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REGARDS POLITIQUES Revue scientifique étudiante de science politique Département de science politique Pavillon Charles-De Koninck 1030, avenue des Sciences-Humaines Université Laval Québec (Québec) G1V 0A6 [email protected] www.regardspolitiques.com www.facebook.com/revueregardspolitiques Créée à l’automne 2016, la revue Regards politiques est une publication généraliste de science politique administrée par et pour les étudiant.e.s. Sa mission est de contribuer au rayonnement des travaux de la relève en science politique, en plus d’offrir aux étudiant.e.s une plateforme crédible pour l’analyse des enjeux politiques et sociaux actuels. Un axe tout aussi fondamental de sa mission, et qui de surcroît lui consacre son originalité, est la possibilité qu’elle offre aux étudiant.e.s de se familiariser aux normes professionnelles de la publication scientifique, le tout sans compromettre la rigueur scientifique. Cette dernière est assurée par le suivi d’un processus de révision par les pairs à double insu. Les textes publiés dans la section « Actes de colloque » ont tous été présentés lors du 11 e Colloque étudiant du CAPP (16-17 mai 2018 à Québec) et ont été soumis postérieurement à la Revue. Les auteur.e.s ont eu l’occasion de les modifier en fonction des commentaires qu’ils ont reçus lors du colloque, ainsi que de la part de l’équipe éditoriale de la Revue. Les textes publiés dans la section « Article » ont tous fait l’objet d’une révision par les pairs à double insu. Chacun des manuscrits ont été évalués par au moins deux membres du Comité d’évaluation de la revue, constitué ad doc par le Comité de direction afin de procéder à l’examen des propositions reçues. Les évaluateur.trice.s sont des étudiant.e.s gradué.e.s, des stagiaires post-doctoraux ou des membres de corps professoraux d’universités reconnues. Toutes ces personnes ont été jugées pertinentes et compétentes pour s’acquitter de la tâche qui leur était demandée. Nous tenons à les remercier chaleureusement pour cet investissement en temps et en énergie.

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REGARDS POLITIQUES Revue scientifique étudiante de science politique

Département de science politique Pavillon Charles-De Koninck

1030, avenue des Sciences-Humaines Université Laval

Québec (Québec) G1V 0A6 [email protected]

www.regardspolitiques.com www.facebook.com/revueregardspolitiques

Créée à l’automne 2016, la revue Regards politiques est une publication généraliste de science politique administrée par et pour les étudiant.e.s. Sa mission est de contribuer au rayonnement des travaux de la relève en science politique, en

plus d’offrir aux étudiant.e.s une plateforme crédible pour l’analyse des enjeux politiques et sociaux actuels. Un axe tout aussi fondamental de sa mission, et qui

de surcroît lui consacre son originalité, est la possibilité qu’elle offre aux étudiant.e.s de se familiariser aux normes professionnelles de la publication

scientifique, le tout sans compromettre la rigueur scientifique. Cette dernière est assurée par le suivi d’un processus de révision par les pairs à double insu.

Les textes publiés dans la section « Actes de colloque » ont tous été présentés lors du 11e Colloque étudiant du CAPP (16-17 mai 2018 à Québec) et ont été soumis postérieurement à la Revue. Les auteur.e.s ont eu l’occasion de les modifier en

fonction des commentaires qu’ils ont reçus lors du colloque, ainsi que de la part de l’équipe éditoriale de la Revue.

Les textes publiés dans la section « Article » ont tous fait l’objet d’une révision par les pairs à double insu. Chacun des manuscrits ont été évalués par au moins deux membres du Comité d’évaluation de la revue, constitué ad doc par le Comité de

direction afin de procéder à l’examen des propositions reçues. Les évaluateur.trice.s sont des étudiant.e.s gradué.e.s, des stagiaires post-doctoraux ou

des membres de corps professoraux d’universités reconnues. Toutes ces personnes ont été jugées pertinentes et compétentes pour s’acquitter de la tâche qui leur était demandée. Nous tenons à les remercier chaleureusement pour cet investissement

en temps et en énergie.

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Les recensions critiques publiées dans ce numéro ont fait l’objet d’une

appréciation sommaire par l’équipe éditoriale.

Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) et Bibliothèque et Archives Canada, 2018

La revue est également indexée, entre autres, aux collections de la Bibliothèque de l’Université Laval et de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec. La Revue encourage les auteur.e.s à faire circuler librement leurs textes, notamment

par l’archivage dans des dépôts institutionnels.

CRÉDITS

Le comité de direction : Philippe Dubois Cécile Gagnon

Révision linguistique du numéro :

Gabriel Laurence-Brook Philippe Dubois

Mise en page du numéro: Philippe Dubois (interne)

Alice Beaubien (couverture) Selon un concept de Cécile Gagnon

Logo de la revue:

Cécile Gagnon

La Revue tient à remercier : L’équipe du Centre d’analyse des politiques publiques (CAPP) de

l’Université Laval, et plus particulièrement Madame Lisa Birch,

professeure associée et directrice exécutive du CAPP.

Commentaires et suggestions :

Nous vous invitons à communiquer avec nous, par courriel, à l’adresse

suivante : [email protected]

La responsabilité de la teneur et du contenu des textes, y compris des bibliographies, incombe uniquement à leurs auteur.e.s. S’inspirant de la

philosophie du libre accès au savoir, Regards politiques rend accessibles gratuitement les textes publiés en ses pages sur son site Internet et encourage les

auteurs à faire circuler librement leur production scientifique. Ces derniers conservent d’ailleurs l’entièreté des droits sur leurs écrits publiés dans le cadre de

ce projet.

La réalisation de ce numéro a été rendue possible grâce à la généreuse contribution de nos partenaires. L’équipe du Comité de direction désire remercier

chaleureusement le Département de science politique, la Faculté de sciences sociales, le bureau de la vie étudiante ainsi que la Fondation, tous de l’Université

Laval, ainsi que la Confédération des associations d'étudiants et étudiantes de l'Université Laval (CADEUL) et la Coop Zone. Nous reconnaissons aussi la

généreuse participation financière de la Société québécoise de science politique (SQSP).

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REGARDS POLITIQUES REVUE SCIENTIFIQUE ÉTUDIANTE DE SCIENCE POLITIQUE

ET LE

PRÉSENTENT LES ACTES DU

11e Colloque étudiant du Centre d’analyse des politiques publiques

de l’Université laval

VOLUME 2 NUMÉRO 1 AUTOMNE 2018

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TABLE DES MATIÈRES

Articles La 4e crise paradigmatique du mouvement souverainiste : La chute du Bloc Québécois Mélanie Boyer, Université du Québec en Outaouais

6

Usages et limites du modèle de la « cartellisation » des partis politiques dans l’étude des « droites radicales » au Canada et en Europe Gauthier Mouton, Université du Québec à Montréal

44

La prorogation de 2008 : Un rappel de la précarité de notre Constitution Vincent Boulay, Université Laval

65

Dossier spécial – Actes du 11e Colloque étudiant du Centre d’analyse des politiques publiques (CAPP)

Les politiques de développement régional au Québec : Une analyse temporelle en trois concepts-clés Catherine Cloutier-Lampron, Université Laval

92

Le guichet associatif du Secours populaire à Bordeaux : Aux marges de l’État providence Yacine Boukhris-Ferré, Institut d'études politiques de Bordeaux

111

Défis de mise en œuvre des politiques agricoles au Togo : Le cas du Projet national de promotion de l’entrepreneuriat rural (PNPER) Kossi Adandjesso, Université Laval

149

Recensions critiques Huvé, Sophie. 2015. La Russie et l'ONU : L'Organisation des Nations unies, cadre et instrument de la politique extérieure russe. Jessy Benoit, Université de Sherbrooke

165

Davies, William. 2015. The Happiness Industry : How the Government and Big Business Sold Us Well-Being Jonathan Riendeau, Université Laval

169

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___________________________________________ Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018) ISSN 2560-7707 (Imprimé)/ISSN 2560-7715 (En ligne) © Les Auteur.e.s des contributions publiées en ces pages Distribué en libre accès sous licence Creative Commons

 

6

ARTICLE

La 4e crise paradigmatique du mouvement souverainiste. La chute du Bloc Québécois.

Mélanie Boyer*

RÉSUMÉ. Dans cet article, il est question d’explorer comment les principes de la théorie du changement en U de Thomas Kuhn, amalgamés aux différentes définitions du changement social d’auteurs classiques comme Alain Touraine, pourraient permettre de circonscrire les différentes phases du nationalisme québécois. L’objectif est double : d’abord, identifier ces phases de façon scientifique; et dresser un portrait de la dernière crise paradigmatique à laquelle la société québécoise tente toujours de s’adapter. MOTS CLÉS. Politique, Québec, Souveraineté, Nationalisme, Kuhn, Courbe en U, Mouvement social, Bloc Québécois, Parti québécois.

                                                                                                                         * L’auteure est doctorante en sciences sociales appliquées à l’Université du Québec en Outaouais, et enseigne l'économie politique à l'Université de Hearst (Ontario). Elle détient un baccalauréat de l'Université de Montréal en sciences politiques et économiques et a complété une maîtrise sur l’identité québécoise. Madame Boyer a également étudié le droit à l'Université Laval. Avant de poursuivre ses études doctorales, elle a travaillé près de 15 ans au Parlement canadien. Courriel : [email protected]

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BOYER – LA 4e CRISE DU MOUVEMENT SOUVERAINISTE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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Introduction

Le 2 mai 2011 se tenait le 41e scrutin général fédéral au Canada. Pour la première fois depuis sa création en 1990, les Québécois n’ont pas élu une majorité de députés du Bloc Québécois (BQ) au Parlement. En effet, des 75 sièges québécois à la Chambre des communes, le BQ n’en a récolté que quatre. Le BQ est un parti fédéral souverainiste représentant exclusivement le Québec. Il a été cofondé à la suite de l’échec de l’Accord du lac Meech par une coalition de députés, avec à sa tête le progressiste-conservateur Lucien Bouchard. Ses statuts précisent que le parti a le mandat de défendre les intérêts du Québec dans les instances fédérales jusqu’à la réalisation de la souveraineté (BQ, 1991). Opposition officielle dès sa première élection en 1993, le BQ a bénéficié jusqu’en 2011 d’un appui constant de l’électorat québécois (Élections Canada, 2015).

Les résultats de 2011 ont causé une commotion au sein du mouvement souverainiste, forçant le départ du chef du Bloc, Gilles Duceppe. Plusieurs facteurs ont été avancés pour comprendre la défaite, mais aucun, à lui seul, ne peut l’expliquer complètement. Alors que certains l’ont simplement justifié par «  le résultat d’une tempête parfaite  » (Lisée, 2014)  ; d’autres ont prétendu que ce résultat serait plutôt dû au fait que le BQ n’a pas su se remettre en question, notamment quant à son rôle au sein du mouvement souverainiste (Paillé, 2011). Cette défaite, selon Daniel Paillé, ancien ministre péquiste et successeur de Gilles Duceppe en 2011, n’est pas seulement celle du BQ : elle doit être encaissée par «  tout le mouvement souverainiste  » (Paillé, 2011). Ce que corroborent les résultats des deux élections subséquentes – l’élection générale québécoise de 2012 et le scrutin fédéral de septembre 2015 – qui n’ont pas permis aux deux principaux partis souverainistes de reconquérir leur électorat.

Au Québec, les deux grands partis politiques sont le Parti québécois (PQ), un parti souverainiste, et le Parti libéral du Québec (PLQ), un parti fédéraliste. Or, depuis une vingtaine d’années, on note une hausse importante du nombre de tiers partis dans l’ensemble des pays démocratiques (SRC, 2012), y compris au Canada et au Québec.

Il en est ainsi, notamment, à cause du mode de scrutin uninominal à un tour, des règles parlementaires qui établissent les ressources et les pouvoirs des partis politiques en fonction du nombre de sièges obtenus, du financement des partis politiques et de la réticence des citoyens pour les

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BOYER – LA 4e CRISE DU MOUVEMENT SOUVERAINISTE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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gouvernements de coalition (Brun, 1994  ; Bernard, 2005  ; Charlot, 1998  ; Laponce, 1962  ; Martin, 2006  ; Migneault, 2010). Ce phénomène serait aussi dû à la baisse générale de la confiance envers les «  vieux partis » et, au Québec, à une adéquation dans la représentation de l’enjeu de la souveraineté par le parti dominant, le PQ (SRC, 2012).

Dans le système parlementaire canadien et québécois, pourtant, les tiers partis sont désavantagés et «  peuvent rarement bénéficier d’une transposition fidèle des votes obtenus en nombre de sièges  » (Martin, 2006). Dès lors, malgré leur légitimité, leur présence sur la scène politique québécoise divise le vote souverainiste, souvent au profit de l’autre grand parti, le PLQ. En effet, la sous-représentation politique des tiers partis souverainistes, conjuguée à l’absence d’une culture de gouvernements de coalition, fait en sorte qu’une multiplication des partis politiques souverainistes rend difficile l’atteinte d’une majorité de sièges nécessaire pour amorcer le processus démocratique menant à la souveraineté du Québec.

On pourrait dire que l’ensemble du mouvement souverainiste, depuis plus de 20 ans, évoluerait dans une phase centrifuge du nationalisme québécois, caractérisée par des conflits internes qui effritent la légitimité du PQ et du BQ en tant que véhicules phares de la souveraineté. En ce sens, le 2 mai 2011 s’est révélé être une crise pour l’ensemble du mouvement souverainiste. Serait-ce «  La fin d’un cycle  » (2012)  ?

Au fait, il s’agit d’une crise de quoi et par rapport à quoi  ? La fin de cycle suppose qu’il y ait effectivement un cycle, alors quelles en sont les phases et comment les définir  ? L’objectif de cet article est donc de tenter de comprendre ce cycle, et d’asseoir les grandes périodes du nationalisme québécois sur des bases scientifiques plutôt qu’instinctives.

Dans la littérature de l’histoire politique du Québec, il est souvent question de «  paradigmes  » pour déterminer les différentes phases de l’évolution du nationalisme. On parle par exemple du paradigme de la survivance, qui représente la vision sociohistorique du Québec promue notamment par Lionel Groulx  ; ou alors du paradigme néonationaliste, qui désigne la pensée des historiens de l’École historique de Montréal (Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet).

Ces deux paradigmes font référence à des périodes historiques précises. Deux questions s’imposent alors : (1) qu’est-ce qu’un paradigme  ?

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BOYER – LA 4e CRISE DU MOUVEMENT SOUVERAINISTE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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(2) est-il possible, par inférence théorique, d’appliquer ses caractéristiques aux périodes historiques du nationalisme québécois pour en faire un modèle  ?

L’outil que nous privilégions pour répondre à ces questions est la courbe de changement en U de Thomas S. Kuhn (1972), qui illustre sa définition du paradigme scientifique. Nous intégrerons dans ce modèle les concepts de bases de la théorie des mouvements sociaux, qui étudie l’émergence et l’évolution des changements sociaux, de même que leurs conséquences sur une société particulière.

Le processus de changement en U de Thomas Kuhn

Thomas Kuhn est un physicien et philosophe de la science qui s’est notamment intéressé au contexte multidisciplinaire de l’innovation scientifique, en développant sa théorie du changement paradigmatique (paradigm shift) dans son ouvrage culte «  La structure des révolutions scientifiques  » (1972). Il a utilisé la courbe de changement en U pour conceptualiser un changement de paradigme qu’il décrit comme étant :

[…] une forme de métathéorie, un cadre de pensée, à l’intérieur duquel un consensus est réuni pour définir les questions pertinentes qui orientent les expériences à faire, et qui définissent la «  science normale  », jusqu’à ce qu’un changement intervienne, qui plus qu’une théorie, est un changement total de perspective (Kuhn, 1972 : 157).

Cette évolution s’effectue au travers des phases caractéristiques bien définies. À l’origine, la courbe en U a été développée comme outil psychologique et pédagogique, afin de permettre aux intervenants de schématiser un processus comportemental de façon à ce que les gens puissent en prendre conscience et le modifier (Glasl & Ballreich, 2001). Elle a, depuis, été maintes fois reprise et adaptée, tant en sciences pures (Kuhn, 1972  ; Canguilhem, 1977) qu’en sciences sociales (Scharmer & Kaufer, 2013  ; Scharmer, 2016  ; Mahy & Carle, 2011). Thomas Kuhn a été l’un de ceux qui ont adapté la théorie du processus de changement en U au contexte scientifique.

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BOYER – LA 4e CRISE DU MOUVEMENT SOUVERAINISTE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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Selon Kuhn, à partir d’un état de relative stabilité (consensus idéologique et scientifique), la première étape vers un changement de paradigme est la découverte «  d’anomalies, c’est-à-dire de faits qui ne vérifient pas la théorie  » (Kuhn, 1972 : 119).

Figure 1 — Courbe de changement en U selon Thomas Kuhn

Source : Inspirée de la courbe de Thomas Kuhn (1972)

Il y a donc une prise de conscience des problématiques réelles ou potentielles soulevées par ces anomalies, qui mettent en doute le paradigme dans lequel «  l’homme de science  » a évolué jusque-là. À ce moment, le scientifique travaille déjà dans «  un monde différent  », sans pour autant avoir rejeté les bases du paradigme original (Kuhn, 1972 : 170). Cette phase est celle de la prise de conscience collective et du début d’une solidarité, qui permettra éventuellement l’entreprise d’une action collective (Fortin, 2013). On entre alors dans une période expérimentale, un «  chaos créatif  » (Fortin, 2013  ; Mahy & Carle, 2011), visant à explorer, à comprendre et à corriger ces anomalies. Cette remise en question des normes scientifiques du moment provoque une crise référentielle due à l’incohérence entre les normes paradigmatiques en vigueur et la découverte des anomalies. Durant cette

Confrontation. Débat public.

Pré-liminaire

Liminaire — CRISE

Post-liminaire

Remise en question du paradigme

Constat d’anomalies

Exploration & innovation

Diffusion et adaptation

Institutionnalisation

PARADIGME 1 PARADIGME 2

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BOYER – LA 4e CRISE DU MOUVEMENT SOUVERAINISTE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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phase, les adeptes du changement se heurtent à la résistance des défenseurs du statu quo (Crozier & Friedberg, 1977  ; Juignet, 2015  ; Kuhn, 1972  ; Mahy & Carle, 2011  ; Rocher, 1973). Mahy et Carle insistent sur l’importance de l’émergence de quelque chose de nouveau à l’issue de cette crise : le «  développement d’un savoir ou d’un discours qui servira d’outil pour la poursuite de l’objectif ayant fait l’objet de la prise de conscience initiale  » (Mary & Carle, 2011 : 24)

Finalement, on remonte la courbe au fur et à mesure que les acteurs s’adaptent au changement. Cette phase permet la «  réorganisation du système après le chaos […]. On prend position socialement comme nouvelle entité. On fait des choix, on exécute de nouveaux gestes et/ou on diffuse de nouvelles façons de faire  » (Fortin, 2013). En effet, c’est le système en entier qui se transforme puisque «  les perturbations du chaos amènent éventuellement à la déconstruction du système. [Ceci] permet l’établissement de nouvelles interactions et de nouvelles combinaisons, de telle sorte que le système retombe dans un nouvel ordre de niveau supérieur  » (Mahy & Carle, 2011 : 25). C’est la phase d’institutionnalisation du changement.

Le changement de paradigme

Le changement paradigmatique est donc la rupture plus ou moins brusque d’une situation d’équilibre relatif, généralement précédée par une succession de plus petites ruptures aboutissant à un point de non-retour (Kuhn, 1972 et G. Canguilhem, 1977). Selon Kuhn, cette rupture ne peut pas être totale et soudaine, ce qui impliquerait un «  vide référentiel  », impossible dans le processus scientifique. Effectivement, le fait de «  […] rejeter un paradigme sans lui en substituer simultanément un autre, c’est rejeter la science elle-même  » (Kuhn, 1972 : 117). Le passage d’un paradigme à un autre s’effectuerait donc en de multiples ruptures successives passant plus ou moins inaperçues (Canguilhem, 1977). Il serait progressif, mais aboutirait à un moment de bascule où la transformation est radicale et irréversible (Juignet, 2015). Il s’ensuit un «  processus conflictuel  » entre les défenseurs du statu quo et ceux qui souhaitent le changement. La nature de cette lutte est liée au «  désaccord sur les fondements institutionnels dans le cadre desquels [le] changement politique doit s’effectuer et être évalué […]  » (Kuhn, 1972 : 135).

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BOYER – LA 4e CRISE DU MOUVEMENT SOUVERAINISTE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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Effectivement, pour Kuhn, le paradigme relève notamment des valeurs et d’un certain consensus idéologique, il «  ne peut être imposé par aucune autorité supérieure à l’assentiment du groupe intéressé  », sauf en cas de guerre (Kuhn, 1972 : 135). Il s’agit d’un choix, d’une adaptation, une fois le point de non-retour dépassé, lorsqu’il est devenu impératif de choisir un autre paradigme que celui dans lequel on évolue. Ce changement de perspective, et la nouvelle référence idéologique à laquelle il renvoie, rejoindra un nouveau consensus avant de devenir le paradigme dominant d’un nouveau cycle scientifique. La confrontation d’intérêts mène au conflit  ; et sa «  résolution  » entraîne le début d’un processus d’institutionnalisation pour l’atteinte d’un nouveau paradigme.

Le changement social

Le lien entre la problématique de la crise au sein du mouvement souverainiste et la théorie de la révolution scientifique de Kuhn réside dans la conception du changement. En associant la courbe du changement en U et les principales définitions de la théorie du mouvement social, nous avons schématisé les différents cycles paradigmatiques du mouvement nationaliste québécois.

La typologie sur le changement et les mouvements sociaux est variée, et peut dépendre de chaque chercheur et de leur discipline respective (Fillieule, 2009). Olivier Fillieule estime que malgré la grande diversité des notions relatives aux mouvements sociaux, elles tendent toutes vers des points communs, à savoir que «  les mouvements sociaux sont, par définition, intéressés à promouvoir un changement ou à y résister  » (Fillieule, 2009 : 21, notre soulignement). Cette affirmation fait ressortir les trois principales caractéristiques du mouvement social, soit : la présence d’un acteur promoteur de changement, d’un acteur opposé au changement, et d’un conflit généré par ce désaccord.

Nous avons retenu les définitions du mouvement social de quatre auteurs classiques de la théorie des mouvements sociaux, soit Alberto Melucci, Alain Touraine, Donatella Della Porta et Mario Diani.

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BOYER – LA 4e CRISE DU MOUVEMENT SOUVERAINISTE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

13

Alberto Melucci

Selon le grand sociologue italien Alberto Melucci, le mouvement social est d’abord une action collective, c’est-à-dire un «  […] ensemble d[e] conduites conflictuelles dans un système social [qui] implique la lutte de deux acteurs, dont chacun se caractérise par une solidarité spécifique et s’oppose à l’autre pour l’appropriation et la destination de valeurs et ressources sociales  » (Melucci, 1978 : 38). Les acteurs doivent donc être en mesure de s’identifier par rapport à l’autre et au conflit, en fonction de leur «  langage [et de leur] système culturel  » (Melucci : 1980 : 207).

Or, un mouvement social n’est pas uniquement une action collective. Il s’en distingue lorsque le conflit en question «  dépasse les limites du système politique ou du système organisationnel considéré  » (Melucci, 1978 : 39). Un mouvement social impliquerait donc une action collective, mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Melucci établit trois types d’actions collectives (politiques, revendicatrices et de classe), qui réfèrent chacun à un «  système  » dont les frontières doivent être franchies pour que l’action collective en question puisse être considérée comme un véritable changement social.

Dans le contexte du cadre théorique de Melucci, le changement social de paradigme attribuable à l’évolution du nationalisme serait le mouvement social revendicatif. Melucci le définit comme étant un :

[…] ensemble d’actions collectives visant à lutter contre le pouvoir qui gère un système de normes et de rôles, dans le but d’une répartition différente des ressources et une redistribution des rôles. Cette lutte tend à casser les limites institutionnelles de l’organisation et à dépasser le cadre normatif (Melucci, 1978 : 38).

On reconnaît ce phénomène au caractère «  non négociable des objectifs et [à] l’incompatibilité des formes d’action adoptées, par rapport aux mécanismes [actuels] assurant la reproductivité du système  » (Melucci : 1980 : 206).

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BOYER – LA 4e CRISE DU MOUVEMENT SOUVERAINISTE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

14

Alain Touraine

L’œuvre d’Alain Touraine s’étend sur plus d’un demi-siècle. Ainsi, nous tenterons de synthétiser les principaux éléments nous permettant d’expliquer le lien que nous établissons entre le mouvement social et le changement de paradigme.

Pour Touraine, donc, le mouvement social incarne une forme particulière d’actions conflictuelles, essentielles pour la reproduction ou le changement social. Elles s’inscrivent dans un processus en constant équilibre entre l’ordre établi (synchronique) et le changement (diachronique) (Touraine, 1973). À l’instar de Melucci avec son concept d’action collective, Touraine établit également des niveaux d’actions conflictuelles en fonction de leur nature et de l’implication des acteurs. Ce sont ces critères qui détermineront si la lutte fait partie d’un mouvement social ou non. Le type de changement qui nous intéresse, dans le contexte du nationalisme québécois, ne fait pas référence à une organisation (niveau organisationnel), ni à une transformation des rapports de classes (niveau sociétal). En fait, de la plume même de Touraine, les luttes nationalistes ne sont pas, en soi, des luttes historiques (luttes menant à un changement des rapports de classe), parce que «  […] le problème considéré ici est celui de la direction du changement et non celui de la domination sociale  » (Touraine, 1978 : 140). Il s’agit d’un changement institutionnel dans la théorie touranienne.

Bien que nous ne soyons pas en accord avec cette interprétation du nationalisme, nous retenons tout de même la catégorie de changement social à laquelle il est identifié par Touraine, puisque ce changement peut inclure un nationalisme indépendantiste.

Afin de distinguer le changement social de l’action conflictuelle, Touraine a établi trois principes de représentation, qui doivent être clairement identifiés et identifiables dans le contexte social abordé. D’abord, la lutte doit être menée au nom d’une population concernée et doit être concrètement organisée, afin que le conflit se précise, que «  le mouvement parvienne à une certaine intégration et que les acteurs soient conscients d’appartenir à un groupe au-delà du cercle militant (principe d’identité [I])  » (Touraine, 1978 : 114). Deuxièmement, la lutte doit être menée contre un adversaire qui peut être représenté par un groupe social même si celui-ci est défini en termes plus abstraits. Les acteurs doivent donc «  pouvoir définir leur adversaire dans le contexte de la lutte (principe d’opposition [O])  »

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BOYER – LA 4e CRISE DU MOUVEMENT SOUVERAINISTE

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(Touraine, 1978 : 114). Finalement, la lutte doit «  représenter un problème social concernant l’ensemble de la société  » (Principe de totalité [T]) (Touraine, 1978 : 115). Grâce à l’amalgame de ces éléments, les acteurs impliqués dans un mouvement social ne poursuivent plus de buts spécifiques et internes à leur situation d’acteur, mais ils commencent plutôt à se regarder eux-mêmes comme faisant partie d’un processus de changement (ou de résistance) beaucoup plus vaste (Touraine, 1984).

Donatella Della Porta et Mario Diani

Les deux sociologues européens Donatella Della Porta et Mario Diani, renommés pour leurs études sur la dynamique complexe et l’évolution des mouvements sociaux, présentent ceux-ci comme étant «  a distinct social process, consisting of the mechanisms through which actors engaged in collective action: are involved in conflictual relations with clearly identified opponents; are linked by dense informal networks; share a distinct collective identity  » (Della Porta & Diani, 2006 : 20). On constate, dans leur définition, des similitudes avec les critères avancés précédemment par les autres auteurs, notamment, les termes de relation conflictuelle, d’action collective, d’adversaires et d’identité collective. Le concept d’identité est effectivement très important chez Della Porta et Diani, qui estiment qu’un mouvement social ne peut émerger sans un développement identitaire collectif, incarné au-delà d’initiatives spécifiques. En se référant eux-mêmes à Alain Touraine, les auteurs expliquent que cette identité : «  […] brings with a sense of common purpose and shared commitment to a cause, which enables single activists and/or organizations to regard themselves as inextricably linked to other actors, not necessarily identical but surely compatible, in a broader collective mobilization  » (Della Porta & Diani, 2006 : 21). En effet, Touraine avait écrit que «  le mouvement de l’action [doit] transcende[r] ses déterminations particulières, comme la foi dépasse l’église et l’élan révolutionnaire le parti  » (Touraine, 1965 : 227).

Adaptation de la courbe en U : exercice d’inférence théorique

Les définitions et les facteurs d’émergence d’un mouvement social des auteurs nous ont permis d’adapter la courbe de Kuhn, en y intégrant des éléments de la théorie sociologique des mouvements sociaux. Voici le schéma de cette adaptation.

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Figure 2 — Amalgame de la courbe en U et de la théorie des mouvements sociaux.

Source : Adaptation de la courbe de Thomas Kuhn (1972)

Les phases demeurent strictement les mêmes, cependant, nous avons introduit l’aspect qualitatif de la remise en question du paradigme normal en spécifiant qu’elle se concrétise par une «  suite de petites ruptures  ». Ensuite, nous avons intégré la notion centrale de «  limite du système  », ce point de non-retour forçant l’évolution vers un autre paradigme. Ainsi, la première partie de la courbe se situe à l’intérieur du système au sein duquel le changement émerge, et le conflit se transporte ultérieurement à l’extérieur après en avoir franchi les limites.

Avant de poursuivre, nous voudrions faire deux remarques quant à notre interprétation de la courbe en U. D’abord, malgré ses phases évolutives définies, il est important de préciser que la durée de vie d’un paradigme comme univers idéologique et normatif correspond plutôt à la période située entre deux crises. Corolairement, la transposition historique

Confrontation. Débat public.

Pré-liminaire

Liminaire - CRISE

Post-liminaire

Remise en question du ..paradigme

Constat d’anomalies

Exploration - innovation

Suite de petites ruptures

Diffusion et adaptation

Institution-nalisation

Intra-systémique Dépasse les limites du système

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des grandes périodes du nationalisme sur la courbe de changement en U nous impose l’ajout d’un élément temporel à la courbe. Ainsi, le cycle paradigmatique ne serait plus une simple courbe en U, mais bien une courbe sinusoïdale, illustrant l’aspect continu du changement social.

Les crises du nationalisme québécois

Notre cadre théorique nous permet désormais d’appliquer les éléments de la courbe en U aux diverses phases du nationalisme québécois et à ses crises, afin d’offrir des pistes d’explication quant à leur émergence et à leur signification historique.

La cr ise 1 : la Conquête .

De la naissance du Canada français à la cr i se de la Conquête .

Dès l’arrivée des Français sur le territoire de la Nouvelle-France, ces derniers étaient voués à se forger une nouvelle identité. Déracinés, le contexte de colonisation allait contribuer à cette évolution. Certains diront que la dispersion de la population et la grandeur du territoire ne permettent pas le développement d’une conscience identitaire forte (Fernand Dumont, 1993  ; Gérard Bouchard, 1995). Chose certaine, les Canadiens français ne sont plus seulement des Français.

Au sujet de la construction identitaire, la grande majorité des penseurs – autant les adeptes du modèle de la survivance que des Écoles historiques de Montréal et de Laval – considéraient que la nation socioculturelle canadienne-française existait avant la Conquête, et que les événements de 1759-1760 ont simplement validé son caractère distinct. En effet, «  [a]ux lendemains de la Conquête, la présence de l’Anglais, la rupture d’avec l’ancienne société globale vont provoquer évidemment un renforcement du sentiment de différence  » (Dumont, 1973 : 18). À la suite de la Conquête, deux peuples (trois, avec les Autochtones que l’on ne considérait pas comme tels à l’époque) cohabitaient sur le territoire du Canada français.

Dès lors, si l’on considère l’appropriation d’un territoire comme étant un mode de création identitaire, l’avènement d’une nation conquérante freine ce processus et menace l’émancipation de l’autre. Ce serait donc par la menace de disparaître, d’être envahi et assimilé, qu’auraient possiblement émergé les conditions sociologiques favorables au développement d’une

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conscience nationale et d’un vouloir-vivre ensemble de la part des Canadiens français. Le territoire de la Nouvelle-France serait devenu, plus que jamais, un espace collectif hautement significatif, un «  espace vécu et même intensément vécu où l’identité se crée par le territoire, le droit du sol étant primordial sur le droit du sang  » (Frémont, 1999 : 25).

Cette crise, contrairement aux autres recensées dans ce document, n’a pas été préparée ou mûrie en constatant des anomalies dans le paradigme colonial français. En fait, elle a été provoquée par une guerre, par une Conquête. Ainsi, nous sommes passés du paradigme 1 directement à la crise, et le conquérant a immédiatement institutionnalisé les modalités d’un nouveau paradigme quant au statut identitaire des Canadiens français.

La suprématie des Anglais dans toutes les sphères d’activités aurait donc provoqué un changement des normes sociales et de l’idéologie, dans la façon dont les Canadiens français se concevaient eux-mêmes, et surtout dans la manière de le vivre et de l’exprimer. Il faut survivre collectivement, d’où le terme de «  survivance  ».

La survivance implique d’emblée une résistance relativement passive face au conquérant, dans le but de conserver le mode de vie canadien-français caractérisé par la religion, l’agriculture et la langue française. On souhaitait une cohabitation pacifique des deux nations. Effectivement, «  jusque dans les années 1950-1960, la tradition historiographique canadienne-française […] véhiculait, depuis un bon moment déjà, une représentation de surcroît – “miracle de la survivance” – qui unissait en une perspective commune ces trois fondements de l’identité nationale […]  » (Lamarre, 2009 : 42-43  ; voir également J. Leclerc, 2015). Gérard Bouchard a également défini la survivance comme étant :

[…] la conscience d’un péril et d’une fragilité collective, un sentiment d’angoisse et d’humiliation source de ressentiment, des réactions d’impuissance prenant la forme tantôt de stratégies défensives, tantôt d’utopies un peu échevelées (la construction du Nord, le messianisme continental...), un état permanent d’alerte constitutionnelle ponctué de défaites, la conviction de devoir assurer la survie culturelle au détriment du développement économique et social (Bouchard, 1995 : 10).

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Dans ce contexte d’instabilité identitaire – pour le dire ainsi –, le clergé avait un rôle central de protection, de conservation et de représentation de la minorité canadienne-française catholique en situation d’oppression. Le Chanoine Lionel Groulx résume la place de l’Église de la façon suivante :

À qui observe le Canada d’autrefois, deux cadres sociaux, ou mieux, deux institutions s’offrent en relief : la famille, la paroisse… C’est à l’Église pourtant que la famille canadienne doit le meilleur de soi… […] Ainsi, la paroisse se prend figure d’une entité sociale et, nous dirions même politique, presque complète, qui, à la rigueur, pourrait vivre de sa seule vie… (Groulx, 1960 : 286).

C’est donc dans cet état d’incertitude économique, sociale, politique et culturelle, provoquée par la crise de la Conquête, que la nouvelle idéologie de survivance, qui encadre le vivre-ensemble sur le territoire, s’est développée. Le début d’une solidarité sur des bases d’homogénéité culturelle, soit, mais également sur une puissante volonté d’autoconservation.

Les «   non-cr i ses   » du paradigme de la survivance .

Entre la Conquête et la Révolution tranquille, plusieurs événements marquants se sont produits. Or, afin de respecter la définition du mouvement social, ces conflits doivent dépasser les limites du système et ébranler le processus de reproduction social. Or, autant la venue du gouvernement responsable (1848) que l’acte fédératif de 1867 ne correspondent pas à ce critère du point de vue de l’évolution du nationalisme – et encore moins le Traité de Westminster de 1931.

Les propos de Louis Balthazar (1986) à cet égard, sont plutôt éclairants. Il explique notamment que, pour l’Angleterre, la Constitution de 1867 était «  une sorte de “souveraineté-association”  » (Balthazar, 1986 : 41). En effet, le lien avec l’Empire britannique a été conservé, du moins du côté des Canadiens anglais, ce qui fait dire à Balthazar que «  [l]e Canada qui se constitue en pays en 1867 est donc essentiellement une “non-nation”  » (Balthazar, 1986 : 61). Les Canadiens se considèrent encore comme des

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sujets britanniques (même John A. Macdonald  !), ce qui «  laisse croire que son prétendu nationalisme n’est pas autre chose que la consolidation de l’espace britannique en Amérique du Nord  » (Balthazar, 1986 : 63). En fait, pour les Canadiens anglais, il ne semble pas que cette nouvelle organisation ait changé leur sentiment d’appartenance à la mère patrie.

Vers la cr i se : l ’autonomisme inst i tut ionnal isé .

Vers la fin de la Deuxième guerre mondiale, Maurice Duplessis revient au pouvoir après avoir passé quelques années comme chef de l’Opposition officielle à l’Assemblée nationale (1939 à 1944). Il a été réélu aux élections de 1944, et son règne s’est prolongé jusqu’à sa mort en 1959.

Malgré les épithètes justifiées de son passage au gouvernement («  La grande noirceur  »), sur le plan constitutionnel, Duplessis a été un premier ministre très nationaliste : luttant pour le respect du pacte fédératif de 1867 et contre l’envahissement du gouvernement fédéral dans les champs de compétence du Québec (Lemieux, 1998 : 37). Des gestes concrets ont été posés dans le but d’affirmer cette autonomie par rapport au gouvernement central. Cependant, cette lutte n’avait pas pour but de changer les relations sociales ou de modifier la représentation et l’orientation de l’historicité. Elle était plutôt restreinte sur le plan institutionnel, à l’intérieur du système politique lui-même. Denis Monière l’affirme très clairement lorsqu’il dit que : «  L’autonomie n’est pas conçue comme la capacité d’innover, de changer des choses, c’est le droit de résister aux changements et de préserver le statu quo social  » (Monière, 2001 : 106).

C’est pourquoi cette période ne représente pas encore un changement de paradigme, et participe toujours, selon nous, du paradigme précédent, d’un nationalisme traditionnel. Or, l’aspect plus proactif des politiques gouvernementales québécoises mérite de distinguer cette période de l’idéologie de la survivance, mais il ne s’agit pas encore d’une crise.

La cr ise 2 : la Révolut ion tranqui l l e .

En études québécoises, le fait que la Révolution tranquille ait été le point de rupture avec l’idéologie traditionnelle (de survivance) fait pratiquement l’unanimité. Il y aurait donc eu une espèce de transformation sociale, un certain processus qui, selon le politologue Denis Monière, «  a

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génér[é] une dynamique de changement affectant tous les secteurs de la société québécoise : politique, économique, social, syndical, culturel, religieux et national  » (Monière, 1977 : 308-309).

En effet, «  l’ère du conservatisme clérico-politique et de l’immobilisme social et intellectuel  » (Monière, 1977 : 308) prenait fin pour laisser place à un «  renouvellement [des] mythes fondateurs et à l’émergence de mythes projecteurs, [notamment] : la modernité, l’américanité, la laïcité, le développement (le “rattrapage”), l’ascension des Canadiens français dans le monde des affaires, la souveraineté politique, la “québécitude”  » (Bouchard, 2007 : 10).

Gérard Bouchard prétend également que les événements qui constituent la Révolution tranquille auront permis une évolution du nationalisme québécois du modèle de «  survivance  » vers un «  paradigme de l’émergence  » (Bouchard, 1995 : 82). Pour la première fois, les Québécois se projetaient dans l’avenir au lieu de tenir un discours passif, et un certain consensus émanait de cette volonté d’avancer, de se transformer. Ce nouveau paradigme dit d’émergence est plus communément appelé le néonationalisme.

L’ensemble de ces bouleversements aurait donc favorisé un changement de perspective des Canadiens français face à leur propre identité et à leur statut socioéconomique et politique minoritaire. Du coup, une rupture s’est orchestrée entre les deux nationalismes (canadien et canadien-français) qui, jusque-là, cohabitaient sur un même territoire. Ce vieux rêve binationaliste d’égalité entre les deux peuples fondateurs, que chérissait notamment Lionel Groulx, s’est transformé en rêve nationaliste purement québécois.

