résuméle-jardin-d-eve-horizon.e-monsite.com/medias/files/le... · 2017-10-09 · résumé...
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Résumé Aujourd'hui, tout allait mal pour Anna. Le
comptable qui s'occupait de sa boutique de vêtements
avait commencé par lui annoncer de mauvaises
nouvelles ; ensuite, l'un de ses fournisseurs s'était
excusé de ne pouvoir lui livrer à temps une commande
urgente ; et, pour couronner le tout, le téléphone
sonnait sans relâche depuis le début de la matinée...
Découragée, Anna invoqua son ange gardien, car, elle
en était sûre, un être céleste veillait sur sa destinée, et
le pria silencieusement d'accomplir un miracle.
Soudain, on frappa à la porte de son bureau. Comme
elle allait ouvrir, s'attendant à une nouvelle catastrophe,
elle se trouva nez à nez avec le plus bel homme qu'elle
ait jamais vu !
1
La demi-douzaine d'adolescentes qui fouinaient
dans son dépôt-vente de vêtements, à la recherche
d'une tenue pour le bal de leur collège, faisaient un tel
chahut qu'Anna entendit à peine la sonnette de l'entrée.
La jeune femme était en ligne avec son comptable
et s'efforçait, tout en notant les éléments dont il avait
besoin, de décliner poliment son offre de lui présenter
l'un de ses amis, un avocat en instance de divorce.
Lorsque Anna raccrocha, la sonnette retentit de
nouveau, en même temps que le téléphone. Il s'agissait
d'un fournisseur, cette fois, l'avertissant que la pièce de
rechange commandée pour sa machine à café avait été
perdue durant le transport.
Très contrariée, Anna raccrocha en se demandant
comment elle allait pouvoir satisfaire la clientèle du
salon de thé.
Soudain, un fracas épouvantable retentit, qui la fit
sortir avec précipitation de son bureau. Mais la
situation était moins grave qu'elle ne l'avait imaginée.
Les jeunes filles avaient tout simplement renversé un
portant à vêtements, qu'elles essayaient de redresser, en
riant et en bavardant de plus belle.
Lorsque la sonnette de la porte d'entrée retentit
pour la troisième fois, Anna en profita pour échapper à
cette vision d'apocalypse et regagna son bureau.
Après avoir enjambé une pile de vêtements qui
bloquaient presque la porte, elle s'avança dans le
couloir, et faillit trébucher.
Comme elle entrait dans le salon de thé, qui
jouxtait en façade le dépôt-vente, elle se débarrassa de
l'écharpe qui s'était entortillée autour de sa jambe, et la
jeta sur le comptoir. L'étoffe de satin rose, tel un voile
mortuaire, vint alors s'enrouler sur la défunte machine
à café...
Anna leva les yeux au plafond, et dit d'une voix
exaspérée :
— Ma bonne marraine la fée, il serait temps de te
réveiller et de m'envoyer un beau petit miracle !
Puis, elle ouvrit la porte d'un geste vif, et se trouva
nez à nez avec un prince charmant qui semblait tout
droit sorti d'un conte de fées.
La main crispée sur la poignée de la porte, Anna
dévisagea un moment l'homme qui lui faisait face,
tandis que le vent glacé de novembre tourbillonnait
autour d'elle. Une étrange sensation de chaleur
l'envahit, accompagnée de picotements, puis de
frissons. Que lui arrivait-il ? Elle se sentait tout à coup
fébrile. Souffrait-elle d'hallucinations. Sans doute était-
ce la grippe, ou cette journée infernale qui lui faisait
perdre la tête...
Clignant des paupières, Anna regarda de nouveau
l'homme qui se tenait sur le seuil. Quand leurs yeux se
rencontrèrent, la jeune femme ressentit comme une
décharge électrique lui parcourir le corps. Avec sa
stature impressionnante, l'homme était bien réel, et il
avait le regard le plus troublant qu'elle eût jamais vu.
Sa forte carrure, autant que sa haute taille, donnaient
une impression de puissance et, dans son costume gris
anthracite à la coupe impeccable, l'inconnu avait une
prestance folle. Le vent qui jouait dans ses cheveux
ramena vers Anna la fragrance boisée de son eau de
toilette.
— Anna Lane? demanda-t-il d'une voix profonde,
teintée d'un léger accent.
— Vous... vous connaissez mon nom, bredouilla-t-
elle.
En effet, songea la jeune femme en faisant un
effort de mémoire, ils s'étaient entr'aperçus quelques
mois plus tôt lors du mariage de Julie, une amie
d'Anna, avec le prince Erik. L'homme lui avait alors
fait forte impression, mais elle n'aurait jamais cru qu'il
puisse se souvenir d'une femme aussi banale qu'elle.
Elle s'éclaircit la gorge.
— Quelle joie de vous voir, Votre Altesse, ajouta-
t-elle après quelques secondes d'hésitation.
L'homme esquissa un sourire poli.
— On dirait que vous savez également qui je suis.
Et comment! songea Anna, amusée. N'importe
quelle femme, âgée de dix-huit à quatre-vingts ans,
aurait reconnu le prince Lucas au premier regard... Car
toutes, des plus en vue aux plus modestes, belles ou
moins belles, rêvaient que ce célibataire endurci, dont
le monde entier attendait avec impatience le mariage,
leur passe un jour la bague au doigt.
— Qu'êtes-vous venu faire à Anders Point, Votre
Altesse ? demanda-t-elle, dévorée de curiosité.
En effet, il ne pouvait être venu rendre visite à ses
amis les princes Erik et Whit, puisque aucun des deux
ne se trouvait au château pour le moment. Récemment
mariés, ils avaient pris quelques vacances pour profiter
de leur nouveau bonheur conjugal.
— Je suis venu ici pour vous, mademoiselle Lane.
— Moi? demanda Anna, incrédule.
Le prince avait fait tout ce chemin depuis les Iles
de la Constellation uniquement pour la voir, elle? Mais
pourquoi, grands dieux?
— Oui, j'aimerais vous parler quelques instants.
— Mais bien sûr, dit-elle, le cœur battant à tout
rompre. Entrez, je vous en prie.
Le prince jeta un regard sur la pièce qui faisait
office de salon de thé.
— Il s'agit d'une affaire strictement privée, dit-il
d'une voix basse qui fit courir un long frisson sous la
peau d'Anna.
— Je vois. Mais ma boutique est fermée, et nous ne
serons pas dérangés, soyez tranquille.
Au même moment, des éclats de rire leur
parvinrent de l'arrière de la maison, et le prince la
regarda, surpris.
— Oh! J'avais oublié mes clientes du dépôt-vente.
Je m'occupe de deux boutiques à la fois, expliqua-t-
elle, et je crois qu'il serait bon que j'aille voir ce qui se
passe.
Le prince fronça les sourcils, l'air très préoccupé.
— Mademoiselle Lane, c'est une question de la
plus haute importance, et c'est très urgent.
— Je suis à vous dans quelques instants, lui affirma
Anna. Juste le temps de finir avec mes clientes, et de
fermer le magasin. Mais vous pouvez m'attendre ici. Je
vous en prie, entrez et installez-vous.
Le prince se rembrunit aussitôt. Il ne devait pas
arriver tous les jours à Son Altesse d'attendre son tour
dans une modeste boutique, songea Anna, avant de lui
saisir le bras pour l'entraîner vers le comptoir, sans se
soucier de respecter les règles les plus élémentaires de
l'étiquette.
En sentant la musculature puissante du prince
Lucas jouer sous ses doigts, la jeune femme fut de
nouveau envahie par une vague de chaleur, qui la fit
s'écarter de lui et se réfugier derrière le comptoir.
— Je vous mets de l'eau à chauffer, si vous voulez
vous faire du thé, dit-elle avant de quitter la pièce.
Dans le couloir, Anna s'appuya contre le mur, le
temps de recouvrer ses esprits, et s'adressa de nouveau
au plafond.
— Quand je demandais un miracle, je pensais
plutôt à la machine à café. Vous êtes bien sûrs de ne
pas avoir fait une erreur, là-haut?
Le prince Lucas serra le bord du comptoir jusqu'à
ce que ses jointures deviennent blanches. Attendre était
bien la dernière chose dont il avait envie ! Il lui en
avait beaucoup coûté de venir jusqu'ici pour rencontrer
cette femme qu'il connaissait à peine, et chaque tic-tac
de l'horloge semblait lui murmurer de repartir sans
même lui poser la question qui l'avait fait se déplacer
jusque chez elle.
Il relâcha sa prise, en s'exhortant au calme, et
regarda autour de lui, avec le sentiment de ne pas être à
sa place dans cette maison au charme un peu suranné,
ni même dans cette petite ville où le temps semblait
s'être arrêté.
Penser à Anna Lane était une chose; faire irruption
dans sa vie et transformer une idée abstraite en
proposition en était une autre. Mais même si cette
histoire semblait complètement insensée, il devait
convaincre Anna parce qu'il avait besoin d'elle comme
jamais il n'avait eu besoin de quiconque auparavant.
Des intérêts énormes étaient en jeu. Et de toute
façon, songea-t-il avec un soupir résigné, il n'avait pas
le choix.
Après la mort brutale de son père l'année dernière,
Lucas lui avait succédé à la tête des Iles de la
Constellation, comme le voulait la tradition. Mais le
Conseil des Anciens, qui secondait le prince dans sa
gestion du royaume, avait exigé qu'il se marie pour
conserver le trône, en lui accordant un délai d'un an.
Après avoir été assailli pendant plus de dix mois
par des femmes avides de promotion sociale, ou des
aventurières, Lucas avait dû se rendre à l'évidence :
jamais il ne trouverait la femme idéale parmi les
prétendantes qui se massaient à la porte du palais. Il
s'était donc décidé à agir lui-même et à rendre visite à
Anna, conseillé par ses meilleurs amis, les princes Erik
et Whit, qui vivaient sur l'île d'Anders, une petite
principauté de l'Atlantique Nord proche de l'Islande et
de son propre pays. Quelques mois auparavant, les
deux frères avaient fait un mariage d'amour, Whit avait
fini par épouser l'amour de sa vie, qui lui avait donné
une adorable petite fille aujourd'hui âgée de six ans,
tandis qu'Erik et sa charmante épouse attendaient un
bébé pour le printemps.
Lucas enviait le bonheur de ses amis, dont les
femmes, nées toutes les deux dans le Maine,
possédaient toutes les qualités qu'il recherchait : la
douceur, l'intelligence et le bon sens. C'est pourquoi,
malgré son scepticisme, et devant l'urgence de la
situation, Lucas avait accepté de prendre contact avec
leur meilleure amie à toutes deux, Anna Lane.
Le léger sifflement de la bouilloire rappela à Lucas
qu'Anna l'avait invité à se faire une tasse de thé.
Il jeta un regard perplexe sur les ustensiles rangés
derrière le comptoir. Mais ignorant comment faire, il se
dirigea vers une fenêtre et laissa libre cours à ses
pensées. Peut-être ferait-il mieux de ne pas l'attendre et
de repartir immédiatement?
Durant leur brève discussion en effet, Anna lui
avait semblé être une personne chaleureuse, possédant
même un certain charme, mais après tout, rien ne lui
prouvait qu'elle accéderait à sa demande...
Tout en s'occupant de ses clientes, Anna se
demanda pourquoi elle se sentait si mal à l'aise à l'idée
qu'un prince l'attendait dans la pièce voisine. Pourtant,
toutes ces histoires de royauté ne l'impressionnaient
guère. D'ailleurs, ses meilleures amies n'avaient-elles
pas épousé un prince?
Cependant, il lui fallait bien reconnaître que celui-
ci n'était pas comme les autres, et avait quelque chose
de vraiment très spécial... Après avoir pris une
profonde inspiration, elle se décida à aller le rejoindre.
En la voyant revenir vers lui, Lucas se leva, et
Anna eut l'impression qu'il envahissait tout l'espace par
sa seule présence physique
— Merci de m'avoir attendu, dit-elle.
Pour toute réponse, il inclina la tête avec
courtoisie.
En jetant un regard vers le comptoir, Anna
remarqua que la bouilloire continuait à fumer
doucement.
— Oh ! Vous n'avez pas pris de thé?
Lucas eut l'air d'hésiter un moment avant de
répondre.
— Non, je... Non.
Anna réalisa alors qu'un prince pouvait considérer
le fait de s'acquitter de cette tâche comme indigne de
lui.
— En désirez-vous une tasse maintenant?
demanda-t-elle avec un léger sourire.
— Oui, merci.
Tandis qu'il la regardait faire, Anna remplit deux
tasses.
— Asseyez-vous, je vous en prie, dit-elle en
déposant le plateau sur l'une des trois tables alignées le
long du mur.
Lucas attendit qu'elle se fût assise avant de prendre
place en face d'elle sur la banquette.
D'habitude, les clients d'Anna appréciaient
l'intimité du lieu, mais l'espace occupé par l'imposante
silhouette du prince Lucas lui sembla tout à coup bien
restreint. Au moindre mouvement de sa part, les
genoux de la jeune femme ne manqueraient pas de
toucher ceux de Son Altesse. De plus en plus nerveuse
sous le regard scrutateur du prince, elle s'assit le plus
droit possible, en attendant qu'il se décide à entamer la
conversation.
— De quoi vouliez-vous donc m'entretenir?
demanda-t-elle, n'y tenant plus.
— Voyez-vous, j'ai un... problème, et on m'a dit
que vous pourriez m'aider à le résoudre, mademoiselle
Lane.
Sa voix rauque fit courir dans les veines d'Anna un
étrange frisson.
— Erik et Whit m'ont tous les deux... euh...
Devant sa légère hésitation, Anna retint son souffle
presque malgré elle.
— Conseillé de m'adresser à vous.
— De quoi s'agit-il, Votre Altesse? demanda Anna
en fronçant les sourcils.
— Eh bien, il s'agit d'une question de la plus haute
importance, une histoire de famille... Si je veux garder
le trône, je dois me marier avant la fin de l'année.
Il s'interrompit, comme s'il espérait que cette
explication serait suffisante.
— Je sais, dit Anna. Tout le monde sait cela, Votre
Altesse.
La jeune femme but une gorgée de thé, en
attendant qu'il se décide à lui en dire davantage sur ses
projets matrimoniaux. Bien qu'amusée par cette idée,
elle se retint de lui demander s'il avait besoin d'elle
pour fournir les vêtements des invités, ou pour préparer
la réception.
— Et... en quoi puis-je vous être utile? demanda-t-
elle.
Lucas la regarda droit dans les yeux.
— J'ai besoin d'une épouse...
Anna manqua s'étrangler, et reposa la tasse sur sa
soucoupe, avec brusquerie. Lucas venait de prononcer
des paroles qu'elle ne se serait jamais autorisée à
imaginer. Lorsqu'il était apparu sur le pas de sa porte,
une curieuse pensée, qu'elle n'avait pas osé
approfondir, s'était emparée de son esprit. Et
maintenant, elle comprenait pourquoi il était venu de si
loin pour la rencontrer : il voulait faire d'elle sa femme!
Hébétée, incapable de prononcer un seul mot, Anna
regarda l'homme qui lui annonçait son intention de
faire de son rêve impossible une réalité plus belle
encore qu'un conte de fées.
— Voulez-vous faire cela pour moi? Voulez-vous
m'aider à trouver une femme?
Anna sursauta. En quelques mots, il venait de
briser tous ses espoirs. Jamais il n'avait eu l'intention
de l'épouser, elle. Comment avait-elle pu s'imaginer le
contraire, et oublier qu'elle n'était pas le genre de
femme dont un homme aurait pu rêver pour épouse, et
un prince moins que tout autre !
Tandis qu'il la fixait, attendant toujours une
réponse, Anna se demanda comment un homme tel que
lui pouvait avoir besoin d'aide pour se marier. Il était
pressé par le temps, il est vrai, mais il était aussi le
célibataire le plus convoité de la planète. Il était riche,
beau, et surtout de sang royal, et il ne manquait pas de
femmes dans son entourage qui auraient tout sacrifié
pour mener une vie de luxe et accéder à un certain
pouvoir. S'il avait vraiment besoin de se marier pour
sauver son trône, il n'avait qu'à regarder autour de lui,
et se laisser capturer par l'une d'entre elles. A moins
que...
Anna le regarda avec une attention accrue, mais il
avait détourné les yeux et regardait par la fenêtre, les
lèvres crispées. Et soudain, elle comprit pourquoi Erik
et Whit l'avait envoyé vers elle.
— Vous ne voulez pas seulement d'un mariage de
raison, n'est-ce pas? demanda-t-elle d'une voix douce.
— C'est vrai. Je veux autre chose.
Anna se laissa aller contre le dossier de son siège.
Tout devenait clair à présent. La rumeur prétendait
qu'il repoussait le moment de se marier pour profiter
jusqu'à la dernière minute de sa vie de célibataire, et
Anna l'avait crue, mais elle s'était trompée. Le prince
Lucas n'avait attendu si longtemps que pour une seule
raison : il cherchait la femme de sa vie. Et ses amis,
connaissant le mystérieux don que possédait Anna pour
reconnaître l'amour véritable, avait envoyé le prince
chez elle, dans l'espoir qu'elle pourrait l'aider à trouver
l'amour.
Qu'était-elle supposée lui répondre, alors qu'elle ne
pouvait ni contrôler, ni même comprendre ses propres
intuitions ? Et d'ailleurs, cela ne fonctionnerait peut-
être pas avec lui...
Tandis qu'elle le regardait intensément, en
s'efforçant de se concentrer, une étrange sensation de
chaleur l'envahit. Il se dégageait de toute sa personne
une puissance qui devait autant à sa carrure athlétique
qu'à l'assurance virile d'un homme dans la pleine force
de l'âge. A trente-cinq ans, le prince était d'une beauté
époustouflante, avec ses cheveux bruns aux reflets
acajou, et ses yeux gris d'une sensualité troublante. Il
émanait de lui de fortes vibrations qu'Anna capta sans
peine, mais qu'elle fut incapable d'interpréter. De
curieux frissons parcoururent de nouveau tout le corps
de la jeune femme, et elle dut se lever pour dissiper son
malaise.
Cherchant un réconfort dans les gestes familiers,
elle prit une éponge derrière le comptoir, et revint
essuyer le thé qu'elle avait renversé un peu plus tôt
sous l'effet de la surprise. Puis elle rinça sa tasse, et la
remplit de nouveau.
Attendant toujours sa réponse, Lucas grinça des
dents, sur le point de perdre patience, exaspéré non
seulement par l'attente, mais aussi par la situation elle-
même, qu'il jugeait ridicule. Il était déjà assez difficile
pour un homme comme lui d'avoir à demander quoi
que ce soit, mais toute cette comédie était une insulte à
sa virilité. Avait-on déjà vu un homme demander de
l'aide pour se trouver une épouse? Cet ultimatum posé
par le Conseil des Anciens avait bouleversé sa vie,
même si Lucas devait admettre que le mariage était
inévitable. En tant que prince régnant, il devait veiller à
l'avenir de son pays, et par conséquent donner des
héritiers à la couronne. Mais le délai fixé lui semblait
impossible à tenir. En effet, après avoir joué avec le feu
et s'être brûlé plus d'une fois, Lucas s'était juré d'être
plus prudent à l'avenir. Il ne voulait pas précipiter les
choses. Pourtant, il devait bien reconnaître que fixer un
délai avait été une idée de génie. Les yeux du monde
entier s'étaient brusquement tournés vers cette
minuscule principauté, proche de l'Islande, et le
tourisme y avait alors connu un développement aussi
extraordinaire qu'inattendu.
Pendant qu'il laissait vagabonder ses pensées, Anna
avait repris place en face de lui.
— Le thé est-il à votre convenance? demanda-t-elle
en montrant la tasse à laquelle il n'avait pas touché.
— C'est parfait, merci, dit Lucas en s'efforçant
d'avaler une gorgée.
Voyant à quel point il était tendu, Anna eut envie
de lui poser la main sur le bras, mais une petite voix lui
souffla qu'il n'apprécierait pas ce genre d'attention
rassurante. Et à dire vrai, elle avait peur, si elle posait
de nouveau la main sur lui, de sa propre réaction.
— Vous me prenez un peu au dépourvu, Votre
Altesse, dit-elle avec franchise. Je ne sais pas quoi
vous répondre.
Une expression douloureuse se peignit soudain sur
le visage de Lucas.
— Il est assez ironique pour un prince d'avoir à
demander de l'aide dans ce domaine, n'est-ce pas?
demanda-t-il, avec un pincement de lèvres qui pouvait
passer pour un sourire. Mais être un prince ne fait pas
de moi un expert dans tous les domaines...
Son manque de confiance le rendait touchant, et
Anna réalisa à quel point il était difficile pour lui de
parler de sentiments. Mais contrairement à ce qu'il
semblait croire, elle n'était pas non plus spécialiste en
la matière.
— Je dois faire le bon choix, et je dispose de très
peu de temps, continua Lucas. Et surtout, je ne veux
pas commettre une erreur que je risque de regretter
toute ma vie.
— Non, bien sûr, dit Anna, en songeant qu'il avait
une curieuse façon de formuler les choses.
Il aurait tout aussi bien pu dire qu'il recherchait la
femme de sa vie, au lieu d'avouer qu'il redoutait de se
tromper !
— Que vous m'aidiez ou non, je serai marié dans
deux mois. Ceci m'est imposé par les circonstances, et
je ne peux rien n'y changer.
Le prince marqua une pause avant de reprendre :
— En revanche, mon bonheur dépend de vous, et
c'est pourquoi je suis venu remettre mon destin entre
vos mains.
Face à une telle déclaration, Anna se demanda
comment lui répondre sans le décevoir. L'amour était
une chose étrange, qui n'obéissait à aucune règle, et
même si elle était en mesure de lui présenter toutes les
femmes libres de la ville, elle était bien incapable de
faire naître à la demande l'amour entre lui et et l'une de
ces prétendantes...
Anna se mordit la lèvre d'un air embarrassé.
Comment lui expliquer sans le heurter que l'amour ne
se commande pas ?
Tout en s'interrogeant, la jeune femme comprit que
le prince Lucas prenait son silence pour un refus. Après
quelques instants d'un silence pesant, elle le vit
néanmoins rassembler tout son courage dans une
dernière tentative.
— Mademoiselle Lane, j'ai besoin de vous, dit-il
d'une voix vibrante d'émotion. Si vous ne le faites pas
pour moi, faites-le pour mes futurs enfants.
Des enfants... Le ton de sa voix réveilla chez la
jeune femme un sentiment de manque qu'elle croyait
avoir surmonté depuis longtemps. Un mariage heureux,
des enfants... Un jour, elle aussi avait rêvé de tout cela.
Lucas termina sa supplique dans un murmure :
— Je vous en prie, ne refusez pas.
Anna déglutit avec peine, et s'efforça de chasser ses
espoirs de bonheur anéantis. Puis elle releva les yeux,
et le regard gris de l'homme qui lui faisait face plongea
dans le sien, avec une telle intensité qu'elle crut
défaillir.
Non, c'était impossible! Elle devait se tromper.
Pourtant une étrange chaleur se propageait en elle,
comme si quelqu'un avait allumé un brasier au plus
profond de son être. Comme si... Non ! C'était
décidément impossible. Le prince poursuivait un rêve
dont elle ne pourrait jamais faire partie.
Et cependant, elle remuerait ciel et terre pour
l'aider à le réaliser.
2
Au moment où l'horloge sonnait 8 heures, le prince
Lucas se remit à arpenter nerveusement le grand
vestibule du château.
Après le soulagement qu'il avait éprouvé au
moment où Anna lui avait promis de l'aider, il lui avait
fallu prendre son mal en patience. Alors qu'il aurait
voulu établir une stratégie immédiate, la jeune femme
lui avait proposé de discuter de son projet durant le
dîner.
Frustré de devoir attendre ne fût-ce que quelques
heures, il avait tenté de tromper son impatience en
prenant une douche. Puis, vaincu par le décalage
horaire, il s'était assoupi un moment, avant de s'habiller
pour le dîner, et de descendre dans le hall, où il devait
retrouver la jeune femme.
Quand la sonnette de la porte d'entrée retentit enfin,
interrompant ses allées et venues angoissées, Lucas
ouvrit la porte avec précipitation.
— Bonsoir, mademoiselle Lane.
— Bonsoir, Votre Altesse, répondit Anna, avant de
poser une grosse marmite sur la console de l'entrée.
— Qu'est-ce que c'est? demanda Lucas, surpris.
— Le dîner! répondit-elle. Puis elle ressortit, et se
dirigea vers la voiture garée devant le perron.
— Vous avez préparé le dîner? demanda-t-il encore
en la voyant revenir avec deux grands sacs en papier.
— Bien sûr. Je vous l'avais promis.
Quand elle lui avait dit qu'elle s'occuperait du
dîner, Lucas s'était imaginé qu'elle se contenterait de
commander un repas dans un restaurant et de le faire
livrer.
— Vous n'auriez pas dû vous donner cette peine,
mademoiselle Lane.
— Ce n'est rien, dit-elle, avec un sourire que ses
yeux ne démentaient pas.
Elle passa devant lui, et s'avança dans le hall.
