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INSTITUT REGIONAL D’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET DE
RECHERCHE EN DEVELOPPEMNT CULTUREL
IRES-RDEC
LOME - TOGO
Revue scientifique semestrielle de l’IRES-RDEC N° 001 Décembre 2012
Ingénierie culturelle
ISSN—2303– 9167
PRESSES DE L’IRES-RDEC
I
SOMMAIRE
Sommaire………………………………………………………….......….I
Note à l’attention des lecteurs…………………………………………...II
Administration et normes éditoriales ….…………….………………….V
La politique culturelle de la Côte d’Ivoire en questions, KAMATE
Banhouman (Université de Cocody-Abidjan).....................................11
La politique togolaise du recours à l’authenticité culturelle (1974-1990),
BATCHANA Essohanam (Université de Lomé)…….........................35
La recherche scientifique et la musique africaine, 50 ans après : bilan et
perspectives, HIEN Sié (Université de Cocody-Abidjan)……............61
De l’émergence des territoires créatifs en Afrique, SECK Sidy
(Direction générale des manufactures sénégalaises des arts
décoratifs, Sénégal)……………………………………………….......85
Discours et responsabilité de la presse d’informations générales dans la
crise postélectorale en Côte d’Ivoire, ATCHOUA N’Guessan Julien
(Université de Cocody-Abidjan)…………………………………….109
Traces matérielles liées à l’esclavage et à la traite négrière au Togo,
AGUIGAH Dola Angèle (Université de Lomé).……………………139
Un patrimoine culturel immatériel du Togo à l’épreuve du temps : cas du
pays guin, KADANGA Kodjona (Université de Lomé)…………….165
II
NOTE A L’ATTENTION DES LECTEURS
Dans les années 1960, la plupart des pays d’Afrique
subsaharienne souffrait d’un déficit important de ressources humaines, en
particulier dans le domaine de la culture. Cette situation, du fait colonial
se comprenait car le colonisateur n’avait pas fait de l’existence et de
l’émergence de la culture africaine une priorité, ce qui eût été d’ailleurs
paradoxal.
Les Etats africains en ont pris conscience de ce fait,
progressivement mais lentement. Il a fallu attendre les années 1980 pour
que la dimension culturelle du développement soit affirmée et mise au
jour. C’était la conséquence logique des échecs répétés des politiques
nationales de développement qui n’intégraient pas les valeurs
socioculturelles dans leur processus.
Au nombre des efforts qui attestent de cette prise de conscience,
on peut citer, dès 1975, à Accra, la Déclaration de la Conférence
Intergouvernementale sur les Politiques Culturelles en Afrique
(AFRICACULT) dans laquelle des Etats africains décident « d’accorder
à la Culture, la place déterminante qui lui revient dans le processus du
développement intégral, dont l’homme est à la fois l’agent et la finalité ».
C’est dans cet élan qu’a été créé le Centre Régional d’Action
Culturelle (CRAC) en 1976 dont la mission a été de former des cadres
supérieurs et agents en développement culturel. Institution
intergouvernementale africaine, le Centre fut un cadre culturel dont
l’expertise s’est exprimée grandement dans l’ingénierie culturelle, dans
les recherches et publications culturelles, et enfin dans la formation en
développement culturel. Il est ouvert à tous les citoyens du monde.
Son programme de formation prend en compte toutes les
préoccupations actuelles : environnement, droits humains,
développement local (rural et urbain), gestion des conflits, culture de la
paix, etc. A ce jour plus de six cents (600) cadres africains ont été formés
par le CRAC et ceux-ci excellent dans leur métier tant au niveau national
que dans les institutions internationales.
III
Au regard de la qualité de la formation et de la recherche, le
CRAC a été accréditée par le Conseil Africain et Malgache pour
l’Enseignement Supérieur (CAMES) en sa 26ème
session du Programme
de Reconnaissance et d’Equivalence des Diplômes (PRED) qui s’est
tenue du 15 au 18 mai 2012 à Parakou (Bénin).
Pour faire face aux nouveaux enjeux et défis, la Session
extraordinaire de la conférence générale des ministres de la culture des
Etats membres et représentants des institutions partenaires du CRAC,
tenue à Lomé au Togo du 29 au 31 octobre 2012, a transformé le Centre
en un Institut Régional d’Enseignement Supérieur dénommé Institut
Régional d’Enseignement Supérieur et de Recherche en Développement
Culturel (IRES-RDEC). Outre la vocation professionnelle, l’Institution
Interétatique prend désormais en compte la dimension recherche en
Développement Culturel et Culture de la Paix. L’IRES-RDEC est par
ailleurs doté d’une école doctorale.
L’IRES-RDEC (ex-CRAC) est donc devenu, au fil des années,
une structure de référence. Toutefois, il nous semble qu’il manque un
espace permanent de communication, d’échange et de critique ; cet
espace où foisonneraient les résultats des recherches et réflexions des
élites africaines sur tous les aspects en lien avec le développement
culturel en Afrique et dans le monde, un lieu de mise en commun et de
mutualisation des expériences des acteurs de la Culture. C’est de là
qu’est née l’idée d’une revue scientifique dénommée Ingénierie
Culturelle.
Ingénierie culturelle est une revue semestrielle qui aborde tous
les aspects fondamentaux et professionnels de la culture et du
développement : Droit de la culture, Economie de la culture, Veille
informationnelle, Grands problèmes de la culture et du développement,
Patrimoine, Sciences muséographiques et muséologiques, Animation
culturelle, Sciences de l’information, Arts vivants, Arts plastiques,
Politique culturelle, industries culturelles, etc. Bref, elle intègre dans ses
publications la dimension du développement culturel, mais aussi les
questions d’ordre philosophique, littéraire et des sciences sociales et
humaines.
IV
C’est une revue de réflexion et de production de savoir qui
propose à ses lecteurs des résultats des études de recherche ainsi que des
« notes de lecture » et des rencontres avec des personnalités du monde
culturel.
Merci de l’accueil que vous voudrez bien accorder à Ingénierie
Culturelle ainsi qu’à toute son équipe rédactionnelle.
Professeur Kodjona KADANGA,
Directeur de publication
V
ADMINISTRATION ET NORMES EDITORIALES
1. Administration et rédaction
Directeur de publication : Professeur KADANGA Kodjona,
Université de Lomé
Comité scientifique de lecture
DIABI Yahaya, Professeur titulaire, Université de Cocody-Abidjan (Côte
d’Ivoire) ; DIKENOU K. Christophe, Professeur titulaire, Université de
Lomé (Togo) ; DUPUIS Xavier, Professeur titulaire, Université de Paris-
Dauphine (France) ; GAYIBOR L. Nicoué Professeur titulaire,
Université de Lomé (Togo), GBIKPI-BENISSAN F. Datè, Professeur
titulaire, Université de Lomé (Togo) ; GOEH-AKUE N. Adovi
Professeur titulaire, Université de Lomé (Togo), KADANGA Kodjona,
Professeur titulaire, Université de Lomé (Togo) ; KOSSI-TITRIKOU
Komi, Professeur titulaire, Université de Lomé (Togo) ; MOUCKAGA
Hugues, Professeur titulaire, Université de Libreville (Gabon) ; NAPON
Abou, Professeur titulaire, Université de Ouagadougou (Burkina Faso),
TAKASSI Issa, Professeur titulaire, Université de Lomé (Togo) ;
TCHAM Badjow, Professeur titulaire, Université de Lomé (Togo) ;
TCHAMIE Thiou, Professeur titulaire, Université de Lomé (Togo) ;
TCHITCHI Toussaint, Professeur titulaire, Université d’Abomey-Calavi
(Bénin) ; ALONOU Kokou, Maître de conférences, Université de Lomé
(Togo) ; ASSIMA-KPATCHA Essoham, Maître de Conférences,
Université de Lomé (Togo) ; DIANZINGA Scholastique, Maître de
Conférences, Université Marien Ngouabi (Congo-Brazzaville) ; LARE
Lalle Yendoukoa, Maître de Conférences, Université de Lomé (Togo) ;
OWAYE Jean-François, Maître de Conférences, Université Omar Bongo,
Libreville (Gabon) ; PEWISSI Ataféi, Maître de Conférences, Université
de Lomé (Togo) ; TCHASSIM Koutchoukalo, Maître de Conférences,
Université de Lomé (Togo).
VI
Coordinateur du secrétariat de rédaction : BATCHANA
Essohanam
Courriel : [email protected]/[email protected]
Secrétariat de rédaction : AMON Benjamin Adon, KPAYE
Bakayota, HETCHELI Kokou Folly Lolowou
Coordination, conception, révision : Institut Régional
d’Enseignement Supérieur et de Recherche en Développement Culturel
(IRES-RDEC).
2. Option éditoriale
Ingénierie Culturelle est une revue scientifique appartenant à
l’Institut Régional d’Enseignement Supérieur et de Recherche en
Développement Culturel (IRES-RDEC), un Institut Interétatique de
formation et de recherche en Développement Culturel en Afrique.
Elle paraît semestriellement et, au besoin, en hors série et en
édition spéciale. Elle publie prioritairement les textes portant sur tous les
aspects du développement culturel et culture de paix et les comptes-
rendus des activités de l’Institut. Mais, elle reçoit aussi les travaux
philosophique, littéraire et sciences humaines.
Les textes sont sélectionnés par un comité scientifique de lecture
en raison de leur originalité, de leur intérêt et de leur rigueur scientifique,
puis publiés sur décision de l’administration de la revue.
Les avis et opinions scientifiques émis dans les articles
n’engagent que leurs propres auteurs.
Les articles à soumettre à la revue doivent être conformes aux
normes suivantes :
1. Le volume et la typographie : le volume d’un article : 10 à 20
pages environ ; l’interligne : 1,5 ; la police : Times new romans ;
la taille de police : 12 (10 en bas de page) ; le format : A4 ; les
marges de haut, de bas, de gauche et de droite : 2,5 cm.
VII
2. L’ordre logique du texte : le manuscrit soumis doit comporter les
mentions suivantes :
- titre de l’article en caractère d’imprimerie ;
- une signature comportant le nom de l’auteur en minuscules
avec une initiale majuscule, le nom et l’adresse complète de
l’institution d’attache, le courriel et le téléphone de l’auteur
présenté avec l’indicatif international ;
- un résumé en français de 10 lignes au maximum ;
- un minimum de trois et un maximum de cinq mots clés ;
- une introduction ;
- un développement ;
- une conclusion ;
- une partie source et bibliographie.
3. Les articulations du développement du texte. Les titres et sous-
titres sont à présenter ainsi :
1. pour le titre de la première section ;
1.1. pour le premier sous-titre de la première section ;
1.2. pour le deuxième sous-titre de la première section, etc.
2. pour le titre de la deuxième section ;
2.1. pour le premier sous-titre de la deuxième section ;
2.2. pour le deuxième sous-titre de la deuxième section, etc.
4. Les titres, les sous-titres et chaque début de paragraphe doivent
être mis en retrait (1 cm). Les sous-sous-titres sont à éviter autant
que possible. Pour faciliter le montage final de la revue, il est
exigé de faire manuellement la numérotation des titres, des
tableaux, de toutes les figures, etc.
5. La conclusion doit être brève et insister sur les résultats et l’apport
original de la recherche.
6. La référence bibliographique adoptée est celle des notes intégrées
au texte. Elle se présente comme suit : (nom de l’auteur année de
publication : page à laquelle l’information a été prise).
7. La référence aux sources (sources orales, archives, ouvrages-
sources, périodiques ou publications officielles) dans le corps du
VIII
texte se met en note de bas de page, en mentionnant si possible le
ou les pages contenant les informations données.
8. Pour les documents d’archives, indiquer le dépôt (le service), le
lieu, la cote (série et sous-série en précisant le numéro), le
document utilisé avec les précisions de date, d’auteur et, si
possible, de page où se trouve l’information donnée.
9. Dans la rubrique sources et bibliographie, les sources consistent à
montrer, d’une façon détaillée, les sources orales et autres
documents primaires ou de premières mains consultés et/ou cités.
Elles sont à présenter comme suit :
- pour les sources orales : dans l’ordre alphabétique des noms
des informateurs, dans un tableau comportant un numéro
d’ordre, nom et prénoms des informateurs, la date et le lieu de
l’entretien, la qualité et la profession des informateurs, leur
âge ou leur date de naissance ;
- pour les publications officielles, suivre la logique des livres si
c’est un ouvrage ancien ; mais dans le cas des périodiques,
mentionner l’institution ou l’auteur, le titre en italique, l’année
et toutes les autres informations nécessaires à l’indentification
(numéro, nature, etc.) ;
- pour les documents d’archives, indiquer le dépôt (le service),
le lieu, la cote (série et sous-série en précisant le numéro), titre
du dossier.
10. La bibliographie consiste à indiquer les ouvrages consultés et/ou
cités. Elle est classée par ordre alphabétique (en référence aux
noms des auteurs). La présentation suivante est recommandée :
- pour un livre : nom (en minuscule avec une initiale en
majuscule) et l’initiale en majuscule du prénom, année
d’édition : titre (en italique), lieu d’édition, édition, nombre
total de pages facultatif ;
- pour un article : nom (en minuscule avec une initiale en
majuscule) et l’initiale du prénom, année : « le titre de l’article
entre guillemets » (sans italique), le titre de la revue en
IX
italique, le numéro, le lieu d’édition, l’identification des pages
du début et de la fin de l’article dans la revue.
11. La langue de publication de la revue est le français. La
publication d’un texte en une langue autre que le français est
soumise à autorisation exceptionnelle de l’administration de la
revue. Les termes étrangers au français sont en italique et sans
guillemets.
12. Toutes les citations doivent être mises entre guillemets et sans
italique. Les citations de plus de quatre lignes sont mises en
retrait, en interligne simple, taille 11.
13. Les mots étrangers au français sont à mettre en italique et sans
guillemets, exceptées les citations en langue étrangère (qui sont à
la fois en italique et entre guillemets.
14. La revue s’interdit l’usage du soulignement qui est remplacé par
la mise en italique.
15. La présentation des figures, cartes, graphiques, etc. doit respecter
le miroir de la revue Ingénierie Culturelle qui est de 16×24. Ces
documents doivent porter la mention de la source, de l’année et
de l’échelle (pour les cartes).
16. Les articles doivent parvenir au secrétariat de la revue au plus tard
à la fin du mois de janvier pour la publication de juin et à la fin du
mois de juillet pour celle de décembre.
17. La rédaction ne donne suite qu’aux textes qui lui sont envoyés
directement sans passer par des intermédiaires.
18. Contact : Ingénierie Culturelle, Revue de l’Institut Régional
d’Enseignement Supérieur et de Recherche en Développement
Culturel (IRES-RDEC), BP : 3253, Lomé Togo ; Téléphone :
(228) 22-22-44-33 ; Fax : (228) 22 20 72 45 ; E-mail :
10
11
LA POLITIQUE CULTURELLE DE LA COTE D’IVOIRE EN
QUESTIONS
KAMATE Banhouman
UFR Information communication et arts (UFRICA)
Université Félix Houphouët-Boigny
Abidjan (Côte d’Ivoire)
E-mail : [email protected]
Résumé
La Côte d’Ivoire, depuis son accession à la souveraineté
nationale, a entrepris un certain nombre d’actions sur le plan culturel et
artistique, sans que celles-ci ne soient inscrites dans le cadre d’une
politique parfaitement planifiée. Cette absence de politique culturelle a
été longtemps décriée par des politiciens et des intellectuels.
Ainsi, comme ayant pris enfin toute la mesure de l’importance
d’une politique, le gouvernement ivoirien a élaboré en 2007 un projet de
politique culturelle nationale devant soutenir l’émergence d’un Ivoirien
de type nouveau et permettre au pays de connaître un développement
durable et intégré.
En attendant son adoption, il m’a semblé opportun d’analyser ce
projet, sous le prisme des recommandations de l’Observatoire des
Politiques Culturelles en Afrique (OCPA).
Mots clés : politique, ivoirien nouveau, développement, OCPA.
Introduction
En Côte d’Ivoire, pays d’Afrique Occidentale aux multiples
facettes culturelles, la place des arts et de la culture dans le processus de
développement global a toujours constitué une préoccupation majeure
pour des intellectuels, des artistes et quelques fois des politiques. En
12
témoignent les nombreux fora dédiés à la réflexion sur les thématiques
culturelles et artistiques.
S’intéressant à la question, Zadi (2007 : 10).faisait le constat
suivant :
« … Depuis 1971, date de la création du Secrétariat d’Etat qui s’est
transformé en actuel Ministère de la Culture et de la Francophonie, le
vaste et si précieux secteur de la Culture n’a jamais eu, de manière
significative, le soutien politique, matériel et financier de la part de l’Etat
ivoirien. Conséquence : une existence épileptique marquée par des
convulsions périodiques ».
Aussi, pour sortir le pays de cette situation, les dirigeants
politiques, notamment ceux en charge de la Culture, ont-ils initié un
document cadre intitulé Projet de Politique culturelle Nationale de la
Côte d’Ivoire, assorti d’un projet de loi d’orientation portant politique
culturelle nationale pour un développement intégré et durable.
Ce projet de loi ne manque pas d’intérêt d’analyse ; surtout que sa
visée est de « construire un Ivoirien de type nouveau », tout en cherchant
à combler de prime abord le déficit de document de politique culturelle
nationale. En outre, au-delà de son but avoué, ce texte présente une
structuration et un contenu problématiques au regard des
recommandations de l’Observatoire des politiques culturelles en Afrique
(OCPA1).
Ainsi, notre réflexion, dont l’objectif in fine est d’établir la
connivence entre les énoncés du projet de texte de loi et la vision qu’il
1 L’OCPA a été créé en 2002 au Mozambique avec le soutien de l’Union africaine, la
Fondation Ford et l’UNESCO. Il est une organisation internationale panafricaine non-gouvernementale dont le but est de suivre l'évolution de la culture et des politiques
culturelles en Afrique. A ce titre, il poursuit ses objectifs stratégiques en articulant les
besoins prioritaires des Etats africains et de leur vie culturelle, avec les résultats
attendus et les ressources disponibles, pour offrir les informations requises, des critères
scientifiques et des services opérationnels au développement des politiques culturelles
en Afrique, en conjuguant les principes de la qualité et de l’efficacité. Pour cette
réflexion, il représente le cadre de référence qui permettra d’apprécier, dans une
démarche comparative et critique, la politique culturelle nationale de la Côte d’Ivoire.
13
porte, va s’axer pour l’essentiel sur la question relative à l’existence
d’une politique culturelle en Côte d’Ivoire. Pour répondre donc à cette
interrogation, notre démarche de type comparatiste consiste à exposer
successivement la situation de la politique culturelle ivoirienne, ainsi que
sa critique en vue de l’élaboration d’une véritable politique culturelle, à
la fois systématique et prospective, pour une Côte d’Ivoire développée et
intégrée.
1. Présentation du projet de politique culturelle nationale
Avant de présenter le projet de politique culturelle nationale, il
importe de poser en question l’existence d’une politique culturelle
nationale en Côte d’Ivoire.
1.1. Existe-t-il une politique culturelle nationale en Côte
d’Ivoire?
La réponse à cette question nécessite un recul dans le temps et une
interrogation des variables historiques d’une part ; et l’analyse des thèses
définissant la politique culturelle d’autre part.
En ce qui concerne les variables historiques, il faut noter que les
recherches visant à trouver des traces d’organisation administrative ou
politique chargée de prendre en compte la dimension culturelle dans le
processus de développement de la Côte d’Ivoire remontent loin dans le
temps. En effet, c’est en 1971, date de création du Secrétariat d’Etat
chargé des Affaires culturelles (soit onze (11) ans après l’accession de la
Côte d’Ivoire à la souveraineté nationale), que commencèrent les
premières réflexions autour de la nécessité d’asseoir une politique
culturelle qui, à l’instar de la France, va contribuer à l’édification de
l’identité culturelle nationale. Dans l’élan de cette réflexion, le
Secrétariat d’Etat chargé des Affaires culturelles est transformé en
14
Ministère de la Culture en 1977. De nombreux documents1 vont être
élaborés en vue d’encadrer des actions de terrain.
La théorie précédant la pratique, l’on a pu noter que ces différents
textes ont induit la conduite de certaines actions relevant tout aussi de la
protection, de la diffusion du patrimoine, de la production artistique que
de l’action culturelle. Mais cela suffit-il à dire qu’il existe une politique
culturelle en Côte d’Ivoire ?
Relativement à cette question, l’on pourrait répondre sans ambages
par la négative. Une raison pourrait expliquer le fait que la Côte d’Ivoire
n’a jamais disposé de document de politique culturelle nationale. C’est le
fait qu’à l’état actuel des choses, aucun texte, de nature systématique et
prospective, n’a été proposé au peuple de Côte d’Ivoire en vue de son
adoption comme un référent politique en matière d’art et de culture. Car,
ainsi que le recommande l’OCPA, tout texte ayant prétention à être
reconnu comme Document de Politique Culturelle Nationale doit faire,
entre autres conditions, l’objet d’une large consultation, tant au niveau de
son élaboration qu’à celui de son adoption. Mieux, la Côte d’Ivoire ne
dispose pas encore de législation qui lui soit propre dans le domaine des
Arts et de la Culture, nonobstant la ratification de conventions
internationales2 et l’existence de textes dont certains ont été évoqués
supra.
1 Au titre des documents ayant pour vocation d’intervenir, d’une manière ou d’une
autre, dans la conduite des affaires culturelles, la recherche documentaire a permis de
mettre à la lumière les textes suivants : 1. Le Plan de développement (1975-1980) ; 2.
Le Séminaire de Grand-Bassam sur le rôle et la place de la culture dans la nation
ivoirienne (1978); 3. La Politique culturelle (rapport de consultance) par Gabriel Faivre
d’Arcier (1978) ; 4. Le Rapport sur le développement culturel en Côte d’Ivoire (1980) ;
5. Le Séminaire sur la dimension culturelle du développement en Afrique, organisé à Abidjan (1992) ; 6. L’Introduction à la politique culturelle de la République de Côte
d’Ivoire de Bernard Zadi Zaourou (1998) ; 7. Le Colloque sur le financement de la
culture organisé par l’OUA (2000) ; 8. Les études sectorielles commandées par le PSIC-
Côte d’Ivoire sur la musique, la danse, le théâtre, l’animation culturelle, l’édition et les
arts plastiques (2000). 2 La Côte d’Ivoire est partie à plusieurs instruments juridiques internationaux relatifs à
la protection des biens culturels. Ce sont par exemple :
- organisation africaine de la propriété intellectuelle, ratifiée le 24 mai 1960 ;
15
C’est donc en connaissance de l’inexistence d’une politique
culturelle nationale en Côte d’Ivoire que le Ministère de la culture et la
francophonie a entrepris en 2007 l’élaboration d’une politique adéquate
permettant à l’Etat d’avoir les moyens indispensables à la promotion et à
la protection de la Culture Nationale. Pour l’heure, cette politique
n’existe qu’à l’état de projet dont l’économie est ainsi exposée dans les
lignes qui suivent.
1.2. Raisons d’une politique culturelle nationale en Côte
d’Ivoire
L’élaboration d’une politique culturelle nationale en Côte d’Ivoire
est fondée sur plusieurs raisons. La première est en rapport avec la
contribution1 de la culture dans le processus de développement global
durable du pays. Justifiant cette initiative qu’il a qualifiée d’historique,
Komoé (2007: 6) avance :
« Notre souci est de parvenir à l’émergence d’Ivoiriens capables de
prendre en charge le développement de la Côte d’Ivoire à tous les
niveaux et de le faire correspondre à leurs aspirations, elles-mêmes
inspirées par l’amour fraternel inconditionnel qui devra faire école sous
toutes les latitudes, d’une part. De l’autre, cela suppose une intégration
aux valeurs culturelles nationales expurgées des éléments devenus caducs
- convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, ratifiée
le 25 novembre 1980 ;
- convention pour la protection des biens culturels, ratifiée le 24 janvier 1980 ;
- convention de l’UNESCO concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher
l’importation et le transfert des propriétés illicites des biens culturels, ratifiée le 26 décembre 1989. 1 Il faut apprécier la contribution de la culture au développement du pays et au bien-être
des populations sous trois angles. D’abord, en tant qu’elle participe à la sauvegarde et à
la valorisation des traditions, ainsi qu’à la création et l’innovation artistique et
culturelle ; ensuite, en tant qu’elle joue un rôle civique en aidant au développement de la
citoyenneté ; et enfin, en tant qu’elle constitue un facteur du développement durable du
territoire, parce que agissant sur les plans humain, économique, social, éducatif mais
aussi environnemental et urbanistique.
16
et inhibiteurs, mais aussi débarrassées des rapports extérieurs aberrants et
aliénateurs ».
L’exposé d’une telle ambition ne va pas sans un état des lieux
illustrateur de la situation des arts et de la culture qui, de prime abord,
dégage deux constats. Le premier constat permet de noter qu’ « au plan
sectoriel, les actions menées jusqu’à ce jour ont privilégié la dimension
artistique et festive, au détriment des industries, des infrastructures
culturelles et d’une participation effective de la culture au processus de
développement » (Komoé 2007: 6).
Quant au second constat, il se révèle sous deux aspects. Il s’agit
d’une part de l’insuffisance des infrastructures et des lieux d’expressions
artistiques ; et d’autre part de la faiblesse des dotations budgétaires ne
permettant pas de mettre en place et de conduire une politique culturelle
dynamique susceptible d’insuffler un développement culturel efficient.
La deuxième raison est d’ordre purement juridique. En effet,
l’article 7 de la constitution ivoirienne du 1er août 2000 dispose que :
« Tout être humain a droit au développement et au plein épanouissement
de sa personnalité dans ses dimensions matérielle, intellectuelle et
spirituelle. L’Etat assure à tous les citoyens l'égal accès à la santé, à
l’éducation, à la culture, à l'information, à la formation professionnelle et
à l'emploi. L'Etat a le devoir de sauvegarder et de promouvoir les valeurs
nationales de civilisation ainsi que les traditions culturelles non contraires
à la loi et aux bonnes mœurs ».
Pris dans sa dimension culturelle, cela suppose que l’Etat doit
reconnaître à tout individu le droit de participer à la vie culturelle et
d’adhérer aux valeurs culturelles et coutumières du peuple de Côte
d’Ivoire. Pour ce faire, tous les citoyens devront être assurés d’avoir
accès à la connaissance et aux informations dans tous les domaines des
arts et de la culture.
Une telle mission ne peut être accomplie que dans un cadre
politique et juridique qui présente clairement la vision, les ambitions, les
orientations stratégiques de la Côte d’Ivoire en matière culturelle en vue
17
d’un développement intégral et durable. D’où le présent projet de
politique culturelle de la République de Côte d’Ivoire.
1.3. Structuration du projet de politique culturelle nationale
Le projet de politique culturelle nationale de la Côte d’Ivoire est
organisé autour de dix (10) axes stratégiques dont voici les lignes :
- Orientations générales : elles énoncent les fondements socio-
anthropologiques et juridiques de la politique culturelle, en même temps
qu’elles mettent en relief les qualités et les valeurs républicaines que
revêt la culture en tant qu’elle contribue non seulement à renforcer le
sentiment d’appartenance à une même nation, mais aussi et surtout au
développement socio-économique du pays.
- Organisation et gestion de l’action culturelle : cet axe précise
d’une part les missions du Ministère en charge de la Culture à qui
incombe la responsabilité de mettre en œuvre la politique culturelle, et
indique d’autre part les domaines couverts par l’administration culturelle.
- Identification, conservation et promotion du patrimoine
culturel national : dans cette partie, un accent particulier est mis sur la
sauvegarde et la valorisation du patrimoine culturel national. Il y est fixé
les modalités et les procédures adéquates à ces opérations de sauvegarde
et de valorisation ; lesquelles s’apprécient en termes de tenue des
archives dans tous les ministères et structures décentralisées de
l’administration, de diffusion et de promotion de la culture ivoirienne par
le biais des Technologies de l’information et de la communication (TIC),
d’aménagement culturel du territoire à travers la construction de
monuments, d’habitations et d’infrastructures publics inspirés du
patrimoine culturel national et de faits marquants de l’histoire de la Côte
d’Ivoire.
- Appui à la création : il est précisé dans cet axe que non
seulement l’Etat ivoirien mais aussi les collectivités territoriales, les
opérateurs économiques, les personnes physiques et/morales devront
apporter leur contribution au développement culturel de la Côte d’Ivoire,
18
à travers une aide à la création pouvant se traduire par des mesures telles
que :
« La détaxation complète ou partielle des moyens de production ou de
reproduction des œuvres artistiques et des biens culturels ou tout autre
forme d’allègement fiscal destiné à encourager le secteur privé à
soutenir la vie culturelle ; la mise en place d’infrastructures appropriées
et l’accroissement des moyens des organismes de défense des droits du
créateur d’œuvres d’art et de l’esprit ; la création d’un fonds destiné au
soutien des opérateurs culturels, au renforcement de leurs capacités et à
la structuration du secteur culturel en Côte d’Ivoire1 ».
- Promotion culturelle : elle consiste à faire connaître et
apprécier la richesse du patrimoine culturel de la Côte d’Ivoire au moyen
de stratégies multiples tels que l’animation culturelle, la diffusion des
produits culturels et artistiques, le développement des industries
culturelles, le développement du tourisme culturel et de la
communication.