L’émergence d’un nouveau projet social et politique, dont le spectre allait de «  Maître chez nous  » à l’indépendance juridique, a complètement modifié la vision que les Québécois avaient d’eux-mêmes. Collatéralement, cela a influencé le rapport qu’ils avaient avec le territoire. Simon Langlois illustre ce passage de minorité nationale (canadienne) à majorité nationale (québécoise) par le fait qu’en devenant «  maîtres chez eux  », l’Autre (le Québécois anglophone) devenait «  minoritaire dans le nouvel univers de référence québécois qui s’est mis en place [à partir] des années 1960  » (Langlois, 2011 : 44).

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Un changement important s’amorçait dans la façon de comprendre et de vivre l’identité canadienne-française. Mais quoi exactement  ? Ce n’est pas la nature de la lutte qui a changé, puisque l’objectif est toujours de trouver une solution à l’émancipation des Canadiens français (devenus Québécois) dans le contexte d’une domination anglophone (T). En effet, ce serait plutôt la définition que les Québécois ont d’eux-mêmes, et de l’adversaire dans ce conflit, qui a évolué.

L’illustration la plus efficace vient du cadre théorique d’Alain Touraine (1978) décrit précédemment (modèle I-O-T). En effet, les acteurs canadiens-français minoritaires et subordonnés (I) sont soudés par cette volonté de survivre à l’envahisseur : ils veulent conserver leur langue et leur culture, le droit de vivre comme la nation qu’ils incarnent sur ce territoire de la Nouvelle-France. Ainsi, lors de la Révolution tranquille, ces (I) se transforment en Québécois (I’) dont plusieurs rejettent la vision traditionnelle du nationalisme de survivance, souhaitent se réapproprier leur État et considèrent l’indépendance politique et juridique de leur nation. Ce sont les mêmes acteurs, mais dans des paradigmes différents. (I) et (I’) ont toujours l’adversaire commun représenté par l’Anglais (O). (O) n’a pas changé non plus, il a seulement changé de nom en personnalisant désormais l’État fédéral, précisant l’aspect politico-juridique de l’opposition. Cet opposant dominateur (O) se transforme, au Québec, en un adversaire politique qu’il est devenu non seulement possible d’affronter, mais qui est désormais minoritaire en territoire québécois (O’). En tout temps, les acteurs ont en commun l’enjeu (T) de leur conflit.

Cette quête identitaire est intrinsèquement liée aux bouleversements sociopolitiques qu’a connus le Québec, et à cette idéologie d’émancipation et d’autonomisation (empowerment) qu’incarne ce nouveau paradigme (néonationaliste).

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Figure 3 — Illustration de l’identité québécoise lors de la Révolution tranquille d’après le cadre théorique d’Alain Touraine

Source : Adaptation du schéma d’Alain Touraine (1978)

Il s’est ainsi formé «  un large consensus concernant la nécessité d’une nouvelle “configuration symbolique” pour exprimer la conscience collective francophone québécoise alors canalisée vers leur affirmation nationale […]  » (Bouchard, 2007 : 10-11). Cette volonté de changement s’est traduite par une rupture, «  […] alors qu’on passait d’un nationalisme axé sur les Canadiens français à un nationalisme québécois […]  » (Boucher, 1992 : 102). Ainsi, même si ce changement terminologique (Canadien français à Québécois) peut paraître anodin, il résume l’ensemble de la pensée de l’École historique de Montréal en rejetant d’emblée toute référence à l’idée traditionnelle d’un nationalisme «  canadien  » français. Le Québec n’essayait plus d’être considéré comme un égal, il aspirait désormais à l’autonomie, à l’indépendance. Au fil des événements, ces deux nationalismes sont tout simplement devenus irréconciliables (Rocher, 2007 : 7).

L’inst i tut ionnal isat ion du paradigme néonat ional i s t e .

La plupart des grandes phases du nationalisme québécois font généralement l’objet d’un consensus chez les auteurs, à quelques exceptions près. Ainsi, alors que certains marquent l’entrée du paradigme (2) de l’École historique de Montréal avec la création du PQ ou le référendum de 1980,

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nous proposons plutôt d’utiliser la victoire du PQ en 1976 comme moment d’institutionnalisation et de changement officiel de paradigme. Nous appuyons cette affirmation en citant le principe du sociologue Jean-Marc Fontant selon lequel l’action d’un mouvement devient un mouvement social : «  en s’institutionnalisant  » (Fontant, 2006 : 408).

L’accession au pouvoir du Parti québécois, surtout dans le contexte de l’effervescence de la Révolution tranquille, a créé énormément d’attentes (tant auprès de la population que des élites). On a pensé, réfléchi, débattu sur la question de l’identité québécoise, ses leviers, ses moyens, sa différence et sur les solutions possibles pour assurer sa pérennité. Évidemment, la façon d’utiliser ce pouvoir, et les objectifs que devrait poursuivre ce nouvel État québécois ne font pas nécessairement consensus quand vient le temps de discuter du statut politique du Québec. En effet, même avec la plus grande conviction nationaliste, cette appropriation de l’État était significative seulement si le système fédératif était modifié de façon à donner un sens et une portée particulière à ce pouvoir. Il y a donc eu, assez rapidement après 1976, une constatation des «  faiblesses  » du discours souverainiste, notamment sur la capacité du Québec d’obtenir les outils pour s’épanouir en tant que nation.

Une sui te de pet i t es ruptures

Après 1976, plusieurs événements ont remis en question les principes néonationalistes selon lesquels le Québec n’avait qu’à réaliser la souveraineté pour être en mesure de contrôler ses propres outils d’épanouissement politique, économique et socioculturel. Les indépendantistes ont sans doute réalisé que les «  normes  » de l’École historique de Montréal étaient d’une logique implacable, mais que leur application était certainement moins évidente que Séguin (1977, 1987) ne l’avait laissé paraître. Cette dissociation a créé beaucoup de tensions au sein du mouvement souverainiste québécois. La popularité de la position indépendantiste inconditionnelle a effectivement contribué à transformer le nationaliste en opposant pour le souverainiste québécois. Cette opposition fratricide, pourrait-on dire, s’est renforcée tout au long de la période inter-référendum (1980 à 1995), lorsque tous devaient se positionner par rapport à la série d’événements constitutionnels caractérisant cette décennie.

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La cr i se 3

Meech e t l e ré f érendum de 1995 (1990-1995)

La valeur centrale du mouvement souverainiste est la volonté de faire du Québec un pays pour ainsi assurer l’épanouissement et la survie de la nation québécoise. Or, ce concept de souveraineté est à la fois vague et précis. En effet, l’indépendance du Québec est une situation bien concrète, mais l’ensemble des conditions qui entourent l’accession à la souveraineté le sont beaucoup moins. Les échecs des Accords du lac Meech ont sacralisé l’opposant fédéral élargi (gouvernement central et ceux des autres provinces anglophones), et la défaite du référendum de 1995 a fait réaliser aux plus ardents souverainistes que malgré tous les «  affronts  » constitutionnels subis entre 1976 et 1995, les Québécois eux-mêmes ne voyaient toujours pas «  l’urgence  » de l’indépendance.

Le nationalisme (survivance et autonomisme), qui a jadis été l’idéologie dominante au Québec, a évolué lors du changement vers le paradigme néonationaliste en une forme plus proactive. La polarisation des réactions, mais surtout de l’idéal de réaction, par rapport aux différents conflits constitutionnels des années 1980 a réellement creusé le fossé entre les nationalistes (I), les souverainistes (I’) et les souverainistes inconditionnels qui estiment que seule l’indépendance permettrait de résoudre définitivement la problématique du statut socioéconomique, politique et juridique du Québec (I2). Or, les Québécois, même indépendantistes, n’ont pas tous les mêmes critères quant aux conditions d’accession à la souveraineté. Pour certains, la souveraineté doit se faire peu importe les circonstances (I2), alors que pour d’autres, un ou plusieurs impératifs doivent d’abord être adressés (bonne gouvernance, saines finances publiques, appuis internationaux, etc.).

En devenant Québécois, la nouvelle dimension de l’accession à la souveraineté s’est ajoutée en développant, le long de l’arête I’-I2, un axe sémantique des différentes postures nationalistes. Or, les codes et les normes souverainistes n’encadrent ou ne définissent que les idéaux type (donc I et I2). Ainsi, l’omission d’une grande partie du spectre affecte grandement la nature des liens de solidarité au sein du mouvement.

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Figure 5 — Identification de la fracture identitaire des nationalistes québécois à l’aide du cadre théorique d’Alain Touraine.

Source : Adaptation du schéma d’Alain Touraine (1978)

Dans la schématisation du mouvement social de Touraine (1978), deux opposants luttent pour le contrôle de l’historicité, incluant l’orientation des solutions au conflit. Nous supposons donc que cette dissociation du (I) en (I') et en (I2) aurait possiblement causé un changement dans la structure du mouvement social, en plaçant les deux acteurs nationalistes (I') et (I2) en opposition.

Cette opposition se manifeste notamment par une espèce de hiérarchisation des postures souverainistes en fonction du nombre de conditions relatives aux modalités d’accession à la souveraineté pour lesquelles l’acteur est prêt à négocier. Certains, qui se disent souverainistes, sont également prêts à négocier des accommodements que le gouvernement central pourrait offrir au Québec pour que ce dernier renonce à son projet. Ils sont définis comme étant nationalistes, c’est-à-dire comme adhérant à «  un mouvement idéologique en vue de la conquête et du maintien de l’autonomie, de la cohésion et de l’individualité d’un groupe social considéré par ses membres comme une nation en fait ou en puissance  » (Balthazar, 1994 : 8). Ainsi, il est dans la logique des choses qu’un indépendantiste soit nationaliste par défaut, mais le contraire n’est pas nécessairement vrai.

Selon le politologue Denis Monière, non seulement doit-on distinguer les deux concepts, mais en fait, le souverainisme s’opposerait au

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nationalisme «  […] qui anémiait la nation dans des luttes stériles et toujours à recommencer dans le cadre du fédéralisme canadien  » (Monière, 2013 : 5). Pour lui, donc, le nationalisme est plutôt un positionnement politique, culturel et social édulcoré par rapport au souverainisme  ; en se complaisant ou en s’accommodant du fédéralisme dit d’ouverture ou asymétrique (Monière 2013, 2016).

Cette distinction a également été avancée par Maurice Séguin, qui expose le même type d’appréhensions que Monière à l’égard de certains nationalistes qui se disent souverainistes. En effet, dès les premières lignes de son ouvrage «  L’idée d’indépendance au Québec  », Séguin explique que l’enjeu du destin et de la minorisation des Canadiens français pousse les gens à développer deux attitudes : l’idéologie fédéraliste et indépendantiste. La première est caractérisée par le fait :

[d’]accepter [qu’]une collectivité minoritaire [puisse] accepter un partage de pouvoirs dans une union fédérale, consentir à une certaine centralisation sans perdre pour autant la maîtrise de l’essentiel de sa vie nationale et qu’elle [puisse] conserver ses chances d’épanouissement politique, économique et culturel. C’est la thèse des autonomistes qui croient pouvoir se contenter d’une fraction d’indépendance (Séguin, 1977 : 9).

Pour Séguin donc, l’indépendantisme est un jeu à somme nulle : on ne peut pas être indépendantiste à moitié. C’est ce raisonnement qui pousse justement les souverainistes inconditionnels à nier l’appellation que les nationalistes s’octroient en se disant indépendantistes.

L’hypothèse de la période post-référendaire.

Tel que démontré dans les premiers paragraphes, dans un contexte sociohistorique, la courbe en U est continue, puisque le changement social est perpétuel. Ainsi, un phénomène social comme celui du nationalisme doit être étudié avec du recul pour en saisir les influences et établir les liens entre les événements. Nous estimons que, excepté pour ce qui est du référendum de 1995, les événements peuvent être interprétés, mais seulement de façon hypothétique, puisque l’échec de 1995 a à notre avis même encore

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aujourd’hui des influences directes sur l’évolution du nationalisme et sur la structure politique du Québec.

«   What does Quebec Want?   » : adaptat ion à la cr i se 3 e t paradigme centr i fuge

L’échec de l’Accord du lac Meech a renforcé les positions constitutionnelles des deux côtés de la frontière québécoise. Québec en demande trop pour les fédéralistes du reste du Canada, et de leur côté, les Québécois estiment que le Canada ne reconnaît aucunement sa spécificité. En fait, les plus hauts pourcentages d’appui à la souveraineté du Québec ont été enregistrés entre 1990 et 1992 (Durand et Yale, 2008). L’adaptation à cette crise n’aura donc pas été très longue, puisque cette série d’échecs constitutionnels aura mis la table pour une tentative d’institutionnalisation de l’élan indépendantiste qu’elle aura provoqué – et qui aura atteint tous les nationalistes québécois. Malgré tout, cette tentative échouera également à la suite de l’échec du second référendum tenu en 1995.

La tentative d’institutionnalisation aura deux conséquences possibles selon le succès ou l’échec du processus référendaire. Le 4e paradigme aurait pu être celui du nationalisme d’un Québec souverain. Mais le résultat a plutôt provoqué le début d’un paradigme (le 4e) de reconstruction et de réflexion, entraînant notamment la remise en question de l’hégémonie du PQ pour défendre et promouvoir la souveraineté du Québec. En effet, depuis sa création, aucun autre parti souverainiste n’a pu, de façon crédible, concurrencer le Parti québécois dans l’arène politique.

Les nationalistes et les souverainistes tentent de comprendre l’échec du référendum et remuent encore les conséquences de la dernière crise. Des pistes d’explication émergent de toutes parts : des explications diverses qui ne peuvent ni ne seront toutes adressées par le PQ. Ce paradigme se vivra donc sous l’égide d’un processus politique centrifuge, caractérisé par des conflits internes qui effritent la légitimité du Parti québécois en tant que véhicule phare de la souveraineté depuis sa création en 1969.

La baisse des appuis é l e c toraux du PQ depuis 1995

On se permet de parler de désaffiliation et de perte d’hégémonie du Parti québécois, notamment parce que trois phénomènes récurrents depuis

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1995 illustrent cette situation, dont le plus évident est la baisse des appuis électoraux au PQ.

À l’aide d’un portrait statistique relevant plusieurs caractéristiques des résultats électoraux québécois depuis 1995, nous avons pu faire émerger trois principaux constats.

D’abord, une baisse claire et constante des appuis au PQ entre 1994 et 2014 peut être observée. En effet, le parti aurait perdu près de 40 % (38,42 %) de ses appuis en 20 ans, ce qui représente un peu plus de 670  000 électeurs (DGEQ, 2016).

Deux élections font exception à la règle : celles de 2008 et de 2012, qui ont été tenues dans des circonstances particulières. Des facteurs externes expliquent en grande partie les résultats observés. En 2008, il y a eu une baisse record du taux de participation, notamment à cause de la tenue d’élections hivernales et au fait que le scrutin général québécois était le troisième en un an (l’élection québécoise de mars 2007 et l’élection fédérale du 14 octobre 2008). Un bas taux de participation favorise normalement le Parti libéral du Québec, par la surreprésentation d’électeurs plus âgés (SRC, 2015). Or, ce taux anormalement bas rend très difficile une analyse juste des intentions de vote, surtout lorsque des facteurs externes, tels que ceux énoncés plus tôt, entrent en ligne de compte (Duval, 2005).

Lors de l’élection de septembre 2012, les électeurs se sont mobilisés pour déloger le gouvernement libéral de Jean Charest, au pouvoir depuis presque 10 ans (depuis 2003). L’ensemble des politiques impopulaires du gouvernement Charest, notamment sur le dossier de l’éducation qui a mené au Printemps Érable en 2012, de même que les soupçons de corruption au sein de son gouvernement, ont «  fait sortir les gens [et les jeunes] de leur torpeur  » (SRC, 2015).

Finalement, le troisième constat est le fait que, depuis leurs créations respectives, la présence des tiers partis (QS, ON et CAQ) a nui à la performance du Parti québécois. Il est impossible de déterminer avec certitude le pourcentage de transfert des votes du PQ vers un parti tiers. Or, le fait que les appuis au Parti libéral du Québec soient demeurés relativement stables lors des 20 dernières années (DGEQ, 2016) nous permet de supposer qu’une bonne partie des votes des tiers partis proviennent de l’électorat péquiste.

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L’expert britanno-colombien en sondages politiques et fondateur du site Internet Too Close to Call, Bryan Breguet, s’est intéressé au phénomène des tiers partis, et a créé un simulateur qui modélise les conséquences d’une augmentation des appuis de Québec Solidaire sur les résultats du Parti québécois (Too Close to Call, 2017). Ainsi, si le pourcentage panquébécois d’appui à Québec Solidaire augmentait de 1 % et que celui du PQ était aussi réduit de 1 %, QS n’obtiendrait aucun siège de plus à l’Assemblée nationale, mais le PQ en perdrait trois.

Cette hypothèse tend à être démontrée en analysant les résultats des tiers partis aux élections québécoises. En effet, en comparant ces résultats à ceux du Parti québécois, on voit que le vote de QS correspond généralement à la perte d’appuis du PQ (DGEQ, 2016).

Ainsi, au Canada et au Québec, les électeurs peuvent difficilement protester en votant pour un tiers parti, puisque leur vote, la plupart du temps, favorisera l’autre parti national (Too Close to Call, 2017; Blanchet, 2012). C’est exactement ce qui s’est produit au Québec après 1995.

La créat ion de t i ers part i s po l i t iques

Ce paradigme de réflexion et de remise en question a également entraîné des innovations (pour utiliser un terme kuhnien) importantes sur la scène politique québécoise. En effet, parallèlement à la réflexion et en constatant la baisse des appuis au PQ, des politiciens ont été de plus en plus nombreux, dans le contexte de la remise en question de l’hégémonie politique du PQ, à proposer des démarches différentes pour traiter la question nationale, en créant des tiers partis souverainistes ou autonomistes.

D’abord, créée sous la forme d’un groupe de réflexion «  apolitique  », la Coalition Avenir Québec (CAQ) a été cofondée par un ancien ministre important du Parti québécois, François Legault, et l’homme d’affaires Charles Sirois. La CAQ a publié un manifeste au début de l’année 2011, afin de faire connaître ses principales orientations (CAQ, 2011). En décembre de la même année, l’Action Démocratique du Québec (ADQ), principal tiers parti de centre droit, se saborde pour se joindre au groupe, qui deviendra la CAQ à temps pour l’élection générale de 2012. L’approche autonomiste de ce parti repose sur le fait qu’il repousse le débat sur la souveraineté, alléguant qu’une bonne gouvernance prime sur la lutte indépendantiste. On appelle plutôt à l’unité des fédéralistes et des souverainistes afin de «  donner

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au Québec les moyens d’affirmer et de protéger son identité  » (SRC, 2012  ; CAQ, 2011).

Le second tiers parti, Option Nationale, a été fondé en octobre 2011 par un autre député du Parti québécois, Jean-Martin Aussant. Ce dernier avait démissionné lorsque son parti a considérablement adouci son approche à la souveraineté1, et repoussé l’échéancier d’un 3e référendum au «  moment jugé approprié par le gouvernement  » (PQ, 2011, art. 1.1). Aussant a justifié son geste par le fait : «  [Qu’] il n’y a aucun parti qui propose un oui clair [à l’indépendance du Québec]. [...] Il faut parler aux Québécois des avantages de la souveraineté. Il n’y a pas de parti qui le fasse de façon sincère et engagée actuellement  » (SRC, 2011).

Finalement, Québec Solidaire est né en février 2006, de la fusion de deux autres tiers partis de gauche (l’Union des forces progressistes [UFP] et Option citoyenne [OC]), pour offrir une alternative «  de gauche féministe, altermondialiste, écologiste et indépendantiste  » (Robitaille, 2006). Donc, ce n’est pas d’abord un parti souverainiste, mais il se définit tout de même comme tel : «  Le Québec doit disposer de tous les pouvoirs nécessaires à son plein développement aux plans social, économique, culturel et politique, ce qui lui est refusé dans le cadre fédéral. Notre parti opte donc pour la souveraineté  » (QS, 2006 : 5).

On peut donc constater qu’au moins deux de ces trois partis ont consciemment divisé les appuis du PQ en créant d’autres organisations politiques dont l’objectif est semblable. La différence réside dans la façon d’y arriver.

Les groupes de ré f l exion c i toyens

Plusieurs événements ont eu lieu, afin d’encourager la réflexion et d’inviter la population québécoise à y participer, notamment la création de groupes citoyens de réflexion sur l’orientation du projet souverainiste (Nouveau Mouvement pour le Québec [NMQ], les Orphelins politiques et Faut qu’on se parle  !).

Leur apparition traduit bien la recherche d’un espace commun pour débattre du projet de souveraineté à l’extérieur du cadre partisan  ; de même                                                                                                                          1 Cette nouvelle approche a été soumise par la cheffe de l’époque, Pauline Marois, et adoptée au XVIe Congrès du PQ de 2011, sous l’appellation : «  gouvernance souverainiste  ».

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qu’un certain malaise des leaders et des militants face à la représentation politique de l’option souverainiste.

D’abord, à l’été 2011, l’environnementaliste et ancien journaliste de Radio-Canada, Jocelyn Desjardins, fonde le NMQ. Cette organisation : «  [...] est né[e] de la nécessité de se [le mouvement souverainiste] réunir après la défaite douloureuse du Bloc Québécois  » (NMQ, 2015). Le NMQ se veut un véhicule de mobilisation sociale, un appel à l’union des forces souverainistes pour amorcer une «  départisanisation  » du projet d’indépendance. En effet, pour Jocelyn Desjardins, il était important de créer un lieu rassembleur de discussion citoyenne «  plutôt que de fonder encore un autre parti politique […]  » (NMQ, 2015). L’objectif de ce mouvement est de «  briser l’impasse dans laquelle le mouvement souverainiste est plongé depuis 1995  » (NMQ, 2011).

Ensuite, en avril 2016, Paul Saint-Pierre Plamondon, avocat et candidat à la chefferie du Parti québécois de 2016, a fondé le mouvement des «  Orphelins politiques  ». Ce mouvement a été mis sur pied dans le but de «  donner une voix aux citoyens qui ne se reconnaissent dans aucun parti actuel […]  » (Fortier, 2016a). Il ne favorise pas la tenue d’un référendum «  à court terme  » par un éventuel gouvernement péquiste (Fortier, 2016a). Selon le fondateur, «  il faut d’abord refonder le parti [PQ] et rétablir la confiance avec les militants et les électeurs  » (Fortier, 2016a).

Enfin, en octobre 2016, cinq personnalités publiques de divers milieux se sont réunies dans le but de fonder le mouvement «  Faut qu’on se parle  ». Jean-Martin Aussant, fondateur et ex-député d’Option nationale, ancien député du PQ et à l’époque Directeur général du Chantier de l’Économie sociale  ; Maïtée Labrecque-Saganash, militante crie  ; Claire Bolduc, agronome et ex-présidente de l’organisme Solidarité rurale  ; Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole étudiant lors du «  Printemps érable  » en 2012, et finalement, Alain Vadeboncoeur, médecin urgentologue.

Les cinq militants souhaitent que la population participe activement à la définition «  du Québec que l’on voudrait construire. […] Le Québec est dans un cul-de-sac et plusieurs manifestations, audiences publiques ou autres tribunes ont été organisées au cours des dernières années  » afin de prendre le pouls des citoyens sur divers sujets. Cependant, les résultats ont plutôt contribué à «  définir ce que nous ne voulons pas  » (Aussant, Labrecque-Saganash, Bolduc, Nadeau-Dubois & Vadeboncoeur, 2016). Dix

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questions sont posées concernant des enjeux centraux et urgents au sujet desquels groupe sonde les Québécois de façon non partisane (Faut qu’on se parle, 2016). Le regroupement «  [...] n’exclut pas de se transformer en parti politique ou de se joindre à un parti existant en vue des élections provinciales prévues en 2018  » (Fortier, 2016b).

Ce phénomène est aussi paradoxal que celui de l’émergence des tiers partis, en ce sens qu’en même temps d’être l’une des manifestations du malaise de représentation, notamment en lançant un certain appel à la réunification des forces souverainistes  ; ces organisations n’écartent pas la possibilité de créer d’autres partis politiques. Ce qui encourage une certaine désaffiliation du PQ.

La 4e crise : le 2 mai 2011.

La défaite du Bloc Québécois au scrutin de 2011 et l’appréhension de la défaite du PQ aux élections générales québécoises de 2012 ont causé une onde de choc bien au-delà du parti.

La réflexion caractéristique du paradigme s’est poursuivie, mais les multiples ruptures vécues ont provoqué une incertitude quant à la cohésion, la représentation et parfois même la pertinence du mouvement souverainiste. Les conséquences ont finalement dépassé les limites du système politique en ayant des répercussions sur l’ensemble de la population québécoise, et même au-delà.

En consultant les réactions dans les différents médias à la suite de la défaite du 2 mai, on observe de l’inquiétude quant à sa nature ponctuelle et spontanée. Le chef démissionnaire du BQ, Gilles Duceppe a même mis en garde son homologue du gouvernement du Québec en affirmant que : «  [l]e PQ [devait] faire l’analyse de cette situation  », et qu’il ne fallait pas «  prendre les choses pour acquises  » (Bourgault-Côté, 14 mai 2011). Les journalistes ont également laissé entendre que les élections québécoises seront «  le prochain rendez-vous souverainiste à ne pas manquer  » (Bourgault-Côté, 14 mai 2011). Un événement qui consoliderait ou amenuiserait la portée de la crise.

Il y a autant de «  petites ruptures  » menant à la crise que de visions du nationalisme. Or, la conséquence aura été la même. Simon-Pierre Savard-Tremblay, alors président du Forum Jeunesse du BQ, a écrit un article dans

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lequel il évoquait son interprétation de la défaite et ce qui fait du 2 mai un aboutissement pratiquement inévitable, voire souhaitable, pour recentrer les intérêts souverainistes sur leur objectif premier : la souveraineté. Un des aspects les plus intéressants de son intervention est, selon nous, la transformation du Bloc et du PQ en partis de masse, notamment en procédant à la «  censure de la portée identitaire du combat indépendantiste […] et au rejet des éléments moins “progressistes” pour en faire des partis “de gauche”  » (Savard-Tremblay, 12 mai 2011). Il est loin d’être le seul à évoquer ces deux phénomènes, citons également, notamment, Daniel Paillé et Louis Plamondon.

Quant au politologue de l’Université de Sherbrooke Jean-Herman Guay, il estime que le raz-de-marée auquel a été confronté le Bloc Québécois est généralement le signe de «  causes très profondes, qui vont au-delà des personnes  » (Cornellier, 7 mai 2011). Donc, le charisme de Jack Layton ou la lassitude à l’égard du Bloc ou de Gilles Duceppe n’auraient pas été des éléments décisifs. Dans ce même article, il cite trois facteurs, dont le dernier réfère également à la «  prédominance qu’a pris la place de l’axe gauche/droite dans le débat, y compris au Québec, au détriment de celui Québec-Ottawa  ».

Dans le même ordre d’idée, le député bloquiste réélu Louis Plamondon dit assister avec tristesse aux déchirements souverainistes sur la scène provinciale (Le Nouvelliste, 29 juin 2011). Inquiet pour l’élection québécoise de 2012, M. Plamondon a affirmé qu’il y avait un besoin d’unité très forte chez les souverainistes, et que ce prochain scrutin était l’occasion de la faire apparaître (Plante, 2011). Les résultats de l’élection de 2012 ont été tièdement reçus, puisque bien au-delà du mouvement souverainiste, la victoire du PQ a été assurée par deux facteurs complètement extérieurs à la lutte indépendantiste : le printemps Étable et la volonté de détrôner le gouvernement très impopulaire de Jean Charest après 10 ans de règne. L’élection suivante (2014) est plus représentative des résultats post-2011.

Ainsi, le 2 mai 2011 a été, pour le mouvement souverainiste québécois, la crise au milieu de ce paradigme de réflexion. Le «  Big bang  », les «  résultats sans partage  », l’hécatombe, le naufrage, le traumatisme ; il est clair que cette désaffection pour le Bloc Québécois ne sera pas que temporaire ou ponctuelle. C’est un point de non-retour, une cassure dans la psyché québécoise (et canadienne), mettant au jour la vérité que les souverainistes tentaient de se cacher depuis trop longtemps : la nécessité

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d’une définition claire du projet politique et de compromis dans la démarche.

«  La fin d’un cycle  »

Depuis 2011-2012, les discours des leaders souverainistes changent et l’on remarque davantage de références à d’éventuelles coalitions ou fusions entre les différents partis de la scène québécoise. Cette crise est terminée, les politiciens et les militants savent ce qu’ils doivent faire. Il faut désormais trouver la façon de le faire, pour ensuite institutionnaliser cette solution. Cette phase (qui devrait être centripète) peut prendre des mois, des années, voire des décennies  ; il reste à savoir combien d’élections il faudra pour convaincre les souverainistes de faire des compromis pour «  la cause  ».

Cependant, plusieurs phénomènes exogènes comme la libéralisation économique, l’intégration et la financiarisation de l’économie, de même que la pluralité ethnique, ont contribué à entretenir l’opposition des visions nationalistes. En effet, la réduction de la marge de manœuvre des États tant en matière économique que politique amène d’autres facteurs à prendre en considération dans l’équation déjà complexe de la consolidation identitaire québécoise et de la définition du projet national.

Désormais, en plus d’une opposition sur les degrés d’autonomie politique, économique et culturelle du Québec, il faut ajouter l’aspect civique de la définition de la nation. En effet, le Québécois est en train de se définir – ou de se redéfinir – dans les conditions d’un monde globalisé, non plus en fonction de l’Autre, mais en fonction des Autres. Ainsi, au lieu de se définir et de diffuser sa conception de lui-même aux autres, il tente de déterminer au cas par cas si l’Autre peut être un «  Nous  ». Il s’ensuit alors une autre série de nationalismes plus ou moins intégrateurs en fonction de cette perception. L’insécurité identitaire québécoise et possiblement une laïcisation non complétée entreprise avec la Révolution tranquille ont contribué à politiser ces débats. Cette théorie est également partagée par plusieurs autres auteurs (Labelle, 2012  ; Bouchard, 2010  ; Maclure, 2008  ; Lamonde, 2000  ; Bourque, 2008). Michel Seymour, pour sa part, affirme lui aussi que le malaise identitaire face au pluralisme ethnique et religieux serait dû en grande partie à une «  carence d’affirmation nationale  » (Seymour, 2008 : 16). Or il écrit également que cette problématique

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«  renvoie au statut politique du Québec  » (Seymour, 2008 : 16), ce avec quoi nous sommes plus ou moins d’accord.

Nous croyons en effet que le statut politique du Québec est un moyen de consolider les outils pour mieux gérer ce type de situation, mais qu’en même temps il n’en constitue aucunement une garantie. Seymour explique que «  [...] si le malaise identitaire concerne le statut politique du Québec et ne s’explique pas seulement par un problème d’attitudes et de perception, il faut y répondre par des solutions qui ont un impact sur la situation politique du Québec [...]  » (Seymour, 2008 : 16). Ainsi, selon lui, en posant un geste ultime d’affirmation nationale, les Québécois comprendront instantanément l’apport des autres cultures, et sauront d’emblée comment gérer la politique d’intégration. Or, justement, nous croyons que cette insécurité est une question d’attitude et de perception, et qu’il faut acquérir une certaine maturité identitaire avant de pouvoir poser des gestes d’affirmation nationale de cette envergure.

C’est peut-être là le grand échec de la Révolution tranquille et de l’École historique de Montréal. L’enthousiasme de faire du Québec une nation intégrale a obnubilé l’importance de consolider les préceptes de l’identité québécoise. On a défini la nation dans son sens territorial sans nécessairement établir les règles qui définissaient la nature de la solidarité des acteurs qui se le sont approprié. On a présupposé que ce nationalisme de libération, d’émancipation, commandait une telle cohésion sociale, que les valeurs de ce vivre-ensemble allaient de soi.

Or, les conditions ont changé. L’individualisme et la pluralité ethnique, conjugués à la définition toujours floue du nationalisme québécois, ont tôt fait de mettre en lumière ce «  vide identitaire  », qui revient confronter la nation québécoise dans ce qu’elle a de plus sacré : sa perception d’elle-même, son identité. Contrairement à ce que disait Seymour (2008), c’est tout ce schème identitaire qui n’a pas été solidement défini et qui fait en sorte que l’on apprend à se connaître à travers l’Autre. Nous croyons que même la souveraineté du Québec ne saurait donner les outils à l’État pour gérer une problématique de cette nature. Nous ne disons pas que cette quête doive se faire avant la souveraineté nécessairement, mais l’indépendance ne doit pas être vue comme une solution pour devancer les étapes du processus de création ou de consolidation identitaire.

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___________________________________________ Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018) ISSN 2560-7707 (Imprimé)/ISSN 2560-7715 (En ligne) © Les Auteur.e.s des contributions publiées en ces pages Distribué en libre accès sous licence Creative Commons

 

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ARTICLE

Usages et limites du modèle de la « cartellisation » des partis politiques dans l’étude des « droites radicales » au Canada et en

Europe

Gauthier Mouton*

RÉSUMÉ. Alors que l’analyse des partis politiques semblait être un champ cloisonné par des catégories imperméables, les travaux de Richard Katz et Peter Mair sur les partis cartels ont ouvert des perspectives de recherche innovantes. Selon les auteurs, la polarisation du paysage politique par des partis établis conduirait ceux-ci à s’accaparer les ressources de l’État. En formant une sorte d’alliance tacite visant à la fois à s’assurer le contrôle et le partage de ces ressources, ces partis visent à en exclure les formations nouvelles ou concurrentes. Le blocage du système engendré par cette « cartellisation » expliquerait, selon Katz et Mair, l’émergence de partis contestataires « anticartels » et, notamment, l’apparition des partis de droite radicale. Cet article vise à tester la validité de la théorie de la cartellisation par l’étude de plusieurs partis conservateurs et d’extrême droite, au Canada, en Autriche, en France et au Royaume-Uni. MOTS CLÉS. Parti politique, parti cartel, extrême droite, Canada, Autriche, France, Royaume-Uni, Conservateurs Progressistes, FPÖ, Front National, UKIP.

                                                                                                                         * Diplômé d’un master en relations Internationales de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Gauthier Mouton est actuellement doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal et coordinateur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est. Sa thèse de doctorat porte sur les enjeux de sécurité énergétique en Chine. Courriel : [email protected]    Remerciements : L’auteur tient à remercier le professeur Jean-Guy Prévost (UQAM) pour ses précieux conseils et sa relecture attentive.

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MOUTON – MODELE DE LA « CARTELLISATION » DES PARTIS

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Introduction

Les sociétés post-industrielles traversent une période de grands bouleversements (politiques, économiques, sociaux) depuis la crise financière de 2008-2009, et comme l’a déjà suggéré en son temps Desrosières (2014), toute phase de changement s’accompagne d’une reconfiguration de l’État, du moins de l’action publique : la crise de 1880 et l’État providence  ; le krach boursier de 1929 et l’État keynésien  ; la période de dérégulation et d’idéalisation des mécanismes marchands des années 1970 et l’État néo-libéral. Aujourd’hui, face aux effets de la nouvelle économie1, non seulement le rôle de l’État dans la régulation et le pilotage de l’économie a été profondément repensé, mais c’est aussi la manière dont s’exerce le pouvoir politique («  faire de la politique  ») et les thèmes abordés durant les campagnes électorales (notamment en Europe) qui se sont vus renouvelés.

La mondialisation, un phénomène multiple et complexe, a pu être réduite dans la bouche des hommes et femmes politiques à une vision binaire, simpliste : promotrice de richesses et d’emplois d’un côté, créatrice d’inégalités de l’autre. L’insistance dans les discours sur les conséquences néfastes de la mondialisation a probablement encouragé le regain des valeurs conservatrices dont certaines défendent la préférence accordée aux «  seuls nationaux  », que ce soit aux États-Unis (l’«  America first  » de Donald Trump) ou en Europe. Cette dynamique de «  droitisation  » s’est illustrée de manière saillante en France, lorsque Nicolas Sarkozy, alors en campagne pour l’élection présidentielle de 2007, a mobilisé un thème privilégié par l’extrême droite, l’identité nationale.

La victoire de François Fillon aux primaires françaises de la Droite et du Centre, en novembre 2016, confirme cette trajectoire. En effet, cette candidature incarnant pour certains un libéralisme «  thatchérien  », témoigne (sans nécessairement se traduire dans les urnes) de cette réviviscence des partis politiques de droite traditionaliste. Point de départ de ce projet de recherche, l’actualité électorale européenne (française, autrichienne et britannique) nécessite d’être étudiée certes à l’aune des spécificités des systèmes politiques nationaux, mais également à la lumière d’un exemple échappant au canevas du vieux-continent. Au Canada, un faisceau d’indices souligne la présence d’une cartellisation des partis de droite et justifie par

                                                                                                                         1 Le concept de nouvelle économie fait généralement référence aux changements qui ont résulté de la mondialisation, de l’intensification de la concurrence internationale et des innovations technologiques.

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conséquent le recours au modèle de Katz et Mair pour analyser l’accès au pouvoir de Stephen Harper.

Revue de littérature et définition des termes du sujet

L’article de Katz et Mair, «  Changing Models of Party Organization and Party Democracy: the Emergence of the Cartel Party  », publié en 1995, a eu un impact majeur dans la littérature sur les partis politiques. Leur explication concernant le phénomène de cartellisation a ouvert des perspectives de recherche innovantes dans un domaine qui, jusqu’à présent, avait été balisé par des outils traditionnels de catégorisation, l’ouvrage pionnier étant Duverger (1951).

Dans leur article, Katz et Mair analysent l’évolution des différents types de partis en s’inspirant des travaux de Duverger. Les auteurs identifient trois périodes distinctes : la première, qualifiée de «  prédémocratique  », s’accompagne du développement des partis de cadres. Ceux-ci se verront ensuite remplacés par les partis de masse qui structurent de manière plus durable le système politique. Enfin, la troisième phase se caractérise par l’irruption des partis «  attrape-tout  » (Kircheimer, 1966) qui succèdent aux partis de cadre et aux partis de masse. Selon Katz et Mair, cette période marque une indifférenciation progressive des programmes partisans et un pragmatisme politique croissant.

Comme le souligne Sawicki (1996 : 59), le caractère complexe des structures partisanes, «  à la fois organisation concrète et représentation mentale  », rend vaine toute entreprise d’élaboration d’une «  théorie générale  » sur les partis politiques. Ce qui explique peut-être, en partie, pourquoi les analyses sur les partis se sont longtemps apparentées à des exercices de taxinomie. Katz et Mair participent également à cet effort de classification puisque, selon eux, trois dimensions distinctes composent un parti politique : la base du parti (party on the ground), l’appareil central du parti (party in the central office), et les élus du parti qui occupent des postes en chambre ou au gouvernement (party in public office).

Alors qu’un pan de la littérature sur les partis politiques aborde la thématique relative à leur déclin, la principale originalité du modèle de Katz et Mair tient à la réhabilitation des partis (Barboni, 2006). Les auteurs soulignent l’avènement des partis «  attrape-tout  » qui a conduit à une instabilité entre les trois dimensions partisanes au profit de celle relative à la

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vie publique, ce qui a pour conséquence «  une interpénétration croissante des structures partisanes avec les structures étatiques et conduit à un processus de mise en crise des partis attrape-tout et de cartellisation des partis politiques  » (Gispert, 2004 : 468). Plutôt que d’entrer en compétition dans l’objectif de gagner et de s’assurer un soutien, qu’importe d’où il provienne, les partis cartels cherchent avant tout à accéder au pouvoir, quitte à le partager avec d’autres. Dans la vision de Katz et Mair, les partis cartels cessent d’être des «  courtiers  » (brokers) entre la société civile et l’État – ce qui constitue le modus operandi des partis «  attrape-tout  » – et deviennent plutôt des agents de l’État (Wolinetz, 2002 : 148).

En s’inspirant des travaux pionniers de Bobbio dans les années 1950-1960 sur la différence entre la droite et la gauche, Backes (2001 : 23-24) décrit le rapport différent qu’entretiennent les partis au regard du principe de l’égalité : «  l’extrémisme de droite réfute ce principe, tandis que l’extrémisme de gauche l’accepte, mais l’interprète d’une manière, au sens étymologique, totale – avec la conséquence que le principe de l’égalité totale détruit les libertés garanties par les règles et institutions de l’État de droit  ». Rokkan défend pour sa part la thèse suivant laquelle un parti politique ne peut durablement enraciner son organisation qu’à la condition qu’il s’appuie sur un clivage social profond (Rokkan & Lipset, 1967). Il en distingue quatre : les deux premiers, issus de la période de construction des États-nations, sont le clivage État/Église et le clivage centre/périphérie  ; les deux autres émergent à la suite de la révolution industrielle, soit le clivage urbain/rural et le clivage possédants/travailleurs. La séparation entre le peuple et les élites, sous-tendue par des rapports d’inégalité, représenterait une fracture supplémentaire sur laquelle les droites radicales chercheraient à attirer les électeurs.