— Vous voulez bien me porter cette marmite?
demanda-t-elle par-dessus son épaule.
Que pouvait-il faire, sinon obéir et la suivre jusqu'à
la cuisine?
— Mettez-la sur la cuisinière, dit-elle, en déposant
les sacs sur la table.
Anna espérait que Lucas attribuerait son léger
essoufflement à l'effort qu'elle avait fait pour monter le
perron de pierre, lourdement chargée. Mais la vérité
était tout autre. Une fois encore, le simple fait de se
trouver à côté de lui la déstabilisait sans qu'elle s'en
expliquât la raison. Pourtant, une femme de presque
trente ans devrait pouvoir se trouver en présence d'un
prince, aussi séduisant fût-il, sans se sentir bouleversée
à ce point...
Comme elle s'apprêtait à défaire sa veste, une voix
douce et posée interrompit son geste.
— Laissez-moi faire, je vous en prie.
Tandis qu'il l'aidait galamment à se dévêtir, Anna
ne put réprimer un frisson de plaisir et d'appréhension
mêlés. Mais dès qu'il eut quitté la pièce, elle se
ressaisit, et se consacra avec énergie à la préparation du
dîner.
— J'avais deux ou trois choses à terminer, lui
expliqua-t-elle lorsqu'il revint dans la cuisine.
Lucas fronça les sourcils, expression qui était
désormais familière à la jeune femme.
— C'est très aimable à vous de préparer le dîner,
mademoiselle Lane, mais avez-vous eu le temps de
réfléchir à ma situation ?
Etonnée qu'il entre de manière si directe dans le vif
du sujet, Anna releva les yeux vers lui et lui sourit d'un
air rassurant.
— C'est en cuisinant que je réfléchis le mieux,
Votre Altesse.
— Dans ce cas, ne vous arrêtez surtout pas, lui
rétorqua-t-il d'un ton un peu brusque.
Puis, il vint se placer à côté d'elle, ce qui eut pour
résultat immédiat de faire perdre à la jeune femme le fil
de ses pensées. En plus d'être de noble extraction,
pourquoi fallait-il que cet homme fût aussi
dangereusement attirant?
— Superbe château..., dit-elle d'un ton qui se
voulait détaché.
— Oui. Il n'est pas très grand, mais il est très bien
situé, et la vue est superbe du haut de la falaise.
— Pour ses séjours occasionnels en Amérique, je
suppose que la famille Anders n'a pas besoin d'une trop
grande propriété. Et de toute façon, cette demeure
suffira amplement pour accueillir Whit et Drew à leur
retour de lune de miel. Quant à Lexi, elle est surexcitée
à l'idée de venir ici.
Lucas eut un léger sourire en entendant Anna
mentionner la fille de son meilleur ami.
— Je suis ravi que Whit m'ait proposé de
m'installer ici.
Anna saisit la perche qui lui était tendue.
— A propos, personne d'autre ne sait que vous êtes
ici ?
Lucas eut l'air un peu surpris, mais répondit
néanmoins à sa question.
— A part la famille Anders, personne sauf vous...
Et mon personnel de maison, bien sûr.
— Et je ne pense pas qu'on vous ait reconnu en
ville, ajouta Anna. Avez-vous vu passer quelqu'un
lorsque vous attendiez devant ma porte ?
Lucas lui lança un regard interloqué.
— Je n'ai rien remarqué.
— Après avoir quitté ma boutique, êtes-vous venu
directement au château?
— Oui.
— Parfait.
Le prince fronça de nouveau les sourcils pour
marquer son incompréhension.
— Vous croyez que cela est important?
— Bien sûr, dit-elle, avant de retourner aux
fourneaux. La salade est prête, il ne me reste plus qu'à
couper le pain.
— Quand je vous ai invitée à dîner, je n'avais pas
l'intention de vous faire préparer et servir le repas.
— J'adore cuisiner, et je suis contente d'avoir
trouvé quelqu'un pour tester mes nouvelles recettes.
Personne n'avait jamais eu l'audace de le traiter de
façon aussi familière. Et pourtant, Lucas ne fut pas
choqué de cette attitude, bien qu'il éprouvât un
sentiment indéfinissable à regarder Anna s'affairer.
— Vous avez l'air de bien connaître cette cuisine.
— Julie a vécu ici pendant un an comme
intendante, avant d'épouser le prince Erik, et c'est ma
meilleure amie.
Son explication laissa Lucas perplexe, car l'amitié
entre femmes avait toujours été et restait pour lui un
mystère complet... Renonçant à poursuivre plus avant
cette réflexion, il regarda Anna sortir plats, assiettes et
ustensiles des innombrables placards, et admira la
grâce de ses mouvements tandis qu'elle les disposait
sur la table. Soudain, il comprit qu'elle semblait avoir
l'intention de les faire dîner là tous les deux.
— Je croyais que nous dînerions dans la salle à
manger, mademoiselle Lane.
— Ne soyez pas aussi cérémonieux, et appelez-moi
Anna, je vous en prie.
— Vous ne voulez tout de même pas dîner ici, dans
la cuisine? continua Lucas, sans prêter attention à sa
proposition.
— Mais si, c'est très confortable, vous ne trouvez
pas?
— Bien sûr, répondit-il, sans savoir comment il
devait prendre sa remarque.
En tant qu'héritier du trône, il n'avait jamais été en
butte aux moqueries, et comprenait mal l'humour.
Anna plaisantait-elle, ou était-elle sérieuse ?
Cette question en amena une autre, plus grave, dont
la réponse allait déterminer son avenir. Pouvait-il faire
confiance à Anna pour lui trouver la femme qui vivrait
à ses côtés et saurait se faire aimer de son peuple? Bien
qu'il préférât considérer la jeune femme comme une
consultante, les marieuses n'étaient-elles pas en général
plus âgées et plus expérimentées qu'elle?
— Si vous me permettez une question un peu
brutale, comment pouvez-vous aider les autres à
trouver l'âme sœur alors que vous n'êtes pas mariée
vous-même ? demanda-t-il.
— Je sais ce qu'est le mariage, croyez-moi, dit-elle
avec désinvolture.
— Je vous demande pardon?
— Je suis divorcée.
— Je suis désolé, dit-il, soudain mal à l'aise d'avoir
posé cette question.
Anna balaya son excuse d'un geste de la main.
— Aucune importance, affirma-t-elle d'un air
sincère.
— Croyez-vous vraiment que vous serez capable
de m'aider à trouver la femme que je recherche?
— Il faudrait d'abord que je sois sûre de ce que
vous voulez. En premier lieu, expliquez-moi pourquoi
vous avez choisi Anders Point.
— C'est ici que les princes trouvent leurs épouses,
dit-il avec gravité. Erik et Whit ont rencontré leur
femme dans cette ville, et je voudrais quelqu'un qui
leur ressemble.
— Désolée, dit Anna, incapable de contenir plus
longtemps son envie de sourire, mais je ne crois pas
que trouver l'âme sœur soit exclusivement un problème
géographique. De plus, je n'ai plus d'amie en réserve.
Et quand bien même il m'en resterait une, je ne crois
pas que je vous la laisserais me la prendre. Je
commence à me sentir un peu seule à force de voir mes
proches épouser des princes héritiers !
Pour toute réponse, elle crut apercevoir sur les
lèvres de Lucas un léger sourire, qui s'évanouit
aussitôt. S'il dissimulait ne fût-ce qu'un soupçon
d'humour derrière sa royale impassibilité, peut-être
accepterait-il le plan auquel elle songeait?
— Quels sont les traits de caractère communs aux
épouses de vos amis que vous aimeriez retrouver chez
votre femme ?
Lucas réfléchit un moment, puis répondit :
— Je suppose que ce qui me plaît en elles, c'est
leur...
Il s'interrompit comme s'il cherchait le mot juste.
— ... banalité.
— Mon Dieu ! dit Anna en roulant des yeux,
faussement horrifiée. Vous feriez mieux de ne pas
répéter ce genre de choses aux intéressées, car aucune
femme n'apprécierait d'être considérée comme «
banale».
— Vous m'avez mal compris.
— Alors expliquez-moi, proposa Anna, en lui
souriant pour l'encourager. Si vous voulez que je vous
trouve une épouse, donnez-moi tous les éléments dont
j'ai besoin pour mener à bien la tâche que vous me
confiez.
La jeune femme posa amicalement sa main sur
celle du prince, en espérant que cela l'aiderait à se
détendre. Mais ce contact anodin eut sur elle un effet
troublant. D'étranges picotements lui chatouillèrent la
paume de la main, puis remontèrent le long de son
bras, avant d'irradier en longs frissons brûlants dans
tout son corps.
Comme brûlée à vif, la jeune femme retira sa main
d'un geste brusque.
Si Lucas avait remarqué quelque chose, il n'en
laissa rien paraître, et tenta de s'expliquer.
— Pour moi, une femme ordinaire est une femme
différente de...
Il s'arrêta brusquement.
— De celles que vous avez l'habitude de rencontrer
dans les réceptions et les dîners officiels? suggéra
Anna.
— C'est exact, dit-il, émerveillé par son intuition.
— Bien, dit Anna, soulagée de se voir confirmer ce
qu'elle supposait. Parce que c'est précisément là-dessus
que repose tout mon plan.
— Quel plan?
— Il est très simple, vous allez voir.
Anna prit une profonde inspiration, et se jeta à
l'eau.
— La meilleure façon de rencontrer une femme
ordinaire, c'est d'être soi-même un homme ordinaire.
— Sans doute, admit Lucas, d'un ton sec. Mais le
problème est que je ne suis pas un homme ordinaire,
mais un prince héritier.
— Vous le savez, et je le sais aussi. Mais il ne fait
aucun doute que personne d'autre à Anders Point n'est
au courant de ce fait.
— Cela ne fait toujours pas de moi un homme
ordinaire.
— Ah non?
— Mademoiselle Lane...
— Anna..., corrigea automatiquement la jeune
femme.
— Anna, si vous me disiez plutôt où vous voulez
en venir?
Malgré l'intensité troublante de ses yeux gris, Anna
continua à soutenir le regard du prince.
— Je crois que nous devons vous créer un
personnage d'emprunt.
— Vous n'êtes pas sérieuse?
— Pourquoi pas?
— Si je comprends bien, vous voulez changer mon
identité?
— Pas la changer, la dissimuler, rectifia Anna. Je
ne vous demande pas de renoncer au trône, mais
simplement de vous passer de votre titre pendant un
moment. Dites-moi, vous avez bien un nom de famille?
Lucas la regarda avec effroi. Avait-elle perdu la
raison ?
— Hansson, finit-il par répondre, mais je ne
l'utilise jamais.
— Très bien, dit Anna. Ici, à Anders Point, vous
serez Luke Hansson, un homme comme tout le monde.
— Mais quoi que je fasse, je serai toujours un
prince. Cela fait partie de moi.
— Ce n'est qu'une partie de vous. Mais vous êtes
aussi un homme, un homme qui cherche à épouser une
petite provinciale « ordinaire », comme vous le dites
vous-même, et je suis persuadée que cette femme sera
plus facile à trouver si vous vous débarrassez de vos
titres de noblesse.
— Mais...
— Faites-moi confiance. Vos chances de succès
n'en seront que plus grandes, puisque les femmes se
comporteront enfin normalement avec vous.
En songeant à la proposition d'Anna, Lucas fut
tenté d'admettre qu'elle n'avait sans doute pas tort. Il
était en effet bien placé pour savoir ce qu'une femme
était capable de dire, de promettre ou de faire pour
épouser un prince !
— J'ai besoin de réfléchir, s'entendit-il dire avant
de quitter la pièce.
En descendant l'escalier qui menait à la cave, Lucas
se demanda ce qu'il lui arrivait. Sa raison lui soufflait
qu'il fallait être fou pour songer à suivre les conseils
d'Anna. Mais les leçons amères qu'il avait tirées de
cette difficile recherche de l'âme sœur, l'inclinaient à
étudier sérieusement le plan de la jeune femme.
Il y songeait encore lorsqu'il revint dans la cuisine,
avec la bouteille de vin qu'il avait choisie.
Comme il se dirigeait vers elle, deux verres pleins
à la main, Anna se détourna de la cuisinière, les joues
rougies par la chaleur du fourneau, et, l'espace d'un
instant, Lucas se sentit troublé.
— Ça sent vraiment... très bon, lança-t-il avec un
sourire.
Anna lui répondit, et Lucas se rendit soudain
compte qu'il y avait bien longtemps qu'il ne s'était pas
senti aussi bien avec une femme.
— Vous voulez goûter, proposa la jeune femme en
lui tendant une cuillère.
Lucas fut totalement décontenancé par ce geste.
Jamais aucun de ses nombreux cuisiniers ne se serait
permis une telle liberté avec lui.
Comme il ouvrait la bouche pour protester, Anna y
enfourna la cuillère. Un frisson sensuel le parcourut
tout entier, tandis que la jeune femme retirait la cuillère
de sa bouche, avec une lenteur destinée à lui faire
apprécier toute la saveur des aliments.
Il eut d'abord l'impression qu'il goûtait au paradis,
mais bientôt il lui sembla que les flammes de l'enfer lui
arrachaient la gorge.
En s'efforçant de demeurer impassible, il lui tendit
un verre de vin et but une généreuse gorgée du sien.
— Ah ! Le chili est trop épicé, dit Anna,
remarquant sa réaction.
— Mais pas du tout ! affirma Lucas.
C'était une réponse polie. Mais Anna, il le sentait,
n'était pas du genre à se contenter de réponses polies.
Aussi ajouta-t-il :
— C'est que... je n'étais pas prévenu.
La bouche d'Anna s'arrondit de surprise.
— Je suis désolée. Je pensais que vous connaissiez
ce plat. Je comprends maintenant que vous ayez eu l'air
si surpris.
Tandis qu'ils s'asseyaient à table, Lucas réalisa que
tout en cette femme le surprenait. Il avait voyagé dans
le monde entier, et rencontré des milliers de personnes,
mais jamais encore il n'avait fait la connaissance de
quelqu'un comme elle.
— Vous voulez un peu de fromage râpé? lui
demanda-t-elle, interrompant le fil de ses pensées.
Il jeta un regard sur l'assiette fumante qu'elle venait
de déposer devant lui.
— Oui merci, dit-il.
Comme elle le regardait avec insistance, semblant
attendre qu'il se décide à manger, Lucas porta une
cuillerée à sa bouche.
— Vous aimez?
Dans la lumière vacillante du feu de cheminée,
Lucas remarqua le sourire moqueur, accroché aux
lèvres si sensuelles de la jeune femme.
— C'est délicieux.
Il était sincère, ce ragoût de bœuf et de haricots
rouges était bien meilleur que tous les mets raffinés
servis au palais par ses cuisiniers. C'était un plat
robuste et savoureux, une nourriture d'homme
ordinaire.
A peine eut-il terminé qu'Anna s'empara de son
assiette, et lui resservit une généreuse portion.
— Je ne vous en ai pas redemandé, dit-il, surpris.
— Je sais. Mais vous en aviez envie, n'est-ce pas?
— Comment l'avez-vous deviné? demanda Lucas
en attaquant son assiette avec entrain. Serait-ce
l'habitude chez les garçons ordinaires comme moi ?
Anna éclata de rire, puis se mit à jouer avec le pied
de son verre tandis que Lucas terminait son assiette.
— Je suis contente de constater que vous ne
manquez pas d'humour. Cela vous sera très utile pour
réaliser mon plan.
— Je ne vous ai pas encore dit que j'étais d'accord.
— En attendant de vous décider, rien ne vous
empêche de me préciser ce que vous recherchez chez
une femme.
— Je recherche avant tout l'entente, les points
communs, le partage des idées et des goûts.
— Bien sûr, mais y a-t-il quelque chose qui compte
plus que tout pour vous ?
— Par dessus tout, elle doit aimer les enfants et
vouloir en avoir elle-même, répondit-il sans hésitation.
Anna sentit chacun de ces mots pénétrer son cœur,
car c'était exactement ce à quoi elle aspirait lorsqu'elle
s'était mariée.
Devant le silence de la jeune femme, Lucas crut
devoir poursuivre son explication.
— Je ne parle pas du devoir de fournir des héritiers
à la couronne. Ce que je veux vraiment, c'est une
femme qui soit une bonne mère pour mes enfants. C'est
ce qui compte le plus à mes yeux.
Lucas détourna soudain le regard, gêné de cette
confession inattendue, et but une gorgée de vin pour se
donner le courage de poursuivre. Mais, à sa grande
surprise, Anna ne lui posa pas d'autre question. Ses
yeux revinrent alors se poser sur la jeune femme.
Comme elle contemplait le feu d'un air accablé, il
se demanda ce qu'il avait bien pu dire pour qu'elle
réagisse ainsi.
— Je ne vois pas en quoi cela constitue un
problème, dit-il, contrarié. Je croyais que toutes les
femmes voulaient des enfants.
Anna se retourna vers lui, et lui adressa un sourire
contraint.
— La plupart, dit-elle d'une voix tendue.
Quelque chose dans sa façon de lui répondre incita
Lucas à lui demander :
— Pas vous?
— Moi? Euh...
Anna haussa les épaules.
— Les bébés ne m'intéressent pas du tout.
D'après ce qu'il croyait savoir d'elle, Lucas fut
surpris par sa réponse. Une femme aussi chaleureuse,
toujours prête à réconforter et à encourager les autres,
représentait pour lui le type même de la femme
maternelle. Mais il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il se
fût trompé sur son compte. S'il avait été capable de
faire preuve d'intuition, songea-t-il, il ne se trouverait
pas aujourd'hui dans un tel embarras.
Les femmes qui ne voulaient pas d'enfants avaient
sans doute leurs raisons, et il se demanda quelles
pouvaient bien être celles d'Anna. Sans doute préférait-
elle s'impliquer dans son travail. Mais malgré le fait
qu'il avait du mal à comprendre ce choix, Lucas savait
qu'Anna pourrait tout de même l'aider à mener à bien
sa recherche.
— Et si vous m'expliquiez ce que vous avez en
tête, proposa-t-il.
— D'abord, vous devez quitter le château le plus
vite possible. Un homme ordinaire n'a aucune raison
d'habiter ici.
— Y a-t-il des hôtels en ville?
— Seulement des chambres d'hôtes. Mais comme
elles ne sont pas ouvertes en cette saison, vous pouvez
venir habiter chez moi, si vous voulez.
— Je vous demande pardon?
— Je crois que vous devriez vous installer chez
moi.
Anna avait formulé sa proposition sur un ton si
naturel que Lucas se demanda si elle avait conscience
de ce que ce genre d'invitation sous-entendait
habituellement.
— Vous pourrez prendre la chambre d'amis, ce sera
plus pratique pour notre collaboration.
Lucas avait du mal à s'imaginer partager avec elle
le peu d'espace qui n'était pas envahi par ses deux
boutiques.
— Je ne voudrais pas m'imposer..., objecta-t-il.
— Puisque je vous le propose, c'est que cela ne me
dérange pas, répondit-elle le plus naturellement du
monde.
Aussi étrange que cela lui parût, Lucas comprit
qu'elle était sincère, et qu'elle possédait tout
simplement, c'était le moins que l'on puisse dire, le
sens de l'hospitalité.
— De plus, ajouta-t-elle, le fait que vous habitiez
chez moi sera une manière très habile de justifier votre
présence en ville. Je vous présenterai partout comme
Luke Hansson, un de mes vieux amis.
Mais Lucas n'était pas tout à fait convaincu par
cette proposition.
— Même avec un nom différent, les gens risquent
de me reconnaître.
— Non, pas si vous changez d'apparence.
— Comment cela?
— Je ne vois qu'une seule façon pour qu'un visage
qui fait la couverture des magazines du monde entier
passe dans l'anonymat. Mais je ne crois pas que cette
solution va vous plaire...
Avant même de savoir de quoi il s'agissait, Lucas
eut le pressentiment qu'elle disait vrai.
— Et... de quoi s'agit-il? demanda-t-il d'un ton
prudent.
— Eh bien, la seule chose à faire est de vous
débarrasser de votre signe distinctif le plus frappant.
Votre marque de fabrique, en quelque sorte.
Lucas posa ses avant-bras sur la table.
— Mademoiselle Lane...
— Anna!
— Me suggérez-vous de me raser la barbe?
— Non, je fais plus que suggérer, je vous
l'ordonne!
Lucas recula sa chaise d'un geste brusque.
— C'est impensable ! s'exclama-t-il, outré.
— Si vous ne le faites pas, mon plan ne
fonctionnera jamais.
Ils s'affrontèrent du regard un moment.
— Alors vous n'avez qu'à imaginer un autre plan !
Lucas quitta la table et se dirigea vers la cheminée.
Pour se donner le temps de réfléchir, il replaça
quelques bûches dans le foyer, et attisa le feu.
Tout en desservant la table, Anna observa à la
dérobée le visage pensif de Lucas. Elle fut tentée de
rompre le silence, mais elle n'avait vraiment rien
d'autre à ajouter dans l'immédiat. La décision ne
dépendait plus que de lui...
Quand elle eut fini de placer les assiettes dans le
lave-vaisselle, la jeune femme remarqua que Lucas
semblait toujours aussi préoccupé.
— Ecoutez, dit-elle, je vais devoir rentrer,
maintenant. Mais il faut que vous preniez votre
décision ce soir.
— Pourquoi?
— Parce que le château n'est pas supposé être
habité en ce moment. Je peux inventer un pretext pour
justifier ma présence au château ce soir. Mais si on
vous trouve ici demain matin, notre secret sera
découvert.
Lucas ne répondit pas et disparut sans un mot,
tandis qu'Anna reprenait ses paquets.
Quelques minutes plus tard, il réapparut avec la
veste de la jeune femme, et l'aida à l'enfiler.
Dehors, elle vit que le moteur de sa voiture
tournait, et regarda Lucas, surprise.
— J'ai pris la clé dans votre poche, et je l'ai mise en
route pour que le moteur ait le temps de chauffer,
expliqua-t-il.
Anna ne sut que répondre devant une attention
aussi délicate.
— Montez, dit Lucas en lui ouvrant la portière.
Vous devez être frigorifiée.
La jeune femme lui obéit, et se glissa au volant en
songeant que personne ne s'était jamais montré aussi
prévenant avec elle.
Au moment où le prince remontait les marches du
perron, Anna baissa sa vitre.
— Luke !
Il marqua un temps d'arrêt, avant de se retourner et
de revenir vers la voiture.
— Qu'y a-t-il? demanda-t-il en se penchant à la
portière.
Anna sentit une vague de chaleur l'envahir quand le
visage du prince se rapprocha du sien.
— Je laisserai la porte de derrière ouverte. Votre
chambre est juste en haut de l'escalier, dit-elle avant
d'appuyer sur l'accélérateur et de disparaître dans la
nuit.
3
Son Altesse le prince Lucas des Iles de la
Constellation frotta un coin du miroir couvert de buée.
Puis il contempla son reflet, en songeant que l'idée
d'Anna n'était peut-être pas si mauvaise, même si,
après avoir tailladé presque toute sa barbe avec une
minuscule paire de ciseaux comme seules les femmes
en possèdent, il avait l'air d'avoir échappé aux griffes
d'un barbier fou.
Puis il ôta ses vêtements, et se glissa sous la
douche.
Sous le jet brûlant, ses dernières hésitations
disparurent, comme emportées par l'eau qui ruisselait
le long de son corps.
Pour la première fois depuis que cet ultimatum lui
avait été posé, il avait recouvré un peu d'espoir la nuit
dernière, grâce à Anna. Et il appréciait sa chance de
l'avoir à ses côtés, non seulement parce qu'elle l'aidait,
mais aussi parce qu'il la trouvait tout à fait charmante...
Bien sûr, il avait parfois un peu de mal à la
comprendre, et il y aurait sans doute à l'avenir quelques
frictions entre eux, d'autant qu'elle semblait aimer se
moquer de lui. Cependant, la douceur et la
compréhension l'emportaient toujours sur l'ironie.
A y bien réfléchir, la solution qu'elle lui avait
suggérée était vraiment idéale, songea-t-il en se
plantant de nouveau devant le miroir. Même si pour
cela il devait sacrifier sa barbe, ce symbole de virilité
qu'il portait avec fierté depuis le tout premier duvet qui
était apparu sur ses joues...
Après avoir étalé la crème à raser sur son visage, il
prit le rasoir d'une main hésitante. Même si Anna avait
raison, ce qu'elle lui demandait n'était pas facile à faire.
Sur les rivages glacés de son pays, un homme sans
barbe n'était pas tout à fait un homme. Mais cette
situation ne serait que temporaire, songea Lucas pour
se rassurer, et aucun sacrifice n'était trop grand pour le
bien de son royaume.
D'un geste déterminé, il fit glisser la lame le long
de sa joue.
Après s'être rincé et essuyé le visage, il se
contempla encore une fois dans le miroir. La
transformation était totale. Le prince Lucas était, en
quelques instants seulement, devenu Luke Hansson.
Luke...
C'était ainsi qu'Anna l'avait appelé, et il avait aimé
sa façon de prononcer ce prénom. On ne lui avait
jamais donné ni diminutif, ni surnom, mais en
regardant ce visage qu'il ne reconnaissait pas, il songea
que celui-ci lui allait bien.
