revue philosophique. derrida

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Front Matter Reviewed work(s): Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL- JUIN 1990) Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41096274 . Accessed: 08/02/2012 14:52 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue Philosophique de la France et de l'Étranger. http://www.jstor.org

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Page 1: Revue Philosophique. Derrida

Front MatterReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990)Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096274 .Accessed: 08/02/2012 14:52

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N° 2 - AVRIL -JUIN 1990

REVUE PHILOSOPHIQUE DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER

Revue trimestrielle publiée avec le concours du CNRS et du Centre National des Lettres

Directeur : Yvon Brès

Secrétaires de la Rédaction : Dominique Merllié et Denise Leduc-Fayette

DERRIDA

puf PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Page 3: Revue Philosophique. Derrida

REVUE PHILOSOPHIQUE DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER

fondée en 1876 par Th. RIBOT

continuée par L. LÉVY-BRUHL, É. BRÉHIER, P. MASSON-OURSEL et Pierre- Maxime SCHUHL

Directeur :

YVON BRÈS, Professeur à V Université de Paris VII

Secrétaires de la Rédaction :

DOMINIQUE MERLLIÉ, Maître de Conférences à V Université de Paris I

DENISE LEDUC-FAYETTE, Maître de Conférences à l'Université de París IV

Administration : Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Abonnements : Presses Universitaires de France, Département des Revues 14, avenue du Bois-de-1'Epine, BP 90, 91003 Evry Cedex

Tél. (1) 60 77 82 05 Télécopie (1) 60 79 20 45 - Telex : PUF 600 474 F

Rédaction : 12, rue Jean-de-Beauvais, 75005 Paris - Tél. : 43262216

La Revue laisse aux auteurs des articles Ventière responsabilité des opinions qu'ils expriment

Abonnements annuels (1990)

France, Communauté : 300 F - Etranger : 380 F

Compte chèques postaux : Paris 1302-69-C

AVIS IMPORTANT. - Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans les quinze jours qui suivront la réception du numéro suivant.

Page 4: Revue Philosophique. Derrida

Ce numéro comporte seize articles qui tous à leur manière rendent hommage à la pensée de Jacques Derrida, la célébrant et la questionnant tout à la fois. Il n'est pas utile d'insister sur la nécessité d'un tel hommage.

Je répéterai seulement ici les mois que j'ai adressés aux auteurs pour les inviter à écrire : ce numéro est conçu comme un geste d'affir- mation de l'une des plus belles pensées de l'affirmation.

Catherine Malabou.

Mme Catherine Malabou a pris l'initiative de ce numéro spécial sur Jacques Derrida. Elle a sollicité et groupé les articles qui le constituent. La Direction de la Revue lui adresse ses bien vifs remerciements pour le travail qu'elle a fait.

La Rédaction.

Bévue philosophique, n° 2/1990 rp - 5

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PARDES L'ÉCRITURE DE LA PUISSANCEAuthor(s): Giorgio AgambenReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 131-145Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096275 .Accessed: 08/02/2012 14:52

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FARDES L'ÉCRITURE DE LA PUISSANCE

Par de s

Le second chapitre du traité talmudique Hagigah (littéra- lement : « offrande ») traite des matières dont il est licite d'être instruit et de celles qui ne doivent en aucun cas être objet d'inves- tigations. La Mishnah qui ouvre le chapitre dit : « Les relations interdites ne doivent pas être examinées en présence de trois (personnes), ni les œuvres de la création en présence de deux, ni le Char céleste (la Merkaba, le Char céleste de la vision d'Ezéchiel, symbole de la connaissance mystique) en présence d'un seul, à moins qu'il ne soit un sage déjà au courant par lui-même. Pour quiconque étudie quatre choses, il vaudrait mieux ne pas être né. Ces quatre choses sont : ce qui est dessus, ce qui est dessous, ce qui est avant et ce qui est après (c'est-à-dire, l'objet de la connais- sance mystique, mais aussi de la métaphysique qui prétend chercher à connaître l'origine surnaturelle des choses). » Au feuillet 14b on lit cette histoire, qui ouvre un cycle bref de haggadoih qui ont comme protagoniste Aher (littéralement « l'Autre »), nom dont fut appelé Elisha ben Abuyah après son péché :

Quatre rabbis entrèrent au Pardes, c'étaient : Ben Azzai, Ben Zoma, Aher et rabbi Akiba. Rabbi Akiba dit : « Quand vous parviendrez aux pierres de marbre pur, ne dites pas : de l'eau ! de l'eau ! Car il est dit : celui qui dit le faux ne se tiendra pas devant mes yeux. Ben Azzai jeta un regard et mourut. L'Ecriture dit de lui : la mort de ses saints est précieuse aux yeux du Seigneur. Ben Zoma regarda et devint fou. L'Ecriture dit de lui : tu as trouvé le miel ? Manges-en juste assez ou tu en seras repu et tu vomiras. Aher saccagea les jeunes plants. Rabbi Akiba sortit sain et sauf.

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132 Giorgio Agaraben

Selon la tradition rabbinique, le Pardes (verger, Paradis) signifie la connaissance suprême. Ainsi, dans la Gabbale, la Schechina, la présence de Dieu, est dite Pardes ha-torah, le paradis de la Torah, c'est-à-dire sa plénitude, sa révélation accomplie. Cette inter- prétation gnostique du mot « Paradis » est le patrimoine commun de maints courants hérétiques non seulement judaïques, mais aussi chrétiens. Aymeric de Bène, dont les disciples monteront au bûcher le 12 novembre 1210, affirmait que Paradis signifie « connais- sance de la vérité, et nous ne devons pas en espérer un autre ».

L'entrée des quatre rabbins au Pardes est donc une figure de l'accès à la connaissance suprême, et la haggada contient une parabole sur les risques mortels inhérents à cet accès. Dans cette perspective, que signifie alors le « saccage des jeunes plants », que l'histoire attribue à Aher, face à la mort de Ben Azzai et à la folie de Ben Zoma ? Nous n'avons aucune certitude, mais la Gabbale identifie le « saccage des jeunes plants » au péché le plus grave dans lequel on puisse tomber sur le chemin de la connais- sance. Ce péché est défini « isolement de la Schechina » et consiste dans la séparation de la Schechina des autres Sephiroth, et dans sa compréhension comme un pouvoir autonome. La Schechina est, pour les cabbalistes, la dernière des 10 Sephiroth, c'est-à-dire des attributs ou paroles de Dieu, celle qui exprime la présence divine elle-même, sa manifestation ou son habitation sur la Terre. En saccageant les jeunes plants (c'est-à-dire les autres Sephiroth), Aher a séparé la connaissance et la révélation de Dieu des autres aspects de la divinité.

Ce n'est donc pas un hasard si, dans d'autres textes, le saccage des jeunes plants est identifié au péché d'Adam, qui, au lieu de contempler la totalité des Sephirolh, préféra contempler seulement la dernière, qui semblait représenter à elle seule toutes les autres. De cette façon, il sépara l'arbre de la science de l'arbre de la vie. L'analogie Aher-Adam est significative. Comme Adam, Aher, r « Autre », représente ici l'humanité en ce que, faisant du savoir son destin et sa puissance spécifique, elle isole la connaissance, qui n'est pas la forme accomplie de la manifestation divine, des autres Sephiroth dans lesquelles la divinité se révèle. Dans cette condition d' « exil », la Schechina perd ses pouvoirs et devient maléfique (avec une imagination enflammée, les cabbalistes disent qu'elle « suce le lait du mal »).

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Pardes 133

Exil

Moïse de Léon, l'auteur du Zohar, nous a transmis une autre interprétation de l'histoire des quatre rabbins. D'après cette lec- ture, la haggada est, en vérité, une parabole sur les exégèses du texte sacré et, plus précisément, sur les quatre sens de l'écriture. Chacune des quatre consonnes du mot Pardes représente un des sens : P pour Peshat, le sens littéral, R pour Remez, le sens allé- gorique, D pour Derasha, l'interprétation talmudique, S pour Sod, le sens mystique. En correspondance, dans le Tiqqune Ha-Zohar, chacun des quatre rabbins incarne un niveau de l'interprétation : Ben Azzai, qui entre et meurt, est le sens littéral, Ben Zoma est le sens talmudique, Aher est le sens allégorique et Akiba, qui entre et sort indemne, est le sens mystique. Dans cette perspective, comment comprendre le péché d'Aher ? Nous pouvons voir dans le saccage des jeunes plants et dans l'isolement de la Schechina un risque mortel implicite dans tout acte d'interprétation, dans toute confrontation avec un texte ou un discours divin ou humain. Ce risque c'est que la parole, qui n'est autre que la manifestation et la non-latence de quelque chose, se sépare de ce qu'elle révèle, et acquière une consistance autonome. Le Zohar définit ailleurs, et de façon significative, l'isolement de la Schechina comme une séparation entre parole et voix (la Sephira Tipheret). Le saccage des jeunes plants est, alors, un experimentum linguae, une expérience du langage qui consiste à séparer la parole autant de la voix qui la prononce que de sa référence. Une parole pure, sans plus de voix ni de réfèrent, indéfiniment suspendue dans sa valeur séman- tique et isolée en elle-même : tel est le séjour d'Aher, de 1' « Autre », au Pardes. C'est pourquoi il ne peut ni périr au Paradis du langage, en adhérant au sens comme Ben Zoma et Ben Azzai, ni en sortir sain et sauf comme Akiba. Il accomplit jusqu'à son terme l'expé- rience de l'exil dans la Schechina. C'est-à-dire l'expérience du lan- gage humain. Le Talmud dit de lui : « II ne sera pas jugé, ni n'en- trera dans le monde à venir. »

Terminus

Benjamin a écrit une fois que la terminologie est l'élément même de la pensée et que, pour tout philosophe, le lerminus contient déjà en lui le noyau du système. Terminus signifie en latin « limite, terme », et c'était à l'origine le nom d'une divinité qui, à l'ère

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134 Giorgio Agaraben

classique, était encore représentée comme une figure anthropo- morphique dont le corps se réduisait à une pointe solidement enfoncée dans le sol. Dans la logique médiévale, qui a transmis l'acception courante aux langues modernes, le terme était un mot qui ne se signifie pas seulement lui-même (supposilio malerialis), mais vaut pour la chose qu'il signifie, désigne quelque chose (ter- minus supponii pro re, supposilio personalis). Une pensée privée de termes, qui ne connaîtrait donc pas de limite où elle cesserait de se référer à elle-même pour se fixer sur le terrain de la déno- tation, n'est pas, selon cette conception, une pensée philosophique. C'est pourquoi Ockham, le chef de file de l'école que l'on définit habituellement « nominaliste », excluait des noms au sens strict les conjugaisons, les adverbes et les autres expressions syncaté- goriques. Dans la terminologie philosophique moderne, ni la nette opposition d' autoréférence et de dénotation ni l'exclusion des termes syncatégoriques ne sont plus possibles (si tant est qu'elles l'aient jamais été). Si, d'une part, il n'est déjà pas possible de dire de cer- tains mots fondamentaux de la pensée kantienne (comme l'objet transcendantal ou la chose en soi) qu'ils sont dénotatifs ou auto- référentiels, d'autre part l'importance terminologique des expres- sions syncatégoriques a rapidement augmenté. M. Puder a ainsi relevé l'importance de l'adverbe gleichwohl dans l'articulation du geste de la pensée kantienne. Et Heidegger, dans les leçons de Marburg du semestre estival de 1927, a attiré l'attention sur la fréquence et sur l'importance de l'adverbe schon pour la détermi- nation même du problème de la temporalité. Dans cette perspec- tive, même un simple signe de ponctuation peut acquérir un carac- tère terminologique : ainsi l'importance stratégique du trait d'union dans Sein und Zeit, par exemple dans des expressions comme In-der-Welt-Sein, n'a pas échappé à un observateur attentif comme Karl Löwitt.

S'il est vrai, comme cela a été dit de manière elïicace, que la terminologie est la poésie de la philosophie, alors ce déplacement et cette transformation du moment proprement poétique de la pensée caractérisent indubitablement la philosophie contemporaine. Cependant, cela ne signifie pas que les termes philosophiques aient perdu leur caractère spécifique et que la philosophie (abandonnant le geste de nommer) soit pour autant simplement confondue avec la littérature et soit rendue à la « conversation » de l'humanité, comme certains l'ont affirmé. Les mots philosophiques restent bien tou- jours des noms, mais leur caractère dénominatif ne peut plus être compris simplement d'après le schéma traditionnel de la signi-

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Par des 135

fìcation, mais implique une expérience différente et décisive du langage. Ils deviennent alors le lieu d'un véritable experimentum linguae.

Cette crise (au sens étymologique) de la terminologie est aujour- d'hui la situation même de la pensée et Jacques Derrida est, sans doute, le philosophe qui en a pris conscience le plus radicalement. Sa pensée interroge et remet en cause le moment terminologique même (donc le moment vraiment poétique) de la pensée, il en expose la crise. Cela explique le prestige de la déconstruction dans la philosophie contemporaine, mais aussi les polémiques qui l'entou- rent. En effet, elle suspend le caractère terminologique du vocabu- laire philosophique : in-déterminés, les mots semblent alors inter- minablement flotter dans l'océan du sens. Il ne s'agit naturellement pas d'une opération que la déconstruction accomplirait par caprice ou par une violence affectée ; au contraire, c'est cette révocation même de la terminologie philosophique qui constitue son incompa- rable actualité.

La pire méprise du geste derridien serait cependant d'en épuiser l'intention dans une pratique déconstructrice de la terminologie philosophique, qui la livrerait simplement à une dérive et une interprétation infinies. Même s'il remet en question le moment poético-termino logique de la pensée, Derrida ne renonce pas, de fait, à son pouvoir nominateur, il « appelle » encore par des noms (comme quand Spinoza dit : per causam sui inlelligo... ou quand Leibniz écrit : la Monade, dont nous parlerons ici...) : il y a pour lui, en un sens, une terminologie philosophique, mais qui a complè- tement transformé son statut, ou, mieux, a montré l'abîme sur lequel elle reposait depuis toujours. Comme Aher, il entre au paradis du langage, où les mots atteignent leur limite ; mais, comme Aher, il « saccage les jeunes plants », faisant ainsi l'expérience de l'exil de la terminologie, de sa subsistance paradoxale dans l'isolement de toute dénotation univoque. %

Mais qu'est-ce qui est alors en question dans les termes de sa pensée ? Que nomme une terminologie philosophique qui ne veut plus simplement désigner quelque chose, et, cependant, fait avant tout l'expérience du fait qu'il y a des noms ? Que peut signifier un terminus interminalus ? Et quel est Y experimenlum linguae de la terminologie derridienne, si toute pensée se définit avant tout à travers une certaine expérience de la langue ?

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Nomen innomabile

Derrida lui-même a défini en plusieurs lieux le statut de sa ter- minologie. Dans les trois passages qui suivent, ce statut est déter- miné comme non-nom, comme indécidable et comme trace : « Pour nous, la difïérance reste un nom métaphysique et tous les noms qu'elle reçoit dans notre langue sont encore, en tant que noms, métaphysiques... Plus « vieille » que l'être lui-même, une telle difïérance n'a aucun nom dans notre langue. Mais nous « savons déjà » que, si elle est innommable, ce n'est pas par provision, parce que notre langue n'a pas encore trouvé ou reçu ce nom, ou parce qu'il faudrait le chercher dans une autre langue... C'est parce qu'il n'y a pas de nom pour cela, pas même celui d'essence ou d'être, pas même celui de « difïérance » qui n'est pas un nom, qui n'est pas une unité nominale pure et se disloque sans cesse dans une chaîne de substitution différantes... Cet innommable n'est pas un être ineffable dont aucun nom ne pourrait s'approcher : Dieu, par exemple. Cet innommable est le jeu qui fait qu'il y a des effets nominaux, des structures relativement unitaires ou atomiques qu'on appelle noms, des chaînes de substitutions de noms, et dans lesquelles, par exemple, l'effet nominal « différance » est lui-même entraîné, emporté, réinscrit... a1.

Dès lors, pour mieux marquer cet écart... il a fallu analyser, faire tra- vailler, dans le texte de la philosophie aussi bien que dans le texte dit « littéraire »... certaines marques... que j'ai appelées par analogie des indé- cidables, c'est-à-dire des unités de simulacre, de « fausses » propriétés ver- bales, nominales ou sémantiques, qui ne se laissent plus comprendre dans l'opposition philosophique (binaire) et qui pourtant l'habitent, lui résistent, la désorganisent, mais sans jamais constituer un troisième terme... Il s'agit de re-marquer... une nervure, un pli, un angle qui interrompent la totalisation : en un certain lieu, lieu d'une forme bien déterminée, aucune série de valences sémantiques ne peut plus se fermer ou se rassembler. Non qu'elle soit ouverte sur une richesse inépuisable du sens ou sur la trans- cendance d'un excès sémantique. Par cet angle, ce pli, ce re-pli d'un indé- cidable, une marque marque à la fois le marqué et la marque, le lieu re- marqué de la marque. L'écriture, qui à ce moment se re-marque elle-même (tout autre chose qu'une représentation de soi), ne peut plus être comptée dans la liste des thèmes (elle n'est pas un thème et ne peut en aucun cas le devenir), elle doit y être soustraite (creux) et ajoutée (relief)2.

Un tel rapport [le rapport entre la présence et ce qui l'excède] ne peut d'aucune façon se donner à lire dans la forme de la présence, à supposer que quelque chose puisse jamais se donner à lire dans une telle forme. Et

1. J. Derrida, Marges, Paris, 1972, p. 28. 2. J. Derrida, Positions, Pans, l'm, p. oH-t>3.

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Fardes 137

pourtant ce qui nous donne à penser au-delà de la clôture ne peut être sim- plement absent. Absent, ou bien il ne nous donnerait rien à penser ou bien il serait encore un mode négatif de la présence. Il faut donc que le signe de cet excès soit à la fois absolument excédant au regard de toute présence- absence possible, de toute production ou disparition d'un étant en général, et pourtant que de quelque manière il se signifie encore : de quelque manière informulable pour la métaphysique comme telle. Il faut pour excéder la métaphysique qu'une trace soit inscrite dans le texte métaphysique tout en faisant signe, non pas vers... une autre forme de la présence, mais vers un tout autre texte... Le mode d'inscription d'une telle trace dans le texte métaphysique est si impensable qu'il faut le décrire comme un effacement de la trace elle-même. La trace s'y produit comme son propre effacement. Et... il appartient à la trace de s'effacer elle-même, de dérober elle-même ce qui pourrait la maintenir en présence. La trace n'est ni perceptible ni imperceptible... Mais, en même temps, cet effacement de la trace doit s'être tracé dans le texte métaphysique. La présence, alors, loin d'être comme on le croit communément, ce qui signifie le signe, ce à quoi renvoie une trace, la présence alors est la trace de la trace, la trace de l'effacement de la trace3.

Paradoxes

Ce statut du mot est-il défini dans ces trois passages denses ? Avant tout, le non-nom « différance » (comme les autres termes derridiens) ne renvoie pas à un innommable, entendu comme une désignation ineffable, un quid au-delà du langage et pour lequel les mots manqueraient ; ce qui est innommable c'est qu'il y a des noms (« le jeu qui fait qu'il y a des effets nominaux ») sans nom et, cependant, quelle que soit sa signification, c'est le nom même. C'est pourquoi le point dont doit partir toute interprétation de la terminologie derridienne (son « sens littéral », pour reprendre l'exégèse cabbalistique de la haggada de Aher) est sa structure autoréférentielle : « II faut que le signe de cet excès soit à la fois absolument excédant au regard de toute présence absence possible... et pourtant que de quelque manière il se signifie encore », « par cet angle, ce pli, ce re-pli d'un indécidable, une marque marque à la fois le marqué et la marque ».

Le mot, privé de son pouvoir de dénotation, de sa référence univoque à un objet, signifie encore en quelque manière lui-même, il est autoréférentiel. En ce sens, même les indécidables derridiens (bien qu'ils soient tels seulement « par analogie ») s'inscrivent dans les limites des paradoxes de l' autoréférence qui ont marqué la crise de la logique de notre temps. C'est ici que la manière dont la

3. J. Derrida, Marges, op. cit., p. 75-77.

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138 Giorgio Agaraben

réflexion philosophique comme la réflexion linguistique ont le mieux compris le problème de l' autoréférence montre son insuf- fisance. Cette manière est tributaire de la distinction médiévale entre inlenlio prima et intentio secunda. Dans la logique médiévale, Yinienlio prima est un signe qui ne signifie pas un signe ou une intentio, mais signifie un objet, c'est un terme dénominatif (signum naium supponere pro suo significato), h1 intentio secunda, au contraire, est un signe qui signifie une intentio prima, un signe qui signifie un signe. Mais que veut dire signifier un signe, comprendre une intentio ?4 Gomment peut-on comprendre une intentio sans en faire un objet, un intenium ? Les deux modes (premier et second) de Y intentio sont-ils vraiment homogènes, se différencient-ils uni- quement par leur objet ?

Ici Tinsuffisance consiste dans le fait que Yinientio secunda (le comprendre un signe) est pensée selon le schéma de Yinientio prima (le dénoter un objet). Ainsi, l' autoréférence se trouve référée à la consistance acoustique ou graphique de la parole, c'est-à-dire à l'identité du terme en tant qu'objet (la supposiiio maierialis des logiciens médiévaux). De cette manière il n'y a proprement aucune autoréférence, parce que le terme signifie un segment du monde et non une intentionnalité. Ce n'est pas vraiment une inlenlio qui est comprise, mais une chose, un intentum.

C'est seulement si on abandonne ce premier niveau d'autoré- férentialité (ou, plutôt, de pseudo-autoréférentialité) qu'on entre dans le vif du problème. Mais, par là même, tout se complique. Parce que, pour que soit signifiée une intentionnalité et non un objet, il faut que le mot se signifie lui-même, mais se signifie seu- lement en tant qu'il signifie. Il faut donc que Yintenlio ne soit jamais en position de dénotatif et que, cependant, elle ne dénote pas non plus simplement un objet. Dans le schéma sémiotique aliquid siato per aliquo, A vaut pour B, l'intention ne doit avoir pour visée ni le premier aliquid ni le second, mais avant tout le stare per. L'aporie de la terminologie derridienne est, qu'en elle, un stare per vaut pour un slare per, sans que quelque chose puisse jamais se constituer dans la présence comme un objet dénoté. Mais, dans ces conditions, la notion même de sens (du stare per) est mise en crise. C'est sa force particulière.

Pour que l'intention se réfère à elle-même et non à un objet, il est nécessaire qu'elle ne s'éteigne jamais ni dans la pure présence d'un inlentum ni dans son absence. Mais alors le statut de la ter-

4. N.d.T. : Ici, l'italien intendere (comprendre) « joue » avec V intentio latin.

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Pardes 139

minologie derridienne est la conséquence cohérente de la notion de trace qui était déjà élaborée à partir de La voix et le phénomène et De la grommatolo gie. Puisque, dans son geste inaugural, le projet grammatologique se présentait avant tout comme une « destruction du concept "signe" » et comme une « libération de la sémiologie », dans lesquels « l'identité se soustrait d'elle-même à la signification et se disloque incessamment ». Ici le caractère irréductible de la signification implique l'impossibilité de cette « extinction du signi- fiant dans la voix » sur laquelle se fonde la conception occidentale de la vérité. La trace nomme justement cette instance inextinguible du repraesentamen dans toute présence, cet excédent de la signi- fication dans chaque sens. Il n'y a pas, pour reprendre les termes de la logique médiévale, une intentio prima et une intentio secunda : chaque intention est toujours secundo-prima ou primo-secunda, de telle manière qu'en elle l'intentionnalité excède toujours l'intention et que la signification anticipe le sens et lui survit. C'est pourquoi « la trace n'est pas seulement la disparition de l'origine, elle veut dire ici... que l'origine n'a même pas disparu, qu'elle n'a jamais été constituée qu'en retour par une non-origine, la trace, qui devient ainsi l'origine de l'origine. Dès lors, pour arracher le concept de trace au schéma classique qui la ferait dériver d'une présence ou d'une non- trace originaire et qui en ferait une marque empirique, il faut bien parler de trace originaire ou d 'archi-trace. Et pourtant nous savons que ce concept détruit son nom et que, si tout commence par la trace, il n'y a surtout pas de trace originaire »5.

Le concept trace n'est pas un concept (de même que « le nom "différance" n'est pas un nom ») : voici la thèse paradoxale, déjà implicite dans le projet grammatologique, qui définit le statut même de la terminologie derridienne. C'est pour fuir ce paradoxe (ou, mieux, pour tenter de demeurer dans le mode admis) que la grammatologie a dû se faire déconstruction en renonçant à procéder par décision de sens. Mais, dans son intention initiale, la gramma- tologie n'est pas une théorie de la polysémie ni une doctrine de la transcendance du sens : elle n'a pas pour but une déconstruction entendue comme une herméneutique d'une signification infinie tout autant inépuisable, mais une radicalisation du problème de l' autoréférence qui met en question et transforme le concept de sens sur lequel se fonde la logique occidentale.

Dans cette perspective, le paradoxe central de la grammatologie (« le concept trace n'est pas un concept ») rappelle singulièrement

5. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, 1967, p. 90.

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140 Giorgio Agaraben

celui que Frege avait énoncé dans Objet el concept en 1892, et qui avait été le premier signe de la crise qui secoua quelques années plus tard l'édifice de la logique formelle : « le concept cheval n'est pas un concept ». Le paradoxe de Frege (comme Ta défini Philippe de Rouilhan dans un livre récent) se fonde sur le fait que chaque fois que nous nommons un concept (au lieu de l'utiliser comme prédicat dans une proposition) il cesse de fonctionner comme concept et se présente comme objet. Nous croyons entendre un concept (ein Begriff gemeint ist) et, au contraire, nous nommons un objet (ein Gegenstand gennant ist) ; nous entendons une inientio et nous nous trouvons devant un intentum.

Le paradoxe de Frege est donc la conséquence d'un principe plus général qui peut s'énoncer ainsi : un mot ne peut dénoter quelque chose et, en même temps, dénoter qu'il le dénote ; ou bien, reprenant la boutade du Cavalier blanc dans A travers le miroir : « le nom du nom n'est pas le nom ». Il est intéressant de noter que ce « théorème du Cavalier blanc » est à la base tant des thèses de Wittgenstein (7V., 4-121) selon lequel « ce qui s'exprime dans le langage, nous ne pouvons l'exprimer à travers le langage », que de l'axiome linguistique de Milner : « le terme linguistique n'a pas de nom propre » : dans chaque cas, l'essentiel est que, si je veux dire une intentio, nommer le nom, alors je ne pourrai plus distinguer entre parole et chose, entre concept et objet, entre le mot et sa dénotation.

Les expédients des logiciens pour éviter cette radicale anonymie du nom sont destinés à échouer, comme Reach l'a montré pour la tentative de Carnap de nommer le nom par l'intermédiaire des guillemets et comme c'est implicite dans le théorème de Godei. Cependant, il ne suffit pas de souligner (à partir du théorème de Godei) le rapport nécessaire entre une axiomatique déterminée et des propositions indécidables : ce qui est décisif c'est seulement la façon de concevoir ce rapport. En fait, on peut concevoir l'indé- cidable comme une limite purement négative (le Schranke kantien), et il s'agira alors de mettre en œuvre des moyens (théorie des types chez Russell ou métalangage chez Tarski) pour éviter de se heurter à lui ; ou bien on pourra le concevoir comme un seuil (la Grenze kantienne), qui ouvre à une extériorité et transforme et disloque tous les éléments du système. C'est pourquoi la notion de « trace » constitue la performance spécifique de la pensée de Derrida. Il ne se limite pas à reformuler les paradoxes logiques, mais (comme l'avait déjà fait Heidegger en écrivant, dans Unterwegs zur Sprache, que « il n'y a pas de parole pour la parole » et en proposant une expérience du langage dans laquelle le langage lui-même viendrait

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Pardes 141

à la parole) il fait d'eux le lieu d'une expérimentation dans laquelle la notion même de sens doit se transformer et céder la place à celle de trace. Mais pourquoi la tentative de nommer le nom prend- elle ici la forme d' « une écriture sans présence et sans absence, sans histoire, sans cause, sans archie, sans lélos, dérangeant absolument toute dialectique, toute théologie, toute teleologie, toute onto- logie » ? En quoi consiste Y experimenlum linguae derridien, s'il ne peut avoir une autre forme qu'une écriture ?

Scribe

Le lexique byzantin tardif connu sous le nom de la Sousa contient, à la rubrique Aristote, cette définition énigmatique : Aristoteles tes physeos grammaieus hen ion calamón apobrechon eis noun, « Aristote était le scribe de la nature, qui plonge la plume dans la pensée ». Légèrement modifiée, elle apparaît déjà dans Cassiodore (pour passer ensuite chez Bède et Isidore de Seville), pour caractériser, cette fois, non « le scribe de la nature », mais Aristote le logicien : Aristoteles, quando perihermeneias scriptabat, calamum in mente iingebai. L'œuvre qui fonde la conception occi- dentale de la signification linguistique et de son rapport à l'écriture, a été écrite, selon cette tradition, « en trempant la plume dans l'esprit ». La pensée n'a pu écrire sur le lien entre langage et pensée, et entre pensée et monde qu'en ne se référant qu'à elle-même, encrant la plume dans sa propre opacité.

Quelle est l'origine de cette singulière métaphore ? Qu'est-ce qui peut, dans le texte d'Aristote, avoir autorisé l'image d'une « écriture de la pensée » ? Et que pourrait être une telle écriture ?

Le célèbre passage du De Anima (430 al), dans lequel Aristote compare l'intelligence en puissance à une tablette d'écriture (gram- maleion) sur laquelle rien n'est écrit : « comme sur une tablette pour écrire, sur laquelle rien n'est effectivement écrit, c'est ce qui advient dans le nous », contient un rapprochement entre la pensée et l'acte d'écrire. Cette célèbre image de la tabula rasa (ou, plutôt, comme le suggérait Alexandre d'Aphrodise, du rasum tabulae, c'est-à-dire de la mince couche de cire sur laquelle le style gravait les caractères) est contenue dans la section du De Anima où Aristote traite de l'intelligence en puissance ou passive (nous palhelikos). La nature de l'intelligence est, en fait, d'être puissance pure (429 a 21-22 : « II - le nous - n'a pas d'autre nature que celle d'être en puissance. Ce que nous nommons le nous n'est, en acte,

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aucun des étants avant de penser »). Le nous est, plutôt, une puis- sance qui existe comme telle et la métaphore de la tablette d'écri- ture sur laquelle rien n'est écrit exprime précisément le mode selon lequel existe une puissance pure. En effet, toute puissance d'être ou de faire quelque chose est, pour Aristote, toujours aussi la puissance de n'être pas et de ne pas faire (dynamis me einai, dynamis me energein), sans laquelle la puissance passerait toujours déjà dans l'acte et se confondrait avec lui (selon la thèse des Méga- riques qu'Aristote réfute explicitement dans le livre Thêta de la Métaphysique). Cette puissance du non est le véritable pivot de la doctrine aristotélicienne de la puissance, qui fait de toute puis- sance une impuissance pour elle-même (pasa dynamis adynamia, Met. 1046 a 32) : de même que le géomètre est tel parce qu'il peut ne pas exercer la géométrie, et le joueur de lyre parce qu'il peut ne pas jouer de la lyre, de même la pensée existe comme une puissance de non penser (l'intelligence possible des médiévaux), comme une tablette pour écrire sur laquelle rien n'est écrit. La pure puissance de la pensée est une puissance qui peut ne pas penser, ne pas passer à l'acte. Mais cette puissance pure (le rasum tabulae) est elle-même intelligible, elle peut elle-même être pensée : « elle (l'intelligence en puissance) est intelligible comme les autres intelligibles » (De Anima, 430 a 2).

C'est à la lumière de cette conception de la puissance que nous devons lire le passage du De Anima dans lequel Aristote reprend l'exposition du livre Lambda de la Métaphysique sur la pensée qui se pense elle-même : « Quand (l'intelligence en puissance) est devenue en acte chacun (des intelligibles), au sens où celui qui sait est dit tel selon l'acte - et cela advient quand elle peut passer à l'acte par elle-même - elle reste alors encore d'une certaine manière en puissance... et peut alors se penser elle-même » (426 b 6-10).

La pensée de la pensée est, par-dessus tout, une puissance de penser (et de ne pas penser) qui s'adresse à elle-même, potentia poieniiae. C'est seulement sur cette base que la doctrine du livre Lambda sur la neosos noesis devient pleinement compréhensible : on appellera acte pur, c'est-à-dire acte d'un acte, seulement l'acte d'une puissance pure, c'est-à-dire de la puissance d'une puissance.

L'apophtegme sur le scribe de la nature, qui trempe la plume dans la pensée, acquiert alors son sens propre comme l'image d'une écriture de la puissance. Aristote n'a pu écrire ses œuvres logiques (c'est-à-dire celles qui traitent de la pure puissance de la pensée et du langage) qu'en trempant sa plume dans le nous, c'est-à-dire

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dans une pure puissance. La puissance, qui s'adresse à elle-même, est une écriture absolue, que personne n'écrit : une puissance d'être écrite qui est écrite dans sa puissance même de n'être pas écrite, une tabula rasa qui est impressionnée par sa propre réceptivité et peut ainsi ne pas ne- pas-s' écrire. Selon la géniale intuition du com- mentaire d'Albert le Grand au De Anima : « hoc simile est, sicut diceremus, quod litterae scribent se ipsas in tabula », « les lettres s'écrivent elles-mêmes sur la table ».

Maiière

C'est sur le fond de cette écriture de la puissance, que personne n'écrit, qu'il convient de situer le concept derridien de trace et ses apories. Il apparaît alors comme l'effort le plus rigoureux pour repenser - contre le primat de l'acte et de la forme - le paradoxe aristotélicien de la puissance, le geste du scribe qui trempe la plume dans la pensée et écrit seulement avec sa puissance (de ne pas écrire). La trace, cette écriture « sans présence ni absence, sans histoire, sans cause, sans archie, sans télos », n'est pas une forme, ni le passage à l'acte d'une puissance, mais c'est une puis- sance qui se peut et se supporte elle-même, une tablette pour écrire qui ne subit pas l'impression d'une forme, mais l'empreinte de sa propre passivité, de sa propre amorphie.

Mais ici tout se complique à nouveau. Car que peut signifier penser non une chose ni une pensée, mais une pure puissance de penser, nommer non des objets ni des mots dénotatifs, mais la pure dynamis de la parole, écrire non des textes ou des caractères, mais la pure puissance de l'écriture ? Que signifie, en somme, faire l'expérience d'une puissance, subir une passivité, si les mots « expé- rience » et « subissement » doivent encore avoir ici un sens ? L'aporie de l'autoréférence, dont l'écriture de la puissance visait la disso- lution, ne s'y renoue-t-elle pas à nouveau ?

Un passage du traité plotinien Sur les deux matières pose précisé- ment ces questions. Comment penser - demande en effet Plotin - une non-forme (amorphon) et une in-dé finition (aor istia) ? Com- ment saisir ce qui n'a ni grandeur ni figure ? C'est seulement à travers une in-définition qu'il sera possible de penser une in-dé fi- nition : « Qu'est-ce donc que cette indéfinition de l'âme ? Il s'agit peut-être d'une inconnaissance totale (agnoia) comme une absence ? L' indéfinition est une certaine positivité, et, comme le noir est pour l'œil la matière de toutes les couleurs visibles, de même l'âme

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144 Giorgio Agaraben

ayant ôté dans les choses sensibles ce qui est semblable à la lumière, et ne pouvant définir ce qui reste, devient semblable à un œil qui est dans le noir, et s'identifie d'une certaine manière à l'obscurité qu'il voit. Mais voit-il vraiment ? Comme on peut voir une infi- gurabilité ou une absence de couleur ou de lumière ou ce qui n'a pas de grandeur ; sinon on en ferait une forme.

« Alors cette passion (pathos) de l'âme est identique à ce qu'elle est lorsqu'elle ne voit rien ? Non, quand elle ne pense rien, qu'elle ne dit rien et ne subit rien. Quand la matière pense, elle subit au contraire une passion comme une empreinte de l'amorphe (paschei pathos oion typon iou amorphou) » (Enn., 2, 4, 10).

Comme l'œil dans le noir ne voit rien mais est, pour ainsi dire, atteint par sa propre impuissance à voir, de même la perception n'est pas ici « subissement » de quelque chose, d'un étant sans forme, mais c'est la perception de l'amorphie propre, l' auto-atteinte de la puissance. Entre le souffrir de quelque chose et le souffrir de rien, il y a le « subissement » de la passivité même. La trace (typos, ichnos) est depuis le début le nom de cette passion de soi et ainsi ce qui en lui se fait expérience est l'événement d'une matière. En ce sens les apories de l' autoréférence ne trouvent pas ici de solution : elles se disloquent plutôt et (selon l'hypothèse platoni- cienne) se transforment en eupories. Le nom peut être nominé, le langage peut venir à la parole, parce que l' autoréférence est déplacée sur le plan de la puissance : la parole n'est entendue ni comme objet ni en tant qu'elle dénote une chose en acte, mais comme une pure puissance de signifier (et de ne pas signifier), la tablette pour écrire sur laquelle rien n'est écrit. Mais ce n'est plus alors l'auto- référence d'un sens, le se signifier d'un signe, mais le se faire matière d'une puissance, son se-constituer de la possibilité même. La matière n'est pas un quid aliud sans forme dont la puissance subit l'em- preinte : la matière peut exister comme telle parce qu'elle est le devenir-matière d'une puissance à travers le « subissement » (le typos, la trace) de son impuissance. La puissance de penser, se subissant et s'éprouvant comme puissance de ne pas penser, se fait trace de sa propre amorphie, trace que personne n'a tracée, matière pure. En ce sens, la trace est la passion de la pensée et la matière n'est pas le substrat inerte d'une forme, mais, au contraire, ce que nous appe- lons forme est le résultat d'un processus de matérialisation.

Le modèle d'une telle expérience de la matière a été fourni par Platon dans le Timée. La chora, le lieu (ou, plutôt, l'avoir-lieu), qui est le nom qu'il donne à la matière, se situe donc entre ce qui ne peut être perçu (l'idée, Yanaistheton) et ce qui peut être perçu

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Fardes 145

(le sensible, perceptible par Vaisihesis) : ni perceptible, ni imper- ceptible, il est sensible met ' anaisihesias (formule paradoxale que l'on doit traduire par : « avec absence de sensation »). La chora est donc la perception d'une imperception, la sensation d'une anes- thésie, d'un pur avoir-lieu (dans lequel rien n'a vraiment eu lieu).

C'est pourquoi Aristote développe sa théorie de la matière comme puissance à partir de la chora dans le Timée : comme cela arrive pour la vue dans l'obscurité, le sens - lit-on dans De Anima - peut sentir son propre non-sentir, sa propre puissance. Ainsi la pensée en puissance (les néo-platoniciens parlent en conséquence de deux matières, une sensible et une intelligible), la tablette pour écrire sur laquelle rien n'est écrit, peut se penser elle-même, pense sa puissance et, de cette manière, se fait trace de sa propre amor- phie, écrit son propre ne pas être écrit, et se donne un lieu et se sépare à la fois (o de nous choristos, 429 b 5).

La trace derridienne, « ni perceptible ni imperceptible », « lieu re-marqué d'une marque », pur avoir-lieu, est alors vraiment quelque chose comme l'expérience d'une matière intelligible. Uex- perimenium linguae, qui est en question dans la terminologie gram- maticale, n'autorise pas (selon une équivoque qui n'est que trop largement répandue) une pratique interprétative visant la décons- truction infinie d'un texte, n'inaugure pas un nouveau formalisme, mais signe plutôt l'événement décisif d'une matière, ouvre sur une éthique. Celui qui l'accomplit jusqu'au bout et trouve, en ce sens, sa matière (se souffre, se subit), peut demeurer - sans y rester emprisonné - dans les paradoxes de l'autoréférence, il peut ne pas ne-pas-écrire.

Grâce au séjour obstiné de Aher dans l'exil de la Schechina, Rabbi Akiba peut entrer au paradis du langage et en sortir sain et sauf.

Giorgio Agamben

(traduit de l'italien par Jacqueline Laporte). Remerciements à M. Picard et P. Loraux.

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DERRIDA ET LA VOIX DE SON MAITREAuthor(s): Rudolf BernetReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 147-166Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096276 .Accessed: 08/02/2012 14:52

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DERREDA ET LA VOIX DE SON MAITRE

La voix et le phénomène de Jacques Derrida a connu un destin singulier. Salué dès sa publication en 1967 comme un ouvrage remarquable, son influence a cependant pâti de la parution simul- tanée de deux autres livres qui étaient d'une composition plus variée et d'un accès sans doute plus aisé : De la grammatologie et L'écriture et la différence. Alors qu'un travail antérieur, à savoir la longue et profonde Introduction à L'origine de la géométrie de Husserl (1962), n'avait guère été remarqué au-delà d'un cercle restreint d'initiés, La voix et le phénomène a beaucoup contribué à consacrer la renommée internationale de Jacques Derrida. Sou- tenue par de nouvelles publications se succédant à un rythme de plus en plus accéléré, cette renommée n'a cessé de croître au point de devenir, aux Etats-Unis du moins, un phénomène culturel et médiatique. Ce n'est pas l'endroit, ici, de s'interroger sur les liens complexes qui lient la joyeuse horde déconstructionniste à un penseur qui travaille dans la solitude et dont la voix se fait de plus en plus angoissée. Cette nouvelle vague intellectuelle se réclamant de Derrida nous concerne cependant en ce qu'elle a faussé ou même empêché, à de rares exceptions près, une lecture de La voix et le phénomène qui fût à la hauteur de la richesse et des ambitions de ce texte. Je voudrais brièvement évoquer deux types d'approche qui, tout en s' opposant, ont en commun de méconnaître totalement la question clé de La voix et le phénomène, à savoir : Comment écouter la voix de son maître ?

Le premier type de lecture noie le poisson dans les flots, assu- Reuue philosophique, n° 2/1990

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148 Rudolf Bernet

rément abondants, de ce qu'on appelle « la pensée » de Derrida. On rapproche, par exemple, cette « Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl » des textes contempo- rains sur Saussure. Freud, Hegel, etc., et on se sert de ces compa- raisons pour y lire des anticipations de l'œuvre ultérieure de Derrida. La voix et le phénomène est présenté comme le premier jalon de l'évolution d'une pensée autonome qui ne se serait servie de la philosophie de Husserl que pour mieux ajuster son tir sur toute la tradition métaphysique, coupable du même attachement à la présence. En procédant ainsi, on se dit intéressé par une lecture postmoderne des textes philosophiques inaugurée par Derrida et on ignore en même temps La voix el le phénomène comme texte à déchiffrer. Voilà comment « la » pensée de la dissémination, de l'indécidabilité et de « la différence » est rattrapée par une systé- matisation hâtive qui charrie tous les préjugés de l'histoire de la philosophie traditionnelle tout en renonçant à sa rigueur.

Le deuxième type de lecture est celui que proposent certains husserliens effarouchés par le style autant que par la pensée de Derrida. Souvent, ils se sont mis à lire La voix et le phénomène avec beaucoup de retard, sur la base de rumeurs insistantes et inquiétantes sur son auteur devenu célèbre grâce à d'autres écrits jugés plus frivoles. Juger Derrida sur pièces revient pour eux à vérifier si son écoute de la voix de Husserl a été fidèle ou non. Par conséquent, La voix el le phénomène est lu et apprécié comme un commentaire ou une interprétation du premier chapitre de la première Recherche logique qui s'intitule « Les distinctions essen- tielles ». Cette manière de lire n'accorde que peu d'attention aux préoccupations de Derrida telles qu'elles se manifestent dans ses autres textes et, surtout, elle ignore l'avertissement explicite de l'auteur précisant que La voix et le phénomène veut proposer une lecture de Husserl « qui ne peut être simplement ni celle du com- mentaire ni celle de l'interprétation ». Ainsi s'intéresse-t-on à la déconstruction de la distinction husserlienne entre « expression » et « indication » sans se rendre compte qu'elle implique aussi l'impos- sibilité d'une expression et d'une compréhension absolument fidèles de la pensée de Husserl. Et on finit par critiquer La voix et le phé- nomène en se réclamant d'une compréhension immanente du sens d'une œuvre dont Derrida avait montré avec beaucoup de justesse qu'elle était habitée par le retour infini de l'extériorité, qu'elle était contaminée en son sein par l'émergence d'une altérité irré- ductible et qu'elle faisait aveu de la finitude de tout comprendre en promouvant la phénoménologie comme tâche infinie.

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Derrida et la voix de son maître 149

Notre approche de La voix et le phénomène voudrait éviter l'écueil de traiter ce texte sur la base de préjugés que ce même texte se propose précisément d'ébranler. Mais elle voudrait aussi faciliter la lecture d'un texte réputé pour sa difficulté. Celle-ci tient en grande partie au fait que Derrida poursuit des objectifs très divers au sein d'un ouvrage qui ne fait qu'une centaine de pages : il démonte avec minutie la distinction husserlienne entre signes expressifs et signes indicatifs et il se sert de cette micro- phénoménologie du signe comme tremplin pour sauter à pieds joints dans l'interrogation des concepts fondamentaux tels que la réduction phénoménologique, la conscience transcendantale, la constitution, le langage de la phénoménologie. La rigueur et l'ambi- tion de ces analyses ne doivent cependant pas nous tromper sur le fait qu'elles servent principalement à entamer un débat beau- coup plus général qui concerne la tradition philosophique tout entière et notamment le refoulement de l'extériorité du signe écrit, de l'altérité d'un présent non originaire, de l'hétéronomie d'un sujet pris dans la trame imprévisible de l' intersubjectivité et de la finitude d'une vie constamment confrontée à la mort. Gela débouche sur une philosophie dite de « la diiTérance » qui bouscule bien des idées reçues et des valeurs établies de la philosophie tra- ditionnelle tout en confirmant leur importance et même leur pri- mauté. Nous voudrions montrer que ces préoccupations diverses se tiennent et s'intègrent dans une structure ou un ordre qui n'est certes pas de nature axiomatique, mais où chaque élément fait écho à tous les autres et où la voix de Derrida s'amplifie et se pré- cise à force d'être réfléchie par des représentations toujours nouvelles.

Ce que proclame cette voix de Derrida ou plutôt ce que répètent ses multiples échos, c'est justement qu'il n'y a pas de voix sans représentation, pas d'origine sans le supplément de la répétition, pas de vie sans mort, pas de présence sans absence. Le sens jaillit de l'écart, de la « diiTérance » entre l'intériorité de la pensée et l'extériorité du signe, entre la présence d'un sens identique et sa représentation changeante, entre l'intime et indicible présence à soi du sujet et son aliénation dans le langage de tous. La pensée de la « différance » conteste la philosophie de la présence au nom non pas de l'absence, mais de 1' « enchevêtrement » indissoluble de la présence et de l'absence, de l'essence et du fait, du temps et de l'espace, de l'esprit et de la chair, du sens et du signe, de la perception et de l'imagination, de la parole et de l'écriture. L'analyse précise de chacune de ces multiples figures de la « différance »

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150 Rudolf Bernd

confirme que celle-ci ne se laisse pas ramener à la forme d'une relation d'opposition duelle qui, à son tour, se prêterait à une opération de « réduction » dérivant un de ces termes à partir de l'autre. Pour Derrida, la « difîérance » est irréductible, il n'y a pas de réduction philosophique ou phénoménologique qui conduirait à l'unité primitive d'un Même qui serait identique à soi-même et qui ne se donnerait un Autre que de surcroît et par la force d'une négation de soi-même.

C'est en suivant la trace d'une telle « difïérance » irréductible ou « indécidable » que Derrida aborde chacune des « distinctions essentielles » de Husserl : celle entre le signe expressif qui donne le sens et le signe indicatif qui en manque, celle entre la présentation intuitive d'un objet idéal et sa représentation imaginaire ou lin- guistique, celle entre une présence à soi immédiate et la perte de soi dans le discours, celle entre le maintenant et son « après-coup », celle entre l'intériorité de la pensée intuitive et l'extériorité de son inscription dans le langage. Chaque étape de cette démonstra- tion vaut comme défense et illustration du même argument : aucune de ces « distinctions » de Husserl ne peut être comprise comme concernant deux essences séparées et autonomes dont l'une pourrait être dérivée à partir de l'autre. Si ce double mouvement d'une « distinction essentielle » et de sa subordination sous l'idée directrice d'une unité primitive est censé représenter l'opération de la « réduction phénoménologique », on comprend pourquoi Derrida veut montrer « l'impossibilité » d'une telle réduction. Mais il ne faudra pas perdre de vue qu'une philosophie de la « différance » ne peut prétendre se substituer purement et simplement à une philosophie des distinctions essentielles, puisque la « difîérance » ne se manifeste qu'à travers l'échec ou plutôt l'aboutissement indéfiniment différé de la réduction phénoménologique à la présence.

La « distinction essentielle » sur laquelle La voix et le phénomène insiste principalement est celle que Husserl introduit dès le début de la première Recherche logique et qui concerne la différence entre expression et indication. Il s'agit de deux sortes de signes dont la différence est définie par rapport à la présence ou à l'absence du sens représenté par ces signes. Un signe expressif donne à voir son sens et forme avec lui une unité intime que l'on peut comparer à l'unité entre l'âme et la chair, entre le voir et l'œil, entre l'écoute et l'oreille, entre le toucher et la main. Le signe expressif est l'organe plutôt que la simple représentation du sens. Le signe indicatif, au contraire, donne plus à croire qu'à voir, il met sur la piste d'un sens plutôt qu'il ne le capture, il appelle plutôt qu'il ne donne.

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Derrida et la voix de son maître 151

Grosso modo, le signe expressif est le signe linguistique qui dit ce qu'il veut dire et qui s'efface devant son sens, alors que le signe indicatif est un objet autonome de la perception qui, en plus, fait croire, rappelle ou met en garde. Les signes indicatifs sont parfois des objets naturels tels que les fossiles qui nous font croire à l'exis- tence d'animaux préhistoriques. Mais ils sont le plus souvent des objets fabriqués de toutes pièces tels que le signal routier qui met en garde contre un virage inattendu ou le nœud dans le mouchoir dont Husserl dit se servir pour se rappeler sa décision de devenir un meilleur homme. Inutile, ici, d'entrer plus avant dans le détail de cette sémiotique de Husserl, qui cependant n'est pas sans mérites1.

Ce qui intéresse Derrida avant tout, c'est, premièrement, le critère au nom duquel s'opère cette « distinction essentielle » entre expression et indication et, deuxièmement, le cas particulier de ces actes de langage où, de l'aveu de Husserl lui-même, un même signe linguistique fonctionne à la fois comme expression et comme indication. Tout en se laissant guider pas à pas par les analyses de Husserl, Derrida poursuit un objectif tout à fait différent. Pour Husserl, ce qui distingue l'expression de l'indication, c'est sa proximité à la pensée d'un sujet qui sait ce qu'il veut dire et qui dit ce qu'il sait. L'enchevêtrement (Verflechtung) de la fonction expressive et de la fonction indicative d'un même signe n'est pour Husserl qu'une contamination accidentelle dont il faut se débar- rasser au plus vite quand on veut préserver la pureté d'un langage entièrement expressif. Derrida, au contraire, tient cet enchevê- trement de la fonction expressive et de la fonction indicative du signe pour « essentielle » parce qu'il donne à voir comment tout signe est travaillé par la « différance ». C'est au nom de cette « dif- férence » essentielle ou originaire que Derrida déconstruira l'idée de la présence qui sert de fondement à la distinction entre expres- sion et indication. Ainsi poussera-t-il le texte de Husserl jusqu'à lui faire rendre l'aveu de l'impossibilité d'une expression pure. Derrida en conclura que la condition de possibilité de la monstra- tion d'une chose, du phénomène donc, ne doit pas être cherchée du côté de la conscience d'un sujet présent à soi-même, mais pré- cisément du côté de l'enchevêtrement, du jeu de la « différance » entre signe expressif et signe indicatif. Le phénomène ne dépend

1. Cf. R. Bernet, Husserl's Theory of Signs Revisited, R. Sokolowski (edit.), Husserl and the Phenomenological Tradition. Essays in Phenomenology, Washington dc, The Catholic University of America Press, 1988, p. 1-24.

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pas d'une voix intérieure dans laquelle le sujet s'adresse à soi- même dans le secret de la conscience, bien au contraire, il trouve sa condition de possibilité dans le signe compris comme « trace » ou comme « supplément originaire ».

Le premier pas de cette démonstration qui décide de toute la suite concerne donc le fondement de la distinction entre expression et indication. Pour Husserl, l'expression est douée d'un sens, d'une Bedeutung qui fait défaut à l'indication. L'indication ne peut cependant être dénuée de tout sens puisqu'elle est un signe (Zeichen) et que tout signe signifie, c'est-à-dire renvoie (zeigen) à quelque chose qui se trouve au-delà de lui-même. La Bedeutung de l'expression est donc un sens de type particulier. Sa particularité consiste dans le fait que le renvoi de la Bedeutung dépend d'une activité mentale de nature intentionnelle et que le signe expressif n'est rien d'autre que l'enveloppe charnelle de cette Bedeutung. Dans la parole expressive, les sons prononcés sont infiniment proches de leur Bedeutung, ils la rendent présente et forment avec elle une unité phénoménale indissoluble. Les gestes dont j'accompagne involontairement mes paroles, par contre, sont loin de coïncider avec le contenu de ma pensée et Husserl les tient par conséquent pour des signes indicatifs. Derrida a donc raison de dire que ce qui distingue l'expression de l'indication, c'est sa proximité à la couche pré-expressive de la pensée ainsi que son caractère volon- taire et explicite. La Bedeutung qui se manifeste dans le signe expressif est un « vouloir-dire » et le signe expressif est le dire effectif d'un sens qui précède le langage.

Selon Derrida , cette définition de l'expression se fonde sur une double idée de la présence : présence à soi du sujet pensant et présence de l'objet intentionnel à cette pensée. Le signe expressif s'aligne sur les exigences de cette double présence : il se rapproche, autant que faire se peut, du vouloir-dire de la pensée qu'il exprime et il anticipe la présence intuitive de l'objet intentionnel de cette pensée. L'idéalisation et la spiritualisaiion du signe expressif doivent être comprises à la lumière de cette proximité à la Bedeutung idéale : la présence concrète du signe dans la réalité empirique (token) n'est qu'une représentation particulière de la forme idéale et immuable du signe (type); la spiritualisation de l'étoffe du signe est la raison de la prévalence de la voix sur l'écriture. Dans sa forme idéale, le signe sonore est infiniment proche de l'idéalité de la Bedeutung : celle-ci se fait entendre au double sens du mot « entendre ». Il est vrai que cette Bedeutung de l'expression ne doit pas être confondue avec l'objet ou l'état-de-choses auxquels il

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renvoie en vertu de son intentionnalité, mais il n'est pas moins vrai que bien « entendre » une expression est aussi comprendre la réalité qu'elle vise. Même si la parole fausse n'est pas dénuée de Bedeutung, il ne fait pas de doute que pour Husserl le but du parler est de dire et de faire entendre la vérité du réel. En ce point précis, Derrida se démarque vigoureusement de la pensée de Husserl en soutenant qu'il n'y a pas de parole vraie qui ne coure le risque de verser dans le faux et qu'il n'y a pas d'expression dont la fidélité à la Bedeutung exclue tout malentendu. Une fois prononcé, le sens de l'expression se détache du sujet parlant. Il lui échappe comme lui échappe l'objet dont il parle et dont la présence ori- ginaire sera dorénavant supplantée par sa représentation linguis- tique, c'est-à-dire par ce qui en a été dit. Derrida souligne ainsi le fait qu'il n'y a pas de présence sans représentation et sans la menace de la perte que celle-ci fait planer sur la présence originaire. Cela vaut pour la présence de l'objet (idéal) aussi bien que pour la présence à soi du sujet ou pour la présence instantanée du main- tenant présent.

Le jeu de la « difîérance » entre la présence et la représentation dont Derrida poursuit la trace dans le texte de Husserl y apparaît le plus clairement sous la forme de 1' « enchevêtrement » ( Ver- flechtung) entre la fonction expressive et la fonction indicative d'un même signe linguistique. Husserl admet que cela se produit « en fait » chaque fois que mes expressions servent à communiquer ma pensée à autrui. Dans ce cas, le même énoncé qui me sert d'expres- sion de ma pensée est appréhendé par mon interlocuteur comme une simple indication de ce que je veux dire. Si pour moi ce que je dis et ce que je veux dire sont, en principe, identiques, il n'en va pas de même pour autrui qui entend ce que je dis sans que ma pensée lui soit originairement donnée pour autant. Ce qui est pour moi une expression de ma pensée n'est pour autrui qu'une mani- festation indicative (Kundgabe) de ce que je veux dire. Husserl ne s'inquiète pas outre mesure de cet enchevêtrement « de fait » entre expression et indication parce que selon lui il ne menace pas la distinction essentielle c'est-à-dire « de droit » entre la nature du signe expressif et la nature du signe indicatif. Husserl pense que l'enchevêtrement entre expression et indication qui est propre à la communication ne change rien au fait que pour celui qui parle et qui entend sa propre voix, celle-ci reste une expression pure de son vouloir-dire. Le soliloque semble donc être un phénomène exemplaire, capable d'exhiber la nature des signes expressifs dans toute sa pureté.

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C'est en ce point précis du raisonnement de Husserl, c'est-à-dire dès avant l'examen critique du soliloque comme prototype d'une expression pure, qu'affleure pour la première fois la visée polé- mique de l'interprétation de Derrida. Premièrement, Derrida semble défendre la vue qu'une « distinction essentielle » qui ne se retrouve pas telle quelle au niveau des phénomènes concrets serait contraire aux principes de la phénoménologie et donc inap- pliquable et condamnable. Husserl trahirait en quelque sorte les phénomènes de l'enchevêtrement « de fait » au profit des distinc- tions « de droit » dont les principes découleraient des préjugés d'une métaphysique de la présence. Mais n'est-il pas vrai aussi qu'une phénoménologie qui se bornerait à être une simple des- cription des phénomènes tels qu'ils se présentent « en fait » s'épuiserait vite et, de toute façon, n'arriverait jamais à rendre compte de toute la richesse des données concrètes ? Y a-t-il vrai- ment lieu de choisir entre la phénoménologie et une science des essences quand on sait que ce sont justement les essences qui donnent à l'analyse des phénomènes son orientation et qui pré- viennent ainsi la dispersion du regard phénoménologique ? Même s'il ne se trouvait, de fait, aucun cas d'une expression pure, la distinction d'essence entre expression et indication resterait valable et constituerait un moyen précieux pour analyser les multiples formes de leur enchevêtrement phénoménal. Les « distinctions essentielles » restent donc un présupposé indispensable de la phé- noménologie de « la difîérance » et il serait étonnant que cela eût échappé à Derrida.

Pour mieux comprendre cette mise en question des « distinc- tions essentielles » par Derrida, il faut faire appel à un second moment de son interprétation critique. Celui-ci ne concerne plus la réduction eidétique mais la réduction phénoménologique de Hus- serl. Derrida nous présente cette dernière comme un changement du regard qui conduit le phénoménologue à se détourner de l'exis- tence empirique des choses dans le monde pour se consacrer, sous la forme d'une réflexion intérieure, à l'examen de la vie de la conscience transcendantale qui donne sens à ces choses, qui les « constitue ». L'interprétation de Derrida doit sa grande ori- ginalité au fait qu'elle traite de la réduction phénoménologique en « surimpression » avec la « distinction essentielle » entre indication et expression. L'enjeu de cette démarche consiste à donner une forme linguistique à la réduction phénoménologique ou plutôt à montrer son enracinement dans le (ou dans une certaine idée du) langage. En s'inspirant trop exclusivement des « distinctions

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essentielles » développées dans les premiers paragraphes de la première Recherche logique, Derrida ne se donne cependant guère les moyens pour mener à bien cette entreprise. Le résultat de son analyse est doublement problématique : d'une part, Derrida rejette la valeur phénoménologique de la distinction entre expres- sion et indication parce qu'il lui fait porter tout le poids de ses griefs contre la réduction phénoménologique ; d'autre part, en comprenant cette réduction phénoménologique en relation trop étroite avec la préférence que Husserl accorde à l'expression au détriment de l'indication, il en gauchit l'idée fondatrice et finit par déconstruire une réduction plus fantomatique que phéno- ménologique. Si la réduction phénoménologique est rendue soli- daire de la recherche d'un cas d'expression pure et si, pour Husserl, le soliloque semble être le seul cas réalisant une telle pureté de l'expression, il s'ensuit que la réduction à la conscience transcen- dantale serait une réduction au solipsisme ou à une « voix qui garde le silence ». Tout lecteur de Husserl sait cependant ce que le lecteur averti qu'est Derrida ne pouvait ignorer, à savoir que la conscience transcendantale dévoilée par la réduction phénomé- nologique n'est nullement coupée du monde et du commerce avec les autres sujets.

Si les conclusions formulées par Derrida sur la nature de la réduction phénoménologique sont certainement trop hâtives et même abusives au regard de l'ensemble de l'œuvre de Husserl, il n'en va pas de même pour les prémisses de son interprétation. Il est incontestable que Husserl privilégie l'expression par rapport à l'indication et il est non moins douteux que l'expression se dis- tingue de l'indication en vertu de sa proximité à la conscience intentionnelle. Derrida a raison également de souligner le fait que l'indication s'appuie sur la réalité empirique du signe et sur une relation signifiante qui opère au moyen d'une causalité qui relève de la psychologie empirique. Rien de tel du côté de l'expres- sion pure qui, dans le cas du soliloque, se passe de l'existence physique du signe, effectue une spiritualisation et une idéalisation du signe et renvoie à son objet en vertu d'une conscience inten- tionnelle qui se sait penser et sait ce qu'elle pense bien avant de se confier à une expression linguistique. Le passage de l'indication à l'expression est donc bien une figure du retour à la conscience pure et il n'est pas abusif de parler à son propos d'une « proto- réduction phénoménologique ». Même si la pensée qui préside à l'expression n'est pas encore la conscience transcendantale, il n'empêche qu'elle témoigne de la même fascination pour une

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conscience totalement présente à elle-même. Il s'ensuit que si une expression pure s'avérait impossible du fait de l'impossibilité d'une présence pure et immédiate du sujet parlant à soi-même, cela affecterait aussi le projet de la réduction phénoménologique à la conscience transcendantale et notamment la formulation cartésienne de ce projet. Derrida n'est peut-être pas tout à fait convaincant quand il veut nous persuader de l'impossibilité de la réduction phénoménologique, mais il n'a certes pas tort d'accentuer le phénomène du soliloque et d'en faire à la fois le pivot de l'argu- mentation sur la distinction entre expression et indication et un enjeu fondamental, révélateur d'une difficulté qui affecte le projet phénoménologique tout entier.

Derrida résume l'argumentation déployée par Husserl en faveur du soliloque comme type même d'une expression pure en la rame- nant à deux convictions distinctes : 1 / Dans le soliloque le signe expressif s'élève pour ainsi dire automatiquement au statut d'un objet idéal, c'est-à-dire d'un objet identique qui n'entretient plus aucun lien essentiel avec le monde des choses empiriques ; 2 / Le soliloque est l'expression d'une présence du sujet à soi-même et cette présence ne précède pas seulement l'expression, mais elle peut aussi se réaliser sans le concours de cette expression. Le sujet éprouve sa vie et connaît sa pensée bien avant de se les signifier au moyen d'une expression. On peut aussi résumer ces deux argu- ments comme suit : 1 / Dans le soliloque, le sujet n'a pas besoin de l'existence physique du signe expressif, il se contente le plus souvent d'imaginer ce signe ; 2 / Le soliloque, c'est-à-dire la voix qui s'entend parler n'est qu'une doublure improductive de la vie d'un sujet qui a une conscience reflexive immédiate de ses actes intentionnels. Derrida soumet ces deux arguments à rude épreuve : il cherchera, premièrement, à démontrer que l'identité idéale du signe expressif acquise grâce à l'imagination et assurée à travers la répétition reste précaire, parce que toujours à la merci d'une compromission avec la réalité empirique. Il cherchera deuxième- ment à démontrer que le sujet ne dispose jamais d'une pleine et immédiate conscience de soi-même parce que la représentation que le sujet se donne de soi-même dans « la voix », loin d'être une auto- affection pure, implique nécessairement une aliénation. Comme on le voit, les deux séries d'arguments questionnent la possiblité d'une présence pure, c'est-à-dire d'une présence pleinement intui- tive et idéale sur la base de sa contamination inévitable par une représentation impure. Il s'ensuit que toute présence reste tributaire d'une extériorité empirique qui relève de l'indication ou de « la trace ».

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Le premier argument reprend les longues analyses que Derrida avait consacrées à la présence de l'objet idéal dès son Introduction à L'origine de la géométrie de Husserl2 et les applique au cas de l'expression de la pensée au moyen soit d'un mot effectivement prononcé soit d'un mot imaginé. Pour Derrida, la présence effec- tive, physique du mot dans le monde empirique ne va jamais sans une contamination de la spiritualité de son sens et sans une atteinte à l'identité idéale, à l'univocité et à la présence intuitive de son vouloir-dire. Le signe expressif une fois prononcé ou écrit est irréversiblement entraîné vers les voies troubles de l'indication. Ce qui est mentionné par Husserl comme un simple fait, à savoir que dans le discours solitaire « nous nous contentons normale- ment de mots représentés au lieu de mots réels », est compris par Derrida comme une nécessité : celui qui veut préserver la pureté de l'expression, c'est-à-dire empêcher son glissement vers une compromission avec l'indication doit s'abstenir de parler effec- tivement. L'expression se définit par le fait qu'en elle le son se fait représentation transparente de la présence du sens. L'expres- sion pure se prête donc à une répétition indéfinie sans que la clarté de son sens en souffre, sans que son sens se modifie ou se perde. Ce n'est qu'en tant qu'objet idéal que l'expression acquiert cette pureté immuable, car tout ce qui est empirique est impur, chan- geant, écartelé par l'espace et abîmé par l'usure. La représentation des mots au moyen de l'imagination (Phantasie-Vorstellungen) dont, au dire de Husserl, on peut se contenter dans le discours solitaire, est interprétée par Derrida comme un moyen essentiel de la purification du signe, c'est-à-dire de la constitution du mot comme objet idéal. L'appréhension d'un objet idéal, par exemple la forme sonore identique (type) du mot « lion » se réalise en effet le plus aisément au moyen d'une variation imaginaire : je m'ima- gine différentes personnes prononçant ce mot avec des accents, des intonations et des intensités variables pour faire apparaître le « type » commun de ces multiples tokens du mot « lion ».

L'Introduction à L'origine de la géométrie avait déjà fait remar- quer que ce qui contribue d'une manière décisive à assurer la présence immuable d'un objet tel que, par exemple, le sens d'un théorème géométrique, est en même temps ce qui risque de faire la perte de cette idéalité. Pour la « sédimentation » du sens idéal

2. J. Derrida, Introduction, E. Husserl, L'origine de la géométrie, Paris, puf, 1962, p. 3-171. Cf. aussi R. Bernet, Vorwort zur deutschen Ausgabe, Derrida, Husserls Weg in die Geschichte am Leitfaden der Geometrie, München, Wilhelm Fink Verlag, 1987, p. 11-30.

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dans l'écriture ce renversement est particulièrement frappant : une fois fixé par écrit, le sens reste constamment à portée de main, mais il risque en même temps de se figer et se perdre dans la répé- tition aveugle d'une même formule indéfiniment recopiée. C'est précisément dans ce contexte que Derrida avait, pour la première fois, parlé de « différence ». S'il n'y a pas de répétition du même sans altération, alors il n'y a pas non plus d'objet idéal dont l'iden- tité se maintiendrait à travers ses multiples représentations. Il faut en conclure que la présence de l'objet idéal est indéfiniment « différée » par les représentations dont, cependant, elle ne saurait se passer. L'idéalité de l'objet idéal ne se prête pas à une présence achevée, elle est une « Idée au sens kantien ». Au lieu d'assurer le maintien du même, la répétition introduit donc la différence et contribue ainsi à différer à l'infini la présence immuable du même. Une répétition est toujours impure parce qu'elle acte la séparation entre la présence du sens et sa re-présentation plutôt qu'elle ne la surmonte. La répétition représentative de l'objet idéal reste essen- tiellement tributaire d'un objet réel, tel que le signe écrit.

Si Derrida reprend cette analyse de la constitution de l'objet idéal à propos du cas d'un discours solitaire où le locuteur se conten- terait de mots imaginés pour se parler à soi-même, c'est avant tout pour montrer que cet appel à l'imagination ne suffît pas pour nous garantir de tenir là le cas rare d'une expression pure. Une expres- sion pure est une expression idéale qui se prêterait à une répé- tition infinie sans que la présence de son vouloir-dire n'en souffre. Que cette répétition d'une même expression se fasse sous la forme d'un discours effectif ou d'un discours imaginé est cependant sans importance en regard de l'idéalité de cette expression. La diffé- rence entre la perception effective d'un mot et sa représentation imaginaire s'efface précisément devant l'idéalité du mot. Il s'agit dans les deux cas d'une représentation singulière (token) d'une même expression idéale (type). L'argumentation doit donc être affûtée en insistant sur le fait que ce qui importe n'est pas tant la différence entre la représentation d'un même « type » par un token perçu ou un token imaginé que la nécessité de représenter un « type » par un token (quel qu'il soit). La présence de la forme idéale du signe est donc loin d'être autonome puisqu'elle dépend de sa représentation par des tokens, c'est-à-dire des occurrences concrètes et variables. Le phénomène du signe implique un chassé- croisé entre présence et représentation et il ne se laissera donc jamais réduire à une présence pure. Ce chassé-croisé entre la pré- sence et la représentation du signe est compris par Derrida comme

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un exemple supplémentaire de l'enchevêtrement indissoluble entre expression et indication. Le fait que Husserl fasse appel au soli- loque comme exemple d'une expression pure est censé confirmer cette démonstration : si, malgré tout ce qui vient d'être dit, un langage purement expressif, univoque et objectif restait possible, il s'anéantirait lui-même puisqu'il ne pourrait se réaliser que sous la forme d'un monologue ou d'une « voix qui garde le silence ».

Le lecteur fait bien cependant de réserver son jugement avant de souscrire trop promptement à cette démonstration. Est-ce que Derrida, dans sa croisade contre une philosophie de la présence ne rassemble pas trop vite sous la même bannière ces différentes formes de la représentation que sont l'imagination, la répétition, l'occurrence concrète d'une généralité et la représentation au moyen d'un signe ? Aussi, l'identification entre, d'une part, la recherche d'une expression pure dans le soliloque et, d'autre part, la recherche d'un langage parfaitement univoque et immuable n'est-elle pas trop hâtive ?

Ces réserves paraissent justifiées, mais il faut ajouter tout de suite que Derrida n'a pas encore dit son dernier mot. Il nous reste à examiner son argument principal, à savoir la déconstruction de l'idée d'une présence immédiate et pleinement intuitive du sujet à soi-même. Pour Derrida, c'est cette présence à soi qui fournit à l'idéal d'un langage purement expressif son assise dernière et qui explique ainsi sa propension au monologue. Parler d'indication à propos du monologue n'a aucun sens, dit Husserl, puisque dans ce cas, les mots et leur vouloir-dire sont vécus par le sujet « dans le même instant », rendant ainsi « inutile » (zwecklos) toute repré- sentation du sujet par l'entremise d'indices. Si Derrida tient une expression pure pour impossible, il lui incombe donc de réfuter ces deux arguments : premièrement, qu'il existe une présence « instantanée » du présent et, deuxièmement, que le sujet soit présent à soi-même sans devoir faire appel à une représentation indicative qui viendrait l'informer sur soi-même pour ainsi dire de l'extérieur.

L'analyse du premier argument conduit Derrida à examiner de plus près les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl3. Selon Husserl, le temps des choses

3. E. Husserl, Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins, Husserliana X, Den Haag, M. Nijhoff, 1966, p. 1-134 (trad, franc., par H. Dus- sort, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, puf, 1964). Cf. aussi R. Bernet, Die ungegenwärtige Gegenwart. Anwesenheit

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du monde doit être compris à partir du temps de la conscience dans laquelle ces choses sont appréhendées. Cette conscience est un flux temporel composé de vécus intentionnels qui durent un certain temps et se succèdent. A y regarder de plus près, la cons- cience se dédouble encore en flux temporel et en « conscience intime » de ce flux. Cette conscience intime de la temporalité des vécus intentionnels est conscience de leur succession aussi bien que de leur durée. Un vécu dure aussi longtemps qu'il est présent dans la conscience. Une des grandes trouvailles de Husserl est précisément que ce présent du vécu ne se limite pas à un point instantané, à un maintenant ponctuel et que la durée du vécu est autre chose qu'une simple addition d'instants séparés. L'ap- préhension du maintenant présent d'un vécu, dit Husserl, est toujours complétée par l'appréhension de son présent écoulé et de son présent-à-venir. Dans la terminologie de Husserl cela veut dire que l'appréhension du présent s'étend au-delà de « l'impression originaire » d'un maintenant ponctuel, qu'elle englobe aussi « la rétention » de la durée écoulée et « la protention » de la durée future du vécu. Pour Husserl cette « rétention » du passé dans le présent doit cependant être clairement distinguée d'une « répétition » ou d'un « ressouvenir » du présent passé. Dans la rétention le passé est appréhendé comme une partie intégrante du présent (Husserl la compare à la queue d'une comète) alors que le ressouvenir fait revivre un passé dans le présent sans l'intégrer dans l'acte présent du souvenir. Le passé retenu fait partie de la perception du pré- sent, c'est-à-dire d'un acte de « présentation ». Le ressouvenir, au contraire, est une « reproduction », donc une « représentation » du passé dans le présent. Loin d'entamer la possibilité de l'appréhen- sion directe d'un maintenant présent, la rétention étend le champ de cette saisie immédiate du présent au-delà du maintenant. « La conscience intime du temps » selon Husserl est donc bien une figure de la présence de la conscience à elle-même.

U interpretation de Derrida déstabilise cette belle construction, premièrement, en insistant sur le lien de dépendance qui unit l'im- pression originaire à la rétention et, deuxièmement, en faisant glisser cette rétention du côté de la représentation, du signe indi- catif, de « la trace » et de la « différance ». Loin de prolonger le ravissement d'une présence absolue de la conscience à elle-même,

und Abwesenheit in Husserls Analyse des Zeitbewusstseins, E. W. Orth (edit.), Zeil und Zeitlichkeit bei Husserl und Heidegger (Phänomenologische For- schungen, 14), Freiburg-München, Verlag Karl Alber, 1983, p. 16-57.

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la rétention y ferait donc obstacle et la différerait ainsi à l'infini. Derrida en veut pour preuve que l'impression originaire et la réten- tion, tout en étant indissociables, ne forment pas une unité simple, mais une unité synthétisant des données essentiellement dif- férentes. Le maintenant présent compose dès l'origine avec le non-maintenant qui dans le cas de la rétention est un maintenant écoulé. Si le présent se réduisait à l'unité simple et absolue du maintenant, on ne voit pas, en effet, comment ce maintenant pourrait devenir un non-maintenant et comment on sortirait de la donnée de l'instant pour accéder au phénomène du flux et de l'écoulement du temps. Bien entendu, cela n'avait pas échappé à Husserl, et Derrida montre comment Husserl était ainsi conduit à abandonner l'idée d'un temps dont l'origine se trouverait dans un maintenant absolu. Husserl aboutirait donc à la conception d'un temps qui, tout en préservant un lien privilégié avec le pré- sent, devrait cependant être compris comme différence originaire entre le maintenant et non-maintenant. En effet, le lien irréductible entre impression originaire et rétention fait que le maintenant, dès sa première émergence, est hanté par l'altérité du ne-plus- maintenant. Le présent apparaît donc comme le résultat de l'en- chevêtrement originaire entre le maintenant et le non-maintenant. Il s'ensuit qu'il n'existe pas de présence simple et instantanée de la conscience à elle-même et que le flux de la conscience se présente sous la forme d'une différence entre ce qu'il est maintenant et ce qu'il n'est déjà plus (ou pas encore).

Gomme il fallait s'y attendre, Derrida fait un pas de plus et comprend cet enchevêtrement de l'impression originaire et de la rétention comme une figure supplémentaire de l'enchevêtrement de l'expression et de l'indication. L'expression se trouvant néces- sairement du côté de l'impression originaire, c'est-à-dire de la présence de la conscience à elle-même « dans le même instant », la rétention est forcément censée relever de l'indication. La réten- tion est ainsi rapprochée de la répétition différentielle qui constitue la présence de l'objet idéal tout en la perdant. La rétention devient un exemple de cette représentation indicative dont Derrida prétend qu'elle parasite toute présentation expressive de la pensée. Le lien entre l'impression originaire et la rétention est cité comme preuve de la nécessité d'un recours à l'altérité de la représentation indicative au sein même de la présentation que le sujet se donne de soi-même. La logique de cette démonstration conduit donc à pousser la rétention du côté des représentations telles que la répé- tition ou la reproduction. Là où Husserl maintient une « distinc-

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tion essentielle » entre, d'une part, la rétention qu'il considère comme étant une forme ou un moment de la présentation et, d'autre part, le ressouvenir qui relève de la représentation, Der- rida en fait deux figures d'une représentation dont la « racine commune » serait « la trace » ou « le mouvement de la différance » qui « habite la pure actualité du maintenant ».

Au lecteur de juger lui-même jusqu'où il veut suivre Derrida dans les libertés qu'il prend avec le texte de Husserl. Aucun lec- teur qui a suivi la démonstration de Derrida jusqu'ici ne peut cependant se réclamer encore d'une pleine compréhension de la pensée de Husserl pour justifier son refus d'emboîter le pas à l'interprétation de Derrida. Si Derrida nous a fait comprendre une chose, c'est bien qu'il n'existe pas de langage purement expressif et donc aucun moyen non plus pour nous assurer de la coïncidence d'une interprétation avec le vouloir-dire de l'auteur. Il n'est même pas certain que l'auteur puisse fidèlement reproduire sa propre pensée ou qu'il soit en pleine possession de sa pensée pendant qu'il pense. C'est dans cette dernière affirmation que l'argumen- tation de Derrida atteint son apogée. Ce que Derrida veut mon- trer avant tout, c'est que la manière dont le sujet saisit sa pensée ou entend sa propre voix n'est pas pensable sans le détour par l'altérité du signe indicatif. Le sujet se comporte donc vis-à-vis de soi-même comme s'il était un autre.

Dans cette ultime étape de la démonstration, la présence à soi du sujet est analysée sous la forme de ce phénomène privi- légié que Derrida appelle la voix. Le privilège accordé à la voix en tant que prototype de toute expression remonte jusqu'à Aris- tote. Le Stagirite opposait déjà la « voix signifiante » (phoné séman- tiké) qui exprime le logos aux bruits dénués de signification (pso- phoi) que font les animaux4. Chez Aristote déjà, la voix se fait donc complice d'une compréhension « logocentrique » du langage humain. Derrida détermine le privilège de cette « voix » en l'oppo- sant non plus aux bruits des animaux mais à d'autres formes de l'expression du logos telles que, notamment, l'écriture. Alors que la « voix vive » accompagne la pensée comme son ombre, l'écriture entre en scène quand ce lien vital entre le son et le sens a déjà été rompu, quand le sens est déjà sur la pente de l'effacement et du glissement dans l'oubli. Dans l'écriture, le logos ne vit plus, il se survit dans les formes d'une trace mnésique, d'un testament, d'une inscription funéraire, etc. La voix permet au sujet de dire

4. Aristote, De inter pretaiione, p. 166.

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et d'entendre sa propre intention signifiante sans ambages alors que l'écriture éloigne la pensée de son auteur. Si l'écriture rompt donc définitivement avec la présence à soi-même du sujet pensant, la voix, au contraire, accomplit et célèbre la vie de la conscience reflexive. S'entendre parler, c'est entendre battre le pouls de sa propre pensée et cela vaut infiniment mieux que de se toucher ou de se voir. Dans le toucher et le voir, la résistance et l'opacité du corps dissimulent encore la vie intérieure du sujet, alors que la parole, elle, s'efface devant ce qu'elle fait entendre. Dans « la voix », le corps du signe expressif se fait esprit et l'esprit se saisit soi-même dans une auto-affection pure. « La voix » qui s'entend elle-même est donc bien l'équivalent linguistique ou même le fondement de la conscience reflexive. Elle est le signe tel qu'il est instauré à travers la réduction phénoménologique : phénomène pur dans lequel le sujet transcendantal apparaît à soi-même et s'apparaît comme constituant, c'est-à-dire comme donnant sens au monde. « La voix est le phénomène » de la subjectivité trans- cendantale.

Quand Derrida déconstruit la possibilité de cette voix comme phénomène d'une auto-affection pure, c'est donc aussi une certaine notion du phénomène et, partant, de la phénoménologie qui est mise en question. L'idée d'une auto-affection pure qui se réaliserait dans la voix présuppose que le sujet qui entend sa propre voix saisisse « dans le même instant » la vie de sa pensée exprimée dans cette voix. Si cependant cet « instant » présent est impur parce que produit de l'écart entre le maintenant et le non-maintenant, entre le même et l'autre, alors la pureté de l'auto-affection au moyen de la voix est également compromise. Le sujet qui entend sa propre voix s'entend, mais il s'entend au moins doublement, puisque sa pensée vive est déjà doublée par son écho rétentionnel qui se propage et se répète à l'infini. Ce dédoublement rétentionnel ne peut être pur du fait que, pour Derrida du moins, toute rétention dépasse les limites d'une simple présentation. Ce premier argument ne vaut donc que dans la mesure où on est prêt aussi à considérer la rétention comme une représentation indicative prise dans ia trame de l'espace empirique du monde.

Une deuxième forme d'impureté survient à la voix du fait que celle-ci, pour pouvoir être entendue, c'est-à-dire comprise, est forcée de s'accommoder à un code linguistique. En se soumettant à un code transindividuel, la voix perd la maîtrise d'elle-même et ne se reconnaît elle-même qu'au terme d'un détour par l'anonymat. Derrida établit ce point en faisant appel, notamment, à l'exemple

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164 Rudolf Bernet

du pronom personnel « Je » dont un locuteur se sert pour se désigner soi-même. Il n'est pas douteux, en effet, que, même dans le cas privilégié du monologue où le sujet se désigne ainsi soi-même pour soi-même, l'expression « Je » introduit une séparation au sein de la présence à soi. Le sens du « Je » de l'acte de renonciation et du « Je » de l'énoncé ne coïncident jamais.

Finalement, et c'est là le troisième argument de Derrida, une voix qui resterait purement expressive, et qui tenterait ainsi de rester fidèle à l'idée d'une auto-afîection pure, serait une voix « qui garderait le silence ». Une voix qui s'entend doit se faire entendre dans le monde - même s'il reste pensable qu'elle s'y fasse entendre comme « n'étant pas de ce monde ».

Ce n'est sans doute pas par hasard qu'une méditation sur l'auto- afîection pure de la conscience transcendantale dans la voix éveille des associations d'ordre théologique. Mais ces associations ne doivent pas nous faire croire que la voix pourrait, effectivement, garder le silence sans que l'existence de la pensée n'ait à en souffrir. II n'y a pas d'auto-affection pure dans la voix, mais il n'y a pas non plus un autos qui précéderait une auto-affection impure. Le sujet trans- cendantal a besoin de se représenter pour être, et la conscience qu'il a de soi-même ne peut lui venir que d'une représentation qui le sépare de soi-même et qu'il subit sous forme d'une affection aliénante. Si Derrida a raison de dire que cette auto-affection est nécessairement impure et que l' auto-afîection impure est néces- saire, cela sonne le glas pour bien des idées reçues. La première victime d'une telle conception qui rend la conscience de soi tribu- taire de l'altérité et de l'extériorité du signe indicatif c'est, bien entendu, l'idée d'un langage purement expressif. Cela implique qu'il n'y a pas non plus de conscience de soi immédiate, pleinement intuitive et purement intérieure, ni de présence immuable d'un objet idéal qui resterait identiquement le même à travers ses multiples répétitions et représentations.

S'il est vrai que La voix et le phénomène est autre chose et beaucoup plus qu'un livre sur Husserl, cet ouvrage peut néanmoins i tilement contribuer à repenser les enjeux fondamentaux de la phénoménologie husserlienne. Parmi ces enjeux il faut mentionner en tout premier lieu ce qu'il faut bien appeler « le système » ou « l'ordre » de la présence. Celui-ci s'organise autour de ces phéno- mènes privilégiés que sont la conscience de soi et l'itérabilité des objets idéaux. Il s'affirme comme ordre en se distinguant - sous la forme de l'exclusion - du monde empirique. Une telle « méta- physique » a certes laissé des traces profondes, surtout dans les

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Derrida et la voix de son maître 165

premiers écrits de Husserl. Qu'on songe seulement à cette présen- tation de la réduction phénoménologique dans les Idées, qui aboutit à l'hypothèse d'une « annihilation du monde » ! Mais il est clair aussi que l'analyse husserlienne, par exemple de la perception d'un objet spatial par un sujet corporel, ne se laisse que difficilement intégrer dans un tel système de la présence pure. Même si Derrida est bien inspiré de considérer l'opposition entre « présentation » et « représentation » comme la base de toute l'analyse husserlienne de l'intentionnalité et de la constitution, ses conclusions semblent, ici aussi, trop hâtives. Il existe non seulement des « présentations » qui ne sont pas assimilables au système de la métaphysique de la présence, mais Husserl décrit aussi le cas de « représentations » telles que l'imagination qui ne redoublent ou ne répètent aucune présentation préalable. Et s'il est sans doute vrai que les représen- tations indicatives mises en jeu par le langage ordinaire menacent la souveraineté d'une pensée intentionnelle qui ne se servirait que de présentations purement intuitives, cela ne justifie pas pour autant que l'on fasse du signe indicatif la racine de toute forme de représentation.

On peut dire plus généralement que la nouveauté aussi bien que les faiblesses de la lecture de Husserl que propose Derrida découlent de l'attention accordée aux phénomènes du langage. On peut difficilement soutenir que le sens dernier de la réduction phénoménologique se révèle déjà dans l'opposition entre expression et indication, mais l'interprétation de Derrida a cependant le très grand mérite de montrer que le sens de cette réduction est insépa- rable d'une certaine idée du langage. La difficulté, par exemple, d'établir un langage qui soit l'idiome propre de la phénoménologie transcendantale est l'expression symptomatique de l'enracinement de cette phénoménologie dans le monde empirique. La réduction phénoménologique n'est donc pas la déportation de la conscience transcendantale dans un monde séparé ; le phénomène n'est jamais une pure voix, et l'histoire de la conscience transcendantale s'écrit, comme dit Merleau-Ponty, dans « la prose du monde ». On peut se demander cependant si ce centrage exclusif de toute l'interprétation sur le langage n'est pas aussi le signe d'un nouveau « linguocen- trisme » auquel Husserl s'était opposé avec une grande fermeté. Dire que la conception husserlienne du langage idéal de la logique soit a logocentrique » est possible mais trivial ; il est difficile, par contre, d'en dire autant de son projet d'une « généalogie de la logique » qui porte une attention toute particulière à l'expérience préprédicative. Cette expérience ne se limite d'ailleurs pas aux seuls

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166 Rudolf Ber nel

phénomènes prélogiques comme la synthèse passive, elle interroge aussi des phénomènes non logiques comme la facticité essentielle du cours de l'histoire, comme la responsabilité éthique pour l'état du monde, comme le projet d'une fondation rationnelle des insti- tutions sociales, comme la révélation d'un Dieu qui est le garant de la teleologie de la raison. Voilà une belle brochette de phénomènes dont Husserl n'aurait pas entendu l'appel insistant s'il n'avait écouté que sa propre « voix » !