Enfin, la littérature sur les partis politiques reconnaît de manière plutôt consensuelle que le vote croissant pour ces partis d’extrême droite relève d’une démarche contestataire («  vote sanction  »), c’est-à-dire d’un rejet plus profond de la politique. En outre, une partie de l’électorat des droites extrêmes est composée de ce qu’il convient d’appeler «  la majorité silencieuse  ». Ces électeurs qui ne se déplacent généralement pas aux urnes (disaffected voters) constituent pour Swyngedouw (1998) un «  réservoir naturel  » (natural reserve) pour les partis d’extrême droite.

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Il convient de distinguer les termes «  extrême droite  » et «  droite extrême  » qui ne renvoient pas aux mêmes réalités sur l’échiquier politique. En effet, si le second symbolise le parti «  le plus à droite de la droite traditionnelle  », il s’avère plus difficile de circonscrire le premier. Déjà en 1995, Mudde recensait près de 26 définitions de l’idéologie d’extrême droite dans la littérature germanophone, anglophone et néerlandophone. On peut toutefois signaler les caractéristiques les plus couramment utilisées lorsqu’il s’agit d’identifier les partis d’extrême droite : le nationalisme, le racisme (xénophobie/hétérophobie), l’ethnocentrisme, l’anticommunisme, la pensée law and order, l’antipluralisme, l’hostilité à la démocratie, l’autoritarisme, l’absence de volonté de compromis, le fanatisme, le dogmatisme ou encore la pensée orientée vers l’idée de conspiration (Jamin, 2014 : 108). Enfin, d’un point de vue sémantique, le recours à la notion de «  populisme  », peu discriminante, sera limité, car une fois encore la «  droite populiste  » (si elle existe) reflète des phénomènes hétérogènes selon les pays étudiés, en l’espèce le Canada, l’Autriche, la France et le Royaume-Uni.

L’attention médiatique qu’ont reçue les pays européens justifie en partie le choix de ces cas d’études. Surtout, il est intéressant de noter que la France et le Royaume-Uni appartiennent à la périphérie nord-ouest du continent, un espace ayant somme toute échappé à la pulsion totalitaire de la seconde moitié du 20e siècle. À l’inverse, l’ambition totalitaire fut particulièrement achevée en Europe centrale, par exemple en Autriche, où l’unification politique a été la plus tardive, l’identité nationale ayant dû pour cette raison s’affirmer de façon brutale et intransigeante. Cette étude permet ainsi de comparer des États qui, bien que partageant une proximité géographique, ont connu des trajectoires politiques différentes. Enfin, l’examen de la situation canadienne offre un équilibre à une perspective trop eurocentrée.

Présentation du modèle «  katzmairien  »

L’utilisation indifférenciée des termes «  partis cartels  » ou «  cartels de partis  » traduit la flexibilité du modèle de Katz et Mair, ce qui en constitue probablement une des principales limites. Défendant l’orientation empirique de leur théorie, les auteurs proposent plusieurs indicateurs du phénomène de cartellisation : la professionnalisation du métier politique, la part des

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subventions publiques dans les ressources des partis, l’atomisation du nombre d’adhérents ou encore l’autonomie relative des différents niveaux organisationnels, ou stratarchie. La notion de «  stratarchie  » (Eldersveld, 1964) désigne une structuration du pouvoir fondée sur la prolifération et la concurrence de sous-coalitions et de groupes dirigeants.

Si ces indicateurs constituent les variables retenues pour les différentes études de cas, d’autres indicateurs, tels que la convergence idéologique entre les partis traditionnels, posent toutefois des problèmes d’ordre méthodologique. En effet, il apparaît difficile de vérifier empiriquement un tel phénomène, y compris si l’on considère comme justifié le reproche classique adressé aux gouvernements de droite de mener une politique de gauche et aux gouvernements de gauche d’appliquer des préceptes de droite. Néanmoins, le projet européen et les enjeux liés à l’Union européenne (UE) font généralement l’objet, en France, d’une forme de consensus parmi les formations majoritaires, le Parti Socialiste (PS) et Les Républicains (LR), anciennement l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP).

Selon le modèle proposé par Katz et Mair, les partis cartels se trouvant dans une situation de dépendance vis-à-vis des ressources étatiques «  s’entendraient  » pour former une «  sorte d’alliance tacite visant à la fois à s’assurer le contrôle et le partage de ces ressources et à en exclure les formations nouvelles ou concurrentes  » (Aucante & Dézé, 2008 : 22). Le phénomène de «  cartellisation  » développé par Katz et Mair favoriserait un rapprochement programmatique entre les partis traditionnels (mainstream) et donc limiterait la compétition politique. Toutefois, une telle situation n’empêche pas pour autant l’émergence de partis contestataires. C’est précisément sur ce point qu’il convient d’insister en soulignant les deux hypothèses formulées implicitement par les deux auteurs. Selon eux, il est possible que (1) des partis émergent au nom de la lutte contre le cartel, ou encore (2) qu’après avoir essuyé un refus d’intégrer le cartel, ces partis deviennent «  anti-cartel  ».

En interrogeant l’ambition empirique du modèle des partis cartels, la démarche consiste ici à présenter quelques éléments de réponse à la question suivante : dans quelle mesure la théorie de la «  cartellisation  » de Katz et Mair représente-t-elle une grille d’analyse pertinente pour étudier les partis politiques conservateurs et d’extrême droite  ?

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L’objectif de ce travail est de souligner que si le modèle de Katz et Mair représente un outil analytique utile pour comprendre l’entrée des partis de droite radicale dans les systèmes politiques occidentaux – au Canada (1) et en Autriche (2) –, la théorie de la cartellisation souffre de limites lorsqu’appliquée à d’autres cas, notamment le Front National en France et UKIP au Royaume-Uni (3). Autrement dit, il s’agit ici de dresser un tableau de l’émergence et l’évolution des partis d’extrême droite dans les pays susmentionnés puis de confronter la théorie de Katz et Mair, afin de démontrer s’il existe un modèle commun ou des trajectoires singulières.

Au Canada, la conquête du pouvoir des Conservateurs par l ’union des Droi tes

Rapportant dans deux ouvrages sa position privilégiée dans les arcanes du camp conservateur pour la conquête du pouvoir, Tom Flanagan (2009a, 2009b) fut l’un des plus influents conseillers de Stephen Harper. Tous deux impliqués au sein du Parti réformiste au début des années 1990, Flanagan et Harper ont vu leur relation véritablement «  cimentée  » lorsqu’ils désapprouvèrent tous deux la manière dont Preston Manning géra la question du référendum constitutionnel (Accord) de Charlottetown en 1992. Le Parti progressiste-conservateur subit la pire défaite de l’histoire canadienne pour un parti au pouvoir au niveau fédéral, tombant de 151 à seulement 2 sièges à la Chambre des Communes. Stephen Harper fut élu député et demeura dans le Parti Réformiste, mais Flanagan fut renvoyé de son poste de conseiller stratégique à l’été 1993 (Flanagan, 2009a : 33-34).

La collaboration entre Flanagan et Harper s’est poursuivie en 2002, lorsque celui-ci annonça son intention de se présenter comme candidat à la chefferie de l’Alliance canadienne, héritière du Parti réformiste auquel Manning avait tenté de donner un nouveau visage en favorisant son union avec d’autres forces de la droite. Flanagan assura la direction de la campagne de Harper. Enfin, lorsque ce dernier remporta la course à l’investiture de l’Alliance, il fit de Flanagan le directeur de cabinet du chef de l’opposition officielle. Après la fusion en 2003 de l’Alliance canadienne et du Parti progressiste-conservateur, Flanagan reprit son rôle de directeur de campagne de Harper pour la course au leadership du nouveau Parti conservateur canadien. Il garda ce poste pour l’élection fédérale de 2004,

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puis devint le conseiller en communication de Harper lors de la campagne électorale de 2005-2006 (Flanagan, 2009b : 122-130).

Il est difficile de déterminer si, durant cette période, on constate un rapprochement programmatique, l’un des marqueurs retenus par Katz et Mair. Il y a plus de quarante ans, les propos d’Ernest Manning (1967 : 51), le père de Preston, résonnent pourtant comme un avertissement :

Once the major political parties have converged to the point that they are distinguishable from one another only on the ground of superficialities and the personalities operating, the period of inadequacy has begun. Voters no longer have the opportunity to choose between legitimate alternatives.

En 2006, une fois le Parti conservateur au gouvernement, même si la collaboration officielle entre Harper et Flanagan a cessé, il reste que les idées de ce dernier, et plus largement celles de l’École de Calgary – où Stephen Harper étudia l’économie –, ont profondément influencé la stratégie de restructuration des Droites au Canada et ont laissé leur marque sur le parti. On regroupe sous le nom d’«  École de Calgary  » plusieurs professeurs de l’Université de Calgary dont les idées s’apparentent : l’historien David Bercuson et les politologues Ted Morton (ancien ministre des Finances au sein du cabinet d’Ed Stelmach, premier ministre de l’Alberta 2006-2011), Rainer Knopff et Barry Cooper. Les intellectuels de cette École font l’apologie de l’économie de marché et empruntent à Friedrich Hayek sa critique du «  planisme  » ou de l’intervention étatique. Flanagan reconnaît d’ailleurs explicitement l’influence des idées de Hayek sur sa pensée et affirme adhérer à sa proposition de l’ordre spontané2 qui, appliquée au Canada, renvoie selon lui à la question des peuples autochtones. Dans son ouvrage Harper’s Team, Flanagan (2009b) ajoute que sa croyance en la théorie de l’ordre spontané de Hayek implique son adhésion aux principes du conservatisme économique. Celle-ci atteste que l’État de droit, le gouvernement limité, un faible niveau de taxation, la privatisation et la

                                                                                                                         2 «  (La) société est un ordre qui émerge spontanément des choix faits par chaque être humain et le rôle indispensable du gouvernement consiste à formuler et à imposer des règles de conduite qui permettent à la société de fonctionner [...]  ». Flanagan, T. (2000). First Nations, Second Thoughts, Montreal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, p. 18-19.

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dérégulation favorisent la liberté de choix des individus. Développée par Flanagan, la théorie des «  Four sisters  » – regroupant au Canada les tories, les conservateurs de l’Ouest, les nationalistes québécois et les communautés ethniques traditionalistes – cherche à rendre compte de la victoire électorale de Stephen Harper en 2006.

La question du financement des partis politiques, l’une des variables du modèle «  katzmairien  », constitue une dimension importante de l’émergence des Conservateurs au Canada. Rappelons que pour Katz et Mair, c’est l’acception économique du mot «  cartel  » qui prédomine. L’année 2008 représente d’ailleurs pour les Conservateurs un véritable succès, puisqu’ils ont reçu en contributions près de 21 millions de dollars quand les Libéraux et le Nouveau Parti démocratique du Canada (NPD) étaient tous les deux en dessous de 6 millions (Flanagan, 2009b : 173). Les débats entourant la Loi C-24 – qui interdit (sauf pour des exceptions mineures) les contributions politiques des personnes morales et des syndicats, limite les contributions individuelles et améliore le financement public du système politique – mettent en lumière l’importance de la dimension financière dans la théorie de la cartellisation.

Aucante, Dézé et Sauger (2008 : 25) remarquent à ce propos que «  la mise en place de financement public des activités politiques tendrait plutôt à favoriser la fragmentation des systèmes partisans, bénéficiant également aux partis “anticartels” et, plus précisément, aux partis d’extrême droite  ». Si le clan Harper a mis en place une campagne de financement populiste (populist fundraising campaign – Flanagan, 2009b), une fois au pouvoir, le Gouvernement conservateur minoritaire modifia la loi C-24 en interdisant les contributions des personnes morales et des syndicats à toute entité politique et en réduisant les donations individuelles à 1000 dollars (Flanagan & Coletto, 2010).

Surfant sur la «  vague  » conservatrice (anti-cartel  ?) après avoir réuni les différents partis de droite, Stephen Harper (le protégé de Preston Manning), une fois installé au 24 Sussex Drive, mit donc en place des réformes nécessaires afin d’établir une sorte d’oligopole dans le jeu politique. Cette stratégie, dirigée bien sûr à l’encontre des Libéraux et du NPD, témoigne d’une volonté de revenir à la compétition dans laquelle les Conservateurs se trouvent favorisés. À certains égards, le modèle de Katz et Mair s’applique donc au cas du Canada.

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La double l e c ture de la v i c to ire d ’Alexander Van der Bel l en en Autr i che : entre l e succès des New Pol i t i c s part i es e t l e re j e t de l ’ extrême droi t e

La victoire d’Alexander Van der Bellen aux élections présidentielles d’Autriche le 4 décembre 2016 a conclu une campagne à rebondissements. En effet, lors du premier tour, le 24 avril, le candidat de l’extrême droite Norbert Hofer obtient 36,4 % des voix, réalisant ainsi le meilleur résultat du FPÖ (Freiheitliche Partei Österreichs, parti de la liberté d’Autriche) depuis la Seconde Guerre mondiale à une élection nationale en Autriche. Alexander Van der Bellen, qui s’est présenté sous une étiquette d’indépendant mais avec le soutien du Parti des Verts (Die Grünen), accède au second tour avec 20,4 % des suffrages. Le 22 mai, le résultat du second tour donne une courte avance (50,3 % soit 31  026 voix) à M. Van der Bellen, mais le FPÖ décide de saisir la Cour constitutionnelle. Les juges reconnaissent qu’une accumulation de négligences dans le dépouillement des urnes et des votes par correspondance (vices de forme) a entaché la validité de l’élection. Le résultat du deuxième tour a donc été annulé et reporté au 4 décembre. Élu à 53,8 % des suffrages exprimés, Alexander Van der Bellen est le nouveau Président fédéral de la République d’Autriche.

Cette élection a également vu la défaite, dès le premier tour, des candidats des partis traditionnels – le SPÖ (Sozialdemokratische Partei Österreichs, Parti Social-démocrate autrichien) et l’ÖVP (Österreichische Volkspartei, Parti Populaire autrichien) –, qui se sont pourtant partagé le pouvoir en Autriche à partir de la Seconde Guerre mondiale. L’effondrement de ce système dit Proporz a favorisé le succès de l’extrême droite en Autriche, ce dont témoigne encore l’actualité politique récente. Les élections de novembre 1945 en Autriche se sont déroulées sous le contrôle des Alliés puis, 4 ans plus tard, l’électorat s’est recomposé passant de 3,4 millions en 1945 à 4,3 millions en 1949. Cet écart de 900  000 électeurs s’explique en grande partie par le retour au pays des prisonniers de guerre, des déplacés des Sudètes ou encore d’anciens nazis amnistiés en 1948 pouvant désormais voter (Pelinka, 2008 : 159). Une troisième force politique apparaît alors, le Verband Deutscher Übersetzer (alliance des indépendants, VDÜ), qui devient le FPÖ en 1956 à la suite de conflits internes.

En ce qui concerne ses assises idéologiques, l’extrême droite autrichienne prend racine dans le terreau du pangermanisme et du

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nationalisme, qui se sont développés au xixe siècle et dont l’antisémitisme a été une composante essentielle, puis au début des années 1930 avec le nazisme. Sous la figure de son leader Jorg Haider, le FPÖ accède au pouvoir en 1999 en formant une coalition avec l’ÖVP (duopole noir/bleu) au sein du gouvernement dirigé par Wolfgang Schüssel3. Ayant obtenu l’accès au financement public en 1975 (van Biezen, 2003), le FPÖ occupe désormais une place centrale dans le jeu politique en Autriche.

Dans l’analyse des partis politiques en Europe, l’Autriche représente un cas d’étude singulier. Par exemple, pour travailler dans le secteur public, il est nécessaire d’être «  encarté  » auprès de l’un des deux partis traditionnels. Si la situation politique de l’Autriche permet de mettre en exergue une perte de crédibilité des partis historiques – qui s’illustre par un recul électoral –, ainsi qu’une montée de l’extrême droite (Mossé, 2013 : 197), le récent succès d’Alexander Van der Bellen peut s’expliquer par une forte mobilisation d’électeurs davantage concernés par des enjeux de type «  New Politics  ».

Selon la théorie du «  New Politics Party  » (Poguntke, 1997), une telle organisation véhicule des valeurs post-matérialistes et mobilise ainsi les électeurs sur de nouveaux enjeux (écologie, désarmement nucléaire, solidarité à l’égard des pays en voie de développement, etc.). Les New Politics Party (ou alternative party, ou ecological party) se différencient des partis traditionnels au regard de leur orientation programmatique, leur structure organisationnelle, leur style politique et le profil des membres et de leur électorat (Poguntke, 1997 : 79). Le terme New Politics fait référence aux changements des pratiques électorales qui résultent du processus de diffusion des valeurs post-matérialistes dans les sociétés les plus avancées (Inglehart, 1977). Ainsi, les citoyens seraient davantage préoccupés par la qualité de vie et la participation de la société civile plutôt que par les enjeux économiques. Au moment de l’émergence des New Politics parties, une primauté était accordée aux enjeux environnementaux, d’où leur appellation de Green parties. De ce point de vue, la polarisation vers ces nouvelles thématiques fait bouger les lignes dominantes du débat politique.

Selon Poguntke, les New Politics Parties rejettent les structures d’organisation qui débouchent sur une forme de hiérarchisation voire d’oligarchisation du parti. Des normes permettaient par exemple aux

                                                                                                                         3 Pour une analyse historique plus fouillée de la percée du FPÖ en Autriche, consulter : Prévost, J-G. (2004). L’extrême droite en Europe. France, Autriche, Italie, Montréal, Québec : Fides, collection «  Points Chauds  ».

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membres du Parti des Verts en Allemagne (dont le Parti écologiste autrichien, fruit de la fusion de la Liste Alternative d’Autriche (ALÖ) et des Verts Unis d’Autriche (VGÖ) en 1986, s’est fortement inspiré) de participer directement aux décisions au sein du bureau politique (Poguntke, 1997 : 87). Toutefois, il existe de fortes contradictions entre la volonté d’ouvrir les fonctions politiques aux citoyens et dans le même temps chercher à s’insérer dans le système politique institutionnalisé. Afin d’allier ces deux ambitions, les New Politics Parties ont étendu leur répertoire d’actions en dehors de l’arène politique (manifestations, boycottages, occupations, etc.).

Dans le cas étudié, il est intéressant de noter comment la présence au second tour d’aucun des deux partis traditionnels (les rouges du SPÖ et les bleus de l’ÖVP) illustre la mise à mal de ce cartel de partis par l’extrême droite. Se dirige-t-on vers la fin d’un double duopole noir-rouge/noir-bleu  ? Quoi qu’il en soit, la récente victoire d’Alexander Van der Bellen, soutenu par une partie de l’électorat sensible aux enjeux des New Politics, peut être analysée comme la manifestation des partis «  anti-cartel  ».

Le Front National e t UKIP, des part i s é chappant au modèl e de la carte l l i sat ion

S’intéresser au cas du Front National (FN) représente une opportunité de mettre en exergue les limites du modèle de Katz et Mair, et notamment ses travers normatifs, soulignés par Koole (1996 : 517), qui note : «  En utilisant le terme de “cartel” pour désigner un nouveau type partisan […] on risque de mélanger la recherche sur les partis avec des sentiments néo-populistes particulièrement diffus dans les sociétés occidentales actuelles  ». Dans le même sens, Mudde (2007 : 209-210) ne voit dans la théorie de la «  cartellisation  » qu’une «  forme spécifique d’opérationnalisation  » de la thèse déjà existante de la «  crise du politique  », engendrée par une «  contre-révolution  » néoconservatrice tant sur le plan politico-culturel (retour des valeurs «  traditionnelles  » : l’ordre, la famille, un État fort) qu’économique (critique de l’État providence, individualisme, éloge de l’entreprise).

Ayant fait irruption dans le jeu politique français au tournant des années 1980 sous le leadership de Jean-Marie Le Pen, le Front National s’ancre définitivement dans le système politique français par la présence de Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en 2002. Plus d’une décennie plus tard, le parti frontiste, dirigé par l’héritière de son fondateur,

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Marine Le Pen, obtient un score historique aux élections européennes de 2014 (24,9 %) et remporte 24 sièges. Ce succès consacre sa «  position centrale dans la galaxie des droites radicales populistes en Europe  » (Ivaldi, 2016 : 115).

Si le Front National a opéré un virage programmatique sur le terrain de l’économie, défendant ainsi un social-populisme plus étatiste et interventionniste (Ivaldi, 2015), force est de constater que les attentats terroristes perpétrés en France (au Bataclan le 13 novembre 2015, à Nice le 14 juillet 2016, et plus récemment, le 20 avril 2017, sur les Champs-Élysées) ont renforcé son discours ethnonationaliste, propre à une majorité des droites extrêmes européennes. Gilles Ivaldi (2016 : 120) remarque que cette vision de «  l’islamisation de la société  » (Liogier, 2012) se fonde sur un «  retournement symbolique et l’appel à la défense des valeurs libérales, démocratiques et civiques telles que l’égalité homme-femme, la laïcité ou la liberté d’expression  ».

D’un point de vue théorique, le Front National correspond à un parti «  attrape-tout  », caractéristique de la troisième phase de développement des partis politiques selon Katz et Mair. Des transformations internes au parti mènent à ce que les leaders jouent un rôle de plus en plus important tandis que celui des membres tend à diminuer : «  The leaders become the party ; the party becomes the leaders  » (Magnin, 2009 : 367). Cette personnification du pouvoir est particulièrement visible en ce qui concerne la famille Le Pen, bien que la présidente actuelle du parti souhaite se détacher de la figure paternelle du fondateur4.

En réalité, l’exemple du Front National illustre la critique que Wolinetz (2002 : 149) adresse à Katz et Mair en rappelant «  qu’il n’est pas encore très clair si tous les partis politiques sont devenus des partis “attrape-tout” ou des partis cartels, ces deux modèles coexistant, ou bien s’ils correspondent tous à des partis cartels  ». Le fait que le parti cartel et le parti «  attrape-tout  » partagent de nombreuses caractéristiques communes est également soulevé par MacIvor (2016). À ce stade, la théorie de Katz et Mair ne s’applique pas au cas du Front National, mais peut-être en est-il autrement pour l’extrême droite britannique.

                                                                                                                         4 Sur l’affiche de campagne de Marine Le Pen pour l’élection présidentielle de 2017, seul le prénom de la candidate apparaît.

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Fondé en 1993 par Sked et d’autres membres de l’ex-Ligue antifédéraliste, le United Kingdom Independence Party (UKIP) doit être replacé dans le paysage historique de l’extrême droite en Angleterre : d’abord, la British Union of Fascists (BUF) dans les années 1930, puis le British National Party (BNP), né d’une scission avec le National Front (NF) en 1982 (Braouezec, 2012 : 182-183). Outre le résultat du référendum britannique du 23 juin 2016 (Brexit), il convient aussi de souligner les relations complexes qu’entretient la Grande-Bretagne avec l’Union européenne depuis le début de la construction communautaire. Le compromis du Luxembourg en 1966 illustre les tensions qu’a souvent catalysées la position britannique vis-à-vis de ses voisins continentaux.

Tout comme le Front National en France, c’est son succès aux élections européennes (celles de 2010) qui a permis à UKIP de faire entendre ses propositions au sein du Parlement européen, où il a remporté 12 sièges (Mischi, 2006 : 79) – situation paradoxale quand on sait que le parti militait en faveur du retrait britannique de l’Union européenne. Ce thème représentait le noyau central du programme de UKIP, ce qui explique en partie pourquoi, une fois le résultat du référendum officialisé, son leader Nigel Farage a démissionné.

Véhiculant les sentiments eurosceptiques et faisant du contrôle de l’immigration un axe majeur de sa campagne, UKIP correspond à ce qu’il convient d’appeler un «  single-issue party  » (Mudde, 1999). Néanmoins, la stratégie politique du parti consiste à se rallier plus largement aux mouvements populistes européens et s’en servir comme levier au niveau national. Ce qu’observe Pulzer (1988 : 357) concernant le British National Front peut s’appliquer dans une certaine mesure au parti UKIP : «  Its image is therefore that of a single-issue party, although its belief system is [...] multifaceted  ».

Tandis que la complexité des mécanismes de l’Union européenne entrave son fonctionnement et la rend presque inaudible sur certains enjeux internationaux (le conflit Israël-Palestine, le positionnement face à la Russie, la gestion des flux migratoires, etc.), ces manquements sont autant d’opportunités pour le Front National, UKIP et les autres partis d’extrême droite en Europe de s’appuyer sur des ressorts argumentaires communs, à commencer par une rhétorique europhobe. Le discours centré sur le rejet du projet européen traduit, selon Hanspeter Kriesi et al. (2006), le reflet d’un nouvel axe de conflit structuré par les processus de «  dénationalisation  », articulant européanisation, immigration et mondialisation économique.

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Si le thème de l’immigration apparaît comme le principal catalyseur du succès des partis de la droite radicale en Europe, l’enjeu migratoire est instrumentalisé comme une menace pour la préservation des acquis sociaux, par exemple, afin de servir un programme politique anti-globalisation, nationaliste et protectionniste (Ivaldi, 2014 : 19). Les partis d’extrême droite mettent en avant les effets néfastes de la mondialisation qui a engendré l’accroissement des inégalités et donc une catégorie de personnes «  déclassées  », les «  rejetés de la globalisation  » (Ivaldi, 2014 : 19). Ce discours – comme il l’a été rappelé dans les propos liminaires – s’est d’ailleurs accentué à la suite de la crise économique et financière de 2008.

En ce sens, Maddens (1996 : 64) souligne clairement que, au sein de l’électorat de la droite radicale, les enjeux socio-économiques prévalent sur la question migratoire :

Voters do not get excited about the issue because of the immigrant problem as such, but because the issue works as a catalyst for a more encompassing uneasiness about recent social and economic changes in Western Europe.

Mudde (1999 : 193) insiste quant à lui sur la propagation du message antipolitique. Il y a près d’une décennie, il notait déjà:

other issues, such as anti-politics, the welfare state, and law and order, are more or less disconnected from the immigration issue, and parties like the Austrian FPÖ focus once again primarily on anti-politics. […] Therefore, like it or not, ERPs [partis d’extrême droite] are here to stay, at least for the coming decade, even in the unlikely event that immigration would cease to be an important political issue.

Ensuite, l’autre caractéristique que partagent les partis d’extrême droite en Europe tient au rejet des élites. Du moins, les partis conservateurs se posent en porte-parole du «  peuple  » contre les «  élites communautaires  ». Le populisme anti-establishment constitue un trait idéologique et comportemental fondamental des partis d’extrême droite. Il leur permet d’agréger un

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ressentiment puissant à l’égard des décideurs politiques, ou, pour reprendre les termes du FN, du «  système  », de la «  caste  » politique nationale et européenne (Ivaldi, 2014 : 12), ce que Jean-Marie Le Pen décrit comme l’«  établissement  »5. Au cours de la récente campagne présidentielle en France, cet élément de langage fut repris non seulement par la candidate du Front National, reprochant à Emmanuel Macron d’être le candidat du système, mais aussi par François Fillon qui voyait dans celui-ci (le système) la source des allégations portées à son encontre concernant l’emploi fictif qu’aurait occupé sa femme.

En plus du rejet des élites politiques, UKIP mène aussi campagne sur le refus des «  politiciens professionnels  ». Lors du scrutin européen de 2004, le parti s’était targué de présenter comme candidats des personnes provenant de la société civile (real people) ainsi que des «  célébrités  », comme les acteurs Joan Collins et Edward Fox, l’ancien présentateur de la BBC Kilroy-Silk, l’astronome Patrick Moore, ou encore l’ancien pilote Stirling Moss (Mischi, 2006 : 90).

Conclusion

La théorie de Katz et Mair sur la cartellisation des partis politiques offre une grille de lecture originale sur la mutation du paysage politique au Canada et en Europe. Selon les auteurs, il est possible (1) que des partis émergent au nom de la lutte contre le cartel, ou encore (2) qu’après avoir essuyé un refus d’intégrer le cartel, ces partis deviennent «  anti-cartel  ». Parmi les variables retenues, une seule peut véritablement s’appliquer à l’ensemble des cas d’étude. En effet, la professionnalisation du métier politique concerne aussi bien le Canada, l’Autriche, la France que le Royaume-Uni. Bien que le programme de certains partis d’extrême droite promette de lutter contre ce phénomène, leurs leaders (anciens et actuels) occupent des fonctions politiques à temps plein. Le critère du financement public occupe également une place de choix dans le modèle «  katzmairien  ».

                                                                                                                         5 «  L’établissement […] désigne la classe politique qui impose aujourd’hui son pouvoir. [Il a] son lieu de culte, le Panthéon républicain, ses rites, il prêche la morale. Le Front national a pour devoir d’assurer le retour des vraies élites, après avoir dépouillé la société française des corps parasitaires qui l’enserrent et l’asphyxient. […] Il est logique que, de ce fait, les mass media du système veuillent étouffer le cri du peuple que nous exprimons contre l’établissement  ». Jean-Marie Le Pen, «  Déstabiliser l’établissement  », Identité, janvier 1990.

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Au Canada, la très forte hausse des ressources des Conservateurs durant la campagne de Stephen Harper a contribué en partie à sa victoire. Surtout, c’est en réformant le secteur-clé du financement public des activités politiques que le gouvernement Harper a réussi à mettre à mal les finances de ses concurrents, les Libéraux, dont les fonds provenaient essentiellement de personnes morales (entreprises), et le Nouveau Parti Démocratique (NPD), financé par les candidats. En amorçant une dynamique de l’union des Droites au Canada, Harper réussit à mettre un terme au monopole du Parti Libéral à la fonction suprême (Jean Chrétien 1993-2003  ; Paul Martin 2003-2006). L’exemple du Canada illustre l’hypothèse n°2 soulevée par Katz et Mair, c’est-à-dire qu’après s’être vus refuser l’entrée au cartel, les nouveaux Conservateurs canadiens, issus de l’Alliance, se sont rassemblés sous la bannière des «  Four Sisters  » (Flanagan, 2009b) afin de constituer une force reflétant un spectre politique suffisamment large, justifiant ainsi l’attribution de l’étiquette «  anti-cartel  ».

En Europe, une série de facteurs endogènes (attaques terroristes) et exogènes (crise économique de 2008 et intensification des flux migratoires depuis 2011) ont favorisé un report de l’électorat vers les partis d’extrême droite. La variable économique de la théorie de Katz et Mair constitue un facteur explicatif majeur de l’émergence du FPÖ en Autriche qui, ayant obtenu l’accès au financement public en 1975, a participé à la désintégration du cartel SPÖ/ÖVP qui se partageait le pouvoir depuis près de soixante-dix ans. La situation autrichienne correspond par conséquent à l’hypothèse n°1 présentée par Katz et Mair.

Cependant, la théorie de la cartellisation ne peut pas s’appliquer de

manière rigide pour tous les partis conservateurs et d’extrême droite. La flexibilité du modèle – Katz et Mair utilisent de manière indifférenciée les termes «  partis cartels  » ou «  cartels de partis  » – en constitue probablement une des principales limites. Le critère de la convergence idéologique entre les partis traditionnels soulève également des difficultés méthodologiques pour l’opérabilité du «  modèle katzmairien  ».

Les élections législatives anticipées au Royaume-Uni ont confirmé le rôle marginal du parti europhobe UKIP qui a échoué à conserver son unique siège à la Chambre des communes. Au lendemain des résultats, le 9 juin 2017, son leader Paul Nuttall a démissionné. Ne comptant plus que 20 députés européens et quelques représentants locaux, UKIP illustre

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l’incapacité d’un «  single-issue party  » à se positionner et demeurer dans le paysage politique national.

En France, malgré la décision de François Mitterrand, en avril 1985, d’introduire le scrutin proportionnel plurinominal – grâce auquel 35 élus frontistes feront leur entrée à l’Assemblée nationale au lendemain des élections législatives de 1986 –, il reste que le système électoral et la pérennité du «  front républicain  » dans les institutions de la Vème République rendent peu favorable l’accès de l’extrême droite aux responsabilités. Le modèle de Katz et Mair ne se révèle donc pas pertinent pour étudier l’émergence du Front National. L’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République française illustre surtout, comme ce fut le cas en Autriche, la débâcle des partis traditionnels.

Le contexte politique en France a été marqué – comme c’est le cas désormais dans bon nombre de sociétés post-industrielles – par l’introduction d’un système de primaires dans la désignation du candidat pour un parti politique. D’abord organisées par la Droite et le Centre en novembre 2016, puis par les partis de la gauche française en janvier et février 2017, ces élections primaires allongent considérablement la perception du temps électoral par l’effet d’une campagne permanente. La victoire de François Hollande à la tête de l’État en 2012, candidat désigné par les primaires socialistes en octobre 2011 (soit 8 mois avant sa prise de fonction  !), représente le mythe fondateur de l’efficacité de ce mode de nomination interne (infirmée depuis). Le recours aux primaires signe enfin le brouillage de la frontière entre militant et citoyen, un sujet qui mériterait de faire l’objet de réflexions plus approfondies.

Références

Aucante, Yohann, Alexandre Dézé et Nicolas Sauger, 2008, « Introduction », dans Aucante, Yohann, et Alexandre Dézé, Les systèmes de partis dans les démocraties occidentales, Paris, Presses de Sciences Po, coll. «Académique », p. 17-31.

Barboni, Thierry, 2006, « La cartellisation des partis politiques, une solution pour rétablir un équilibre partisan rompu ? Le cas du Parti Socialiste français », Communication au Congrès annuel de l’Association canadienne de science politique.

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MOUTON – MODELE DE LA « CARTELLISATION » DES PARTIS

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___________________________________________ Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018) ISSN 2560-7707 (Imprimé)/ISSN 2560-7715 (En ligne) © Les Auteur.e.s des contributions publiées en ces pages Distribué en libre accès sous licence Creative Commons

 

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ARTICLE

La prorogation de 2008 Un rappel de la précarité de notre Constitution

Vincent Boulay*

RÉSUMÉ. Le présent texte a pour objectif d’analyser la crise constitutionnelle de 2008, tout en tenant compte des diverses opinions soulevées à la veille des récentes élections fédérales où la possibilité que ce genre de crise se reproduise fut évoquée. Ce texte a également pour objectif d’analyser ces crises en tenant compte des éléments présents au sein de notre Constitution et en tentant de trouver une solution permettant de mettre fin à ce genre de crises. Les éléments formant la Constitution seront ainsi analysés, de même que la possibilité de modifier notre Constitution afin d’y inclure les principes fondamentaux de notre système politique. La rédaction d’un manuel du cabinet s’inspirant de celui produit par la Nouvelle-Zélande sera également évaluée. MOTS CLÉS. Constitution, Droit, Chambre des communes, Prorogation, Politique fédérale, Élections fédérales, Coalition

                                                                                                                         * L’auteur, au moment d’écrire ces lignes, était finissant du baccalauréat en droit et du baccalauréat intégré en affaires publiques et relations internationales, Université Laval. Courriel : [email protected]

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Introduction

En octobre 2008, un gouvernement conservateur était porté au pouvoir pour une deuxième fois de suite. Malgré l’espoir du premier ministre de l’époque d’obtenir un mandat majoritaire, la population préféra lui accorder un statut minoritaire pour une deuxième fois. Ce mandat devait se tenir dans un climat de conciliation et de bonne entente entre le parti formant le gouvernement et les partis d’opposition, selon le discours du Trône prononcé par la gouverneure générale à l’automne 2008 (Valpy, 2009). Cependant, à la suite de l’annonce de l’adoption prochaine de diverses mesures économiques contraires à l’idéologie des partis d’opposition, des rumeurs concernant la formation d’une coalition regroupant la majorité des sièges de la Chambre des communes commencèrent à circuler. Lors de la formation officielle de cette coalition, qui avait pour objectif de renverser le gouvernement en place, le premier ministre demanda à la gouverneure générale de proroger les travaux du Parlement, le tout empêchant le possible vote d’une motion de censure qui aurait entraîné la chute du gouvernement. De nombreuses visions s’affrontèrent quant à la possibilité pour la coalition de remplacer, sans élection, le gouvernement en place. Le même genre de débats eut lieu au sujet de la décision de la gouverneure générale Michaëlle Jean de proroger le Parlement en vertu de ses pouvoirs. Ces questionnements refirent surface à la veille des récentes élections fédérales en raison de plusieurs sondages indiquant la possible élection d’un gouvernement minoritaire.

Ces nombreux débats concernant des éléments aussi importants que la formation du gouvernement et les pouvoirs du gouverneur général illustrent une méconnaissance de la Constitution et du fonctionnement de nos institutions. Cependant, ces débats peuvent également être attribués au fait que de larges pans du fonctionnement de nos institutions proviennent d’éléments non consignés. Notre Constitution, s’inspirant de celle du Royaume-Uni, accorde une place importante à des concepts comme les principes constitutionnels et les conventions constitutionnelles, qui sont inclus de manière implicite au sein de celle-ci. Malheureusement, compte tenu du caractère non écrit de ceux-ci, et en tenant compte de l’importance des éléments prévus par les conventions constitutionnelles, il semble que ce genre de crise soit appelé à se répéter. Il semble donc nécessaire, pour s’assurer que les règles de fonctionnement du système politique canadien soient comprises de tous, d’effectuer des modifications constitutionnelles ou

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de prévoir certains éléments par écrit. Le tout permettra d’assurer une protection des règles régissant nos institutions et permettra d’éviter pour l’avenir des crises concernant le fonctionnement de notre système politique.

Le présent texte a pour objectif d’analyser la crise constitutionnelle de 2008, tout en tenant compte des diverses opinions soulevées à la veille des récentes élections fédérales où la possibilité que ce genre de crise se reproduise fut évoquée. Ce texte a également pour objectif d’analyser ces crises en tenant compte des éléments présents au sein de notre Constitution et en tentant de trouver une solution permettant de mettre fin à ce genre de crises. Les éléments formant la Constitution seront ainsi analysés, de même que la possibilité de modifier notre Constitution afin d’y inclure les principes fondamentaux de notre système politique. La rédaction d’un manuel du cabinet s’inspirant de celui produit par la Nouvelle-Zélande sera également évaluée.

La Constitution canadienne : ce qu’elle contient

Le Canada, comme exposé dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, est une union fédérale régie par une Constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni1. Cependant, que contient notre Constitution? Plusieurs analyses peuvent être faites quant au contenu des constitutions. Dans le cas présent, nous analyserons la Constitution canadienne selon deux éléments : les lois constitutionnelles et les lois non écrites (Brun, Tremblay et Brouillet, 2014). La présente section permettra de faire un tour d’horizon des divers concepts contenus dans notre Constitution afin de pouvoir mieux saisir les diverses notions impliquées au sein de la crise constitutionnelle de 2008.

Les lo is const i tut ionnel l es

Tout d’abord, abordons les lois constitutionnelles. Les éléments contenus au sein de la Constitution écrite sont protégés de manière constitutionnelle et tous textes ou décisions contraires à ces éléments devront être invalidés, car effectués sans autorité légale (Monahan, 2013).

                                                                                                                         1 Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), préambule.

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Selon l’article 52 (2) de la Loi constitutionnelle de 1982, la Constitution canadienne contient les textes de loi énumérés à cet article2. Parmi les textes mentionnés au sein de l’annexe concernant l’article 52, on retrouve entre autres la Loi constitutionnelle de 1867, la Loi de 1870 sur le Manitoba, la Loi constitutionnelle de 1871 et plusieurs autres textes de loi3. La Cour suprême a malgré tout établi, dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting co., que l’énumération faite à l’article 52 (2) de la Loi constitutionnelle de 1982 n’était pas exhaustive et que divers éléments, comme la possibilité pour le Parlement d’expulser des étrangers, qui est un privilège parlementaire, étaient inclus4. Elle se base entre autres sur le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 qui mentionne que nous avons : « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni »5. La Cour semble également davantage favorable à élargir l’éventail du contenu de la Constitution établi à l’article 52 via des principes constitutionnels sous-jacents plutôt que par l’ajout de textes de loi (Monahan, 2013). D’autres éléments font également partie des lois constitutionnelles. En effet, l’article 41 de la Loi constitutionnelle de 1982 accorde une protection à certaines parties de lois pouvant être qualifiées de constitutionnelles en raison de la procédure nécessaire à leur modification. Il en va ainsi pour la charge du gouverneur général et du lieutenant-gouverneur et de divers autres éléments6.