- Education et formation artistique et culturelle : ici, l’accent
est mis sur l’importance de l’éducation et la formation culturelle en tant
qu’elles constituent des courroies de transmission des valeurs culturelles
aux jeunes générations. D’où l’insistance sur la prise en compte des
programmes de formation tout comme l’amélioration de l’accès aux
infrastructures de formation artistique et culturelle.
- Financement de la culture : engageant la responsabilité non
exclusive de l’Etat, la question du financement de la culture s’entend
comme le soutien que l’Etat et ses structures centrales, déconcentrées et
décentralisées, ainsi que le secteur privé et les partenaires au
développement doivent apporter au secteur de la culture. Il convient de
noter que le financement de la culture se distingue de l’appui à la
création, en ce sens que le second se précise comme une aide à apporter
au créateur ; tandis que le premier dépasse le seul cadre de la création
1 Actes du séminaire relatif à la politique culturelle nationale 2007, p. 31.
19
pour embrasser à la fois les domaines de la diffusion (médiation) et de la
réception (marché) du produit culturel.
- Cadre juridique et institutionnel : pour l’avènement d’une
culture nationale qui soit dynamique et compétitive, cet axe met en relief
la nécessité de favoriser l’émergence d’un cadre juridique et
institutionnel en vue de « réglementer, organiser, stimuler et favoriser le
développement continu de la vie culturelle1 ».
- Recherche culturelle : cet axe précise les axes majeurs de la
recherche dans le domaine artistique et culturelle. Celle-ci devra être
pluridisciplinaire et contribuer au développement culturel et à
l’épanouissement de l’Ivoirien ; à travers notamment la mise en place de
sociétés savantes, l’inventaire et l’analyse des pratiques traditionnelles et
coutumières, la réactivation des formes anciennes des traditions orales, la
poursuite de la politique d’étude, de transcription et d’enseignement des
langues nationales.
- Coopération culturelle : elle devra se déployer à deux
niveaux : national et international. Au plan national, dans le cadre de la
planification des programmes de développement, l’Etat est appelé à
favoriser la coopération entre les différents ministères d’une part, et avec
les structures publiques ou privées d’autre part. Au plan international, il
est encouragé la recherche et/ou la poursuite des relations bilatérales et
multilatérales susceptibles de contribuer significativement non seulement
à l’enrichissement de la culture ivoirienne, mais également à son
épanouissement et à son rayonnement à travers le monde.
Après avoir présenté le projet de texte portant politique culturelle
nationale de la Côte d’Ivoire, tant sur le plan de son contenu que de sa
structuration stratégique ; il nous faut à présent jeter un regard théorique
sur la notion de politique culturelle vue sous d’autres cieux.
1 Actes du séminaire relatif à la politique culturelle nationale 2007, p. 34.
20
2. Exposé théorique sur la politique culturelle
2.1. Qu’est-ce qu’une politique culturelle ?
Définir l’expression « politique culturelle » n’est pas une
sinécure, en raison même du mot « culture » dont on sait qu’il renvoie à
plusieurs signifiés. En effet, la polysémie du mot « culture », ainsi que
son étymologie tirée du latin cultura, qui signifie « travailler la terre, la
rendre productive », malheureusement le plongent dans une confusion
telle qu’il est quasi-impossible de lui trouver une définition dogmatique.
Il en va de même pour le concept de politique culturelle qui hérite
également, comme par contagion, de cette difficulté à cerner
sémantiquement un signifiant aussi volatile que diffus, caractérisé selon
les mots d’Alexandra Dilys1 par son hypersémie, l’éclatement et la
déperdition sémantique.
Toutefois, s’il n’existe pas de définition « officielle »,
démocratiquement acceptée par tous, de la notion de politique
culturelle2 ; il n’en demeure pas moins que des théories ont tenté de lui
donner du sens. On peut, à titre illustratif, évoquer certaines approches.
Pour Charpentreau (1967 : 8), la politique culturelle est « une conduite
calculée (aux fins) d’arriver à un but particulier ». A sa suite,
l’Encyclopédie canadienne présente la politique culturelle comme ayant
« trait aux mesures adoptées par un gouvernement pour appuyer ou
protéger les activités dans des secteurs considérés comme culturels3 ».
Quant à l’UNESCO, elle définit la politique culturelle comme « …
1 Alexandra Dilys, Traduire la notion de politique culturelle, in http://www.lycee-
chateaubriand.fr/cru-atala/publications/dilys.htm. 2 Pour comprendre la problématique relative à l’existence d’une définition démocratique et universelle du terme de politique culturelle, il importe de lire la communication
d’Alexandra Dilys ci-dessus référencée. Participant à ce débat dont les contours
philosophiques veulent en imposer à ses ressorts sociologiques, elle s’intéresse
légitimement à la possibilité de définir un référent unique à la notion de politique
culturelle, entendu que tous les peuples du monde n’ont pas la même compréhension du
concept de « culture ». 3 Encyclopédie canadienne /encyclopédie de la musique au Canada, in
http://www.thecanadianencyclopedia.com/articles/fr/politique-culturelle.
21
l’ensemble des usages et de l’action ou absence d’action pratiqués
consciemment et délibérément, dans une société, destinés à satisfaire
certains besoins culturels par l’utilisation optimale de toutes les
ressources matérielles et humaines se trouvant à la disposition de cette
société à un moment donné1 ».
Intervenant dans le débat, Alexandre Mirlesse et Arthur Anglade
semblent connaître l’origine de la politique culturelle quand ils affirment
que «… la politique culturelle est, quant à elle, une invention
essentiellement moderne : elle a même une date de naissance, le 24 juillet
1959, qui voit paraître le décret « portant organisation du Ministère
chargé des Affaires Culturelles2 ».
Ces définitions proposées ci-dessus semblent opérantes seulement
pour les vieilles nations comme le Canada et la France. De plus, la
définition donnée par l’UNESCO souffre de légitimité de la part des
États décolonisés, qui dès leur indépendance, vont chercher à définir leur
identité culturelle nationale selon leurs propres termes.
S’inscrivant dans cette quête de l’authenticité et revendiquant le
libre choix par l’Etat de ses moyens pour atteindre son développement
culturel conformément aux recommandations des assises de Africacult3,
Kouadio Komoé Augustin4 va tenter une définition de la politique
culturelle nationale en la présentant comme « … la codification de
pratiques sociales et d’actions concertées dont la finalité est de satisfaire
1 Cf. http://www.gestiondesarts.com/index.php. 2 Alexandre Mirlesse et Arthur Anglade, Quelle politique culturelle pour la France ?, in
http://www.eleves.ens.fr/pollens/seminaire/seances/politique-culturelle/politique-
culturelle-francaise.pdf. 2 Conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles en Afrique, organisée
par l’UNESCO en collaboration avec l’OUA, à Accra (Ghana) du 27 octobre au 6
novembre 1975. 3 Conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles en Afrique, organisée
par l’UNESCO en collaboration avec l’OUA, à Accra (Ghana) du 27 octobre au 6
novembre 1975. 4 Il fut ministre de la culture et de la francophonie en République de Côte d’Ivoire. C’est
sous son mandat qu’a été adopté le projet de Politique culturelle nationale.
22
des besoins culturels par l’utilisation optimale de toutes les ressources
matérielles et humaines disponibles » (Komoé 2007 : 5).
Cette définition localisée de la politique culturelle trouve son
fondement normatif dans la Déclaration Universelle de l’UNESCO sur la
diversité culturelle adoptée officiellement le 2 novembre 2001. En effet,
l’article 9 de ce texte majeur de portée mondiale déclare qu’ « Il revient à
chaque Etat, dans le respect de ses obligations internationales, de définir
sa politique culturelle et de la mettre en œuvre par les moyens d'action
qu'il juge les mieux adaptés, qu'il s'agisse de soutiens opérationnels ou de
cadres réglementaires appropriés ».
Au regard de ces multiples approches, on pourrait, dans un souci
d’économie, définir la politique culturelle comme une action ou un
ensemble d’actions menées par les pouvoirs publics, notamment ceux en
charge des arts et de la culture, visant à reconnaitre l'importante
contribution de la culture à l’épanouissement d’un groupe, d'une
collectivité, d’une nation.
Après avoir tenté de cerner sémantiquement le concept de politique
culturelle nationale, il convient à présent de voir ce qu’il en est de sa
typologie.
2.2. Les modèles de politique culturelle
En matière de politique culturelle, l’on en dénombre globalement
trois (3) types. Ce sont les modèles américain, français et anglo-saxon.
D’abord, le modèle américain. Il tire son fondement idéologique de
l’analyse de l’utilitarisme1, théorie dont les tenants les plus illustres sont
les Anglais John Stuart Mill et Jeremy Bentham. La thèse défendue par
ces intellectuels anglais repose sur le postulat suivant : « La culture est un
1 L’utilitarisme de John Stuart Mill (1806-1873) et de son parrain Jeremy Bentham
(1748-1832) se présente comme une forme de conséquentialisme pour laquelle l’on doit
évaluer une action (ou une règle) uniquement en fonction de ses conséquences.
Autrement dit, l’utilitarisme pose le principe de l’utilité selon lequel toute action doit
être appréciée en fonction de sa tendance à augmenter ou à réduire le bonheur collectif
(et non individuel) des parties concernées par l'action.
23
moyen pour l’homme d’accéder à plus de bonheur, et la manière de l’Etat
de donner aux hommes l’accès à ce droit constitutionnel est de laisser à la
société la liberté entière de soutenir les formes culturelles dans lesquelles
elle se reconnaît1 ».
Ainsi, les Américains, qui ont été fortement influencés par les idées
venues de l’Angleterre (ancienne puissance colonisatrice), vont
construire leur politique culturelle sur le principe de la souveraineté du
marché, en faisant prévaloir le mécénat privé et le sponsoring
d’entreprises, fonctionnant en partenariat avec des structures telles des
fondations qui soutiennent financièrement les projets et initiatives
culturels.
A côté du modèle américain, l’on trouve ensuite le modèle français,
qui lui-même s’inscrit dans un cadre plus vaste défini par le Conseil de
l’Europe en matière de politique. En effet, si la politique culturelle
française partage avec les autres politiques culturelles européennes des
valeurs communes comme la démocratie, la justice, l’égalité et le
pluralisme, il n’en demeure pas moins qu’elle s’en démarque par
l’affirmation du volontarisme culturel de l’Etat. Autrement dit, prenant
appui sur l’idée selon laquelle « la culture n’est pas une marchandise
comme une autre, et qu’à ce titre, les produits culturels ne doivent pas
être libéralisés2», l’Etat français va concevoir sa politique culturelle sur la
base d’une forte intervention publique par le truchement de structures
ayant des relations de type pyramidal au sommet duquel se trouve le
Ministère de la Culture3, dont les directives sont relayées et exécutées à
la base par les collectivités territoriales décentralisées.
1 Alexandra Dilys, Op.cit., in www.lycee-chateaubriand.fr/cru-atala/publications/dilys. 2 Cette idée avancée par le gouvernement français tient de la question de la défense de l’exception culturelle, que l’on rapproche d’ailleurs de la notion de diversité culturelle.
Cette thèse française a fait des émules au sein de l’Union européenne (1999) et de
l’UNESCO (2001) qui ont fini par l’adopter. 3 La création du Ministère de la culture est d’origine française. C’est dans les années
1960 que le Général de Gaulle demanda à l’écrivain et amoureux des arts, André
Malraux, d’occuper la fonction de Ministre de la culture. On lui doit d’avoir, durant son
mandat ministériel, porté à un haut niveau la participation de l’Etat à la démocratisation
culturelle en France et ailleurs dans le monde.
24
Entre les modèles américain et français, il y a enfin le modèle des
pays anglo-saxons. Dans ces Etats, pour gérer la politique culturelle, l’on
note l’existence d’un organisme semi-public, dénommé Conseil des Arts
où siègent des personnalités ayant fait leurs preuves dans des domaines
artistiques et culturels, dont les avis et décisions sont déterminants dans
l’éligibilité, voire l’élection de projets culturels devant bénéficier de
financements. Dans nombre de ces pays, Alexandra Dilys observe que «
Ce Conseil des Arts a été plus récemment doublé d’un ministère de la
Culture1 ».
L’exposé des trois modèles de politique culturelle montre à souhait
qu’ils reflètent différentes conceptions des Etats. Appréciées ou non, ces
conceptions dégagent tout de même une constante : la culture et les arts
sont tellement importants qu’ils ne sauraient acceptés d’être pilotés à vue.
D’où l’intérêt de montrer dans les lignes qui suivent les principales
raisons d’élaborer une politique culturelle.
2.3. Pourquoi élaborer une politique culturelle ?
Il est de notoriété aujourd’hui que la culture constitue une
dimension essentielle du développement durable, c’est-à-dire qu’elle est
au centre de tout développement ayant pour but ultime l’épanouissement
de l’homme, de tout homme et tout l’homme. Il apparaît dès lors que sa
prise en compte, qu’elle soit au niveau local (communes, conseils
régionaux et départementaux), national (Etats) ou régional (Afrique,
Europe, Asie, etc.), soit manifeste dans l’élaboration d’un document de
politique.
Ainsi, à l’intérieur d’un Etat, l’élaboration d’une politique
culturelle nationale est une exigence vitale en ce sens qu’elle doit
impulser la réflexion sur le devenir de la nation en lien avec ses
fondements historiques et ses valeurs traditionnelles. Charpentreau (1967
: 13-14), en pensant à la France, pays de référence de la Côte d’Ivoire à
1 Alexandra Dilys, Op.cit., in www.lycee-chateaubriand.fr/cru-atala/publications/dilys.
25
bien des égards, se fait l’écho de cette indispensable politique culturelle
nationale et en en fixe les conditions de réussite en ces termes :
« Il est temps de définir une politique culturelle qui matérialiserait la
réflexion actuelle sur la finalité de notre civilisation. Cette politique doit
s’appuyer sur des réalités, et tout d’abord il faut dégager les besoins et les
aspirations :
- La responsabilité de l’Etat est grande et ses tâches multiples.
Lui seul peut donner à la culture son vrai visage, en combattant le
profit. Son rôle essentiel est d’équiper, d’animer et de coordonner.
- Dans toute création, il faut exiger une qualité intransigeante,
bien que l’accès des couches populaires à une vie culturelle plus
riche doive faire appel à des moyens d’interventions et de diffusion
de masse.
Une telle politique ne réussira que dans la mesure où sera compris
que la culture fait partie de la vie quotidienne (…). L’émancipation
sociale, qui était liée à la conquête du savoir, s’attachera
maintenant à la conquête de l’art et du droit à la culture ».
Cette longue interpellation de Charpentreau campe si bien
l’intérêt de l’élaboration d’une politique culturelle nationale devant servir
principalement trois intérêts :
- l’intégration de la culture à l'ensemble des préoccupations de la
nation, en établissant des priorités, d’abord à l'intérieur des
secteurs culturels, mais aussi et surtout au regard d'autres secteurs
d'intervention pour lesquels l’aide et les ressources de l’Etat sont
indispensables ;
- la construction d’une identité culturelle nationale qui soit un
véritable référent à la fois individuel et collectif dans lequel se
reconnaissent et se définissent les citoyens ;
- la définition d’une vision à long terme permettant de mieux
planifier les services culturels à offrir aux membres de la
communauté nationale.
Pour arriver à servir ces intérêts, la politique culturelle nationale
devrait placer au centre de ses préoccupations aussi bien la
26
problématique de la sauvegarde et de la valorisation des traditions que
celle de la création et de l’innovation dans les modes d’expression
propres tant à chacun qu’à l’ensemble des membres de la nation.
Au regard donc de cette indispensable contribution de la politique
culturelle à l’émancipation sociale des individus et des groupes, il semble
opportun de s’interroger si celle proposée par la Côte d’Ivoire est capable
d’atteindre les nobles objectifs ci-dessus énoncés. Pour ce faire, nous
l’analyserons sous les prismes de l’OCPA en tant que cadre référentiel de
comparaison.
3. Critiques du projet de politique culturelle nationale de la
Côte d’Ivoire
3.1. Au regard des recommandations de l’OCPA
Dans le Guide pour la formulation et l’évaluation des politiques
culturelles nationales en Afrique, l’OCPA a indiqué un certain nombre
d’éléments dont les gouvernements africains devront tenir compte dans
l’élaboration de leur politique culturelle nationale. Il s’agira à ce stade de
la réflexion de faire passer le document de politique culturelle de Côte
d’Ivoire aux prismes du Guide de l’OCPA, à l’effet d’y repérer les
éléments fondamentaux d’une politique culture nationale.
Ainsi, pour chaque axe stratégique de l’OCPA, nous tenterons de
mettre en relief le correspondant (en termes de présence de point
structurant) du Projet de politique culturelle ivoirienne. Pour l’analyse
critique, douze (12) axes stratégiques ont été dégagés par l’OCPA. Ce
sont :
- Principes généraux de la politique culturelle : dans le projet
ivoirien, les principes généraux de la politique culturelle ivoirienne sont
énoncés dans le Préambule, l’Introduction et les Orientations générales
(I).
- Perspectives historiques : les perspectives historiques sont
perceptibles dans le Préambule (I).
27
- Description de la vie culturelle actuelle : la description de la
vie culturelle telle que vécue actuellement en Côte d’Ivoire est évoquée
dans le Préambule, l’Organisation et la Gestion de l’Action culturelle
(II) et l’Identification, la conservation et la promotion du patrimoine
culturel national (III) du projet de la Côte d’Ivoire.
- Objectifs spécifiques de la politique culturelle nationale : les
objectifs spécifiques de la politique culturelle nationale de Côte d’Ivoire
sont présentés de façon claire et précise dans un autre document intitulé
Projet de loi d’orientation portant politique culturelle national pour un
développement intégré et durable. Cependant, on en trouve en grands
traits dans l’axe Orientations générales (I) du Projet de Politique
culturelle nationale.
- Législation : la législation est évoquée dans les axes Préambule,
Orientations générales (I) et Cadre juridique et institutionnel (VIII).
- Rôles des acteurs ou structures de la mise en œuvre et de
l’administration de la politique culturelle : ces rôles sont précisés par
le point Organisation et Gestion de l’Action culturelle (II).
- Soutien du Gouvernement au secteur de la culture : les axes
Appui à la création (IV), Promotion culturelle (V) et Financement de la
Culture (VII) mettent en relief le soutien du Gouvernement ivoirien au
secteur de la culture.
- Recherche, information et formation : la recherche,
l’information et la formation dans le domaine artistique et culturel sont
évoquées dans les points suivants : Recherche culturelle (IX),
Coopération culturelle (X) et Education et formation artistique et
culturelle (VI).
- Mécanismes et instruments de suivi et d’évaluation des
politiques culturelles : il est prévu une loi de programmation en matière
de politique culturelle que l’on retrouve dans le Cadre juridique et
institutionnel (VIII).
- Echanges, diplomatie et coopération culturels : la question
des échanges, de la diplomatie et de la coopération culturels est prise en
compte dans l’axe Coopération culturelle (X).
28
- Perspectives : les perspectives sont perceptibles dans le
Préambule et les Orientations Générales (I).
- Données statistiques, sources d’information et listes des
organisations culturelles : il n’y a pas de données chiffrées et de listes
d’organisations culturelles dans le projet de Politique culturelle nationale.
Cependant, on note dans la partie Organisation et Gestion de l’Action
culturelle (II) que le Ministère en charge de la Politique culturelle devra
travailler avec les organisations culturelles de la Société civile.
A l’analyse de ce qui précède, l’on constate qu’à chaque axe
stratégique fixé par l’OCPA, correspondent des informations plus ou
moins précises, qui autorisent à dire que les rédacteurs du document de
politique culturelle nationale de la Côte d’Ivoire se sont largement
inspirés des recommandations de l’Organisme panafricain. Cependant,
nonobstant ces similitudes dignes de la discipline scolastique, on peut
relever que le projet de politique culturelle nationale de la Côte d’Ivoire
présente des traits définitoires spécifiques.
3.2. Les spécificités ivoiriennes
Ces spécificités ivoiriennes s’expriment en termes de présence de
vision, d’estimation de besoins financiers, de recherche d’une adhésion
parlementaire et de volonté de programmation de la politique culturelle
nationale.
3.2.1. Expression d’une vision
La première spécificité de la politique culturelle nationale est la
présence d’une vision clairement exprimée ; et qui pourrait se résumer en
la quête d’un développement intégré et durable de la Côte d’Ivoire grâce
aux multiples ressorts intérieurs de la culture et des arts du pays. Komoé
(2007: 6) énonce cette vision en des termes très précis :
« Notre souci (dit-il) est de parvenir à l’émergence d’Ivoiriens capables
de prendre en charge le développement de la Côte d’Ivoire à tous les
niveaux et de la faire correspondre à leurs aspirations, elles-mêmes
29
inspirées par l’amour fraternel inconditionnel qui devra faire école sous
toutes les latitudes, d’une part. De l’autre, cela suppose une intégration
aux valeurs culturelles nationales expurgées des éléments devenus caducs
et inhibiteurs, mais aussi débarrassées des apports extérieurs aberrants et
aliénateurs. Cet équilibre à réaliser de façon permanente et qui consiste à
assumer l’héritage culturel médiéval tout en se projetant résolument dans
la modernité sur fond de quête inlassable du bonheur de chacun et de
tous, est la condition d’un développement exemplaire que nous voulons
‘’intégré et durable’’».
3.2.2. Estimation des besoins financiers
La seconde spécificité réside dans l’oscillation que devrait opérer la
politique culturelle entre un économisme ravageur de l’identité naturelle
des créations artistiques et des manifestations culturelles et leur savante
exploitation à des fins économiques indispensables au développement du
pays. Pour ce faire, le Projet ivoirien est beaucoup plus audacieux, lui qui
réclame 1% sur le budget national. Ce qui représenterait un montant d’à
peu près trois (3) milliards de francs CFA rapporté au budget national
2012 de trois mille cinquante (3050) milliards de francs CFA. Cette
importante somme d’argent pourrait alors servir à financer tous les
projets initiés dans les domaines couverts par la Politique culturelle
nationale tels que l’organisation et la gestion de l’action culturelle, la
sauvegarde et la valorisation du patrimoine national, l’appui à la création,
l’éducation et la formation artistique et culturelle ; la promotion des
industries culturelles, etc.
3.2.3. Recherche d’adhésion parlementaire
La troisième spécificité est en rapport avec le mode d’adhésion des
populations à la Politique culturelle nationale. L’OCPA recommande que
les documents de politique nationale, une fois adoptés par les experts,
soient soumis à l’appréciation des populations à l’occasion de
consultations populaires. Souscrivant à cette idée, les experts ivoiriens
ont proposé un document intitulé Projet de loi d’orientation portant
30
politique culturelle nationale pour un développement intégré et durable,
destiné à être adopté par les parlementaires au nom du peuple ; excluant
par là la voie du referendum qui a l’avantage d’être populaire.
3.2.4. Volonté de programmer le développement de la culture
La quatrième spécificité est l’intégration au projet de loi d’un
Programme National de Développement de la Culture dont la durée est
de cinq (5). A ce programme national, sont dévolues des missions
précises tel que rapportées en ces lignes :
« Le Programme National de Développement de la Culture a pour objet
de :
- Proposer les orientations et les objectifs des composantes, sous
composantes et filières de la culture ;
- Déterminer le plan d’exécution ;
- Organiser la table ronde des partenaires au développement et des
experts nationaux par composantes, sous composantes en fonction
des filières et des métiers des arts et de la culture ;
- Concevoir les matrices d’action et les manuels d’exécution par
composantes, sous composantes en fonction des filières et des
métiers des arts et de la culture ;
-Mettre à la disposition des responsables de composantes et de sous
composantes des manuels d’exécution1 ».
3.3. Ce qui manque
S’il y a lieu de se réjouir de ses spécificités, il faut également
relever dans le projet de politique culturelle nationale de la Côte d’Ivoire
l’absence de certains aspects.
1 Actes du séminaire relatif à la politique culturelle nationale 2007, p. 25.
31
3.3.1. Faible développement de la perspective historique
Il s’agit dans un premier temps de la faiblesse du développement de
la perspective historique dont il est dit par l’OCPA qu’elle devrait surtout
d’analyser l’évolution de la politique culturelle nationale. En la matière,
même s’il a été déjà avancé que la Côte d’Ivoire, depuis son accession à
la souveraineté nationale, n’avait pas de véritable politique culturelle (ce
qui n’exclut pas qu’il a quand même existé des actions publiques en
faveur du rayonnement de la culture ivoirienne), l’on s’est retrouvé dans
une situation de quasi-impossibilité d’analyser l’évolution de quelque
chose qui n’existe pas réellement. Se lancer dans une telle aventure,
serait alors naviguer à vue, entendu que ce qui faisait office de politique
culturelle souffrait d’un manque de structuration, de logique
développementaliste et de coordination cohérente au somment de l’Etat,
notamment au Ministère en charge des Arts et de la Culture.
En effet, contrairement au Sénégal qui, dès son accession à
l’indépendance, a très tôt pris en compte la dimension culturelle dans
l’élaboration de sa politique de développement global1, la Côte d’Ivoire a
attendu les années 1970 pour commencer à problématiser la culture et les
arts.
3.3.2. L’absence d’une politique d’aménagement culturel
cohérente
En second lieu, l’on peut relever la non prise en compte d’une
politique d’aménagement culturel qui privilégie les réalisations
consensuelles répondant à de réels besoins ou ayant des référents à la fois
historiques et anthropologiques dans lesquels se reconnaissent les
populations.
1 Dr Omar Ndoye affirmait à ce sujet que « Le Sénégal, dès son accession à la
Souveraineté Internationale, a inscrit la diversité culturelle dans le préambule de sa
Constitution. Ainsi, la Culture est devenue le socle de son développement ». Propos
tenus au Québec (Canada) les 30 et 31 janvier 2011 à l’occasion de l’Assemblée
parlementaire de la Francophonie consacrée au thème « Diversité culturelle sénégalaise
et convention de l’UNESCO : quelles limites ? ».
32
En effet, on a pu constater ces dernières décennies que ces
exigences n’ont pas été considérées dans les réalisations monumentales,
notamment dans la ville d’Abidjan. Pour illustrer cette idée, l’on peut
citer les monuments construits dans les principaux carrefours de la ville
sans que les maires aient consulté leurs administrés. A la chute du régime
incarné par le Front populaire ivoirien (FPI), les nouveaux maîtres ont
détruit la quasi-totalité de ces monuments au motif qu’ils étaient
fétichisés.
3.3.3. Absence d’une politique de protection de la culture
En troisième position, s’il faut saluer l’évocation des stratégies de
promotion culturelle dans le Projet de Politique culturelle nationale, il
faut en revanche regretter le silence observé sur les stratégies de
protection de la culture et des arts. En effet, nul ne peut nier le fait que
les cultures du Sud sont constamment objet de violations graves et
massives de la part du Nord, dans un contexte dit de mondialisation et de
globalisation dominé par un capitalisme à visage « inhumain » dont le
but unique est la recherche du profit tout azimut, même au prix de
l’existence culturelle des peuples.
Les exemples de chaînes cryptées de télévision qui déversent à
longueur d’heures des musiques et des films occidentaux et de
« touristes » prêts à tout pour emporter, outre mer, nos produits
artistiques sont fort évocateurs des menaces qui planent sur les arts et les
cultures d’Afrique.
Conclusion
Pour conclure, il nous faut saluer l’initiative des pouvoirs publics
de doter la Côte d’Ivoire d’un document de référence pour conduire sa
politique de développement global en intégrant à part plus entière les arts
et la culture dans ce processus d’épanouissent et de bien-être individuel
et collectif. L’élaboration du projet de politique culturelle nationale
répond à ce désir et participe à sa réalisation.
33
Ainsi, si dans sa structuration comme dans la présentation de son
contenu, le Projet de Politique culturelle nationale, reste fidèle aux
recommandations de l’OCPA, il faut également noter qu’il s’en
démarque sur bien de points ; ce qui lui confère des spécificités en lien
avec les réalités du pays. Parmi ces spécificités, l’on peut évoquer la
présence d’une vision clairement exprimée se résumant à l’édification
d’un Ivoirien de type nouveau dont la conscience citoyenne n’a d’égal
que la sauvegarde de l’intérêt national et la source de financement de la
politique culturelle arrimée au budget de l’Etat à hauteur de 1%.
A côté de ces aspects novateurs, le projet de Politique culturelle
nationale présente quelques carences dont le comble pourrait le
revitaliser. Il s’agit, entre autres, de l’absence de planification rigoureuse
de l’aménagement culturel du territoire, et de stratégie de protection de la
culture nationale.
En attendant donc l’adoption du texte par le parlement, il urge que
des débats soient à nouveau ouverts sur la question en vue de trouver des
solutions idoines aux insuffisances dont notre réflexion n’a fait que
relever le caractère problématique.
Sources et bibliographie
1. Sources
Actes du Séminaire relatif à la politique culturelle nationale 2007.
Conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles en
Afrique, organisée par l’UNESCO en collaboration avec l’OUA, à Accra
(Ghana) du 27 octobre au 6 novembre 1975.