Mais il est vrai que La voix et le phénomène est plus qu'une simple interprétation de Husserl et que ce livre peut être lu aussi comme une « Introduction au problème du signe dans la phéno- ménologie de Derrida ». Le signe entendu non plus comme le sup- plément d'une origine, mais comme « supplément originaire » est le phénomène qui guide la plume de Derrida bien au-delà de ses premiers écrits. « Ecriture » est le nom de cette nouvelle signifi- cation d'un signe qui n'est « ni réel ni idéal » et qui n'exprime plus aucun « signifié transcendantal ». Il devient dès lors difficile d'opérer une « distinction essentielle » entre le sens propre et le sens figuré, et le « double geste » de la « déconstruction » du langage « métapho- rique » de la métaphysique risque de se prolonger à l'infini. C'est bien à l'infini que renvoie cette philosophie de la représentation originaire qui suit la trace de la présence en errant, comme dit le texte de Husserl cité par Derrida, « à travers les salles et s'arrête devant un tableau de Téniers qui représente une galerie de tableaux ». Renvoyé à l'infini d'une représentation à l'autre, le sujet est pris dans la trame de « la différance ». Il fait ainsi l'épreuve de sa « fini- tude » et de sa « facticité ». Sa vie le confronte constamment à la mort de la présence, le sujet ne « survit » qu'à travers des fascina- tions dont chacune donne cependant à lire son « manque d'être ». Pour appréhender la vérité de son être, le sujet doit se mettre en scène et sur cette scène sa voix signe en même temps son arrêt de mort : comme ce M. Valdemar de Poe, cité dès l'ouverture de La voix et le phénomène, il dira ce qu'il ne saurait déjà plus entendre : « Oui. - Non. - J'ai dormi. - Et maintenant. - Maintenant, je suis mort. »

Rudolf Bernet.

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GRACE (SOIT RENDUE) A JACQUES DERRIDAAuthor(s): Maurice BlanchotReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 167-173Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096277 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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GRACE (SOIT RENDUE) A JACQUES DERRIDA

Après un si long silence (des siècles et des siècles peut-être) je recommencerai à écrire, non pas sur Derrida (quelle prétention !), mais avec son aide, et persuadé que je le trahis aussitôt. Voici une question : y a-t-il une Thora ou deux Thoras ? Réponse : il y en a deux, parce que nécessairement il n'y en a qu'une. Celle-ci, unique et toutefois double (il y a deux Tables qui se font vis-à-vis) est écrite et écrite par le doigt de « Dieu » (nous le nommons tel par impuissance à le nommer). Moïse aurait pu rédiger comme un scribe fidèle sous la dictée, en transcrivant la Voix. La Voix, certes, il l'entend toujours : il a le « droit » d'entendre, mais non de voir (sauf une fois par derrière, voyant une non-présence, en outre dissimulée).

Mais il en va autrement. La Thora est écrite, non seulement pour être conservée (gardée en mémoire), mais parce que « Dieu » privilégie peut-être l'écriture, se révélant comme le premier et le dernier écrivain. (Personne d'autre que lui n'a pouvoir d'écrire.) « Et de quel droit écris-tu maintenant ici ?» - « Mais je n'écris pas. » Ce qui arrive ensuite est connu tout en restant méconnu (connu sous la forme d'une histoire). Moïse ne revenant pas (qua- rante jours, quarante nuits d'absence - le temps en années de la traversée du désert), le peuple douta et réclama d'autres Seigneurs ou un autre guide. Ici, j'introduis une interprétation sans doute fautive. Aaron, frère de Moïse, Aaron qui avait le don de parole qui manquait à son frère (nous reviendrons là-dessus) eut recours à une ruse (la ruse joue un grand rôle dans l'histoire hébraïque, Revue philosophique, n° 2/1990

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168 Maurice Blanchoi

comme dans l'histoire grecque : les voies ne sont pas droites - c'est un malheur, malheur qui nous enjoint à chercher librement la rectitude). Aaron demande à chacune et à chacun de renoncer à ses ornements précieux personnels : boucles d'oreille, colliers, bagues, etc. - en un mot, il les dépouille, et avec ce qui leur appar- tenait, il confectionne quelque chose, un objet, une figure, qui ne leur appartenait pas. Quelle fut la faute d'Aaron dans cette ruse adroite où il se perdit ? Il devint artiste, il s'arrogea le pouvoir créateur, même si l'image qu'il forma fut telle qu'elle aurait dû éveiller la méfiance de ses admirateurs (un veau et un veau d'or). Autrement dit, les Hébreux revenaient aux dieux de l'Egypte où ils avaient été esclaves (le veau évoque peut-être Anubis, tête de chacal ou le taureau Apis). Malheureux là-bas, suprêmement malheureux, ils en avaient gardé une nostalgie. Libres à présent, mais ne se sentant pas aptes à supporter le poids de la liberté, sa charge et sa responsabilité.

Il semble que Moïse, perdu dans les hauteurs, avec ses Tables où il y avait la souveraine et toute première écriture, ne pressentit rien. Il fallut que « Dieu » l'avertisse : redescends, redescends, en bas c'est la catastrophe. Moïse redescend avec les Tables et voit le désastre. Fureur alors de destruction : le veau égyptien est réduit en poudre, l'image disparaît, et la matière précieuse (l'or) rejetée, anéantie. Mais la destruction va plus loin, puisque Moïse détruit, brise les Tables. Nous nous demandons : comment est-ce possible ? comment Moïse peut-il détruire l'indestructible : l'écri- ture écrite non par lui, mais par le Plus-Haut ? Cela veut-il dire : tout s'efface, tout doit s'effacer ? Il ne semble pas que « Dieu » lui tienne rigueur de cet acte qu'on peut qualifier à tort d'icono- claste. Au contraire, la fureur passe toute mesure. Le peuple, si souvent sauvé, est menacé, et menacé d'être anéanti. Il n'y a rien à faire avec ce peuple, déjà célèbre (et célébré) pour sa nuque dure (une nuque que le travail de servage a durcie). « Dieu » a une ou deux fois (peut-être davantage) cette tentation - tentation qui est destinée à éprouver Moïse : abolir tout le passé et recommencer avec le seul Moïse qui perpétuera la Loi et engendrera un nouveau peuple (ce qui ne veut pas dire, certes, qu'il serait d'une autre origine - égyptienne par exemple - mais autre cependant parce que se sachant responsable de tous les autres - ah, lourde charge).

Mais Moïse, cet homme étrange et rendu étranger par sa tâche et le choix qui a été fait de lui pour l'accomplir (pourquoi a-t-il pris femme au loin, dans une famille non hébraïque, originaire de Kouch, éthiopienne probablement et noire, mal accueillie pour

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cela par Aaron, déjà un peu raciste, Myriam, « femme qui, il est vrai, plus tard se convertira (le père aussi) »? et ainsi nous apprenons que la conversion, selon certains rites, est juste, même si elle n'est pas recommandable). Oui, Moïse est essentiellement humble (c'est sa kénose), il ne veut pas faire souche au-dessus de ce peuple malheureux et d'autant plus malheureux qu'il est fautif, coupable d'être impatient, et cette impatience, vertu et faute de ceux qui ne savent pas attendre, pour qui le salut (le Messie) doit venir tout de suite, entraînera un châtiment, mais non pas l'anéantissement. Après quoi, tout recommence : la remontée de Moïse, l'absence, la frustration et l'expiation des quarante jours et quarante nuits, l'obéissance à la tâche de rechercher et de sculpter (n'est-ce pas un art brut ?) les deux Tables symétriques de pierre, sur lesquelles le doigt de « Dieu » écrit à nouveau, une seconde fois, la Loi (ce que la langue grecque nommera le Décalogue). Là est aussi l'humilité de Dieu, le mystère cependant de l'écriture. Si l'humilité de Dieu accorde le recommencement, il reste que, par la faute de l'homme, c'est comme s'il n'y avait pas de première écriture ; toute écriture première est déjà seconde, est sa propre secondante. D'où le débat sans fin au sujet des deux Thoras (non pas la Thora brisée et la Thora intacte - ce sera, cette recherche, la tentation, le danger mystique), mais la Thora écrite et la Thora orale : l'une est-elle supérieure à l'autre, la première blanche, la seconde noire - blanche, c'est-à-dire vierge (la page blanche) et comme non écrite ou plutôt non soumise à la lecture, échappant à celle-ci, constituée par une trace intemporelle, sans âge, une marque antérieure à tous les temps, antérieure à la création même ? Mais cette marque, cette trace et ces blancs ne sont cryptiques, difficiles ou impossibles à déchiffrer que pour le non-étudiant, l'élève sans maître, le connais- seur téméraire (ce que je suis ici). La Thora orale est alors supérieure, dans la mesure où elle rend lisible l'illisible, découvre le caché, répond à son nom qui est enseignement, lecture infinie qu'on ne peut conduire seul, mais sous la direction d'un Maître, de toute une lignée de Maîtres, occupés à « arracher » toujours de nouveaux sens, sans oublier toutefois la règle première : tu n'ajouteras rien, tu ne retrancheras rien.

Sommes-nous, dès lors, retombés dans le débat que Jacques Derrida nous a rendu non pas présent, mais mis en garde de ne pas négliger tout en le maintenant à l'écart ?

Avant le mystère de l'écriture des Tables, Moïse, on le sait, s'est interrogé sur la Voix. Pour lui, parler ne va pas de soi. Quand « Dieu » lui commande de parler à Pharaon, pour que celui-ci libère

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les esclaves hébreux (abolisse l'esclavage), Moïse est très malheureux car (selon la traduction de Chouraqui) il sait et il rappelle qu'il est « lourd de bouche, lourd de langue, impur de lèvres », donc incapable d'utiliser le langage d'éloquence et de rhétorique qui convient aux grands de ce monde. D'où l'irritation divine. Moïse a précisément été choisi, parce qu'il n'est pas un beau parleur, parce qu'il a des difficultés de langage : sans maîtrise de Voix, bègue sans doute. Moïse se fera donc doubler par son frère Aaron, plus doué que lui pour les mondanités (toujours des problèmes ou des secrets avec les frères), mais aussi (et j'avance cela en trem- blant) ne pouvant parler qu'en doublant, répétant les mots, fussent-ils suprêmes, à cause de son bégaiement, non pas physique, mais « métaphysique ».

De là une proposition si hardie que je suis persuadé qu'elle est une tentation. Lorsque Moïse interroge « Dieu », il se garde de lui demander son nom, terrible indiscrétion, puisque s'il avait eu ce nom, il aurait eu en quelque sorte autorité sur le Dénommé. Non, ce qu'il demande, il le demande non pas pour lui, ni pour savoir l'innommable, mais pour pouvoir dire quelque chose à ses compa- gnons qui ne manqueront pas de lui demander : d'où tiens-tu ta révélation, au nom de qui parles-tu ? Les Hébreux, tout esclaves qu'ils sont, n'obéissent pas sans être éclairés, ils veulent savoir à qui ils ont affaire. Et la réponse qui fut donnée à Moïse, mais que nous ne connaissons que déjà transmise par Moïse, exprimée par la vertu du nécessaire bégaiement, appellera commentaires et commentaires. Je cite (recite) tantôt : « Je suis celui qui est » (inter- prétation ontologique, primauté et glorification de l'Etre sans étant : Eckhart, le cher maître (ou le vieux maître) rhénan, n'y consentira pas). Tantôt : « Je suis celui que je suis. » Cette réponse peut passer non pour une réponse, mais un refus de réponse. Sublime ou déce- vante répétition, mais là intervient la pensée téméraire, et si ce qui nous est donné à entendre (ou à lire) était le redoublement à cause d'une Voix bégayante, riche par le bégaiement, de sorte que si Moïse s'exprimait en latin (pourquoi pas ? il dispose de tant de langues), il dirait : Sum, Sum. Dans le Talmud, et sans qu'il soit fait référence à la singularité de Moïse, il est énoncé : Une parole a été prononcée par Dieu, mais j'en ai entendu deux. Mais revenons à l'interrogation (hors question, hors réponse) de Moïse qui n'a nulle- ment la prétention de savoir le nom de Dieu (je répète à mon tour), mais le nom dont il se réclame pour le peuple rétif d'Israël. Et voici une autre réponse (celle traduite par Meschonnic et par Chou- raqui) : a Serai (ici un grand blanc comme pour marquer non seule-

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ment l'attente ou l'incertitude, mais la référence à un futur non temporel, exempt de tout présent) qui serai » (Edmond Fleg nous donne la même traduction). Dieu ne se donne pas immédiatement comme sujet, comme un « Je » flamboyant, mais comme agissant pour le peuple hébreu et dépendant de l'action de celui-ci, action vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis d'autrui. C'est ce qu'on appellera, utilisant cette fois et peut-être abusivement un nom grec, la Kénose : l'humilité souveraine. Mais, comme nous le savons par Rachi, en même temps que Moïse entend : « C'est mon nom pour toujours », il nous donne à entendre par un changement de voyelle : « Mon nom doit demeurer caché » ce qui confirme la bienséance - ou la convenance - de la discrétion de Moïse. « Dieu » dit aussi, si je me souviens bien, a Même aux patriarches, je ne me suis pas fait connaître ». Il n'empêche que le nom livré à Moïse pour éveiller Israël est un nom si important (si prompt à s'effacer) qu'il ne faut pas le prononcer en vain : non-présent même dit et interpellé en tant qu'Inconnu - aphonique dit David Banon, mais non asémique, Dieu promis, Dieu de la promesse, mais aussi Dieu du retrait de la promesse.

Dieu, dit Levinas, n'est pas connaissance, ni une non-connais- sance pure et simple, il est obligation de l'homme vis-à-vis de tous les autres hommes. Quant au nom qui n'est que le nom de Yaveh, et dont Chouraqui précise qu'aujourd'hui - dans la dispersion - personne ne sait comment il était prononcé, car, ajoute Levinas, le Tétragramme ne pouvait l'être que par le seul Grand-prêtre entrant dans le Saint des Saints, le jour du Grand Pardon, c'est-à- dire pour le judaïsme postexilique, jamais (Au-delà du Verset).

Jacques Derrida, explicitant les exigences du doublement de la Thora, doublement qui est déjà inscrit dans la manière dont la Thora s'écrit « par le doigt de Dieu » : « La Thora est écrite avec du feu blanc sur du feu noir. » « Le feu blanc, texte écrit en lettres invisibles (faites pour échapper à la vue) se donne à lire dans le feu noir de la Thora orale qui vient après coup y dessiner les consonnes et y ponctuer les voyelles : Loi ou Verbe de feu, dira Moïse.

Mais si la Thora de pierre est l'inscription par Dieu, inscription qui comme telle déploie les commandements, écriture qui ne peut se lire que comme prescription, il est dit aussi dans V Exode (24, 4), et cela avant les Tables (à supposer, et il y a lieu d'en douter, qu'il y ait dans un tel moment auquel manque la présence, un avant et un après - soit un ordre narratif), que « Moïse écrit toutes les paroles de Dieu ». Moïse a donc le don d'écriture, s'il n'a pas le don

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de parole - et il écrit parce que les Anciens d'Israël, les Sages, ont préalablement déclaré : « Toutes les paroles dont "Dieu" parle, nous les ferons. » Peut-être ne les comprennent-ils pas, ou, dans la traduction de Chouraqui, ne les pénètrent-ils pas dans leur droi- ture, comme dans leurs tours et détours, mais l'important est le faire, et cette promesse de l'accomplissement scelle l'écriture de Moïse, se fait par Moïse écriture - écriture et mémorisation. Nous remarquerons ici en passant quelle différence s'établit entre Platon et Moïse : pour l'un, l'écriture externe, étrangère, est mauvaise, puisqu'elle supplée à la perte de mémoire et ainsi encourage la défaillance dé la mémoire vivante (à quoi bon me souvenir, puisque c'est écrit ?). Pour Moïse, l'écriture certes assure la mémo- risation, mais elle est aussi (ou d'abord) le « faire », « l'agir », l'exté- riorité qui précède l'intériorité ou l'instaurera - de même que le Deutéronome, où Moïse reprendra toute l'histoire en disant « Je », redouble et prolonge le difficile Exode.

Ici, on peut se poser une question vaine : Qui est Moïse ? Ecartons la réponse : un prince égyptien qui trahit son peuple pour se dévouer à un autre peuple, laborieux, malheureux, esclave. Ecartons aussi l'image sublime que nous en donne l'art : le Sur- homme, l'équivalent hébraïque de Solon et de Lycurgue. Au contraire (s'il a des privilèges puisqu'il est seul à « monter », sans approcher des ciels), il nous est montré défaillant, parlant mal (lourd de bouche), fatigué au point de perdre sa santé par l'excès des services qu'il rend (c'est son beau-père, cet homme de bon sens, qui lui dira : ne fais pas tout toi-même, ne rend pas la justice pour les petites et les grandes choses, tu ne survivras pas - et Moïse en convient). Fatigué quand Amalek fait la guerre aux Hébreux, alors que ceux-ci viennent à peine de quitter l'Egypte et l'esclavage et qu'ils constituent une troupe dépareillée (masse confuse, troupeau), avec surtout des femmes, des enfants, « la marmaille », dit Chouraqui. Là est la méchanceté d'Amalek qui l'illustrera comme l'élu du Mal. Moïse n'est pas un chef de guerre. On l'installe cependant en haut d'une colline, comme font les géné- raux et Napoléon lui-même. Mais il faut l'aider quand il donne des consignes, lesquelles sont apparemment simples : il lève le bras afin d'indiquer le ciel et les Hébreux l'emportent - mais précisément son bras est lourd, et il faut l'aider pour l'accomplissement de son geste - sinon son bras retombe (ce n'est pas seulement la lassitude, c'est une leçon aussi), et Amalek triomphe.

Moïse est-il un médiateur ? Médiateur de son peuple, l'organi- sant en communauté et vociférant contre lui, lorsque celui-ci

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défaille. Et celui-ci ne se reconnaît pas en lui : « Nous ne savions pas, disent les Hébreux à Aaron, son frère pourtant, qui était celui qui nous conduisait. » Autre, malgré sa fraternité, ses constantes intercessions, ses châtiments aussi. Médiateur de Dieu dont il transmet les commandements ? Dieu est sans médiation, dit, si je ne me trompe, Levinas. De là que la responsabilité de Moïse est libre et qu'il lui faut subir, en punition, les paroles de trop par lesquelles il a importuné le Très-Haut, paroles d'invocation, de supplication pour les fugitifs qui oublient qu'ils le sont et veulent « s'installer ».

On peut se demander quelle fut la « faute » de Moïse, faute qui l'empêchera d'atteindre « la bonne terre ». Il y a sûrement des réponses privilégiées. Mais il y a déjà dans ce désir d'atteindre et de se reposer, une espérance de trop. Il peut voir et non avoir. Le repos qui lui est réservé est peut-être supérieur. « C'est l'un des mystères d'Elohim » qui ne se dévoilent pas, mais appellent l'en- seignement sans fin. On dit, analysant le Deutéronome : Moïse n'a pas pu raconter, écrire sa mort (scepticisme critique). Pourquoi non ? Il sait (d'un savoir non élucidé) qu'il meurt par « Dieu » « sur la bouche de Dieu », dernier, ultime commandement où il y a toute la douceur de la fin - mais fin dérobée. La mort qui est nécessairement dans la vie (depuis Adam) « n'a pas lieu ici dans la vie » (Derrida). Et Dieu, se faisant fossoyeur (Levinas), proximité qui ne promet pas la survie, l'ensevelit dans le val, en terre de Moab, en un lieu sans lieu (atopique). « Personne ne connaît sa sépulture jusqu'à ce jour », ce qui autorise les superstitieux à douter de sa mort, comme on doutera de celle de Jésus. Il est mort mais « son œil ne s'est pas terni, elle ne s'est pas enfuie, sa sève ». Il a un successeur, Josué, et il n'en a pas (pas d'héritier direct ; lui-même a refusé cette sorte de transmission). // ne s'est pas encore levé d'inspiré en Israël comme Moïse. « Pas encore. » Disparition sans promesse de retour. Mais la disparition de « l'au- teur » donne encore plus de nécessité à l'enseignement, écriture (trace avant tout texte) et parole, parole dans l'écriture, parole qui ne vivifie pas une écriture laquelle autrement serait morte, mais au contraire nous sollicite d'aller vers les autres, dans le souci du lointain et du proche, sans qu'il nous soit encore donné de savoir que c'est d'abord le seul chemin vers l'Infini.

Maurice Blanchot.

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LE FOU STOÏCIENAuthor(s): Rémi BragueReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 175-184Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096278 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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LE FOU STOÏCIEN

Dans la préface de sa célèbre Histoire de la folie à Vâge classique, Michel Foucault a affirmé que « le Logos grec n'avait pas de contraire m1. Dans un article qui constitue aussi une recension de l'ouvrage de Foucault, Jacques Derrida s'est attaché entre autres à montrer qu'il fallait, pour dire le moins, nuancer fortement cette thèse2. Malheureusement, la discussion entre les deux penseurs ne semble pas avoir vraiment eu lieu. En effet, là où Foucault est revenu sur le monde antique, il n'a guère traité le sujet qui avait été le sien dans son premier grand livre, si ce n'est en quelques très fugitives allusions3.

Dans un ouvrage récent, j'ai tenté de montrer, à partir des fragments que l'on rattache habituellement au Protreptique d'Aris- tote, que la folie y jouait le rôle du fond sur lequel la raison se détache. L'examen des textes d'Aristote m'a ainsi amené à m'asso-

1. M. Foucault, Histoire de la folie à Vâge classique. Folie et déraison, Paris, Pion, 1961, p. m.

2. J. Derrida, Cogito et histoire de la folie, dans L'écriture et la différence, Paris, Ed. du Seuil, 1967, 51-97. L'essentiel de la discussion avec Foucault se trouve dans un passage situé p. 63-67 et dont il est dit p. 51, n. 1, qu'il est posté- rieur au texte original de 1963.

3. M. Foucault, Histoire de la sexualité. Dans le t. 2 : L'usage des plaisirs, NRF, 1984, il est question de Yhybris, p. 94 et 104 (le passage du Philèbe, Abe, que cite Derrida p. 65 n'est pas cité, mais le parallèle 47a l'est p. 142), et du logos, p. 99 s. et 103. La folie n'est mentionnée que p. 136. Dans le t. 3 : Le souci de soi, nrf, 1984, les concepts de folie (p. 72) et de logos (p. 108, 110, 123, 127 s., 168, cf. aussi « raison », p. 114 et 160) sont presque toujours laissés aux auteurs cités, et fort peu accentués (sauf p. 127 s., sur Galien). Revue philosophique, n° 2/1990

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cier, trop brièvement, à la critique de la thèse de Foucault4. Il faudrait poursuivre l'enquête dans l'ensemble de la pensée grecque. Le présent article se borne à présenter quelques remarques préli- minaires sur le stoïcisme.

Un porirait du fou

Le meilleur point de départ me semble être de reproduire un texte topique à ce sujet et qui, à ma connaissance, n'a jamais été traduit en français. Il se trouve dans une œuvre de Jean de Stobi (Stobée), compilateur du ve siècle de notre ère. Celui-ci, pour ce qui est de notre texte, recopie un résumé plus ancien de morale stoïcienne (après avoir fait de même pour la morale péripatéticienne), qu'il a emprunté à Arius Didyme. Cet auteur, originaire d'Alexandrie, stoïcien éclectique dans l'esprit d'Antiochus d'Ascalon (le maître de Cicerón), composa au Ier siècle de notre ère un Epitome (résumé) des doctrines platoniciennes, péripatéticiennes et stoïciennes dont nous possédons, grâce à Stobée, des fragments assez étendus5.

« L'homme sensé (vouv ëyjtov) fait bien toutes choses, puisque c'est constamment avec réflexion, tempérance, correction et bon ordre qu'il utilise les expériences concernant la vie. L'< homme > vil (çocuXoç), en revanche, puisqu'il n'a pas l'expérience du droit usage < des choses >, fait mal (xocx&ç) toutes choses, puisqu'il agit (èvepycov) selon la disposition (SiáOecriç) qu'il possède, qu'il est inconstant (eù[LZTÎnT<ùTo<;) et à propos de chaque chose saisi par le regret ((isTafieXsta). Le regret est une douleur au sujet de choses qu'on a faites et qu'on considère comme ayant été ratées par soi [103], une affection de l'âme malheureuse et rebelle. En effet, dans la mesure où celui qui est plongé dans les regrets est peiné par les événements, dans cette mesure même il s'indigne contre soi-même comme ayant été la cause de ceux-ci.

4. Aristoie et la question du monde. Essai sur le contexte cosmologique et anthropologique de l'ontologie, Paris, puf, 1988. (Je m'appuie surtout sur les § 98-100, During, traduit p. 79 s.) Cf. mon allusion à Foucault, p. 80, n. 27.

5. Les fragments du même auteur sur la physique ont été recueillis dans Diels, Doxographi Graeci, p. 447-472 - avec quelques compléments empruntés à Eusèbe, etc. Ceux sur la morale l'ont été dans Stobée. Cf. Ioannis Stobaei / Anthologii / Libri duo priores / qui inscribi soient / Eclogae physicae et ethicae / recensuit / Curtius Wachsmuth / vol. II, Berlin, Weidmann, 1884, p. 37-152. - Le résumé de l'éthique péripatéticienne vient d'être réédité par O. Gigon, Aristotelis Opera I ex recensione Immanuelis Bekkeri (...)/ Editio altera/ Addendis instruxit fragmentorum collectionem retractavit / Olof Gigon, De Gruyter, Berlin / New York, 1987, 91a-101a.

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Le fou stoïcien 177

C'est pourquoi tout vil est également indigne (áxiptoç), puisqu'il n'est ni digne d'honneur, ni n'a de valeur en soi (tÍ[uov uTOxpxovTa). En effet, l'honneur est l'estime pour un mérite, et le mérite est le prix d'une vertu (ápsTTj) qui fait le bien. Celui-là donc qui n'a pas part à la vertu est à juste titre appelé indigne.

Ils [se. les stoïciens] disent que tout vil (<pauXoç) est un exilé (cpuyáç), du fait qu'il est privé de la loi (vójjloç) et du régime (tcoXitcÍoc) approprié (entôiXkzw) selon la nature. En effet (...), la loi est quelque chose de bon (encou&aïoç)» et de même la cité (...)6.

Ils disent aussi que tout vil est un rustre (áypoixoç). En effet, la rusticité est l'inexpérience des mœurs et [104] lois en vigueur dans la cité, vice auquel tout vil doit succomber.

Il est également quelqu'un de sauvage (aypioç), puisqu'il est un homme tout à fait opposé à la conduite conforme à la loi, bestial et nuisible.

Ce même < vil > est par nature (Ò7uápxsiv) incivil (<xv7)(i.spoç) et tyrannique, puisqu'il est dans une disposition telle qu'il commet des actions dignes d'un maître envers ses esclaves (8ea7roTixá), et en outre cruelles, violentes et illégales quand il se saisit de l'occasion.

Il est aussi ingrat, ni disposé à payer de retour les faveurs, ni à les transmettre, du fait qu'il ne fait rien de façon communau- taire (xoiv&ç), ou amicale, ou sans préméditation7.

Le vil n'est pas non plus quelqu'un qui aime discourir (cpiXóXoyoç) ou écouter (<ptX7)xooç), du fait qu'il n'offre pas de point de départ pour la réception des discours droits, à cause de la sottise qui < résulte ? )8 de sa perversion (8iaa>Tpo<pY)), du fait qu'aucun des vils n'a été invité (TcporpÉTceiv) à la vertu (aper/)) ni n'y a invité. En effet, celui qui a été invité à la vertu ou qui y a invité d'autres doit être prêt à philosopher, et celui qui est prêt doit être libre d'obstacles. Or, aucun parmi les insensés (ocçpcov) n'est tel. En effet, ce n'est pas celui qui écoute volontiers et qui mémorise ce que disent les philosophes qui est prêt à philosopher, mais c'est celui qui est prêt à appliquer à ses activités les choses qui sont recomman- dées par la philosophie et à vivre selon elles. Or, aucun parmi les vils n'est tel, puisqu'il est prévenu (7upoxaTSiXY)fX|iivo<;) par les opi- nions (Sóyfjia) du vice (xaxta). En effet, si un des vils avait été

6. J'omets une citation de Cléanthe, p. 103, 12-23 (= Sioicorum Veterum Fragmenta, Ed. von Arnim, Teubner, Stuttgart, 1979 (= 1903), ici = SVF 3, 328) qui contient une démonstration de la bonté de la cité, appuyée sur la dis- tinction de trois sens du terme polis.

7. áixeXe-nfiTCuç s. v.l. = sans calcul ?. 8. U7uetxouaav F : á7nrjxoi>a<xv P : alii alia.

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invité < à la vertu >, il aurait été détourné du vice. Et personne qui possède le vice n'a été tourné vers la vertu, de même qu'aucun malade [105] < n'a été tourné > vers la santé. Seul le sage (aotpoç) a été invité et seul il est capable d'inviter, alors que personne ne l'est parmi les sots. Aucun parmi les sots ne vit selon des préceptes.

Il n'est pas ami du logos (cpiXoXoyoç), mais ami des potins (Xoyó<piXoç) ; il va jusqu'au bavardage superficiel, sans pour autant renforcer par ses activités la vertu dont il parle (ó tyjç àpeTYJç Xoyoç).

Aucun des vils n'est non plus ami de l'effort ((pt,XÓ7uovoç) ; en effet, l'amour de l'effort est une disposition à mettre en œuvre les choses qui incombent, sans hésiter devant l'effort. Or, aucun des vils n'est sans hésitation devant l'effort.

Aucun des vils n'effectue l'estimation (Sóaiç) de la vertu confor- mément à la valeur (á£íot) de celle-ci9. En effet, l'estimation est quelque chose de bon (a7TouSaïoç), puisqu'elle est une science d'après laquelle nous croyons (yiyelaQon) acquérir quelque chose qui en vaut la peine. Or, rien de ce qui est aux bons n'échoit aux vils, de telle sorte qu'aucun des vils n'effectue l'estimation digne de la vertu. En effet, si quelqu'un parmi les insensés effectuait l'estimation conformément à la valeur de la vertu, < alors, > dans la mesure où il fait cas de (tijaov) celle-ci, il s'arrangerait pour se débarrasser du vice. Or, tout insensé a bonne conscience (<yiSve<jTiv Y)8écúç) devant son propre vice. En effet, ce qu'il faut examiner, ce n'est pas leur discours (Xoyoç) qui s'extériorise, et qui est mauvais, mais c'est celui (se. le logos) de leurs actions. C'est en effet à partir de celles-ci qu'ils sont convaincus d'être avides, non de choses belles et bonnes, mais de jouissances serviles et démesurées.

Selon eux, toute faute est une impiété. En effet, faire quelque chose contre la volonté des dieux est signe d'impiété. Or, comme les dieux sont apparentés (oixeioucxGai) à la vertu et à ses opérations (ëpyoc), mais étrangers au vice [106] et aux choses qui sont accom- plies par celui-ci, et que la faute est une opération (èvépyY][xa) selon le vice, il est manifeste que toute faute est déplaisante aux dieux (et ceci, c'est une impiété). Dans chaque faute, le vil fait quelque chose qui déplaît aux dieux.

9. Pour ce passage, rendu difficile par l'usage inhabituel du mot Sóaiç, je suis l'interprétation proposée par R. Philippson, c.r. de M. Schäfer, Ein früh- mittelstoisches System der Ethik bei Cicero (...), dans Philologische Wochen- schrift, 56 (1936), col. 596 : Sóaiç désigne un jugement (xpíaiç) qui « donne » valeur (prix) à une chose qui possède en elle-même une valeur (dignité). L'expres- sion vient peut-être du vocabulaire médical (« dosage »).

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Le fou stoïcien 179

De plus, puisque tout vil fait ce qu'il fait selon le vice, de même que l'homme bon < le fait > selon la vertu, celui qui possède un vice les possède tous. Parmi ces vices, on voit l'impiété, non pas celle que l'on classe comme une opération, mais l'attitude (eÇiç) contraire à la piété. Ce qui est fait selon l'impiété est une impiété, et donc toute faute est une impiété.

De plus, selon eux, tout sot (áçpcov) est également un ennemi des [gen. subj.] dieux. En effet, l'inimitié est un désaccord au sujet de ce qui concerne la vie, et une discorde, de même que l'amitié est un accord et une concorde. Or, les vils sont en désaccord avec les dieux à propos de ce qui concerne la vie, ce pourquoi tout sot est un ennemi des dieux. En outre, puisque tout le monde considère que ceux qui leur sont contraires sont des ennemis, et que le vil est contraire au bon (cnrou&aïoç) et que le dieu est bon, le vil est ennemi des dieux »10.

La folie dans le sloïcisme

Le passage que l'on vient de reproduire a l'intérêt de développer abondamment et en un ensemble continu un thème qui court tout au long des cinq siècles de l'histoire du stoïcisme, et que l'on ren- contre à peu près dans chaque œuvre stoïcienne : le portrait du non-sage, de celui qui s'oppose diamétralement au sage. Il comporte même des thèmes qui ne se trouvent pas ailleurs. Le début est un parallèle, dressé constamment dans ce qui précède notre texte : un petit paragraphe présente un aspect du sage, puis un second décrit le non-sage comme dépourvu de la qualité qui vient d'être louée, et donc comme la sentine de tous les vices. C'est sans doute le seul texte stoïcien que nous connaissions qui pousse le parallé- lisme aussi loin.

Je choisirai comme fil conducteur le terme de « folie ». Celui-ci n'apparaît pas en toutes lettres dans le passage que j'ai traduit, mais il figure, chez le même auteur, et de la façon la plus appuyée, quelques pages plus haut. Nous y lisons une thèse qui, nous aurons à le rappeler, est banale pour un stoïcien : tous les hommes sont fous. Nous y trouvons aussi, ce qui est plus rare, une définition de la folie. Celle-ci est « une ignorance de soi-même et (xai) des choses qui sont conformes à soi-même »n. La formule est proche de la

10. Arius Didyme dans Stobée, Eclogae (éd. cit.), t. II, p. 102, 20-106, 20. Les numéros des pages sont indiqués entre crochets.

11. P. 68, 18 (= SFF3, 663).

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façon dont Thucydide décrit la XyjÖyj (« amnésie ») qui saisissait les rescapés de la peste12. La question de savoir comment on peut s'ignorer soi-même est implicitement résolue par la valeur expli- cative que Ton doit donner au « et » (xai) : s'ignorer soi-même, c'est justement ne pas savoir ce qui nous convient.

La compréhension de la seconde définition, plus ramassée, est rendue malaisée par l'obscurité de l'adjectif qui fournit la diffé- rence spécifique du genre « ignorance », à savoir 7ctouî>8t)ç : ce qui porte la marque de la 7cxoiá, i.e. quelque chose comme l'agitation13. La folie serait ainsi une « ignorance agitée ». La passion étant une agitation, toute passion est en son fond folie, même si ce fond ressort plus nettement dans le cas de certaines passions comme la colère14.

D'autres définitions ou caractérisations se rencontrent ailleurs. Citons par exemple : « choisir un mal pour un bien »15, ou « se croire libre sans l'être »16, ou encore « vouloir l'impossible »17. Sont fous « ceux qui obéissent à tout ce qui leur paraît bon »18. A l'inverse, ne pas s'afïoler, c'est apprendre ce qu'est chacun des êtres et appli- quer les prénotions aux êtres particuliers19.

Qui est fou ? Tout le monde, sauf la rarissime exception d'un sage dont on peut se demander s'il a jamais existé : « Ceux qui ne sont pas sages sont tous des étrangers, des exilés, des esclaves, des fous. »20 Le paradoxe célèbre selon lequel tous les hommes

12. Thucycide, Guerre du Péloponnèse, II, 49, 8. 13. Cf. Stobée, p. 68, 23 (= SVF 3, 663) et cf. Galien, Différence des doctrines

d'Hippocrate et de Platon, IV, 5, p. 364 Müller (= SVF 3, 476, p. 127, 30). Une des définitions de la « passion » (tox0oç) selon Zenon est 7rxoia <Ja>X^Ç> c*- Stobée, Eclogae, II, 7, 1, p. 39, 8 (= SVF 1, 206). Tout toxooç est tttoIoc, toute 7ra>ioc est TOXOoç, cf. ibid., II, 7, 10, p. 88, 11 s. (= SVF 3, 378). L'expression est expliquée par une étymologie : le fondateur du stoïcisme est censé avoir « tiré une comparaison pour ce qu'il y a de facilement mu dans la faculté passionnelle (tò euxivTjTov too 7T<x67)Tixou) du mouvement des volatiles (7mr]vá) ». Les oiseaux sont l'image même de la légèreté et d'abord de celle de l'esprit (cf. Sophocle, Antigone, v. 342 s.). L'image est ici, sans doute, celle des poules s'envolant en tous sens.

14. Cicerón, Tusculanes, IV, xxiii, 52 ; trad, franc, dans E. Bremer (éd.) ; Les Stoïciens, Gallimard, Paris, Pléiade, nrf, 1962 (ici = PL), p. 348 ; Sénèque, De la colère, passim.

15. Sénèque, De la vie heureuse, § 6 : PL, p. 728. 16. Epictète, Entretiens, I, 12, 9-12 : PL, p. 838 s. 17. Epictète, Manuel, XIV, 1 ; PL, p. 1115. 18. Epictète, Entretiens, I, 28, 32 ; PL, p. 873 ; Marc-Aurele, Al, xvni, b ;

PL, p. 1238. 19. Ibid., IV, 1, 41 ; PL, p. 1043. 20. Diogene Laërce, VII, 124 ( = SVF 3, 664) ; Cicerón, Académiques, 11,

xliv, 136; PL, p. 251 ; De finibus, IV, xxvii, 74 ; Tusculanes, IV, xxiv, 54 ; PL, p. 349.

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sont fous est confirmé par le langage courant. Dans certaines for- mules des plus courantes, qu'il n'est que de prendre à la lettre, il avoue lui-même que la folie est la chose du monde la mieux partagée. Nous disons en effet de quelqu'un qu'il est « fou » d'une chose lorsqu'il la désire de façon désordonnée21. Si la folie est bien un désir désordonné, quiconque ne règle pas ses désirs est fou.

Cependant, s'il faut maintenir que tous les hommes sont fous, il ne s'ensuit pas pour autant qu'il faille les traiter comme des furieux. Au contraire, nous leur reconnaissons, dans la vie de la cité, des droits et des capacités égaux aux nôtres22. Il peut se faire d'une part que ceux que l'ivresse prive de leur bon sens disent par accident des choses sensées28. Et d'autre part, la crise qui peut mener à la folie furieuse est seulement en puissance. Les vices sont présents chez tout le monde, mais l'occasion donne à certains de ceux-ci d'être plus en vue que d'autres. Selon une image fréquente, si la boue n'a pas d'odeur, il suffît de la remuer pour qu'elle exhale sa puanteur24.

La bonne conscience de l'homme comme il faut, qui ne veut rien avoir en commun avec les fous, est battue en brèche par le paradoxe bien connu selon lequel tous les vices se valent25. Un passage d'Epictète aide à comprendre ce qui semble à première vue un peu fort : nous ne pouvons pas excuser une faute que nous venons de commettre en alléguant qu'elle est moins grave que tel ou tel crime odieux ; en effet, là où nous pouvions commettre une faute, nous l'avons commise ; rien ne prouve donc que, placé dans une situation telle qu'elle nous aurait permis le crime, nous nous serions mieux comportés26. Il n'y a donc pas de milieu entre le vice et la vertu27. Le passage de l'un à l'autre doit être brusque et instantané, comme un soudain éveil28.

Face à la folie, le philosophe ne se campera pas dans la reven- dication paisible d'une sagesse incorruptible. Envers les fous ou ceux qu'il considérera comme tels, il aura la même attitude qu'envers

21. Athénée, Deipnosophistes, XI, p. 464d (= SVF 3, 667) et cf. Galien Différence (...), IV, 5, 145, p. 368 Müller (= SVF 3, 480).

22. Sénèque, Des bienfaits, II, 35, 2 (= SVF 3, 580); trad, franc, par F. Préchac, Belles-Lettres, t. 1, p. 59. 23. Philon, Allégories des Lois, III, § 210 (= SVF 3, 512). 24. Cicerón, Tusculanes, IV, xxiv, 54 (= SVF 3, 665) ; PL, p. 349 ; Sénèque, Des bienfaits, IV, 27, Préchac, p. 125 (= SVF 3, 659). 25. Diogene Laërce, VII, 120 (= SVF 3, 527) : PL, d. 56. 26. Entretiens. I. vii. 32 s. : PL. d. 826 a. 27. Diogene Laërce, VII, 127 (= SVF 3, 536) : PL, p. 56. 28. Plutarque, Comment on peut sentir son progrès dans la vertu. 1, p 75c

(= SVF 3, 539, p. 144).

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les enfants : « Les sentiments que nous avons envers les enfants, le sage les a envers tous ceux qui, la jeunesse passée et les cheveux blancs venus, restent des enfants. »29 Les enfants sont fous, mais leur folie est une étape inévitable du progrès vers la sagesse, ou en tout cas vers ce qui passe pour tel.

Le philosophe ne se fera pas d'illusion sur la capacité qu'il a de convertir à la sagesse : « II y a aujourd'hui des gens qu'il est impos- sible de faire changer. Aussi je crois comprendre maintenant, ce que je ne saisissais pas autrefois, le sens du proverbe : "Un insensé ((xcopoç) ne se laisse ni persuader ni briser." Puissè-je ne pas avoir pour ami un savant (cjocpóç) qui soit un insensé (jiupoc) ! Rien n'est plus difficile à manier. »30 Dans un monde de fous, il n'hésitera pas, au besoin, à se prétendre lui-même fou31. Mais envers la folie dont il ne sentira pas seulement la menace autour de lui, mais dont il percevra la présence en lui-même, le philosophe s'abstiendra de donner son consentement32.

La philosophie comme haine de la folie

Chaque philosophie, comme amour de la sagesse, se fait sa propre image de la sagesse à laquelle elle tend, et dessine à sa façon le portrait du sage qui la réalise. La philosophie antique s'y exerce avec une application toute particulière. C'est le cas pour les plus grands penseurs de la période archaïque et classique : Parménide commence son poème par la description de celui qui a reçu le révélation de la part de la déesse ; l'œuvre entier de Platon peut être lu comme un vaste portrait de Socrate, et Aristote n'omet pas de faire le portrait aussi bien de l'homme avisé (cppóvifxoç) ou de l'homme magnanime ((jLsyaXó^uxoç) que du contemplatif.

Les stoïciens ne font pas exception en ce domaine, et le « sage stoïcien » est resté proverbial, jusque dans la philosophie posté- rieure33. En revanche, il est un point sur lequel il semble qu'ils innovent par rapport à la tradition des philosophes, et c'est qu'ils campent, en face de leur sage idéal, un non-sage radical. C'est avec eux qu'apparaît dans la philosophie l'idée d'un contre-pouvoir,

29. Sénèque, De la constance du sage, § 12 ; PL, p. 647. 30. Epictète, Entretiens, II, 15, 13 ; PL, p. 918. 31. Ibid., I, 22, 21 ; PL, p. 859. 32. Diogene Laërce, VII, 118 ; PL, p. 54 (= SVF 3, 644) et Cicerón, Acadé-

miques, II, xvii, 53 ; PL, p. 212. 33. Cf. par ex., Kant, Critique de la Maison pure, ue l ideal en general,

A 569 / B 597.

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d'une folie qui forme un système s'opposant terme à terme à la sagesse. L'idée de non-philosophie ne refera surface que bien pos- térieurement dans Thistoire de la pensée, chez Fichte.

J'ai dit qu'avec les stoïciens apparaissait une innovation « dans la philosophie ». Celle-ci, en effet, se détache elle-même de la tra- dition antérieure des livres que l'on appelle, justement, livres de sagesse. Si l'on jette un coup d'œil dans la Bible, aux livres des Proverbes, on s'aperçoit en effet qu'il y est question au moins autant du fou ou du vil que du sage, et il en est évidemment de même pour les textes de l'ancien Orient dont s'inspirent les écrivains sacrés34. En Grèce également, les exemples ne manquent pas où l'homme bon est décrit par contraste avec le méchant, par exemple chez l'Hésiode des Travaux et des jours™. Et un poète comme Tyrtée décrit complaisamment le sort de celui que sa lâcheté a privé de sa terre, et qui doit mendier36. On pourrait presque dire que ce sont les philosophes de l'âge classique de la Grèce qui font exception, qui se singularisent en n'ayant pas hypostasié le sot. Faut-il en conclure que la pensée d'un Platon ou d'un Aristote est bien campée dans une rationalité paisiblement possédée ?

On peut de ce point de vue reprendre ce que dit Foucault, mais avec une nuance. En fait, la raison grecque a bel et bien toujours eu un contraire, plus ou moins menaçant, décrit avec plus ou moins de précision. Et sur ce point, Foucault est quelque peu léger. Mais là où il n'a pas entièrement tort, c'est que le porteur du Logos n'a, de fait, pas de contraire. Le sage n'est pas opposé au fou. Il l'est tout au plus au sophiste. Et celui-ci, comme son nom l'indique, représente plutôt une perversion de la sagesse que son contraire. Ou il est opposé au tyran, qui, s'il est un misérable, au double sens de méchant et de malheureux, n'est pas nécessaire- ment un sot.

Pour les philosophes de l'âge classique, le passage à la sagesse n'est pas toujours un problème grave. On le voit par exemple chez Aristote. Chez lui, l'existence de l'homme de bien (<j7rou$aïoç) ne fait guère problème : entre la sagesse populaire et la sagesse philo- sophique règne une continuité qui permet l'entreprise protreptique. La folie existe bien comme ce sur le fond de quoi la sagesse s'enlève,

34. Cf. par ex. Sagesse de Ptah-Hotep, v. 575 s. dans Pritchard, Ancient Near Eastern Texts Relating to the Old Testament, p. 414Ò.

35. Les travaux et les jours nomment au v. 297 le vaurien (àxptyoç dcvyjp), et les v. 302-307 décrivent le malheur de l'oisif.

36. Fgt 6 Diehl.

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184 Rémi Braque

mais elle reste une situation limite, une exception par rapport à laquelle la norme jouit paisiblement de soi37.

En revanche, la nécessité d'un anti-sage devient brûlante à partir du moment où le passage à la sagesse est marqué par la rupture plus que par la continuité. C'est justement là ce que font les Stoïciens. Ils tiennent à faire du mal le contradictoire du bien plutôt que son contraire. Entre les deux, pas de milieu. Le non- sage devra ne pas contenir la moindre trace de sagesse, le sage être radicalement exempt de folie.

Il semble que les stoïciens aient cherché à susciter tout autant le dégoût et la haine de la folie que l'amour de la sagesse. Ils sont philosophes, mais tout aussi décidément, si l'on peut dire, « miso- aphrones ». Il en est ainsi parce que la sagesse est placée à une hauteur tellement vertigineuse qu'il serait présomptueux de s'y croire parvenu. La sagesse est trop élevée pour que l'on puisse y encourager. Le stoïcisme rompt donc avec l'idée d'une protreptique à la sagesse. La description stoïcienne de la folie est ce que l'on pourrait appeler une apotreptique que rend nécessaire l'impossibilité d'une protreptique. Un fou ne peut être persuadé38. Mais il n'est pas exclu que l'on puisse parvenir à le dégoûter de sa folie. Le progressant pourra peut-être souhaiter ne pas être aussi fou que celui dont il entend la description. C'est parce que le sage est un sommet inaccessible qu'il lui faut, comme pendant, un abîme inaccessible de folie.

Rémi Brague.

37. Cf. mon Aristoie et la question du monde, op. cit. (n. 4), p. 58 s. 38. Stobée, p. 104, 13 s., traduit ici p. 177 s. (= SVF 3, 682) ; Epictète,

Entretiens, II, 15, 13 ; PL, p. 918.

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SIBBOLETH OU DE LA LETTREAuthor(s): Gérard GranelReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 185-206Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096279 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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SIBBOLETH OU DE LA LETTRE

Je voudrais parler juif - sachant pourtant fort bien que je ne franchirai pas « la différence phonématique entre shi et si quand elle devient discriminante, décisive et coupante »*.

Je voudrais parler juif dans la mesure où, si je veux rencontrer mon ami, il faut que je traverse la rivière.

Il ne s'agit pourtant pas cette fois-ci du Jourdain, ou pas de lui seul, mais de ce long fleuve d'histoire, de ce mélange effroyable de sang et de signes - de sang versé sous des signes prétendument opposés, souvent même sous le prétendu signe du sang - où la descendance d'Abraham et celle de Parménide mêlent leurs flots distincts.

Je ne crois donc pas que Derrida - pour le nommer ainsi - se tienne tout simplement sur la rive juive, et celui qui ici dit « moi » sur la rive grecque. Le fleuve Histoire2 est sans rives : il charrie des systèmes communautaires de signes (on peut appeler cela aussi des formes rituelles de vie, ou des « mondes », ou, moins bien mais avec peut-être plus de clarté désignative, des « humanités »3) qui se

1. Schibboleth, p. 150. 2. « Sommes-nous des Juifs ? Sommes-nous des Grecs ? Nous vivons dans

la différence entre le Juif et le Grec, qui est peut-être l'unité de ce qu'on appelle l'histoire » {L'écriture et la différence, p. 227).

3. Cette dernière expression renvoie a n usseri (ia precedente a Heidegger, et la précédente encore à Wittgenstein). Sur la différence husserlienne entre les humanités dites « naturelles » et l'humanité « grecque » (en réalité, chez lui, moderne), j'ai dit ce que j'apercevais dans une conférence prononcée à Lima et intitulée L'Europe de Husserl, à paraître dans la revue Arètè de la Pontificia Universidad Católica del Perù.

Bévue philosophique, n° 2/1990

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forment en lui, et en lui confluent ou se divisent, se mêlant plus ou moins distinctement ou plus ou moins indistinctement. Des langues, des religions, des savoirs, des dieux, des armes et des outils, organisés en systèmes comme des paquets d'herbes qui figurent des terres (mais qui ne sont que des îles décomposables), dé-rivent depuis toujours, à jamais, sur ce flot originel qui engendre et dévore toutes les origines.

Deux coupures, deux castrations se sont cependant produites - symboliquement produites, et sans cesser d'être elles-mêmes à la merci du flot. L'une fait jaillir de Ghronos la voie lactée en une semence infinie. L'autre donne à Abraham, à la place d'un fils, la postérité sans nombre du sable et des étoiles. Voyez-vous une différence entre les mythes ? Je n'en vois pas plus qu'Apollinaire. Que Zeus, le dieu politique, transforme cette nation asiatique qu'étaient les Grecs en un peuple capable d'interrompre son propre signe en disputant à ses dieux la limite du divin, que de la simple répétition de ses rites cette humanité-là soit alors passée à la ques- tion de la répétabilité, qu'elle ait été projetée de la (et de sa) réalité à la (et à sa) possibilité, et qu'ainsi soit apparue cette vie-dans- l'impossible dont le nom est « existence », à quoi désormais un peuple se savait exposé, ou bien que Celui-qui-Existe (disons : l'exister même) exige que la vie lève le couteau sur elle-même (sur son recommencement, sur sa perpétuation, le père sur le fils) ainsi que, toujours, en tout courage comme en tout désespoir, elle le fait dans la « structure d'être » qui nous dresse et nous courbe, en sorte que, si la vie répond à cette injonction, elle laisse place aussitôt, par un miracle substitutif, à une sorte de fécondité de la mortalité même en son désert formel - que, donc, ou bien un peuple se donne à l'exister, ou bien l'exister se donne un peuple, où est, encore une fois, la différence ?

Elle est, pourtant. Et elle est bien « discriminante, décisive et coupante ». Mais si, conscient de l'absurdité de chercher à rendre identiques nos identités (notre différence), j'ai commencé par mon- trer dans les mythes qu'elle peut (et je pense : qu'elle ne peut que) jouer dans le Même, c'est parce que, ni éthiquement ni logiquement, je ne puis accepter (nous ne pouvons accepter, personne ne peut accepter) que « discriminante » se change en « discriminatoire », que a décisive » se vide en « décisoire » et que le coupant d'un partage soit lui-même coupé par la pure et simple indifférence.

Et pourtant tout cela, tous ces crimes, se sont déjà bien pro- duits. C'est aussi pourquoi, aussi loin que je me souvienne de nos rencontres, nous n'y avons jamais rencontré la rencontre ; ou

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Sibboleth ou de la Lettre 187

plutôt nous n'avons jamais pu la laisser se développer. Ou bien, sans doute, est-ce « moi » qui n'ai jamais su. Complice en cela - « innocent » complice, bien sûr, mais c'est ce qui donne le plus de honte - d'une incompréhension dont je l'ai entendu dire (lui, « Derrida », celui qui porte ce nom et qui a, comme chacun, toujours disparu derrière un nom, déjà du temps de l'Ecole4 et plus encore pour s'être fait très vite ce qu'on appelle encore « un nom ») qu'elle avait toujours été une incompréhension « générale ». Il n'arrivait pas à faire admettre - du moins à faire bien admettre - mais seulement à faire passer, parfois de justesse, « sa manière d'écrire ». Cela continue, semble-t-il, non pas malgré, mais dans la célébrité et même dans la reconnaissance, y compris (quoique les choses bougent enfin depuis peu d'années sur ce point) dans la mienne, qui m'a toujours été difficile. Sans doute parce que, dans le cas unique de Derrida, le partage ne va pas sans entame, et qu'il est malaisé de se laisser entamer. Il faut pour cela que nos propres tâches aient été menées assez loin, assez expressément et assez rigoureusement pour que tous leurs commencements (toutes les façons dont elles s'entament), qui sont aussi naturellement leurs fins ultimes, aient été reconnues comme la forme articulée et précise d'une souffrance logique qui s'adapte (pour s'y réentamer) sur cette extraordinaire écriture qui a toujours, pour ainsi dire, une blessure d'avance.

Du temps de l'Ecole, précisément, ma mémoire n'a pas gardé la moindre photo jaunie - tandis que j'ai découvert qu'il se rap- pelait tout, le jour où cet homme attentif aux adresses, signatures, épigraphes et coutures de toute sorte qui « surviennent » aux textes,

4. Avec sa majuscule, 1' « Ecole » désigne bien entendu la rue d'Ulm ; pour- tant je ne la considère ici (dans cette question des noms qu'on appelle « propres ») que comme l'aboutissement de dizaines et de dizaines de cours d'école, et sur- tout de celles du lycée (car on y est dans l'adolescence, âge paraît-il de l'identité, de sa crise et de sa recherche en même temps), où je ne me souviens pourtant que d'avoir entendu fuser, rebondir, se croiser en tous sens, ces fameux « noms » comme de simples indices, aussi purs de tout sens (et par là de toute attache, autre que désignative nue) que les balles, les ballons, les cris, les rires, les frot- tements de chaussures, et enfin la sonnerie. Il se tissait bien des « liens », et il s'agitait bien des questions (qui toutes, si on veut, sont en effet des questions d'identité) ailleurs, ou après : dans la rue, le métro, peu à peu dans quelques maisons autres que « la maison ». Mais dans l'espace d'école, les noms ne signi- fiaient rien de tel et semblent n'avoir fonctionné que comme de purs indices de jeu, plus exactement de capacités de jeu, formes de déplacement et de per- formance (en version latine comme au foot), tout comme, en somme, si l'enfance avait la même neutralité (par rapport à quelque propriété réelle que ce soit) qu'un espace logique. Tout ceci pour dire que si philosopher est bien, comme le veut Socrate, oxoXtjv àyetv, alors il est bon que les philosophes ne se rencontrent pas, du moins sans avoir neutralisé aussi la rencontre.

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ayant relevé que La guerre de Sécession était dédié à ma mère (et deux fois, la première sous le nom où elle n'était pas ma mère), m'a rappelé sur elle et sur sa peine de voir « partir son fils » ce que mon cœur avait oublié mais que le sien avait gardé. Anecdote ? En son contenu, peut-être, et s'il s'agissait de la capacité à garder en mémoire ; mais non pas en ce qu'elle révèle sur la mission de garder la Mémoire même. Mission qui donc serait « juive », dans la façon dont j'ai commencé à parler. Et qui bouleverse les généalogies, car ce jour-là ce ne fut pas moi qui, pour ma mère, fut le « fils ».

On est juif, paraît-il, par les mères. Ce qui, si l'on y réfléchit, veut dire que les mères juives ont seules des fils (et surtout des filles) ; tandis que sur l'île de roseaux qui dérive à côté de celle d'Israël au fil du Grand Rien (du fleuve Nil) et qui est, elle, de tradition gréco-romano-chré tienne, ce sont les pères qui ont des fils (et, mais cette fois accessoirement, des filles), que les mères sim- plement leur « donnent » (elle lui donna trois enfants,..).

Cette question est celle de la transmission. Et c'est une première différence au sein de ce « même » existential dont nous sommes partis (et que nous ne quitterons pas). L'autre (la deuxième diffé- rence), autant le dire tout de suite, concerne les signes ; la lettre, plus exactement. Et la troisième, qui ressort des deux premières, concerne la forme d'existence du peuple (là grec, ici juif) en lui- même et parmi les autres peuples ; c'est donc la question (archi)- politique. Le questionnable de ces trois questions est évidemment de savoir ce qui les unit.

Travaillant il y a peu sur une certaine dénivellation, chez Husserl, entre la Philosophie de l'arithmétique et les Recherches logiques - une chute de niveau concernant les rapports du faire- figure, du concept et du signe - , j'ai vu ce paisible travail tout d'un coup m'échapper et « ma plume, qu'à peine je pouvais encore suivre », comme on eût dit dans l'ancien style, inscrire toute seule ceci :

Ce que Husserl a trahi lorsqu'il s'est converti (était-ce pour pouvoir accéder à l'université germanique, ou parce que les mathématiques, plus sûrement que Platon, disposent d'elles-mêmes au christianisme, nous n'avons ni le droit ni le désir d'en juger) c'est en fin de compte - ou avant tout - la capacité du signitif à donner des figures à l'Esprit. C'est le droit d'aînesse du symbole (dans le percevoir et le concevoir, dont il s'agit cependant d'articuler la différence) qui fut, ce jour-là (à cette "date", au sens rappelé par Derrida), échangé contre le plat de lentilles du face-à-face intuitif (et impie).

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On ne saurait mentionner Husserl sans s'arrêter à considérer que Tentrée de Derrida en philosophie (son entrée publique, du moins) s'est faite précisément sous la forme d'une lecture de Husserl, et précisément aussi sous les deux versants - celui du logique et celui de l'éthico-politique - à la fois. La problématique de ce rapport - non pas la « problématique », mais la forme générale d'inquiétude et d'audace qui relançait cette lecture de Husserl - s'inscrivait déjà sous cet étrange hiéroglyphe qui se lit « Greekjew », à moins qu'il ne s'écrive « Jewgreek », mais que j'ai toujours compris comme visant à resserrer une différence en desserrant la copule (pour éviter l'effacement dialectique) là où Joyce, au contraire, « le plus hégélien peut-être des romanciers modernes », la pose sans frémir : « Jewgreek is greekjew. Extremes meet. »

« Sommes-nous des Juifs ? Sommes-nous des Grecs ? Nous vivons dans la différence... », cette ultime interrogation de Violence et métaphysique vient après un parcours du maître-livre de Levinas : Totalité et infini. Si ce parcours montre un respect extrême des contenus et des intentions de Levinas, il n'en récuse pas moins le procès en violence que celui-ci intente à la philosophie sous les espèces de la phénoménologie husserlienne, défendue sur toute la ligne par Derrida. Le verdict - on ne peut guère éviter le terme - dans lequel se résume cette longue et impeccable démonstration renvoie en fin de compte à l'empirisme comme à son « vrai nom » (sous lequel elle est condamnée) « cette inclination de la pensée devant l'Autre » en tant que « résignation du concept, des a priori et des horizons transcendantaux du langage »6.

Toutefois, avançons lentement ici. Cette défense d'un « grec » (lui-même anciennement « juif ») par un « juif » contre un « juif » (mais tous deux philosophes, c'est-à-dire « grecs ») cache un polémos sur le judaïsme (sur la façon dont il faut le concevoir pour pouvoir ôter ses guillemets à « juif » - ou savoir les mettre de façon déter- minée), de même qu'elle cache un projet sur l'avenir de la pensée, où il y va de l'usage des guillemets qui entourent le mot « grec ». Quand je dis qu'elle « cache », je ne veux pas dire « dissimule » : il n'y a point de manœuvre ici ; je veux dire qu'elle contient et ne peut encore proposer ce que cependant elle doit déjà réserver (et qui était sans doute pour Derrida à l'époque de Uécriture et la différence la limite même de sa pensée). Le projet qui concerne l'avenir du logos grec est cependant déjà formulé (enveloppé pro- visoirement dans « l'empirisme de l'autre » - insuffisamment autre

5. L'écriture et la différence, p. 226.

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et insuffisamment empirique - tel que l'a produit Levinas) comme la nécessité d'une irruption qui doit réveiller ce logos : « Le réveiller à son origine comme à sa mortalité. » Le polémos judéo-juif, lui, est plus caché ; à peine s'annonce-t-il comme une autre hypothèse, pas même mentionnée mais seulement impliquée par le si et le ne que qui affectent l'hypothèse lévinasienne sur le judaïsme : « Mais si (ce n'est qu'une hypothèse) on appelle judaïsme cette expérience de l'infiniment autre... »

Mon hypothèse - à moi - est alors la suivante (et elle se soutient à la fois du souvenir de l'attention accordée par Derrida au refoule- ment initial de l'indice comme à la défaite ultime, quoique longtemps différée, des « significations sans remplissement » dans la première Recherche logique, et d'autre part du surgissement, beaucoup plus tardif puisqu'il s'agit des dernières pages de De V esprit, de la « ruah » hébraïque, glissée comme un coin pour empêcher que ne se forclose le cercle passant par les trois sommets du triangle pneuma-spirilus- Geist) - mon hypothèse est donc :

a I Que le projet de « réveiller le logos grec à son origine comme à sa mortalité » doit se lire à l'envers - doit donc se lire : « Le réveiller à sa mortalité comme à son origine » - et qu'il faut com- prendre le « comme » au sens d'un « en tant que ». Le projet tel que je le comprends (et dont je crois qu'il est devenu de plus en plus distinctement celui de Derrida, mais qu'il n'a jamais formulé en ces termes - aussi n'est-ce peut-être déjà plus que le mien) est (serait) donc de réveiller la pensée à ce dont le langage témoigne en l'homme (la mortalité) comme étant son « origine » - soit la « proposition » heideggerienne (qui serait donc ici entièrement admise) que l'Exis- tence, comme « être-à-la-mort », est Y « essence » de l'homme en tant que Verstehen de l'être (du sien propre, mais aussi de celui de tout étant) dans un « discours » (Rede) articulé dans une langue. Cepen- dant ce réveil suppose une « irruption », et celle-ci n'est pas dans Heidegger. Certes Heidegger pense bien l'interruption de la fami- liarité préontologique, le « se heurter au vide » (devant l'outil cassé) comme condition de possibilité de compréhension, et d'abord d'in- terrogation expressément ontologique (l'apparition furtive de l'outil- ilè), mais cette analyse ne comporte pas une inquiétude quant à ce qui, dans le phénomène de l'interruption elle-même, suppose quelque chose de l'ordre de Yirruption.

b I « L'infiniment autre » est bien chez Derrida ce dont 1' « irrup- tion » (qui cependant ne vient pas du « dehors » et n'a rien d'un « accident » - ED, p. 227) a le pouvoir de réveiller ainsi le logos

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grec. Mais il ne s'agit pas de « cette expérience de i'infiniment autre » (au demeurant impossible, puisqu'elle requiert uolens nolens l'horizon du « même » comme alter ego) qui, dans 1' « hypothèse » lévinasienne s'appelle « judaïsme ». Il s'agit d'une autre expérience de 1' « infini- ment autre », d'une autre U7ró6eaiç concernant le judaïsme, qui serait, non « autrui », mais l'Ecriture.

c I Les peuples de la mortalité ne sont pas deux, mais trois (le juif, le grec et Varabe). Cette fois, je ne vois de référence nulle part chez Derrida, sauf en un aveu de refus-d'-aveu, qui est je crois un hapax, et que je me garderai bien de vouloir forcer, lorsqu'il reconnaît n'avoir jamais pu parler de sa naissance, caractérisée comme juive-arabe. Je parlerai donc de mon point de vue et en mon seul nom.

Nous nous recroiserons cependant sans doute encore une fois, sous cette rubrique de la « mortalité », quand il s'agira de savoir en quel sens les peuples dont la semence (symbolique) est devenue infinie sous le signe de la mort (sous la mort comme signe et le signe comme mort) sont aussi - ou non, et avec quelles différences - eux- mêmes des semeurs de mort pour toutes les humanités qu'ils contraignent d'entrer dans l'histoire ; et dans quelle mesure ils le sont également pour eux-mêmes.

Le texte immaîtrisé dont j'ai commencé tout à l'heure la citation disait quelque chose de ces trois points ; plutôt que de continuer à le citer, j'emprunte maintenant son cours, tâchant seulement de rendre ici ou là moins aléatoire la détermination de la différence des figures (grecque et abrahamique, celle-ci se divisant en juive et arabe) que prend à la source de notre histoire l'entrelacs de la mort, du signe et du peuple. Tout en cherchant comment la libration actuelle de cette histoire (je veux dire l'hésitation de tous les déséquilibres à se fixer dans telle ou telle figure d'équilibre) peut comporter, et pour son salut, ce qui fut nommé plus haut le resser- rement de cette différence. Expression qui fut choisie parce qu'elle implique que la différence dont il s'agit soit de type « newtonien », affirmant la contrariété des prédicats au sein d'un même « sujet ». Resserrer une telle différence n'implique donc aucune relève dia- lectique et n'ouvre aucune perspective irénique. L'image signifie bien, il est vrai, que les deux bords, comme d'une plaie, se rap- prochent, se touchent, et même viennent à se prendre l'un dans l'autre le long de leur surface de contact (mince, fragile, irritable, mais multipliante et adhesive) en un processus de « cicatrisation ». Mais la différence d'origine des tissus ne s'efface précisément jamais

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dans la production du tissu cicatriciel nouveau et commun ; elle y prolifère plutôt, elle s'y reporte et s'y maintient, au point que cette « communauté » n'est que le jeu de la différence des bords, ne pro- venant d'aucune unité «. plus vraie » et ne conduisant non plus à aucune. A tout moment, par conséquent, l'altérité des forces au contact peut révéler dans la figure d'équilibre qu'elles formaient jusque-là le déséquilibre en quoi elle n'a jamais cessé de consister ; et la cicatrice s'enflammer, s'infecter, se déchirer. Si l'image orga- nique (aussi vieille que le discours politique, je ne l'oublie pas, et aussi épuisée que lui) peut cependant retrouver ici quelque chance et quelque nouveauté, elle le devra précisément au fait que 1' « unité » soit conçue « seulement » comme le produit d'une différence resserrée. Le risque restant pris que ce qui demeure en tout état de cause une analogie entre la nature et l'esprit, entre le vivant et l'existant, entre les forces et les symboles, ne soit en fin de compte (ou dès avant le début) privée de toute pertinence. Ce risque ne sera levé que lorsque nous parviendrons (si nous y parvenons) à montrer que le bord à bord greek jew est logiquement nécessaire. Ce qui ne le dotera certes d'aucune garantie de consolidation réelle, mais en autorisera du moins l'idée. Mais c'est assez de préambules.

Ce que je mettrais pour ma part en hypothèse est donc qu'il y a bien une différence qui ne peut être effacée entre, d'une part (laquelle part je nomme « grecque »), l'humanité qui n'a pour cerne de son être (et donc pour horizon de son dis-cernement) que Vin-der-Welt- sein et comme élément de toutes ses façons d'exister que le langage - disons : l'humanité logique nue, et qui s'est effectivement mise (à) nu(e), ce qui lui a valu le départ de tous ses dieux et une sorte de destination à périr en tant que peuple séparé pour devenir l'inou- bliable et le pharmakon de tous ceux qui, peu à peu, entreront dans l'histoire formelle de l'exister même ouverte par elle - , et d'autre part cette humanité (je l'appelle abrahamique) qui elle aussi a rompu avec les sagesses et les religions, mais en les quittant plus qu'en les laissant partir. « Nuance » qu'il faut très certainement relever, car c'est le thème du désert, de la dispersion-dislocation, du nomadisme ou de la diaspora.

Que les dieux quittent les Grecs, cela laisse les Grecs sur place : autochtones, c'est-à-dire ayant leur « soi » dans leur terre. Ce que symbolise le choix des Athéniens (devenus par ce choix même pré- cisément « athéniens ») pour l'olivier contre le cheval marin de Poséidon. Enigme dont tout le début de la République donne la

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clef en argumentant le refus de la Cité de s'exposer à l'extériorité du commerce, dont les eaux, d'abord marines, ne peuvent que monter à l'intérieur de la ville par tous les canaux de l'échange, jusqu'à remplacer l'or de la nokiç (son ajustement ontologique) par celui de l'équivalent général (la démocratie chrématistique et clientéliste). L'inquiétant, pour notre forme de monde, est qu'elle soit née précisément dans cette configuration où l'esprit grec voyait sa mort, dans ce jusant fétide où la terre elle-même est un reflet, cet enlisement vénéneux dans la soie du commerce, en un mot cette Venise, âme de l'âme moderne entre rêve et calcul, dont tous les palais sont de verre soufflé. Ce n'est pas que la Grèce ne veuille pas du signe, qu'elle a au contraire emprunté de toute part et dont elle a, comme pour tous ses autres emprunts, logifié l'essence et l'usage. Mais la Grèce ne veut pas de l'infinité du signe. Si elle invente le symbole, c'est pour chercher une terre au signe lui-même, en fon- dant dans l'alliance des deux moitiés du Même (cela se dit homoiôse) que seraient les passions de l'âme et les choses-mêmes, l'hétérogé- néité, l'incommensurabilité, l'asymétrie du signe et du sens. C'est cette tentative qui est parvenue aujourd'hui au terme de sa crise. Le refus dont elle procède - ou le besoin auquel elle a voulu répondre - n'en subsiste pas moins dans toute sa légitimité. Mais nous n'y répondrons pas d'une façon effectivement nouvelle ni effective- ment solide si nous n'acceptons pas le secours - et plus que le secours : la leçon - de la tradition de la lettre. C'est pourquoi il faut revenir à l'autre coupure historíale.

Tout autre fut en effet la distribution du substantiel et du rien lorsque Abraham quitta l'Asie, avec pour fils un bouc, du sable et des étoiles. L'Existence qu'il « suit » (vers nulle part, nulle terre, sachant dès le début que la Promesse seule est sa terre, qu'il ne doit rien peupler, seulement attendre qu'Exister fasse de lui son peuple), cette Existence a gardé en revanche pour elle-même quelque chose de la substantialité dont elle l'a dépouillé. En elle flotte encore la forme de la substantialité des dieux, Vombre de la transcendance posée. Elle se propose (elle s'impose, plutôt) comme la Limite du monde, différente en cela même de cette Ouverture à l'Ouvert qui limite au contraire le divin grec à V In-der-Welt-sein. L'humanité qui sort de là (ou qui entre là) regorge de ce qui fuit la Grèce : elle est vie et religion, vie transmettant la religion (par les femmes) et religion comme règle de vie (par la Loi). Elle ignore en revanche le questionnement logique (sa « logique » est celle d'un autre « ques- tionnement » : le commentaire du Livre, ou plutôt la lutte du com- mentaire et du Livre - nous y viendrons). N'ayant pas de discours

RP 7

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de vérité, et pour toute terre ie « passage sur terre », la descendance abrahamique n'a donc pas de politique, mais ou bien (sur le mode arabe) une conquête qui vise à imposer la règle-de-vie, ou bien (sur le mode juif) une dissémination qui vise à la préserver. A propre- ment parler, elle n'a pas non plus de religion, mais plutôt pour foi la guerre à tous les dieux, y compris en un certain sens à « Dieu » - du moins s'il est vrai que le « monothéisme » est une fable inventée par les philosophes et les chrétiens.

Pour autant qu'il est permis (ce ne l'est sûrement pas, mais il est depuis longtemps trop tard pour reculer) à qui est né hors la tradition (le foisonnement de traditions) juive(s) de se prononcer sur ce qui en constitue la différence singulière, il me semble que celle-ci réside dans le rassemblement de l'existence du peuple sur le Livre. Entendons : sur la lettre, car c'est encore la lettre qui, dans le commentaire, développe 1' « esprit » de la lettre. Cela ne se com- prend pas si l'on oublie que la lettre n'est pas le symbolique vide substituable à la formation intuitive du concept, ainsi que Husserl comprend (ou mécomprend) l'usage du symbolisme mathématique, mais la ligne de feu laissée sur le monde par la Limite du monde. De là naît une liberté proliférante des « interprétations » (quelque chose comme des écoles rabbiniques) qui n'ont rien à voir avec ce que nous appelons une herméneutique. Si l'on part de l'idée qu'il ne saurait, sauf blasphème, rien y avoir de plus dans tous les textes du Livre que ce qu'il y a dans le Tétragramme, alors il faut com- prendre que toutes les leçons de sagesse que l'on peut « tirer » de l'Ecriture sont des variantes qui vocalisent et consonantisent (arti- culent) dans des figures qui prennent l'apparence d'un sens (mais qui se savent, dans cette mesure même, « insensées ») un surcroît de sens, aussi peu énonçable comme sens que la suite des quatre « grammes » n'est prononçable pour la voix. A vrai dire, le Tetra- gramme (il faut essayer) n'est pas absolument improductible : la tentative de le produire produit quelque chose comme le souffle. En cette « émission » phonique la plus aphone possible, le souffle est comme un fil qui suscite pour son propre passage, et même si dans ce passage il le « souffle », le grain du contraste articulatoire minimum, l'ombre de la contrariété voyelle-consonne.

La langue (je dis la langue, pas encore le langage) porte en elle un mot pour la façon dont elle est ici conçue : filigrane. Un filigrane est la minceur continuée d'un fil qui fait des grains. La différence entre l'union de l'esprit et de la lettre (union juive, selon nos conjec- tures inautorisées) d'une part, et de l'autre « le sens habitant les vécus psychiques » et « animant les signes » (conception christiano-

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métaphysique, exprimée ici sur le mode husserlien)8, commence à ce niveau élémentaire qu'est le niveau linguistique. La linguistique est cette science des signes-de-langue qui ne peut commencer (et se continuer) que sous la supposition du « sens », mais qui n'exhibe jamais que des organisations de signes qui ne comportent aucun sens - seulement des possibilités de différenciation (à différents niveaux de complexité) dont la production de sens a besoin. Celle-ci demeure l'œuvre propre, dans la langue, de ce qui n'est pas une langue mais un usage des langues ; elle demeure l'œuvre propre du langage. Il y a ici deux issues possibles : ou bien l'issue métaphy- sique, qui loge le sens hors langue (et peu importe que ce soit dans le Verbe ou dans l'universalité de la fonction predicative), mais ce ballon gonflé à l'hélium éclate dans le vide d'un espace sans signes (il faut que le langage parle une langue), ou bien celle qui va nous faire revenir à l'alliance judaïque de l'Esprit et de la Lettre. Cette alliance n'est ni l'alliage du vrai et du sens, ni l'alliage du sens et du signe : elle est l'organisation de « comparaisons » (ou « paraboles »), d' « histoires » ou de « récits »7 où se fait sentir le fil d'une Loi. Qu'on ne peut que « raconter des histoires » est ici, c'est-à-dire à l'opposé de la consigne donnée par Platon (pourtant un fameux conteur !), le principe même d'une refonte de la logique en tant que théorie de la figurativité généralisée. C'est donc encore le filigrane en tant qu'ouvrage des grains d'un fil. Mais ce n'est pas, en revanche, le filigrane au deuxième sens du terme selon le dictionnaire, c'est-à-dire comme « dessin imprimé dans la pâte à papier par le réseau de la forme et qui peut se voir par transparence » : ce sens-là convient avec une parfaite exactitude à l'ultime tentative de la logique

6. Voir à ce sujet « L'inexprimé de la Recherche », in Kairos, revue de la Faculté de Philosophie de l'Université de Toulouse-Le Mirail, n° 1, Toulouse, février 1990.

7. « Récit », je ne l'entends pas ici comme celui qu'exige le « commissaire de police » chargé du « sens de l'histoire » chez M. Blanchot (voir le commentaire de Derrida dans Parages, p. 270) et qui n'appelle en effet qu'une réponse, qu'un cri : « Non, pas de récit, plus jamais. » J'entends au contraire le « récit », précédé là encore par Blanchot et Derrida, comme cette écriture qui porte à son point d'interrogation et d'affolement le « principe d'ordre » rhétorique-logique-méta- physique (et, bien entendu, politique) par excellence : le genre {ibid., p. 287). Plus précisément, puisqu'il s'agit pour moi ici des écritures « saintes », le mot désigne la façon dont celles-ci sont composées d'histoires (appelons-les « orien- tales »), comme cette histoire de Judith sur laquelle se recroisent obsessionnelle- ment la peinture de Lestié et la pensée de Pontevia. Et ce qu'il y a ici de « saint » (c'est-à-dire de « séparé ») est que le « sens » du récit est préservé pour ainsi dire au-dessus de la tête du récit et n'est jamais capté par lui comme telle ou telle de ses propositions, ni comme si tout le récit constituait lui-même une grande proposition. Il n'y a pas de propositions dans un récit, seulement des phrases et leur phrasé.

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« grecque » concernant le langage : la morphologie pure des significations.

La façon dont la linguistique est déjouée par son propre objet est cependant plus instructive encore que l'échec de la logique, en tout cas plus utile à ridée, de resserrer la différence greek jew. Selon cette science, au niveau le plus bas d'une langue se trouve son organisation phonologique, où n'apparaît encore aucune figure produisant des effets de sens, mais simplement une organisation, entièrement non naturelle, de la différence voyelle-consonne (dont on n'interroge pas ici, pas plus que pour les traits distinctifs dont le faisceau compose le phonème, le caractère cependant déjà non naturel - examen qui pourrait bien commencer par le cas de cet intermédiaire flottant entre voyelle et consonne que sont les « liquides » et faire apparaître la portée générale pour une critique des fondements de la linguistique des remarques faites par Ben- veniste sur le puOfxóç démocritéen). Cette organisation phonologique de la matière vocalique et consonantielle a beau constituer chaque fois un système de différenciation, matériau minimal nécessaire à la production de toute figuration (logos de l'aisthesis en tant qu'ais- thesis, système de différences senties qui ne le sont que dans le système), elle a beau donc être requise aussi par les figures de sens, elle ne l'est pourtant pas en tant que c'est du sens qui dans une langue est figuré. C'est pourquoi, dans la mobilisation effective d'une langue par un langage qui la parle, l'organisation phonologique demeure totalement inconsciente.

Raison de plus pour remarquer qu'elle n'est pourtant déjà pas dépourvue de tout rapport à la figuration sémantique, dont elle peut même devenir l'indice. Toute transgression de la formule incroyablement complexe des combinaisons phonologiques admises, et seules admises, en première syllabe par l'anglais, telle que l'établit Benjamin Lee Whorf, et que, malgré sa complexité, l'inconscient linguistique d'un british subject âgé de quatre ou cinq ans « pos- sède » (c'est-à-dire à laquelle il obéit), toute transgression de cette formule bloque soudain la possibilité de parler, à tout le moins fait naître la menace du non-sens. La linguistique atteint donc ici d'une certaine façon avec le phonème ce qu'elle a manqué au niveau intra- et infra-phonématique : la nécessité du « sens » non dans, mais pour le phonème fonctionne ici en effet comme une « limite du monde » dont témoigne la vie désertique des signes, selon une Loi qui indique l'Esprit, mais qui ne le signifie pas (ne le dit pas, ne le fait point paraître, ne le dévisage ni ne l'envisage). La relation indicielle est la seule qui ne peut être idolâtre.

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II est vrai que du même coup elle ne saurait être fidèle. On se presserait en vain, cependant, en franchissant aussitôt le pas qui, croit-on, sépare de ce point de vue le phonologique (niveau inférieur de la langue considérée comme corps de signes, et donc pour une linguistique qui se comprend comme une sémiotique) du gram- matical, niveau immédiatement supérieur, où apparaît avec la fjLopçY) Yamalgame manifeste de la forme et du sens. Le morpholo- gique fournit en effet ce que semble exiger la possibilité même d'une fidélité ou d'une idolâtrie : l'appartenance à une opération sémantique (qui seule sépare le corps des signes linguistiques de tout autre système de signes - par exemple le code de signaux de la danse des abeilles) où se joue le vrai et le faux (sur le monde et dans la communication avec autrui) - soit, n'est-ce pas, l'Esprit : car l'esprit de l'Esprit même n'est-il pas la « connaissance » ?

C'est pourtant, tout au contraire et tout à fait précisément, le point même où s'origine l'idolâtrie que de prendre le point-dieu (le « point de Dieu ») pour le vrai-Dieu, yhwh n'est pas (j'en parle comme si je le connaissais, et je sais que toutes mes paroles claquent ici dans l'angoisse de la mort de tout sens possible en elles et par elles, mais peut-être aussi commencent à vivre d'un nouveau bégaie- ment) - Quatre-Lettres n'est pas le sens vrai, le vrai du sens ou le sens comme vrai, mais encore autre chose : il est le passage d'une séparation en fuite qui nous tourne déjà le dos mais qui, douce brise ou fer rouge, a ouvert dans notre bouche le pouvoir d'organiser figura tivement des sons, formes gestuelles, rythmiques, intensives, prosodiques, qui ne produisent aucun paraître et ne tombent en aucun, mais d'où éclosent (se déclosent) toutes les configurations repérables et apparemment substantielles de l'amalgame sens- signes.

Ce pouvoir langagier n'a ni sa limite basse dans une nature (comme si celle-ci avait pu manquer d'être hérissée par la menace), ni sa limite haute dans une prédication vraie ou fausse, comme si dans leur vérité ces deux notions n'étaient pas encore ce que le vent de sable sculpte, oriente, accumule et déplace, répète à l'infini et soudain ensevelit - dunes historiques des formes de sens.

Il y a deux choses à reprendre à l'admirable travail de Ben- veniste, qui sont aussi deux choses à reprendre dans son travail, par un geste de même révérence et de même vigueur critique que celui par lequel lui-même a « repris » Saussure8. L'une est celle que

8. Les questions qui sont ici soulevées, mais ni traitées ni même posées, et auxquelles il faudra donc consacrer un travail d'une tout autre ampleur et précision, digne des auteurs qu'elles concernent, surgissent de la lecture d'E. Ben-

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nous venons de désigner, savoir l'évidence avec laquelle une lin- guistique situe le champ phénoménal qu'elle travaille comme un corps de signes entre nature et vérité ; l'autre est encore une évi- dence, liée à la première par un jeu de solidarités ontologiques que le linguiste ne peut apercevoir, et c'est celle qui consiste à espérer lier ensemble forme et sens à l'aide d'une distinction entre élément constituant et élément intégrant qui porte en elle toutes les apories de la distinction métaphysique de la forme et de la matière (dans laquelle se trouve entièrement insérée la notion de structure).

On saisit au mieux ce bloquage aporétique - qui se répercutera à tous les « niveaux » auxquels l'analyse linguistique abordera ses « objets » : phonèmes, morphèmes, discours - si l'on aperçoit comment il limite (c'est-à-dire permet jusqu'à un certain point, mais émousse aussi toujours, et dans une proportion interminable de cette force et de cette faiblesse) tous les concepts méthodologiques utilisés : phonèmes / traits dis tinc tifs, relations distribu tionnelles / relations intégrantes, segmentation / substitution, phonèmes / mor- phèmes, grammaire de surface / profondeur « sublogique », fonction propositionnelle / formes de discours, etc.

La linguistique est une science dont la philosophie - ou plutôt dont la pensée dans l' après-philosophie - a cependant tout à apprendre, dans la mesure où ce qu'elle aborde comme une struc- ture, étant une structure langagière, lie la forme au sens, le sens à la forme, plus originellement que toute problématique de l'élément et de la relation, du tout et des parties, et déchoie définitivement le sens « substantiel » de l'être (Védate sur l'être-dit lui-même). Les linguistes sont obligés de penser (aussi est-ce ce qu'ils ont fait) ; c'est un secours que le philosophe, lui, ne reçoit de nulle part. En revanche, le philosophe est devenu ce qu'il a peut-être toujours été dès le début, dès l'avant-début de la pensée grecque dite « pré- socratique », mais avec une accélération déjà augmentée par la formulation proprement philosophique de la physio-logie des poèmes pensants initiaux, aussitôt divisée en platonisme et aristo télisme, relancée/paralysée par la contrainte du dogme chrétien qui forclôt le questionnement premier en confisquant la problématicité de l'être dans l'incompréhensibilité de Dieu (mais par là même féconde l'ins- trument logique sous une lumière et par une chaleur de serre), et finalement dans une « accélération absolue » avec la division d'un

veniste, Les niveaux de l'analyse linguistique (in Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966) et des leçons V (deuxième partie) et VI de Roman Jakobson {Six Leçons sur le son et le sens, Paris, Ed. de Minuit, coll. « Arguments », 1976).

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même fond métaphysique moderne en des sciences qui opèrent leur réussite comme une sortie hors de la philosophie et en une critique de la philosophie qui a exploré tous les moyens d'échouer à s'insti- tuer comme science - la philosophie, donc, en revanche (c'est-à- dire en compensation de l'absence de tout secours qu'elle pourrait recevoir de ce qui est, non pas son objet, ni même son champ, mais son « affaire », au secours de laquelle elle doit plutôt venir elle-même sans cesse), a reçu - ou plutôt s'est forgé, par le double travail de Heidegger et de Wittgenstein - une sorte de capacité à rendre son questionnement et son écriture proprement talmudiques et à pouvoir y accueillir la Loi dans la vie-de-la-lettre (dans la vie à la lettre).