Abordons maintenant les principes constitutionnels. Ceux-ci découlent de la compréhension du texte constitutionnel, de son contexte historique et des interprétations faites par les tribunaux du texte lui-même7. Ceux-ci sont rattachés aux lois constitutionnelles via le préambule de la Loi constitutionnelle de 18678. Ces principes : « guident l’interprétation du texte et la définition des sphères de compétence, la portée des droits et obligations ainsi que le rôle de nos institutions politiques. »9. Ils permettent notamment d’assurer l’évolution de la Constitution qui, telle que mentionnée par le

                                                                                                                         2 Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.), art. 52. 3 Ibid. 4 New Brunswick Broadcasting co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, 376. 5 Loi constitutionnelle de 1867, préc. note 1, préambule. 6 Loi constitutionnelle de 1982, préc. note 2, art. 41. 7 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, para. 32. 8 Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î-P-É), [1997] 3 R.C.S. 3, para. 83. 9 Renvoi relatif à la sécession du Québec, préc. note 7, para. 52.

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Conseil privé, est un arbre vivant10. La Cour suprême a reconnu quelques principes constitutionnels dans la foulée de plusieurs renvois : la démocratie, le fédéralisme, le constitutionnalisme, la primauté du droit et la protection des minorités11. Les privilèges nécessaires au fonctionnement des assemblées législatives ont été confirmés comme possédant un statut constitutionnel dans l’arrêt New Brunswick Brodcasting co. 12 et il en va de même pour le principe de l’indépendance judiciaire13. Malgré l’importance de ces principes, les juges de la Cour suprême ont souhaité tempérer l’influence de ceux-ci. En effet, ils mentionnent que la reconnaissance de nombreux principes constitutionnels sous-jacents :

« n’est pas une invitation à négliger le texte écrit de la Constitution. Bien au contraire, nous avons affirmé qu’il existe des raisons impératives d’insister sur la primauté de notre Constitution écrite. Une constitution écrite favorise la certitude et la prévisibilité juridiques, et fournit les fondements et la pierre de touche du contrôle judiciaire en matière constitutionnelle. » 14

Il semble donc que ces principes conservent une portée limitée et ne pourront en aucun cas aller à l’encontre de dispositions écrites de la Constitution. Également, ces principes ne peuvent être la seule source permettant d’invalider un texte. La Cour s’est prononcée à savoir que l’invalidité d’un texte de loi devait se justifier par son non-respect des textes constitutionnels et non des principes sous-jacents des textes constitutionnels15. Certains auteurs considèrent ainsi que malgré certaines interventions des juges mentionnant que les principes possèdent une forte autorité (McLachlin, 2005), ceux-ci ont une portée limitée et doivent céder le pas au texte écrit de la Constitution (MacIvor, 2012). Finalement, les principes constitutionnels peuvent aussi servir à faire le pont entre

                                                                                                                         10 Edwards c. Attorney-General for Canada, [1930] A.C. 124 (C.P.), 136. 11 Renvoi relatif à la sécession du Québec, préc. note 7, para. 49 ; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, 750. 12 New Brunswick Broadcasting co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), préc. note 4, 376. 13 Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), préc. note 8, para.133. 14 Renvoi relatif à la sécession du Québec, préc. note 7, para. 53. 15 Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, para. 66.  

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l’interprétation restrictive des textes constitutionnels et l’interprétation évolutive (Brun, Tremblay et Brouillet, 2014).

Les lo is non écr i t es

Par la suite, et il s’agit d’une des particularités de la constitution canadienne, certaines parties de la Constitution sont dites non écrites. Parmi les éléments non écrits, on retrouve ce qu’on appelle les conventions constitutionnelles. Ces conventions sont une source constitutionnelle très fréquente dans le cadre des régimes de type britannique. Elles ont un rôle important à jouer, car elles viennent régir de nombreux éléments non prévus par la Constitution. En effet, on constate que des éléments comme la formation du gouvernement et le rôle du premier ministre ne sont aucunement prévus par la Constitution. Des éléments aussi majeurs que le gouvernement responsable existent via des conventions constitutionnelles (Brun, Tremblay et Brouillet, 2014).

La convention constitutionnelle est principalement une entente entre gouvernants ou politiciens. Plusieurs éléments sont nécessaires pour que nous fassions réellement face à une convention constitutionnelle. Tout d’abord, il faut des précédents sur lesquels se basera la convention constitutionnelle. Par la suite, et la Cour suprême insiste sur cette condition qui serait la plus importante, les acteurs concernés doivent se sentir liés par cette convention constitutionnelle. Ceci permet à la convention d’être contraignante au point de vue politique. Finalement, une raison d’être doit émaner de la convention constitutionnelle16. La majorité des raisons d’être des conventions constitutionnelles sont des principes constitutionnels émanant du paragraphe introductif de la Loi constitutionnelle de 1867 tels le fédéralisme et la démocratie (Brun, Tremblay et Brouillet, 2014). Les conventions constitutionnelles jouent également un rôle important au sein de notre réalité politique : elles visent principalement à adapter notre constitution à la réalité politique (Brun, Tremblay et Brouillet, 2014). Elles ont aussi un rôle primordial à jouer en matière d’élections. En effet, les conventions constitutionnelles concernent entre autres la notion de gouvernement responsable, le concept de démocratie parlementaire, la

                                                                                                                         16 Renvoi sur l’opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793, 802.

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notion de parti politique, l’existence des chefs de partis politiques, le pouvoir du gouvernement de demander une élection, etc. (Boyer, 1981).

Il est important de souligner que, malgré les caractéristiques évoquées par la Cour suprême du Canada pour décrire une convention constitutionnelle, certains chercheurs remettent en question ces caractéristiques. Parmi eux, on retrouve Andrew Heard qui considère que le test de Sir Ivor Jennings, approuvé par la Cour suprême dans le renvoi Résolution pour modifier la Constitution17 est flou et erroné. Selon lui, plusieurs critères peuvent porter à confusion. Tout d’abord, il est nécessaire que les acteurs concernés par la convention constitutionnelle se sentent liés par celle-ci. Le spécialiste des conventions constitutionnelles mentionne que la Cour s’est régulièrement basée sur les témoignages des acteurs pour déterminer s’ils se sentaient liés. Cependant, et il le démontre bien, ces témoignages seront appelés à évoluer dans le temps. Il évoque entre autres que les politiciens ont généralement tendance à adapter leur discours selon qu’ils sont dans l’opposition ou au gouvernement (Heard, 2012). Également, on ne semble vouloir se fier qu’aux témoignages des acteurs impliqués directement par la convention constitutionnelle. Ainsi, on se prive de l’opinion d’acteurs compétents en la matière. Il soulève aussi le fait qu’une convention constitutionnelle nécessite un précédent. Cependant, il existe plusieurs façons d’interpréter un événement. Il évoque alors la crise constitutionnelle de 2008 durant laquelle les camps utilisaient les mêmes événements, mais sous différents angles afin d’établir leur version d’une convention constitutionnelle (Heard, 2012). Ce genre d’arguments démontrent également la fragilité de ces conventions qui ont, malgré tout, un rôle majeur à jouer dans le cadre de notre système parlementaire britannique.

Malgré le rôle important joué par les conventions constitutionnelles, celles-ci restent limitées quant à leur portée. La Cour suprême a notamment établi que ce type de conventions ne pouvait être sanctionné par les tribunaux. En effet, la Cour mentionne que la sanction pour non-respect d’une convention est plutôt politique18. Ceci explique pourquoi la Cour avait refusé de déclarer illégal le rapatriement unilatéral de la Constitution19. Il semble ainsi qu’aucune institution ne puisse sanctionner la violation d’une

                                                                                                                         17 Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S 753, 888. 18 Ibid., 883. 19 Ibid.

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convention constitutionnelle, outre la population. Certains constitutionnalistes disent que l’intervention du gouverneur général afin de faire respecter une convention constitutionnelle serait une transformation beaucoup trop politique de la fonction et ne saurait respecter la fonction. Cette opinion fut exprimée par Patrick J. Monahan alors que celui-ci commentait le discours du gouverneur général Schreyer qui, en 1982, disait qu’il aurait probablement déclenché une élection si le gouvernement fédéral avait tenté de rapatrier la Constitution sans obtenir l’approbation des provinces (Monahan, 2013). De plus, malgré la mention de la Cour suprême que des principes constitutionnels non écrits pourraient être inclus au sein de la définition établie par l’article 52 (2) de la Loi constitutionnelle de 198220, rien n’est exprimé concernant les conventions constitutionnelles qui concernent parfois des éléments d’une importance capitale comme le mode de formation du gouvernement. Cependant, compte tenu du fait que les conventions constitutionnelles ne peuvent être sanctionnées par les tribunaux, il semble logique que celles-ci ne puissent être incluses au sein des lois constitutionnelles qui contiennent des textes pouvant être sanctionnés par les tribunaux (Monahan, 2013).

La crise de 2008 : beaucoup de discussions, mais aucun consensus

La crise constitutionnelle s’étant produite en 2008, et dont quelques aspects sont présentés dans l’introduction, fut une crise complexe concernant les fondements de notre démocratie. Cependant, il est important de ne pas sauter trop vite aux conclusions. Malgré que nous soyons une démocratie, d’autres principes gouvernent notre système politique de type britannique comme le gouvernement responsable, le parlementarisme et bien d’autres. Dans le cadre de ce thème, nous effectuerons une rapide synthèse de la crise avant d’aborder quelques enjeux ayant causé de nombreux questionnements au sein des constitutionnalistes canadiens.

Le contexte de la cr i se de 2008

Tout d’abord, cette crise fait suite aux élections fédérales de 2008 qui ont porté au pouvoir un gouvernement conservateur minoritaire (Franks, 2012). Comme mentionné, ce gouvernement s’annonçait comme étant                                                                                                                          20 New Brunswick Broadcasting co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), préc. note 4, 376.

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ouvert et fortement favorable à la coopération avec les partis de l’opposition (Valpy, 2009). Le discours du Trône fut adopté par la majorité du Parlement, grâce à l’appui du Parti libéral du Canada le 19 novembre, et tout semblait se dérouler pour le mieux (Valpy, 2009). Cependant, peu de temps après, des rumeurs commencèrent à courir concernant une mise à jour fiscale devant être prononcée le 27 novembre par le ministre des Finances de l’époque, le regretté Jim Flaherty. Cette mise à jour fiscale touchait à un élément important pour les partis politiques : le financement. Cette mise à jour venait éliminer le financement des partis politiques accordé selon le nombre de votes obtenus par les partis. Ceci venait avantager de manière importante le Parti conservateur face au Nouveau parti démocratique et au Parti libéral du Canada, car ce parti obtient la majorité de son financement via des dons de ses membres, ce qui n’est pas le cas pour les autres partis politiques canadiens (Franks, 2012).

Cette décision du gouvernement fédéral eut un impact majeur au sein des partis d’opposition. Ceux-ci décidèrent alors de former une coalition dans le but de renverser le gouvernement. La coalition fonctionnerait ainsi : elle serait dirigée par le Parti libéral du Canada (PLC) avec Stéphane Dion à titre de premier ministre. Certains élus du Nouveau parti démocratique (NPD) auraient une place au sein du gouvernement alors que le Bloc Québécois s’engagerait à soutenir la coalition en votant en faveur de la coalition lors des enjeux de confiance jusqu’en 2010. La coalition NPD/PLC, de son côté, devait exister jusqu’en juin 2011 (Valpy,2009).

Le 29 novembre 2008, le gouvernement conservateur annonça qu’il reculait sur la suppression du financement des partis politiques selon le nombre de votes obtenus (Valpy, 2009). Malgré tout, le train était en marche. Le 1er décembre 2008, le PLC, le NPD et le Bloc Québécois annoncèrent un accord formel mettant en place la coalition mentionnée précédemment. Les chefs des trois partis profitèrent également de l’occasion pour écrire une lettre à la gouverneure générale en mentionnant que le premier ministre avait perdu la confiance de la Chambre et que la coalition était prête à prendre sa place à titre de gouvernement (Valpy, 2009). Le jour même, des rumeurs commencèrent à circuler quant au fait que le Parti conservateur demanderait la prorogation du Parlement pour éviter d’être renversé par une motion de censure. Il est important de préciser que la prorogation a pour effet de suspendre les travaux de la session en cours sine die et d’entraîner la caducité de tout projet de loi non sanctionné. On met

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également fin aux travaux des comités parlementaires qui sont dissous (Monahan, 2013). Bref, la prorogation avait pour effet d’empêcher l’adoption d’une motion de censure par la coalition.

Le premier ministre Harper tenta également de discréditer la coalition en mentionnant qu’en ce temps d’instabilité économique pour le pays, il était irréaliste de confier le gouvernement à une coalition dont la survie reposerait sur l’appui d’un parti voué à l’indépendance du Québec. Il s’adressa également au peuple en mentionnant que cette tentative de renversement était antidémocratique et que la coalition tentait d’imposer à la population un choix qu’elle n’avait pas fait (Franks, 2012). Sa rencontre avec la gouverneure générale Michaëlle Jean eut finalement lieu le 4 décembre. Lors de cette rencontre, Stephen Harper présenta divers arguments afin de justifier la nécessité de proroger la session. Il invoqua entre autres le contexte économique difficile, la viabilité de la coalition ainsi que le climat au pays et au Parlement (Valpy, 2009). En vertu des conventions constitutionnelles, les propos échangés ne peuvent être dévoilés (Sossin et Dodek, 2009). La gouverneure générale demanda également conseil auprès de Peter Hogg, constitutionnaliste reconnu. Elle décida finalement d’accéder à la demande du premier ministre Harper de proroger la Chambre sans dévoiler les raisons de sa décision, en vertu d’une convention constitutionnelle (Sossin et Dodek, 2009).

Cependant, un constat devait être tiré dès le début de cette crise : la population canadienne possède bien peu de connaissances sur le fonctionnement de ces institutions. En effet, la majorité de la population ne connaissait pas le rôle joué par la Reine et le gouverneur général et se questionnait sur la possibilité qu’une coalition renverse un gouvernement élu quelques mois plus tôt sans passer par une élection, tel que le mentionnait Stephen Harper.

De nombreux questionnements furent également soulevés quant à l’ensemble de cette situation. Beaucoup d’éléments furent mis en cause lors de cette crise, dont le mode de formation du gouvernement ainsi que les pouvoirs du gouverneur général. L’incompréhension face à ces enjeux peut notamment être illustrée par l’absence de consensus au sein des nombreux constitutionnalistes sur chacun de ces enjeux. Dans le cadre de notre analyse, nous évaluerons ces enjeux : la formation du gouvernement et les pouvoirs du gouverneur général.

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Comment se forme notre gouvernement?

En ce qui concerne la formation du gouvernement, les questionnements concernaient principalement la nécessité de retourner en élection en cas de renversement du gouvernement. Certains constitutionnalistes considèrent que, comme Stephen Harper le disait, le renversement du gouvernement nécessiterait de retourner en élection (Tremblay, 2010; Schwartz, 2011). Cependant, certains autres constitutionnalistes considéraient qu’en cas de motion de censure permettant de renverser le gouvernement, la coalition formée par le NPD et le PLC serait portée au pouvoir sans qu’il soit nécessaire de retourner en élection (Bonga, 2010; Franks, 2012).

Ainsi, des constitutionnalistes comme Hugo Cyr considèrent qu’en invoquant cet argument, Stephen Harper oublie le principe du gouvernement responsable qui se doit de régir nos institutions. Suivant ce principe, si la confiance de la Chambre est conférée à une coalition, celle-ci pourra gouverner sans qu’il soit nécessaire de retourner en élection (Cyr, 2013; Massicotte, 2011, 2015). Également, contrairement à ce qu’affirmait le premier ministre Harper, il n’est pas nécessaire que la coalition se soit affichée à ce titre lors de la campagne électorale pour que celle-ci puisse prendre le pouvoir (Cyr, 2013).

À l’opposé, selon les auteurs Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, une motion de censure entraînera automatiquement le déclenchement d’une élection. La seule exception serait le cas où un gouvernement minoritaire serait défait à la première occasion, qui est généralement le discours du Trône, et qu’un parti d’opposition serait susceptible d’obtenir l’appui de la Chambre (Brun, Tremblay et Brouillet,2014). Outre cette exception, qui ne s’appliquait pas en 2008 en raison du vote favorable au discours du Trône (Tremblay, 2008), il est nécessaire de retourner en élection.

Il existe bien sûr un spectre d’auteurs se situant entre la position d’Hugo Cyr et celle des auteurs Brun, Tremblay et Brouillet. La plupart de ces auteurs considèrent qu’une élection ne sera pas automatiquement nécessaire en cas de motion de censure à l’endroit du gouvernement et que le tout dépendra surtout du temps s’étant écoulé depuis la dernière élection (Knopff et Snow, 2013; Monahan, 2013). Chacun de ces auteurs semble baser son opinion sur les travaux d’Eugene Forsey, figure reconnue du droit constitutionnel, qui mentionne que la dissolution du Parlement ne saurait

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être accordée après un court laps de temps suivant les élections (Forsey, 1968). On peut ici exposer le point de vue de Peter Hogg, conseiller de la gouverneure générale lors de la crise de 2008, qui mentionnait que si le gouvernement se voyait être renversé dans une période de moins de deux mois suivants la dernière élection, le gouverneur général serait mal avisé de déclencher de nouvelles élections sauf si aucune alternative n’est viable au sein du Parlement (Hogg, 2009). Il est également intéressant de mentionner l’opinion d’Adrienne Clarkson qui fut aussi gouverneure générale. Elle mentionne, de son côté, une durée de six mois suivant la dernière élection. Durant cette période, si le gouvernement est renversé, il sera nécessaire d’appeler le groupe ayant le plus de chances d’obtenir la confiance de la Chambre à former le gouvernement (Clarkson, 2006).

Le gouverneur général : une inst i tut ion méconnue

L’autre enjeu soulevé par la crise de 2008, et ramené à l’avant-plan en 2015, fut le rôle du gouverneur général. Pour la population en général, celui-ci ne semble pas avoir le moindre rôle à jouer outre le fait d’agir sur recommandation du premier ministre. Cependant, la réalité est tout autre. En effet, selon nos lois constitutionnelles, le gouverneur général est le représentant de la Reine et, à ce titre, il exerce l’ensemble des pouvoirs normalement dévolus à la Reine21. La charge du gouverneur général et des lieutenants-gouverneurs est protégée via la procédure de modification constitutionnelle prévue à l’article 41 de la Loi constitutionnelle de 198222. La charge, de son côté, fut prévue par la Loi constitutionnelle de 186723 et détaillée dans le cadre des lettres patentes24. Ainsi, si l’on se fie aux différents textes constitutionnels, il possède de nombreux pouvoirs. Dans la réalité, on considère que la majorité de ceux-ci sont tombés en désuétude et qu’il agit principalement sur recommandation du premier ministre (Heard, 2014). Cependant, est-ce que l’ensemble de ses pouvoirs se retrouve maintenant limité par la nécessité que le premier ministre lui recommande d’agir? Le gouverneur général peut-il toujours agir de sa propre initiative? Voilà la question à laquelle de nombreux constitutionnalistes tentèrent de répondre à la suite de la crise. De la même façon que pour le questionnement                                                                                                                          21 Lettres patentes constituant la charge de gouverneur général du Canada, L.R.C. (1985), app. II, n˚31., art. II. 22 Loi constitutionnelle de 1982, préc. note 2, art. 41. 23 Loi constitutionnelle de 1867, préc. note 1, art. 10. 24 Lettres patentes constituant la charge de gouverneur général du Canada, préc. note 21, art. I.

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concernant la formation du gouvernement, il est possible de placer les principaux constitutionnalistes ayant pris position sur une échelle.

D’un côté, on retrouve à nouveau les auteurs Brun, Tremblay et Brouillet. Leur position est la suivante : le gouverneur général ne possède plus aucun pouvoir d’initiative et doit agir en tout temps sur recommandation du premier ministre (Brun, Tremblay et Brouillet, 2014). Les seules exceptions seront le cas où le gouvernement refuse de démissionner à la suite d’une défaite électorale ou d’une perte claire de la confiance de la Chambre (Brun, Tremblay et Brouillet, 2014). Selon ces auteurs, la perte de confiance de la Chambre peut se faire de deux façons, tout d’abord, une motion de censure peut être votée par l’assemblée élective. Étant donné qu’en vertu d’une convention constitutionnelle le gouvernement doit jouir en tout temps de la confiance de la Chambre25, celui-ci devra demander au gouverneur général la dissolution de la Chambre suite à l’adoption de la motion de censure. Cependant, le gouvernement peut également perdre la confiance de la Chambre de manière tacite en étant défait sur une question majeure concernant sa politique générale. Deux moyens permettent de déterminer s’il s’agit de ce type de question : le gouvernement mentionne a priori qu’il s’agit d’une question de confiance ou détermine a posteriori s’il s’agissait de ce type de question (Brun, Tremblay et Brouillet, 2014). Au Québec, on prévoit précisément les questions dites « de confiance » via le règlement de l’Assemblée nationale, ce qui évite les questionnements a posteriori de la part du gouvernement26. Si on applique cette vision au cas de 2008, le gouvernement détenait toujours la confiance de la Chambre malgré le fait que la coalition ait écrit une lettre au gouverneur général affirmant sa perte de confiance à l’endroit du gouvernement ainsi que l’annonce par les partis d’opposition que la prochaine occasion accordée à l’opposition de s’exprimer par une motion serait consacrée au vote d’une motion de censure. Le gouvernement n’ayant pas perdu la confiance de la Chambre, le gouverneur général se devait d’acquiescer à la demande de prorogation du premier ministre (Tremblay, 2008).

De l’autre côté, on retrouve un groupe de constitutionnalistes représentés notamment par Andrew Heard, qui considèrent que le gouverneur général avait entièrement le droit d’évaluer la validité de la

                                                                                                                         25 Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, préc. note 17, 878. 26 Règlement de l’Assemblée nationale, art. 303.1.

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demande du premier ministre de proroger la session (Heard, 2014; Monahan, 2013; Franks,2009; Heard, 2009; Weinrib, 2009; Slattery, 2009; Russell et Sossin, 2009). Peter Hogg mentionne que le gouverneur général aura la liberté de ne pas suivre les conseils du premier ministre lorsque celui-ci ne bénéficie pas de la confiance de la Chambre. Lors de la crise de 2008, le gouverneur général avait reçu une lettre de la part des partis de l’opposition mentionnant que ceux-ci n’avaient plus confiance et que la confiance envers le gouvernement serait retirée sous peu. Hogg considère que cela est suffisant pour que le gouverneur général ne soit plus obligé d’agir selon les conseils du premier ministre (Hogg, 2009). Ce groupe se base notamment sur la crise King-Byng afin d’établir que le gouverneur général peut, lorsque le gouvernement ne possède plus la confiance de la Chambre, refuser la demande de prorogation. L’affaire King-Byng se produisit en 1926. À l’époque, le premier ministre Mackenzie King dirigeait un gouvernement minoritaire et faisait face à la possibilité de perdre le vote concernant une motion de censure (Hogg, 2009). Il demande alors au gouverneur général de dissoudre la Chambre, ce qui aurait pour effet de déclencher de nouvelles élections. Le gouverneur général refusa cette demande, ce qui entraîna la démission du premier ministre. Le gouverneur général demande alors à Arthur Meighen de former un nouveau gouvernement (Dodek, 2013). Ainsi, en se basant sur cet exemple, le gouverneur général aurait la possibilité de refuser au gouvernement la prorogation si celui-ci a perdu ou est sur le point de perdre la confiance de la Chambre. Gérard Beaudoin, éminent constitutionnaliste québécois, considère quant à lui que le gouverneur général possède encore ce pouvoir malgré le fait que celui-ci n’a pas été utilisé depuis l’incident King-Byng de 1926. Il apporte cependant la nuance que le pouvoir du gouverneur général diminuera au fur et à mesure que le temps passera après l’élection (Beaudoin, 2000). Ceci va donc dans le sens de ce que mentionnaient Hogg, Forsey et Clarkson, selon qui le pouvoir discrétionnaire du gouverneur général d’appeler l’opposition à former le gouvernement, plutôt que de dissoudre la chambre ou de la proroger à la demande du premier ministre, disparaîtrait après une certaine période de temps. D’autres auteurs appuient également l’argument de Beaudoin que les pouvoirs de réserve du gouverneur général s’appliquent toujours même s’ils n’ont pas été utilisés depuis 1926, car c’est pour cela que l’on considère ses pouvoirs de réserve comme des pouvoirs devant être utilisés « exceptionnellement » (Messamore, 2011).

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Des constitutionnalistes considèrent quant à eux que l’utilisation de l’affaire King-Byng pour établir un précédent justifiant le refus de la demande de prorogation est injustifiée et que c’est plutôt l’affaire Dufferin qui devrait servir de précédent. Cet épisode s’est déroulé en 1873. À l’époque, le premier ministre John A. Macdonald a demandé au gouverneur général, lord Dufferin, de proroger le Parlement. Cependant, cette demande visait à empêcher un comité de poursuivre ses travaux. Ce comité étudiait des allégations de conflits d’intérêts et de corruption sur un chantier. Malgré la controverse et malgré la demande de l’opposition de ne pas accéder à la demande du premier ministre, le gouverneur général accepta (Bowden et MacDonald, 2011). Le gouverneur général exposa également les motifs de sa décision. Il mentionna alors qu’il ne pouvait s’opposer aux recommandations du premier ministre tant que celui-ci n’avait pas perdu la confiance du Parlement (Bowden et MacDonald, 2011). Ceci appuie l’argument des deux auteurs pour qui le gouverneur général ne peut être contraint dans sa décision par un avis écrit de l’opposition selon lequel l’opposition n’a plus confiance envers le gouvernement en place (Bowden et MacDonald;2011). Selon ces auteurs, cet exemple démontre clairement que les pouvoirs de réserve du gouverneur général ne peuvent s’appliquer en matière de prorogation (Bowden et MacDonald; 2011).

Les élections de 2015 : un rappel

Pendant la campagne électorale, de nombreuses rumeurs circulèrent indiquant que suite aux élections, le Canada pourrait faire face à une nouvelle crise constitutionnelle (Cornellier, 2015; Fortier, 2015; Grammond, 2015). En effet, les sondages initiaux semblaient illustrer une tendance : les trois principaux partis étaient au coude à coude (Grammond; 2015). Plusieurs journalistes se questionnaient quant à l’attitude du gouvernement sortant advenant le cas où à la suite des élections, aucun parti ne possédait une majorité claire en ce qui concerne le nombre de députés élus (Cornellier, 2015). On se questionnait alors afin de déterminer quel groupe serait le premier à pouvoir tenter sa chance comme gouvernement. Alors que Stephen Harper et Justin Trudeau considéraient que le parti ayant fait élire le plus de députés serait appelé à former le gouvernement (Mansbridge, 2015), certains constitutionnalistes semblaient accorder une prérogative au parti sortant. Selon plusieurs experts, le parti sortant conserve une prérogative lui permettant de tenter d’obtenir la confiance de la Chambre le premier (Cyr,

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2013). Ainsi, dans le cas des récentes élections fédérales, le gouverneur général aurait pu concéder à Stephen Harper la première chance d’obtenir la confiance de la Chambre. Ce dernier mit cependant fin aux questionnements en affirmant qu’en cas de défaite, il ne s’attacherait pas au pouvoir.

Cependant, d’autres questionnements demeuraient. En effet, si le parti obtenant le plus de sièges ne détenait pas le plus haut pourcentage de votes tout en étant minoritaire, lequel des partis serait autorisé à tenter sa chance auprès du reste de la députation afin d’obtenir la confiance de la Chambre? En cas de conflits entre le parti minoritaire ayant obtenu le plus de sièges et le parti minoritaire ayant obtenu le plus de votes, comment et par qui serait tranché le litige? Le gouverneur général possède-t-il le pouvoir de déterminer qui doit être porté au pouvoir? Une école de pensée représentée par Hugo Cyr croit que oui. En effet, selon lui, le gouverneur général pourrait avoir à déterminer qui formera le prochain gouvernement en cas d’absence de majorité. Cependant, il insiste sur le fait que le gouverneur général devra agir seulement en dernier recours. Ainsi, le gouvernement sortant pourra d’abord tenter sa chance en soumettant à la Chambre un vote de confiance. Si celui-ci obtient la confiance de la Chambre par un vote à la majorité, il formera le gouvernement. Cependant, si celui-ci refuse de tenter sa chance, les choses se compliquent, car le gouverneur général devra alors faire un choix. Il pourra bien sûr interagir avec les chefs des divers partis afin de voir si un consensus ne se forme pas en faveur d’un parti. Il pourra choisir un parti qu’il considère avoir des chances d’obtenir la confiance de la Chambre en vertu d’ententes avec d’autres partis ou autres. Si aucune option ne semble viable, une autre élection sera déclenchée (Cyr,2013). Malheureusement, les résultats ne nous permirent pas d’obtenir les réponses à ces nombreux questionnements.

Malgré les résultats des dernières élections, le Canada et le Québec demeurent dans un contexte multipartisan sur le plan politique. Au Canada, le Parti libéral du Canada, le Parti conservateur du Canada et le Nouveau parti démocratique luttent pour former le gouvernement. Au Québec, ce sont plutôt le Parti libéral du Québec, le Parti québécois et la Coalition avenir Québec qui luttent afin d’obtenir les faveurs de l’électorat québécois. Ce contexte où plusieurs partis peuvent, à chaque élection, aspirer à former le gouvernement favorise l’élection de gouvernements minoritaires et la formation de coalitions. Ce type de gouvernement fait peser une menace

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constante sur le parti au pouvoir et sur les conventions constitutionnelles gouvernant nos institutions. Un jour viendra probablement où une nouvelle crise constitutionnelle frappera et où l’intervention du gouverneur général, dernière instance canadienne en matière constitutionnelle, sera nécessaire. Il devra alors interpréter le fonctionnement de nos institutions. Alors peut-être, les Canadiens comprendront la nécessité de clarifier le fonctionnement de notre démocratie afin d’assurer un fonctionnement constant et stable pour nos institutions.

Quelles solutions s’offrent à nous?

À la suite du présent texte, le premier constat que l’on peut faire est qu’aucun consensus n’émerge des avis de divers experts (Forum, 2009). On comprend alors pourquoi la population elle-même ne peut comprendre le fonctionnement de nos institutions, lorsque les experts ne peuvent s’entendre sur des éléments aussi importants que la formation du gouvernement. Il est donc important de mettre fin à ces incertitudes en clarifiant pour de bon le fonctionnement de nos institutions démocratiques. Cependant, comment clarifier cela? Deux options seront examinées dans la présente conclusion. Tout d’abord, nous aborderons le processus de modification constitutionnelle et examinerons les possibilités de ce côté. Finalement, nous explorerons l’avenue prise par la Nouvelle-Zélande de rédiger par écrit les règles de fonctionnement de ses institutions démocratiques, sans que le tout ne soit inséré au sein de sa Constitution.

Pour ce qui est des modifications constitutionnelles, celles-ci concerneraient des éléments majeurs comme la charge du lieutenant-gouverneur et celle du gouverneur général. En vertu de la Loi constitutionnelle de 1982, des modifications à la charge du gouverneur général ou du lieutenant-gouverneur doivent être faites à la suite de l’obtention de l’approbation du Sénat, de la Chambre des communes et des assemblées législatives de chaque province27. La charge du lieutenant-gouverneur concerne entre autres la place intégrante du lieutenant-gouverneur dans le processus législatif (Pelletier, 1996). Elle inclut également le pouvoir de dissoudre l’Assemblée législative28. Le juge Beetz s’exprima ainsi sur le sujet dans le cadre d’un obiter dictum :

                                                                                                                         27 Loi constitutionnelle de 1982, préc. note 2, art. 41. 28 Loi constitutionnelle de 1867, préc. note 1, art. 82 et 85.

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« Ainsi, il n’est pas certain, à tout le moins, qu’une province puisse toucher au pouvoir du lieutenant-gouverneur de dissoudre l’Assemblée législative, ou à son pouvoir de nommer et de destituer les ministres, sans toucher de manière inconstitutionnelle à sa charge elle-même. Il se peut fort bien que le principe du gouvernement responsable puisse, dans la mesure où il est fonction de ces pouvoirs royaux importants, être intangible » 29.

Au niveau du fédéral, les modifications constitutionnelles devraient également se faire selon la méthode de l’unanimité en vertu de la protection accordée à la charge du gouverneur général30. On peut cependant noter l’avis de Guy Tremblay qui exprime le fait que le Parlement fédéral pourrait possiblement encadrer le pouvoir de prorogation du gouverneur général en édictant une loi concernant le premier ministre. Étant donné que le gouverneur général agit généralement selon le bon vouloir du premier ministre, on pourrait ainsi encadrer le pouvoir de prorogation du gouverneur général sans toucher à sa charge, protégée par la Loi constitutionnelle de 1982 (Tremblay, 2010). Cependant, des contestations seraient toujours possibles, ce qui rend la stabilité d’une telle loi précaire.

En plus de la procédure complexe de modification constitutionnelle, d’autres éléments viennent limiter la possibilité de modifier la Constitution. On peut notamment évoquer les délais concernant la procédure du « 7/50 ». Il est ainsi nécessaire que l’approbation des sept provinces, représentant au moins 50 % de la population, soit obtenue dans les trois ans suivant l’adoption de la première résolution31. Certains auteurs mentionnent que ce délai devrait probablement s’appliquer à la procédure unanime concernant la charge du gouverneur général et du lieutenant-gouverneur (Pelletier, 1996; Taillon, 2007). La complexité du processus de modifications constitutionnelles, des délais devant être respectés et de la complexité d’obtenir l’appui de l’ensemble des provinces font partie des nombreuses difficultés liées à une modification constitutionnelle. Il semble alors ardu de croire que la voie de la modification constitutionnelle pourra être empruntée

                                                                                                                         29 S.E.F.P.O. c. Ontario (P.G.), [1987] 2 R.C.S. 2, para. 108. 30 Loi constitutionnelle de 1982, préc. note 2, art. 41. 31 Loi constitutionnelle de 1982, préc. note 2, art. 39.

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afin de mettre fin au flou entourant les pouvoirs du gouverneur général et des lieutenants-gouverneurs.

Une autre possibilité s’offre également à nous. Cette possibilité, décrite notamment par Peter H. Russell et d’autres (Russell, 2009), 2012; Bowden et Macdonald, 2012), s’inspire d’un guide rédigé au sein d’états comme le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande. Ce guide permettrait entre autres de mettre fin à l’absence de consensus au sein de la classe politique concernant l’utilisation des pouvoirs de réserve par le gouverneur général et les règles de formation du gouvernement par la prise d’une position commune sur ces enjeux (Russell, 2009; Bowden et Macdonald, 2012). Ce guide permettrait également de cesser de percevoir tous les agissements du gouverneur général comme antidémocratiques (Bowden et Macdonald,2012) et de mettre fin aux fausses déclarations d’acteurs politiques oubliant certaines notions applicables à notre régime politique. On peut ici invoquer l’exemple de John Baird qui, peu avant la campagne fédérale de 2011, mentionnait qu’il était faux d’affirmer que le premier ministre n’était pas nécessairement le chef du parti ayant obtenu le plus de votes (Harland, 2011). Cette déclaration ne tient aucunement compte du fait que des coalitions sont toujours possibles en cas de gouvernement minoritaire, ce qui fait que celui ayant reçu le plus de votes peut ne pas l’emporter. Il suffit ici d’évoquer les exemples de Mackenzie King en 1925 et Peterson en 1985, qui formèrent un gouvernement alors qu’ils étaient arrivés seconds en termes de sièges. Cette déclaration illustre ainsi la nécessité de codifier nos conventions constitutionnelles afin de mettre fin aux tentatives de désinformation et s’assurer que la population connaît réellement le fonctionnement de ses institutions.

La Nouvelle-Zélande a produit son manuel du Cabinet pour la première fois en 1970. Il s’agit d’un guide pour l’ensemble du gouvernement et des représentants de la Reine sur les conventions constitutionnelles acceptées et le rôle de chacun au sein du gouvernement (Russell, 2012). La dernière édition du manuel du Cabinet date quant à elle de 2008 (Departement of Prime Minister and Cabinet, 2008). Le Royaume-Uni a également fait la même chose en 2009 (Harland, 2011).

Au niveau du Canada, un document pouvant fournir quelques pistes de solution fut produit par le Forum des politiques publiques (Forum des politiques publiques du Canada, 2011). Le Canada a également produit un document semblable à celui de la Nouvelle-Zélande, mais,

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malheureusement, celui-ci n’a pas été mis à jour depuis 1968 (Bowden et MacDonald, 2012). Cependant, la réalisation d’un tel document par le gouvernement et les acteurs concernés permettrait d’accorder un aspect contraignant au document. Le Conseil privé de la Reine pourrait être également un acteur important à impliquer dans la réalisation de la consignation des principales conventions constitutionnelles. Les équivalents du Conseil privé de la Reine au Royaume-Uni et en Nouvelle-Zélande ont chacun joué un rôle important dans la consolidation des conventions constitutionnelles (Russell, 2012). L’expérience des membres de ces organes et leurs connaissances des règles de notre ordre constitutionnel peuvent être un outil important.

Il semble donc que la dernière option soit la meilleure. La réalisation d’un manuel du Cabinet est relativement simple et peut se faire sans les procédures complexes de modification constitutionnelle. Également, malgré le fait que le manuel ne sera pas aussi contraignant que si le tout était prévu au sein de la Constitution, les acteurs concernés seraient bien mal avisés de ne pas suivre les éléments prévus au sein de ce manuel alors que ceux-ci ont été rédigés à la suit d’un consensus. En observant le contexte politique actuel où plusieurs partis politiques s’affrontent et où plusieurs partis peuvent, à chaque élection, aspirer à prendre le pouvoir (DGEQ, 2014), il est urgent de mettre fin aux interrogations concernant les fondements de notre démocratie. Les acteurs politiques se doivent de mettre la partisanerie de côté et entamer un processus commun de consolidation des conventions constitutionnelles, afin d’établir une feuille de route claire concernant la formation de notre gouvernement et les pouvoirs du gouverneur général et des lieutenants-gouverneurs en situation de gouvernement minoritaire.

Conclusion

Il est possible de constater l’importance de clarifier le fonctionnement de nos institutions. La crise de 2008 a peut-être été évitée, de même que celle de 2015 avec l’élection d’un gouvernement majoritaire, mais le risque reste présent. Le contexte politique actuel, où plusieurs partis politiques peuvent aspirer au pouvoir, favorise l’élection d’un gouvernement minoritaire, ce qui peut augmenter les chances qu’une crise survienne à nouveau. Le présent texte a permis d’observer que même au sein des constitutionnalistes reconnus au pays, aucun consensus n’émerge quant aux pouvoirs du gouverneur général ou du lieutenant-gouverneur en situation de

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gouvernement minoritaire. On ne s’entend pas sur les conditions permettant au gouverneur général d’aller à l’encontre de la demande du premier ministre. Certains diront qu’une perte de confiance claire devra être exprimée à la chambre des communes (Tremblay, 2010) alors que d’autres considèrent qu’un texte envoyé au gouverneur général mentionnant une perte de confiance sera suffisant pour permettre au gouverneur général de ne pas faire suite à la demande du premier ministre (Hogg, 2009). On ne s’entend pas non plus sur la nécessité de recourir à une nouvelle élection à la suite d’une perte de confiance de la part du gouvernement. Certains considèrent que durant un laps de temps difficile à établir de manière précise, une élection ne sera pas nécessaire (Knopff et Snow, 2013) alors que d’autres considèrent que la seule possibilité suivant laquelle une élection ne sera pas nécessaire sera suite au discours du Trône (Brun, Tremblay et Brouillet, 2014). Il s’agit d’éléments majeurs pouvant affecter de manière importante le mandat d’un gouvernement, ce qui explique l’urgence d’éclaircir ces éléments.