Rapport sur le développement culturel en Côte d’Ivoire (1980), Abidjan.
Séminaire sur la dimension culturelle du développement (1992), Abidjan.
2. Bibliographie
Charpentreau J., 1967 : Pour une politique culturelle, Paris, les Éditions
Ouvrières.
34
Dilys A., « Traduire la notion de politique culturelle », in
http://www.lycee- chateaubriand.fr
Djian J-M., « Politique culturelle Française », in http://fr.wikipedia.org.
Encyclopédie canadienne /encyclopédie de la musique au Canada,
in http://www.thecanadianencyclopedia.com.
Faivre d’Arcier G., 1978 : La politique culturelle (Rapport de
consultance), (inédit).
Komoé K. A., 2007 : « Mot du Ministre », in Actes du Séminaire relatif à
la politique culturelle nationale pour un développement intégré et
durable, (inédit).
Kovacs M., 2009 : Politiques culturelles en Afrique, Recueil de
documents de références, Madrid, ACERCA.
Mirlesse A. et Anglade A., Quelle politique culturelle pour la France ?,
in http://www.eleves.ens.fr .
Ndoye O., « Diversité culturelle sénégalaise et convention de
l’UNESCO : quelles limites ? » in
http://apf.francophonie.org/IMG/pdf/2011_cecac_diversite_senegal
_2.pdf.
OCPA, 2008 : Guide pour la formulation et l’évaluation des politiques
culturelles nationales, Maputo.
Taylor C., 2005 : Multiculturalisme, Différence et Démocratie, Paris,
Flammarion.
Zadi Z. B., 2007 : « Notes sur le cadre référentiel du projet de politique
culturelle nationale », in Actes du Séminaire relatif à la politique
culturelle nationale pour un développement intégré et durable,
(inédit)
Zadi Z. B., 1998 : Introduction à la politique culturelle de la République
de Côte d’Ivoire, (manuscrit).
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LA POLITIQUE TOGOLAISE DU RECOURS A
L’AUTHENTICITE CULTURELLE (1974-1990)
BATCHANA Essohanam
Département d’Histoire et d’Archéologie
Université de Lomé
E-mail : [email protected]
Résumé
Le 27 octobre 1971 au Congo belge, le président Mobutu
inaugura la politique de l’authenticité culturelle, présentée comme un
antidote à l’imposition de la civilisation européenne. En même temps que
le gouvernement Mobutu se forçait à créer une image et une identité
nationale unifiée (zaïroise), il insistait sur une « prise de conscience » qui
pourrait servir de « moteur » au développement social, politique,
économique ou culturel du Zaïre.
L’authenticité s’exporta dans certains pays africains. Au Togo, le
président Eyadema s’y engagea à partir de 1974, en procédant à la
décolonisation toponymique, à l’abandon des prénoms chrétiens dits
« importés » et à la réforme de l’enseignement. L’animation politique et
culturelle domina la sphère politique du pays. L’imposition de ce
phénomène dans tous les aspects de la vie publique (écoles, entreprises
privées, entreprises d’Etat, télévision et radio, associations de quartier) a
permis au président togolais de consolider son autorité. L’objet de cette
étude est de montrer que l’authenticité a dévoyé la culture africaine et la
politique du « recours aux sources » n’a pas permis un développement
endogène du Togo.
Mots clés : Politique culturelle, authenticité, décolonisation
toponymique, animation politique, langues nationales.
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Introduction
L’un des thèmes dominant du discours politique entre 1970 et
1990 en Afrique et particulièrement au Zaïre et au Togo, fut celui de
l’authenticité. Ce concept a été utilisé dans les textes politiques de cette
période, qu’il s’agisse des discours, des meetings, des conférences, des
exposés politiques, ou d’articles de journaux (surtout des éditoriaux) ou
encore des chansons dites « patriotiques ».
L’authenticité qui était à l’origine, la version zaïroise de la
décolonisation culturelle, a fait fortune dans d’autres pays d’Afrique : au
Rwanda, au Tchad, au Togo, etc. (Kakama 1983). C’était une doctrine
politique et culturelle ayant prôné la désaliénation par le recours aux
valeurs proprement africaines mis à la mode dans le cadre de la
révolution culturelle de diverses nations africaines, sous l’impulsion du
Zaïre (Aupelf 1980 : 89-90). Au Togo, le président Eyadema, initiateur
de cette politique du recours à l’authenticité, entendait forger un « Togo-
Nouveau », dans lequel le Togolais amoureux de son pays devrait être
prêt à mourir pour sa patrie. Pour accompagner l’acte à la parole des
Togolais furent invités à abandonner leurs prénoms chrétiens dits
« étrangers », à apprendre les langues nationales dans les écoles. Afin de
mobiliser le peuple derrière son président, l’animation politique fut
introduite. Cette politique fut vertement contestée au début de la décennie
1990. Ainsi, l’authenticité telle que pratiquée au Togo n’a-t-elle pas
dévoyé la culture nationale ?
Le corpus de nos sources est constitué de discours officiels
(principalement ceux du président Eyadema) prononcés entre 1974 et
1990, de la presse de la même époque, ainsi que des travaux portant sur
la politique de l’authenticité en Afrique. Nos repères chronologiques
(1974-1990) s’expliquent par le fait qu’au Togo, le mot authenticité fut
employé pour la première fois par le Président Eyadema le 2 février
1974, au cours de l’allocution prononcée lors de son retour « triomphal »
après l’accident de Sarakawa. Depuis cette date jusqu’au soulèvement
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populaire du 5 octobre 19901, ce concept a fait la « Une » des journaux
publiés par les autorités2.
Cette étude est abordée suivant un plan bipartite. La première
partie évoque l’origine zaïroise du concept « authenticité » et son
introduction au Togo à la suite de l’accident de Sarakawa. La deuxième
partie analyse sa mise en œuvre au Togo et fait le bilan de seize ans de
pratique de la politique du recours à l’authenticité culturelle.
1. Le recours aux valeurs culturelles africaines, contexte et
évolution au Togo
La politique de l’authenticité en Afrique a sans doute une origine
zaïroise. Cette philosophie politique et culturelle, version zaïroise de la
décolonisation culturelle s’est exportée dans d’autres pays dont le Togo.
1.1. Le Zaïre, point de départ de la politique africaine du
« recours à l’authenticité ?»
Des auteurs (Nyunda ya Rubango 1976, Toulabor 1986, Kakama
1983, Ngalasso 1986, M’Boukou 2007, etc.) pensent que le concept de
l’authenticité a une origine zaïroise. En effet, lorsque l’armée a pris le
pouvoir le 24 novembre 1965, il existait en République du Zaïre
plusieurs partis qui refusaient de s’aligner sur les idéologies étrangères.
La ligne générale que ces formations politiques prétendaient suivre était
le « neutralisme positif » ou le « non-alignement3 », alors qu’en réalité
ces partis s’inspiraient des idéologies déjà existantes (Nyunda ya
Rubango 1976 : 109-120). La création en 1967 du Mouvement populaire
1 Le 5 octobre 1990, des jeunes se soulevèrent contre l’autorité en marge du verdict des jeunes arrêtés le 23 août 1990 pour distribution de tracts « séditieux et d’appartenance à
une organisation illégale au Togo, la CDPA ». Lire Tcham 1992, Kadanga 2007, Tété-
Adjalogo 2006, etc. 2 Togo Presse/Nouvelle marche, Togo-Dialogue, Espoir de la Nation Togolaise, etc. 3 Position adoptée à partir des années 1950 par les pays du tiers-monde décolonisés qui
refusent de s’engager dans la guerre froide opposant les deux blocs menés par les Etats-
Unis et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Cette idéologie a été
définie à la suite de la Conférence de Bandoeng en Indonésie en avril 1955.
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de la révolution (MPR) mit fin à l’existence de ces partis. Pour le
président Mobutu, il fallait trouver à ce nouveau parti, une idéologie
explicite et combler ainsi le vide qui caractérisait la politique nationale
depuis sa prise de pouvoir :
« Tout le sens de notre quête, tout le sens de notre effort, tout le sens de
notre pèlerinage sur cette terre d’Afrique, c’est que nous sommes à la
recherche de notre authenticité, et que nous la trouverons parce que
nous voulons, par chacune des fibres de notre être profond, la découvrir
et la découvrir chaque jour davantage. En un mot, nous voulons, nous
autres Congolais, être des Congolais authentiques1 ».
L’authenticité fut alors présentée comme une prise de conscience
du peuple zaïrois recourant à ses sources propres, cherchant les valeurs
de ses ancêtres afin d’en apprécier celles qui contribuent à son
développement harmonieux et naturel :
« C’est l’affirmation de l’homme zaïrois ou de l’homme tout court, là
où il est, tel qu’il est, avec ses structures mentales et sociales propres.
L’authenticité est non seulement une connaissance approfondie de sa
propre culture, mais aussi un respect du patrimoine culturel d’autrui2 ».
Mobutu matérialisa la mise en œuvre de cette politique d’action
(Botombele 1975 : 45), par trois chantiers : la décolonisation
toponymique et vestimentaire, la réforme de l’enseignement et
l’animation politique.
En effet le 27 octobre 1971, le président zaïrois décida une
nouvelle dénomination « authentique » des institutions congolaises.
Ainsi, le nom du pays, le principal cours d’eau et la monnaie, devinrent
Zaïre3. Le même jour, l’hymne national, Debout Congolais, devint La
1 Discours prononcé à Dakar devant le Congrès national de l’Union progressiste
sénégalaise (UPS), in Discours, allocutions..., pp. 100-101. 2 Mobutu, discours, allocutions..., pp. 362-363. 3 Sa déformation dans la prononciation par les Européens donna le Zaïre qui engloba à
la fois le nom du pays, du fleuve, et de la monnaie comme chanté dans les slogans, « les
trois Z ».
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Zaïroise. Mobutu alla plus loin en « zaïrianisant » les noms des grandes
villes à consonance étrangère. Le tableau n°1 montre cette réalité.
Tableau n°1 : Ré-baptême des noms des villes zaïroises à
consonance étrangère
Ancienne dénomination Dénomination « authentique »
Léopoldville Kinshasa
Elisabethville Lubumbashi
Coquilhatville Mbandaka
Stanleyville Kisangani
Jadotville Likasi
Albertville Kalemie
Luluabourg Kananga
Port-Franqui Ilebo
Source : Réalisé par nous, d’après Missi (1975 : 264).
Ce tableau montre que les huit principales villes du pays
changèrent d’adresse. Les grands lacs Albert, Edouard et Léopold II
furent aussi rebaptisés. Ils prirent respectivement les noms de lacs
Mobutu, Idi Amin Dada et Mai Ndombe. Le parc national Albert devint,
parc national des Virunga (Missi 1975 : 264).
En 1972, le Zaïre franchit un autre pallié dans la politique du
recours à l’authenticité. Le 5 janvier 1972, le pouvoir zaïrois exigea que
les mulâtres prennent des noms africains (Ndaywel 1998 : 678-679). Le
16 janvier 1972, le président zaïrois changea de prénom et devint Mobutu
Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Za Banga1 et à sa suite, toute la population
zaïroise2. Les insignes chrétiens, crucifix et statues, objets de dévotion
populaire, furent enlevés des places publiques et remplacés par les
images ou les monuments du Président que le mouvement considérait
comme le messie libérateur. Les solennités de Noël, de l’Ascension, de
1 En effet, dans un article du 6 janvier 1972, La Libre Belgique, quotidien catholique
s’était demandée pourquoi Mobutu qui se prétendait « authentique », conservait encore
ses prénoms chrétiens, « Joseph-Désiré ?». 2 Seuls, les noms musulmans furent tolérés.
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l’Assomption et de la Toussaint ne pouvaient plus être célébrées en jours
de semaine. Les processions du Saint Sacrement furent prohibées, de
même que le culte et la manifestation publique de la religion chrétienne.
La messe scolaire fut interdite (Ndaywel 1998 : 250-264).
Les établissements d’enseignement furent nationalisés. Les trois
universités, l’Université Lovanium de Kinshasa, l’Université officielle du
Congo à Lubumbashi et l’Université libre du Congo à Kisangani sont
fondues en une seule, l’Université nationale du Zaïre (UNAZA). Les
termes d’adresse, « monsieur, madame ou mademoiselle » furent
remplacés, par « citoyen, citoyenne (ou maman) ». Les mots « septante,
nonante », de tradition belge, devinrent « soixante-dix, quatre-vingt-
dix ». Plus importante encore fut l’apparition de toute une nouvelle
terminologie dans le domaine du vocabulaire politique et administratif.
Le parlement devint, le conseil législatif, le gouvernement, conseil
exécutif, les députés, commissaire du peuple, le ministre, commissaire
d’Etat, gouverneur, commissaire de région, le maire, le délégué,
commissaire de zone, directeur de société privée ou paraétatique
président délégué général, d’où PDG, etc. (Ngalasso 1986 : 21). Au cours
de cette période, le port d’habits traditionnels africains fut recommandé.
Le port de la veste et de la cravate, puis seulement de la cravate, fut
interdit aux hommes qui devaient se vêtir en abacost1. Chez les femmes,
le port de la robe, de la jupe, du pantalon, de la perruque et de tout autre
postiche fut prohibé. Elles devraient obligatoirement s’habiller en robes
de style africain (Ndaywel 1998 : 679).
La musique servit de cheville ouvrière à cette politique. White
(2006), Callaghy (1987), Kapalanga (1989), etc. ont traité de la place
qu’a occupé l’animation politique et culturelle au Zaïre. Ils montrent qu’à
partir de ses débuts officiels dans les années 1970 jusqu’à ce qu’elle
1 Costume léger comportant une veste avec ou sans doublure, à manches longues ou
courtes. Ce « Costume national » a été introduit au Zaïre en 1973. Le terme « abacost »
dérive de l’expression « à bas les costumes ». De tels néologismes étaient également
fréquents quand il s’agissait de créer des noms propres « authentiques » (Ndaywel 1998
: 679).
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commence à s’essouffler à la fin des années 1980, des milliers de
personnes ont participé à l’organisation ou à l’exécution de cette forme
de spectacle politique, certaines de leur plein gré, d’autres forcées.
Durant cette période, les chants et la danse en l’honneur du parti unique
et de son chef, devinrent les principales manifestations de l’animation
politique (White 2006 : 53).
Le Zaïre ne fut pas le seul pays africain à avoir recours à
l’authenticité dans les décennies 1970 et 1980. Avec des fortunes
diverses, la plupart des dirigeants africains de cette période imitèrent
l’exemple zaïrois. Au Tchad par exemple, François Tombalbye au nom
de la « tchaditude1 » rebaptisa des localités : Fort-Archambaud devint
Sahr, la capitale Fort-Lamy, N’Djaména2 et la radio tchadienne devint La
Voix des ancêtres (Toulabor 1986 : 177). A Madagascar, le président
Didier Ratsiraka fit recouvrer à une dizaine de villes leurs appellations
originelles : Antananarivo, Toléary, Faradofay, Antséranana, etc. prirent
respectivement le nom de : Tananarive, Tuléar, Fort-Dauphin, Diégo-
Suarez (Toulabor 1986 : 177).
Le Togo ne resta pas en marge de cette politique de « recours aux
sources africaines ». Sa classe politique, à partir de 1974, lança la
politique de l’authenticité.
1.2. L’accident de Sarakawa, le prétexte à la politique
d’authenticité au Togo ?
Le 24 janvier 1974, le DC-3 qui conduisait le chef de l’Etat
togolais à Pya3, s’écrasa à Sarakawa
4. Le pouvoir interpréta cet accident
comme « un acte ignoble de l’impérialisme organisé par la haute finance
internationale » visant à liquider physiquement le président togolais5.
1 La révolution culturelle tchadienne. 2 Qui signifie « Reposons-nous en paix » (Toulabor 1986 : 176) 3 Situé à 15 Km au nord de Kara, Pya est le village natal du président Eyadéma. Celui-ci
régna sur le Togo du 14 avril 1967 jusqu’à sa mort le 5 février 2005. 4 Une petite localité située à 25 kilomètres au nord-ouest de Kara. 5 Togo-Dialogue, n° 43, décembre 1979-janvier 1980, p. 35.
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En effet depuis 1969, le Togo chercha à augmenter sa part au
capital social de la Compagnie togolaise des mines du Bénin (CTMB), la
société minière chargée de l’exploitation des phosphates du pays. La
Compagnie s’abrita derrière la convention du 12 septembre 19571. En
1969, le Togo réussit à porter sa part de 1 à 19,9% (Labanté 2002 : 104).
Le 28 novembre 1972, l’Etat togolais signa un avenant en rachetant les
parts sociales libérées par Grâce, un des principaux actionnaires de la
CTMB2. Ce faisant, il porta sa participation aux actions de la société à
35%3. Mais, dans les nouveaux Etats indépendants, la nationalisation des
sociétés était perçue par les autorités comme un acte de souveraineté. Les
autorités togolaises à défaut d’une nationalisation de la CTMB,
manifestèrent en décembre 1973, leur volonté d’avoir au moins une
participation majoritaire de 51% au capital de la compagnie minière. Le
président togolais engagea des négociations avec Max Robert,
l’administrateur-délégué de la compagnie minière. Celles-ci s’étant
soldées par un échec4, le chef de l’Etat togolais décida de se tailler
unilatéralement la part du lion dans le capital de la CTMB (Labanté
2002 :106) en portant la participation togolaise à 51% et en créant
1 Le 12 septembre 1957 en effet, alors que le Togo était encore une colonie, fut signée
une convention le liant à la CTMB. Ce contrat passé entre Français, stipulait que le
Togo ne pouvait accéder à plus de 25% du capital social de la CTMB (Toulabor 1986 :
108). 2 Dans son allocution prononcée lors du retour triomphal à Lomé après l’attentat de
Sarakawa, le 2 février 1974, le président Eyadema déclara : « En 1972, un des
actionnaires voulait vendre ses actions. Le Togo était candidat. L’achat lui en a été
refusé. J’ai alors dit : s’il en est ainsi, nous serons obligés de passer par d’autres voies.
Ils ont été ainsi amenés à assouplir leurs positions. Nous avons alors porté notre
participation au capital social de 19 à 35%. Cela nous a coûté 1 milliard 500 millions
CFA ». Lire, Allocutions et discours du président-fondateur (1969-1979), tome II, p. 603. 3 L’article 1er de l’accord avait défini en effet un échéancier sur l’augmentation de la
part éventuelle de l’Etat togolais : 35% au 1er janvier 1973, 42% au 1er janvier 1981,
47% au 1er janvier 1984, 51% au 1er janvier 1987 (Labanté 2002 : 105). 4 Selon la version officielle, Max Robert aurait proposé une somme allant de 1,5 à 4
milliards de francs CFA. Le chef de l’Etat togolais aurait été atteint dans son honneur de
soldat par ces propositions suspectes : « Prendre 1 milliard 500 millions et sacrifier les
intérêts de mon peuple, c’est ce qu’on appelle de la haute trahison » (Feuillet 1976 : 21).
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l’Office togolais des phosphates (OTP), chargé du monopole de
commercialisation. Le 10 janvier 19741, dans un discours, le général
Eyadema informa ses concitoyens de sa décision :
« A compter du 1er janvier 1974, la participation du Togo au capital
social de la Compagnie togolaise des mines du Bénin est fixé à 51% par
apport au gisement, conformément à la réglementation minière en
vigueur, tandis que, 49% du capital resteront entre les mains des
partenaires2 ».
Le 24 janvier 1974, soit deux semaines après cette annonce du
président togolais, son DC-3 s’écrasa à Sarakawa. Les autorités lièrent
cet accident à un complot de l’impérialisme international d’autant que les
deux copilotes, le Commandant Bertrand Delaire et le Capitaine Jean
Cattin, étaient des Français3. Sorti indemne de l’accident
4, le président
Eyadema annonça le 2 février 1974, la nationalisation de la société
minière : « Les ressources togolaises doivent profiter aux Togolais. Et
puisqu’après tout on nous a mésestimés, on a dit que nous avons
nationalisé, nous avons fait ceci et cela, eh bien, à partir de ce lundi, nous
décidons de prendre les 49% restants5 ».
1 Togo Presse du 11 janvier 1974. 2 Allocution prononcée à l’occasion de la fête du 11e anniversaire de la libération, 13
janvier 1974, in Allocutions et discours du président-fondateur (1969-1979), tome II, p.
590. 3 Toulabor (1986 : 108) pense que cet accident serait dû à une défaillance technique de
l’appareil, lequel aurait déjà manifesté au sol des signes de défaillance consécutifs à une
surcharge du DC-3 exagérément rempli de victuailles pour prolonger, les festivités du
13 janvier au village natal du Président. Tété-Adjalogo (2006 : 111) est du même avis.
Pour lui : « le DC-3 présidentiel était tout simplement trop chargé … le pilote français
en avait avisé qui de droit ». Il pense aussi que les « impérialistes » n’oseraient pas sacrifier un aviateur français pour les phosphates togolais alors que cette matière
première abonde au Maroc et au Sénégal. Cette thèse de surcharge de l’avion
présidentiel défendue par des auteurs engagés n’est pas confirmée par d’autres sources. 4 Le pilote français, le copilote togolais, Kokou Désiré Gnémégna, le garde du corps du
Président (surnommé de Gaulle), perdirent la vie (Tété-Adjalogo 2006 : 110). 5 Discours prononcé lors du retour triomphal à Lomé après l’attentat de Sarakawa, le 2
février 1974, in Allocutions et discours du président-fondateur (1969-1979), tome II, pp.
607-608.
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Allant plus loin que la nationalisation de la CTMB, le chef de
l’Etat togolais invita ses compatriotes à être des Togolais
« authentiques ». Il expliqua le sens qu’il donne à ce concept:
« Qu’est-ce cela veut dire ? Cela veut dire qu’il faut se dire ‘’Moi je
suis togolais, j’aime mon pays, je mourrai togolais. Je ne veux pas avoir
un pied dedans, un pied dehors’’. Avoir un pied dedans et un pied
dehors, c’est l’attitude de ceux qui n’ont pas encore l’esprit décolonisé.
Il est temps qu’ils le fassent avant qu’il ne soit trop tard. Vous savez,
mes chers compatriotes, de quoi je veux parler. Vous savez, qu’il y a
encore des gens qui après leurs études optent pour la nationalité
française…. Si vraiment on aime son pays, du moment qu’on y vit, il
faut le prouver. Certains ne le prouvent pas. On est là moitié français,
moitié togolais. Quand ça ne va pas au Togo on dit : je suis français1 ».
Dans cet élan de nationalisation, l’authenticité se confond avec la
lutte contre l’impérialisme. Le concept exclut la double nationalité et
surtout la nationalité française dont la détention était synonyme de
trahison. Le 3 février 1974, Eyadema renonça à son prénom chrétien
(Etienne) au profit de celui dit « authentiquement Kabiyè », Gnassingbé2.
Lors des festivités marquant le 14e anniversaire de l’accession du Togo à
la souveraineté internationale, le Président Mobutu, « fils authentique de
l’Afrique et guide éclairé du grand peuple Zaïrois3» fut l’invité
d’honneur du « peuple togolais et son président ». Eyadema se félicita de
l’excellence de la coopération zaïro-togolaise :
« La coopération entre les Etats africains procède d’une éthique plus
affective que rationnelle et c’est pourquoi l’amitié et la fraternité des
chefs précèdent et consolident l’amitié et la fraternité des peuples…. Il
est toujours encourageant de citer en exemple nos journalistes de la
1 Discours prononcé lors du retour triomphal à Lomé après l’attentat de Sarakawa, le 2
février 1974, in Allocutions et discours du président-fondateur (1969-1979), tome II, p.
608. 2 Qui est en réalité le prénom de son père (Danioué 2010 : 74). 3 Discours de bienvenue au président Mobutu Sésé Séko du Zaïre, le 27 avril 1974, in
Allocutions et discours du président-fondateur (1969-1979), tome II, p. 622.
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radio et de la télévision qui ont été formés dans les services de la Voix
du Zaïre, dans des conditions conformes aux réalisations africaines….
Très tôt les militants et animateurs du Rassemblement du Peuple
Togolais ont été reçus au Zaïre pour confronter leurs expériences avec
celles plus anciennes des militants et animateurs du Mouvement
Populaire de la Révolution….1 ».
Après cette visite du président zaïrois au Togo, la politique de
l’authenticité entra dans sa phase active.
2. Du discours aux actes : l’authenticité culturelle dans sa
phase active au Togo
La volonté des Togolais de rester authentique ne date pas de
l’année 1974. Sous la période coloniale en effet, ils exprimèrent leur
souhait de rester togolais à chaque fois qu’ils avaient l’occasion. Les 11
et 12 mai 1945 par exemple, lorsque la nationalité française fut proposée
aux ressortissants du territoire, ils refusèrent cette offre préférant la
nationalité togolaise à celle de la France (Gayibor éd 2005 : 552). Mais
une politique affirmée du recours à l’authenticité est apparut au Togo en
1974 comme la traduction de la radicalisation du discours politique du
général Eyadema (Aithnard 1975 : 17-31). Les Togolais furent invités à
observer des pratiques « authentiquement » africaines.
2.1. L’« authenticité culturelle » au Togo, une copie du
« mobutisme ?»
Dans la pratique, l’authenticité s’est manifestée au Togo, comme
au Zaïre, par l’abandon des prénoms chrétiens dits « importés » et la
décolonisation toponymique, l’animation politique et la réforme de
l’enseignement.
Le « pas révolutionnaire du guide » (Toulabor 1986 : 174), fut le
début du processus de « rejet catégorique des prénoms importés ». Cette
1 Discours de bienvenue au président Mobutu Sésé Séko du Zaïre, le 27 avril 1974, in
Allocutions et discours du président-fondateur (1969-1979), tome II, pp. 620-621.
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politique fut définitivement déclenchée au second semestre de l’année
1974. Le 16 août 1974, dans une action collective, tous les membres du
gouvernement, les cadres civils et militaires décidèrent « unanimement »
de renoncer à leur « prénom d’emprunt1». Le mouvement fut étendu à
tous les fonctionnaires et agents de l’Etat dont le maintien au poste était
subordonné à l’imitation du geste présidentiel (Toulabor 1986 : 174).
D’août 1974 jusqu’au début de l’année suivante, la presse et la radio2
furent mobilisées dans cette campagne de « prénoms authentiques ». En
juillet 1976, une circulaire du ministre de l’Intérieur, Y. K. Eklo,
adressée aux services de Sûreté nationale, subordonna toute délivrance de
passeport et de pièces d’identité aux « prénoms authentiques ». Le
changement de prénom devint un phénomène obligatoire au point que
tout « dossier présenté par un citoyen togolais avec un prénom
« importé » était purement et simplement rejeté et son acte considéré
comme une provocation contre le régime Eyadema » (Yagla 1978 : 182).
Cette « renaissance du Togolais authentique3» toucha aussi les
toponymes. Ainsi, l’orthographe des villes comme Anécho, Palimé,
Atapamé, Sansané-Mango, Dapango etc. fut modifiée. Ces villes
devinrent respectivement Aného, Kpalimé, Atakpamé, Mango, Dapaong,
etc. Dès 1975, l’autorité procéda aussi à une organisation administrative
du Togo4. Mais c’est surtout en 1981, que les changements de
1 Togo-Presse du 17 août 1974. 2 Togo-Presse, Togo-Dialogue, Radio Lomé. 3 Expression utilisée par la presse togolaise (Togo-Presse, Togo-Dialogue, Radio Lomé)
pour qualifier cette politique de l’authenticité. 4 Par l’ordonnance n° 9 du 3 février 1975 (JORT, 1975, p. 92), le poste administratif de
Tchamba qui dépendait de la circonscription de Sokodé fut transformé en
circonscription administrative. Le décret n° 75-120 du 23 avril 1975 (JORT, 1975, p.
92) porta création d’un poste administratif à Mandouri dans la circonscription
administrative de Dapango. Le décret n° 75-121 du 23 avril 1975, créa un poste
administratif à Dayes-Apéyémé, dans la circonscription administrative de Klouto, et
celui de la même date n° 75-122, le poste administratif de Piya, dans le ressort territorial
de Lama-Kara.
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dénominations intervinrent dans le découpage administratif1. Le tableau
n°2 montre les nouvelles appellations et les chefs lieux des préfectures
créés le 23 juin 1981.
Tableau n°2 : Les nouvelles appellations des préfectures et
leurs chefs-lieux (1981)
N°
d’ordre
Anciennes appellations Nouvelles
appellations
Chefs-lieux
1 Circonscription administrative
de Lomé
Préfecture du Golfe Lomé
2 Circonscription administrative
d’Aneho
Préfecture des Lacs Aneho
3 Circonscription administrative
de Tabligbo
Préfecture de Yoto Tabligbo
4 Circonscription administrative
de Vogan
Préfecture de Vogan Vogan
5 Circonscription Administrative
de Tsévie
Préfecture de Zio Tsevié
6 Circonscription administrative
d’Atakpamé
Préfecture de l’Ogou Atakpamé
7 Circonscription administrative
de Klouto
Préfecture de Kloto Kpalimé
8 Circonscription Administrative
d’Amlamé
Préfecture d’Amou Amlamé
9 Circonscription administrative
de Badou
Préfecture de Wawa Badou
10 Circonscription administrative
de Nuadja
Préfecture de Haho Notsé
11 Circonscription Administrative
de Sokodé
Préfecture de
Tchaoudjo
Sokodé
12 Circonscription administrative
de Sotouboua
Préfecture Sotouboua Sotouboua
13 Circonscription Administrative
de Bassari
Préfecture de Bassar Bassar
1 Par la loi n° 81-8 du 23 juin1981, les régions et circonscriptions administratives
changèrent de dénomination dans le cadre de « l’africanisation » des dénominations
(Dimobé 2011 : 49).