Cela dote aussi, parmi tous les types de discours et d'idéalités, ce qu'il faut désormais appeler le commentaire philosophique d'un statut (mieux vaudrait dire d'un mode de retrait et d'intervention) qui, de façon tout à fait juive, est transverse aux empires du monde. Cette perpétuelle « sortie d'Egypte » n'empêchera certes jamais que des Josephs, auparavant vendus par leurs frères, n'en soient réduits à former le conseil du Prince, ni que l'exclusion du juif ne fasse tomber sur les royaumes du monde d'imprévisibles plaies, mais cela empêchera que quelque vallée fertile que ce soit puisse se développer sans le souffle de l'Esprit. Ou plus radicalement, cela sépare désor- mais la fécondité logique de toute culture d'une terre de connaissance et de tout règne philosophique organisant et dominant la diversité des « champs », « territoires », « domaines » (il y a là-dessus un texte célèbre de Kant, à relire entièrement) et nous enjoint de la concevoir, non sur le modèle de la vallée fertile, mais sous la figure de la floraison du désert. Car si l'Esprit « souffle où il veut », cela ne veut pas dire « on ne sait pas où » ; on le sait, au contraire : il souffle du désert, dans le désert et pour le désert. Ce qu'il souffle n'est cepen- dant ni le stérile ni le fertile, dont la différence, le mélange, la pré- dominance, dépendent de la réponse qui habite déjà notre écoute et lui donne sa limite d'ouverture. La modalité prophétique du Da-sein consiste en ce que « Me voici » se lève la nuit avant d'avoir rien entendu de l'Appel, sauf l'Appel même. Ainsi s'éveillent toutes les mères avec le faible bruit de l'enfant, non parce que le bruit rompt le sommeil, mais parce que la parole du besoin dans le bruit trouve en elles une écoute que le sommeil même n'a pas débranchée.

Que cette angoisse soit sereine et forte ou qu'elle se corrompe en une anxiété insomniaque, culpabilisée, névrotique ; qu'elle entraîne une inventivité nourricière et eurythmique du bon souci ou qu'elle produise une surévaluation étouffante de la (supposée sublime) « maternité », ou encore la haine et le rejet de ce rôle imposé et

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invivable - toutes ces modalités de l'authentique et de l'inauthen- tique ne seraient pas possibles sans la figure existentiale dont elles sont la modalisation. Celle qu'à la fois Heidegger écrit et ne sait pas écrire : 1! Eigen (l)lichkeii avec la « neutralisation » du « t », phonème existential dont les deux écritures non-brisées (Y Eigentlichkeit et YUneigenilichkeii) retomberaient au rang de relation combinatole si, justement, le sens symbolique de sa brisure (la Loi brisée) n'était pas ici d'indiquer que la fonction d'exister possède un pouvoir de figuration éthique qui excède - originellement, finalement et conti- nuellement - toute configuration morale. Et, corrélativement, que le langage (y compris, bien entendu, celui de la pensée) ne fleurit que si, à travers, avant et après toutes les configurations repérables du sens et toutes les configurations apprésentables de la vérité, il sait maintenir fidèlement le bégaiement en lequel il fut lui aussi brisé (brisé et protégé : caché dans sa faille) par le passage de la Limite indicible.

C'est en effet ce « bégaiement » (lui-même une figure, et nullement à comprendre à partir du « déficit » psycho-linguistique qu'il est pourtant bien aussi, mais plutôt à partir de ce qui fait la grandeur du malheur du bègue - Vautre savoir et Vautre éloquence qu'il tire durement du « ne pas savoir » qui frappe en lui l'élocution), c'est donc ce bégaiement qui libère le pouvoir figuratif de la clôture des configurations (de signes, de sens, de vérité). Le secret de l'ima- gination (vous savez : ce secret « profondément caché dans l'âme humaine ») est dans ce qui unit l'hésitation à l'infaillible. Que cette union soit l'âme du geste, c'est ce qu'il faut être aveugle pour ne pas apercevoir en cet éclair où se déclenche le bond de la danse, où s'abat l'unique trait de pinceau, où se résout le tournoiement de l'arme. Et le tranchant logique, la fleur désertique de la caresse, n'est-ce pas d'en avoir fini depuis une éternité avec ce à quoi elle n'échappe pourtant à tout moment que d'un cheveu : la « dialec- tique » de l'audace et de la timidité ?

La question éthique n'est jamais d'exister selon le vrai, mais de vraiment exister. La question picturale n'est jamais de voir selon une vérité du monde ou selon une vérité du sentiment, mais d'ap- prendre à voir en apprenant le sentiment du monde. La question logique n'est jamais de dégager les structures vraies d'un champ d'apparences (cela ne donne lieu qu'à la « connaissance » et à la « science », dont les différents types de scienti ficité sont tracés déjà dans les formations logiques), mais d'opérer l'élucidation lan- gagière des figures laissées dans la chair des langues et des textes par le passage d'une imprésentable Limite du monde.

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Reste la question (archi)politique. Il me manque, pour avoir la moindre chance de recroiser ici les chemins de Derrida, non seulement d'avoir suffisamment diversifié et unifié les miens, mais encore et surtout d'avoir assisté au séminaire où il livrait quelque chose de sa façon de parcourir un tel espace. Je ne sais donc si je continuerai à resserrer là aussi une différence, en lui offrant les réflexions suivantes (qui ne concernent que l'humanité philoso- phique, la métamorphose moderne de l'humanité grecque, et laissent de côté la postérité d'Abraham) :

a I II semble que la conscience d'un manque à exister, et plus encore la capacité à exprimer ce manque, soit tendent à disparaître (ce qui ne fait pas disparaître le mal-être pour autant, mais l'aban- donne à des manifestations inconscientes, qui sont bien entendu les plus dangereuses), soit se produisent sous des formes qui appar- tiennent à la même galaxie ontologique que ce qu'elles veulent dénoncer, combattre ou réformer. C'est là un glissement relativement récent, par lequel, sur le modèle du Capital, tous les aspects de la modernité ont révélé leur capacité à se nourrir de leur crise. L'union de la science, de la démocratie, du bonheur et de la moralité est ainsi en train de se refermer sur l'Occident, et peu à peu sur tous les peuples de la planète, comme une grande cage dorée. La question (archi)politique est de savoir comment faire pour que, là où cet encadrement ne s'est pas encore tout à fait fermé, il soit arrêté, puis reécarté à partir de ce qu'il lui reste encore d'ouverture ; que là où il s'est fermé, mais où il n'est pas encore verrouillé, il soit réouvert; que là où il est fermé et verrouillé, on le fasse sauter9.

Plutôt que de continuer à formaliser la question, plutôt même que d'écarter les mésinterprétations par trop grossières de ce que je viens de dire (du genre : si vous ne voulez pas penser à la lumière de la science, vous êtes donc irrationaliste ; si vous critiquez la démocratie, vous voulez donc mettre les gens dans des stades ; si vous méprisez le bonheur, vous avez donc le goût du malheur ; si vous critiquez la moralité, vous prêchez pour le vice et la cor- ruption), je développerai seulement un exemple que l'actualité la plus récente non seulement fournit, mais en réalité impose.

L'effondrement « à l'Est » de ce que R. Aron appelait « le marxisme réel » (comme si son sens n'était pas d'avoir mis au pouvoir

9. Je précise, pour les censeurs de l'intelligenzia, que ces quatre derniers mots ne sont pas un appel au terrorisme. La non-violence comporte des formes de mise en jeu de sa propre existence qui ont fait sauter plus de verrous que n'importe quelle « fraction armée ».

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l'imaginaire métaphysique à l'état pur, ce qui fait que, pour réel qu'il ait été, il ne fut pourtant pas réellement marxiste), cet effon- drement produit «à l'Ouest » un appel d'air si brusque et d'une telle ampleur, qu'on voit pour ainsi dire flamber la cupidité la plus nue dans tous les commentaires - par ailleurs revêtus, comme il convient, de prudence et d'humanité - que les événements de Prague ou de Berlin ont suscités chez nous. Non seulement un appétit même pas déguisé pour cet « immense marché potentiel », mais une hâte à peine moindre d'exporter vers ce nouvel espace sociopolitique encore indéterminé les pratiques et les valeurs sociodémocrates, laïques ou religieuses, catholiques ou protestantes, dans les domaines institutionnel, juridique et culturel. Bref, nul ne doute que, sauf ratage et recul brusque, l'Est ne passe à l'Ouest.

Peut-être en ira-t-il bien ainsi. Mais il faul loul de même souhaiter que non. Il faut souhaiter que dans la destruction complète de l'enfermement conceptuel et organisational lénino-stalinien et post- stalinien, dont le bilan est non seulement globalement, mais minu- tieusement négatif, et dans la mise à l'écart de l'appareil qui en assurait le bouclage, soit cependant préservée la chance d'une inventivité inouïe du dire et de l'agir, le surgissement de figures logico-politiques entièrement surprenantes, capables de recueillir et d'articuler l'immense supériorité éthique que ces peuples ont sur nous et l'incommensurabilité avec la nôtre de l'expérience qu'ils ont traversée.

Schématiquement, l'espoir dont je parle serait que les futurs chefs et cadres de l'organisation politique en gestation, qui pour la plupart, en tout cas aux postes les plus importants, seront d'anciens Refuznik, sachent transporter, sachent qu'ils doivent transporter, soient obsédés par la nécessité de transporter dans la conception et l'exercice du pouvoir la pointe même du refus. Comment imaginer les moyens de marquer dans les structures mêmes d'un fonctionne- ment politique quelque chose qui brise toujours (et donc sur leur point d'origine, qui est très clairement ces jours-ci encore l'autorité prophétique et/ou éthique) les Tables de la liberté-sous-la-loi, les tables métaphysiques qu'on ne peut pas ne pas écrire quand s'institue le politique ? Comment organiser la machine juridique - consti- tutionnelle et institutionnelle - qui, pour un peuple, ne signifiera là encore rien d'autre que ce qu'a compris Rousseau : qu'on le forcera à être libre, de façon que cette fois-ci un impouvoir, un esprit d'impouvoir, c'est-à-dire l'esprit de l'Esprit (qui est aussi la seule force où le politique lui-même trouve à puiser et la seule liberté inforçable) aiguillonne sans cesse la communauté dans sa

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totalité et son articulation « vraies », lui rappelle sans répit Vido- lâlrie insensée qui consiste à traduire des figures d'existence en des configurations de significations vraies ? Ce problème n'est évidem- ment pas cybernétique (il ne s'agit pas de se confier à des « méca- nismes de sauvegarde »), mais il ne saurait être non plus confié à la seule intériorité de la conscience morale. L'esprit de liberté - l'ininstituable même - s'apprend cependant dans les institutions. Il faut donc que tous les traits de celles-ci portent la marque de son retrait. Il faut inventer un texte politique stigmatisé par le bégaie- ment et la brisure (et qui, surtout, ne cherche pas à les exprimer).

b I Une chance est donnée ces jours-ci (ces semaines-ci, quelques mois, sans doute guère davantage) pour qu'une communauté poli- tique ne soit plus déterminée ontologiquement comme un corps productif. De ce point de vue les « acquis » les plus catastrophiques de ce que l'on appelle (en termes de réalité) « le système soviétique » peuvent (à condition de libérer les possibles dont ils sont aussi por- teurs) se transformer en levier d'un autre mode de figuration du travail - autre non seulement que celui dont ils émergent, mais encore et simultanément autre que le nôtre. Cette altérité suppose donc que les peuples de l'Est sachent ne pas laisser compromettre la chance que contient leur indétermination actuelle par l'aide technique et financière qu'ils ne peuvent pas ne pas nous demander. Car elle s'évanouira sans retour si les « aides » à la Hongrie, à la RDA, à la Pologne, font entrer ces pays dans le processus de la dette insolvable - et relancée par sa renégociation même - qui courbe l'Amérique latine sous la loi du fmi ; elle s'évanouira si les joint ventures signifient qu'avec les capitaux entre aussi le capitalisme ; elle s'évanouira si la nécessité de réanimer des marchés réamorce la logique chrématistique - et ainsi de tous les aspects de la pro- duction, de la circulation et de la consommation. Or il n'y a guère d'autre moyen ici que de prendre appui (aussi paradoxal que cela puisse paraître) sur les résultats les plus manifestes du système soviétique que sont la pauvreté et la paresse.

Ce n'est pas que, par un cynisme de la vertu, il faille se proposer de perpétuer l'organisation du manque dans l'ordre de la subsis- tance. Mais sans doute est-il possible de recueillir la double leçon qui ne s'apprend que dans le dénuement, selon laquelle, autant il est vrai que le défaut perpétuel des moyens de subsister compromet les possibilités d'exister, autant la logique interne de l'existence non seulement est autre que celle de son support substantiel, mais encore en suppose la sobriété. Par ce dernier terme je n'entends de nou-

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veau aucune vertu morale, ni aucun niveau « moyen » de richesse ou de pauvreté dans les ressources, les énergies, les connexions et les formes, mais bien la détermination des rapports (détermination toujours précise et rapports toujours surprenants) qu'une pratique ordonnée à son possible entretient avec les facteurs réels dont elle a besoin. C'est là une articulation dont - à l'exception des artistes - presque plus personne n'a conscience (encore moins en a-t-on le savoir) dans les diverses branches de notre « activité ». Celle-ci en effet ne produit jamais ce qu'elle produit à partir de ce qu'exigent les formes essentielles de l'usage auquel telle production s'adresse sans avoir d'abord considéré sa production comme une partie de la production de richesse et ses produits comme des marchandises. Toutes les lois d'essence, par exemple du savoir, de l'apprendre, de la santé, de l'habiter, non seulement ne sont prises en compte que dans la mesure minimale où elles sont nécessaires au processus d'une telle production, mais encore celle-ci recule autant qu'il est possible ce qui n'a pour elle d'autre signification que celle de simples « contraintes aux extrêmes » en fabriquant des substituts de syn- thèse aux déterminations d'essence elles-mêmes. La science et la morale sont ses deux principales alliées dans cette entreprise faus- tienne, dans la mesure où la première, dans sa détermination moderne, parvient toujours davantage à éloigner son développe- ment du geste du questionnement et à soumettre ses fondements à son propre mode de fonctionnement, tandis que la seconde, inca- pable du geste éthique dont l'universalité muette ne transit que du singulier en des figures chaque fois historiques, tente vainement de spécifier sa généralité vague et n'en finit pas de flotter entre la vacuité du sentiment et l'opportunisme des contenus. Mais, pour la production infinie, c'est là un merveilleux, un inépuisable réservoir d'apparences justificatrices. Puissent les gens de l'Est, en faisant leurs courses dans nos magasins, omettre de pénétrer dans l'hyper- marché de nos superstructures.

Quant à la « paresse » - le péché originel dans le discours fondateur du corps productif, où le mot qui en anglais la nomme claque comme le mépris dont il est en effet chargé : Sloth - il ne s'agit pas non plus de la a redécouvrir » ou de la a proposer » à nou- veau dans la généralité vague d'un rapport négatif au « travail » comme tel et en général (comme le fit en son temps la fameuse revendication du « droit à la paresse ») ; il s'agit spécifiquement de la paresse soviétique. Elle est le produit d'un étrange recroisement de ce que le système a sécrété sans le vouloir : le dégoût devant l'absurdité du travail, et de ce qu'il a organisé au contraire de la

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manière la plus volontariste : les « acquis sociaux » - vidés eux- mêmes de toute substance par l'infructuosité du travail. Cette étrange configuration du (non)-travail soviétique ne manquera pas de s'écrouler - et nul ne le regrette - avec tout le reste. Mais ou je me trompe fort, ou elle a éduqué le regard des gens de l'Est d'une façon qui leur permet de voir ce que nous n'apercevons même plus chez nous : une autre absurdité du travail et une autre inanité des acquis sociaux. La première n'est certes pas l'absurdité qui frappe le travail lorsque les conditions de son exercice organisent sa quasi-totale improductivité sans libérer pour autant aucun des aspects du travail autre que l'aspect productif - elle est, juste à l'opposé, la prise en compte de tous les aspects du travail, y compris ceux qui, intrinsèquement, n'obéissent pas à une loi de production, c'est-à-dire la recherche et les facteurs humains (psychologiques, moraux, sociaux, éducatifs et culturels), dans l'horizon de l'accrois- sement infini de la productivité et tels seulement qu'ils peuvent apparaître dans cet horizon. Les dizaines de milliers d'Ost-berlinois qui sont revenus (reviennent et reviendront) de leurs incursions à l'Ouest les bras chargés de tout ce qui chez eux leur manque ont certainement envié, et sans doute aussi désiré « rattraper » quelque chose du niveau de vie de leurs frères de langue, mais non pas nécessairement toutes les choses dont, à ce « niveau », s'engorge cette « vie », ni surtout les formes auxquelles obéit l'activité qui les produit. Il ne leur a sans doute pas échappé - habitués qu'ils sont à voir régner l'abstraction et à en reconnaître les signes - que l'humanité qui sait gérer la production des ressources gère aussi toute chose comme la ressource de la production, à commencer par elle-même sous la rubrique des « ressources humaines ». Bref, et pour le dire avec la simplicité des images que fournit le réel, il n'est pas sûr que les Allemands de l'Est, ni les Polonais, ni les Tchèques et les Hongrois, aient pour seule ambition de fournir à la CEE les possibilités de dislocation de ses unités de production et de construction conjointe de nouveaux marchés que les Quatre- Dragons (puis, par un processus de ricochet déjà rigoureusement décrit par Hume en 1752, les nouveaux petits dragons) du Sud-Est asiatique ont offert et continuent d'offrir à l'appareil productif de la richesse nippone.

Quant à « nous », « Français », que nous existions encore un peu autrement que comme des euro-français à côté des euro-dollars et des euro-chèques, ou que tel soit déjà notre unique mode d'être, la question (archi)politique, c'est-à-dire la formulation du devoir, paraît assez simple à déterminer. De quoi pourrait-il s'agir d'autre,

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en effet, que d'expliciter la compréhension et d'articuler l'expres- sion - en un langage disruptif et sécessionnaire quant au présent, affirmatif et inventif quant à un avenir - d'un manque-à-être qui ne trouve jusqu'ici à manifester son « sentiment de la situation » que comme simple « mécontentement », exutoire informe, récupé- rable par toutes les formes régnantes, ou, pire, par lequel s'épanche la volonté en décomposition du populaire sous la « forme » d'une volonté populiste de la décomposition et de l'informe.

Il s'agit donc pour l'heure d'aggraver le retrait du politique, en faisant voir, par description et analyse conceptuelle, comment sont prisonnières d'un même bouclage du possible (et d'un possible épuisé), au sein duquel elles sont solidaires bien au-delà de leurs « différences », les formes libérales, sociales-démocrates et paléo- marxistes d'action et d'analyse, et pourquoi elles se retournent aussi bien en autant de formes d'impuissance et de cécité. L'heure n'est plus d'entrer (y apporterait-on, et de la meilleure foi du monde, un « supplément » rénovateur, re-radicalisateur, re-construc- teur, etc. : cette vaine tentative de rebondissement affecte toutes les « familles politiques ») dans le jeu politique réel sous aucune forme. L'heure est d'entrer en dissidence. L'heure est de sortir d'Egypte.

Gérard Granel.

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LE JEU DE NIETZSCHE DANS DERRIDAAuthor(s): Michel HaarReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 207-227Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096280 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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LE JEU DE NIETZSCHE DANS DERRIDA

II est difficile aujourd'hui, pour nous qui nous situons dans un après-Heidegger indécis, de mesurer ce que nous devons à l'im- mense travail de Jacques Derrida. Sans doute d'abord - outre l'exemple inégalé d'une patience et d'une précision sans faille de lecture - d'avoir réouvert les questions heideggériennes, de leur avoir donné un second souffle. Ensuite d'avoir montré, au-delà de ce qui était prévisible, avec liberté et bonheur, avec souveraineté, que cette réouverture signifiait une « répétition » à nouveaux frais de langue, de ces questions, avec greffes sémantiques et syntaxiques, boutures, coupures et proliférations inattendues. Personne n'est allé aussi loin - en philosophie - dans cette lutte joycienne avec l'ange du discours.

Parmi les questions réouvertes : celle de l'inscription de Nietzsche, dans la métaphysique. Nietzsche, tel que le lit Derrida, tel qu'il le ressuscite dans sa propre écriture, excède incontestablement le trop simple schéma du « platonisme inversé » dans lequel Heidegger s'est parfois contenté de l'enfermer. Si jamais un philosophe a su « danser avec la plume », solliciter, ébranler, faire vaciller les concepts pour remettre en jeu leur charge traditionnelle, réveiller « l'énergie aphoristique » de la langue, si jamais un philosophe a su relire, faire reluire l'effacement imperceptible des inscriptions, et circonscrire, tantôt avec hardiesse, tantôt avec prudence, la précarité têtue de l'être face à des instances plus vieilles et plus simples que lui et qui lui résistent (le « don », le « oui », le « viens »), si jamais un philo- sophe a pu pointer l'en deçà comme la Nécessité, éternellement Revue philosophique, n° 2/1990

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rétive au concept, de la langue elle-même - c'est bien l'auteur de la Gvammatolo g ie.

Pourtant cette proximité à Nietzsche est si radicale - parfois jusqu'au point d'une identification : Philosopher avec un marteau1 - qu'elle fait difficulté. Nul ne songerait à affirmer que Derrida est nietzschéen. Tout l'acquis phénoménologique - l'analyse de la temporalité, de la temporisation, qu'intègre le mot de différance - , ainsi que la dé-struction heideggérienne de la métaphysique - l'éloigné décisivement de la physique nietzschéenne des forces, et davantage encore d'une philosophie de la vie et du cosmos. Et pourtant, il est hors de doute qu'il a une dette de pensée à l'égard de Nietzsche. Qui est Nietzsche pour Derrida ? Comment, en dépit de la distance qui le sépare de lui, peut-il le prendre comme paravent, avant-coureur, et parfois porte-parole de lui-même ?

Depuis la conférence La Différance, en passant par Eperons et Oiobio graphies, jusqu'aux plus récents écrits, Nietzsche est davan- tage qu'une référence privilégiée, ou que l'un des quatre grands noms grâce auxquels se tisse la trame derridienne. Il est davantage qu'une inspiration, qu'un modèle ou qu'une ressource. Alors que Freud, Lévinas, et surtout Heidegger, sont peu ou prou convaincus à leur tour d'appartenance à la métaphysique, Nietzsche seul est sinon absolument épargné, du moins, nous le verrons, subtilement ménagé. Le privilège unique, exorbitant, qui lui est accordé, au long d'un parcours de plus de vingt ans, ne tient pas évidemment à la fréquence des citations ou à l'ampleur des textes commentés, mais à une certaine position d'intangibilité et de surplomb. Face à cette seule autorité, le tranchant impitoyable et omnivoque de la déconstruction se détourne, le soupçon jamais en défaut se suspend, et la Stimmung de la mise à la question, prudente, voire méfiante, se change en allégresse de la lecture. C'est à propos des seules lectures de Nietzsche que l'on trouve l'expression : interprétation décons- trucirice... affirmative2. Le soin minutieux avec lequel Heidegger est cité à la lettre, mis à la question, serré de près, acculé dans ses derniers retranchements, pris au mot - contraste avec l'usage libéral et généreux, aisé et quasi aérien qui est fait de Nietzsche. Alors que le premier est soupçonné de reconduire et de perpétuer le propre, l'essence et la « métaphysique de la présence », le second est dès le départ innocenté. Il aurait tout juste cédé à une certaine

1. Expression citée sans guillemets, que Derrida reprend à son compte (Marges, p. ni).

2. Eperons, p. 28.

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naïveté à l'égard des mots de la tradition, d'où un faux-semblant de dépendance absolue à l'égard de la métaphysique. Mais son écriture, le jeu disruptif de celle-ci, le sauve d'emblée, l'arrache à la grille réductrice de l'interprétation heideggérienne.

Ainsi, ouvrant en quelque sorte au texte nietzschéen un crédit d'avenir illimité, Derrida lui emprunte de préférence - du moins dans ses premiers écrits - de grands motifs, des thèmes, un pro- gramme, une orientation d'ensemble :

En radicalisant les concepts à' interprétation, de perspective, d'évaluation, de différence... Nietzsche, loin de rester simplement (avec Hegel et comme le voudrait Heidegger) dans la métaphysique aurait puissamment contribué à libérer le signifiant de sa dépendance ou de sa dérivation par rapport au logos et au concept connexe de vérité ou de signifié premier, en quelque sens qu'on l'entende. La lecture et donc l'écriture, le texte, seraient pour Nietzsche des opérations « originaires »3.

Pourquoi ces conditionnels, ce doute, cette apparente hési- tation : aurait contribué..., seraient pour Nietzsche... ? (Je sou- ligne). S'agit-il de ne pas trop « s'identifier » avec les positions nietzschéennes ? L'assurance puisée dans le modèle de l'écriture nietzschéenne se trouve ainsi voilée par l'énoncé d'un « peut-être », qui témoigne d'une étrange retenue au bord de l'affirmation la plus dépourvue d'ambiguïté sur le point de se donner libre cours. Citons quelques-uns de ces « peut-être » :

Peut-être ne faut-il donc pas soustraire Nietzsche à la lecture heideg- gérienne, mais au contraire l'y offrir totalement, souscrire sans réserve à cette interprétation...4. C'est peut-être ce qu'a voulu écrire Nietzsche et ce qui résiste à la lecture heideggérienne : la différence dans son mouvement actif - ce qui est compris, sans l'épuiser, dans le concept de la « différance. . .6 »

(Question au passage : comment une différence textuelle peut-elle « comprendre », englober, une différence de forces ? Le texte est-il plus fort que la force ?) « Le retour éternel engage toujours des différences de forces qui ne se laissent pas peut-être penser à partir de l'être6... » Le « peut-être » dans ces trois cas, concerne le bien- fondé de la lecture heideggérienne. Elle est totalement juste... si l'on fait abstraction de la manière dont Nietzsche a écrit ce qu'il a écrit, de son style - ce qui est impossible !

Ainsi dès le début, le doute n'était qu'apparent, et il va d'ailleurs s'effacer progressivement ; ainsi plus de « peut-être » dans Eperons,

3. Grommato lo aie, p. 31-32. 4. Ibid., p. 31. 5. Ibid., p. 206. 6. L'oreille de Vautre, Montréal, VLB, 1982, p. 65.

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où la question de l'être, ou celle de l'essence (les deux sont-elles identifiables ?), se trouve délibérément soumise à la « question plus puissante de la propriation » en tant qu' « opération sexuelle », échange indécidable du donner-prendre, soumise et inscrite, sans ambiguïté, dans ce procès « plus vieux » qu'elle : le coup de don, dans cette « donation-qui-se-garde » que serait la donation féminine.

Dès le début donc, le doute est victorieusement relégué, à travers une série d'affirmations qui s'appuient sur une première certitude élémentaire quasiment tangible et factuelle : le texte nietzschéen. « Nietzsche a écrit ce qu'il a écrit. Il a écrit que l'écriture - et d'abord la sienne - n'est pas originairement assujettie au logos et à la vérité. »7 Pas de citation en cet endroit décisif ; alors que quelques lignes plus bas, s'agissant du « logos de l'être », l'expression heideggérienne est scrupuleusement citée : La pensée obéissante à la Voix de VElre (pourquoi toutes ces majuscules ?) et aussitôt convaincue d'appartenance à l'auto-affection pure et à la pure présence à soi d'un « signifié transcendantal » non mondain !

Est-il certain que pour Nietzsche l'écriture ne soit pas assu- jettie, et le plus fortement possible, à une « vérité » ? Pourquoi l'absence à' Auseinandersetzung avec la doctrine nietzschéenne de l'origine du langage (est-elle si évidemment fausse qu'elle ne mérite pas examen ?), et le silence sur la subordination clairement affirmée et thématisée de l'écriture à l'égard de la langue parlée ? Se peut-il que le texte nietzschéen dise le contraire de sa thèse philosophique ?

La double vérité originaire du langage Car le non-assujettissement de V écriture est, d'un point de vue

thétique et thématique, explicitement rejeté. L'écriture, comme le style, est soumise à une vérité originaire « extra morale ». Nietzsche soutient, on le sait, dans Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), comme dans de nombreux fragments très tardifs (1888), que tout mot, tout concept est dérivé, non pas du jeu intra-linguistique des signifiants, mais bel et bien d'une intuition, d'une « image », c'est-à-dire d'une impression sensible, voire d'une « excitation ner- veuse », née de notre rencontre perceptive avec une chose singulière. Tout concept résulte d'une « métaphore » conventionnelle, « gré- gaire », c'est-à-dire d'une « transposition arbitraire », dit-il, oublieuse de « l'expérience originelle unique et absolument singulière à laquelle il est redevable de son apparition »8.

7. Grommatolo aie, p. 32-33. 8. Ecrits posthumes, Gallimard, 1975, p. 281.

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Le concept est formé « de Y oubli de ce qui différencie un objet d'un autre »9. « C'est seulement l'oubli de ce monde primitif des métaphores... »9 qui permet d'arriver à la « vérité » logique et conceptuelle, à savoir la postulation de Videnlilé du non-identique. La position constante de Nietzsche est que le langage découle d'une expérience prélinguistique qui le commande et à laquelle il est assujetti sans le savoir : cette expérience est d'essence « esthétique » ou plutôt « artistique », elle est un processus de fiction. Ce processus originaire - qui est le logos el la vérité de la volonté de puissance artistique, plus profond que la volonté comme pseudo-identité à soi ou que la logique scientifique des « cas identiques » - gouverne à son insu le langage qui se retourne contre lui. Le langage se révolte contre la vérité sensible, dionysiaque, qui le gouverne pourtant à travers le processus fictionnel originaire. Il se fonde sur une exté- nuation ou un abandon, socialement utile - pour les besoins de la communication - de la force des images et des affects. La langue est le tombeau de la force : « Le grand édifice des concepts présente la stricte régularité d'un colombarium romain »10 : toute langue est un code, un « langage chiffré des affects », mais ce code est un écho lointain, affaibli, précisément de la « mélodie originaire du plaisir et du déplaisir »u et des affects en général (sensations, émotions, sentiments). Cette musique antérieure à l'art musical n'est autre que le rythme interne ou les pulsations du vouloir primitif où se croisent et se mêlent initialement et perpétuellement la jouissance et la douleur.

Cette autre vérité originelle du langage, sa vérité musicale n'est pas contradictoire avec sa vérité « métaphorique » : c'est également un logos prélinguistique, un logos artistique. Le langage parlé et écrit est aussi une analogie apollinienne appauvrie, c'est-à-dire formelle et lumineuse, du fond dionysiaque nocturne, où se joue la mélodie originelle du plaisir et du déplaisir. L'essence du langage se fonde sur une double entropie ou sur une double dissimulation, celle de la sensation et celle de 1' affect musical. Il extériorise

un fond originel où notre regard ne peut atteindre12. Le langage, en tant qu'organe et symbole de la manifestation ne peut jamais tirer au dehors le fond le plus intime de la musique13.

9. Ibid., p. 284 (je souligne oubli). 10. Ibid., p. 283. 11. Fragments posthumes, Gallimard, 1977, p. 431. 12. Je souligne regard. 13. Naissance de la tragédie, Gallimard, 1977, p. 65.

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Malgré cette impuissance de la langue à « traduire » les fluctua- tions d'intensité affective, sa relation à l'origine est une relation d'analogie dans le sensible ou de symbolisalion. Ce n'est pas la relation platonico-schopenhauérienne de reproduction ou de copie. Toute langue possède une musicalité spécifique. Ainsi, Nietzsche le sug- gère, l'anglais et l'allemand ont davantage de ton, d'accent tonique, que le français, qui est plus plat, plus monocorde, moins mélodieux. Chaque langue a son rythme, sa scansion, son harmonie, son souffle, son équilibre vital, quasi biologique, son « métabolisme » propre14.

Cependant « l'arrière-fond tonal irait au-delà de cette spécificité, serait le même chez tous les hommes », constituerait « un fond général compréhensible par-delà la diversité des langues »15. Ce rêve d'universalité prébabélienne se fonde sur un relatif cratylisme du son linguistique. Autant en effet Yaspecl-signe de la langue est totalement arbitraire, par suite du saut complet qu'implique le trans- port « métaphorique » chaque fois total (d'abord de la sphère de l'excitation sensorielle à celle de l'image, puis de celle de l'image au concept), autant son aspect-symbole porte d'une façon certes non adéquate, seulement analogique et proportionnelle, ou par- tielle - par le jeu des voyelles et des consonnes, par l'accent, par le ton, par la cadence aussi - l'écho de la mélodie prélinguistique, de la mélodie des affects. Cependant cette musique elle-même, comme l'image primitive, est toujours déjà perdue. Il y a également une rupture, mais non un saut complet, entre le son inarticulé qui vibre silencieusement au fond du vouloir originel et le son vocal toujours intégré dans une mimique, un gestuel, son articulé par les mouvements de la bouche et des organes vocaux, instantanément répercuté au tympan de celui qui parle. Toute langue se fonde, suivant ce schéma, sur une entropie, sur une déperdition de force et de créativité « esthétique », sur un oubli de l'art naturel qui soutient à notre insu la constitution fictive de l'universalité concep- tuelle et des sens abstraits interchangeables. En dépit de cet oubli, et en lui, le langage porte des traces de sa double origine mélodique et imagée. Les mots s'appuient sur des images effacées, mais seule- ment en partie. Ils laissent résonner un écho presque sourd, dis- tordu, atténué, méconnaissable de ce que Nietzsche appelle la musique du cœur, ou moins lyriquement la vie pulsionnelle. En tout cas, Nietzsche y insiste fortement, le mot est surtout symbole16.

14. Par-delà bien et mal, § 28. 15. Naissance de la tragédie, Fragments posthumes, Gallimard, p. 431. 16. Ibid., Fragments posthumes, p. 430 a 438, notamment.

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II symbolise des affects, tout comme chez Aristote, à cette diffé- rence près qu'il faut comprendre les affects comme des « états du corps », en prise sur la vie unanime. Dans le mot, survit une trace d'expérience, d'expérience corporelle.

L'écriture comme thérapie de la langue

C'est pourquoi Y intensité musicale et intuitive en général que le langage perd par essence peut lui être - jusqu'à un certain point - symboliquement restituée par l'écriture. L'écriture, et d'abord l'aphorisme, peut renverser l'entropie du langage, guérir sa maladie congénitale, peut remonter à sa double source. Il y a certes une philosophie nietzschéenne de l'écriture, mais elle n'est pas exactement celle que lui attribue Derrida. Car le style tel que le définit Nietzsche ne renvoie pas à un « jeu » totalement intra- linguistique (Vavènemenl de Vècrilure est Vavènemenl du jeu17, jeu systématique de différences J18, et surtout ne renvoie pas à une absence d'origine et à une absence de fond. Le monde pour Nietzsche n'est pas un échiquier sans fond. Le chaos des forces, autre nom de la phusis cryptée, porte et soutient l'homme. Le langage pour Nietzsche n'est pas un horizon suprêmement englobant et indéfi- niment reporté, ni un jeu producteur des oppositions métaphy- siques. Il n'y a pas non plus pour lui de « préoriginaire » qui soit « inscrit », qui soit textuel, en quelque sens qu'on l'entende. Pas non plus de jeu omnidirectionnel, pouvant aller en n'importe quel sens. Malgré la pluralité des perspectives, il y a en effet toujours une direction, ascendante ou descendante, de la volonté, un choix entre le point de vue de la logique (grégaire) et celui de l'art (soli- taire). La langue, le jeu de la langue, à savoir le style, sont pour lui des équivalents d'un corps vivant.

Communiquer par des signes - y compris le tempo de ces signes - un état, ou la tension interne d'une passion, tel est le sens de tout style19.

Quel état communique le style ? L' « état esthétique », c'est-à- dire un état du corps, ou un certain état de l'équilibre ou du désé- quilibre des forces, toujours en lutte harmonique, qui le constituent, mais aussi une tonalité affective, une Stimmung.

17. Grommatolo g ie, p. 16. 18. Marges, p. 11. 19. Ecce Homo, Gallimard, p. 281.

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Le meilleur style consiste à créer la Stimmung la plus souhaitable chez un lecteur20. But : donner à un lecteur une Stimmung si élastique qu'il se dresse sur la pointe des pieds21. Donner au lecteur envie de danser. L'écriture ne vise pas d'abord, et peut-être pas du tout, à communiquer un contenu conceptuel, des idées, mais à suggérer à travers un certain arrangement de mots cette machine sonore grosse d'idées qu'est une Stimmung.

Le plus compréhensible dans la langue ce n'est pas le mot même, mais le ton, l'intensité, la modulation, le tempo, avec lesquels une série de mots est prononcée - bref la musique derrière les mots, la passion derrière cette musique, la personne derrière cette passion : donc tout ce qui ne peut pas être écrit. C'est pourquoi cela n'a rien à voir avec de la littérature22.

Mépris donc pour l'écriture, qui a toujours déjà perdu l'effer- vescence, l'effusion, l'incantation, la vibration singulière d'une parole.

L'état esthétique possède une surabondance de moyens de communi- cation... - II est la source des langues. C'est là que les langues ont pris naissance : le langage des sons comme les langages des gestes et des regards. C'est le phénomène le plus plein qui constitue toujours le début : nos pou- voirs d'hommes civilisés sont les réductions de pouvoirs plus riches. Mais aujourd'hui encore on entend avec les muscles, on lit même encore avec les muscles... On ne communique jamais de pensées, on se communique des mouvements, des signes mimiques, qui sont réinterprétés comme pensées...23.

Nietzsche conçoit en théorie, tout comme Platon et Rousseau - de façon tout à fait métaphysique - l'écriture en tant que style comme une pâle imitation, une réplique ou une copie (Abbild) atténuée de l'état esthétique, de la Stimmung et des gestes, de la vive voix et de la « passion » actuelle, c'est-à-dire du déploiement d'énergie d'un homme qui parle. En un mot l'écriture ne serait que I1 image d'une force.

Il faut d'abord savoir exactement : « c'est de telle et telle manière que je prononcerais cela et je Yexposerais oralement » avant d'oser écrire. Ecrire doit être une imitation (Nachahmung). Parce que bien des moyens d'un con- férencier manquent à qui écrit, il doit de façon générale prendre pour modèle un style d'exposé oral très expressif : la réplique (Abbild) de cela, l'écrit, aura l'air de toute façon nécessairement beaucoup plus pâle (blässer)2*.

Toute écriture courrait, essoufflée, exténuée, après l'archétype vivant de la voix. Toute écriture serait exsangue... Et pourtant : Je n'aime que ce qu'on écrit avec son sang. L'écriture a les moyens

20. Nachlass, Kröners Taschenausgabe, I, p. 191. 21. Ibid., p. 188. 22. Ibid., p. 190-191. 23. Fragments posthumes, XIV, Gallimard, 1977, p. 87. 24. Nachlass, op. cit., p. 191.

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(conception certes instrumentale du langage, dirait Heidegger) de remédier à sa native consomption, de raviver et de revigorer cette pâleur languissante qui plaît tant aux hommes grégarisés. Mais elle le peut grâce à une opération stratégique, grâce à un calcul conscient.

L'intensité, la force qui manque spontanément au langage, peut lui être insufflée par une volonté d'écriture, par une concentration calculée des mots, œuvre du rationalisme supérieur de la volonté de puissance artistique. Pour réparer la perte d'énergie due à la réduction au « cas identique », il faut vouloir ruser avec la langue, afin de contrecarrer et désarticuler les codes. Cette thérapeutique volontariste sait être une thérapeutique de choc. La poétique nietzschéenne de récriture, poétique du détournement et de la parodie, de l'aphorisme et du fragment - dont la densité et la segmentation heuristique sont voulues comme telles - cette poli- tique hyperconsciente et hypercalculée de dureté envers la langue, Derrida la fait sienne, sans en assumer du tout les motifs nietzschéens, sans adhérer le moins du monde à la thèse fondamentale de Nietzsche. L'aphorisme est, pour Derrida, « la forme de l'écrit » : Toute écriture est aphoristique. Ainsi il n'accompagne pas non plus la langue vers cet au-delà du ramassé et de l'éclat, vers son autre ton, celui du chant, du lyrisme ou du dithyrambe, ou encore de l'hymne ou du lied, comme dans Zarathoustra (Lieder de la nuit, de la danse, du tombeau. Chant de la mélancolie. Chant d'ivresse) :

Chante ! Ne parle plus ! - Toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? Les paroles ne mentent-elles pas toutes à ceux qui sont légers ? Chante ! Ne parle plus ! (Chant des sept sceaux, § 7.)

L'aphorisme n'est pas le degré le plus intense de la langue. Le degré suprême est le chant, l'hymne, le dithyrambe. Sans doute le morcellement aphoristique marque-t-il une plus haute intensité d'écriture que le style discursif de l'analyse critique qui domine par exemple dans les Inacluelles et dans la Généalogie de la morale.

La langue écrite et parlée est inguérissable. La « sagesse d'oi- seau », c'est de chanter. Cette ultime misologie nietzschéenne, ce recours au chant, à l'intensité supérieure de la parole hymnique - qui chante le oui, en ne se préoccupant pas du non - , ce retour au chant, non à la mélodie primitive elle-même, mais à son écho - Derrida ne peut pas les accepter. Pourquoi ? Sans doute parce qu'une écriture plus intense et plus affirmative encore que l'apho- risme, une écriture fondée non pas sur la donation d'horizon, mais de Stimmung, est en même temps que la jouvence absolue,

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que la regénération suprême et le ressourcement le plus puissant de la langue - l'abolition de son vouloir-dire ! Une écriture qui se laisse posséder par une Stimmung ne contrôle plus très bien ses effets. Sa finalité n'est plus le sens, mais la mélodie inconceptuali- sable des affects, une pensée du corps, dont la symbolisation reflue infiniment vers sa source « physique » indicible.

Une stralégie hypernielzschéenne

Si Derrida passe sous silence la généalogie des mots et du style, se tait sur cette doctrine, pour lui inacceptable, de l'origine de la poésie, il emprunte à Nietzsche deux éléments d'une stratégie qui n'est nullement heideggérienne ; celle du renversement des opposi- tions métaphysiques, et celle d'une dureté, voire parfois d'une cruauté - dans Glas - à l'égard de la langue. Cette stratégie est hypernietzschéenne, car dans les deux cas, elle va jusqu'à l'extrême. - Le renversement conduit à une déstabilisation abyssale. Le jeu ou le feu de mots va jusqu'à leur consumation sacrificielle, alors que l'écriture nietzschéenne, qui n'est certes pas tendre avec la langue - qui ne la laisse pas être, comme dirait l'autre - ne va pas jusqu'à la dislocation « sanglante » des mots, jusqu'au carnage de la langue25, jusqu'à l'ekpyrosis du texte.

Sans aucun doute, le renversement - Derrida s'est clairement expliqué là-dessus - ne saurait être frontal. Renverser de front, ce serait répéter l'opération manquee du renversement du plato- nisme. Pour renverser la métaphysique comme « système d'oppo- sitions » (âme/corps, bien/mal, intelligible/sensible, parole/écriture), il ne suffit pas de l'inverser, ce qui conserve intact l'ensemble de la structure oppositionelle. Mais il ne faut pas non plus tenter naïvement d'opposer le métaphysique comme un tout à du non- métaphysique. (Qui Ta fait ? Sûrement pas Heidegger.) Derrida souligne à juste titre qu'il n'y a pas de concepts qui soient en eux- mêmes métaphysiques, c'est-à-dire hors du tissu textuel dans lequel et grâce auquel ils sont opérants. Il écrit :

II n'y a pas de concept-métaphysique. Il n'y a pas de « nom métaphysique ». Le métaphysique est une certaine détermination, un mouvement orienté de la chaîne. On ne peut pas lui opposer un concept, mais un travail textuel et un autre enchaînement26.

25. Marges, « Tympan », p. vu. 26. La dissemination, p. 12.

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Opposer sans recréer une opposition terme à terme : telle serait la bonne stratégie. Le mouvement consiste à renverser tout en déplaçant, à renverser obliquement.

Luxer l'oreille philosophique, faire travailler le loxos dans le logos, c'est éviter la contestation frontale et symétrique, l'opposition dans toutes les formes de Tanti-, inscrire en tout cas Y autisme et le reversement...27.

La déconstruction inscrit de préférence du loxique (loxos veut dire oblique, mais aussi équivoque), c'est-à-dire de l'obliquité, de l'équivocité, de l'indécidabilité, dans la logique du renversement. Elle renverse ainsi tout en déportant vers leurs limites indécises les oppositions traditionnelles, afin, ultimement, sinon de les neu- traliser, du moins d'en déjouer le fonctionnement, restaurateur du propre et de l'essence.

La déconstruction... doit par un double geste, une double science, une double écriture, pratiquer un renversement de l'opposition classique et un déplacement général du système28.

Or toute opposition métaphysique (y en a-t-il d'autres ?) implique non pas un simple vis-à-vis de deux termes, << mais », écrit Derrida, de façon très nietzschéenne, « une hiérarchie et l'ordre d'une subordination »29.

Déconstruire, c'est d'abord renverser un ordre hiérarchique, l'ordre de ce qui commande (le principe, V arche) et de ce qui obéit (la consé- quence) ; c'est montrer quel est le vrai maître du jeu. Mais de son propre jeu, qui, ou quoi, sinon la langue elle-même, est-il le maître - dans cette pensée ?

Ce programme d'inversion qui excentre et défocalise un système oppositionnel se trouve brillamment exécuté dans La Pharmacie de Platon. Derrida n'y renverse pas, comme Nietzsche, l'opposition platonicienne en se maintenant à l'intérieur d'elle, en remettant l'un des termes en haut, et en rabaissant l'autre. Il renverse et déplace l'ordre de dépendance de V ensemble du système vis-à-vis de ce que le platonisme considère comme un terme dérivé, le phar- makon, l'écriture. Derrida renverse l'ordre de procession, la relation de « l'originaire » et du dérivé. Platon présente l'écriture comme remède-poison, pseudo-remède contre l'oubli, poison parce qu'elle éloigne de la présence de l'idée ou de la chose même. Or Derrida essaie de montrer, à l'inverse, que c'est le pharmakon, la possibilité

27. Marges, « Tympan », p. 7. 28. Marges, p. 392. 29. Ibid.

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de la répétition du même, qui est l'origine de Vépistémè. La dialec- tique du tissage entre le même et l'autre serait un pharmakon inverti, nié, oublié. Bien que Derrida se défende de rétablir l'ori- ginaire dans sa plénitude puisque l'écriture n'a ni unité, ni simpli- cité, ni identité (Le pharmakon n'a aucune identité idéale*0) - il la présente cependant comme une matrice, ou un milieu productif :

le milieu antérieur dans lequel se produit la différenciation en général, et l'opposition entre l'eidos et son autre81. L'écriture constitue le milieu dans lequel s'opposent les opposés82... Les contradictions et les couples d'opposés s'enlèvent sur le fond de cette réserve critique et différante33.

L'écriture pharmacienne serait le « fonds sans fond », sans profondeur fondamentale » - fonds « plus vieux » que les opposés - où la dialectique vient puiser ses philosophâmes34.

Tout aussi clairement, dans un texte plus récent, la chôra dans le Timée est interprétée, non pas comme un lieu « physique », mais comme le pressentiment obscur de la remontée nécessaire vers la pure « matrice » des dualismes métaphysiques, leur « réceptacle », la langue - dont la Nécessité « préoriginaire porte la philosophie... précède... V image des oppositions (intelligible et sensible) »85. Ainsi ce seraient des oppositions qui constitueraient Vimage (je souligne) d'un Modèle infigurable, imprésentable, préeïdétique : la langue !

Si cette thèse est confirmée, établie - sinon de façon irréfutable (cela relèverait encore de l'ancienne logique !), mais de façon incontournable - pourquoi faut-il alors abîmer, distordre, consumer les mots eux-mêmes, puisque l'abîme matriciel de la langue se chargera de les dissoudre, en dissolvant les oppositions dont ils sont captifs ? Si ce n'est pas le concept en soi qui produit le philo- sophème, mais le fonctionnement du couplage et du tissu opposi- tionnel, pourquoi faut-il violenter, consumer, mettre à feu et à cendre ces malheureux atomes de langue dénués de pouvoir ? Sont-ils, tout de même, des bastions, des centres de résistance qui perpétuent « l'autisme philosophique »? « Luxer, tympaniser l'autisme philosophique, cela ne s'opère jamais dans le concept et sans quelque carnage de la langue. »3*

30. La dissémination, p. 144. 31. Ibid. 32. Ibid., p. 145. 33. Ibid. 34. Ibid. 35. Chora, in Poikilia, Etudes offertes a J.-P. Vernant, fhess, 1987,

p. 292. 36. Texte cité, Marges, p. vu.

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Si par exemple Y « âme » (psyché !) peut renaître, se re-dire neuve dans un nouveau texte - comme peut-être « présence » ou « bien » (qui sait ?) :

Es ist die Seele ein Fremdes auf Erden,

pourquoi cette mutilation et surtout ces « feux de mots » ? Pourquoi : Consumer les signes jusqu'à la cendre, mais d'abord et plus violemment,

par la verve irritée, disloquer l'unité verbale... cérémonie à la fois joyeuse, irreligieuse et cruelle (qu'on danse avec leurs morceaux)37 ?

« Cérémonie », ce rite sacrificiel, ce cérémonial expiatoire inversé n'est-il pas destiné, non à quelque resacralisation mais à désacra- liser le mot ? Exemples innombrables : V « originaire-ment », la « fellure de l'identité », « la potence du texte », dans Glas, où se célèbre en grande pompe un jeu cruel et sombre, un rituel funèbre, dépourvu de toute joie dansante. - Qui a ri de la « galactique » ? Désacraliser le Nom, l'Auteur. Hegel est mort : englué, glacé dans son phonème gl - d'un étranglement de la glotte - vieil aigle impérial englouti, englossé dans sa gloire. Soit. Qui a la clef de cette parodique parade, si peu dionysiaque ? A quoi joue-t-on ? Qui y joue avec quoi ? Qu'est-ce qui fait jouer la langue, et règle son jeu ? Et ce « jeu », que veut-il dire ?

L'équivalence tentée entre le texte et la force : le concept de « jeu du monde »

Car le motif du jeu, partout à l'œuvre dans le texte de Derrida a une extension très large, peut-être trop. Equivalent de l'écriture - Vécriture est le jeu dans le langage38 - se tenant en deçà ou au-delà des oppositions métaphysiques, plus vieux et plus auroral qu'elles, « le concept de jeu... annonce à la veille et au-delà de la philosophie, l'unité du hasard et de la nécessité dans un calcul sans fin »89. Autrement dit, le jeu est l'autocomputation sans finalité des mots, qui met en jeu et peut-être déjoue toutes les oppositions obligées. Le jeu serait le lieu étrange de production des oppositions métaphysiques. Equivalent de la « différance », le jeu « n'est plus (alors) simplement un concept mais la possibilité

37. Ecarts, Fayard, 1973, p. 311. 38. Grammatologie, p. 73. ay. Marges, p. 7.

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220 Michel Haar

de la conceptualité, du procès et du système conceptuel en général »40. Le jeu est l'origine non « originaire », l'origine raturée des différences conceptuelles en général. Aussi, « négativement », le jeu équivaut-il à une absence, l'absence d'une origine fondative, l'absence de fon- dement, l'absence du principe : « On pourrait appeler jeu l'absence du signifié transcendantal comme illimitation du jeu... »41 Positi- vement, ce jeu traverserait, envelopperait en quelque sorte et excé- derait la question de l'être, puisqu'il n'est « pas un jeu dans le monde »42, pas un jeu ontique, mais « une trace dont le jeu porte et borde le sens de l'être » : le « jeu de la trace (...) n'a pas de sens et n'est pas ». Enfin, le motif du jeu appelle encore deux équiva- lences massives, l'une historíale, l'autre non historíale : l'époque tout entière (« C'est à cet âge qu'on peut l'appeler jeu de la trace »)43, car cette époque est celle du jeu illimité où vacille et se disperse l'onto-théologie ; le monde tout entier (« c'est... le jeu du monde qu'il faut penser d'abord : avant de tenter de comprendre toutes les formes du jeu dans le monde »)44.

Arrêtons-nous à cette seule expression : « jeu du monde ». Assurément, elle vient de Nietzsche. Une citation parmi d'autres :

L'impérieux jeu du monde mêle l'être et l'apparence...46.

Et elle se trouve aussi chez Heidegger, dans Le Principe de raison, à partir d'une référence au jeu de VAïon chez Heraclite, comme un autre nom de la différence ontologique.

Pourquoi joue-t-il, le grand Enfant qu'Heraclite a vu dans VAwn, l'enfant qui joue dans le Jeu du monde ? Il joue parce qu'il joue46.

Derrida ne dissimule pas cette rencontre, il se réfère en note à ce passage de Heidegger, et même à Fink (Le jeu comme symbole du monde) , et affirme : « C'est bien évidemment à Nietzsche que nous renvoient encore ces thèmes »47. Certes. Il n'y a rien à objecter. Le « thème » est si connu. A tel point que de façon surprenante, la phrase même de Nietzsche sur Heraclite est citée, à la fin de la lecture de Nombres, sans que l'auteur en soit du tout mentionné !

40. Ibid., p. 11. 41. Grommatolo gie, p. 73. 42. Ibid. 43. Marges, p. 23. 44. Grommatolo gie, p. 73. 45. Le Gai savoir, Lieder du Prince Vogelfrei, Gallimard, p. 297. 46. Le Principe ae raison, p. *¿4. 47. Grommatolo gie, p. 73, n. 1.

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Le jeu de Nietzsche dans Derrida 221

Car « le monde est le jeu de Zeus ou, en termes physiques, du feu avec lui-même. L'Un n'est en même temps le Multiple que dans ce sens »48. Suit cette seule remarque elliptique et sibylline :

Le feu joue toujours avec le feu.

Quel monde, quel feu, quel jeu ? Cette appropriation de Nietzsche ne va nullement de soi. Pour laisser de côté Heidegger et Heraclite, ce qui distingue essentiellement le jeu chez Nietzsche, ce qui rend possible le « jeu du monde » c'est une surabondance de forces plas- tiques, un surcroît de force*9. Tout jeu est l'exercice, le déploiement d'une « pulsion de jeu » (Spieltrieb), expression empruntée à Schiller, mais réintégrée dans la physique de la volonté de puissance. « C'est la pulsion du jeu sans cesse réveillée qui appelle à la vie des mondes nouveaux. »60 Le jeu n'est pas, symboliquement, un jeu de signi- fiants, mais une manifestation de force. Le monde « joue », il a du jeu, il n'est pas serré, vissé sur lui-même ; il puise, se contracte et se détend, propulse, expulse. Le « feu » n'est pas un holocauste verbal - ni la pure Lichtung comme le comprend Heidegger - mais, pour Nietzsche « le feu vivant », l'harmonie brûlante invisible qui, dans le monde comme œuvre d'art se produisant elle-même unit sans cesse création et destruction.

Ainsi comme l'enfant et l'artiste, joue le feu éternellement vivant, ainsi construit-il et détruit-il, en toute innocence... et ce jeu c'est PAïôn jouant avec lui-même51.

Le jeu du monde chez Nietzsche est cosmologique. Il appartient à la Phusis. Ses attributs « éternité » et « innocence » signifient qu'il n'est pas soumis à une teleologie « morale », c'est-à-dire anthropo- centrique.

Cependant, bien que dépourvue de teleologie, la pulsion de jeu est commandée et orientée par une force, ou un complexe de forces, essentiellement extra-linguistique. Y a-t-il place pour une telle force, ou pour la force en général, chez Derrida ?

« La force elle-même n'est jamais présente : elle n'est qu'un jeu de différences et de quantités »6a, écrit-il. Certes la force n'est pas une substance, une qualité indéfiniment occulte. Est-elle pour autant, comme le croit à tort la pensée d'entendement chez

48. La dissémination, p. 406 et Nietzsche, Ecrits posthumes, p. 234. 49. Wille zur Macht, § 797, Ed. Kröner. 50. Ecrits posthumes, Gallimard, 1975, p. 236. 51. Ibid. 52. Marges, p. 18.

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222 Michel Haar

Hegel, intégralement réductible à ses effets phénoménaux ? Une fois, Derrida a très justement souligné et regretté le manque d'une pensée de la force dans la phénoménologie husserlienne : « On cher- cherait en vain dans la phénoménologie un concept qui permette de penser l'intensité ou la force. »68 Et il avait même excellemment affirmé plus haut : « La force est l'autre du langage sans lequel celui-ci ne serait pas ce qu'il est » (!) Cette critique d'inspiration nietzschéenne pourrait d'ailleurs s'appliquer aussi mutatis mutandis à Heidegger, qui réduit la phusis à Yaléthèia, à un non-cèlement, sans s'interroger sur la force nécessaire pour opérer l'ouverture et main- tenir ouverte 1' « éclaircie » ? En dépit de cet aperçu pénétrant, l'analyse derridienne de la force congédie néanmoins aussitôt tout secret de la force, annule et rejette expressément la possibilité d'une épaisseur « physique », enveloppée, celée, d'un retrait ou d'une « crypte » dans la force.

La force n'est pas l'obscurité, elle n'est pas cachée sous une forme dont elle serait la substance, la matière ou la crypte54.

Incontestablement. Mais la critique de la force comme substance, au sens métaphysique ou même comme « étant-subsistant », inclut- elle le refus de l'enveloppement, de l'invisibilité et surtout de la réserve propre à toute force ? Une force qui ne disposerait que de la série de ses effets, qui n'aurait aucun « surcroît » par rapport à ce

qu'elle montre en s'exerçant, serait morte d'avance, serait épuisée. Il n'y a pas de force sans quelque accumulation ou potentiel de force, sans un élan et une poussée - traits non pas directement, mais indirectement manifestés par lesdits « effets », qui n' « effectuent »

pas un vide. La force fait toujours seulement ce qu'elle peut; mais son effectivité et sa puissance sont de l'ordre du possible et non d'une actualisation sans reste et sans fonds.

L'idée d'une profondeur insondable, non fondative, non fonda- mentale, l'idée d'une ressource élémentale du monde, d'une latence active qui ne soit ni « matière », ni « nature », ni même « chair », d'un soubassement porteur qui ne soit pas une base absolue, l'idée d'une assise en libre surgissement qui ne soit pourtant ni « origine », ni « cause » des figures historiales, bref le concept grec de physis et le concept heideggérien de « terre » - cet « afflux insaisissable »

qui se referme sur soi, mais qui nous soutient, nous donne initia- lement direction, haut et bas, plein et délié - ce concept est, semble-t-il étranger à la pensée derridienne. Pensée apollinienne

53. L'écriture et la différence, p. 45. 54. Ibid., p. 4b.

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Le jeu de Nietzsche dans Derrida 223

s'il en est, inscrite sur l'oubli de son ancre, sur l'oubli de l'encre noire de sa graphie.

Nulle force étrangère, nulle force de phusis, de terre, de corps ou de Stimmung, n'entraîne ou n'anime le jeu de l'écriture. - Mais celui-ci n'est pas « sans pourquoi ». Ce qui met en branle la chaîne des signifiants ne possède aucun caractère « cosmique » ou « phu- sique ». Cela n'est à aucun titre un jeu du monde. C'est uniquement la « logique du supplément », à savoir un processus indéfini de substitutions ou de permutations (« Je définis l'écriture comme l'impossibilité pour une chaîne de s'arrêter sur un signifié qui ne la relance pour s'être déjà mis en position de substitution signifiante. »)55 Le mot de « signifiant » se trouve lui-même mis en question, car il se trouve privé de son contraire logique. Le mouvement des signi- fiants n'est lancé et relancé sans cesse que par l'absence d'un signifié transcendantal qui puisse stopper le jeu. Le signifié absent, ou l'impossible et mythique présence pleine, en fuyant sans cesse, en se dérobant vertigineusement est le primum movens fictif de la chaîne. Le jeu illimité signifie qu'il n'y a ni présence ni absence qui tienne, qui précède le jeu. Ni dedans, ni dehors, puisqu'il n'y a pas de « hors jeu ». (Un jeu dont on ne peut pas sortir est-il encore un jeu ? Comment y sommes-« nous » entrés ?) L'illimitation ne donne-t-elle pas au jeu un caractère d'irréalité et d'illocalisation fantasmatique ? Le jeu glisse sur place dans un non-lieu sans bords et sans épaisseur. « Nulle maintenance, mais nulle profondeur pour cet échiquier sans fond où l'être est mis en jeu. »56 L'illimitation du jeu libère un espace-temps sans assise, sans ballast, nécessairement nivelé et unidimensionnel dans la multilatéralité, un paysage extra- plat. Comment le jeu transcendantal illimité peut-il être le contraire d'un jeu empirique, qui, si l'on en croit Huizinga (Homo ludens, p. 29), est toujours strictement limité, par essence, dans le temps et dans l'espace ?

Comment concevoir dans ce ludisme absolu, un site, une situa- tion, un lieu ? La brillante définition du lieu que donne Schibboleth est strictement relationnelle, un « rapport à », une configuration produite par le code et la convention : un lieu sans terre.

Par lieu, j'entends aussi bien le rapport à (nous soulignons) à une fron- tière, le pays, la maison, le seuil, que tout site, toute situation en général depuis laquelle pratiquement, pragmatiquement, les alliances se nouent, les contrats, les codes et les conventions s'établissent qui donnent sens à

55. Positions, p. 109-110. 56. Marges, p. 23.

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224 Michel Haar

l'insignifiant (nous soulignons), instituent des mots de passe, plient la langue à ce qui l'excède, en font un moment du geste et du pas, la seconda- risent ou la « rejettent » pour le retrouver57.

Le lieu, s'il n'est pas un lieu-dit, serait donc insignifiant comme tel. Mais comment irions-nous vers un sens s'il n'était pas pré- esquissé dans les choses mêmes ? Tout serait arbitraire, convention.

Certes, le texte des codes et des alliances, des mots de passe, peut « faire monde », c'est-à-dire instituer un microcosme, un système local ou un jeu de renvois se signifiant lui-même. Mais comment ce jeu est-il attaché à une terre ? Où se tient ce monde ? Apporte-t-il sa propre « dimension » ?

Le texte lui-même n'est pas un lieu, n'est pas une terre. Nous ne marchons pas sur des textes. Nous ne sommes pas portés par eux. Les chemins et les routes sont plantés sur une terre, configurés par elle autant que par le travail humain, une terre sans laquelle les lieux seraient aussi abstraits que les points d'une carte géogra- phique. Un lieu vit selon la phusis (connaît les saisons, les climats, et les ciels), et s'historialise... Un texte ne peut ni vivre, ou cor- poréiser (leben et leiben) , ni même être, c'est-à-dire au/o-temporaliser.

Le « jeu du monde » n'est-il pas réduit à une mondanéité pure- ment formelle, à un réseau abstrait de relations ? « On peut certes saisir formellement comme un système de relations (Relationsystem) le complexe de renvois que constitue en tant que significativité (Bedeutsamkeit) la mondanéité » - écrivait Heidegger dans Sein und Zeit. « Mais il faut prendre garde que de telles formalisations ne nivellent les phénomènes, au point de les vider de leur teneur phénoménale propre. »68

Un monde qui ne serait constitué que de renvois n'aurait plus lieu d'être. L' « inscription » du monde dans un lieu n'est pas une relation graphique et linguistique, mais une insertion physique. Elle est comme telle, informalisable, toujours celée pour une part dans la Lèthè de la terre, qui la possibilise. Qu'est-ce qu'un monde sans terre, sans assise, sans racines occultes, indécelables absolu- ment ? Moins qu'un no man's land, autant qu'un espace géomé- trique ou qu'un territoire arbitrairement dessiné sur du papier : seulement un système formel, un graphique généralisé.

La dissémination, ou dispersion séminale, qui propulse et pro- page le signifiant, qui engage le mouvement d'errance spectrale des mois, n'est pas engendrée par une force extérieure ou une instance

57. Schibboleth, pour Celan, p. 54. 58. S.U.Z., p. 88.

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Le jeu de Nietzsche dans Derrida 225

antérieure ou ultérieure, supérieure ou inférieure, au monde des signifiants, mais par la seule logique de la supplémentarité. Nous avons affaire à un apollinisme pur hanté par le fond qui lui manque, dont il se prive. Le supplément est dit « surabondant », non pas qu'il soit « de trop », mais au contraire parce que luxuriant, proli- férant pour tenter en vain de combler une perte incomblable, de boucher le vide de l'origine absente. Le supplément remplace par un pseudo-remplissement l'irremplaçable absence de présence- originaire. Le mot est le vicaire du rien. Les termes s'épuisent et renaissent inlassablement, se fatiguent infatigablement, à ce jeu : de se substituer à ce qu'ils ne peuvent faire paraître, la présence pleine, la substance, le sujet, le centre, l'être. Le jeu chez Derrida est l'index de l'illusion transcendantale généralisée, l'index de l'absence de toute vérité, métaphysique ou non. L'index d'une gigantesque désillusion, voire d'un dégoût ou d'une rage ou d'une insupportable irritation. C'est le point critique où la patience se change en impatience :

- Il n'y a pas d'aléthèia, mais seulement un clin de l'hymen69. - La vérité, c'est en son nom maudit que nous nous sommes perdus,

en son nom seulement, pas pour la vérité elle-même s'il y en avait, mais pour le désir de vérité (...) sans nous approcher d'un pas de quelque vérité que ce soit*0. - Une apocalypse... sans vérité61.

Dès le début, Nietzsche a été désigné comme une transgression hors de la « maison de l'être », soupçonnée d'être captive de la métaphysique. Cette sortie serait ce qui sera appelé plus tard un « au-delà de l'être », déjà un au-delà du texte ! Cette transgression qui « brûle » le texte sera (elle est au futur) danse, fête, oubli, effa- cement du jeu. Car il est dit à propos du Surhomme : « II brûle son texte et efface les traces de ses pas » (...) « II dansera hors de la maison, cette "oubliance active" et cette fête cruelle... »82 C'est encore sous le signe et sous l'invocation de Nietzsche que s'annon- cent, avec prudence, par petites touches successives, dans les écrits les plus récents, non pas une, mais plusieurs échappées, au-delà ou en deçà, hors de la clôture du jeu. - Toutes ces échappées ne sont pas inspirées par Nietzsche. Certaines viennent de Heidegger lui- même : le caractère insondable du don, de tout don, de tout envoi, même « empirique » ; ou de Levinas ou de Blanchot : un geste

59. La dissémination, p. 293. 60. La carie postale, p. 91-92. 61. D'un ton apocalyptique, p. 95. 62. Marges, p. 163.

HP 8

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élémentaire de parole venant de l'autre, le « viens », serait plus ancien que l'être. L'impératif/affirmatif « viens » qui m'est adressé par l'autre et tout particulièrement l'autre femme serait antérieur ou extérieur à l'ouverture de l'être et à l'espace du sens ? Le « viens » dans sa singularité absolue, aussi bien double : de toi à moi ou de moi à toi, « appelle au-delà de l'être »63, voire « au-delà du bien et du mal »64, et depuis une antériorité inimaginable, appelle à partir d'un ton, dans un ton, c'est-à-dire une Stimmung qui à elle seule jail l'appel, fait sens. « La différence est tonale. »65 La différence tonale serait plus vieille que la question de l'être. Sûrement. Elle vient de la phusis dont toute Stimmung est la répercussion66.

Mais plusieurs de ces échappées sont nietzschéennes : V affect (« au- delà du calcul ») et le rire67, la question qui**, le grand oui69. Le jeu ne peut pas s'arrêter. Il est en soi irresponsable. Mais, justement, y a-t-il un jeu en soi ? Toute structure de renvoi n'inclut-elle pas forcément au moins un renvoi d'abord à un Dasein, c'est-à-dire à une transcendance ? Toujours, quelque part, quelqu'un doit répondre en personne : oui, cela m'est destiné. Autrement le mou- vement de renvois de renvois serait un cercle de cercles tournant sur lui-même, ou alors l'expansion aléatoire d'une dispersion uni- forme, un absolu métaphysique ou un mauvais infini. Derrida n'a pas toujours cru à la nécessité de cette responsabilité prééthique, à la nécessité d'un oui ; ou ne l'a pas toujours dit. « Le discours sur l'être suppose la responsabilité du oui : oui, ce qui est dit est dit, je réponds ou il est répondu à l'interpellation de l'être, etc. »70

Soit, mais quel est ce oui ? Est-il le oui d'un dialogue (le oui, dit Derrida, ne peut qu'en appeler à un autre) ou est-il comme chez Nietzsche, le oui pur, le oui cosmique, panique, l' auto-affirmation du monde, le Ja und Amen illimité ? Le oui, dit Derrida, revient nécessairement à soi, se renvoie à soi-même : « un renvoi de soi à soi qui à la fois ne se quitte jamais et ne s'arrive jamais »71. Nous voilà enfin sortis du jeu de renvois, de la position initiale d'une « structure de renvoi généralisé »72. Mais ce oui, à nouveau ambigu, se fige,

63. D'un ton apocalyptique, p. 94. 64. Ibid., p. 05. 65. Ibid., p. 93. 66. Comme l'indique Heidegger dans De Vessence du fondement, Questions I,

p. 130-131. 67. Ulysse gramophone, p. 51. 68. D'un ion apocalyptique, p. //. 69. Ulysse, p. 108-109. 70. Ulysse, p. 132. 71. Ibid., p. 133. 72. Marges, p. 2b.

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Le jeu de Nietzsche dans Der rida 227

s'immobilise, surpris de son audace, comme s'il avait peur de reconnaître... sa force.

C'est pourtant elle le feu qui toujours renaît de ses cendres, le don qui se prodigue et se garde, et nous arrache le oui ekstatique. C'est elle le rythme ou la pulsation de la phusis, qui devance et appelle toute parole, emporte et excède toute langue, comme la rumeur des plages, le bruissement des forêts et l'âme du vent, et comme le chant de la terre.

Michel Haar.

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LE PLUS PUR DES BATARDS (L'AFFIRMATION SANS ISSUE)Author(s): David Farrell KrellReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 229-238Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096281 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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LE PLUS PUR DES BATARDS*

(L'AFFIRMATION SANS ISSUE)

Cette chance (l1 affirmation sans issue) ne peut nous venir que de toi, m'en- tends-tu ? M'entends-tu ? (...) et moi qui suis le plus pur des bâtards laissant des bâtards de toute espèce un peu partout.

Jacques Derrida, La Carte postale de Socrate

à Freud et au-delà, troisième envoi

du 9 septembre 1977, p. 90, 93.

Peut-on rester sur le bord même de l'affirmation ? Peut-on hésiter de ce côlé-ci de l'affirmation ? Ou, plutôt, y a-t-ii autre chose à faire aujourd'hui ?

Que reste-t-il aujourd'hui de l'affirmation absolue ? Alors que le glas sonne la disparition du savoir absolu, voit-on Y affirmation sans réserve du devenir, telle une flèche, s'élever dans les airs en sifflant ? L'affirmation dans le grand style, lancée par le cri nietz- schéen da capo ! da capo ! vient-elle briser l'emprise du deuil ? Ce cri ne nous reste-t-il pas plutôt en travers de la gorge, comme si nous étions les derniers êtres humains, ceux qui ne connaissent rien de la tension de l'arc et de l'envol de la flèche ?

Comment empêcherons-nous que le cri de Zarathoustra ja ! ja ! devienne celui de l'âne qui braie l-A ! I-A ? Comment pour- rons-nous éviter que l'affirmation ne devienne une autre de nos bêtes de somme ? Peut-on échapper à la décadence du vouloir rédempteur ? Peut-on affirmer et réaffirmer l'affirmation sans issue ?

Si l'on ne peut jamais affirmer l'innocence du devenir sans reculer devant les terreurs d'une histoire hantée par la culpabilité, qu'advient-il du rire doré ? Si l'on ne peut jamais affirmer l'inno- cence du devenir une seule fois, une fois pour toutes, la réaffirmation

* Traduit de l'américain par Françoise Baret.

Revue philosophique, n° 2/1990

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une fois de plus, encore et toujours une fois de plus, n'implique- t-elie pas inéluctablement des accents de deuil ? Un deuil qui est lui-même éminemment voué à l'échec, non récupérateur, et peut- être tout à fait impossible ?

Notre rire n'est-il pas une sorte de jeu d'ombres chinoises^ au pire un ricanement, au mieux un petit rire, une sorte de ouï-dire, un oui-rire ? L'affirmation ne revient-elle pas aujourd'hui à « laisser des petits bâtards oui-oui un peu partout », à abandonner ces oui- oui de sorte qu'ils soient totalement vulnérables aux contaminations les plus insidieuses, à les exposer sans pitié ni remords aux pires violences ? Comme si les petits bâtards, les oui-oui, n'étaient pas issus de nous ?

L'affirmation a-t-elle ses chances aujourd'hui? Aujourd'hui : aujourd'oui ?

« Oui oui ! - Mais non, mais non ! Pas de tout ! - Mais si, mais si ! Pas de tous ! »

L'œuvre de Jacques Derrida, du début jusqu'à aujourd'hui et au-delà, élabore l'affirmation comme telle, l'affirmation « à corps retrouvé », toujours cependant avec un sens des sacrifices que l'af- firmation exige de ceux qui affirment. Les travaux de la décons- truction consistent toujours et partout en des potlatchs de dissé- mination : ils ne font jamais appel à la bête de somme. Et cependant, la bête du sacrifice n'est jamais loin, il y a toujours là le prix à payer, les gages toujours déjà donnés au langage, les otages livrés à l'histoire, et les promesses faites au monde. Toujours, il y a là cendre.

Dans plusieurs ouvrages récents, en particulier ses Mémoires : pour Paul de Man, Derrida a lié la question de l'affirmation à celle du deuil et à une partie très vulnérable de la mémoire. C'est la promesse de la mémoire qui structure le oui-oui double ou même innombrable dans la situation pénible d'un deuil frustré, d'un deuil en défaut :

dem Gleich fehlet die Trauer.

Si les stratagèmes du deuil sont contrecarrés, si l'introjection et l'incorporation de l'ami pleuré échouent de la même façon, si je reste avec ma mémoire endeuillée du disparu dont je porte le deuil, si je reste seul avec son nom, alors, la promesse même de la mémoire semble comme une esquive, une espèce de lapsus. Die Sprache (ver)spricht (sich). Le deuil réussi, selon Freud, doit sous-

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Le plus pur des bâtards 231

traire un à un tous les souvenirs insupportables de Taimé, doit abandonner l'ami défunt à l'oubli, et s'accrocher au prix de conso- lation que Freud appelle laconiquement le Amlebenbleiben. Une telle réussite constituerait la plus grave infidélité à la mémoire de l'autre. Dans tous les cas, les stratégies de l'intériorisation et de l'expulsion avortent toutes deux. Le deuil reste en défaut. Le défaut du deuil ouvre un espace pour le oui-oui.

Sans nui doute, la tonalité d'une telle affirmation difïère-t-elle du ton alcyon du oui de Zarathoustra, du rire doré du convalescent. Et cependant, Nietzsche lui aussi s'efforce d'éviter l'affirmation asinienne ; lui aussi tient à dire non et à faire non à la face de l'histoire et aux yeux du monde. De la même façon, Pierre Klossowski a écrit avec lucidité sur l'amnésie qui se trouve au cœur même de l'affir- mation, cette amnésie dans l'anamnèse qui exclut du circuit du retour affirmatif toute identité stable. Vouloir l'éternel retour de l'identique encore une fois, se souvenir de la pensée et l'accueillir avec jubilation, revient à endurer périodiquement l'oubli et la fragmentation : la défaite de l'identique une bonne fois pour toutes, mais encore une fois toujours, encore une fois à jamais. Nietzsche et Klossowski conçoivent tous deux l'affirmation comme deuil impossible et comme le oui-rire. L'affirmation derridienne prend elle aussi la tonalité d'un amor fati qui ne peut être ni pur enthou- siasme, ni consentement mitigé, ni liesse grégaire, ni pieux acquies- cement. C'est la tonalité d'une affirmation qui se tient toujours sur le bord.

Néanmoins, ce n'est jamais une tonalité sombre ou lugubre. Toujours dans les textes de Derrida sur la mémoire et le deuil, une joie irrépressible, l'éclat de rire périodique, l'hilarité sous- jacente et récurrente, la profusion généreuse des rires. Toujours dans ses textes, une narration, peut-être des histoires de voyageur, de la part de l'homme qui dit n'avoir jamais su raconter une histoire. L'histoire du yogourt dans l'Ohio nommé « Oui » («Bet you can't say No to Yes ! »), ou celle du touriste américain type dans un kiosque à journaux souterrain de Tokyo (« Tous ces livres ! Lequel est définitif ? Est-ce qu'il y en a un ? »), ou celle des puissants spécia- listes internationaux de Joyce, les bâtards les plus terrifiants du monde de la critique littéraire (« Et personne n'a encore repéré les Louis dans Joyce à ce que je sache ! »), toujours et partout, une espèce de narration errante (« je n'ai jamais su raconter une his- toire »), une archéologie prolongée du frivole. Pas seulement comme un intervalle comique, qui, d'ailleurs, est le lieu où le travail se fait toujours, mais comme une interruption du discours par une euphorie

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éphémère. Pas un moment de gaîté, dans la mesure où aucune serenitas ne vient tempérer son hilaritas, pas une volonté d'humour bienveillant ou d'équanimité, mais un amour illicite du hasard et de la coïncidence grotesque. Pas de l'humour noir, ou de l'humour juif, pas du Galgenhumor ou de l'humour sardónique, mais un oui- rire aux pieds légers, comme s'il ne voulait pas tout sacrifier à « l'esprit de sérieux », surtout lorsqu'il s'agit des sujets les plus sérieux. Comme l'affirmation par exemple. En bref, une espèce de grazie qui permet à une théorie du deuil d'avancer la main dans la main avec une praxis joy(c)euse, qui congédierait la moquerie et ferait la sourde oreille au rire méprisant des tout-puissants, qui répondrait « à mi-rire ».

Compte tenu de toute cette générosité, toutefois, pourquoi parler ici de bâtardise ? En anglais et en américain, idiomes dans lesquels j'écris, dans le langage de la rue, on fait les bâtards, ils ne naissent pas : un bâtard, un vrai, comme on dit, est quelqu'un qui maltraite constamment les autres, les trompe, les flatte, et les trahit. Et si cependant la bâtardise était, comme le dirait Heidegger, de Vêtre ?

J'ai demandé un jour à Giorgio Agamben au Collegium Phae- nomenologicum de Perouse si le raisonnement bâtard du Timée de Platon (logismô Uni noihô) ne serait pas plus accessible à un « vrai bâtard » plutôt qu'à un poète ou à un penseur de la Gelas- senheit. Derrida s'est tourné vers moi et s'est exclamé : « Mais c'est bien là toute la question, n'est-ce pas ? Qu'est-ce qu'un "vrai bâtard" ? »

Voici ma réponse : II ne m'est pas difficile d'identifier le plus pur bâtard de l'Occi-

dent, pas plus que cela ne l'était pour Heidegger d'identifier le plus pur des penseurs de l'Occident (le Socrate de Nietzsche), ou le dernier des penseurs de l'Occident (le Nietzsche de Socrate). Le plus pur des bâtards de l'Occident et de l'Accident réunis est celui qui s'allie le plus intimement avec Y écriture. Cependant, les bâtar- dises de l'écriture et de l'être - de ce que Heidegger appelle la Seinsverlassenheit, l'abandon des étants par l'être - nous appellent encore à penser. Je me consacrerai ici uniquement à la bâtardise de l'écriture.

La généalogie de l'écriture dans La Pharmacie de Platon est désormais classique. Si le père est cela qui est, le logos-fils qui répète cela qui est s'écrit lui-même de deux façons, en deux moments de la répétition familiale. La domesticité de l'ousia et du logos dépend de notre capacité à distinguer entre deux répétitions de l'écriture : la première, originaire, commemorative, endothen, chez soi ; la

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seconde, dérivée et dépossédée, hypomnésique, exothen, errante. Toujours une histoire entre pères et fils, la mère (en tant qu'interdite- désirée) doublée dans une conspiration du silence. Toujours une histoire oui-oui qui s'écrira encore et toujours (comme impossible) légitimation, (inévitable) contamination de toutes les domesticités, (invariable) confusion et tissage de liens et de lignes, et (infinie) prolifération des généalogies. L'orphelin-bâtard en détresse, qui écrit sans assistance publique et sans apprentissage réel, reste un fantôme errant abandonné par le père, mais aussi un parricide subversif vivant du meurtre différé du père : « II roule (kylindetai) ici et là comme quelqu'un qui ne sait pas où il va, ayant perdu la voie droite, la bonne direction, la règle de rectitude, la norme ; mais aussi comme quelqu'un qui a perdu ses droits, comme un hors-la-loi, un dévoyé, un mauvais garçon, un voyou ou un aven- turier. Courant les rues, il ne sait même pas qui il est, quelle est son identité, s'il en a une, et un nom, celui de son père » (La Dissémi- nation, p. 165).

Comment une écriture aussi bâtarde et duplice peut-elle cor- respondre à l'écriture des ouis sans issue ? Qui est le logos-fils ? C'est lui, et l'oui. Louis par exemple. Un des plus purs bâtards. Louis Hegel, à savoir le premier né de Hegel, le Fils de l'Esprit.

Louis Hegel, né en 1807, l'année de naissance de l'esprit lui- même dans la Phénoménologie de l'esprit, mort à Tage de 24 ans en 1831, quelques dix semaines avant la mort de son illustre père. Ludwig Hegel, enfant, on l'appelait Louis, fils aîné de Hegel et de Christiana Fischer, femme de son propriétaire à léna. Louis, le fils bâtard de l'esprit, élevé par l'éditeur de l'esprit, Fromann, et donc par une famille de marchands. A l'âge de dix ans, il est repris au foyer de son père et de sa belle-mère, Marie von Tücher, avec les deux fils légitimes du couple, Karl et Immanuel, nés respecti- vement en 1813 et 1814. Le jeune Louis - nom étrange, comme s'il était un don du français - fut toujours bien traité dans la maison paternelle, les éditeurs et les biographes de l'esprit l'attes- tent. Louis est l'objet de soins attentifs, aussi bien petit garçon dans la famille du marchand qu'adolescent chez son père et sa belle-mère. Marie se montre toujours gentille à son égard, nous en avons la preuve, même si elle dut porter un fardeau trop lourd lorsqu'elle recueillit ce bâtard de l'autre femme au sein de son propre foyer ; elle se montra toujours juste envers lui, le traita toujours bien, même si la situation devenait particulièrement déli- cate à la Noël. Malgré toute cette générosité et largesse d'esprit, Fils de l'Esprit devient indolent, maussade et morose. Alors qu'il

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est encore élève au lycée français de Berlin (encore un don du français), Louis décide de devenir docteur en médecine. Il en a les capacités intellectuelles, il est également plutôt doué pour les langues. Toutefois, le père de Louis hésite, refuse, destine son fils à une carrière de marchand. Louis, en dépit de son patrimoine, n'est pas fait pour embrasser les nobles carrières. Renvoyé dans la même famille de marchands à léna, Fils de l'Esprit est toujours indolent, maussade et morose, mais il devient maintenant de plus en plus fourbe, méchant et rebelle. Frau Fromann en conclut qu'il a le cœur dur. Sans raison apparente, Louis chaparde la petite somme de 8 sous. On lui fait de violents reproches, on le renvoie de son apprentissage, et ses deux familles bâtardes ne veulent plus de lui, plus de Louis. Son père le renie, et le prive du nom historique de Hegel. Il s'appellera désormais Fischer, comme sa mère marchande, qui a aussi, de son côté, une fille bâtarde. La demi-sœur de Louis, Auguste Theresia, de six ans sa cadette, est la seule personne au monde en présence de laquelle son cœur s'adoucit. Que ce soit le seul être, cette sœur, le seul au monde avec lequel je ri ai souvenir du plus petit commencement de dissension, pas la moindre virtualité, jamais, de grief. Et d'après les maigres documents que nous possé- dons, il semble qu'elle l'aime elle aussi. Non pas que l'amour d'une bâtarde serve à quoi que ce soit; il ne sert à rien. Louis est condamné. L'Esprit achète une charge d'officier pour Ludwig Fischer (il n'est plus Fils de l'Esprit) dans la légion étrangère hollandaise. Avant que Ludwig ne s'embarque pour Djakarta, il prend soin d'envoyer sa vieille guitare et son cahier d'autographes chez sa demi-sœur bien- aimée. Son cahier d'autographes n'est pas sans intérêt ; quand l'enfant, alors âgé de 10 ans, quitta léna pour s'installer chez son père, Goethe, qui avait prévu les choses, et qui savait comment on fait les vrais bâtards, écrivit les vers suivants :

Als kleinen Knaben hab'ich Dich gesehn Mit höchstem Selbstvertraun der Welt entgegen gehn ; Und wie sie Dir im Künftigen begegnet, So sei getrost von Freundes Blick gesegnet. Petit enfant je t'ai vu T'avancer pour rencontrer le monde avec une confiance absolue Et cependant qu'importent les malheurs qu'il pourra t'infliger Tu trouveras le réconfort dans le regard de ton ami.

Goethe.

Un autre ami de Ludwig cite le vers de Goethe Edel sei der Mensch ; il le note dans le livre de l'enfant et ajoute : « En te laissant, mon cher Ludwig, cette parole féconde, afin qu'elle t'accompagne,

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je songe à ton excellent père qui accomplira dans la vie la promesse du poète... » Deux mois après la fin de ses six années de service militaire, Ludwig Fischer meurt de febris infiammatoria dans un hôpital militaire de Djakarta. Jusqu'à la fin, il demeure Tun des plus purs bâtards.

Un tel bâtard, avec l'affection qu'il porte à sa sœur, s'il avait pu poursuivre ses études à l'université, aurait pu se consacrer corps et âme à la pensée de la chora, réceptacle, mère, et gardienne du devenir innocent. Car la chora, non générée et cependant pas tout à fait éternelle, forme invisible et cependant obscurément perçue à travers du verre, pensée qui n'est accessible qu'à un raison- nement bâtard - que Ficin traduit par adulterina ratione et que Schelling essaie désespérément de séparer de la wahre Einbildung, en condamnant le logos bâtard comme die falsche Imagination - , est le site de (la pensée de) l'écriture, le site de la plus pure bâtardise.

Pourquoi ce soupçon de malfaisance chez le vrai bâtard ? C'est comme si la contamination de la « bonne » écriture par la « mauvaise » donnait quelque chose de bien plus monstrueux que la simple tex- tualité, ou bien que la textualité était plus maligne que nous le supposions. Comme si la contamination du oui généreux par le oui complaisant, la contamination de l'affirmation sans réserve (affir- mation sans ressentiment, affirmation sans volonté de maîtrise, sans moquerie, sans résultat ni fin, absolument sans issue) par le oui rancunier et pesant, était plus insidieuse que nous le pensions.