Cependant, il n'était pas encore tout à fait
convaincu. Il passa la main sur son visage imberbe, en
se demandant si sa nouvelle apparence ne ferait pas
fuir les femmes.
Pour en être sûr, il n'y avait qu'un seul moyen :
descendre demander l'avis d'Anna, dont il savait
pouvoir compter sur la franchise.
Anna venait juste de terminer quelques rangements
dans son salon de thé, quand le téléphone sonna.
— C'est moi. Je ne te dérange pas ?
— Julie ! Tu sais bien que tu ne me déranges
jamais. Alors, quoi de neuf?
— Ce serait plutôt à moi de te demander ça...
— De quoi veux-tu parler?
— De ta nouvelle carrière, Anna.
— Je ne comprends toujours pas de quoi tu parles,
répondit Anna, en finissant d'essuyer la machine à café
qu'elle avait empruntée au château.
— Je te parle de la mission dont tu viens de te
charger auprès du prince Lucas.
Anna passa le chiffon sur le comptoir.
— Oh, ça...
— Oui, « ça », comme tu dis. Je ne savais pas que
tu avais également des dons de marieuse, dit Julie
d'une voix moqueuse.
— C'est la faute de ton mari et de son frère,
rétorqua Anna. Ce sont eux qui m'ont recommandée au
prince Lucas.
— Erik a parlé à Lucas ce matin, et je n'arrive pas à
croire que tu lui aies demandé de jouer un rôle de
composition.
— Moi non plus, pour tout t'avouer.
Anna n'avait pas revu Luke depuis qu'elle avait
quitté le château. Mais, tard dans la nuit, alors qu'elle
était couchée, elle l'avait entendu s'installer dans la
chambre d'amis, ce qui avait suffi à lui faire
comprendre qu'il avait décidé d'accepter son plan.
— Tu lui as déjà trouvé une épouse ?
— Non, mais j'ai réfléchi à quelques candidates
potentielles.
— J'espère que tu t'es toi-même inscrite sur la liste.
J'ai toujours pensé qu'il y avait un prince pour toi
quelque part. C'est peut-être lui !
Pour toute réponse, Anna laissa échapper un petit
rire cristallin. Mais son amie ne désarma pas.
— Cela ne te coûterait rien d'essayer. Tu es
célibataire, et puis... ne me dis pas que tu ne le trouves
pas séduisant!
La remarque de son amie était si surprenante
qu'Anna ne sut quoi lui répondre. Lucas lui plaisait-il?
La seule chose dont elle était sûre, c'est qu'elle
ressentait un trouble certain chaque fois qu'elle se
trouvait en sa présence.
— Là n'est pas la question, finit-elle par répondre à
Julie. Nous sommes tous les deux convenus que j'étais
hors compétition.
Puis, pour couper court aux questions gênantes,
elle changea de sujet.
— Comment va la princesse Lexi ?
— Il n'y a plus moyen de lui faire quitter son
chapeau de cow-boy et ses bottes. Tu devrais voir Erik
lui donner des leçons d'équitation ! Il est vraiment fou
de sa nièce. Nous nous amusons tellement avec elle
pendant que ses parents sont en voyage de noces, que
Drew et Whit pourraient faire deux fois le tour du
monde sans que nous nous lassions de jouer les baby-
sitters, plaisanta-t-elle.
Anna eut un sourire attendri.
— Elle ne te fatigue pas trop?
— Non.
— Moins que le futur héritier du trône, je
suppose...
— Tu as raison, je ne dors pas très bien en ce
moment, et j'ai un peu mal au cœur.
Julie marqua une pause, et ajouta à voix basse :
— Anna, j'ai senti le bébé bouger pour la première
fois hier.
— Oh Julie, c'est merveilleux ! Dis-moi ce qu'on
ressent, demanda Anna d'un ton à la fois timide et
envieux.
— C'est... Eh bien, cela ne peut pas s'expliquer, dit
Julie dans un souffle. C'est une chose qu'il faut
éprouver soi-même.
Sachant qu'elle ne pourrait jamais faire cette
merveilleuse expérience, Anna se demanda comment
répondre à son amie sans ternir la joie de cette
dernière. Quelle idée avait-elle eue de poser cette
question ! Déjà, avec Drew, elle n'avait jamais pu
obtenir une réponse satisfaisante...
Heureusement, il était l'heure d'ouvrir son dépôt-
vente, ce qui lui donna un bon prétexte pour terminer la
conversation sans commettre d'impair.
Alors qu'elle étiquetait les vêtements déposés la
veille par des clientes, Anna entendit des pas dans
l'escalier.
— Bonjour! cria-t-elle à la cantonade. Je suis dans
la boutique du fond.
Les pas se rapprochèrent.
— Bonjour, dit Lucas en franchissant le seuil de la
pièce.
Anna leva les yeux vers lui, et resta sans voix. Pour
la troisième fois en l'espace de vingt-quatre heures, le
simple fait de se retrouver dans la même pièce que
Lucas lui faisait perdre pied.
— Alors, que pensez-vous de mon nouveau
visage? demanda ce dernier.
Ne sachant que répondre, Anna eut un mouvement
de recul, comme pour échapper à l'attirance quasi
magnétique qu'il exerçait sur elle.
Puis, comme elle parvenait enfin à détacher ses
yeux des prunelles grises du prince, Anna remarqua
qu'il avait troqué son costume contre un jean et un
sweat-shirt qui mettaient en valeur sa silhouette altière.
Puis elle revint vers son visage, et écarquilla les yeux
sous le coup de l'étonnement.
— Alors, vous l'avez fait !
Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, Anna
leva la main et la posa sur la joue fraîchement rasée du
prince, puis laissa courir ses doigts le long de sa
mâchoire bien dessinée.
Cette caresse sensuelle provoqua en Luke une
réaction totalement inattendue. Tandis qu'un torrent de
lave en fusion irradiait ses veines, il porta sur Anna un
regard intense, et éprouva soudain une irrésistible envie
de toucher ses cheveux bruns, qu'il avait d'abord
trouvés quelconques. Sa silhouette, remarqua-t-il,
révélait des courbes à la féminité troublante, et bien
peu d'hommes auraient pu résister à ses lèvres
pulpeuses...
Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'il se
demande combien de temps il avait laissé passer depuis
qu'Anna avait parlé.
Soudain, elle retira sa main. Tiré de sa rêverie,
Lucas s'éclaircit la gorge, et le charme fut rompu.
— Trouvez-vous la transformation suffisante,
Anna? demanda-t-il.
Anna savait qu'elle le reconnaîtrait toujours, même
s'il changeait totalement de visage. D'ailleurs, au tout
premier regard, elle ne s'était même pas aperçue qu'il
avait rasé sa barbe!
— C'est parfait, Votre Altesse, répondit-elle.
— Je m'appelle Luke. Luke Hansson.
La façon dont il s'était présenté avait l'air naturelle,
et le nom convenait à sa beauté rude et à son air un peu
bourru.
— Ai-je l'air d'un homme ordinaire?
Ordinaire n'était pas vraiment le terme qui
convenait pour le décrire, et Anna se demanda ce
qu'elle devait lui répondre.
— Eh bien, vous n'avez pas l'air... d'un prince, si
c'est ce que vous voulez savoir. Mais il va falloir
trouver autre chose que ce costume que vous portiez
hier.
— J'ai très peu de vêtements décontractés.
— Vous avez frappé à la bonne porte, les
vêtements sont aussi ma spécialité.
En voyant son expression dépitée, Anna ne put se
retenir de rire.
— Ne vous inquiétez pas, Votre Altesse, devenir
un homme ordinaire ne signifie pas que vous deviez
porter des vêtements de second choix. De toute façon,
dans mon magasin, je n'ai rien pour hommes.
Luke jeta un regard sur les rayonnages et les
portants remplis de vêtements.
— Ah non ?
— Non, je me suis spécialisée dans ce que j'appelle
le renouvelable, c'est-à-dire les choses très peu portées,
et donc peu abîmées, comme les vêtements d'enfants
ou de grossesse. Et aussi ceux qu'on ne porte qu'une
fois, comme les robes de soirée, expliqua-t-elle. On ne
m'a jamais demandé de vêtements pour hommes, mais
je sais à qui m'adresser.
Anna se dirigea vers son bureau, et sortit un
catalogue d'un tiroir.
— Voilà, dit-elle à Lucas en le lui tendant. Avec
ça, vous allez pouvoir faire vos achats.
— Moi? Faire des achats ! demanda-t-il d'un ton
aussi horrifié que si elle lui avait demandé de sauter à
l'élastique.
— Oui, par téléphone. C'est très simple, vous
choisissez ce qui vous plaît, vous appelez et vous
passez votre commande. Quelle est votre taille ?
— Ma taille ?
Il avait l'air totalement désemparé. A l'évidence, les
princes n'achetaient pas eux-mêmes leurs vêtements.
— Ce n'est pas très grave, dit Anna. Nous le ferons
ensemble, ce sera très amusant.
— Amusant?
Cette fois, il plaisantait, et Anna s'en rendit compte.
Elle lui sourit.
— C'est toujours amusant de dépenser l'argent de
quelqu'un d'autre, lui rétorqua-t-elle.
— Cela me fait penser que nous n'avons toujours
pas abordé l'aspect financier de mon séjour ici.
— Je vous en prie, remettons cette discussion à
plus tard.
Anna agita la main comme pour le dissuader
d'insister.
— Mais j'aurais besoin d'utiliser votre téléphone. Je
ne peux quand même pas cesser de travailler !
— Vous n'aurez qu'à me rembourser les appels.
— Et les repas ?
— Il faut bien que je mange moi aussi, et cela ne
me donnera pas plus de travail de cuisiner pour deux.
— Mais il faudra acheter plus de choses...
Anna haussa les épaules.
— Eh bien, nous ferons les courses chacun notre
tour.
En remarquant l'expression alarmée de Luke, elle
ajouta rapidement :
— Ne vous inquiétez pas, je vous montrerai
comment faire, et ensuite vous verrez que vous
insisterez pour aller faire les course tout seul. Vous
verrez, l'épicerie est un endroit idéal pour rencontrer
des femmes, et je vous rappelle que vous êtes ici pour
cela, et non pour gouverner votre pays à distance.
Luke lui sourit et Anna sentit son pouls s'accélérer.
— Vous êtes impitoyable, Anna...
— Vous avez raison, je n'abandonnerai pas tant que
je n'aurai pas trouvé ce qu'il vous faut. Mais d'abord,
nous allons prendre vos mesures pour vous constituer
une nouvelle garde-robe.
— C'est vous le chef, ma chère, répliqua Luke, un
sourire amusé aux lèvres.
— Et vous avez intérêt à ne pas l'oublier, railla la
jeune femme, en sortant un mètre d'un tiroir.
Mais, dès qu'elle s'approcha de lui, elle se rendit
compte que prendre ses mesures n'était pas vraiment
une bonne idée. Cette situation créait entre eux une
intimité troublante, qui l'attirait et l'effrayait à la fois.
— Bien, bien..., dit-elle en traînant sur le mot pour
gagner du temps. Nous allons commencer par votre
taille.
Cela était inutile, car il avait suffi à la jeune femme
de lever les yeux vers lui pour se rendre compte qu'il
mesurait tout juste quinze centimètres de plus qu'elle.
— Un mètre quatre-vingts ?
— Oui.
Anna se détourna pour inscrire la mesure dans la
marge du catalogue, puis revint vers lui.
— Et maintenant, voyons votre...
Elle hésita.
— Votre manche.
Luke resta debout sans bouger tandis qu'elle prenait
la mesure de son bras droit.
En proie à un malaise de plus en plus grand, Anna
passa la langue sur ses lèvres desséchées.
— Bien. Et maintenant le tour de poitrine, dit-elle
d'un ton déterminé, en se plaçant derrière lui.
— Vous êtes sûre de savoir ce que vous faites ?
— Evidemment! C'est mon métier, ne l'oubliez pas.
Après plusieurs essais infructueux pour passer le
mètre autour de son torse sans le toucher, Anna
renonça, et fit le tour pour se placer devant Luke.
Il saisit son sweat-shirt entre ses doigts.
— Sous mon costume, je porte généralement une
chemise, et non un sweat-shirt...
— Peut-être, mais c'est ainsi que nous faisons en
Amérique, mentit-elle en songeant qu'il lui suffirait de
soustraire un ou deux centimètres pour obtenir une
mesure exacte.
— Levez les bras, ordonna-t-elle.
Mais elle dut bien vite reconnaître qu'il avait
raison. Elle n'arriverait à rien avec un sweat-shirt aussi
épais.
— Très bien. Je crois qu'il vaudrait mieux l'enlever.
Luke s'exécuta, et révéla un débardeur très
échancré qui le moulait comme une seconde peau, et
dévoilait la musculature saillante de ses pectoraux.
— C'est tout ce que vous portez? laissa-t-elle
échapper étourdiment.
Luke haussa les épaules.
— Il ne fait pas si froid que cela.
— Non, pas en ce moment, murmura-t-elle, en
s'éventant avec le catalogue, pour calmer le feu qui
embrasait ses joues.
Luke, quant à lui, s'efforçait de rester aussi
immobile qu'une statue, tandis qu'Anna plaçait le mètre
autour de sa poitrine en essayant de le toucher le moins
possible. Mais le léger effleurement des doigts de la
jeune femme suffisait à le troubler.
Quand elle fit glisser les doigts entre le mètre et sa
peau, en prenant son tour de taille, Luke ne put
s'empêcher de retenir sa respiration.
— Vous rentrez votre ventre? demanda-t-elle d'un
air soupçonneux.
— Non!
— Expirez ! ordonna-t-elle, avant de reprendre la
mesure. Et maintenant...
Elle s'éclaircit la gorge.
— Et maintenant, l'entrejambe.
Luke s'empara prestement du mètre.
— Je vais tenir le haut de ce truc, grommela-t-il.
— Non, j'ai une meilleure idée, dit Anna. Baissez
votre pantalon !
Luke leva un sourcil étonné.
— Je commence à comprendre pourquoi mes amis
m'ont envoyé chercher la femme idéale en Amérique.
— Vraiment très drôle ! rétorqua Anna, les mains
sur les hanches. Allez plutôt me chercher un de vos
pantalons là-haut, pour que je puisse le mesurer.
Au même moment, on frappa à la porte de derrière.
— C'est le facteur.
Luke en profita pour disparaître dans le hall, en
renfilant son sweat-shirt.
— Bonjour! s'écria Terri Gaines, d'une voix
enjouée, quand Anna lui ouvrit la porte.
C'était une petite blonde, débordante d'énergie, que
tout le monde en ville adorait.
— Tu as oublié d'ouvrir ton magasin aujourd'hui,
remarqua-t-elle en entrant dans la pièce.
— Excuse-moi Terri, j'étais euh... J'étais occupée à
travailler sur un nouveau projet et je n'ai pas vu le
temps passer.
— J'ai cru entendre parler, en entrant, lança
innocemment Terri, avant de regarder Anna droit dans
les yeux. Mais, ma chère, tu es rouge comme une
pivoine ! Cacherais-tu un homme chez toi, par hasard ?
— Euh... oui, mais...
— Ah bon ? Et qui est-ce, sans indiscrétion ?
— Ce n'est pas ce que tu crois, protesta Anna. Il n'y
a rien de... romantique entre nous. Luke est juste un
ami. Et en fait, je serais ravie que quelqu'un me
débarrasse de lui. Tu sais comme ces vieux célibataires
peuvent être pénibles !
Au même moment, Luke entra dans la pièce.
— Tu vois ce que je veux dire, continua Anna, sans
s'apercevoir de sa présence.
— Désolé, l'interrompit Luke, je ne savais pas que
vous aviez de la visite.
Terri le dévisagea un moment, puis se tourna vers
Anna avec un grand sourire.
— Je vois très bien ce que tu veux dire. C'est une
situation vraiment épouvantable !
Anna fit mine d'ignorer le ton sarcastique de son
amie, et répondit à Luke.
— Ce n'est pas une visite, dit-elle en prenant le
pantalon qu'il tenait dans les mains. Terri est mon
facteur...
Terri éclata de rire devant l'air étonné du prince.
— Le féminisme n'a jamais vraiment trouvé d'écho
par ici, et on continue à employer le masculin dans
bien des cas.
Les présentations faites, Luke se demanda ce qu'il
pouvait ajouter d'autre, et regarda Anna du coin de
l'œil, en espérant qu'elle lui vienne en aide. Mais elle se
contenta de lui adresser un sourire d'encouragement.
— Vous êtes d'Anders Point? demanda-t-il à Terri.
— Bien sûr. Qu'est-ce qui vous amène ici, Luke ?
Cette fois, Anna eut l'air de prendre conscience de
la panique qui gagnait son protégé, et décida
d'intervenir.
— Luke doit prendre une décision très importante,
et il a décidé de prendre un peu de recul, expliqua-t-
elle. Comme ses projets concernent notre région, je lui
ai proposé de rester ici quelque temps.
Luke fut impressionné par la façon dont elle avait
su dire la vérité, sans dévoiler leur secret.
— Dans quelle branche travaillez-vous ? reprit
Terri.
Une fois encore, il resta sans voix, et Anna vint à
sa rescousse.
— Il gère une affaire de famille. Tu sais, le genre
d'entreprise qui se transmet de père en fils.
Décidément, sa marieuse possédait un sang-froid
étonnant ! songea Luke, de plus en plus admiratif.
— Et où se trouve cette entreprise? demanda Terri.
— Oh là-bas, dans le Nord, dit Luke avec un geste
vague de la main.
— Ah, vous venez de la même région qu'Anna
alors. Méfiez-vous, vous pourriez bien tomber
amoureux d'Anders Point, vous aussi.
— Pour cela, il faudrait qu'il visite les alentours,
intervint Anna. Mais j'ai du travail et je ne peux pas
jouer les guides touristiques.
Terri s'empressa de saisir la perche que lui tendait
son amie.
— Si vous voulez, Luke, vous pouvez
m'accompagner dans ma tournée. Vous aurez ainsi
l'occasion d'explorer les environs.
Seul avec elle, sans l'aide d'Anna? Luke ne se
sentait pas encore prêt pour cette épreuve, et il secoua
la tête.
— Ne vous croyez surtout pas obligée...
— Quelle excellente idée! s'exclama Anna. Il n'y a
pas de meilleure façon pour découvrir une ville.
— Cela ne me dérange pas du tout, affirma Terri
avec enthousiasme. En fait, je serais ravie d'avoir un
peu de compagnie. Et puis, nous pourrions déjeuner
chez Kelvin, leur poulet frit vaut vraiment le détour.
— Vous voyez ! dit Anna d'un ton joyeux, en se
tournant vers lui, c'est une offre que vous ne pouvez
pas refuser.
— Fantastique ! s'écria Terri. Prenez votre veste,
Luke, je reviens tout de suite. J'ai encore un paquet
pour Anna dans la camionnette.
Dès qu'elle eut claqué la porte derrière elle, Anna
adressa à Luke un sourire triomphant.
— Alors, que pensez-vous de mes talents de
marieuse? demanda-t-elle, au comble de l'excitation.
— C'est une réelle... surprise, dit-il, loin de
partager son enthousiasme.
— Que pensez-vous d'elle? N'est-elle pas
ravissante et adorable ? Sérieusement, Luke, comment
la trouvez-vous ?
— Très bien, mais... je me sens mal à l'aise à l'idée
d'être seul avec elle. Ces quelques minutes ont été
épuisantes pour mes nerfs.
— Ne vous inquiétez pas. Soyez vous-même et tout
ira bien.
— Comment voulez-vous que je sois moi-même ?
Je vous rappelle que je suis un prince, et je vous avoue
que passer l'après-midi dans une camionnette, avec une
étrangère, n'est pas vraiment dans mes habitudes.
Anna se croisa les bras, et lui lança un regard
sévère.
— Vous voulez vous marier, oui ou non?
— Vous savez très bien que oui, répondit Luke en
lui rendant son regard.
— Alors écoutez-moi bien, Votre Altesse. Cette
femme correspond à ce que vous recherchez, et en
plus, ce qui n'est pas négligeable, elle semble
s'intéresser à vous. Tenez-vous vraiment à laisser
passer une telle chance?
— Vous auriez pu me laisser un peu plus de temps
pour réfléchir.
— Les femmes seules ne courent pas les rues, dans
une petite ville comme celle-ci, et si vous faites le
difficile, ce n'est plus une marieuse qu'il vous faudra,
mais un miracle! Alors, détendez-vous et improvisez.
— L'improvisation n'a jamais été mon fort.
— Attention, dit Anna, en jetant un regard par la
fenêtre. La voilà qui revient.
— Donnez-moi encore un conseil pour ne pas me
trahir.
— Mangez votre poulet frit avec les doigts, Votre
Altesse.
4
Quand Luke se réveilla, le lendemain matin, il lui
fallut quelques minutes pour se rendre compte de
l'endroit où il se trouvait. Apparemment, il n'était pas
dans la chambre luxueuse de son palais des Iles de la
Constellation, confortablement allongé dans son lit aux
draps de satin où, malgré son imposante silhouette, il
pouvait s'étirer tout à son aise, couché au beau milieu,
il pouvait même étendre les bras sans en atteindre les
bords.
Au lieu de cela, il se trouvait confiné dans une
espèce de placard, sous les toits, qu'Anna avait qualifié
avec le plus grand sérieux de « chambre d'amis
mansardée ». Le lit, garni de draps de flanelle et d'un
édredon en plume d'oie, lui donnait l'impression d'être
pelotonné dans un nid douillet. A son grand
étonnement, il découvrit un second oreiller à côté du
sien. Les couples américains partageaient-ils vraiment
un aussi petit lit ? Cela lui semblait difficile à croire.
Ses propres parents, quant à eux, ne partageaient même
pas leur chambre.
Soudain, Luke s'imagina allongé à côté d'une
femme à la peau douce et tiède, dans ce lit si étroit
qu'on ne pouvait faire autrement que se toucher...
Offrant une diversion bienvenue à la tournure que
prenaient ses pensées, des bruits de conversation,
mêlés d'éclats de rire, parvinrent jusqu'à lui.
Il faisait à peine clair dehors, mais Anna semblait
déjà avoir entamé sa journée de travail. Le fait qu'elle
soit rentrée très tard la veille ne semblait pas l'avoir
empêchée de se lever de bonne heure.
Après sa promenade à travers la ville avec Terri,
Luke avait trouvé la maison vide. Anna lui avait laissé
un mot sur la table de cuisine, expliquant qu'elle lui
avait préparé des sandwichs et un gâteau au chocolat,
mais il ignorait où elle avait passé la soirée. Il aurait
pourtant bien voulu faire le point avec elle sur ce
premier rendez-vous, mais Anna était manifestement
une femme très occupée. Il n'était pas surprenant,
songea-t-il en se remémorant leur conversation de la
veille, qu'il n'y eut pas de place dans sa vie pour des
enfants.
L'image d'une épouse allongée à son côté traversa
de nouveau l'esprit de Luke, mais ses cheveux n'étaient
pas blonds comme ceux de Terri. Ils étaient bruns
comme... Non, même en rêve il ne pouvait songer à
faire d'Anna sa femme, pensa-t-il en se tournant sur le
ventre, et en rabattant sur sa tête les deux oreillers. Il
fallait immédiatement chasser cette pensée folle... Mais
malheureusement, tout cela ne suffit pas à couper court
à son imagination galopante...
La sensation d'un poids, creusant le matelas à son
côté, puis l'impression que des mains remontaient le
long de son corps furent soudain si réelles qu'il se crut
victime d'une hallucination.
Ecartant les oreillers, Luke aperçut un œil rond fixé
sur lui.
Surpris, il se retourna d'un bond, puis s'assit sur son
lit, rejetant les oreillers sur le côté.
Pas perturbé le moins du monde par la brusquerie
de son geste, un énorme chat tigré, assis sur l'édredon,
le regardait. Il semblait attendre quelque chose, et
comme Luke ne bougeait pas, l'animal sauta sur son
ventre.
— Descends de là, dit-il d'une voix qui
habituellement faisait trembler les généraux de son
armée.
— Miaou, répondit le chat, sans bouger d'un
millimètre.
— Tu as entendu ce que j'ai dit! cria Luke en
chassant le chat du revers de la main.
Anna aurait quand même pu lui dire qu'elle avait
un chat, songea-t-il avec agacement en se levant d'un
bond pour s'habiller.
Quand il eut terminé, l'animal bondit à son tour du
lit, et le précéda dans l'escalier.
Luke le retrouva assis dans la cuisine, devant la
porte qui menait au jardin. Comme l'animal miaulait
avec insistance, il lui ouvrit la porte, et le regarda
disparaître au coin de la maison.
Lorsque Luke pénétra dans le salon de thé,
bourdonnant d'activité, Anna ne le remarqua pas tout
de suite. En la regardant s'activer en tous sens, il se
demanda comment elle faisait pour faire autant de
choses à la fois, en restant toujours souriante et
efficace.
Soudain, sans qu'il ait fait un geste, ou dit un mot,
Anna perçut sa présence.