48
14 Circonscription administrative
de Tchamba
Préfecture de Nyala Tchamba
15 Circonscription administrative
de Bafilo
Préfecture d’Assoli Bafilo
16 Circonscription administrative
de Lama-Kara
Préfecture de la Kozah Kara
17 Circonscription administrative
de Pagouda
Préfecture de la Binah Pagouda
18 Circonscription administrative
de Niamtougou
Préfecture de
Doufelgou
Niamtougou
19 Circonscription administrative
de Kandé
Préfecture de la Kéran Kandé
20 Circonscription administrative
de Mango
Préfecture de l’Oti Sansanné-
Mango
21 Circonscription administrative
de Dapango
Préfecture de Tône Dapaong
Source : Réalisé par nous, d’après JORT du 6 juillet 1981.
Le tableau n°2 révèle que, la « décolonisation » des unités
territoriales passa par leur rebaptême. Les circonscriptions
administratives devinrent les préfectures. Les commandants de
circonscriptions, désignés par le terme de chefs-sir, devinrent des préfets
et les commandants de poste administratifs, les sous-préfets1.
Comme au Zaïre, c’est surtout les nouvelles appellations qui
marquèrent la rupture avec l’héritage colonial. Les préfectures prirent le
nom du cours d’eau qui les traverse. Ainsi, la circonscription
administrative de Sansanné-Mango devint préfecture de l’Oti2. La rivière
Kara donna son nom à la région de la Kara, la Binah à Pagouda, la Kéran
à Kandé, Soutouboua à Sotouboua, Est-Mono et Moyen-Mono à
Elavagno et Tohoun, Ogou à Atakpamé, Amou à Amlamé, Wawa à
Badou, Haho à Notsè, Zio à Tsévié, Yoto à Tabligbo, Lacs à Aného, etc.
1 C’est par une loi du 10 février 1960, que les appellations de Cercle et de subdivision
avaient été remplacées respectivement par les dénominations des circonscriptions
administratives et de postes administratifs (Dimobé 2011 : 35). 2 L’Oti est le second cours d’eau le plus important du Togo après le Mono.
49
Un autre aspect de la politique de l’authenticité fut l’introduction
au Togo de l’animation politique à la suite de la première visite officielle
du président zaïrois à Lomé. L’orchestre Ok Jazz de Franco qui
l’accompagnait composa à l’occasion la première chanson d’éloge en
lingala au président Eyadema et qui signifiait : « Président Eyadéma,
c’est toi qui as apporté la paix… ». En janvier 1973, un autre orchestre
zaïrois, le Trio Madjéri vint au Togo et en juin 1974, un groupe
d’animateurs furent envoyés en stage au Zaïre (Anani 2009 : 65).
Constitués de deux divisions : l’une constituée de responsables (Eklo,
Waguéna, Amados Djokos) et l’autre d’animateurs, ce groupe avait pour
mission d’apprendre l’animation politique et à faire de la propagande
politique et des slogans (Segoh 2010 : 43).
Quatre structures d’animation, furent créées comme relais au
discours sur l’authenticité. Il s’agit des Animateurs de la révolution
togolaise (ARETO), des groupes-chocs, des groupes d’animation de
circonscription, des groupes d’animation de cellule.
Le groupe ARETO est né le 28 juillet 1974, à la suite de
l’Accident de Sarakawa. Composé de 300 membres environ, il relevait
directement de la compétence du secrétariat général de la Jeunesse du
rassemblement du peuple togolais (JRPT). Pratiquement semi-
professionnels, ils furent « à l’avant-garde de ce domaine de reconversion
des mentalités. Leurs répertoires marient admirablement les richesses
culturelles de toutes les régions 1». Les groupes-chocs étaient composés
de 300 à 500 membres. Ceux-ci sont « choisis en fonction de leur
sincérité, de leur régularité et de leur disponibilité » (Toulabor 1986 :
216), et relevaient directement des instances centrales du parti. Les
groupes d’animation de circonscriptions, dénommés en juillet 1981,
Groupe d’animation de préfecture (GAP), étaient du ressort du préfet qui
est statutairement le commissaire régional du parti. Les effectifs des GAP
1 Allossounuma B, Ministre de l’Education nationale et de la recherche scientifique, in
La reconversion des mentalités et les problèmes de l’université nationale, Séminaire
national de formation politique des cadres, p. 11.
50
varient extrêmement d’une préfecture à l’autre1. Enfin, à la base, il était
exigé de chaque cellule un groupe d’animation de 50 membres environ.
Yagla (1978 : 185-186), se satisfait de cette organisation à la base : « A
l’heure actuelle, le moindre hameau du pays a son groupe d’animation
qui, chaque soir, rassemble les militants autour des tambours sur la place
publique, dans la cour de l’école, ou dans un coin de la maison du chef
coutumier ».
Des groupes semi-professionnels se créèrent : l’« Orchestre Radio
Lomé », née en mars 1978, et les « As du Bénin2 », rivalisèrent d’ardeur
à la modernisation du folklore traditionnel. Leurs compositions « 24
janvier » et Mawu ne na mi lame se3 étaient des mélodies à la gloire du
« père du Togo nouveau4 ».
Dans l’enseignement, une Réforme5, accorda une place
importante aux langues africaines en général, togolaises en particulier
(Afeli 2003 : 237). Dans cet esprit, le Gouvernement choisit deux langues
togolaises, l’Ewé et le Kabiyè, qu’il promeut au statut de « langues
nationales », destinées à être introduites dans l’enseignement dès la
rentrée de 1975-1976. L’ordonnance n° 16 du 6 mai 1975 qui promulgua
cette reforme, identifia 5 objectifs à atteindre : politiques6,
philosophiques7, socio-culturels
8 économiques
9, pédagogiques
1 (Afeli
1 Le GAP de la préfecture du Golfe, en l’occurrence Lomé, comptait près de 700
membres (Toulabor 1986 : 216). 2 Issus de l’éclatement du célèbre « Mélo-Togo ». 3 Que Dieu nous accorde la santé. 4 Nom donné au président de la République. 5 La réforme de l’enseignement de 1975, fut présentée comme une reforme pour adapter
l’école togolaise aux réalités du pays. 6 Rechercher l’unité nationale, enraciner l’élève et l’école dans le milieu par la
réhabilitation et la promotion des langues nationales traitées avec mépris par la colonisation, désaliéner la personnalité africaine en général, togolaise en particulier,
démocratiser le savoir. 7 Donner une vision originale du monde à travers les langues nationales. 8 Revaloriser le patrimoine culturel authentiquement africain qui ne constitue pas un
frein au développement socio-économique. 9 Rentabiliser le système scolaire en l’adaptant à la vie et aux besoins réels des
populations, démocratiser le savoir pour permettre la plus large participation possible de
la population au développement du pays.
51
2003 : 238). Le souci de l’unité nationale2 fut avancé pour justifier le
choix des deux langues ». Gnon (1988 : 4), évoque d’autres arguments :
« Les deux langues retenues, l’Ewé et le Kabyè, avec leurs variantes
sont aussi communes au Ghana et au Bénin. D'autre part, depuis
l'époque coloniale, pour des raisons d'évangélisation, elles ont bénéficié
d'importants travaux de recherche qui continuent de faire autorité. Pour
ce qui est de l'Ewé, on sait que le Ghana à une inestimable expérience
dans le domaine de la recherche et de l'enseignement ».
La position officielle voulait par ailleurs que, ces langues
partagent le pays en deux zones linguistiques égales : la « zone
éwéphone », couvrant la moitié Sud du pays, de Lomé à Blitta, et la
« zone kabiyèphone », couvrant la moitié Nord du pays, de Blitta à
Dapaong (Afeli 2003 : 241). Par conséquent, au cours primaire, l’Ewé
serait enseigné en zone éwéphone et ne serait introduit en zone
kabiyèphone qu’au cours secondaire. Pareillement, le Kabiyè serait
d’abord enseigné en zone kabiyèphone au cours primaire et ne le serait en
zone éwéphone qu’au secondaire.
Au demeurant, tout élève togolais quelle que soit sa zone
d’éducation, devrait être à même de parler et d’écrire l’Ewé et le Kabiyè
au terme de ses études secondaires. Les autres langues du Togo,
considérées comme langues maternelles ne furent pas ignorées. La
Réforme a prévu aussi que les enfants seraient éveillés dans les écoles
maternelles dans les langues du milieu : « Dès la rentrée scolaire 1975,
l’enseignement dans les Jardins d’enfants sera donné dans la langue de la
localité 3». Par arrêté n° 163 /MENRS du 18 mai 1977, deux Comités de
1 Utiliser le milieu comme support pédagogique, et les langues nationales comme un
outil pédagogique par excellence, faciliter chez l’élève par l’enseignement des langues
nationales l’acquisition des connaissances instrumentales à l’école et des langues
étrangères 2 La Réforme 1975, p. 19. 3 La Réforme 1975, p. 19.
52
langues nationales furent créés et chargés de l’exécution de la politique
d’enseignement des langues nationales1.
Il s’agissait donc d’un programme ambitieux. Mais comment cette
politique a-t-elle été exécutée et comment les Togolais l’ont-elles
accueilli?
2.2. Une politique offensive pour quels résultats ?
Analysons les trois chantiers ouverts dans le cadre de la politique
de l’authenticité culturelle au Togo.
Sur le premier chantier, c’est-à-dire, l’« africanisation » des noms,
Aithnard 1975, Toulabor 1986 et Tété-Adjalogo 2006, etc. ont montré les
difficultés et la réticence des Togolais à changer leur état civil. Bien plus,
l’on nota le peu d’empressement des autorités à assumer cette politique.
En 1991, lorsque l’abandon de prénoms chrétiens était condamné par les
délégués à la CNS2, le Président Eyadema déclara qu’il n’avait obligé
personne à se débarrasser de son prénom d’origine occidentale (Tété-
Adjalogo 2006 : 1093). De même, il est curieux de constater que des fils
du président nés avant 1990 sont désignés par leur prénom chrétien :
Ernest, Faure, Rock, Emmanuel, Yvonne, Augustine, Simeone, etc4.
Le portrait standard des animateurs5, mobilisables « 24 heures sur
24, quel que soit le lieu où ils se trouvent1 », ne prédisposait pas
1 Il s’agit du Comité de langue nationale Ewé (CLNE) et du Comité de langue nationale
Kabiyè (CLNK), respectivement dénommés au départ, Groupe d’étude de langue Ewé
(GELE) et Groupe d’étude de langue Kabiyè (GELK). 2 Conférence nationale souveraine. Elle s’est tenue à la Salle Fazao de l’Hôtel de 2
Février du 8 juillet au 28 août 1991 (Agboyibo 1999 : 151-154). 3 Il faut reconnaître tout de même qu’il n’a jamais pris un décret dans ce sens. Cette absence d’un texte officiel témoigne de l’ambiguïté de cette politique dite d’« abandon
des prénoms importés » au Togo. 4 On attribue au président Eyadéma, une dizaine de femmes avec qui, il aurait eu une
quarantaine d’enfants dont 35 sont encore en vie (Danioué 2010 : 75). 5 Le « loyalisme envers les autorités de son pays », « dénoncer mais calmement,
poliment les abus d’autorités, déni de justice, détournement de deniers publics,
régionalisme, séditions, complots », « rejeter l’esprit de révolte, partisan » etc. Lire,
Séminaire national de formation politique des cadres tenu à Lomé du 3 au 4 août 1980
53
l’animation politique au succès. Chansons, slogans et danses célébrèrent
le « miraculeux de Sarakawa », renforçant le culte de sa personnalité2.
L’animation politique pesa sur l’économie et le budget de l’Etat. La
célébration de la fête du 13 janvier mobilisait à Lomé en plus des
animateurs de la capitale, 5 000 animateurs venus de l’intérieur (Segoh
2010 : 57). Chaque animateur était gratifié d’une perdîmes de 10 000 F
CFA en plus des fonds alloués pour la confection des uniformes. Par
ailleurs, les préfets et les comités d’organisation recevaient aussi des
millions de francs CFA pour l’entretien des animateurs au niveau
préfectoral (Segoh 2010 : 57).
L’administration a été aussi affectée par l’animation politique.
Pour s’assurer de la bonne préparation des animateurs, des chefs de
services assistaient personnellement aux séances d’entraînements qui
pouvaient durer des semaines. Au niveau scolaire, l’animation politique
perturba le bon déroulement des programmes. Les cours pouvaient être
suspendus pour deux ou trois semaines afin de permettre aux élèves-
animateurs de se consacrer aux séances de répétitions (Segoh 2010 : 61).
Dans les chefs lieux des préfectures, les séances hebdomadaires
d’animation commençaient en général aux environs de 18 heures pour
finir au-delà de 23 heures, au mépris des études (Anani 2009 : 66).
L’enseignement des langues nationales ne fut pas un succès. Afeli
(2003 : 352) dresse la liste non exhaustive des difficultés : la non-
professionnalisation des Comités de langues nationales (CLN), la
situation financière dérisoire des CLN, le problème de compétence
sur le thème : « La reconversion des mentalités et les problèmes de l’université
nationale », p. 6. 1 Togo-Dialogue, n° 42, novembre 1979, p. 11. 2 Des objets de culte du président tels que les montres-bracelets à l’effigie présidentielle
et les macarons portant cette même effigie ou emblème du parti furent produits. Le
secrétaire administratif du parti, dans son rapport moral de novembre 1976, fait ses
comptes : « Dans le cadre de la sensibilisation, le secrétariat administratif, sur
autorisation du Président-Fondateur du RPT, a commandé 200 000 macarons à l’effigie
du Président, 560 000 insignes à l’emblème du RPT, 20 000 montres à l’effigie du
Président ». Se référer au Deuxième congrès statutaire du RPT, tenu à Lama-Kara, du
26 au 29 novembre 1976, Lomé, Secrétariat administratif du RPT, 1979, p. 112.
54
technique des membres des CLN, le manque ou l’insuffisance
d’enseignants des langues nationales, le manque ou l’insuffisance du
matériel pédagogique et didactique, l’inexistence d’un Institut de langues
nationales (ILN), les problèmes sociopolitiques, le subtil conflit entre les
deux CLN, l’attitude linguistique des autorités vis-à-vis de la politique
des langues nationales, etc. A cette longue liste de difficultés, il faut
ajouter le manque de conviction de l’autorité politique et des cadres de
l’éducation, qui furent les premiers à ne pas croire à la capacité des
langues africaines à faire face aux exigences du monde moderne. Ainsi,
les cadres du Ministère de l’éducation nationale censés mener à bien cette
politique, mirent souterrainement tout en œuvre pour la saboter. Bien
plus, ceux d’entre eux dont les langues maternelles n’avaient pas été
choisies et qui se sentaient ainsi frustrés ne s’étaient guère montrés
pressés d’appliquer cette politique. Hazoumé (1993 : 74) résume bien la
situation :
« Ceux à qui la valorisation des langues africaines ferait perdre des
privilèges ou pour qui elle ferait passer au second plan la promotion du
français dans nos pays au nom d'une francophonie mal comprise,
constitueront le mur principal. Il y a aussi ceux qui, de bonne foi, n’en
sont pas convaincus et n’en perçoivent pas l'importance et l'utilité1 ».
Au bout du compte, la politique de l’authenticité ne fut qu’un
simple feu de paille. Ses chantiers ont été abandonnés depuis le début du
processus de démocratisation dans lequel le pays s’est engagé.
1 Il en est résulté une démotivation pour l’enseignement des langues nationales, une
raréfaction des enseignants, beaucoup de bricolage et d’amateurisme de la part des
quelques rares enseignants restants et sans moyens, le tout contribuant à renforcer en
eux l’image dévalorisée et dévalorisante des langues africaines en général, des langues
nationales en particulier, image qu’ils transmettent à leur tour à leurs élèves.
55
Conclusion
Au total, la décennie 1970 fut sans doute contemporaine de
l’affirmation des identités culturelles fleuries aux Etats-Unis1 et en
Europe2. En Afrique, ces mouvements culturels et politiques
d’affirmation identitaire furent lancés par les nouveaux dirigeants pour
marquer une rupture avec l’héritage colonial : Senghor prôna la
Négritude, Sékou Touré imposa la Guinée comme haut lieu de la culture
révolutionnaire, enfin Fela était au firmament du panafricanisme
artistique avec Afro-beat (Boa Thiemele 2003). C’est dans ce contexte
que Mobutu lança en 1971, la philosophie de l’authenticité. Le
« mobutisme » se caractérisa par un discours anticolonial, la
nationalisation des sociétés zaïroises, mais surtout par l’abandon des
prénoms dits « importés », de la cravate et l’introduction de l’animation
politique et culturelle. Cette politique de l’authenticité s’exporta dans
plusieurs pays africains dont, le Togo.
Dans ce pays, à la suite de l’accident de Sarakawa et la
nationalisation de la CTMB, les autorités durcirent le discours contre
« l’impérialisme occidental ». Le recours aux valeurs culturelles
africaines, devrait favoriser l’unité nationale avec le rejet de la culture
occidentale. Dans ce cadre, trois chantiers avaient été inaugurés : la
décolonisation toponymique, l’animation politique et la réforme de
l’enseignement. Ces « nobles » chantiers, devraient permettre la
valorisation de la culture africaine, la promotion d’un développement
endogène et favoriser la cohésion nationale. Mais, dans la pratique, cette
politique montra ses limites, les Togolais n’ayant pas épousé cette
politique « imposée ». Ils firent réticents à abandonner leur prénom de
baptême et à épouser entièrement la politique des langues nationales.
L’animation politique qui en apparence mobilisait beaucoup de Togolais
1 Les Black Panthers, le « Soul to Soul », la mode Afro et son slogan « Black is
beautiful » (Boa Thiemele 2003). 2 Le Mouvement de libération de la femme, la mode Hippy (Boa Thiemele 2003).
56
ne fut non plus un vrai succès. Malgré l’opposition de ses adeptes comme
Yao Kunalé Eklo (Segoh 2010 : 62), la conférence nationale sonna la fin
de la « récréation de certaines pratiques jugées dictatoriales » dont
l’animation politique. Celle-ci fut considérée par les conférenciers
comme une pratique de soumission et de vénération du peuple à un être.
Ainsi, en 1990, ces chantiers « construits sur du sable » ne résistèrent pas
à la tempête du vent de l’est.
Sources et bibliographie
1. Sources
1.1. JORT, Décrets, ordonnances
Ordonnance n° 9 du 3 février 1975.
JORT, 1975.
JORT du 6 juillet 1981.
Décret n° 75-120 du 23 avril 1975 portant création d’un poste
administratif à Mandouri.
Décret n° 75-121 du 23 avril 1975 portant création du poste administratif
à Dayes-Apéyémé.
Décret n° 75-122, du 23 avril 1975 portant création du poste administratif
de Piya.
Décret n°74/71/PR/MJSC-RS du 8 avril 1974, portant création du Musée
national au Togo.
Loi n° 81-8 du 23 juin1981, portant découpage administratif du Togo.
La Réforme de l’enseignement de 1975.
1.2. Journaux et périodiques
Elima, 5 septembre 1972.
Libre Belgique du 6 janvier 1972.
Togo Presse du 11 janvier 1974.
Togo-Presse du 17 août 1974.
Togo-Dialogue, n° 42, novembre 1979.
57
Togo-Dialogue, n° 43, décembre 1979-janvier 1980.
La Nouvelle Marche du 15 septembre 1982.
1.3. Discours et allocutions
MOBUTU S. S, Discours, allocutions et messages. Bureau du Président-
fondateur du Zaïre Tomes I, II, III. Kinshasa.
Allocutions et discours du président-fondateur (1969-1979), Tome II,
dixième anniversaire du RPT.
Deuxième congrès statutaire du RPT, tenu à Lama-Kara, du 26 au 29
novembre 1976, Lomé, Secrétariat administratif du RPT.
Séminaire national de formation politique des cadres tenu à Lomé du 3
au 4 aout 1980 sur le thème : « La reconversion des mentalités et
les problèmes de l’université nationale ».
2. Bibliographie
Afeli A., 2003 : Politique et aménagement linguistiques au Togo: Bilan
et perspectives, Thèse de Doctorat d’Etat, Université de Lomé.
Aithnard K. M., 1975 : Aspects de la politique culturelle au Togo, Paris,
Les Presses de l’Unesco.
Anani S. K. C., 2009 : Musique moderne et musiciens à Lomé (1965-
2000), Mémoire de Maîtrise en histoire, Université de Lomé.
Aupelf, 1980 : Inventaire des particularités lexicales du français en
Afrique noire, Paris, IFA, pp. 89-90.
Boa Thiemele, R. L., 2003 : L’ivoirité entre culture et politique, Paris,
L’Harmattan.
Callaghy T., 1987: Politics and Culture in Zaire, Center for Political
Studies and Institute for Social Research, Ann Arbor, University of
Michigan.
Danioué R., 2010 : Le général et le diplomate. Essai de sociologie
historique des relations extérieures du Togo sous Eyadema. Presses
Universitaires de Ouagadougou.
58
Dimobé Y., 2011 : L’évolution du découpage du territoire togolais de
1884 à 1981, Mémoire de Maîtrise en histoire, Université de Lomé.
Feuillet C., 1976 : Le Togo « en général », la longue marche du général
Gnassingbé Eyadema, Paris, ABC.
Gayibor N. L., (éd), 2005 : Histoire des Togolais de 1884 à 1960,
Volume II, Tome II, Presse de l’Université de Lomé.
Hazoumé M-L., 1993 : Politique linguistique et développement. Cas du
Bénin, Cotonou, Editions du Flamboyant.
Kadanga K., 2007 : Formations associatives et politiques au Togo de
1990 à 1991 : approche historique, Presses de l’Université de
Lomé.
Kakama M., 1983 : « Authenticité», un système lexical dans le discours
politique au Zaïre », in Mots, pp. 31-58.
Kapalanga G. S. A., 1989 : Les spectacles d’animation politique en
République du Zaïre, Louvain- la-Neuve, Cahiers théâtre Louvain.
Labanté N., 2002 : Territoires français d’outre-mer et investissements
privés : le Togo et la Compagnie togolaise des mines du Bénin de
1954 à 1974, Mémoire de Maîtrise en histoire, Université de Lomé.
M’Boukou S., 2007 : « Mobutu, roi du Zaïre. Essai de socio-
anthropologie politique à partir d’une figure dictatoriale », in Le
Politique [http://leportique.revues.org/index1379.html], URL,
consulté le 17 février 2012, à 17h30.
Ndaywel N. I., 1998 : Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien
à la République Démocratique. Bruxelles, Duculot.
Ngalasso N. M., 1986 : « Etat des langues et langues de l’Etat au Zaïre »,
in Politique Africaine, n° 23, Paris, Karthala, pp.6-27.
Nyunda ya Rubango, 1976 : Analyse du vocabulaire politique du Zaïre
de 1960 à 1965. Essai de sociolinguistique immédiate, Thèse de
doctorat en langue et littérature françaises, Lubumbashi, Université
nationale du Zaïre.
Segoh K. M., 2010 : Histoire d’un militant et animateur politique
togolais : Michel Yao KUNALE-EKLO (1931-2008). Mémoire de
Maîtrise en histoire, Université de Lomé.
59
Tcham B., 1992 : Les troubles sociopolitiques au Togo depuis 1990,
Kara, Editions graphic Express.
Tété-Adjalogo T., 2006 : Histoire du Togo. La longue nuit de terreur
(1963-2003), Paris, A. J. Presse, 2 vol.
Toulabor C., 1986 : Le Togo sous Eyadema, Paris, Karthala.
White B. W., 2006 : « L’incroyable machine d’authenticité : l’animation
politique et l’usage public de la culture dans le Zaïre de Mobutu »,
in Anthropologie et Sociétés, vol. 30, n° 2, pp. 43-63.
http://id.erudit.org/iderudit/014113ar, consulté le 15 mars 2012 à
17h.
Yagla W. O., 1978 : L’édification de la nation togolaise, Paris,
L’Harmattan.
Young C. et Turner T., 1985: The Rise and Decline of the Zairian State,
Madison, The University of Wisconsin Press.
60
61
LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ET LA MUSIQUE
AFRICAINE, 50 ANS APRES : BILAN ET PERSPECTIVES
HIEN Sié
UFR Information communication et arts (UFRICA)
Université de Cocody-Abidjan (Côte d’Ivoire)
E-mail : [email protected]
Résumé
A l’instar des nombreux domaines de l’activité humaine qui ont
intéressé les chercheurs occidentaux et plus tard les africains depuis
l’accession des Etats Africains à l’indépendance, se trouve en bonne
place la musique. Ce champ, en raison de sa richesse, a suscité des
regards variés et multiformes dont les approches théoriques, les
démarches méthodologiques et les interactions disciplinaires permettent
aujourd’hui, non seulement d’avoir des connaissances inespérées sur les
modalités de fonctionnement de l’art musical dans les sociétés africaines,
mais surtout de comprendre que la musique est un art qui favorise la
célébration de l’interdisciplinarité comme moyen d’investigation et de
compréhension de ces sociétés africaines. Les différentes démarches
épistémologiques de nombre de chercheurs, conjuguées les unes aux
autres, ont permis des résultats intéressants et, les auteurs des travaux
portant sur ce domaine particulier qu’est la musique, méritent
reconnaissance de la part de la communauté scientifique africaine.
Cependant, il y a un fait à considérer quand on aborde le terrain africain :
la société africaine est orale et, à ce titre, elle a ceci de particulier que la
vérité d’un jour n’est pas forcement celle d’un autre jour quand bien
même l’objet que l’on étudie est le même, comme c’est le cas en
musique. C’est pourquoi, après avoir parcouru des travaux de chercheurs
tant occidentaux qu’africains qui ne manquent pas d’intérêt, sur la
question de la musique traditionnelle, nous voudrions à l’occasion de cet
62
article faire le bilan des recherches sur l’Afrique et, rendre hommage à
ces chercheurs, en revisitant certains de leurs travaux, mais aussi et
surtout, en tant qu’Africain et chercheur en ethnomusicologie, soulever
quelques interrogations que nous suggère notre regard sur ces travaux, en
vue d’une meilleure contribution de ceux-ci au développement des
sociétés africaines, si tant est que toute recherche vise le développement
de l’humanité.
Mots-clés : Recherches scientifiques, occidentaux, indépendance,
musique africaine, ethnomusicologie, bilan.
Introduction
A peine les indépendances acquises que les Etats Africains vont
devenir des centres d’intérêt pour les chercheurs occidentaux. Voulant
poursuivre et enrichir les recherches entreprises à l’époque précoloniale
et coloniale par les missionnaires et administrateurs coloniaux, pour
certains, ou explorer et expérimenter certaines théories pour d’autres, des
chercheurs européens et principalement Français, vont investir quasiment
tous les champs de connaissance en vue d’aider ces Etats nouvellement
autonomes à accéder aux moyens de développement susceptibles de
favoriser leur intégration dans le concert des nations dites modernes.
Parmi les champs visités figure en bonne place la musique dont les
travaux des chercheurs foisonnent dans les laboratoires occidentaux,
justifiant ainsi l’intérêt de cette activité dans le développement des
savoirs de l’universel.
Pour l’Africain que nous sommes, il est heureux et même
honorable de voir notre continent et ses cultures être l’objet de tant
d’intérêt, devenant ainsi une préoccupation pour les sommités
universitaires du monde entier. Cependant, notre regard endogène sur les
résultats de ces travaux formatés dans les laboratoires occidentaux avec
des référents exogènes nous incline à nuancer notre enthousiasme.
Certes, les problématiques abordées par nombre des chercheurs, ainsi que
les résultats atteints sont d’une richesse et d’un intérêt inestimables pour
l’évolution des études africaines, mais force est de reconnaître qu’à
63
l’épreuve du terrain, certains de ces travaux semblent laisser entrevoir
des insuffisances qu’il serait opportun d’approfondir pour plus
d’efficacité scientifique dans le domaine qui nous intéresse, c’est-à-dire
la musique. Si aujourd’hui avec l’interdisciplinarité, il est probable
d’accroitre les chances de minimiser certaines faiblesses dans l’étude de
certains objets musicaux, nous ne devons pas perdre de vue que nous
sommes ici dans un domaine des sciences sociales et que le taux de
réussite scientifique à cent pour cent des recherches ne peut qu’être une
profession de foi, surtout quand il s’agit d’étudier les musiques des
sociétés marquées par le sceau du non-dit (silence) et où la théorisation
n’est pas certaine.
D’où le sens de notre contribution à cette problématique de
recherches africaines durant les cinquante années d’indépendance des
Etats Africains. Nous voulons saisir cette opportunité pour revisiter et
célébrer les principaux travaux de recherche entrepris dans le domaine de
la musique africaine par des chercheurs occidentaux et africains.