Il est incontestable que Derrida joue constamment de ce genre de malignité et de perfidie dans ses « Envois ». Chaque fois que le destinataire présumé présume de qui écrit à qui et de quoi, le bâtard présomptueux sort de la page et vient à sa rencontre, son joker à la main. « II » déclare « son » amour passionné pour « elle », il est tout dévouement, et pourtant aucun contrat, aucune dette, aucune garde sous scellé, aucune mémoire ne nous retiendrait - aucun enfant même. « II » se proclame attaché à la mémoire, moi le « pas- séiste » obsessionnel, le grand fétichiste du souvenir, jure qu'il est tout ouïe, je ne suis qu'une mémoire, je n'aime que la mémoire et me rappeler de toi, et cependant, il lui demande à « elle » de préparer le brûle-tout, pour que l'affirmation renaisse à chaque instant sans mémoire. « II » affirme que l'absence de mémoire et la foi non jurée seraient la chance, la condition, et que tout avait commencé par la décision joyeuse de ne plus écrire, la seule affirmation, la seule chance, moment que « lui », l'écrivain à jamais fidèle, écrit un peu sans croire à rien, de sorte que dès le premier envoi : pas de don sans oubli absolu. Ainsi partage-t-« il » « son » intimité avec « nous », c'est une

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lettre d'amour, lu n'en doules pas, et je te dis « viens », reviens vite, et sollicite-t-« il » notre participation clandestine à des rendez-vous secrets, Notre-Dame le dimanche après-midi dans la foule, au moment des concerts d'orgue, ou une Grande Synagogue, dans le brouhaha, à la fin du Kippour. Tout y est possible.

Et la cruauté va encore plus loin. Qui ne tremble pas de rage devant le bâtard ? Car « il » mélange Père Platon avec d'autres choses, j'ai envie de relire tout le corpus platonicum et de m'y installer à demeure comme dans un bordel très raffiné, et les vénérables mes- sieurs de toute une tradition ce couple de grands- pères barbus il les attaque par-derrière, j'aposieriorise, quel salaud, ce bâtard ! Habile, il vous glisse entre les doigts, mais oui, ma surenchère, presque tous mes lapsus sont calculés, vous ne m'y prendrez pas, écrivant et grattant simultanément avec la vengeance d'un Platon postérieur, pas vu pas pris, je fonde toute une institution sur de la fausse monnaie en démontrant qu'il n'y en a pas d'autre. Fils bâtard d'un Socrate méchant, le fils d'Hermès et d'Aphrodite, il va son mau- vais chemin, d'où ce texte infiniment subtil avec une candeur d'âme qui n'exclut pas d'immenses ressources de mauvaise foi. Et ainsi, le chemin de Socarte (sic, je te jure) à Des Cartes et au-delà de toutes Pancartes. Il n'épargne à personne le plus cruel des souvenirs, l'holocauste des enfants pas même à « lui »-même, I'm destroying my own life (en anglais dans le texte). Le plus pur des bâtards n'épargne même pas la religion, mélange la croyance de ses pères avec le hasard, car la fête d'Esther (Pourim) est une fêle du sort, le plus pur des purs bâtards, Pur, that is the lot (en anglais dans le texte). Tout à fait irresponsable « lui-même », rusé, Ni donc une réponse ou une responsabilité... Et oui, c'est là notre lot tragique, mon doux amour, l'atroce loterie, mais je commence à l'aimer depuis cet impos- sible, « il » nous défie ailleurs de lire Heidegger en termes de respon- sabilité précisément. Le même bâtard joue à incarner l'Empédocle de Nietzsche, c'est sans fin, je n'y arriverai jamais, la contamination est partout et l'incendie, nous ne l'allumerons jamais, et Œdipe, il n'y a que des héritages empoisonnés, et empoisonné je le suis trop moi-même, mais tout n'est qu'un théâtre de marionnettes kleistien, je suis plutôt la marionnette, j'essaie de suivre le mouvement.

Et qui pourrait croire, en France, qu'il y a bien un yogourt nommé « Oui » dans l'Ohio ?

Défenseur de l'écriture bâtarde, « il » titille de « sa » voix, tu venais la nuit au fond de ma gorge, tu venais toucher mon nom du bout de la langue, et cependant, à la fin, il retient le message et refuse de le délivrer, devine ce qu'elle dit. Le bâtard, aussi insolent

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que l'être lui-même, transgresse puis abandonne la tradition même qu'il transmet, transcrit, traduit, le complot vengeur qui s'appelle platonisme.,. Jusqu'à la fin des temps, Vignoble descendance saura tirer des effets de tout en se lavant les mains, refusant jusqu'au bout d'accepter la responsabilité totale ou même partielle de ce qu' « il » a écrit. Evidemment, quand sous ma signature publique, ils liront ces mois, ils auront raison de (de quoi au juste ?) mais ils auront raison : ce n'est pas du tout comme ça que ça se passe, tu sais bien, mon intonation à ce moment est tout autre je peux toujours dire « ce n'est pas moi ».

En bref, une monstruosité bâtarde, la seule chance, c'était la monstruosité, et une monstrueuse ironie, et je suis monstrueusement fidèle. Toi aussi. Fido-Fido, c'est nous. La bâtardise la plus pure : l' indistinction absolue des liens familiaux et des identités familières, la non-famille, c'est encore la famille, le même réseau, le même destin de la filiation, la fuite d'un planning familial responsable, le skate- board du fils, régression vers la phase primitive ce miracle devant lequel je resterai toujours enfant, l'ambivalence de tous les compor- tements, ma tristesse, je l'aime comme un enfant de loi, et de toutes les langues avec les fausses attributions, les citations erronées qui en résultent, comme celle qui n'est pas là par hasard : « Ich kenne Dein Los », au lieu de « Mein Los », la création de fantasmes bâtards par des Seilensprünge mentaux, pour faire de côté un saut de plus, projetés en guise d'opposition, j'ai l'impression d'écrire à mon homo- nyme le plus étranger, et libérés afin d'accomplir d'une seule main des actes solipsistes lascifs, donner à l'autre le temps, lui donner de jouir tout seul... le plus pur don d'amour jusqu'à l'inévitable culpa- bilité écrasante, le deuil et la mélancolie, le deuil... de moi, de nous en moi. Ainsi, la confusion des générations, je parlerai de toi et ils ne le sauront pas (...) et du je/nous de ma fille unique culmine en incestueux fantasmes thalassiques, je me noie, dans toi, dans nos larmes, dans la mémoire sans fond, en rêves de réconciliation absolue, Ce serait un envoi de moi, qui me viendrait de moi, etc.

Le bâtard, morose, maussade, jaloux, attristé, tu as raison, je t'aime, cela ne se publie pas, je ne devrais pas le crier sur les toits, et cependant infiniment rusé, qui engendre une histoire, pleine de dédicaces secrètes, de meurtres collectifs..., des avortemenls en plein confessionnal... et la vierge qui traverse tout d'un chant d'amour... Ils croiront que nous sommes deux... Nous sommes le bien en soi, et ils ne nous trouveront plus, qui dissémine des textes comme des petits bâtards de tous les côtés, des petits bâtards partout, qui murmurent des petits riens, inventent des dialogues de rien, « Eh,

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Socrale ! - Quoi ? - Rien. » Riant sous cape comme dit Alcibiade de Socrate, le bâtard de l'ironie, mais de qui ? Les naïfs croiront que dès lors, je sais à qui je parle, la rive est assurée, il suffit d'analyser. Tu parles. Perfidie, sans doute, Je ris encore... je ris toujours. Mais envers qui ? Envers ses lecteurs sans doute, si lecteurs il y a, qu'il s'agisse des lecteurs, qu'au fond je n'aime pas, pas encore, ses destinataires, virtuellement impossibles, qui luttent, hébétés, insultés, Ils croiront que nous sommes deux, que c'est bien toi et moi, que nous sommes civilement et sexuellement identifiables.

Oui, oui, cette délectable méchanceté douce amère, il en est éminemment capable, lui, l'oui, le bâtard. Son arc, comme dirait Nietzsche, est tendu jusqu'à l'insupportable, et il envoie ses flèches hérissées d'amour au plus loin.

Oui, oui, l'affirmation sans issue : l'affirmation sans Sache déli- mitable, l'affirmation sans sortie, l'affirmation sans progéniture, à moins qu'elle ne soit une portée de oui oui abandonnés comme des gages au langage, à l'histoire, et au monde.

Que reste-t-il à affirmer ? Seulement ceci : le besoin et le désir d'embrasser ici et maintenant, c'est là ma signature, « à corps retrouvé », l'orphelin mauvais. Il rôde au milieu des pensées légi- times des penseurs légitimes, tous validés par l'institution, tous bénis par les pères à l'ombre des arrière-grands-pères chenus, Geist, Sein, Unbewusste, et il fait hurler de rage.

Que reste-t-il à affirmer ? Seulement ceci : le besoin et le désir d'affirmer sans m'excuser auprès de ceux qui ne peuvent supporter la tension de l'arc, ou les barbelures de l'amour, le grand privilège, le grand plaisir qui sont les miens, d'avoir rencontré, par un singu- lier coup du sort, oui, et plusieurs fois, oui, et toujours comme un frère, une demi-sœur, ou un ami inconditionnel, le plus pur des bâtards.

David Farrell Krell.

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S'ENTENDRE-PARLERAuthor(s): Roger LaporteReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 239-246Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096282 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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S'ENTENDRE-PARLER

« Si l'on décollait ma voix de ce que j'écris, ne subsisterait qu'un petit tas de lettres mortes. »

Mathieu Bénézet.

« La page blanche est un silence imposé. C'est sur ce fond de silence que s'écrit le texte. »

Edmond Jabès.

Ecrirais-je une cinquième étude sur Derrida ? Je le pourrais, ou même je le devrais, puisque je suis peu satisfait de mon travail antérieur, mais j'ai décidé de rendre hommage à Derrida en lui adressant une lettre ouverte et néanmoins intime. Je voudrais tenter d'explorer selon toutes ses dimensions un problème qui me tourmente depuis longtemps, problème qui est avant tout le mien, mais qui, je le pense, sinon je le garderais pour moi, peut intéresser les lecteurs de Derrida, voire Derrida lui-même.

Si Ton est écrivain et par conséquent convaincu que le livre une fois écrit exclut toute présence de l'auteur ; si, ayant lu et relu Derrida depuis bientôt vingt-cinq ans, on admet la déconstruction du phonologocentrisme, si l'on ne cède donc plus au prestige falla- cieux de la voix, de cette voix souveraine, toute présente, qui méprise l'écriture - un écrivain ne saurait aimer Socrate - , comment ai-je pu accepter, et accepter volontiers, de lire un texte à haute voix, en public, par exemple à Beaubourg, le 28 octobre 1982? Je pourrais dire pour ma défense, mais de toute façon je ne me défendrai pas, que la sortie de Moriendo avait été retardée, n'eut effectivement lieu qu'un an plus tard, vingt mois après l'achève- ment du manuscrit, que cette lecture à Beaubourg m'avait donc été proposée à titre de compensation. J'aurais néanmoins pu refuser le principe même de la lecture, d'une lecture qui ne fut pas la seule puisqu'en dépit d'une mauvaise conscience tenace, j'ai non seule- ment récidivé, mais j'ai enregistré Moriendo pour France-Culture. La parution du livre a-t-elle mis fin à ces lectures publiques ? Revue philosophique, n° 2/1990

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Même pas : au moins deux fois j'ai fait une lecture devant un audi- toire qui connaissait déjà le livre. Parler, soit, mais pourquoi cette lecture à voix haute, faite non par un comédien professionnel, mais par l'auteur lui-même, d'un texte déjà écrit1 ?

Il m'est d'autant plus difficile de voir clair qu'en un tel domaine je suis juge et partie, tout en me situant par surcroît dans Tun et l'autre camp ! Je comprends ceux qui me condamnent, mais évi- demment, naïvement, je préfère ceux qui gardent d'une lecture un souvenir marquant. Lire à haute voix laisse rarement l'auditoire indifferent, mais suscite souvent des réactions passionnées ou plutôt passionnelles. Les uns ne supportent pas de m'entendre lire. Je leur dédie la fable irrévérencieuse que voici. - Imaginons que Socrate, voyageant dans le futur, transporté en notre temps, ait parlé devant un micro ; imaginons qu'on lui ait ensuite fait entendre l'enregistrement, qu'est-ce qui se serait passé ou du moins aurait pu se passer ? Socrate n'aurait pas reconnu sa voix - il n'est pas vrai que Ton s'entende parler, que Ton s'entende comme l'autre nous entend - , et peut-être aurait-il si peu aimé sa « propre » voix, une voix troublante, presque inconnue, qu'à la suite de ce traumatisme, il aurait de ce jour cessé de parler et décidé d'écrire. La « carte postale » de la Bodleian Library à Oxford a été rendue célèbre par Derrida : on y voit Socrate, désespéré par la laideur de sa voix, écrivant silencieusement sous la dictée d'une voix dont il a toujours été amoureux : celle de Platon. Combien a-t-il

1. Quelques précisions complémentaires ne me semblent pas inutiles : a) J'aime lire à haute voix. Je crois au « pouvoir » d'une telle lecture.

Chargé de quelques heures de français pour des élèves de Terminale dont j'étais le professeur de philosophie, je me suis contenté de lire, sans les commenter, des œuvres que j'aime et que mes élèves ne connaissaient pas : Les filles du feu, Gaspard de la Nuit, Le Spleen de Paris, Les Illuminations, Nadja. Ces élèves, je l'ai su, ont préféré mes « cours » de français à ceux de philosophie dont pour- tant ils n'étaient pas mécontents.

b) Les circonstances m'ont amené à faire une lecture publique de certaines études « critiques », mais toujours avant leur parution. J'ai donc lu à haute voix Bram Van Velde ou cette petite chose qui fascine, Blanchot. L'ancien, V effroyable- ment ancien, Giacometti ou la ressemblance absolue. Un autre que moi, à quelques passages près, aurait tout aussi bien pu lire ces études dans lesquelles seul mon intellect est engagé.

Les lectures qui m'importent, qui m'engagent corps et âme, sont celles qui relèvent de Y écriture, de la « biographie » au sens où j'entends ce terme sur lequel je ne reviendrai pas ici. Chaque fois que dans cette étude je parle de la lecture à haute voix, il s'agit toujours et seulement de celle de Suite et de Moriendo.

c) Je ne suis qu'un amateur, je lis « techniquement » mal, et je suis donc tout à fait sûr qu'un comédien professionnel lirait bien mieux que moi. J'aimerais beaucoup entendre Marcel Bozonnet ou Gérard Desarthe lire Moriendo, mais ceux qui m'ont entendu estiment qu'aucune lecture ne saurait avoir la même « vérité » que la mienne.

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fallu d'années à Derrida, qui n'aime pas son accent pied-noir, partie intégrante de son charme, pour se décider à parler à la radio, à enregistrer, à une date récente (1987), Feu la cendre ! Ma voix « objective » m'irrite souvent à tel point que, si je m'entendais parler, je m'arrêterais sur-le-champ, mais précisément, lorsque je fais une lecture publique, je suis sourd à cette voix dont j'aimerais pouvoir dire qu'elle n'est pas la mienne. C'est donc au prix littéra- lement d'un malentendu que la lecture à haute voix est possible, remarque qui, à elle seule, dans la mesure où elle interdit le gom- mage du signifiant sonore, déconstruit toute idéalisation de la voix au profit du sens.

Les uns donc, que je comprends, ne supportent pas de m'en- tendre lire et ils supportent encore moins de me voir faire une lecture publique. Si l'on m'entend à la radio, du moins ne suis-je présent que par la voix, mais, dès que je m'avance sur le proscenium de la petite salle du Centre Georges-Pompidou et commence la lecture, je m'expose au reproche d'histrionisme, d'hystérie, voire d'obscénité. J'ai toujours tenté, avec une réussite inégale, de lire le plus sobrement possible afin que l'inévitable pathos ne dégénère pas en pathétique. Peut-on lire à voix haute, un texte nu, un texte éprouvant qui dénude, sans tomber dans l'impudeur ? Il ne m'ap- partient pas de répondre à cette question, mais je crois savoir qu'une large majorité d'un auditoire aime m'entendre lire. Si j'étais capable d'interpréter le fait opaque que je tiens à rapporter, à verser au dossier, sans doute l'énigme de la voix commencerait-elle à se dévoiler. Une amie (analyste) m'a entendu lire Moriendo à Beaubourg ; je lui ai en son temps envoyé le livre : elle ne l'a pas lu, ne le lira pas, elle n'a jamais voulu ou pu le lire. Un ami (sculpteur) n'était pas à Beaubourg, mais il a entendu et enregistré ma lecture faite pour France-Culture le 8 février 1983. Cet ami avait lu tous mes livres, il a lu mes textes les plus récents, mais il n'a jamais lu Moriendo et préfère réécouter l'enregistrement. Pourquoi ? Lui- même l'ignore. Un jour où je l'interrogeais - ne détient-il pas une part de mon secret ? - , il finit par me dire, parole sibylline et troublante : « Je lirai Moriendo une fois que vous serez mort. » Ceux qui ne peuvent lire Moriendo après me l'avoir entendu lire sont certes les gages de ma réussite en tant que lecteur, d'un succès tout à fait inattendu, démesuré, désespérant, car, en tant qu'écri- vain, comment me réjouirais-je que ma voix frappe le livre d'une sorte d'interdit !

En sachant que l'on a tort, ou du moins en craignant que l'on ait tort, il est certains actes que l'on fait « quand même » : pourquoi,

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242 Roger Laporie

quant à moi, une telle confiance, dont rien ne me dissuade, dans la lecture à haute voix, alors qu'elle ne fait pas l'unanimité, que je m'accuse moi-même d'inconséquence et que je sais la réprobation - elle n'épargne pas Kafka - d'une personne qui compte beaucoup pour moi ? Est-ce qu'à mon insu je donnerais raison à Socrate contre Platon ? Lisons une fois encore les pages célèbres du Phèdre. Ecoutons Socrate. « On pourrait croire que les écrits parlent en personnes intelligentes, mais demande-leur de t'expliquer ce qu'ils disent, ils ne répondront qu'une chose, toujours la même. Une fois écrit, le discours roule partout et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas à qui il faut, à qui il ne faut pas parler. S'il se voit méprisé ou injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père, car il n'est pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même. » Je ne contresigne pas l'argumentation de Socrate, du moins dans son ensemble. J'admets facilement que l'écrit, multiplié par Gutenberg en livres, roule partout, fasse son chemin, rencontre des connaisseurs ou bien au contraire ne trouve pas de lecteurs et se perde silencieusement dans l'indifférence. Le destin de mes livres est leur affaire, celle peut-être des autres, mais en tout cas pas la mienne. Si un livre est « méprisé ou injurié » - cela arrive - , je ne fais rien pour le défendre : je n'écris pas à l'auteur d'un méchant article, je ne bouge pas si un lecteur en colère m'écrit pour me dire «j'ai jeté votre livre ». Je n'ai jamais accepté, ô Socrate, qu'une lecture soit suivie d'une discussion, car je sais que les débats sont presque toujours décevants, les arguments faibles : ceux des critiques, ceux de l'auteur lui-même dans le rôle ridicule de l'avocat défendant son propre fils. Un livre qui aurait besoin, pour parler comme Socrate, « de l'assistance de son père », serait un bien mau- vais livre. Si beau parleur et habile rhéteur que fût Socrate, je crois que tout son discours, y compris dans son Apologie, a eu besoin d'être transcrit ou plutôt traduit dans l'écriture serrée de Platon pour traverser les siècles et parvenir jusqu'à nous.

Dans le Phèdre il est néanmoins un argument qui me touche. « L'écrit, nous dit Socrate, à lui seul n'est capable ni de se défendre, ni de s'assister lui-même. » Une pratique tout à fait usuelle - suis-je vraiment le seul à ne jamais m'y être livré ? - consiste, le livre en main, à en faire une première lecture, dite en diagonale. Le prétendu lecteur - j'ai bien envie de dire : le lecteur prétentieux - hume le texte, picore de-ci de-là quelques bribes de phrases, et bien entendu ne peut résister à l'envie de lire la fin de l'ouvrage. Je crois, je veux croire, que mes livres sont écrits de telle sorte

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S'eniendre-parler 243

qu'ils résistent à cette coutume cavalière : une phrase, tout parti- culièrement la dernière phrase de Moriendo, est, par bonheur, strictement inintelligible si Ton n'a pas d'abord lu tout le livre. Il n'empêche que cette pratique, faite parfois sous mes yeux, du prélèvement au hasard m'irrite, me déconcerte, me navre et même, pour parler par hyperbole, me rend malade. Comme je plains le livre de n'être pas semblable à un film ou à une œuvre musicale ! On ne commence pas, on ne peut pas commencer un film par la dernière image. Quel mélomane, venant d'acheter un disque, écou- terait au hasard quelques mesures du troisième mouvement, puis quelques notes du finale, avant de commencer parle commencement? Par quelle méprise les lecteurs continuent-ils de faire comme si une œuvre pouvait être séparée de son histoire, de sa structure temporelle ? Si je fais une lecture à haute voix, du moins suis- je assuré que chaque phrase viendra au moment voulu et surtout que la lecture sera faite selon le tempo convenable que l'écrivain, à la différence du musicien, ne peut directement indiquer. Si je pou- vais le faire, je marquerais en tête du texte « Adagio sostenuto », ou bien, pour parler la langue de Schumann, « Langsam. Sehr langsam », car toute lecture supersonique, volatilisant les caractères, rend le texte inintelligible. J'espère, et peux seulement espérer, que le texte est écrit de telle sorte que le lecteur attentif et disponible trouvera de lui-même la bonne cadence, mais je frémis à la pensée d'une lecture hâtive, précipitée, qui ferait l'économie de 1' « archi- écriture », c'est-à-dire des blancs, des silences, des temps morts, de la lenteur d'un très dur cheminement, d'un cheminement parfois presque nul2.

2. Je me garderai de jeter la pierre à quiconque. Il m'arrive d'être un mau- vais lecteur : j'en apporte la preuve. J'ai lu et relu Feu la cendre de J. Derrida dès sa première parution, en 1982, dans le cinquième et dernier numéro de la revue Anima dirigée par une amie commune. J'ai relu Feu la cendre lors- qu'en 1984 J. Derrida m'a envoyé Cio' che resla del fuoco, édition qui comporte le texte en français et sa traduction en italien. Enfin j'ai écouté en 1987 la lecture à haute voix de Feu la cendre faite par J. Derrida et C. Bouquet. J'écou- tais la lecture tout en suivant des yeux un texte que je croyais très bien connaître. Avec stupeur et honte, j'ai dû m'avouer que je n'avais jamais lu certaines phrases, que je les avais sans doute survolées, voire sautées ; bref, je me suis, à mon insu, rendu coupable de cette lecture en diagonale que je condamne si sévèrement lorsqu'elle est pratiquée par les autres. La lecture à haute voix prive l'auditeur de sa liberté : il ne peut arrêter la lecture, revenir en arrière, réfléchir, ratiociner ; s'il décroche, il perd le fil qu'il lui faut rapidement res- saisir. Lorsqu'on fait un procès à la lecture à haute voix, on peut mettre à sa charge cette contrainte exercée sur l'auditoire, mais j'ose le dire : heureuse contrainte celle qui permet qu'un livre soit, si ce n'est lu, du moins entendu en son entier.

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244 Boger Laporte

Préserver le texte du mauvais usage que le lecteur peut faire de sa liberté souveraine, soit, mais cette motivation est sans rap- port avec r attrait exercé par la lecture à haute voix. Je me pose la question suivante : écrit-on, puis lit-on un texte comme un musicien écrit, puis lit sa propre composition ? Cette écriture-lecture est-elle suffisante ? Le Maître de Bonn était, on le sait, totalement sourd - il n'aurait même pas entendu le bruit d'un proche canon : faut-il ou non plaindre Beethoven, le musicien Beethoven, de n'avoir pas entendu une seule note de ses derniers quatuors à cordes ? Admettons - tout le monde n'en est pas d'accord - que la musique, si abstraite soit-elle, ait pour destin d'être jouée, que par conséquent mieux vaut entendre un quatuor de Beethoven magnifié par la sonorité des quatre Stradivarius du quatuor de Budapest : puis-je en inférer qu'un texte a pour destin d'être entendu ? Je ne le crois pas. Si, après un désastre atomique, ne devait subsister qu'un seul enregistrement de Moviendo ou un seul exemplaire du livre, sans hésiter je choisirais le livre, mais, s'il en est ainsi, pourquoi cette fascination exercée par la voix ? Pour- quoi Derrida lui-même a-t-il enregistré Feu la cendre ? Pour Derrida cette lecture est, je le crois, inséparable de sa pratique de la décons- truction-dissémination-traduction. En enregistrant un texte, en nous le donnant à entendre, Derrida nous en propose une inter- prétation, une interprétation supplémentaire, non privilégiée. On ne s'étonnera pas que Derrida, soucieux d'éviter tout « monologue », ait partagé la lecture de Feu la cendre avec Carole Bouquet, en faisant donc comme si le texte donnait à entendre au moins deux voix, l'une qui paraît masculine, l'autre qui paraît féminine.

A cet enregistrement, il est une autre raison donnée par Derrida : répondre au désir d'Antoinette Fouque : « Frayer le passage à ces voix qui travaillent une écriture au corps. » Ecrire, dit-on, c'est renoncer à la voix : dans la mesure où je partage ce point de vue, où je n'écris pour aucun destinataire, je me mets en contradiction avec moi-même en faisant une lecture publique, mais, à la réflexion, je trouve artificielle, voire forcée, cette opposition de l'écriture et de la phonè. Ecrire ce n'est pas parler, mais une page est achevée seulement lorsqu'elle a trouvé son rythme, c'est-à-dire lorsque la syntaxe et la voix ne font qu'un, la voix c'est-à-dire la respiration, les accents, les silences, le registre, bref le nombre de chaque phrase. Oui, lorsque l'écriture est travaillée au corps - sinon à quoi bon écrire ! - la voix, même non proférée, porte l'empreinte ou plutôt constitue l'empreinte de toute l'aventure, mais la voix inscrite, ou plutôt l'écriture comme voix blanche est juste seulement si elle

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S'entendre-parler 245

se fait oublier au profit de ce qu'elle dit, de ce qu'elle cherche à dire. Si je fais une lecture publique de Moviendo, je transforme le livre : la voix met en relief ce que l'empreinte portait en creux et surtout elle prend en charge la totalité de l'aventure. La voix ne se contente pas de répéter ce qui est déjà écrit, de porter témoi- gnage, de dire ce qui aurait eu lieu et serait à jamais passé. L'enjeu est beaucoup plus considérable : il est temps d'en venir à ce point essentiel.

Même lorsqu'on possède un enregistrement, dit de « référence », d'une œuvre musicale, il faut néanmoins aller au concert, courir la chance de ce que j'appellerai une rencontre. On connaît l'œuvre par cœur, on n'oublie jamais qu'elle préexiste à son exécution, et pourtant, fût-ce pendant une courte période, il arrive que l'œuvre soit jouée comme si, l'entendant pour la première fois, nous assis- tions à sa naissance. Cette « création » n'est qu'une fiction, et pour- tant son impact est inoubliable. Si je fais une lecture publique, si je parviens à faire entendre le texte selon son rythme propre, je donnerai à croire que je lis au fur et à mesure que j'écris, que l'histoire est contemporaine de la lecture. Cette coïncidence entre le passé et le présent, l'écriture et la lecture, ce que l'auditeur com- prend et ce qu'il entend, est certes un simulacre ou même, pour parler comme Derrida, un leurre, mais aussi et en même temps, du moins pour quelques-uns, un événement, voire une surréalité dont ils ne perdront pas le souvenir.

J. Derrida l'a bien montré : la parole est vive alors que l'écriture est toujours liée à la mort. Que cette amie analyste préfère garder intact le souvenir de la lecture de Beaubourg plutôt que de lire Moriendo, je le comprends et l'approuve, car que répliquer à cette formule saisissante : « Qui se sépare de son corps, sinon une seule fois dans sa vie ? » J'aime lire Moviendo à haute voix : je sais bien pourquoi, mais n'est-il pas grand temps de le dire ? J'aime lire à haute voix en dépit et à cause de l'épreuve. Si je parviens à mettre mes pas dans mes pas tout en jouant une partition que je décou- vrirais, à lire de telle sorte que l'épreuve passée soit présente, je peux me dire à part moi : « Cela a eu lieu, cela a lieu maintenant. » J'ai alors la preuve, que seule la lecture à haute voix peut donner : le signataire du livre n'est pas mort. Si Kafka aimait lire à ses amis ce qu'il écrivait, c'est, nous dit Blanchot, non par vanité littéraire, mais « par le besoin de se presser physiquement contre son œuvre ».

J'ai déjà largement excédé les limites du « genre » lettre ouverte ; je ne puis tout dire, mais, en conclusion, il me faut évoquer un souvenir, poser une question. - J'ai achevé d'écrire (Moviendo)

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246 Roger Laporle

il y a sept ans. Depuis plusieurs années, j'ai cessé toute lecture publique, trop épuisante, de Moriendo. Je pressens qu'un jour, peut-être proche, je ne pourrai plus lire Moriendo à haute voix (ou bien je lirais « faux »), et c'est bien pourquoi il m'arrive de rêver à une ultime lecture réservée à quelques amis. Irais-je jusqu'à la dernière phrase ? Je l'ignore. Est-ce que se reproduirait en plus grave ce qui m'est arrivé un jour, la seule fois où, à mon avis, mais je ne suis pas le seul à avoir ce sentiment, j'ai vraiment « bien » lu ? A plusieurs reprises, de trop longues pauses ont ponctué, haché la lecture. L'épreuve était si vive que j'ai été tout près de renoncer. J'ai réussi, je ne sais trop comment, à aller jusqu'au bout, mais n'est-ce pas au moment où je perdais la voix, où je ne m'en- tendais plus parler, que l'écriture en sa vérité, le silence, un certain silence, a secrètement touché notre cœur ?

Roger L aporte.

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LA MÉTAPHORE SANS MÉTAPHORE A propos de l' « Orestie »Author(s): Nicole LorauxReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 247-268Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096283 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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LA MÉTAPHORE SANS MÉTAPHORE A propos de l9 « Orestie »

« J'essaie de parler de la métaphore, de dire quelque chose de propre ou de littéral à son sujet, de la traiter comme mon sujet, mais je suis, par elle, si on peut dire, obligé à parler d'elle more metaphor ico, à sa manière à elle. Je ne peux en traiter sans traiter avec elle ... qui du coup parait intraitable. »

« Presque tous les interprètes du Timée misent à cet endroit sur les ressources de la rhétorique sans jamais s'interroger à leur sujet. Ils parlent tranquillement de métaphores, d'images, de comparaisons. Ils ne posent aucune question sur cette tradition de la rhétorique qui met à leur disposition une réserve de concepts fort utiles mais tous construits sur cette dis* tinction entre le sensible et l'intelligible dont précisément la pensée de chôra ne peut plus s'accommoder. »

Jacques Derrida1.

Deux paragraphes de Derrida en guise d'avertissement : qui veut traiter de la métaphore devrait savoir à quoi s'en tenir - savoir que c'est intenable. Parce que cela revient à « traiter avec » elle, mais qu'elle est intraitable. Ou, plus exactement : « du coup, elle paraît intraitable ». Parce que la pulsion est irrésistible à parler de métaphore lors même que toutes les conditions sont réunies pour rendre intenable tout recours topique à ce trope - ainsi, à propos de khora dans le Timée. Comment en parler sans devoir finalement se ranger sous sa gouverne ? Mais aussi : comment réussir à ne pas employer le mot, lors même qu'on croit en avoir invalidé la per- tinence ?

J'ai à traiter de métaphore sans parler de métaphore, et me voilà donc avertie. Et pourtant j'insiste, par prédilection peut-être pour cet improbable lieu commun dénommé « métaphore », entre l'impossibilité d'en parler et l' inévita bilité d'en parler. Avec, en

1. Les deux citations sont respectivement extraites de Derrida, 1987a, 64 et 1987&, 267 (cf. ci-dessous, p. 268). Revue philosophique, n° 2/1990

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tête, la certitude qu' « il n'est rien qui ne se passe avec la métaphore et par elle » et l'hypothèse, formulée aussi par Derrida, d'une étrange loi, en vertu de laquelle la métaphore « se passerait d'elle- même, n'aurait plus de nom, de sens propre ou littéral »2.

Je parlerai donc tout de même - dois-je dire d'autant plus ? - de métaphore, avec ou sans guillemets (peu importe puisque Yepokhé de la métaphore n'a jamais lieu dans le geste qui précisément croyait suspendre le recours à la métaphore. Comme si suspendre la métaphore entraînait irrésistiblement son retour).

Il faut faire avec la métaphore. Et peut-être surtout avec la métaphore sans métaphore. C'est un constat. C'est aussi la pres- cription en forme d'oxymoron à quoi pourrait se résumer l'expé- rience d'une entreprise de traduction de VOrestie*. Entreprise certes peu sensée où, avant même de s'orienter en terrain de métaphores, il a d'abord fallu apprendre à ne pas traduire deux fois : une pre- mière fois du grec à la langue du traducteur et une deuxième à l'intérieur de la langue de traduction, d'un registre à l'autre. Ou, pour le dire autrement : l'impératif minimal fut de veiller à ne procéder ni comme Mazon ni comme Liddell et Scott. Bible des hellénistes, le Greek-English Lexicon de Liddell-Scott (revu et aug- menté par Jones : Oxford, 1940) ne se contente pas de traduire les métaphores d'Eschyle ; en les glosant, ce qui les exténue jusqu'à les effacer par le recours systématique à la transposition du « sen- sible » en un discours « intelligible », il les retraduit dans un idiome raisonnablement poétique. Quant à Paul Mazon, illustre traducteur s'il en fut dans la tradition académique française, il semble s'être donné pour tâche de rapprocher le texte d'Eschyle de l'horizon textuel du lecteur moderne, et le lecteur imprudent croira tout comprendre aux chœurs de Y Agamemnon dont il est fort pro- bable - telle est du moins désormais ma conviction - que les spectateurs athéniens eux-mêmes étaient loin d'y entendre tout. Mais on ne saurait se passer impunément de l'étrangeté. Soit, dans les Choéphores, l'évocation par Oreste des épreuves que Loxias, pour une fois fort peu Oblique, lui a annoncées au cas où il renonce- rait au matricide :

«... des calamités/de mauvais hiver sous mon foie chaud » (271-272).

Mazon traduit : « des peines à glacer le sang de mon cœur », et s'en explique en note (« J'ai transposé l'expression grecque. Pour beau-

2. Derrida, 1987a, 65. à. Avec François Hey, pour un mm televise realise par oernara oouei et qui

sera diffusé par la septième chaîne.

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La métaphore sans métaphore 249

coup d'anciens..., le foie était le siège d'une partie de l'âme : il est difficile en pareil cas de traduire autrement que par cœur »). Bref : autres temps, pense Mazon, autre croyance, autre organisation du sens. Mais rien ne dit qu'un lecteur du xxe siècle puisse assigner à un organe - fût-il le cœur, fût-il surtout le cœur - les riches connotations qui, pour un Grec de 458 av. J.-C, s'attachaient au foie, centre de vie, point de mort et lieu de divination. Mieux vaut s'en tenir à l'étrangeté du mot-à-mot, quitte à déplacer l'étrange du côté de l'inusuel, à condition de ne pas oublier que c'est dans une telle fidélité, infidèle dans la littéralité, que réside alors l'inter- vention interprétative4. Traduire : interpréter - décider des voies de l'interprétation. Vieux problème.

Vieux problèmes que ceux de la traduction. Aussi vieux, sans doute, que la métaphore, ce « vieux sujet »6, plus vieux encore que son traitement philosophique puisque la philosophie ne s'en est saisie officiellement qu'avec Aristote et, pour l'essentiel, à propos de la tragédie. Avec Aristote, à propos de la tragédie... S'agissant d'Aristote, je ne résumerai ni les chapitres 20 à 22 de la Poétique ni l'analyse que Derrida leur consacre dans La mythologie blanche. On sait - pour citer Derrida sur la Poétique - que, dans la réflexion d'Aristote, il y a métaphore « dans la mesure où le sens de ce qui est dit ou pensé n'est pas phénomène de lui-même », en cet instant précis où pourtant « le sens tente de sortir de soi pour... se porter au jour de la langue », dans l'étroit espace de manœuvre où, sur fond de mimesis, la ressemblance n'est pas une identité6. D'où, pour faire vite, la conjonction problématique, pour la métaphore, d'une certaine appétence à la naturalité et d'une essentielle compli- cité avec la tragédie, cette œuvre de mimesis. Il est des lecteurs d'Eschyle pour se réclamer des énoncés aristotéliciens7. Je fais pour ma part le pari de ne pas m'en satisfaire parce que, conçues comme pur déplacement, les métaphores tragiques telles qu'Aristote les pense s'accordent beaucoup plus avec la mise en mots d'un Sophocle ou d'un Euripide qu'avec celle d'Eschyle. Car en aucun cas la pratique du « transfert » ne suffit à épuiser le travail des mots dans Eschyle, tout entier à verser au compte de ce que la Poétique appelle le xenikón - 1' « inhabituel », traduit-on, ou, mieux, Y effet

4. « Les traductions restent prises dans des réseaux d'interprétations » (Derrida, 19876, 268, à propos de chôra).

5. Derrida, 19876, 66-67. 6. Derrida, 1971, 20, 26 et 24. 7. Ainsi, dans la première page de son livre Les images dans la poésie d'Es-

chyle, Paris, Les Belles-Lettres, 1935 (réédition 1975), Jean Dumortier fait acte d'allégeance intégrale à l'autorité d'Aristote.

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d'étranger*. Ce qui, bien sûr, reste à démontrer. Mon projet, pour des raisons qui tiennent au travail eschyléen des mots sur les choses, serait plutôt de le montrer, ou du moins de m'y essayer.

Qu'une telle monstration ait son lieu dans YOrestie reste toutefois encore à justifier. Car il y a là beaucoup plus qu'une simple ren- contre de circonstance à l'occasion d'une traduction. Seule trilogie parvenue jusqu'à nous, VOrestie est, avec ou sans nous, inévitable- ment paradigmatique. Quelque chose comme un analogon du genre tragique, par son unicité comme par son développement en forme d'histoire. Histoire : j'écris ce mot sans guillemets comme sans majuscule, mais on serait tout aussi fondé à l'écrire avec guillemets ou à l'ombre d'une majuscule. Histoire dans YOreslie, histoires qui font YOrestie : si le xixe siècle a aimé se raconter celle qui, du mûthos, mène au logos ou du droit maternel à la loi du Père, nous sommes plutôt sensibles aujourd'hui à la façon que cette trilogie a de présenter « une sorte d'esquisse du développement de la récita- tion tragique »• ou au déploiement de l'histoire de quelques mots, de quelques figures, à l'intérieur d'une intrigue complète. Que, du début à la fin de l'intrigue, le travail des mots tende vers la réalisation des métaphores, la chose n'est certes pas négligeable et l'on y reviendra. Toutefois, au nombre de tous ces développements, j'aimerais m'expli- quer brièvement sur celui qui me semble matriciel des autres, et qui n'est pas exactement l'histoire hégélienne de l'avènement de l'Es- prit - il faudrait plutôt le penser sous la rubrique de ce que, dans Freud, on peut appeler le processus de « psychisation »10. En un mot, il s'agit de l'histoire de phrën.

Phrén : le diaphragme11 ? L'organe ou le groupe d'organes au

8. Aristote, Poétique, 1458 a 22-23 ; « inhabituel » est entre guillemets dans la traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. Après avoir défini comme relevant du xenikón l'emprunt, la métaphore, l'allongement, tout ce qui s'écarte du langage courant, Aristote observe que « si un poète compose exclusivement avec ce genre de noms, le résultat sera énigme ou charabia : énigme avec les métaphores, charabia ( barbar ismós) avec les noms empruntés » (1458 a 23-26).

9. D. Lanza, Les temps de rémotion tragique : Malaise et soulagement, Métis, 3 (1988), p. 24 (du chœur dialoguant avec une seule voix récitante jus- qu'à la pleine exploitation des ressources tragiques, avec trois acteurs sur scène).

10. J'emprunte à Marie Moscovici (// est arrivé quelque chose. Approches de l 'événement psychique, Paris, Ramsay, 1989, p. 406) une expression que l'œuvre de Freud rend nécessaire sans pour autant la formuler ; dans L1 homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, Freud s'en tient classique- ment, à propos de YOrestie et de « ce passage de la mère au père », à l'idée d' « une victoire de la vie de l'esprit sur la vie sensorielle ».

11. C'est précisément Platon dans le Timée (70 a 2) qui tranche en faveur de ce sens en employant diaphragma comme attribut de phrénas. Diaphragma, c'est la cloison qui sépare le thorax de la cavité. Une clôture, donc.

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La métaphore sans métaphore 251

centre de la poitrine qui a pour nom phrin ? L'esprit ? Le sens - ou les sens ? Ici, « la tropique et l'anachronisme sont inévitables »la : tout comme Derrida « laissant le mot de chôra à l'abri de toute traduction », me voici, pour l'heure, contrainte de ne pas traduire le mot, préférant m' attacher à tout ce qui, dans Y Or estie, associe l'histoire de phrén avec celle de la métaphore. Dans les grands chœurs de Y Agamemnon, la « métaphore » s'enracine dans phrën, parce que, entre le sensible et l'intelligible, phrën est le lieu même - le principe - d'une fondamentale indécision : à la fois organe qui sent et que l'on sent - à certains moments la présence en est éprouvée sur le mode de l'insupportable - et instance de compré- hension, phrén peut aspirer à la justice sans rien perdre de sa maté- rialité organique et, dans l'angoisse, les éndikoi phrénes (Aga- memnon, 995) se font piste de danse ou aire à fouler pour que le cœur éperdu y mène sa ronde folle. L'intérieur de l'homme connaît la justice, mais, dans le bruyant silence du corps, souffre au rythme du cœur qui s'emballe. Soit maintenant, pour le procès d'Oreste, la fondation du tribunal de l'Aréopage, dans les Euménides : invitant les juges à porter leur verdict en conscience, Athéna les met en garde contre le parjure émanant de phrénes ékdikoi (Euménides, 489) et, franchissant cette fois-ci le pas, le traducteur n'hésite plus à y reconnaître un « esprit étranger à la justice ». C'est en effet l'esprit que, dans le mot phrén, doit viser Athéna ; quant à phrén comme siège du sentiment et de l'affect, vibrant à l'angoisse et à l'exalta- tion, il revient désormais aux Erinyes de l'incarner, ces Erinyes prises dans la réversibilité de l'agir et du pâtir, ces Erinyes qui précisément pèsent de tout leur poids sur le phrên égaré de leurs victimes avec leur hymne lieur (Eum., 328-332). Comme si seul un chœur, mêlant aux mots les ressources de la lyrique et de la danse, pouvait suggérer la complexité de phrën. Et il se trouve que, comme puissance d'angoisse et de conflit, les Erinyes sont substan- tiellement un chœur. D'où surgit une hypothèse au sujet de l'homo- logie entre phrên dans l'homme et le chœur tragique dans la représentation théâtrale. Mais patience ! mieux vaut ne pas brûler les étapes.

Retour à la métaphore. Chemin faisant, il se pourrait que la mimesis tragique, cette idée philosophique, ait été mise à rude épreuve. On verra bien.

12. Derrida, 19876, 268 (pour cette citation et la suivante).

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252 Nicole Loraux

Au-delà de la polarité du sens métaphorique et du sens propre, du mûthos et du logos, « inquiétant Tordre même de la polarité »13, tel serait donc phrén dans VOresiie, le mot, la chose - avec khdra, avant le Timée. Et l'on pourrait mentionner quelques autres mots cruciaux qui, dans la trilogie, résistent à « s'accommoder de la métaphore » parce qu'en eux la distinction du propre et du figuré s'abolit. Soit par exemple haîma, nom du sang, dans l'élément duquel, plus d'une fois, le traducteur est pris sans recours entre le sang comme cela même, dans un vivant, qui coule et que l'on répand sur le sol - par là, le meurtre - et le sang comme vecteur de filiation14. Lorsque, dans les Choéphores, l'Erinye guide jusqu'au palais des Atrides téknon haimálõn palaitérõn (649-650), c'est, dit-on, une métaphore, parce que le « meurtre » de Clytemnestre (haîma au sens figuré, donc) reçoit une généalogie par auto-engendrement de la haine. Et l'on traduit : « L'enfant des meurtres anciens » (Mazon). Mais si, vers le palais des Atrides, ce qui s'avance est à la fois et indécidablement Oreste et son meurtre - le meurtre incarné dans le fils - , à haîma il faut laisser toute sa matérialité et traduire : « L'enfant des sangs anciens. » C'est-à-dire tout simple- ment le texte. Car, en vertu de la surdétermination de haîma, Oreste est doublement né du sang d 'Agamemnon16 : du sang atride qui l'a fait naître, du sang répandu au sol de l'Atride, qui a fait naître le fils à lui-même en lui donnant pour nature le meurtre à venir. Oreste, donc, s'avance...

Phrén, haîma : la liste n'est certes pas close de ces mots matri- ciels qui, refusant la polarité du matériel et du spirituel, inscrivent ce refus dans le texte comme le principe même de son fonctionne- ment. Ce qui ne signifie pas pour autant que toute polarité soit oubliée : on méditera peut-être sur cette façon très grecque qu'a la tragédie de graver en creux la polarité dans ces mots mêmes, mar- qués par l'indistinction du propre et du figuré, où on la croirait hors jeu. Et il y a le cas de figure inverse, lorsque la polarité triomphe à mots ouverts mais que l'on ne saurait finalement trancher quant à décider si, d'être ainsi soulignée, elle est exaltée ou si la construction d'un binôme énigmatique n'a pas pour effet ultime de l'effacer

13. Derrida, 19876, 267-268 et 294, n. 1. 14. Voir N. Loraux, Oikeios polemos : la guerra nella famiglia, Studi Storici, 28

(1987), p. 11-14. 15. Du sang d Agamemnon ei non, comme le propose Mazon en note, ae

« l'ancienne meurtrière ». Les Euménides préciseront ce point avec insistance, de la question d'Oreste (606 : serais-je, moi, du sang de ma mère ? ») au refus apollinien d'appeler la mère tókeus, l'enfanteuse ; d'où il appert que, comme léknon, Oreste relève d'un tekeîn purement paternel.

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subrepticement. Je pense à ces moments de condensation où le texte s'immobilise sur un oxymoron, selon une logique très grecque mais qu'Aristote comptabilise sans hésiter sous la rubrique de r « étranger » (xenikón). Ainsi, dans Agamemnon^ en abondance : lorsque, au lieu de marquer la frontière, la borne empiète sur le territoire interdit, le chœur dira que « trop prompte à se persuader, la limite femelle déborde » (485). Et c'est le chœur, encore, qui, en juxtaposant la chair morte avec le métal précieux, fait d'Ares un « changeur d'or de cadavres »16. Le chœur, toujours lui, ni acteur ni spectateur, ni dehors ni dedans, instance mobile bien propre à désarrimer les tables d'opposition les plus solidement ancrées...

Avec Yoxymoron, déjà, nous tenions un syntagme. Le temps est venu de rendre à la métaphore l'ampleur des énoncés développés en phrases. Soit, dans la parodos de V Agamemnon (192-198), l'évo- cation par le chœur de la longue attente des Grecs à Aulis :

Les vents, venus du Strymon, (...)

Par l'usure cardaient La fleur des Argiens.

Ce n'est plus de juxtaposition qu'il faut alors parler, mais d'une accumulation de sauts - c'est-à-dire, étrangement, de heurts - entre champs d'expérience différents, voire inconciliables, mais dont seul l'entrechoquement produit, dans l' indistinction du voir et de l'entendre, cet énoncé singulier, plus puissant que toutes ses gloses. Sans doute l'usure du frottement (tribos) ne se confond-elle pas avec cette opération de tri que, dans le travail de la laine, on nomme cardage et, si la laine se laisse carder, on ne saurait carder une fleur, à plus forte raison celle, parfaitement formulaire, qui désigne l'élite des guerriers argiens. Mais il arrive que le voisinage - à coup sûr incongru17 - du verbe kalaxainõ (carder) et de ánihos Argeíõn redonne paradoxalement à ánthos la matérialité fragile d'une fleur - commence le cycle des avatars de la fleur dans YOrestie1*, mais c'est une longue histoire que je ne raconterai

16. Agamemnon , 438 ; la traduction de Dumortier par « banquier » (op. cit., p. 178) rate cet oxymoron.

17. Pour Dumortier {op. cit., p. 129), il « rend difficile le sens métaphorique » puisque « kaiaxainô n'a guère de rapport avec ánthos entendu au sens précis de fleur » ; Dumortier finira cependant, a sa grande satisfaction (p. 174), par réduire toute incongruité.

18. Trois exemples. En 659-660, « locéan fleurit des cadavres des héros achéens » : encore la fleur des Achéens, mais dans quel état ! Hélène est « une fleur d'amour qui mord le cœur » (et non, comme le traduit Mazon, « qui enivre *) :

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pas ici. Donc, soufflant du Strymon, les vents, « par l'usure, car- daient la fleur des Argiens » : il faut, coûte que coûte, s'en tenir à la littéralité du mot-à-mot, avec cet énoncé tout en hiatus où la discontinuité glisse des silences dans l'entendre, où l'oreille construit du sens sur le heurt des visions arrêtées aussitôt qu'ébauchées.

S'en tenir au mot-à-mot parce qu'i/ n'y a pas de moi pour un autre, mais seulement, très présent, l'énoncé déjà là, entendu et peut-être vu sans que l'auditeur puisse un instant l'immobiliser pour l'ordonner. Quant au lecteur, s'il peut à loisir remonter ou accélérer le temps, qu'il n'en profite surtout pas pour localiser la métaphore, dans son désir de l'unifier dans la cohérence ! Fixée, arrimée en un supposé centre de l'énoncé, elle s'exténuerait irré- médiablement.

Ni surtraduction, ni localisation trop précise. Rien d'autre que les mots, rien hors des mots, que leur enchaînement réponde ou non aux critères admis de la cohérence. Commentant le terme védique lokapakti dont les traductions usuelles diluent le sens et qu'il rend à son acception pregnante de « cuisson du monde », Charles Mala- moud invite à « ne pas affadir la métaphore (c'est-à-dire à considérer cette expression comme très peu métaphorique) »lö. Dans ces quelques lignes que, pour les avoir lues et relues, j'annexe à mon propos, outre le souci de « prendre au sérieux » une expression généralement considérée comme figurée (c'est-à-dire inutilement imagée, sinon incohérente), je trouve formulée la déroutante loi en vertu de laquelle considérer une expression comme métapho- rique affadirait du même coup la métaphore au plus intime d'elle- même, dans ce qui doit échapper - s'échapper à soi-même comme métaphore. Comme si, à parler de métaphoricité, on s'autorisait dans le même instant à réduire l'étrangeté de ces moments d'intense condensation verbale, qu'il vaudrait mieux ne même pas désigner comme métaphores. Du moins, à la nommer, risquerait-on de perdre la métaphore en ce qu'elle n'a pour lieu qu'un silence ou un hiatus. Un silence ? Par ce mot, j'entends moins l'interruption d'un dire que l'attention à faire le saut sans en dire plus - sans développer les chaînes de raisonnements qui tenteraient, en un consciencieux rafistolage, de réduire le hiatus entre le monde et la cuisson, entre la fleur et le cardage. Faire parler ce silence, dire seulement « il y a

une fleur carnivore, donc, si l'on tient à tout prix à construire du continuum - mais mieux vaut comprendre qu'elle est une fleur et qu'elle mord. Dans les Choéphores (1009), pour celui qui attend, « même la souffrance fleurit ».

19. Ch. M a la moud, Cuire le monde. Hue et pensee dans rinde ancienne, Paris, La Découverte, 1989, p. 36.

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métaphore », et déjà, sous les mots, se creuserait le sens, se profile- raient d'autres mots, supposés formuler le véritable énoncé. Mais il n'y a pas d'autre énoncé que le corps à corps des mots.

On acceptera donc que, dans Agamemnon, le cœur de Y homme soit censé, sous la douleur intime,

... gronder dans la ténèbre, sans espoir de plus rien dévider d'opportun de cet esprit (phrën) en feu (1030-1034).

On acceptera qu'un avis puisse être « dévidé » sans pour autant que phrën soit assimilé à un écheveau20. Car Eschyle ne file pas la métaphore mais, à chaque instant, brise l'attente - qui tou- jours tend à se reformer - d'un enchaînement sans à-coups. Le cœur cherche à dévider, mais l'esprit brûle. Tout est dit. Comme tout est déjà dit dans le récit du héraut lorsque les vaisseaux s'en- cornent. Mais il me faut en développer l'argument.

Soit donc le récit de la tempête fatale aux Achéens sur le chemin du retour :

II faisait nuit lorsqu'en vagues mauvaises le malheur se leva. Jetés les uns contre les autres par les souffles de Thrace, Nos vaisseaux se fendaient ; et, s'encornant (kerotupoûmenai) avec

[violence, Sous la tourmente de Typhon, balayés par la pluie qui hurlait en

[bourrasques, Ils disparaissaient dans le tourbillon d'un berger de malheur.

(Agamemnon, 654-657.)

Dans la catastrophe de la flotte, les vaisseaux ne se « heurtent » pas « de front », comme le veut la traduction-glose de Mazon. Troupeau en débandade, ils s'encornent les uns les autres. Et il n'est pas d'autre solution pour traduire kerotupoûmenai , que Claudel a superbement, dans ce passage, rendu par « donner de la corne ». Aussi ne vaut-il pas la peine de s'attacher à commenter en évoquant les éperons des trières ; et il est sans doute aussi vain d'attendre encore deux vers pour réunifier rétrospectivement la phrase sous l'autorité du pâtre-ouragan, ce mauvais berger21. Car déjà, pour les spectateurs dans le théâtre, l'oreille a entendu et l'œil vu kerotupoûmenai. Si, dans YOresiie, il est souvent besoin de devins pour « trancher » (krinein) - entendons : interpréter - les

20. Dumortier (op. cit., p. 174) développe la métaphore. 21. Dumortier (op. cit., p. 170) : « Comme un troupeau de bêtes à cornes qui

s'affole sous le fouet, les vaisseaux grecs dans la tempête se sont jetés les uns sur les autres. »

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visions de songe, aucun interprète n'est là pour dévider le sens, à même le texte : au spectateur, phrên en feu sous la force des mots, d'entendre/voir.

Voir, entendre : voir en entendant, entendre une vision22. Tout au long de YOrestie - et singulièrement de Y Agamemnon - , tel est l'un des enjeux essentiels de la métaphore, perceptible avec une toute particulière acuité dans la scène où Cassandre prophétise devant le chœur un passé et un avenir de mort. Cassandre met des mots sur du voir23, ce qui exigerait de son auditeur qu'il fût à la fois un spectateur. De fait, si, avec le verbe suniëmi (et súnesis, nom de l'intelligence aiguë), comprendre se dit sur le mode de l'en- tendre, il est tout aussi avéré que le voir participe du savoir, oída dérivant de la même racine que voir (eîdon). Or la voyante, vouée jusqu'à sa mort à ce que nul ne l'écoute, trouve dans le chœur un interlocuteur peu réceptif parce que soudain frappé de cécité. Le chœur n'entend rien parce qu'il ne voit rien des visions de Cas- sandre, et ne comprend rien (ou sunéka) à sa parole inspirée où il ne repère qu'énigmes24. Que l'on en juge, à cet échange caractéristique entre la prophétesse et les vieillards d'Argos. Cassandre vient de décrire la scène du meurtre d 'Agamemnon par Clytemnestre, à cela près qu'elle parle du « taureau aux cornes noires » livré aux embûches de la vache (A g., 1125-1129). C'en est assez pour que le chœur n'entende que la vague prédiction d'un malheur ; encore, pour se mettre au diapason des propos de Cassandre, a-t-il cru devoir en passer par le relais très médiatisé d'une comparaison, d'ailleurs parfaitement inutile, car redondante et moins précise que ce qu'elle est censée éclairer :

Je ne me vanterais pas d'être haut connaisseur en prophéties, Mais cela, je le compare (proseikázõ) à un malheur (1130-1131).

« Je le compare à un malheur » : incapables de déjouer la polarité - la rivalité - du voir et de l'entendre, les vieillards d'Argos,

22. Voir N. Loraux, Les mots qui voient, dans C. Reichler (éd.), ÏS inter- prétation des textes, Paris, Minuit, 1989, p. 157-182.

Ä „ .^ . * « • * § A T ' 1- Jl F I -J-l _* ff .. ¿ó. Comme la Dien montre Ana inane, aans î^as reaes uzi enigma, voces femeninas en el pensiamenlo griego, Madrid, Taurus, 1990.

24. Enigmes : 1112, 1183 ; si r adjectif sunetos caractérise tout particulière- ment celui qui sait déchiffrer une énigme (G. Nagy, The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek Poetry, Baltimore et Londres, 1979, p. 240), il est significatif qu'en 1112-1113, le chœur se plaigne de ne pas com-

prendre (oúpõ xunêka) car, aux énigmes, succèdent des dits voilés, où il se perd. En revanche, en 1243, le chœur qui a compris (xunêka) tremble, en proie à la peur. Voir aussi Choéphores, 887 : Clytemnestre, face à Oreste, « comprend » enfin son rêve (xunêka loupos ex ainigmáiõn).

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au nom du logos dont ils opposent à Cassandre la clarté pédago- gique, croient devoir recourir à une opération d' intellection. On a vu que l'acquis en était mince, mais le chœur est attaché à cette opération dépaysante par laquelle, sans ébranler les taxinomies reçues, il apparie du semblable à du semblable25. Et si, pour se faire entendre des vieillards, Cassandre doit renoncer aux énigmes par lesquelles elle s'adressait à leur phrën (Agamemnon, 1183 : phrênõsõ d'oukét' ex ainigmáiõn) , c'est que, oublieux de son phrén prophète, le chœur voudrait - vainement - arrimer son propre trouble aux certitudes d'un monde où l'on sait distinguer l'intel- ligible du sensible.

Et il y aurait enfin, pour la métaphore, encore une façon de se « passer d'elle-même ». Celle qui consiste à se matérialiser, loin de tout projet comparatif, loin de toute polarité, jusqu'à se réaliser.

« Qui, sur lui, chantera le thrène ? », crie le chœur devant le cadavre d' Agamemnon (Ag., 1541). Comme si les vieillards avaient oublié leur angoisse d'avant le meurtre et cet assombrissement de tout l'être qui, anticipant sur la catastrophe, ne parvenait, en guise d'hymne, à dicter à leur cœur qu'un thrène (990-991). Si le phrin endeuillé et le chant funèbre du cœur n'ont déjà rien de proprement métaphorique, pourquoi en appeler à la réalité du rite, un rite que les circonstances rendent parfaitement impossible ? Sans doute faut-il que le temps veille au bon ordre des processus : qu'au deuil du dedans succèdent les marques extérieures de la peine et que l'histoire avance. Alors, le thrène sera chanté, comme il se doit, sur la tombe du mort ; mais, pour cela, il faut attendre les Choéphores (335). C'est ainsi que, dans VOresiie, toute chose va à sa réalisation - le meurtre d' Agamemnon comme le rêve de Clytem- nestre, cet óneiros telesphóros (Choéphores, 541) - et le chapitre du télos, dit et s'accomplissant, serait long à détailler. Aussi m'en tiendrai-je à cela même qui, des premiers vers de Y Agamemnon à l'installation des Erinyes dans la cité, est par définition voué à s'accomplir : cela même peut-être qui est le principe de tout accom- plissement. J'ai nommé dike.

Une fois encore, avant de substituer tout uniment « justice » à dikê - même s'il est clair qu'on y viendra, qu'on y est déjà - , mieux vaut suspendre un instant la pulsion de traduction. Parce

25. A apeikázõ (1131, 1242 ; voir déjà 163 et Choéphores, 976, Euménides, 49), on ajoutera les occurrences de éoika (1083, 1093, 1161, 1178). RP 9

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qu'il y a Dike, qui siège aux côtés de Zeus, et dikë ; parce qu'il y a dikë et di kê (et même, dans les Choéphores [461], dikë contre dike) ; parce que surtout dike n'est « pas encore constituée... en notion morale abstraite »26, même si la trilogie œuvre à cette construction. Dike nikëphoros, à laquelle Electre en appelle contre ses ennemis (Choéphores, 148), trouve peut-être, ainsi que l'écrit Louis Gernet, son « plein sens » dans « l'idée de la vengeance du sang et de la vic- toire où elle s'accomplit »27, mais c'est en un tout autre sens de dike nikëphoros que, dans les Euménides, Oreste emportera la vic- toire (nikë) grâce au verdict (dike) d'un tribunal, et cela aura réellement lieu dans la fiction du théâtre, sous les yeux des spec- tateurs28.

Dikë : vouée à se réaliser en dike ? Sans doute. Mais les modalités du processus sont plus compliquées qu'il n'y paraît d'abord.

Qu'il y ait, dans YOrestie, comme une profonde accointance entre dikë (la « justice »), l'équilibre du monde et l'ordre du récit29 n'est certes pas douteux. Reste qu'il faut la durée de trois tragédies pour que l'épiphanie de ce principe soit finalement assurée et, à cette fin, il aura fallu, par exemple, que l'enfantement du même par le même, métaphorique depuis le début de la tragédie, trouve enfin son lieu propre : que, quittant la lignée du meurtre où c'est l'impiété qui enfante en abondance, où l'enfant qui ressemble en tout point à sa mère se nomme Atè (Catastrophe) parce que c'est Hubris qui enfante (Agamemnon, 758-759, 769-771), où, vers le palais, s'avance l'enfant des sangs anciens, la reproduction dans le même gagne la cité juste où les Erinyes font des vœux pour la fécondité des couples humains. Alors, débarrassée de sa dimension de Justice retributive, dike, hors récit, fonctionnera comme insti- tution civique.

Dikë : le principe même, lent mais inexorable, de tout accomplis- sement droit, à commencer par celui qui met un terme au débat de Dikë et de dikë. Mais la tragédie n'est pas un genre édifiant (ce dont nous ne saurions jamais assez rendre grâce aux anciens Grecs),

26. C. Darbo-Peschanski, Le discours du particulier. Essai sur l'enquête hérodolèenne, Paris, Le Seuil, 1987, p. 45 (à propos d'Hérodote).

27. L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, E. Leroux, 1917, p. 153, n. 230.

28. De même, krâlos kai dikë, évoqués par Electre comme instruments de Zeus {Choéphores, 244), auront bien le dernier mot, comme Athéna le constate (Euménides, 973-975). Sur dikë et nikë, voir les remarques de S. Goldhill, Reading Greek Tragedy, Cambridge, 1986, p. 43-45.

¿9. Je déplace au proni ae i vresne une analyse îaite a propos ue i jinquete hérodotéenne par Catherine Peschanski (op. cit., p. 48-49).

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et l'étymologie inventée pour Dikè par le chœur des Choéphores (949 : Diôs kóra Dika, Justice fille de Zeus)30 n'est pas reprise dans les Euménides parce que la Diòs kórê est désormais Athéna - avant même d'être domestiquées, les Erinyes Tont saluée de ce titre (415) - et que la justice humaine des tribunaux devrait désormais éviter qu'on en appelle à Justice.

En d'autres termes : à la fin de YOresiie, toutes les grandes polarités, longtemps suspendues, voire défaites, ont réintégré leur juste place dans la table civique des oppositions grecques. L'ordre est en place, les ordres sont à leur place, et la trilogie s'achève juste à temps pour n'avoir pas à récuser la métaphore, cette figure de la coprésence d'ordres étrangers les uns aux autres.

Mais, rétrospectivement, il faut alors faire état d'un fait trou- blant qui concerne le mot dike31. A mainte reprise dans la trilogie, le texte, comme pour faire l'économie d'une métaphore et même d'une comparaison un peu développée, a recours à l'accusatif dikën complété au génitif par le nom du terme de comparaison, et, sans plus s'interroger (comme si dike n'était pas l'un des mots- force de YOresiie, comme si cet emploi de dikën n'était pas, chez Eschyle, pour ainsi dire limité à VOreslie)*2, on traduit : « à la manière de ». Cela se produit quinze fois dans Agamemnon, cinq dans les Choéphores, quatre dans les Euménides, et cette décrois- sance brutale après Agamemnon mérite elle aussi réflexion33.

Dikan khimairas : dans la seconde occurrence de cette locution, c'est Iphigénie que l'on soulève au-dessus de l'autel, « à la manière d'une jeune chèvre », malgré ses efforts désespérés pour s'accrocher au sol. Au tour de Cassandre : selon Clytemnestre, elle a sans doute un langage de barbare khelidónõs dikën, à la façon d'une hirondelle, et le chœur s'étonnera que, kunòs dikën, telle un(e) chien(ne), elle ait flairé à la piste la trace du sang. Mais Cassandre elle-même emploie cette tournure : ainsi, lorsqu'elle affirme renoncer désormais

30. Sur l'étymologie comme langue de l'origine et de la filiation, et sur cette étymologie en tant qu'elle dresse la fille du Père face au matricide, voir S. Gold- hill, op. cil., p. 20.

31. Le silence des commentateurs sur ce point est remarquable. Considérant sans doute qu'il a toujours déjà été rendu compte de dikën -f génitif dans les index et les dictionnaires qui l'épinglent comme locution adverbiale, ils n'ont pas un mot pour la récurrence de ce syntagme ; c'est le cas même pour Goldhill {op. cit., p. 33-56), qui pourtant consacre à dikê un chapitre.

32. Sur un total de 28 occurrences dans Eschyle, on en compte 24 dans YOrestie, les quatre autres se répartissant entre les Sept contre Thèbes, les Sup- pliantes et deux fragments.

33. Ainsi, dans les Choéphores (754), on trouve trôpôi (sur le mode de) là où, dans Agamemnon, on eût sans nul doute trouvé dikën.

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à la forme énigmatique, elle annonce que sa parole ne regardera plus l'interlocuteur sous un voile, comme une jeune mariée (neo- gámou nùmphës dikën), mais va déferler húmalos dikën, comme une vague. Et c'est encore Cassandre qui compare Clytemnestre à une catastrophe dissimulée (dikën aies lathraiou), en attendant que le cœur ne l'assimile à une génisse sacrificielle (Iheëlatou boòs dikën) et Clytemnestre à un cygne (kùknou dikën) qui chante sa plainte de mort34.

Voici donc que dike se fait embrayeur de figurativité ou, du moins, d'analogie dans le texte. L'étrangeté du phénomène a toute- fois été peu remarquée : on s'en débarrasse en parlant de la fonction adverbiale de ce terme, à moins que l'oreille - en tout cas l'œil du lecteur - , vite accoutumée à l'abondance foisonnante des occur- rences du mot, ne perde tout simplement sa vigilance devant ce qui, somme toute, est encore un emploi récurrent de dike. Quant aux philologues, ils appliquent, pour rendre compte de dikën, un réflexe qui leur est familier dès lors qu'ils jugent impossible d'unifier la signification d'un mot autour d'un sens unique, et distinguent « entre deux emplois franchemenl différents ». Selon le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Pierre Chantraine, dont je suis pas à pas l'exposé, le mot aurait d'abord, chez Homère, signifié « règle, usage » - et de citer Y Odyssée où dike aurait ce sens (à cela près que dike broto n désigne plutôt la « loi des mortels », à laquelle ceux-ci sont assujettis, que leur « usage »). Après quoi, la notion de règle ou d'usage aurait « conduit à celle de justice »35.

Or, on s'en doutait peut-être, la distinction des deux emplois n'est pas si tranchée que l'on ne doive plus d'une fois s'interroger sur la traduction de dike, encore qu'il soit toujours possible, en pareil cas, de recourir au terme de « loi ». Ainsi, lorsque, dans les Euménides, Oreste déclare à Athéna qu'il sait légein hópou dike ' sigân th' homoíõs (277), on supposera que le meurtrier purifié par Apollon n'a que faire d'une profession de foi relativiste sur la diver- sité des coutumes dans la multiplicité des pays, mais sait les

34. Les exemples cités sont tous empruntés à Agamemnon : v. 232, 1050, 1093. 1179. 1181. 1229-1230, 1297-1298.

35. En sa sagacité de linguiste, Emile Benveniste unifie au contraire les deux emplois de dike sous un seul sens. Parce qu'il définit dike comme une « formule » que le juge doit posséder et appliquer, Benveniste sait retrouver « la valeur d'institution » dans dikën et, à propos de Odyssée, XI, 218, il écrit : « ce n'est pas "la manière d'être", mais bien "la règle imperative", la "formule qui règle le sort". Par là, on arrive à l'emploi adverbial dikën "à la manière de", c'est-à-dire "selon la norme de telle catégorie d'actes" » (Le vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, Minuit, 1969, p. 109-110).

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lieux « où la loi est de parler et semblablement de se taire ». Sans plus tarder, sans trop insister sur la proximité de nómos

et de dike dans certains passages de VOrestie comme chez Hésiode36, il faut avancer. Pour traduire dikê dans ses usages adverbiaux je propose de coller au plus près de l'idée de loi, de norme propre à un ordre - voire d' « ordre » même, ce que toujours est dike, que l'on distingue ou non entre deux emplois de ce terme. J'éviterais volontiers les périphrases glosantes du type « comme il est de règle pour », « comme c'est la norme pour » ; j'aimerais une expression comme de Vordre de, mais, la possibilité d'en user effectivement comme d'une traduction s' avérant vite limitée, il arrivera que je cède à la difficulté. Je me contenterai alors de comme il se doit pour, où, du moins, l'anomalie de la confusion des ordres sera manifeste37.

Dikan khimairas : soulevée au-dessus de l'autel, privée de son statut humain et princier, Iphigénie n'est plus qu'une créature « de Tordre d'une chèvre ». Et, dans les Euménides, le fantôme de Clytemnestre criera encore aux Erinyes qu'elles ont perdu leur victime, Oreste s'étant éclipsé « comme il se doit pour un faon » (nebroâ dikén : 111). Façon de suggérer que les ordres ont perdu leur stabilité et s'enchevêtrent. Ou plutôt que l'ordre mis en scène, généralement humain38, est brusquement traversé par un autre, qui règle la vie des animaux ou les mouvements de la mer. Justice veille à la distribution des ordres - à moins que l'on n'appelle « Justice » cette distribution même lorsqu'elle est, pour chaque ordre, conforme à la loi de celui-ci. Que l'on sacrifie seulement une jeune fille dans l'ordre du monde animal, et le processus entier d'offense et de réparation se met en marche. Nous voici loin de la pure et simple figuration, loin même de la comparaison à quoi, en un consensus tacite, les traducteurs réduisent tous, sans hésiter, la fonction de dikën. C'est bien plutôt de l'irruption, souvent brutale, d'un ordre étranger - qu'on se rappelle le xenikôn aristotélicien -

36. Choéphores, 990, à propos d'Egisthe : ékhei gàr aiskhuntêros, hõs nómos, dikën (« il a, comme c'est la loi, le verdict (ou le châtiment, ou le lot) du séduc- teur ») ; Hésiode, Les travaux et les jours, 276-278 : « Car, pour les hommes, le fils de Kronos a établi cette loi (nômon) que les poissons, les bêtes sauvages et les oiseaux ailés s'entre-dévorent, puisqu'il n'est pas chez eux de dike, mais aux hommes il a donné dikê... »

37. Pour avoir, à la rubrique « norme », rencontré dans un dictionnaire le terme de « modèle », j'ai cru un instant pouvoir traduire dikën par « sur le modèle de », où se conjoignaient dimension normative et sens figuré de dikë. Mais, dans un univers où la mimësis est singulièrement problématique, la notion de modèle faussait gravement l'orientation de cette recherche.

38. Mais quel est Tordre des knnyes, dont il est dit avec insistance qu'elles n'appartiennent à aucun ordre de créatures répertoriages ?

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dans l'univers des locuteurs qu'il s'agit, du moins dans Agamemnon, et, de cette irruption, la portée est strictement dessinée par les contours de dikën. En parfaite cohérence avec les choix d'un texte qui refuse d'aplatir l'un sur l'autre les champs d'existence, la norme étrangère vient trouer l'ordre auquel elle est soudain appliquée, sans y laisser autre chose que la trace, parfois la déchirure, de son effraction. Dikën + génitif : façon de dessiner l'anomalie comme l'empreinte d'une dikê dans un univers où elle n'a pas sa place.

Dikan khimairas : peut-être méditera-t-on sur la terrible ironie de cette utilisation à contre-emploi de dikp9. Une jeune fille n'est pas une chèvre ; lui en appliquer la règle est une épouvantable transgression. Quant aux Erinyes, pour qui Oreste est une bête sauvage (oikhetai ibÈv, la bête est partie, gémissent-elles : Eumè- nides, 147), elles devraient savoir que dike, qu'elles aiment tant invoquer, résiste à la confusion des ordres, qu'il revient à dikën de signaler. Sur ce point, l'ombre de Glytemnestre, peut-être parce que les morts refusent de lui faire une place, était plus avisée : Oreste est la victime des Erinyes, mais Oreste est un homme, et l'installer dans le rôle d'un faon revient à procéder à une redistribu- tion générale de la dikê.

S'éclaire du même coup l'accumulation des occurrences de dikën autour de Cassandre, que ce soit dans le discours d'autrui, pour désigner en elle une infraction vivante à la bonne répartition des ordres ou, dans sa propre langue de voyante, pour suggérer que, s'agissant du dire, la distinction du propre et du figuré est, au regard de l'oblique sagesse apollinienne, dépourvue de toute perti- nence. Cassandre renonce-t-elle aux énigmes pour un logos ordonné ? C'est encore et toujours de la traversée des ordres qu'il est question :

Bien. L'oracle à présent Ne regardera plus de dessous ses voiles, Comme il se doit pour une jeune épousée. Mais je le vois brillant, qui respire et bondit Vers le soleil levant, au point de déferler,

de Vordre d'une vague, Vers les rais d'un fléau pire encore. nrt oo

[Agamemnon, 1178-1183.) nrt oo

39. Au vers 232, khimaira, la jeune chèvre, est peut-être, comme le veulent Denniston et Page dans leur édition (Oxford), « spécialement approprié puisqu'il était de coutume de sacrifier une chèvre à Artemis Agrotéra ». Mais Iphigénie n'est pas une chèvre. On notera que, à moitié sauvage la chèvre est d'ailleurs une victime sacrificielle très particulière : voir P. Vidal-Naquet, Chasse et sacrifice dans VOrestie d'Eschyle, dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1972, p. 139, sur la sauvagerie de l'animal « relayant en quelque sorte la sauvagerie de l'acte » qu'est un sacrifice humain. Mais, à parler d'ironie, c'est à dikën que je pense.

Page 143: Revue Philosophique. Derrida

La métaphore sans métaphore 263

Habitée de visions, mue par le souffle du dieu, la parole oraculaire, lors même qu'elle se plie au logos, ne saurait éviter les transgressions qui font le désordre du monde et la matière de la prophétie. Encore une façon, pour le dire tragique, de se situer hors métaphore dans le champ de la métaphore.

Et il y a enfin le double régime des mots dans ce que chante et dit le chœur. Ou plutôt - car, dans ce « double », on n'entend ni ambivalence ni duplicité - , l'évidence que certains mots peuvent, sans clivage ni conflit, s'entendre simultanément sur deux registres, celui du mûthos (ou, pour parler aristotélicien, de l'intrigue) et celui, contre toute attente autonomisé dans le texte, de la dra- maturgie, ou plutôt de la chorégie.

Soit le chœur des Choéphores disant les gestes de son deuil : il décrit les mouvements de la main tendue (orégmata kheràs : 426), et ainsi se réalise la jonction, impossible dans Agamemnon, entre le meurtre où main après main se tendait « pour atteindre le roi [Agamemnon, 1110) et les rites funéraires dus au mort. Lorsque les pleureuses ajoutent que cette main frappe leur corps « de haut, d'en haut », faut-il entendre que le chœur commente les mouve- ments mêmes qu'il accomplit dans l'instant où il les dit ? Les tenants de cette interprétation réaliste ne manquent pas, ils pensent que les mots indiquent les gestes ou que les gestes doivent imiter le texte et trouvent donc dans ces vers quelque chose comme une didascalie.

L'avouerai-je ? Pour m'être essayée à traquer le voir au sein du dire, je doute fort qu'il en soit aussi simplement ainsi. D'autant que, de khôros à phrën, entre la situation du chœur dans le théâtre et le rôle de phrên ou de kardia à l'intérieur de l'homme, on peut discerner comme une troublante analogie, qui ne cesse de renvoyer de l'un vers l'autre. Ainsi, en chaque porteuse d'offrandes, le cœur, tel un khôros tragique, danse de terreur (orkheîtai phóbõi : Choé- phores, 167), et c'est encore Oreste au bord de la folie qui, dans un verbe déjà attiré par la déclamation lyrique40, affirme que « devant le cœur, la terreur est prête à chanter, et lui à danser avec fureur »

40. Au chœur, il faut ajouter les personnages aspirés par une expression de type lyrique. Oreste est à l'évidence du nombre en maint passage des Choé- phores, et c'est encore lui qui, en 554, désignera son plan - l'intrigue des scènes à venir - comme mûthos ; mais déjà, en 251, il désignait le « nid » des petits de l'aigle comme skënemata, les bâtiments de la skëne qui suggèrent le palais. On pourrait aussi mentionner le veilleur qui, tel un chœur lyrique, annonce : phroimion khoreúsomai {Ag., 31) ; il revient en effet au veilleur de dire le pro- logue, mais, à vouloir danser, il anticipe l'entrée du chœur au vers 40.

Page 144: Revue Philosophique. Derrida

264 Nicole Loraux

(huporkheîslhai kóiõi : Choéphores, 1024-1025), désignant par là même ses mouvements intérieurs comme « une forme de lyrique chorale... où la composante de danse est nettement subordonnée à celle du chant ». On ajoutera que « si la position subordonnée d'une composante de la lyrique chorale » entraîne bien « une inten- sification de virtuosité pour son exécutant »41, voici que, sous le chant de terreur, kardia exécute - avec quel art ! - une danse frénétique.

Je ne multiplierai pas les exemples. L'intérieur humain, lorsque l'homme s'exprime sur le mode lyrique, réagit en tout point comme un khóros et, pour un khóros, tout peut devenir danse ou musique, et d'abord chant - le mode d'expression privilégié du chœur dans la représentation théâtrale. Il n'est jusqu'au coup sanglant porté par la catastrophe qui ne soit défini par son rapport d'opposition au chant (parámousos plaga : Choéphores, 467-468) et Veris de sang qui dresse Oreste contre sa mère se fait « hymne des dieux dessous la terre » (474-475) - le contraire même d'un hymne, car un hymne n'est pas, ne saurait être chthonien.

Que, dans YOresiie, l'hymne soit pris dans une structure d'oxymoron, maint passage l'atteste où, au lieu d'Apollon, Vhùmnos célèbre les dieux d'en-bas : soit le péan des Erinyes (Aga- memnon, 645), par où le cri de victoire se fait lugubre, 1' « hymne au multiple thrène » (Ag., 709-711) de la cité de Priam, évoqué par le chœur, et, dans l'ode du chœur s' interrogeant sur le chant pro- phétique que kardia vaticine en lui, cet « hymne sans lyre, thrène de l'Erinye » qu'entonne le Ihumôs, cependant que kardia danse en rond (Ag., 975-979, 990-993), en attendant que, dans les Choé- phores, l'espoir se fasse jour d'un ordre neuf où le péan, redevenu chant de victoire, remplacerait le thrène (Cho., 342-343).

Mais c'est face à Cassandre que le chœur des vieillards d'Argos a formulé explicitement, à l'usage du spectateur-entendeur, l'étran- geté d'un tel oxymoron. Dans cette scène, il est vrai, la prophétesse chante, annexant la partition habituelle du chœur42, lequel, délivré pour un temps de sa fonction d'organe enregistreur, cesse d'épier l'anomalie de son propre chant intérieur pour manier le logos, instrument mieux adapté à l'analyse. D'où l'échange suivant, en guise d'ouverture pour la scène :

- Otototoî pópoi dâ ! Apollon, Apollon /

41. Citation de G. Nagy, Pindar's Homer, Baltimore et Londres, 1990, chap. 12, § 516.

42. D. Lanza, art. cité. n. 9, p. '¿u.

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La métaphore sans métaphore 265

- Pourquoi ainsi faire ototoi au sujet de Loxias ? Il n'est pas dieu à recevoir du thrène. - Otototoi popoi dâ ! Apollon, Apollon ! - Elle, à nouveau, en cris sinistres, appelle le dieu. Qui n'a en rien sa place dans des plaintes.

(Agamemnon, 1072-1075.)

Le renversement est beau : dans cette scène construite comme un oxymoron, c'est à la prophétesse d'Apollon qu'il revient d'en appeler à des modes musicaux hostiles au dieu qu'elle sert, cepen- dant que le chœur en tient pour l'orthodoxie, tel un khóros lyrique du passé qui ne saurait prendre ses distances par rapport au dieu- chorège43. Mais, derrière ce débat - ou, plus exactement, en même temps que lui, glissée en lui et empruntant la forme d'un moment d'intensité dans l'intrigue - , il faut savoir entendre l' autoréférence de la tragédie aux lois qui la constituent comme genre : la lyrique est à Apollon mais, en se l'appropriant, la tragédie la détourne à d'autres fins, au service de la célébration du deuil ou à celui de la fureur des Erinyes, ces « ménades épieuses de mortels » (bro- toskópõn mainádõn : Euménides, 499-500) derrière lesquelles il est bien difficile de ne pas deviner, fût-ce fugitivement, la présence absente de Dionysos44.

Voici que les Erinyes ont vraiment fait leur entrée. L'analyse de leur « hymne », cet hymne lieur qu'elles célèbrent après avoir « noué leur chœur » (Eum., 307) mérite que l'on s'attarde un ins- tant encore sur Y oxymoron qu'elles renouvellent en parlant de leur « chant odieux » ou de leur « haïssable Muse » (mousan stugerán). On constatera alors que, contre Apollon et le déshonneur qu'il leur inflige, l'hymne des Erinyes est, pour la victime dont elles lient les phrénes, égarement et folie, mais surtout chant sans phorminx {Eum., 324-333)45. Et le chœur des Erinyes chante aussi les « figures de danse hostiles » qu'exécute leur pied, lorsqu'elles s'élancent et,

43. Sur Apollon, dieu chorège (et sur les Muses), voir Nagy, Pindar's Homer, chap. 12, § 519 et 525.

44. Bien qu'elles reçoivent des nëphalia (107), libations sans vin, toute autre traduction que « ménades » serait une retraduction dans la langue du sens : ainsi Mazon, qui parle de Furies parce que les Erinyes sont ainsi nommées chez les Romains et que les ménades sont déchaînées. Même l'association avec Maniai (version euripidéenne, aux vers 698-699 d'Oreste) risque encore de détourner de l'essentiel.

45. C'est-à-dire « sans lyre » (voir Ag., 990 : áluros). La phórminx n'est pas très différente de la kithará et, comme telle, proche de la lyre, essentiellement caractérisée comme instrument à cordes. La lyre est l'accompagnement normal du chant choral.

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266 Nicole Loraux

lourd fardeau de violence, retombent sur leur proie (Eum., 370-375). C'est ainsi que l'hostilité à Apollon atteint son sommet dans le

chant des Erinyes : parce que les vieilles divinités s'opposent à lui tout au long de l'intrigue, dans le sanctuaire de Delphes comme lors du procès à l'Aréopage, mais aussi parce que la tragédie fait réflexion sur soi dans YOresiie, où le chœur tragique, rompant avec la position assignée au khôros dans la poésie chorale, n'est plus un servant du dieu musicien et peut s'incarner dans les puissances qui lui sont le plus hostiles46.

Dans l'intrigue - sous l'intrigue - , il en va du principe même de la tragédie. Mais à cela, rien de métaphorique. Car le chœur des Erinyes est bien un khôros , et à plusieurs titres : certes, dans l'action, lorsqu'elles nouent autour d'Oreste leur ronde maléfique, les filles de Nuit, vues du strict point de vue de l'intrigue par un lecteur qui oublierait toutes les règles de la dramaturgie tra- gique, ont déjà figure de chœur ; mais, pour les spectateurs dans le théâtre, elles en ont plus que la figure, puisque, dans la maté- rialité de la représentation, elles sont un chœur tragique, qui danse et chante sa danse. Et il y a plus : de fait, YOrestie constitue les Erinyes en khôros. Déjà, Cassandre les caractérisait comme un chœur discordant à l'unisson, voire comme un joyeux cortège dionysiaque (komos : Agamemnon, 1186-1189), les présentant ainsi d'emblée comme en attente de recevoir une existence théâtrale.

D'un bout à l'autre de YOreslie est donc assurée, dans les parties lyriques, la coprésence de l'intrigue et de l' autoréférence tragique : le chœur des vieillards d'Argos flottait indécidablement, comme c'est le cas pour phrën, entre le sentir et le penser, le dedans et le dehors et les Erinyes font le chœur des Euménides parce que, en soi, elles sont un chœur. A l'ouïe fine du spectateur de savoir enregistrer simultanément les deux régimes du discours, comme deux portées entre lesquelles on ne saurait choisir.

Revenons une dernière fois à Yhûmnos désmios. Comme dis- tributrices, pour les mortels, des lots qui leur sont assignés, les Erinyes, avant d'entonner le chant, se sont caractérisées comme une stasis. Stasis émë : « ma faction », disent-elles [Eum., 311). Mais, du même coup, elles associaient leur fonction de partageuses à stasis, nom technique de l'installation d'un chœur dans Yorkhesira,

46. Contrairement à la poésie chorale où un chœur féminin peut, à l'imitation des Muses, se soumettre à un chorège mâle, représentant d'Apollon, Ghorège par excellence (Nagy, Pindar's Homer, chap. 12, § 533), le chœur tragique est représenté par un coryphée, de même sexe que les choreutes et simple émanation du chœur. D'où la liberté, pour les Erinyes, de s'en prendre à Apollon.

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La métaphore sans métaphore 267

lorsque, après la parodos et avant sa lente sortie finale, le chœur, tout au long de la pièce, se distribue dans l'espace réservé au chant et à la danse47. Stasis émê : ma faction, ma position de chœur. Voilà qui rappelle Cassandre les désignant sans les nommer sous l'espèce d'une faction (stasis) insatiable pour la lignée (Aga- memnon, 1117-1119). Comme Oreste au bord de la folie, Cassandre la voyante sait trouver les mots qu'affectionne le chœur. Mais Cassandre n'est pas un chœur et, dans sa parole, stasis n'a encore que le sens de « faction ». Le pas sera franchi dans les Choéphores, par le chœur des porteuses d'offrandes qui se désigne soi-même comme stasis, à la fois khôros constitué dans l'espace théâtral et faction au service des enfants d' Agamemnon (458 ; voir 114). En attendant la fin des Euménides où, au sens factieux de « sédition » (977), stasis se séparera définitivement du chœur, s'objectivant comme cela même dont, dans l'intrigue, les Redoutables ont reçu mission de protéger la cité. Mais il est vrai que cet emploi du mot sonne la fin des Erinyes comme khôros et anticipe de fort peu le premier adieu aux spectateurs athéniens : khairele (996).

Le chœur va se retirer. Il serait temps de conclure, s'il ne me fallait auparavant m'expliquer : pourquoi, au chapitre de la méta- phore sans métaphore dans YOrestie, annexer cette coexistence récur- rente, dans quelques mots très déterminés, d'une signification dans le développement du mûthos et d'un emploi de technique théâtrale ?