— Bonjour Luke, dit-elle, avec ce sourire qu'il
aimait tant. Ne restez pas debout, je vous ai gardé une
place là-bas, à côté de Wilfred et d'Eldridge.
Luke s'assit à la table qu'elle lui avait indiquée, et
salua d'un signe de tête les deux hommes qui s'y
trouvaient déjà.
Après lui avoir rendu son salut, ils reportèrent leur
attention sur leur assiette de pâtisserie, puis
poursuivirent leur discussion.
Au bout de quelques instants, Anna lui apporta une
tasse de café bien fort et bien noir, comme il l'aimait,
puis se dépêcha de débarrasser une table qui venait de
se libérer.
Tout en buvant son café, Luke observa son
entourage avec un mélange d'amusement et de
curiosité. Des bruits de conversation lui parvenaient,
sans qu'il en comprît le sens, mais soudain la voix
d'Anna, derrière lui, retint son attention.
— Mon fils Tom revient à la maison pour le bal
des pompiers, Anna, dit une voix de femme. Si vous
êtes libre, il serait heureux de vous accompagner.
— Merci, Edna, mais je...
— ... M'occupe des rafraîchissements ! terminèrent
pour elle plusieurs voix.
— Eh bien oui, dit-elle, en éclatant de rire. Il me
semble qu'il n'y avait pas beaucoup de volontaires à la
réunion de préparation.
— Forcément, ma chère petite, dit une autre voix
de femme, un peu chevrotante. Nous savons tous que
vous êtes la mieux placée pour prendre en charge ce
genre de choses. Mais cela ne doit pas vous empêcher
de vous amuser au bal...
— J'y penserai, affirma Anna, en retournant vers le
comptoir.
Mais la vieille femme n'avait pas terminé sa phrase.
— Et mon Edouard serait le partenaire idéal pour
vous.
— Sûrement pas, intervint Edna. Si elle ne veut pas
de mon Tom, il n'y a aucune raison qu'elle veuille de
ton Edouard !
— Pourtant, il lui faut absolument un cavalier,
intervint une troisième voix.
— Et pourquoi ? demanda Anna, avec un sourire
effronté. Voyons mesdames, une fille sans cavalier
peut danser avec tous les garçons qu'elle veut.
Luke ne put s'empêcher de sourire.
— C'est quoi, le bal des pompiers ? demanda-t-il à
ses voisins de table.
Mais ces derniers, ignorant sa question, se
tournèrent vers Anna, qui s'avançait vers leur table
pour remplir de nouveau leur tasse. Wilfred, l'un
d'entre eux, lança à la jeune femme en montrant Luke
du doigt :
— Alors, c'est lui le garçon avec qui tu vis dans le
péché ?
A la fois surpris et choqué par ces propos, Luke
agrippa le bord de la table, s'apprêtant à se lever. Mais
Anna posa une main sur la sienne, en agitant
silencieusement la tête, et Luke se rassit.
— C'est vrai, répondit Anna.
Trois paires d'yeux la fixèrent avec stupéfaction.
— Si vous pensez que c'est un péché d'héberger
quelqu'un dans sa chambre d'amis, alors vous avez
raison, ajouta-t-elle avec malice.
— Et ton... ami compte rester longtemps chez toi?
— Wilfred, ça suffit ! intervint Eldridge d'un ton
sec.
— Je veux juste savoir s'il reste jusqu'au bal des
pompiers. Il a l'air d'un brave type, et il pourrait
accompagner Anna. Au moins, ça ferait taire un peu les
commères du quartier.
— Au contraire, elles en tireraient certaines
conclusions..., reprit Eldridge d'un ton plein de sous-
entendus.
Luke leva les yeux vers Anna, curieux de voir
comment elle allait réagir. Mais la jeune femme s'était
déjà éloignée.
Après avoir terminé leur café, les deux hommes
sortirent, laissant Luke seul à la table, et Anna revint
vers lui pour desservir.
— Il paraît que votre après-midi s'est bien passé,
lui dit-elle à voix basse.
— Comment le savez-vous?
— Terri est passée ici ce matin, et elle était très
déçue de ne pas vous voir.
— Je suppose que je m'en suis bien sorti, alors.
Anna éclata de rire.
— Oui, je crois aussi...
Puis la jeune femme redevint sérieuse.
— Mais dites-moi, comment avez-vous trouvé
Terri?
— Très sympathique. A vrai dire, je n'ai pas vu
l'après-midi passer.
— Je suppose que c'est parce que vous avez
apprécié sa compagnie.
— Je le suppose aussi, dit-il, prudent. Mais cela ne
signifie pas que je veuille l'épouser.
— Personne n'a dit que vous deviez vous décider
aujourd'hui. Revoyez Terri, et laissez faire le temps.
Luke fronça les sourcils, espérant qu'il n'aurait pas
trop à attendre pour être fixé. Sinon, il lui faudrait
rester un homme ordinaire pour le reste de ses jours, et
il n'en avait pas la moindre envie !
Anna, qui s'était éloignée pour accueillir de
nouveaux arrivants, vit que Luke l'observait, et lui
adressa un sourire.
— Désolée pour hier soir, dit-elle en repassant près
de lui. J'aurais voulu vous préparer un vrai dîner, mais
je n'ai pas eu le temps.
— Ne vous inquiétez pas pour cela. D'ailleurs, le
sandwich était délicieux.
Puis, comme il se demandait depuis un moment où
elle avait passé la nuit, il essaya prudemment d'aborder
le sujet.
— Au fait, votre escapade d'hier soir m'a fait
penser que ma présence était peut-être gênante.
— Que voulez-vous dire?
« Je veux savoir si vous aviez rendez-vous la nuit
dernière avec un homme ! Et si oui, avec qui... »
songea-t-il un instant à lui demander.
— Sur le plan disons... relationnel, acheva-t-il au
lieu de lui dévoiler le fond de sa pensée.
Anna rougit, et il en conclut qu'elle avait compris
ce à quoi il faisait allusion.
— Non, dit-elle, en évitant son regard. Vous ne me
gênez pas du tout.
— En tout cas, si vous voulez sortir avec Tom ou
Edouard, je peux...
— Non, je vous assure. Je suis trop occupée en ce
moment. De plus, j'ai horreur des rendez-vous imposés.
— Je vous comprends tout à fait.
— Je sais que vous n'aimez pas le procédé, mais
dites-vous, pour ce qui vous concerne, que seul le
résultat compte.
Puis, bien qu'il ne posât pas d'autres questions,
Anna eut envie de lui raconter ce qu'elle avait fait la
veille.
— Vous savez, la nuit dernière, je suis allée tenir
compagnie à une de mes voisines, Mme Cartelli. Elle a
appris le décès de sa sœur, qui vivait dans le
Connecticut, et je n'ai pas eu le cœur de la laisser seule
toute la nuit, à ruminer son chagrin.
Aussitôt, Luke songea que personne n'avait fait
cela pour lui, après le décès brutal de son père, l'année
passée. D'ailleurs, qui aurait pu tenir ce rôle ? Il n'avait
plus de famille, et ce n'était pas à ses domestiques de
venir le consoler. Quant à ses amis Erik et Whit, jamais
une pareille idée ne leur serait venue, pas plus qu'à lui-
même d'ailleurs, s'il s'était trouvé dans une situation
identique. Mais Anna avait assez de compassion pour
se charger des autres. Et s'il l'avait connue alors, elle
aurait passé la nuit à le réconforter, aussi naturellement
qu'elle lui offrait aujourd'hui sa maison, son temps et
son amitié.
Soudain, une pensée lui traversa l'esprit.
— Avez-vous un chat?
— Provisoirement, dit Anna en souriant. La nièce
de Mme Cartelli est venue la chercher ce matin, et je
garde son chat jusqu'à son retour. Il ne s'est pas
présenté ? demanda-t-elle en riant.
— En fait, il s'est manifesté assez brutalement, en
sautant sur le lit, mais il ne m'a pas dit son nom.
— Il s'appelle Ronron.
Ronron! C'était typiquement le genre de nom idiot
dont on affublait les chats. Un nom que Luke se promit
d'oublier immédiatement.
— C'est curieux qu'il soit monté vous voir, parce
qu'il est très réservé avec les étrangers, d'habitude,
continua Anna. Et où est-il maintenant?
Luke haussa les épaules et répondit d'un air évasif.
— Quelque part dans les environs...
— Ne me dites pas que vous l'avez laissé sortir,
s'exclama Anna, l'air soucieux.
— Mais si, pourquoi?
— Oh non, ce n'est pas possible ! Il faut
absolument que vous le retrouviez.
— Moi ? Et pourquoi ?
— C'est vous qui l'avez laissé sortir. Et puis j'ai du
travail, à moins que vous ne vouliez tenir la boutique?
— Je suis sûr que cela peut attendre jusqu'à la
fermeture.
— Non, surtout pas ! A ce moment-là, il sera trop
tard ! s'écria Anna.
Puis, prenant conscience que sa phrase pouvait
sembler confuse, elle tenta de lui fournir une
explication.
— Ecoutez, cet animal est sous ma responsabilité,
et s'il lui arrivait quoi que ce soit, je ne saurais pas
comment l'expliquer à Mme Cartelli.
— Très bien, s'inclina Luke, je vais me lancer à la
recherche de ce pauvre animal sans défense.
Grâce à sa visite de la ville, avec Terri, Luke n'avait
pas eu besoin des indications d'Anna pour se diriger
dans Anders Point. D'ailleurs, il s'y sentait déjà presque
comme chez lui.
Avec ses maisons centenaires, bordées de carrés de
pelouse tirés au cordeau, et accolées les unes aux autres
comme pour braver les éléments, la ville offrait un
aspect chaleureux. Tandis que, du haut de la falaise, le
château, dont les fenêtres ouvraient sur l'océan,
semblait regarder en direction de l'Ile d'Anders, terre
natale de ses propriétaires.
Luke ne fut pas long à trouver la maison de Mme
Cartelli. Celle-ci était exactement comme Anna la lui
avait décrite, et comme il s'y attendait, Luke y
découvrit le chat, couché sur le perron.
— Bonjour, le chat.
L'ignorant totalement, l'animal commença à se
lécher la patte, et la passa derrière son oreille.
Tout en le regardant faire, Luke se demanda
comment il allait pouvoir le ramener jusqu'à la maison
d'Anna.
— Allez viens, le chat, dit-il, en espérant que
l'animal le suivrait de lui-même. On rentre à la maison.
— Il ne s'appelle pas le chat, dit une voix derrière
lui. Son nom c'est Ronron. Est-ce que vous allez le
kidnapper?
Luke se retourna et avisa une petite fille d'environ
six ans avec un grand nœud de satin rose dans les
cheveux, et vêtue d'un manteau bleu nuit.
— On ne dit pas « kidnapper » pour un chat, on dit
« enlever », dit une petite voix de l'autre côté.
La seconde enfant était la copie conforme de la
première, à l'exception de son nœud dans les cheveux,
qui était jaune.
— De toute façon, dit-elle d'un air assuré, ce
monsieur n'est pas méchant. Maman a dit que c'est le
monsieur qui habite chez Anna, et qu'on peut lui parler.
— Je m'appelle Luke, dit le prince en
s'agenouillant à leur hauteur.
— Moi, c'est Jenny, dit la petite fille au nœud rose.
— Et moi, Janine.
— Ravi de vous rencontrer, mesdemoiselles.
— Qu'est-ce que tu faisais? demanda Janine.
— Anna m'a demandé de ramené Ron... enfin, ce
chat, à la maison.
— Je parie qu'il l'a laissé sortir, dit la petite fille à
sa sœur, qui acquiesça.
— C'est vrai, et Anna s'est mise en colère après
moi, confessa Luke.
— Puisque tu l'as retrouvé, tu n'as qu'à l'emmener
maintenant, dit Jenny.
Janine, qui le regardait avec attention, intervint.
— Tu ne sais pas comment faire, hein?
— Eh bien, non, admit Luke.
— Tu n'as jamais eu de chat?
— Non, ma mère ne voulait pas d'animaux au pal...
enfin, je veux dire, à la maison.
— Oh! comme c'est triste! dit Jenny. Notre maman
à nous veut bien. On a un chat, un chien, et un lapin, et
même un oiseau !
Janine soupira.
— Mais on n'a pas de papa. Le nôtre est mort.
— Oh, je suis désolé, dit Luke. Pauvres petites...
Il surprit un échange de regards entre elles, avant
que Jenny ne prenne la parole.
— Ce serait bien si on avait un papa.
— Oui, et pour maman aussi, ajouta Janine. Pauvre
maman, il n'y a personne pour l'accompagner à notre
récital de piano, jeudi.
— Oh, regarde ! voilà maman, dit Jenny.
Luke vit une femme aux cheveux noirs quitter une
des maisons voisines, et se diriger vers eux.
— Elle est jolie, notre maman, hein? demanda
Janine.
— Très, répondit Luke.
— Alors, ma sœur et moi, on te propose un
marché..., murmura Janine. On veut bien ramener
Ronron chez Anna, mais en échange tu dois faire
quelque chose pour nous.
Quelques minutes plus tard, Luke entrait dans le
salon de thé, complètement abasourdi.
En le voyant s'approcher du comptoir, Anna lui
sourit, tout en terminant d'essuyer des verres.
— J'ai vu que vous aviez eu du renfort pour vous
aider à capturer cet animal féroce, dit-elle.
— Quand on a un problème, il faut savoir faire
appel aux personnes compétentes, expliqua Luke, en
s'asseyant au comptoir.
— Des personnes dans mon genre, en quelque sorte
! dit Anna, en éclatant de rire.
— Vous pouvez plaisanter, mais ces deux-là
pourraient fort bien vous supplanter. Ce sont
d'excellentes marieuses !
— Laissez-moi deviner. Vous emmenez Marilyn
au récital des jumelles jeudi...
Luke, la dévisagea, interloqué.
— Comment le savez-vous?
Anna lui adressa un clin d'œil moqueur.
— Pourquoi croyez-vous que je vous ai placé sur
leur chemin ?
— Je comprends. Marylin est donc l'une de vos
candidates ?
— Absolument. Elle est veuve depuis cinq ans, et
elle a très envie de se remarier.
L'esprit traversé par une pensée soudaine, Anna
posa les coudes sur le comptoir, et se pencha vers
Luke.
— Cela ne vous ennuie pas qu'elle ait déjà été
mariée, n'est-ce pas?
Elle était si proche de lui que Luke fut soudain
troublé. En se penchant un peu, songea-t-il, il aurait pu
goûter à ses lèvres, si tentantes...
— Pas du tout, répondit-il, en essayant de se
concentrer sur la conversation. Ses propres enfants ne
pourront pas prétendre hériter du trône, mais du
moment qu'elle en veut d'autres...
— J'ai des raisons de croire que oui, murmura
Anna.
— Dans ce cas, rien ne s'oppose à ce que j'épouse
une veuve.
Luke marqua une pause presque imperceptible.
— Je peux également épouser une divorcée, si elle
accepte de porter mes enfants.
Anna se releva d'un geste brusque.
— Je ne vois personne de ce genre en ville. Mais je
suis heureuse que vous ayez prévu quelque chose avec
Marilyn, car je crois qu'elle vous plaira.
Au même moment, la porte du salon de thé s'ouvrit,
et Anna fit le tour du comptoir, bien trop rapidement au
goût de Luke.
— Viens, je voudrais te faire rencontrer quelqu'un,
dit Anna à la jeune femme qui venait d'entrer.
Comme elles s'approchaient de lui, Luke se leva.
— Voici Luke, qui habite chez moi pour le
moment. Shannon Rafferty, une amie, annonça Anna.
Luke prit la main que lui tendait la jeune femme
élégante et réservée, aux longs cheveux auburn et aux
yeux couleur de miel.
— Shannon fait partie de l'équipe de nuit à
l'hôpital, expliqua Anna tout en préparant un expresso.
Et elle passe toujours prendre quelque chose de fort le
dimanche matin, pour rester éveillée pendant l'office.
— Tout le monde est donc parti à l'église?
demanda Luke, remarquant tout à coup que la salle
s'était vidée.
— La plupart d'entre eux, répondit Anna. Mais ne
vous inquiétez pas, nous ne sommes pas en retard.
— Que faites-vous exactement à l'hôpital?
demanda Luke à Shannon.
— Je suis infirmière.
— Dans le service d'obstétrique, ajouta Anna, avec
un air entendu.
— Vous avez eu des naissances, la nuit dernière ?
demanda Luke.
— Deux, répondit Shannon.
— Ah! soupira Anna d'un air songeur, en
s'appuyant sur le comptoir. Garçons ou filles?
— Deux belles petites filles.
Surpris par la réaction d'Anna, Luke se demanda si
son intérêt soudain pour les bébés était une façon de
l'encourager à poursuivre la conversation avec
l'infirmière.
— Avez-vous toujours vécu ici? demanda-t-il à la
jeune femme.
— Non, j'ai fait mes études à Boston.
— Et elle a passé six mois en Europe, dans le cadre
d'un échange universitaire, compléta Anna.
Puis le silence retomba entre eux, bientôt
interrompu par Anna.
— En parlant d'Europe, il y a un excellent film
étranger ce soir au cinéma. Aimerais-tu y aller,
Shannon ?
— Avec plaisir. Mais je ne voudrais pas
m'immiscer dans vos projets.
— Mais non, voyons, quelle idée ! protesta Anna.
De toute façon, je ne suis pas libre ce soir, et ce serait
très aimable à toi de tenir compagnie à Luke.
— Eh bien, dans ce cas, d'accord, dit Shannon en
gratifiant Luke d'un grand sourire. Retrouvons-nous ce
soir à 7 heures, si vous voulez... Mais pour l'instant, il
faut que je me sauve, ajouta-t-elle en se dirigeant vers
la porte.
— Bravo! dit Luke à Anna, après le départ de son
amie. Vous venez encore de faire la démonstration de
vos talents de marieuse.
— Alors, que pensez-vous d'elle?
— Je ne suis pas sûr de pouvoir alimenter la
conversation tout seul. Terri, au moins, était un peu
plus bavarde.
— C'est vrai que Shannon semble très calme quand
on ne la connaît pas. Mais souvenez-vous du proverbe :
il faut toujours se méfier de l'eau qui dort. De toute
façon, vous n'aurez pas à faire la conversation au
cinéma. Il vous suffira de vous asseoir à côté d'elle
dans le noir pendant deux heures.
Anna marqua une pause, et ajouta, moqueuse :
— Ce ne sera pas trop difficile, je pense...
A cet instant, Luke songea qu'il aurait préféré
passer la soirée avec Anna, plutôt qu'avec son amie.
Elle était si drôle, si spontanée... Mais, se sermonna-t-
il, il poursuivait un objectif précis, et il ne fallait
surtout pas le perdre de vue. Se tournant alors vers
Anna, il lui dit d'un ton très sérieux :
— Si nous ne nous dépêchons pas, nous allons
manquer la messe. Venez...
Ils arrivèrent à l'église au moment où l'office
commençait, et Anna lui indiqua une place entre une
séduisante jeune femme blonde et une vieille dame,
avant de s'esquiver.
Après la messe, il fallut à Luke un moment pour
localiser Anna dans la foule.
— Alors? demanda-t-elle comme il se dirigeait
vers elle, comment avez-vous trouvé le sermon?
— Très bien, répondit Luke. Ecoutez, Anna,
pouvez-vous rentrer seule à la maison ?
— Vous avez un nouveau rendez-vous?
— En fait, on m'a embauché pour débarrasser les
tables et les chaises à la salle des fêtes. C'est pour un
gala de charité...
Anna éclata de rire.
— Ce n'est pas tout à fait ce que j'avais en tête en
vous plaçant entre Carol Carlson et sa mère, mais c'est
très bien. Cela prouve que vous ressemblez vraiment à
Monsieur-tout-le-monde.
La jeune femme jeta un regard à sa montre.
— Oh désolée ! Il faut que j'y aille...
— Pas si vite, dit Luke, en la rattrapant par le bras.
Vous avez été si occupée que nous n'avons même pas
eu le temps de discuter, et j'aimerais bien en savoir plus
sur la marche à suivre.
— Luke, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué,
les choses s'organisent merveilleusement d'elles-
mêmes.
— Je dois dire que tout cela va un peu vite à mon
goût.
— N'oubliez pas votre échéance!
— Ecoutez, Anna, il faut que je vous parle, dit-il,
recouvrant soudain son autorité naturelle.
— Pourquoi pas cet après-midi? Si vous n'avez pas
de rendez-vous, bien sûr.
— Vous savez bien que je sors avec Shannon ce
soir, et que je suis libre cet après-midi.
— On ne sait jamais ce qui peut arriver, répondit
Anna sur un ton énigmatique. En tout cas, ne laissez
pas passer une chance, juste pour me parler !
Puis, le plantant là, la jeune femme s'éloigna.
Luke secoua la tête en la regardant remonter la
travée jusqu'au porche de l'église. En très peu de temps,
il venait de rencontrer trois jeunes femmes, mais elles
l'intriguaient bien moins, songea-t-il, que celle qui
avait arrangé tous ces rendez-vous pour lui...
5
Lorsqu'il rentra à la maison, Luke avait sur le
visage cette expression sidérée qu'Anna connaissait
bien maintenant.
— Un nouveau rendez-vous, Votre Altesse?
demanda-t-elle d'un air moqueur.
Luke haussa les épaules, et se dirigea vers
l'escalier.
— Carol joue dans une équipe de volley, et elle m'a
demandé de remplacer un joueur cet après-midi. C'est
tout.
— Moi, j'appelle ça un rendez-vous, lui cria Anna
depuis le couloir. Et je suis ravie que vous me posiez
un lapin pour la retrouver.
— Vous m'avez bien dit de ne pas laisser passer ma
chance, lui rappela Luke, en ouvrant et en refermant
des tiroirs.
— En fait, je ne crois pas que nous ayons besoin de
parler, ni même que vous ayez encore besoin de mes
services.
Torse nu, Luke se pencha à la porte de sa chambre,
et Anna sentit une vague de chaleur l'envahir.
— Permettez-moi de vous contredire, Anna, mais
je crois deviner à qui je dois cette idée de
remplacement...
Tout à coup, la jeune femme l'entendit crier dans sa
langue maternelle un mot qui, à en croire l'intonation
de sa voix, devait être un juron.
Le poil tout hérissé, Ronron dévala soudain
l'escalier en poussant un miaulement affolé.
— Ce n'est pas drôle, cria Luke, comme il
entendait Anna éclater de rire.
En le voyant descendre l'escalier, les cheveux
ébouriffés, Anna l'imagina en train de jouer au volley,
ses muscles puissants roulant sous sa peau ferme, des
perles de sueur glissant sur...
Le chat, qui était venu s'asseoir aux pieds de Luke,
fixait sur lui ses grands yeux limpides.
Anna ne put s'empêcher de rire de nouveau.
— Eloignez cet animal de moi, lui ordonna-t-il. Et
tenez-vous prête pour une conversation sérieuse dès
mon retour!
— Bien, Votre Altesse, répondit Anna, faussement
sérieuse, en lui faisant une profonde révérence. Vos
désirs sont des ordres...
— Méfiez-vous. Je pourrais bien vous prendre au
mot, murmura Luke, en la dévisageant avec une
troublante intensité.
Le match terminé, Luke rejoignit Anna dans la
cuisine, après une douche bienfaisante.
— Qu'y a-t-il pour dîner? demanda-t-il, en se
postant derrière elle.
— Du pot-au-feu. Vous en avez déjà mangé?
Une délicieuse odeur envahit les narines de Luke
quand Anna souleva le couvercle.
— Non, mais je sens que je vais adorer, dit-il avec
un soupir.
— Il me semble que Son Altesse s'y entend pour
cultiver l'art de la flatterie, se moqua-t-elle.
— Et moi, il me semble que la cuisinière a oublié
qu'elle avait affaire à un homme normal, avec des
envies normales.
Ils se regardèrent, puis détournèrent les yeux,
troublés par cette involontaire allusion.
Anna aussi avait des envies qu'elle refoulait depuis
des années et qui se rappelaient avec insistance à sa
mémoire, chaque fois qu'elle était en présence de Luke.
Dès qu'il s'approchait d'elle, cet homme la rendait
nerveuse, et quand elle savait qu'il ne la regardait pas,
elle ne pouvait détacher ses yeux de lui. Il l'attirait
comme un aimant, et elle devait faire appel à toute sa
volonté pour s'empêcher de le toucher.
Avec un certain soulagement, Anna remarqua que
Luke portait un baluchon à la main, ce qui lui fournit
l'occasion de revenir à la réalité, en faisant dériver la
conversation vers un sujet anodin.
— Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle en désignant
le sac de toile.
— Mes vêtements sales. Nous n'avons jamais
évoqué le problème de la lessive.
— Hélas, la blanchisseuse a pris son congé.
— Je n'ai plus rien de propre à me mettre, dit Luke
qui ne semblait pas trouver la remarque amusante. Et
ce n'est pas comme ça que je risque de me trouver une
femme.
— Je pourrais vous envoyer à la laverie
automatique, dit Anna.
Luke fit une grimace sceptique.