Au niveau méthodologique, nous voudrions établir un
récapitulatif1 de certains travaux réalisés sur les musiques de l’Afrique
pour en révéler les qualités, d’une part. Et d’autre part, à partir de notre
expérience de terrain, fruit de nos observations directes, opérer une
confrontation entre les acquis de ces résultats et quelques considérations
africaines pour en situer les limites. En d’autres termes, notre démarche
consistera en la mise en exergue des enseignements que les travaux de
chercheurs africanistes nous procurent, mais aussi, en la présentation des
interrogations qui en découlent, le but de l’exercice étant d’amener
modestement les chercheurs qui s’intéressent encore à ce volet de la vie
africaine à repenser, voire envisager des problématiques et approches
plus pertinentes sur certains objets.
1 Il s’agit ici d’un récapitulatif non exhaustif qui, tout en engageant notre responsabilité,
sera la boussole de notre travail.
64
1. Hommage aux musicologues africanistes
Aux chercheurs occidentaux (précurseurs et actuels1), à tous ces
honorables adeptes du terrain africain connus ou anonymes qui, pour des
raisons objectives ou subjectives, n’ont ménagé aucun effort pour investir
ce continent africain à une époque où les difficultés d’ordre climatique,
religieux et infrastructurel décourageaient les audacieux du risque, nous
adressons ces lignes en mémoire à la part prise dans la construction de ce
continent aux valeurs indomptées, malgré les exploits déjà réalisés et qui
donnent d’espérer en des lendemains enchanteurs tant pour les africains
que pour tous les férus de la connaissance et des savoirs millénaires
encore inexplorés. Que leur action continue d’inspirer et de stimuler les
futures recherches sur l’Afrique, car pour nous, les résultats de leurs
travaux ne doivent pas constituer des cendres du passé, mais plutôt, le
fumier qui enrichit cette quête permanente de savoir sur ce continent. Car
comme le dit un proverbe africain, un seul bras ne fait pas le tour du
baobab. Qu’ils considèrent donc que leurs différentes œuvres réalisées
sur l’Afrique constituent ces bras qui, mis bout en bout sont les maillons
de la chaine sur lesquels viendront s’ajouter ceux de leurs successeurs et
disciples pour encercler ce baobab.
Nous voudrions particulièrement saluer et célébrer tous ceux qui
parmi ces chercheurs ont bien voulu s’attaquer au champ qui nous
intéresse, à savoir la musique africaine. Que gagneraient des chercheurs
formés à la civilisation hellénique à investir le monde de la musique
traditionnelle africaine où, faute de fondements normés2, au sens
occidental du terme, tout n’est que superfétatoire et aléatoire. Ils ont
surmonté cet obstacle psychologique et leur approche du terrain nous
permet de mieux appréhender la portée de leur action qui vise la
conservation et la diffusion de la musique négro-africaine.
1 La société des africanistes qui regroupe des chercheurs de tous les domaines, a permis
aux savants occidentaux, notamment ethnologues, anthropologues, archéologues,
historiens, etc. d’investir le terrain africain. 2 La musique africaine était considérée par les occidentaux comme un amas de sons, de
bruits exotiques qui n’obéissent à aucun principe de règles et d’écriture musicale.
65
A ce stade de notre intervention, nous voudrions saluer
respectueusement les personnalités suivantes : Gilbert Rouget, Charles
Duvelle, Michel de Lannoy, Hugo Zemp, Bernard Lortat Jacob, Suzanne
Fûrniss, Simkha Arom, Geneviève Taurelle, Blacking John, Alain
Daniélou, During Jean, Monique Brandly, Sylvie Le Bomin, Dournon
Geneviève, Michel Guignard, Rasalia Martinez, Sandrine Loncke, Julien
Mallet. Appartenant à des écoles différentes1, ils ont, par leurs approches
scientifiques, leur sens d’interdisciplinarité et surtout leur don de soi
permis à l’Afrique musicale et surtout aux universitaires et chercheurs
africains de découvrir les trésors cachés dans leurs musiques du terroir et
de commencer à s’y intéresser à travers les programmes élaborés pour la
formation de l’élite africaine. Que ceux, encore nombreux qui travaillent
aussi sur le terrain africain et que nous ne pourrions citer ici de peur d’en
omettre, reçoivent nos pensées et notre gratitude.
Aux chercheurs africains, peu nombreux hélas ! Qui ont compris
le message que la communauté savante occidentale leur a laissé en
empruntant son chemin, nous voudrions traduire toute notre admiration
pour avoir osé choisir d’étudier la musique, contre toutes les pesanteurs
sociologiques2 africaines qui, au contraire, privilégient les études dans les
domaines dits nobles. Hommage à Francis Bebey dont l’œuvre combien
importante dans ce monde en perpétuel recadrage épistémologique, est
suspendue par sa mort prématurée. Qu’il nous soit permis de remercier
ensuite Messieurs Kwabena Nketia, Agawou Kofi, David Coplan qui
continuent, comme de beaux diables, d’aider par leurs réflexions,
l’Afrique à se faire une place dans ce monde de la recherche où la rigueur
ne tolère plus les considérations pigmentaires et héréditaires3. Nous ne
saurions terminer cette énumération sans adresser une mention spéciale
1 Ces différents chercheurs appartiennent à des laboratoires de musique qui se
distinguent les uns des autres par leurs différentes approches méthodologiques. 2 La musique est classée parmi les disciplines dites mineures dont l’étude n’intéresserait
que ceux qui n’ont pas les capacités d’étudier les sciences valorisantes. 3 Des chercheurs que nous avons rencontrés en Europe ne comprennent, par exemple,
pas qu’un africain qui, de surcroit, n’a aucun parent musicien ou musicologue, puisse
embrasser la carrière de chercheur dans ce domaine.
66
au professeur Elikia M’Bokolo, Directeur des études à l’EHESS.
Historien de son état, sa connaissance de l’Afrique, en témoignent ses
regards multiformes sur ce continent, ne laisse personne indifférent. Nous
tenons à lui témoigner toute notre gratitude et notre admiration pour sa
connaissance de l’art africain en général et la musique en particulier où
ses éclairages nous édifient à chaque symposium du FESPAM1 quand
nous avons l’occasion de suivre ses interventions qui sont source de
motivation pour nous.
2. Cinquante ans de recherches musicologiques en Afrique :
revue synthétique de quelques travaux.
Il serait prétentieux de notre part, en tant que jeune chercheur de
vouloir établir un bilan des recherches menées sur la musique africaine
depuis les indépendances jusqu’à nos jours. Cependant, nous voudrions
au travers de cette revue non exhaustive, mettre en exergue quelques
travaux dont les résultats, s’ils ne sont pas considérés par les chercheurs
comme dignes d’une bible, sont simplement des données incontournables
pour quiconque voudrait s’aventurer sur le dure chemin de l’étude des
musiques des peuples traditionnels d’Afrique. Si les différents chercheurs
qui ont investi le continent africain dans différents domaines, l’ont fait à
partir de problématiques très diversifiées et selon le champ qui intéresse
chacun, cette règle l’est pour la musique et, notre propos ne visera pas à
exposer ici toutes les problématiques ou études qui ont été abordées par
les uns et les autres dans ce champ de recherche. C’est pourquoi, nous
allons nous référer à la méthodologie qu’Hugo Zemp a savamment
décrite dans son livre sur « la musique dan » qui, dans son souci de
délimiter son angle d’approche, nous édifie en un clin d’œil sur
l’essentiel de ces problèmes abordés par les musicologues africanistes et
qu’il résume ainsi que suit :
« La musique des Dan s’inscrit dans le domaine d’études de
l’ethnomusicologie, discipline nouvelle qui comme l’écrit C. Marcel
1 Festival panafricain de musique(FESPAM) qui se tient au Congo-Brazzaville.
67
Dubois, considère les phénomènes de musique, et en général tout
phénomène sonore raisonné, relevant de la tradition orale et affectant la
vie socio-culturelle et les techniques des différents groupes ethniques.
Sa vocation est de détecter, d’observer, de récolter, d’étudier enfin les
faits relatifs au son et à la musique incorporée dans les croyances et les
mythes d’un peuple dans ses institutions et ses rites, dans ses activités
en général(…). Par son domaine le plus classique, l’ethnomusicologie
concourt au tracé de l’histoire d’une civilisation vivante, de ses activités
techniques aussi bien que culturelles, et à celui de l’organisation sociale
d’un groupe ; ce faisant il convient d’y insister, elle dépasse la seule
étude analytique du contenu musical, étude qui, si elle ne doit pas être
négligée, n’est pas pour l’ethnomusicologie une fin en soi. Si dans notre
ouvrage nous négligeons l’analyse du matériel musical et son
organisation (échelle, mélodie, rythmes, polyphonie, styles, etc.), c’est
que nous avons choisi pour commencer d’étudier le contexte socio-
culturel de la musique, ce qui n’exclue nullement des analyses de
laboratoires ultérieures. Dans le domaine qui nous intéresse, A. P.
Merriam propose pour une étude intensive de la musique dans un cadre
géographique restreint, six champs d’investigation principaux :1)
instruments, 2) paroles des chants, 3) classification de la musique), 4)
musicien (son éducation, rôle et statut), 5) fonctions de la musique en
relation avec d’autres aspects de la culture, et 6) musique en tant
qu’activité créatrice ».
A travers cette précision d’Hugo Zemp, on découvre aisément que
le champ musical est vaste et les chercheurs ne peuvent que s’en délecter.
Mais malgré cet éclairage, nous nous rendons compte que ce domaine
suggère deux paramètres essentiels à prendre en compte dans l’étude des
musiques africaines ; il s’agit de la dimension de la systématique externe
qui intéresse ici notre chercheur à travers ce qu’il désigne sous le nom de
l’angle socioculturel et, la systématique interne impliquant toute la
dynamique du son en terme d’échelle, d’organisation des sons, des
rythmes. Ces deux domaines qui ne s’excluent pas mais plutôt se
complètent, offrent la possibilité au chercheur de manipuler ses objets
d’étude sans trop de risque d’incompatibilité de paradigmes.
68
Il en découle que les travaux dont les résultats nous intéressent
dans cette présentation épouseront pour la plupart cette approche
dualiste, même si, comme on pourra le vérifier, cela ne constitue pas une
obligation pour les chercheurs. Notre travail s’appuiera sur un corpus de
onze titres choisis arbitrairement, nous le reconnaissons, et qui ne prétend
pas non plus constituer un tableau représentatif des travaux effectués sur
ce continent, mais les matériaux de notre discours.
2.1. Travaux des chercheurs occidentaux
La musique et la transe. Esquisse d’une théorie générale des
relations de la musique et de la possession de Gilbert Rouget. Dans ses
interrogations, fruit d’observations directes sur le pouvoir de la musique
dans le déclenchement de la transe, phénomène universel, il a essayé de
passer en revue les différentes problématiques qui ont orienté les
réflexions sur ce sujet depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours sur tous les
terrains où la pratique de la transe a cours. Il a préféré mettre de côté la
question de la transe telle qu’elle s’observe dans le monde occidental
contemporain, et se consacrer à cette dimension dans les sociétés de
l’oralité et en l’occurrence le Benin, où la pratique des musiques des
cultes de possession a retenu son attention. De ses réflexions, on note
qu’après avoir défini les différents types de transe et leur manifestation,
Gilbert Rouget a proposé une théorie générale de la transe de possession
qui postule que « la transe est une conduite socialisée résultant de la
conjonction de plusieurs constituants » qui, bien qu’ayant des
caractéristiques propres peuvent se résumer aux deux points suivants : au
niveau de l’individu et au niveau des représentations collectives. En
définitive, on retient de ce livre que si « la musique est le seul langage à
parler à la fois à la tête et aux jambes, il n’ya aucun mystère. S’il y en a
un, c’est dans la transe elle-même, comme fait de conscience qu’il réside
et, s’il faut en chercher une explication, c’est apparemment dans la
toute-puissance d’une certaine conjonction de l’émotion et de
l’imaginaire qu’on le trouvera. C’est d’elle que naît la transe. La musique
ne fait que la socialiser et lui permettre de s’épanouir ».
69
Hugo Zemp, dans Musique Dan, la musique dans la pensée et la
vie sociale d’une société africaine a effectué ses recherches sur le peuple
Dan de la Côte d’Ivoire, notamment dans son aspect musique, avec un
regard d’ethnomusicologue. Sous cet angle, Hugo Zemp choisit d’étudier
le contexte socioculturel de la musique, tout en n’ignorant pas les autres
dimensions des phénomènes sonores qui pourraient être abordées en
laboratoire. Dans cette optique, il s’est intéressé aux instruments de
musique dan, dans un premier temps, puis dans un second temps, aux
conceptions relatives à la musique. Par cette approche culturaliste ou du
moins ethnomusicologique, Hugo Zemp nous a instruit sur les
interrelations existant entre la musique et la vie socioculturelle dans
toutes ses réalités au sein de cette communauté, mais aussi, sur la place
de cet art dans la formation des Dan. Ainsi, constatera-il que, même si
certaines valeurs musicales demeurent inchangées chez les Dan, force est
de reconnaître que la modernisation que connaît la Côte d’Ivoire a
fortement bouleversé certaines pratiques musicales qui ont tendance
aujourd’hui à être abandonnées par les nouvelles générations au profit de
musiques d’influence étrangère.
Musique honneur et plaisir du Sahara : Musique et musiciens
dans la société maure de Michel Guignard. Après avoir passé quelques
années en Mauritanie, Michel Guignard a éprouvé le besoin de mieux
connaître le peuple maure qu’il a côtoyé tant dans son organisation
sociale que dans sa logique interne de fonctionnement. Mais,
contrairement à sa formation de base1, ce sont ses différentes rencontres
avec les musiciens professionnels maures qui vont le convaincre quant à
la capacité de la musique à éclairer l’opinion sur toute cette société, peut-
être plus que tout autre aspect culturel de ce peuple. Pour mener son
étude sur ce peuple, il va dans sa démarche, conjuguer l’approche
psychosociologique et l’approche musicologique qui, parce que «
s’éclairant mutuellement, peuvent intéresser à la fois les musicologues,
les sociologues et les ethnologues », car pour lui « à travers la musique et
1 Michel Guignard est polytechnicien de formation et a effectué une mission en
Mauritanie dans le cadre de son service militaire.
70
le musicien, c’est tout un aspect fort important de la société qui apparait
». On retiendra de ce travail que, même si l’auteur n’a pas omis de «
déchiffrer les principales structures de cette musique, il a mis un accent
particulier à démontrer que la musique savante des griots et la poésie
étaient au cœur de la culture et jouaient aussi un rôle politique essentiel
en exaltant l’honneur des chefs par les louanges ». Et que de ce fait, « il
s’agit d’une musique profondément originale, jalon précieux pour
comprendre les interactions culturelles dans cette région au carrefour des
mondes arabe, berbère et soudanais ».
La musique orientale en Afrique noire de Charles Duvelle. Dans
une approche diachronique, Charles Duvelle a, à travers cette étude, «
essayé de déterminer, parfois même d’imaginer dans quels cas, de quelle
manière et sous quelles formes les musiques traditionnelles d’Afrique
noire telles qu’on les connait actuellement ont été ou ont pu être
marquées, au cours de leur évolution historique, par des cultures
musicales orientales. Il ressort de ses investigations qu’en Afrique
comme ailleurs, l’histoire de la musique a été mouvementée. Et que
contrairement à ce que disent les légendes, les traditions musicales telles
qu’elles se perpétuent actuellement en Afrique noire, n’ont pas été
inventées à un moment précis par un héros, un poète ou un dieu, pour
être transmises fidèlement sans altération de génération en génération, de
siècle en siècle, jusqu’à nos jours. Les traditions musicales négro-
africaines ne se sont surement pas développées en vase clos du champ
d’influence des civilisations orientales. Il est établi que divers contacts
ont eu lieu entre l’Afrique et l’Asie bien avant la naissance de l’islam.
Cependant avec la pénétration et le développement de l’islam en Afrique
noire, un important courant d’échanges avec le monde méditerranéen et
oriental a remodelé la physionomie musicale de l’Afrique soudanaise ».
La conception de la musique vocale chez les Aka : Terminologie
et combinatoires de paramètres de Susanne Fûrniss. Elle a jeté, à travers
ce travail, un regard averti sur l’art du chant des pygmées Aka de la
Centrafrique. Elle a pu dénouer la complexité musicale de ce peuple, en
établissant des principes qui en facilitent le décryptage et la
71
compréhension. En effet, selon elle, en suivant les parties constitutives
des chants aka à travers leurs combinaisons possibles, elle a pu illustrer la
diversité des formes mises en œuvre. Qu’elles soient chantées ou
déclamées, les pièces à plusieurs voix se construisent à partir des deux
parties principales, auxquelles s’ajoutent une ou deux autres, selon le cas.
L’analyse a révélé que les parties principales nommées màtàngàlè et
àsèsè entretiennent des rapports variables et contribuent à des
constructions musicales bien différentes. Les catégories fondées sur deux
parties sont ici les plus intéressantes, puisqu’elles s’inscrivent dans les
deux formes possibles, à savoir le bloc contrapuntique et l’alternance
responsoriale. En définitive, Susanne Fûrniss, à travers sa méthode de
déconstruction du système qui gouverne la structure de la musique chez
les Aka, nous a permis de nous rendre compte que, bien que ce peuple
soit traditionnel, sa musique repose sur une systématique rigoureusement
réglée, même si celle-ci est tacite.
Le sens de la musicalité chez les Peul Jelgoobe du Burkina Faso :
la catégorie de puissance vocale de Sandrine Loncke. Résumant son
article sur le doohi considéré comme un jeu musical chez les jelgoobe du
Burkina Faso, Sandrine Loncke précise qu’« à partir de l’exemple d’un
répertoire de musique vocale peul, son travail illustre la façon dont les
catégories musicales vernaculaires qui caractérisent une réalisation
canonique du genre permettent à l’ethnomusicologue d’appréhender la
forme musicale, non seulement en restituant l’intentionnalité esthétique
de ses dépositaires, mais également en rendant compte des conceptions
culturelles qui la sous-tendent et la motivent ». L’action de Sandrine
Loncke ici n’est pas seulement d’expliquer l’organisation de voix dans
les chants de ce peuple, mais aussi et surtout, d’expliquer toutes les
dimensions sociologiques qui en fondent l’existence.
Musiques traditionnelles et significations de J. J. Nattiez. A
travers cette réflexion, il propose une sémantique des musiques
traditionnelles, en réaction à l’école de Berlin qui se consacrait sur le
matériau purement musical, mettant un accent particulier sur la
comparaison des échelles et des structures des nouveaux systèmes
72
musicaux qu’elle découvrait. Sa réflexion prend appui sur l’émergence
de l’orientation anthropologique en ethnomusicologie. En effet, à partir
du moment où l’ethnomusicologue s’intéresse aux valeurs véhiculées par
la musique dans une société donnée et aux liens que l’autochtone établit
entre la musique et son vécu, la question de la signification musicale
apparait. Dans cette perspective, même si Nattiez n’ignore pas les
significations intrinsèques qui ont longtemps été le centre d’intérêt des
ethnomusicologues, c’est aux significations extrinsèques qu’il accordera
la part belle dans son approche d’analyse des rapports entre musiques et
cultures dans les sociétés traditionnelles. Pour lui, le fonctionnement de
ces significations dans le contexte de musiques traditionnelles peut
s’appréhender en référence à la taxinomie proposée par Jean Paulus, qu’il
allège en proposant quatre traits qui sont : le recours à des procédés
substitutifs du langage ; la dimension signalétique des signes ; les aspects
symboliques dénotatifs et connotatifs ; les traits fonctionnant comme
indices du politico-social et de l’idéologique. En conclusion de son
article Nattiez précise :
« Parce qu’elles sont dépendantes des personnes, des contextes et des
changements historiques, les associations sémantiques dans les
musiques traditionnelles n’ont pas le caractère de stabilité qu’elles ont
dans le langage naturel. Il n’en reste pas moins, comme on peut le
constater, qu’elles constituent une dimension essentielle de la manière
dont elles sont vécues par les autochtones qui les produisent et qui les
écoutent, et que, à ce titre, on ne saurait les ignorer si l’on veut
comprendre en profondeur la nature des relations entre musiques et
cultures ».
Ethnomusicologie des « Jeunes musiques » ou « Asio Elany !le
tsapiky, une jeune musique qui fait danser les ancêtres » de Julien
Mallet. Loin des schémas habituels et classiques utilisés sur le terrain par
les ethnomusicologues, pour étudier les musiques du monde, Julien
Mallet nous donne un autre angle de lecture et de compréhension de
nouveaux types de musiques contemporaines qui émergent depuis
quelques temps dans les milieux des jeunes. A travers son exemple du
73
tsapiky, musique de la région de Tuléar de Madagascar, nous découvrons
un genre de musique de jeunes en Afrique dont, si les caractéristiques
multiformes rendent la catégorisation difficile, a au moins « des vertus
heuristiques évidentes. Identité, tradition, appartenance, acculturation,
syncrétisme, frontières, espaces recomposés, métissage, sont autant de
notions centrales pour la discipline que les jeunes musiques permettent
de réinterroger ».
2.2. Travaux des chercheurs africains
Musique de l’Afrique de Francis Bebey. Par cette œuvre, Francis
Bebey entreprend une initiation à la musique africaine, comme il le
précise « non en connaisseur désireux de partager le rare fruit d’une
passion véritable, mais en homme convaincu de la nécessité pour d’autres
hommes de pénétrer dans un monde réellement passionnant. Car la
connaissance de l’homme habite ce monde-là. Car la connaissance du
surnaturel est fortement suggérée par ce monde-là, qui surprend par sa
vérité dépouillée, seuil propret du plus grand bonheur de l’homme ».
Ainsi, par une approche conjuguant description et analyse, Francis Bebey
aborda-t-il la musique africaine sous divers angles : « expression de la
vie », « le musicien africain », « les instruments de musique », « la voix
humaine » et enfin « la musique » elle-même. C’est un travail de fourmis
que Francis Bebey nous a livré à travers son regard qui nous éclaire sur
toutes les dimensions de l’art musical africain. Et ce regard de l’intérieur
doit servir à notre sens de guide à tous ceux qui voudraient s’intéresser au
terrain africain. Nombre d’aspects de ce travail mériteraient d’être
approfondis par des chercheurs avec un regard plus neutre, car il n’est
pas exclu que dans ce riche apport, il y ait quelques dominances
subjectives1.
1 Africain et parlant de la musique de son continent, il est évident qu’il ne saurait
totalement se départir de certains sentiments subjectifs qui entament très souvent la
fiabilité de certains travaux en sciences humaines.
74
Les sources de documentation historique sur les traditions
musicales de l’Afrique de J. H. Kwabena Nketia. Ici, le chercheur nous
enseigne que :
« L’histoire de la musique de l’Afrique peut être entreprise sur plusieurs
plans. On peut la considérer sous l’angle de l’interaction des sociétés
africaines qui a conduit à des emprunts et des adaptations d’instruments
ou de caractéristiques de styles. L’intéressant du point de vue africain,
n’est pas d’isoler purement et simplement les influences subies ou
exercées : les anthropologues nous enseignent qu’il n’existe guère de
cultures rigides et figées. Etudier l’histoire de la musique en Afrique est
donc une tâche colossale qui réclame le concours d’un grand nombre de
spécialistes de plusieurs disciplines. Il faut dégager de façon
systématique les renseignements historiques contenus dans les traditions
orales, les études linguistiques, ethnologiques et archéologiques et dans
tous les documents disponibles. Les études ethnographiques sur les
cultures musicales sont fondamentales et la connaissance des travaux
des sociologues et des économistes constituent un appoint, car l’histoire
de la musique ne peut être séparée de l’histoire sociologique et
culturelle. Il reste à espérer qu’un plan d’action concerté sera élaboré et
exécuté dans ce domaine par des érudits et des musiciens ».
David Coplan : De ces travaux, on peut retenir cette précision de
Julien Mallet : « David Coplan, dans son livre In Township Tonigt.
Musique et théâtre dans les villes noires d’Afrique du Sud (1992 : 146),
montre comment le développement de la musique :
« Marabi fut fortement influencée par les conditions économiques et
sociales que subissait la classe ouvrière. Il insiste sur le rôle des lieux de
concentration de populations ouvrières noires dans l’apparition d’une
culture noire citadine qui s’exprime tout particulièrement à travers la
musique. Mineurs et ouvriers issus de différents groupes ethniques
installés depuis longtemps en ville, formèrent une nouvelle classe de
musiciens. Ces musiciens fondirent des éléments provenant de toutes les
traditions dont ils pouvaient disposer en un style unique de musique
africaine urbaine que l’on appelait marabi ».
75
Par ailleurs, David Coplan pense que, si l’analyse des musiques
populaires permet souvent d’appréhender des communautés émergentes,
cela est lié à la capacité des genres spécifiques à incarner ou à exprimer
la position sociale de communautés ou de catégories d’auditeurs
particulières ».
2.3. Les enseignements tirés de ces travaux
L’ethnomusicologie est une discipline datant du XVIIIème
au
XIXème
siècle qui a commencé à trouver ses véritables marques dans les
cinquante dernières années. Des recherches entreprises par la plupart des
chercheurs sur le terrain musical, on retient qu’au départ les approches
qui étaient divergentes et obéissant à l’angle de recherche de chaque
chercheur, étaient surtout marquées par le sceau des diverses écoles1 qui
s’affrontaient dans ce domaine. Mais, avec la prise en compte de la
dimension anthropologique dans l’étude des musiques des sociétés
traditionnelles, les chercheurs ont emprunté la voie de l’interdisciplinarité
qui permet des approches plus critiques et ouvertes des phénomènes
musicaux étudiés.
Ainsi, munis d’instruments d’investigation plus crédibles, les
ethnomusicologues ont investi presque toute l’Afrique de part en part. Et,
il est heureux de constater qu’aucune grande zone de civilisation de ce
continent n’a été épargnée par les recherches musicales. Aujourd’hui,
même si tous les peuples n’ont pu voir leur musique étudiée, on peut
affirmer que depuis les travaux de Gilbert Rouget des années 1960 sur le
Dahomey, en passant par ceux d’Hugo Zemp sur les Dan de la Côte
d’Ivoire, de Susanne Furniss sur les Pygmées Aka de Centrafrique, et
autres jeunes chercheurs qui suivent leurs traces, ainsi que les travaux
d’Africains tels que Francis Bebey, Kwabena Nketia, entre autres, les
résultats obtenus nous donnent des informations édifiantes sur la musique
des sociétés traditionnelles africaines, tant dans sa conception, son
organisation que dans sa consommation. De telle sorte qu’il est acquis
1 Les écoles allemande, anglaise et française, notamment.
76
que dans ces sociétés africaines, la musique, loin d’être de l’art pour l’art,
est un véritable vecteur de connaissance et de compréhension de la
cosmovision des peuples qui en sont les utilisateurs. En définitive, à
l’instar de la musique occidentale, la musique africaine est un langage
qui, comme l’affirme Kwabena Nketia (1970 : 8) « possède non
seulement un système de sons, mais aussi un vocabulaire et une
grammaire ou une syntaxe » qui mérite d’être étudié avec la rigueur
scientifique qui caractérise la démarche cartésienne. L’étude des
musiques africaines ne vise plus la découverte de l’exotisme ou de
l’inhabituel, mais plutôt la quête d’éléments nouveaux qui enrichissent la
connaissance du savoir musical universel.
3. Les limites et les perspectives
3.1. Les limites des études musicales en Afrique
3.1.1. La musique comme objet d’étude
Comme on peut le constater, l’étude de la musique s’articule
autour de deux angles fondamentaux : l’analyse du matériau musical et
l’étude du contexte socioculturel de la création et/ou de la consommation
de la musique. Les différentes études menées par les chercheurs sus cités
nous confirment cette orientation méthodologique. Cependant, il est
indiscutable que la plupart des travaux tournent autour de la dimension
culturelle des musiques étudiées, certainement pour obéir à l’orientation
anthropologique qui caractérise la nouvelle approche
ethnomusicologique. Certes selon Hugo Zemp, cette démarche favorise
la connaissance et la compréhension de la vie socioculturelle des groupes
ethniques dont la musique est étudiée, étant entendu que ceux-ci ne
conçoivent leur musique que sous l’angle fonctionnel, une dimension
importante dans l’étude de ces sociétés. Mais, peut-on réellement
soutenir que les résultats auxquels parviennent ces chercheurs,
notamment occidentaux, ne souffrent d’aucune insuffisance, quand l’on
sait que chez la quasi totalité des peuples étudiés, le discours sur la
musique, s’il n’est pas ésotérique, ne donne pas lieu à une théorisation
évidente. Par ailleurs, les interprètes qui aident nos chercheurs à récolter
77
les informations, faute de formation adéquate, donnent des
renseignements qui ne reflètent pas parfois les réalités décrites, les mots
pour désigner ce dont on parle étant difficiles à trouver. Alors, comment
peut-on dans ces conditions, prétendre posséder suffisamment de données
fiables pour aboutir à des résultats acceptables, même si le fait d’avoir
fait le terrain est censé être le gage d’une relative réussite de la recherche.