Il m'a semblé que la même logique était à l'œuvre dans un cas comme dans l'autre, une logique qui n'a rien à savoir (ou ne veut rien savoir) du clivage par où s'introduit de la dissociation. Par-delà toute opposition du propre et du figuré, du mûthos et de la mimesis, du voir et de l'entendre, les mots, dans VOresiie, sont en eux-mêmes. Tout comme il s'avère impossible de tabler sur la notion de méta- phore parce que tous les mots sont à leur place et non à celle d'un autre - si bien qu'il n'y a rien à restituer et surtout pas un sens - , de même, comme organe qui récite et subit l'effet du récit, qui chante à la fois le mûthos et le chant nullement métaphorique de son cœur, le chœur est, indécidablement, en position de phrën dans la fiction du théâtre et constitué par sa stasis dans la mise en scène. Il est phrin ou kardia en ce qu'il sert d'instance d'échange et de relais entre l'action et les spectateurs et, tout à la fois, adhère à sa propre position dans le théâtre, installé comme il l'est par sa stasis.

47. Sur ce sens de stasis et sur le double sens (constitution / division) de ce mot dans le théâtre, voir Nagy, Pindar's Homer, chap. 12, § 534-535.

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268 Nicole Loraux

Du spectateur de tragédie, je ne dirai donc pas que, pour lui, un registre représenle l'autre. Je ne dirai pas non plus qu'il ait entendu les deux registres sur fond d'écart. Je préfère penser qu'il entendait l'un dans l'autre ou l'un avec l'autre, sans jamais traiter comme figurée la danse du cœur sur les phrénes, sans jamais disso- cier le chant de terreur à l'intérieur du corps du chant par lequel le chœur en annonce aux spectateurs la force et le trouble.

Soit donc, au sujet de la mimesis, l'antique discord, le vieux différend de l'auteur tragique et du philosophe. Parce que le pre- mier serait « le vrai miméticien, c'est-à-dire le miméticien dange- reux », « c'est avec lui [...] que la philosophie a un compte à régler »48 dans le texte platonicien, au livre III de la République en particulier. On sait que, s'agissant de la mimesis, Platon recourt au « geste le plus ancien et le plus constant vis-à-vis d'elle, et qui est [...] de la mettre en scène et de la théâtraliser »49 en la fixant, mais qu'il ne parvient pas vraiment à en décider, « à faire la différence ». J'avance alors une hypothèse : s'il est vrai que le philosophe ne

parvient pas à décider de la mimesis, ne serait-ce pas pour avoir, en ce moment crucial de la République, donné au poète tragique le nom d'Eschyle60, ce qui revenait à rencontrer l'indécidable à l'œuvre dans le tissu tragique ? Or, loin de Platon qui mimait l'oralité et pariait sur l'écrit, la tragédie eschyléenne a installé le chœur en son centre comme l'instance même où le dire est simul- tanément pàthos du dire.

On aimerait maintenant parler de ce temps au présent de l'écoute, où ni métaphore ni mimesis ne trouvent le temps long propre à la différence. Je m'en tiendrai pour l'heure à cette façon qu'a la tragédie eschyléenne d'inquiéter l'ordre de la polarité - et peut-être même « de la polarité en général »61.

Nicole Loraux.

48. Citations de Ph. Lacoue-Labarthe, Typographie, dans Mimesis Désar- ticulations, Paris, Aubier-Flammarion, 1975, p. 219.

49. Ph. Lacoue-Labartne, op. cit., p. '¿ai. 50. Des trois grands tragiques, Eschyle est seul mentionne et souvent cite

aux livres II et III : République, II, 380a et 383a ; voir aussi 381d et III, 391e. 51. Derrida 19876 : 267, à propos de khõra.

ABRÉVIATIONS

Derrida 1971 : Jacques Derrida, La mythologie blanche, Poétique, 5 (1971), P. 1-52. _ _ . .

Derrida 1987a : Jacques Derrida, Le retrait de la métaphore, dans Psyché. Inventions de Vautre, Paris, Galilée, 1987, p. 63-93.

Derrida 1987Ò : Jacques Derrida, Chora, dans Poikilia. Btuaes offertes a Jean- Pierre Vernant, Paris, Ed. de I'ehess, 1987, p. 265-296.

Page 149: Revue Philosophique. Derrida

JACQUES DERRIDA : ÉPREUVES D'ÉCRITUREAuthor(s): Jean-François LyotardReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 269-284Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096284 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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JACQUES DERRIBA : ÉPREUVES D'ÉCRITURE

A l'occasion de la manifestation « Les Immatériaux » conçue par Jean-François Lyotard et Thierry Chaput et présentée de mars à juillet 1985 au Centre National d'Art et de Culture Georges Pompidou, un réseau d'écriture sur micro-ordinateurs reliant vingt- six auteurs fut mis en place. Jacques Derrida était l'un d'eux. Il s'agissait pour ces auteurs de donner des définitions de mots relatifs au thème de la manifestation. Les définitions ont été publiées sous le titres Epreuves d'écriture, par les éditions du Centre Georges Pompidou, sous la responsabilité de Thierry Ghaput, Chantai Noël et Nicole Toutchefï.

Nous avons isolé et reproduit ici les définitions données par Jacques Derrida auxquelles Jean-François Lyotard fait référence dans ses « Notes du traducteur », qui viennent à la suite.

C. M.

Revue philosophique, n° 2/1990

Page 151: Revue Philosophique. Derrida

Capture 10 octobre

Ex. : Définition égale capture, imposition de confins. Commen- taire : un autre genre de capture, et chaque ordre d'écriture, la signature même assigne un espace au sens et à l'autre. « Champ sémantique » : 1. Territoire (confins, code, corps, écriture, habiter, miroir, image, réseau, etc.) ; 2. Sexe (désir, geste, séduire, etc.) ; 3. Piège (artificiel, code, immortalité, langage, maternité, méandre, prothèse, simulation, etc.) ; 4. Fascination (façade, image, interaction, interface, lumière, miroir, simu- lation, simultanéité). Matrice d'écriture. Notre capture : dans le réseau, la matrice et la maternité de l'auteur de la règle. Signe tout. Capture des eaux, barrage arbitraire des mots, poten- tialisation, accumulation d'énergie, de sens, de mémoire. Le piège, pour une capture : ne marche plus à la mort de l'autre (capturé, captif ou captivé). Ne reste jamais qu'une signature : rien.

Capture 5 décembre

De ce que nous disons tous deux de la capture, je passe à la question suivante : en quoi ce schéma de la capture est-il la loi de nos rapports au cours de cette expérience même, au travers des « immatériaux » ? Qui capture qui et quoi quand un certain corps est absent ? Une autre expérience du sublime et de la sublimation ? La « dématérialisation », comme il dit, de la capture passerait par le fétichisme sublime, l'autre étant gardé par la mémoire d'une image, d'une fumée ou d'un parfum ; parfois d'un nom donné ou inventé, bref de ce qui, cendre, se présente comme imprésentable. Cela ne « marche » ni avec le regard qui voit sans être vu, ni sans regard ; seulement dans la double fascination. Celle-ci peut s'exporter dans l'invisibilité apparente de la téléphonie ou de la télextextu alité. Une fois de plus, dans cette télémachination, l'opposition ne marche plus : capturé/capturant, sujet/objet, forme/matière, artificiel/ naturel, fétiche/chose, présence/absence. La dialectique non

plus. Elle-même captivante déjà, la vérité de la capture n'aurait

Page 152: Revue Philosophique. Derrida

Jacques Derrida : Epreuves d'écriture 271

pas été pensée, je traduis selon l'étymologie, pas encore conve- nablement suspendue par la philosophie captive de l'opposition ou de la dialectique. Une capture efficace ou effective ne garde rien, il lui faut rester suspendue. Ce qui n'a donc pas été pensé, c'est aussi bien la séduction, l'amour, le deuil, le corps, le nom donné, mis là pour toi, pour l'autre en moi; l'autre en moi mais hors du deuil, ou réciproquement, sans réciprocité, sans symétrie possible. Donc sans syn-mat... Je renvoie ici à la Présentation* : « Pour mémoire, sanscrit mâtram : matière et mesure (racine mât : faire avec la main, mesurer, construire). »

Code 10 octobre

Mon code, ici, donc ma signature : ce qui reste d'une négociation avec le code posé, imposé, ou proposé au contrat par moi signé. Naviguer. Méandre d'écriture. Un code peut-il jamais céder à autre chose qu'à un code plus puissant, à une matrice plus comprehensive (comme je te comprends, mon fils) ? Ce code-ci m'autorise-t-il à poser, oui, des questions pour et au lieu de définir, voire commenter, à multiplier des énoncés d'un ordre non défini ? S'il n'y a de don qu'au-delà du code (pas sûr), y a-t-il un don ? Un don arrive-t-il ? Qu'est-ce qui peut arriver d'autre ? N'habiter une matrice plus puissante que pour pouvoir donner, recevoir, aimer (non signer) - et que quelque chose arrive. Contradictoire : on ne programme pas un don, ni une venue. Et si tout le jeu (proposé) était codé, crypté (voir tous les mots en M) ? Ecriture pour un(e) seul(e) et plusieurs à la fois. D'où les codes. Traduire, par exemple : si je vous dis, pour séduire, ces phrases sont codées (chiffrées), qu'en ferez-vous ?

Code/Confins 5 décembre

Oui, les confins « sont aussi dans notre dos ». La destruction ou le détournement des codes consistent à s'en servir peut-être d'une certaine manière. Que nous oblige-t-on à faire ici ? a tergo ? D'abord à accepter la définition du code par un code : « Les écarts différentiels selon lesquels ces traits sont distribués forment le code du message » ou « La matrice est le code du message » (Présentation*). Or nous faisons semblant d'accepter ce code, et nous rusons pour le déborder. Confinés, jusque dans notre dos, à tels genres de phrases, tels types d'écriture, contraints par le nombre de signes et l'espace-temps, par les mots donnés

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272 Jean-François Lyoiard

et les mots refusés, nous jouons avec les confins. Nous écrivons. Si je dis « signe », comment vont-ils comprendre et traduire ? Nom ou verbe ? En anglais, point de problème. Mais dans toute autre langue ? notre désir : non pas de détraquer la matrice, mais de la plier au désir. Pauvre désir. La machine vous dira- t-elle quelque chose du ton sur lequel je viens de prononcer cela : pauvre désir ? Donc de ce que je veux dire par ces deux mots ? Et si je voulais dire plusieurs choses à la fois dans un même soupir à plusieurs tons ?

Confins 10 octobre

Entre-deux. Entre deux espaces marqués (territoire) ou entre marque et non-marque, les deux ne s'opposant jamais. Entre mon pays et le tien ou entre nos pays et le désert, s'il y en avait, l'océan, l'espace illimité. On a ainsi déterminé la limite entre la matière, la nature et leurs autres. Les confins définissent et indéfinissent : évasifs, flous, comme mon écriture ici même. La matière tantôt déterminée par ses confins en opposition à X, tantôt comme l'indétermination, tantôt l'autre pays, tantôt le non-pays. Au-delà de l'opposition, les « immatériaux » sont alors un non-concept, l'indéfini du sans-frontière, donc, comme la marque, la trace, la phrase (au sens remarqué par Le Différend), le déplacement, l'écriture de la frontière même. Pourquoi « confins » (idiome français) s'écrit-il au pluriel ? Pour cela même ? Flou, à l'image de l'horizon (la limite même, étym. et l'illimitation).

Corps 10 octobre

Tombe. Aléa de la chute, ici même, entre deux sens au moins de « corps ». Tombent l'un sur l'autre (toi et moi) mais coïncident, tombent plus ou moins bien et juste : 1. Le corps dit « propre », le tien là-bas, le mien ici, ton pays et le mien en leur point supposé central, définis par cela seul qu'on ne les quitte jamais et que donc jamais on n'y arrive ou n'y revient. 2. Les autres corps, les corps « objets » sans rapport à soi (disait-on), ceux qui tombent comme des pommes, formeraient la classe la plus générale. Les corps « propres » (celui dont tu dis « ceci est mon corps ») en font partie, peuvent les habiter, mais aussi les prendre et les comprendre, naviguer sur eux, les traduire. Le pain, le vin, la fumée de pipe, le parfum, sont des corps, autant que l'écriture, les signes, la signature, mais ils deviennent aussi

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Jacques Derrida : Epreuves d'écriture 273

des morceaux de toi ou de moi, ils tombent hors de nous pour se sublimer, s'élever, se dématérialiser (ou l'inverse : impro- bable immortalité). Quelle écriture inventer pour que tu recon- naisses mon désir (mon corps, mon geste, ma voix, mon souffle) à travers la matrice et le code de l'autre ?

Désir 10 octobre

Ne s'oppose pas, comme veut le faire croire la tradition moderne, au besoin (différence à repenser). Quand je dis que je te désire, quand nous définissons le désir, c'est le désir qui me situe, nous définit, nous donne une place (telle place, telle date, telle heure). Désir, ce dont aucun langage moderne sur la séduction, la simu- lation, la répétition originaire, etc., n'essoufflera la sauvage affirmation. Plus vieux que le commencement. Ne manque de rien. Me souffle toute écriture. Toujours multiple, chaque fois selon la dyade : le tiers ne peut rien en dire qui ne s'arrête à l'image et à la façade. Renaît à chaque geste, d'un signe à l'autre, comme désir de réinventer l'habitat, les codes, le corps, le droit, l'idiome, le don au-delà de la monnaie, le chant d'une immortalité sans preuve, la prière sans religion, les larmes.

Droit 10 octobre

Adjectif, nom ou adverbe ? La « liste des mots » ne le précisant pas, elle nous induit à naviguer entre les trois, dans l'unité supposée de leur sens. L'homonymie n'est pas possible en toute langue. Capture du langage : le geste qui assigne une langue et confine dans un réseau de signes pour fonder un droit (la « règle du jeu ») n'est pas soumis au droit. Qui avait le droit conféré de choisir les mots et les auteurs ? Qui le confère, le délègue ? Qui me légitime ou m'autorise ici à avancer une écriture qui vous prévient et qui, vous précédant, fait la loi (comme moi, vous êtes devant elle) ? Droit de ? Droit à ? Grammaire française. Le déplacement philosophique ou du philosophique ici tenté n'annule pas le droit. Retour impossible à quelque sauvagerie imaginaire.

Droit 5 décembre

A-t-on le droit, dans une expérience telle que celle-ci (il nous faut penser à l'exposition, au public, ne pas nous servir de livres, écrire vite à la machine, etc.), de multiplier les références

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274 Jean-François Lyotard

savantes et « professionnelles », par exemple à des philosophes ? Pourrais- je citer la Lettre de Schlegel à Dorothée sur la femme et la philosophie populaire ? Tu cites Aristote (a-t-on le droit de se tutoyer ?) ; or sur le droit et le courbe, je pourrais citer Kant. Et si on faisait venir une citation de Kant sur ces machines ? Dans la Doctrine du Droit (Métaphysique des mœurs), où d'ailleurs il répond à la question « Qu'est-ce qu'un livre ? » en des termes qui mériteraient de figurer dans les « Immaté- riaux », Kant n'oppose pas seulement le droit au courbe mais aussi à l'oblique. « Le droit (rectum) est opposé comme ce qui est droit (gerade) d'une part à ce qui est courbe et d'autre part à l'oblique. » Ici, je n'ai pas le droit d'aller plus loin : conséquences...

Ecriture 10 octobre

Improbable, insoutenable, insupportable. Toujours pensée par la philosophie comme signe de signe (de la voix), geste ou prothèse artificiels, exilant dans l'espace le temps du souffle. Depuis, on a pris le droit de séduire ce code métaphysique, de détourner l'usage du signe « écriture » au-delà de ses confins traditionnels ou modernes. La trace, la marque ne surviennent pas à un sujet, une substance, un support : ni un attribut, ni un accident, ni une forme ou un signe. « Phrase » au sens de Lyotard ?

Espace 10 octobre

Ouvre et limite, donc inspire le désir, aussi bien que le langage. Ici : le nombre de lignes et de signes accordé par la « règle du jeu ». Ruse de l'espace : ellipse, économie, loi de Yoikos. Gomment vas-tu habiter cette liste de mots, signer dans le jeu sans le maîtriser, sans y accumuler potentiellement (espace, temps, vitesse, réseau, interaction) le maximum de langage ou de sens? Laisser de l'espace à l'enchaînement de l'autre. Mon expérience de l'espace aujourd'hui, souffrance du corps, chance du désir : la prothèse téléphonique, la quasi-simultanéité des voix, à vitesse apparemment infinie, aucun langage, le souffle. Désir d'un téléphone à image. Reste : l'espacement, la khora. Autre code : a espace » extra-terrestre, médium de nouvelles communications (satellites, nouveau droit). Autre idiome : être ailleurs (distrait, un peu dingue) : spacy, spaced out. Enfin blank out, Zerstreuung, Spielraum, etc.

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Jacques Derrida : Epreuves d'écriture 275

Geste 10 octobre

Ce qu'aucun « modèle de langage » ne semble pouvoir capturer, confiner, traduire. Pas plus qu'une linguistique ou une philo- sophie du langage ne pourrait faire habiter en elle une prag- matique, ou tout simplement la langue qu'elle parle. Par ex. : geste de la langue, geste d'écriture. Sens plus strict et conven- tionnel : écriture codée du corps (animal ou humain) supposé disposer de soi (sujet), donc aussi de la voix (intonation). Idiome français (au moins) : faites un geste. Dans l'idiome qui fait ici la loi, on appelle ainsi à la paix, à la réconciliation mais sans le pardon qui, lui, ne fait aucun geste, ne devrait même pas dire : nous allons effacer le mal. L'a déjà laissé s'effacer de lui-même : ce que j'appelle l'écriture.

Geste 5 décembre

« C'est pour cela que vous avez été invité. » Le geste est codé, mais c'est ce que personne pourtant ne peut faire à votre place. Il vous situe dans un ordre plutôt qu'il n'est votre action, l'action d'un sujet. Il ne peut pas y avoir de geste absolument calculé, ni même réfléchi, ni dans l'index retourné vers moi (moi-je), ni quand mes doigts ou mes lèvres se touchent. Dans le geste de me montrer, je ne me vois pas. Et plus que tout autre, la « beauté du geste » épuise la réflexion, quand même elle ne l'excluerait pas.

Habiter 10 octobre

Rareté : un des quatre verbes de la liste. Transitif et intransitif (j'habite la ville que tu sais, c'est là que j'habite, chez toi), alors que les trois autres sont ou transitifs (séduire, traduire) ou intransitifs (naviguer). Or habiter, c'est ce qu'un sujet fait, décide ou « agit » le moins, ce n'est pas une action. Je n'habite que dans l'éloignement, seule manière de penser que l'écriture, la mémoire, le langage donnent à habiter, lui donnent lieu en m'en privant. Ce sont seulement les lieux où je projette de me rendre ou de revenir avec toi. Hantise du retour (revenir, revenance), du chemin circulaire, de l'anneau, de l'odyssée. Différence entre hanter et habiter ?

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276 Jean-François Lyolard

Image 10 octobre

Ton image est en moi, voilà une phrase qui peut avoir n'importe qui pour auteur, tout le monde la comprend. Chose très simple sur laquelle pourtant ni la philosophie ni les sciences « positives » (neuro-biologie, discours sur le cerveau et le stockage des traces optiques, etc.) n'ont au fond jamais rien dit de satisfaisant. Même chose pour l'image sonore. Question très simple. Pour tout le reste nous sommes des experts, stop. Ce qu'on peut dire, il faut le taire.

Immortalité 10 octobre

Figure de l'impossible même. Comment « apprendre » à ne plus en avoir le désir, ni pour soi ni pour les autres qui pourraient encore nous garder en eux ? L'écriture non testamentaire, affir- mant la mort sans retour, ou 1' « immortalité » comme « état indif- férent à la vie et à la mort » (Présentation, p. 10*), est-ce donné à l'homme comme tel ? A la femme seulement ? L'immortalité, dit-il, m'est arrivée plusieurs fois. Quiconque distingue le désir d'immortalité et l'immortalité elle-même n'a jamais aimé ni promis. Quiconque les confond non plus. Conclusion ? Il y a l'immortalité entre toi et moi, qui nous verrons mourir. Traduire : nous nous verrons mourir.

Immortalité/Signe 5 décembre

A ces deux signes j'ajoute la « vitesse », ce qui fait trois signes, immortalité, signe, vitesse. Je ne crois pas que l'immortalité soit aujourd'hui « académique » ; ni le thème de quelque « naï- veté », pas simplement. Pas plus que les « immatériaux » ne sont le contraire ou autre chose que la matière, une certaine « immortalité » n'est étrangère à l'expérience la plus indubitable de la mort. Pour en associer ici le nom à ceux de vitesse et de signe, je parlerai de l'incinération, de la ruse et de l'amour qui en inspirent le désir quand il s'agit de soi. L'amour : ne pas encombrer les autres avec ses restes, sa place, son nom ou son monument funéraire. Plus de place, plus de deuil ! Mais il y a aussi la ruse sublime de l'immatérialité glorieuse : n'ayant plus cette place assignée qui permette aux autres de vivre en paix et de faire leur deuil en s' assurant que le mort reste bien où il est (sans avoir écrit par exemple), la mémoire du feu ou la cendre alors occupe toutes les places, tend du moins à le faire,

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Jacques Derrida : Epreuves d'écriture 277

interdit spirituellement le deuil, ne laisse plus les autres en paix. On écrit et on signe toujours avec des cendres. Plus de place, plus de deuil ! On signe pour s'immortaliser à toute vitesse, le temps du feu. Le temps des immatériaux est aussi, comme depuis longtemps au Japon, le temps des cimetières sans corps et sans tombe. Des machines à traitement de textes et de petites urnes, à peine. Encore un peu de répit : nous n'avons pas vraiment écrit sur nos nouvelles machines, nous avons écrit à la main sur nos vieilles machines à écrire, électriques ou non, puis laborieusement transcrit. Il est vrai néanmoins que quelque cruauté aura été sensible : quand mes premiers énoncés furent « saisis », la difficulté que j'avais à les relire, à y reconnaître un ton, un rythme, une manière de poser la voix ou la main, tout cela me fit comprendre que déjà j'avais écrit, télégra- phiquement, en économisant les signes, pour cette nouvelle machinerie, dans ce nouveau monde, en suivant les règles du jeu, à toute vitesse et à une vitesse qui n'est plus la mienne. On ne signe qu'à une certaine vitesse, chacun la sienne, et cela ne dépend pas de la longueur du nom. Conclusion : accepter la terre, l'humaine inhumation, rester à sa place et demander (le sourire intérieur) qu'on ne se dérange pas trop, qu'on ne dérange pas ses habitudes qui sont aussi de vitesse, de signe et de mortalité.

Interaction 10 octobre

S'il y a, en effet, « interaction générale » (Présentation, p. 4* dans un de ses moments les plus « leibniziens » de ton), où situer la rupture, la dissociation, l'hétérogénéité, l'incommensurable, le tout autre ? Et le différend ? Et la dissymétrie (le dissyn- mât) ? Insituable ? Comment penser l'interaction avec l'inter- ruption du rapport, avec la rupture ou l'éloignement (fini- infini) de la férence et de tous ses modes, avec la différence ? De là vient sans doute ma suspicion à l'égard du mot « action » (je devrais dire mon allergie). Je m'en sers pour la première fois, peut-être, au singulier. J'aime mieux « acte » (événement erra- tique, parfois, trace ou archive exposée, acte sans sujet ou cendre, acte de bénir la cendre (Celan), irréversibilité de l'aléa). Je préfère surtout « entre », l'acte de l'entre à l'interaction et même à l'entr'acte. Entre, donc. Traduire.

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278 Jean-François Lyotard

Maternité 10 octobre

(Trop tard, changer de genre : la place !). Pas de versus. Place de la sainte infinie perversité. Tire sa sublime toute-puissance de ne s'opposer à rien. Tout sauf « la fonction du destinateur du message » (Présentation, p. 6*). Ne détermine, destine, décide rien, emporte d'avance les de- de toute sorte, signe tout. Place pour la pensée, dès lors que ne décidant de rien, elle suspend. Qu'appelle-t-on pensée en latin ? « Etre en suspens » (pendere), en souffrance. (Cf. La fine del pensiero, Agamben.) Autre idiome, autre famille, autre mère que Denken, Danken, Gedanc, Gedacht.

Matière 10 octobre

1. Dans la « liste des mots », pourquoi les signes en M sont-ils les plus nombreux (12 sur 50, et il y a 17 lettres initiales) même quand ils sont sans rapport immédiatement évident avec la matrice des « immatériaux »? M : aléa ? Quelque chose de la règle du jeu, donc de la mesure, quelque chose de mât nous serait-elle cachée ? 2. Quel désir nous pousse à garder, avec ce mot, la mémoire des oppositions dont on nous dit qu'elles sont désormais impertinentes ? Quel désir d'histoire encore et d'ha- biter un langage déserté ? Pourquoi le « deuil » et le « chagrin » (Présentation*) ? 3. Matière : ce qui reste, non pas au sens de la substance, et qui résiste, non pas comme l'objectivité. Se trouve paradoxalement du côté de la règle, de la nécessité, de la mesure sans mesure, de la mesure aléatoire sans laquelle rien ne serait. Ici la limite économique, condition d'écriture, même si on l'excède (50 mots, tant de signes et de lignes, à telle date).

Mémoire 10 octobre

1. En français, le sens change selon le nombre et le genre (le mémoire, la mémoire, les mémoires (mase, ou fém.)). Economie d'un discours interminable sur l'hétérogénéité des trois. 2. Mes chances : que la seule forme du malheur soit de perdre et non de garder la mémoire (regard sur la garde même, vérité de la vérité : donc non vraie). 3. La Présentation* dit : « Pour mémoire, sanscrit : mâiram : matière et mesure (racine mât : faire avec la main, mesurer, construire). » Or quoi, pour la pensée des immatériaux, de la mémoire : de ce que la postmodernité aurait périmé, disqualifié, voire seulement situé?

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Jacques Derrida : Epreuves d'écriture 279

Miroir 10 octobre

Exemple : ce matin-là, je suis derrière toi, tu es devant ton miroir, je te regarde me voir te voir. Voilà une phrase que tout le monde comprend, or elle t'est adressée, ici maintenant, tu peux le savoir. « Nous nous regardons dans un miroir » peut avoir tant de sens, en français, au moins trois, plus leurs greffes. Traduire. Aucune représentation photographique (écriture des lumières), aucune représentation en général ne peut surprendre un face-à-face, pas même dans un miroir. Nous chassons ici le tiers en lui tendant notre miroir.

Mutation 10 octobre

Métamorphose sans mémoire, différence sans répétition. Est-ce possible ? Ce que je cherche dans la terreur. Ici, devrait nous faire oublier jusqu'à la racine, le mât serait effacé sans reste. Apprends-moi une toute autre langue, dans laquelle aujourd'hui je suis totalement muet. Mute. Au-delà de tout traduire, sans unité de mesure (mât) pour un quelconque « champ séman- tique ». Comment une machine traduirait-elle ici « mute » ? Chaque fois que j'écris « traduire », je pose la question du mât et plus précisément du matériau.

Naviguer 10 octobre

Fait rêver parmi ces mots. Un des quatre verbes du stock, avec habiter (par exemple un bateau), séduire (dévoyer, égarer, « mener en bateau »), traduire (Uebersetzung, Uebertragung) : parlant de finir un poème, dans Notre ultime gratitude envers l'art, Nietzsche dit en substance que ce que nous traduisons ou transportons, transférons alors (uebertragen) « au-dessus de la rivière du devenir », nous avons le sentiment que c'est une déesse. (A vérifier.) 2. Empirisme légendaire des insulaires, art de la navigation : le maximum de calcul, compte tenu du maximum de contraintes et d'aléas. Calculer avec l'imprévisible, jouer avec la destination, jusqu'au risque de la perdre sans retour. Naviguer à vue (ce que je fais ici). 3. L'âme (ou le sujet) qui n'est pas dans le corps, disait-il, « comme un pilote en son navire ». D'où : sentiment et cybernétique, faut-il choisir ? 4. Naviguer : travail, opération qui pourtant ne produit rien, aucun objet à partir d'une matière. Transporte, métaphorise, traduit : place du bateau et des voiles dans la rhétorique. Comme la traduction,

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la navigation est le calcul d'un sujet situé, qui ne maîtrise qu'en suivant le vent, la force donnée, les courants entre deux pays. Immense calcul, seule écriture et seule lecture possibles, inces- samment renouvelées, le génie inventif d'une certaine passivité. 5. Plus ou moins grands, il n'y a que des lacs. Traduire, c'est un piège.

Ordre 10 octobre

Traduire, l'un dans l'autre, les deux sens qui se mettent ici en réseau : 1. L'ordre donné : Jouez ! Ecrivez ! Observez les règles ! 2. L'ordre donné, au sens par exemple de l'ordre alpha- bétique d'une série de mots. Quand j'accepte et contresigne ces deux types d'ordre, il y a contrat, mais il y avait déjà conven- tion pour que je puisse les recevoir et les entendre. Les auteurs du jeu ont dû tenir compte, pour donner leurs deux ordres, de conventions, de situations, d'ordres établis. Ils ont dû habiter, naviguer, séduire, traduire, c'est la condition pragmatique de tout performatif efficace. Conclusion : un ordre (2) télécom- manderait (remote control), en un sens non nécessairement jussique, l'autre (1). Sauf l'improbable.

Preuve 10 octobre

Ne m'a jamais intéressé - je crois. Mais je crois aussi qu'on ne doit jamais y renoncer : toujours plus de raison et de lumière, afin de sauver l'improbable en ses confins ultimes, ceux de l'autre. Je n'aime que la foi, ou plutôt dans la foi, son épreuve irreligieuse. 2. La définition du tort et du différend par Lyotard : « Dommage accompagné par la perte des moyens de faire la preuve du dommage (...) l'impossibilité de prouver » (Le Diffé- rend, p. 18-25). Avoir tort (ce qui peut toujours donner lieu à la preuve) n'est pas faire tort. Reconnaître ou prouver son tort, est-ce possible ? Non, c'est donc la seule chose intéressante. Ce n'est jamais probable. On peut toujours prouver que quel- qu'un n'a pas avoué son tort, seulement reconnu et expliqué le dommage. Pas de preuve pour un pardon (demandé ou accordé). Deux peuvent-ils s'être fait le même tort, un tort symétrique (syn-mât) ? Non, par définition. - Prove it !

Prothèse 10 octobre

Peut-on tout remplacer à la fois (l'homme par exemple, le sujet, etc.) et encore désirer, aimer, souffrir, avoir mal à sa pro-

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Jacques Derrida : Epreuves d'écriture 281

thèse comme « dans » un membre fantôme, dialoguer avec elle ? Apparemment non, dis-tu, et il nous invite ici à comprendre, avec les « immatériaux » qui font un bond, seulement un bond, dans l'extension du prothétique, un « chagrin », un « deuil », une « inquiétude », une « sage mélancolie », etc. (Présentation, p. 8*), à les ressentir en vérité, à « intensifier » (p. 3) l'interrogation qui les accompagne. En fait, il ne faut pas se demander si une prothèse peut souffrir, aimer, etc. : il faut savoir, par nécessité, l'inverse : pas de souffrance, d'amour, de désir, de voix, de « vie » sans pro- thèse. Seule, la possibilité matricielle du supplément prothé- tique peut séduire, traduire, laisser à désirer, faire souffrir, endeuiller, vivre. Ellipse : au milieu l'enfant. Et puis la signature qui n'aura jamais fait d'enfant.

Réseau 10 octobre

« Interaction générale. » Connexion, donc lien, obligation. Passe communément par la représentation de « fils » : tissu, texte, écheveau, généalogie, arbre. Sans point central reconnu ou manifeste ? Autre « champ sémantique », pourtant, relie au précédent par la non-manifestation du sujet central : la clandes- tinité, la clandestination, la résistance cloisonnée, la crypte, le secret, le privé, le complot, l'irrédentiste dissociation : toi et moi, la conjuration. La postmodernité semble tenir également aux deux valeurs de réseau. Elle ne peut les mettre en réseau. Son concept en est peut-être dissocié, le concept de la disso- ciation même.

Séduire 10 octobre

En détournant le sujet du sujet, de la maîtrise dite cartésienne, en le délogeant de son projet comme de son habitat, en le déstabilisant et en le dévoyant, je le séduis, je l'attire vers moi : tu n'as plus de chez toi, viens, aime-moi, arrive, arrive-moi. Errons ensemble. Et pourtant je n'appelle ainsi qu'au-delà des méandres de la séduction, de ma signature et des codes de la rhétorique, au-delà même, par définition, de « moi », du « moi » de « arrive-moi ». Et toi non plus, tu ne viens pas pour me séduire. Si la séduction « postmoderne » ne détourne plus vers un sujet séducteur, hors d'un droit chemin, aurions-nous perdu la séduction ? La postmodernité ne serait plus séduisante elle- même, sauf si la séduction était autre chose et plus qu'elle-

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même, ou si la « tradition de la modernité » avait encore plus d'un tour dans son sac. La postmodernité serait encore son langage artificiel, une simulation de plus pour nous séduire, nous mener en bateau : classique. Je voulais séduire ta mémoire même, l'habiter jusque dans les moments où je n'étais pas là pour toi.

Sens 10 octobre

Economie pragmatique des exemples : 1. « Sens, c'est le parfum que nous avons choisi ensemble. » 2. « Je sens bon après ce bain. » 3. « Sens comme ma main est brûlante. » 4. « Je t'aime avec mes cinq sens, et même, dans ma folie douce, avec mon sens commun. » 5. « Ce sens est interdit. » 6. « L'histoire a-t-elle un sens ? » 7. « Seule une phrase a un sens, jamais un mot », dit Austin. 8. « Ils comprennent la multiplicité des sens que j'imprime à ces mots que je n'adresse qu'à toi et que pourtant tu signes, dont tu es la destinatrice, il dirait la mère. » 9. « Sens ? J'aimerais bien y aller avec toi, mais pas pour y habiter. » 10. « Le sens de ces phrases, à moins que ce ne soit leur valeur, c'est de fournir des exemples d'usages hétérogènes du signe écrit « sens ». Improbable qu'on puisse jamais les traduire mot à mot, un mot pour un mot, l'un pour l'autre.

Signe 10 octobre

Le nom est plus ennuyeux que le verbe. Signe ! L'ordre en un mot. Semble impliqué dans tous les ordres : comprends l'ordre, montre-le en signant, condition de l'obéissance. Et pourtant, « signe ! » serait l'ordre de faire le geste qui devra rester le plus libre, le paradigme de la liberté. 2. Idiomes : qu'est-ce que « faire » dans « faire signe » ou, autre geste, « faire un signe » ? 3. Si tout est signe, renvoi codé à autre chose ou prothèse insti- tutionnelle, il n'y a plus d'opposition réelle, seulement fonc- tionnelle, entre un signe et une chose, plus rien à remplacer (aliquid pro aliquo), seulement des signes à remplacer, du rem- placement (artificiel, prothèse), des places et des sites. Achève- ment de la « tradition moderne » ou postmodernité ? 4. Un signe de toi, ma langue quotidienne, ce pour quoi je pleure. Traduire.

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Jacques Derrida : Epreuves d'écriture 283

Simultanéité 10 octobre

Toujours improbable. Souffle ! Souffle sans un signe dans une prothèse téléphonique, par-dessus montagnes et lacs, et au même instant... Mon « sentiment », le roc de creuse certitude, c'est que par-delà tous les décalages, délais ou relais différentiels, par-delà les « relativités » de toute sorte, il y a de la simultanéité, dont il n'y a rien à dire qu'elle-même et l'ultime lien qu'elle garde avec l'autre, quels que soient les différends. Il y a des « contemporains », les seuls auxquels je reste a priori attaché (?) par une irréductible simultanéité. Les plus ignobles sont jetés dans le même monde que moi, le même ici maintenant. Pour une seule fois. 2. A toute vitesse, à vitesse quasiment infinie, relier d'un trait le hama (simultanément) de le Différend (p. 111) et le aAMma de la « dédicace ». Signe. Traduire.

Temps 10 octobre

II en faudrait trop pour la définition du temps - en particulier. Le défini est impliqué dans la définition. Précompris selon un « cercle herméneutique », le défini définit le définissant, et donc il ne définit pas assez. Ou trop. La phrase donne une image claire mais floue [out of focus à cause d'une certaine ellipse : double foyer). Ce que j'ai tenté de démontrer en utilisant, le plus et le mieux que j'ai pu, les mots de la liste pour définir les mots de la liste. Tautologie ? Interaction générale ? Opération purement analytique ? Aurais-je, au lieu de définir, seulement « commenté » à l'aide de quelques mots supplémentaires par lesquels j'aurais alors signé mon échec, à ma manière ? Cet échec, est-ce le mien ? Cette question vous laisse ou vous donne le temps. Qu'est-ce que donner le temps ? Le temps qu'il y a (es gibt) ou le temps qu'iï fait ? Tu me donnes le temps qu'il fait, if you see what I mean.

Traduire 10 octobre

Exemple : l'essentiel n'est pas que nous nous attendions à ceci ou à cela, à l'arrivée, dans la langue d'arrivée, mais que nous nous attendions, toi et moi, à l'arrivée, dans la langue de notre pays. Could you uebersetzen such a « déclaration » ? 2. traduire ne se définissant que dans une langue à la fois, une définition signée de la traduction est une phrase intraduisible, écrite par amour, par amour de la langue, c'est-à-dire pour séduire la langue et provoquer à traduire, bref une phrase traductible : à traduire. Donner le temps aux machines.

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284 Jean-François Lyotard

Vitesse 10 octobre

La mesure de toute chose qui se laisse mesurer, dirai-je « mater » ? Ce qu'on nous propose ici : gagner le maximum de temps grâce à un dispositif spatial, une mise en réseau qui permette d'ac- cumuler le plus de (de quoi au juste ?) à la plus grande vitesse possible. Il y faut le choix bien calculé des mât de toute sorte (mots, concepts, codes, destinateurs, destinataires, etc.). Que fait quelqu'un qui simule l'acceptation pour signifier qu'en vérité il refuse ? Et qui dirait : je veux prendre tout mon temps avec toi, qui est d'abord ceci : ce qui me donne l'idée, au sens non kantien, d'un temps insensible et incalculable, d'un rythme sans vitesse ? 2. On peut en effet parler d'une « vitesse absolue du performatif » (Présentation, p. 9*). Mais pas de performatif sans langue, ou plutôt sans marque. Or une marque déjà prend du temps, le donne, le laisse.

Voix 10 octobre

Espèce d'écriture ! (Pourquoi y entendent-ils encore une injure?) 1. Cela s'entend, ici même, s'entend mal. Quelle est la limite d'une voix basse, d'une voix intérieure comme voix de l'autre? Voix synthétique ? 2. Les « immatériaux » de la postmodernité et la grammaire : au-delà des « voix » active, passive, moyenne de la grammaire dite occidentale ? 3. Les « immatériaux » de la postmodernité et la politique : y a-t-il une politique possible de la postmodernité ? Présentation* bien réservée (p. 9) à ce sujet. Consistera-t-elle encore à « donner sa voix », y a-t-il un sens postmoderne à « voter »? Donner de la voix, c'est encore autre chose. Traduire. Et un jour je t'ai dit que par moments tu me donnais ta voix, c'était encore tout autre chose, une sorte de mimétisme sauvage qui poussait comme une plante au fond de ma gorge.

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NOTES DU TRADUCTEURAuthor(s): Jean-François LyotardReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 285-292Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096285 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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NOTES DU TRADUCTEUR

Déjouer

Votre peur (vous m'avez laissé le vous, bonne mesure, convenue) dans le grand et dans le menu, d'être fait captif. D'être fait. Peur ici décuplée par le réseau, les contraintes contractées, elles-mêmes contraintes (Ordre). Décuplé votre sens du défaut, d'une faille à la cuirasse crainte, d'une défaillance, par où échapper. Décons- truire aurait ce motif, fuir ? Déconstruire, aussi soulage la peur, la sublime, l'humorise. Le captif en vous, ou qui se pense tel, dit : trouverais-je la filière d'évasion, il n'y a pas de dehors, et je serais dehors comme dedans, captif d'un réseau (Code). Ainsi il n'y a pas d'action ni d'interaction, mais de l'entre qui acte (Interaction).

Et quant au présent réseau à l'ordre et à l'ordonnancement des Epreuves, vous en aurez respecté scrupuleusement les contraintes. Mais non sans leur ajouter celle d' <i employer », le plus et au mieux, dans votre texte, les mots du vocabulaire imposé (Temps). Gela n'était pas demandé. Insoumission dans la soumission. L'enrichis- sement des contraintes passera-t-il inaperçu ? Votre réseau double, truffe le réseau imposé, s'y clandestine (Réseau). Vous le signalez, pourtant. Vous vous trahissez ? L'aveu n'est pas dû à la peur mais à la logique de la peur menée à bien. Se trahir, traduire donc, est plus sûr que se taire, pour le captif. Votre ruse - défaire - tra- vaille à même les mots et leur arrangement en phrases, dans votre langue maternelle. Ils et elles sont intraduisibles (Traduire), non restituables « à l'arrivée ». Le réseau est ainsi captivé par lui-

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même, ses déterminations livrées à l'indétermination de sa matière maternelle. Laquelle ne décide rien, signe tout, suspend et laisse la pensée pendante, pensante (Maternité).

L'intraduisible laisse du « traductible », à traduire encore. « Que nous nous attendions à ceci ou cela, à l'arrivée » n'est pas « l'essentiel », mais « que nous nous attendions, toi et moi, à l'ar- rivée ». Non pas dans la langue d'arrivée, mais dans la « langue de notre pays ». (Je diffère ce « toi et moi ».) S'attendre : réfléchi, transitif ? Gomment traduire ce dé-jeu ? Dans la langue où il s'écrit. Vous résistez à la capture grâce au seul amour de la langue captivante. Comme elle capte par ses amphibolies, vous les marquez. Pour la séduire. Non pour la captiver à son tour, l'attirer à vous (Séduire). Pour la rappeler à son suspens. « Une capture efficace ou effective [...], il lui faut rester suspendue » (Capture). La capture essentielle, c'est le « à traduire » de la langue dans la langue, le suspens, la pensée. Ce qui pense dans la langue est ce qui déjoue les sens de « sens » (Sens). Vous ne permettriez pas qu'on l'appelle insensé.

Encore

J'obéis à des contraintes, ici. Celles du numéro spécial, de la Festschrift, écriture de quelle fête ou de quelle fermeté ? J'essaie d'approcher. Vous me donnez votre voix (Voix). Mais vous n'avez rien à donner. Que le suspens. J'essaie le suspens. Mais il ne faut pas s'y suspendre. Pas plus qu'il n'y a de geste à « faire » (Geste). Il y a beaucoup trop du geste dans mon approche. Un beau geste ? Mon suspens pèse trop lourd. Poids mort, pastiche. Vous n'en aurez pas peur, au moins. Vous sourirez. Encore un qui se sera trompé. Vous me regardez regarder votre regard dans le miroir que je nous tends (Miroir). Il y a toujours quelqu'un derrière, comme toujours un réseau dehors. Les confins « sont aussi dans notre dos » (Code/Confins). Les frontalités sont illusoires. Donc les approches aussi. Et les oppositions futiles, les deux ne s'opposant jamais (Confins). On est encerclé. On est habité, c'est-à-dire hanté (Habiter). On n'a pas le désir de détraquer la matrice, mais de la plier au désir (Code/Confins). « Pauvre désir. » La machine saura-t-elle restituer quelque chose du ton de « Pauvre désir ». Mais même supputer que « Pauvre désir » n'a qu'un ton est encore trop pauvre. A déjouer : « Dire plusieurs choses à la fois dans un même soupir à plusieurs tons » (ibid.). « Encore » dit une chose et son contraire, pas assez

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Notes du traducteur 287

ou trop, selon le ton de son impatience, suppliant ou irrité. Mais il peut y avoir pas assez de trop, trop de trop, etc. Et encore P « encore » interrogatif (some more ?), impérieux (again !), res- trictif (although...), etc. « Encore » a beaucoup à faire avec le désir. Encore que celui-ci « ne manque de rien » (Désir). Qu'il s'inspire même de ce qui Pétouffe, comme les conditions espace- temps (Espace).

Pourtant le désir de plier la matrice du jeu au désir manque de temps. Vous vous en plaignez. Vous êtes essoufflé. (Quelle célérité, quand même.) Je cours à Temps pour voir si votre désir de plier (faire plier ?) la matrice en manque : « II en faudrait trop pour la définition du temps - en particulier » (Temps). Quelle particularité ? S'agissant du temps, « le défini définit le définis- sant ». Voir aoriste (Confins). « Donc, il [le défini, donc le défi- nissant] ne définit pas assez. Ou trop » (Temps).

Voilà encore P « encore », la supplique, l'insupportable. Celui de Pécriture même, dite « insupportable » entre autres (Ecriture). Elle non plus ne manque de rien. Sauf de temps. De temps ? Non, elle est le temps, en tant qu'il est ce qui se manque. Traduire : il se manque. Votre hama impossible (Simultanéité) (Vous essayez de me circonvenir avec ce hama. Mais non). Pas impossible, impro- bable (ibid.). Contre quoi vous déclarez pourtant votre « senti- ment », votre révolte, ou votre ruse : il y a de la simultanéité, par-delà tous les différés temporels. Il y a du « à toute vitesse », à vitesse quasiment infinie (ibid.), qui fait des synchronies, des contemporanéités politiques par exemple, même « ignobles », mais surtout P « en même temps » gracié, absolu, d'un être ensemble hors réseau, en « dyade », qui échappe à tout tiers (Miroir). Cela, c'est « toi », j'y reviens.

L'importance du téléphone pour cette vitesse. Proust résume l'amour : espace et temps rendus sensibles au cœur. Le téléphone aussi les rend sensibles mais autrement. Comparer le sentiment téléphonique avec celui du gardien de la Prisonnière. Ce sentiment en tous les cas s'appelle « encore », sur tous les tons, de tous les souffles. Analyser l'attente du message et sa fin quand celui-ci parvient par téléphone et parvenait par diligence (Vous n'avez rien défait de « diligence », encore ?). Ou parvient par caresse amou- reuse, diligente aussi. Je me demande si la toute vitesse, votre « creuse certitude » (Simultanéité) de la simultanéité possible, pour ainsi dire dérobée à la différance, soufflée à tous les dé-, est à prendre comme une franchise, l'affranchissement au moins escompté par le captif des délais et reports, ou bien comme un forçage du

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désir par lui-même, l'effacement de son encore, une ruse de la patience simulant l'impatience absolue. La résolution. Elle trancherait. Avec toi et moi, ça tranche.

Toi

Franchise ou simulation, l'opposition est à déjouer. Si l'on simule la souffrance, c'est qu'on souffre de la possibilité infinie de la simulation (Simulation). Direz-vous qu'il y a de la franchise quant à la simulation si l'on simule la franchise ? Vous direz assu- rément qu'on est bien résolu quant à la simulation, à simuler la résolution. Wittgenstein demande : la différence entre un sentiment et le simulacre de ce sentiment ? L'original, vous en faites « le double » du simulacre (Simulation). Votre ruse patiente ici : vous acceptez l'épreuve de ce jeu mais pour signifier que vous le refusez (Vitesse). Non pour tromper les sots qui l'inventèrent. Pour déjouer les codes et que l'enjeu fixé se plie au vôtre, malgré tout. Ce fut l'épreuve même pour et de votre écriture. La soumettre à des règles définies, à des demandes de définition, à un lexique arrêté d'ailleurs, à la définition d'espaces à remplir et de délais à respecter, à une ou des problématiques extrinsèques, à des partenaires d'écri- ture imposés, inconnus et soustraits à aucune simultanéité de face à face (Code/ Confins). Je veux dire : aucun d'eux ne pouvait être toi. « A-t-on le droit de se tutoyer ? » (Droit). Qui avait « le droit conféré » de me faire subir cette épreuve ? Gomment pourrais-je la signer ?

C'est toi qui signes, seulement toi. « Ces mots que je n'adresse qu'à toi et que pourtant tu signes, dont tu es la destinatrice, il dirait la mère » (Sens). Il a eu bien tort de le dire. Maternité, c'est « tout sauf » la fonction de destinateur du message (Maternité). Toi, tu ne détermines, ne décides, ne destines rien. Maternité « emporte d'avance les de- de toute sorte, signe tout » (ibid.). Ne s'oppose à rien, c'est sa « sublime toute-puissance », « la sainte infinie per- versité » (ibid.), celle de « khora peut-être », insensibilité, restance « au-delà des oppositions », « intraitable» (Matière). Voilà des noms pour toi. Quand je m'envoie à moi-même l'écriture, c'est « avec toi » (ibid.). Mais ce sont des noms donnés « mis là pour toi, pour l'autre en moi » (Capture). « Ton image est en moi », voilà la « chose très simple », dont on n'a jamais rien dit. Pourtant la seule chose à dire (Image). C'est elle, toi, qui laisse pendante la pensée, qui laisse penser. Taire tout ce qu'on peut dire (Maternité). Dire seulement ce qu'on ne peut pas dire. Avec toi, « je veux prendre tout mon

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Notes du traducteur 289

temps » (Vitesse), toi qui « me donnes le temps qu'il fait, if you see what I mean » (Temps).

« II y a l'immortalité entre toi et moi, qui nous verrons mourir » (Immortalité). A traduire. Mais vous traduisez vous-même (?) : « L'essentiel [est] que nous nous attendions, toi et moi, à l'arrivée, dans la langue de notre pays » (Traduire). A traduire, encore. J'essaie. Mais j'ai peur de forcer, de vous forcer et de me forcer à une thèse du toi et sur le toi, et à une argumentation forcément vaine. Peur issue de votre ruse issue de votre peur. Je traduis. Nous nous attendrons l'un l'autre. Tu m'attendras et je t'attendrai, lors de l'arrivée et au lieu de l'arrivée. Ou bien : l'un et l'autre ensemble, nous pensons qu'il y aura une arrivée, non, l'arrivée. Ensemble nous anticipons que ça arrivera, que la rive sera touchée. Quelle rive ? « Nous nous verrons mourir. » Tu me verras et je te verrai mourir. Ou bien : mourir nous arrivera à tous deux ensemble et nous le saurons ensemble. La rive : à l'autre bout des lacs où nous naviguons. « Plus ou moins grands, il n'y a que des lacs » (Naviguer). Nous trans- férons (traduisons) à travers eux quelque chose comme « une déesse » (ibid.), faites- vous dire à Nietzsche. La déesse, c'est toi. Ayant navigué, nous nous serons attendus l'un l'autre sur l'autre rive, et l'un et l'autre, nous nous serons attendu à ce qu'il y ait l'autre rive. Je navigue, j'écris, pour toi, mais c'est toi qui signes. Tu signes tout, tu es sur toutes les barques, sur tous les avions. Je navigue dans les lacs, dans les lacets, dans les pièges, toi dans ma barque, moi dans ta hantise. Ecrire est traduire, « c'est un piège » (Naviguer). Il y a l'immortalité entre toi et moi parce que nous nous verrons mourir ensemble. Nul jamais mort pour l'autre. Mais moi, je la désire, l'immortalité, moi qui pilote à travers, traduis, écris. Tandis que toi, non, rien, perverse, sainte, toute-puissante et tacite. « Quiconque distingue le désir d'immortalité et l'immortalité elle-même n'a jamais aimé ni promis » (Immortalité). Le désir est de traverser toujours les lacs, de trouver les passes, l'amour de la langue. L'immortelle, c'est toi dans moi tandis que je m'oriente sur toi qui n'a pas d'orient. Qui est là, simultanée. J'aime la déesse, je lui promets d'y arriver, à la dire, elle, la muette, la mute (Mutation). Elle n'a pas besoin (= désir) (Désir) d'aimer. Pourtant : « Apprends-moi une toute autre langue, dans laquelle je suis aujourd'hui muet » (Mutation). Ta langue, la langue que tu es. Mais tu ne m'apprendras rien. Tu m'auras laissé en suspens. « Gela dépend de toi, c'est à ta voix suspendu » (Simu- lation). Ta voix qui ne dit rien. Celui qui te confond avec moi, qui confond l'immortalité, la déesse même avec le désir d'écriture dans l'écriture, n'a jamais aimé, ne sait pas ce qu'est promettre, envoyer

RP - 10

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là-bas, sur la rive, aux confins des lacs, devant et derrière, envoyer l'arrivée avant l'arrivée. Et si Ton distingue la langue et l'écri- ture, c'est encore faute d'amour, pour cause d'abstraction. Les abstractions oppositives : compétence/performance, pensée/langage, matière/forme. Comme si je pouvais même espérer (désirer) navi- guer, attendre l'arrivée, si tu n'étais pas à bord. Comme si tu m'attendais sur la rive. Quand tu es à bord. De ma barque et des lacs. Voila, très vite, ma traduction.

Alors, je tombe sur Corps, que vous commentez pour commencer par l'équivoque « Tombe » (Corps). Et reprenez par : « Deux sens au moins de "corps". Tombent l'un sur l'autre (toi et moi) [...] » (ibid.). Je m'arrête à ce « toi et moi », que vous disséquez et déployez ainsi, commentant le premier sens de corps, le corps « propre » : « Le tien là-bas, le mien ici, ton pays et le mien en leur point supposé central, définis par cela seul qu'on ne les quitte jamais et que donc jamais on n'y arrive ou n'y revient » (ibid.). Ce qui me renvoie au texte de l'attente à et de l'arrivée, que je viens d'essayer de traduire, en « oubliant » sa fin : « [...] à l'arrivée, dans la langue de notre pays » (Traduire). Ai- je commis un contresens ? « Notre pays » est-il pos- sible ? Notre pays à l'arrivée ? Si, au pays, on n'arrive jamais et si le pays, étant corps, ne se partage pas ? Notre pays, à toi, immortelle, et à moi, ton désir, ce serait quand nous tomberions l'un sur l'autre. Quand nous aurions fini de traverser les lacs, simultanément, mais jamais ensemble. Enfin rencontrés ? Coït funèbre, auquel nous nous attendons. Sur la rive d'arrivée, nous nous verrons mourir (ici, je tranche : « se voir », impersonnel, irréfléchi, comme dans : « la bataille se vit réduite à un duel »), parce que ton corps à toi et mon corps à moi auxquels ni toi ni moi ne pouvons arriver, nous n'y arriverons pas, nous arriverons à l'autre corps. Ce serait un autre pays. Sombre. Traduire. Où nous ne nous verrons pas. Où seulement nous nous verrons sombrer, être aveuglés, in-écrire, être livrés aux traducteurs et aux passeurs. Nous, ne sommes « nous » que posthumes. Toi et moi nous y attendons. Ce n'est pas que la langue sombrera jamais. Elle est sur la barque de tous les transits. Mais elle est son image en moi. L'arrivée, c'est quand elle tombe sur moi. Nous som- brons. C'est-à-dire : je sombre, elle sera déjà ailleurs, promise aux mains vaines des autres. Mais moi, « je voulais séduire ta mémoire même, l'habiter jusque dans les moments où je n'étais pas là pour toi » (Séduire). Te prendre à mon bord à jamais, alors que tu passes avec d'autres l'océan d'écriture. Cela en moi qui t'appelle est « au-delà du umoi" de uarrive-moi" » (Séduire). Tu signes ce désir, avec ma signature ?

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Notes du traducteur 291

Deuil

« Un signe de toi, ma langue quotidienne. Ce pour quoi je pleure. Traduire » (Signe). Déjà traduit : tu me fais pleurer, je pleure après toi, je pleurerai toujours, jusqu'à l'arrivée. Il n'y aura pas de deuil. La mémoire sera gardée. « Mes chances : que la seule forme du malheur soit de perdre et non de garder la mémoire [...]» (Mémoire). La chance pour moi est cette malchance méchante que tu sois inoubliable. Tu me hantes. C'est ma chance d'être captivé. Tu me gardes et je te regarde me garder « (regard sur la garde même, vérité de la vérité : donc non vraie) » (ibid.). L'écriture plus vraie que vraie. Déjouant la vérité des définitions, des oppositions. Ce n'est pas qu'elles soient devenues impertinentes. Elles ne l'ont jamais été. « Pourquoi le " deuil" et le " chagrin" » de cette vérité supposée perdue (Matière) ? « Désir d'histoire encore et d'habiter un langage déserté ? » (ibid.). Ce n'est pas pour cette perte prétendue que je pleure, mais pour et après ta présence à toi, la langue, jamais désertée. Qui auras toujours eu lieu tandis que j'aurais écrit, hors lieu. Cet écart donne place et temps aux larmes.

Tout signe de toi me fait tort. « Reconnaître ou prouver son tort, est-ce possible ? Non, c'est donc la seule chose intéressante. Ce n'est jamais probable » (Preuve). Le tort que je subis de ta toute-puissance indifférente, je ne le prouverai pas, l'éprouverai. Le tort que je te fais subir en écrivant, tu ne peux pas le prouver. « Deux peu- vent-ils s'être fait le même tort, un tort symétrique (syn-mât) ? Non, par définition » (ibid.). Impossible de liquider notre différend. Impossible de se pardonner. « Pas de preuve pour un pardon (demandé ou accordé) » (ibid.). L'épreuve à laquelle vous vous soumettez ici, en vous en démettant, vous demande : « faites un geste », elle appelle ainsi à « la paix, à la réconciliation » (Geste). Mais l'épreuve ne cause qu'un dommage. Il ne mérite pas qu'on lui pardonne. On vous demande : « Nous allons effacer le mal » (ibid.). Le mal de l'écriture. Mais le dommage n'appelle que le litige et la décision, pas le pardon, qui échappe au règlement. Le pardon pardonnerait le tort seul. Mais il n'est pas un geste et ne fait aucun geste. Le pardon « l'a déjà laissé [le tort] s'effacer de lui-même : ce que j'appelle l'écriture » (ibid.). C'est pourquoi il n'y en a pas de preuve. Tandis que j'écris, tu me fais tort et je te pardonne, mais ce ne sera jamais prouvé, même par mes larmes. Tandis que tu hantes mon écriture, sans que ta sainteté demande rien, je te fais tort. Est-ce que tu me pardonnes ? Oui le prouvera ? Muette.

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292 Jean-François Lyotard

La dette transite, asymétrique, avec la traduction des mots en mots, leur « remplacement » (Signe), l'écriture. Nous passons les lacs, l'un avec Taute, l'un sans l'autre, l'avec et le sans n'étant pas les mêmes pour l'un et pour l'autre, duels, toi inoubliable, moi termi- nable. « Quelle est la limite d'une voix basse, d'une voix intérieure comme voix de l'autre ? » (Voix). Tu me souffles (insuffles) ta voix, je te souffle (dérobe) ta voix. Je suis ton « supplément », ta « pro- thèse » (Prothèse). C'est pourquoi il y a cet écart, la « mélancolie », un tort excédant le pardon déclaré, se consommant et se consumant dans l'écriture. Dont tu n'as nul besoin. C'est pourquoi le deuil n'est jamais levé, l'incendie éteint. Vain d'escompter s'acquitter de ton insaisissabilité par l'incinération (Immortalité /Signe), par la con- sumption de l'écriture en un feu immédiat et par la signature en cendres. Singerie de cette signerie. La cendre est encore matière. Je signe dans l'humus. De l'inhumaine, je témoigne inhumé. Faux témoins. « Je n'aime que la foi, ou plutôt dans la foi, son épreuve irréligieuse » (Preuve).

Jean-François Lyotard.

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A COUPS DE DÉ(S)Author(s): René MajorReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 293-302Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096286 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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A COUPS DE DÉ(S)

f ...sourdant que nié et clos quand apparu enfin

par quelque profusion répandue en rareté... »

Mallarmé, Un coup de dés ¡amais n'abolira le hasard.

Comment ne dire ici qu^ quelques mots ? Comment risquer quelques mots entre deux coups de dés, dans l'attente ou la pro- messe d'un échange moins hasardeux, à la fois plus aventureux et plus assuré ?

(Soit dit entre parenthèses, Entre deux coups de dés est un titre programmatique, jouant d'un double phonème de son propre nom, annoncé par Derrida dans une note en bas de page disposée, non par hasard, en un endroit précis de la double séance1, là où il est question de la neutralité platonicienne de l'espace écrit, là où un rapport de ressemblance ou de dissemblance aux choses survient « lorsque l'écrivain transcrit une parole rentrée (...), transcrit dans le livre du dehors, dans le livre au sens dit "propre", ce qu'il aura auparavant gravé dans l'écorce psychique ». Cette première gravure d'une trace est ce que reproduit ou imite l'écriture, et le poète de La République est jugé selon les modalités de son recours à la forme mimétique, selon son usage du mode de reduplication. Ainsi, malgré l'admiration et le respect qu'il lui porte, Platon condamne-t-ii Homère parce qu'il pratique la mimesis alors que l'autre père, Parménide, subit le même jugement pour le motif opposé, parce qu'il ignore la mimesis, parce que la thèse paternelle interdirait « (de rendre compte de) la prolifération des doubles (idoles, icônes, mimèmes, phantasmes) ». La longue note - de celles que l'auteur affectionnait à l'époque - , otobiothanatographique, promet de

1. La dissémination, Paris, Ed. du Seuil, 1972, p. 211-213.

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294 René Major

« reconstituer le réseau et la logique [du concept de mimesis] autour de trois foyers » : le double parricide, la double inscription et la mimesis non coupable. La mimétique est à la fois un art de pro- duction et un art d'appropriation (dans sa double inscription) et résiste à l'opposition binaire. Cette opposition se laisse déconstruire car, si la mimesis produit le double de la chose, l'imitant - res- semblant ou non - s'ajoute ou ajoute au modèle auquel il n'est jamais totalement ressemblant. Entre Platon et Mallarmé, entre Mimesis et Mimique se déploie une scène d'espacement et de dis- locution qui aboutit à l'opération où rien ne se passe que le jeu multiple d'une scène, l'événement mimé, spasme, rire ou jouissance. Un éclat (de rire) entre deux coups de dé(s). Pas de ressemblance, ni de dissemblance, entre une présence et une représentation. La scène (de l'écriture) n'illustre que l'idée « entre le désir et l'accom- plissement, la perpétration et son souvenir : ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent »2. Entre le désir et son accomplissement : « dans un hymen (d'où procède le Rêve) », entre le dedans et le dehors, écran que le désir du rêve voudrait percer, écrin qui recèle le trésor encrypté des signifiants, bordure ou frontière délimitant l'espace de l'écriture du rêve qu'aucun présent n'aura précédé ni suivi dans un avant- coup ou un après-coup. « Avec toute l'indécidabilité de son sens, nous dit la double séance (titre prélevé du texte de Mallarmé et donné par un tiers après le coup de sa perpétration), l'hymen (consumation des différents) n'a lieu que quand il n'a pas lieu, quand rien ne se passe vraiment, quand il y a consumation sans violence, ou violence sans coup, ou coup sans marque (...), quand le voile est déchiré sans Vêlre, par exemple quand on fait mourir ou jouir de rire. » Sur cet exemple, je ne ferme pas les yeux mais la parenthèse.)

Cette parenthèse n'aura pas été fortuite. Pour deux raisons au moins qui me retiendront dans ce préambule. La première est que la graphique de l'hymen, ou « l'espacement qui assure l'écart et le contact, le voile blanc qui passe entre les blancs », déroute l'opposition voilement/dévoilement de la vérité, délite la révé- lation du sens en en disséminant la marque. Le concept de cas- tration (la « castration-vérité » et la « castration comme vérité » du Séminaire de Lacan sur La lettre volée de Poe, la castration comme signifié - premier et dernier - d'un signifiant transcen- dantal, le phallus) devient indissociable du concept de dissémination.

2. Mimique, Paris, Gallimard, « la Pléiade », p. 320.

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Lancée en direction de la lecture de Freud, ou accueillie comme telle, cette opération intervient de façon violente dans le champ de la psychanalyse tel qu'il est alors cadastré : « La dissémination "est" cet angle de jeu de la castration qui ne se signifie pas, ne se laisse constituer ni en signifié ni en signifiant, ne se présente pas plus qu'il ne se représente, ne se montre pas plus qu'il ne se cache. Il n'a donc pas en lui-même de vérité (adéquation ou dévoilement) ni de voile. »3 Cette dé-cadastration (si on me permet ce coup de dé) du champ linguistico-psychanalytique dans sa version structuraliste, non seulement ménage des zones franches - le blanc ou l'espace -

qui questionnent tout empressement herméneutique, mais libère de leur réciproque enfermement la scène textuelle et le discours psychanalytique. Affirmant la substitution sans fin, la dissémination assure ce qu'on peut appeler d'un néologisme une constante dislo- cution (disjonction et déplacement de la parole et du lieu), pour autant que l'écriture et la parole (pour en finir avec l'opposition de la parole et de l'écriture « qui n'a plus aucune pertinence pour contrôler le texte qui délibérément la déconstruit ») se définissent comme « l'impossibilité pour une chaîne de s'arrêter sur un signifié qui ne la relance pour s'être déjà mis en position de substitution signifiante ». Corrélativement s'ouvrent et la possibilité pour une marque de rompre son attache avec l'unité de signification et la possibilité de concevoir tout ce qui ne se laisse pas intégrer à l'ordre symbolique sans en constituer pour autant la simple extériorité - autrement dit, ce qui ressortit à la structure de dé-doublement de la chaîne signifiante, au dédoublement de la lettre, au passage de la structure triangulaire du récit à sa structure quadrangulaire, en un mot, à la loi du double. [En ayant fait état ailleurs4, je ne reviens pas sur les conséquences théorico-pratiques de cette opé- ration dans le champ de la psychanalyse et sur ses rapports à la scène qui institue la théorie.]

La seconde raison est celle qui lie le concept de castration au concept de dissémination et à celui de répétition - par conséquent à celui de pulsion de mort et de déliaison - et met en rapport une certaine conception (nouvelle) de la répétition - depuis un procès d'espacement, d'altération, de différance et de duplication - avec la valeur de mimesis. Dans Mimique, la voix narrative écrit sur une page blanche à partir d'un texte qu'elle lit et dans lequel il est écrit qu'il faut écrire sur une page blanche. On entre dans un

3. Positions, Paris, Ed. de Minuit. 1972, d. 121. 4. La parabole de la lettre volée, Etudes freudiennes, n° 30, 1987.

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labyrinthe textuel où les murs sont recouverts de miroirs. La trace de récriture se réfléchit, la marque se dédouble et cette double marque déjoue aussi bien la proscription que la prescription de la mimesis tout en lui conservant sa structure différentielle. Ce faisant, elle évite la clôture sur elle-même de récriture en la renvoyant à la fois à elle-même et indéfiniment à une autre écriture, compliquant ainsi, pour le moins, le procès de la vérité et le retour circulaire du signifiant là où il est supposé manquer à sa place. Comme pour le conte de Poe, aucune position de surplomb n'est possible, et, sitôt entamé, le trajet de la lettre échappe à l'envoyeur comme au desti- nataire. Mimique renvoie au livret de Margueritte comme à un exergue qui a son propre exergue dans le Pierrot posthume de Théo- phile Gautier et ainsi de suite : tout un système de greffes textuelles et de marques de noms propres que reproduisent ici (dans le texte que j'écris) un titre, A coups de dé(s), (évoquant plus d'un nom à plus d'un titre), un exergue de Mallarmé (et son oxymoron : la profuse rareté) et un appel de note en bas de page faisant nommé- ment6 partie de toute une portée de notes.

La dissémination est indissociable de la castration. Qu'est-ce à dire ? Explicitement : que la dissémination « figure ce qui ne revient pas au père » - et ce dont le père ne revient pas - , « ni dans la germination ni dans la castration », autrement dit : « le plus et moins qui résiste indéfiniment à - et aussi bien ce à quoi résiste - l'effet de subjectivité, la subjectivation, l'appropriation (...), ce que Lacan appelle l'ordre du "symbolique" »6. La dissémination, c'est donc aussi « la possibilité de déconstruire (...) ou de découdre l'ordre symbolique (je reviendrai plus loin sur ce qu'on peut entendre dans l'expression découdre - défaire le nœud, en venir aux mains pour dénouer - Vordre symbolique) dans sa structure générale et dans ses modifications, dans les formes générales et déterminées de la société, de la "famille" ou de la culture »7.

A la question de savoir s'il y a un rapport entre la dissémination - et partant, la déconstruction - et la pulsion de mort8, la réponse est, sans hésitation, affirmative. On pourrait en trouver Texplici- tation, longuement déployée, dans « spéculer - sur "Freud" »•. La démarche spéculative d1 Au-delà du principe de plaisir nécessite,

5. Positions, p. 112. 6. Ibid., p. 112 et 120. 7. Ibid., p. 116-117. 8. Question posée à Derrida par Guy Scarpetta dans Positions, p. 121. y. L.CL (Jarte postale, ae socraie a rreua et au-ueiu, Aiiuier-rianiinaiiuu, lvov,

p. 277-437.

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en effet, que les énergies physiques et psychiques soient rassemblées pour parvenir à maîtriser théoriquement et pratiquement la ques- tion - précisément - de la liaison et de la déliaison de l'énergie, la dépendance ou l'indépendance des processus pulsionnels de répétition au regard du principe de plaisir, en un mot, la question de la maîtrise elle-même - et du pouvoir. Au-delà du principe de plaisir et en dernière instance, nous retrouvons le pouvoir comme maîtrise « psychique », certes, mais aussi comme maîtrise des pro- cessus de pensée. La résolution théorique est, d'un même tenant, la résolution des tensions psychiques que le problème à résoudre avait accumulées. Le discours ou l'écriture d'Au-delà... font partie des objets qu'ils désignent à la spéculation, tout autant que l'enfant - le petit-fils de Freud - qu'ils observent et décrivent. Mais, acquérant la maîtrise de l'objet - par son apparition et sa dispa- rition à travers le rituel de l'apparition et de la disparition de sa « propre » image dans la glace - , le petit-fils maîtrise aussi à dis- tance la spéculation freudienne et son héritage.

Que l'objectivation à laquelle peut prétendre la démarche ana- lytique reste marquée par la source subjective qui en fait le lit, c'est là l'originalité de sa méthode dans la mesure où elle prend en compte l'autore flexion qu'elle traverse et qui l'entraîne incessamment ailleurs, vers une transcription, un supplément de traduction et d'analyse. La maîtrise se noue toujours prématurément en se servant des liens - de toutes sortes - déjà noués par la Bindung10. Pas d'analyse et pas de supplément d'analyse sans déliaison de ces liens constamment reformés, jusqu'à la déliaison du lien qui rend possible la déliaison. Ressortissant, dans l'argumentation freudienne, au travail de la pulsion de mort, la déliaison met ici cette pulsion au service de la vie. L'opération nécessite, chaque fois, un mou- vement de désappropriation (dans lequel la vie la mort ne s'oppo- sent plus) de la maîtrise qui assurait le propre. Autrement dit : un passage du « sujet » à sa dé-constitution qui lui est constitutive, à un « état », à un « lieu » où il désiste sans se désister, ou encore, pour emprunter un autre coup de dé derridien, un praticable où le « sujet », se désinstallant de ses identifications, « se trouve » en désistance. C'est à cette déstabilisation que la mimesis soumet le sujet, le a propre » de la mimesis étant de ne pas avoir de propre11.

10. Force m'est de demeurer ici schématique, ne pouvant reprendre ce qui se trouve développé ailleurs sous le thème du Principe de pouvoir (à paraître).

11. Désistance, in Psyche, Inventions de Vautre, Paris, Galilée, 1987, et Philippe Lacoue-Labarthe, L'écho du sujet, in Le sujet de la philosophie, Paris, Aubier-Flammarion, 1979.

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Le rapport ainsi établi entre la dissémination (qui répand en rareté), la déconstruction (qui désassemble les parties d'un tout) et la « déliaison » ou le « déliement » (pour reprendre un mot dont l'usage s'est raréfié) peut sans doute se soutenir dans le contexte qui vient d'être évoqué. Il y a lieu cependant d'accentuer les différences de contextes dans lesquels ces concepts interviennent. La notion de déliaison connote une opération antagoniste de celle de la liaison, aussi bien au niveau biologique qu'au sein de l'appareil psychique, qui remet en circulation l'énergie fixée dans des formes et des réseaux de représentations stabilisés. Elle déstabilise autant les formations du moi que l'agencement des fantasmes inconscients, ceux qui ordonnent aussi bien le rapport à l'autre, le lien social ou la pensée théorique. Le mot « déconstruction » et le travail qu'il désigne sont engagés pour leur part dans une opération de lecture et d'écriture où ils se laissent déterminer par toute une chaîne de termes comme « écriture », « trace », « différance », « supplément », « hymen », « pharmakon », « marge », « entame », « parergon », etc.12. Toutefois, ce qui m'intéresse ici est ce qui se passe entre « décons- truction » et « déliaison » lorsque la déconstruction ou la déliaison ont lieu sans attendre une quelconque décision, ou une délibération de la conscience, ou un ressaisissement du « sujet ». Certes, toute façon d'en rendre compte implique des constructions et des liaisons mais celles-ci peuvent préserver en elles la possibilité de se défaire. La langue de la psychanalyse, s'appliquant à l'inconscient comme à son objet, le réfléchit en elle et tisse des rapports d'homonymie qui ne sont comparables à nul autre rapport homonymique. Ses « propres » concepts - les concepts qu'elle s'approprie à partir de la langue courante - sont dé-signifiés par sa propre langue, par les constantes traductions qu'elle opère dans sa propre langue13. Le rapport à l'idiome déconstructeur ou à la signature déconstruc- trice peut s'esquisser à partir de la difficulté de définir et de traduire le mot « déconstruction » : « Tous les prédicats, tous les concepts définissants, toutes les significations lexicales et même les arti- culations syntaxiques qui semblent un moment se prêter à cette définition et à cette traduction sont aussi déconstruits ou décons- tructibles, directement ou non, etc.14 ». De là s'ensuit qu'aucune méthodologie de lecture et d'interprétation ne peut s'arrimer à la

12. Lettre à un ami japonais, in Psyché, p. 392. 13. Voir à ce sujet « Moi - la psychanalyse », une introduction à la traduction

anglaise de l'article de Nicolas Abraham, L'écorce et le noyau, paru in Diacritics, 1979 et Confrontation n° 8, Paris, Aubier, 1982. Repris in Psyché.

14. « Lettre à un ami japonais », p. 392.

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déconstruction et à la déliaison comme telles. Ce qui, naturelle- ment, ne veut pas dire (faut-il le préciser ?) que ces concepts et leurs motifs n'entraînent nulle rigueur ou nulle responsabilité. Bien au contraire.

La pensée de la désistence (je l'écris cette fois avec un « e ») n'est pas une variante négative du « paraître », de « se présenter » ou « comparaître » - une connotation négative de ester ou Tune des déterminations de l' ex- isterice. C'est là une différence essentielle avec la pensée de Sartre ou celle de Lacan, dérivées de la langue kojé- vienne ou heideggerienne (sans que s'interrompent pour autant des rapports de traduction entre ces pensées et ces langues). La désis- tence est toujours déjà dans la vérité et dans la représentation comme le miroir qui en dédouble les lieux, conditionnant leurs positions et les affolant de l'intérieur, désinstallant du même coup le théorétisme spéculaire et brouillant la spéculation qui assure le partage entre l'imaginaire et le symbolique, h'ek-sistence, au sens lacanien, a paradoxalement pour effet, en accentuant le décentre- ment du sujet (ou en généralisant sa division interne), de le sous- traire à la désistance ou de le maintenir sur les deux rives, à la fois, de son passage. L'écartèlement du sujet - sa Spaltung - manifeste la résistance du moi à le laisser désister, à le laisser « se » désas- sujettir de lui, cette résistance allant jusqu'au rassemblement dans le partage .

Comment concevoir alors « le sujet en désistance », non seule- ment comme le temps et l'espace de vacillement des identifications mais aussi comme temps et espace d'une déprise des transferts qui confortent tous liens d'un amour pour le père, comme espacement et différance également de la crispation amoureuse du père lui-même ? Comment concevoir cette dé-stanciation, cette désassistance, et tout ce qui avec la stance et l'assistance assure la raison, sans pour autant, dans ce rappel du trop tôt ou trop tard de la naissance et de l'inéluctable retard à la parole, déchaîner les forces de la déraison ? En donnant ainsi du jeu à la mimesis et au rapport à la loi - à la consistance de leur identité et de leur vérité - on engage une incalculable responsabilité : la responsabilité de devoir couper ou négocier sans préalable et sans calcul avec les formes déterminées, dans tel ou tel contexte, de la socialite, du rapport à l'autre, du rapport à l'écriture, à la parole, à la pensée et à leurs codes dominants.

En découdre avec l'ordre symbolique (j'y reviens), et avec ce qu'il institue, ne va pas sans risques. En deux occasions au moins, Derrida suppute les dangers ou les chances d'une telle effraction : « La désistance donne peut-être le jour à la démence ou à la déraison,

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à Vanoia contre laquelle s'édifie, s'installe ou se stabilise l'onto- idéologie platonicienne, voire son interprétation par Heidegger. Comme elle ne se réduit pas à un mode négatif de la stance, elle ne se confond certes pas davantage avec la folie. Mais à doubler ou désinstaller tout ce qui assure la raison, elle peut ressembler à la démence. Folie contre folie. »16 Et ailleurs, antérieurement : « Toute possibilité de désordre et de désorganisation du symbolique depuis la force d'un certain dehors, tout ce qui force le symbolique relè- verait-il du spéculaire (de 1' " imaginaire"), voire d'un "réel" déter- miné comme 1' "impossible" ? De la schizophrénie ou de la psychose? Dans ce cas, quelles conséquences faudrait-il en tirer ? »16 Suit une note (en bas de page encore) qui ne met pas en cause la consti- tution du « symbolique » comme solidité d'un ordre mais précise que « sauf à admettre ce que figure la dissémination, on serait nécessairement conduit à faire du « symbolique » et de la tripar- tition imaginaire/symbolique/réel Fimmodifiable d'une structure transcendantale ou ontologique (cf. à ce sujet De la grommatolo g ie, p. 90) ». Qu'est-ce donc alors qui fait tenir de sa marque cette trilogie, au point qu'une effraction puisse être aussi dé-marquante et re-marquable ?

Gomment ne pas dire (j'use ici de l'indécision grammaticale : comment faire en sorte de ne pas dire et comment éviter de dire, puisque, parlant, je dois dire), même en peu de mots, le rapport des concepts à la marque qu'est le nom propre ? Il revient à Lacan d'avoir reconnu comment tout un discours s'est impatronisé dans son nom ou comment ce nom s'est approprié et annexé une série de termes au point où leur seule évocation équivaut à proférer le nom de Lacan : « Le symbolique, l'imaginaire et le réel... sont devenus en somme par moi ce que Frege appelle nom propre... Le seul nom propre dans tout ça, c'est le mien. C'est l'extension de Lacan au symbolique, à l'imaginaire et au réel qui permet à ces trois termes de consister17. » On peut se demander quel est ce moi qui marque aussi fortement de son empreinte son rapport à la langue sans que soit corrélativement examiné comment la langue l'a elle-même, avant tout, façonné. Mais surtout, quels sont les

15. Psyché, p. 620. 16. Positions, p. 118-119. 17. Ornicar, 12/13, p. 7. J'ai repris cette question dans un autre contexte :

La logique du nom propre et le transfert, Confrontation, n° 15, 1986 et La psychanalyse comme nom propre, paru en allemand sous le titre « Die Psycho- analyse als Eigenname », in Fragmente, n° 29-30, 1989, version modifiée reprise d'une édition bilingue français-allemand in Between the Devil and the deep blue Sea, Freiburg, Kore, 1987.

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tenants et aboutissants, dans le champ de la science (fût-elle une science conjecturale), de bornages conceptuels qui tiennent leur consistance d'un nom propre. L'expression est forte : « C'est l'ex- tension de Lacan (...) qui permet à ces trois termes de consister. » Sans le nom qui les noue entre eux, ils perdent leur consistance. Est-ce là une condition inéluctable, avec tous les effets de transfert, dès lors indissociables, sur le nom et sur la théorie qui s'institue du nom, effets de double transfert (de l'un à l'autre, comme du fils au père et du père au fils, comme le « reflet répété ») ou, plus géné- ralement, de transfert du double ?

Ce que Lacan dit sans doute, sans le dire, c'est qu'il ne saurait y avoir quelque nouage que ce soit (et pourquoi pas celui d'un nœud tel que le nœud borroméen ?) sans la marque du nom propre. Celui-ci serait un opérateur de nouage primordial18. Mais si le nom propre, par ce qui le relie au langage, est marqué du signifiant (donc, de propriétés imaginaires), il n'en est pas moins (dans le registre symbolique, si l'on veut) une marque insignifiante, qui désigne sans signifier et qui peut (le même nom) servir indéfiniment à marquer différents « sujets », sans que soit atteint pour autant l'intime de l'être (le « réel » ? Je veux bien) auquel cette marque peut prétendre se référer en nourrisant cette prétention de fan- tasmes. Fonctionnant à l'intérieur de chacun de ces registres, le nom propre établit un rapport homonymique entre eux. Il les fait donc consister, même sur le mode le plus primitif, sans qu'il ne représente, en tant que signifiant, le « sujet » (comme effet des effets du lan- gage), tout en étant la condition préexistante pour que le « sujet » soit représenté, et pour que la sexualité en général (la fonction phallique en particulier) vienne s'y inscrire comme signification. C'est l'absence de cette condition qui fait apparaître la déraison - ou la psychose - où le langage tout entier se dé-signifie et fonctionne comme le nom propre, dans une logique implacable. Ce n'est pas la raison qui manque à un tel langage. Il n'a même que la raison et peut produire la plus forte rationalité, avec les codes et les lois d'une langue fondamentale. Si la désistance du sujet peut avoir quelque ressemblance avec le motif qui donne lieu à la déraison, c'est comme interruption de la consistance « moïque » qui fait tenir et la raison et le symptôme qu'elle produit. Mais pour qu'il arrive quelque chose à la raison, pour qu'il y ait une chance que quelque chose lui arrive, il faut bien que, de manière rythmée, suspensive ou

18. Cette hypothèse, qui reste à développer, reconnaît ici sa dette au dia- logue récemment entamé avec François Baudry.

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interruptive, le nom propre qui en marque l'ordonnancement se dé-marque, que le langage à travers lui se désignifie pour se resi- gnifier, qu'un dénouage s'opère pour que l'unité consistante - le signifiant / la loi / l'impossible, ou le semblant / l'ordre / le réel - ne reste pas nouée selon telle détermination singulière ou collective, historique ou culturelle, selon tel état du droit, de la morale, du politique...

... Ou tel état, telle détermination d'une pensée et d'une théorie qui ne tiendraient leur consistance que d'un nom propre. C'est aussi un mode d'exister du collectif, de la communauté intellectuelle ou politique. Sa stance. La désistance du sujet, quant à elle, a partie liée, depuis une instance a-sémantique, avec la subjectivation et la désubjectivation du nœud (de significations), avec ce qui ne s'y laisse pas plus intégrer sous la forme de la suture homonymique qu'il n'en compose l'extériorité sous l'espèce de sa rupture, avec la mise en liberté du nom au regard de l'espace qu'il habite et avec le fait que ce nom demeure toujours de quelque manière étranger - et intra-ductible - à la langue qui se forme en son nom. Le sujet en désistance se dé-marque du nom propre qui le marque - et qui marque aussi bien « sa » pensée que « ses » fantasmes inconscients -

pour les laisser se re-marquer autrement, dans un écart qui n'en perd pas pour autant la trace.

Si la déconstruction, la déliaison, la dislocution, la dissémination, le démarquage, le dénouage ont lieu, même dans une rareté profuse, si « ça se déconstruit », si ça se délie, si l'événement se produit sans délibération de la conscience ou réflexion du moi, et si cela arrive même au moment où une pensée de la désistence (pour le dire en un mot) deviendrait un motif, un thème, ou tenterait d'être arrai- sonnée par une méthode, si (autrement dit) la chose se fait sans qu'un nom propre ne la fasse consister, alors c'est la chance de la raison, d'une raison - d'une responsabilité - qui ne se règle ni sur le principe de raison ni sur le principe de calculabilité du sujet.

Comment dire et faire qu'en écrivant comment ça désiste Je désiste, que ça s'écrive sur la scène autobiographique et sur une autre scène, autrement ? Que je n'échappe pas à ce que je dis qui se fait et qui a lieu ? Il me faut ici m' interrompre. Que Je m'interrompe. Pour espacer. Et y revenir.

René Major.

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ÉCONOMIE DE LA VIOLENCE, VIOLENCE DE L'ÉCONOMIE (Derrida et Marx)Author(s): Catherine MalabouReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 303-324Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096287 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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ÉCONOMIE DE LA VIOLENCE, VIOLENCE DE L'ÉCONOMIE

(Derrida et Marx)

« Reste à penser l'économique bien sûr. » J. Derrida, Survivre, note au traducteur,

in Parages, Ed. Galilée, p. 213.

« Je travaille comme un fou des nuits entières à condenser mes études écono- miques, de façon à en avoir mis au net au moins les linéaments essentiels avant le déluge » (en français dans le texte), K. Marx, lettre à Engels du 8 dé- cembre 1857, Correspondance, t. V.

On reproche souvent à Derrida de ne pas avoir de « pensée politique ». Conscient de ce reproche, il évoque avec tristesse et lassitude, dans La carie postale, tous ceux « qui ne savent pas déchiffrer, et qui croiraient volontiers qu'(il) mène une vie très abritée, sans exposition de corps, sans obsession et sans tremblement de terre politique, sans risque militant d1. Il est étrange en effet qu'on puisse ne pas « déchiffrer » la pensée de Derrida comme un appel permanent à la guerre ; à cette guerre que lui n'aura cessé de mener, et de mener contre la guerre elle-même, lorsqu'elle prend le visage terroriste de l'impérialisme, de la répression, de la torture, de la domination d'une race sur une autre, d'une langue sur une autre, d'un sexe, ou d'un genre, sur un autre, et aussi d'une certaine manière de philosopher sur une autre.

Si l'on ne voit pas ce que cette guerre pourrait bien avoir de « politique », c'est peut-être, premièrement, parce que Derrida ne l'aura faite qu'en inquiétant perpétuellement toute promesse de paix et de réconciliation, toute idée d'émancipation, et surtout toute évidence axiomatique dans le domaine pratique, évidence d'un « monde commun », évidence de la « liberté », évidence des « droits et des devoirs de l'homme », du concept même d'humanité, évidence, enfin, de l'existence de la (ou « du ») politique eux-mêmes.

1. La carie postale, de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Aubier-Flammarion, 1980, p. 48. Revue philosophique, n° 2/1990

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304 Catherine Malabou

La guerre, ou la stasis, n'ont pas, pour Derrida, dirigine poli- tique. S'il y a guerre, en effet, c'est précisément parce qu'il n'y a pas d'origine du tout, et que ce défaut d'origine est la première violence, cette « violence transcendantale (qui) ne procède pas d'une résolution ou d'une liberté éthiques »2; première violence sans priorité aucune, parce que toujours déjà différée, toujours déjà effacée comme la trace qu'elle n'es/ pas.

