elle.Est-ce une premire camriste ou une demoiselle de compagnie que vous avez l? demandait Montgenays Laurence, quoiqu'il st fort bien le roman de Pauline.Ni l'une ni l'autre, rpondit Laurence. C'est mon amie de province dont je vous ai souvent parl. Comment vous plat-elle?Montgenays affecta de ne pas rpondre d'abord, de regarder fixement Pauline; puis il dit d'un ton trange que Laurence ne lui connaissait pas, car c'tait une intonation mise en rserve depuis longtemps pour faire son effet dans l'occasion:Admirablement belle, dlicieusement jolie!En vrit! s'cria Laurence toute surprise de ce mouvement, vous me rendez bien heureuse de me dire cela! Venez, que je vous prsente elle.Et, sans attendre sa rponse, elle le prit par le bras et l'entrana jusqu'au bout du salon, o Pauline essayait de se faire une contenance en rangeant son mtier de broderie.Permets-moi, ma chre enfant, lui dit Laurence, de te prsenter un de mes amis que tu ne connais pas encore, et qui depuis longtemps dsire beaucoup te connatre.Puis, ayant nomm Montgenays Pauline, qui, dans son trouble, n'entendit rien, elle adressa la parole un de ses camar