— C'est l'endroit idéal pour rencontrer des
célibataires. Mais comme c'est fermé le dimanche, il ne
vous reste qu'à faire votre lessive ici.
— Moi-même?
— Bien sûr, pourquoi pas? Je croyais que les
hommes adoraient faire fonctionner les machines.
— Vous exagérez vraiment, Anna. Les hommes ne
font pas la lessive.
— Mais si ! Je n'affirmerai pas qu'ils aiment cela,
mais ils le font. Et je suis sûre que vous aussi vous en
êtes capable, lui lança-t-elle avant de lui désigner la
porte de la buanderie.
Avant de passer à table, Anna l'aida à choisir
quelques vêtements dans le catalogue, et téléphona à
son ami pour lui passer commande.
— Nous aurions dû en commander davantage,
s'inquiéta Luke. Avec ça, j'aurai à peine de quoi
m'habiller pendant une semaine.
— Impossible, affirma Anna. Les gens pourraient
se montrer soupçonneux si vous changez trop souvent
de vêtements.
— Bah ! Il ne le remarqueront même pas.
— Détrompez-vous. Les femmes voient bien ce
genre de choses, surtout quand un homme porte les
vêtements aussi élégamment que vous.
— Dois-je le prendre comme un compliment?
demanda Luke en la regardant droit dans les yeux.
Sous son regard troublant, Anna sentit son pouls
s'accélérer.
— C'est une simple observation.
Un silence gêné flotta un moment entre eux, puis
Luke reprit la parole.
— Vous rendez-vous compte que j'obtiens des
rendez-vous à la vitesse de la lumière ?
— C'est formidable, n'est-ce pas? répondit Anna.
Mais je n'y suis pour rien.
— Ah non? Pourtant, jusqu'à présent je n'avais pas
eu autant de chance.
— Ce n'est pas surprenant, vu la façon dont vous
vous y preniez !
— Comment cela?
— Vous étiez un peu comme un pêcheur qui ne sait
pas appâter. En changeant de tactique, et en utilisant le
bon appât, les poissons commencent à mordre.
— A mordre ! s'exclama Luke. Je n'ai même pas le
temps de lancer ma ligne, que les poissons ont déjà
sauté dans le bateau tout seuls.
— Si je me souviens bien, c'est exactement ce que
vous vouliez.
— Je ne me plains pas, mais je trouve que le bateau
est un petit peu trop chargé.
Anna le menaça du doigt.
— Ne vous avisez pas de rejeter vos prises à la
mer, Votre Altesse ! Accordez-leur un peu de temps.
D'ailleurs il me reste encore une personne à vous
présenter...
— Et voilà, vous recommencez !
— Pas du tout. Et en plus, ce n'est pas moi qui ai
fixé tous vos rendez-vous, mais les jeunes femmes
elles-mêmes.
— Voyons, Anna, vous savez bien que vous avez
tout arrangé.
— Je me suis fiée à mon intuition, et cela a
fonctionné.
— Arrêtez de vous dérober, et acceptez mes
remerciements.
Quelques minutes plus tard, Shannon frappa à la
porte, et lorsqu'ils se furent éloignés tous les deux,
Anna se prit à espérer qu'elle se révélerait, au bout du
compte, une médiocre marieuse...
Le lendemain, après avoir fermé le salon de thé,
Anna emmena Luke à l'épicerie. Tout en la regardant
conduire, il songea qu'il était agréable de l'avoir pour
lui seul un moment, et de pouvoir lui parler.
— J'ai pris une décision, dit-il soudain.
Consternée, Anna tourna la tête vers lui.
— Vous savez déjà qui vous voulez épouser?
— Non, non, loin de là. Mais j'ai décidé que
j'annoncerai mon choix le jour du bal des pompiers.
— Excellente idée. De toute façon, il faudra bien
vous décider un jour.
Puis, Anna ajouta en lui jetant un regard en coin :
— Comment s'est passée votre journée avec
Shannon ?
— Je ne suis pas sûr de lui plaire. Etes-vous
certaine qu'elle corresponde à ce que je recherche?
— Bien sûr, et je sais qu'elle pense sérieusement à
l'adoption. La pauvre, c'est la seule façon pour elle
d'avoir un bébé.
Luke remarqua avec surprise que les yeux d'Anna
s'embuaient de larmes. Contre toute attente, elle
compatissait à la détresse d'une femme qui désirait plus
que tout être mère.
Peu après, Anna tourna au coin d'une rue, et
annonça qu'ils étaient arrivés. Le magasin n'était pas
très grand, et Luke s'étonna de l'étroitesse des allées,
bordées de rayonnages de bois croulant sous les
marchandises. Anna attrapa un chariot, et le poussa
vers Luke.
— Tenez, dit-elle, vous allez en avoir besoin, et
voici les clés de la voiture.
— Pour quoi faire ?
— Vous allez avoir besoin de la voiture pour
rapporter tous vos achats.
— Vous partez?
— Mais il faut bien que j'ouvre la boutique, Luke!
Le prince jeta un regard sur la liste qu'il tenait du
bout des doigts.
— Il vous faut tout ça?
— Oui. Et faites le mettre sur mon compte, nous
nous arrangerons à la fin du mois, dit-elle avant de
s'éclipser.
En entendant revenir la voiture, Anna vint aider
Luke à vider le coffre.
— Alors, vous avez réussi à tout trouver?
— Vous savez bien que non, Anna, puisque que
vous aviez noté le nom d'un article qui n'existe pas.
— M'accuseriez-vous de...
— Jouer les marieuses? Oui. Comment saviez-vous
que je croiserais Joyce au rayon confiserie ?
— Parce que c'est l'heure à laquelle elle vient faire
ses courses, après avoir quitté l'école maternelle où elle
enseigne, dit Anna avec fierté. Alors, à quand votre
prochain rendez-vous ?
— Ce n'est pas un rendez-vous. Je vais juste
installer une étagère dans le coin bibliothèque de
l'école, demain matin.
— Mais si, c'en est un !
— Eh bien dans ce cas, il faut encore que je vous
remercie.
— Vous feriez mieux de m'aider à porter ces
paquets à l'intérieur, dit Anna, une lueur malicieuse
dans les yeux.
Le lendemain, comme convenu, Luke installa les
étagères de Joyce, puis se rendit au récital de piano des
jumelles avec leur mère.
Puis en rentrant, il appela son ministre de
l'intérieur, pendant qu'Anna préparait le dîner. A peine
avait-il raccroché, qu'elle le mit à contribution pour
éplucher les légumes. Tout en surveillant du coin de
l'œil le chat qui rôdait autour de lui en se frottant contre
ses chevilles, Luke se mit à la tâche.
— Tu sais que je pourrais t'étriper, le chat, dit-il en
pointant le couteau économe sur l'animal.
Le petit félin se mit à ronronner, en lui lançant des
regards d'adoration.
— Ne pourrait-on pas l'enfermer quelque part?
demanda-t-il à Anna.
— Pourquoi pas dans votre chambre?
— Très drôle !
— Désolée, mais il n'y a pas de donjon ici, Votre
Altesse.
— Vous devriez lui donner à manger. Cela
l'occuperait pendant un petit moment...
— C'est déjà fait. Je lui ai déposé une assiette dans
la buanderie, mais il n'y a pas touché. Il a préféré me
suivre jusqu'ici.
— Il n'a même pas mangé. Oh, oh, c'est mauvais
signe.
— Vous croyez qu'il est malade ? demanda Luke,
soudain inquiet.
— Non, c'est mauvais signe pour vous, Luke, dit-
elle avant d'éclater de rire. D'après ce que j'ai entendu
dire par mes clientes, il y a beaucoup de cas semblables
en ce moment.
— J'espère qu'il s'agit d'êtres humains de sexe
féminin, parce que je trouve que c'est un peu calme ces
derniers temps. Je me demandais justement ce qu'en
pensait mon conseiller personnel...
— La balle est dans votre camp.
— Vous voulez dire que c'est à moi de les inviter?
— Mais oui.
Luke sembla réfléchir un moment.
— Et comment dois-je faire ?
— Une petite minute, vous ne voulez quand même
pas dire que vous n'avez jamais invité une femme?
— Bien sûr que si. Mais d'habitude, mon personnel
s'occupe de tous les détails.
— Ne comptez pas sur moi pour jouer ce rôle.
— Mais j'ai toujours une occasion, continua Luke,
poursuivant son idée, un bal, une réception, un
cocktail, ce genre de choses...
— Désolée, mais nous n'avons pas d'invitation
officielle pour un dîner mondain, ce mois-ci, ironisa
Anna.
— Je suppose que je pourrais inviter deux femmes
vendredi, une l'après-midi et une le soir, et la même
chose samedi, dit Luke, songeur.
— Et la cinquième? demanda Anna.
— C'est Shannon. Je crois que je vais me contenter
de prendre un café avec elle dimanche matin. Elle ne
me semble pas très enthousiaste.
— N'y voyez rien de personnel. Je crois qu'elle n'a
toujours pas réussi à oublier l'homme dont elle était
amoureuse.
— Et malgré cela, elle pourrait en épouser un
autre?
— Pourquoi pas? Elle seule peut en décider, mais il
faut lui donner un peu de temps.
— A votre avis, où devrais-je emmener les autres ?
— Faites quelque chose qui vous plaît vraiment.
Ainsi vous saurez si vous avez des chances de vous
entendre avec elles.
Luke la regarda comme si elle venait de prononcer
des paroles extraordinaires.
— Mais c'est une excellente idée !
Anna ne put s'empêcher de le provoquer.
— Et surtout, résistez à la tentation de vous jeter
sur elles, en leur demandant si elles sont prêtes à porter
votre enfant !
— Vous avez raté votre vocation. Vous auriez dû
devenir comédienne...
— Dans la vie, la bonne humeur est un formidable
atout, Luke, croyez-moi.
Résolu à suivre le conseil d'Anna, Luke emmena
Joyce faire une promenade en forêt après l'école. Et le
soir il assista à un concert avec Carol. Puis, le
lendemain, il fit de la voile avec Marilyn et les
jumelles. Enfin, il termina par un son et lumière avec
Terri, avant de l'emmener dîner au restaurant.
A sa grande surprise, ce fut Shannon qui lui
demanda le jour suivant de l'accompagner à un
vernissage dans une galerie d'art.
En arrêtant sa voiture de location devant la porte
d'Anna, Luke songea qu'il était bien agréable de rentrer
chez soi. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour
considérer la maison d'Anna comme la sienne, et
chaque soir, la vue du porche illuminé lui procurait un
sentiment de bonheur inexplicable.
En ouvrant la porte, il fut surpris d'entendre de la
musique dans le salon. S'avançant dans la pièce, il vit
qu'Anna dansait, un chiffon à poussière dans la main.
Entraînée par le rythme endiablé, elle se retourna dans
un ample mouvement et tomba dans les bras de Luke.
Avant qu'elle ait eu le temps de s'écarter, il lui fit
faire quelques pas de danse, et elle éclata de rire.
— Qu'y a-t-il de si drôle? cria Luke, pour couvrir la
musique.
— Ça, dit-elle essoufflée, en agitant le chiffon à
poussière qu'elle n'avait pas lâché. On dirait Cendrillon
dansant avec son prince.
— Quel prince? demanda Luke, en regardant d'un
air surpris autour de lui. Moi, je suis un homme comme
les autres.
La musique rythmée laissa soudain la place à un
slow, et Anna s'écarta aussitôt de Luke, pour éteindre
le lecteur de disques compacts.
— Cette musique ne convient pas pour faire le
ménage, dit-elle négligemment.
Luke l'observa tandis qu'elle se penchait pour
essuyer la table de salon. Si elle n'avait pas coupé la
musique, elle serait en ce moment dans ses bras, serrée
contre lui, et tous deux danseraient un slow
langoureux...
— Ce doit être difficile de vous charger de tout
cela, en plus de vos deux boutiques. Si je peux vous
aider, n'hésitez pas à me le dire, surtout.
L'aider à nettoyer la maison? Un prince?
Avant qu'elle ait eu le temps de répondre, il ajouta :
— Je serais ravi d'engager une femme de ménage
pour la durée de mon séjour.
— Merci, mais j'adore m'occuper moi-même de ma
maison. Bien sûr, c'est plus amusant de la décorer que
de faire la poussière, mais en prenant les objets un à un
et en les essuyant, je repense au plaisir que j'ai eu à les
acheter. Ils ont chacun leur histoire, et un petit quelque
chose qui les rend spéciaux à mes yeux...
Surpris, Luke la regarda, en songeant qu'il n'avait
jamais rencontré quelqu'un sachant comme elle trouver
un intérêt aux petites choses de la vie. Il n'avait vécu
qu'entouré de gens riches, puissants et désabusés qui
auraient ri avec mépris de la simplicité d'Anna. Lui, au
contraire, la trouvait de plus en plus attachante.
Trop, peut-être..., se dit-il en quittant la pièce.
6
— Alors c'est vous le jeune homme qui brise tous
les cœurs sur son passage ?
Luke, qui venait aider Anna à déplacer un
rayonnage, regarda avec stupéfaction la vieille dame un
peu replète qui lui faisait face.
— Vous devez faire erreur, madame, dit-il d'un ton
aimable. Je ne crois pas que nous nous soyons déjà
rencontrés. Je m'appelle Luke Hansson et...
— Non, non, je ne me trompe pas, c'est bien vous
qui essayez de me prendre mon bébé !
Voyant que Luke semblait de plus en plus
perplexe, la vieille dame lui adressa un grand sourire.
— Je suis Louise Cartelli, dit-elle. La maman de
Ronron.
— Je suis navré, compatit Luke.
Les yeux bleu pâle de Louise se remplirent de
larmes.
— Nous avons tous nos peines et nos soucis, mais
heureusement mes amis m'aident à faire face. A
propos, ils m'ont dit que mon chaton n'était pas le seul
à vouloir se blottir dans vos bras !
Tandis que les clientes d'Anna éclataient de rire,
Luke jeta un regard désespéré à la jeune femme.
— Désolée, Luke, j'en ai encore pour quelques
minutes. Vous voulez bien attendre un peu? lui
demanda-t-elle.
— D'accord, je serai dehors si vous avez besoin de
moi.
— Vous êtes fou, mon garçon. Il fait un froid de
canard dehors, intervint Louise.
— C'est sans importance, j'ai l'habitude, prétendit
Luke, qui aurait préférer affronter une tempête de neige
plutôt que de supporter une minute de plus les
plaisanteries de toutes ces femmes.
Mais la vieille dame n'était pas décidée à lâcher
prise.
— Vous savez, je connais bien ces cinq jeunes
femmes. Elles feraient des épouses parfaites.
— Au besoin, je saurai m'en souvenir, dit Luke en
essayant de masquer son irritation. Mais pour le
moment, nous ne sommes qu'amis, ne l'oubliez pas...
— Laissez-moi quand même vous donner un
conseil, proposa Louise. Avant de vous décider,
demandez son avis à Anna, elle ne se trompe jamais.
— Pour le moment, c'est moi qui ai quelque chose
à lui demander, intervint la jeune femme.
— Bien, je crois qu'il est temps que je m'en aille,
décida Mme Cartelli avant de tourner les talons. Merci
à tous les deux de vous être occupés de mon bébé...
Lorsqu'il revint à la maison, tard dans la soirée,
Luke ressentit comme une absence. Il s'était habitué à
retrouver chaque soir le chat assis derrière la porte,
comme s'il l'attendait, et il lui fallut bien admettre que
le petit animal lui manquait.
Anna était sortie, et la maison semblait si vide que
Luke n'eut pas le courage de se faire réchauffer le repas
qu'elle lui avait laissé.
Pour tromper son ennui, il décida de sortir. Il se mit
donc au volant de sa voiture, et roula longtemps sans
but précis.
Au retour, il s'étonna de trouver le salon de thé
allumé, et en poussa la porte.
— Oh, bonsoir, l'accueillit Anna. J'étais en train de
préparer de la pâtisserie pour demain. Et vous, où
étiez-vous ?
— Je suis allé faire un tour en voiture.
— Vous avez faim?
— Non, mais je boirais volontiers quelque chose.
— Que diriez-vous d'une tasse de chocolat chaud ?
— Cela me semble très tentant. La dernière fois
que j'en ai bu, j'étais un tout petit garçon.
Luke se pencha sur le comptoir.
— Vous n'auriez pas quelques biscuits? demanda-t-
il presque à l'oreille d'Anna.
— Là, dans cette boîte.
Anna se sentit soulagée quand il s'écarta. Après
deux semaines passées avec lui, elle n'arrivait toujours
pas à contrôler l'étrange sensation qu'elle ressentait
chaque fois que Luke s'approchait d'elle.
— Hum, dit-il en croquant un biscuit. Qu'est-ce
que c'est?
— Des sablés, répondit Anna, étonnée qu'il ne
connaisse pas cette pâtisserie, pourtant si simple.
— Délicieux, dit-il en en prenant un autre.
Anna lui tendit une assiette.
— Si vous nous en serviez quelques-uns pendant
qu'il en reste encore?
En s'asseyant à l'une des tables, Luke sentit une
grande bouffée de bonheur l'envahir. Plus le temps
passait, plus il appréciait ces trop rares moments passés
avec Anna.
La jeune femme, quant à elle, songeait que Luke
n'avait plus rien à voir avec l'homme impatient et
autoritaire qui avait sonné à sa porte deux semaines
auparavant. L'anonymat l'avait en quelque sorte adouci,
bien qu'une certaine tension fut encore perceptible en
lui.
— Comment allez-vous, Luke? demanda-t-elle
d'une voix douce.
— Je ne sais pas... Je suis heureux d'avoir
rencontré ces jeunes femmes, que je trouve charmantes
toutes les cinq, et je suis sûr que chacune d'entre elles
pourrait devenir ma femme, mais quant à savoir si elles
désirent des enfants, c'est une autre affaire. Il s'agit
d'un sujet très délicat, et ce n'est pas vraiment le genre
de chose dont on peut parler lorsque l'on se connaît
aussi peu. Les femmes discutent-elles souvent de cela
entre elles ?
— Oui, souvent, pour la plupart. Toutes les jeunes
femmes que vous avez rencontrées, en tout cas, m'en
ont parlé. Comme je vous l'ai déjà dit, Shannon
désespère d'avoir un bébé, Marilyn aimerait avoir
d'autres enfants avant que les jumelles ne soient trop
grandes...
— Et les trois autres? Elles ont toutes l'air
passionnées par leur travail.
— Je peux vous affirmer qu'elles quitteraient toutes
les trois leur emploi à l'instant même, si elles avaient la
chance de pouvoir se marier et de fonder une famille.
Oui, songea Luke, toutes ces femmes renonceraient
à leur activité professionnelle pour jouer leur rôle de
mères, mais pas Anna. Pourquoi cette dernière était-
elle si différente des autres femmes? Pourquoi refusait-
elle obstinément d'avoir des enfants ?
Comme Luke se levait et se dirigeait vers la
fenêtre, Anna le suivit.
— Que se passe-t-il, Luke?
Luke secoua la tête comme pour chasser Anna de
son esprit, et essaya de se concentrer sur chacune des
cinq jeunes femmes susceptibles de faire une épouse
acceptable.
— Rien. Grâce à vous, ma situation a changé du
tout au tout et maintenant, j'ai le choix entre cinq
femmes qui correspondent à ce que je recherchais
mais... J'ai l'impression qu'il leur manque quelque
chose, termina-t-il en se tournant vers Anna.
— Quoi?
— Le problème est précisément que je n'en sais
rien, répondit-il, en proie à la confusion la plus totale.
— Etes-vous sûr de leur avoir laissé leur chance ?
demanda Anna.
— Que voulez-vous dire?
Luke se mit à arpenter la pièce à grandes
enjambées nerveuses.
— Je suis sorti avec chacune d'elles trois fois. Ce
n'est pas suffisant?
— Ne le prenez pas mal, mais...
La jeune femme sembla chercher ses mots.
— Je sais que c'est un peu délicat de demander
cela...
Intrigué, Luke se planta devant elle.
— Demander quoi ?
— Y a-t-il eu quelque chose de... physique entre
vous?
— Pourquoi me posez-vous cette question!
s'insurgea Luke en se remettant à faire les cent pas.
Cela ne regarde personne, et surtout pas vous !
— Excusez-moi... J'essayais simplement de vous
aider. Mais si vous ne voulez pas me raconter tout cela,
alors n'en parlons plus.
— Que croyez-vous donc, Anna? Je ne cherche pas
une aventure, je veux me marier, fonder une famille.
Mais, si vous êtes persuadée du contraire, eh bien, je...
Ne sachant plus que dire, et mû par une soudaine
impulsion, totalement incontrôlable, il s'approcha
d'Anna. Ses bras emprisonnèrent la jeune femme, et
avant qu'elle ait pu réagir, Luke s'empara de ses lèvres.
Puis, pressant son corps contre le sien, il prit ses lèvres
et explora sa bouche en un baiser fougueux. Anna,
emportée par une vague de passion, et grisée par
l'odeur de sa peau, et le goût de ses lèvres, noua ses
bras autour du cou de Luke, et s'abandonna contre lui,
tandis qu'une chaleur étourdissante irradiait en elle
avec la force d'une coulée de lave. Jamais on ne l'avait
encore embrassée ainsi...
Luke aussi fut surpris qu'elle lui réponde avec tant
de douceur et d'ardeur mêlées. Mais surtout, il n'aurait
jamais cru qu'un simple baiser, volé par jeu,
l'entraînerait dans un tel tourbillon, embrasant tous ses
sens.
Lorsque Anna, recouvrant soudain ses esprits, posa
une main tremblante sur sa poitrine et le repoussa, il lui
fallut faire appel à toute sa volonté pour contrôler un
désir de plus en plus impérieux.
Que leur était-il arrivé? se demanda Luke en posant
sur la jeune femme, toujours appuyée contre le mur, un
regard brûlant. L'intimité qui s'était créée entre Anna et
lui, depuis qu'ils vivaient sous le même toit, ne laissait
pas de le troubler. Souvent, en prenant sa douche, Luke
ne pouvait s'empêcher d'imaginer que la jeune femme
s'y était glissée quelques minutes avant lui, et s'était
déshabillée dans cette pièce au sortir du lit, ou juste
avant de se coucher. Et, de plus en plus fréquemment,
il se surprenait à imaginer son corps aux formes
voluptueuses, étendu entre les draps... Pourquoi se
sentait-il aussi attiré par une femme qui n'était pas faite
pour lui ?
De nouveau, il regarda Anna, qui l'observait, les
lèvres tremblantes, et il éprouva l'envie irrésistible de
la reprendre dans ses bras. Mais elle l'avait repoussé
fermement, et il devait respecter sa décision...
Que pouvait-il faire maintenant, sinon agir une fois
encore en gentleman? Il se voyait mal lui demander si
elle appréciait ou non sa façon d'embrasser... Quant à
lui faire des excuses, cela semblait ridicule, car, après
tout, elle avait répondu avec ardeur à son baiser, et ne
semblait pas indifférente à sa personne...
— Anna, je... je vous souhaite une bonne nuit, dit-
il d'un air aussi détaché qu'il le put, avant de quitter la
pièce, en proie à une violente émotion.
Le lendemain, la journée de travail d'Anna se
déroula dans une ambiance de nervosité inhabituelle.
Elle, dont rien ne pouvait troubler la sérénité, qui savait
faire face calmement à tous les imprévus de la vie, se
surprit à s'agiter en tous sens, sans la moindre
efficacité, se passant et se repassant la main dans les
cheveux, allant même jusqu'à se ronger les ongles,
alors que jamais elle n'avait eu cette manie. Tout était
la faute de Luke! songeait-elle en se repassant
mentalement le film de ces dernières semaines. Depuis
qu'il était entré dans sa vie, sa tranquillité chèrement
gagnée avait volé en éclats, et cela bien avant le baiser
de la veille. Car, pensa-t-elle, il y avait entre eux
quelque chose de bien plus profond encore que leur
indéniable attirance physique. Luke avait réveillé en
elle des sentiments qu'elle croyait à jamais enfouis au
fond de son cœur. Une fois encore, son vieux rêve
revenait la tarauder, d'autant plus cruellement qu'elle le
savait impossible... Persuadée de ne jamais pouvoir se
marier, elle croyait avoir accepté cela comme une
fatalité. Mais, songea-t-elle, c'était avant de partager
son existence solitaire avec Luke, de cuisiner pour lui,
de rire avec lui, d'attendre avec impatience la fin de la
journée pour le retrouver... Il lui aurait été plus facile
de se résigner si elle n'avait pas connu ces moments de
tendre intimité, ce sentiment si doux de dormir sous le
même toit qu'un homme, et surtout l'effet dévastateur
de ses baisers, qui avaient attisé son désir pour lui.
Pourtant, elle savait qu'il lui faudrait bientôt renoncer à
tout cela, et cette perspective la remplissait de tristesse
et de mélancolie. Pour chasser de son esprit ces
sombres pensées, la jeune femme se plongea dans son
travail, qui l'occupa jusque tard dans la soirée.
Ce soir-là, en rentrant, Luke se dirigea vers la
cuisine, et sortit une bouteille de lait du réfrigérateur.