La violence politique, que Derrida appelle encore « différance politique » : « hiérarchisation (...) distinction des groupes, des classes et des niveaux du pouvoir (...) délégation de l'autorité, puissance différée, abandonnée à un organe de capitalisation »3, ne peut que s'arracher, s'enlever sur ce fond de violence déjà, ce déjà sans fond de la violence.

Ce qui explique qu'il soit vain d'opposer, dans le combat poli- tique, la justice à l'injustice, ou la paix à la guerre ; encore une fois, la violence originaire (comme trace de la non-originarité) est irré- ductible. On ne peut se battre contre la violence qu'avec la violence, et tendre ainsi vers la « moindre violence possible ». « Violence contre violence », dit Derrida. « Economie de violence »4.

Si l'on ne voit pas, deuxièmement, ce que « l'économie de la violence » pourrait bien avoir de politique, c'est peut-être, préci- sément, parce qu'elle est une économie. Ce que l'on reproche à Derrida en effet pourrait être, tout simplement, d'avoir « subor- donné - verbe dont il n'a cessé cependant de déconstruire la logique - la politique à l'économie. Et si Derrida faisait au fond Vobjei de la même méfiance que Marx, Marx dont Hannah Arendt, pour ne citer qu'elle, dit qu'il a contribué à accélérer la levée de la frontière qui sépare ou séparait la sphère du « domaine public » de celle de l'économie, et à faire pénétrer ainsi la guerre au sein « du monde de l'action » (politique), monde qui lui, à l'origine, « ne participe pas de la violence »5 ?

Nous avons décidé, ici, de prendre cette hypothèse très au sérieux.

D'une part, parce qu'il est clair que, chez Derrida comme chez Marx, la pensée de l'économie, ou plutôt d'un certain rapport entre l'économie et la violence, passe effectivement par une critique de la

2. Violence et métaphysique, in L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 188.

3. De la grommatolo g ie, Paris, Minuit, 1967, p. 192. 4. « Violence et métaphysique », p. 191. 5. Condition de V homme moderne, Pans, Galmann-Lévy, 1961, 198,5, p. Ó&

et 42.

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Economie de la violence, violence de l'économie 305

politique envisagée comme origine ou horizon et de la violence, et de la réduction de la violence, L'économie de la violence, chez Tun, et ce que l'on peut appeler la théorie de la violence économique, chez l'autre, se présentent toutes deux, autrement dit, comme des pensées politiques non métaphysiques, et, d'une certaine manière, non politiques non plus, s'il est vrai que c'est à la métaphysique que nous devons le partage des « genres » dans la pensée. De plus, Marx et Derrida sont les seuls philosophes, parmi ceux qui pensent quelque chose comme « la fin de la philosophie », à envisager cette fin à partir, précisément, d'une question de l'économie.

D'autre part, parce que ce point commun ne fait que mieux souligner la différence radicale qui existe entre l'entente marxiste et l'entente derridienne de l'économie comme de la violence ; et parce que l'espace critique ouvert par le jeu de cette communauté et de cette différence nous semble libérer, contre toute attente, un avenir possible au débat politique, tel que celui-ci peut encore avoir lieu à partir de la perspective même de sa clôture.

Qu'il puisse y avoir un tel débat entre une pensée de l'écriture et une pensée du Capital, entre leurs économies, voilà ce que nous tenterons de montrer ici, non pour convaincre ceux qui ne « savent pas déchiffrer », mais pour apprendre à déchiffrer nous-même, à partir des événements si troublés de notre présent, quelque chose, encore une fois, comme un avenir.

Nous partirons, pour engager ce débat, d'une certaine hésitation de Derrida quant à la philosophie de Marx, hésitation due, très certainement, à la communauté et à la différence évoquées plus haut ; hésitation qui se traduit par une sorte de silence (il n'y a pas chez Derrida de « grand » commentaire de Marx, comme il peut y en avoir de Hegel, de Husserl, de Heidegger, par exemple), et qui se marque par une double attitude.

D'une part, si Derrida reconnaît souvent qu'il y a effectivement chez Marx un geste de réduction de la métaphysique, il ne cesse de se demander en même temps si cette réduction ne se fait pas au nom de la détermination la plus métaphysique qui soit et de l'éco- nomie, et de la violence. Pour Derrida en effet, l'économie joue le rôle de métaphore privilégiée dans la pensée traditionnelle de la métaphore et du sens, en ce qu'elle désigne d'abord et très géné- ralement le mouvement d'une circulation qui, dans l'habitat (« oïkos, maison, chambre, crypte »6), produit par usure des effets de propriété, qui garde, épargne, le propre au cours du trajet de sa

6. Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 121.

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306 Catherine Malabou

dé-figuration. Or il n'est pas certain, selon Derrida, que l'économie telle que la pense Marx, même s'il la pense en réaction à l'économie classique, échappe à cette métaphysique du propre ; elle semble, bien plutôt, la confirmer. C'est ce que révèle, par exemple, la problématique du fétichisme, problématique dont Derrida fait la critique dans l'un de ses grands textes consacrés à la métaphore, La mythologie blanche. L'examen de cette critique et la critique de cet examen feront l'objet de la première partie du débat Derrida- Marx développé ici.

Si l'économie, chez Marx, reste encore, à tous les sens du terme, une théorie de la propriété, elle ne peut être finalement, et du même coup, qu'une théorie de la relève de la violence, cette violence qui menace l'eschatologie du propre ; Marx ne penserait la violence économique, dans le capitalisme, et ce quoi qu'il en dise, qu'à partir de la possibilité et de la nécessité de sa disparition, en vue, donc, d'une non-violence absolue. C'est ce qui explique que, comme le montre Derrida avec une extrême réserve toutefois, dans De la grommatolo gie, Lévi-Strauss puisse se référer à Marx pour opposer, dans Tristes Tropiques, l'asservissement ou « l'exploitation de l'homme par l'homme » à un état d'innocence première, et présenter la violence comme un accident venu affecter du dehors la « profonde insouciance » des origines. La présentation d'une autre lecture que celle que fait Lévi-Strauss de l'analyse marxiste de la violence, et la confrontation de cette autre lecture avec la pensée derridienne de I' « archi-violence » feront l'objet de la seconde partie du débat.

Nous nous proposons ici, très modestement, de voir, et ce à partir du texte même de Derrida, comment peut être dégagée « une rigueur originale de la critique marxiste (qui la) distingue de tout autre critique de la misère, de la violence »7, et d'envisager en retour comment cette critique, dans sa « rigueur », peut être aussi une critique de Derrida lui-même.

Violence contre violence : l'hommage que nous rendons ici ne pouvait que respecter cette économie.

Dans La mythologie blanche, le fétichisme est présenté comme ce qui accomplit la pensée philosophique traditionnelle du sens et de la méta- phore, du sens comme métaphore, pensée qui s'organise en un double mouvement contradictoire qu'il faut rappeler ici. Tout d'abord, parce qu'elle caractérise le procès métaphorique en général comme phénomène d'usure à l'œuvre dans la langue, « épuisement ininter-

7. De la grommatolo g ie, p. 175.

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Economie de la violence, violence de Vèconomie 307

rompu du sens primitif », « perte sémantique régulière », cette pensée obéit elle-même à la loi de ce qu'elle prétend décrire, puisqu'elle recourt nécessairement, pour effectuer cette description, à une métaphore du linguistique, métaphore qu'elle trouve toute prête, le terme d'usure l'indique, dans l'économie. Ce sont en effet « les paradigmes de la monnaie, du métal, argent et or », qui lient ana- logiquement, et ce depuis toujours semble-t-il, le linguistique et l'économique : le sens partage avec la monnaie cette propriété de n'être lui-même, c'est-à-dire de n'exister, finalement en propre qu'à circuler, se dévaluer, se dé-figurer. Or c'est très précisément sur la scène de cet échange entre l'économie et la langue que s'articule, « aussi bien chez Nietzsche que chez Marx », dit Derrida, la problé- matique du fétichisme. Le fétichisme est le résultat du mouvement continuel au sein duquel les « deux types de signifiant », linguistique et économique, « se suppléent », l'un des deux servant, suivant les discours, de référence à l'autre. Ainsi, « chez Marx la référence semble plutôt économique et la métaphore linguistique », alors que Nietzsche, lui, « au moins en apparence aussi, (...) inverse le courant de l'analogie »8. Pour Marx, le fétichisme tiendrait à ce que l'or ou l'argent se trouvent doués, dans le mode de représentation mercantiliste, du pouvoir de la parole ; alors que pour Nietzsche, ainsi que l'exprime la citation que Derrida extrait du Livre du philosophe9, c'est la langue elle-même et sa force de vérité, qui sous le coup de l'usure, deviendraient aussi lourdes et insignifiantes que du métal.

D'un côté, donc, la pensée traditionnelle du sens et de la méta- phore ne peut que se métaphoriser elle-même, et finit par désigner comme fétiche le mouvement infini de cette métaphorisation, l'ir- réductibilité du trope qui, perpétuellement, convertit le signe numéraire en signe linguistique, et le signe linguistique en signe numéraire.

Mais d'un autre côté, et c'est son second mouvement, la déter- mination métaphysique du procès du sens cherche sans cesse à conjurer sa propre metaphor icité, c'est-à-dire à réduire le fétichisme qui cependant la constitue. C'est ainsi que, pour Derrida, la critique marxiste du fétichisme (laissons, ici, la critique nietzschéenne) relèverait au fond d'une interdiction absolue d'assimiler purement et

8. La mythologie blanche, in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972. 9. « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des méta-

phores qui ont été usées et ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte (Bild) et qui entrent dès lors en considération non plus comme monnaie, mais comme métal. »

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simplement « la science économique au jeu du langage »10. Parce que les deux types de signifiant sont interchangeables, et précisé- ment parce qu'ils le sont, il s'agirait pour Marx de mettre hors jeu, hors du jeu tropique, l'économie elle-même, et de la poser comme réalité referente de tout jeu possible. Derrida en prend pour preuve la critique acerbe que fait Marx, dans L'idéologie allemande, de la lucidité d'un Stirner, par exemple qui prétend, par l'étymologie, remonter, au rebours de l'usure, au sens propre de la propriété elle- même, et expliquer ainsi un phénomène économique par un procédé philologique. Marx dit : « Tout ce non-sens théorique, qui cherche refuge dans l'étymologie, serait impossible si la propriété privée réelle que les communistes veulent abolir n'avait pas été trans- formée en ce concept abstrait : "la propriété". »n Derrida interprète ainsi cette critique de l'étymologie : pour Marx, la réalité du propre se tiendrait au-delà de son sens, y compris de son sens propre ; ce qui implique, si l'on développe cette interprétation, qu'on ne pour- rait dire, d'un point de vue marxiste, que l'économie est structurée comme un langage, qu'à la condition de tenir pour assurée l'essence non linguistique de la structure économique. Quant à la structure linguistique, elle ne pourrait être dite économique qu'après réflexion, c'est-à-dire par reflet, par métaphore, ou, si l'on préfère, super- structurellement. Il y aurait donc chez Marx toute une métaphy- sique, ou tout un fétichisme, de la réalité économique.

Mais comment expliquer alors, si l'on s'en tient à cette lecture derridienne, que la critique marxiste du fétichisme ne cesse elle- même de dénoncer toute forme de fétichisation de la réalité ? En effet, qu'est-ce, pour Marx, que le capitalisme, forme la plus élaborée du fétichisme, sinon, précisément, cette entreprise, à la fois économique et idéologique, de transformation de Vun des termes d'une analogie ou d'une comparaison en réalité referente de Vanalogie ou de la compa- raison elles-mêmes ?

Il est frappant de remarquer en effet, lorsqu'on lit, par exemple, le Livre 1 du Capital, que Marx consacre tout son effort à analyser ce qu'il appelle « le côté énigmatique de l'équivalent »12, autrement dit ce dont procède, précisément, toute forme d'analogie, de compa- raison, de proportion, d'échange, et donc aussi de métaphore et de ressemblance. Enigme de l'équivalent dont dérivent, dans le capi- talisme, tous les délires fétichistes.

10. Ibid., p. 237. 11. Ibid., p. zo7, '¿o», cite de uontrioution a ta critique ae i economie potinque. 12. Le Capital, 1, Ed. de la Pleiade, t. 1, p. bö».

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Rappelons que c'est en suivant les sinuosités du processus de la valeur au sein du règne des marchandises et de leur échange que Marx va mettre en scène cette énigme. Tout le problème de l'échange est lié, on le sait, à cette difficulté de départ : trouver la mesure, ou la communauté, du dissemblable, « Les marchandises, dit Marx, doivent être ramenées à quelque chose qui leur est commun et dont elles représentent un plus ou un moins. » Toute équation de valeur, du type x quarteron de froment = y kilogramme de fer, suppose en fait trois termes : « Les deux objets sont donc égaux à un troisième qui par lui-même n'est ni l'un ni l'autre. Chacun des deux doit, en tant que valeur d'échange, être réductible au troisième, indé- pendamment de l'autre. »13 II est inutile de s'attarder ici sur ces choses connues. Nous savons en effet que le troisième terme de l'équation, source de la valeur, est pour Marx la durée du travail, c'est-à-dire la mesure d'une dépense de force. Le problème est que, dans le capitalisme, « la détermination de la quantité de valeur par la durée du travail est (...) un secret caché sous le mouvement apparent des valeurs de marchandises »14.

Qu'est-ce qui se trouve, en réalité, dissimulé lorsqu'est occultée la véritable source de « détermination de la quantité de valeur » ? Quel est le grand « secret » ? Le secret, c'est le génie de Marx de l'avoir montré, est que toute mesure est toujours, en elle-même, mesurable, que l'équivalent est nécessairement lui-même une valeur, que ce qui rend les marchandises commensurables ne leur est pas incommensurable. Un équivalent ne peut, en effet, remplir sa fonction qu'en ne se tenant pas au-dehors du système dont il est pourtant « la loi régulatrice » ; c'est cela qui lui confère son carac- tère « énigmatique ». Et si cette énigme doit être renforcée, si ce secret doit rester caché, dans le mode de production capitaliste, c'est parce que ce dernier a tout intérêt à poser idéologiquement qu'au contraire, l'équivalent est un réfèrent, c'est-à-dire une réalité transcendante, extérieure au processus même de l'échange et de la valeur.

C'est ce qui explique que, dans ce mode de production, ce ne soit pas la durée du travail qui joue le rôle de « forme équivalent », dans la mesure où il est précisément impossible de fétichiser le travail, celui-ci étant trop clairement mesurable. Le travail, qui se mesure et ne se mesure que par le temps, ne peut pas jouer le rôle d'un réfèrent. Aussi « l'homme aux écus » prend-il bien soin de cacher

13. Ibid., p. 564. 14. Ibid., p. 609.

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aux travailleurs (et de se cacher à lui-même) que la dépense de leur force est une marchandise comme une autre, et qu'elle est, dans la logique du profit, non seulement créatrice de la valeur, mais qu'elle a aussi, ou est en elle-même, une valeur d'échange. Car que se passerait-il si les hommes prenaient conscience du caractère relatif, c'est-à-dire « social et non sacré », dit Marx, de la mesure ? Mieux vaut, pour éviter ce type de question, présenter la force de travail comme une simple valeur d'usage qui s'échange, sous la forme d'une sorte de contrat, contre un salaire, à savoir contre de l'argent.

L'argent : voilà, en revanche, la forme équivalent idéale. En effet, si l'argent est lui aussi une marchandise, il a au moins de quoi prétendre ne pas l'être, parce qu'il semble tirer de sa nature seule, c'est-à-dire de son caractère précieux, sa dignité d'équivalent. C'est la marchandise la mieux disposée à devenir un fétiche, puisque « le mouvement qui a servi d'intermédiaire » (à savoir qui a permis de transformer la marchandise qu'est l'argent en équivalent uni- versel des marchandises) « s'évanouit dans son propre résultat et ne laisse aucune trace »16. La splendeur rayonnante de l'argent l'arrache au jeu vulgaire de la réciprocité dans l'échange ; ainsi « une marchandise ne paraît point devenir argent parce que les autres marchandises expriment en elle réciproquement leur valeur ; tout au contraire, ces dernières paraissent exprimer en elle leur valeur parce qu'elle est argent »16.

Le fétiche, c'est l'équivalent cristallisé, réifié en réfèrent, c'est-à- dire en non-valeur, ou encore en valeur sui-référentielle, ce qui est absurde (rien n'ayant, en effet, de valeur en soi-même) ; absurdité qui ne peut, effectivement, donner lieu qu'à des formes d'idolâtrie, de superstition, et de délire. Le propre capitaliste de l'argent tient précisément à V impossibilité de son usure. Dans les pièces de mon- naie les plus banales, c'est toujours, au fond, le métal qui, dans l'imaginaire, vaut, ou plutôt sur-vaut, puisqu'il semble posséder, de par son seul éclat, comme Dieu, le secret éternel de la valeur de toutes choses.

Or, Marx montre, contre cette illusion, et c'est ce qu'il aurait peut-être dit à Derrida, que l'argent, tout comme n'importe quelle autre forme équivalent, est toujours déjà usé, car le propre de la valeur en général est de n'avoir jamais de sens figuré, sensible, sauf, précisément, dans la représentation fétichiste. Le matérialisme n'aura jamais cessé d'affirmer l'immatérialité, au sens de la non-

15. Ibid., p. 629. 16. Ibid., p. 416.

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substantiality, de l'équivalent « pas un atome de matière ne rentre dans la valeur », dit Marx17. Ainsi, l'or, par exemple, dès qu'il devient une marchandise, perd bien, parce qu'il circule, la face, la figure, le sens ; mais comme il n'est pas non plus tout à fait de l'or tant qu'il n'est pas une marchandise, il n'a en fait jamais de figure et ne doit son existence aurifère, ou son aura, si l'on veut, qu'à sa défiguration originaire. Et l'on peut en dire autant de toutes les marchandises ; c'est cette « infigurabilité » qui fait, pour le capitaliste, leur « caractère insaisissable », leur « caprice », leur « être chimérique »18. Le capitaliste attribue nécessairement un caractère fantastique à ces choses qui sont à la fois valeur d'usage et valeur d'échange, c'est-à-dire qui manifestent une absence totale de sup- port, qui sont insupportables de n'avoir ainsi aucune valeur intrin- sèque, de n'être qu'un réseau de traces, traces d'utilité, traces d'énergie dépensée, traces de qualités, aussitôt effacées dans le processus de leur quantification en vue de l'échange, quantification qui dépend d'un étalon qui n'est jamais lui-même, encore une fois, qu'une marchandise, c'est-à-dire un réseau de traces, un « hiéro- glyphe », dit Marx. On voudrait alors s'y retrouver, se référer, trouver un sens, ou une réalité, à cette chimère.

Or ce sont précisément cette chimère et son irréalité qui donnent sa réalité à la science économique. La réalité, pour Marx, c'est qu'il n'y a pas de réfèrent. Et la science économique s'emploie d'abord à montrer que le capitalisme, lui, est le règne même de la référentialité, faite chose, faite sens, faite loi, faite philosophie, autant de termes que das Kapital, à lui seul, pourrait traduire. Il n'est alors pas étonnant que, dans ce règne, les marchandises parlent, qu'elles se fassent signe, que leur expression « sensible » (qu'on pourrait appeler signifiant) semble renvoyer à une abstrac- tion (ou à un signifié), et cette abstraction à une nature (ou à un réfèrent). Comment pourrait-il en être autrement, puisqu'il apparaît non pas tant, comme nous le disions plus haut, que l'économie est structurée comme un langage, mais que Véconomie capitaliste est structurée comme une (la) linguistique*!

Il devient donc impossible, à lire la phraséologie des marchan- dises, de déterminer, des deux termes de l'analogie entre ce qu'il faut maintenant appeler la linguistique et l'économique, lequel sert de référence à l'autre ; tout simplement parce que, comme les marchandises, ils se regardent en miroir ; comme la toile et l'habit,

17. Ibid., p. 576. 18. Ces expressions se rencontrent fréquemment dans tout le Livre 1.

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dans cette page irrésistible du Livre 1, ils se poussent du coude et se font les yeux doux, et, comme deux producteurs complices, ils encaissent tour à tour le bénéfice de la plus-value. Qu'aurait pensé Marx de cette phrase de Saussure, que Derrida cite comme confirmant la prétendue métaphysique marxiste de l'économie du sens : « C'est que là » (i.e. dans la linguistique) « comme en économie politique, on est en face de la notion de valeur ; dans les deux sciences, il s'agit d'un système d'équivalence entre des choses d'ordre différent : dans l'une un travail et un salaire, dans l'autre, un signifié et un signifiant »19 ? Qu'en aurait-il pensé, sinon que cette analogie, encore elle, est la forme même du raisonnement capitaliste ?

Non pas que, pour Marx, l'économie, telle qu'il la pense, ou même le travail, soient incomparables, incomparablement plus réels que le jeu du langage (même si Marx eût certainement reconnu que le jeu du langage, qu'il n'a cessé une minute de prendre au sérieux, était incomparablement plus réel que sa détermination linguistique, ou que sa détermination étymologique telle que le pense, si misérablement, un Stirner). Pour Marx, précisément, on l'a vu, tout est comparable, rien n'échappe au jeu de la comparaison, pas même la comparaison, et c'est peut-être pour dire cela qu'il valait la peine, pour lui, de faire une dernière fois de la philosophie.

Dans L'idéologie allemande, il dit à Saint-Sancho qui prône « l'incomparabilité de l'individu » : « La comparaison n'est nullement un produit arbitraire de la réflexion (...) l'incomparabilité elle-même suppose l'action de comparer (...), suppose que l'activité de l'indi- vidu incomparable se distingue de l'activité de ses égaux dans un domaine déterminé. La Persiani est une chanteuse incomparable parce qu'elle est chanteuse et se trouve comparée à d'autres chan- teuses par des gens dont l'oreille, comparant en vertu d'une cons- truction anatomique normale et d'une culture musicale, est en mesure de reconnaître son caractère incomparable. Le chant de la Persiani ne peut être comparé au coassement d'une grenouille, bien qu'ici également la comparaison soit possible, mais ce serait une comparaison entre l'espèce humaine et l'espèce grenouille, et non entre la Persiani et cette grenouille particulière. »20 Nous n'avons pas résisté au plaisir de faire cette longue citation qui, comme tout le passage dont elle est extraite, montre que pour Marx, penser revient donc toujours à comparer, rapporter, construire des ana- logies, trouver une mesure du dissemblable, autrement dit à écono-

19. La mythologie blanche, p. 259, cité du Cours de linguistique générale. 20. L'idéologie allemande, Paris, Ed. Sociales, 1976, p. 446.

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miser la différence. Mais c'est précisément parce que tout est compa- rable que l'économie de la comparaison ne peut relever d'une économie du signe, car celle-ci (et Derrida l'a bien assez montré) suppose toujours une réalité qui n'est pas elle-même un signe, « une entité autonome », dit Marx, qui se tient nécessairement « hors » de l'oïkos (en même temps qu'elle fait de l'oïkos un dedans). En ce sens, Marx et Derrida ont le même problème : arriver à penser une diacriticité (et donc aussi une metaphor icité) inassignables ; diacriticité qui régirait aussi bien les éléments d'un système donné que le rapport des différents « systèmes » entre eux, par exemple celui du langage, et celui de l'économie.

Restent, pour Marx, la réalité économique de cette diacriticité, la détermination irréductiblement économique de l'économie de la différence. Et reste, pour nous, à tenter de faire un sort à cette « réalité », puisqu'il apparaît qu'on ne peut, par commodité, la penser simplement comme un fondement ou une garantie. Il semble en effet difficile de dire maintenant, compte tenu de l'analyse qui précède, que le primat de l'économie, chez Marx, soit purement et simplement d'ordre référentiel. Il faudrait peut-être comprendre cette « réalité économique » à partir de l'interdiction absolue qui existe, pour Marx, de penser Vèconomie d'un fonctionnement (le jeu de l'équivalent en général) autrement qu'en étudiant scienti- fiquement un fonctionnement économique (l'organisation matérielle de tel ou tel mode de production). Cette interdiction révélerait Timpossibilité de distinguer, ce que fait Derrida au sujet de l'écri- ture, entre une « archi-économie » et l'économie telle qu'on la conçoit habituellement, l'économie au « sens courant ». On ne pourrait pas, en d'autres termes, pour Marx, penser un partage, et ce y compris à la condition de le raturer aussitôt, entre 1' « archi-économie » et l'éco- nomie « empirique », l'une se donnant immédiatement et factuel- lement (en une f actualité irréductible), avec l'autre. C'est l'examen de cette hypothèse qui nous conduira à aborder, dans la seconde partie de ce travail, la question de la violence et celle de la différence entre « économie de la violence » et « violence économique ».

Nous avons évoqué l'interdiction absolue, pour Marx, de penser l'économie d'un fonctionnement en dehors de l'étude scientifique d'un fonctionnement économique. Il est incontestable, toutefois, que les analyses marxistes du jeu de l'équivalent et de la compara- bilité absolue mettent au jour ce qu'il est possible d'appeler une « économie générale » qui, comme telle, ne peut être l'objet d'une science positive, ni délimiter l'économie comme une « région » du savoir.

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II n'est qu'à lire, pour constater cela, Y Introduction à la critique de l'économie politique de 1857, dans laquelle Marx présente le dispositif logique où se distribue précisément la structure de ce jeu. Ce dispositif est « un ensemble articulé complexe »21 entre des formes élémentaires qui sont la production, la distribution, l'échange, la consommation, et enfin la circulation. Ces éléments, dans leur rapport, constituent « les traits communs (...) à toutes les époques de la production »22. Ces traits ne constituent pas, comme le dit Marx, un « universel » qui serait toujours à l'œuvre dans tel ou tel mode de production particulier, mais une structure diacritique, encore une fois, dont l'étude excéderait le cadre traditionnel de Tépistémè, et qui pourrait être pensée, bien plutôt, effectivement, comme une « archi-économie » ; qui pourrait être pensée, autrement dit, comme le mouvement d'une trace qui différerait, quel que soit le système économique dans lequel elle opère, son propre effacement, permettant ainsi à ce système de se distribuer dans le temps et dans l'espace.

Marx situe son analyse en réaction à l'économie classique qui pense l'articulation de ces traits communs comme « un syllogisme dans les règles » au sein duquel « la production constitue l'univer- salité, la distribution et l'échange, la particularité, la consommation, la singularité, dans laquelle se conclut le tout »23. Selon cette syllo- gistique, « la production est déterminée par des lois naturelles géné- rales ; la distribution l'est par la contingence sociale, et peut par suite exercer sur la production une action plus ou moins stimulante ; l'échange se situe entre les deux comme un mouvement formellement social, et l'acte final de la consommation, conçu non seulement comme dernier aboutissement mais comme fin dernière, est à vrai dire en dehors de l'économie, sauf dans la mesure où il réagit à son tour sur le point de départ, et ouvre à nouveau tout le procès »24. Marx résume ainsi cette conception classique : en elle, la part dévolue à l'économie proprement dite serait celle du jeu de la distribution et de l'échange, c'est-à-dire de la violence et de l'arbi- traire sociaux liés au problème du partage (nous y reviendrons), qui mèneraient leur guerre sur le champ de bataille délimité par les deux pôles fixes d'un « fact prééconomique »25, la production, et d'un fait postéconomique, la consommation.

21. Introduction..., in Contribution..., es, 1977, p. 151. 22. Ibid., p. 151. 23. Ibid., p. 155. 24. Ibid., même page. 25. Ibid., p. 161.

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Pour critiquer cette logique, Marx commence par dire qu'aucune des instances de cette articulation n'est première par rapport à l'autre : « Chacune d'elles n'est pas seulement immédiatement l'autre, ni seulement médiatrice de l'autre, mais chacune d'elles, en s* accomplissant (nous soulignons), crée l'autre, se crée sous la forme de l'autre. »26 II convient d'insister sur cet accomplissement, que Marx caractérise très singulièrement non comme un résultat dialectique, mais comme le mouvement d'un finishing stroke, expres- sion que Badia traduit, dans une note, comme « la dernière touche et le coup de grâce »27. Ce finishing stroke est un mouvement d'usure qui n'entame aucune plénitude, chacun des éléments production, distribution, etc., ne s'y informe en effet que de l'usure de l'autre, et apparaît, lorsqu'il s'informe, comme déjà usé ; au point qu'il est impossible de prendre l'un de ces éléments comme point de départ du procès, puisqu'ils se donnent tous et toujours, dit Marx, dans le finish d'un après-coup originaire.

Ainsi, si l'on se situe par exemple du point de vue « de l'individu singulier » (d'autres points de vue étant, bien entendu, possibles), c'est la distribution qui est première, qui « apparaît naturellement comme une loi sociale qui conditionne la position à l'intérieur de laquelle il produit, et qui précède donc la production »28. Mais cette astreinte à la loi de la distribution, à la moïra, révèle, par usure, par la répétition du travail, que la distribution est en réalité déterminée par la production, par l'existence du capital (du capital en général), et la production apparaît donc à son tour comme la première instance du procès. Or, comme l'individu « qui développe ses facultés en produisant les dépense également, les consomme dans l'acte de la production »29, il s'ensuit que la production cède mainte- nant par usure (par dépense) la place à la consommation. Et Marx ajoute : « Le produit ne connaît son ultime finish que dans la consom- mation. Un chemin de fer sur lequel on ne roule pas, qu'on n'use donc pas, n'est pas consommé, n'est un chemin de fer que dunameï et non dans la réalité. Sans production, pas de consommation ; mais sans consommation, pas de production non plus (...). C'est seulement lorsqu'elle fait évanouir le produit que la consommation lui donne le finishing stroke. »30 Quant à l'échange, il est aussi bien ce qui s'use dans la production, en tant qu'il est « entièrement déter-

26. Ibid., p. 159. 27. Ibid., p. 157. 28. Ibid., p. 161. 29. Ibid., p. 156. 30. Ibid., p. 157.

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miné par elle », par sa loi, que ce qui use la production, puisqu'il est lui-même une activité productrice, « un moyen de fabrication du produit ». Enfin, la circulation caractérise tout autant un mou- vement qui a lieu dans rechange que la dynamique générale de l'interchangeabilité des cinq éléments de l'articulation. On voit bien alors, à présent, comment il est impossible de donner la priorité, logique ou chronologique, à l'un ou à l'autre de ces cinq termes.

Le finishing stroke apparaît, à la lumière de ces analyses, comme le trajet d'une dépense d'avant la réserve, qui produirait après coup, autrement dit, ce qu'elle dépense, en un mouvement que l'on peut, sans hésitation, caractériser comme celui d'une différance économique. Il n'y a pas, pour Marx, de réserve originaire. Parce qu'il est impossible de distinguer en toute rigueur la production de la distribution puisqu'elles s'entre-diffèrent, la terre, par exemple, réserve privilégiée de tous les discours économiques, ne peut être purement et simplement considérée comme un agent de production. De même, au contraire de ce qu'affirme l'économie classique, la rente foncière, ou bien « le salaire, l'intérêt, le profit », ne peuvent appartenir simplement à la sphère de la distribution. Rien n'est donné qui ne soit déjà distribué, partagé, disloqué, démembré. Le capital lui-même est toujours à la fois « agent de production » et « source de revenus », c'est-à-dire « une forme de distribution déter- minée qui est déterminante »31 ; quant à l'accumulation du capital, elle ne se constitue en réserve qu'à la mesure de l'inflation de sa dissémination distribuée : disparition de la manufacture, de l'entre- prise familiale, prolifération-dislocation dans l'espace des multi- nationales, partage de la propriété, anonymat planétaire de la sous-traitance, et de la sous-traitance de la sous-traitance, etc.

Rien, dans le jeu réglé des cinq instances, des cinq inscriptions différentielles, ne se tient hors du jeu comme source inépuisable et intarissable de la richesse ; ce qui explique que la mesure, ou l'équi- valent qui, dans tel ou tel mode de production, permettent d'établir des rapports de proportionnalité, des points de repère au sein de cette économie du finishing stroke, ne puissent eux-mêmes être extra-économiques. Rien, encore une fois, ne se tient en réserve, rien, et surtout pas, comme on le dit trop souvent, la force de travail qui, en tant que force précisément, est perpétuellement traversée, travaillée elle-même par le jeu de la différence, se dépensant sans s'épargner dans l'épuisement qui la reconstitue, sans toutefois être rendue à elle-même, puisqu'elle est consommée là où elle consomme,

31. Ibid., p. 160.

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elle est distribuée là où elle se rassemble, elle s'échange là où elle se reproduit, et circule là où elle se repose.

On voit bien comment le finishing stroke, usure perpétuellement différée de l'usure, peut être appelé une « écriture » au sens derridien, dans la mesure où son économie est une économie du défaut d'origine. Le finishing stoke est la répétition pure, une circulation répétitive de forces qui « débordent perpétuellement (leur) propre cadre », dit Marx32, qui débordent d'im-propriété dans le jeu de l'altérité ; en ce sens, cette répétition de et dans la différence est bien aussi une violente économie de la violence™.

Il n'existe pas en effet, pour Marx, d'état d'innocence première (cet état d'innocence duquel « il valait tout de même la peine de sortir », comme le dit ironiquement Engels). Comment comprendre, sinon, toute la critique qui existe, chez Marx, des théories qui expliquent l'émergence d'un phénomène économique, comme, par exemple, l'esclavage, par la violence politique, c'est-à-dire par l'arbi- traire des hommes et la contingence sociale qui dé-généreraient perpétuellement, par convention, la puissance pacifique et géné- reuse de la nature (voir la part faite à la distribution et à l'échange dans le syllogisme classique précédemment cité) ? Engels, dans V Anti-Diihring, se livre à une attaque très acerbe de ce théoricien pour lequel « il est clair que les phénomènes économiques s'expliquent par des causes politiques, à savoir par la violence »34, violence entendue ici, bien sûr, au sens très restreint de l'exercice du pou- voir, ou de ce que Marx appelle « la malveillance des gouverne- ments »35, c'est-à-dire une violence dérivée au regard d'une non- violence originaire. Remarquons d'ailleurs au passage que c'est exactement à cette malveillance que s'en prend Lévi-Strauss, et ce dans une perspective marxiste..., pour expliquer l'asservissement des hommes par l'écriture36. Il est clair au contraire, dans la théorie marxiste, que l'asservissement n'a pas de cause politique, si l'on entend par politique, comme le dit Engels, « ce qui inocule à la nature le péché originel d'injustice »37. L'assujettissement des hommes, ou ce que l'on appelle l'exploitation de l'homme par

32. Ibid., p. 165. 33. Cf. Derrida, « Violence et métaphysique » : « La violence apparaît avec

l'articulation. » 34. Anti-Dühring, Théorie de la violence, Paris, es, 1971, p. 188. 35. Introduction..., p. 151. 36. Cf. la phrase citée dans De la grammatologie, p. 192 : « (...) la lutte contre

l'analphabétisme se confond (...) avec le renforcement du contrôle des citoyens par le pouvoir. »

37. Anti-Dühring, p. 188.

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l'homme, n'est pas le fruit d'une décision, consciente ou inconsciente. Le marxisme a montré qu'une véritable théorie de l'oppression, de l'aliénation, de la misère, devait se priver du recours à une étiologie démonique du pouvoir. En effet, comme le dit Engels admirable- ment, « si, pour croire au bouleversement du mode actuel de répar- tition des produits du travail, avec ses contradictions criantes de misère et d'opulence, de famine et de ripailles, nous n'avions pas de certitude meilleure que la conscience de l'injustice de ce mode de répartition et que la conviction de la victoire finale du droit, nous serions bien mal en point et nous pourrions attendre long- temps »38.

La violence politique, pour Marx, est toujours dérivée par rapport à la violence originaire du finishing stroke. Reste à comprendre maintenant comment peuvent se lier, chez Marx, cette violence originaire et tel ou tel type donné d'exercice de la violence, politique et économique, dans un mode de production donné, comme, par exemple, l'appropriation impayée du travail d'autrui, qui engendre, dans le capitalisme, l'aliénation et la paupérisation.

Faut-il, pour expliquer cette liaison, recourir à ce que Derrida nomme, dans De la grommatolo gie, une circulation des couches de violence, circulation où s'articuleraient 1' « archi-violence » comme « perte du propre, de la proximité absolue, de la présence à soi », et la «. violence empirique », « la guerre au sens courant », « ce qu'on appelle couramment le mal, la guerre, l'indiscrétion, le viol »3* ? Si oui, il faudrait alors dire que pour Marx, qui avoue que la grande difficulté est bien pour lui de « savoir comment des rapports histo- riques généraux interviennent dans la production »40 (c'est-à-dire dans le finishing stroke), la violence première, l'usure originaire, se donnent en versions historiques d'elles-mêmes, dans les confi- gurations factuelles et empiriques que sont les différents systèmes économiques. Il faudrait dire également de ce fait que la distri- bution originaire se distribue elle-même, selon une structure stra- tifiée, une généalogie de niveaux, qui ouvre la possibilité de faire le partage entre l'économie de la violence et la violence économique, entre une violence symbolique (économie de la privation du propre), et une violence qu'on peut dire matérielle (économie de la pro- priété privée). Toute la question est de savoir si Marx aurait accepté ce partage.

38. Ibid., p. 186. 39. De la grommato lo gie, p. Ib4. 40. Introduction..., p. 163.

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Suspendons pour l'instant la réponse, et faisons un détour par l'analyse derridienne de la violence, telle qu'elle est menée à partir des événements rapportés par Lévi-Strauss, dans le chapitre « En famille » de Tristes Tropiques. Ces événements, devenus célèbres, que nous rappelons ici très rapidement, sont les suivants : l'ethno- logue joue avec un groupe d'enfants. Une fillette frappe une cama- rade. Celle-ci se réfugie auprès de lui, et lui donne le nom de son ennemie, suprême vengeance, car les noms propres doivent rester secrets ; l'autre fillette, à son tour, « livre » sa compagne, et Lévi- Strauss arrive ainsi peu à peu à connaître tous les noms du groupe. Cette scène permet à Derrida d'analyser la structure stratifiée de la violence : on voit en effet comment la violence physique (la gifle) cède la place, par « variation généalogique », pourrait-on dire, à la violence symbolique (la transgression de l'interdit dont les noms propres font l'objet). Derrida commente : « Un étranger silencieux assiste, immobile, à un jeu de petites filles. Que l'une d'elles ait ufrappé" une "camarade", ce n'est pas encore une vraie violence. Aucune intégrité n'a été entamée. La violence n'apparaît qu'au moment où l'on peut ouvrir à l'effraction l'intimité des noms propres. »41

Marx aurait certainement été d'accord avec Derrida quant à l'analyse de l'effraction du propre, et de ce que cette effraction signifie, on a tenté de voir pourquoi. Mais il n'aurait sûrement pas accepté que cette analyse procède par réduction de la gifle. La violence physique est pour Marx l'irréductible, ce qu'il est impos- sible d'économiser, même au nom, encore moins au nom, d'une économie de la violence. Il n'aurait pas admis qu'on puisse dire qu'une gifle n'entame aucune intégrité. Pour lui, tous les coups comptent ; tous les coups donnés au corps : les gifles, et aussi le travail forcé, la fatigue, la famine, l'insalubrité, les doigts coupés par les machines. Il n'y a pas de moment où la violence « n'est pas encore une vraie violence » ; une gifle contient en elle-même, déjà, toute la violence. Comment ne pas reconnaître en effet que la possibilité de frapper, qui se diversifie infiniment dans son actuali- sation, est aussi originaire que celle d'oblitérer le propre, en ce qu'elle est, au fond, la même possibilité ? Dès lors, on peut toujours dire que la violence physique est « empirique » ; mais comme il s'avère que cette empiricité-là est irréductible, elle a donc, tout autant que ce qui (n')en justifie (pas) la réduction, valeur d'arche. // n'y a pas de « sens courant » de la violence.

41. De la grammalologie, p. 163.

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Et Derrida Je sait bien, lui qui ne parle d' « archi » qu'à partir de l' archi-impossibilité, toujours réaffirmée dans son texte, de faire le partage entre le transcendantal et l'empirique ; il dit : « La valeur d'archie transcendantale doit faire éprouver sa nécessité avant de se laisser raturer elle-même. »42 Reste cette phrase sur la « vraie violence », qui témoigne de ce que cette archi-impossibilité est aussi F archi-impossibilité de conjurer tout à fait cette différence ; cette phrase sur la « vraie violence », qui manifeste que la rature de ce partage demeure elle-même, et ce nécessairement et toujours, quelque chose d'archaïque.

Les couches de violence sont étales, égales, sans aplomb, sans surplomb, je dis ton nom si tu me frappes, je te frappe si tu dis mon nom ; il est frappant d'être ainsi appelé. C'est sans appel, c'est la frappe. C'est sans appel, et on s'en frappe. Tout ce que l'on peut faire, c'est chercher le point précis de l'impact, du choc, où se heurtent, en s'entremêlant inextricablement, le coup de poing des origines, la violence originaire de l'usure, et la force de frappe, qui, ici et maintenant, nous astreint à la guerre politique et sociale. Ce point d'impact est précisément pour Marx l'organisation éco- nomique qui se définit toujours pour lui, on le sait, comme champ de lutte. La lutte est le factum irréductible, où s'articulent, en leur impartageable différence, le conflit originaire des éléments du com- plexe production/distribution/consommation/échange/circulation, et le combat qui s'organise, dans un mode de production, comme un système de rapports entre des forces, combat dont tout jeu d'en- fant est toujours l'anticipation. La lutte est le point très serré du tissu de la vie, si serré qu'on ne peut le dénouer, ni séparer, à partir de lui, les fils de ce qu'on appellera encore une fois le transcendantal et l'empirique, qui sont eux aussi, comme le reste, absolument comparables.

Nous ne pensons pas du tout que Marx critique la violence capitaliste et sa puissance d'aliénation dans l'horizon d'une pro- messe communiste de non-violence. Encore une fois, la lutte est le tissu de la vie. Ce que Marx critique dans la violence capitaliste est le fait qu'elle ruine, abêtit, anéantit les hommes en se niant et en s'occultant elle-même comme violence, dans l'idéologie natu- raliste de la paix des origines et de l'égalité à venir. C'est en ce sens qu'elle est inacceptable. C'est en ce sens qu'il faut lutter violem- ment contre elle, jouer toute la violence contre la violence, économie là encore, mais économie révolutionnaire. Lisons encore, une dernière

42. Ibid., p. 90.

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fois, Engels : « la violence joue dans l'histoire un autre rôle (que celui que lui fait jouer Dühring), un rôle révolutionnaire », elle met en pièces « des formes figées et mortes »43, elle économise la mort. Sans pouvoir prétendre aborder ici ce qu'il faut entendre par cette « révolution », dont le concept, selon nous, n'a jamais encore été pensé, disons seulement que ce qui est révolutionnaire, dans la pensée de Marx, est cette idée que c'est par la violence et dans la violence que peut se conquérir, sans idéologie préalable de la justice ou de l'injustice, ce qui est le plus juste. Car il y a, relativement, proportionnellement, comparativement, un plus juste ; et une éco- nomie de la violence ne peut en aucun cas faire l'économie de cette question, sous peine de n'être qu'une économie du moindre mal, une économie du compromis. Or, le plus juste, pour Marx, l'équi- valent le plus équitable, à savoir, comme on l'a vu, la force de travail, est bien aussi le plus violent. Ce qui permet en effet une juste mesure de répartition au sein « du produit commun »44 est bien cette force qui, on l'a dit, éprouve radicalement sa commen- surabilité absolue, l'usure originaire, le toujours déjà du finishing stroke. Le plus juste est aussi le plus violent : voilà peut-être le trait caractéristique qui fait la singularité de la philosophie de Marx par rapport à « toute autre philosophie de la misère » et de l'op- pression.

Ajoutons pour finir que l'impossibilité de distinguer entre un sens courant et un sens, disons, « non vulgaire » de la violence implique également l'impossibilité de distinguer entre un sens non vulgaire et un sens courant de l'économie. L'économie originaire du finishing stroke n'a aucune signification en dehors de tel ou tel système économique de fait dont le fonctionnement lui donne à son tour le finishing stroke sans lequel elle ne serait rien. Tout comme le chemin de fer sur lequel on ne roule pas, le finishing stroke, sans son après-coup, sans son finishing stroke n'est que dunameï. Nécessité de la double usure : voilà, pour Marx, le sens de la réalité économique. On ne peut parler de première usure qu'a partir de son redoublement dans l'économie comme organisation de la production et donc comme exercice déterminé de la violence.

Resterait à montrer précisément comment cette entente de l'éco- nomie excède son entente traditionnelle : loi de la maison, génie du foyer, organisation domestique (Lacan aurait écrit d'hommestique) gardée par le couple que forment, en leur mystérieuse union, la

43. Anti-Dühring, p. 211. 44. Capital, 1, p. 613.

RP - 11

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Heimlichkeit et la Unheimlichkeit. Nous avons simplement tenté de voir ici comment l'économie de la double usure excède la loi de la demeure en ce qu'elle est effectivement une écriture, un jeu de différences, un tracé.

Une écriture énigmatique toutefois en ce qu'elle rend absolu- ment illisible la différence qu'elle est entre deux sens d'elle-même, le non-vulgaire, le courant. Le « large », 1' « étroit ». Ecriture que les surréalistes, grands lecteurs de Marx, auraient appelée « écriture automatique », automatiquement non transcendantale, automati- quement non empirique. L'écriture automatique, dit Blanchot dans La part du feu, est l'expérience du langage devenu sujet. Cette écriture en effet libère le langage de sa fonction instrumentale, de sa détermination traditionnelle comme simple pièce, ou agent, d'une économie plus vaste, de l'oïkos de l'animal rationale, pour l'affirmer comme la puissance économique première, sans laquelle rien ne pourrait s'économiser. Tout le problème, et c'est ce que montre Blanchot, est que plus le langage est libéré de son astreinte à la « communication », plus il vaut pour lui-même, et plus il devient matériel, « une boule concrète, un massif d'existence (...) (dans l'écriture automatique), tout ce qui est physique joue le premier rôle : le rythme, le poids, la masse, la figure, et puis le papier sur lequel on écrit, la trace de l'encre, le livre. Oui, par bonheur, le langage est une chose : c'est la chose écrite, un morceau d'écorce, un éclat de roche, un fragment d'argile où subsiste la réalité de la terre »45. Tout se passe comme si l'écriture automatique révélait ce point extrême, extrêmement subtil, surréel, où l'archi-trace, comme langage, comme écriture, se confond obscurément avec la plus empirique des traces : l'existence brute, massive, irréductible, la chose dans son parti pris, la matière. Le surréalisme est la traduc- tion poétique du matérialisme, entendu comme pensée de l'impos- sible éclaircissement, de l'impossible critique, de ce point aveugle où s'articulent trace et trace. Et comme par hasard, mais l'écriture automatique est le moins hasardeux des hasards (elle est « un hasard objectif »)46, Breton, dans L'amour fou, remarque la fréquence des images économiques dans cette expérience d'écriture : « Je me suis vivement étonné, dit-il, à l'époque où nous commencions à pra- tiquer l'écriture automatique, de la fréquence avec laquelle ten- daient à revenir dans nos textes les mots arbre à pain, à beurre, à sel, à poivre (...) Comment résister au charme d'un jardin comme

45. La part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 93. 46. Vamour fou, Paris, Gallimard, « l<oho », p. lib, 117.

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celui-ci, où tous les arbres de type providentiel se sont précisément donné rendez-vous ? »47 Laisse-t-on fonctionner pour elle-même, et ce violemment, l'économie du langage, production lexicale et syn- taxe de rechange, qu'apparaît aussitôt l'esquisse d'une organisation économique, dans laquelle la nature est déjà usée dans sa prodi- galité par la distribution des produits qu'elle n'a pas fabriqués, où la nature est violentée dans son innocence, et où s'affirment, dans leur impensable différence le besoin et le désir, et, comme le dit Breton, « le principe de plaisir et le principe de réalilé ». L'éco- nomie, et l'économie.

De l'économie à l'économie donc : impossible trajet au cours duquel cependant nous aurons risqué l'ébauche d'un dialogue entre Marx et Derrida. Ou plutôt entre un certain Marx et Derrida, celui que seul Derrida pouvait nous faire rencontrer, un Marx penseur de l'écriture. Un Marx qui ne pouvait que rencontrer Derrida sur la scène de cette guerre dont ils auront tous deux montré l'incontour- nable nécessité. Scène de leur étrange complicité, de leur violente sympathie. Sympathie : pour l'un comme pour l'autre, la question de cette guerre est (et n'est que) la question politique. Mais c'est précisément, pour l'un comme pour l'autre, nous l'avons dit, une Question qui ne peut jamais être posée dans les termes de la politique, et qui exige, pour être pensée, que soit mis au jour le dispositif économique dont elle procède, et dont procède par là même toute philosophie politique. Violence : l'un reproche à l'autre ce que l'autre lui eût nécessairement reproché à son tour, une détermination encore trop métaphysique, ou trop conceptuelle, de l'économie. En jeu : l'impossibilité, pour l'un, la possibilité, pour l'autre, de penser quelque chose comme une justice radicale (mot que Marx aimait beaucoup, sans doute parce que « radical » ne veut pas dire « absolu ») obtenue par et dans la violence.

Prétendre clore ce débat est impensable : il nous importait simplement de montrer qu'il pouvait s'ouvrir ; et la recherche de cette ouverture est la forme qu'a prise ici notre hommage à Derrida. C'est en effet, pour nous, rendre hommage à la pensée de la décons- truction que de dire que, si elle doit beaucoup aux gestes husserlien et heideggerien de réduction de la métaphysique et reconnaît per- pétuellement sa dette envers eux, elle n'est pas non plus étrangère à cette autre tentative de réduction de la philosophie dans sa déter- mination traditionnelle, qu'est celle de Marx. Tentative singulière en ce qu'elle se prive, elle, de tout recours à une question de l'inau-

47. Ibid.

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324 Catherine Malabou

guralité ; tentative qui procède d'une impossibilité d' « accéder - ou de réaccéder - à l'eidos grec »48, parce que la splendeur fondatrice, et son sens, sont à jamais perdus. C'est en effet en se plaçant du point de vue de la douleur des héritiers sans légataires, des fils sans pères, de ceux qui poursuivent, après les premiers et sans eux, dans le désarroi de l'ère secondaire, que Marx aura fait son entrée dans la philosophie. Dans sa thèse de 1841 en effet, il affirmait que, tout comme Epicure avait eu à porter, à supporter, sans pouvoir y réac- céder d'une quelconque manière, le retrait de l'ère « des puissantes prémisses » que furent Platon et Aristote, les jeunes Allemands des années 40, et tous les autres, devaient porter le poids opaque de la gloire hégélienne désormais muette. Situation postliminaire, dans laquelle les seconds, par rapport aux archontes, font toujours figure d' « appendice presque incongru »«•. Mais, dit le jeune Marx, il faut saisir ici « la chance dans le malheur »60 : dans l'irréductible obscurcissement de la lumière matinale, la philosophie découvre sa tâche essentielle, qui est de formuler des mots d'ordre dans une situation d'urgence, mots d'ordre qui n'ont aucune valeur fondatrice (chez Marx, la praxis n'est pas un fondement), mais qui se révèlent, lorsqu'on en affûte le tranchant, être de puissantes armes déconstructrices. Mots d'ordre dont le sens, si simple en réa- lité, était déjà préfiguré par le tetrapharmakon d' Epicure, que Marx cite dans sa thèse :

II n'y a rien à craindre des dieux II n'y a rien à craindre de la mort On peut atteindre le bonheur On peut supporter la douleur.

C'était bien rendre hommage à Derrida que d'essayer de lui parler à partir de cet espace, réservé dans sa pharmacie à lui aussi, au service des premier secours, où l'on opère dans l'ombre, dans la misère, dans le malheur, là où est la chance, là où est la promesse.

Catherine Malabou.

48. « Violence et métaphysique », p. 120. 49. Différence de la philosophie de la nature chez Democrite el Epicure, Fans,

Ed. Ducros, 1970, p. 217. 50. Ibid., p. 63 (« Travaux préparatoires »;.

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SENS ELLIPTIQUEAuthor(s): Jean-Luc NancyReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 325-347Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096288 .Accessed: 08/02/2012 14:53

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SENS ELLIPTIQUE

Ecrire sur Jacques Derrida : cela me paraît violent. Rien de plus banal que d'écrire « sur » quelqu'un, c'est-à-dire à propos d'une œuvre, d'une pensée. Derrida lui-même ne s'en est pas privé. Mais ici, pour cette occasion où il s'agirait d'écrire sur lui, il a posé un piège. Son usage de la langue, sa passion d'en jouer, sa folie d'y toucher - violemment, toujours - dictent aussitôt qu'il s'agit d'écrire sur lui, sur son corps. Non le corpus, mais le corps. Il s'agit de le passer à la machine de La colonie pénitentiaire, ou bien encore, de le tatouer.

Lui-même ne pourra pas ne pas souffrir, ni éviter de chercher un artifice pour dissimuler le tatouage, rose, cœur transpercé, aigle, ancre ou ellipse. Pour dissimuler et pour faire voir toutes ces entames de la peau. Mais ainsi, le corps se perd. Griffure et tatouage : il y a là un « à-même-le-corps » où le corps se perd, perdant sa qualité de tégument tendu, clos et muet sur son intérieur. (Quel intérieur ? Une âme ? L'âme de Jacques Derrida ? Psyché ? Celle qui peut toucher et enlacer le corps de son amant - le corps, son amant - , mais à qui il est interdit de le voir ? Derrida s'est toujours débattu sans voir son as¿ ûllant.)

Ce corps perdu, cet à corps perdu (accord perdu ?) « sur » lequel je finirai par écrire, voilà ce qui tout d'abord s'offre à moi, si on me demande d'écrire sur Jacques Derrida. Un « corps perdu », c'est un corps déjà surchargé de marques et d'écritures, ainsi délesté de son organicité (faisons, ici, signer Deleuze sur Derrida). Corps faisant surface, et rien que surface, et traces. Revue philosophique, n° 2/1990

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Cette violence a encore une autre face. « Ecrire sur », n'est-ce pas une manière d'éviter d'écrire, absolument ? Une manière de prendre appui sur une autre écriture, d'en filer le commentaire, au lieu d'écrire la chose même ? Que nous importent les commen- taires, s'ils ne touchent pas à la chose même ? N'y a-t-il pas la violence d'un détournement, d'un refus, pour éviter la violence que la chose ne manquerait pas de faire à l'écriture. Mais si V écriture est la chose même ? Si la pensée de l'écriture, avec laquelle se confond la signature « J. D. », appelle, exige une surcharge d'écri- tures, de graphes, de grammes, de traces, jusqu'à la violente illisi- bilité ? Mais ce piège, à son tour, n'est-il pas trop bien disposé, trop calculé pour mener droit à l'abîme, et à un silence dont aucun calcul ne devrait disposer ? - Je n'entreprends pas de démêler ces traits.

Enfin, il est vain d'écrire sans violence. On l'oublie un peu trop, aujourd'hui. Depuis longtemps déjà, Derrida ne rappelle pas autre chose.

Je n'avais jamais écrit sur Jacques Derrida : ni sur son corps, ni sur son œuvre. Il m'était arrivé de m 'adresser, une fois, à ce qui pouvait, dans sa pensée, faire entendre la voix d'un « devoir », mais jamais je n'ai, comme on dit, « écrit sur » cette pensée, ni proposé une lecture de ce texte. Gela se comprend : il y a entre nous trop de proximité, et j'ai souvent écrit dans l'espace de cette proximité, et grâce à lui. Cela ne signifie pas toujours une conver- gence, ni une connivence. Il y a de Vellipse dans la proximité : car celle-ci n'est pas l'identité, et l'ellipse trace le manque de simple identité, la déformation, le gauchissement du cercle.

Ce manque de circularité, cet écart qui décale l'absolu retour à soi de l'identique, c'est aussi ce qui gouverne le rapport d'un texte de Derrida - intitulé Ellipse - au livre de Jabès « sur » lequel il est écrit.

Si je décide à présent d'écrire sur Derrida, ou si du moins je feins de le faire, ce n'est pas que la proximité se f jit eiTacée. C'est au contraire qu'il m'est venu le désir de retra er le mouvement de son ellipse. Il a suffi qu'un « destin amical », comme le dit Hegel, m'en offre l'occasion1. J'ai su tout de suite que j'écrirai sur Ellipse,

1. Une première version, sensiblement différente, de ce texte, avait été pro- noncée en 1987 au colloque de Perugia du Collegium phaenomenologicum, à l'invitation de Rodolphe Gasché. Elle a été publiée dans Research in Pheno- menology, Ed. John Sallis, vol. XVIII, Chicago, 1988 (trad, de Peter Connor).

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entre tous les textes de Derrida. (On imagine assez bien comment « écrire sur ellipse » pourrait devenir un énoncé et un concept du corpus derridien. Mais nous ne sommes pas ici pour augmenter le corpus : seulement pour passer à proximité du corps.) J'ai choisi ce texte par plaisir. Puis, j'ai compris que dans sa brièveté (c'est le plus court, sans doute, des textes, disons « proprement théo- riques » de Derrida - sans oublier quelle violence lui fait une telle catégorisation), il décrit elliptiquement l'orbite entière de sa pensée. Il ne la referme pourtant pas, il inscrit le dédoublement et le dépla- cement de la boucle par lesquels cette orbite, comme celle de la Terre et comme celle de toute pensée, ne reste pas identique à elle- même, s'incline ou se décline à corps perdu.

Enfin, je n'écris ici que par goût, par plaisir de l'amitié : elle aussi est une ellipse.

I

Pour Kant, un plaisir que nous ne percevons plus serait à l'origine de la pensée. C'est ainsi que la pensée serait « originellement passionnée », comme le dit Ellipse. De ce plaisir, on trouverait la trace dans toute la philosophie. C'est le plaisir de l'origine elle- même : la satisfaction ou la joie de découvrir la source, d'atteindre au centre et au principe. Ou plus exactement : la satisfaction ou la joie qu'éprouve l'origine à se trouver et à se toucher elle-même, la jouissance de s'originer d'elle-même en elle-même.

Tel est aussi proprement le geste de la pensée que Kant aura nommé transcendantal : la raison se découvrant, se disposant au principe de ses propres possibilités. Nous reparlerons du transcen- dantal. Disons, pour le moment, qu'en écrivant sur l'origine, et sur l'écriture en tant que « passion de l'origine », Ellipse se met en position transcendantale. Ou du moins, en une position qui peut passer pour analogue.

A partir de cette position nous est donnée la condition de possi- bilité, qui n'est pas elle-même l'origine (et cette ellipse ou cette éclipse de l'origine dans la « condition de possibilité » kantienne est à coup sûr ce qui mit en branle toute la pensée moderne), mais qui forme, au contraire, la condition de possibilité de l'origine elle-même. A partir de Kant, telle est notre histoire, l'origine n'est plus donnée - et son plaisir n'est plus donné - , mais elle devient ce vers quoi remonte, ou ce vers quoi s'avance, la raison en ses possibles, et jusqu'à l'impossible. L'origine entre dans ce que

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Derrida aura nommé, plus tard dans cette histoire, sa différance. L'origine diffère, ou se diffère. Ainsi fait donc sa jouissance, ou sa passion : à corps perdu.

L'origine, ou le sens, si par définition l'origine est l'origine du sens, retenant en elle (et/ou différant) le sens de l'origine, son propre sens, elle-même comme sens propre et lieu propre du sens. Rien moins que le sens lui-même, et « tout le sens », ainsi qu'il est écrit dans Ellipse.

(C'est la seule occurrence de « sens » dans ce texte : d'un seul coup, pour tout le texte, sur toute son ellipse, tout le sens. Le moindre texte de pensée ne peut pas exposer moins.)

La condition de possibilité de l'origine (du) sens est appelée écriture. L'écriture n'est pas le véhicule ou le médium du sens, car elle n'en serait pas, dans ce cas, la condition de possibilité (mais de transmission). L'écriture n'est pas ici cette écriture, ce discours de Derrida, qui nous communique le sens, la logique, d'un certain propos sur l'origine, le sens et l'écriture (jusqu'au point, en tout cas, et dans la mesure où ce sens, cette logique sont communicables). L'écriture n'est pas celle du livre que ce texte conclut et referme (et qui s'intitule L'écriture et la différence), jusqu'au point, du moins, et dans la mesure où ce livre se conclut et se ferme. Ou plutôt, l'écriture (de l')origine est cette écriture même, et ce livre même : il n'y en a pas d'autre, il n'y a rien d'autre à lire hors le livre refermé, et il n'y a pas deux écritures, l'empirique et la trans- cendantale. Il y a une seule « expérience transcendantale » de 1' « écri- ture » : mais cette expérience fait précisément l'épreuve de la non- identité à soi. Autrement dit, l'expérience de ce dont il n'y a pas d'expérience. L'écriture est la différence.

C'est ainsi que l'écriture est dite « passion de l'origine ». Cette passion ne survient pas à l'origine : elle est, elle fait l'origine elle- même. L'origine est une passion, la passion de soi dans sa différence, et c'est cela qui fait le sens, tout le sens. Tout le sens est toujours passion, en tous les sens de ce mot « sens ». (Hegel, succédant à Kant, le savait déjà : que le sens (de l'être) soit aussi le sens sen- sible, c'était pour lui la croix et la passion de Vesthétique en général, et donc aussi de l'écriture, et de son rapport, du sens de son rapport avec la philosophie.) Ce qui fait sens dans le sens, ce qui l'origine, c'est qu'il se sente lui-même sentir. (Sentir le sens, toucher à l'être- sens du sens - fût-il insensé - , c'est la passion de Derrida. Toucher au corps du sens. Incorporer le sens. Griffer, entamer, tatouer. Mettre à feu et à sens. Je n'écris ici que sur ça.)

Le sens n'est pas que quelque chose ait un sens (le monde,

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Sens elliptique 329

l'existence, ou ce discours de Derrida). Mais c'est que le sens s'ap- préhende, se saisisse lui-même en tant que sens.

Cela suppose que le sens, essentiellement, se répète : non pas en étant deux fois posé ou donné de manière identique, comme c'est le cas dans la « réédition du livre », mais en ouvrant en lui- même (comme lui-même) la possibilité de se rapporter à soi, dans le « renvoi d'un signe à un autre signe ». C'est dans un tel renvoi que le sens est reconnu, se reconnaît, en tant que sens. Le sens est la duplication de l'origine, et le rapport ouvert, dans l'origine, de l'origine à la fin, et le plaisir, pour l'origine, de jouir de ce qu'elle origine (de cela dont elle est l'origine, et de ceci : qu'elle origine).

Telle est la passion, toute la passion de l'écriture : le sens, pour être ou pour faire sens, doit se répéter, c'est-à-dire, au premier sens de ce mot, qu'il doit se redemander. Le sens n'est pas donné, il est la demande de son don. (Cela suppose un don de la demande : mais c'est alors ce qu'en termes kantiens il faudrait nommer le « transcendantal », c'est-à-dire, non le transcendant, qui serait la pure présence du sens, ni demandé, ni demandable.) Le sens doit à nouveau (mais c'est dans l'a nouveau » que tout commence ; l'ori- gine n'est pas le nouveau, mais 1' « à nouveau ») se demander lui- même, s'exiger, s'appeler, se prier, se requérir, s'implorer, se vouloir, s'intimer, se désirer, se séduire en tant que sens. L'écriture n'est rien d'autre que cette demande renouvelée et modalisée à l'infini. Le sens y redemande le sens comme, pour Valéry, « le sens rede- mande la forme » dans la poésie. Et en vérité, il s'agit de la même chose. Toute la poésie, toute la philosophie de Derrida tient à cette demande.

Le sens, par conséquent, originairement se manque. Et « tout le sens est altéré par ce manque ». L'écriture est le tracé de cette altération. Ainsi, ce tracé est « d'essence elliptique », parce qu'il ne revient pas circulairement au même. Ellipse : l'autre dans le retour à soi, le geometral des pas du sens, des pas de sens.

Cependant, rien n'est proprement altéré. Il n'y a pas un sens premier, qu'une écriture seconde viendrait distraire, déranger, et vouer à la déploration de sa perte infinie, ou à l'attente laborieuse de sa reconstitution infinie. « Tout le sens est altéré », cela veut dire d'abord que le sens est assoiffé (que le sens est /'assoiffé). Il a soif de lui-même / de son propre manque : c'est là sa passion. (Et c'est la passion de Derrida pour la langue : dans le mot « altéré » tel qu'il l'emploie ici, une ellipse de sens fait le sens, l'altération et l'excès de sens.) Il a soif de sa propre ellipse, comme de son trope originaire, de ce qui le cache, le dérobe, le passe sous silence.

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Ellipse : le pas du sens passant sous le sens. Ce qui est passé sous silence, en tout sens, c'est le sens du sens. Mais cela n'a rien de négatif, ni, en vérité, de silencieux. Car il n'y a rien de perdu, ni de tu. Tout est dit - et comme tout texte de pensée (comme tout texte, en général ?), ce texte dit tout de l'origine, et toute l'origine, et il se dit lui-même comme le savoir de l'origine : « ici » est son premier mot, et plus loin on peut lire « on le sait mainte- nant ». Tout est dit, ici et maintenant, tout le sens est offert à même cette écriture. Il n'y a pas de pensée qui pense à moindres frais, et à moindre passion, qu'en pensant tout, et tout de suite. Il n'y a pas de plaisir de la pensée qui puisse moins jouir que jouir, absolument. Aussi ce texte se désigne-t-il lui-même, ou désigne-t-il l'orbite qui le porte, son ellipse, comme rien de moins que comme un « système », le système dans lequel l'origine elle-même « n'est qu'un lieu et une fonction ».

L'écriture est la passion de ce système. De manière générale, le système est l'ajointement qui fait tenir ensemble des parties articulées entre elles - et plus précisément, dans la tradition philosophique, c'est l'ajointement des organes du Vivant, c'est sa vie ou c'est la Vie elle-même (cette vie que, selon Hegel, le sens caractérise essentiellement, en ce qu'elle sent et se sent sentir). L'ajointement de l'écriture est la « jointure » du livre, ou sa vie. La vie du livre se joue - elle est « en jeu » - non pas dans lé livre fermé, mais dans le livre ouvert « entre les deux mains tenant le livre » : ce livre de Jabès que Derrida tient ouvert et lit pour nous ; Jabès, celui qui n'écrit que du livre, et sur le livre ; ce livre de Derrida qu'il nous écrit et donne à lire, à tenir dans l'ellipse de nos mains.

Le maintenant du sens s'articule, se répète et se met en jeu dans les « mains tenant » le livre. Ces « mains tenant » multiplient le maintenant, en divisent la présence, l'ellipsent et la font plurielle. Ce sont « nos mains » : ce n'est plus la profération d'un « je », c'est la prolifération et l'articulation d'un nous. Cette jointure outre- passe l'ajointement du vivant qui lit. Elle le prolonge, et elle l'excède. Ce n'est pas un vivant qui lit, bien que ce ne soit pas un mort. (Et pas plus le livre n'est un mort, ni un vivant.) Celui qui tient le livre, maintenant, est un système dont la systématicité diffère d'elle-même, et se diffère. « La différance dans le maintenant de l'écriture » est elle-même le « système » de l'écriture, au sein duquel l'origine est inscrite seulement comme un « lieu ».

La différance n'est pas autre chose que la ré-pétition infinie du sens, qui ne consiste ni dans son redoublement, ni dans une façon

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de s'éloigner toujours à l'infini, mais qui est cet accès du sens au sens dans sa propre demande, cet accès qui n'accède pas : cette fmitude exposée, hors de laquelle, lorsque « Dieu est mort », il n'y a rien à penser.

Si le sens était donné, si l'accès au sens ne se différait pas, s'il ne se demandait pas (ne demandant rien...), le sens n'aurait pas plus de sens que n'en a l'eau dans l'eau, la pierre dans la pierre, et le livre fermé dans le livre jamais ouvert. Mais le livre est ouvert, entre nos mains. La différance ne se laisse pas conceptualiser, mais elle s'écrit. La différance est la demande, l'appel, la requête, la séduction, l'imploration, l'impératif, la supplication, la jubilation de l'écriture. La différance est la passion.

Du coup - car c'est un coup, le coup porté dans l'origine par l'origine même - « la jointure est la brisure ». Le système est donc bien système, mais système de la brisure. Ce n'est pas le négatif du système : c'est le système lui-même, suspendu au point de sa sy stasis. La brisure ne casse pas la jointure : dans la répétition, « rien n'a bougé ». Ou bien, la jointure a toujours-déjà été brisée en elle- même, comme telle et en somme par elle-même. Ce qui joint divise, ce qui ajpinte est divisé. La brisure n'est pas l'autre de la jointure, elle en est le cœur, et l'essence, et la passion. Elle est la limite exacte et infiniment discrète sur laquelle la jointure s'articule. Le livre entre les mains, et ce pli du livre dans le livre. Le cœur du cœur est toujours un battement, et l'essence de l'essence consiste dans le retrait de sa propre existence.

C'est cette limite que la passion demande, c'est elle qu'elle réclame. La limite de ce qui, pour être soi et pour être présent-à-soi, ne se revient pas à soi-même. Le cercle qui se boucle et se manque à la fois : l'ellipse.

Elliptique est le sens qui ne se revient pas. Le sens qui comme sens ne boucle pas son propre sens, ou qui le boucle en se répétant et en se différant, en appelant et en en appelant encore à sa limite comme à son essence et à sa vérité. Revenant à soi, en tant qu'à cette passion.

En appeler à la limite, ce n'est pas entreprendre la conquête d'un territoire. Ce n'est pas prétendre à l'appropriation des confins. Car lorsque les confins sont appropriés, il n'y a plus de limite. Mais demander la limite comme telle, c'est demander ce qui ne peut être approprié. C'est demander rien - l'exposition infinie qui a lieu sur la limite, l'abandon à cet espace sans espace qu'est la limite

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elle-même : elle n'a pas de limites, et ainsi elle est infinie, mais elle n'est pas non plus un espace infini, et ainsi elle est, non pas même « finie », mais la fin, ou la finitude, elle-même.

Pensée de l'origine : de la fin : de la fin de l'origine. Cette fin s'entamant dans l'origine : l'écriture.

Telle est la dernière page du livre, la dernière ligne du texte - l'autre foyer de l'ellipse, après le hic et nunc du début - et qui forme ce que le livre, le texte ne cessent de demander, d'appeler et de séduire. L'ellipse d'Ellipse se boucle sur la difïérance de sa propre circularité, et sur le jeu d'une reconnaissance qui ne se revient pas. Derrida inscrit à la dernière ligne les derniers mots d'une citation de Jabès. C'est une signature, la signature du fragment, de la sentence qui précède : Reb Dérissa. Toute l'autorité, sinon tout le sens, du texte aura été altérée par ce jeu. Il en aura été la soif, la passion de mettre ainsi en jeu le /e, l'origine, l'auteur, le sujet de ce texte.

Clôture du texte : citation de l'autre texte, ellipse. Cette citation, comme une signature. La signature fait la limite des signes. Elle est leur événement, la propriété de leur avènement, leur origine, ou le signe de F origine, ou l'origine elle-même en tant que signe singulier, qui ne fait plus signe, qui divise le sens. Derrida signe, il se dé-signe, sa signature est répétable : son « sens » est tout entier dans sa répétition, elle n'a pas de signification. Son sens est la répétition, la demande du singulier. Derrida se demande, est altéré de lui-même. La singularité se dédouble, elle a soif de soi en tant qu'origine du texte. Soif exorbitante, soif de celui qui a déjà bu, qui a bu tout le texte, toute l'écriture, et dont l'ivresse en rede- mande. Derrida est un rabbin ivre.

La magistralité qui ordonnait le système du texte confie son nom propre à un double (lui-même irréel, le texte n'a pas omis de rappeler que les rabbins de Jabès sont « imaginaires »). Le double substitue un double s - « lettre disséminante », écrira plus tard Derrida - au d du da de Derrida. Un ailleurs en guise d'ici, un être de fiction en guise de Dasein, ou d'existence. Dérissa, mince, cou- pant, déridant, touche à la limite d'un nom et d'un corps, « par un mouvement animal, vif, silencieux, lisse, brillant, glissant, à la manière d'un serpent ou d'un poisson », ainsi que le texte l'a dit du livre s'introduisant « dans le trou dangereux » du centre, pour le combler.

Le combler de plaisir : car c'est un jeu, oui, c'est un rire. Estos de risa : cela fait rire. Ici éclate un rire - un rire ne fait jamais qu'éclater, ne se referme pas - , le rire de l'ellipse ouverte comme une bouche autour du double foyer, Derrida, Dérissa. Mime le rire.

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Le rire qui mime quoi ? rien, son éclat. L'origine rit. Il y a un rire transcendental - et le texte a plusieurs fois répété une certaine « joie » de récriture...

Qu'est-ce qu'un rire transcendantal ? Ce n'est pas, en tout cas, une inversion de signe ou de valeur appliquée au sérieux que la pensée revendique nécessairement. Ce rire ne rit pas du sérieux, il rit à la limite du sérieux - du sens. C'est le savoir d'une condition de possibilité qui ne donne rien à savoir. Il n'y a pas ici de comédie : ce n'est ni le non-sens, ni l'ironie. Ce rire ne rit pas de quelque chose. Il rit de rien, pour rien, il rit pour un rien. Il ne signifie rien, mais il n'est pas absurde. Il rit d'être l'éclat de son rire. Il rit derrida, dérissa. Cela ne veut pas dire qu'il soit sans sérieux, ni même qu'il soit sans douleur. Rissa, irida : il est au-delà de l'opposition du sérieux et du non-sérieux, de la peine et du plaisir. Ou plutôt, il est à la jointure de ces oppositions, la limite qui les partage, et qui n'est elle-même que la limite de chacun de ces termes, la limite de leurs significations, à laquelle ces significations, comme telles, sont exposées. On pourrait dire, en d'autres termes, qu'une pareille limite - telle limite, dirait Derrida - , où peine et plaisir se par- tagent la joie, est le lieu du sublime. Je préfère dire, dans une langue moins esthétique, que c'est la place de l'exposition. L'origine s'expose : à ne pas être l'origine.

Il y a une joie, une gaieté même, qui a toujours été à la limite de la philosophie. Ce n'est pas la comédie, ni l'ironie, ni le grotesque, ni l'humour, bien que cela mélange aussi, peut-être, toutes ces significations. Mais c'est aussi l'ellipse de tous ces « comiques significatifs » (selon l'expression de Baudelaire), et cela relève plutôt de cette « étrange sérénité » que le texte a nommée. Dans cette sérénité, par elle, le savoir s'allège de son poids de savoir, et le sens se connaît - et se sent - comme cette extrême légèreté de la « sortie hors de l'identique », qui « ne pèse rien elle-même », mais qui « pense et pèse le livre comme tel ». Le jeu de la pensée et de la pesée, ce jeu qui est inscrit dans la langue, dit la pensée comme mesure et comme épreuve. Ici, mesure prise, épreuve faite du livre, de sa jointure.

Mais cela précisément, cela qui dit bien quelque chose, et qui le dit par le jeu plein de sens d'un glissement de Yetymon, cela même ne dit rien, ne veut rien dire. Cela n'approprie rien de Yetymon, cela n'approprie pas une propriété originaire du sens. Pas plus que l'ellipse Derrida/Dérissa ne s'approprie aucune parentèle. La pensée ne s'y laisse pas peser, et la pesée ne s'y laisse pas penser. Il y a, s'il y a quelque chose, la légèreté du rire, cette infime, infinie

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légèreté qui ne rit de rien, il faut le redire, mais qui est elle-même l'allégement du sens. Aucune théorie de la comédie, ni du mot d'esprit, n'aura pu la maîtriser. C'est ici la théorie qui d'elle-même rit. Derrida aura toujours ri, du rire violent, léger, de l'origine et de l'écriture.

L'allégement du sens n'est pas son délestage, son débridement ou sa débauche. Le sens s'allège et rit en tant que sens, au plus vif de son appel, de sa demande répétée de sens. Son allégement (ce n'est pas un soulagement) est d'avoir sa limite pour ressource, et d'avoir pour sens l'infini de sa propre finitude.

Ce sens-là, ce sens de « tout le sens », cette totalité du sens faite de son altération même, cette totalité dont l' être-total consiste à ne pas se laisser totaliser (mais à être totalement exposée), on se hâte toujours trop de la traduire en « jeux de mots », en acrobaties ou en espiègleries verbales, et en somme, en bruits de surface, insignifiants. Mais on aurait non moins tort de vouloir « relever » ces jeux de la langue, à la manière de Hegel, qui enlève la dialectique elle-même dans un jeu sur le mot « relève ». Il n'y a pas d'esprit de la langue ou dans la langue, origine des mots et d'avant les mots, que la « parole vive » rendrait à sa présence. C'est infiniment plus léger, et plus grave ; le langage est seul - - et c'est aussi ce que veut dire le nom d' « écriture » : ce qui reste du langage, au langage, quand il a déposé le sens, l'ayant confié à la voix vive et silencieuse d'où il ne sort jamais.

« Le langage est seul » ne veut pas dire que cela seul existe, comme le croient naïvement et imperturbablement ceux qui dénoncent comme « philosophies enfermées dans le langage » les pensées qui ne leur offrent pas - c'est-à-dire, qui ne leur nomment pas - la « vie » en tranches et le « sens » du « concret »... « Le langage est seul », cela dit au contraire que le langage n'est pas une existence, ni l'existence. Mais il est sa vérité. C'est-à-dire que si l'existence est le sens de l'être, et l'être du sens, le langage seul l'indique, et l'indique comme sa propre limite.

L'existence, c'est le « il y a » de quelque chose. Qu'il y a, voilà l'origine et le sens, et dans ces mots « il y a », le langage flamboie, rit et s'éteint. Mais il n'y a que le langage pour 1' « il y a » de quoi que ce soit en général, et singulièrement, pour cet « il y a » de tout « il y a », qui nous transit, nous émerveille, nous angoisse, pour cet « il y a » qui « est là mais au-delà ». C'est-à-dire, la vérité de l'être, l'existence, l'immanence de la transcendance - ou encore, la fini-

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tude comme ce qui défie et comme ce qui déconstruit le couple métaphysique de l'immanence et de la transcendance. Cet « il y a » est la présence même, à même Y expérience, à même nos mains et dès maintenant. Mais le y du « il y a » ne se laisse placer ni « là », ni « au-delà », ni ailleurs encore, ni plus près en quelque intériorité. Y « fait signe » là où il n'y a plus de signe - sinon la répétition de sa demande, de signe en signe, le long de tout le sens, vers la limite où l'existence est exposée. Le y est infiniment léger, il est jointure et brisure, allégement de tout système, ellipse de tout cycle, mince limite d'écriture. On y touche à la présence qui n'est plus à soi - mais répétition et requête de la présence qui vient. (Derrida dira, écrira « Viens ! », comme l'ellipse imperative, et impérieuse - et démunie - d'une ontologie entière.) Le texte dit : « l'avenir n'est pas un présent futur ». C'est qu'il est à venir, à venir de l'y et dans l'y, et c'est pourquoi « l'au-delà de la clôture du livre n'est pas à attendre ». Il est « là, mais au-delà », et il est donc à appeler, ici et maintenant, il est à convoquer sur la limite. L'appel, la demande répétée, la supplication joyeuse dit : « que toute chose vienne ici ». Que tout y vienne, que tout le sens vienne et s'altère, ici, maintenant, en ce point où j'écris, où je défaille d'écrire, en ce point où nous lisons : la passion de l'écriture n'est pas passionnée d'autre chose.

II

Dans le « il y a » de l'existence, et dans ce qui « y vient » à la présence, il y va donc de l'être, et du sens de l'être. Sous ses deux grandes formes philosophiques, le transcendantal a désigné une mise en réserve, un retirement ou un retrait de l'être. L'être d'Aris- tote est ce qui se réserve en deçà ou au-delà de la multiplicité des catégories (predicaments, ou transcendantaux) par lesquelles l'être est dit « de multiples façons ». L'être s'offre et se retire dans cette multiplicité. Et le transcendantal de Kant désigne la substitution d'un savoir des seules conditions de possibilité de l'expérience à un savoir de l'être qui soutiendrait cette expérience. L'être s'offre et se retire dans cette condition, dans une subjectivité qui ne s'atteint pas comme substance, mais qui se sait (et qui se juge) comme demande.

Lorsque la question du sens de l'être s'est réinscrite, en tant que telle, dans la philosophie - ou sur sa limite - , cela n'a pas été pour forcer le transcendantal, pour le transcender et pour pénétrer dans la réserve du retrait. Mais ce fut, chez Heidegger, pour inter-

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roger ce retrait lui-même comme l'essence et comme le sens de l'être. L'être : ce qui n'est rien de ce qui est, mais dont l'existence est la mise en jeu. Telle est la « différence ontico-ontologique » : la diffé- rence de l'être à tout ce qui existe est cela même qui expose l'exis- tence comme mise en jeu du sens de l'être (dans et comme sa finitude).

Dans ces conditions, l'opposition ou la complémentarité du transcendantal (du retrait de l'origine) et de l'ontologique (de la ressource dans l'origine) perdait toute pertinence de question. Ce qui devenait nécessaire, c'est une tout autre ontologie, ou bien un tout autre transcendantal, ou encore rien de tel, mais une ellipse des deux. Ni la retraite de l'être, ni sa présence donnée. Mais cette présence elle-même, l'être lui-même et en tant qu'être, exposé comme une trace ou comme un tracé : retirant la présence, mais retraçant ce retrait, présentant le retrait, et le présentant dans sa propriété d'être non présentable. Cette propriété n'est rien d'autre que la propriété absolue, et la propriété de l'absolu. L'absolu en tant qu'absolu de la finitude - son être-séparé de tout recueil, de toute relève dans un Infini - se donne dans l'événement du tracé, appropriation de l'inappropriable propriété (Ereignis, peut-être).

(Faut-il souligner tout l'enjeu historique, éthique et politique de ce détournement, de cette torsion de l'absolu ? Rien d'autre que la question du « sens de l'existence » lorsque Dieu est mort, et avec lui l'Idée, l'Esprit, l'Histoire et l'Homme. Mais aussi, avant la question, au-delà d'elle, toute la passion du sens de l'existence. D'un sens circulaire à un sens elliptique : comment penser, comment vivre cela ? A ce point, il faut ajouter : décidément, et quoi qu'on dise, la philosophie n'a pas failli. Derrida, d'autres avec lui, dans l'inquiétude et l'effondrement de l'époque, auront frayé la voie, qu'il faut toujours à nouveau frayer, au souci du sens de l'existence.)

La pensée de l'écriture (pensée de la lettre du sens, plutôt que du sens de la lettre : fin de l'herméneutique, ouverture, entame du sens) - réinscrit la question du sens de l'être. Ellipse de Tètre et de la lettre. Que se passe-t-il avec cette réinscription ? Qu'arrive-t-il lorsqu'on désigne dans l'origine, comme le fait Ellipse, un « être- écrit » ou un « être-inscrit »? Il n'est pas question de donner ici une réponse entière. Ce qui « se passe » là n'a pas fini de se passer, Derrida n'en finit pas de déporter, de transformer sa propre réponse, et sans doute la « réponse » est-elle dans le mouvement d'écriture, qu'il nous incombe aussi de répéter, écrivant « sur » lui, mais aussi écri- vant sur « nous ».

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Mais il est peut-être possible, ici, de dire ceci : dans l'ellipse de Tetre et de la lettre, dans la différance du sens de Tetre, Tetre ne se retire plus simplement au sein ou dans l'écart de sa différence à l'existant. Si jamais la différence ontico-ontologique avait pu être prise pour centrale (le fut-elle, jusqu'à quel point, et chez Heidegger lui-même ?), si elle avait pu faire système centré sur une jointure de l'Etre, et d'un Etre érigé dans sa propre différence, cela n'est décidément plus possible. La différence (de l'être) est elle-même différante. Elle se retire encore d'elle-même, et elle s'appelle encore. Elle est tout entière plus reculée qu'aucune assignation dans une « différence de l'Etre » (ou dans un « Etre différent », ou dans tout Autre) ne saurait la reculer - et elle est tout entière plus à venir qu'aucune annonce ne saurait la dire. Plus tard, Derrida aura écrit : « Dans le concept décisif de la différence ontico-ontologique, tout n'est pas à penser d'un seul trait. » Plus d'un trait, plus d'un dudus (Ginevra Bompiani me suggère ce terme paléographique, désignant chacun des traits employés pour tracer une lettre), cela veut dire à la fois la multiplication et la ductilité du trait, sa brisure à la jointure, et aussi - comme la condition de ces événements - l'effa- cement du trait : moins qu'un seul trait, sa dissolution dans sa propre ductilité. Cela veut dire le dudus de la différence, dans la différence, et comme le « dedans » de la différence qui n'a pas d'inté- riorité (elle est le retrait d'une intériorité de l'être à l'existant). Un dedans qui vient au dehors.

Le sens de la différence ontico-ontologique n'est pas d'être cette différence, ni d'être telle ou telle, mais son sens est d'avoir à venir, à advenir, à sich ereignen, à s'approprier Tinappropriable de son incommensurabilité. L'être n'est rien hors ou avant son « propre » pli d'existence : le pli du livre entre nos mains, tenant. Le pli multiplie les traits, ouvre le livre à l'écriture. La différence n'est que dans une venue égale à l'infini retrait qu'elle trace et qu'elle efface à la fois. Elle est « /d, mais au-delà ».

Sens altéré, l'existence demande, appelle, intime là son « au-delà ». Sens elliptique, l'existence passe son sens : elle le retire, elle l'excède.

Ecrire, c'est ça, dit-il.

Peut-être faut-il dire, autrement, qu'il n'y a rien au-delà de Tètre (de son pli), par définition, et que cela fait une limite absolue. Mais une limite absolue est une limite sans dehors, une frontière sans pays étranger, un bord sans face externe. Ce n'est donc plus une limite, ou c'est la limite de rien. Une telle limite serait aussi bien

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une expansion sans limites, mais l'expansion de rien en rien, si Tetre lui-même n'est rien. Tel est l'infini propre de la finitude. Cette expansion est un creusement sans limites, et ce creusement est récriture, vide qui se recreuse (dit la citation de Jean Catesson dans Ellipse).

Ainsi, le vide s'abîme en lui-même et se met au jour. L'écriture est l'excavatrice d'une caverne plus profonde qu'aucune caverne philosophique. Bulldozer et caterpillar à défoncer tout le terrain - passion de machine, passion machinique, machinale et machinée. Cette machine, marquée J. JD., creuse au centre, et creuse au ventre. Le ventre est le vide altéré. La machine procède à un éventrement, qui lui-même est hystérique. L'hystérie de l'écriture est de mettre au jour, dans un jour insoutenable et pourtant simple, par un simulacre véridique d'éventration et de parturition, cette limite de l'être qu'aucun ventre ne contient. L'écriture s'y acharne et s'y épuise, à corps perdu.