Il semble cependant que la « doctrine Harper » ait été invalidée. Cette « doctrine » contient plusieurs propositions faites par le premier ministre lors de la crise de 2008 et réitérées en 2015 (Massicotte, 2015). Il fait d’abord une proposition selon laquelle les élections mènent à l’élection du premier ministre. Il mentionne aussi que le parti avec le plus de sièges forme le gouvernement, que le premier ministre ne peut être renversé par une coalition sans retourner en élection et qu’il est nécessaire que la coalition se soit affichée ainsi durant la campagne électorale pour être légitime (Cyr, 2013). Cependant, de nombreux constitutionnalistes démontrent que chaque élément est faux. Hugo Cyr démontre clairement que l’élection ne mène pas au choix du premier ministre, mais que ce choix dépend plutôt de la notion de gouvernement responsable et de la confiance de la chambre (Cyr, 2013). Louis Massicotte, de son côté, démontre que dans le cadre des systèmes parlementaires de type britannique, les coalitions, quoique peu fréquentes, sont tout à fait légitimes et peuvent entièrement prendre la place d’un gouvernement en place sans que l’on retourne en élection (Massicotte, 2011). Comme il a été mentionné précédemment, les auteurs Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet limitent cependant cela au vote concernant le discours du Trône (Brun, Tremblay et Brouillet, 2014). Finalement, Hugo Cyr démontre à nouveau que Stephen Harper avait tort en fournissant des exemples démontrant qu’une coalition peut se former sans que cela n’ait été officialisé durant la campagne électorale (Cyr, 2013).

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Ainsi, malgré les désaccords des constitutionnalistes quant aux pouvoirs du gouverneur général et des lieutenants-gouverneurs, il semble que l’ancien premier ministre ait mal informé la population.

Ensuite, alors que l’avenue de la modification constitutionnelle semble bloquée en raison de la complexité du processus et de la difficulté de trouver un accord entre les provinces et le fédéral, la rédaction d’un guide semble la meilleure option. L’ouverture de Justin Trudeau aux dialogues avec les provinces est de bon augure et pourrait permettre de débuter les discussions quant à la possibilité de rédiger ce guide. Il est nécessaire que l’ensemble des gouvernements soit consulté, de même que le gouverneur général, les lieutenants-gouverneurs, le Conseil privé et des experts du domaine constitutionnel. Le tout permettra d’obtenir un guide complet assurant une certaine prévisibilité au niveau de la gouvernance, ce qui sera un avantage important pour l’ensemble des gouvernements.

Les discussions en cette matière pourraient également permettre d’établir un dialogue visant à moderniser certaines de nos institutions. Plusieurs revendications sont formulées par les provinces et par certains groupes de la population concernant le Sénat et le mode de scrutin. Ces discussions doivent être tenues afin de diminuer le cynisme de la population à l’égard de l’État et de la politique. Une forme d’ouverture de la part des gouvernements ainsi qu’une mise de côté des intérêts partisans de chaque groupe permettraient de moderniser nos institutions tout en redorant le blason des relations fédérales-provinciales. La rédaction d’un guide du cabinet pourrait, à cet effet, agir à titre de première pierre du nouvel édifice des relations fédérales-provinciales.

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PRÉSENTATION DU DOSSIER

Les actes du 11e Colloque étudiant du Centre d’analyse des politiques publiques (CAPP) de l’Université Laval.

Tenu à Québec, les 17 et 18 mai 2018.

INTRODUCTION. Pour une deuxième année consécutive, Regards pol i t iques (RP) s’associe avec enthousiasme au Centre d ’analyse des po l i t iques publ iques (CAAP) afin de publier les actes de leur colloque étudiant annuel et ainsi faire rayonner les travaux des membres de la relève en recherche. Cette association est toute naturelle et va au-delà du simple partenariat institutionnel : la mission fondamentale de RP étant d’encourager les jeunes chercheur.e.s et de favoriser la diffusion de leurs travaux, et celle du Colloque du CAPP étant d’offrir aux étudiant.e.s à la maîtrise et au doctorat un forum pour présenter et discuter de leurs travaux, il va sans dire que nos actions sont complémentaires. Les trois textes publiés dans ce dossier ont été présentés et commentés lors de la 11e édition du colloque et ont par la suite pu être retravaillés à la lumière des échanges avec les pairs. Nous espérons que le lectorat saura apprécier ces contributions originales.

Philippe Dubois, Université Laval Directeur de la revue Regards politiques

LE COLLOQUE. Les chercheurs de l’équipe du CAPP encadrent une équipe d’étudiant.e.s de maîtrise et de doctorat responsables d’organiser ce colloque auquel sont conviés leurs collègues des autres universités et, depuis plusieurs années, de Bordeaux. Ce colloque invite des jeunes chercheurs à présenter leurs recherches en lien avec les politiques publiques. Les communications traitent de l’action gouvernementale à travers les différentes phases du cycle des politiques publiques (élaboration, programmation, mise en œuvre, évaluation, etc.). Ce colloque se veut multidisciplinaire, et en ce sens, il est ouvert à tous les étudiantes et étudiants de maîtrise et doctorat sans égard à leur discipline ou institution d'origine. Le comité organisateur propose aussi des activités de formation en méthodes de recherche qualitative et quantitative, une conférence sur les méthodes de publication d’un article scientifique et une conférence scientifique par un professeur invité ou une table ronde.

Pour plus d’informations sur le Colloque étudiant du CAPP : www.capp.ulaval.ca

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___________________________________________ Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018) ISSN 2560-7707 (Imprimé)/ISSN 2560-7715 (En ligne) © Les Auteur.e.s des contributions publiées en ces pages Distribué en libre accès sous licence Creative Commons

 

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ACTES DU COLLOQUE ÉTUDIANT – CAPP 2018

Les politiques de développement régional au Québec. Une analyse temporelle en trois concepts-clés

Catherine Cloutier-Lampron *

RÉSUMÉ. Cette étude s’intéresse aux politiques de développement régional au Québec des trente dernières années, et aux idées mises de l’avant dans celles-ci afin de répondre aux défis démographiques, économiques et sociaux qui touchent la majorité des régions de la province. Deux questions de recherche sont posées : Quels ont été les critères privilégiés dans la formulation des politiques de développement régional? Voit-on un changement de paradigme dans la conception de ces politiques? L’utilisation d’une grille d’analyse, afin d’étudier l’ensemble des politiques de façon indépendante puis en lien les unes par rapport aux autres de manière chronologique, permet de faire ressortir trois concepts-clés : les relations entre l’État et les régions, l’interlocuteur de référence et les moyens retenus. L’analyse de ceux-ci mène à la conclusion que les critères privilégiés dans les politiques sont sensiblement les mêmes d’une publication à l’autre, et qu’il n’est pas possible de conclure à un changement de paradigme dans la conception des politiques de développement régional. MOTS CLÉS. Développement régional, Politiques publiques, Régions, Québec.

                                                                                                                         * L’auteure est titulaire d’un baccalauréat spécialisé en science politique et d’une maîtrise en affaires publiques et internationales de l’Université de Montréal. Après près de dix ans dans le milieu professionnel, notamment au sein du Groupe Juste pour rire et en agence de relations publiques, Catherine C. Lampron est présentement doctorante en aménagement du territoire et développement régional à l’Université Laval. Courriel : [email protected]

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Introduction

Une visite dans les régions plus éloignées du Québec permet rapidement de constater que les territoires se dévitalisent. Démographiquement, il est projeté que plusieurs régions se dirigent vers une décroissance de leur population totale (Institut de la Statistique du Québec, 2014 : 40). Il est possible de pointer du doigt l’exode des jeunes, qui font notamment face à un manque d’emplois accrocheurs (Bisson, 1995 : 195), les problèmes économiques créés par la chute de grandes industries – particulièrement celles exploitant les ressources naturelles –, l’éloignement géographique des grands marchés, le vieillissement de la population, le manque de ressources humaines et d’infrastructures, ou encore le faible taux de nouveaux arrivants s’installant dans les régions hors de la métropole à leur arrivée.

Le gouvernement québécois a tenté plusieurs approches distinctes depuis la Seconde Guerre mondiale afin d’aborder les problèmes de développement des régions. Ces approches ont conduit, depuis 1983, à l’énoncé de politiques portant sur le développement régional. De façon générale, on retrouve les approches de type top-down ou descendantes, où l’État intervient directement dans les régions, et celles de type bottom-up, qu’on dit aussi du développement local ou endogène, lorsque les interventions sont centrées sur le capital humain local (Joanis, Martin et St-Cerny, 2004 : 36).

Si l’on considère que la mise en place de politiques publiques implique un choix de valeurs et une priorité accordée à certains principes au détriment d’autres par le gouvernement en place (Bherer et Lemieux, 2002 : 448), quels ont donc été les critères privilégiés dans la formulation des politiques de développement régional  ? Voit-on un changement de paradigme dans la conception de ces politiques  ? C’est à ces deux questions que cette étude tentera de répondre, par l’utilisation d’une grille d’analyse permettant d’étudier l’ensemble des politiques de développement régional de façon indépendante, puis en lien les unes par rapport aux autres, de manière chronologique. Ultimement, cette recherche aidera à situer les différents acteurs dans la toile du développement régional et à comprendre, du moins en partie, les rouages de ces politiques.

Pour référence, le développement régional est ici défini comme «  l’ensemble des mesures prises par les milieux régionaux avec le partenariat

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de l’État, en vue de l’amélioration des conditions économiques, sociales et culturelles, et ce, dans le respect du milieu de vie  » (Québec, 1992 : 7).

Revue de littérature

Historiquement, les interventions du gouvernement québécois en matière de développement régional se déroulent sur trois phases : la période associée à Maurice Duplessis (1935-1959), la Révolution tranquille (1960-1980) et la période contemporaine (1980-2018).

La première phase (1935-1959), ou ère de la ruralité (Joanis, Martin et St-Cerny, 2004 : 29), se démarque par une gestion conjointe du territoire partagée entre le clergé, les élites locales et les municipalités : «  C’est au gré de l’agencement de ces trois forces locales et des pressions qu’elles pouvaient exercer auprès des gouvernements que les diverses localités du Québec se dotaient en services et en infrastructures  » (Klein, 1995 : 136). L’exploitation des ressources naturelles par la grande entreprise dicte le développement d’une municipalité et de la région environnante. La dichotomie entre les centres et le reste du territoire se cristallise  ; alors que les centres offrent les emplois manufacturiers et tertiaires, les régions périphériques ont, elles, plutôt des emplois liés essentiellement à l’exploitation des ressources et aux industries de première transformation. Ce faisant, ces régions périphériques voient leur population diminuer au profit des centres urbains (Klein, 1995 : 136). La combinaison de cette «  logique économique du laisser-faire et de la logique politique clientéliste  » (Klein, 1995 : 136) qui caractérise l’avant-Révolution tranquille au Québec engendre de profondes inégalités économiques et sociales entre les régions, inégalités que le gouvernement tentera de réparer dans les décennies suivantes.

La deuxième phase correspond à la Révolution tranquille. On y retrouve l’application de la théorie des pôles de croissance, car le gouvernement centre «  les interventions sur quelques points géographiques ou secteurs d’activités, qui auraient des effets d’entraînement importants sur d’autres secteurs, villes ou régions, [afin de] maximiser l’impact économique des projets  » (Joanis, Martin et St-Cerny, 2004 : 30). Un exemple concret de cette approche se retrouve dans la publication du rapport Higgins-Raynauld-Martin, qui proposait de centrer les efforts de développement pour l’ensemble du Québec uniquement sur la région de Montréal : «  Cette région

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est le seul foyer autonome de dynamisme dans la province de Québec  » (Higgins, Raynauld, Martin, 1970 : 5). Un autre exemple se retrouve dans l’expérience du Bureau d’aménagement de l’Est-du-Québec  ; ce dernier a marqué les esprits pour avoir suggéré la fermeture d’une centaine de municipalités dans le Bas-St-Laurent et en Gaspésie. Le rôle joué par la population, qui s’est opposée vigoureusement à cette opération de relocalisation à travers le mouvement Opération Dignité, a mené le gouvernement à «  adopter une vision du développement régional qui passe par le renforcement des dynamismes régionaux et le soutien aux initiatives locales de développement  » (Jean, 2012 : 661).

C’est dans ce contexte que sont créées les premières régions administratives (1966) et les municipalités régionales de comté (1979). La mise en place de ces nouveaux interlocuteurs permet d’entrevoir un changement de perspective, de l’approche descendante vers celle du développement endogène. La récession économique qui touche le Québec au début des années 1980, notamment, force ce changement. C’est «  la démonstration que l’intervention régulatrice de l’État ne suffit plus à répondre en même temps et dans le même cadre aux besoins de l’entreprise et aux demandes de la société  » (Klein, 1995 : 135).

La troisième et dernière phase débute avec les années 1980. Elle est considérée comme celle du développement local. Cette phase est également caractérisée par la publication de politiques de développement régional au Québec  ; il est même intéressant de noter que tous les gouvernements en place dans cette période ont présenté au moins une politique de développement régional en cours de mandat, démontrant l’intérêt notoire de la question pour la province. La seule exception est celle du gouvernement libéral minoritaire de Jean Charest, entre mars 2007 et décembre 2008, vingt-deux mois étant probablement un délai plutôt court pour développer une politique complète.

Méthodologie

La méthodologie retenue pour ce travail a pour objectif d’analyser l’étape du cycle des politiques publiques (mise à l’agenda, formulation, adoption, implantation et évaluation) qui concerne la formulation. C’est à cette étape que les valeurs du gouvernement sur un sujet donné sont mises à jour : «  (…) l’État, par ses institutions et ses acteurs, s’implique dans cette

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activité de création d’idées, de monde imaginé, en formulant des politiques publiques  » (Richard Frève, 2010 : 129).

Les données visées par l’analyse proviennent des textes officiels qui présentent les politiques de développement régional du gouvernement du Québec. L’échantillon est constitué de toutes les politiques de développement régional du gouvernement québécois entre 1983 et 2018, au nombre de dix, incluant les plans d’action et les stratégies. Le document de 1995, Décentralisation : un choix de société, a été exclu de l’analyse, car il est considéré comme un outil de réflexion sur l’avenir de la société québécoise, et non comme une politique.

La méthodologie retenue pour recueillir les données sur les politiques de développement régional comporte trois étapes, réalisées manuellement. La première étape implique la lecture initiale des textes politiques afin de déterminer les concepts-clés utilisés aux fins de l’analyse. Ces concepts constituent, de fait, les valeurs mises de l’avant lors de la formulation des politiques de développement régional au Québec. Les trois concepts-clés retenus dans cette analyse sont : la relation État-régions, qui définit le type de relation entre l’État et les régions en matière de développement régional  ; l’interlocuteur, qui identifie l’instance qui assume la responsabilité du développement régional  ; et les moyens retenus par les gouvernements pour répondre aux défis posés par le développement régional.

La deuxième étape de la méthodologie consiste en une lecture attentive de chaque politique afin de repérer les mots-clés associés à chacun des concepts-clés. Les concepts-clés étant spécifiques les uns par rapport aux autres, il a été facile de respecter un niveau de rigueur où les mots-clés étaient mutuellement exclusifs. Ainsi, les mots-clés associés au concept Relation État-région sont : décentralisation, déconcentration, partenariat, accompagnement et rôle de la population  ; les mots-clés associés au concept Interlocuteur sont : régions, MRC, CRÉ et municipalités  ; et les mots-clés associés au concept Moyens sont : innovation, créneaux d’excellence, entrepreneuriat et appui financier.

La troisième étape de la méthodologie correspond au traitement des données, comportant d’abord l’élaboration d’une grille d’analyse, puis l’inscription d’un X validant, pour chaque politique, la présence d’un ou de plusieurs mots-clés associés à un concept-clé (Tableau 1). Cette méthodologie permet de répondre aux questions de recherche qui visent

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essentiellement, il est utile de le rappeler, à identifier les critères privilégiés dans la formulation des politiques de développement.

Données

L’échantillon de la présente analyse compte donc dix politiques de développement régional, publiées au Québec entre 1983 et 2018.

La première politique de développement régional est publiée en 1983 sous le gouvernement péquiste de René Lévesque. Le choix des régions marque le fondement de toutes les politiques subséquentes, et donne le ton pour un développement endogène, caractéristique de la troisième phase du développement régional au Québec : «  Dans une économie comme la nôtre, le gouvernement ne peut être le seul, ni même le principal agent de développement. […] Il faut que chaque Québécois, quelle que soit sa place dans l’économie, accepte de faire sa part pour la prospérité du Québec. Nous devons, comme tous les peuples du monde, compter d’abord sur nous-mêmes pour assurer notre développement  » (Québec, 1983 : 58). Concrètement, pourtant, cette politique n’invite pas la population à jouer un rôle précis dans son propre développement régional.

Influencée à la fois par une approche économique et sociale, cette politique mise notamment sur le dynamisme local, l’appui aux secteurs d’excellence régionaux («  Il s’agit, pour les régions, non seulement de conserver leurs avantages comparatifs, mais surtout de les accentuer et de produire ainsi des effets multiplicateurs sur l’économie régionale en termes d’emplois et d’activités  » [Québec, 1983 : 112]) et sur le développement des liens interindustriels : «  Les objectifs visent à favoriser la sous-traitance, à identifier de nouveaux marchés, à accroître la capacité d’exportation et à assurer la production de nouveaux biens concurrentiels aux produits d’importation  » (Québec, 1983 : 113).

Les régions et les municipalités régionales de comté sont les deux niveaux administratifs interpellés par la politique. Elle offre également des appuis financiers à deux instruments préalablement créés : le Fonds de développement régional et le Programme expérimental de création d’emplois communautaires.

Le second document, le Plan d’action en matière de développement régional : le Québec à l’heure de l’entreprise régionale, est publié en 1988 par le

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gouvernement libéral de Robert Bourassa. Ce plan d’action favorise une approche «  basée sur l’affirmation que le développement régional repose essentiellement sur l’initiative des individus et sur leur entrepreneurship [sic] et, par conséquent, sur les dynamismes propres à chaque région  » (Québec, 1988 : 13). La population n’y est toujours pas interpellée directement. Le gouvernement se fait partenaire à la fois des régions, des MRC et des municipalités, intervenant distinctement sur les trois niveaux afin de faire correspondre des mesures spécifiques et complémentaires (Québec, 1988 : 14). Le plan d’action de 1988 propose également des investissements gouvernementaux afin de participer au démarrage d’entreprises, au renforcement du potentiel innovateur et au soutien aux régions en difficulté. On y retrouve également un plaidoyer en faveur de la création de créneaux d’excellence en région en matière de recherche et développement. Une recherche dans les documents historiques ne permet malheureusement pas de donner d’exemples de créneaux d’excellence créés à la suite de l’instauration de cette politique.

Le gouvernement de Robert Bourassa présente une nouvelle politique de développement régional en 1992. Mieux connu sous le nom de réforme Picotte, le document Développer les régions du Québec renforce la décision du gouvernement provincial de jouer un rôle d’accompagnateur des régions, et par conséquent, de responsabiliser ces dernières : «  D’adopter, comme stratégie d’action du gouvernement en matière de développement régional, le principe d’une démarche d’accompagnement du dynamisme des régions qui consiste en un recentrage des activités de l’État sur ses fonctions fondamentales et en une responsabilisation du palier régional, dans un contexte de concertation et de partenariat  » (Québec, 1992 : 7). Cette politique favorise notamment l’innovation et l’entrepreneuriat comme outils de développement régional. Elle n’invite toutefois pas la population à jouer un rôle plus accru dans son développement. Des appuis financiers sont inclus dans la politique.

Cinq ans après la réforme Picotte, le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard présente sa Politique de soutien au développement local et régional, qui annonce la création des Centres locaux de développement (CLD), visant à soutenir de façon technique ou financière les entrepreneurs potentiels ou déjà en activité. Le gouvernement souhaite également enclencher un processus de régionalisation de ses activités «  en associant étroitement les milieux locaux et régionaux au processus de décision, à la mise en œuvre ou

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à la gestion d’activités relevant de la responsabilité de l’État  » (Québec, 1997 : 3). Cette politique mise sur l’entrepreneuriat comme facteur de développement, mais n’offre pas d’opportunité aux populations locales. Par ailleurs, aucun appui financier n’y est mentionné.

La première Politique nationale sur la ruralité (PNR I) présentée en 2002 par le gouvernement péquiste de Bernard Landry est publiée en complément à la Politique de soutien au développement local et régional de 1997. Elle se veut une approche flexible favorisant les initiatives locales, stimulant et soutenant l’innovation, et misant sur le partenariat entre le gouvernement et les acteurs du milieu. Les communautés sont au premier plan de la politique : «  Quel que soit son niveau de développement, chaque communauté rurale dispose d’une dynamique interne et de ressources qui la rendent capable d’améliorer son sort  » (Québec, 2001 : 22). Dans la PNR, c’est la MRC qui est le niveau d’intervention privilégié par le gouvernement. On y favorise l’innovation, un rôle accru de la population locale et des appuis financiers sont promis.

Lors du renouvellement de la PNR, en 2006-2007, il est noté que cette politique a connu un bilan positif, «  la mesure des pactes ruraux ayant jusqu’à présent entraîné des investissements de 435 M$ et la création de 5  700 emplois sur le territoire rural du Québec  » (Québec, 2006 : 6006).

L’énoncé de politique du gouvernement libéral de Jean Charest publié en 2004, Devenir maître de son développement, affirme la décentralisation et la responsabilisation des régions : «  Les régions doivent jouir d’une plus grande liberté d’action et compter sur la capacité d’innovation et le dynamisme des citoyens, des organismes, des entreprises et des municipalités  » (Québec, 2004 : 19). Cette politique marque l’arrivée dans le processus décisionnel des Conférences régionales des élus (CRÉ) créées l’année précédente, devenant les interlocutrices privilégiées du gouvernement dans les régions. Les CRÉ ont principalement pour mandat «  d’évaluer les organismes de planification et de développement au palier local et régional, dont le financement provient en tout ou en partie du gouvernement, de favoriser la concertation des partenaires dans la région et de donner, le cas échéant, des avis au ministre sur le développement de la région  » (Québec, 2003 : 26). Le gouvernement du Québec a aboli les CRÉ en 2014, et remis leurs responsabilités entre les mains des MRC.

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Dans cette politique, l’innovation, les créneaux d’excellence et l’entrepreneuriat sont visés comme outils de développement. La population n’y est toutefois pas interpellée, et aucun appui financier n’est prévu.

Par la suite, le gouvernement de Jean Charest présente en 2007 la deuxième Politique nationale sur la ruralité (PNR II), qui suit des orientations stratégiques sensiblement similaires à la PNR I : «  promouvoir le renouvellement et l’intégration des populations, favoriser la mise en valeur des ressources humaines, culturelles et physiques du territoire, assurer la pérennité des communautés rurales, et maintenir un équilibre entre la qualité de vie, le cadre de vie, l’environnement naturel et les activités économiques  » (Québec, 2007 : 1). La mise de l’avant des communautés rurales afin de les mettre en charge du développement rural est également inclus, et des montants sont prévus au budget pour les pactes ruraux et les agents de développement rural.

Le même gouvernement présente, en 2011, sa Stratégie pour assurer l’occupation et la vitalité des territoires. L’entrepreneuriat y est valorisé et se retrouve à nouveau au centre du plan d’action. Qui plus est, le premier objectif du document invite directement les citoyens à participer et à s’engager pour le développement de leur territoire. Le gouvernement souhaite ici «  accentuer les efforts de décentralisation et de délégation  » vers les paliers pertinents : les municipalités, les MRC et les CRÉ (Québec, 2011 : 54). Aucun appui financier n’est prévu.

La troisième Politique nationale sur la ruralité (PNR III) est lancée par le gouvernement péquiste de Pauline Marois en 2014. L’État québécois entend mettre en œuvre une stratégie fondée sur la «  capacité des milieux ruraux à travailler ensemble sur une base intersectorielle  » et réunissant «  les acteurs de tous les secteurs afin qu’ils se dotent d’une vision partagée de leur développement, qu’ils réfléchissent et agissent de façon concertée et efficace, maximisant ainsi les effets positifs sur le milieu  » (Québec, 2014 : 7). Comme pour la PNR II, un montant est prévu pour le renouvellement des pactes ruraux et pour le renforcement du réseau des agents de développement rural.

Le gouvernement libéral de Philippe Couillard présente en décembre 2017 sa Stratégie gouvernementale pour assurer l’occupation et la vitalité des territoires 2018-2022. Cette stratégie se démarque des précédentes par la séparation des priorités par région  ; ce sont exclusivement ces dernières qui

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ont ciblé les interventions appropriées à leur réalité. L’étude des priorités établies par les différentes régions du Québec permet de relever que certains domaines d’intervention reviennent dans la majorité des cas : les questions de développement économique et d’entrepreneuriat, le développement social, l’attractivité de la région, les questions environnementales et les défis liés au transport.

La mise en œuvre de cette stratégie passe principalement par les élus municipaux, puis par les ministères et organismes du gouvernement, «  qui placeront les priorités régionales au cœur de leur action  » (Québec, 2017 : 103). De façon générale, le gouvernement québécois n’offre aucun moyen d’action concret pour faire face aux défis des régions, et remet toute décision entre les mains des régions. La population n’est pas non plus interpellée dans la stratégie.

Le tableau 1 présente la présence des mots-clés répertoriés dans chacune des politiques de développement régional entre 1983 et 2018.

Analyse des données

L’analyse des données est divisée suivant les trois concepts-clés : les relations État-régions, les interlocuteurs et les moyens retenus.

Les re lat ions État -rég ions

S’inscrivant dans l’ère du développement local (1980 à aujourd’hui), toutes les politiques étudiées font état d’une décentralisation, déconcentration, ou d’une démarche de partenariat ou d’accompagnement. L’analyse permet de voir que seulement deux politiques (1997 et 2004) s’inscrivent dans une démarche de déconcentration, alors que cinq font référence à la décentralisation (1983, 1997, 2004, 2014 et 2017). Dans huit politiques, le gouvernement du Québec valorise une démarche partenariale ou d’accompagnement. Quatre politiques appellent à un rôle de la population.

La moitié des politiques faisant référence à une décentralisation du développement régional, il est pertinent de s’attarder à ce concept un instant. L’évolution marquée de l’idée de décentralisation au Québec s’inscrit dans l’application du principe de subsidiarité, reconnaissant que la responsabilité d’une action publique devrait être attribuée à l’entité qualifiée

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la plus proche de la population touchée. L’ère pré-1980 était caractérisée par la mise en œuvre de politiques générales par un État québécois central, ce qui a engendré un déséquilibre structurel dans le développement régional (Pilote, 1995 : 19). L’évolution vers le développement local vient de cette reconnaissance, et mise donc notamment sur la décentralisation, ou du moins sur une plus grande responsabilisation des régions, afin de régler ce problème.

La décentralisation s’observe, concrètement, lorsque les unités politiques «  conservent le pouvoir de prendre des décisions autonomes, de même que la responsabilité de leur financement  » (Bélanger, 2017). Une décentralisation est dite administrative, ou fonctionnelle, lorsque le «  gouvernement dote un organisme d’une personnalité juridique distincte et lui confère des responsabilités et des fonctions par lois particulières, tout en maintenant des liens de subordination importants  » (Québec, 1995 : 1). La décentralisation est plutôt politique, ou territoriale, lorsque «  les dirigeants de l’instance décentralisée sont élus au suffrage universel, lorsque cette dernière est dotée de revenus autonomes et qu’elle exerce ses responsabilités sur un territoire déterminé  » (Québec, 1995 : 1).

Ces définitions ne semblent donc pas s’appliquer entièrement à la situation des régions. La Politique de soutien au développement local et régional publiée en 1997 a introduit le concept de déconcentration, qui pourrait être davantage applicable : «  Le gouvernement compte également accélérer la démarche de déconcentration de ses activités sur le territoire en confiant de plus grandes responsabilités à ses gestionnaires en région.  » (Québec, 1997 : 3) Plus spécifiquement, la déconcentration ne crée pas «  d’instances autonomes et indépendantes. Elle reste le fait d’agents locaux et régionaux du pouvoir central auquel ces derniers restent subordonnés hiérarchiquement. Elle apparaît plutôt comme le résultat d’une action visant à rapprocher l’administration gouvernementale de ses clientèles tout en préservant le contrôle administratif  » (Québec, 1995 : 1).

Il y a donc lieu de penser, malgré ce qu’il est possible de voir dans les écrits, que le Québec s’est doté de politiques de déconcentration plutôt que de décentralisation, jusqu’à tout récemment du moins. En effet, l’introduction de la loi 122, votée en 2017, visant à reconnaître les municipalités comme des gouvernements de proximité, serait la première manifestation de la décentralisation véritable du développement régional, en

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accordant notamment «  de nouveaux pouvoirs aux municipalités en matière de développement local et régional  » (Québec, 2017 : 3). Dans les changements apportés, notons la hausse de la limite prévue au pouvoir d’aide aux entreprises (art. 143), la création de Fonds de développement économique (art. 146) ou encore la prise de décisions relatives aux sommes provenant du Fonds de développement des territoires (art. 183).

L’idée d’État-accompagnateur ou partenaire ne se traduit pas par une décentralisation des responsabilités du développement régional aux régions. Il est possible d’avancer qu’un tel type de relation entre l’État et les régions s’inscrit plutôt dans une forme particulière de contrôle, où l’État se fait plus discret, mais demeure dominant (Dufresne, 2006 : 206).

Une des caractéristiques du développement local est le rôle accru donné à la population dans son propre développement. L’analyse permet de conclure que la majorité des politiques (six sur les dix étudiées) n’accorde pas d’attention à ce que les populations locales peuvent apporter à leur développement. À noter que les trois versions de la Politique nationale sur la ruralité interpellent la population locale.

Les inter locuteurs

La grille d’analyse permet de voir le glissement graduel vers le palier local qui s’opère avec les années dans les politiques de développement régional. Dans les deux premières décennies, les régions sont l’interlocuteur de référence pour le gouvernement québécois  ; puis, les MRC prennent cette place, particulièrement dans les trois versions de la Politique nationale sur la ruralité. Les CRÉ sont quant à elles brièvement incluses dans deux politiques (2007 et 2011). Le gouvernement de Philippe Couillard conclut en 2017 en remettant la responsabilité du développement régional entre les mains des municipalités, une démarche enclenchée par son prédécesseur libéral en 2011.

Remettre le pouvoir du développement régional dans les mains des municipalités permettrait, en théorie, de combler le déficit démocratique qui caractérise le niveau régional et, dans une moindre mesure, les MRC. Les régions du Québec n’ont pas d’administration ou de gouvernement élu  ; cette absence de structure administrative et politique régionale autonome pourrait même avoir été une cause directe du sous-développement régional (Dufresne, 2006 : 204).

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Les moyens re tenus

Les moyens déployés dans les politiques de développement régional servent à répondre à des enjeux de développement économique. L’innovation revient dans six politiques, les créneaux d’excellence et l’entrepreneuriat dans cinq. La majorité des politiques impliquent un appui financier, sous diverses formes, afin d’aider au développement régional. Seulement trois politiques (1997, 2004 et 2011) ne font pas mention de financement. À noter que les politiques de 1992 et 1997, étant davantage axées sur la réorganisation administrative des régions, n’incluent pas de moyens spécifiques afin de relever les défis économiques du développement régional.

Dans la majorité, voire dans toutes les politiques de développement régional, il est peu ou pas question de moyens associés à la culture, aux transports ou à l’éducation  ; il peut être argué que ces domaines ont leurs propres ministères, qui produisent des politiques spécifiques. Une analyse de celles-ci serait donc assurément nécessaire afin de compléter le portrait de la situation.

La politique de 1988 présente l’innovation comme «  l’introduction de la technologie dans le développement économique  » et l’importance de «  s’adapter aux technologies existantes et à celles qui se développent dans les centres de recherche  » (Québec, 1988 : 31). On retrouve l’innovation comme moyen du développement dans les politiques de 2001, 2004, 2007, 2011 et 2014. Un concept, donc, résolument ancré dans le XXIe siècle.

Les investissements dans les créneaux d’excellence débutent, eux, dans la politique de 1983  ; le gouvernement Lévesque désire appuyer «  les secteurs d’activités dans lesquels (les régions) bénéficient d’avantages comparatifs, soit en raison de leurs ressources naturelles ou bien parce qu’elles ont su développer des domaines de compétence qui leur sont particuliers  » (Québec, 1983 : 112). L’idée est d’investir dans des domaines qui auront des effets multiplicateurs dans les économies régionales dévitalisées. Plusieurs politiques subséquentes confirment l’intérêt des créneaux d’excellence (1988, 2001, 2004, 2011).

Finalement, favoriser l’entrepreneuriat demeure un moyen populaire, à travers les politiques et les années, de favoriser le développement régional (voir les politiques de 1988, 1997, 2004, 2011 et 2017). L’entrepreneuriat est considéré comme «  un antidote à la pauvreté et au chômage  » (Joyal, 2012 :

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679). «  Son essor est tributaire de leaders locaux qui, par leur engagement, facilitent l’émergence de cette culture entrepreneuriale favorisant l’émancipation économique d’une collectivité.  » Les recherches scientifiques donnent donc raison aux gouvernements : des actions en faveur de l’entrepreneuriat entraînent une performance économique supérieure des régions (Stuetzer et al., 2018 : 609).

Discussion

L’analyse des données permet de répondre aux deux questions de recherche énoncées : quels sont les critères privilégiés dans la formulation des politiques de développement régional depuis 1983  ? Et voit-on un changement de paradigme dans la conception de ces politiques  ?

Les critères privilégiés par les politiques de développement régional sont sensiblement les mêmes d’une publication à l’autre. Sur le plan des relations entre l’État et les régions, l’État se positionne surtout comme partenaire du développement des régions. En ce qui a trait aux interlocuteurs choisis par le gouvernement, une évolution marquée est observée, passant des régions aux municipalités. Finalement, concernant les moyens retenus, ces derniers sont de façon essentiellement égale l’entrepreneuriat, l’innovation et les créneaux d’excellence.

En réponse à la deuxième question de recherche, il n’est toutefois pas possible de conclure qu’il y a présentement un changement de paradigme dans la conception des politiques de développement régional. L’approche du développement local qui caractérise la période contemporaine n’est visible qu’avec parcimonie : il a été établi que les efforts de décentralisation au cours des trente dernières années étaient en fait plutôt associés à la déconcentration. Toutefois, le changement du palier politique interpellé, lent mais tout de même visible, permet de voir une tendance possible vers un développement plus local. Résultat : des régions aux commandes, et la responsabilité du développement se trouvant maintenant entre les mains des municipalités, qui sont évidemment plus proches de la population.

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Conclusion

Plusieurs auteurs appellent à un repositionnement des politiques de développement régional québécoises. Parmi les arguments avancés, on note «  le manque de créativité et d’innovation  » (Pilote, 1995 : 19), l’absence de possibilités inexploitées pouvant mener à un renouveau économique ou encore le recours à des mesures aux effets parfois «  imprévus et indésirables  » (Polèse et Shearmur, 2009 : 91). Aydalot (1985 : 215) pointe également du doigt les politiques mêmes, argumentant que «  chaque politique de développement, chaque stratégie d’industrialisation, sécrète une forme spécifique d’occupation de l’espace et engendre des problèmes régionaux qui en sont le reflet.  »

Lorsque l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a procédé à un examen des politiques rurales de ses pays membres il y a quelques années, la Politique nationale de la ruralité y a été applaudie, constituant «  l’une des approches d’appui au développement rural parmi les plus avancées  » (OCDE, 2010 : 18). De même, une étude de l’Institut national de santé publique du Québec affirmait que cette politique avait été «  un outil exceptionnel qui a donné de l’espoir, de la force et des moyens concrets aux milieux ruraux  », et qu’à terme, elle avait eu «  un impact dans toutes les sphères de la vie des communautés et de sa population, des compétences personnelles et sociales des individus aux conditions démographiques ou économiques  » (Richardson et Simard, 2016 : 3). Malgré tout, le gouvernement de Philippe Couillard a mis fin, en 2014, à la PNR dans la foulée de compressions budgétaires importantes qui ont visé l’essentiel du secteur public au Québec. Une analyse des retombées des politiques de développement régional permettrait de répondre, d’une part, aux critiques des auteurs appelant au repositionnement, et d’autre part, de conclure si le gouvernement Couillard a eu raison de mettre fin à la PNR.

Il a été également mentionné précédemment que la présente analyse, en se limitant seulement aux politiques de développement régional, ne tient pas compte des autres politiques qui affectent les régions du Québec. Par exemple, les nouvelles politiques culturelle ou bioalimentaire ont une incidence sur les populations locales à travers toute la province. Une étude plus large pourrait s’avérer pertinente.

De même, une étude plus en profondeur sera nécessaire dans quelques années afin d’évaluer les répercussions de la loi 122 sur les

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municipalités du Québec, notamment afin de voir si la caractérisation des municipalités comme gouvernements de proximité et les nouveaux pouvoirs ainsi accordés aux municipalités, principalement celui de taxation et celui d’exiger des redevances réglementaires, ont mené à des inégalités entre les collectivités locales.

Le développement des régions du Québec demeure un sujet de discussion nécessaire, du fait qu’aucune solution avancée n’a réussi à répondre de manière efficace et durable aux défis soulevés. Avec les années, la situation de certaines régions parmi les plus éloignées des grands centres de la province risque de s’aggraver  ; les conséquences du déclin démographique risquent d’affecter les populations locales, qui auront toujours à amortir le coût des infrastructures municipales. Il est également essentiel de rappeler que la vitalité économique, sociale et culturelle du Québec dépend d’abord et avant tout de la vitalité économique, sociale et culturelle de toutes ses régions.

Références

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___________________________________________ Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018) ISSN 2560-7707 (Imprimé)/ISSN 2560-7715 (En ligne) © Les Auteur.e.s des contributions publiées en ces pages Distribué en libre accès sous licence Creative Commons

 

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ACTES DU COLLOQUE ÉTUDIANT – CAPP 2018

Le guichet associatif du Secours populaire à Bordeaux : Aux marges de l’État providence

Yacine Boukhris-Ferré *

RÉSUMÉ. Le phénomène de privatisation de l’État est souvent analysé comme un recul voire un désengagement de l’État. Dans le champ des politiques sociales, ce phénomène devrait se traduire par un démantèlement de l’État providence au profit des solidarités privées. Pourtant, les associations comme le Secours populaire français de Bordeaux n’ont pas purement et simplement remplacé l’État. La récente bureaucratisation que ces structures ont connue leur permet de développer une approche qui appréhende mieux les situations de pauvreté-précarité et de se pencher sur celles qui échappent à la focale de l’État social. MOTS CLÉS. État providence, Privatisation, Politiques sociales, Bureaucratisation, Bordeaux, France.

                                                                                                                         * L’auteur est diplômé de l’Institut d’études politiques de Bordeaux, doctorant au Centre Émile Durkheim (CED). Courriel : [email protected]

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BOUKHRIS-FERRE – AUX MARGES DE L’ÉTAT PROVIDENCE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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Introduction

Cet article propose un premier regard exploratoire sur les différentes

formes que revêt l’exercice de la solidarité dans la commune de Bordeaux,

en Gironde, et sur les publics ayant recours à des formes de solidarité

publique ou privée, parfois aux deux, pour subvenir à leurs besoins. Il s’agit

d’une restitution d’observation participante (prenant ici la forme de

bénévolat) et d’une mise en perspective avec la littérature étudiée dans le

cadre des premiers mois de thèse. Il aborde la question de la solidarité

(alimentaire, vestimentaire, etc.) telle qu’elle se pratique dans une structure

caritative, mais ne prétend aucunement établir une description exhaustive

des situations sociales abordées. Le guichet associatif décrit est celui de

l’antenne Amédée Alins du Secours populaire français à Bordeaux. Il n’a pas

vocation à être un «  terrain  » au sens anthropologique du terme, mais plutôt

une scène où se jouent et se nouent de nouvelles interactions dans lesquelles

s’insère la solidarité. Les entretiens exploratoires mobilisés ont également été

réalisés dans ces murs auprès de bénéficiaires.

Ces entretiens exploratoires ont été conduits avec des bénéficiaires

dans des situations différentes. Ils ne constituent pas le fondement de

l’argumentaire développé dans cet article, mais éclairent plutôt certaines

situations types :

• B a 56 ans, vit seul, a épuisé ses allocations chômage et perçoit

désormais le RSA tout en continuant à chercher un emploi ;

• F a 30 ans, vit avec son mari qui perçoit un SMIC et ses deux jeunes

enfants et elle perçoit une allocation maternité ;

• S a 52 ans, est sans papiers, loge chez un ami et travaille sans être

déclaré pour 5 euros de l’heure depuis l’expiration de son visa

tourisme.