Puis il se servit un verre, s'émerveillant d'accomplir un
geste aussi ordinaire. Jamais au palais on ne l'avait
laissé se servir lui-même, et, tout compte fait, il
trouvait cela fort agréable.
Tandis qu'Anna servait ses clients, il déambula
dans la maison, comme pour mieux s'imprégner de son
atmosphère si particulière. La présence d'Anna
semblait flotter dans chaque pièce. Dans le salon, les
canapés garnis de coussins fait-main invitaient à une
conversation intime devant la cheminée. De chaque
côté du foyer, les rayonnages croulaient sous les livres
et les disques, et sur la table de salon traînaient
quelques revues de jardinage et de décoration, à côté
du roman qu'Anna venait d'entamer. Dans un panier,
l'ouvrage de tricot auquel elle se consacrait dès qu'elle
avait un moment de libre semblait attendre son bon
vouloir. Luke le souleva avec délicatesse, et constata,
surpris, qu'elle tricotait un pull pour enfant.
Mais la pièce qui résumait le mieux la personnalité
d'Anna était sans conteste la cuisine. Des rideaux en
vichy au buffet embaumant la cire, en passant par les
casseroles de cuivre scintillantes, tout donnait envie de
s'attarder dans la pièce. Sans compter les odeurs
délicieuses qui s'échappaient du four, où cuisait
toujours un gâteau ou un pain, et de la cuisinière où
mijotaient ces ragoûts dont elle avait le secret. Anna
était vraiment extraordinaire, songea Luke. Malgré sa
maison et deux boutiques qu'elle tenait seule, elle
trouvait encore le temps de faire du bénévolat : elle
enseignait le catéchisme, accompagnait des jeunes en
randonnée, s'occupait souvent de la buvette dans les
kermesses et les bals du village. Comment faisait-elle
pour mener tout cela à bien? s'interrogeait Luke. Sa vie
était si différente de celle des riches oisifs qu'il avait
fréquentés, et sa personnalité formait un tel contraste
avec celle des femmes parmi lesquelles il avait grandi.
Très tôt, il s'était rendu compte à quel point sa propre
mère était vaine, superficielle et égoïste. Souvent, il
avait eu pitié de son père, si chaleureux et si patient,
qui ne s'était marié que pour sauver la couronne. Luke
était né parce que sa mère avait été choisie pour donner
un héritier au roi, mais le fait qu'il n'ait pas eu de frères
et sœurs n'était pas dû au hasard. Après sa naissance, sa
mère s'était retirée dans une des ailes du château, et
s'était jetée à corps perdu dans la vie mondaine. Bien
que tenu à l'écart dans un lointain pensionnat, Luke
s'était toujours senti très proche de son père, et le
récent décès du vieux monarque avait été pour lui une
perte cruelle.
Echaudé par la douloureuse expérience de ses
parents, Luke voulait réussir son mariage, avec une
femme qui saurait transformer le palais en un foyer
chaleureux. Un peu comme l'avait fait Anna dans sa
propre maison...
Voilà qu'une fois encore, pensa-t-il, son esprit
revenait vers Anna. Il aurait mieux fait, à ce stade de
ses recherches, de s'interroger sur les cinq femmes avec
lesquelles il avait eu rendez-vous.
Si toutes les cinq avaient su lui plaire, chacune à
leur manière, il n'avait ressenti avec aucune d'elles le
sentiment de plénitude et de bonheur qu'il éprouvait
chaque fois qu'il se trouvait en compagnie d'Anna.
L'espace d'un instant, il se laissa aller à s'imaginer qu'il
était marié avec Anna... Il savait, au fond de son cœur,
qu'elle le désirait tout autant que lui la désirait. Mais,
songea-t-il, reprenant soudain conscience de la réalité,
les promesses de passion torride que le baiser de la nuit
dernière avait éveillées ne devaient pas lui faire oublier
l'essentiel : Anna ne voulait pas d'enfant !
Il en était là de ses réflexions lorsqu'il entendit des
pleurs d'enfant, qui semblaient venir de la boutique de
vêtements.
Intrigué, Luke traversa le couloir, et s'arrêta sur le
pas de la porte. Seule dans le magasin, Anna tenait un
bébé dans les bras.
— N'aie pas peur, maman revient tout de suite,
murmurait-elle, en berçant doucement le nouveau-né
contre elle. Elle n'en a pas pour longtemps, et je vais
bien m'occuper de toi en attendant...
Luke manqua suffoquer, comme si on venait de lui
envoyer un coup de poing dans l'estomac. La femme
qu'il regardait, incrédule, était l'image même de la
tendresse maternelle ! Et quand elle posa délicatement
les lèvres sur le petit front de l'enfant, Luke aurait juré
voir sur son visage une expression de félicité totale.
Mais Luke se ressaisit bien vite. Si la scène qui se
déroulait sous ses yeux était aussi charmante
qu'émouvante, il ne devait pas se faire d'illusions. Une
femme pouvait parfaitement s'occuper
occasionnellement d'un bébé, sans en désirer un elle-
même...
Comme il faisait un pas en arrière, son mouvement
attira l'attention d'Anna. Son précieux fardeau toujours
serré contre elle, la jeune femme releva la tête, et lui
adressa un curieux regard, si troublant qu'il préféra
l'ignorer. Il tourna les talons, refermant doucement la
porte derrière lui...
7
Luke aurait bien aimé tenter de comprendre Anna,
de deviner ses sentiments, mais le temps lui manquait,
et ses priorités, songeait-il, étaient tout autres. Pourtant,
chaque rendez-vous avec une autre ne faisait que
raviver son intérêt pour elle, et malgré tous ses efforts
pour la chasser de son esprit, Anna l'obsédait au point
qu'il ne savait parfois plus où il en était...
— Que se passe-t-il ? demanda Anna, inquiète, en
le voyant entrer dans la cuisine, le visage blême et
tendu.
— Je ne sais pas, dit-il en se laissant tomber sur
une chaise. Je ne me sens pas très bien, aujourd'hui.
Depuis le baiser qu'ils avaient échangé, Anna avait
décidé de garder ses distances avec lui, et d'éviter le
plus possible toute conversation personnelle. Mais il
semblait si mal en point, ce matin-là, qu'en un instant
elle fut à ses côtés, et posa sans réfléchir la main sur
son front.
— On dirait que vous avez de la fièvre, dit-elle
d'une voix alarmée. J'appelle un médecin !
— Inutile, affirma-t-il du ton ferme d'un homme
habitué à donner des ordres. J'ai juste besoin d'un peu
de repos. Je remonte me coucher.
Luke recula sa chaise, et commença à se redresser,
mais dut prendre appui sur le bord de la table pour
garder l'équilibre.
— Voulez-vous que je vous apporte quelque chose
à manger? demanda Anna, tandis qu'il se dirigeait vers
l'escalier.
Comme Luke refusait d'un signe de tête, Anna
sentit la panique la gagner. Il fallait qu'il soit vraiment
malade pour refuser un de ses bons petits plats, qu'il
dévorait d'ordinaire avec délices.
Malgré son interdiction, elle se dirigea d'un pas vif
vers le téléphone. En tant que chef d'état, Luke se
devait avant tout de veiller à sa santé, et d'une certaine
façon, songea la jeune femme, le prince se trouvait
sous sa responsabilité. Il ne voulait peut-être pas voir
de médecin, mais il n'avait pas interdit les infirmières !
Dix minutes plus tard, Shannon sonnait à la porte.
— Je ne l'ai jamais vu comme ça ! dit Anna à son
amie dès qu'elle fut entrée.
— Moi non plus, je ne t'ai jamais vue comme ça,
répliqua Shannon, en lui adressant un curieux regard.
Anna s'obligea à respirer profondément, pour se
calmer.
— Je crois qu'il a de la fièvre, dit-elle. Il refuse de
voir un médecin, mais je voudrais que tu me dises s'il
faut l'emmener aux urgences.
Anna accompagna la jeune femme jusqu'à la
chambre de Luke, et remarqua qu'il avait l'air contrarié.
— Je ferais peut-être mieux de vous laisser, dit-elle
en sortant de la pièce avec précipitation.
Un peu plus tard, Shannon la rejoignit et lui
adressa un sourire rassurant.
— Ce n'est rien, juste un gros rhume. Je suis sûre
que tu sauras le soigner, je te fais confiance, dit-elle
d'un air entendu en se dirigeant vers la porte.
Au moment de sortir, elle sembla hésiter, et ajouta :
— Au fait, je ne sais pas si Luke te l'a dit, mais
nous ne nous voyons plus, lui et moi.
— Ah bon, pourquoi?
Shannon adressa un petit sourire en coin à son
amie.
— Ce n'est plus la peine. Je crois qu'il existe pour
chacun de nous la personne idéale et, pour ce qui me
concerne, je l'ai trouvée...
Comme Anna ne répondait rien, Shannon la
dévisagea un moment.
— Et il me semble bien que ce soir je ne sois pas la
seule dans ce cas, ajouta-t-elle sur un ton mystérieux
avant de prendre congé.
Après le départ de son amie, Anna prépara un
plateau, qu'elle monta à l'étage. En entrant dans la
chambre, elle crut tout d'abord que Luke somnolait,
mais il ouvrit les yeux en l'entendant s'approcher.
— Shannon est encore là? demanda-t-il d'une voix
faible.
— Non, elle a préféré vous confier à moi. Vous
saviez qu'elle n'avait plus l'intention de... sortir avec
vous?
— Oui, elle me l'a dit. Vous aviez raison, Anna,
continua-t-il, je ne peux pas rivaliser avec l'homme
dont elle est éprise.
— Ne le prenez pas trop à cœur, Luke...
— Non, je sais que nous avons tous nos rêves...
— C'est vrai..., dit Anna, en se dirigeant vers la
porte.
— Non ! Ne partez pas, je vous en prie.
— Mais il faut que vous vous reposiez, Luke...
— Restez, et parlez-moi. Personne n'a jamais fait
ça pour moi..., ajouta-t-il d'une voix presque
suppliante.
Ainsi, songea Anna, bouleversée, malgré son
immense pouvoir, et les centaines de personnes qu'il
avait sous ses ordres, Luke était un homme seul.
— Pas même lorsque vous étiez enfant?
— Une gouvernante dormait dans la chambre
voisine de la mienne, et mon père tentait parfois
d'échapper à ses obligations pour me voir, mais
personne ne prenait le temps de s'asseoir à mes côtés et
de me tenir compagnie.
— Et votre mère?
— Ma mère moins que tout autre. Les enfants ne
l'intéressaient pas.
Cette dernière phrase avait échappé à Luke, et il se
rendit compte qu'elle avait peut-être blessé Anna.
— Mais vous n'êtes pas comme cela, vous, ajouta-
t-il, pour rattraper sa bévue. Vous êtes toujours là
quand on a besoin de vous.
Contrairement à ses craintes, Anna n'avait pas
relevé ce qu'il venait de dire, tout à sa compassion pour
cet homme solitaire, qui avait grandi dans un palais où
manquait la seule richesse qui importait : l'amour.
Il n'était pas étonnant, songea la jeune femme, qu'il
recherche une femme capable de donner à ses enfants
toute la tendresse qu'il n'avait pas reçue lui-même...
En prenant garde de ne pas le bousculer, Anna
s'assit doucement sur le lit, puis elle prit la main de
Luke entre les siennes, d'un geste apaisant.
— Vous y arriverez, dit-elle d'un ton déterminé.
Vous trouverez la femme qui saura vous aimer, et
aimer vos enfants, j'en suis sûre...
— Je ne sais pas. Tout est si confus dans mon
esprit, dit-il, en attirant la main d'Anna contre sa joue.
Le contact un peu rugueux de sa mâchoire, qu'une
barbe naissante commençait à ombrer, fit frissonner la
jeune femme.
— Et si vous laissiez parler un peu vos sentiments,
tout irait mieux, croyez-moi. On dirait que vous vous
retenez de tomber amoureux.
— Je suis déjà passé par là..., laissa-t-il échapper,
avant d'avoir eu le temps de saisir ce qu'il disait.
— Que voulez-vous dire? demanda Anna, au
comble de la surprise.
— Il y a longtemps, je me suis passionnément épris
d'une femme, mais j'étais trop jeune alors pour me
rendre compte de la bêtise que j'étais en train de
commettre... Elle ne m'aimait pas.
— Elle vous l'a dit?
— Non, je l'ai découvert moi-même...
Puis il ferma les paupières, et des souvenirs
douloureux affluèrent à sa mémoire... Le jour même où
il avait décidé de rendre leur engagement public, il
avait surpris une conversation téléphonique entre sa
fiancée et une amie. La femme qu'il croyait aimer, en
partant d'un grand éclat de rire, avait déclaré qu'elle ne
voulait surtout pas d'enfants, avant d'ajouter ces mots
qui avaient blessé Luke au plus profond de lui-même :
« Heureusement, il existe des moyens de se protéger de
ce genre d'ennui, sans même que Son Altesse ne s'en
rende compte ! »
Soudain, la douce voix d'Anna le ramena à la
réalité, et il lut sur son visage tout l'intérêt et la
compassion qu'elle éprouvait pour lui.
— Luke, que s'est-il passé?
— Elle m'a rendu ma bague...
— Mais alors, vous étiez fiancés?
— Pas officiellement. J'ai tout découvert quelques
heures avant la parution du communiqué officiel.
Anna murmura quelque chose d'incompréhensible
entre ses dents, et Luke était sur le point de lui
demander ce qu'elle avait dit, lorsqu'elle reprit la
parole.
— Et... ensuite?
— Rien.
Rien, si ce n'était un mélange de chagrin et de
colère que Luke avait mis longtemps à surmonter.
— Vous comprenez sans doute pourquoi je ne suis
pas un inconditionnel de l'amour, et aussi pourquoi
j'hésite à m'engager.
Puis, comme s'il regrettait d'en avoir trop dit, il
lâcha la main d'Anna, et ferma de nouveau les yeux. La
jeune femme le regarda un moment, tandis que sa
respiration se faisait de plus en plus lente et profonde.
Lorsqu'elle fut certaine qu'il s'était endormi, elle posa
sa main sur le front du prince.
— Ne renoncez pas à l'amour, murmura-t-elle. Ce
que vous avez ressenti n'était pas réciproque. Cela ne
veut pas dire que vous n'aimiez pas. Mais sachez que le
véritable amour est toujours partagé. Ecoutez vos
sentiments, et faites-leur confiance. Quand vous saurez
avec certitude que vous avez rencontré l'amour de
votre vie, vous n'aurez rien à craindre car elle vous
aimera elle aussi...
Puis, Anna déposa un léger baiser sur le front de
Luke.
— Souvenez-vous, beau prince, que l'amour est
plus fort que tout.
Lorsqu'elle se retourna sur le pas de la porte pour le
regarder une dernière fois, Anna eut l'impression de
voir frémir les paupières de Luke. Mais après quelques
minutes passées à le regarder dormir paisiblement, elle
se dit qu'elle avait dû rêver.
Une curieuse intuition réveilla Anna au beau milieu
de la nuit. Sans même prendre le temps de passer un
peignoir, elle se précipita, le cœur battant, dans la
chambre de Luke. Dans la pâle clarté qui baignait la
pièce, elle le vit s'agiter, les yeux grands ouverts.
Anna remplit un verre d'eau, et le lui tendit.
— Vous avez soif? demanda-t-elle.
Luke lui prit le verre des mains et le reposa sur la
table de nuit, puis il l'attira vers lui. Comprenant qu'il
recherchait un simple réconfort, Anna se laissa aller
contre lui, sans la moindre peur, tandis qu'il
l'enveloppait de ses bras puissants. Puis, la jeune
femme se blottit contre le corps de Luke, qui épousait
parfaitement le sien. Il y avait si longtemps, songea
Anna, qu'elle n'avait pas dormi dans les bras d'un
homme, et ceux de Luke étaient si rassurants, si
protecteurs, qu'elle s'y abandonna avec délices...
Bientôt, le souffle de son compagnon se fit profond et
régulier, et Anna se sentit à son tour sombrer dans le
sommeil.
A l'aube, Luke se réveilla et tendit instinctivement
le bras pour toucher le matelas, à côté de lui. Mais il
était seul.
Il se souvenait que quelqu'un avait dormi dans ses
bras. Un ange, sans doute, dont le parfum léger flottait
encore dans l'air... Non, songea-t-il, encore dans les
limbes du sommeil, c'était Anna, une femme bien
réelle, qu'il avait tenue dans ses bras. Heureux, il se
rendormit.
Quand Luke se réveilla, quelques heures plus tard,
une délicieuse odeur de cannelle lui chatouilla les
narines. Anna avait déposé un plateau dans sa chambre.
Après avoir dévoré son petit déjeuner, il écarta le
plateau, et fit basculer ses jambes par-dessus le lit. Il
hésita un moment en se demandant s'il aurait la force
de se lever, puis se mit sur ses pieds, en tremblant un
peu, avant de se diriger vers la salle de bains.
Tandis qu'il laissait l'eau chaude et revigorante de
la douche couler le long de son corps endolori, une
curieuse sensation lui noua le ventre.
Tu l'as trouvée, Luke ! C'est elle que tu cherchais.
Anna ! C'est elle, la femme de ta vie, elle et aucune
autre !
Puis il tenta de se raisonner. Etait-il devenu fou ?
Anna n'était pas faite pour lui, elle l'avait dit elle-
même. Leur relation n'avait aucun avenir, et il lui
fallait à tout prix s'en convaincre...
Désorienté, Luke passa la fin de la journée, assis
dans l'un des canapés qui entouraient la cheminée, à
peser le pour et le contre, entre raison et sentiments.
Etant seul dans la maison, puisque Anna était partie
préparer le grand dîner de Thanksgiving à la mairie, il
avait tout le temps de réfléchir. Dans un peu moins de
deux semaines, il lui faudrait annoncer publiquement
sa décision, et, s'il en croyait les documents envoyés
par son secrétariat, tout était déjà prêt pour son
mariage, du menu jusqu'aux alliances spécialement
réalisées par l'un de joailliers les plus renommés du
pays. Il ne manquait plus que la fiancée...
Luke était en train de lire lorsque Anna rentra. Elle
lui raconta sa journée dans les moindres détails. Et
tandis qu'il l'écoutait parler, Luke s'efforça de ne pas
trop la regarder, tant il craignait de se laisser envoûter
par son regard, subjuguer par le son de sa voix et
ensorceler par son sourire... Pendant le dîner, il lui
parla longuement de son pays, en se gardant bien
d'aborder le sujet qui le préoccupait au plus haut point :
son mariage...
Le dîner terminé, il s'installa devant la cheminée, et
essaya de se concentrer sur les documents qui lui
avaient été envoyés pour signature. Mais, lorsque Anna
vint le rejoindre, son tricot à la main, il comprit qu'il ne
lui servirait à rien de s'entêter, son esprit refusant de se
concentrer sur les dossiers étalés devant lui. Il laissa
alors de nouveau ses pensées vagabonder, tout en
regardant le feu crépiter dans l'âtre...
Comme il semblait perdu dans la contemplation
des flammes, Anna en profita pour l'observer du coin
de l'œil. Se souvenait-il de la nuit qu'ils avaient passée,
blottis l'un contre l'autre? Sans doute pas. En tout cas,
il n'en laissait rien paraître, et se comportait avec elle
comme à l'accoutumée, maintenant une certaine
distance entre eux. Il semblait plus calme, plus serein
que les jours précédents. Mais sans doute ne se sentait-
il pas aussi bien qu'il le prétendait, songeait Anna. De
son côté, même si elle se refusait à lui en parler, elle ne
parvenait pas à oublier la délicieuse sensation qu'elle
avait ressentie dans ses bras. Plus tard, songea-t-elle,
quand il serait marié, le baiser qu'ils avaient échangé,
et cette nuit passée près de lui resteraient son plus beau
souvenir, un souvenir qu'elle chérirait jusqu'à la fin de
ses jours...
Le son de la voix de Luke la tira soudain de ses
pensées.
— Pour qui tricotez-vous ?
— Pour une petite orpheline de neuf ans. Je fais
partie d'une association qui parraine des enfants
défavorisés, et ce pull-over fera partie de son colis de
Noël.
— Vous la connaissez?
— Non, et je ne la rencontrerai jamais. Tout ce que
je sais d'elle, c'est son prénom : elle s'appelle Kiria. Et
puis, à l'orphelinat on m'a aussi donné ceci...
Elle lui tendit un morceau de papier plié, enfoui
parmi les pelotes de laine.
C'était une liste de vœux, tracés d'une main
enfantine : une poupée, un gros pull, une jolie robe, un
ballon, un journal intime...
En la lisant, les yeux de Luke s'embuèrent de
larmes.
— Vous allez lui offrir tout ça ? demanda-t-il.
— Oui, et beaucoup d'autres choses encore. Vous
voulez les voir?
Anna se dirigea vers une grande malle en osier
placée dans un coin de la pièce, et la tira jusqu'à la
table basse. Puis, elle sortit les objets un à un, en
expliquant à Luke où elle les avait achetés, et pourquoi
elle les avait choisis.
— Les petites filles sont folles de ce genre de
poupées, dit-elle avec une pointe de regret dans la voix.
J'aurais bien voulu lui acheter tous les vêtements qui
vont avec, mais tout cela coûte une petite fortune...
— Et ça, qu'est-ce que c'est? demanda Luke, en
montrant du doigt ce qui ressemblait à une garde-robe
miniature plutôt bien fournie.
— Je les ai faits moi-même, et j'espère qu'elle les
aimera.
— Moi je les aime, en tout cas.
Anna éclata de rire.
— Non, je vous assure. Ce que vous faites pour
cette petite fille est vraiment formidable.
— Ne croyez pas ça, Luke. Je fais tout cela autant
pour moi que pour elle, car j'adore Noël, et comme je
n'ai pas d'enfants...
Anna s'interrompit avant d'en dire trop, mais Luke
eut le temps d'apercevoir dans ses yeux une lueur
d'envie et de regret mêlés.
La jeune femme n'était donc pas si farouchement
opposée à l'idée d'avoir des enfants qu'elle l'avait
prétendu, songea-t-il, le cœur soudain plein d'espoir.
Peut-être parviendrait-il à la faire changer d'avis?
Tout n'était pas perdu, et, qui sait? un jour, peut-être,
pourrait-il faire d'Anna sa femme ?
8
Le lendemain de Thanksgiving, Anna fut surprise
de trouver Luke à la maison.
— Je croyais que vous aviez un rendez-vous ce
soir. Vous êtes toujours malade ? lui demanda-t-elle,
bien qu'il eût affirmé le matin même se sentir en pleine
forme.
— Pas du tout, je vais très bien. J'avais juste envie
de passer la soirée à discuter avec vous.
Le dîner terminé, ils s'installèrent face à face
devant la cheminée, et Anna l'observa en silence,
attendant avec patience qu'il se décide à parler.
— Comment savez-vous qu'un homme et une
femme sont faits l'un pour l'autre? demanda-t-il à
brûle-pourpoint.
Prise au dépourvu, Anna resta sans voix. Pour lui
poser une question pareille, il devait être sur le point de
prendre une décision. Tout en se demandant laquelle il
avait bien pu choisir, Anna s'exhorta à se réjouir pour
lui.
Comme elle restait muette, Luke insista.
— Je veux parler de cette mystérieuse intuition que
vous possédez, dit-il avec un tel sérieux qu'Anna ne put
s'empêcher de sourire.
— En fait, il n'y a rien de mystérieux dans tout
cela, avoua-t-elle. Il suffit d'être un peu attentif et
ouvert aux autres pour sentir les choses.
— Mais quels sont les signes? A quoi reconnaît-on
le véritable amour?
— Eh bien...
Anna réfléchit un moment en se mordant la lèvre.
— On ressent soudain une étrange chaleur, un peu
comme si on captait une énergie. Vous comprenez?
Penché en avant, le menton dans les mains, Luke la
regardait comme si elle parlait un langage inconnu.
— Pas vraiment..., finit-il par admettre.
Anna observa alors le feu qui brûlait dans la
cheminée, dans l'espoir d'y puiser une inspiration.
Soudain, une étincelle jaillit des braises, faisant surgir à
son esprit une idée d'explication.
— L'amour est un peu comme un feu...,
commença-t-elle.
Luke lui lança un regard dubitatif.
— Laissez-moi tenter de vous expliquer. Tout
d'abord, il faut une étincelle pour embraser le bois,
d'accord?
— Oui, dit-il sans comprendre où elle voulait en
venir. Mais je ne vois pas...
— En amour, l'étincelle c'est... l'attirance sensuelle,
ou ce que vous pourriez appeler l'aspect physique de la
relation.
— Ah oui, je comprends.
En croisant son regard, Anna ne douta pas un
instant qu'il la comprenait. La plupart des hommes
saisissaient très vite ce côté des choses, et Luke sans
doute plus encore que les autres, se dit-elle en
repensant au baiser qu'ils avaient échangé.
Se rendant soudain compte qu'elle fixait les lèvres
de Luke avec une gourmandise par trop évidente, Anna
s'empressa de poursuivre son explication, en espérant
qu'il n'avait pas perçu le désir qui s'était emparé d'elle.