Mais l'écriture ne fait rien, elle se laisse plutôt faire par une machinerie, par une machination qui lui vient toujours de plus loin qu'elle, de la passion de l'être de n'être rien, rien que sa propre différence à venir, et qui vient toujours là, là où l'au-delà est là.

Cela veut dire aussi bien que dans la question de l'écriture, la question du sens (de l'être) s'altère en tant que question, ne peut plus apparaître ni s'apparaître comme une question. Une question présuppose du sens, et vise à le mettre au jour dans la réponse. Mais ici le sens n'est présupposé que comme l'appel au sens, le sens in-sensé de l'appel au sens, l'ellipse qui pour finir ne boucle rien, mais qui appelle : la « bouche ouverte »j donc, où l'ellipse elle-même, et sa géométrie, sont éclipsées d'un cri. Mais un cri silencieux : rien que le sens altéré.

A un appel ne répond pas une réponse, mais une venue, une survenue à la présence. Ereignis nommait chez Heidegger l'avène- ment de la présence propre en (à) son inappropriation. L' « écriture » dirait l'ellipse du présent dans cet avènement lui-même, cette ellipse du présent par laquelle l'événement a lieu, ayant lieu sans autre lieu que le déportement de tout « lieu et centre naturels », l'espacement du lieu lui-même, et de « la trace », et de « nos mains ».

Mais l'écriture, sur la limite qui est la sienne et où elle n'est pas soi, ne « dirait » même pas cela. Elle ne substituerait pas l'affirma- tion à la question. Elle ne substituerait rien à rien, elle n'opérerait aucune transformation, aucune réélaboration ou réévaluation de

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discours. Le « système » de l'écriture n'est pas un autre discours « sur » le sens. C'est le mouvement, c'est la passion, c'est l'impatience qui survient au sens, à « tout le sens ».

En un sens, et en un sens exorbitant - ellipse de l'ellipse même - , il n'y a pas de discours, pas de philosophie, et il n'y a même pas de pensée de Derrida. Du moins, cela aura été sa passion : ellipser, éclipser la pensée dans l'écriture. Ne plus penser, venir, et laisser venir. Et bien sûr, cela ne fait pas un « projet », ni une « entreprise de pensée ». Gela fait un « programme », si l'on veut - une trace toujours en avant de soi - , le programme d'une exténuation. Il l'exécute avec acharnement.

Le sens de l'être se différant - différant (de) sa propre différence, venant à être le même que l'existence, et rien d'autre - , et s'appe- lant, se demandant, se répétant d'être « le même » à même l'existence, sa différence, se rappelant toujours dans la lettre du sens qui litté- ralement ne fait pas sens, Rabbi des livres ouverts et non de ta biblia, ce ne serait donc même pas le discours de Derrida, ni de Dérissa, ni de quiconque. Ce serait ce qui vient aujourd'hui, ici et maintenant, notre histoire, à tout discours, en tout discours, à sa jointure brisée, sans que cette venue puisse y être arrêtée - y étant au contraire toujours venante, et avenante.

Qu'est-ce que venir, et jouir ? Qu'est-ce que la ¡oie ? Ce n'est plus une « question ». Gela n'en a jamais été une pour la philosophie, qu'elle n'ait rien voulu en savoir, ou qu'elle ait toujours su (Spinoza parle ici pour tous) que cela n'est pas une question. Mais c'est pré- cisément de venir, de venir à la limite, et de la limite du venir : finitude infinie.

Quant à cela où ça vient, et d'où ça vient, c'est encore moins le discours, ce n'est pas non plus récriture : l'écriture est la venue, et son appel. Mais c'est - tout le reste, tout le sens de tout le reste : ce qu'on appelle, et que peut-être il nous faut réécrire de part en part, le monde, l'histoire, le corps, les sens, le travail, la technique, l'œuvre d'art, la voix, la communauté, la cité, et la passion, encore la passion.

Qu'on ne vienne pas dire, en tout cas, que cette joie hors de question - mais pas hors d'appel - pue le discours facile et bien- pensant. C'est le « bonheur » qui pue. Il a crevé dans les charniers, dans l'épicerie et dans le crack. Nous ne cessons pas de respirer cette puanteur. Son accumulation explosera, bien sûr. La joie, le sens de l'existence, est la demande infime, mais irréfutable, irré- cusable.

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III

Reprenons, répétons encore le texte, revenons à l'autre extré- mité de l'ellipse, reprenons la boucle altérée à son commencement, pour autant qu'il y ait un commencement à une boucle.

Ici ou là, nous avons discerné V écriture : tout est là, d'un seul coup, dans cet incipit lapidaire, dont l'affirmation, ou dont l'affir- mitivité se soutient d'une prosodie discrète (ici, il faut relire la phrase, avec sa scansion). Tout est là dans une passion de la langue qui a surchargé de sens cette phrase si simple, anodine, qui a saturé d'harmoniques cette très brève monodie, au point que quelque part, en quelques lieux discrets, elle s'altère, elle se fissure, elle craque sans bruit. Derrida aura toujours eu une soif dévorante de la langue, et il aura toujours passionnément voulu la faire craquer.

Ici ou là : le premier mot du texte met ce texte lui-même, et avec lui le livre qu'il clôt, en abîme. Ce qui a été fait (discerner l'écriture) l'a été ici même, et donc Vest ici même : présent déjà passé, entamé. Quand avons-nous commencé à lire ? Quand a-t-il commencé à écrire ? C'est fait, une découverte a eu lieu, un principe a été posé - cet incipit est une conclusion, la conclusion systématique du livre - , mais c'est ici, sous nos yeux, entre nos mains, et cela ne cesse de se mettre en jeu, encore et surtout lorsqu'il est écrit « ici ». Ce n'est pas un « présent passé », c'est le passage du présent de l'écriture (son présent, son don, qui ne donne rien sans donner aussi le donateur, « sur » lequel nous écrivons), c'est la venue en présence de ce qui n'est pas présent. (Ce qui vient à la présence ne devient pas présent.) Cela ne cesse pas de venir, et de venir à une limite. Présence elle-même n'est rien que limite. Et la limite elle- même, rien que l'illimité venir à la présence - qui est aussi le don, présent, illimité de la présence, ou son offrande : car la présence n'est jamais donnée, mais toujours offerte, ou présentée, ce qui veut dire, offerte à notre décision, de la recevoir ou non.

Et I' « ici » se dédouble aussitôt : il est ici ou là. Là, le là, viendra à la fin du texte, et il s'y dédoublera à son tour : « là, mais au-delà ». Ici ou là : déjà les deux foyers du texte, déjà l'ellipse. Elle est toute là.

Quelques années plus tard, à la fin d'un autre texte, accompa- gnant une fois encore la façon et la contrefaçon de sa propre signa- ture (du sens propre du nom propre, où tout sens en effet s'altère), Derrida écrira qu'il signe « ici. Où ? Là. » Ici se déloge, et là perfore (en le performant) son propre lieu. Tout le texte de Derrida, tout

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son œuvre, est altéré de se perforer/performer. Il a, il est une soif inextinguible, une soûlerie de s'extravaser, de s'offrir là où il n'est pas, de s'interdire là où il est. Il ne se supporte pas, n'étant supporté que par lui-même. Et cela résume l'errance violente, désespérée, joyeuse, du sens de l'époque, de noire sens, disséminé dans un grand vent d'outre-Occident, aussi bien que coagulé, goudronné dans l'épaisseur désormais sourde de nos mots. Tout le texte de Derrida est un texte de sourd-muet.

Il est donc déjà temps d'inscrire ici l'ellipse - comme le titre (celui de Derrida, le mien le ré-pétant) l'a déjà fait. Ou plus exacte- ment, on ne peut pas moins, il faut aller au bout, l'ellipse de l'ellipse.

Car Derrida aura omis, par ellipse, selon l'usage tropique du mot que bien sûr il ne pouvait pas négliger, il aura omis d'expliciter le sens de ce mot. (Et d'abord : Ellipse en titre : ellipse du titre. Il s'arrange pour ne pas plus titrer ce texte qu'il ne le signe.) Il l'aura inscrit en grec, et il y aura elliptiquement accolé la double valeur d'un manque, d'un décentrement, et d'un évitement. Ellipse : j'évite - d'écrire ce que j'écris. Je vis d'écrire, j'évite d'écrire.

Il aura évité de dire (d'écrire) que l'ellipse (comme l'éclipsé) a pour etymon l'idée du défaut, de l'absence de justesse ou d'exacti- tude. L, 'ellipse géométrique a d'abord été un terme générique, pour des figures manquant à être identiques, avant de désigner spécifi- quement (chez Apollonius de Pergame, dans son traité des Coniques) l'ellipse que nous connaissons. Celle-ci manque le cercle, et dédouble la propriété de la constance du rayon en celle de la constance de la somme de deux distances qui ne cessent de varier. De tout cela, et de toute une analyse historique, structurale, rhétorique et litté- raire de l'ellipse ou des ellipses, ellipse a été faite.

Mais il ne s'agit pas simplement du jeu spéculaire « Ellipse sur ellipse, et en ellipse ». En se disant « ellipse » (ce qui n'est pas la même chose que de s'intituler « de l'ellipse »), et en exhibant sa spé- culation abyssale, en elle-même simple, infiniment simple, le texte dit, écrit ou « ellipse » (éclipse et révèle) bien autre chose. Il fait savoir qu'il fait l'ellipse d'autre chose encore, et que nous ne pou- vons pas savoir, que nous ne devons pas savoir. Il fait savoir que nous manquons véritablement, définitivement quelque chose. Beau- coup de choses à la fois, sans doute. Par exemple, l'identité entre « Derrida » et « Derissa », ou bien « cette autre main », nommée, dési- gnée et montrée invisible, innommable - et ces points de suspension qui la suivent... main de serpent, ou de poisson... Ce texte dit toutes sortes de choses sensées sur l'écriture, et sur le sens, et il dit qu'il enfouit autre chose, qu'il raconte une autre histoire. Mais aussi

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bien, il dit que cette exhibition de secret ne cache rien, qu'il n'y a pas d'autre histoire, ou bien, qu'il ne la connaît pas lui-même... Ce texte efface autant qu'il trace, efface à mesure qu'il trace, retrace l'effacement, efface aussi cette trace... A coup sûr, nous aurons manqué le sens. Il nous aura altérés. La passion de J. D., c'est d'altérer son lecteur. Et quelle autre passion, pour une écriture ?

Mais encore, et d'abord : « ici ou là ». Ellipse des lieux, de deux foyers dont aucun ne peut centrer le texte, ni localiser l'écriture qu'on a discernée. Ce double foyer, ces deux feux, deux lumières, deux brûlures, nous sont montrés, et dérobés. De plus, « deux » est plus que deux, « deux » ouvre le multiple. Dans « ici ou là », c'est la suspension, l'hésitation et le battement du ou qui comptent. De ce ou qui ne dit pas où est l'écriture. Ni quand, ni comment. « Ici ou là », c'est sans lieu défini, c'est aussi « parfois, par moments, de temps en temps », et donc « au hasard, par chance, de manière fortuite ». L'écriture ne se laisse discerner que par chance. Même le calcul d'écriture auquel on voit Derrida se livrer ici - calcul minutieux et farouche, rigueur de géomètre (est-il lui aussi de Pergame ? la ville du parchemin ? ce petit secret, ici, gratté ?), obstination réglée dans le traquage systématique du dérèglement, de la dissémination du sens - même ce calcul (et en vérité, surtout ce calcul) est livré aux aléas de la langue. Ici ou là, elle se prête au jeu, ou bien, elle l'impose. Si le cercle du sens était bouclé, cela aurait lieu partout, ou nulle part : plus de jeu, rien que du sens. Mais le jeu du sens implique l'ellipse hasardeuse de ses règles.

Ni la littéralité manifeste, ni la « mise en abyme », non moins manifeste, ne font le sens du texte. Ni le « tout », ni le « trou » du sens. Mais toujours à nouveau l'ellipse, c'est-à-dire : le sens lui- même comme ellipse, non disposé autour d'un centre, mais venant sans fin à la limite - ici ou là - , où la signification s'éclipse et où seule une présence vient à son sens : un rabbin, un poisson, un parchemin, qui et quoi encore ? Ce sens d'une présence est la joie, joie et peine de jouir de cette présence, exposée en deçà ou au-delà de toute présentation et de tout présent d'un sens signifiable (d'un sens présent-à-soi). Cela a lieu là où le lieu n'a pas de privilège signi- fiant, lieux discrets et indifférents de toutes les présences, de toutes leurs différences : somme constante ici ou là.

Ce qui a (eu) lieu par chance, c'est un discernement (« ici ou là, nous avons discerné l'écriture »). C'est-à-dire, une vue fine, péné- trante. Un regard perspicace a su se glisser jusqu'à l'écriture, à

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travers « labyrinthe » et « abîme », ou bien en « s'enfonçant dans l'horizontalité d'une pure surface, se représentant elle-même de détour en détour » (car où discerner l'écriture, sinon à même son « graphème » ?). Dans les interstices d'un discours « déconstruit », une théorie perçante a vu ce qu'on ne pouvait voir auparavant. Jusque-là, c'est Y incipit classique du texte philosophique. Mais discerner, ce n'est aussi qu'en/revoir, c'est voir à peine, ou deviner, par l'ellipse de l'œil. Le theorein, ici, a été réduit à une extrémité, à un reste dans la pénombre, à une vision de la « veille », et non du jour.

« Nous avons discerné » : nous avons divisé d'un cerne, c'est-à- dire de deux cernes, traçant le contour et la division, la division comme contour. (La phrase qui suit dans le texte va « dessiner » ce « partage » - et le « partage » lui-même se partage : séparation et communication, échange et isolement.) Nous avons retracé la limite de l'écriture, l'écriture en tant que limite. Nous avons écrit l'écriture : elle ne se voit pas, ou à peine, elle s'écrit, elle se trace et elle s'efface aux yeux de qui veut la voir. Elle se guide à tâtons sur ses traces. Mais son effacement fait sa répétition : c'est sa demande, et son appel, c'est « tout le sens » qui la traverse, venant toujours d'ailleurs, de nulle part, venant toujours ailleurs, et nulle part, s'offrant à nous en nous dérobant à nous-mêmes.

Mais qui, « nous » ? Ce nous qui a, ou qui « avons », discerné l'écriture est le « nous » de la modestie de l'auteur aussi bien que le « nous » de la majesté du philosophe. Mais il est aussi bien le nôtre : le nous d'une communauté dans son histoire. « Nous » dit l'histo- rialité du discernement de l'écriture. Ce discernement est aussi récent que le tracé, dans la modernité (mettons, de Benjamin et Bataille à Blanchot), d'un certain titre ou graphe de l'écriture, dont Derrida assure et assume l'inscription philosophique (ce qui veut dire aussi : dont il invente la « littérature »), et ce discernement est aussi ancien que la première inscription philosophique. Plus tard, Derrida aura retracé jusqu'à Platon le partage du livre et du texte : ellipse de l'Occident.

Nous voici sur cette limite : l'occident du Sens, la distension de ses foyers, libère la tâche de penser (en quel sens est-ce encore « penser » ?) le sens de nos existences finies.

L'expérience transcendantale est ici. Rien en effet, de cet incipit, qui ne porte la marque de l'empirique : l'aléatoire du lieu et du moment, la simple f actualité du discernement, h1 incipit donne l'origine et le principe du système sur le registre de l'empirie : c'est arrivé, ça nous est arrivé. Il n'ouvre pas seulement le discours

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sur l'écriture, mais il Tentame déjà (« entame » sera l' avant-dernier mot du texte). Il Tentame d'une irrépressible empiricité, en l'écri- vant, en offrant comme un récit ce qui, de droit, est une exposition more geometrico (en ellipse). Aussi Texpérience transcendantale de Técriture n'est-elle pas Y « expérience transcendantale » de Husserl. Celle-ci était expérience pure, réduisant et épurant Tempiricité. Ici, Texpérience est impure - et c'est pourquoi sans doute ne conviennent ni le concept d' « expérience », si du moins il suppose l'élaboration d'un dispositif expérimental, ni le concept de trans- cendantal (qui est toujours celui de la saisie d'une pureté a priori, en tant que condition de possibilité).

Il s'agit plutôt ici de recueillir ce qui nous arrive, dans la non- pureté de l'événement, de l'accident, ce passage d'histoire où s'al- tère tout sens de l'Histoire, guerres et génocides, déchirures des représentations, politiques arasées d'une technique mondiale, dérives, « péninsules démarrées ».

Alors, c'est qu'il faut dire et penser Texpérience comme « Ter- ranee », « l'aventure » et « la danse » que le texte nomme - et pour finir, comme la passion même : la passion du sens. Ce qui ferait ici « condition de possibilité » (mais aussi bien, « ontologie ») serait de Tordre de la passion. Mais la passion, toujours, est vouée à l'im- possible. Elle ne le transforme pas en possible, elle ne le maîtrise pas, elle s'y voue, elle s'y expose, passive sur la limite où l'impos- sible vient, c'est-à-dire, où tout vient, tout le sens, et où l'impos- sible se laisse atteindre, comme la limite.

L'impossible, c'est le centre, l'origine et le sens. L'ellipse est Tellipse du centre, son manque, son défaut, et l'exhibition de son « trou dangereux », dans lequel veut « s'introduire » le désir « inquiet du livre ». Mais lorsqu'il s'y introduit, il découvre, ou il discerne, qu'il ne s'est pas enfoncé dans autre chose que dans « l'horizontalité d'une pure surface ». Le cercle fait trou, Tellipse fait surface. Tou- chant au centre, on touche à l'écriture. Tout le sens est altéré - mais ce qui fuit sur la surface (brillant, glissant poisson...) et ce qui s'abîme dans le trou (parchemin roulé serré), ne serait-ce pas le même ? Le même qui s'altère, et tout le sens, encore, inlassable- ment ? Et la passion est-elle la même, de toucher au centre et de toucher à l'écriture ? Est-ce la même machine qui creuse, qui comble et qui retrace ?

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Sens elliptique 345

IV

Sans doute, c'est la même : y eut-il jamais plus d'une passion - plus d'une angoisse et plus d'une joie, même si cette unicité, d'essence, est plurielle ? La passion du centre, de toucher au centre, du toucher du centre, a toujours été la passion de J. D. : passion de la philosophie comme passion de l'écriture. L'une et l'autre selon les deux valeurs du génitif, et l'une dans l'autre, et l'une par l'autre. L'une et l'autre accomplies, relevées ou abîmées, dans la passion de toucher à la langue, comme il l'aura répété. Toucher à la langue : toucher à la trace, toucher à son effacement. Toucher à ce qui bouge et vibre dans « la bouche ouverte, le centre dérobé, le retour elliptique ». Toucher à l'ellipse elle-même - et à l'ellipse en tant qu'elle touche, comme l'orbite touche aux extrémités d'un système, cosmologique ou oculaire. Etrange toucher orbital : à l'œil, à la langue, et au monde. Au centre, et au ventre.

C'est la même passion : discerner, c'est voir et tracer, c'est voir ou tracer, là où les cernes se touchent, entre les yeux. Discerner, c'est là où la vision touche au toucher. C'est la limite de la vision - et la limite du toucher. Discerner, c'est voir ce qui diffère en se touchant. Voir le centre (se) différant : l'ellipse. Il y a du resser- rement dans le discernement : la vue s'y resserre à l'extrême, plus aiguë et plus étranglée. Il a toujours serré ses deux mains sur le livre.

C'est le système, encore, c'est la volonté du système (mais qu'est-ce que la volonté ? qui le sait, ou croit le savoir ? la volonté ne diffère-t-elle pas, par essence ?). C'est la volonté de toucher : que les mains se touchent, à travers le livre et par le livre. Que ses mains se touchent, atteignant rien que sa peau, son parchemin. Que nos mains se touchent, par peau interposée, toujours, mais que nos mains se touchent. Toucher à soi, être touché à même soi, hors de soi, sans rien qui s'approprie. C'est l'écriture, et l'amour, et le sens.

Le sens est le toucher. Le « transcendantal » (ou 1' « ontologique ») du sens est le toucher : l'obscur, l'impur, l'intouchable toucher, « vif, silencieux, lisse, brillant, glissant, à la manière d'un serpent ou d'un poisson », même plus de mains, la surface de la peau. La peau se répétant, ici ou là. Le texte n'en dit rien : il aura fait l'el- lipse de la peau. Mais c'est qu'il n'y a pas la peau. Elle manque et défaille toujours, et c'est ainsi qu'elle couvre, qu'elle dévoile et qu'elle offre.

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Toujours une défaillance du sens, toujours une ellipse, où le sens advient. Il est la passion d'une peau d'écriture. Il s'écrit sans cesse à même la peau, corps à corps, à corps perdu. (Ainsi, qui écrit « sur » Derrida ne diffère pas de Derrida écrivant « sur » le sens, et « sur » l'écriture, ni de quiconque écrivant sur quoi que ce soit : on écrit toujours « sur » quelqu'un, sur quelque singularité de peau, sur une surface griffée et tatouée, mais lisse et glissante, sur un parchemin, sur une voix. Ecriture épidermique, mimique des mouvements, des contorsions, des altérations d'une peau de sens tendue et perforée, intacte et performée, mimique de récriture qui n'imite rien, aucun sens qui lui soit donné. On écrit toujours éperdu d'une souveraine, sublime Mimesis du Sens, et de son Style ini- mitable, on écrit toujours mimant les gesticulations, les danses de l'insensé, à corps perdu.)

Ce « corps perdu », Derrida l'a trouvé un jour chez Hegel, écrit en français (voyez au début de Marges). Ce corps perdu est la passion de l'écriture. Elle ne peut que le perdre. Dès qu'elle le touche, elle perd le toucher lui-même. Dès qu'elle le trace, elle l'efface. Mais il n'est pas perdu dans la simple extériorité d'une présence « physique » ou « concrète ». Il est perdu, au contraire, pour tous les modes matériels ou spirituels de la présence pleine de sens, pleine du sens. Et si l'écriture le perd, s'y perd elle-même corps perdu, c'est dans la mesure où elle inscrit sa présence au-delà de tous les modes reçus de la présence. Inscrire la présence, ce n'est ni la (représenter, ni la signifier, c'est laisser venir, advenir et survenir ce qui ne se présente que sur la limite où l'inscription elle-même se retire (où elle s1 excrii).

Derrida - sous le nom de Derrida et sous l'altération de ce nom - n'aura pas cessé d'inscrire la présence du corps perdu. Il ne s'est pas acharné sur la langue pour y faire surgir quelque nouveau pouvoir, pour y monter le système ou le non-système de quelque nouvelle disposition du sens. Il a toujours au contraire joué - mis en scène et mis en jeu - le corps perdu sur la limite de tout langage, ce corps étranger qui est le corps de notre étrange té.

C'est pourquoi ce corps est perdu même pour le discours de l'écriture et de la déconstruction de la métaphysique, en tant que c'est un discours (une philosophie, une pensée même). Mais l'expé- rience dite « écriture » est cet épuisement violent du discours où « tout le sens » s'altère, non pas dans un autre sens, ni dans l'autre sens, mais dans ce corps excrit, dans cette chair qui fait toute la ressource et toute la plénitude du sens, bien qu'elle n'en soit ni

l'origine, ni la fin - et pourtant le lieu, l'ellipse du lieu.

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Sens elliptique 347

Ce corps est matériel et singulier - il est aussi bien le propre corps de Jacques Derrida - , mais il est singulièrement matériel : il n'est pas désignable, ni présentable, comme une « matière ». Il est présent de la présence qui est celle de l'immanquable retrait de récriture, là où elle ne peut être que l'ellipse d'elle-même, là, au-delà.

Là, au-delà, au-delà de « Derrida » lui-même, et pourtant ici, sur son corps et sur son texte, la philosophie aura matériellement bougé, noire histoire aura bougé. Elle aura inscrit/excrit quelque chose qui ne relève plus d'aucune des transformations possibles, ni de l'ontologie, ni du transcendantal (même si le discours s'en laisse très régulièrement rapporter, si on y tient, à de telles opé- rations transformatrices). La philosophie aura bougé d'un mou- vement discret, puissant, tremblant : le mouvement d'un corps perdu présent sur la limite du langage. Ce corps est fait de chair, de gestes, de forces, de coups, de passions, de techniques, de pou- voirs, de pulsions, il est dynamique, énergétique, économique, politique, sensuel, esthétique - mais il n'est aucune de ces signi- fications comme telle. Il est la présence qui n'a aucun sens, mais qui est le sens, son ellipse et sa venue.

Derrida « lui-même » - ou son ellipse - , c'est une singularité éperdue de ce corps, folle de lui, folle de sa présence, folle de rire et d'angoisse sur la limite toujours retracée où sa propre présence ne cesse de venir à corps perdu - discret, puissant, tremblant comme tout ce qui va venir.

Jean-Luc Nancy.

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DOUBLURESAuthor(s): John SallisReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 349-360Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096289 .Accessed: 08/02/2012 14:54

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DOUBLURES*

On ne peut (donc) avoir commencé. Car les doublures auront toujours déjà commencé. Commencer

sera toujours (ou se révélera avoir été) redoubler - ce qui veut dire ne pas commencer du tout.

Même pour Socrate, figure paradigmatique du commencement de la philosophie. Lui (aussi) doit redoubler son effort et ne peut commencer qu'en recommençant, en s'embarquant dans une «. seconde traversée » (Seórepoç 7uXoí3ç). Son discours final, prononcé face à la mort, rapporte son double re-tour1 vers le discours, son recours aux Xóyoi. Ce re-tour dessine la scène sur laquelle l'histoire de la métaphysique va se jouer. Car il s'agit d'un détour de la vision aveuglante de l'origine : Socrate devra « prendre garde à cet accident dont les spectateurs d'une éclipse de soleil sont victimes dans leur observation ; il se peut en effet que certains y perdent la vue, faute d'observer dans l'eau ou par quelque procédé analogue, l'image (ebco>v) de l'astre. » Un re-tour, donc, vers les images. Et cependant aussi un re-tour vers les Xóyot : « Je pensais à ce danger, je craignis de devenir complètement aveugle de l'âme, en braquant ainsi mes yeux sur les choses (rà. Ttpáy^axa), et en m'efforçant, par chacun de mes sens d'entrer en contact avec elles. Il me sembla

* Traduit de 1' américain par Françoise Baret. 1. « Re-tour » traduit ici le mot turn dont il est fait un fréquent usage dans

le texte. Le substantif « tour » en français ne permettant pas de couvrir tous les jeux sur le sens de turn en anglais (par ex. turn to), nous avons dû utiliser ce composé de « tour » (re-tour) afin de rester le plus près possible de l'esprit du texte. (N.d.T.) Revue philosophique, n° 2/1990

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350 John Sallis

dès lors indispensable de me réfugier du côté des Xóyoi et de cher- cher à voir en eux la vérité des étants. »2

Le discours qui suit dans le Phédon (qui interprète le résultat de ce recours comme hupotesis), ainsi que ceux qui sont situés vers le centre de la République, sont plus directement liés au discours pivot du Phédon.

Ils tendent à démontrer que le recours aux Xoyoi n'est rien d'autre qu'un moyen de redoubler le chemin vers l'origine, de poser à chaque fois la chose elle-même (tò Trpayfza auTÓ)3 comme eidos, et ainsi de (re)lancer la progresseion vers les originaux. Il n'est ainsi rien d'autre qu'un simple recours aux images, et l'on comprend très vite qu'une doublure vient hanter ce même tour par lequel la philosophie allait commencer. Ce tour est à la fois - on dirait en grec, d'une façon plus appropriée, á(xa - originaire, en ce qu'il permet une avancée vers l'origine, et régressif, en ce qu'il nous ramène aux images à travers lesquelles, sinon parmi lesquelles, nous ne pourrions avancer qu'à l'aide d'une sorte de double vision. Ainsi, le double re-tour nous guide vers l'origine, en même temps qu'il déploie l'espace de la différence entre les eïSy) et les choses du sens (sense). A leur tour, les cÏSy) ne doubleront qu'en un sens, dans le sens lui-même, dans le sens comme tel, les choses du sens (sense), doublant ainsi le sens même du sens (the very sense of sense).

Après Nietzsche - sinon déjà à partir de l'inscription plato- nicienne de rs7céxeiva ty)ç oûdtocç, pour ne rien dire de la x<*>pa - on ne peut plus - c'est-à-dire qu'il s'avère qu'on n'a jamais pu - être assuré de contrôler cette doublure, de la limiter en la référant à l'origine comme délimitation. Car lorsque le monde vrai devient finalement une fable, ce n'est pas seulement la véritable origine (qui de fait ne l'est plus) qui part à la dérive, mais aussi la doublure même du sens. Maintenant l'écriture, dont le sens même est en un sens de doubler le sens, ne peut que dériver comme en pleine mer, au-delà du « pays de la vérité », au-delà de cette « île que la nature enferme dans des limites immuables », au large, sur « l'océan vaste et orageux »4.

Gomme s'il s'agissait encore d'une « seconde traversée ». Mais encore plus exposée, cette fois à la doublure. Une écriture au pays de la doublure.

Ce qui veut dire (aussi) une écriture - au double sens du

2. Platon, Phédon, 99 d-e. 3. Platon, Lettre 7, 341 c. 4. Kant, Critique de la raison pure, trad. iremesaygues-Facaud, puf, p. *¿ib.

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Doublures 351

génitif - d'une certaine libération de la mimesis, une écriture qui excéderait l'interprétation de la mimesis qui, telle qu'elle est inscrite dans les textes de Platon, a décidé, entre autres choses, de l'histoire du rapport entre philosophie et littérature. Même dans l'interprétation platonicienne, la doublure mimétique implique un mécanisme qui déjoue tout effort pour parvenir à une inscription délimitante, sauf peut-être celui qui doublerait lui-même textuel- lement (comme dans certains dialogues) la logique même que le mécanisme libère. Dans son schéma le plus simple, cette sorte de « machine logique », comme Derrida l'appelle dans La double séance, consiste en ceci : la mimesis favorise et gêne à la fois le dévoilement de la chose elle-même, elle la dévoile en lui ressemblant, mais l'obs- curcit en lui substituant un double5.

Dans l'une de ses discussions de Saussure dans De la grammato- logie*, Derrida cerne un autre mécanisme apparenté à celui-ci. La discussion se situe à ce moment de double lecture au cours duquel il entreprend d'exposer une certaine doublure intérieure au texte lui-même, une doublure par laquelle les solidarités métaphysiques ainsi mises au jour subissent une certaine déstabilisation. La soli- darité en question est le phonocentrisme, la subordination de l'écriture à la parole. Pour Saussure, c'est à l'intérieur de l'ordre de la mimesis comme représentation que cette subordination a sa garantie : « Langage et écriture sont deux systèmes de signes dis- tincts ; Vunique raison d'être du second est de représenter le premier » (G 46 ; C 45, Derrida souligne). L'écriture serait donc ainsi liée à la parole humaine au sens global (de langage) comme l'extérieur à l'intérieur. Puisque l'écriture est « étrangère au système interne » (G 50, C 44), on doit l'exclure du champ de la linguistique, le langage parlé constituant à lui seul l'objet de cette science. Ainsi la linguistique serait rigoureusement délimitée : « Externe/interne,

5. Derrida écrit : « Toute l'histoire de l'interprétation des arts littéraux s'est déplacée, transformée à l'intérieur des diverses possibilités logiques ouvertes par le concept de mimesis. Elles sont assez nombreuses, paradoxales, déconcer- tantes pour avoir libéré une très riche combinatoire. » Derrida ajoute une note qui délimite cette logique en deux propositions et six conséquences possibles, et conclut : « Ce schéma forme une sorte de machine logique ; elle programme les prototypes de toutes les propositions inscrites dans le discours de Platon et dans ceux de la tradition » (La Dissémination , Paris, Seuil, 1972, 213). Le schéma simple que je propose ici fait l'objet d'un débat dans Delimitation : Phenomenology and the end of Metaphysics, Bloomington, Indiana University Press, 1986, chap. 1.

6. De la grommato lo g te, Pans, fc^cl. de Minuit, îybv, references indiquées dans le texte par G. Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1980, références indiquées dans le texte par G.

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image/réalité, représentation/présence, telle est la vieille grille à laquelle est confié le soin de dessiner le champ d'une science » (G 50). Ainsi se trouve mise au jour à son tour la solidarité de la linguistique saussurienne avec Tune des plus vieilles chaînes de concepts méta- physiques. Ce qui produit en retour une certaine doublure de cette mise au jour est l'incapacité de Saussure à faire purement et sim- plement abstraction de récriture : « Ainsi, bien que récriture soit en elle-même étrangère au système interne, il est impossible de faire abstraction d'un procédé par lequel la langue est sans cesse figurée » (C 44). On ne peut pas faire abstraction de l'écriture, même s'il lui appartient d'être extérieure, car elle n'est pas en fait simplement extérieure mais a toujours déjà contaminé le langage parlé, envahis- sant l'intérieur et usurpant le rôle qui appartient en propre au langage parlé. Saussure ne peut que dénoncer cette inversion de la relation naturelle, proposer de protéger le langage de l'intrusion violente de l'écriture, et rétablir ainsi la relation naturelle. Ce qui doit être dénoncé en premier lieu est cette usurpation : l'écriture (pure représentation, image de la parole) est à tel point imbriquée dans la parole (la présence, la réalité, l'original) qu'il y a une inver- sion, une perversion, au point qu'il semble en fin de compte que c'est la parole qui soit une image de l'écriture. Au lieu de la dis- tinction rigoureuse entre la réalité originale et la représentation imagée, on a une intrication de l'image et de son original, confusion que Saussure ne peut que dénoncer comme une liaison dangereuse - dangereuse parce qu'elle obscurcit l'origine en la séparant d'elle- même. D'où le mécanisme suivant : « II n'y a plus d'origine simple. Car ce qui est reflété se dédouble en soi-même et non seulement comme addition à soi de son image. Le reflet, image, le double dédouble ce qu'il redouble. L'origine de la spéculation devient une différence. Ce qui peut se regarder n'est pas un et la loi de l'addition de l'origine à sa représentation, de la chose à son image, c'est que un plus un font au moins trois. Or l'usurpation historique et la bizarrerie théorique qui installent l'image dans les droits de la réalité sont déterminées comme oubli d'une origine simple » (G 55).

Déterminé uniquement comme oubli d'une origine simple, ce mécanisme par lequel le double se dédouble, et ainsi redouble ce dont il est le double - cette opération de doublure est aussi déter- minée par Saussure comme une catastrophe ou une monstruosité. Derrida cite un passage du Cours de linguistique générale : « La langue est indépendante de l'écriture » (C 45) ; puis, imitant (l')une (des) voix de Saussure, il poursuit : « Telle est la vérité de la nature. Et pourtant, la nature est affectée - du dehors - par un boule-

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versement qui la modifie en son dedans, qui la dénature et l'oblige à s'écarter d'elle-même. La nature se dénaturant elle-même, s'écar- tant d'elle-même, accueillant naturellement son dehors et son dedans, c'est la catastrophe, événement naturel qui bouleverse la nature, ou la monstruosité, écart naturel dans la nature » (G 61). Ainsi la catastrophe, la monstruosité, dans l'ordre même de la mimesis, sont libérées par la logique même d'une telle doublure. Ou plutôt ce qui, au sein d'une certaine interprétation de la mimesis, au sein de celte interprétation de la mimesis qui à la fois régit et est régie par la métaphysique et son histoire - ne peut apparaître que comme catastrophique, monstrueux.

L'écriture comme une doublure catastrophique. L'écriture d'une doublure monstrueuse - ici encore au double sens du génitif.

Gomment, donc, entreprendre une nouvelle fois une « seconde traversée » ? Gomment le re-tour qui est inscrit dans les textes de Platon (de la façon la plus succincte qui soit dans le discours pivot du Phédon) peut-il être réinscrit dans une écriture de la doublure monstrueuse ? Sans aucun doute, en re-marquant les inscriptions métaphysiques, en soumettant ces textes à une double marque, une double lecture, et une double écriture7. Parmi ces inscriptions, il en est une qui jouit d'un statut privilégié : un privilège, à n'en pas douter, qui s'explique par l'itinéraire propre de Derrida, mais qui est aussi un privilège délimité principiellement. Car dans sa lecture des textes de Husserl8, ce que Derrida entreprend de démon- trer - ou au moins de commencer à confirmer - c'est que « la ressource de la critique phénoménologique est le projet méta- physique lui-même, dans son achèvement historique et dans la pureté seulement restaurée de son origine » (V 3). Ce que Derrida soumet à une double lecture dans La voix et le phénomène, c'est une réinscription décisive du commencement de la métaphysique, un redoublement qui restaurerait l'original précisément dans le double. Ainsi, tout en se proposant de relier ces textes entre eux au moyen d'une étrange géométrie qui permettrait, par exemple, qu'on les

7. « Cette structure de la double marque... travaille tout le champ dans lequel se déplacent ces textes-ci. Elle y est ainsi travaillée : la règle selon laquelle chaque concept reçoit nécessairement deux marques semblables - répétition sans identité - , l'une à l'intérieur, l'autre à l'extérieur du système déconstruit, doit donner lieu à une double lecture et à une double écriture » (La dissémi- nation, 10).

e. Al origine, La voix et le phénomène : Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, Paris, puf, 1967, références indiquées dans le texte par V. Edmund Husserl, Logische Untersuchungen, Tübingen, Max Niemeyer, 1968, références indiquées dans le texte par L.

RP - 12

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agrafe en leur milieu, il concède néanmoins que « dans une archi- tecture philosophique classique, la Voix (et le Phénomène) vien- draient en premier lieu »•.

La voix est le pivot sur lequel tourne le texte de Derrida. Elle est ce qui donnerait le pouvoir à la parole, ce qui donnerait à l'expression l'aptitude à devenir transparente, à s'auto-effacer, de manière à permettre à la signification exprimée de se présenter dans sa pure idéalité. Ainsi l'expression serait différenciée de la simple indication, qui resterait toujours en dehors de cette sphère de pure diaphanéité. Ainsi Husserl, dans les limites de l'affinité de cette différenciation avec celle que fait Aristote entre la parole et l'écriture, autoriserait aussi le concept classique de l'écriture comme doublure visible-spatiale de la parole - même si c'est d'une manière moins dogmatique que Saussure, même s'il aboutit aussi finalement, dans L'origine de la géométrie, à dévoiler une connexion décisive (et disruptive) entre l'écriture et l'idéalité10. D'autre part, Husserl protégerait l'idéalité de la signification de toute contamination empirique en différenciant rigoureusement l'expression de l'expérience sensible, en les définissant comme des couches distinctes et par là même en entreprenant de contrôler la doublure qui vient désormais doubler le re-tour platonicien.

Tout dépend, alors, de la réduction que Husserl tente d'ac- complir dans le premier chapitre de la première Recherche logique. Ce qui est en jeu ici est la réduction de l'indication : commençant - bien qu'en un sens aussi, et plus qu'en un seul sens, ne commen- çant pas - avec le concept général de signe, l'analyse de Husserl génère une série de « distinctions essentielles » par lesquelles ce qui est inessentiel, purement indicatif, est totalement dissocié du concept de signe signifiant, de l'expression, qui, à travers la réduc- tion, en vient ainsi à être circonscrite dans son essence. La réduction est dans son effet, ou plutôt dans l'effet qu'elle vise, une réduction eidétique du langage.

La lecture de Derrida retrace le texte de Husserl, en tentant, comme il le dit dans une interview qui date de la même époque, « de penser la généalogie structurée de ses concepts d'une manière plus fidèle, plus intérieure »X1 ; cependant, en exhibant ce qui est implicite dans ces concepts, la lecture derridienne voudrait sou- mettre ce texte à la double marque, en soulignant ces points où

9. Positions, Paris, Ed. de Minuit, 1972, 13. 10. Voir l'introduction à YOrigine de la géométrie de Husserl, Fans, puf,

1962, 83 et sq. 11. Positions, 15.

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le texte diverge de lui-même, ces points à partir desquels on peut utiliser « contre l'édifice les instruments ou les pierres disponibles dans la maison »12. De la grammalologie formule de manière plus précise, plus nuancée, ce que la déconstruction voudrait tenter : « A l'intérieur de la clôture, par un mouvement oblique et toujours périlleux, risquant sans cesse de retomber en deçà de ce qu'il déconstruit, il faut entourer les concepts critiques d'un discours prudent et minutieux, marquer les conditions, le milieu et les limites de leur efficacité, désigner rigoureusement leur appartenance à la machine qu'ils permettent de déconstituer ; et du même coup, la faille par laquelle se laisse entrevoir, encore innommable, la lueur de F outre-clôture » (G 25).

J'aimerais rappeler (très rapidement) le cours de la lecture au sein de laquelle Derrida double de manière déconstructrice la réduction husserlienne de l'indication.

La première étape de la réduction correspond à la distinction entre signes signifiants et signes indicatifs, entre l'expression et l'indication. Husserl concède que normalement, les signes signifiants sont liés (entremêlés, enchevêtrés, verflochten) aux signes indicatifs ; ou plutôt que, puisque la différence s'avère rapidement être plus fonctionnelle que substantielle, il apparaît que la plupart des signes fonctionnent des deux manières, que dans la plupart des signes, les deux fonctions sont entremêlées. Néanmoins, Husserl souligne que l'enchevêtrement (Verflechtung) des signes signifiants dans une fonction indicative n'est pas essentiel : dans la vie solitaire de l'âme (im einsamen Seelenleben), les signes signifiants fonctionnent sans rien indiquer. Il est clair au départ qu'avec cette distinction, Husserl veut marquer la différence entre les signes linguistiques (le discours, Bede), et les signes non linguistiques. Et cependant, comme le souligne la lecture de Derrida, au cours du développement que Husserl consacre à cette distinction, la frontière se déplace, à tel point que le sens même de cette distinction change. Le dépla- cement est particulièrement visible dans la manière qu'a Husserl de reléguer certains aspects du discours du côté de l'indication, comme c'est le cas, par exemple, pour : « le jeu de physionomie et les gestes dont nous accompagnons spontanément nos paroles (...) sans intention de communication » (L 2/1 : 31). Dans une certaine mesure, l'exclusion de ces aspects de la sphère de l'expression est déterminée par leur absence de fusion avec l'intention-de-signifier. Ce qui semble le plus décisif pour Husserl est leur caractère invo-

12. Marges de la philosophie, Paris, Ed. de Minuit, 1972, 162.

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lontaire, leur absence d'intention ; et, en réalité, tout ce qui tombe en dehors de l'intention animatrice, volontaire, sera exclu par Husserl de la sphère de l'expression. Derrida marque l'étendue de cette exclusion : elle touche « le jeu de physionomie, le geste, la totalité du corps et de l'inscription mondaine, en un mot la totalité du visible et du spatial comme tels ». En effet, « la visibilité, la spatialité comme telles ne pourraient que perdre la présence à soi de la volonté et de l'animation spirituelle qui ouvre le discours » (V 37). Il apparaît alors clairement qu'il ne s'agit plus d'une dis- tinction entre le linguistique et le non-linguistique, mais bien plutôt d'une distinction à l'intérieur même du langage : « Pour toutes ces raisons, on n'a pas le droit de distinguer entre indice et expression comme entre signe non linguistique et signe linguistique. Husserl trace une frontière qui ne passe pas entre la langue et la non-langue, mais, dans le langage général, entre l'exprès et le non-exprès (avec toutes leurs connotations) » (V 39). Cette distinction s'opère, dans le langage, entre ce qui est présent à soi, volontaire, transparent, et ce qui n'est pas présent à soi, involontaire, extérieur, à savoir entre la pure intention spirituelle, la pure animation par le Geist et ces aspects du discours qui impliquent la visibilité et la spatialité, des aspects corporels pour ainsi dire, du discours.

Ainsi, la réduction de l'indication mettrait en œuvre une assi- milation du langage à un Leben volontaire, intentionnel, présent à soi. Elle situerait l'essence du langage du côté du spirituel, l'en- fermant dans la citadelle du Geist, et la protégeant de toute intru- sion du dehors. Toutefois, Leben et Geist restent tous deux problé- matiques dans le texte de Husserl.

La seconde étape de la réduction est consacrée à ce que Husserl délimite comme la fonction indicative la plus diffuse. Cette fonc- tion, la fonction de manifestation (die kundgebende Funktion), ou simplement la manifestation (Derrida traduit Kundgabe par mani- festation), est tellement diffuse qu'elle s'entremêle à tout discours communicatif : c'est cette fonction qui sert à indiquer à l'auditeur les « pensées » du locuteur ; c'est-à-dire que, dans la formulation husserlienne, la manifestation signale « les vécus psychiques dona- teurs de sens, ainsi que (l)es autres vécus psychiques faisant partie de l'intention de communication » (L 2/1 : 33). Pour Husserl, il est de la plus grande importance de distinguer cette fonction de mani- festation de la fonction du vouloir-dire. C'est donc précisément cette distinction que la deuxième étape de la réduction mettrait en œuvre.

Le retour vers la manifestation sert à montrer que la réduction ne consiste pas simplement à exclure tout ce qui appartient à

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l'ordre du visible et du spatial. Derrida identifie ce qui, en réalité, détermine cette réduction : « On s'approche ainsi de la racine de l'indication : il y a indication chaque fois que l'acte conférant le sens, l'intention animatrice, la spiritualité vivante du vouloir-dire, n'est pas pleinement présente » (V 41). C'est justement une telle présence pleine qui manque au jeu de physionomie et aux gestes, qui gardent un coefficient d'extériorité, de non-présence. Ce manque est plus radical dans le cas du vouloir-dire d'une autre personne : l'expérience vécue de l'autre est radicalement non présente. Derrida conclut : « La notion de présence est le nerf de cette démonstration. Si la communication ou la manifestation (Kundgabe) est d'essence indicative, c'est parce que la présence du vécu d'autrui est refusée à notre intuition originaire. Chaque fois que la présence immédiate et pleine du signifié sera dérobée, le signifiant sera de nature indi- cative. (...) Tout discours, ou plutôt tout ce qui, dans le discours, ne resitue pas la présence immédiate du contenu signifié, est in- expressif » (V 43).

Ce qui détermine la réduction est le privilège accordé à la pré- sence. Tout moment du discours qui ne présente pas le contenu signifié, tout moment qui est irréductible à l'intention présente à elle-même, est in-expressif, à savoir, indicatif.

Afin de garder l'intégrité de l'expression, sa différence essentielle d'avec l'indication, il faut absolument que Husserl démontre que le discours, dans la vie solitaire de l'âme, est pur de toute mani- festation. Son argument le plus décisif en ce sens est le suivant : « Dans le monologue, les mots ne peuvent toutefois nous servir dans la fonction d'indices de l'existence d'actes psychiques, car une telle indication n'aurait ici aucune finalité. Les actes en question sont en effet vécus par nous-mêmes dans le même instant (im selben Augenblick) » (L 2/1 : 36-37, cité dans V 54). Tout ce qu'on suppose pouvoir être manifesté dans le discours dans la vie solitaire de l'âme serait en fait vécu dans le même instant, en sorte que la manifestation serait superflue, absolument sans but (ganz zwecklos). Dans cet instant, la manifestation n'aurait aucune différence à médiatiser, dans cet Augenblick, la fonction indicative n'aurait à relier aucune altérité : « Le présent de la présence à soi serait aussi indivisible qu'un clin d'œil » (V 66).

Husserl ne peut qu'exclure également l'articulation du complexe sonore et bien sûr le signe écrit, faisant ainsi une distinction essen- tielle entre le signe sensible et les actes par lesquels l'expression est plus qu'un ensemble de sons, les actes par lesquels quelque chose est signifié. C'est là la troisième étape de la réduction. Ici encore,

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la référence au discours dans la vie solitaire de l'âme joue un rôle crucial. Car, dans le monologue, le signe sensible lui-même subit une espèce de réduction : on se parle à soi-même en silence. Non pas que les mots disparaissent tout à fait : on pourrait difficilement concevoir une expression dont les mots seraient totalement absents. La démonstration de Husserl fait jouer, sans autre forme de procès, une opposition très ancienne : « Dans notre imagination, un signe verbal parlé ou imprimé est évoqué ; en réalité, il n'existe pas du tout » (L 2/1 : 36). C'est ainsi que le signe sensible est réduit : en tant que mot simplement imaginé, il est assimilé à l'intention pré- sente à elle-même, alors que lorsqu'il est proféré, il est du côté de l'indication. Malgré son intention de déterminer l'expression pure comme l'essence même de la signification pleine, l'analyse de Husserl ne laisse intactes que les images éphémères des mots, leurs doubles imaginaires, et elles déplacent leurs originaux (ce que l'on pourrait appeler les signes réels), du côté, à l'extérieur, de l'indication. Ainsi, les originaux sont situés en dehors de ce qui serait le territoire même de l'origine : « Car il est de plus en plus clair que, malgré la distinction initiale entre signe indicatif et signe expressif, seul l'indice est véritablement un signe pour Husserl » (V 46).

La doublure déconstructrice est telle que, d'une part, elle re-trace le texte husserlien de l'intérieur, pensant la généalogie structurée de ses concepts de manière à montrer que la production des distinctions essentielles est en réalité une réduction eidétique du langage, une réduction régie par le privilège de la présence ; alors que, d'autre part, elle souligne que la pure expression à laquelle le langage serait réduit ne serait qu'un soliloque muet, dont tous les signes réels auraient été bannis, en sorte que le résultat de la réduction husserlienne serait en fin de compte de réprimer le signe, redoublant ainsi la subordination métaphysique du signe au domaine de la présence à soi qui précéderait tout travail des signes.

On peut ici commencer à discerner, dans le projet husserlien, non pas simplement une réinscription du projet métaphysique en général, mais plus spécifiquement un redoublement du tour qui marque le commencement de la métaphysique. Car, dans la réduc- tion qui isole un domaine d'expression pure, antérieure à tout travail des signes, Husserl aurait en effet accompli un re-tour aux Xoyoi qui, comme au commencement, servirait à redoubler l'avancée vers l'origine. La question est de savoir si ce domaine peut demeurer intact dans sa pureté prélinguistique, ou si le re-tour, ce moment du logocentrisme, ne sera pas re- détourné vers une opération de signi- fication dont la Bedeutung, ainsi jetée à la dérive, ne se libérerait

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jamais tout à fait. Un tel détournement est abordé par la déconstruc- tion comme un re-tour vers l'écriture, vers une écriture qui ne serait plus la simple image de la parole, mais plutôt son double monstrueux.

Cependant, le Seúxepoç izkoiïc; n'est pas seulement un re-tour aux Xoyoi, mais une doublure qui assortit la signification et le sens, une doublure du sens du sens. Dans sa réinscription husserlienne, cette doublure apparaît comme un parallèle entre l'expression (purifiée de l'indication) et le sens (l'expérience). A la réduction de la signification à l'expression pure, Husserl ajouterait une seconde réduction : la réduction de l'expression pure à un medium impro- ductif qui refléterait simplement la couche préexpressive du sens, de la perception. La lecture de Derrida a pour but de marquer la condition de possibilité de cette réduction, la condition qui permet à l'expression d'être considérée comme simple reflet de la couche préexpressive, comme simple doublure, dans l'ordre de l'idéalité, de la couche de l'expérience sensible. Une telle doublure requiert de l'expression qu'elle recrée à son propre niveau la présence et la présence à soi prétendument caractéristiques du niveau pré- expressif du sens : « Le medium de l'expression doit protéger, res- pecter, restituer la présence du sens, à la fois comme être-devant de Vobjei disponible pour un regard, et comme proximité à soi dans F intériorité » (V 83). Ce qui rend possible une telle restauration de la présence est le lien essentiel de l'expression à la voix. C'est la voix qui garde la présence et permet à la signification idéale d'être immédiatement présente :

« Cette présence immédiate tient à ce que le "corps" phéno- ménologique du signifiant semble s'effacer dans le moment même où il est produit. Il semble appartenir d'ores et déjà à l'élément de l'idéalité. Il se réduit phénoménologiquement lui-même, trans- forme en pure dipahanéité l'opacité mondaine de son corps. Cet effacement du corps sensible et de son extériorité est pour la cons- cience la forme même de la présence immédiate du signifié » (V 86).

Dans la voix, le signifiant s'efface pour laisser la place à la présence de ce qui est signifié ; un tel effacement n'est possible que parce que le signifiant n'échappe jamais réellement à la pré- sence à soi, parce que dans la voix, la présence à soi est préservée : « Quand je parle, il appartient à l'essence phénoménologique de cette opération que je m'entende dans le temps que je parle » (V 87).

Encore une fois, comme dans l'absence de but de l'indication à l'intérieur du monologue silencieux, il s'agit d'une certaine auto- coïncidence dans Tordre du temps, d'une simultanéité qui rendrait quelqu'un à lui-même dans l'unité même de l'instant où il s'exté-

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rioriserait. Parce que l'unité de l'instant permet les deux réductions, elle est aussi ce qui détermine la réinscription husserlienne du tour socratique.

Ainsi, c'est sur la question du temps que le projet husserlien, en un sens, dans ses doublures du sens et du sens du sens, s'échoue et suscite un autre Setirepoç tcXoSç qui serait plus ouvertement exposé à la doublure, une écriture au pays de la doublure. En effet, ce que Derrida marque dans l'analyse husserlienne du temps, ce qu'il marque comme s'opposant à l'orientation classique de cette analyse, d'une manière qui la retourne contre elle-même, est précisément une doublure qui vient interrompre l'unité de l'instant. La présence du présent s'avère ne pas être une origine simple, mais plutôt la production, par un certain mélange de présence et de non- présence, d'impression et de rétention ; à savoir que la constitution même de l'instant a lieu comme une doublure des maintenants précédents dans le maintenant présent (rétention) et comme une doublure du maintenant comme tel, dans son idéalité, comme la forme idéale de la présence. Cette double doublure dans laquelle le temps est constitué, produit (Derrida l'appellera différance), est ainsi plus originaire que le présent : elle est, « si on peut tenir ce langage sans le contredire et le raturer aussitôt, plus "originaire" que l'originante phénoménologique elle-même » (V 75). Elle aura toujours déjà introduit l'altérité dans l'instant, interrompant le im seihen Augenblick et le parallélisme de l'indication/expression/ sens qui serait édifié sur le sol de cette unité. Quand le temps com- mence, une doublure monstrueuse a déjà commencé ; et c'est seulement en refoulant une telle catastrophe que l'on peut être sûr de contrôler la doublure du sens marquée par le tour socratique. La déconstruction voudrait laisser sortir le monstre de la caverne et commencer à écrire au pays de la doublure.

John Sallis.

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MÉMOIRES GAUCHESAuthor(s): Bernard StieglerReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 361-394Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096290 .Accessed: 08/02/2012 14:54

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MÉMOIRES GAUCHES

«... telle psyché semble pivoter autour de son axe... il s'agit ici de spéculer sur un miroir et sur la logique déroutante de ce qu'on appelle tranquillement le narcissisme. »

Psyché.

La logique du narcissisme sur laquelle spécule Psyché- Inventions de Vautre fait aussi le thème de La chambre claire - livre que Jacques Derrida privilégie, avec Le degré zéro de V écriture, dans une lecture de Barthes qui est son éloge funèbre : Les morts de Roland Barthes, publié dans Psyché après une première parution dans Poétique.

Psyché : un ouvrage récent de Jacques Derrida - de la « seconde période », s'il y en a une.

A cette spéculation, autour d'un livre qui fait travailler une certaine logique du narcissisme dans un regard porté sur la photo- graphie, fait écho Droit de regards - - texte sur ou dans un jeu de photographies, photogrammaire, refermée par la Fable de Francis Ponge qui ouvrait Psyché dans « Invention de l'autre ».

Il s'agirait ici, à partir de cette psychographie, de remonter, sinon au « premier Derrida » (à son éventuelle « première période »), du moins à des questions initiales ou plutôt aux formulations initiales d'une question, perenne à travers tout le corpus derridien. Il s'agirait de rouvrir, à nouveaux frais, à partir d'une réflexion sur la photo (sur la lumière) insistante chez Derrida lui-même, la question de l'écriture - compte tenu, notamment, de l'intérêt qu'elle suscite actuellement parmi certains historiens de la Grèce antique.

Aussi bien, j'espère montrer qu'aucune réflexion sur l'écriture, aussi nouvelle soit-elle, ne peut faire l'économie de la logique du supplément qu'est encore une logique du narcissisme. Revue philosophique, n° 2/1990

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362 Bernard Stiegler

De La chambre claire, Jacques Derrida écrit : L'essai de Benjamin et le dernier livre de Barthes pourraient bien être les

deux textes majeurs sur la question dite du Réfèrent dans la modernité technique1.

La thématique du Réfèrent que développe Barthes, qui n'a rien à voir avec un réalisme, exhibe un certain rapport entre passé et réalité constitutif du noème de la photo : un rapport passé- présent unique, comme rapport à la mort, anticipation, avenir. « La possibilité moderne de la photographie..., c'est ce qui conjugue en un même système la mort et le réfèrent. »2 La photographie « implique [le] "retour du mort" dans la structure même de son image et du phénomène de son image »'.

Trouver l'évidence de la Photographie, cette chose qui est vue par qui- conque regarde une photo, et qui la distingue à ses yeux de toute autre image.

tel est le but de la phénoménologie à laquelle Barthes se livre dans La chambre claire.

U intentionnalilé de la photographie, c'est donc la Référence comme certitude que la chose photographiée a été :

J'appelle « réfèrent photographique », non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l'objectif, faute de quoi il n'y aurait pas de photographie. La peinture, elle, peut feindre la réalité sans l'avoir vue4.

Si le discours ménage et emporte toujours avec lui la possibilité de sa fiction, qui est aussi celle de toute généralisation, « dans la photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé »6. Cette conjonction est le principe même de la certitude photo-graphique. C'est dans une telle visée de l'essence de la photographie que se constitue l'intentionnalité photographique, et par réduction, on dira donc que le noème de la photographie est : « uça-a-été", ou encore : l'Intraitable »6.

Conjonction de passé et de réalité, le réfèrent de la photographie est toujours « tel », sujet qui n'apparaît que dans sa prédication

1. Jacques Derrida, Psyché, inventions de Vautre, Galilée, 1987, p. 277. 2. Ibid., p. 291. 3. Ibid., p. 292. 4. Barthes, La chambre claire, Gallimard- Le Seuil, iy7y, p. r¿u. 5. Ibid., p. 120. 6. Ibid., p. 120.

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Mémoires gauches 363

- effet dans lequel peut se mettre en réserve, selon le langage de Benjamin, « une petite étincelle de hasard, d'ici et de maintenant7 ». Prédication qui est un miracle, celui de la répétition identique de ce qui n'a eu lieu qu'une fois. Photo- graphie, l'unique, l'instant, le singulier, à jamais disparu, est en même temps ce qui restera toujours et reviendra sans cesse - nevermore, always. Répétition du singulier et du contingent plus que paradoxale : tout aussi improbable et a priori impossible que le retour d'un mort. Un instant ne devrait pas pouvoir revenir.

Ce tel, comme répétition, signifie une objectivité : celle de l'objectif photo-graphique. L'objectivité photographique se constitue comme rapport entre l'enregistrement (le photogramme est une trace, une inscription, une mémorisation) et le « réfèrent ». Rapport où le réfèrent « adhère », nous dit Barthes, à sa trace. Il en résulte que la stylisation est exclue de la photo au même titre que la générali- sation. Ce rapport mécanique d'adhérence (et en ce sens d'exacti- tude) identifie des instants du Réel dans sa « talité », identification du tel qui est « le Réel dans son expression infatigable »8.

L'appareil photographique mobilise diverses techniques, en deux dispositifs complémentaires mais bien distincts : d'une part, le système d'optique et de mécanique horlogère de l'objectif et de l'obturation, d'autre part, le support chimique où l'objet de l'ob- jectif se révèle. Le spectrum, comme révélation de la réaction chi- mique sur le film photosensible développé, est la rencontre, l'inter- face de ces deux systèmes techniques, et, aussi bien, de deux regards : ceux de X operator et du spectator.

L'essentiel est ici que le spectrum ne se révèle qu'd retardement, après coup : le rapport entre l'instant de la saisie de l'objet par l'objectif et l'affection du spectator par l'instant objectivement saisi sur le spectrum, s'accomplit comme un diffèrement de cet instant qui en est l'inconcevable répétition, « révélation chimique de objet (dont je reçois, d retardement, les rayons) »9. C'est dans un tel retard que se constitue le noème de la photographie, le ça-a-été, qui n'a été possible que du jour où une circonstance scientifique (la découverte de la sensibilité à la lumière des halogénures d'argent) a permis de capter et d'imprimer directement les rayons lumineux émis par un objet diver- sement éclairé.

7. Benjamin, Petite histoire de la photographie, in Essais 1, Gonthier- Denoël, 1971, p. 153.

8. La chambre claire, p. 15. 9. Ibid., p. 123.

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« Directement », c'est-à-dire sans délai, à la vitesse de la lumière pondérée par le temps de la réaction chimique - rapport qui donne le temps de pose, ou vitesse d'obturation, dont la précision doit être horlogère.

La photo est littéralement une émanation du réfèrent. D'un corps réel, qui était là, sont parties des radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici ; peu importe la durée de la transmission ; la photo de l'être disparu vient me toucher comme les rayons différés d'une étoile. Une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographique à mon regard : la lumière, quoique impalpable, est bien ici un milieu charnel, une peau que je partage avec celui ou celle qui a été photographié10.

La chose d'autrefois, par ses radiations immédiates (ses luminances), a réellement touché la surface qu'à son tour mon regard vient toucher11.

Le voir photographique est essentiellement un revoir. Le retard y est originaire. Le passé revient, totalement, comme ce présent qu'il a été, sans perte, et pourtant seulement comme un reste : émanation, esprit, fantôme. Passé présent pour moi alors même qu'il peut ne pas s'agir de mon passé : il peut s'agir d'un passé que je n'ai pas vécu. Lumière astrale qui sort de la nuit d'un passé infiniment éloigné. La lumière photo-graphiée relie mon présent à un passé que je n'ai pas connu, anonyme et cependant familier comme une maternité temporelle. La lumière est un milieu charnel dans la nuit du temps où s'est conçu l'instant qui vient à naître, à re-naître dans mon présent. Cela n'est possible que dans la mesure où il y a une identification temporelle de l'instant de l'objet dans sa pose avec l'instant de la saisie en quoi consiste cette pose - ajus- tement entre les temps d'obturation et les temps de réaction chi- mique des sels d'argent qui rend aussi possible, mais comme retard, le reversement de Y instant passé dans le présent du regard ; son reversement, c'est-à-dire son passage :

Ce qui fonde la nature de la Photographie, c'est la pose. Peu importe la durée physique de cette pose ; même le temps d'un millionième de seconde (..), il y a toujours eu pose, car la pose n'est pas ici une attitude de la cible, ni même une technique de l'Operator, mais le terme d'une « intention » de lecture ; en regardant une photo, y inclus fatalement dans mon regard la pensée de cet instant, si bref fût-il, où une chose réelle s'est trouvée immobile devant Vœu. Je reverse l'immobilité de la photo présente sur la prise passée, et c'est cet arrêt qui constitue la pose12.

Reversement qui n'est possible que parce que l'instant de la saisie coïncide avec l'instant de ce qui est saisi. C'est dans une telle

10. Ibid.. p. 126. 11. Ibid., p. 127. 12. Ibid.t p. 122.

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co-incidence des deux instances que se fonde la possibilité de la conjonction de passé et de réalité, où le présent du spectator coïncide à son tour avec l'apparaître du spectrum. Or, cette conjonction est un arrachement du réel au passé, à un passé inéluctablement perdu, arrachement qui est aussi une émanation reçue « comme les rayons différés d'une étoile » : dans le voir photographique, le passé se présente (c'est ce que veut dire « réel », ici prédicat du temps plus tôt que de l'être) - mais il ne peut s'y présenter qu'en retard. Ce voir n'est qu'un revoir. Mais ce n'est pas qu'un au revoir : c'est un adieu.

Le spectrum (qui est le phénomène lui-même, et non seulement le support de l'apparaître photo-graphique - mais on ne peut justement pas les distinguer), dit à la fois le spectre, le retour du mort, et le spectacle, la spéculante. Barthes engage ici une thématique de l'Histoire (qui traverse diversement tout le livre), au titre d'une question du narcissisme photographique. Le spectrum photo- graphique est un miroir, miroir qu'il faudrait, dit-il, placer au terme d'une histoire des regards, des mirages et des surfaces où le spectator se réfléchit. Dans ce miroir, c'est l'Histoire elle-même comme miroir qui viendrait se briser13.

En quels miroirs se constitue l'histoire ? Qu'est-ce que l'histoire des regards, quels en sont les stades, quel est le premier miroir ? Quelle histoire arrive au regard lorsqu'il se regarde dans la photo- graphie ? Ces questions sont immenses. Il s'agit avant tout de les endurer ici au titre de l'image de soi, de la constitution de Y imago à travers ces reflections que sont les techniques de l'imagerie : peintures, chants, récits, écritures, photographies, cinematographic, vidéographie, télévision - et d'instruire les modalités d'identifi- cation et de dissociation du « sujet » de tels regards. Avec la photo- graphie, une nouvelle dissociation-identification se met en place - une nouvelle éxtasis, distensio, temporalité : une autre expérience de la mort.

Cette thèse sur le narcissisme nous dit qu'il y a des appareillages, des concrétisations effectives, instrumentales, du stade du miroir - dont le franchissement (ou la franchise) est toujours essentiel- lement différé - , appareils dans lesquels le soi se voit, ou se revoit, et qui, « pour nous », le constituent « en soi et pour soi ».

13. Barthes envisage cette hypothèse dans La chambre claire. J'ai exploré cette voie dans Une insensible incertitude, in Des droits et des faits. Cahiers de Fontenay, 1988.

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Le sujet de la photographie, saisi par l'objectif, y est mortifié : objectivé, chosifié. Il y devient fantomatique. C'est tout d'abord dans l'expérience exemplaire du sujet se revoyant photo-graphié, dans l'après-coup de la pose, en retard, trop tard, que la mort se donne à voir. Me voir en photo, c'est nécessairement me revoir, c'est me voir dans l'é-loignement (Ent-fernung) - celui-là même qui installe une différence entre un passé et un avenir , rendant pos- sibles un parcours du temps et une approche de soi - sans lequel je ne pourrais jamais me voir. Cette spéculante toujours déjà retardée me fait voir, ici, dans mon photogramme, mort.

Le difîèrement photo-graphique, instruisant entre moi et ma fin un rapport sans pareil, me donne à temporaliser singulièrement : l'être-pour-la-fin photographique est unique. Barthes instruit ce rapport en de nombreux épisodes de son enquête. Mais c'est devant le portrait de Lewis Payne que la singularité de l'extase photo- graphique du temps est réduite :

En 1865, le jeune Lewis Payne tenta d'assassiner le secrétaire d'Etat américain W. H. Seward. Alexander Gardner Ta photographié dans sa cellule : il attend sa pendaison. La photo est belle, le garçon aussi : c'est le Studium. Mais le punctum, c'est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j'observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l'enjeu; En me donnant le passé absolu de la pose (aoriste), la photo- graphie me dit la mort au futur. Ce qui me point, c'est la découverte de cette équivalence. Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d'une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe14.

Toute photo est cette catastrophe, et tout narcissisme est une thanatologie, mais le narcissisme photographique est unique : il inaugure un autre rapport à la fin, un autre temps.

Comme toujours lorsqu'il est question du temps et de la mort, il s'avère que l'appareil photographique est une horloge à voir. Cette horloge à voir, ou plutôt à revoir, produit des images qui sont aussi bien des miroirs. Ces supports, interfaces et surfaces de mon imago, en tant que spectra, images qui rayonnent en différant, sont des miroirs à retardement.

Ici, comme chez Heidegger15, l'horlogerie (le quoi, l'appareil

14. La chambre claire, p. 148. 15. Voir en particulier Heidegger, L,e concept ae temps, manier ae i nerne,

1983, Ed. Le Livre de Poche, 1986.

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technique de mesure du temps) nous renvoie ailleurs (le qui, la fin). Mais pour Barthes, l'appareillage technique n'est pas accidentel : le phénomène, c'est-à-dire le temps, s'y constitue. Ou plutôt, il n'y a de temporel qu'accidentellement ; le temps se constitue dans ou comme la technicité, et celle-ci comme accidentalité originaire. Dans la question du temps élaborée par Heidegger, l'accès à la mémoire, nécessairement technique, en ce qu'il s'agit toujours et primordialement de la mémoire d'un déjà là, d'un passé qui n'est pas le mien, et qui peut donc essentiellement être factice, est vulgarisé par l'analyse ontologique. S'il est vrai que « le passé du Dasein ne se trouve pas derrière lui, mais l'a toujours précédé », ce qui constitue évidemment un extrême privilège accordé au passé (mais qui ne se comprend que lorsqu'on a posé que « le phéno- mène essentiel du temps est l'avenir »)ls, les conditions de l'accès à ce passé sont pour Heidegger transparentes (en ce sens acciden- telles, sinistres - triviales). Or, je voudrais montrer que les conditions technologiques de cet accès déterminent les possibilités de l'anti- cipation. La tekhnè donne le temps. Et l'écriture phonologique, comme iekhnè, méritera ici, tout à l'heure, une attention parti- culière.

Il y a dans la photo une mélancolie objective. Où se nouent temps et technique - mais il en fut ainsi de tout temps à travers l'histoire des regards tels qu'ils ne se constituent que dans leurs surfaces instrumentales et technologiques de réfraction, temporelle et spa- tiale : différance qui est d'un seul mouvement espacement et tempo- ralisation.

Le puncium se donne à éprouver dans un attrait particulier pour certaines photos, affect essentiel à Y expérience photographique. Attrait difficile à prévoir, et donc à analyser. Barthes donne un nom à cette difficulté : Vaventure. « Telle photo m'advient, telle autre non »17, il y a donc venue, mouvement. Motion, c'est-à-dire émotion, motivation et mobilité d'un double mouvement, de deux mouve- ments qui, en quelque sorte, se croisent, « telle photo, tout d'un coup, m'attire ; elle m'anime et je l'anime »18. Ce n'est que dans un tel attrait, un tel mouvement de et vers telle ou telle photo, qu'une phénoménologie est possible, qu'une essence de la Photographie peut se dégager. Il y a une double origine de ce mouvement : c'est

16. « Le concept de temps », p. 45. 17. La chambre claire, p. 38. io. iota., p. ó').

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un mouvement en miroir - du spectator vers le spectrum : c'est le studium (la culture) ; du spectrum vers le spectator : c'est le punctum (la dessaisie, et le noème) :

Ce n'est pas moi qui vais chercher [le punctum] (comme j'investis du champ de ma conscience souveraine le champ du studium), c'est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer19.

Cette aventure est un retour qui vient casser le sludium, et « le punctum d'une photo, c'est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) »20. Le punctum est impré- visible, improbable : aussi indéterminé que la fin dans V « êire-pour- la-fin ». Le punctum est « intraitable », ce qui insiste, ce qui résiste, ce à quoi l'on ne résiste pas et qui revient inlassablement, sans cesse : l'incessant, le nécessaire. Le détail, par lequel au fond il ne se donne jamais qu'à enlre-uoir, est un détour pour le retour de l'interminable, qui reste toujours caché dans ses présentations ou représentations - qui ne se sera donc jamais présenté ni re-présenté :

On dit développer une photo : mais ce que l'action chimique développe, c'est l'indéveloppable, une essence (de blessure), ce qui ne peut se trans- former, mais seulement se répéter sous les espèces de l'insistance (du regard insistant)21.

Irrésistible, le punclum est innommable. Cette impossibilité marque le trouble véritable, le seul véritable poignant :

Le studium est en définitive toujours codé, le punctum ne l'est pas... Ce que je peux nommer ne peut réellement me poindre. L'impuissance à nommer est un bon symptôme de trouble".

Parfois, en dépit de sa netteté, il ne se révèle qu'après coup23.

L'après-coup qu'est la révélation chimique est donc redoublé par un autre après-coup. Le puncium n'est pas descriptible ; il n'est qu'inscriptible, sa description est indéfiniment, incessamment et innommablement différée : il est toujours imminent, jamais là - comme l'indétermination de la fin. C'est pourquoi il se révèle essentiellement (en tant qu'incessant) dans le retard, en son absence (souvent en l'absence du spectrum), et comme inscription, marque ou blessure dans le spectator. Le punctum travaille : il travaille comme différance. Le punctum, phénomène essentiel de la photographie, est

19. Ibid., p. 48-49. 20. Ibid., p. 49. 21. Ibid., p. 81. 22. Ibid., p. 84. 23. Ibid., p. 87.

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un travail du deuil. Le deuil conduit en effet toute l'enquête de Barthes. Sa phénoménologie de la photographie, on le sait, est aussi le deuil de sa mère. La Photographie du Jardin d'Hiver en constitue le pivot. C'est à partir d'Elle (de cette photo, de sa mère, de cette photo de sa mère), que l'essence de la photo s'avère comme question du temps. Tout au long des chambres parcourues dans La chambre claire (« J'allais ainsi, seul dans l'appartement où elle venait de mourir... »), Barthes endure la photographie en disant sa mère et son deuil. Il dit le deuil et son travail, il dit le travail du temps et le temps comme deuil essentiel, temps qui est aussi bien celui du punclum. Le travail du deuil (le temps) n'efface rien, mais diffère (et dans la photo, le punclum ne peut être réduit). Le deuil est inqualifiable comme est innommable la manifestation du punclumi phénomène énigmatique qui n'apparaît jamais parce qu'il revient toujours.

Le noème est le ça-a-été, « l'Intraitable ». Cette présence au passé, principe d'une essentielle cerlilude photographique (« dans la photo- graphie, je ne puis jamais nier que la chose a été là »), comme conjonction et co-incidence, est l'épreuve d'une sèparalion à l'inté- rieur même de la certitude de la présentation, d'une incerlitude qui esl au cœur et au principe même de la cerlilude, en quoi cette certitude tourne immédiatement, et se détourne, nous détourne et nous retourne : « II a été là, et cependant tout de suite séparé ; il a été absolument, irrécusablement présent, et cependant déjà différé. »24 Cette certitude qui fait vaciller est plus qu'une exactitude parce que ce qui est exact est construit, médiat, élaboré et « falsifiable ». Je l'appellerai néanmoins, tout à l'heure, une orthothèse (du grec orlhotès, exactitude) : une position droite, une droiture du passé, de l'enregistrement de ce qui passe, de ce qui s'est passé, une mémoire droite. (Mais il y a déjà une telle rectitude de la mémoire dans la forme d'écriture qui libère, précisément, la possibilité posi- tive d'un droit, orlhos.) Or, il s'agit d'une mémoire qui n'est droite qu'en miroir - elle se réfléchit dans une symétrie qui la renverse : dans la spéculation photographique, la droite est toujours déjà la gauche, toute droiture y devient inéluctablement gaucherie (même si et justement parce que lorsque je regarde une photo de moi, je peux me voir enfin sans ce premier effet du miroir dans lequel je ne me trouve jamais qu'inversé - miroir d'une image en miroir).

24. Ibid. f p. 121.

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Et nous verrons que c'est le cas de toutes les mémoires droites, de toutes les formes d' « orthothèse ».

Ce renversement spéculaire, tel que la photo le fixe, révèle photo- graphiquement la différance à V œuvre dans le présent. Ce qui est « irré- cusablement présent et cependant déjà différé », c'est l'épreuve du temps comme différance - espacement, différenciation et diffèrement.

Cette phénoménologie tragique est mise en scène par Fellini dans L' intervista - titre qui n'est pas univoque ni aléatoire. Film narcissique dans son ensemble, et plus encore lorsque, se mettant en scène avec Mastroianni, Fellini visite Anita Ekberg dans la villa où elle demeure à présent. Là, c'est-à-dire chez Anita Ekberg et dans L'intervista, les deux acteurs revoient, ensemble, trente ans plus tard, la fameuse scène de La dolce vita. Ils se revoient dans la fontaine de Trévise, à Rome. Anita Ekberg et Mastroianni se revoient. Anita revoit Anita. Elle se voit, mais dans cette vision, elle s'ap- paraît prédiquée : jeune - prédiquée au passé. Aussi bien, elle se voit prédiquée au présent et au futur. Se voyant, passée, au présent - en ce présent où elle se dit : je suis passée, en ce présent où elle revoit un ancien présent, un présent passé, elle voit le présent passer présentement et inéluctablement. Ce qui se découvre ici est la vie comme prédication, la vie prédiquée elle-même, au-delà du passé, du présent et du futur, par le temps qui les donne : la vie, ici, se voit morte, il n'y a de jeunesse et de vieillesse possibles que pour qui sera vieux, a été jeune, cheminant présentement vers sa fin. C'est la mort qui donne à la vie son temps, son passage, sa différence (différence entre le passé, le présent et l'avenir, et différence entre ceux qui diffèrent la vérité du temps) - et ici, cela se voit.

Anita se voit donc enfin, il faudrait écrire « en fin ». Elle s'y voit en un tragique jeu de miroir, elle voit à l'infini son futur se refléter dans son passé en s'y inversant, et comme sa fin - fin qui est l'indéterminé, écrit en grosses lettres au bout de tous les films. Fabuleuse et interminable symétrie. Anita se voyant ne dit pas, comme Barthes regardant la photo de Lewis Payne : il est mort, il va mourir (télescopage dont il exhibe magistralement l'enjeu - et ce qui arrive à Anita est bien, sans égard pour l'étymologie, un téle- scopage qui est aussi une lélé-scopie, la conflagration spëculaire d'un Accident absolument inévitable, nécessaire, dans lequel seulement elle peut en fin se voir). Anita ne dit pas seulement //, elle dit, en inversant l'ordre des propositions : je. « Je vais mourir », et : « je suis morte » - je suis mourante, déjà morte. Je suis mortelle.

(C'est le cinéma de Fellini lui-même qui se dit, en se voyant dans

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L'intervista au passé de La dolce vita : je suis mortel, ma télé-scopie devient effective : une télé- vision).

Scène d'autant plus bouleversante, pour nous qui regardons Anita, que ce spectacle est insituable : c'est elle, et pourtant ce n'est pas elle ; elle joue (on est au cinéma), mais elle ne joue pas (on est dans la vie). Elle joue un jeu où l'on ne peut plus jouer, « elle joue son propre personnage », comme on dit sans mesurer l'impossi- bilité que l'on désigne ainsi. Elle le joue ici, précisément, comme ce qui lui échappe absolument - et qui nous échappe du même coup. Dans cette scène, peut-être comme en aucune autre, se montre l'intimité absolue de l'acteur et de son jeu. Nous ne pouvons pas regarder ici Anita comme un personnage ; et cependant nous ne pouvons regarder Anita que comme un personnage. Anita Ekberg joue ici le sérieux absolu de tout jeu : l'enjeu, en fin, au-delà ou en deçà du jeu, ce qui donne du jeu, ce qui n'est pas jouable. Or elle le joue. Ce que voit le personnage « Anita Ekberg », joué par l'actrice Anita Ekberg, c'est une jeune actrice qui adhère à son personnage d'une manière fascinante et insupportable, qui, pour elle autant que pour nous, y adhère aussi bien dans L'intervista que dans La dolce vita, et qui, y adhérant, justement s'y déchire, s'arrachant à elle-même, dans le retard essentiel où elle se revient comme son propre fantôme, comme elle revient à nous qui ne pouvons plus trancher entre ces instants aussi réels que fictifs et cinémato-graphiques.

Dans le cinématographe, où la chair de l'acteur se confond avec celle du personnage, et où le passage d'un film est nécessairement aussi le passé de cet acteur, les instants de vie du personnage sont aussi bien, instamment, les instants du passé de l'acteur. La vie de l'acteur est confondue, dans ses enregistrements, avec celle de ses personnages. Cela explique ce que dit encore Barthes, à propos du cinéma, et qui vaut ici pour le personnage lui-même ; le photo- graphisme du cinématographe, et la photosensibilité qui s'y déve- loppe tout en demeurant, comme punclum, l'indéveloppable de toute photographie, est au principe même de l'archiréalisme de toute caméra, passant par l'objectivité de son objectif, se mar- quant dans l'alchimie des halogénures d'argent :

Le cinéma mêle deux poses : le « ça-a-été » de l'acteur et celui du rôle, en sorte que (quelque chose que je n'éprouverais pas devant un tableau) je ne puis jamais voir ou revoir dans un film des acteurs dont je sais qu'ils sont morts, sans une sorte de mélancolie : la mélancolie même de la photo- graphie. (J'éprouve ce même sentiment en écoutant la voix des chanteurs disparus)26.

25. Ibid., p. 124.

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Singularité de L'intervista : elle nous montre des acteurs dont nous entrevoyons qu'ils vont mourir. Du coup, L1 intervista trans- gresse une autre loi que Barthes énonçait à propos du cinéma :

Le noème de la Photographie s'altère lorsque cette Photographie s'anime et devient cinéma : dans la photo, quelque chose s'est posé devant le petit trou et y est resté à jamais (c'est là mon sentiment) ; mais au cinéma, quelque chose est passé devant ce même petit trou : la pose est emportée et niée par la suite continue des images : c'est une autre phéno- ménologie, et partant un autre art qui commence, quoique dérivé du premier26.

Or, ici, après coup, ce passage des instants de la fiction nous revient comme succession des instants d'une vie réelle, d'un mou- vement, qui nous reste, comme agencement, enchaînement de pré- sents formant passé et futur d'un personnage, informant sa per- sonne, et qui est le passé (revenant) de l'actrice elle-même27. Actrice qui joue son passé et son présent, en jouant avec eux, son présent de personnage dans son passé d'actrice, et son présent d'actrice dans son passé de personnage. Et c'est le mouvement lui-même qui apparaît aussi bien comme une pose, ou un dépôt, un reste : ce qui a été reste, mais y reste en mouvement, le mouvement même est immobilisé et ne se (re)présente qu'à partir de son immobilité. Cette cinématographie nous « présente » le moteur immobile de tout mouvement.

C'est le comble de Yémotion (voilà ce que donne d'emblée le cinéma, dès L'entrée en gare de la Ciolai) et la double scène de La dolce vila dans Uinlervista est pour nous doublement bouleversante, nous pour qui La dolce vita est une réalité dans laquelle nous nous entrevoyons, dans L'intervista, en Anita, dans laquelle nous ne nous voyons qu'en nous y fondant, qu'en y disparaissant. Qvl entrevoyons- nous, en nous, dans U intervista, lorsque nous regardons Anita Ekberg se regarder et entrevoir sa mort, comme fond sans fond, support insupportable de son narcissisme, de sa psyché, à travers le miroir photosensible de sa photogénie ?

Le passé du personnage de cinéma coïncide avec celui de l'acteur. La vie de l'acteur est pour nous essentiellement impersonnelle, vie de personnages et vie de personne. Benjamin analyse ainsi l'imper-

26. Ibid., p. 122-123. 27. On pourrait revoir certains films de Bergman de ce point de vue (Fer-

sonna, A travers le miroir, Fanny et Alexandre, La répétition).

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sonnalité surgie de la technique du cinéma (et il faudrait lire à la lumière de cette camera obscura le Paradoxe sur le comédien) :

Comme le notait Pirandello, l'interprète de film se sent étranger devant l'image de lui-même que lui présente la caméra. Ce sentiment ressemble, d'entrée de jeu, à celui qu'éprouve tout homme quand il se regarde dans la glace. Mais désormais, son image dans le miroir se sépare de lui, elle est devenue transportable28.

Séparation qui est un orphelinat de l'image et de Yimago et qui tient à la coïncidence, à la conjonction et au regard photo-graphique qu'elles emportent, tout cela cinématographiquement élevé à l'im- mobilité motrice. Parce que le personnage cinématographique dit l 'impersonnalité de l'acteur, son anonymat essentiel, il est possible que le passé du personnage, qui est aussi celui de l'acteur, soit égale- ment notre passé. Personnage, acteur et public participent, essen- tiellement ensemble, dans une coïncidence conjonctive et retardée constitutive du noème cinématographique, d'une même inslan- tané-iié photographique, fondue et enchaînée par le cinéma, mais aussi « élevée » par son animation fictive au stade moteur, et comme équivalence de trois passés, de trois passages (aussi bien : de trois présents, de trois futurs) : ceux du personnage, de l'acteur, et du public. Cesi pourquoi nous pouvons être ainsi bouleversés par la double scène. Pour nous, La dolce vita ne peut pas être simplement une fiction : c'est un film qui existe dans une réalité qui est la nôtre, du fait de sa beauté, de la beauté d'Anita et de Mastroianni, du fait du génie de Fellini - ce que nous découvrons en la voyant à l'œuvre comme réalité dans une fiction. La dolce vita est un passé partagé : c'est ici notre passé que nous voyons, se revoyant, se réfléchissant dans le regard porté par Anita Ekberg sur son passé. Redoublée dans L'intervista, cette fiction apparaît manifestement réelle, réalité de la fiction qui dépasse et englobe l'opposition dans laquelle nous nous installons lorsque, regardant un film, nous nous disons : ce n'est que du cinéma.

Une semblable relation personnages/acteurs/public est mise en scène par Woody Allen dans La rose pourpre du Caire, film de la projection d'un film, La rose pourpre du Caire, et de ses personnages, de ses acteurs, devant une salle de spectateurs et dans leur rapport à ce public, où le personnage-et-acteur sort de la scène, où le public y monte, ceci devant le public que nous sommes du film de Woody Allen, La rose pourpre du Caire, qui nous y projetons en nous y

28. Benjamin, L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, Essais 2, Gonthier-Denoël, 1971, p. 107.

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précipitant ou cristallisant - comme on dirait des halogénures d'ar- gent sous l'effet de la lumière dans laquelle la salle se réfléchit29. Le cinéma d'aujourd'hui est ainsi, plus ou moins heureusement, très narcissique. Mais il ne fait que réfléchir un narcissisme intrin- sèque à notre époque, qui tient à ses technologies du mirage, de la réflexion, du télescopage, de la télévision.

La séparation de l'acteur et de son image, l'impersonnalité et la transportabilité qui en résultent, sont un fait dont l'acteur de cinéma reste continûment conscient. Devant l'appareil enregistreur, il sait qu'en dernier ressort c'est au public qu'il a affaire. Ce marché, sur lequel il ne vend pas seulement sa force de travail, mais sa peau et ses cheveux, son cœur et ses reins - au moment où il accomplit pour lui un travail déterminé, il ne peut pas plus se le repré- senter que ne peut le faire un quelconque produit fabriqué en usine30.