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BOUKHRIS-FERRE – AUX MARGES DE L’ÉTAT PROVIDENCE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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Les entretiens mobilisés ont été réalisés après presque un an

d’observation participante en tant que bénévole au sein de la structure. Ils

sont le fruit d’affinités particulières et de liens de confiance tissés avec

certains bénéficiaires. Ces trois profils ont été retenus dans ce papier parce

qu’ils symbolisent trois situations types qui sont autant de ruptures avec le

monde de l’État providence. Ils n’épuisent pas la diversité de profils des

bénéficiaires.

Longtemps, les associations ont alerté l’opinion sur des situations

d’urgence sociale grâce aux interventions de figures charismatiques comme

l’abbé Pierre lors de l’hiver 1954 ou Joseph Wresinski qui dénonça les

conditions de vie dans le bidonville de Noisy-le-Grand à la fin des

années 1950. Par la suite, elles ont longtemps été confinées à des pratiques

d’urgence alimentaire. Mais depuis les années 1980, les structures

associatives tendent de plus en plus à s’institutionnaliser et à devenir, de fait,

de nouveaux guichets de l’aide sociale. Elles participent, entre autres, au

comptage, à la prévention et à la lutte contre la pauvreté. Ce rôle, qui semble

échoir à l’État providence, est en effet de plus en plus joué par des acteurs

privés de la solidarité. Ce processus s’apparente à une forme de privatisation

de l’État et, partant, de la solidarité caractérisée par l’importance croissante

du secteur associatif dans l’administration de la question sociale en général.

En effet, les liens entre pouvoirs publics et structures caritatives sont

complexes et ont beaucoup évolué depuis les années 1980, à tel point que la

frontière peut parfois sembler bien poreuse entre ces deux guichets de

l’action sociale. Ainsi s’exerce, aux marges de l’État providence, une forme

de contre-expertise des associations qui proposent un barème alternatif des

populations ayant droit à la solidarité et d’où découle une autre manière

d’aider. À cet égard, l’exemple de l’antenne Amédée Alins du Secours

populaire de Bordeaux, vu à travers une observation participante comme

bénévole, est intéressant à discuter puisque cette antenne propose une aide

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diversifiée et couvrant de nombreux postes de dépenses pour des personnes

rencontrant des difficultés financières. De plus, à la différence du guichet

public – les caisses d’allocations familiales par exemple – auquel il ressemble,

le Secours populaire cherche à apporter une aide ou un soutien à tous ceux

qui se présentent, ne prenant en considération que leur situation matérielle.

Il s’agira de montrer que les associations, telle l’antenne Amédée Alins

du Secours populaire à Bordeaux, procèdent désormais de plus en plus selon

un modèle bureaucratique rappelant l’administration étatique, mais

s’adressent à des populations exclues de l’État providence ou bien vivant à

sa périphérie.

L’augmentation continue du nombre de demandes d’aide pousse les

associations comme le Secours populaire à jouer, de fait, un rôle de plus en

plus important dans la lutte contre la pauvreté. La reconfiguration du champ

de l’aide sociale amène une situation inédite où l’exécution est de plus en

plus partagée entre ce qui relève habituellement du secteur privé (les

associations) et la main gauche de l’État (celle qui redistribue). Quelle place

pour l’expression de la solidarité associative dans un champ à première vue

dominé par l’État  ?

Deux hypothèses sous-tendent ce travail. La première est que le champ

de la lutte contre la pauvreté connaît une restructuration accélérée depuis les

années 1980, comme en atteste la littérature évoquée plus loin dans le texte.

Les associations autrefois cantonnées à l’urgence alimentaire se

professionnalisent et s’institutionnalisent pour faire face à la hausse des

demandes, mais aussi pour accroître leur influence au sein du champ. La

seconde est que la solidarité associative répond au maillage imparfait de

l’État providence : les associations sont tacitement chargées de fournir un

reste à vivre aux populations vivant à sa marge et n’ayant parfois pas

d’autres recours.

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BOUKHRIS-FERRE – AUX MARGES DE L’ÉTAT PROVIDENCE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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Autant de définitions que d’acteurs

La notion de «  pauvreté  » caractérisant les situations évoquées dans

l’article peut s’apparenter à une «  prénotion  » durkheimienne, c’est-à-dire un

concept forgé par l’expérience et la pratique qu’en a une société, mais

dépourvu d’une assise théorique faisant autorité parmi les acteurs qui

composent le champ. Autrement dit, tout le monde «  sait  » de quoi il s’agit,

mais personne n’en formule une définition identique ou stable dans l’espace

et dans le temps. En effet, se côtoient des définitions techniques, voire

«  technicistes  », reposant sur des règles statistiques scientifiquement établies

(les seuils), des définitions juridiques ouvrant droit au statut «  d’ayant droit  »,

mais aussi des acceptions plus prosaïques et spontanées, popularisées par les

campagnes publicitaires humanitaires, reposant par exemple sur une lecture

du phénomène par les besoins physiologiques insatisfaits : «  le pauvre c’est

d’abord celui qui ne mange pas à sa faim  ». Plus généralement, deux

distinctions de la notion sont opposées : la première sépare la pauvreté dite

«  absolue  », qui découle de travaux pionniers comme ceux de Charles Booth

(Booth-1889) ou de Seebohm Rowntree (Rowntree-1902) et se réfère aux

apports caloriques journaliers pour déterminer si une situation relève ou non

de la pauvreté. La «  pauvreté relative  », elle, adjoint une dimension sociale à

la question en examinant chaque situation individuelle à l’aune de la

distribution statistique des revenus d’un ensemble défini. Enfin, une

importante contribution a été apportée au débat par Amartya Sen qui

souligne l’importance des dimensions non monétaires de la pauvreté en

mettant l’accent sur la notion de capabilités (Sen-2011 : 221), entendues

comme une liberté de choix individuelle fondamentale. Entrent ainsi en jeu

des définitions savantes et profanes d’une notion polymorphe. Le but n’est

pas ici de contester le bien-fondé de telle ou telle acception ni de débattre de

la pertinence théorique des distinctions évoquées, mais plutôt de souligner la

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complexité qui émane de cet entremêlement et ses conséquences éventuelles

sur le rapport liant État, associations et administrés ou aidés.

Une définition statistique

Il y a, bien sûr, la notion de «  seuil de pauvreté  » qui sert de référence au

débat public et qui établit une ligne relative en dessous de laquelle les

ménages sont considérés comme «  pauvres  » statistiquement. Ce seuil de

pauvreté est généralement fixé à 60 % (dans l’Union européenne) ou bien à

50 % du revenu médian : cela signifie que la série statistique des revenus est

coupée en deux autour de la valeur médiane1, de sorte qu’autant de Français

gagnent plus que ce revenu médian et autant de Français gagnent moins,

puis, que tous les Français percevant des revenus inférieurs à 60 ou 50 %

(selon le seuil retenu) sont considérés comme statistiquement «  pauvres  ».

Cette définition est uniquement statistique et saisit partiellement la réalité,

mais fait autorité auprès des pouvoirs publics et des décideurs2, ce qui

contribue à asseoir sa légitimité et à lui conférer une prééminence

symbolique auprès de l’opinion (Concialdi-2003 : 177).

Les seuils statistiques ont reçu de nombreuses critiques parce qu’ils ne

reflètent que partiellement les situations étudiées et qu’une partie de leur

complexité est éludée par la mise en chiffres. Différentes données

essentielles échappent à cette manière de mesurer la pauvreté et limitent sa

pertinence. Par exemple, les situations de «  désaffiliation  » (Castel-1994 : 13),

phénomènes plus qualitatifs, échappent à la saisie statistique ou, du moins, à

                                                                                                                         1 Celle-ci était d’environ 18  450 euros annuels pour une personne seule en 2015 selon l’INSEE, derniers chiffres disponibles : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2416863#tableau-Donnes 2 L’Institut national des statistiques et des études économiques (INSEE), qui publie les dernières données disponibles sur le sujet, n’actualise pas ses chiffres sur une base annuelle puisque les enquêtes, de grande ampleur (60  000 ménages enquêtés pour chaque Enquête revenus fiscaux et sociaux de l’INSEE depuis 1996), prennent beaucoup de temps à être menées. En effet, les phases de collecte puis de traitement des données sont longues.

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Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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la lecture par seuil. Elles se caractérisent, entre autres, par une double

rupture avec les institutions que sont, par exemple, le marché de l’emploi ou

l’État social au sens large (Caisses d’allocations familiales, etc.), mais aussi

avec le réseau relationnel (amis, famille, etc.). Ainsi, parmi les personnes se

rendant à l’antenne du Secours populaire français de Bordeaux, beaucoup ne

peuvent prétendre à une aide publique en raison de leur situation

administrative et nombreux n’ont pas de proche capable de leur venir en

aide durant une longue période. Même si elle peut partiellement être saisie

par les taux de non-recours, la désaffiliation demeure difficile à quantifier

objectivement. Pourtant, si l’on cherche à évaluer objectivement la pauvreté

relative, il faut prendre en compte le fait que chaque citoyen ne bénéficie pas

à parts égales des dépenses ou des investissements publics : l’école, les

hôpitaux et l’administration ne s’adressent pas à une partie de la population

désaffiliée. Au contraire, la sociologie a même montré que la «  chasse aux

assistés  » à laquelle se livrent certains représentants politiques, et le poids des

stigmates qu’elle induit (Duvoux-2013 : 13), pouvaient conduire des

catégories de gens à se passer de l’État providence ou à «  ne pas se sentir

concernés par leurs droits  » (Vial-2016 : 85), ce qui a nécessairement une

influence sur leur niveau de vie3. Par ailleurs, ces dépenses publiques sont

bien plus importantes que celles allouées aux seuls transferts monétaires –

pour ce qui concerne les minima sociaux à destination des plus pauvres

comme, par exemple, le RSA – et sont non seulement les principales sources

de la réduction des inégalités (Le Laidier-2003 : 1-9), mais aussi un outil de

lutte contre la pauvreté (Concialdi-2003 : p168). Toutes ces données

économiques sont synthétisées par un indicateur : le revenu disponible brut

ajusté des ménages. Ce dernier, supérieur de 15 % au revenu disponible brut

                                                                                                                         3 De même, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) dans une note de politique économique notait que : «  L’indicateur le plus approprié et le plus global dont on dispose concernant le revenu est le revenu disponible des ménages ajusté en fonction des transferts en nature opérés par le secteur public, tels que les dépenses publiques d’éducation et de santé  » (OCDE-2012 : p3).

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Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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(qui agrège l’ensemble des revenus monétaires des ménages), permet de

saisir la part des transferts sociaux en nature (éducation, santé allocations

logement, etc.) dans le niveau de vie. Si cet indicateur s’avère essentiel pour

l’analyse, il n’est cependant pas exempt de reproche et souffre d’un biais

important concernant l’étude de la pauvreté : il ne permet pas de détailler

précisément combien ces transferts profitent à chaque individu ou catégorie

sociale. Une part non négligeable de ces dépenses publiques semble ainsi

«  manquer sa cible  » lorsqu’il s’agit de personnes désaffiliées, de personnes

en fin de droits (d’allocation chômage par exemple) ou de catégories

particulièrement exposées au phénomène de non-recours (Warin-2017 : 1).

Il semble donc que l’État providence couvre un panel de profils qui ne

représente pas tous les visages de la pauvreté en France, lesquels (étrangers

en situation irrégulière, chômeurs en fin de droits, mères isolées, etc.) se

tournent vers les guichets associatifs en dernier recours ou en complément.

Cette manière de définir et de comptabiliser les situations relevant de la

pauvreté sert de référence dans le débat public, mais ne constitue pas pour

autant la seule et unique manière d’étudier la question.

Une définition pratique autour du guichet

La notion de «  pauvreté  » charrie un flot d’images, plus ou moins

ordonnées et hiérarchisées, de situations de dénuement allant de la figure,

extrême et pensée en termes «  absolus  », du sans domicile fixe (SDF), à

celles dites «  relatives  » du «  smicard  », de l’allocataire du revenu de solidarité

active (RSA) ou, depuis les années 1980, du chômeur. Sa dimension pratique

en fait un objet pourvoyeur de nombreuses représentations. Cette

dimension pratique se cristallise autour du guichet où se rencontrent et se

confrontent pratiques administratives du traitement de la pauvreté et

expériences vécues des situations de pauvreté.

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En effet, selon que l’on se place d’un côté du guichet ou de l’autre, la

définition de la pauvreté se transforme : toute personne se présentant à un

guichet de l’État social (aux caisses d’allocations familiales par exemple)

parce qu’elle s’estime en droit de percevoir une aide n’obtient pas

automatiquement gain de cause, se voyant parfois opposer un refus parce

que l’administration, ou son représentant, porte un regard différent sur la

situation. En effet, du point de vue administratif, le fait d’accorder une aide

transforme une misère de condition en misère de position, c’est-à-dire après

application d’un barème et ouverture de droits. Le guichet administratif

constitue donc bien un dispositif de pouvoir et d’encadrement au sens

foucaldien comme cela transparaissait déjà dans ces lignes écrites par

Charles Péguy au tournant du siècle dernier et rapportées par Vincent

Dubois : «  Quelques cadres de bois, plus ou moins mobiles, un grillage métallique, plus

ou moins fixé, font tous les frais d’un guichet. C’est pourtant avec cela, c’est avec ce peu

que l’on gouverne la France très bien. [...] Nous n’avons plus aujourd’hui la barricade

discriminante. Nous avons le guichet discriminant. Il y a celui qui est derrière le guichet, et

celui qui est devant. Celui qui est assis derrière, et ceux qui sont debout devant, ceux qui

défilent, devant, comme à la parade, en on ne sait quelle grotesque parade de servitude

librement consentie.  » (Péguy-1907 : 27-28). Parce qu’ils cristallisent les

différentes représentations de l’État et de sa main gauche et les attentes que

formulent les administrés, puis les confrontent à un idéal et une pratique de

l’intérêt général censés habiter chacune des décisions prises par son

représentant, les guichets de l’aide sociale canalisent espérances et

frustrations. Les guichets publics sont également le lieu d’expression d’une

certaine violence symbolique puisqu’y sont énoncés des verdicts sur

différentes situations sociales qui paraissent souvent opaques aux profanes.

Mais ceux-ci ne sont pas les seuls centres névralgiques où se rencontrent

et se confrontent différentes acceptions de la notion de «  pauvreté  », puisque

ce modèle de guichet s’est aussi imposé dans le milieu associatif. Plus

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Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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généralement, les solidarités associatives, liant par une interaction les

récipiendaires de l’aide et les bénévoles, s’insèrent dans des

«  configurations  » au sens de Norbert Elias : «  Dire que les individus entrent dans

des configurations, c’est dire que le point de départ de toute enquête sociologique est une

pluralité d’individus qui, d’une manière ou d’une autre, sont interdépendants. Dire que les

configurations sont irréductibles, c’est dire qu’on ne saurait les expliquer ni en termes

supposant qu’elles existent, d’une certaine façon, indépendamment des individus, ni en

termes impliquant que les individus existent en dehors d’elles  » (N.Elias-1997 : 253)  ;

la solidarité qui se joue au sein des associations et les relations qui se nouent

entre des bénévoles et des bénéficiaires sous l’égide d’une structure

particulière disposant d’un cadre ou d’un statut légal (Loi 1901,

reconnaissance d’utilité publique) correspondent bien à une configuration

complexe, où les interactions dépassent la simple relation de guichet ou de

don, et engagent des valeurs qui confèrent, par-delà leur seule existence

physique ou juridique, une existence sociale aux associations.

Pousser la porte d’une association pour y trouver du secours signifie

donc être confronté à un guichet. Des entretiens avec des accueillants

(parfois d’anciennes fonctionnaires de la Caisse d’allocations familiales

ayant changé de guichet par exemple) ont traditionnellement lieu afin de

faire le point sur la situation de la personne et d’évaluer sa légitimité à

obtenir une aide. Ces guichets deviennent ainsi des lieux de conversion de

l’individu en catégorie par l’utilisation de barèmes préétablis. Ceci a été

discuté par Vincent Dubois (1999) dans des travaux qui mettent en lumière

les mécanismes complexes de double allégeance envers le public reçu et la

structure (qu’il s’agisse d’une administration publique ou d’une association)

qui habitent les fonctionnaires. C’est-à-dire la volonté de venir en aide à la

personne qui se présente tout en se conformant à une pratique

impersonnelle de l’aide et du service public. Il en est de même pour le

personnel associatif. En cela, bénévoles et associations rappellent

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fonctionnaires et administrations, à la différence que la notion de service

public qui pèse sur le fonctionnaire et implique sa neutralité en exigeant de

lui des talents d’équilibriste – s’adapter à chacune des situations individuelles

qui se présentent à lui sans pour autant tomber dans la relation

interpersonnelle ou le clientélisme et ainsi porter préjudice à l’idéal de

service public – est ici remplacée par celle «  d’intérêt général  », bien que ce

mot ne rende pas compte de la myriade de raisons qui servent de ressorts à

l’engagement bénévole (Le Crom & Rétière-2018 : 113). Les

accommodements avec le barème, souvent nécessaires, y sont d’autant plus

acceptables et l’aide y est plus «  personnalisée  ». Les bénévoles de la

structure cherchent en effet avant tout à ne pas éconduire une demande et à

venir en aide aux personnes qui se présentent.

L’aide dispensée par les pouvoirs publics comme les associations s’inscrit

donc dans le cadre d’une interaction spécifique, commune aux guichets

public et associatif.

Une ligne de séparation de plus en plus ténue entre solidarités

publique et privée, institutionnelle et non institutionnelle

Les études sur la pauvreté sont marquées par l’influence des écrits de Georg

Simmel abordant la question du lien social et des interactions à travers des

cas types : le pauvre, l’étranger, etc. Pour ce dernier, la pauvreté

correspondrait avant tout à un état socialement reconnu engendrant une

action collective. Chaque famille, chaque groupe social aurait une figure vers

laquelle diriger son action, témoignant par là de son existence en tant que

groupe, mais, surtout, garantissant une forme d’ordre politique et trouvant

ainsi une rétribution à son engagement. Selon Simmel, il ne faut ainsi pas

prendre le motif déclaré par une quelconque manifestation de la solidarité

pour argent comptant, mais, plutôt, dévoiler les rouages cachés derrière la

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mécanique sociale de la solidarité qui se dit spontanée ou désintéressée.

Plutôt que de chercher à déterminer un niveau absolu de pauvreté, il faudrait

ainsi se pencher sur une conception relative de la pauvreté et sur les

interactions engendrées avec le reste du groupe d’appartenance (famille,

nation, État) : un individu est pauvre parce que la société a mis en œuvre

une politique publique particulière qui s’adresse à lui, lui conférant de fait

une nouvelle identité institutionnelle, une forme de reconnaissance officielle

de son statut. Ce statut, qui peut parfois être porté comme un stigmate

(Vial-2016 : 83), conditionne l’accès à des ressources de la part des pouvoirs

publics. Le «  pauvre administratif  » est donc celui, dans le besoin, vers qui

l’administration spécialisée se tourne, celui à qui elle vient en aide. Cette

définition crée de fait une catégorie institutionnelle de pauvreté (Simmel-

1998 : 92), indépendante des conditions matérielles et objectives d’existence.

Simmel établit une autre distinction essentielle entre l’assistance portée «  à la

pauvreté  » comme catégorie administrative, qui serait l’apanage de l’État

dans un souci de bien commun et de préservation de l’ordre politique et

social, et celle portée «  au pauvre  » en tant qu’individu qui relève des

différentes communautés et groupes sociaux comme, par exemple, la famille

ou, dans le cas qui nous intéresse, les associations caritatives. Ces dernières,

plus souples, seraient aussi plus à même de s’arrêter sur les différentes

situations individuelles et ainsi de produire une assistance différenciée (qui

prend par exemple la forme de l’assistance juridique apportée aux sans-

papiers en situation irrégulière aujourd’hui).

La distinction entre formes d’assistance publique et bienfaisance

privée évoquée plus haut, parfois rebaptisée «  solidarité institutionnelle et

non institutionnelle  » est indissociable de l’histoire républicaine. La première

distinction est, entre autres, évoquée par Christian Topalov qui analyse le

processus de construction de l’État social français moderne pour montrer

comment s’est progressivement constitué un monopole d’État de

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l’assistance dédiée à certains des impécunieux, alors que les offices religieux

et les différents socialismes (les réformistes, les courants ouvriéristes, etc.)

lui faisaient concurrence (Topalov-1996 : 32). Derrière la «  juste  » division

technique de l’aide à apporter entre État et solidarités privées (philanthropie,

bonnes œuvres, associations mais aussi familles) se jouait, en filigrane, une

lutte pour la répartition des richesses, mais aussi pour la définition de

l’intérêt général. Son analyse sociohistorique enseigne que si la période

décrite est avant tout célèbre pour la loi sur la laïcité du 9 décembre 1905, la

question du traitement administratif de la misère et de la «  juste  » division

technique de l’assistance entre État ou pouvoirs publics d’un côté, et bonnes

œuvres privées de l’autre, fut également un temps fort du processus

d’enracinement de la République. Il faut effectivement rappeler que c’est

durant cette période que les représentants du pouvoir politique opérèrent un

premier tri entre les pauvres pouvant prétendre à une prise en charge,

considérés comme légitimes (ou de «  bons pauvres  »), et les autres. Cette

distinction est inspirée de leurs homologues anglais et étasuniens qui

publiaient déjà des comptes-rendus évocateurs de leurs réflexions et débats

sur philanthropie et paupérisme au XIXe siècle (Topalov-1996:36),

conférant à ce dernier un statut de problème public. Les conclusions de ces

discussions ont beaucoup influencé, et continuent d’influencer, les postures

partisanes autour de la question de la lutte contre la pauvreté : aux bonnes

œuvres philanthropiques (privées) de s’occuper des malades, invalides et

orphelins, et aux pauvres capables et en âge de travailler de s’extraire de leur

condition. Cette première distinction ne cesse d’alimenter les débats actuels

sur le domaine d’intervention de l’État, sur le territoire social qu’il est

souhaitable d’occuper.

La seconde distinction est celle opérée, entre autres, par certaines

structures publiques spécialisées comme l’Observatoire girondin de la

pauvreté et de la précarité (OGPP), créé par le Département de la Gironde

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en 2009. Dans son dernier rapport datant de 2016, une distinction était ainsi

faite entre aides sociales de nature institutionnelles et associatives ou non

institutionnelles (OGPP-2016 : 66). Pourtant, cette distinction à première

vue naturelle semble de plus en plus remise en question par la configuration

du champ de l’aide où les associations gagnent en importance et où l’État

délègue une partie de ce qui garantissait sa souveraineté sur-le-champ.

La bureaucratisation du secteur associatif dans un champ

traditionnellement dévolu à l’État social

Le champ de l’étude et de la lutte contre la pauvreté est, à première

vue, dominé par l’expertise d’État. L’État compte les pauvres – par rapport

aux seuils de pauvreté établis –, l’État classe – en créant une catégorie

d’ayant droit –, l’État distribue – en ouvrant droit à divers minima sociaux

comme le RSA –, l’État contrôle – par l’encadrement des bénéficiaires pour

s’assurer qu’ils adoptent la «  bonne pratique  » ou le «  bon comportement  » –,

mais l’État peut aussi reprendre – en cas de radiations des listes ouvrant

droit aux minima sociaux ou en réclamant des indus –, le tout dans un souci

croissant de rationalité budgétaire. L’État semble ainsi en position quasi

hégémonique, dominant le champ de la lutte contre la pauvreté puisqu’il

contrôle les deux temps forts que sont le comptage et la redistribution.

Il n’est cependant pas omniscient et son monopole d’expertise est

souvent contesté par d’autres acteurs du champ de la pauvreté. En effet, ce

champ comprend bien sûr l’État avec sa feuille de route et son agenda

déterminant la place allouée à la lutte contre la pauvreté dans la politique du

gouvernement, son importance et son sens dans le budget social de la nation

(Le Lann-2014 : 61-89), ou bien les dotations aux administrations

décentralisées en charge de distribuer des minima. Mais il y a également les

associations caritatives, les travailleurs sociaux, le monde académique et,

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bien sûr, les pauvres eux-mêmes, ainsi que leurs familles et leurs proches,

etc.4 Chacun de ces agents composant le champ se distingue par son

acception du phénomène de pauvreté ou par son répertoire d’actions afin de

l’endiguer.

Autrefois désignée sous le nom «  d’urgence alimentaire  », l’action

menée par les structures associatives a peu à peu évolué en une pratique

routinière de l’aide alimentaire (Le Crom & Rétière-2018 : 167). Cette

routinisation s’observe, entre autres, dans la généralisation d’une pratique

bureaucratique comme l’usage obligatoire et systématique de barèmes afin

de déterminer la recevabilité d’une demande d’aide exprimée par un éventuel

bénéficiaire. Ce mode de fonctionnement vient concurrencer et surtout

encadrer la relation interpersonnelle qui se noue. Ainsi, les entretiens

d’accueil effectués au guichet de l’antenne Amédée Alins du Secours

populaire s’apparentent à des bilans sociaux, autrefois exclusivement

effectués par les assistantes sociales du guichet public (Le Crom & Rétière-

2018 : 172). Cette utilisation du barème et des bilans sociaux par les

bénévoles comme normes de référence ouvrant droit à l’aide rappelle le

fonctionnement du guichet de l’administration. Cette pratique

bureaucratique rompt ainsi avec la rhétorique de l’urgence et de la

spontanéité qui entoure le don (sans toutefois dénier le caractère alarmant

de certaines situations sociales auxquelles doivent faire face les associations)

et contribue à l’institutionnalisation de la structure. L’évolution massive du

nombre de recours au secteur associatif et, surtout, leur pérennisation

laissent à penser que celui-ci tend bien à «  s’institutionnaliser  » puisque, selon

les termes présentés dans l’ouvrage de Jacques Lagroye et Michel Offerlé,

une institution «  peut être considérée comme une forme de “rencontre” dynamique entre

ce qui est institué, sous forme de règles, de modalités d’organisation, de savoirs, etc., et les                                                                                                                          4 Ces derniers ne sont toutefois pas un groupe politique constitué en entité politique visible et stable même s’ils sont présents de manière diffuse dans les mouvements sociaux sous diverses étiquettes (chômeurs, sans-papiers, etc.).

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investissements (ou engagements) dans une institution, qui seuls la font exister

concrètement  » (Lagroye & Offerlé – 2012 : 12). Une association, comme celle

étudiée dans cet article, remplit ces différents critères et peut donc être

assimilée à une institution.

Par ailleurs, les associations sont aussi source de régularité. Cela

signifie qu’au plan économique, elles permettent une anticipation de

transferts en nature mensuels pour les bénéficiaires. Ainsi, certaines

personnes en situation de «  pauvreté précarité  » (les deux termes sont

généralement accolés dans la bouche du personnel de la structure)

organisent autant que possible leur budget en fonction de ce qu’elles

s’attendent à recevoir lors d’un passage à l’aide alimentaire de la structure.

Cette dernière devient alors un repère mensuel dans la gestion du budget et

agit comme un revenu complémentaire (Entretien avec F-2018). Cet aspect

tient surtout à la structuration des approvisionnements de l’association. En

effet, l’aide alimentaire dispensée par l’antenne Amédée Alins du Secours

populaire français est à 70 % standardisée puisque ce pourcentage

correspond à la part représentée par les denrées envoyées par le Fonds

européen d’aide aux plus démunis (FEAD) dans les stocks après l’accord

conclu chaque début d’année. Le contenu du 30 % restant est un peu plus

aléatoire : il dépend de la «  collecte  » (produits d’hygiène et d’entretien) et de

la «  ramasse  » (fruits, légumes et produits frais). Cette configuration de

l’approvisionnement de la structure repose sur un compromis entre gestion

des stocks et capacité à nouer des partenariats avec les supermarchés

susceptibles de fournir des denrées en complément. Or, l’évolution du

nombre de demandes ne suit pas toujours celle des denrées disponibles.

Cette situation, «  devoir faire plus avec moins  », caractérise l’état de

dépendance dans lequel se trouvent beaucoup d’associations caritatives :

dépendance vis-à-vis de la conjoncture socioéconomique ou des bailleurs de

fonds. Dans le cas du Secours populaire français de Bordeaux, les denrées

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proviennent en grande partie (environ 70 %) du Fonds européen d’aide aux

plus démunis (FEAD). Or, ce fonds n’augmente pas ses dotations en

proportion de l’accroissement du nombre de demandeurs.

Figure 6 : Évolution des dotations du FEAD pour le Secours populaire de Gironde en 2017.

Source : Bilan Secours populaire 2017

Une situation difficile pour l’association qui ne saurait refuser de

porter secours à ceux qui se présentent et doit sans cesse chercher de

nouvelles sources d’approvisionnement ou conclure de nouveaux

partenariats pour faire face aux nouvelles demandes. Une augmentation des

sollicitations peut indiquer une hausse du nombre de ménages concernés par

les situations de pauvreté et précarité, une augmentation de l’intensité de la

pauvreté ou tout simplement une augmentation du recours à la solidarité

associative pour des personnes en difficulté et qui ne peuvent se tourner

vers le guichet public (individus sans papiers par exemple). Pour faire face à

cette attente et à cette demande, les associations du secteur dit de «  l’urgence

alimentaire  » sont, paradoxalement, tenues d’organiser leurs stocks et de

régulièrement trouver de nouvelles sources d’approvisionnement, car il

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serait inconcevable d’éconduire une demande. La structure est donc bien

tenue de s’organiser et de planifier pour fonctionner, ce qui participe de sa

bureaucratisation.

Cette bureaucratisation est aussi due à la composition du personnel

bénévole. Des fonctionnaires (assistantes sociales, etc.) à la retraite

transférant leur savoir-faire et leurs compétences administratives composent

par exemple les rangs du Secours populaire français à Bordeaux. L’idéal du

service de l’intérêt général est ainsi recyclé dans une nouvelle fonction

bénévole. La mise en forme de ce guichet associatif rappelle d’ailleurs celle

des administrations publiques : un bureau, un ou, plus souvent, une street level

bureaucrat (Lipsky-1967 : 41) à la retraite et de la documentation en plusieurs

langues pour tâcher de faire comprendre un langage administratif qui est

parfois opaque. Ce dernier, les accueillantes le connaissent plus ou moins

intimement et peuvent souvent en donner une lecture simplifiée. Ce poste,

appelé «  l’accueil  », est le premier guichet auquel se présentent les futurs

bénéficiaires. Le fait de posséder une connaissance du langage administratif

et du fonctionnement de l’État providence permet, entre autres, de les

renseigner sur d’éventuelles ouvertures de droit à faire valoir auprès du

guichet public et témoigne de la complémentarité qui s’est instaurée entre

ces deux endroits clefs de l’aide sociale. Cet accompagnement et cette

écoute participent aussi du travail de réaffiliation effectué par les

associations. Par ailleurs, cette réaffiliation est sans doute facilitée par le

fonctionnement de l’accueil à l’antenne Amédée Alins qui rappelle celui du

guichet public «  traditionnel  », c’est-à-dire avant la dématérialisation

progressive des démarches qui modifie le rapport de l’administré à

l’administration et à ses droits et qui peut parfois s’avérer pénalisante pour

des personnes victimes de la «  fracture numérique  » (Mazet-2017 : 41).

En effet, les informations demandées lors du premier entretien

d’accueil sont toutes échangées par voie orale avec présentation de

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justificatifs sur papier, ce qui n’implique pas de compétences particulières en

informatique et préserve l’aspect relationnel du contact au guichet. Le

bénévole remplit lui-même la fiche en fonction des informations échangées.

Enfin, il n’est pas rare que des bénéficiaires expliquent avoir eu

connaissance de la structure par leur assistante sociale, ce qui témoigne des

liens entre ces deux guichets de l’aide sociale. De nombreuses similitudes

entre guichet public et guichet associatif instaurent donc un certain

parallélisme des formes de l’aide et accompagnent ce processus de

bureaucratisation croissante. Ce dernier ne saurait toutefois être analysé

indépendamment du phénomène de décharge de l’État social.

Les formes de la décharge de l’État social sur le secteur associatif

Le terme de «  décharge de l’Etat  » reprend une expression de Max

Weber que Béatrice Hibou a dépoussiéré en l’appliquant aux États africains

ayant fait l’expérience des politiques néolibérales et des plans d’ajustement

structurel dans les années 1980 et 1990 (Weber-1991: 85-92). Il traduit une

situation dans laquelle l’État a recours à d’autres acteurs (non étatiques) pour

effectuer des tâches qui lui incombaient jusqu’alors, sans pour autant que

cette délégation ne soit purement et simplement une privatisation de l’État

puisque ce dernier en demeure le maître d’œuvre. Il est d’ailleurs intéressant

de noter que Simmel aborde l’obligation légale existant dans la Prusse et la

France du XIXe siècle de venir en aide à un parent dans le besoin de

manière analogue : il emploie également l’expression de «  décharge  » pour

qualifier ce devoir qui pèse sur les familles (Simmel-1998 : 54). Simmel

montre ainsi comment la responsabilité juridique qui échoit à la famille sert

également à garantir une forme d’ordre dans lequel personne ne «  perd la

face  » et où chaque famille, selon sa place dans la hiérarchie sociale, combat

le déclassement en évitant qu’un de ses membres ne tombe en disgrâce ;

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c’est ce que Simmel nomme la «  subsistance sociale du débiteur  » (Simmel-1998 :

54). Dans le cas qui nous occupe ici, cette décharge qui prend à première

vue la forme d’un désengagement et d’une privatisation de l’État peut aussi

être analysée comme une réorganisation du pouvoir de l’État intégrant

davantage d’acteurs provenant du secteur privé ou d’opérateurs venus du

secteur marchand pour réguler la pauvreté. Pour ce qui concerne le champ

du social, certains acteurs ont ainsi fait leur apparition ou se sont vus confier

des responsabilités croissantes, venant tantôt appuyer la main gauche de

l’Etat et tantôt la concurrencer. Le cas de la «  responsabilité sociale des

entreprises  » (RSE) en est un bon exemple, souvent mis en avant, au point

de devenir un véritable enjeu de marketing pour ces dernières. Ainsi, une

partie du personnel de l’antenne est composée de salariés en préretraite à qui

l’entreprise a proposé un «  mécénat de compétences  » : dans le cas de ceux

rencontrés à l’antenne Amédée Alins, ils conservaient 70 % de leur dernier

salaire à la Poste en échange de ce travail bénévole et du départ en

préretraite. Par ailleurs, les partenariats conclus avec des grandes surfaces

fournissant les produits de la collecte et de la ramasse participent également

d’un compromis avec la logique marchande et d’un réencastrement de la

solidarité dans le marché. L’aide sociale n’est donc pas l’apanage de l’État et

le champ se caractérise de plus en plus par l’intégration d’acteurs jusqu’alors

étrangers à l’aide (grandes surfaces, etc.) dont dépend par exemple l’antenne

du Secours populaire.

L’État octroie des fonds qui s’ajoutent aux dons et legs dans le

budget des associations afin que celles-ci puissent mener à bien leur travail.

Ces financements vont de pair avec la reconnaissance d’un «  statut d’utilité

publique  » qui confère une importance symbolique aux structures et qui

contractualise le «  transfert d’action sociale  » ainsi opéré. Cette transaction

comprenant des ressources et du prestige républicain (Duvoux-2017 : 5)

reconnaît officiellement aux associations la place qui est la leur dans le

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service désintéressé de l’intérêt général et la conduite d’une mission d’intérêt

public : lutter contre la pauvreté. Si les associations servent de plus en plus

de repas et investissent davantage le champ de l’aide (Rétière & Le Crom-

2018 : 75), c’est bien l’État qui reste à la manœuvre en orchestrant la

répartition nationale des ressources (européennes ou nationales) entre les

principales structures caritatives (Rétière & Le Crom-2018 : 57-58). L’État

continue donc à fixer les grandes orientations en matière de lutte contre la

pauvreté en tenant compte des lignes décidées au niveau de l’Union. Il faut

effectivement rappeler que ces associations sont, en grande partie, «  mues  »

par l’État – ou, indirectement, par l’Union européenne – puisqu’il leur

fournit des subventions ou des denrées alimentaires leur permettant de

mener à bien leur mission. Mais ce mode de financement des associations

constitue aussi une forme de stratégie. En effet, en décidant que les

subventions allouées aux associations n’iront pas alimenter le budget de

l’État providence, il entérine aussi tacitement le fait que ces structures font

un travail indispensable et, surtout, moins coûteux (le bilan d’activité de la

Fédération de Gironde 2016 faisait état de 193  907 heures de bénévolat soit

l’équivalent de 106 temps-plein) de lutte contre la pauvreté, que l’État

préfère externaliser. Ce processus accompagne aussi le passage d’une logique

assurantielle à une forme assistantielle externalisée (Viguier-2013 : 64)

comme l’illustre la situation de B qui, après épuisement de son allocation

chômage, a basculé dans le dispositif RSA et a été redirigé vers le Secours

populaire par son assistante sociale. Sa trajectoire décrit un parcours vers

une précarité sans cesse croissante où l’association agit comme voiture-balai

de l’État social : emploi, indemnités chômage, RSA, associations caritatives.

Cette externalisation prend parfois des formes concrètes qui se

traduisent dans le droit. À cet égard, l’amendement Nallet ou, plus tard,

l’amendement Coluche sont autant d’exemples de dispositifs légaux

caractérisant ce processus de décharge puisqu’ils garantissent indirectement

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un transfert de ressources publiques vers le secteur associatif en défiscalisant

les dons faits aux structures caritatives. Ils incitent par là même les ménages

ou les entreprises à financer les associations et officialisent le renoncement à

une partie des ressources qui auraient pu être allouées au budget social de

l’État. Ainsi, la distinction entre secteur privé et public dans le champ de

l’aide semble devenir obsolète à mesure que l’État se décharge. En effet,

comme évoqué précédemment, les associations, sans être de simples

satellites des pouvoirs publics, sont de plus en plus liées à l’État par leur

mode de fonctionnement ou leur mode de financement, ce qui renforce

dans le même temps leur aura dans le champ de la lutte contre la pauvreté.

Le rôle de voiture-balai de l’État social que les associations sont souvent

amenées à jouer les lie de fait aux réformes de l’État providence (qu’il

s’agisse des retraites, de minima sociaux, d’allocations chômage, etc.)

proposées par le personnel politique et les maintient dans une forme de

dépendance.

À titre d’exemple anecdotique, la rhétorique de l’insertion sociale,

aiguillon des politiques sociales depuis les années 1980, est de plus en plus

adoptée par les associations. Ainsi, une participation symbolique de

quelques euros est demandée aux bénéficiaires qui en ont les moyens afin de

rompre avec la posture de l’assistanat. Cette participation vise aussi à

«  autonomiser  » les bénéficiaires comme il ressort de discussions avec un

responsable de l’association.