Certains chercheurs, pour justement avoir fait du terrain et côtoyé des
peuples cibles, estiment qu’en maîtrisant quelques éléments de la langue
de leurs hôtes, ils peuvent accéder à la vérité, parlant des informations
recueillies. Mais là encore l’énigme demeure : quand la musique étudiée
est religieuse ou destinée à des initiés comme c’est le cas qu’a connu
Gilbert Rouget à Gbèfa (Dahomey)1, comment attester la fiabilité des
informations reçues sans tenir compte de nombreux silences2 qui
émaillent en général, les échanges ?
3.1.2. Le musical et le non musical en Afrique
Le deuxième aspect de notre observation a trait au concept de
musique elle-même. Sauf méprise de notre part, nous n’avons pas encore
connaissance d’un mot africain qui désignerait le mot musique au sens où
l’entend l’occident. En Afrique, en effet, la musique est à la fois chanson,
danse, poésie, rythme et jeu. Devant un tel concept polysémique, qui du
chercheur ou de l’exécutant accorde-t-il le statut de musique à tel ou tel
phénomène sonore que l’on veut étudier ? Suffit-il qu’un système sonore
remplisse les critères d’une musique pour l’être ? Nous avons pu
observer que dans nombre de sociétés africaines des pratiques que l’on
pourrait taxer de musicales sont catégoriquement logées dans des
domaines qui n’ont rien à voir avec la musique. Il ne viendra jamais à
l’idée des femmes Lobi3, par exemple, pilant le maïs de se dire en
1 Gilbert Rouget a étudié au Bénin deux chants initiatiques pour le culte des Vôdoun. 2 Ces silences sont en fait des interdits qui s’imposent aux informateurs qui ne doivent
pas les transgresser sous peine d’être sanctionnés par les esprits. 3 Les Lobi sont un peuple vivant à cheval sur la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et le
Ghana.
78
situation d’exécution musicale, même si leurs coups de pilons laissent
entrevoir des rythmes bien agencés, alors que cela pourrait intéresser un
chercheur non averti qui trouvera là matière à réflexion. En définitive, si
l’existence de la musique en tant qu’art ne fait l’ombre d’aucun doute en
Afrique, les chercheurs avant d’aborder une étude quelconque d’un
phénomène sonore qui les intéresse doivent au préalable s’accorder avec
les exécutants sur la nature réelle de l’objet étudié, car la classification
que les Africains font de leur musique ne cadre pas forcément avec les
contours occidentaux de la musique. Et on comprend dès lors pourquoi
l’analyse des phénomènes sonores recueillis en Afrique en laboratoire
bute sur la qualité des paramètres1 qui donnent au son musical son sens.
Dans tous les cas, les chercheurs sont libres de donner un statut musical à
tout phénomène qu’ils veulent étudier pourvu que celui-ci entre dans l’un
des critères retenus comme fait musical sur la plan universel, mais ils
doivent retenir que la confusion entre le musical et le non musical est
facilement établie en Afrique.
3.1.3. La transcription des sons et rythmes des instruments de
musique
S’il y a un pan de la musique africaine qui fait l’unanimité chez
les ethnomusicologues, c’est celui des instruments de musique. Malgré
leur diversité tant au niveau formel qu’au niveau de leur technique de jeu,
l’adoption de la classification Sachs-Hornbostel par les différents
chercheurs a permis une synthèse de l’étude organologique des
instruments africains. Toutefois, la transcription fidèle des sons et
rythmes produits par nombre de ces instruments demeure un problème
pour les techniciens. Non seulement la palette sonore qu’offre la gamme
tempérée ne permet pas de représenter certains sons d’instruments
africains, mais pire la technologie actuelle n’a pas encore mis en place un
système qui en facilite la transcription. D’où le caractère approximatif
1 C’est très souvent que des sons musicaux recueillis en Afrique admettent difficilement
des correspondances avec des notes occidentales, toute chose qui rend difficile leur
transcription.
79
des transcriptions des jeux des instruments traditionnels et la trop grande
liberté de procédés de transcription laissée aux chercheurs qui mettent à
nu leur incapacité à pouvoir dompter les sons des instruments africains.
Si ceci constitue un défi pour les chercheurs occidentaux, il l’est
beaucoup plus pour les chercheurs africains qui se doivent de trouver une
réponse plus pertinente à cette question de l’écriture et du décodage de la
musique africaine prise dans son ensemble, par des actions concertées.
3.1.4. La dépendance des chercheurs africains vis-à-vis des
schémas occidentaux
Les chercheurs musicologues ou ethnomusicologues africains ont
pour la plupart étudié dans les écoles occidentales. Et ceux qui n’ont pas
étudié en occident ont été formés en Afrique par des enseignants
occidentaux. La conséquence de cette situation est que même si l’on sent
le besoin chez les Africains de s’affranchir des méthodes classiques
apprises durant leur formation, ils restent encore trop tributaires des
connaissances de leurs maîtres. Si bien que si on ne peut dénier aux
chercheurs africains leur capacité à réfléchir par eux-mêmes, les modèles
que constituent ces maîtres pour eux, demeurent un sérieux handicap à
leur liberté de pensée. Certes, des chercheurs tentent aujourd’hui de
s’autodéterminer par des méthodes plus proches des réalités africaines,
mais la plupart restent attachés aux théories des disciplines occidentales
dont la maîtrise pour eux est le gage d’une bonne formation scientifique.
La preuve dans le domaine musical, est que rares sont les chercheurs qui
réussissent à sortir des schémas occidentaux pour imposer de nouveaux
angles d’études convaincants à leurs homologues. On est toujours dans
les redites qui ne permettent pas aux recherches africaines de se
démarquer des résultats déjà obtenus par les prédécesseurs. Et c’est à
juste titre qu’un collègue occidental se rendant compte de ce qu’un
collègue africain ne faisait que citer servilement des auteurs occidentaux
bien connus sur des sujets africains, lui demanda de donner un avis
d’Africain sur les réflexions émises. Ce collègue s’est senti un peu
désorienté, lui qui, sûr de son affaire, ne pouvait s’attendre à une telle
80
réaction d’un européen sur des sujets touchant directement l’Afrique. Il
venait de se rendre à l’évidence que mêmes les occidentaux ont le souci
de se voir contredire par des recherches nouvelles menées par des
Africains sur des questions déjà évoquées par d’autres chercheurs.
Ceci traduit l’impérieuse nécessité pour les chercheurs africains
d’être suffisamment formés pour porter la réplique. Et si en la matière
l’Afrique peut être fière d’avoir des cadres formés et compétents, dans le
domaine musical et précisément dans celui de la recherche
musicologique, l’Afrique cherche encore ses marques. L’apport des
études musicales dans le développement scientifique des Etats africains
(recherche universitaire, développement culturel et économique…) est
pratiquement imperceptible. Les quelques rares pays qui donnent la
chance à leurs nationaux de se former dans ce domaine, n’offrent pas
toutes les garanties d’une formation sérieuse. Les programmes de
formation n’obéissent à aucune véritable politique de résultat et la
recherche dans ce domaine est l’affaire des téméraires. Toutefois, ces
réalités ne doivent pas constituer des entraves au développement de la
recherche musicologique en Afrique, car de plus en plus d’efforts sont
faits par des Etats Africains pour faire des arts en général les véritables
leviers de leur développement, d’où le renforcement des structures de
formation et de recherche dans ce domaine.
3.2. Perspectives pour l’efficacité des recherches sur la
musique africaine
Les recherches effectuées sur le terrain africain depuis ces
cinquante dernières années montrent évidemment la part importante prise
par les chercheurs occidentaux et Africains dans la compréhension et la
connaissance de l’art musical africain. Mais comme toute œuvre
humaine, peut-on dire attester de leur perfection ? C’est pourquoi en
tenant compte de ce caractère perfectible des travaux effectués, nous
pensons que si beaucoup a été dit et écrit en la matière, beaucoup reste
encore à faire, comme l’attestent les propos de Jean Rouch (1993 : 30)
que nous citons : « Et après cinquante ans, s’il y a beaucoup de choses
81
que j’ai comprises, il y a énormément que je ne comprends absolument
pas. Je me suis peu à peu aperçu que toutes les explications rationnelles
que l’on peut avoir, c’est nous qui les projetions ». Et nous voudrions à la
suite de Rouch, pour démontrer l’ampleur des tâches qui restent à
exécuter, nous approprier la synthèse que nous fait Charles Duvelle dans
son compte rendu de la réunion de Yaoundé1 :
« La pratique musicale est une nécessité impérieuse en tant
qu’expérience communautaire. La musique africaine se présente comme
un élément important, indispensable du « tout » vivant qu’est la société
traditionnelle dans laquelle elle se situe. La diversité de ses aspects et la
variété des formes qu’elle revêt dans l’ensemble de l’Afrique devraient
être approchées de manière systématique. Ainsi, pour éviter la
dispersion des efforts, une concentration des études par grandes aires
culturelles serait souhaitable. Des recherches pluridisciplinaires
permettant des échanges dans les différents domaines d’étude des
civilisations africaines favoriseraient la connaissance approfondie de la
musique dans son cadre vivant tandis que, réciproquement, la recherche
musicologique pourrait apporter une contribution importante à d’autres
disciplines telles que l’histoire de l’Afrique ».
Comme on peut le constater la tâche n’est pas aisée et, il serait
indiqué que de nouveaux moyens plus adaptés aux études des musiques
africaines soient envisagées par les africanistes.
Conclusion
Au terme de notre réflexion, l’on peut retenir que l’intérêt que
suscite l’étude de la musique africaine chez les chercheurs africanistes
tant Occidentaux qu’Africains est sans équivoque au regard des travaux
déjà entrepris. Par ailleurs, il est heureux de constater que des sommités
du domaine ethnomusicologique ont investi le chant musical africain et y
ont abordé des sujets aussi divers et diversifiés dont les résultats ont force
1 Compte rendu de la réunion de Yaoundé organisée par l’Unesco en 1970 sur la
musique africaine qui a vu la participation d’experts venus du monde entier dont
Charles Duvelle.
82
de loi aujourd’hui. Cependant, la complexité de la musique africaine
revêt encore des zones d’ombre à explorer. Et si les chercheurs
africanistes sont encouragés à poursuivre les réflexions dans les champs
qui sont les leurs d’une part et, à améliorer l’existant par des travaux de
laboratoires plus poussés d’autre part, il ressort la nécessité pour les
ethnomusicologues africains ainsi que les chercheurs des autres domaines
des sciences humaines de s’approprier cette bataille et mener des études
complémentaires qui permettent d’apporter des réponses africaines aux
problèmes que les chercheurs occidentaux posent aux regard des
difficultés de tous ordres qu’ils rencontrent sur le terrain et qui sont réels.
Car cinquante ans après le début des travaux des africanistes, on peut
affirmer que si des problèmes d’ordre structurel, épistémologique et
institutionnel subsistent encore et freinent l’élan des chercheurs
musicologues sur le terrain africain, il n’en demeure pas moins que les
perspectives s’annoncent intéressantes, tous étant conscients des efforts à
mener en vue d’obtenir des résultats plus satisfaisants dans ce domaine et
de permettre ainsi à la musique africaine d’apporter sa part à la
connaissance de l’universel.
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84
85
DE L’EMERGENCE DE TERRITOIRES CREATIFS EN
AFRIQUE
SECK Sidy
Direction générale des Manufactures sénégalaises des arts décoratifs
(MSAD); Sénégal
E mail : [email protected]
Résumé
Depuis presque deux décennies, au Sénégal comme dans nombre
de pays d’Afrique, la problématique du « territoire » est au cœur des
projets de développement. Seulement, des paradigmes environnementaux
difficilement maîtrisables et le manque de discernement face à ce qu’il
convient d’appeler « le génie du territoire » ne facilitent pas toujours
l’émergence de territoires culturellement identifiables et
économiquement forts. Certes, la volonté est manifeste de mettre sur
orbite des périmètres de classes créatives, de produits et de services
culturels porteurs de richesses (promotion de la diversité culturelle) mais,
force est de reconnaître que l’émergence de territoires créatifs passe
nécessairement par l’identification, la priorisation, la valorisation et la
mobilisation des ressources locales, partant d’une vision, d’une stratégie
et d’un modèle organisationnel pertinents portés par un leadership de
type transformatif.
Mots clés : Développement local, vision, territoire, cluster
culturel, modèle organisationnel.
Introduction
La problématique du développement a longtemps été au cœur de
la gouvernance locale dans beaucoup de pays en Afrique. Toutefois,
malgré la volonté des uns et des autres, nombre de territoires ont encore
86
du mal à faire de leurs produits et / ou de leurs services culturels de
véritables leviers de croissance économique. La conjugaison des effets
perturbateurs de la globalisation et des crises de toutes sortes de ces
dernières années semble dynamiter les certitudes les mieux établies des
acteurs au développement. Nombre d’études prospectives ont achevé de
montrer leurs limites par manque de flexibilité et par mégarde sur la
pertinence, l’efficacité et l’efficience des leviers, des stratégies et des
modèles organisationnels devant sous-tendre les processus de
développement. Depuis les premières lueurs de l’indépendance, un pays
comme le Sénégal a misé sur le secteur des arts et de la culture. Le but
d’un choix aussi courageux est, entre autres, de faire émerger des
territoires culturellement attractifs et économiquement porteurs, fondés
sur des arguments concurrentiels solides et des avantages compétitifs
réels et portés par un dispositif institutionnel bien structuré.
Les dispositifs politiques, institutionnels et juridiques mis en
place en son temps par Léopold Sédar Senghor, premier Président de la
République du Sénégal, seront renforcés plus tard par différentes autres
mesures, aussi importantes les unes que les autres. Il s’agit, pour n’en
évoquer que quelques-unes, de la loi relative aux domaines de
compétences de la région (compétences générales et compétences
transférées 1994), celle portant sur la Stratégie de croissance accélérée
(SCA 2008) et des grands projets culturels du Président Me Abdoulaye
Wade1. A ces exemples tirés au volet parmi tant d’autres, s’ajoutent
quelques autres faits non moins importants aussi éloquents les uns que les
autres tels que :
- les ateliers internationaux de maîtrise d’œuvre urbaine tenus
d’abord à Saint-Louis (avril 2010), puis à Thiès (20 octobre/ 03
novembre 2012) ;
- la tenue à Dakar du 4 au 8 décembre 2012 du 6éme
Sommet
Africités sur la gouvernance locale et portant sur le thème des
« territoires » ;
1 Se référer aux sept merveilles du Parc culturel, le Monument de la Renaissance
africaine, la Place du Souvenir africain etc.
87
- les nouvelles orientations politiques définies par Macky Sall,
actuel Président de la République du Sénégal, fondamentalement
axées sur « la territorialisation ».
A la lumière de ce qui précède, la puissance publique semble
avoir bien compris que dans certains domaines d’activités, le territoire
peut mieux faire que l’Etat. Mieux, ce que le territoire symbolise sur le
plan culturel, en termes de diversités, de spécificités, de services et de
produits (mobiles, immobiles, matériels et immatériels) constitue des
niches insoupçonnées de richesses et d’humanité à valoriser.
C’est tout le sens des différentes lettres de politique sectorielle
conçues ces dernières années, des centres culturels érigés dans les
régions, des différents fonds mis à la disposition des acteurs culturels, des
festivals et autres rencontres nationales et internationales à caractère
culturel.
Il est donc permis de croire, même si c’est selon le contexte et
avec des fortunes diverses, que le génie artistique et culturel fait l’objet
d’attention dans l’élaboration des projets de développement local.
Cependant, malgré la bonne volonté des uns et des autres et les nombreux
investissements consentis ici et là, l’émergence de classes créatives
réelles au service de territoires culturellement labellisés et d’une
économie culturelle territoriale florissante a encore du mal à se réaliser.
Pour mieux comprendre les raisons d’un tel constat, nous nous
proposons, dans les pages qui suivent, d’aborder dans un premier temps,
le contexte dans lequel devrait se produire l’émergence de territoires
créatifs, ensuite, les dysfonctionnements notés entre la volonté du champ
politico-juridique (Etat central) et le pessimisme du champ des opérations
(Territoires), enfin, quelques enjeux majeurs pour un développement
culturel inspiré du modèle organisationnel des clusters1
et porté par des
produits culturels mobiles et immobiles, matériels et immatériels propres
à chaque territoire (génie territorial).
1 Périmètre géographique qui abrite plusieurs domaines d’activités culturelles partageant
la même vision et une même communauté d’intérêt (grappe, pôle).
88
1. Contexte
Les réalités endogènes varient d’un pays à un autre et s’apprécient
différemment selon le périmètre géographique dans lequel on se situe en
Afrique. Le contexte peut ainsi être favorable ici et défavorable là.
Toutefois, aucun des Etats africains n’est épargné par les cascades de
crises qui secouent le monde. Ces crises d’ordres financier et économique
ont profondément affecté les systèmes de valeurs culturelles, sociales,
identitaires et les espérances dans l’appropriation par les acteurs culturels
africains des opportunités qu’offrent les technologies de l’information et
de la communication. Le monde subit des mutations profondes pour
diverses raisons. Et de cette logique de mutation, procède une crise
statutaire très aigüe qui pourrait avoir à long terme de graves
conséquences sur la compétitivité et la solvabilité des entreprises
culturelles en Afrique.
En effet, le secteur des arts et de la culture devient le point de
chute - de prédilection - de beaucoup de jeunes sans formation
professionnelle, sans vocation et sans aptitude en la matière. Par la faveur
d’animateurs de radios et de télévisions peu ou pas au fait des enjeux
mondiaux, ces jeunes artistes et autres acteurs culturels de circonstance
occupent à longueur de journée le paysage médiatique. Ce contexte de
sauve-qui-peut tous azimuts vers les médias et les arts renvoie à une
nouvelle forme de libéralisation professionnelle qui contribue, lentement
mais sûrement, à banaliser la production culturelle et les statuts des corps
des métiers de la culture.
D’autre part, le contexte est aussi caractérisé par la force de
clichés du genre « l’art ne nourrit pas son homme », qui ont fini de
s’incruster dans la conscience collective et qui entravent sérieusement le
processus d’émergence de territoires créatifs. Ici, l’environnement
sociologique secrète lui-même ses propres pesanteurs sociales.
De plus, au grand dam des principes élémentaires de gestion, le
facteur « temps » fait l’objet d’une méprise au quotidien, alors qu’il est
devenu, par la force des choses, une ressource d’une extrême importance
pour tout processus de développement.
89
L’analyse du contexte ne saurait faire abstraction de l’absence de
données statistiques fiables sur les arts et la culture. La primauté des
indicateurs qualitatifs sur les indicateurs quantitatifs favorise-t-elle une
gestion pertinente, efficace et efficiente du secteur ? Tout ce qui se gère
se mesure ! Et la culture d’entreprise des artistes qui sont supposés être à
la base de toute entreprise éminemment culturelle ne rassure guère.
Car, pour l’essentiel, ces derniers ne s’identifient pas comme étant
des travailleurs autrement dit des entrepreneurs - avec leurs spécificités -
capables de produire des œuvres à forte valeur ajoutée, marchandes et
compétitives dans le marché des arts. Une telle acception classique de
l’artiste permet-elle de percevoir avec exactitude l’énorme potentialité du
secteur, d’organiser des marchés nationaux, sous-régionaux et régionaux
et de bien contribuer à la croissance économique en Afrique ? Si l’on
ajoute à ce tableau peu reluisant la porosité de nos frontières, portes
d’entrée des produits hollywoodiens et bollywoodiens, les incohérences
de la politique de décentralisation et le déficit quantitatif et qualitatif des
ressources génériques, n’est-il pas permis de penser que tous les
ingrédients sont réunis pour dévoyer le secteur de la culture dans
l’expression totale et entière de sa diversité ?
Pourtant, malgré ce contexte qui a l’air d’être défavorable à tout
point de vue, l’Union économique et monétaire ouest africaine
(UEMOA), à l’instar d’autres organismes comme l’UNESCO,
l’Organisation internationale de la francophonie, l’Union européenne,
l’Union africaine, etc., tente de renverser la tendance.
C’est pour dire, en définitive, que même si le contexte apparaît
critique du fait d’un dérèglement généralisé des repères, il ne ferme pas
pour autant toutes les issues de secours aux acteurs au développement au
rang desquels comptent les acteurs culturels. Dans le but de rendre
favorable le contexte national et de placer le Sénégal sur les voies d’un
développement humain durable, des dispositifs (DSRP I, DSRP II 2006
90
et 2010 / DPES 2011-2015 / SCA, etc.1) sont mis en place, intégrant ainsi
le secteur de la culture dans les politiques publiques de développement.
Mieux, des problématiques aussi brûlantes que celles relatives à
l’économie de la culture et à l’aménagement culturel (territoires ou pôles
culturels) y sont devenues des préoccupations majeures. La prégnance
des enjeux territoriaux et économiques de la culture est aujourd’hui telle
que les Etats africains n’ont d’autres choix que de faire en sorte que la
production culturelle, le génie de leurs territoires (le patrimoine culturel
territorial entre autre) devienne à la fois un output (produit) et un input
(ressource) capables de :
- produire un capital créatif dynamique, générateur de croissance,
d’équité et de mieux-être à partir de vertus territoriales labellisées
et d’un pouvoir attractif ;
- se reproduire dans une logique de régénération permanente, gage
de créativité, de régularité et de jouissance esthétique sans cesse
renouvelée.
Pour y arriver, il faudrait prendre à bras le corps un certain
nombre de dysfonctionnements notés entre les orientations stratégiques et
les plans opérationnels.
2. Trilogie des dysfonctionnements
Les batteries de mesures stratégiques et opérationnelles de la
gouvernance d’Etat ou de la gouvernance locale (offre culturelle de l’Etat
central ou celle des Collectivités locales) restent souvent très en-deçà du
niveau de satisfaction des populations cibles (demande des acteurs
culturels publics et privés). Les raisons d’un tel hiatus entre l’offre et la
demande sont certes diverses et complexes mais nous nous en référons
juste à trois types de dysfonctionnements liés les uns les autres et dont les
effets conjugués peuvent entraver toute volonté de développement
culturel.
1 DSRP: Document de stratégie pour la croissance et la réduction de la pauvreté. DPES :
Document de politique économique et sociale. SCA : Stratégie de croissance accélérée.
91
2.1. Dysfonctionnement stratégique
Suite au séminaire tenu à Dakar au mois de juillet 2008 sur le
thème : « Culture et stratégies de développement local » et qui a vu la
participation de l’Union économique et monétaire ouest africaine
(UEMOA), la ville de Dakar, le Ministère en charge de la Culture,
l’Agenda 21 de la Culture, les Cités et Gouvernements locaux unis et
alliés, il y a lieu de se demander si nos Etats ne donnent pas l’impression
de s’être installés dans un éternel recommencement. Depuis plusieurs
décennies, les cadres africains sont en quête de stratégies pour le secteur
de la culture. Ne se pose-t-il pas un problème de vision ?
Les politiques culturelles - si tant est qu’il en existe formellement
sur le plan opérationnel - sont conceptualisées sous forme de grandes
orientations et à des niveaux institutionnels élevés avant d’être mises en
œuvre à partir de structures déconcentrées et décentralisées. Cet
important travail de conceptualisation s’inspire pour l’essentiel de ce
qu’il convient d’appeler « la vision », terme aujourd’hui réduit à sa plus
simple expression.
Le premier dysfonctionnement porte sur l’acception du concept
de « vision » et de la « re-présentation » à laquelle elle renvoie
généralement. Pour rappel, au sens managérial du terme, deux éléments
inséparables d’un binôme composent la « vision ». Elle procède de la
conjugaison intelligente d’un futur désiré (ambitions) et d’un socle
culturel (valeurs et mission) adapté à ce futur désiré (Brilman 2003 : 70).
Du fait de la complexité du processus d’acculturation qui
accompagne toute « vision » et de sa durée relativement longue, les uns
et les autres semblent bien s’accommoder du premier terme du binôme à
savoir le futur désiré (ambitions). Ainsi, le second terme, étant peu ou pas
du tout pris en compte, par son absence ou son caractère non
opérationnel, fait gripper le processus (mission, socle culturel, système
de valeurs) devant permettre la réalisation pertinente, efficiente et
efficace de ce « futur désiré ».
Sous un autre angle, assujettis à des contraintes de délais et de
résultats à présenter à un électorat, certains décideurs politiques ne
92
s’attardent nullement sur les obligations du binôme. Etant souvent jugés
sur pièce, ici et maintenant, en fonction des réalisations effectuées durant
leur mandat, ces leaders politiques s’adonnent à un modèle de
management « par à-coups ». Ce dernier semble bien leur convenir eu
égard aux urgences, à ce qui leur paraît prioritaire et à la pression
populaire. Ils subissent ainsi les dures réalités sociales tant et si bien
qu’ils finissent par adopter un pilotage institutionnel informel.
Seulement, s’il faut quelques années pour juger sur pièce un régime au
pouvoir, il n’en faut pas moins d’un quart de siècle pour changer le mode
de comportement et de penser la culture d’un peuple. Car, comme dit
l’économiste britannique John Maynard Keynes dans son ouvrage intitulé
Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (préface de la
première édition anglaise) paru en 1935 et cité par Menard Marc (2004 :
72) « la difficulté n’est pas de comprendre les nouvelles idées, elle est
d’échapper aux idées anciennes ».
Dans le domaine de la culture, les pouvoirs politiques ne font
assurément pas leur ce propos de Keynes et encore moins les principes
modernes de gestion et les grandes fonctions de l’économie (Cohen
2001 : 132).
Comment donner au secteur de la culture une orientation
économique alors que l’environnement social secrète lui-même ses
propres pesanteurs ? Pour preuve, tous ou presque semblent s’accorder
sur le fait que « l’art ne nourrit pas son homme ». N’est-ce pas sur l’art et
sur les artistes - entre autres - que les entreprises et les industries
culturelles comptent s’appuyer pour arriver à un meilleur taux de
croissance économique ? Ce genre de cliché qui hante la conscience
collective des uns et le dysfonctionnement stratégique introduit par les
autres font que le secteur de la culture donne toujours l’impression d’être
piloté à vue.
Ceci expliquant cela, par mégarde, par méprise ou par la
commodité de certains raccourcis, les deux composantes du binôme de la
vision se voient dissociées, sans liens apparents. Ainsi, des
infrastructures culturelles aux coûts très onéreux peuvent être érigées ici
93
et là, inaugurées avec faste, sous les feux de la rampe, sans une étude en
amont de leurs formes juridiques, de leurs objets sociaux et des
contraintes liées aux ressources au sens générique, aux modes de
fonctionnement, aux approches organisationnelles et aux modèles
managériaux. Que dire des nombreux projets culturels financés à coups
de millions de francs non remboursables, sans un seul dispositif de
contrôle ?
Malgré les différentes résolutions de telles ou de telles autres
institutions communautaires, les nombreuses conventions internationales,
les apports féconds de la coopération bi ou multilatérales et les études
prospectives nationales sur la culture, beaucoup reste à faire dans la
définition des stratégies de développement du secteur de la culture. De ce
dysfonctionnement stratégique semble procéder un dysfonctionnement
structurel.
Indépendamment des grandes ambitions (futur désiré) qui
consistent à faire du secteur de la culture un important levier de
croissance économique en sus de ses missions traditionnelles, existe-il
des cadres structurés et structurants pouvant servir de passerelles entre
l’offre du « génie du territoire » (local) et la demande du marché des arts
et de la culture (global) ?
2.2. Dysfonctionnement structurel
Dans le document intitulé L’emploi et l’économie du savoir - cas
du Sénégal1, l’Etat du Sénégal a adopté des stratégies qui prennent en
compte le secteur de la culture et qui, à long terme, sont susceptibles de
le hisser au rang des pays dits émergents. Entre autres, la stratégie de
croissance accélérée (SCA) en est une.
Elle intègre les industries culturelles dans l’une de ses cinq
grappes. Les deux objectifs majeurs assignés à la SCA permettent
l’accélération de la croissance économique, la diversification, la
sécurisation et la pérennisation des sources de croissance (dont la
1 TIC dans l’emploi et l’économie du savoir - cas du Sénégal-avril 2007, p. 24 ; Etat du
Sénégal et Commission économique pour l’Afrique CEA.
94
culture). Cette vision stratégique s’appuie donc essentiellement sur les
acteurs de développement au rang desquels devraient figurer en bonne
place les professionnels du secteur des arts et de la culture. Y sont-ils
bien préparés au moment où les cadres de la SCA sont en train de
dérouler des formes de clusters riches d’enseignements dans d’autres
domaines d’activités comme l’agriculture ? De plus, les collectivités
locales sont-elles bien outillées afin de pouvoir circonscrire leurs
territoires physiques en territoires culturels (pôles créatifs), labellisés,
attractifs et compétitifs ?
S’il est vrai qu’il existe bel et bien « un futur désiré » et un
potentiel culturel inestimable (classe créative et génie du territoire), le
modèle de structuration administrative ne permet pas d’identifier de
façon nette et précise ce potentiel. Pis, les centres culturels régionaux
sont dans un état de dénuement quasi - général avec des locaux inadaptés,
des équipements obsolètes ou inexistants et un environnement peu
clément. De plus, le peu de ressources humaines dont ils disposent, bien
que très volontaires, ne sont pas suffisamment formées sur les
problématiques liées à l’économie et au management culturels. Certes,
nombre de sortants de l’école nationale des arts de Dakar bénéficient
actuellement de formations complémentaires à l’intérieur comme à
l’extérieur du Sénégal, mais celles-là gagneraient à être orientées tant et
si bien qu’elles répondent aux besoins clairement exprimés dans les
orientations stratégiques.