Il y a absence du public à l'interprète et de l'interprète au public, il n'y a relation qu'en différé, qu'en un diffèrement (une différance) qui cependant ne se produit que comme présence. Il y a cette absence dans la présence y compris entre l'acteur comme interprète et l'ac- teur comme public de lui-même, se voyant, et se revoyant, mais trop tard. Mastroianni disait (au cours d'une intervista), « il y a un public derrière cet objectif, et c'est un miroir dans lequel vous vous regardez ». Miroir dans lequel on ne voit de sa personne rien d'autre que i'impersonnalité de la personne. On y voit : personne. L'objectivité impersonnelle de l'objectif ouvre l'absence où se pré- sente l'impersonnalité en personne, comme « V absente de tout bouquet » - ouverture de l'objectif qui est celle d'une publicité et d'une interprétation impersonnelles dans la répétition. Il se produit au fil de cette pellicule un effet unique. L'intervista, à travers le passé que revoient Anita Ekberg et Marcello Mastroianni, est un passage par lequel nous nous entrevoyons. L'intervista nous point, fictive par excès de réalité. Il y aurait beaucoup à en déduire quant à la présentation-mémorisation photographique, cinématographique et vidéographique des actualités, de « la réalité ». Remarquons ici le rôle singulier des journalistes-photographes dans La dolce vita, comme le rôle de la télévision dans L'intervista. Remarquons

29. Jean- Louis Weissberg a esquissé une analyse de ce film dans Retour d'image - fantasme et similation interactive, L'imaginaire numérique, Hermès, 1986, p. 302-304.

30. Benjamin, « L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », p. 107-108.

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qu'Anita, dans La dolce vita, joue le rôle d'une actrice (prénommée Sylvia), tandis que Mastroianni, écrivain et journaliste, y porte son véritable prénom : Marcello.

Quant à la voix, Proust parlait de tels effets également à propos du téléphone (et non seulement, comme Barthes ici, au sujet des phonogrammes), lorsque, usant de cet appareil pour la première fois, il entendit la voix lointaine de sa grand-mère qui lui apparut déjà morte31 - pour la première fois : qui lui apparut pour la pre- mière fois dans sa dernière fois. Derrida parle en un sens proche du téléphone dans La carte poste92, comme d'une machine à produire des fantômes, des revenances, y compris dans le présent, à partir même de ce présent qui s'absente. Du phonographe, « petit cercueil à musique » de La montagne magique", sourd la voix qui se parle, écrit, voit et fait voir tout au long de Ulysse gramophone - deux mots pour Joyce**. (S'entendre parler en se (re)lisant, s'écouter en se regardant, « écrire » entre Echo et Narcisse.) Photographie, cinéma, phonographie, téléphone, télévision : il s'agit de ce que l'on appelle des technologies analogiques, où se noue un rapport inaugurant un narcissisme sans figure ni précédent - réflexion qui, comme tout mirage, est un rapport à la fin. Toute possibilité de « déconstruction » ou de « grammatologie » procède de cet horizon technologique86.

Chez Lacan, le miroir constitue l'humanité comme telle, la marque dans l'animalité : elle s'y remarque, comme personne, comme persona. Le « stade » du miroir, dans la génétique psychique, « aperception situationnelle », est ce moment où le petit homme projette déjà le rattrapage de son retard sur le chimpanzé qui le dépasse « en intelligence instrumentale ». Mais le « stade du miroir » ne sera que la découverte de l'impossibilité de s'y trouver : il n'y aura de réflexion que du défaut de soi. La réflexivité sans fard de la glace ne renvoie rien qu'une demande, sinon une prière. Le stade

31. Proust, Le côté de Guermantes, Œuvres complètes II, La Pléiade, p. 132- 138.

32. Jacques Derrida, La carte postale. Flammarion, 1980, passim. 33. Thomas Mann, La montagne magique. Le Livre de Poche, p. 401-425. 34. Jacques Derrida, Ulysse gramophone, deux mots pour Joyce, Galilée, 1987,

particulièrement p. 84-101. J. D. y rappelle, p. 27, la référence à Joyce dès L'Introduction à Vorigine de la géométrie.

35. Cette singularité de l'horizon technologique de la déconstruction est clairement énoncée dans De la grammatologie, Minuit, 1967, par ex., p. 20-21.

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du miroir, en quelque sorte, ne sera jamais franchi, il ne sera que réfléchi, il n'accorde qu'un je-idéal :

Le je se précipite en une forme primordiale (...) [qui] situe l'instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu - ou plutôt, qui ne rejoindra qu'asympto- tiquement le devenir du sujet36.

Dans ce moment qu'il ne connaîtra jamais : sa mort, le processus d'identification sera réellement accompli, enfin purifié de toute fiction - moment qui est celui de la matière privée de tout mouve- ment, de tout auto-mouvement : d'anima, de psyché. Asymptote que Lacan nomme la « fonction de méconnaissance », intolérable tain par quoi cela commence (cette Fable - « Par le mot par com- mence donc ce texte... >>37).

Le miroir instaure une maïeuiique du soi interminable où l'exté- riorité est constituante (le corps désirant est originairement instru- mentalisé), réfléchissant une Gestalt, la produisant dans une symétrie renversante où le sujet retarde sur lui-même, se court après, et trouve sa motricité dans l'immobilité de son image (de sa pose) :

La forme totale du corps par quoi le sujet devance dans un mirage la maturation de sa puissance ne lui est donnée que comme Gestalt, c'est-à- dire dans une extériorité où certes cette forme est plus constituante que constituée mais où surtout elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l'inverse, en opposition à la turbulence de mouvements dont il s'éprouve l'animer38.

La fonction du narcissisme dans la maturation de la gonade chez la pigeonne, ou dans la grégarisation du criquet, sont des faits « qui s'inscrivent dans un ordre d'identification homéomorphique qu'envelopperait la question du sens de la beauté comme formative et comme erogene »39. Quelles conclusions faudrait-il en tirer quant à la beauté de La dolce vita, d'Anita Ekberg et de Mastroianni, de l'œuvre de Fellini pour nous ? Qu'est-ce qui, amorphe, y prend forme, s'y informe, s'y déforme ? Ces questions appelleraient une analyse de ce que signifie l'extériorisation technique comme moment de l'hominisation et comme réalisation du mirage moteur. Ainsi, il faut pour Lacan reconnaître dans la captation spatiale que manifeste le stade du miroir l'effet chez l'homme (...) d'une insuffisance organique. (...) La fonction du

36. Lacan, Le stade du miroir, Ecrits 1, Le Seuil, coll. « Points », 1966, p. 90. 37. Ponge cité par J. Demaa, rsycne, p. 1/ et s., urou ae regaras, p. xxxvi. 38. Lacan, op. cit., p. 91. ay. iota., p. y*¿.

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stade du miroir s'avère pour nous dès lors comme un cas particulier de la fonction de Y imago qui est d'établir une relation de l'organisme à sa réalité. (...) Mais cette relation à la nature est altérée chez l'homme par une cer- taine déhiscence de l'organisme en son sein, par une Discorde primor- diale (...), véritable prématuration spécifique de la naissance chez l'homme. (...) Le stade du miroir est un drame dont la poussée se précipite de l'insuffi- sance à l'anticipation - et qui pour le sujet, pris au leurre de l'identifica- tion spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d'une image morcelée du corps à une forme que nous appelons orthopédique de sa totalité40.

Il y a donc un retard, qui s'inverse en avance dans la symétrie du mirage, constitutif du sujet (de sa temporalité et de sa spatialité, de son Ent-fernung), marqué dans la naissance - et comme rapport à la fin (l'insuffisance devenant anticipation). Une telle dynamique, procédant d'une extériorité primaire (illusoire d'une part en ce qu'elle ne s'oppose à aucune intériorité, puisqu'elle la constitue, d'autre part comme « leurre » qui ne renvoie que des images de statues, de fantômes et d'automates pétrissant une forme « ortho- pédique »), est endurée dans la vie comme prothéticiié : le stade du miroir est inaccomplissement essentiel, ce qui se mire est déforma- tion. Il n'y a de miroirs que déformants : que des surfaces formant autant de tekhnaï du regard et du temps. Il n'y a que des mémoires gauches, même et surtout lorsqu'elles sont droites. La question serait alors, selon le propos qui est ici le mien, d'identifier et de spécifier cette prothéticité, et les orthopédies qu'elle produit, lors- qu'elle devient ortho-thétique, au sens que je tente d'instruire ici, et comme affect techno-logique.

Ce qui constitue le propre de la photographie et le propre de la cinématographie, en tant que technologies de mémorisation, ne peut être pleinement pensé que sous un concept qui ne caractérise pas seulement le type des technologies analogiques (auquel appartiennent photographie, phonographie, cinématographie, etc.), mais aussi la technologie littérale de la mémoire (l'écriture linéaire et alphabé- tique) et les technologies numériques. Il s'agit du concept d'ortho- thèse : position (thésis) droite ou exacte (orthos, orthotès). Les mémoires orthothétiques sont des mémoires « exactes » ou « droites », de l'écriture phonologique et linéaire à l'informatique en passant par la photographie, la phonographie et la cinématographie.

Une certaine « droiture » - de cette droiture qui est pour Heidegger, en tant qu'orthotès (exactitude), le sinistre de la mémoire,

40. Ibid., p. 93-94.

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de Ya-letheia11, position qu'au fond, s'agissant de droiture de la mémoire, il partage avec Platon (Phèdre) alors même que c'est chez celui-ci qu'il la dénonce (La République) - , une certaine droiture engendre toujours et essentiellement une certaine gaucherie. Gau- cherie, c'est-à-dire inadéquation qui est une différence - voire la différence ontologique lorsqu'elle travaille comme histoire de l'être, c'est-à-dire comme temps de l'Histoire dont Hérodote ouvre le livre. Ce sinistre de la mémoire, cet accident (c'est toujours ce que signifie sinistre), survenu en Occident, est ce qui la « sauve ».

Aussi bien, l'enjeu porte sur la spécificité de l'écriture linéaire (« technologie littérale de la mémoire ») dans l'histoire de l'archi- écriture phono-logique dont Jacques Derrida paraît souvent estomper, sinon dénier, la spécificité dans l'histoire de la trace : toute la gram- matologie, à commencer par le début, est une prévention contre une Fable que conte cette psyché qu'est l'écriture. Le triple exergue (un scribe, Rousseau, Hegel) qui ouvre De la grammatologie com- mence par rassembler l'attention sur l'ethnocentrisme qui, partout et toujours, a dû commander le concept de l'écriture [et sur]... le logocentrisme... qui n'a été en son fond... que l'ethnocentrisme le plus original et le plus puissant42.

Cet ethnocentrisme consiste à la fois à appréhender l'écriture alphabétique comme étant « en soi et pour soi la plus intelligente », et à la refouler « hors de la parole pleine ». C'est un logocentrisme qui, à la fois, abaisse l'écriture en général devant le logos compris comme phonè, et qui élève l'écriture alphabétique au rang de meil- leure, de moins-mauvaise ou de presque-pas écriture.

De là, la grammatologie établira que la parole est « toujours déjà écriture », que l'écriture et la parole doivent se penser sous le concept d'archi-écriture, c'est-à-dire que la pensée doit endurer le deuil de la présence : l'archi-écriture, c'est la logique de la supplé- mentarité originaire, la méditation de la non-originarité comme déconstruction de la « métaphysique de la présence » - système d'oppositions auquel appartient encore largement la déconstruction heideggerienne, et notamment lorsqu'elle vise une temporalité ori- ginaire par delà la vulgarité technique dans laquelle elle se donne.

Mais comment ne pas refouler l'écriture sans privilégier une certaine écriture - celle qui, précisément, phonologique, s'efface derrière la voix ? Car « la phonétisation de l'écriture [est l']origine

41. Heidegger, La doctrine de Platon sur la vérité, Questions II, Gallimard, 1968.

42. J. Derrida, De la grammatologie, p. 11.

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historique et [la] possibilité structurelle de la philosophie comme de la science, [la] condition de Yépisiémè »43. Même si « depuis toujours et de plus en plus, [la science fait appel] à l'écriture non phonétique »44, même si « une écriture purement phonétique est impossible et n'a jamais fini de réduire le non-phonétique »45, il n'en reste pas moins que si quelque chose s'ouvre avec la phonéti- sation qui a cours en toute écriture, depuis toute écriture (depuis toute humanité), une époque s'inaugure avec ce qu'il faut bien considérer comme un accomplissement de ce mouvement dans l'achèvement de l'écriture alphabétique :

La réflexion sur l'essence du mathématique, du politique, de l'écono- mique, du religieux, du technique, du juridique, etc., communique de la manière la plus intérieure avec la réflexion et l'information sur l'histoire de l'écriture. Or, la veine continue qui circule à travers tous ces champs de réflexion et en constitue l'unité fondamentale, c'est le problème de la pho- nétisation de l'écriture. Cette phonétisation a une histoire, aucune écriture n'en est absolument exempte, et l'énigme de cette évolution ne se laisse pas dominer par le concept d'histoire. Celui-ci apparaît, on le sait, à un moment déterminé de la phonétisation de l'écriture et il la présuppose de manière essentielle46.

A la fois, la phonétisation a toujours déjà commencé, et un moment déterminé de l'écriture, appelé (abusivement) « écriture phonétique », est aussi celui de l'apparition du concept d'histoire. Or, il faudra mettre en question, au moins, non seulement l'affirma- tion de la supériorité de l'écriture alphabétique en soi et pour soi, mais du même coup l'affirmation de son irréductible singularité : le phonocentrisme s'y cache toujours déjà - comme s'il était impossible d'énoncer une spécificité qui ne tournerait pas immédiate- ment en supériorité. Cette tendance essentielle de l'opération gram- matologique peut être comprise comme une prudence élémen- taire à l'égard du retour toujours imminent de tous les réflexes phonocentriques, logocentriques et ethnocentriques. Au-delà, comme principe proprement heuristique de la grammatologie, il y a dans cette mise en question initiale une nécessité analytique : dans la mesure où il faut établir la question de l'archi-écriture au-delà du concept restreint d'écriture (d'écriture alphabético-phono logique notamment), et dans la mesure où le privilège généralement accordé à l'écriture alphabétique, comme étant ce qu'il y a de plus fidèle à la voix, comme effacement du supplément et place qui revient

43. Ibid., p. 12. 44. Ibid. 45. Ibid., p. 134. 46. lòia.

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à la phonè, adhère très nécessairement à la métaphysique de la présence, inquiéter, et d'une manière ou d'une autre entamer la spécificité de l'écriture linéaire, cela reviendrait au moins à effacer, sinon à saper ou à défoncer tout privilège métaphysique accordé à la parole - à travers l'écriture qui lui est la plus fidèle.

Mais la question est alors de ne pas effacer du même coup la supplémentarité de l'écriture elle-même : cette stratégie, en effet, n'est pas à l'abri de la contradiction. La grammatologie élabore une logique du supplément où l'accidentalité supplémentaire est origi- naire (où l'origine fait défaut). Il s'agit donc de prendre absolument Vhisioire du supplément en considération - comme histoire acci- dentelle, sinistre, gauche.

En estompant le plus souvent la spécificité de l'écriture phono- logique, en suggérant que la plupart du temps presque tout ce qui s'y développe était déjà là avant, en ne faisant donc pas de cette spécificité une question centrale (et toute la grammatologie n'en vient-elle pas d'une certaine manière nécessairement à reléguer une telle question?), n'affaiblit-on pas par avance le projet gram- matologique ? Ne rend-on pas possible l'objection qu'en fin de compte le supplément n'aura rien été effectivement ?

Le narcissisme se trame en des miroirs à retardement poly- morphes, surfaces d'enregistrements où s'informe l'impersonnel. Etre-personne de la personne, l' impersonnalité qu'endurent acteur et spectateur dans l'image cinématographique appartient à une histoire des regards dont le livre constitue un « stade » spécifique ; « savoir impersonnel du livre » qui, écrit Maurice Blanchot, « ne demande pas à être garanti par la pensée d'un seul, laquelle n'est jamais vraie, car elle ne peut faire vérité que dans le monde de tous et par l'avènement même de ce monde ». Et Blanchot : « Un tel savoir est lié au développement de la technique sous toutes ses formes et il fait de la parole, de l'écriture, une technique. »47 Dans l'écriture comme technique se fait entendre un savoir impersonnel, une autorité sans auteur. Il s'agit ici de l'écriture linéaire et phono- logique du livre ouvert par Hérodote ; écriture qui inaugure une époque dont on pourrait pressentir, « lisant dans nos années », la clôture - une autre impersonnalité, une autre entente de l'im- personnel advenant :

Si, lisant Hérodote, nous avons le sentiment d'un tournant, n'avons- nous pas, lisant dans nos années, la certitude d'un changement bien plus

47. Maurice Blanchot, La bête de Lascaux, Fata Morgana, 1982, p. 13.

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considérable et tel que les événements qui s'offrent à nous ne seraient plus liés de cette manière que nous sommes habitués à nommer l'histoire, mais d'une autre manière que nous ne connaissons pas encore ?

... L'événement que nous rencontrons porte un trait élémentaire, celui des puissances impersonnelles, représentées par l'intervention des phéno- mènes de masse, par la suprématie du jeu machinal et troisièmement par la saisie des forces constitutives de la matière. Ces trois facteurs sont nommés en un seul mot : technique moderne48.

De la technique moderne, il en est question dans Mémoires - pour Paul de Man, de la technique et de la science devenues technoscience comme mémoire, du

lien irréductible entre la pensée comme mémoire et la dimension technique de la mémorisation... En rappelant cette unité de la pensée et de la tech- nique (c'est-à-dire aussi bien... de la pensée et de la technoscience) à travers la mémoire, la déconstruction de manienne... se donne en droit les moyens de ne pas rejeter dans les ténèbres extérieures et inférieures de la pensée l'immense question de la mémoire artificielle et des modalités modernes de Varchivation qui affecte aujourd'hui, à un rythme et dans des dimensions sans commune mesure avec celles du passé, la totalité de notre rapport au monde (en deçà ou au-delà de sa détermination anthropologique)... et cela dans une transformation qui affecte tout rapport à V avenir. Cette prodigieuse mutation n'accroît pas seulement la taille, l'économie quantitative de la mémoire dite artificielle mais sa structure qualitative49.

Il s'agirait évidemment de savoir de quelle qualité et de quelle transformation dans le rapport à l'avenir on parle sous le nom de cette prodigieuse mutation technoscientifique qui conduit sans doute à ne plus pouvoir souscrire à cette phrase de Heidegger et à tout ce qu'elle suppose : Die Wissenschaft denkt nicht, la science ne pense pas60.

Ce qui vaut pour la science vaut pour la technique : « La science moderne se fonde sur l'essence de la technique. »61

Que sont les « modalités modernes de l'archivation » : qu'est-ce qui les différencie de l'archivation prémoderne, et notamment de celle pratiquée par Hérodote et la cité qu'il écrit, décrit, d'où il écrit ? Quel est, par conséquent, le propre de la technique d'archi- vation (au sens strict de l'enregistrement) qui rend possible Héro- dote : quel est le propre de l'écriture phonologique et linéaire, et ce, quant au rapport à l'avenir ? En quoi celle-ci a-t-elle, en son temps,

48. Maurice Blanchot, L'entretien infini, Gallimard, 1969, d. 396. 49. J. Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Galilée, 1988, p. 108-109. ou. loia. 51. Ibid., p. 110.

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transformé celui-là ? La question est celle de l'écriture comme mémoire selon ses modalités proprement techno-logiques.

Dans les textes de Blanchot cités, c'est avec V écriture phono- logique et linéaire qu'il y a rupture, inauguration ou épokhè. Evéne- ment qui n'est rendu possible que par l'émergence d'un caractère spécifique dans la difïérance, d'un fonctionnement nouveau de la mémoire artificielle. C'est par le concept d' ortho-thèse que je décrirai ce fonctionnement - entendant nécessairement par là caracté- riser aussi la rupture en quoi consisterait le rapport à l'avenir qu'ouvre Hérodote. Ce fonctionnement ortho-thétique de la mémoire inauguré avec l'écriture alphabétique se maintiendrait et s'altérerait à la fois dans les « modalités modernes de l'archivation » (analo- giques et numériques) - le « rapport à l'avenir » porté par elles étant à la mesure de ce maintien et de cette altération.

Heidegger emploie le mot orihotès, exactitude, pour caractériser la « doctrine » de la vérité de Platon, compréhension qui constitue le premier pas dans l'oubli de l'être, qui est aussi le premier pas de l'histoire de l'être. Selon un texte de 1940, Heidegger voit ce pas franchi dans le mythe de la caverne :

Quand, dans la caverne, l'homme libéré se détourne des ombres pour considérer les choses, il dirige déjà son regard vers ce qui « a plus d'être » que de simples ombres : pros mallon onta tetrammenos orthoteron blepoi, « ainsi tourné vers ce qui a plus d'être, il voit sans doute d'une façon plus exacte ». Passer d'un état à un autre, c'est regarder d'une façon plus exacte. Tout est subordonné à Porthotès, à l'exactitude du regard52.

Cette interprétation nouvelle de Yaleiheia comme orlhotès est le début même de la métaphysique :

Désormais l'essence de la vérité cesse de se déployer, à partir de sa propre plénitude d'être, comme essence du non-voilement, mais elle se déplace pour venir coïncider avec l'essence de l'Idée. L'essence de la vérité abandonne son trait fondamental antérieur : le non-voilement53. La ques- tion concernant le non-voilé se déplace : elle vise désormais l'apparition de l'é-vidence et, par elle, la vue qui lui correspond, la justesse et l'exactitude de cette vue... Une ambiguïté... inhérente à la doctrine de Platon... témoigne du changement intervenu dans l'essence de la vérité...

L'ambiguïté en question apparaît très nettement si l'on observe que Platon traite et parle de Valetheia, alors qu'il pense à Yorthotès et la pose comme décisive, et cela en une seule et même démarche de pensée54.

52. Heidegger, « La doctrine de Platon... », p. 153. 53. Ibid. r- a ri;j „ in.i oi. juiu.f y. iv>"±.

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La vérité n'est plus, comme non- vouement, le trait fondamental de l'être lui-même ; mais, devenue exactitude en raison de son asservissement à l'Idée, elle est désormais le trait distinctif de la connaissance de Pétant66.

Ce changement libère la possibilité de l'humanisme défini comme désir de certitude et de sécurité - ce qui se révèle dans la technique moderne comme déploiement de la métaphysique de la subjectivité68.

Dans un texte de 1962, Heidegger reconnaît une telle compré- hension de Yalétheia comme orthotès dès les Présocratiques (et c'est pourquoi le « dépassement des Grecs » constitue « la tâche de la pensée ») : l'histoire de Tetre est son oubli. Aussi bien, « Tetre qui repose dans le destin n'est plus ce qui est à penser en propre »67. Nouvelle question qui est celle d'une « autre pensée » dans la rétro- cession avant l'inauguration (grecque) de Thistoire de Tetre, car

il nous faut reconnaître que Valetkeia au sens du non-retrait de la présence, c'est dès le départ, c'est exclusivement comme exactitude de la représen- tation et justesse de Ténonciation qu'elle a été éprouvée68.

Pourquoi la vérité (de l'être) se comprend-elle originairement comme ortholès ? Qu'est-ce que l'inauguration de Thistoire de Tetre comme orthoiès et comme transformation du rapport à l'avenir ? C'est en relevant une objection que Marlene Zarader fait au concept de différance que je voudrais établir fermement les termes de cette question :

Pour Derrida et ses disciples, Tarchistructure de la difîérance, comprise comme espacement originaire et brisure irréductible, « contient » la diffé- rence heideggerienne : elle l'enferme et en rend compte, tout en la portant bien plus loin, en l'arrachant plus décisivement encore à tout l'horizon métaphysique. Or, il nous semble que cette approche structurale de la différence ne saurait précisément rendre compte de la spécificité de l'approche heideggerienne, irréductiblement historíale et temporelle. La différence est inséparable, pour Heidegger, du jaillissement premier de l'être, tel qu'il se dispensa à l'aube de notre histoire, dans la langue grecque. C'est-à-dire qu'elle a statut inaugural : bien loin d'être une « structure originaire »..., elle inaugure une histoire : Thistoire de la pensée occidentale, comme his- toire du retrait de l'être59.

55. Ibid., p. 158. 56. Ibid., p. 160-161. 57. Heidegger, lemps el être, Questions IV, Gallimard, îyyb, p. 74. 58. Heidegger, La un de la philosophie et le tournant, Questions IV, p. 136-

137. 59. Marlene Zarader, Heidegger el les paroles de l'origine, Vrin, 1986, p. 143-

144.

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Cette objection, qui témoigne d'une compréhension sommaire du concept derridien autant que d'une interprétation contestable des textes heideggeriens (s'il est vrai que la différence ontologique marque tout Dasein et qu'il y a du Dasein avant l'histoire de l'être, avant les Grecs de « l'aube de notre histoire »)60, soulève pourtant un problème véritable : celui de l'inscription de l'inauguralité (de l'histoire de l'être) dans la difïérance, et aussi bien celui du statut de l'écriture alphabétique dans le concept d'archi-écriture. Plus généralement, il s'agit de la technicité effective de toute archivation telle que s'y déploie et s'y différencie le rapport à l'avenir, c'est-à-dire à la fin, c'est-à-dire la temporalité.

Il est évident que Heidegger ne pense pas à l'écriture lorsqu'il relève le mot orthotès chez Platon, tout comme il serait dérisoire de vouloir « expliquer » Y inauguration absolue qu'est l'histoire de l'être (absolu que Marlene Zarader souligne avec raison) par le fait technico-historique de l'écriture alphabétique. En revanche, il faut bien se demander si la possibilité de la compréhension de la vérité comme exactitude par les Grecs, et aujourd'hui par la mon- dialité occidentale, n'est pas celée dans ce fait. A laisser de côté cette question, on fait place à des interprétations superficielles des concepts d'archi-écriture et de différance.

L'écriture linéaire est ce qui, pour la première fois (première fois du « savoir impersonnel », du livre ouvert par Hérodote, de la géo- métrie), donne un accès littéral au passage de la parole (à son pré- sent passant) comme à son passé (à son présent comme passé) - accès à la lettre, exact, ortho-thétique en ce sens, qui me paraît être la condition même de l'idéalité visée par Husserl, et en premier lieu, de l'idéalité géométrique : c'est l'intelligibilité « pour tout le monde, indéfiniment perdurable »81, qui est la condition de la réactivabilité du sens, elle-même condition de l'idéalité. Or, une telle intelligi- bilité « pour tout le monde » est justement refusée par « le silence des arcanes préhistoriques et des civilisations enfouies, l'ensevelissement des intentions perdues et des secrets gardés, l'illisibilité de l'ins- cription lapidaire... »62. Intelligibilité qui appelle une exactitude de V enregistrement de la signification. Ce n'est donc pas n'importe quelle écriture qui rend possible la communautisation des énoncés idéaux de la science : c'est celle qui pose exactement, ortho-gra- phiquement, qui permet d' « examiner à loisir », selon les mots de

60. Heidegger, L'être et le temps, Gallimard, 1964, p. 37 (p. 20 de l'éd. alle- mande).

61. J. Derrida, Introduction à l origine de la geometrie, puf, 1962, p. 87 . 62. Ibid., p. 85.

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Leibniz, ce qui s'est pensé comme étant ce qui s'est passé, auto- examen de la pensée comme étant à elle-même son propre passé totalement accessible - ce qui ne veut pas dire transparent : penser littéralement, c'est accéder au jeu différentiel de la scriptu- ralité originaire de la langue du fait même de pouvoir toujours y ré-accèder identiquement, exactement, ortho-graphiquement - fait qui inaugure un certain régime de la différance.

Il y a certes une intentionalité à l'œuvre en toute écriture, alpha- bétique ou non, où la transformation du rapport à l'avenir qu'est l'ouverture d'une Histoire (seul horizon possible de l'idéalité) prend ses racines. Et l'analyse de ce qui est appelé ici l'enregistrement orthothétique suppose qu'ait été effectuée d'abord celle de cette intentionalité comme jeu des traces, comme économie de la mort, comme différance dans l'archi-écriture : cela suppose la « décons- truction du phonocentrisme ».

Cette déconstruction insiste justement sur le fait que la pratique de la science n'a (...) jamais cessé de contester l'impérialisme du logos, par exemple en faisant appel, depuis toujours et de plus en plus, à l'écriture non phonétique68.

Aussi bien, l'exactitude des enregistrements arithmétiques pré- cède l'exactitude alphabétique. L'exactitude des numérations écrites babyloniennes et égyptiennes rend possible une astronomie et une arithmétique avant la lettre64. En ce sens, ces systèmes d'écriture du nombre, non littéraux, sont déjà ortho thé tiques. Mais précisément, cette exactitude n'est encore que celle du nombre. La géométrie, en tant que première fois de l'idéalité, suppose une liberalisation de la déduction, et non seulement une exactitude du calcul - une démonstration66. La géométrie chinoise, de ce point de vue, n'en serait sans doute pas encore une pour Husserl : elle n'est pas démonstrative.

Il ne s'agit donc pas, en reconnaissant une spécificité de l'écriture alphabétique, de restaurer un privilège phono-logo-centrique : le sens de l'orthothèse littérale n'est pas la fidélité à la phonè comme présence à soi (ce qui « n'est que » le fantasme, si l'on peut dire, qu'engendre nécessairement aussi le miroir), mais l'enregistrement littéral du passé comme passé, comme passage de la lettre, ou de la

63. De la grammalologie, p. 12. 64. Geneviève Guitel, Histoire comparée des numérations écrites, Flammarion,

1975. 65. Giuseppe Cambiano, La démonstration géométrique, Les savoirs de

Vécriture en Grèce ancienne, pul, 1988, p. 251 et s.

RP - 13

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parole par la lettre, aussi bien - un certain mode de répétabilité de l' avoir-eu-lieu (sinon d'un avoir-été) du jeu de l'écriture.

C'est en ce sens que les questions sont ici comparables à celles soulevées plus haut à propos de la photo et du cinéma. C'est l'enre- gistrement exact, objectif, tenant à une coïncidence et une conjonc- tion techniques de présents, qui fait le noème de la photographie. Aucun des effets décrits dans La chambre claire, rien du narcissisme à l'œuvre dans L'intervista ne serait possible sans que la certitude d'une restitution faisant coïncider et conjuguant passé et présent n'animent l'intention du regard photographique ou cinématogra- phique. De même, aucune lecture géométrique, historique ou philo- sophique - ni des Eléments d'Euclide, ni des Histoires du « père de l'histoire », ni de La République que lit Heidegger sans douter d'y avoir affaire à la pensée de Platon - ne serait possible sans la certitude d'accéder par elle à l'exactitude de ce qui eut lieu d'une pensée : intropathie propre à l'enregistrement alphabétique.

Rappelons que pour Barthes (propos auquel Jacques Derrida me semble adhérer dans Droit de regards)66 il y a une intentionnalité unique du ça-a-été photo-graphique qui est impossible dans la peinture : « J'appelle "réfèrent photographique", non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l'objectif. » h1 intention du regard photographique pose a priori une telle néces- sité. La peinture ne suppose pas un tel a priori. De même, l'écriture alphabétique suppose a priori que j'accède, dans la lecture, à la lettre de la pensée, c'est-à-dire à la pensée « elle-même », et en quelque sorte, à la pensée « en chair et en os » - apriorité, à mes yeux superbement exposée par Patrice Loraux67, qui n'existe ni dans les arcanes préhistoriques, ni dans les inscriptions lapidaires illisibles. Sans une telle intention du lecteur, sans une telle nécessité, ce que Husserl appelle communauiisation serait impossible. Et que le discours écrit enferme par ailleurs la possibilité essentielle d'une feinte, comme dit Barthes, est une autre question, et n'entame en rien cette nécessité de la lecture alphabétique.

Cela ne signifie évidemment pas que les écritures préalphabé- tiques sont programmatiques, ni que le pictogramme est une « représentation de chose » comme la peinture. Cela signifie que la technique de l'enregistrement alphabétique dispense son lecteur

66. J. Derrida, Droit de regards, Minuit, 1985, p. v. 67. Patrice Loraux, L art platonicien a avoir i air a écrire, i.es savoirs ae

V écriture..., en particulier p. 422.

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Mémoires gauches 387

de connaître le contexte de cet enregistrement pour établir ce que nous appellerions aujourd'hui, par une lourde métaphore, la « lettre » du discours : cette « lettre » y est immédiatement là dans son auto- suffisance - ce qui n'est pas le cas des écritures préalphabétiques68.

Gela ne signifie pas non plus que l'intentionnalité photographique se réduirait, du coup, à l'intentionalité littérale : l'orthothèse ana- logique est absolument originale (et de ce point de vue, la phono- graphie, comme enregistrement analogique de la voix, s'apparente en revanche très largement à la photographie). Mais il s'agit d'ortho- thèses dans les deux cas : il s'y agit du rapport d'un passé et d'un présent (dans l'anticipation comme économie de la mort) ouvert par la certitude apriorique d'un avoir-été revenant - comme un écho, « comme les rayons différés d'une étoile ». Il y a donc une question du temps commune à l'écriture alphabétique et à la photo- graphie. Que la question du temps ouverte dans La chambre claire déborde largement la photo, Derrida l'indiquait déjà dans Psyché :

L'instantané photographique ne serait lui-même que la métonymie la plus saisissante, dans la modernité technique de son dispositif, d'une instan- tanéité plus vieille. Plus vieille bien qu'elle ne soit jamais étrangère à la possibilité de la tekhnè en général. En prenant mille précautions différen- tielles, on doit pouvoir parler d'un punctum en toute marque... C'est le rapport à quelque réfèrent unique et irremplaçable qui nous intéresse et anime notre lecture la plus sage, la plus studieuse : ce qui a eu lieu une seule fois, tout en se divisant déjà... Cette irréductible referentielle, le dispositif photographique nous la rappelle en un très puissant télescopage69. Cette conjugaison [en un même système de la mort et du réfèrent], pour avoir un rapport essentiel à la technique reproductive, à la technique tout court, n'a pas attendu la photographie70.

Elle n'a certes pas attendu non plus l'écriture alphabétique phonologique. Mais tout comme la photographie nous en livre une épreuve irréductible, entamant tout rapport à l'avenir - à la fin - selon une originalité insigne, l'écriture phonologique en inaugure une nouvelle combinaison. Reste la question d'évaluer l'extension de ses conséquences, d'appréhender la dynamique nar- cissique qui s'y met en place.

L'écrivain s'affecte dans l'écriture. Il s'y rencontre, voit, entend, réfléchit. Or, cette auto-affection qui n'en est pas une, puisqu'elle passe par son dehors, est répétable, réactivable pour tout lecteur,

68. Jean Bottéro, La Mésopotamie, Gallimard. 1987. 69. Psyché, p. 299. 70. Ibid., p. 291.

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disséminable : c'est le moment de réactiver L'origine de la géométrie. Chez Husserl, l'idéalité serait accessible à la surface ou inter-

face d'une instrumentante. A la différence de Kant, « l'intuition husserlienne, en ce qui concerne les objets idéaux des mathéma- tiques, est absolument constituante et créatrice : les objets ou objectités qu'elle vise n'existaient pas avant elle »71. L'horizon de l'écriture comme enregistrement conditionne cette constitution chez Husserl. Or le thème de V origine de la géométrie est celui de la première fois, d'un début, celui de l'histoire, notamment comme histoire de la géométrie, et non seulement de celle-ci, début qui est aussi celui d'une instrumentante : il n'y a pas de géométrie conce- vable en dehors d'un processus de communautisation rendu pos- sible par une technique de présentation du « déjà-là » : il n'y a pas de géométrie sans rélentionalité instrumentale.

Cette instrumentante ouvre la possibilité d'une Rückfrage « mar- quée par la référence ou la résonance postale et épistolaire d'une communication à distance (...). A partir du document reçu et déjà lisible, la possibilité m'est offerte d'interroger à nouveau et en retour sur l'intention originaire et finale de ce qui m'a été livré par la tradition »72. Ce processus de transmission est analogue, sinon identique, à ceux de la conscience interne du temps73.

Le « présent historique » en quoi consiste le « monde de culture » présente une structure analogue non seulement aux Leçons sur la conscience intime du temps, mais à l'analytique existentiale du Dasein heideggerien tel que celui-ci n'est authentiquement que sur le mode de l'anticipation et n'anticipe ainsi qu'en étant son passé et que ce passé : ce présent historique « renvoie toujours, plus ou moins immédiatement, à la totalité d'un passé qui l'habite et qui s'apparaît toujours sous la forme générale du projet »74.

Or, ce « monde de culture » appellerait aujourd'hui d'une part l'analyse d'un matériau récemment livré par des hellénistes quant aux rapports qu'entretiennent, en Grèce antique, géomètres, géo- graphes, philosophes, poètes lyriques et tragiques, médecins, his- toriens, juristes, hommes politiques et citoyens, entre eux et par l'intermédiaire ou à l'interface d'une technologie : l'écriture. Tout cela appellerait d'autre part une question de l'instrumentalité et du temps de 1' « invention », comme structure rétentionnelle-proten-

71. Introduction à l'origine de la géométrie, p. 23. 72. Ibid., p. 35. 73. Ibid., p. 44. 74. Ibid., p. 46.

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tionnelle de P « inventeur », comme examen du passé techno- logiquement accessible qu'est toute rétention accomplie comme protention idéale.

D'une part, donc : l'écriture est pour Détienne une technologie :

Noter, enregistrer, faire reculer les limites de la mémoire, n'est-ce pas le plus insignifiant dans Pacte d'écrire, banalisé bien hâtivement ? Nous avons choisi une autre hypothèse : que l'écriture, en tant que pratique sociale, est une manière de penser, une activité cognitive, qu'elle engage des opérations intellectuelles76.

Il n'y a technologie qu'avec l'apparition de moyens inédits : l'école..., des lexiques, des dictionnaires, des inventaires... Ce sont ces nouveaux instru- ments élaborés dans l'exercice graphique qui peuvent, dans certaines condi- tions, jouer un rôle actif dans une nouvelle organisation des savoirs, contri- buer à l'avènement d'un nouveau régime intellectuel, voire - et c'est le cas sur le terrain grec - inventer de nouveaux objets, ou poser des problèmes découvrant à leur tour des avancées de l'intelligence78.

Inventer de nouveaux objets, telle est bien la thématique de Husserl. Mais il ne s'agit pas seulement ici, des idéalités mathé- matiques, « aux alentours de 650..., l'écrit fait son entrée dans la cité : sur une surface largement déployée et à des fins essentiel- lement politiques ». L'écriture, devenue un « opérateur de publicité », est constituante du champ politique : « Les règles fondamentales de la vie en cité, l'écriture les rend monumentales, visibles et parfai- tement lisibles afin que chacun se soumette à leur volonté. » C'est la fixation de V identité qui se gagne ici, au sens où « une des premières inventions de Zaleucos fut de fixer les peines dans l'énoncé des lois... L'écriture apporte rigueur et exactitude, mais dans la mesure où elle exerce... son pouvoir de publicité »77.

C'est dans un tel contexte de communautisation par l'alpha- bétisation, d' ortho-position du passé permettant l'apparition d'un droit comme tel, d'identification généralisée du passé par une pratique instrumentale, par une technologie s'imposant comme l'espace et le temps même de la politeia, qu'apparaît une isonomia. C'est ainsi qu'il faut comprendre qu' « en même temps que les lois sont mises par écrit, le droit d'interpréter la loi est offert à chacun »78. Or, Détienne montre que cette apparition est d'un même coup celle de toutes les formes de savoirs spécifiques de l'Occident : « L'iso- nomie, au sens de l'égalité devant la loi écrite, est davantage qu'un

75. Marcel, Détienne, L'écriture et ses nouveaux objets intellectuels en Grèce, Les savoirs de récriture en Grèce ancienne, p. 10.

76. Ibid., p. 12. 77. Ibid., p. 17. 78. Ibid., p. 17, n. 16.

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programme politique ; elle inaugure un nouveau régime pour l'activité intellectuelle. »79

C'est d'une façon très générale que la communautisation ouvre et même appelle la possibilité de l'interprétation, c'est-à-dire de la différenciation : l'identification exacte, « ortho-thétique », impose le surgissement d'une différence, et impose le diffèrement infini de la dernière lecture. Un certain paradoxe de la mémoire fait que plus elle est droite (exacte), plus elle est gauche (plus elle diffère, aux deux sens du mot). Et c'est pourquoi l 'ortho-thé ticité de la mémoire artificielle, c'est-à-dire aussi bien de la mémoire tout court qui n'est rien sans ses artifices, mérite des analyses toutes particulières.

Cette identification différante joue pleinement dès le moment d'écriture d'un texte : celui qui écrit inscrit son présent comme passé, se le présente sous la forme spécifique, prothétique et ortho- thétiquement prothétique, d'un déjà-là très singulier. Un tel déjà- là, tel qu'il est identifié à la lettre^ permet d' « examiner à loisir » le raisonnement de celui qui écrit, et d'abord pour celui-là même qui écrit. Examinant ce qui se passe lorsque l'écrivant est en train d'écrire, ne dirait-on pas que l'écrit à venir, la phrase suivante, enchaîne sur l'écrit passé-présent, comme lecture de ce déjà-là, comme lecture, interprétation et finalement inscription (sous forme de la nouvelle phrase) de la différance celée dans récrit déjà-là ? Ce loisir de l'examen, qui est en un sens le vœu même de la Carac- téristique chez Leibniz, est en quelque façon apprécié comme tel dès la Grèce, ainsi que le montre Détienne en citant Alcidamas80.

C'est ici que réapparaît la thématique husserlienne de l'écriture de la géométrie en tant que celle-ci, axiomatique, est la forme pure de l'idéalité. « Les Eléments d'Euclide imposent pour des siècles une géométrie axiomatique. Toute écrite. »81 Ces transformations rendent aussi possible la médecine d'Hippocrate (la descriptivité des symptômes dans l'accumulation des cas), la géographie et sa cartographie, la tragédie telle que nous la connaissons, dont Charles Segal montre « qu'elle est un texte entièrement écrit selon la règle même du concours ouvert par la cité »82 - et l'on accède ainsi à une endurance tragique de la question toujours ouverte qu'est la vérité : Segal insiste à son tour sur la possibilité d'examiner et réexaminer à loisir le texte fixé orthothétiquement.

79. Ibid., p. 20. 80. Ibid., p. 21. 81. Ibid., p. 23. 82. Charles Segal, vérité, tragédie, écriture, m Les savoirs ae i écriture...,

p. 330 et s.

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Mémoires gauches 391

Heidegger, dans V Introduction à la métaphysique, parle d'une apparition simultanée, avec la cité comme site de l'histoire ou « pro- venance » (Geschichte), des dieux, des temples, des prêtres, des fêtes, des jeux, des poètes, des penseurs, du roi, du conseil des anciens, de l'assemblée du peuple, de l'armée et de la marine83. Il y a une telle simultanéité parce que la polis est pensée à partir du temps, qui se donne ici « en multiples manières ». Mais ce que justement Heidegger ne marque pas est le retrait du roi, le devenir- profane de la publicité, Visonomia comme horizon de cette tempo- ralité. C'est le rapport du temps et de la tekhnè qui doit alors être interrogé : la différence (ontologique) joue comme cette différance au sein de l'horizon de publicité d'une « identité différante ». La différance est Vhermeneia : cette hermeneia est l'avènement incessant du temps comme tel. C'est selon une telle problématique du temps que l'on peut comprendre pourquoi et comment « déposer les lois par écrit dans le Prytanée ou sous le couvert du Foyer commun, c'est mettre en œuvre une pratique politique, intervenir dans les rapports sociaux, transformer la vie publique »84.

Une telle pratique ne permet pas « seulement » à l'écrivant d'examiner à loisir, mais d' « offrir à l'examen de qui veut »85. Dans les cités, « la pratique de l'écriture va de pair avec l'exercice des droits politiques »86, « les lecteurs ne sont pas différents des scrip- teurs »87, et c'est dans une telle réversibilité ou réciprocité de prin- cipe seulement, où la lecture réelle n'est qu'à valoir essentiellement (quoique potentiellement) comme une écriture promise, que peut avoir lieu une communautisation au sens de Husserl. Ce qu'en effet Husserl pose comme communautisation prothétique et ortho- thétique, parce qu'il s'agit d'une telle équivalence, mais aussi parce qu'une telle équivalence peut toujours ne pas se réaliser, permet un double statut de la lecture : comme synthèse passive, ou active8*. La lecture active n'est pas simplement la recompréhension méca- nique, par exemple d'un théorème : elle en est la réactivation, la reprise en évidence originaire - à partir de laquelle un processus anticipateur peut alors avoir lieu qui produise un nouvel énoncé géométrique, une différence dans la différance ouverte par l'ins- trument de la géométrie. Mais aussi bien, la recompréhension

83. Heidegger, Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1967, p. 159. 84. Marcel Détienne, op. cit., p. 39. 85. Ibid., p. 44. 86. Ibid., p. 46. 87. Ibid., p. 48. oo. nussen, /> vriyiric ac ui yeunietrie, p. 10/ .

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392 Bernard Stiegler

passive suppose en tout état de cause une réciprocité technologique du destinateur et du destinataire : la recompréhension hors de l'évidence originaire, non réactivante, reste cependant bien une compréhension, et à ce titre, elle n'est possible qu'à la condition que les termes de l'énoncé géométrique puissent être appréhendés par le destinataire comme termes géométriques. Or une telle appréhension n'est possible que dans la mesure où ce destinataire a déjà acquis, par l'exercice de sa langue dans l'écriture, un accès analytique à cette langue, et, par exemple, la notion même de ce que peut être un terme. Une telle acquisition suppose une pratique instru- mentale, condition de Visonomie - politique, mais aussi bien scienti- fique, philosophique, littéraire, artistique, etc. - , qui est du même coup l'ouverture de Yautonomia : la citoyenneté au sens plein.

La communautisation est chez Heidegger historialité dans I' « histoire de l'être ». Et historialité veut dire rapport du déjà-là qu'est le passé, c'est-à-dire anticipation à partir de ce déjà-là comme facticité dans l'être- vers-la- fin où « l'être-là est dans son être facticiel ce qu'il était déjà et la manière dont il l'était. Expli- citement ou non, l'être-là est son passé »89. Il est son passé, mais son passé n'est pourtant pas le sien : déjà-là « avant » lui, le passé de l'être-là est absolument factice en ce sens. L'anticipation devient celle qui caractérise 1' « histoire de l'être » lorsque la différence ontologique se pose comme question, et cette question comme telle. Or, une telle différenciation est l'ouverture d'une crise, d'une critique, et elle est impossible hors d'une communautisation techno- logique de ce déjà-là, qui n'est pas le nôtre et que pourtant nous sommes, telle que nous venons de la décrire. La question est donc posée des conditions technologiques de l'accès au « déjà-là » que le Dasein est, et tel qu'il n'est que cela en tant qu' « anticipant ». Ces conditions sont instrumentales. C'est ce qu'exclut par principe l'ana- lytique existentiale - où l' instrumentante, réduite à l'ustensilité, appartient nécessairement et exclusivement au temps de la préoc- cupation, est opératrice de la vulgarisation du temps.

Les hypothèses que je risque ici ne me semblent pas étrangères au champ des questions ouvertes par Paul Ricœur - ainsi que me le confirme une remarque de Jean Greisch90 - aussi bien dans Temps et récit I, lorsque est interrogée la programmatique spécifique de I' « effondrement des zones génétiques »91 en quoi consisterait

89. Heidegger, L'être et le temps, § 6. 90. Jean Greisen, La trace, misionante, le aestm, ̂onfromation, AUDier,

printemps 1967, p. 143. yi. Faul Micœur, îemps ei reçu i} i^e aeuu, iyoo, p. »o.

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Mémoires gauches 393

la Sittlichkeit, que dans Temps et récit III, lorsque est proprement analysée la temporalité heideggerienne sous l'angle de l'archive et de la trace et en ce sens comme aporie du déjà-là92. Toutefois, il s'agit moins alors d'une aporéticité originaire du temps qui rési- derait dans sa technicité que d'une question des connecteurs cos- miques que sont aussi les calendriers, tous les dispositifs de data- bilité, d'extensivité et de publicité93. La technicité de ces connec- teurs n'étant pas abordée pour elle-même, c'est l'intimité du temps phénoménologique lui-même qui échappe à un tel examen.

h1 interface caractéristique du temps politico-historique serait la technologie de l'écriture. La technique est ici cette surface diffé- rante, ce miroir instrumental qui réfléchit le temps comme diffé- renciation et diffèrement, comme temps différé.

S'il y a une insuffisance de l'analyse husserlienne, elle tient à la limitation du processus de télécommunication inhérent à toute géométrie au seul domaine de l' intersubjectivité des géomètres. En quelque sorte, l'écriture est d'emblée nécessaire pour autoriser une géométrie, et cependant cette nécessité ne vient qu'après coup, comme étant celle d'une archivation orthothétique pour les suc- cesseurs de l'inventeur. Or, ce loisir de l'examen est Vhorizon de V invention elle-même, et non seulement de sa répétition, ou plutôt, la répétition (du déjà-là comme ce qui (s')est passé) est l'invention. S'il est vrai que « la fonction de la sédimentation traditionale dans le monde communautaire de la culture sera de dépasser la finitude rétentionnelle de la conscience individuelle »94, le dépassement de la finitude rétentionnelle « dans le monde communautaire » (comme inscription ou enregistrement) n'est-il pas cependant nécessaire dès le moment de l'invention, ou, plutôt, n'est-il pas ce moment par excellence ?

S'il est vrai qu' « avant d'être l'idéalité d'un objet identique pour d'autres sujets, le sens l'est pour des moments autres du même sujet », si l'intersubjectivité est « d'abord, d'une certaine façon, le non-rapport empirique de moi avec moi, de mon présent éternel avec d'autres présents comme tels, c'est-à-dire comme autres et comme présents (comme présents passés) »96, le déjà-là ortho- thétique de « moi-même » ne peut que se manquer, car telle est la

92. Paul Ricœur, Temps et récit III, Le Seuil, 1985, p. 90 et s. 93. Ibid., particulièrement p. 133-144. 94. J. Uerrida, Introduction à r origine de la géométrie, p. 45. 95. Ibid.

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marque essentielle de tout déjà-là en tant que prothéticité : la défaillance - et son « il faut ». Y compris et a fortiori dans la fixa- tion identique (orthothétique).

S'il est vrai qu' « être-à-perpétuité et présence perdurante » sont impossibles dans la seule communication orale96, s'il est vrai que le déjà-là doit être fixé comme tel, enregistré, pour donner accès à l'idéalité telle qu'elle ne se donne que comme fondamen- talement et à tout instant réactivable originairement, cela habite l'invention même. Dès lors, il faut dire qu'il n'y a pas de « raison » ou d' « idée » sans organon : Y eidos, Videa et le logos sont toujours déjà techno-logiques. Ce iechnologos est l'interface, le support ou Yhupokeimenon de l'idéalité et de la science en général. Non seule- ment de la science : du temps comme tel, et notamment politique, artistique, philosophique et éthique (au sens du temps de Y ethos) : celui de tous savoir-faire, tous savoir-vivre.

Une phénoménologie de l'écriture linéaire, en tant qu'ortho- thétique, une phènoméno graphie, pour reprendre l'heureuse expres- sion de Patrice Loraux, devrait s'attacher à la difficile question du contexte telle que la pose singulièrement la phonologisation, comme le montrent certaines analyses de Jean Bottéro97, au-delà des résur- gences « logocentriques » dans lesquelles ces analyses restent mani- festement prises. L'espace nous manque pour le faire ici comme il aura manqué plus encore pour spécifier les « ortho thèses » carac- téristiques des « modalités modernes de l'archivation » et du rapport à l'avenir qu'elles entament.

Bernard Stiegler.

96. Husserl, od. cit.. d. 185-186. 97. J. Bottéro, op. cit., p. 111.

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« VOIX » ET « PHÉNOMÈNE » DANS L'ONTOLOGIE FONDAMENTALE DE HEIDEGGERAuthor(s): Jacques TaminiauxReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 180, No. 2, DERRIDA (AVRIL-JUIN 1990), pp. 395-408Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41096291 .Accessed: 08/02/2012 14:54

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« VOIX » ET « PHÉNOMÈNE » DANS L'ONTOLOGIE FONDAMENTALE

DE HEIDEGGER

Dans Sein und Zeit, les références à Husserl, qu'elles figurent dans le corps du texte ou en note de bas de page, sont relativement peu nombreuses, moins nombreuses que les allusions à Kant et bien moins nombreuses que les renvois à Aristo te. Discrètes par leur nombre, elles ne le sont pas moins dans leur teneur. Tantôt elles se bornent à l'expression très générale d'une reconnaissance envers un maître et un précurseur. Tantôt elles se limitent à signaler au lecteur qu'un certain nombre de descriptions menées par l'ana- lytique du Dasein peuvent être comparées - ou confrontées ? - à certaines analyses husserliennes. Dans les deux cas, ces allusions laissent le lecteur sur sa faim. Que la phénoménologie fit sa « percée » (Durchbruch) dans les Recherches logiques, que Husserl mérite d'être salué pour avoir établi le « sol » ou « terrain » (Boden) sur lequel les investigations de l'ontologie fondamentale devinrent pos- sibles (p. 38), que donc l'auteur de celles-ci doive à celui-là d'avoir fait « quelques pas en avant dans la découverte des " choses mêmes" » (p. 39), ou encore qu'il n'y ait rien de « constructiviste » dans l'aprio- risme husserlien et que celui-ci ne fasse que ranimer « le sens de tout empirisme philosophique authentique » (p. 50), voilà des propos auxquels le lecteur est prêt à souscrire mais qui, parce qu'ils s'en tiennent à des considérations de méthode, au demeurant très générales, ne font pas apercevoir en quels points précis l'ontologie fondamentale pouvait se réclamer d'une filiation husserlienne. Quand d'autre part des thèmes et des textes précis sont évoqués dans le cadre d'analyses déterminées, la référence vise soit à signaler Revue philosophique, n° 2/1990

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396 Jacques Taminiaux

une lacune de la problématique husserlienne - ainsi les analyses de la personnalité dans Philosophie comme science rigoureuse et dans Ideen II ont pour défaut allégué de ne pas poser la question de I' « être personnel » (p. 47) - soit à livrer une information telle- ment sèche qu'elle reste pour ainsi dire sans mode d'emploi. C'est le cas notamment des mentions de Husserl qui figurent en notes aux § 17 et 34 de Sein und Zeit. Une note du § 17 signale que « pour l'analyse du Zeichen et de la Bedeutung » on peut se reporter à la première des Recherches logiques. Une note du § 34 signale à nouveau que « pour la théorie de la Bedeutung on peut se reporter à la pre- mière des Recherches logiques, ainsi qu'à la quatrième et à la sixième ». Elle signale en outre que, « pour une conception plus radicale de la problématique », on peut se reporter à Ideen I, § 123 et suivants.

Faute de mode d'emploi, ces allusions restent énigmatiques. Du moins signalent-elles, par leur répétition même, l'importance accordée par Heidegger à la théorie husserlienne de la Bedeutung, en particulier sous la forme qu'elle revêt dans la première des Recherches logiques, celle-là même dont La voix et le phénomène a scruté l'argu- mentation avec une rigueur et une pénétration inégalables. Que cache l'intérêt porté par Heidegger à la première Recherche logique ? Y renvoie-t-il le lecteur pour que celui-ci s'aperçoive de ce qui en sépare l'analytique du Dasein*! Ou, au contraire, pour qu'il aper- çoive du premier texte au second quelque chose comme une filia- tion ? A s'en tenir à Sein und Zeit ces questions restent indécidables, étant donné la discrétion de l'ouvrage à leur sujet. Elles ne le restent plus, pour peu qu'on s'avise que les leçons prononcées par Heidegger à l'époque de la parution du livre sont un peu moins discrètes.

C'est ainsi que le cours marbourgeois du semestre d'été de 1927 sur les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie porte ce qui suit : « C'est seulement à une époque récente que l'on s'est occupé du problème du signe dans une recherche effective. Husserl donne dans la première Recherche logique « Ausdruck und Bedeutung » les définitions essentielles concernant signe (Zeichen), indication (Anzeichen) et désignation (Bezeichnung), tous ensembles distincts du Bedeuten. La fonction de signe de l'écrit par rapport au parlé est une tout autre fonction que la fonction de signe du parlé par rapport à ce qui est bedeutet dans le discours (Rede) et inversement tout autre que la fonction de l'écrit, de l'écriture, par rapport à ce qui est visé par ceux-ci. Ici se montre une multiplicité de relations symboliques (Symbolbeziehungen) , qu'il est très difficile d'appré-

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« Voix » et « Phénomène » 397

hender dans leur structure élémentaire et qui requièrent des recherches étendues. A titre de complément de la recherche husser- lienne on trouve quelque chose dans Sem und Zeit ( § 17 « Verweisung und Zeichen »), et ce dans une orientation principielle. Aujourd'hui le symbole est devenu une formule courante, mais l'on se dispense de la recherche de ce qui est visé par là, ou bien encore on n'a aucun pressentiment des difficultés qui se cachent sous ce mot frappant » (GA, 24, p. 263). Ainsi s'éclaire le sens de la note du § 17. Loin d'inviter le lecteur à se rendre compte par lui-même d'une démar- cation, elle est bel et bien l'aveu d'une filiation. La filiation tient en ceci que les définitions posées par la première Recherche logique sont « essentielles » aux yeux de Heidegger et plus précisément qu'il est essentiel de distinguer la Bedeutung, d'une part, par rapport au signe, à l'indication et à la désignation, d'autre part.

La page que nous venons de citer affirme somme toute que le § 17 de Sein und Zeit, puisqu'il complète la recherche husserlienne, se soutient lui aussi de cette distinction « essentielle ». Simplement - mais c'est loin d'être si simple - le dit paragraphe s'inscrit dans « une orientation principielle » dont il est suggéré qu'elle fait défaut à la recherche husserlienne, entendons par là, pour aller vite, qu'il s'inscrit dans une ontologie du Dasein absente des travaux de Husserl.

Enfin la page citée suggère du même coup que ce qui est dit de la Rede (discours) dans Sein und Zeit et de la Bedeutung dont elle est le site et qui l'anime, loin de mettre en cause l'enseignement de la première Recherche logique, le prolonge dans le sens de 1' « orien- tation principielle » requise par l'ontologie du Dasein. Nous voilà donc invités également à considérer que la note du § 34 n'est pas simplement informative mais porte elle aussi l'aveu d'une filiation husserlienne.

Notre propos n'est pas ici de dresser l'inventaire, dans les § 17 et 34, des marques de cette filiation, mais plutôt de nous enquérir du maintien de celle-ci au moment où 1' « orientation principielle » adoptée par l'ontologie du Dasein débouche sur l'analyse de la forme la plus profonde de la Rede, à savoir le Gewissen, qu'on se gardera bien de traduire par conscience morale. Les termes de cette enquête nous paraissent imposés par un autre cours de Marbourg qui a le double mérite de présenter une sorte de première version de Sein und Zeit - notamment des § 17 et 34 - , et de dire sur quels points précis la recherche qui y est conduite se réclame d'un héritage husserlien. Il s'agit du cours de 1925 sur les Prolégomènes à Vhistoire du concept du temps, dont la partie préliminaire attribue à Husserl

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le mérite de trois découvertes décisives : celle de l'intentionnalité, celle de l'intuition categoriale, celle du sens originaire de l'a priori. C'est la seconde qui concerne au plus près notre propos et nous permet de fixer les termes de notre enquête.

D'une manière générale, toute la partie préliminaire de ce cours fait empiéter l'un sur l'autre l'enseignement husserlien - avant tout celui des Recherches logiques - et l'enseignement d'Aristote. Pour l'essentiel cet empiétement concerne la Rede, mot usité par Husserl de son côté et par lequel Heidegger traduit le Xoyoç aristo- télicien.

Tout Xoyoç, est-il dit dans De Inlerpreiaiione (4, 17a, 1 sq.) est crqpavTixóç, mais tout Xóyoç n'est pas a7CO<pavTixóc. Ce que Heidegger commente comme suit : tout Xóyoç, ou discours est sémantique, dans la mesure où le discours en général bedeutet, veut dire quelque chose, « montre quelque chose au sens du Bedeuten, qui donne quelque chose de compréhensible (Verständliches) ». Mais seul est apophantique le Xoyoç qui est 6eo)psiv, regard.

Il y a donc deux niveaux de monstration hiérarchisés. Qu 'il soit sémantique ou apophantique, tout discours montre (zeigt) du compréhensible et c'est ce en quoi consiste la Bedeutung au sens le plus général. Mais autre chose est montrer du compréhensible, comme le font le souhait, le vœu, la prière, autre chose est faire voir à même lui-même ce qui est ainsi montré. A ces deux niveaux de monstration, l'un livrant du compréhensible en général, l'autre faisant voir quelque chose à même lui-même, correspondent deux niveaux de Bedeutung, l'un qui se borne à livrer du compréhensible en général, l'autre qui, plutôt que de se borner à cela, fait voir en propre la chose même, est sacherfassenden, vue de la chose même (sur tout ceci, GA, 20, p. 115-116).

Il ne fait pas de doute qu'un puissant motif intuitionniste régisse cette lecture d'Aristote. C'est ce motif qui détermine l'interpré- tation heideggerienne de la <po)V7). Lorsque Aristote laisse entendre que « dans son accomplissement concret le discours a le caractère du parler, c'est-à-dire de l'articulation dans des mots par la voix », il faut comprendre, insiste Heidegger, que « ce caractère (<pcovY), Stimme, voix) ne constitue pas l'essence du Xóyoç, mais qu'à l'in- verse le caractère de la <p<ùVY) se détermine à partir du sens propre du Xóyoç comme áTUoçaívsaoai, à partir de ce que le discours (Rede) est proprement (eigentlich) - monstratif, faisant voir » (ibid., 116). Il y a un lien entre voix et phénomène, mais c'est celui-ci qui régit celle-là, de sorte que la voix se hausse à ce qu'elle a de plus propre lorsqu'elle se borne à accueillir le phénomène au sens le

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plus propre. Comme il arrive à Heidegger de citer d'un seul tenant le De Inierpretatione et la première Recherche logique (cf. Problèmes fondamentaux, p. 263), on peut se demander si ce ne sont pas les « distinctions essentielles » posées par celle-ci qui régissent sa lecture du traité aristotélicien, si autrement dit ce ne sont pas ces distinc- tions qui déterminent sa caractérisation du sémantique et de l'apophantique.

Quoi qu'il en soit pour le moment, convenons que le motif intuitionniste joue un rôle central dans l'analyse que fait Heidegger de la découverte décisive de Husserl sur laquelle il s'étend le plus : celle de la kaiegoriale Anschauung, l'intuition categoriale. Anschauen en allemand est l'équivalent du öeopetv grec dont nous venons de rappeler qu'il est au cœur de la caractérisation heideggerienne du Xóyoç aristotélicien. L! Anschauung est non moins centrale dans la théorie husserlienne du discours et c'est l'un des points sur lesquels l'interrogation conduite par Jacques Derrida est la plus pressante. C'est sans soupçon en revanche que Heidegger sur ce point souscrit à l'analyse husserlienne.

Voyons cela de plus près. Que la Rede (le discours) au sens husserlien soit d'abord énon-

ciative, que le discours se compose essentiellement d'énoncés, et partant relève d'une logique ou d'une Erkenntnislehre, voilà une thématique que Heidegger est loin d'avaliser comme telle. Sein und Zeit soutiendra que l'énoncé est loin d'être un mode originaire du discours et que celui-ci est d'abord de nature interprétative. Il consiste avant tout à appréhender des états de chose en tant que tels ou tels, de sorte que l'énoncé n'est qu'un mode dérivé de l'explicitation interprétative (§33). Encore que la critique du privilège de l'énoncé et la démonstration de son caractère dérivé par rapport à Y Aus- legung ne soient pas encore formulées telles quelles dans le cours de 1925, elles y sont cependant annoncées par l'insistance qui y est mise à soutenir que le discours est une possibilité d'être du Dasein et que donc « le sens d'une logique scientifique est d'élaborer eu égard au Dasein cette structure a priorique (dieser apriorischen Daseinssirukiur) du discours, d'élaborer les possibilités et les genres de l'explicitation interprétative... » (364). La logique n'a donc rien d'ultime comme le pensait Husserl dans les Recherches, elle renvoie à une ontologie du Dasein. C'est celle-ci qui a rang ultime.

Mais la substitution de la primauté de l'ontologie du Dasein à la primauté husserlienne de V Erkenntnislehre laisse intact, bien qu'elle le déplace, renseignement husserlien en matière de Bedeutung, tel que le livre la doctrine de l'intuition categoriale. Selon cette

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doctrine, la Rede, en tant qu'elle veut dire (bedeutet), se soutient d'un ensemble complexe d'idéalités - formes et catégories - qui, alors même qu'elles sont en surplus ou en excédent par rapport à tout contenu factuel livré à la perception sensible, n'en sont pas moins données à une intuition non pas sensible mais idéale, intuition dite categoriale. Les Bedeutungen qu'exprime le discours se fondent donc en dernière instance sur la vue intuitive de ces idéalités. C'est grâce à V Anschauung de celles-ci que le discours est capable d'ex- primer. Heidegger écrit à ce propos : « C'est un mérite essentiel des recherches phénoménologiques d'avoir placé principiellement à l'avant-plan de l'interrogation sur la structure du logique ce sens authentique (eigentlicher Sinn) de l'expression (Ausdrücken) et du caractère exprimé (Ausgedrücktheit) de tous les comportements. » Et il ajoute : « Ceci n'est pas surprenant si l'on pense qu'en fait nos comportements sont de part en part pénétrés d'énoncés, s'accom- plissent à chaque fois dans une expressivité déterminée. Il est de fait, également, que nos perceptions et conceptions les plus simples sont déjà exprimées, davantage encore sont d'une manière déterminée interprétées. Primairement et originairement nous parlons sur les objets et les choses plutôt que nous ne les voyons, plus exactement nous n'exprimons pas ce que nous voyons mais à l'inverse nous voyons ce qu'on dit sur les choses » (p. 74-75).

Au plus profond, dire c'est donc voir. Sur ce point ces lignes signifient que pour Heidegger l'enseignement de Husserl et celui d'Aristote se recoupent. Elles permettent aussi de comprendre pourquoi la note du § 34 de Sein und Zeit accorde aux § 123 et suivants d'Ideen I le bénéfice d'une radicalité supérieure. C'est que Husserl y considère l'expression prise dans sa pureté, à savoir en tant que Bedeutung logique, comme « improductive » et se bor- nant à refléter un sens préexpressif donné à l'intuition (cf. J. Derrida, La voix et le phénomène, p. 83 sq.). Les lignes que nous avons citées ne signifient pas pour autant que ce qu'il y a lieu de voir selon Husserl s'identifie à ce qu'il y a lieu de voir selon Heidegger. Ces lignes en effet conjuguent subtilement l'allégeance et la réappro- priation, donc le déplacement. Là où Husserl parle d' « actes » de Bedeutung, Heidegger parle de « comportements », déplaçant du même coup le site de la recherche phénoménologique : non plus les cogitationes mais les manières de se comporter ou d'exister. Là où Husserl parle d'expression, Heidegger parle d'interprétation, suggé- rant du même coup que, plus profonde que la connaissance dont chez Husserl les « actes » de Bedeutung sont titulaires, il y a la compré- hension, le Verstehen, qui anime la manière d'exister tout entière.

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a Voix » et « Phénomène » 401

Ces déplacements mêmes suggèrent que la première découverte husserlienne saluée comme décisive par Heidegger, celle de l'inten- tionnalité, ne saurait être reprise telle quelle par lui dans la mesure où Tinten tionnalité caractérise le seul Bewußtsein et ne peut désigner rien d'autre que le rapport structurel d'une cogitatio à son cogiiaium.

Quant à la troisième des découvertes décisives de Husserl, celle de Va priori, elle ne saurait non plus être avalisée telle quelle par Heidegger. Mais pour comprendre pourquoi, il faut serrer de plus près son débat avec la doctrine husserlienne de l'intuition catego- riale. Parmi les intuitions catégoriales que mentionnent les Recherches logiques, il en est une qui revêtait aux yeux de Heidegger une impor- tance toute particulière au regard du projet théorique que très tôt il avait assumé : l'interrogation sur le sens de « être ». Il se trouve en effet selon les Recherches logiques non seulement que « Etre n'est pas un prédicat real », thèse kantienne avalisée par Husserl, mais encore que « Etre » se donne à une intuition categoriale, thèse qui bien entendu n'a plus rien de kantien. Que « être » n'est pas un prédicat real, cela signifie qu'il n'est pas un étant, que même il n'est rien d'étant, ne faisant pas série avec les prédicats par lesquels se détermine la quiddité de ce qui est. Que « être » se donne à une intuition categoriale, voilà, devait avouer Heidegger dans son dernier séminaire, ce qui assura le « sol » de l'ontologie fondamentale. C'est parce que, parmi les Bedeutungen auxquelles la théorie de l'intuition categoriale dans les Recherches logiques attribue une position de surplus ou d'excédent, la Bedeutung « être » est, à ses yeux, la plus fondamentale, que Heidegger métamorphose à la fois les trois découvertes de Husserl qu'il considère comme décisives. Méta- morphose de l'intentionnalité. Plus profonde que celle-ci, il y a l'ouverture du Dasein à l'étant en tant qu'il est, donc à l'être des étants et plus encore à l'être de l'étant qu'il est lui-même. Méta- morphose de l'intuition categoriale. S'il est vrai que « être » n'est pas une Bedeutung parmi d'autres mais la première, ce qu'il y a de plus profond dans cette découverte est la compréhension de l'être. Métamorphose enfin du sens de l'a priori et pour la même raison. S'il est vrai que être est la première Bedeutung, alors l'a priori ne saurait se limiter aux corrélations noético-noématiques dont l'immanence au sens husserlien est le site. C'est bien plutôt un « nom de l'être », un caractère de la « structure d'être de l'être des étants » (Bd. 20, 101-102). Mais ces trois découvertes métamor- phosées s'enchaînent et c'est un motif intuitionniste qui en déter- mine la concaténation, comme y insiste Heidegger lorsqu'il souligne que c'est l'intuition qui est « mode d'accès à l'a priori », lequel est

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« montrable à même lui-même dans une intuition simple » (in einer schlichten Anschauung an ihm selbst aufweisbar) (ibid.). En admet- tant que ces trois métamorphoses signifient somme toute que Tètre est le phénomène de la phénoménologie, la question est de savoir à quel Xoyoç (ou Rede) lequel est lui-même, avons-nous vu, voyance intuitive, ce phénomène correspond. Et puisqu'au sens propre du logos comme á7tocpaívs(y8ai correspond une voix (<pcovY), Stimme) la question est de savoir quelle « voix » est en jeu dans le Xoyoç adonné à la voyance de ce phénomène.

Mais ici une distinction s'impose qui n'est pas sans rapport avec la première Recherche logique et qui n'est pas sans rapport non plus avec l'enseignement d'Aristote. Nous l'avons vu, Heidegger tient pour essentielle la distinction husserlienne de la Bedeutung par rapport au signe, à l'indication et à la désignation. Il suggère, avons-nous indiqué, qu'elle recoupe à ses yeux la distinction aristo- télicienne de l'apophantique et du sémantique. Or s'il est vrai que la première Bedeutung est l'être, et que celui-ci se donne intuitivement à comprendre à l'étant que nous sommes, la théorie de la Bedeutung ne saurait avoir d'autre « racine » que l'ontologie du Dasein, de l'étant qui comprend l'être (Sein und Zeit, p. 166). Cette ontologie, on le sait, a pour armature la distinction du propre et de l'impropre, de l'exister à dessein de soi et de l'exister quotidien. Nous avons tenté de montrer ailleurs que cette distinction s'inspire, en l'onto- logisant, de la distinction aristotélicienne entre le comportement de 7rpa£tç et le comportement de tzoí^gk;1. A y regarder de près, cette distinction même n'est pas sans rapport avec la distinction de l'apophantique et du sémantique. La repà^iç en effet, au dire de VEthique à Nicomaque, n'est proprement ce qu'elle est que dans la mesure où elle est adonnée à sa propre manifestation, à son propre rayonnement, où elle vise sa propre excellence, où donc elle est oõ Ivexa. A ce titre, elle est foncièrement apophantique. La toi- y)cfiç en revanche est une activité qui, au lieu d'avoir sa fin en elle- même, l'a en dehors d'elle sous la forme d'une œuvre qui, une fois qu'elle existe, n'est qu'un moyen pour des fins ultérieures 7cpóç xi ou tivoç. A ce titre elle est foncièrement sémantique, et son TéXoç, son œuvre ne cesse de lui échapper, pour s'inscrire dans un cycle sans fin de renvois.

C'est ce dernier motif qu'exploite le § 17 de Sein und Zeit, « Renvoi et signe ».

Axé sur l'activité de 7to£y)<uç adonnée à la production et à la

1. Cf. J. Taminiaux, Lectures de V ontologie fondamentale.

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« Voix » et « Phénomène » 403

manipulation d'ustensiles au sein d'un environnement quotidien, le paragraphe établit que le signe, loin d'être une chose présente là devant (vorhanden) qui se tiendrait en tant que chose dans un rapport de monstration d'autre chose, n'est qu'un cas particulier de maniable (zuhanden) et que dès lors le renvoi monstratif qui le caractérise se fonde lui-même sur le renvoi plus profond d' « utilité pour », caractéristique ontologique de tout maniable en général. Parce que ce renvoi plus profond (um zu, ou tzç>6ç ti dans le langage aristotélicien) constitutif du Zuhanden est le fondement ontolo- gique du signe « il ne peut lui-même être conçu comme un signe » (p. 83). Toutefois le signe a, parmi les autres maniables, le privilège de faire ressortir et accéder à une vue d'ensemble le monde ambiant avec lequel quotidiennement nous avons commerce, auquel se rap- porte notre préoccupation et V Umsicht ou circonspection qui l'anime. « Les signes montrent toujours en premier ce "en quoi" l'on vit, ce auprès de quoi se tient la préoccupation, quelle conjonc- ture est la sienne » (p. 80). C'est cette conjoncture (Bewandtnis), comme relation qui permet d'être auprès de ceci (bei) à l'aide de cela (mit), qui caractérise ontologiquement le renvoi constitutif du maniable en général. Et tout maniable n'est qu'un moment dans une totalité de conjoncture. Mais comme le souligne le § 18, la totalité de conjoncture elle-même « fait retour finalement à un pour-quoi qui ne s'inscrit plus dans aucune conjoncture, qui n'est pas lui-même un étant du type du maniable intérieur à un monde, mais un étant dont l'être se définit comme être-au-monde, à la constitution d'être duquel appartient la mondanité même. Ce "pour-quoi" primaire est un à-dessein-de-quoi (Worum-willen). Mais le à-dessein concerne toujours l'être du Dasein pour lequel dans son être il y va essentiellement de cet être même » (p. 84). Ce worumwillen est l'équivalent heideggerien du ou Ivsxa de la 7cpa£i<; aristotélicienne.

Mais l'analyse conduite en ces deux paragraphes, en même temps qu'elle se réapproprie une distinction cruciale de l'Ethique à Nico- maque, se réapproprie aussi, tout en la déplaçant bien sûr, la dis- tinction husserlienne entre signe, indication, désignation d'une part et Bedeutung d'autre part, et ce en coalescence par ailleurs avec la distinction aristotélicienne du sémantique et de l'apophantique. En effet c'est eu égard au Worumwillen, à savoir au dessein d'être soi en propre, et par rapport à cela seulement qu'il y a proprement Bedeutung par opposition aux renvois caractéristiques des signes et du maniable en général. Plus profond que ces renvois dans lesquels s'absorbe et se perd la préoccupation quotidienne, il y a

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le renvoi du Dasein à son pouvoir-être en mode propre par oppo- sition au pouvoir-être en mode impropre. La Bedeutung propre- ment dite consiste pour le Dasein à « se donner à comprendre origi- nairement son être et son pouvoir-être eu égard à son être-au- monde » (p. 87). C'est cette auto-donation de la compréhension de soi qui constitue originairement la Bedeutung. Celle-ci consiste originairement pour le Dasein à se be-deuten, c'est-à-dire à se « rendre clair » à lui-même son être, à se rendre clair, autrement dit, qu'il est à dessein de soi-même (umwillen seiner). C'est à partir de cette mise au clair originaire et au fil d'une concaténation qui est un éloignement par degrés du umwillen primordial que sont rendus clairs Um-zu (afin de), Da-zu (vers quoi), Wo-bei (auprès de quoi), Womit (au moyen de quoi), bref l'ensemble des rapports enchaînés qui sont familiers au Dasein dans la quotidienneté et auxquels Heidegger donne le nom de Bedeutsamkeit, signifiance ou signifi- cativité. Mais cette signifiance qui se propage à l'environnement et anime toute la conjoncture, encore qu'elle soit d'entrée de jeu familière au Dasein, est seconde par rapport à une Bedeutung primordiale qui est « autorenvoi ». C'est Yumwillen seiner qui rend clair (be-deutet) initialement, c'est lui en définitive qui seul importe (autre sens du mot bedeutet en allemand).

Toute notre question est de savoir si et comment, à l'instar du Husserl de la première Recherche logique dont il avalise « la » dis- tinction essentielle, Heidegger attribue à cette Bedeutung primor- diale une nature intuitive. Que cette Bedeutung soit auto-renvoyante n'entraîne pas encore qu'elle soit intuitive. Et de prime abord le fait même que cette Bedeutung relève d'un Verstehen, d'un com- prendre, semble impliquer qu'elle n'est pas de nature intuitive, qu'elle ne se livre pas à une intuition originaire. En effet, l'analyse du Verstehen au § 31, qu'annonce explicitement le § 18 (p. 87), déclare enlever « sa préséance à l'intuition pure » (dem puren Anschauen) à laquelle bien entendu se tient Husserl de son côté (p. 147). L'éloge de la doctrine de l'intuition categoriale et en particulier de celle qui porte sur l'être serait-il donc un compliment perfide et empoisonné ? Nullement. Rejeter la préséance de Y An- schauung, c'est seulement prendre ses distances à l'égard de ce qui, d'Aristote à Husserl, correspondait, à titre de corrélat noétique, au « privilège ontologique traditionnel du Vorhanden » (ibid.). Qu'elle s'inscrive dans le vouç aristotélicien, ou dans le Bewußtsein husserlien, cette intuition-là n'a jamais correspondu qu'à un sens limité de l'être : ouaioc ou Vorhandenheil, présence là devant. Cette Anschauung ne saurait donc correspondre à l'être au sens de

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« Voix » ei « Phénomène » 405

I' « exister » du Dasein. Mais il ne résulte pas de cette prise de distance que l'être à dessein duquel le Dasein est tel qu'il est ne se livre pas à une vue. Le projet même de l'ontologie du Dasein comme phénoménologie s'effondrerait dans son concept - celui qu'expose le fameux § 7 de Sein und Zeit - si cet être, n'était pas susceptible, comme phénomène, de se livrer à une vue. Certes la substitution du Verstehen, du comprendre, à Y Anschauung, à la contemplation intuitive, implique que la possibilité l'emporte sur l'actualité : comprendre, c'est projeter, s'ouvrir à son pouvoir-être, et « le com- prendre, en tant que pouvoir-être, est de part en part pénétré de possibilité » (p. 146). Mais cette préséance de la possibilité sur l'actualité, si elle élimine le privilège traditionnel de Y Anschauung, n'entame pas pour autant le privilège du voir. Heidegger écrit : « Le comprendre, dans son caractère de projet, constitue existen- tialement ce que nous appelons la vue (Sicht) du Dasein (...), vue sur l'être même à-dessein-de-quoi (umwillen dessen) le Dasein est à chaque fois comme il est. La vue qui se rapporte primordiale- ment et en totalité à l'existence, nous l'appelons la Durchsichtigkeit, voyance de part en part » (p. 146).

C'est cette voyance, comme telle de nature intuitive, ou Anschauung métamorphosée, qui est au cœur de la Bedeutung heideggerienne en ce qu'elle a de plus profond.

Pour que l'ontologie du Dasein, le seul étant qui comprend l'être, ne soit pas pure construction de philosophe, pour qu'elle puisse rejoindre, grâce à Husserl et par delà son enseignement, « le sens de l'empirisme authentique » (vide supra), il faut que la vue qui est au cœur de la Bedeutung originaire, à la faveur de laquelle le pouvoir-être en propre se donne à comprendre, soit attestée ontique- ment en tout Dasein. Cette attestation, c'est le phénomène du Gewissen qui la donne.

Gewissen, cela veut dire con-science, savoir de soi à soi, science intime.

Une analyse serrée des § 54 à 60 de Sein und Zeit dépasserait les limites de notre propos. Bornons-nous à y relever ce qui y recoupe et prolonge la première Recherche logique, sur les axes mêmes que suit La voix et le phénomène et qu'on nous pardonnera de rappeler ici très sommairement.

Jacques Derrida souligne qu'a statut d'idéalité, chez Husserl, ce qui peut être indéfiniment répété. La forme ultime en est le présent vivant comme présence à soi de la vie transcendantale. Celle-ci se soutient d'une différence fondamentale, dans leur paral- lélisme même, entre l'ego transcendantal et le moi mondain, celui-ci

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procédant de celui-là et pouvant sans cesse par la réduction trans- cendantale se convertir librement vers lui. La possibilité de cette conversion, c'est-à-dire de la garde de l'idéalité et de toute présence, dépend du privilège de la voix, la voix phénoménologique, « cette chair spirituelle qui continue de parler et d'être présente à soi - de s'entendre - en l'absence du monde » (15-16). Cette voix silencieuse et solitaire qui n'a que faire de signes, d'indices, d'expression et même de monologue, elle est l'apparaître pur de l'idéalité dans l'indivision de Y Augenblick.

S'il est vrai que l'ontologie du Dasein comme nous l'avons montré jusqu'ici considère comme essentiel l'enseignement de la première Recherche logique et se le réapproprie, il serait surprenant que les axes repérés par J. Derrida dans celle-ci ne soient pas repérables dans celle-là. Et qu'ils ne ressortent pas au moment où l'analytique décrit dans le Dasein l'attestation de la compréhension ontologique dans ce qu'elle a de plus propre, c'est-à-dire l'attestation de l'intui- tion categoriale que privilégie Heidegger et qu'il assume en la métamorphosant, celle de la Bedeutung « être ». Cette attestation est le Gewissen. Les axes rappelés ci-dessus sommairement sont-ils repérables dans l'analyse qu'en fait Heidegger ?

Certes il ne s'agit plus, en ce cœur de l'analyse du Dasein, de la possibilité d'une répétition indéfinie des idéalités en général. Il s'agit de la possibilité d'une répétition de l'être en tant qu'il n'est rien de real, ou rien d'étant. Et plus précisément de la possibilité d'une répétition de l'être au sens propre, à la différence de l'être au sens dérivé ou impropre, celui-ci n'étant que la chute ou retombée de celui-là. Le Gewissen assure la possibilité de cette répétition et il l'assure indéfiniment. Et cette répétition il l'assure dans l'élément pur de l'ipséité, du soi-même qui est le Dasein. Mais ce Selbst comme pouvoir-être en propre n'est qu'une « modification » (§ 54) du « on », de sorte que la répétition se soutient d'un parallélisme étroit en même temps que d'une différence radicale entre le Dasein perdu dans le « on » du monde quotidien et public et le Dasein comme pouvoir-être soi-même. La libre conversion du premier vers le second, c'est le Gewissen qui en montre ou atteste la possibilité, de sorte qu'il assure en chacun la possibilité de la réduction au sens nouveau que Heidegger confère à celle-ci, et qui en fait la conversion du regard phénoménologique vers le projet constitutif de la com- préhension de l'être. La possibilité de cette réduction dépend du privilège de la voix qui anime le Gewissen. C'est la voix du Gewissen qui est l'essence ultime du discours, et elle l'est pour les raisons mêmes qui font le privilège de la voix dans la première Recherche

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logique : solitude, silence, présence à soi, apparaître pur. Davantage, le privilège de la voix se renforce ici de ce qu'en chacune de ces raisons, c'est du seul pouvoir-être-soi qu'il s'agit et non plus d'idéa- lités cognitives en général, ou de corrélations noético-noéma tiques. Non seulement l'appel du Gewissen, comme mode fondamental du discours, passe toute communication, toute expression, et finale- ment tout monologue, mais encore dans sa structure même il ne concerne que le Soi, puisque l'appel émane de celui-ci, puisqu'il interpelle le Dasein en vue de son Selbst, ne fait que le convoquer silencieusement à son pouvoir-être-soi-même, et ne lui donne à entendre que cela (§ 56). Ici se nouent de la façon la plus serrée, phénomène et Xoyoç, car ce que cette voix donne à entendre, elle le donne aussi à voir : l'appel ne fait rien d'autre qu'ouvrir et décou- vrir, il est de part en part Erschließung (ibid.)

Reste le privilège de l'instant. Certes, plus encore que des des- criptions husserliennes de la conscience interne du temps, on peut dire de la phénoménologie heideggerienne de la temporalisation ek-statique qu'en elle « une non-présence irréductible se voit recon- naître une valeur constituante, et avec elle (...) une indéracinable non-originarité » (La voix el le phénomène, p. 5). La temporalité ekstatique ronge le privilège du présent dans la mesure où elle est essentiellement déportée vers la reprise d'un passé dans la précursion d'un avenir qui ne sera jamais présent puisqu'il est la propre mort du temporalisant. Il n'en est que plus paradoxal de voir réapparaître, au cœur de la description d'un mouvement auquel à bien des égards on ne peut s'empêcher de donner le nom de « difïérance », le motif contraire de la « pointe de l'instant », de l'indivisibilité de Y Augen- blick, ce « clin d'œil » dont J. Derrida montre que chez Husserl il forme la ressource de l'intuition originaire, c'est-à-dire « de l'absence et de l'inutilité du signe », donc de « la non-signification comme principe des principes » (p. 66). En effet, cette science intime qu'est le Gewissen atteste au sein même du Dasein une apérité ou vérité insigne qui est la résolution (§ 60 de Sein und Zeit). Et celle-ci n'est découvrante que dans le « moment de vision » (Augen-blick) grâce auquel à l'instant le Dasein assume son pouvoir-être-soi (cf. p. 328 ; p. 338).

Qu'autour de ce « moment de vision » gravite toute la constel- lation des motifs qui déterminent la métaphysique, telles la totali- sation, la fondation, la maîtrise, cela n'est pas immédiatement apparent ne serait-ce que dans la mesure où d'abord il ne semble concerner qu'un chacun. En réalité cependant, c'est bien sur lui que repose en dernière instance l'ontologie fondamentale, comme

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science ultime des sens de Tetre. Et c'est en lui que Heidegger à l'époque de Sein und Zeit cherchait la clé de toute l'histoire décons- truite de la métaphysique. C'est pourquoi l'introduction au dernier cours de Marbourg, après avoir souligné que « la philosophie se laisse seulement caractériser à partir d'une remé mora tion historíale et au sein de celle-ci », ajoutait aussitôt : « mais cette remémoration (Erinnerung) n'est ce qu'elle est, n'est vivante que dans la com- préhension instantanée de soi-même (im augenblicklichen Sichselbsi- verstehen) » (G A, Bd. 26, p. 9).

Dans son principe, l'ontologie fondamentale accorde donc pré- séance à la réduction sur la déconstruction. Celle-ci ne s'expose pas un dehors, à une « différance », à une dispersion sémantique. Les vieux textes qu'elle scrute ne sont en rien des grimoires, ils ne font, comme le chemin hégélien de VErinnerung, que la reconduire à la certitude apophantique de la présence à soi.

Jacques Taminiaux.