Les associations : une pratique du secours qui compense les

insuffisances de l’État social

Si les associations ont bel et bien opéré un réel tournant

bureaucratique depuis les années 1980, comme le rappellent Jean-Noël

Retière et Jean-Pierre le Crom (Retière & le Crom-2018 : 15), elles ne sont

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pas pour autant de simples caisses de résonance de l’État social ni un vaste

réservoir de main d’œuvre gratuite. Leur pratique de l’urgence sociale,

désormais routinière, leur permet de porter un regard différent sur les

situations sociales et de proposer une véritable contre-expertise en matière

de quantification et de lutte contre la pauvreté. La lecture des pouvoirs

publics est essentiellement basée sur la notion de seuil de pauvreté qui

permet de chiffrer le nombre de «  pauvres  », lesquels peuvent prétendre,

sous condition de ressources, à des aides. C’est cet indicateur monétaire qui

fonde la notion de «  pauvreté  » au sens administratif. Les personnes

présentant un niveau de revenus les plaçant sous ce seuil et répondant à

divers critères relatifs à leur situation sociale (épuisement des droits à

l’assurance chômage, absence de ressources ou de logement, structure du

foyer, etc.) peuvent percevoir des minima sociaux différenciés dont le RSA

est désormais l’emblème. L’État providence a ainsi prévu des droits pour

des personnes sans ressources monétaires. Pourtant, le montant fixé

annuellement pour chaque minima ne protège plus de la pauvreté et ne

permet même pas de dépasser le seuil de pauvreté (qu’il soit à 50 ou à 60 %

du revenu médian). Ainsi, comme le signalait Henri Sterdyniak dès 2008

(Sterdyniak-2008 : 131), le montant des minima sociaux décroche

progressivement par rapport au coût de la vie, ce qui se traduit par une perte

de pouvoir d’achat pour la population dont le budget mensuel ou annuel

dépend en grande partie de ces transferts. Dans le cas du plus connu d’entre

eux, le RSA, le manque est probant : celui-ci (RSA socle) s’élevait à environ

535 euros pour une personne seule en 2017, soit environ la moitié du seuil

de pauvreté à 60 % du revenu médian habituellement retenu en Union

européenne, qui est compris entre 1000 et 1100 euros. Cet écart à la norme

que constitue le seuil de pauvreté, qui s’élève dans le cas présent à environ

500 euros, caractérise «  l’intensité de la pauvreté  ». Cette intensité est à

prendre en considération pour expliquer la recherche croissante de soutiens

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et de compléments auprès des associations comme le Secours populaire

français. De plus, les minima sociaux ont aussi opéré un décrochage

progressif vis-à-vis du salaire minimum de croissance (SMIC). Le revenu

minimum d’insertion (RMI), ancêtre du RSA, valait 50 % du SMIC en 1988

(Sterdyniak-2008 : 135), lors de son instauration, le RSA vaut aujourd’hui

environ 46 % du SMIC alors que le coût de la vie a augmenté (Panorama de

la DREES – 2017 : 68). Le SMIC est un salaire alors que le premier est un

revenu, mais tous deux sont «  administrés  », cela signifie que leur valeur

déroge à la seule régulation par le marché et que leur niveau correspond à

des choix politiques (rendre «  le travail payant  », «  lutter contre l’oisiveté  »,

«  combattre l’assistanat  », etc.). Là encore, le phénomène de décrochage

suggère tacitement que le reste à vivre doit être trouvé ailleurs, en

l’occurrence très souvent auprès des associations qui doivent agir en

complément de l’aide légale institutionnelle.

C’est donc aux individus dans une situation de pauvreté qu’il

incombe de trouver de quoi compenser la faiblesse des minima sociaux, et il

n’est pas rare que les assistantes sociales du guichet public orientent les

publics vers le guichet associatif et inversement, comme l’affirmait B : «  Oui

c’est l’assistante sociale, c’est elle qui m’a dit qu’il y avait les Restos du cœur

ou le Secours populaire qui étaient pas loin de chez moi  » (entretien réalisé

avec B-2018). Cette redirection d’un guichet à l’autre suppose toutefois que

les individus soient assez volontaires et désavantage, de fait, des individus

désaffiliés qui ne disposeront pas de l’intégralité des informations et risquent

de se trouver exclus.

Ainsi, les personnes se présentant au guichet du Secours populaire se

situent bien souvent aux marges d’un État providence qui ne s’adresse pas

ou plus à eux, comme il ressort de plusieurs des entretiens exploratoires :

comme l’explique S, il n’a «  de toute façon droit à rien  » en raison de sa situation

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administrative (Entretien avec S-2018)  ; B n’a, lui, plus droit aux allocations

chômage et s’est donc rabattu sur le Secours populaire en suivant les

conseils de son assistance sociale. (Entretien avec B-2018).

Une pratique du secours différente : une contre-expertise

parapublique en matière de pauvreté  ?

Grâce à leur pratique des situations d’urgence sociale, les registres

tenus par les associations constituent une mesure alternative de l’évolution

de la pauvreté (qu’il s’agisse de son intensité ou bien du nombre de

personnes concernées). Cette mesure peut s’obtenir grâce aux statistiques

disponibles sur le nombre de couverts servis au cours du mois ou encore par

la monétisation des quantités de denrées distribuées (alimentaire, hygiène,

vêtements, etc.) par panier de biens dans chaque structure. Bien

évidemment, il faut se garder de conclure purement et simplement à une

«  augmentation de la pauvreté  » en général dès que les associations

annoncent une augmentation du nombre de personnes reçues pour une

période donnée (il peut s’agir d’un phénomène conjoncturel propre à une

zone géographique particulière). Toutefois, cela semble donner une

indication fiable de la tendance observable au niveau macro.

Contrairement à la division technique du travail entre assistance

publique et charité privée décrite par Christian Topalov, qui opérait un tri

entre les valides en âge de travailler et les autres, les publics se rendant dans

la structure étudiée dans le contexte bordelais sont très hétérogènes. Le tri

des demandes y est bien moins rigide, parfois à la surprise des bénéficiaires :

«  Après une discussion avec mon conjoint, on voyait

que les fins de mois c’était compliqué et puis je lui ai dit “faut

qu’on trouve une solution parce que bon, que nous on ait pas

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à manger on s’en fout, mais que les filles n’aient pas à manger

c’est pas pareil”… Et puis il faut varier leur alimentation, on

peut pas toujours leur donner des patates ou du riz quoi,

donc j’ai dit je vais appeler le Secours populaire et on

verra bien tout en pensant qu’on n’aurait pas eu droit… je

suis venu vraiment défaitiste en pensant qu’on allait me dire

non  » (Entretien avec F-2018).

Aussi, il n’est pas rare de rencontrer des personnes s’adressant aux

deux guichets après que l’un ait recommandé l’autre et nombreux sont les

allocataires de minima sociaux à venir chercher un complément auprès des

associations, ce qui témoigne de l’insuffisance des aides dispensées pour

«  boucler les fins de mois  ». Les minima accordés par les pouvoirs publics

tout comme les bas salaires, généralement des temps partiels subis au SMIC,

ne permettent pas de couvrir l’intégralité des dépenses ni de faire face aux

imprévus. Le travail et les filets sociaux de sécurité ne permettent donc plus

d’endiguer la misère. Ils créent plutôt de nouvelles sous-catégories dans le

groupe des «  pauvres  », même si les personnes en bénéficiant s’estiment

souvent bien mieux loties que celles qui n’en bénéficient pas : «  (...) y en a

tellement qui en ont plus besoin que nous que, bon, après c’est vrai qu’on en

a besoin niveau alimentaire et tout, mais bon des fois je vois des gens, ils sont tellement

dans le besoin je me dis qu’ils sont prioritaires  » (Entretien avec F-2018). L’antenne

Amédée Alins est ainsi tenue de venir en aide à différents profils de

personnes.

Un fonctionnement centré sur une large couverture des besoins en

référence à «  une vie décente  »

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La pratique du secours choisie par l’antenne Amédée Alins fait écho

à l’approche ainsi qu’à la littérature basée sur l’idée de «  budget de

référence  ». Ces budgets constituent une norme moyenne des besoins de

tout être humain pour aspirer à une vie décente5. Sans trop entrer dans le

détail, il s’agit d’élaborer, avec l’aide de groupes de citoyens représentatifs et

volontaires ainsi que d’experts, un panier de biens et services reflétant les

normes de consommation en cours dans une société pour ne souffrir aucun

risque d’exclusion ou de précarité économique. Il ne s’agit pas d’une

approche en termes de pauvreté absolue puisque le raisonnement adopté

n’identifie pas un minimum vital, mais bien une norme et une pratique

sociale de référence.

Chaque association possède une identité et une mémoire singulière.

Dans le cas du Secours populaire français, la pratique de l’aide s’inscrit dans

une mémoire militante, historiquement ancrée à gauche, et rappelle

l’imaginaire du Front populaire et des congés payés de 1936 auxquels fait

parfois référence Julien Lauprêtre, le président d’honneur du Secours

populaire français (Baverel-2006). Cet héritage historique explique le

maintien de pratiques singulières dans le champ de l’aide associative comme

l’organisation de départs en vacances.

À cet égard, le panier de denrées distribué par l’antenne Amédée

Alins est élaboré en fonction des dotations de la structure, mais correspond

aussi à un choix de fonctionnement qui rappelle, dans sa composition, les

budgets de référence. L’antenne Amédée Alins à Bordeaux distribue ainsi un

panier de biens alimentaires et de produits d’hygiène ou d’entretien sur

                                                                                                                         5 Là encore, il n’existe pas de définition faisant autorité même si les travaux réalisés par l’Union nationale des associations familiales (UNAF) ou l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), conjointement avec l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC), donnent un excellent aperçu de l’état des recherches sur le sujet en s’inspirant de travaux conduits à l’étranger (Concialdi-2014 : 13) et posent les jalons d’un savoir à la fois pratique et théorique sur le sujet.

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rendez-vous, après constitution du dossier par une accueillante, mais

propose aussi un vestiaire en libre-accès. En plus de ces aides, ont lieu des

départs à la mer pour «  les oubliés des vacances  », des sorties culturelles

(concerts, spectacles, expositions) et sportives, ou bien encore l’opération

des «  Pères Noël verts  » pour les familles ne pouvant offrir de cadeaux aux

enfants. Il s’agit donc d’aller plus loin que de proposer un simple apport

calorique assurant la survie des bénéficiaires. Ces derniers exemples

témoignent d’une volonté d’agir contre l’exclusion en référence aux normes

et pratiques sociales : un réveillon avec un repas sur une péniche a par

exemple été organisé fin décembre pour certains bénéficiaires isolés afin

qu’eux aussi puissent prendre part à cette «  pratique sociale  ». Les paniers de

biens et services remplissent donc plusieurs missions.

Dans le cas du panier distribué à l’antenne Amédée Alins, les

produits ont deux provenances distinctes. Le panier est composé à 70 % de

produits fournis par le FEAD, ce qui garantit par exemple la présence de

féculents, d’huile de cuisson, de farine, de conserves, de café, etc. Le reste

des produits est issu de la «  ramasse  » ou de la «  collecte  », plus aléatoire, et

vient s’ajouter aux denrées du FEAD. Il s’agit de produits frais, de fruits, de

légumes, d’œufs, de pain ou encore des produits d’hygiène. Une valorisation

exploratoire du panier de biens distribué à chaque passage pour une

personne seule au Secours populaire de Bordeaux estime les ressources

distribuées, en moyenne, pour chaque passage mensuel, à environ 75 euros

(il faut toutefois demeurer prudent quant à la valorisation de ces produits

puisque 30 % d’entre eux sont retirés du circuit marchand).

Les postes hors alimentation ne sont pas oubliés par la structure qui

propose un service d’habillement, «  le vestiaire  », qui fonctionne selon le

même principe que l’alimentaire, avec une carte à points, mais qui reste

accessible sans rendez-vous pendant les jours ouvrés. Le Secours populaire

français organise également des sorties à la mer, ce qui correspond au poste

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«  Vie sociale  » (départ en vacances) défini par l’ONPES dans son budget de

référence garantissant des conditions d’existence décentes. Cet adjectif est

essentiel pour comprendre ce qui fonde la démarche des budgets de

référence et ce qui la distingue des seuils statistiques. Effectivement, le

rapport au mode de vie du reste de la société est partie intégrante du budget

de référence, ce qui a pour conséquence immédiate de ne pas considérer

l’individu comme isolé, mais plutôt, comme le préconisait Simmel, en tant

que partie d’un tout collectif avec lequel il est en constante interaction. La

démarche du Secours populaire rappelle donc le fonctionnement sur la base

des budgets de référence en ce que des personnes qui dépassent de peu les

seuils de pauvreté (exposées à l’effet de seuil) peuvent tout de même

prétendre à une aide auprès de la structure bien qu’elles ne soient pas

statistiquement répertoriées comme «  pauvres  » ou aient épuisé leurs droits

vis-à-vis du guichet public. Il arrive aussi que des individus en attente de

régularisation ou bien en situation irrégulière bénéficient de ces paniers de

biens et services, le guichet associatif étant alors le seul qui leur soit ouvert :

«  Je ne perçois aucune aide… J’ai fait aucune démarche parce que je peux rien faire  !

J’aimerais bien avoir mon titre de séjour, mais je peux pas. Alors, on m’a parlé... je suis

venu ici.  » (Entretien avec S-2018), car l’entrée dans le barème ne concerne

pas le statut juridique de l’individu qui se présente.

Au cours des entretiens, F a aussi expliqué qu’elle prévoyait des

«  dépenses stratégiques  » dans son budget alloué aux courses qui s’élève à

environ 150 euros par mois. Ainsi, elle oriente ses dépenses vers des

produits de «  première nécessité  » (selon ses termes) comme les produits

d’hygiène, la nourriture ou encore les soins pour les enfants. Les dépenses

prioritaires sont donc réalisées pour les enfants, afin qu’ils ne manquent de

rien. Sans tomber dans aucun misérabilisme, elle me confie s’être souvent

privée tout comme son mari et préférer venir au Secours populaire chercher

de quoi se nourrir, elle et son mari, car ce poste de dépense «  passe après  ».

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Mais elle a aussi expliqué que, parfois, elle voulait «  se faire plaisir  » et acheter

de la viande une fois par mois à l’occasion d’un repas de famille par

exemple. Ces choix peuvent sembler «  irrationnels  » d’un point de vue

utilitariste, mais la réalité et la complexité des situations vécues

quotidiennement ne sont pas réductibles à un comportement idéaltypique,

idoine ou à une norme qu’il suffirait de respecter pour maximiser ses

chances de dépasser les contingences. Dans le cadre de ses travaux sur la

construction des budgets de référence (paniers de biens alimentaires servant

d’équivalent minimum de vie décente), Concialdi rappelle que le fait de

pouvoir effectuer des dépenses que d’aucuns jugeraient «  superflues  » fait

partie de la liberté des individus de mener une vie comme ils l’entendent et

s’inscrit dans la lignée de la liberté de choix décrite par Sen (Concialdi-2014 :

21).

Le cas du ménage de F à la lumière des deux lectures

Le ménage de F :

F est une femme de 30 ans vivant avec son mari et ses deux enfants de 3 et 9 ans. Elle est enceinte de 8 mois.

Son mari travaille à temps plein sans horaire fixe dans un fast-food et touche un SMIC mensuel, soit environ 1150 euros net. Elle perçoit une

allocation maternité d’environ 800 euros ainsi qu’une allocation logement de 250 euros.

Son loyer (parc privé) est de 800 euros, auquel s’ajoutent 250 euros de charges chaque mois.

Les entretiens exploratoires réalisés auprès de certains bénéficiaires de

l’antenne Amédée Alins ont permis de mettre à jour certains paradoxes de la

lecture par seuil de pauvreté et, ainsi, de souligner l’apport des associations.

Voici, à titre comparatif, les montants des seuils de pauvreté pour

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l’année 2014 (dernières données INSEE disponibles pour la comparaison) et

ceux déterminés pour le budget de référence ONPES de la même année.

Figure 7 : Revenu disponible en euros selon le seuil de pauvreté et la configuration du ménage

Seuil à 60% Seuil à 50% Par unité de consommation 12 096 € 10 080 € Par type de ménage € € Personne seule 12 096 10 080 Famille monoparentale avec 1 enfants de moins de 14 ans

15 720 13 104

Couple sans enfant 18 144 15 120 Couple avec 1 enfant de moins de 14 ans 21 768 18 144 Couples avec 2 enfants de moins de 14 ans 25 404 21 168 Couples avec 2 enfants de plus de 14 ans 30 240 25 200

Source : ERFS, INSEE (2014)

La lecture du cas du ménage de F à l’aune des seuils de pauvreté issus de

l’enquête revenus fiscaux et sociaux (ERFS) de l’INSEE en 2014 donne lieu

à deux interprétations contradictoires : le ménage de F composé d’un couple

avec deux enfants de moins de 14 ans, soit 2,6 unités de consommation

d’après l’échelle d’Oxford (ONPES-2014 : 125), n’est pas considéré comme

«  pauvre  » d’un point de vue statistique selon le seuil à 50 % du revenu

médian puisque ce dernier s’élève à 1764 euros par mois (21  168 euros de

revenu annuel, divisés par 12 mois)  ; en revanche, le rehaussement du seuil à

60 % du revenu médian fait passer le ménage sous le seuil puisque celui-ci

s’établit à 2117 euros par mois (25  404 euros de revenu annuel, divisés par

12 mois). Ces chiffres ne sont pas à jour puisque les données pour 2016,

2017 et à plus forte raison 2018 ne sont pas encore disponibles. Il y a

toutefois de bonnes raisons de penser qu’au vu de la conjoncture

économique, la situation de F et de son ménage serait toujours contenue

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dans cette zone grise et que des effets de seuil peuvent biaiser l’analyse. Ces

seuils statistiques n’ont pas d’autre vocation que d’informer sur la structure

socioéconomique de la population étudiée et de déterminer un public pour

les pouvoirs publics qui procède de plus en plus selon des politiques

publiques ciblées à destination des plus pauvres, caractéristiques de l’État

providence moderne depuis les années 1980 (Palier-2008 : 163). Ils ne

constituent en rien une description objective et exhaustive des situations de

pauvreté.

Les travaux de l’ONPES s’intéressent aux niveaux de dépenses par

postes spécifiques, dans la lignée des travaux pionniers d’Ernest Engel ou de

Maurice Halbwachs qui cherchaient à déterminer la structure des budgets

des classes populaires. Mais, à la différence des auteurs évoqués, la lecture

par les budgets de référence part d’une consultation de différents groupes de

citoyens pour déterminer ce qui constitue la consommation «  normale  » qui

préserve de l’exclusion et de la pauvreté et garantit, dans le même temps,

une vie normale.

Le barème déterminé par l’ONPES estime ainsi le budget nécessaire à

une vie décente en 2014 pour un ménage comme celui de F (2,6 UC et

locataire dans le parc privé) comme équivalent à 3515 euros (ONPES-

2014/2015 : 24). Cette lecture par le budget de référence laisse apparaître

une tout autre réalité et indique ainsi l’intensité de la pauvreté à laquelle fait

face F et son ménage si l’on mesure l’écart à la norme que constitue ce

panier. Cela permet de comprendre pourquoi celle-ci confiait avoir connu de

nombreuses périodes de «  privations  » avec son mari :

«  Si y’avait pas eu le Secours pop  ? Oh bah on aurait continué

à se priver... bah oui bien sûr  ! Moi ma famille est à La Réunion,

mais mon mari et moi on est des gens un peu fiers…  ! On a

choisi d’être dans cette situation-là, d’avoir un enfant donc après

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voilà... comme on sait que c’est pas une situation qui va durer,

on se serait privés encore et on aurait tout donné aux filles. On

n’en était pas plus malheureux que ça, on mourait pas de faim

non plus hein… On s’en sortait grâce au poste de mon mari

dans l’alimentaire6  » (Entretien avec F-2018).

L’avantage principal de ce type de recherche est que les budgets de

référence présentent une lecture détaillée par poste de dépense. De plus,

cette démarche prend en considération le type de logement occupé (parc

privé, parc social, etc.). Il ressort ainsi de leur étude que «  Le poste le plus

important est le logement, que ce soit pour un logement situé dans le parc social ou dans le

parc privé. Il représente 46 % du budget d’une personne seule retraitée (locataire dans le

parc privé), contre 22 % pour un couple avec deux enfants, locataire dans le parc social.

(...) L’alimentation intervient en deuxième dans les besoins des ménages. Elle pèse entre

14 % et 22 % du budget de référence selon les configurations familiales.  » (ONPES-

rapport 2014/2015 : 25). Le contraste entre les dépenses établies par le

budget de référence ainsi que leur structure dans un budget mensuel et celles

des ménages en situation de pauvreté précarité et bénéficiaires du Secours

populaire à Bordeaux est saisissant. Il met au jour l’écart, plus saillant

encore, entre la norme établie pour vivre normalement que constitue le

budget de référence et le budget des personnes en situation de vulnérabilité

économique. Il témoigne aussi de l’importance du rôle joué par les

associations en montrant la place qu’occupe le secours apporté dans le

budget d’un ménage bénéficiaire.

En effet, l’importance du secours alimentaire apparaît très clairement à la

lecture de ces chiffres. L’association agit sur ce qui devrait constituer le

deuxième poste de dépenses (figure 3) le plus lourd des ménages par ordre                                                                                                                          6 Le mari de F rapporte de temps en temps des produits du fast-food où il travaille, lorsque ceux-ci sont «  perdus à la vente  ».

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d’importance puisque le reste à vivre, après paiement des charges fixes et du

loyer, ne permet pas de consacrer suffisamment de ressources à

l’alimentation et autres dépenses : «  Notre budget de courses c’est 200 euros

parce qu’on est 4 et bientôt 5. On essaye quand même de faire 150 comme

ça on a 50 euros de battement, mais généralement avec les produits pour le

bébé ça revient vite à 200 euros  » (Entretien avec F-2018).

Le poste «  habillement  » devrait représenter, à lui seul, 10 % du budget

pour un ménage analogue à celui de F. Là encore, l’aide apportée par le

Secours populaire agit sur un poste de dépenses assez lourd en proposant

un accès gratuit (ou moyennant une participation symbolique) au vestiaire

pour adultes et enfants. Il s’avère toutefois difficile de valoriser l’intégralité

des biens distribués puisque la plupart ont été retirés du circuit marchand ;

cet exercice mériterait une étude à part entière.

Figure 8 : Budget de référence selon le type de poste, de configuration familiale et de logement (en euros et en %) pour 2014

Source : ONPES (2014)

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Les budgets de référence soulignent donc l’écart entre seuil de pauvreté

et normes de consommation (ou mode de vie) en vigueur dans la société

française. Le manque constaté est ainsi compensé par des associations,

comme l’antenne Amédée Alins, qui agissent sur des postes de dépenses

importants et assurent de ce fait une mission de réduction des inégalités à

laquelle ne répondent plus les transferts monétaires.

Conclusion

Le basculement vers une logique assistantielle avec des «  filets

sociaux  » limités et très ciblés laisse un vide que comblent les associations.

Afin d’assurer un service de qualité, elles sont tenues de se professionnaliser

et de répondre aux exigences de bureaucratisation et d’institutionnalisation.

Mues par un idéal d’intérêt général et par des financements publics, elles

couvrent un large spectre de profils que les guichets de l’État social ne

couvrent parfois pas ou plus.

À travers ce premier bilan, il s’agissait surtout de rendre compte des

phénomènes sociologiques observés lors du bénévolat au Secours populaire

de Bordeaux et de les mettre en résonnance avec une partie de la littérature

étudiée dans le cadre de la thèse. Ces faits entraînent une série de questions

qu’il s’agira de traiter par la suite : Comment monétiser l’aide apportée pour

l’estimer à sa «  juste valeur  »  ? Que représente la part de l’aide associative

dans le budget des personnes s’y présentant  ? Que représente le temps passé

à collecter ces différentes formes d’aides  ? Autant de questions qui

nécessiteront le recours à des questionnaires ainsi que la réalisation de

monographies auprès de certains bénéficiaires pour pouvoir mesurer

l’importance spécifique qu’occupe l’aide dans le budget et le quotidien de

ces derniers.

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BOUKHRIS-FERRE – AUX MARGES DE L’ÉTAT PROVIDENCE

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___________________________________________ Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018) ISSN 2560-7707 (Imprimé)/ISSN 2560-7715 (En ligne) © Les Auteur.e.s des contributions publiées en ces pages Distribué en libre accès sous licence Creative Commons

 

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ACTES DU COLLOQUE ÉTUDIANT – CAPP 2018

Défis de mise en œuvre des politiques agricoles au Togo.

Le cas du Projet national de promotion de l’entrepreneuriat rural (PNPER).

Kossi Adandjesso*

RÉSUMÉ. Cet article a pour objectif de passer en revue certains concepts théoriques expliquant l’échec ou la mise en œuvre difficile des politiques publiques et de tester le modèle classique développé par Pressman et Wildavsky (1973) concernant la mise en œuvre à échelons multiples à travers une étude de cas : celui du Projet national de promotion de l’entrepreneuriat rural (PNPER) au Togo. Nous nous sommes essentiellement basés sur les résultats des travaux d’évaluation des experts du Fonds international pour le développement agricole (FIDA). De cette étude évaluative, il ressort que le PNPER connait des dérives et est classé comme projet à risque d’échec. Bien que les résultats confirment le modèle théorique (mise en œuvre à échelons multiples), d’autres analyses ont été faites et ont montré qu’en fait, ce n’est pas la mise en œuvre à échelons multiples qui est le facteur le plus déterminant dans l’échec ou les difficultés d’exécution des politiques publiques en général, et de la politique agricole au Togo en particulier. L’approche descendante adoptée dans la conception et dans l’implémentation de ces politiques de carrure nationale, impliquant une mise en œuvre à plusieurs niveaux, est ce qui est le plus remis en cause. MOTS CLÉS. Politique publique, Agriculture, Projet national de promotion de l’entrepreneuriat rural (PNPER), Togo.

                                                                                                                         * L’auteur est candidat au doctorat en science politique et membre étudiant du Centre d’analyse des politiques publiques (CAPP) de l’Université Laval. Courriel : [email protected]

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Introduction

Les politiques publiques, comme le soutiennent certains auteurs, ont généralement pour vocation d’apporter un changement. Pour ce faire, on passe d’abord par la construction et la mise à l’agenda des problèmes publics, le processus décisionnel, la mise en œuvre de la décision et enfin on procède à l’évaluation en vue de déterminer si la politique a pu réaliser les effets escomptés. Soulignons que c’est une chose de prendre des décisions pour aboutir à un changement, mais c’en est une autre de les implémenter effectivement pour la réalisation des résultats attendus. C’est ainsi que la mise en œuvre reste une phase indispensable et primordiale dans le cycle des politiques publiques. Sachant son importance, Weber a su définir trois principes fondamentaux conditionnant une mise œuvre stricte et effective. Il s’agit notamment de la neutralité, impliquant l’objectivité dans le respect des règles  ; la hiérarchie, qui va de pair avec l’obéissance aux règles et le contrôle des fonctionnaires  ; et la spécialisation des tâches et des compétences (Weber 1995). Or, la sociologie des organisations a montré depuis les années 1940, à travers les travaux pionniers de Merton (1940), de Selznick (1949) et de Blau (1955), que malheureusement le non-respect desdits principes est le cas de figure le plus fréquent. Par conséquent, on assiste à une prise en compte de la mise en œuvre ainsi que des facteurs pouvant entrainer des distorsions (Hassenteufel 2008).

C’est ainsi que beaucoup de concepts ont été développés afin de donner les raisons explicatives des écarts pouvant exister entre ce qui est prévu et ce qui est réalisé. Ces concepts théoriques qui pourraient expliquer l’inadéquation entre la politique et son exécution sont entre autres : les échelons multiples d’implémentation (Pressman et Wildavsky 1973) (Falkner 2005) (Falhner, Treib, Hartlapp et Leiber, 2005)  ; le contenu flou et ambigu de la décision et la marge d’autonomie (Padioleau, 1982  ; Hassenteufel, 2008)  ; les problèmes pernicieux qui sont socialement complexes (Australian Public Service Commission, 2012  ; Weber, E. P. et Khademian, A. M., 2008)  ; les moyens – notamment d’ordre financier, humain et matériel – et contextes de mise en œuvre (Ogien, 1998)  ; et la pluralité des acteurs (Hassenteufel, 2008  ; Spire, 2005  ; Lipsky, 1980). Ce sont entre autres ces concepts théoriques qui tentent d’expliquer l’inadéquation entre la politique et sa mise en œuvre.

Ainsi, ce travail consiste à mettre en évidence le premier concept théorique, c’est-à-dire la mise en œuvre à l’échelon multiple, afin de mener une

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nouvelle réflexion sur ledit aspect théorique qui surgit toujours et constitue un vrai enjeu théorique chaque fois qu’on parle d’exécution des politiques nationales, que ce soit dans les pays fédéraux, unitaires décentralisés ou encore dans les pays unitaires non décentralisés.

Les politiques agricoles au Togo et leur mise en œuvre

Le Togo est un pays essentiellement agricole, ce qui fait qu’il est toujours appuyé par les organisations sous-régionales, les institutions régionales et internationales telles que l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), la Banque ouest-africaine pour le développement (BOAD), la Banque africaine de développement (BAD), le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), la Banque mondiale (BM), le Fonds monétaire international (FMI) et le Fonds international pour le développement agricole (FIDA), à travers le financement des grands projets qui s’inscrivent dans la politique agricole en particulier, et qui peuvent permettre l’amélioration des conditions de vie des populations paysannes.

À partir des années 2010, les mêmes partenaires techniques et financiers sus-cités se sont rendus disponibles pour accompagner le Togo dans la conception, la mise en œuvre ainsi que le suivi et l’évaluation des politiques agricoles. C’est dans cette perspective que le Programme national d’investissement agricole et de sécurité alimentaire (PNIASA) a été conçu et financé à hauteur de 158 millions de dollars. Ce programme est composé des principaux projets suivants : le Projet d’appui au développement agricole du Togo (PADAT), le Projet d’appui au secteur agricole (PASA) et le Programme de productivité agricole en Afrique de l’Ouest-Togo (PPAAO-Togo).

Il ressort du constat général que ces projets, d’envergure nationale (exécutés dans plusieurs localités), ont connu des difficultés majeures en ce qui concerne leur implémentation, dans la mesure où les objectifs prévus ne sont pas réalisés. Dans le même cas, le Projet national de promotion de l’entrepreneuriat rural (PNPER), financé par FIDA et dont la gestion est confiée au ministère de l’Agriculture, connait actuellement des dérives comme ceux qui précèdent et est menacé d’être suspendu par le FIDA, le potentiel bailleur. Notons que tous les grands projets agricoles pouvant concourir à l’amélioration des conditions de vie socioéconomiques des populations transitent par le ministère de l’Agriculture  ; mais, la triste réalité

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est que plusieurs de ces projets ont connu l’échec ou sont difficilement mis en œuvre. Face à cette réalité criante et constante, on se pose la question : comment expliquer l’échec des projets agricoles au Togo malgré la volonté politique et l’investissement adéquat  ? Cette volonté manifeste du gouvernement, qui se traduit par l’élaboration des politiques agricoles et la recherche de moyens surtout financiers pour leur mise en œuvre, peut-elle toujours s’expliquer par le souci d’amélioration des conditions de vie des agriculteurs  ?

Pour répondre à ces questions, nous avons trouvé pertinent de mobiliser le concept théorique mis en relief par Pressman et Wildavsky (1973) dans le cadre du programme de création d’emplois aux États unis. Le choix de ce concept ne signifie pas que les autres approches théoriques développées à ce sujet sont moins pertinentes dans le cadre dudit travail, mais seulement que ce concept, le programme à travers duquel il a émergé et les résultats empiriques de la mise en œuvre de ce programme présentent plus de caractéristiques similaires avec notre étude de cas.

La mise en œuvre à échelon multiple

Dans le cas du PNPER au Togo, on remarque à la suite de l’évaluation qu’il y a un écart entre les décisions et leur mise en œuvre. Étant un projet d’envergure nationale, le PNPER cible 20 préfectures, ce qui signifie qu’il y a vingt niveaux d’intervention par rapport à l’exécution. Dans son ouvrage «  Sociologie politique : l’action publique  », Patrick Hassenteufel propose un commentaire intéressant par rapport aux travaux américains concernant la mise œuvre à échelons multiples. Pour lui, ces études mettent en exergue la distance existante entre le niveau d’autorité où la décision a été prise et les niveaux d’exécution. Il affirme que plus cette distance est importante et plus les niveaux d’exécution sont nombreux et imbriqués, plus l’application de la décision s’avère difficile en ce qui concerne la réalisation des objectifs attendus (Hassenteufel, 2008, 98).

La pluralité de niveaux d’exécution des politiques publiques comme facteur de distorsion est au cœur du travail prémonitoire de Pressman et de Wildavsky (1973). À la suite d’une étude de cas s’intéressant au financement du gouvernement pour la création d’emplois au bénéfice des chômeurs de longue durée issus des groupes minoritaires, les Afro-Américains en particulier, les auteurs ont relevé l’écart croissant entre les prévisions et les

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réalisations1. Leurs constats les ont amenés à argumenter que la multiplicité des exécutants, à plusieurs échelons intermédiaires où se prennent les décisions et aux échelons où elles s’exécutent, constitue la distorsion importante expliquant l’écart entre les prévisions et les réalisations. Précisément, ils pensent que lorsque le niveau de rencontre [clearence points] entre les acteurs est élevé, la plausibilité qu’un programme public atteigne ses objectifs devient faible (Pressman et Wildavsky, 1973). Dans cette même logique, Renate Mayntz (1978), dans son travail, a mis en relief les fortes dissemblances dans la posture par rapport à la législation allemande en ce qui concerne les émissions polluantes entre les administrations fédérales, qui ont des moyens insuffisants, et les admirations territoriales, qui sont plus fortement soumises aux pressions des intérêts économiques locaux. La multiplicité d’échelons de mise en œuvre des politiques, avec ses difficultés, peut être aussi observée au niveau des institutions supranationales, qui représentent le niveau de prise de décision, et les échelons d’exécution qui relèvent des niveaux nationaux et infranationaux. Cet aspect a été développé par Falhner, Treib, Hartlapp et Leiber (2005) dans le cadre de la mise en œuvre des directives européennes dans les pays membres.

Dans l’optique de montrer le fort décalage entre les décisions et leur mise en œuvre au niveau européen, ils ont pu modéliser divers types de transpositions et d’implémentation des directives européennes. Cela leur a permis de différencier, en fonction des représentations et attitudes des agents au niveau national et infranational chargé de l’exécution, quatre «  mondes  » de la mise en adéquation avec les normes européennes : premièrement, il y a le monde de l’observation de la loi [law obersvance] où les décisions européennes sont exécutées de manière adéquate du fait d’un consentement cognitif entre les acteurs administratifs et politiques – ce monde faisant plus allusion aux pays scandinaves. Le deuxième monde est celui des politiques domestiques [domestic policies] où l’exécution est plus limitée et compliquée en raison des divergences entre les acteurs administratifs et politiques, qui sont moins favorables à l’européanisation (c’est le cas de l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni). Le troisième monde est celui de la négligence [neglect] où l’implémentation des directives ne se fait pas, ou du moins n’est pas effective parce qu’il y a une forte                                                                                                                          1 Il a été prévu que 3000 emplois soient créés avec un financement de 23 millions de dollars. L’écart est qu’après 3 ans de réalisation, seuls 4 millions de dollars avaient été dépensés et 700 emplois seulement avaient été créés. De surcroit, même si les emplois générés sont attribués aux minorités, 10 % seulement sont des chômeurs de longue date, ce qui est contradictoire à l’objectif initial et crée un écart entre le prévu et le réalisé.

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résistance à l’intégration européenne au niveau administratif et politique (c’est le cas de la France). Le dernier est celui des lettres mortes [world of dead letters]. C’est le monde où les normes sont transposées, mais sans aucune application en raison des limites du contrôle et de l’inexistence des institutions appropriées (c’est le cas des nouveaux pays membres de l’UE, précisément l’Europe centrale et orientale) (Falkner et Treib, 2008). En rapport à ces différents mondes présentés par ces auteurs, il ressort nettement que les difficultés de l’implémentation adéquate et cohérente des politiques publiques à échelons multiples se posent avec acuité. L’exemple de ces quatre mondes présentés reflète exactement l’analyse faite par Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (2012) en termes d’ineffectivité, d’inefficacité et d’inefficience, qui constituent les interprétations les plus habituellement faites de l’échec des politiques.

On doit noter que la structure d’un programme qui implique des interventions à divers niveaux de gouvernement, telle que l’administration de programmes nationaux par des autorités subnationales, soulève quelques problèmes particuliers et difficiles (Harold, 1985). Dans la mesure où les niveaux infranationaux de gouvernement n’ont pas nécessairement la même façon de voir les choses que l’administration centrale gérant le programme, et puisqu’en outre ce ne sont pas des entités hiérarchiquement subordonnées au centre, l’obtention de leur acquiescement et la maîtrise organisationnelle du programme s’en trouvent singulièrement compliquées (Rhodes, 1981  ; Wright, 1978).

Le cas de l’Union européenne, demandant une exécution nationale et infranationale, peut être expliqué par la bureaucratisation de leur administration publique, puisque les bureaucrates nationaux doivent à leur tour s’adapter et se conformer aux directives européennes, ce qui n’est toujours pas aisé vu l’enracinement de la culture bureaucratique. C’est ce que Berman (1978, 162-63) essaie de caricaturer en disant que des organisations stables, que ce soit des bureaucraties publiques ou des entreprises privées, mettent en œuvre des décisions standard de façon programmée ou prévisible, plutôt qu’optimale ou souhaitable. Toutefois, la mise en œuvre devient une activité problématique lorsque l’organisation se trouve à devoir faire face à une décision non standardisée qui suppose un écart par rapport à des comportements de routine.

Contrairement aux différents points de vue desdits auteurs qui mettent l’accent sur l’inefficacité ou la difficulté relevant d’une mise en

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œuvre à échelons multiples, il y en a d’autres qui privilégient plutôt des actions coordonnées à différents niveaux en vue de faire face efficacement et durablement à la résolution des problèmes dits «  pernicieux ou épineux  », caractérisés par des interdépendances, des causes multiples et des objectifs contradictoires internes, qui les rendent difficiles à définir clairement (Australian Public Service Commission, 2012). On comprend par le biais dudit texte que les problèmes environnementaux, par exemple, qui sont des questions pernicieuses, ne peuvent être en aucun cas traités à un seul niveau du gouvernement. Ils nécessitent plutôt des actions à tous les niveaux, de l’international au local – ainsi que des actions des secteurs privés et communautaires, sans occulter les actions citoyennes au niveau individuel (Australian Public Service Commission, 2012). L’importance d’une action multiniveaux a été aussi approuvée par le rapport du comité consultatif de gestion de l’Australie en 2004, qui reconnaît que s’attaquer aux défis stratégiques complexes est l’un des principaux impératifs qui pourraient impliquer le succès du travail de l’ensemble du gouvernement. Le rapport met l’accent sur le fait de travailler au-delà des frontières organisationnelles au niveau du gouvernement australien, en établissant des liens avec les organismes communautaires, les entreprises et même d’autres compétences à l’extérieur du gouvernement (Preface to Management Advisory Committee, 2004). L’objectif, selon ce rapport, est de connecter le gouvernement à tous les niveaux, que ce soit interne ou externe, afin de s’attaquer efficacement aux problèmes socialement complexes. Il est aussi évident de souligner que l’exécution d’une politique à plusieurs niveaux, selon certains analystes de la mise en œuvre, n’a pas pour objectif la conformité ou l’homogénéité, mais qu’au contraire, elle est faite pour être hétérogène. C’est dans ce sens que Smith (1997) souligne que des transpositions nationales et locales de la législation de l’UE sont faites pour être hétérogènes. Ce point de vue semble être pertinent puisque les administrations locales ou infranationales n’ont pas de redevabilité vis-à-vis des administrations fédératrices ou centrales.

De cette littérature mobilisée se dégagent deux tendances contradictoires. Il y a premièrement ceux qui pensent que la mise en œuvre à échelons multiples rend difficile l’implémentation, et constitue donc un facteur de distorsion. Deuxièmement, il y a aussi une tendance qui semble légitimer l’inadéquation entre la décision et sa mise en œuvre à plusieurs niveaux. Avant de se prononcer sur ces tendances, il faudrait d’abord à travers cet article confirmer ou infirmer que la mise en œuvre à plusieurs niveaux constitue un facteur de distorsion entre les prévisions et les

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réalisations à travers notre étude de cas qui est le Projet national de promotion de l’entrepreneuriat rural (PNPER).

La méthodologie utilisée

Notre méthodologie est essentiellement basée sur l’analyse documentaire permettant d’identifier les différents enjeux thématiques et théoriques concernant la mise en œuvre des politiques publiques. Pour répondre à la question posée, nous avons fait recours aux résultats d’évaluation à mi-parcours du Projet national de promotion de l’entrepreneuriat rural (PNPER). Nous ne nous sommes pas seulement bornés auxdits résultats, mais avons aussi fouillé et documenté les nombreuses revues de presse qui ont paru à cet effet. Pour rendre les données fiables, nous avons procédé par triangulation afin de minimiser les biais potentiels. Cette méthode nous permet d’arriver à approximer au mieux les vraies informations, en confrontant les données recueillies enfin de s’assurer de leur validité (de Battisti, Salini & Crescentini, 2006). C’est ainsi que nous avons regroupé toutes les informations issues des revues de presse de différentes sources et essayé de les comparer afin de déduire les vraies données concernant les résultats de l’évaluation du PNPER, la gestion qui était faite des projets agricoles et en particulier le PNPER, ainsi que les facteurs responsables de cette difficulté de mise en œuvre.

Résultats et discussion

Comme susmentionné, ce sont les résultats de l’évaluation à mi-parcours du PNPER par les experts du FIDA qui sont analysés. Avant de les présenter, un aperçu du projet s’avère nécessaire.