A cet état de fait, vient s’ajouter l’absence de structures
culturelles dans les départements et dans les communautés rurales ; ce
qui rend encore plus difficile l’identification et la valorisation de tout ce
dont le Sénégal dispose comme génies artistiques et culturels. Dans ces
territoires, la dépréciation à long terme du génie et de tous les fœtus qui
pourraient, lentement mais sûrement, contribuer à l’émergence et à
l’affirmation de classes créatives au service du développement culturel et
économique est inévitable.
Le manque de dispositifs bien structurés, à vocation structurante,
favorise ainsi d’importantes pertes de gisements culturels qui auraient pu
95
constituer des arguments compétitifs et des avantages concurrentiels en
faveur des missions économiques dévolues à la culture.
De l’avis de nombre d’acteurs au développement, dans certains
domaines d’activités, les territoires font mieux que l’Etat central. Certes !
Mais, le manque de cohérence et de mesures d’accompagnement entre le
pouvoir central et les collectivités locales dans le transfert des
compétences ouvre la voie au dernier élément de la trilogie des
dysfonctionnements, à savoir le dysfonctionnement opérationnel.
2. 3. Dysfonctionnement opérationnel
La culture n’a pas de prix mais elle a un coût. Le coût n’est pas
que financier. Il s’exprime aussi en termes de ressources humaines et
matérielles, de recherches et développement, d’informations, de temps
(disponibilité, phasage, échéancier, périodicité, etc.).
S’il est salutaire de la part d’un Etat d’avoir de réelles ambitions
(futur désiré) dans le domaine de la culture, la mise en œuvre de celles-là
l’est encore plus. Le dysfonctionnement opérationnel est évident et les
raisons peuvent être diverses et variées. Les plus perceptibles procèdent
du fait que les vases communicants qui devraient, en permanence, relier
l’Etat central aux collectivités locales - sur les sujets à caractère
éminemment culturel - sont souvent coupés, si tant est qu’ils existent. Ce
hiatus administratif et institutionnel s’ajoute à l’absence d’une politique
d’accompagnement de ces collectivités locales en matière de ressources
(au sens générique) pour constituer un véritable frein à une bonne mise
en œuvre des politiques de décentralisation. Dans un pays comme le
Sénégal, même si l’Etat est un et indivisible - la nation également -, les
centres culturels régionaux, qui sont des démembrements (structures
déconcentrées) du Ministère en charge de la culture, n’entretiennent
aucune relation de type hiérarchique avec les commissions culturelles des
collectivités locales. La mise en place d’une politique culturelle
concertée avec des ressources à la dimension des ambitions (futur désiré)
aurait permis de rendre moins évident le dysfonctionnement opérationnel.
96
Indépendamment des questions liées au mode inadapté de
l’organisation administrative et institutionnelle, l’autre difficulté majeure
réside dans le manque de dispositifs logistiques et de compétences
techniques pouvant aider à identifier les gisements culturels (génie) et les
exploiter comme des patrimoines culturels propres à des territoires
(pôles) bien déterminés d’abord et ensuite comme des leviers de
croissance économique (destinés à des marchés nationaux, régionaux et
internationaux).
A défaut de modèles organisationnels concertés, consensuels et
bien élaborés, chaque frange du secteur de la culture, à la manière de
Sisyphe, y va de sa stratégie aux fins d’en tirer le meilleur parti.
La trilogie des dysfonctionnements est une réalité complexe qui
cache l’essentiel des efforts des uns et des autres dans le domaine des
politiques culturelles de manière générale. Si, par le passé, les activités
culturelles étaient encore considérées, dans l’entendement populaire,
comme des activités superflues de prestige et de dilettante, les enjeux de
l’heure devraient interpeller tous les acteurs sans exclusive.
3. Enjeux
Plus actuel que jamais, ce propos du savant sénégalais, Cheikh
Anta Diop, campe avec beaucoup de clairvoyance, les véritables enjeux
de l’art et par ricochet, ceux de la culture : « Quelle que soit sa
signification dans le passé, il (l’art) doit nous aider aujourd’hui à
résoudre les problèmes actuels, à nous adapter aux nouvelles conditions
d’existence. Dans le domaine de la vie politique et sociale sans jamais
renoncer à son idéal d’esthétique, il doit poser les problèmes brûlants de
l’heure1 ».
Abstraction faite de l’idéal esthétique qui est un impératif
catégorique, les enjeux peuvent être situés à plusieurs niveaux. Nous en
retenons principalement trois :
- les enjeux territoriaux ;
1 In Alerte sous les tropiques, Présence Africaine, p. 120.
97
- les enjeux économiques ;
- les enjeux liés à la flexibilité du capital humain et au modèle
organisationnel de ce capital.
3.1. Enjeux territoriaux
Lorsqu’il s’agit de faire du secteur de la culture un levier de
croissance économique, il y a lieu de s’imprégner du potentiel de chaque
territoire et de se faire une représentation objective du génie créateur réel.
Nous entendons ici par territoires la région, la ville, le quartier,
l’agglomération, le pôle, l’unité culturelle géographique, etc. Le territoire
est généralement un incubateur de talents de toutes sortes, stratifié en
plusieurs espaces créatifs porteurs (potentiellement bien sûr) de
croissance et de richesses.
L’intérêt de cette approche géographique réside dans le fait que la
concurrence mondiale met de moins en moins aux prises les pays entre
eux. Elle s’opère du local (territoire) vers le global (mondial). C’est grâce
à cette approche géographique de l’économie de la culture traduite par
une forme spécifiée de labellisation et de marketing territorial que des
villes sont devenues d’importants pôles (culturels) d’attraction, de
convergence et de croissance, pourvoyeurs de richesses.
Paris s’est ainsi cristallisé dans la mémoire collective pour sa
mode, Bombay pour son cinéma, Angoulême pour son festival de bande
dessinée, Rotterdam pour ses projets architecturaux, Barcelone pour son
design, Venise pour sa biennale d’art, Montréal pour son cirque du Soleil
et son industrie des jeux vidéo, Ouagadougou pour son FESPACO,
Bamako pour sa biennale de la photographie, etc.
L’exploitation marchande de symboles culturels et de la créativité
artistique participe au développement de ces villes qui, par la force du
génie créatif dont elles regorgent, deviennent des maillons centraux pour
l’économie de leurs pays respectifs.
A l’Afrique et aux Africains de tirer le meilleur profit du génie de
leurs territoires afin d’exercer toute l’attraction nécessaire pour mobiliser
et fidéliser - par la culture - les facteurs de production de richesses et de
98
croissance. Car l’émergence d’une réelle économie culturelle passe
nécessairement par l’émergence et l’apport fécond de territoires créatifs.
Dans cette logique de concurrence territoriale, la maîtrise de la
ressource artistique et culturelle (génie du territoire) est fondamentale
pour le développement et l’ancrage des arguments concurrentiels et des
avantages compétitifs (Scott et Leriche 2005). Les arts et la culture,
longtemps considérés comme des activités de dilettante, sont ainsi
devenus de véritables leviers de croissance économique pour le
développement local comme en attestent les correspondances du tableau
ci-après.
Villes / Territoires /
Pôles
Options / Arguments concurrentiels / Avantages
compétitifs
Barcelone Design
Paris Gastronomie / Tour Eiffel / Musée du Louvre
New-York Statue de la liberté
Venise Biennale d’art
Sao Paulo Biennale d’art
Angoulême Festival de bandes dessinées
Montréal Jeux vidéo / Cirque du Soleil
Amsterdam Industrie de la publicité
Rotterdam Projets architecturaux
SiliconValley Industrie électronique
Cannes Festival de cinéma
Ouagadougou FESPACO
Bombay Industrie du cinéma
Hollywood Industrie du cinéma
Lagos Industrie du cinéma
Shangaï Festival universel : Meilleure ville ; meilleure vie
Bamako Biennale de photographie
Thiès Festival des Danses sacrées / SARGAL
Marseille Capitale européenne de la culture
Nantes La Folle Journée (Festival de musique classique)
99
Un tel parti-pris permet d’identifier, de mobiliser et de valoriser
ce que chaque territoire a de spécifique tant au niveau des hommes
(classes créatives) qu’à celui des produits et des services culturels (génie
mobile, immobile, matériel, immatériel).
Indépendamment de la qualité du label culturel mis en valeur par
le territoire de référence (Biennale de la photographie de Bamako au
Mali, par exemple), des œuvres présentées à chaque édition (jouissance
esthétique) et de leur valeur marchande (création de richesses et lutte
contre la pauvreté), l’évènement en lui-même (objet d’attraction et
d’affluence) est un produit composite (package artistique et culturel)
appelé à se reproduire de façon pérenne (régularité) et soumis de fait, à
une logique de régénération permanente (créativité et renouvellement).
Mieux, il est doté d’un capital humain créatif inestimable (possibilités de
réseautage de différentes classes créatives), à même de créer les effets
d’entraînement et les conditions requises pour rendre le territoire
(Bamako) attractif et le transformer à long terme en une zone
économique et culturelle spéciale (territoire labellisé). Ce n’est donc pas
un hasard si, par l’activation de ressorts géographiques de l’économie des
arts et de la culture et par le marketing territorial et la labellisation, des
noms de villes sont devenus de prestigieuses marques d’identités
culturelles reconnues de par le monde. Ainsi, pour faire face à la
concurrence mondiale, des métropoles comme Paris, Amsterdam, New
York, Rotterdam, Venise, São Paulo, le Caire, etc. ont développé des
stratégies d’exploitation marchande de symboles culturels et de la
créativité artistique, esthétique et sémiotique, dans le but de mobiliser, au
profit de leurs territoires respectifs, des arguments concurrentiels et des
avantages compétitifs.
C’est pour dire toute l’importance des enjeux territoriaux qui sont
d’ailleurs étroitement liés aux enjeux économiques.
3.2. Enjeux économiques
Les territoires qui ont réussi à se doter d’un cadre d’échanges
(marché, espaces de convergence) autour d’un label culturel territorial
100
fort (produits et / ou services) sont en droit d’attendre des retombées
économiques. Selon les opportunités de l’offre et de la demande, il
s’agira de bien œuvrer pour l’identification en amont des différents
acteurs dudit marché ou de ces espaces de convergence, du tracé et de
l’accessibilité du périmètre géographique, de l’effectivité et de la fluidité
des supports technologiques (échanges en ligne), de la spécification des
produits et / ou des services culturels (à mettre en marché ou objets de
convergence), de la périodicité, de la durée et des conditions de
faisabilité. Car, à la suite d’Alain Lefebvre in Economie culturelle et ses
territoires 2008, nous sommes amené à croire que la culture gagnerait à
se présenter comme étant à la fois un output (produit) et un input
(ressource) pouvant fédérer des communautés humaines ayant en partage
un seul et même territoire et se révéler potentiellement active dans
l’identification et la mobilisation de ressources (au sens générique). C’est
à ce prix que les produits et les services culturels de tels ou de tels autres
territoires au Sénégal ou en Afrique parviendront à apporter une
contribution significative dans le taux de croissance des économies
nationales, à l’instar de Paris et de Bombay. Et cela passe
inéluctablement par le capital humain et par des modèles organisationnels
bien adaptés aux territoires.
3.3. Enjeux liés à la flexibilité du capital humain et à
l’organisation
L’enjeu est aussi de créer les conditions qui permettent de
disposer d’un capital humain caractérisé par une flexibilité maximale du
fait des changements intempestifs de l’environnement mondial et de la
nécessité de toujours produire, pour chaque nouveau contexte, un
nouveau modèle organisationnel. Aussi, est-il important de travailler
dans le sens d’une diversification des profils de compétences capables de
prendre la juste mesure de la complexité de l’environnement mondial, du
rapport « global »/« local » et du rôle des artistes et des entreprises
culturelles dans les stratégies de développement local. Seulement, le
génie d’un territoire ne peut éclore de façon optimale que lorsque le
101
processus créatif qui s’y déploie intègre suffisamment l’identification,
l’implication et l’imbrication de trois niveaux de couches sociales
(Florida 2002, Cohendet et Simon 2008). Il s’agit :
- du niveau de l’individu (performances individuelles) ou
l’ensemble des activités créatives, artistiques et culturelles ayant
lieu en dehors des organisations ou institutions formelles basées
sur la production, la diffusion ou l’exploitation ;
- du niveau des organisations ou des institutions formelles ;
- du niveau des communautés ou du groupe intermédiaire reliant les
deux premiers niveaux.
D’un niveau de couche sociale à l’autre, les rôles diffèrent.
Toutefois, pour les besoins de cohérence et d’efficacité au sein du
processus de conception, de production et d’exploitation des idées
créatives, les trois niveaux se doivent d’entrer en synergie au profit du
développement du même territoire qu’ils ont en partage. Dans ce
dispositif, l’apport des artistes et le dynamisme des entreprises culturelles
sont plus que déterminants en ce qu’ils constituent une somme
importante d’avantages compétitifs et d’arguments concurrentiels au
service du territoire à faire émerger.
Plus qu’un simple choix politique à faire en direction d’une
communauté humaine, c’est tout un processus à construire avec celle-là,
un système de valeurs à partager, une culture à créer à partir d’une
démarche innovante et pour l’émergence de nouveaux comportements et
de nouveaux modes de penser la culture et d’agir. La mobilisation du
capital humain nécessaire à l’émergence de territoires créatifs procède
dès lors d’un véritable processus complexe d’acculturation dans la
mesure où une culture cède la place à une autre. Le pari ne peut être
gagné d’avance si l’on sait que toute innovation est vouée à des forces de
résistances et de conservation. D’où la nécessité de reconsidérer, avec
juste mesure, les véritables contours du type de profil des leaders
transformatifs et le niveau de flexibilité que requiert l’émergence de
territoires créatifs en Afrique.
102
Pour en arriver à un niveau de conception de politique culturelle
aussi achevé (vision) et à une telle capacité de transformation du capital
humain (classe créative) en agent de développement, il faudrait faire
recours à une bonne culture du benchmarking1.
Les modèles d’inspiration qui sont à même d’impulser une
nouvelle dynamique productive locale, favorable à l’innovation et à la
compétitivité ne manquent pas.
Ici, la ville de Montréal (Canada) a commandité auprès du
chercheur américain Richard Florida et de ses collègues, une étude qui a
apporté plus de lisibilité sur l’existence de liens plus directs entre l’art, la
culture et le développement économique des collectivités territoriales
(Myrtille Roy-Valex in L’Economie Culturelle et ses Territoires). Là, la
ville d’Angoulême, en 1970, a choisi la bande dessinée comme créneau.
Et, malgré le caractère éphémère du festival, la Mairie en fera le point de
départ d’une véritable politique de développement économique en
décidant d’en pérenniser les retombées.
Comparaison n’est peut-être pas raison et Ngaay Mékhé (capitale
des chaussures en cuir au Sénégal) n’est pas Montréal et encore moins
Angoulême. Toutefois, l’esprit qui sous-tend ces deux exemples est à
méditer. Il reflète l’importance de la volonté politique (vision) et le sens
de l’innovation et du risque de la part de leaders transformatifs.
Au Sénégal comme partout ailleurs en Afrique, il est évident que
les territoires regorgent de gisements culturels, mais ceux-là ne sont pas
toujours bien identifiés en tant que potentiels produits ou services
marchands pouvant être mis au service d’une économie locale ou
nationale.
A l’aide de l’outil du benchmarking, les Etats africains pourraient
réaliser d’importants gains (coûts social, financier, matériel, temporel et
informationnel) en expérimentant le modèle organisationnel des clusters
culturels. En effet, les clusters culturels ont l’avantage d’être des
1 Identification des politiques de développement local, d’aspects positifs pouvant être
adaptés et adoptés aux fins d’améliorer de manière importante les performances d’une
fonction, d’un métier ou d’un processus.
103
périmètres géographiques bien délimités au sein desquels se concentrent
un nombre important de corps de métiers et d’activités à caractère
culturel (pôles culturels et classes créatives) avec un système de
traitement de l’information bien articulé (par pression et par aspiration) et
une option d’orientation vers le marché susceptible de générer de grandes
performances commerciales.
A long terme, avec l’implication des Etats et des collectivités
locales, ces clusters finiront par traduire l’expression d’une vision
commune et d’une communauté d’intérêt culturel et économique.
Sans avoir la prétention de proposer un modèle type de cluster
culturel, nous présentons en annexe et sous forme de schémas, un type
de modèle organisationnel d’une zone culturelle spéciale à vocation
économique à Thiès au Sénégal, ville carrefour, modèle conçu à partir
des concepts de « cluster » et de « territoire ».
Conclusion
En conclusion, il est important de rappeler qu’en Afrique, comme
partout ailleurs dans le monde, aucun projet de développement ne peut
prospérer si le paradigme culturel (spécificités territoriales) n’est pas
placé au cœur des stratégies à mettre en place. L’émergence de territoires
créatifs ne peut procéder que de la volonté des Etats centraux. Celle-là se
traduit naturellement dans la définition des axes prioritaires de politiques
culturelles, les modèles organisationnels, la mise en place des
infrastructures, l’assainissement de l’environnement générique des arts et
de la culture, la formation, la mobilisation de fonds, l’appui aux
initiatives privées et une politique cohérente de décentralisation.
A cet effet, l’adoption d’une nouvelle démarche créative des
politiques publiques de développement est d’une extrême urgence. Elle
permet de donner du sens et de la valeur au génie de chaque territoire et
de poser, partout où besoin est, les conditions nécessaires à l’émergence
de nouvelles classes créatives, agents de développement et porteuses de
richesses.
104
Partant du génie des territoires et des identités locales
(patrimoines culturels), l’Afrique deviendra un consortium de clusters
culturels spécifiques (zones culturelles spéciales), et de bassins
d’activités et d’expressions créatrices, dynamiques, génératrices de
richesses, d’équité, de qualité de vie et de bien-être social.
Bibliographie sélective
Armstrong C. et al, 1990 : Groupes, Mouvements, Tendances de l’Art
Contemporain depuis 1945, Paris, Ecole Nationale Supérieure des
Beaux-Arts, 187 p.
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158 p.
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Comment chaque pays gère-t-il ses hommes ?, Paris, Les Editions
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Editions d’Organisation, 550 p.
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Barcelone – Montréal », in Management International, Volume 3,
Numéro spécial sur les Villes créatives.
Colbert F., 2000 : Le Marketing des arts et de la Culture, Québec, Gaetan
Morin éditeur, 317 p.
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du savoir en Afrique : cas du Sénégal, 24 p.
Diop C. A, 1990 : Alerte sous les tropiques, Paris, Présence
Africaine, 150 p.
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International, Volume 3, Numéro spécial sur les Villes créatives.
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Kossou B. et al, 1985 : La dimension culturelle du développement,
Collection CAURIS NEA/UNESCO, 176 p.
105
Lefebvre A., 2008 : Economie culturelle et ses territoires, Toulouse,
Presses Universitaires du Mirail, 381 p
Management International, 2009 : Volume 3, Numéro spécial sur les
Villes créatives, 173 p.
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OIF., 2004 : Les Industries Culturelles des Pays du Sud Enjeux du Projet
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Predal R., 1988 : La Critique Des Spectacles, Paris, CFPJ, 125 p.
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Harmattan, 265 p.
Scott et Leriche 2005 : 2008 Economie culturelle et ses territoires,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 20 p.
UNESCO, 2000 : Culture, Commerce et Mondialisation, Paris, Editions
UNESCO, 79 p.
Warnier J. P., 1999 : La Mondialisation de la Culture, Paris, Editions La
Découverte, 185 p.
106
Annexes
26/01/2012 11:59 Espace Ombres et Lumières
E.O.L.
SUP DECO
IMMACULE CONCEPTION
GARE ROUTIERE
CASERNE DES SAPEURS POMPIERS
MARINE FRANCAISE
CERCLE MESS
DES OFFICIERS
HOTEL FAIDHERBE INTENDANCE MILITAIRE
2S TV
EIFFAGE
PATISEN
SOBOA
SUNEOR
PUBLICS COMPOSITES ET ESPACES INFORMELS
ENVIRONNEMENT DU PARC CULTUREL
PARC CULTUREL
INSTITUTIONS BANCAIRES
DAKARNAVEILE DE GOREE
CENTRE COMMERCIAL DU PORT
HOTEL DE VILLE
EMBARCADERE
Ce schéma présente quelques unes des nombreuses structures qui
gravitent autour du Parc culturel de Dakar au Sénégal et qui sont des
niches à explorer à des fins de performances commerciales dans le cadre
de l’orientation marché. La liste des structures n’est pas exhaustive.
107
Modèle organisationnel du parc culturel
Ce modèle présente le Parc culturel sous forme de cluster culturel. Il a
pour but de regrouper dans un même périmètre géographique un aspect
représentatif du génie d’un territoire. Il a l’avantage de rendre beaucoup
plus rationnel – avec une flexibilité maximale - le management général
de plusieurs structures, évoluant sur le même territoire et ayant la même
vision et les mêmes intérêts.
108
109
DISCOURS ET RESPONSABILITE DE LA PRESSE
D’INFORMATIONS GENERALES DANS LA CRISE
POSTELECTORALE EN COTE D’IVOIRE
ATCHOUA N’Guessan Julien
UFR Information communication et arts (UFRICA)
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan
E-mail : [email protected]
Résumé
Comme d’autres observations, cette étude est une interrogation sur
le rôle de la presse dans la crise postélectorale en Côte d’Ivoire. Plongés,
en effet, dans des contradictions multiples à l’instar des hommes
politiques dont ils relaient les discours, les quotidiens d’informations
générales apparaissent comme l’un des principaux acteurs de cette crise
postélectorale même si chaque ivoirien y a joué sa partition. La
dynamique conflictuelle s’est donc mise en place de manière progressive
dans une période sociopolitique et économique où la problématique de la
régulation des discours politiques de la presse appelle à une réflexion
permanente.
Notre étude doit permettre d’amener les décideurs, les acteurs
politiques ivoiriens et les professionnels des médias à une prise de
conscience de l’état de la presse en Côte d’Ivoire et des enjeux
sociopolitiques qu’elle incarne.
Mots clés : Presse ivoirienne, discours politique, crise
postélectorale, jeu démocratique, responsabilité.
Introduction
Dans les sociétés dites démocratiques, le temps des élections
constitue un moment particulier où s’exerce le rôle des organes de presse.
110
Les informations éventuellement contradictoires qu'ils diffusent
contribuent à augmenter les connaissances des citoyens sur les différents
programmes de gouvernement des candidats en lice et les choix
électoraux des citoyens. En d’autres termes « la presse contribue à
l’élaboration du contexte dans lequel et à partir duquel se forme la pensée
du citoyen » (Schudson 2001 : 22).
Cependant, force est de reconnaître que dans la réalité, la presse a
toujours été perçue, que ce soit par les propriétaires, par les journalistes
ou par le public, comme un moyen pour peser sur les décisions, un mode
d’influence ou comme un instrument transparent de délibération
collective (Diégou 1996, Zio 2001, Cabral 2009).
Le cas ivoirien en est une parfaite illustration. La presse ivoirienne
est certes fondamentale dans la conquête du pouvoir d’Etat, mais, le plus
souvent, le rôle qu’elle joue n’est pas à la mesure des enjeux d’une
élection apaisée. De dérapages en dérives, elle se décrédibilise aux yeux
des Ivoiriens qui lui reprochent son manque d’indépendance,
d’impartialité, ses erreurs professionnelles (Zio 2005, Théroux-Bénoni et
Bahi 2008, Théroux-Bénoni 2009).
La presse exerce donc une responsabilité accrue de nos jours face à
des citoyens devenus plus autonomes, plus libres de leurs choix et plus
changeants, et qui ont cependant besoin d’elle pour comprendre et
décrypter un monde complexe. Le système politique et social tout entier
semble, de ce fait, chavirer et s’abandonner à la facilité du jeu
médiatique. Il est donc temps de réagir, de comprendre ce qui se passe, et
de trouver des solutions durables au nécessaire débat citoyen sur le rôle
de la presse dans nos sociétés.
Aujourd’hui, comme l’écrit Kotoudi (2004 : 1), on se pose
beaucoup de questions sur la rapide descente aux enfers que connaît la
Côte d’Ivoire, sur cette image pâlie, sur cette icône brisée de « pays de la
paix ». On s’interroge également, poursuit-il, sur l’avenir de cet Etat, hier
construit autour « d’identités convergentes », et qui aujourd’hui se détruit
dans ses multiples contradictions politiques. Un peu partout dans les
démocraties émergentes également, la mise en place d’un processus
111
démocratique à conduit à des heurts politiques qui ont le plus souvent fait
de nombreuses victimes. Cette crise ivoirienne a donc ses antécédents
politiques, économiques, culturels et sociaux qui se sont sédimentés au fil
du temps pour connaître une explosion soudaine et violente montrant
ainsi que « quand elle brillait de ses succès économiques et de sa stabilité
politique, la médaille avait un revers moins reluisant » et « là où
l’engrenage a pu être stoppé à temps, la machine ivoirienne, elle, s’est
emballée » (Kotoudi 2004 : 1).
En Côte d’Ivoire, plus spécifiquement, les tensions politiques,
économiques et ethniques qui se sont cumulées en 2002, ont violemment
fait irruption à la veille, pendant et au lendemain de l’élection
présidentielle de fin 2010 ; élection dont la légitimité a été sérieusement
compromise par l’installation de deux Présidents à la tête du pays au
second tour de cette élection : ce sont les candidats Laurent Gbagbo,
proclamé par le Conseil constitutionnel ivoirien et Alassane Ouattara, par
la Commission Electorale Indépendante (CEI) et reconnu par la
Communauté internationale. Cette situation politique à relent bicéphaliste
au sommet de l’Etat a installé une crise postélectorale sans précédent en
Côte d’Ivoire. Les journaux ivoiriens et les discours politiques qu’ils
relaient ou construisent, n’ont-ils pas contribué à mettre « le feu » aux
sentiments populaires d’insécurité dans cette période d’exacerbation de la
crise ? Quelle est donc la part de responsabilité de la presse dans la crise
postélectorale en Côte d’Ivoire ? Quels types de discours et de médiation
a-t-elle construit entre le citoyen et le politique en cette période de crise ?
En réponse à ces préoccupations, ce travail se propose d’atteindre
l’objectif de déterminer le niveau d’implication de la presse ivoirienne
dans la crise postélectorale de décembre 2010 à avril 2011. La démarche
méthodologique adoptée, dans ce sens, a été celle de faire l’analyse de
contenu thématique et qualitative d’un corpus significatif de discours
politiques des quotidiens d’informations générales avant et pendant la
manifestation de la crise postélectorale ainsi que des interviews réalisées
(dans le cadre de la présente recherche) auprès de personnalités
politiques et de professionnels des médias. A cette méthode d’analyse de
112
contenu, nous avons adjoint la « grille de lecture » aux neuf (9) points1 de
l'Observatoire de la liberté de la presse, de l'éthique et de la déontologie
(OLPED) qui permet, selon cette structure nationale d’autorégulation des
médias, de juger des manquements à l'éthique et à la déontologie de la
presse (Zio 2001 : 14-18). Il s’est agi également, en amont de cette
démarche méthodologique, de faire l’état de la question des travaux de
recherche, des conférences, des ateliers et autres littératures sur le rôle de
la presse en période de crise.
Sur le plan théorique, notre étude met en relief l’épineuse question
des « effets idéologiques » des médias où, selon Theodore Adorno et
Max Horkheimer de l’école de francfort (Sacriste 2007 : 309), de part
leur environnement culturel et politique, les médias ont un rôle
idéologique. Ils renforcent l’ordre établi et légitiment les rapports sociaux
existants. En outre, « La spirale du silence » de Noëlle Neumann dans la
conclusion que les médias sont des distributeurs d’opinions légitimes et
1 Ce sont : 1. L’injure : définie comme une offense grave, une parole blessante,
grossière, une expression outrageante sans imputation de fait ; 2. L'incitation à la révolte
et à la violence : Ce sont les écrits guerriers qui créent les conditions favorables à un surcroît de tensions, d'incompréhension et d'affrontements physiques ; 3. L'incitation au
tribalisme et à la xénophobie : par de petits calculs mercantiles, des quotidiens jouent
sur la fibre tribaliste et xénophobe, en opposant les tribus les unes aux autres, et en
reprenant la thèse de l'étranger envahisseur à leur compte ; 4. L’incitation au fanatisme
religieux : les écrits qui encouragent des pratiques qui, au nom de la religion,
n'admettent aucune contradiction, ne supportent pas d'autres pratiques religieuses et
tiennent toute autre forme de foi pour l'œuvre de Satan qui doit être combattu par
l'’invocation, sur lui, des malédictions divines, et même par la guerre ; 5. Le non-respect
de l'équilibre dans le traitement de l'information : l'exigence de l'équilibre de
l'information réduisait les risques de partis-pris, de traitement partiel et partial de
l'information ; 6. Le non-respect de l'esprit de confraternité : la non observation du
climat d'entente, de fraternité, d'amitié et de respect mutuel entre différentes rédactions d'une part et entre les rédacteurs d’autre part. 7. L'incitation à la débauche : faire la
promotion de tous les travers sexuels et même de ce qui peut être considéré comme un
crime en la matière : voyeurisme, inceste, viol, etc.) ; 8. L'atteinte aux bonnes mœurs et
à la morale : ce point de la grille de lecture se distingue par le fait qu'il ne constitue pas
un appel à commettre un acte considéré comme un crime ou un travers sexuel. Il reste
que la frontière entre ces deux points de la grille de lecture est ténue. 9. L’atteinte à la
dignité humaine : la publication de photos particulièrement choquantes pour illustrer des
faits divers.