— Quand le feu a pris, il se met à brûler de façon
régulière. En amour, on pourrait appeler cela l'entente,
la complicité... C'est ce qui vous donne envie de vous
installer avec quelqu'un, de vivre à ses côtés. Disons
que cela correspond à la partie émotionnelle de la
relation amoureuse.
Luke se leva et vint s'asseoir à côté de la jeune
femme.
— C'est ce que je ressens avec...
— Je sais que la complicité compte énormément
pour vous, le coupa-t-elle, peu désireuse de découvrir
le nom de la jeune femme sur laquelle il avait jeté son
dévolu. Mais je n'ai pas encore terminé. L'amour
comprend encore un autre élément, qui est le plus
important de tous. Mais c'est aussi le plus difficile à
trouver et à définir.
— Lequel?
— C'est la flamme de la passion, quand tout à coup
le feu s'embrase, et devient de plus en plus chaud et
lumineux.
— Je ne suis pas sûr de bien vous suivre. Je croyais
que la passion et les étincelles étaient une seule et
même chose...
— Oui et non. La passion est quelque chose de plus
fort, de plus profond, que la simple attirance physique.
En fait, c'est l'aspect le plus insaisissable de l'amour,
Une sorte de communion spirituelle que bien des gens
ne découvrent jamais.
Anna prit la main de Luke, et le regarda droit dans
les yeux.
— Je ne veux pas que vous y renonciez, Luke. Le
véritable amour est un mélange des trois : d'abord une
étincelle, puis une chaleur bienfaisante, et enfin un
éclair de passion fulgurant. Vous comprenez,
maintenant ?
Luke ne comprenait que trop bien ce que la jeune
femme voulait dire. Avec elle, il était passé par toutes
les étapes qu'elle venait de décrire. Entre eux, l'entente
était parfaite, et il avait le sentiment qu'il pouvait tout
lui dire. C'était un vrai bonheur de vivre avec elle,
chacun respectant la personnalité de l'autre, et son
besoin d'indépendance, mais sachant toujours lui
apporter soutien et réconfort. La passion, il l'avait
découverte deux nuits plus tôt, en la tenant dans ses
bras, et cet instant de perfection, de félicité absolue lui
avait fait comprendre ce qu'était vraiment l'amour...
— Anna, commença-t-il hésitant, le véritable
amour est toujours réciproque, n'est-ce pas ?
— Par définition. Sinon, ce n'est qu'une illusion à
laquelle on s'efforce de croire, comme cela vous est
déjà arrivé.
— Mais comment en être sûr?
— En faisant confiance à votre intuition. Votre
cœur ne vous trompera pas si vous savez l'écouter.
— Bien sûr, mais je voudrais quand même avoir
votre avis.
Anna sentit son cœur bondir dans sa poitrine, à
l'idée de connaître le nom de la femme qui allait lui
enlever Luke. Mais elle avait promis de l'aider, et elle
s'efforça de l'écouter avec attention.
— Il est évident que nous sommes très attirés l'un
par l'autre, commença Luke. Nous avons eu tout le
temps d'apprendre à nous connaître, et parfois, j'ai
l'étrange et troublant sentiment que la femme que j'ai
choisie sait ce que je pense. Et moi-même, il m'arrive
de croire que je lis dans ses pensées. Et puis, sa maison
est le seul endroit au monde où je me sois jamais senti
chez moi. Cela veut bien dire que nous sommes faits
l'un pour l'autre, non?
L'intensité du regard de Luke, planté droit dans le
sien, était telle qu'Anna comprit enfin, sans vouloir y
croire, qu'il parlait d'elle.
— N'est-ce pas, Anna? insista-t-il.
Silencieuse, elle acquiesça d'un signe de tête.
Sans lâcher sa main, qu'il avait gardée entre les
siennes depuis le début de la conversation, Luke se
rapprocha de la jeune femme.
— Et puis, il y a la passion, dans le sens le plus
noble du terme. Je ressens pour elle quelque chose de
très fort, à la fois charnel et spirituel. Et il n'y a qu'une
seule façon pour moi de savoir si elle ressent la même
chose...
Comme dans un rêve, elle le vit passer un bras
autour de son épaule, et approcher très lentement les
lèvres des siennes. Son baiser, d'abord tendre et chaste,
presque timide, s'embrasa tout à coup, et Anna
s'abandonna aux sensations délicieuses qui naissaient
en elle. Leurs bouches toujours unies, Luke se laissa
aller en arrière, et tous deux roulèrent sur le sofa, leurs
corps s'épousant à la perfection, leurs deux souffles
mêlés. Envahie par une sensation de plénitude, de
communion totale, qui allait bien au-delà du désir,
Anna lui rendit son baiser avec ferveur.
Soudain, tout fut clair dans l'esprit de Luke. Il n'y
avait plus aucun doute : Anna ressentait la même chose
que lui.
Détachant ses lèvres de celles de la jeune femme, il
lui murmura à l'oreille :
— Maintenant, je sais ce que je voulais savoir.
Anna... Dites-moi que vous m'aimez, vous aussi.
En entendant ces paroles, Anna recouvra aussitôt
ses esprits, en même temps qu'elle éprouvait l'étrange
besoin de parler ouvertement à Luke. Elle voulait lui
faire comprendre que l'étincelle qui avait jailli entre
eux n'était que l'expression d'un désir éphémère, et que
leur entente s'apparentait davantage à la sympathie qu'à
l'amour véritable. En comparant le sentiment amoureux
à un feu, elle s'était souvenue que les flammes étaient
aussi capables de tout détruire sur leur passage... Une
mise au point s'imposait, et il fallait, avant qu'il ne soit
trop tard, éteindre l'incendie qui menaçait de les
anéantir tous les deux.
Aussi, elle s'écarta brusquement de Luke, et bondit
sur ses pieds.
— Non, Luke, ce qui se passe entre nous n'est pas
ce que vous croyez !
Décontenancé par la violence de cette réplique,
Luke se leva à son tour.
— Mais... ne m'avez-vous pas conseillé de ne pas
trop penser, et d'écouter mon cœur?
— Il ne faut pas, Luke... Il ne faut pas que vous
éprouviez ce genre de sentiments pour moi. Je vous l'ai
dit dès notre rencontre, nous n'avons aucun avenir en
commun.
— Oui, mais vous ne m'avez jamais vraiment
expliqué pourquoi..., répondit Luke avec un soupir
déçu.
— Vous voulez vraiment le savoir? demanda
Anna, d'une voix tremblante d'émotion. Très bien, alors
je vais vous le dire : vous voulez des enfants et moi je
n'en aurai jamais, c'est tout ! dit-elle avant de quitter
précipitamment la pièce.
Les larmes aux yeux, Anna monta se réfugier dans
sa chambre. Pourquoi était-elle allée aussi loin avec
Luke, et comment les choses en étaient-elles arrivées
là? se demandait-elle, en proie à une angoisse
croissante. Alors qu'elle ne voulait rien d'autre que le
bonheur de Luke, elle venait de le faire souffrir
cruellement. En même temps, elle éprouvait le
sentiment de ne pas avoir eu le choix. Tout s'était
déroulé si vite... Mais au moins, les choses étaient
claires maintenant, songea-t-elle, et Luke serait bien
obligé d'accepter la situation, et de jeter son dévolu sur
une autre femme...
Incapable de trouver le sommeil, la jeune femme
passa la nuit à se tourner et à se retourner dans son lit,
pleurant en silence, et ressassant le drame de sa vie :
son incapacité à connaître un jour les joies de la
maternité...
Au petit matin, comme une forte migraine lui
martelait les tempes, elle se décida à aller jusqu'à la
salle de bains pour chercher de l'aspirine. Puis elle se
recoucha, quelque peu apaisée.
Pas plus qu'Anna, Luke ne parvint à fermer l'œil. Il
resta longtemps allongé à contempler le plafond.
Comment avait-il pu se tromper ainsi ? Avait-il, une
fois encore, confondu le désir et l'amour? Et pourtant,
jamais il n'avait ressenti pour aucune autre femme ce
qu'il éprouvait aujourd'hui pour Anna. Bien sûr, il
désirait Anna plus qu'il n'avait jamais désiré aucune
autre femme. Mais il y avait également autre chose
entre eux. Il se sentait tellement à l'aise, tellement en
confiance avec elle... Sans parler de cette étrange
sensation, inconnue de lui avant sa rencontre avec
Anna, de plénitude et de communion, qu'il avait
ressentie en l'embrassant...
Tandis que son esprit vagabondait, en proie à des
sentiments contradictoires, Luke entendit des pas dans
le couloir. Apparemment, Anna ne parvenait pas, elle
non plus, à trouver le sommeil. Luttant contre l'envie
d'aller lui parler, il resta étendu sur son lit, à se
demander ce qui pouvait bien angoisser à ce point la
jeune femme.
Lorsque le réveil d'Anna retentit, le lendemain
matin, Luke s'interrogeait toujours sur ce qui s'était
déroulé entre eux, la veille au soir. Comme l'alarme
continuait à sonner, il se précipita dans la chambre de
la jeune femme, inquiet. D'habitude, elle se levait
toujours avant même que son réveil ne sonne.
Lorsqu'il entra dans la chambre, Anna dormait
profondément, enfouie sous une montagne de
couvertures. Après l'avoir observée un moment, Luke
se dit qu'elle devait avoir besoin de se reposer, car elle
avait sans doute, comme lui, passé une nuit blanche. Il
ne put alors s'empêcher de penser que, s'il lui avait été
aussi indifférent qu'elle le prétendait, la jeune femme
n'aurait sans doute éprouvé aucune difficulté à trouver
le sommeil. Il comprit aussi que, si elle lui avait fourni
une raison pour ne pas l'épouser, elle ne lui avait pas
expliqué, en revanche, pourquoi elle ne pourrait jamais
avoir d'enfants. Perplexe, il quitta la chambre sur la
pointe des pieds, et referma doucement la porte
derrière lui.
Le lendemain, fidèles à leurs habitudes, Wilfred et
Eldridge furent les premiers clients à entrer dans le
salon de thé.
— Où est Anna? demanda Wilfred, surpris de
trouver Luke derrière le comptoir.
— Elle ne se sent pas très bien, ce matin.
— Anna n'est jamais malade, affirma le vieil
homme.
— C'est peut-être la grippe, avança Eldridge.
— Mais non, ce n'est pas la grippe, les interrompit
Luke, irrité. Elle est juste un peu surmenée, et j'ai
décidé de la remplacer.
— Vous?
Les deux hommes éclatèrent de rire.
Recouvrant sa superbe, Luke leur adressa un regard
glacial :
— Que désirez-vous, messieurs ? Thé, café ?
Stupéfaits, les deux hommes commandèrent un
café, avant de se plonger dans la lecture de leur journal.
— Tiens, on parle de Jimmy Turner dans la
gazette, annonça Wilfred.
— Qui est-ce? demanda Luke.
— Comment ça, qui est-ce? s'étonna Eldridge.
Mais c'est le mari d'Anna, voyons !
— Et pourquoi parle-t-on de lui ? demanda Luke,
en s'efforçant de ne pas avoir l'air trop intéressé.
— Il a créé une société d'informatique, dit Wilfred.
— Oui, et ça a l'air de drôlement bien marcher,
ajouta Eldridge.
— Ils disent qu'il est le plus gros employeur de la
ville.
— Il paraît que...
Luke n'eut pas le temps d'en écouter davantage car
les clients commençaient à arriver, et il fut bien vite
débordé.
Après avoir cassé deux verres, arrosé Louise
Cartelli de jus d'orange, et s'être ébouillanté en
préparant le thé, il n'en admira que plus l'efficacité et
l'aisance avec laquelle Anna faisait face à toutes ses
responsabilités.
Un rayon de soleil, qui dansait sur son visage, tira
Anna du sommeil. L'esprit encore embrumé, elle jeta
un regard sur son réveil, et s'assit d'un bond dans son
lit. C'était impossible, il ne pouvait pas être si tard!
Saisissant son réveil, elle constata que la sonnerie avait
été coupée. Sans doute avait-elle appuyé sur le bouton
dans un demi-sommeil. Songeant avec anxiété à ses
clients, Anna se leva à la hâte et ramassa ses
vêtements. Puis, après un passage éclair dans la salle
de bains, elle dévala l'escalier, et se précipita vers le
salon de thé.
Sur le seuil, elle s'arrêta, interdite. Derrière le
comptoir, Luke s'activait de son mieux, préparant un
café, essuyant le comptoir après l'avoir débarrassé de la
vaisselle sale, prenant une commande... Stupéfaite,
Anna s'appuya contre le chambranle de la porte.
Pourquoi cet homme de sang royal acceptait-il de
servir des gens ordinaires, si ce n'était pour lui rendre
service? Bouleversée par ce geste qui en disait long sur
les sentiments de Luke, la jeune femme sentit les
larmes lui monter aux yeux. Un plateau dans les mains,
le prince se dirigea vers une des tables, et, en revenant
vers le comptoir, aperçut enfin Anna.
Il lui adressa alors un sourire resplendissant, qui
accentua encore l'émotion de la jeune femme.
— Vous allez bien?
— Comment avez-vous fait pour servir tous les
clients ? demanda-t-elle sans dissimuler son
étonnement.
— Oh, ce n'est rien... Je vous ai observée, dit-il en
passant de nouveau derrière le comptoir.
Anna s'assit en face de lui, et le laissa lui servir une
tasse de son thé préféré, avant de lui demander de lui
raconter comment s'était déroulée la matinée.
9
Luke fit quelques tours d'échauffement sur la
patinoire, avant le début du match de hockey. Durant
son séjour chez Anna, il avait eu plusieurs fois
l'occasion de jouer avec l'équipe d'Anders Point, et
accepté de remplacer à la dernière minute un joueur
défaillant pour le grand match de vendredi soir.
Tout en évoluant sur la glace, Luke laissa ses
pensées vagabonder. Trois jours s'étaient écoulés
depuis qu'il avait remplacé Anna dans le salon de thé,
et la date du bal des pompiers semblait maintenant
avancer à pas de géant. Très bientôt, il devrait
annoncer sa décision, comme il s'y était engagé. Mais
Luke, loin d'être angoissé à cette idée, se sentait de
plus en plus confiant, et sûr de son choix, comme si les
derniers jours passés en compagnie de la jeune femme
lui avaient ouvert les yeux.
Les affaires d'Anna marchaient bien, mais elle
n'était pas carriériste. Luke avait l'impression qu'elle
s'était lancée à corps perdu dans son travail non pas par
choix, mais par compensation. D'ailleurs, les activités
qu'elle avait choisies parlaient
d'elles-mêmes. A défaut de travailler pour subvenir
aux besoins de sa famille, elle s'occupait des autres.
Fort de ces déductions, Luke en avait conclu qu'Anna
était faite pour la maternité. C'est en discutant avec
Wilfred et Eldridge qu'il avait compris pourquoi elle
n'avait pas eu d'enfants. Tout était la faute de son mari,
qui avait préféré fonder une société plutôt qu'une
famille. Après son divorce, Anna n'avait pas eu d'autre
choix que de s'étourdir dans le travail, pour combler le
vide de son existence, et elle avait fini par se résigner à
ne jamais être mère. Pourtant, elle adorait les enfants,
Luke était prêt à le jurer, après l'avoir vu s'émerveiller
devant ceux de ses clientes, et les regarder avec un
regard d'envie quitter la boutique, leur précieux fardeau
dans les bras. Elle avait beau prétendre qu'elle ne
voulait pas d'enfants, Luke savait maintenant qu'elle en
désirait tout aussi ardemment que lui, et il se faisait fort
de le lui faire admettre.
Luke fut tiré de ses pensées par un coup de sifflet
strident. Carl, le capitaine, leur faisait signe de se
regrouper avant le début du match, Luke rejoignit ses
coéquipiers. Hormis le gardien de but, il connaissait
tous les joueurs de l'équipe adverse.
— Qui est-ce ? demanda-t-il au capitaine en
désignant le gardien de but. Je ne l'ai jamais vu à
Anders Point.
— C'est normal, répondit Carl, il est tellement pris
par ses affaires qu'il vient quand il a le temps. Il
s'appelle Turner.
Luke sursauta.
— Jimmy Turner? demanda-t-il.
— C'est exact, répondit Carl, en lui lançant un
regard intrigué.
— Ecoute, fais-moi une faveur, laisse-moi jouer
comme attaquant, ce soir.
C'était une réaction mesquine, ridicule, et pour tout
dire terriblement macho, mais Luke ne pouvait
s'empêcher de vouloir prendre une revanche sur cet
homme.
— Tu as déjà joué au centre ?
Luke se retint de sourire. Dans son pays, les
enfants savaient patiner presque avant de savoir
marcher, et il avait joué au hockey durant toutes ses
études. Lui demander s'il savait jouer au centre revenait
à s'inquiéter de savoir s'il savait respirer...
— Mais, oui, ne t'inquiète pas, dit-il pour toute
réponse.
— D'accord, Hansson. Montre-nous ce que tu sais
faire, lança le capitaine avant que le coup d'envoi soit
donné.
Au cours du match, Turner se débrouilla plutôt
bien. On aurait même dit, songea Luke, qu'il avait
compris que ce dernier essayait d'instaurer entre eux
une rivalité, et s'en amusait.
Luke réussit à marquer trois buts presque
consécutifs, l'une des balles atteignant Jimmy avec une
telle violence qu'il tomba à la renverse. A la fin du
match, le prince se dirigea vers le gardien de but, et lui
tendit la main.
— Bien joué, reconnut l'homme.
— Félicitations à vous aussi, lui dit Luke, du bout
des lèvres.
La partie terminée, le prince recouvra tout son
sérieux. Il savait pertinemment que, s'il venait de
venger la femme de sa vie sur la glace, il lui restait
encore à la conquérir pour de bon. Et la partie, songea-
t-il, était loin d'être gagnée !
Le samedi fut une journée exceptionnellement
chargée pour Anna, puisque toutes les femmes de la
ville qui ne l'avaient pas encore fait se précipitèrent
dans sa boutique pour acheter un vêtement en vue du
prochain bal.
Après le départ de sa dernière cliente, la jeune
femme s'appuya contre la porte et poussa un soupir de
lassitude. La semaine avait passé si vite qu'elle n'avait
pas eu le temps de penser à Luke. De son côté, il avait
su garder ses distances, bien qu'Anna l'eût surpris
plusieurs fois à l'observer avec attention. Malgré leur
explication, continuait-il toujours à la considérer
comme une épouse potentielle ?
— Bonsoir...
La voix de Luke interrompit Anna dans sa rêverie,
et le cœur de la jeune femme se mit à battre plus vite.
— Eh bien, on dirait qu'une tornade est passée par
là, dit Luke, après avoir jeté un regard autour de lui.
— J'ai été tellement occupée que je n'ai pas trouvé
le temps de ranger tout cela.
Luke se mit à redresser les piles de vêtements
comme s'il avait fait cela toute sa vie. Anna se joignit à
lui, et, en silence, ils remirent de l'ordre dans les
rayonnages.
— Où en êtes-vous pour le bal? demanda-t-il
soudain.
— Tout est prêt. Les achats sont terminés et les
tâches ont été réparties entre les différents
organisateurs.
Anna marqua une pause, puis sa curiosité
l'emporta, et elle demanda :
— Luke, qui sera votre cavalière, au bal ?
— Je ne sais pas. Je n'ai pas encore choisi...
« Je veux que vous soyez ma cavalière ! » eut-il
soudain envie de lui crier.
Mais il se retint, et se contenta de planter son
regard dans celui d'Anna, en espérant que ses yeux
parleraient pour lui. Embarrassée, la jeune femme
détourna la tête, et Luke comprit qu'elle le repoussait.
— Et vous, avez-vous réussi à choisir parmi tous
vos soupirants ? demanda-t-il, d'un ton qui se voulait
léger.
— Non, j'irai seule au bal...
Préférant changer de sujet, Luke reprit :
— J'espère que vous êtes libre ce soir, car j'aurai
besoin de vos services.
— Pourquoi?
— J'aimerais connaître votre avis sur une question
qui me préoccupe, répondit-il avec un sourire
énigmatique.
Durant la semaine qui suivit, Luke sembla
redoubler d'efforts dans sa recherche de la femme
idéale, enchaînant rendez-vous sur rendez-vous avec
les quatre femmes parmi lesquelles il devait faire son
choix. Et, si Anna se réjouissait de cette attitude,
elle ne pouvait cependant s'empêcher d'en ressentir une
certaine amertume.
L'après-midi précédant le bal, Luke aida Anna à
mettre la dernière main aux préparatifs, et fit plusieurs
voyages pour transporter les rafraîchissements jusqu'à
l'ancienne caserne des pompiers. Une fois la salle de
bal aménagée, il revint à la maison pour se doucher.
Comme il sortait de la salle de bains, il entendit
qu'on frappait à la porte du dépôt-vente. Après avoir
passé rapidement un jean et un polo, il descendit
jusqu'au magasin, intrigué.
— Je sais que votre magasin est fermé, lui dit une
jeune femme blonde qu'il voyait pour la première fois.
Mais j'ai absolument besoin d'une robe pour le bal de
ce soir...
Persuadé qu'Anna ne lui aurait pas refusé son aide,
Luke fit entrer la jeune femme dans le magasin, et
alluma toutes les lampes.
— Pourquoi avez-vous attendu la dernière minute
pour choisir une tenue? s'étonna-t-il.
— En fait, je me suis acheté une robe il y a deux
mois, mais en la passant, je me suis rendu compte
qu'elle ne m'allait plus. Voyez-vous, je suis enceinte, et
je prends quelques rondeurs...
Luke lui désigna le portant réservé aux vêtements
de grossesse.
— Est-ce votre premier enfant ? demanda-t-il.
La jeune femme sourit.
— Non, j'ai déjà deux garnements de trois et cinq
ans qui m'attendent à la maison. Vous savez, ajouta-t-
elle avec une moue attendrie, mon mari rêve d'avoir
assez d'enfants pour pouvoir former une équipe de
basket.
— Si vous continuez comme cela, vous y arriverez,
répondit Luke, amusé.
Comme la jeune femme emportait quelques robes
dans la cabine d'essayage, elle lui demanda :
— Vous êtes sûre qu'Anna n'y verra pas
d'inconvénient?
— J'en suis certain, la rassura Luke, en songeant
que la jeune femme devait bien mal connaître Anna
pour croire qu'elle pourrait refuser de satisfaire une de
ses clientes.
Au moment où Luke lui rendait sa monnaie, Anna
entra dans la boutique. En apercevant la future maman,
elle eut un imperceptible mouvement de recul.
— Un achat de dernière minute, pour le bal,
l'informa Luke. Une robe de maternité.
— Félicitations, Ellen, dit Anna d'une voix étrange,
après avoir détaillé la jeune femme de la tête aux pieds.
— Merci. Et merci à vous aussi, ajouta-t-elle en
prenant le paquet que lui tendait Luke. Je ne sais pas ce
que j'aurais fait, sans votre aide.
— Je vous en prie, répondit Luke. Je pense que
nous nous verrons au bal.
— Oui, sans doute. Eh bien... au revoir, Anna.
— Au revoir, répondit cette dernière d'un ton
brusque.
Après le départ de la cliente, Anna resta quelques
minutes les yeux fixés sur la porte. Elle avait l'air
bouleversée.
— Que se passe-t-il ? demanda Luke, inquiet.
— Rien, affirma-t-elle.
— Mais si...
Avant qu'il ait pu terminer sa phrase, la jeune
femme l'interrompit.
— Oh, mon Dieu, il est tard, je ferais mieux de me
dépêcher, dit-elle en quittant la pièce à la hâte.
L'air absent, Anna retoucha sa coiffure et jeta un
coup d'œil à l'image qui lui renvoyait le miroir. Sa
robe, dont la couleur topaze s'accordait à merveille
avec ses cheveux et ses yeux bruns, mettait en valeur
ses longues jambes. Satisfaite, elle s'apprêta à
descendre pour rejoindre Luke.
Malgré sa tristesse à l'idée que bientôt son prince la
quitterait pour en épouser une autre, Anna se composa
un visage souriant, et se dirigea vers l'escalier.
En entendant les pas d'Anna dans l'escalier, Luke
s'écarta de la fenêtre, et se retourna, le cœur battant.
Chaque fois que la jeune femme entrait dans une
pièce, sa simple présence suffisait à mettre tous ses
sens en émoi. Mais en voyant la femme qui avançait
vers lui dans un scintillement d'or, moulée dans une
robe qui épousait ses courbes voluptueuses, il crut à
une apparition.
— Vous êtes superbe, dit-il, ne trouvant rien de
mieux que ces mots simples pour exprimer ce qu'il
ressentait tout au fond de son cœur.
Anna s'efforça de plaisanter pour cacher le trouble
que ce compliment avait fait naître en elle.
— Vous n'êtes pas mal non plus, pour un homme
ordinaire...
En réalité, il avait l'air plus princier que jamais,
dans son costume gris anthracite, et Anna dut faire
appel à toute sa force de caractère pour refouler
l'attirance qu'elle éprouvait toujours pour lui.