Notons que le PNPER est un projet financé par le FIDA à hauteur de 39,6 millions US $ soit 19,2 milliards FCFA sur une période de six ans. Le but du PNPER est de contribuer à la réduction de la pauvreté et à l’amélioration des conditions de vie en milieu rural, en particulier des jeunes et des femmes. Son objectif est de contribuer au développement de l’entrepreneuriat rural, créateur d’emplois rémunérateurs et durables pour les

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jeunes au niveau local2. Il a une couverture nationale et intervient dans 20 préfectures.

En juillet 2017, le bilan de la mission du Fonds international pour le développement agricole à la suite de l’évaluation à mi-parcours du PNPER révèle tous les risques de ce projet. Les raisons selon les experts sont les suivantes :

- Les réalisations physiques sont faibles par rapport aux prévisions  ;

- Faible taux de décaissement se traduisant par l’incapacité d’absorption du budget  ;

- La lourdeur dans le financement des promoteurs cibles intervenant dans le secteur agricole  ;

- Le fait que le PNPER ne bénéficie pas des performances institutionnelles selon les experts. Pour ces raisons, FIDA menace de suspendre le projet.

Ces résultats sont presque identiques à ceux du projet de création d’emplois aux États-Unis (Pressman J., Wildawsky A., 1973).

À travers ces résultats, nous pouvons affirmer que la mise en œuvre à échelons multiples (dans 20 préfectures) n’aurait pas favorisé la réussite de l’implémentation du PNPER. Par conséquent, ce concept théorique classique développé par Pressman, Wildawsky (1973) serait toujours d’actualité, car il se vérifie dans le contexte togolais où seulement 10 % du budget est consommé sur les 39,6 millions US $ (contexte togolais), contre 4 millions sur 23 millions US $ (contexte américain).

Il est vrai que le PNPER est mis en œuvre à plusieurs niveaux au Togo et que les résultats empiriques montrent effectivement les limites de cette implémentation  ; mais peut-on véritablement les attribuer à l’exécution à plusieurs niveaux, comme si cette dernière était l’unique inférence causale  ? N’y a-t-il pas d’autres facteurs explicatifs plus persuasifs que d’attribuer cet échec au fait que le projet est exécuté dans 20 préfectures  ? Cela nous amène à nous questionner sur l’approche utilisée pour la conception et la mise en œuvre du PNPER. Soulignons que beaucoup de programmes exécutés à de

                                                                                                                         2 Confère le document du projet repéré à www.ifad.org/documents/10180/7b8ca187-f62c-4c5f-9b1b-8cae567086a5

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multiples échelons sont des programmes conçus à travers l’approche top-down. Les exemples du projet de création d’emplois aux États-Unis (Pressman, Wildawsky ; 1973) et les directives européennes (Falhner, Treib, Hartlapp et Leiber, 2005) sont les plus illustratifs.

Nous ne soutenons pas entièrement l’idée selon laquelle la mise en œuvre à échelons multiples soit le facteur déterminant dans l’échec des politiques publiques ou leur mise en œuvre difficile, même si nous admettons qu’elle y est pour quelque chose. Nous pensons que le véritable facteur qui sous-tend la complexité de l’implémentation de ces politiques d’envergure nationale ou fédérale serait cette approche top-down qui est souvent adoptée. Nous partageons l’hypothèse selon laquelle la participation des bénéficiaires est une condition sine qua non pour la réussite des programmes.

Au lieu de privilégier l’approche descendante, qui met l’accent sur le contrôle hiérarchique au sein des structures gouvernementales (Thomson et Perry, 2006), et qui d’ailleurs ne garantit pas que les subordonnés répondent aux intentions mêmes des chefs (voir Dunsire, 1978, chapitre 2 et Hood, 1976), il faut à notre avis promouvoir l’approche ascendante afin de s’assurer de la participation effective et continue en amont et en aval des bénéficiaires. C’est dans cette logique que Gray (1989) soutient que la mise en œuvre est encouragée et efficace si les parties prenantes qui ont participé à l’élaboration de la politique continuent d’être impliquées dans la mise en œuvre, ce qui appelle à une implication des acteurs concernés de façon transversale, c’est-à-dire du début du processus jusqu’à sa fin. Ce raisonnement est soutenu par Margerum (2011) qui note que le changement du personnel et la disjonction entre ceux qui ont conçu la politique et ceux qui l’appliquent constituent des obstacles majeurs pour la réussite d’une mise en œuvre. Harold (1985) aussi soutient que les divergences entre une politique gouvernementale et l’application sur le terrain peuvent devenir particulièrement fortes si le groupe local auquel le responsable sur le terrain s’identifie n’est pas celui auquel le programme est effectivement destiné. Nous trouvons cette assertion très pertinente du fait que, selon Harold, la mise en œuvre devrait impliquer les acteurs qui sont en même temps des bénéficiaires. Ceux qui ont les mêmes réalités peuvent facilement collaborer et interagir  ; un programme mis en œuvre par des acteurs non connus, par exemple, serait difficilement approprié par les bénéficiaires, puisqu’ils ne s’identifient pas à travers ces derniers. Le cas du PNPER en particulier et les

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autres projets agricoles3 s’inscrivent typiquement dans cette logique. Le projet est conçu par le gouvernement, qui lance par la suite un appel d’offres afin de recruter le coordonnateur, les superviseurs et quelques cadres administratifs pour la mise en œuvre. Les bénéficiaires ne sont pas ou peu associés. Cela pourrait s’expliquer par la grande disponibilité des bailleurs à financer les projets – le secteur agricole est le plus financé au Togo –, qui savent que de l’argent les attend et qui cherchent potentiellement à précipiter le processus d’élaboration afin de récolter l’argent le plus vite possible. Et à cet effet, tout se fait hâtivement au sommet et l’on cherche à appliquer le tout rapidement dans les zones cibles.

Tout ceci nécessite de chercher à savoir si les projets agricoles sont toujours conçus dans l’intention d’améliorer les conditions de vie des populations ou s’il y a d’autres logiques qui s’y cachent. Pour comprendre le fondement de cette question, reprenons les résultats issus de la mission d’évaluation des experts de FIDA.

Nous constatons qu’à côté des faibles réalisations physiques, il y a un faible taux de décaissement. Pourquoi la hiérarchie a-t-elle l’atermoiement à débloquer les fonds pour la réalisation des activités prévues ou planifiées  ? Comment expliquer la lourdeur de financement des populations cibles (3e résultat) alors que les fonds sont disponibles  ? Si le PNPER doit atteindre ses objectifs, pourquoi les mesures institutionnelles ne sont-elles pas prises pour y arriver  ? Ces résultats démontrent clairement à notre avis que, d’une part, l’intérêt supérieur des populations n’est pas celui privilégié par ce projet, et d’autre part, que l’approche descendante utilisée n’est pas celle appropriée si l’on souhaite effectivement résoudre les problèmes sociaux en général et surtout celui agricole en particulier, puisqu’elle favorise moins la participation constante et effective des bénéficiaires. En outre, nous estimons que l’approche descendante est inopportune, car dans l’administration bureaucratique, il y a le pouvoir des «  groupes de véto  » favorables au statu quo (Bachrach & Baratz, 1962) dans la mise en œuvre. En effet, la mise en œuvre est une fonction de «  ralliement  » (buy-in) des parties prenantes ayant le pouvoir de bloquer l’action (Pressman & Wildavsky, 1973)4, ce qui serait probablement le cas dans le cadre du

                                                                                                                         3 Les projets agricoles exécutés qui ont connu des difficultés dans leur phase d’exécution sont nombreux au Togo. Il y a PADAT (Projet d’appui au développement agricole au Togo), PASA (Projet d’appui au secteur agricole) et d’autres. 4 Cette notion de «  points de véto  » était décrite dans la littérature sur la mise en œuvre de politiques descendantes.

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PNPER vu les résultats issus de l’évaluation. Car, comme le soutiennent Thomson et Perry (2006), l’approche descendante de la mise en œuvre, qui met l’accent sur le contrôle hiérarchique au sein des structures gouvernementales, est mal adaptée pour une mise œuvre effective.

En clair, nous soutenons l’idée selon laquelle la mise en œuvre à échelons multiples n’est pas le facteur déterminant dans l’échec ou la difficulté d’implémentation des politiques publiques, mais qu’il s’agit plutôt de l’approche descendante qui est souvent utilisée dans la phase de conception et celle de l’exécution. À cet effet, nous privilégions davantage l’approche ascendante qui pourrait favoriser la prise en compte effective des besoins réels et prioritaires des populations cibles par le biais de la participation et l’inclusion sans faille de celles-ci à toutes les phases. Ceci est sans doute une tâche lourde, mais nécessaire et incontournable si les problèmes sociaux doivent être résolus durablement dans le contexte africain et togolais en particulier, où les populations s’attachent plus aux us et coutumes et où les habitudes et croyances sont très importantes pour les peuples. On peut se poser la question de savoir comment cela pourrait être possible dans le cadre de la conception des politiques d’envergure nationale (pays unitaire décentralisé ou non) ou fédérale. À cet effet, nous sommes sceptiques par rapport à la réussite d’une politique qui à priori vise toute l’étendue des territoires. Ce que nous proposons est par exemple ce qu’on peut appeler «  la régionalisation  » ou la «  communautarisation  » des problèmes. Ceci viserait à une étude de diagnostic préalable dans des régions, préfectures, cantons et villages. L’objectif serait d’identifier, à travers l’approche par le bas, les entités territoriales ayant les mêmes problèmes afin de les classer par zones d’intervention selon la similitude des besoins identifiés. Cette approche pourrait être vue comme quelque chose qui serait lent et coûteux, mais il est nécessaire de comprendre que pour une résolution effective et durable, il faut les bonnes procédures et beaucoup de ressources financières, matérielles, humaines et autres. Même si l’efficience était remise en cause, nous devrions objectivement admettre que le développement durable «  coûte cher  » comme le disent certains auteurs.

Si nous revenons sur les projets agricoles au Togo, cette approche et cette procédure nous semblent pertinentes puisque les agriculteurs ont des logiques différentes et paradoxales qui peuvent être parfois vues comme rationnelles. Les paysans togolais cultivent pratiquement toutes les productions agricoles selon les régions. Selon notre connaissance du

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domaine, les agriculteurs produisent en fonction du produit qui est le plus vendu sur les marchés. Par exemple, si plusieurs cultivent cette année le maïs ou le manioc, mais qu’à fin de la saison, il s’avérait que c’est le haricot qui est le plus cher et le plus vendu, alors l’année suivante ils auront tous tendance à produire du haricot. De façon générale, leurs orientations par rapport au choix des productions sont donc souvent associées aux évènements agricoles de l’année précédente. Dans ces situations, une politique agricole d’une durée de vie de 5 ans, qui n’a pas la forte participation des populations et qui cible une filière spécifique, aurait une probabilité élevée de connaitre l’échec.

Limites et perspectives

Il est vrai que les analyses proposées sont structurées autour des résultats auxquels a abouti la mission d’évaluation du FIDA et de la littérature développée sur la question. Pour aller plus loin, il serait intéressant de faire des entrevues avec les responsables du projet et les promoteurs agricoles en vue de comprendre les raisons qui sous-tendent les trois derniers résultats de l’étude évaluative. Ceci permettrait d’alimenter davantage notre interprétation de manière empirique au lieu de se limiter à la littérature. Toutefois, d’une manière ou d’une autre, si l’intérêt supérieur dudit projet était réellement l’amélioration des conditions de vie dérisoires des populations, toutes les dispositions nécessaires devraient être prises, donc les arguments théoriques devraient avoir raison des constats empiriques ressortant des entrevues.

Pour cette étude, nous dégageons trois perspectives pour les recherches futures. La première consiste à étudier dans quelle mesure l’approche ascendante serait efficace et efficiente dans le contexte de «  régionalisation  » ou de «  communautarisation  » des problèmes. La deuxième serait de voir, entre les projets agricoles à court, moyen et long terme, lesquels seraient plus appropriés dans le contexte agricole togolais et avec quel groupe de plantation puisque, comme nous l’avons décrit plus haut, les paysans agissent en fonction des évènements de l’année précédente. Il en résulte en effet que tout projet agricole de long terme peut être à priori voué à l’incertitude. Donc s’il devait y en avoir, comment procéder et dans quelles filières  ? Ce sont des questions pertinentes à se poser. Enfin, il serait nécessaire de se focaliser plus sur les réformes administratives qu’il faudrait mettre en place pour le développement agricole. Enfin, comme le souligne

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le dernier résultat, la question de la performance administrative n’est pas à ignorer.

Conclusion

En définitive, soulignons que ce travail a été réalisé à la suite des constats des échecs et aux difficultés consécutives de mise en œuvre des projets agricoles au Togo. Après avoir exploré la littérature, il a été décidé de tester le concept théorique classique de la mise en œuvre à échelons multiples ayant émergé des travaux de Pressman, Wildawsky (1973). La méthodologie utilisée est essentiellement axée sur l’analyse documentaire (les ouvrages scientifiques), la triangulation des revues de presse et l’utilisation des résultats issus de l’évaluation de la mission des experts de FIDA. Les résultats de leur évaluation confirment effectivement l’échec du PNPER qui a été exécuté à plusieurs niveaux (dans 20 préfectures). Nonobstant la confirmation du concept théorique testé, nous avons essayé de procéder à une analyse plus approfondie et illustrée pour montrer que la mise en œuvre de ce projet à plusieurs niveaux n’est pas le facteur qui peut le mieux expliquer cet échec. L’approche descendante en est selon nous le principal facteur déterminant.

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___________________________________________ Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018) ISSN 2560-7707 (Imprimé)/ISSN 2560-7715 (En ligne) © Les Auteur.e.s des contributions publiées en ces pages Distribué en libre accès sous licence Creative Commons

 

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Huvé, Sophie. 2015. La Russie e t l 'ONU : L'Organisat ion des Nations unies , cadre e t instrument de la pol i t ique extér i eure russe

(1999-2015) . Paris : Éditions L'Harmattan.

Plusieurs commentateurs d’actualité internationale considèrent la Russie actuelle comme profondément antiaméricaine. Certains avancent même que les relations entre la Russie et les États-Unis se cristallisent vers une nouvelle guerre froide. Le livre de Sophie Huvé s’avère pertinent puisqu’il dégage plusieurs éléments de cette politique extérieure russe. En fait, l’objectif de sa recherche est d’examiner les stratégies russes au sein de l’instance onusienne entre 1999 et 2015. Pour y arriver, Huvé scrute les résolutions dans lesquelles la Russie a participé. En ce sens, plusieurs organes l'Organisation des Nations unies (ONU) sont ciblés. Principalement, il s’agit du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale. Dans une moindre mesure, l’auteure analyse aussi l’impact au sein d’organes auxiliaires comme le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ou le Conseil des droits de l’homme. Finalement, l’auteure incorpore des éléments de la politique nationale (russe) de sécurité et des déclarations de membres influents en Russie.

Avec ces diverses sources d’informations, Huvé réussit à discerner quelques stratégies de la Russie. L’une d’elles serait d’interpréter la Charte des Nations unies. En réalité, la délégation russe façonnerait les principes de cette charte en fonction de ses intérêts nationaux. À cet égard, l’intégrité territoriale, la souveraineté étatique et la non-ingérence seraient obligatoires lors d’une médiation internationale, tandis que les droits de la personne seraient des principes plutôt modifiables. Comme exemple, l’auteure présente le cas syrien. Bien qu’accusé de violations du droit humain, le gouvernement syrien aurait encore l'appui russe. La Russie justifierait cette position en mentionnant que le régime syrien demeure le seul apte à résoudre le conflit interne.

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Une autre stratégie russe serait de participer à l’élaboration de définitions à l'ONU. L’un de ces concepts est une « valeur morale fondamentale ». Pour l’administration russe, les droits de l’Homme sont parfois contradictoires avec ces valeurs. Une valeur morale fondamentale serait en fait une pratique ancestrale, devenue coutume pour une civilisation. Elle serait alors devenue tout à fait légitime. Une autre notion importante pour la délégation est le terrorisme. Pour celle-ci, ce concept doit amalgamer l’extrémisme et la dissidence pour ne former qu’une seule et même idéologie. Grâce à cette définition, les rebelles tchétchènes sont à la fois des dissidents et des terroristes.

Une dernière stratégie soulevée par l’auteure serait de contester l’hégémonie américaine, tout en proposant une solution à celle-ci : une « société internationale juste ». Cette société serait en réalité un ordre international multipolaire. Pour ce faire, les discussions avec les pays émergents et en voie de développement devraient être plus abondantes. Avec ce plan, la Russie seprésenterait comme un défenseur des pays marginalisés. Comme méthode, la Russie utiliserait les forums de l’ONU pour contester les actions américaines. Aussi, ils appuieraient les résolutions des pays du BRICS1. Enfin, la Russie proposerait des solutions moins « occidentales ». L’auteure l’illustre ce point par la position médiane russe face à l'accord sur le nucléaire iranien en 2015 et par ses propositions de coalitions durant le conflit syrien.

Selon l’auteure, ces stratégies ont varié au fil des mandats du gouvernement russe. Au début de son premier mandat, l’administration Poutine utilisait pleinement l’ONU comme un levier diplomatique. Afin de compenser sa faiblesse militaire et économique, les mécanismes onusiens présentaient des avantages. Le Conseil de sécurité en tête était un moyen pour résoudre des conflits. L’auteure évoque comme exemple l’implication russe dans la guerre afghane en 2004. Conjointement, Moscou et Washington avaient lutté contre les talibans. Paradoxalement, la Russie s’insurgeait aussi contre les interventions de l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) au Kosovo et dénonçait le penchant antiserbe de la direction du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

                                                                                                                         1 Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.

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À partir de 2007, l’auteure remarque un durcissement du ton dans les discours russes. Durant la Conférence de Munich sur la sécurité, le président russe affirmait être marginalisé dans les processus de décisions. Il exigeait également la fin de l’ordre unipolaire américain. Présenté comme le point de rupture, ce discours annoncerait le désengagement de la Russie à l’ONU, autant en matière de missions de paix qu’en matière de rédaction de résolutions. Bien que critiquant l’approche américaine, la Russie a décidé d'opter pour des pratiques unilatérales. Les exemples cités sont les guerres en territoire géorgien et ukrainien (en 2008 et en 2014 respectivement).

Ainsi, l’auteure conclut qu’il y a des différences notables entre le discours et la réalité. La société internationale juste, présentée comme un ordre multipolaire, servirait avant tout les intérêts russes. La Russie voudrait conserver ses privilèges, dont son statut de membre permanent au Conseil de sécurité. En fait, il ne modifierait les règles du jeu que s’il est gagnant. Un autre paradoxe serait de vouloir agir différemment du gouvernement américain et en même temps agir en concert avec lui. En réalité, Huvé souligne que les résolutions écrites entre les deux administrations ont augmenté de 2007 à 2015 au Conseil de sécurité. Enfin, l’auteure remarque le manque de leadership concernant ce nouvel ordre mondial. Il y aurait un manque de cohésion des pays du BRICS à l’Assemblée générale et au Conseil des droits de l'homme. Le dernier constat est la participation russe beaucoup moins active à l’ONU. Bref, malgré une volonté politique d’offrir une solution alternative, la Russie ne serait pas encore un leader.

Pour démontrer l’instrumentalisation de l’ONU par la Russie, Huvé fait preuve d’une grande rigueur documentaire. Effectivement, l’auteure fait une analyse exhaustive de résolutions à l'intérieur de plusieurs organes onusiens. Également, l’auteure présente en annexe plusieurs tableaux pertinents pour quantifier et qualifier la participation russe. Finalement, l’auteure s’intéresse à la perception du gouvernement russe en citant les propos de ses dirigeants. Le livre comporte toutefois des lacunes. L’une de celles-ci est la portée limitée de son objet d’étude. Comme il est mentionné par l’auteure, l’ONU est devenue un outil secondaire pour la Russie. Ainsi, la monographie n’explique que partiellement la politique étrangère russe. Cela s’aperçoit par le manque de référence au domaine économique ou énergétique. Ce sont pourtant des aspects importants de la politique étrangère russe. Bref, la réalité onusienne n’est pas directement celle de tous les enjeux internationaux.

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Malgré les limites constatées par l'auteure, le livre nous ouvre vers d’autres sujets similaires. Huvé avance que l’Asie est devenue une priorité russe. Du coup, elle détaille sommairement son implication au sein d’organismes régionaux tels que l’Organisation de coopération de Shanghai et la Communauté des États indépendants. Étudier ces institutions serait alors pertinent pour connaître davantage la politique externe russe.

Jessy Benoit

Université de Sherbrooke

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Davies, William. 2015. The Happiness Industry : How the Government and Big Business Sold Us Wel l -Being , Londres : Verso.

Le bonheur apparaît comme l’enjeu du XXIe siècle pour les dirigeants politiques et économiques, mais peu de questions sont posées sur ses finalités. Est-il possible de critiquer le bonheur? William Davies, sociologue et économiste politique britannique qui enseigne à Goldsmiths College (Université de Londres) le fait dans son œuvre The Hapiness Industry (2015). Davies retrace l’histoire des mesures et de la science du bonheur. Je présenterai ici les éléments clés de son raisonnement et poursuivrai ensuite avec une critique sur son œuvre.

Selon Davies, la science du bonheur se fonde sur le postulat du monisme, lequel dissout la dualité sujet/objet et réduit le psychique au corporel. Au XVIIIe siècle, Bentham, méfiant envers les concepts abstraits comme celui des droits de la personne, se tourne vers le bonheur, qui serait le fruit d’une sommation des plaisirs sensibles dans le corps humain. Ne variant plus alors qu’en quantité, les indices observables du bonheur seraient la pulsation cardiaque et l’argent. Cette philosophie utilitariste rend possibles les instruments de mesure du bonheur imaginés, conçus et utilisés depuis le XIXe siècle. Les chercheurs s’inspirent des sciences de la nature comme si l’humain était régi par les mêmes lois. Leurs théories sont peu fondées empiriquement. Les critères de mesure (argent, pouls, sérotonine) englobent des sentiments différents et contradictoires. Sous l’égide interdisciplinaire, les résultats des études sur les émotions, les neurones et les comportements économiques s’agencent comme s’ils rendaient compte de la même chose. Malgré ces biais, la science du bonheur apparaît à l’horizon comme index unique et moyen ultime de l’optimisation humaine.

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Les capitalistes s’intéressent aux sentiments subjectifs lorsque la fatigue industrielle et la douleur graduelle des ouvriers baissent la production. La valeur se refond alors sur la consommation et l’utilité maximale, faisant du travail un mal servant à obtenir du bonheur. Les prix sont traduits en termes de balance entre les plaisirs et les peines. Le calcul hédonique révélerait les préférences de l’acheteur et fonde parfois même le jugement moral. Plusieurs économistes croient qu’acheter rend heureux. Des neurologues tentent vainement de localiser le « buy button » dans le cerveau. Les psychologues, qui savent obtenir l’attention d’un individu et manipuler ses comportements, fournissent aux capitalistes financeurs de leurs études des moyens d’amener le client à consommer. Quant au travailleur, il s’engage dans l’entreprise si elle semble s’en soucier. Modérer l’activité améliore la santé et représente aussi un investissement, car passer cinq minutes à l’extérieur augmente ensuite la productivité de l’employé. Des gestionnaires fournissent des techniques de relaxation pour diminuer le stress. Le succès du capitalisme dépendainsi de la capacité des individus à remplacer la souffrance et la dépression, causées par son propre système, par le bonheur et la santé.

Le déficit philosophique de la science du bonheur nécessite le recours à la méditation bouddhiste, aux religions « New Age » et au « mindfulness ». La psychologie positive procure un langage accessible pour cultiver quotidiennement des slogans positifs autopersuasifs. En les valorisant, elle limite les forces individuelles. Les contextes seraient inaltérables, mais l’individu seul choisirait ses réactions. Face à une épreuve, il devrait voir le verre à moitié plein. Modifier l’expérience subjective divertit simplement l’attention des causes de la douleur. Le sentiment d’impuissance s’expliquerait uniquement socialement. Des gourous du « selfhelp » tentent de développer l’empowerment et la résilience de l’individu dans son intimité. Le malheureux semble coupable si le bonheur relève du choix. Plusieurs veulent fuir la responsabilisation et la réflexion solitaires. L’égoïsme et le matérialisme ont été remplacés par des valeurs dites altruistes, réinventant ainsi l’utilitarisme. Des entreprises appellent à la générosité et au sentiment d’obligation morale des clients, car l’individu est heureux et ne compte pas quand il paie pour autrui. La société serait un moyen de s’accomplir, l’isolé étant malheureux et vulnérable aux maladies. Les émotions négatives

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seraient contagieuses dans les réseaux sociaux et l’individu est enjoint à reconstruire son cercle d’amis afin de se protéger de tels risques.

Les technologies contemporaines, anonymes et ubiquitaires, ont remplacé les institutions traditionnelles dans la surveillance des individus. Les chercheurs peuvent alors analyser des banques de mégadonnées statistiques calculées par des algorithmes. Dans ce laboratoire, les individus agissent et vivent les émotions; les chercheurs les observent, les cartographient, les anticipent et tentent de les manipuler. Les questions du chercheur sont intrusives, mais Facebook favorise le dévoilement de soi en permettant de s’exprimer volontairement et en renforçant le culte narcissique. La quantification personnelle de tous les aspects quotidiens fait de l’auto-surveillance un divertissement générant des données pour les compagnies, qui font de la publicité personnalisée grâce aux rapports quotidiens d’auto-évaluation. Les programmes informatiques androïdes, capables de reconnaissance optique, faciale, vocale et digitale, sont conçus pour interagir avec l’humain. Une machine confirmerait le malheur de quelqu’un qui se dit pourtant heureux, ou l’inverse. La dépendance aux technologies serait un trouble mental. Pour les fuir, des médecins conseillent le retrait dans la nature, la zoothérapie ou le dialogue avec des plantes. Le marché ne peut capitaliser autant la subjectivité que les médias socionumériques et les applications des téléphones intelligents.

La crise de 2008 a sonné l’échec du néolibéralisme. La chute de l’autorité traditionnelle et l’absence de critère objectif ont instauré un relativisme auquel la quantification vise à répondre. Les chercheurs servent d’architectes et de techniciens à l’État dans ses décisions et politiques publiques. Les troubles associés à l’absence de bonheur alourdissent le fardeau budgétaire, mais le modèle un seul essai, une seule victoire résoudrait les maux des sociétés dépressives-compétitives. Alors, la diminution de la liberté de choix entre partenaires et échangeurs procurerait une plus grande utilité générale. Plus est préférable à moins, peu importe la qualité. Tout ce qui est possible est rapporté à une échelle de mesure. Les inégalités ne seraient pas injustes, mais le simple fruit des différences entre les désirs et les capacités. La croissance d’une entreprise n’est pas menaçante lorsque chacun peut devenir entrepreneur : il n’existerait aucun perdant, ni compagnie en faillite. Cette compétition par sélection devient le principe régulateur de la société, avec ou sans le marché. L’injonction au calcul hédonique a été privatisée et étendue aux institutions, aux pratiques et aux

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émotions, pour rendre le « capital humain » familier et producteur de savoir. Tant que les intérêts économiques sont comblés, les relations sociales sont renégociables selon le maximum de bonheur qu’elles permettent d’obtenir. La place du bonheur au Forum de Davos en 2014 est le signe d’un post-néolibéralisme.

Quand l’heureux résiste aux maladies, les psychiatres croient le pessimiste atteint d’un trouble mental. Les chercheurs entendent se passer de justifications et éviter les jugements. Ceux qui produisent le fait du bonheur camouflent leur position d’influence et ne remettent en cause l’utilité de leur savoir. Leur philosophie ignorée postule que les seuls faits empiriques guident la production des connaissances, comme si la réalité parlait d’elle-même. Ils veulent saisir l’expérience du bonheur objectivement, donc sans l’avis de l’individu, car il peut dire faux. La subjectivité est évacuée lorsque le chercheur ne sait expliquer ce qu’il décrit et que la parole du participant est décrédibilisée. Les chercheurs attribuent une rationalité à des parties du corps (cerveau, visage, voix), lequel ne peut pas mentir. L’individu en devient méfiant envers son propre corps. Il n’est pas tenu pour un acteur responsable, car il ne peut assumer son bonheur. Le sens de ses mots, son histoire et ses raisons sont évacués du portrait. Cette « tyrannie du silence » menace l’expression des volontés, la délibération commune et la démocratie. Certains refusent les dons et l’usage des téléphones intelligents. Comment penser les résistances à la science du bonheur? Davies propose enfin d’utiliser le potentiel critique de la psychologie pour écouter les plaintes et mieux comprendre l’individu et la société.

Davies pose une première épistémologie de la science du bonheur. Sans la diaboliser, il montre qu’elle crée de nouveaux problèmes en prétendant tout régler. Il ne dévalorise pas le bonheur et ne juge pas ceux qui y aspirent. Il s’intéresse plutôt, avant d’essayer d’en saisir l’expérience, aux manières dont le bonheur a été constitué comme objet d’études. Elle peut paraître trop englobante, mais l’idée d’une science unique du bonheur lui permet en fait d’appuyer sa thèse sur l’ethos post-néolibéral et le partenariat entre les puissances scientifiques, politiques, économiques et technologiques. Le titre de son ouvrage, quoiqu’accrocheur, est donc trompeur, car il n’affirme pas l’existence d’une industrie du bonheur. Davies reste toutefois ancré dans une critique du capitalisme, ce qui empêche de penser l’autonomie de la politique. Son analyse sociologique permet néanmoins de comprendre l’activité économique par l’évolution des idées,

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RECENSION CRITIQUE

Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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puis de mieux saisir les développements du néolibéralisme à l’époque contemporaine. Au contraire de plusieurs chercheurs, il ne critique pas l’injonction au bonheur et sa responsabilisation individuelle, mais montre plutôt que la science du bonheur, au contraire, empêche l’individu d’assumer son bonheur : elle n’existe pas pour lui. Finalement, Davies, en critiquant de la sorte la technoscience, mot qu’il n’utilise toutefois pas, ouvre la voie à des recherches désintéressées sur le bonheur et qui tiendraient davantage compte de la subjectivité des individus.

Jonathan Riendeau

Université Laval

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LES MEMBRES DU COMITÉ DE DIRECTION

Les membres du Comité de direction de Regards pol i t iques veillent bénévolement et sans aucune contrepartie au maintien et à la coordination

des activités de la Revue, notamment à son financement, sa gestion quotidienne ainsi qu’à la production de ses numéros. Ces personnes veillent également à l’intégrité du processus d’évaluation par les pairs des manuscrits

soumis.

Philippe Dubois, Univers i t é Laval Directeur [email protected] Titulaire d’un baccalauréat en science politique, Philippe Dubois est actuellement candidat à la maîtrise en science politique à l’Université Laval. Il est également étudiant-chercheur au Groupe de recherche en communication politique (GRCP) et membre-étudiant du Centre d’étude pour la citoyenneté démocratique (CECD-CSDC). Il s’intéresse particulièrement à l’analyse des stratégies, du marketing et de la communication politique. Ses intérêts lui viennent de ses expériences pratiques à l’occasion d’une dizaine de campagnes électorales lors desquelles il a agi principalement à titre d’attaché de presse et d’organisateur politique auprès de candidats municipaux, provinciaux et fédéraux. De plus, il a exercé les fonctions d’attaché politique et d’adjoint aux communications pour une élue municipale ainsi qu’au Cabinet de l’opposition officielle de la Ville de Québec pendant 3 ans. Cécile Gagnon, Univers i t é Laval Directrice [email protected] Titulaire d’un certificat en science politique de l’Université Laval, obtenu suite à un séjour d’étude à l’Université de Toronto réalisé à titre de récipiendaire d’une bourse offerte par la Fondation commémorative C. D. Howe, Cécile Gagnon a ensuite complété un baccalauréat en philosophie à l’Université Laval. Elle complète actuellement une maîtrise en philosophie sous la direction de M. Patrick Turmel. Ses principaux intérêts de recherche sont les théories féministes et, plus particulièrement, l’éthique du care, théorie plaçant la vulnérabilité et l’attention aux autres au cœur des réflexions éthiques. Anciens membres du Comité de direction, en ordre alphabétique : Mme Camille Girard-Robitaille, Université Laval (2016-2018) M. Pascal Lalancette, Université Laval (2016-2018) Les membres du Comité de direction peuvent être contactés par courriel, à l’adresse générale de la Revue : [email protected]

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LES MEMBRE DES COMITÉS D’ÉVALUATION

Regards politiques désire remercier chaleureusement toutes les personnes* –

étudiant.e.s gradué.e.s, stagiaires post-doctoraux et professeur.e.s – ayant acceptées de faire partie de nos comités d’évaluation ad hoc depuis 2016. À

titre d’évaluatrices et d’évaluateurs externes, à double insu, elles et ils ont contribué au succès et à la qualité de la Revue. Nous saluons leur travail, toujours de qualité, ainsi que leur désire de participer à faire rayonner la

relève en recherche en science politique.

Noemie Allard-Gaudreau, Université du Québec à Trois-Rivières Professeur Frédérick Bastien, Université de Montréal

Félix Bélanger, Université Laval Professeur Marc-André Bodet, Université Laval

Professeure Josette Féral, Université du Québec à Montréal Alexandre Fortier-Chouinard, University of Toronto

Alisson Lévesque, Carleton University Helena Massardier, Université Laval

Professeur Louis Massicotte, Université Laval Patrick Mercier, Université Laval

Catherine Ouellet, University of Toronto Éloi Paradis-Deschênes, Université d’Ottawa

Carol-Ann Rouillard, Université du Québec à Trois-Rivières Justin Savoie, University of Toronto

Grégoire Saint-Martin, Université de Montréal Professeur Patrick Taillon, Université Laval Charles Tessier, Ph.D., McGill University

Olivier Therrien, Université Laval Professeure Sule Tomkinson, Université Laval

Katryne Villeneuve-Siconnelly, Université Laval

* Les personnes ayant évalué des manuscrits pour le compte de Regards politiques sont présentées en ordre alphabétique, eu égard au nombre d’évaluations effectuées ni au(x) numéro(s) ou à la période auxquels sont associés les manuscrits (soumis, publiés et non-publiés). Certaines personnes ont

effectivement agi à titre d’évaluateur.trice externe à plus d’une reprise. Leur affiliation universitaire indiquée est la dernière connue (en date de

septembre 2018).

Nous nous excusons pour les oublis éventuels et nous demandons à ces personnes, le cas échéant, de nous contacter pour que nous puissions mettre

cette liste à jour.

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Regards politiques – Vol. 2 No 1 (Automne 2018)

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PARTENAIRES – REMERCIEMENTS

Toute l’équipe de Regards pol i t iques désire remercier les précieux partenaires financiers et logistiques qui rendent possible la publication de ce périodique

scientifique étudiant. Sans eux, il serait impossible de produire la Revue. Nous soulignons leur engagement soutenu envers la relève académique en

science politique.

Partenaires principaux:

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POLITIQUE ÉDITORIALE DE REGARDS POLITIQUES Regards pol i t iques accepte les textes inédits traitant de sujets liés aux champs d’études de la science politique. Il n’est cependant pas nécessaire d’étudier dans un programme de science politique pour soumettre un article. Les étudiant.e.s* de disciplines connexes peuvent soumettre une contribution, et ce peu importe leur affiliation universitaire, mais le ou les sujets traités devront avoir un lien avec la science politique et/ou avec la thématique choisie. La revue n’accepte que les articles scientifiques et les notes de recherche. Les propositions de textes seront évaluées selon les critères suivants :

• Originalité et pertinence; • Justesse théorique; • Qualité de l’argumentation; • Lien avec les champs d’étude en science politique ; • Structure et qualité du texte en général.

À moins d’indication contraire, tous les textes devront être soumis par courriel à l’adresse officielle de la revue: [email protected]. À partir de l’automne 2018, et sous réserve du Comité de direction, la Revue adoptera graduellement un processus de publication en continu sur son site internet, tout en conservant (dans la mesure où les ressources financières et logistiques le permettent) la publication périodique d’une version imprimée regroupant les contributions mises en ligne sur une période donnée. Cette transition vers un mode de publication plus rapide et plus souple ne viendra en rien assouplir le processus d’évaluation à double insu. Ce dernier demeurera la norme, et tous les textes publiés en nos pages devront avoir complété avec succès cette étape. * Les propositions de professeur.e.s et de chercheur.euse.s dont la recherche constitue la principale activité professionnelle peuvent soumettre une proposition seulement si A) il s’agit d’un texte corédigé avec un.e étudiant.e (et que ce dernier est premier auteur) OU B) s’il s’agit d’un.e « jeune chercheur.euse », c’est-à-dire qu’il ou elle détient son doctorat depuis moins de 5 ans. Cette politique vise à prioriser les propositions de la relève en recherche, conformément à la mission de Regards pol i t iques .

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POLITIQUE D’ÉVALUATION DES MANUSCRITS SOUMIS Tous les articles soumis à Regards pol i t iques font l’objet d’évaluations multiples à double insu. Suite au premier tri et à l’anonymisation effectuée lors de la réception des propositions en fonction des critères de la revue, les textes sont analysés par un ou plusieurs membres du Comité de direction. Ils sont évalués selon leur forme, leur pertinence et la qualité de la langue ainsi que des sources scientifiques mobilisées. Sur recommandation du ou des membres du Comité de direction, les textes sont par la suite envoyés à des évaluateur.trice.s externes pour une évaluation scientifique plus poussée. Ces ultimes évaluations sont effectuées par des pairs, c’est-à-dire par des candidat.e.s à la maîtrise ou au doctorat, des post-doctorant.e.s, des professionnel.le.s de recherche ou encore dans certains cas des professeur.e.s détenant une expertise pertinente en lien avec le sujet du manuscrit à évaluer. Sur recommandation des évaluateurs externes, les auteurs des textes sélectionnés sont contactés afin qu’ils puissent prendre connaissance des commentaires et des suggestions des évaluateurs. Une fois les modifications nécessaires effectuées, une dernière révision est faite avant publication. Dans un objectif pédagogique, les auteurs-étudiants sont encouragés à faire relire leurs travaux par un ou des collègues ou professeur.e.s avant de les soumettre. Dans ce cas, les personnes ayant participé à la révision pré-soumission ne peuvent agir à titre d’évaluateur.trice.s externes pour ce ou ces mêmes textes.

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NUMÉROS PUBLIÉS À CE JOUR

Premier volume Volume 1, numéro 1 (Hiver 2017) – Citoyenneté(s) Volume 1, numéro 2 (Automne 2017) – Édition spéciale CAPP Deuxième volume Volume 2, numéro 1 (Automne 2018) – Hors thème + Actes CAPP 2018 En plus de diffuser gratuitement et librement tout son contenu sur Internet, Regards politiques offre également la possibilité de se procurer une version imprimée de ses numéros. Les profits engendrés sont entièrement réinvestis dans la revue et servent à financer la pérennité du projet ainsi que la production et la publication des prochains numéros. Pour toute commande (achat de numéro, abonnement individuel et/ou institutionnel), veuillez nous contacter par courriel. Les frais de livraison par la poste ne sont pas inclus dans les prix. Il est cependant possible de passer récupérer votre commande sur le campus de l’Université Laval (sur rendez-vous).

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POUR NOUS JOINDRE

REGARDS POLITIQUES Revue scientifique étudiante de science politique

PAR COURRIEL [email protected] SUR LE WEB www.regardspolitiques.com

ADRESSE POSTALE Département de science politique Pavillon Charles-De Koninck 1030, avenue des Sciences-Humaines Université Laval Québec (Québec) G1V 0A6 VIA NOTRE PAGE FACEBOOK www.facebook.com/revueregardspolitiques

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Faculté des sciences sociales Département de science politique

Pavillon Charles-De Koninck 1030, avenue des Sciences humaines

Bureau 3449 Université Laval

Québec (Québec) G1V 0A6 Téléphone: 418 656-2407

Courriel: [email protected] Internet : www.fss.ulaval.ca/science-politique

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ISSN 2560-7707 (Imprimé) ISSN 2560-7715 (En ligne)

Contenu sous licence CC BY-NC-SA 4.0

Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International

Tous les textes publiés dans ce numéro se retrouvent également sur notre site internet :

www.regardspolitiques.com

Imprimé en septembre 2018 Aux Copies de la Capitale (Québec, Québec)