— Vous êtes sûre de n'avoir rien oublié? demanda
Luke en posant sur elle un regard étrange.
— Non, je ne crois pas, répondit-elle. J'ai livré tous
les rafraîchissements et...
— Je ne parlais pas de ça. Je pensais que vous
voudriez peut-être faire... ou dire quelque chose avant
de partir.
— Non, je n'ai rien à dire, affirma Anna en drapant
son étole autour de ses épaules.
— Alors, nous aviserons le moment venu, dit Luke
avec une intonation qu'elle ne parvint pas à définir.
Comme Luke insistait pour la conduire au bal,
Anna tenta de s'y opposer avec diplomatie.
— Ce n'est pas une très bonne idée... Les gens vont
croire que nous sommes... enfin, que nous sortons
ensemble.
— Je ne comprends pas..., rétorqua Luke.
— Vous comprenez très bien ce que je veux dire.
Et je ne voudrais surtout pas effrayer vos fiancées
potentielles !
— Ne vous inquiétez pas pour elles, et montez !
dit-il en lui ouvrant la portière de la voiture.
— Comment faites-vous pour être aussi calme,
alors que vous allez vous engager cette nuit même ?
Luke haussa les épaules.
— Simplement parce que je vous fais totalement
confiance, Anna.
— Cette fois-ci, c'est moi qui ne comprends pas,
répliqua la jeune femme avec un sourire.
— Je compte sur votre aide, ce soir.
Comme Luke s'y attendait, la jeune femme
protesta:
— J'ai rempli mon rôle en vous présentant des
candidates absolument parfaites, et le reste n'est pas de
mon ressort.
— Mais j'hésite, et je ne sais pas laquelle choisir.
— Faites confiance à votre intuition.
— La dernière fois que je m'y suis risqué, vous
m'avez fait comprendre que je m'étais trompé, lui
rappela-t-il.
Anna fit mine de ne pas saisir l'allusion, et ne
répondit rien.
— Je ne peux pas prendre le risque de me tromper
une nouvelle fois, insista Luke.
— Alors suivez ce que vous dicte votre raison.
Faites ce que vous voulez, mais choisissez une fiancée!
— Mais, vous possédez le don de reconnaître
l'amour véritable, Anna. Pourquoi ne voulez-vous pas
me révéler le nom de celle qui m'est destinée?
Le visage de la jeune femme se décomposa.
— Non, c'est impossible. Vous m'en demandez
trop, dit-elle en baissant brusquement la tête.
— Pourquoi? demanda Luke d'un ton innocent, en
garant la voiture. Vous aviez pourtant promis de faire
tout ce qui est en votre pouvoir pour m'aider.
— Oui, mais c'était avant...
Elle s'interrompit, et le regarda dans les yeux.
— Avant quoi? demanda Luke d'une voix rauque.
Avant que nous vivions sous le même toit, ou avant
que nous échangions notre premier baiser...?
— Cela n'a rien à voir, et vous le savez très bien.
— Ah oui? Moi il me semble au contraire que tout
le problème est là.
— Je vous en prie, Luke, il s'agit de votre vie, de
votre avenir, et je ne peux pas prendre une décision
aussi importante à votre place. Il faut que ce soit votre
choix.
— Eh bien, justement, mon choix c'est de vous
demander de choisir pour moi, dit-il.
Puis il baissa la voix jusqu'à ce qu'elle ne soit plus
qu'un murmure.
— Je vous en prie, ne me laissez pas tomber, Anna.
Tout en servant des rafraîchissements, Anna
observait Luke tandis qu'il dansait avec Terri. D'un
naturel toujours optimiste et enjoué, son amie semblait
s'amuser follement, et Anna ne put s'empêcher de
ressentir un léger pincement au cœur en songeant que
Terri ferait une parfaite princesse. Puis ce fut au tour
de Marilyn de danser avec Luke. Déjà mère de deux
enfants, dont elle s'occupait à merveille, elle saurait, à
n'en pas douter, apporter toute sa tendresse avec ceux
qu'elle aurait avec Luke. Carol et Joyce se succédèrent
ensuite dans les bras du prince. Toutes deux
possédaient également les qualités dont Luke rêvait, la
première partageait avec lui son goût du sport et de
l'aventure, tandis que la seconde, imperturbable en
toutes circonstances, saurait faire face aux obligations
d'une vie mondaine.
Elles semblaient toutes les quatre si parfaites
qu'Anna ne pouvait se décider à en choisir une. Malgré
ses efforts de concentration, ce don si particulier qui
faisait sa réputation semblait l'avoir abandonnée.
Soudain, il lui sembla que la température de la
pièce venait de s'élever de quelques degrés. Elle n'eut
pas besoin de se retourner pour savoir que Luke se
tenait derrière elle. Sans un mot, il lui passa un bras
autour de la taille, et l'entraîna sur la piste de danse.
— Mais que faites-vous? demanda-t-elle, tandis
qu'il l'attirait contre lui.
— Je danse, répondit-il. Enfin, je fais de mon
mieux.
Malgré sa modestie, Luke était le meilleur danseur
qu'Anna eut jamais rencontré, et tandis qu'elle évoluait
dans ses bras, elle comprit pourquoi ses précédentes
cavalières avaient semblé aussi enchantées.
— Mais j'ai du travail, essaya-t-elle de protester.
— Cessez de jouer les Cendrillon, et donnez-moi
plutôt votre opinion, grommela-t-il. Je vous ai bien vue
m'observer toute la soirée.
Tandis que les bras de Luke se refermaient plus
étroitement encore autour d'elle, Anna sentit ses
dernières résistances s'évanouir en fumée. Se laissant
aller contre Luke, elle enfouit son visage au creux de
son cou, et, l'espace d'un instant, elle se surprit à rêver
qu'ils quitteraient le bal ensemble. Ensuite, il lui
proposerait de l'épouser. Elle lui dirait oui, et ils
vivraient heureux jusqu'à la fin de leurs jours...
C'est alors que la vérité, qu'elle avait toujours
refoulée de toutes ses forces, éclata en elle avec la
force d'un ouragan. C'était elle, et elle seule, le
véritable amour du prince.
Bouleversée, elle se raccrocha à Luke, cherchant
dans ses bras une protection contre son tumulte
intérieur.
— Tout va bien? demanda-t-il d'une voix pleine de
tendresse.
En entendant le son de sa voix, Anna reprit pied
dans la réalité. Malgré son amour pour lui, elle devait
renoncer à son rêve, et le laisser en épouser une autre.
— Très bien, mentit-elle.
— Alors, vous savez laquelle de ces femmes je
dois choisir?
Le cœur brisé, Anna s'arracha à l'étreinte de ses
bras.
— Désolé Luke, mais je ne peux pas. Je... je...
Sans pouvoir finir sa phrase, la jeune femme quitta
précipitamment la salle, en retenant un sanglot.
10
Luke se précipita derrière Anna, et bouscula au
passage un homme de haute taille, à la musculature
impressionnante.
— Que lui avez-vous fait, Hansson? demanda
Jimmy Turner d'une voix menaçante.
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, espèce de...
Une voix de femme les interrompit.
— Je t'en prie, chéri, ne t'occupe pas de ça, dit-elle
en prenant Jimmy par le bras.
Puis, l'air désolé, elle s'adressa à Luke.
— C'est la première fois qu'Anna s'intéresse à
quelqu'un depuis leur divorce, et il ne supporterait pas
de la voir malheureuse.
C'était la chose la plus insensée qu'il eût jamais
entendue, songea Luke, en dévisageant le couple qui
lui faisait face. Soudain, il réalisa qu'il avait déjà vu la
jeune femme quelque part. N'était-ce pas la cliente de
cet après-midi, celle qui attendait son troisième enfant?
Avant que Luke n'ait eu le temps d'assimiler
l'information, un intense brouhaha lui parvint depuis la
porte d'entrée.
En se retournant, il vit deux hommes bardés
d'appareils photo s'engouffrer dans la salle de bal.
— Il est là ! cria l'un deux, en désignant Luke du
doigt.
Instinctivement, le prince se retourna. Ces damnés
paparazzi choisissaient bien mal leur heure ! Bien sûr,
il n'ignorait pas que son identité serait dévoilée dès
l'annonce de ses fiançailles, mais pour ne pas froisser
les habitants d'Anders Point, qu'il avait appris à
connaître et à apprécier, il aurait voulu pouvoir leur
annoncer lui-même qui il était.
Tournant la tête, il balaya la pièce du regard,
cherchant désespérément un endroit où se réfugier, afin
de gagner un peu de temps.
Jetant un regard par-dessus son épaule, il remarqua
que la foule semblait se resserrer autour des deux
journalistes, comme pour les empêcher de progresser
jusqu'à lui. Quand l'un d'eux trébucha, Luke aurait juré
avoir vu Wilfred tendre discrètement sa jambe dans le
passage, tandis que peu à peu, les invités formaient une
sorte de rempart, pour lui permettre de se réfugier dans
la cuisine. Mais avant qu'il ait pu faire un pas, les
portes battantes de la cuisine s'ouvrirent à la volée et
un troisième homme, armé d'un appareil photo, se
planta devant lui.
Dans sa hâte, le journaliste bouscula Ellen Turner,
et aussitôt Luke s'élança à son secours. Mais, avant
qu'il ait pu l'atteindre, Jimmy se jetait sur l'homme, le
projetant sur la table où trônait le buffet, laquelle céda
sous son poids dans un grand fracas de verre brisé.
C'est alors qu'une voix murmura à l'oreille de Luke:
— Vous voulez qu'on vous aide à vous débarrasser
de lui, Votre Altesse?
Carl, flanqué de toute l'équipe de hockey, se tenait
prêt à intervenir.
— Mais... vous saviez? demanda Luke, incrédule.
— Bien sûr, Votre Altesse. Il y a un moment que
toute la ville est au courant de votre présence ici.
— Et vous n'avez rien dit?
Carl haussa les épaules.
— Nous avons pensé que vous aviez vos raisons de
vous cacher ici. Et puis, nous ne voulions à aucun prix
perdre un joueur de votre qualité.
Des bruits de bagarre firent se retourner le prince.
Jimmy s'en prenait maintenant aux deux autres
journalistes, accourus en renfort.
— Alors, vous voulez qu'on s'en occupe, demanda
de nouveau Carl, prêt à en découdre.
— Oui, je crois que vous feriez mieux d'intervenir
avant que ce garçon ne tue quelqu'un, répondit Luke,
inquiet.
— Quant à vous, Votre Altesse, vous feriez mieux
d'aller retrouver Anna, ajouta le capitaine d'un ton
bourru.
Après avoir remercié ses coéquipiers, Luke les
abandonna en plein chaos, et se glissa dans l'obscurité
protectrice du dehors.
Contrairement à ce qu'il avait craint; Luke n'eut pas
à marcher longtemps pour rejoindre Anna qui avait
trouvé refuge dans le jardin public, où les guirlandes
électriques éclairaient la sombre nuit de décembre.
Appuyée contre un vieux chêne, la jeune femme
contemplait le ciel, en écoutant le murmure de l'océan
qui venait mourir au pied de la falaise.
Elle n'eut pas un regard pour Luke, tandis qu'il
s'approchait d'elle, et celui-ci dut attendre un long
moment avant qu'elle ne se décide à rompre le silence.
— Vous est-il déjà arrivé de trop désirer quelque
chose ? questionna-t-elle à brûle-pourpoint.
« Oui, vous », eut-il envie de répondre, tandis qu'il
rajustait l'étole qui avait glissé des épaules de la jeune
femme.
Puis, il referma ses bras autour d'elle, l'enveloppant
de sa chaleur.
— Il est normal d'avoir envie de certaines choses,
mon cœur.
— Pas quand on sait qu'on ne peut pas les obtenir,
murmura Anna.
— Je suppose que vous voulez parler des enfants.
Pourquoi avoir prétendu que vous n'en vouliez pas?
— J'en ai toujours voulu. Jimmy et moi avons
essayé pendant trois ans, mais j'étais... je ne pouvais
pas, dit-elle d'une voix brisée d'émotion.
— Rien ne prouve que c'était votre faute, tenta de
la consoler Luke.
Anna sursauta.
— Comment pouvez-vous dire une chose pareille
après avoir rencontré sa femme ? En moins de cinq ans
ils ont eu deux enfants, et ils en attendent un troisième.
Ce n'est sûrement pas sa faute à lui...
— Mais cela ne veut pas dire que ce soit la vôtre
non plus. Vous n'étiez tout simplement pas faits l'un
pour l'autre.
— Qu'essayez-vous de me dire, Luke?
— Ceci...
Les lèvres de Luke se posèrent sur celles d'Anna,
en un long baiser plein de fougue. Surprise par son
désir, la jeune femme sentit un frisson parcourir tout
son corps, tandis qu'elle répondait avec passion à la
caresse du prince.
A regret, ce dernier s'écarta d'elle.
— Laissez-moi deux mois, et je vous promets que
vous serez enceinte.
— Luke ! s'écria Anna, reculant brusquement.
— Je suis même sûr qu'un seul suffira, dit-il d'une
voix rauque et vibrante de mâle assurance.
Puis, comme Anna lui tournait le dos, partagée
entre l'exaspération et l'envie de céder à sa si troublante
proposition, elle sentit ses mains se poser sur ses
épaules. Alors, elle devina avant même qu'il l'ait
formulée l'offre qu'il s'apprêtait à lui faire. Il allait la
demander en mariage, lui proposer de partager avec lui
son royaume, mais surtout, il allait lui offrir son amour,
sa vie, et son avenir...
— Anna, dit Luke d'une voix émue. Je crois qu'il
est temps que je vous parle sérieusement...
— Luke, avant tout, il faut que vous sachiez la
vérité, l'interrompit-elle en se tournant soudain vers lui.
Après trois ans de tentatives infructueuses, Jimmy m'a
convaincue d'aller consulter un médecin. Cela a été une
terrible épreuve. J'ai fait tous les examens possibles et
imaginables, sans résultat. Ensuite, Jimmy a voulu
continuer mais je...
Sa voix se brisa, et elle retint à grand-peine un
sanglot.
— Quoi, Anna? demanda doucement Luke.
— A... essayer, acheva-t-elle dans un souffle. Mais
je ne pouvais plus. Je ne pouvais plus supporter cette
déception, chaque mois, cette tristesse, pas seulement
la mienne, mais également celle de Jimmy ? Et le fait
de savoir que, sur le plan médical, rien ne s'opposait à
ce que j'aie un enfant rendait les choses encore plus
difficiles.
La jeune femme laissa échapper un soupir lourd de
chagrin, avant de poursuivre :
— Jimmy n'a pas supporté mon refus, car avoir des
enfants comptait plus que tout pour lui. C'est pourquoi
j'ai décidé de lui rendre sa liberté. Pour qu'il ait une
chance de fonder une famille comme il en avait
toujours rêvé.
— Mais, Anna, vous aussi, vous pouvez faire la
même chose, aujourd'hui. Avec moi...
Anna secoua la tête.
— Non, Luke, dit-elle simplement.
Plus jamais elle ne voulait connaître la douleur de
l'échec. Plus jamais elle ne s'exposerait à perdre
l'amour d'un homme parce qu'elle était incapable de
porter ses enfants. Et surtout, elle ne voulait pas que
Luke fonde son avenir sur une union aussi
hasardeuse...
— Vous ne m'aimez donc pas? demanda-t-il d'une
voix tendue.
L'aimer? Comment pouvait-il en douter, alors
qu'elle ne prenait cette décision aussi déchirante que
par amour pour lui ?
— Mais, Luke, dit-elle, déconcertée, ce n'est pas le
problème...
— Et quel est-il, alors?
— Je suis sûre de ne pas pouvoir avoir d'enfant.
Sûre et certaine...
— Anna, continua Luke d'une voix douce, il n'y a
aucune raison pour que vous ne puissiez pas avoir
d'enfant. Ce que vous dites n'est pas logique.
— Cela n'a rien à voir avec la logique ou la
science! répondit Anna, en proie à un désespoir visible.
— Mais comment pouvez-vous affirmer une chose
pareille, alors que nous n'avons même pas...
— Luke, l'interrompit-elle aussi doucement qu'elle
le put, je ne veux même pas tenter l'aventure. Je suis
désolée, je croyais que j'en serais capable, mais c'est
impossible.
En voyant Luke baisser la tête, l'air complètement
abattu, Anna crut que son cœur était sur le point de se
briser. Mais elle tint bon et parvint à ajouter :
— Vous feriez mieux de partir, maintenant...
— Vous avez raison, finit-il par répondre. Je crois
que c'est en effet la meilleure solution.
Puis il sortit sans un regard pour elle.
Cette nuit-là, Luke fit ses bagages et retourna
s'installer au château.
Comme exilé au cœur d'une forteresse
impénétrable, sous la surveillance permanente de deux
gardes du corps, le prince passa de longues heures à
arpenter les corridors de son immense demeure, le
cœur glacé de chagrin. Anna lui manquait chaque jour
davantage et, tandis qu'il se languissait, le temps
continuait à s'écouler, le rapprochant inexorablement
du délai fixé par le Conseil des Anciens. Au plus
sombre de son désespoir, il s'imagina même sa
destitution prochaine.
Au cours d'une de ses nombreuses nuits passées à
ressasser ses idées noires, Luke quitta le fauteuil où il
s'était enfoncé, et passa une main sur son visage. Il
n'avait pas jugé utile de se raser depuis qu'il avait quitté
la maison d'Anna, songeant que, de toute façon, cela
n'était plus nécessaire puisque tout le monde
connaissait son identité. Mais cette nuit-là, il décida de
retrouver le visage qu'Anna lui avait fait découvrir, et
de redevenir Luke Hansson. Il avait appris tant de
choses en vivant avec elle, et surtout à apprécier les
choses simples de la vie. Grâce à elle, il avait
découvert avec bonheur les biscuits à peine sortis du
four, les promenades à la nuit tombée, les vieux
téléfilms, qu'ils regardaient assis à même le tapis... Et
jamais il n'oublierait l'odeur de son parfum quand elle
se penchait au-dessus de lui, ni son rire quand elle
discutait avec Julie ou Drew au téléphone. Pourtant,
songeait-il, il devait à tout prix la chasser de sa
mémoire...
Et elle? parviendrait-elle à l'oublier? En épouserait-
elle un autre? Non, sans doute pas, songea Luke. Alors
que lui n'avait, hélas, pas d'autre choix.
Durant les cinq ans qu'elle avait passés seule après
son divorce, jamais Anna n'avait ressenti une solitude
aussi poignante. Tant de choses lui manquaient depuis
le départ de Luke : le son de sa voix, le bruit de ses pas
dans la maison, l'odeur boisée de son eau de toilette, la
chaleur de sa peau, le goût de ses baisers.
Depuis qu'il était parti, elle se sentait désemparée et
inutile, et pourtant, malgré sa peine, elle savait qu'elle
avait pris la bonne décision.
Enveloppée dans un châle, elle s'assit à la fenêtre,
et contempla le château dont la silhouette massive se
découpait dans la nuit. Depuis une semaine, Luke s'y
était barricadé, tandis que le monde entier spéculait sur
son prochain mariage. Le prince Lucas n'avait plus que
quelques jours pour faire connaître sa décision, et
Anna, comme les autres, ne pouvait s'empêcher de
s'interroger sur celle qu'il choisirait.
En tremblant, elle resserra son châle autour d'elle,
et laissa les larmes couler sur ses joues, tandis que dans
l'âtre, le feu mourait doucement.
Assis devant la cheminée de la bibliothèque, Luke
contemplait le feu qui finissait de se consumer, quand
soudain, dans l'obscurité, une étincelle jaillit des
cendres encore rougeoyantes, tel un messager
providentiel.
Alors, soudain, tout s'éclaira dans l'esprit du prince.
Rompue de chagrin, Anna avait fini par s'endormir
près de la fenêtre, et dans son rêve, Luke se tenait à son
côté. L'illusion était si parfaite qu'elle pouvait ressentir
la chaleur qui s'emparait d'elle chaque fois qu'il entrait
dans une pièce. Et l'odeur de son eau de toilette était si
forte qu'elle aurait juré... Mue par une intuition
soudaine, Anna ouvrit les yeux. Luke était là, bien réel,
agenouillé à côté d'elle.
— Luke ! Que faites-vous là ?
— J'ai oublié quelque chose qui m'appartient ici, et
je suis revenu le chercher.
— Mais..., commença-t-elle.
— Venez, vous devez être gelée, dit-il en l'aidant à
se lever.
Puis il la fit s'asseoir devant la cheminée, et
calmement, entreprit de ranimer le feu.
Bientôt, une flamme se raviva et embrasa la bûche
qu'elle avait posée dans le foyer. Puis, la chaleur vint
réchauffer leurs visages, tandis que le feu éclairait de
nouveau la pièce.
— Vous avez pris une décision ? demanda Anna.
— Oui, grâce à vous.
— Moi?
Luke sourit devant son air surpris.
— Un jour, vous m'avez expliqué qu'il fallait
toujours écouter ses sentiments. Et même s'il m'a fallu
du temps, j'ai fini par comprendre que l'amour est plus
fort que tout.
Voyant qu'Anna se mettait à trembler, Luke serra la
jeune femme dans ses bras, et lui prit le menton pour
l'obliger à le regarder droit dans les yeux.
— Je vous aime, Anna. Je vous aime tant que je ne
peux pas vivre sans vous. Je veux que vous soyez ma
femme...
La voix de Luke se brisa, et il termina sa phrase
dans un murmure.
— Je vous en prie, acceptez.
— Non, Luke, je ne suis pas une femme pour vous,
répondit Anna, les larmes aux yeux.
— Bien sûr que si. Notre amour doit s'accomplir.
J'en ai la certitude.
— Mais si je ne...
— Vous n'avez rien d'autre à faire qu'à m'aimer,
Anna.
— Mais...
— Aimez-moi, Anna, et laissez-moi vous aimer.
Le reste viendra tout seul.
— Non, Luke, je vous aime trop pour vous laisser
détruire toute votre vie.
— Et moi je vous aime trop pour vous laisser
renoncer à votre plus beau rêve. Epousez-moi, et
laissez-moi vous aider à vaincre vos peurs.
D'une main tremblante, Anna essuya ses joues
couvertes de larmes, pour regarder l'homme qui la
contemplait avec confiance. Grâce à lui, elle venait
d'avoir une véritable révélation. L'amour véritable
n'était pas une fin, mais un commencement, le
commencement d'une nouvelle vie, pleine d'espoir et
de bonheurs à venir.
— Je... Je ne veux pas vous faire de promesses que
je ne pourrai peut-être pas tenir.
— Je comprends, Anna, mais je ne veux pas de
promesse. Votre amour me suffit.
Anna sentit alors sa dernière résistance tomber
devant l'amour inconditionnel que lui témoignait Luke.
Enfin, elle cessait de lutter contre ce que son cœur lui
dictait depuis leur première rencontre.
— Vous pouvez compter sur mon amour, répondit-
elle.
— Alors, vous serez ma femme?
— Oui.
Au comble du bonheur, Luke prit les lèvres d'Anna
en un tendre et long baiser.
Irradiée par la chaleur et la force de son amour,
Anna sentit que ses peurs s'étaient miraculeusement
envolées. Ensemble, ils auraient des enfants, et, quoi
qu'il arrive, Luke serait toujours là pour consoler ses
peines et partager ses joies.
11
Ils se marièrent quelques jours plus tard. Puis,
après un court voyage de noces, ils regagnèrent les Iles
de la Constellation, et s'installèrent au palais, après
avoir sillonné le pays pour permettre aux habitants de
faire connaissance avec leur nouvelle souveraine.
Durant l'été, Anna et Luke revinrent à Anders
Point, passer quelques jours avec Drew, installée au
château avec son mari, le prince Whit, et leur fille Lexi
qui venait juste de fêter ses sept ans.
Ils y retrouvèrent également le prince héritier Erik,
en visite avec sa femme Julie et leur fils Nicolas, sur
lequel chacun s'extasia. Sous le charme elle aussi, Lexi
décida de l'adopter comme petit frère, en attendant que
le sien arrive à la fin de l'année.
Heureuse de retrouver ses amies, avec qui elle
conversait longuement, Anna apprécia chaque minute
de son séjour.
Détendu et souriant, Luke profitait de la vie, et de
la compagnie de ses amis car, avait-il expliqué à sa
femme, il se sentait renaître depuis qu'ils vivaient
ensemble.
Un soir, après une longue promenade au bord de
l'océan, ils se retrouvèrent tous dans la grande cuisine
du château. Emue, Anna surprit le regard plein d'amour
que Julie posait sur Erik, tandis qu'il embrassait
délicatement leur adorable bébé. Puis, elle remarqua
que Drew essuyait une larme en voyant Lexi jeter ses
bras autour du cou de Whit, en lui disant : « Je t'aime,
papa. »
Autour d'Anna, tout n'était qu'amour, et, dans le
creux de son ventre, un petit être prenait vie. Jusqu'à
présent, elle avait gardé pour elle son merveilleux
secret, mais ce soir, ce soir, elle le partagerait avec
l'homme qui, grâce à l'amour qu'il lui portait et à la
confiance qu'il lui témoignait, avait su réaliser un
miracle.