113
limitent le sens critique des individus (Rieffel 2005) est, dans cette étude,
une théorie complémentaire à la précédente. Ces théories qui nous sont
utiles dans nos analyses sur les discours de la presse en période de crise
rééditent toute l’hypothèse que les médias influencent le comportement
des individus. Quelle fut donc la part de responsabilité des médias
ivoiriens, et pour le cas qui nous concerne ici, de la presse dans la crise
postélectorale qu’à connue le pays sur la période de décembre 2010 à
avril 2011 ?
Cette étude doit permettre, en plus de présenter des résultats
d’analyses, de réitérer les incessants appels à la responsabilité, « au
désarmement des plumes » et au professionnalisme des médias et de
mûrir davantage l’idée de la nécessité et de l’urgence de l’éducation des
populations aux médias dans ce cycle de réconciliation nationale entamée
par les autorités ivoiriennes. La démarche méthodologique nous amène,
pour l’heure, à présenter les résultats de nos analyses tels que structurés
ci-dessous.
1. La presse ivoirienne d’avant l’indépendance : un media du
colon et de l’élite africaine
L’histoire de l’avènement de la presse en Côte d’Ivoire peut être
étudiée sous deux angles : la presse de l’époque coloniale et celle de la
période postcoloniale. Sous l’angle colonial, notons, selon des archives
de l’Agence ivoirienne de presse (AIP) et de l’Edipress en Côte d’Ivoire,
que le journal La Côte d’Ivoire né à Grand-Bassam (une province de la
ville d’Abidjan) au début des années 19001 est considéré comme le
1 Le premier journal ivoirien appelé La Côte d’Ivoire, serait né à Grand-Bassam (une province de la ville d’Abidjan) au début des années 1900, sur l’initiative du Français
Charles Ostench, celui-là même qui, le 11 septembre 1910, représentait la presse à
l’inauguration officielle de la gare ferroviaire de Dimbokro, une ville du centre de la
Côte d’Ivoire. Une thèse situe sans autres précisions, la naissance du journal « La Côte
d’Ivoire » en 1906. Cette affirmation a pu d’ailleurs être vérifiée grâce à un exemplaire
du journal, datant de 1913, et portant la mention « septième année ». Cet exemplaire
dédicacé par Charles Ostench lui-même a été présenté du 16 au 30 mai 1983 au Centre
culturel français d’Abidjan dans une exposition consacrée à la presse francophone.
114
premier titre édité en terre ivoirienne sous la colonisation. Plus
globalement, la presse était animée par les colons (planteurs,
commerçants, fonctionnaires) et parfois par les mouvements politiques
comme le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA, ex-parti
unique). L’ère coloniale a donc connu un nombre relativement élevé de
publications. Des titres comme France Afrique (1934), Africa (1946),
Kpatchibo (1946), La Vérité, Abidjan Matin (1951-1964), Fraternité
Matin (depuis 1957), etc. ont marqué cette presse coloniale. Les
recherches menées çà et là par les professionnels des médias et par des
universitaires révèlent en effet qu’entre 1895 et 1960 plus de quarante
titres ont vu le jour en Côte d’Ivoire. La plupart de ces publications
appartenait aux colons. Cette presse ivoirienne de l’époque coloniale était
avant tout une presse d’opinion et partisane qui soutenait les intérêts
coloniaux (pour la presse proche des colons) et les intérêts politiques des
élites africaines (pour les journaux qui leur étaient proches). Ces
publications se caractérisaient, en outre, par une parution intermittente et
une existence souvent de courte durée. Cette presse de l’ère coloniale,
presse d’opinion à parution irrégulière, pouvait difficilement survivre à la
décolonisation qui marque un changement de contexte politique et fait
apparaître de nouveaux défis. L’avènement de la presse postcoloniale
s’amorçait, quant à elle, dès 1959 avant de réapparaître plus ou moins
diversifiée à partir de la proclamation du multipartisme en 1990. La
presse ivoirienne d’avant l’indépendance apparaît en définitive comme
l’affaire d’une minorité privilégiée, reflétant les conflits d’intérêt et les
luttes politiques.
Il faut indiquer qu’au lendemain des indépendances en Afrique,
c’est la loi de 1960 qui va régir le monde de la presse en Côte d’Ivoire.
Cette période est, comme dans beaucoup de pays africains nouvellement
indépendants, marquée par l’absence d’une presse critique à l’égard du
régime en place. La seule presse présente servait l’intérêt du régime en
place incarné en Côte d’Ivoire par le PDCI-RDA. C’est en effet, le
(Sources : les archives de l’Agence ivoirienne de presse (AIP) et de l’Edipress en Côte
d’Ivoire).
115
quotidien progouvernemental Fraternité Matin qui, durant plusieurs
années, a occupé seul le marché de la presse ivoirienne servant ainsi de
relais à une seule opinion : celle du pouvoir en place. La liberté
d’expression était donc absente en Côte d’Ivoire. Ce monopole voulu par
les autorités de l’époque va s’estomper en 1990 avec la transition vers la
démocratie1.
2. La presse ivoirienne à l’heure de la démocratie : le
« printemps de la presse » et les affinités politiques
Depuis 1990, l’avènement du multipartisme a installé en Côte
d’Ivoire une ère nouvelle de liberté d’expression et de diffusion des idées
et des opinions politiques. Mieux, des discours politiques nouveaux sont
apparus comme s’opposer à ceux qui étaient servis jusque-là aux
citoyens. Puis, à la multiplication des partis politiques, s’est profilée
également une évolution dans le domaine médiatique où, à côté de la
presse étatique, va naître une floraison de titres de journaux et
d’entreprises de presse. Le processus de démocratisation de 1990 a
entraîné, en d’autres termes, des mutations profondes tant sur le plan
politique que dans le paysage médiatique. On parle même de « printemps
de la presse » en Côte d’Ivoire (Dan Moussa et Berthod 2007) qui se
caractérise par la prolifération des publications indépendantes, d’ailleurs
très critiques à l’égard du pouvoir en place qui aura de ce fait perdu le
monopole du marché de la presse. Ce sont plus d’une centaine de
journaux qui verront le jour. La plupart de ces publications vont
cependant disparaître des kiosques à journaux après seulement quelques
mois d’apparition sur le marché. Ceux qui continueront de paraître
devront faire face à l’adversité des autorités de l’époque encore hostiles
aux critiques exigées par les principes de la nouvelle donne politique en
cours.
1 Par exemple, entre 1990 et 1996, on a enregistré 187 publications. Du 1er janvier au 31
décembre 2009, le Conseil national de la presse a enregistré cent trois (103) titres de
journaux sur le marché contre cent deux (102) en 2008 et quatre-vingt (80) en 2007.
116
Au niveau de leur caractéristique, il est à noter qu’il existe
plusieurs catégories de journaux en Côte d’Ivoire. Ce sont : les journaux
d’informations générales, les journaux de divertissement, les journaux de
sport, les journaux people, etc. Les journaux dits d’informations
générales sont pour la plupart des journaux officiels des partis politiques.
Ceux-ci véhiculent les idéaux de leur parti à leurs lecteurs. Par exemple,
Le Nouveau Réveil est le journal du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire
(PDCI), Le Patriote appartient au Rassemblement des républicains
(RDR), Notre Voie est l’organe du Front populaire ivoirien (FPI). En
dehors de ces journaux officiels des partis politiques, on note un certain
nombre de journaux dits indépendants mais qui en réalité se sont affiliés
aux partis politiques et en ont épousé les couleurs. On a ainsi les
journaux « verts » qui paraissent sous les couleurs du PDCI, les journaux
« bleus » pour indiquer ceux qui appartiennent au FPI, les journaux
« rouges » pour le RDR. A côté de ces journaux, il y a Fraternité Matin
qui est l’organe de l’Etat de Côte d’Ivoire. Enfin, la dernière catégorie de
journaux d’informations générales qu’on peut relever sont les journaux
comme L’Inter et Soir Info qui n’appartiennent ni à des partis ni affiliés à
ceux-ci.
En somme, de 1990 à nos jours, la presse ivoirienne s’est enrichie
au niveau des titres qui passent de quatre (4) à plus d’une centaine de
quotidiens et de périodiques. La plupart de ces supports médiatiques de la
presse ne paraissent plus. Une liste des journaux portant sur la période de
2000 à 2005, à l’occasion d’une étude en 2005 sur la formation des
journalistes fait une illustration de cette situation des journaux ivoiriens
que nous rapportons comme suit :
1 Frat-Mat (P1) 15 24 Heures (P) 29 Verdict Populaire
(P)
2 Notre Voie (P) 16 L’Intelligent (P) 30 Prestige (P)
3 L’Inter (P) 17 Le Courrier (P) 31 Progrès (A)
4 Soir Info (P) 18 National Plus (A) 32 Bûcheron (A)
1 L’indication (P), signifie présent sur le marché.
117
5 Patriote (P) 19 Toujours (A) 33 L’Essor (P)
6 N. Réveil3 (P) 20 Go Magazine (P) 34 Le Libéral (A)
7 Le Jour Plus (P) 21 Le Sport (P) 35 Aiglon (P)
8 L’Evènement (P) 22 Top Visage (P) 36 Mimos (P)
9 Echos- Matin (A1) 23 Déclic (P) 37 Foot (A)
10 Nord-Sud (P) 24 Gbich ! (P) 38 Crapouillot (P)
11 Le Temps (P) 25 Elite Actuelle (P) 39 Mousso (P)
12 D. Heure (A) 26 Le Matin
d’Abidjan (P)
40 Dagbê (P)
13 DNA (P) 27 Le Journal des
Journaux (P)
41 Le Repère (A)
14 Le Front (P) 28 Monde des Stars
(P)
42 Le Reflet (A)
Source : Zio (2007 : 13-14).
La presse ivoirienne s’est, en quelque sorte, diversifiée et se
compose de la presse d’Etat ou pro-gouvernementale, de la presse
d’opinion (qu’on pourrait présenter comme une presse « inféodée aux
partis politiques »), de la presse relativement « neutre » et de la presse
spécialisée. L’univers de la presse spécialisée est constitué des journaux
qui traitent des thèmes spécifiques liés à l’actualité sportive, religieuse,
économique, à la vie des stars, à la mode et autres2. Quant à la presse
quotidienne d’Etat, elle ne s’est pas enrichie en nombre malgré quelques
tentatives infructueuses de palier ce déficit. C’est Fraternité Matin qui
demeure le seul quotidien d’Etat sur le marché. La mission de Fraternité
Matin comme sous le parti unique n’a pas varié. Il est toujours un organe
pro-gouvernemental. Il se met au-dessus des batailles d’intérêt des partis
politiques pour se consacrer à la promotion des actions des gouvernants.
1 L’indication (A), signifie absent ou ne paraît plus sur le marché. 2 Par exemple l’actualité sportive est traitée par des journaux comme Le Sport, Elite
Actuelle, Le match, etc. ; l’actualité économique par La tribune des marchés publics, La
tribune de l’économie, Le nouveau navire, Au travail, etc. ; l’actualité religieuse par
Islam Info.
118
La presse quotidienne d’opinion occupe la plus importante part du
marché et se classe en deux grandes catégories : d’un côté, la presse
proche du parti au pouvoir ou appartenant à celui-ci et d’un autre côté, la
presse appartenant aux partis de l’opposition ou proches de l’opposition.
Cette presse représente à elle seule 80% de part de marché. La presse
neutre est celle qui se situe à équidistance des partis politiques mais
également du pouvoir en place. Les positions de la presse « neutre » ne
sont pas linéaires. Elle rame à contre-courant des tendances politiques en
Côte d’Ivoire. On la verra tirer à boulets rouges tantôt sur le parti au
pouvoir tantôt sur les partis d’opposition. Imprévisible, la presse
« neutre » ou plus expressivement apolitique (c’est-à-dire non attachée à
une chapelle politique) est la propriété d’hommes d’affaires dont elle
défend surtout les intérêts. Aujourd’hui, deux quotidiens peuvent être
retenus comme faisant partie de la presse relativement « neutre » ou
apolitique en Côte d’Ivoire : les quotidiens Soir’ Info et L’Inter du
groupe Olympe.
En somme, comme les médias dans leur ensemble, la presse
ivoirienne à une mission d’information dans l’espace public. Et telle que
le précise Tarde (Sacriste 2007 : 281), la presse à une influence
« indéniable » sur l’opinion publique ; un public apparemment « cultivé
et critique » (comparativement à la foule) des journaux qui diffusent des
opinions orientées et qui suscitent, de fait, de nombreuses conversations.
Quelle a donc été la mission de la presse d’information générale
dans la crise qu’à connue la Côte d’Ivoire aux heures de la proclamation
des résultats de la présidentielle de 2010 à celle de la chute de Laurent
Gbagbo en avril 2011 ?
3. Missions et discours politiques de la presse en Côte d’Ivoire
3.1. Les missions de la presse : une tradition perpétuée pendant
la crise postélectorale
Selon Stœtzel (1973 : 277), « la presse est une institution sociale,
un trait culturel intégré à un certain type de civilisation (…). La presse
est un instrument parmi d’autres du système de régulation ». En d’autres
119
termes, la presse joue un rôle de grande importance dans la société. Bien
qu’elle tienne compte des contraintes financières, la presse est avant tout
une « place publique », une agora, un service à la collectivité où l’on
retrouve tout ce que les journalistes estiment important pour la société et
pour ses membres. La presse joue, à l’égard de la société, plusieurs
fonctions qui sont : informer, renseigner, prendre position, divertir,
mobiliser et instruire.
Leclerc et alli. (1991 : 6-16) identifient, pour leur part, six (6)
fonctions de la presse. Elle informe car elle nous tient au courant des
événements importants pour la collectivité. La presse rapporte les
derniers développements d’une guerre, les résultats d’une élection, etc. la
fonction d’information est celle qui parait la plus évidente aux yeux des
gens. Selon toujours ces auteurs, la presse renseigne en offrant à chacun
ce qu’il recherche ou tente de faire. Par exemple, au consommateur, elle
annonce les prix, les soldes ; au travailleur ou à celui qui est à la
recherche d’un emploi, les offres d’emploi, à l’entrepreneur, elle
explique la situation économique, la naissance de nouveaux marchés. En
outre, la presse prend position sur des sujets et des évènements qui
marquent l’actualité ; cela à travers les éditoriaux ou par le biais
d’articles confiés à des spécialistes. C’est en cela qu’elle joue le rôle
d’analyste et suscite la réflexion. De plus, la presse mobilise. Elle
participe à développer, chez le lecteur, un sentiment d’appartenance à
une collectivité, à une famille politique en lui faisant partager le destin de
sa collectivité ou de son parti. Par ailleurs, poursuivent Leclerc et alli.
(1991 : 6-16), la presse tout comme les autres médias dits traditionnels
remplissent une quatrième fonction qui est celle de divertir (sourire du
jour, feuilleton, mots croisés, etc.). De même, la presse instruit car elle
remplit un rôle éducatif quand elle sert, en quelque sorte, de centre de
documentation.
Aussi, eu égard au fait que la presse développe en profondeur les
sujets, elle satisfait la curiosité du lecteur qui veut savoir plus sur un sujet
qui constitue son centre d’intérêt. Dix (10) ans auparavant, en 1989 donc,
Bergdhahl écrivait que « l’information est devenue une ressource
120
tellement précieuse que le destin des nations modernes est lié à leur
capacité de la développer et de l’exploiter1 ». En d’autres termes, notre
vision de la vie politique, économique, sociale et culturelle semble être
façonnée voire conditionnée par l’information que nous consommons à
travers les médias de manière générale et précisément à travers la presse
quotidienne (Esquenazi 2002).
Comme pour préciser ce rôle fondamental de la presse dans le
contexte politique ivoirien, pour le ministre ivoirien de la communication
Koné Ibrahim (2008), dans son intervention sur le thème « l’information
en période électorale : engagement des politiques et des journalistes », de
nombreuses enquêtes révèlent, à l’occasion des campagnes électorales,
que c’est à travers la communication des médias ou des politiques dans
les médias que les citoyens se font une idée plus claire des enjeux de la
vie politique de leur pays (les messages politiques, les problèmes qui
suscitent des oppositions ou manifestations politiques, etc.) ainsi que des
thèmes autour desquels s’organisent les compétitions électorales.
La presse ivoirienne est, pour ainsi dire, appelée à jouer un rôle
permanent de médiation entre le système politique et l’ensemble des
citoyens.
On le voit bien, ailleurs comme en Côte d’Ivoire, la communication
politique moderne tend à confier aux médias, soutient Koné Ibrahim
(2008), un rôle essentiel dans la sélection des enjeux autour desquels doit
tourner le débat de la société politique. En lui assurant son rythme et en
ponctuant ses moments clés, la presse donne de plus en plus le ton de la
vie politique dans la société ivoirienne. Par exemple, les grands débats
radiodiffusés ou télévisés comme « Face aux électeurs », organisés par la
Radio télévision ivoirienne (RTI) au premier et au second tour de la
présidentielle de 2010 et rapportés ou commentés par les quotidiens
d’informations générales comme Fraternité Matin, Soir Info, Le Patriote,
Notre Voie, etc. ont constitué des moments clés de cette période de la vie
politique en Côte d’Ivoire. De part leur position de médias attachés aux
1 www.adadb.bj.refer.org/spip.php?article23, consulté le 14 juin 2011.
121
partis politiques, du moins pour une grande partie d’entre eux, les
organes de la presse ivoirienne se sont faits les échos des discours
politiques tantôt d’apaisement (les appels à discussion pour trouver une
issue favorable aux conflits qui ont opposé les acteurs politiques par
exemple) tantôt des discours les plus « guerriers » d’appel à la
confrontation civile et militaire. Ainsi sur le plan des cas de discours
d’apaisement, les lecteurs de la presse ivoirienne ont pu s’enquérir des
titres comme « Le chef de l’Etat rassure les Atchans : il n’y aura pas de
guerre1 », « Alphonse Djédjé Mady : Engageons le combat pacifique
2
« Présidentielle, le RHDP lance son programme commun de
gouvernement3 », « Les ivoiriens aux urnes, la fête ou le Chaos ?
Guillaume Soro veut un scrutin apaisé4 ».
Sur le plan des discours d’appel à la belligérance, des citoyens ont
pu lire, sur les journaux, des titres comme « Départ de Gbagbo/Toutes les
voies de diplomaties épuisées, il ne reste que la force, appel de Soro à la
communauté internationale5 », « Alassane Dramane Ouattara, le père de
la rébellion, un témoignage exclusif6». Tous ces écrits de la presse ont,
pour la plupart, pour sources des discours politiques, voire même des
discours de la « rue » véhiculés sous la forme de rumeurs et qui sont
relayés par celles-ci. Ces publications sont diffusées en dépit des
recommandations conjointes du Conseil national de la communication
audiovisuelle (CNCA), du Conseil national de la presse (CNP) et de la
Commission électorale indépendante (CEI) au séminaire-atelier sur la
couverture médiatique des élections en Côte d’Ivoire. Ce séminaire-
atelier qui s’est soldé par l’élaboration d’un guide de la couverture
médiatique des élections en Côte d’Ivoire stipule, en ses articles 8 et 9,
que « Le professionnel de la presse doit respecter les droits et devoirs
fondamentaux du métier de journaliste tels que prévus par le code de
1 Notre Voie, n°3753 du vendredi 10 décembre 2010, p. 1. 2 Le Patriote, n° 3347 du mercredi 15 décembre 2010, p. 1. 3 Fraternité Matin, n° 13784 du mardi 19 octobre 2010, p. 1. 4 Nord Sud, n° 1637 du samedi 30 octobre au 1er novembre 2010, p. 1. 5 Le patriote, n°3352 du jeudi 23 décembre 2010, p. 1. 6 Notre Voie, n° 3741 du vendredi 26 novembre 2010, p. 4.
122
déontologie du journaliste et la loi n° 2004-643 du 14 décembre, portant
régime juridique de la presse. Selon cette même disposition, le
professionnel de la presse doit « s’abstenir de publier des propos et de
faire des commentaires susceptibles de jeter le trouble dans l’opinion
nationale et d’envenimer le climat social1 ».
Ainsi, comme à la présidentielle togolaise du 4 mars 2010 où des
recommandations ont été faites à la presse sur la nécessité du respect du
code de bonne conduite des médias ; de l’abstention à l’incitation et à la
violence ; de la promotion des idéaux de paix et de démocratie; de la
recherche du bon ton2 » par les organisations de la société civile (OSC) et
la Communauté économique des Etat de l’Afrique de l’Ouest
(CEDEAO), les médias ivoiriens ont été également sensibilisés sur les
enjeux de leur mission.
Cette option de la presse d’information générale à outrepasser ces
recommandations et autres règles élémentaires de l’éthique et de la
déontologie des médias pour accompagner les politiques dans la
confrontation fratricide a laissé couver « un espace public déstructuré »
(Kabran 2007 : 228) où le climat social est apparu comme hanté par la
perversion du discours politique construit par les adversaires politiques
du second tour de la présidentielle ivoirienne de 2010 et leurs soutiens
respectifs. La presse aura ainsi contribué à pervertir l’espace public
ivoirien en pleine convulsion politique en y instaurant des incertitudes
par la construction de discours politiques partisans. La presse est de ce
fait « à “exorciser“ et pour qu’elle cesse d’être un vecteur d’intolérance
et pour parvenir à contribuer positivement à l’émancipation de la
conscience collective ivoirienne, elle doit, tout d’abord, se consacrer
entièrement au noble métier d’informer, c’est-à-dire rendre compte des
faits, rien que des faits » (Atchoua 2011 : 101).
1 CNCA, CNP, CEI, Guide de la couverture médiatique des élections en Côte d’Ivoire,
Abidjan, 2009, p. 79. 2 http://www.cefci.org/component/content/article/13-actualites/50-election-pdt-
togo.html, consulté le 1er novembre 2012 à 22h GMT.
123
Dans ce même ordre mais dans une perspective plus globale,
Rieffel (2005 : 107), soutient que « les conflits armés constituent sans nul
doute un terrain d’étude particulièrement propice pour évaluer le rôle des
médias dans nos sociétés. Depuis que la presse existe, ils sont l’occasion
pour les journaux d’accroître sensiblement leur tirage et de susciter
l’intérêt des lecteurs ». L’explication, selon l’auteur, est que les conflits
soulèvent des passions, favorisent l’exaltation des valeurs nationales,
suscitent la haine ou la compassion, font appel aux sentiments
humanitaires et le public, avide de connaissance sur l’évolution de la
situation qui prévaut, reste plutôt soucieux d’en saisir les enjeux
politiques et économiques, curieux d’en connaître l’issue possible. La
presse jouerait donc sur tous les registres pour capter l’attention des
lecteurs et pour accroître son audience par son discours qui devient ainsi
un enjeu majeur de conflits.
A quels types de discours de presse le citoyen ivoirien a-t-il été
exposé pendant cette période électorale qui a débouché sur des
affrontements armés ?
Selon Abolou (2009), les conflits entre l’Etat et le citoyen
produisent des discours au travers desquels des unités lexicales se
révèlent pour refléter « durablement » les événements « douloureux », et
pour traduire les actes politiques dévoyés. Les droits civils et politiques
des citoyens ivoiriens ont été occultés. Les inégalités sociales, selon
l’auteur, étaient habilement gérées dans l’idéologie de la propension
ethnique et les complots qui couvaient ont ressurgi sous forme de
violences politiques récurrentes qu’il définit avec de nombreux auteurs,
comme étant des actes de désorganisation, de destructions, de blessures,
ayant une signification politique. Leurs effets transparaissent dans les
discours des citoyens et des régimes en place. Ces discours deviennent
des actes de représentation des univers d’expériences, de reproduction
des situations et des contextes. Et pour Ngalasso (cité par Abolou 2009 :
2), les discours sont, en tout état de cause, constitués de « mots qui ont
donc un pouvoir et d’abord celui de dire, de vouloir dire, de signifier. Les
mots disent toujours les choses ou les concepts qu’ils désignent par
124
convention sociale, ce qui constitue leur contenu sémantique
fondamental. Mais, bien souvent, ils veulent dire ce qu’on veut bien leur
faire dire, ce qui constitue leur valeur contextuelle ou situationnelle. Les
mots n’ont pas de signification, comme chacun sait, ils n’ont que des
sens que leur octroie celui qui les emploie en fonction de son
appartenance sociale de pouvoir. En cela, les mots sont objets de
multiples manipulations, de divers réglages de sens. Ces mots, ou en
d’autres termes, ces discours circulant dans l’espace public investi par les
médias nationaux et internationaux (Dacheux cité par Abolou 2009) sont
ainsi surchargés, saturés de sens ambigus et contigus qui semblent défier
la citoyenneté démocratique et l’autorité de l’Etat.
Il s’agit donc d’appréhender ici le discours comme un ensemble de
mots, un développement écrit et destiné à un public sur un sujet bien
déterminé. Le discours occupe une place de choix dans la presse qui,
comme les autres médias, en constitue un canal important de
transmission dans le sens où il s’agit non seulement « d’informer, mais
aussi de persuader, de manipuler, de faire croire, de faire aimer et
détester, de faire faire, et de transformer la réalité sociale et politique »
(Austin 1970 : 52).
A ce titre, on peut indiquer que l’omniprésence des médias dans
notre environnement explique notre dépendance vis-à-vis de ceux-ci.
Mais, plus encore notre besoin de parler, de savoir, de communiquer, etc.
font finalement de ces supports d’information des « compagnons de notre
vie quotidienne, des sentinelles de notre curiosité à l’égard du monde » et
les guides familiers de notre participation à la vie sociopolitique,
économique et culturelle de notre environnement (Riéffel 2005 : 9). Ces
supports se révèlent être des véhicules indispensables d’informations des
individus sur leur environnement mais dans une certaine mesure, des
producteurs de rumeurs, des « ont dit », des propos du « café du
commerce » (Mathien 2003 : 16) et autres malversations qui constituent
des actes de dérives dans notre pays.
Sur la question donc des dérives de la presse, il faut indiquer
qu’elles sont liées à plusieurs facteurs dont trois sont les plus essentiels :
125
les journaux appartiennent pour la plupart aux partis politiques ou sont
affiliés à des partis politiques ; il y a également la précarité financière et
le manque de professionnalisme des journalistes qui constituent de
sérieux handicaps à l’épanouissement de ces organes de presse. La presse
ivoirienne a régulièrement eu la réputation d’être « partisane,
discourtoise, irrévérencieuse : pendant que certains journalistes font
preuve d’ignorance et d’incompétences, d’autres bien formés rivalisent
d’ardeurs militantes » (Dan Moussa et Berthod 2007 : 14). Lors du forum
de la réconciliation nationale en 2001, Fero Bi Bally1 fera remarquer
dans cette perspective que : « les Ivoiriens ont les médias qu’ils méritent
». Il stigmatisait ainsi le comportement du public des médias car selon
lui : « les mauvais élèves de l’OLPED, c’est-à-dire les organes les plus
cités ou épinglés sont les bons élèves des consommateurs de
l’information … ». L’influence de la presse sur son public reste donc
sans équivoque tout autant qu’il est à la base de la création de nombreux
concepts et phénomènes de « rue » comme celui des « Titrologues2 »
(Zio 2005 : 4, Théroux-Bénoni et Bahi 2008 : 199-217) ou phénomène de
lecture des Unes de la presse pour des commentaires sur les faits
d’actualité sociale et politique. Récupéré et chanté par le groupe musical
« Les Garagistes» comme une science, ce phénomène connaîtra un
développement en Côte d’Ivoire surtout en période de tension
sociopolitique. Selon Zio (2005 : 4), la section Côte d’Ivoire de
l’Association internationale pour la démocratie (AID-CI), dans sa
1 Maurice Fero Bi Bally « Les ivoiriens ont les médias qu’ils méritent » in le quotidien
Le Jour, n° 1974 du mardi 16 octobre 2001, p. 4. 2 Les « titrologues » prennent d'assaut, chaque jour, les kiosques et étals à journaux. Ils
lisent juste les seules UNES de tous les titres pour satisfaire leur besoin d'information,
mais surtout d’interprétation de l'actualité. Aussi, se transforment-ils en « relais » d'informations dont ils ont, dans le meilleur des cas, une idée approximative, vague à
travers des titres trop souvent contradictoires d'un journal à un autre. Des journaux
engagés et militants, excessifs, outranciers. Les « titrologues », à partir des UNES,
fabriquent ou réécrivent l'information qui, à son origine, n’est pas toujours exacte, ni
vérifiée. Ils l’interprètent et l'injectent dans le plus puissant réseau de communication de
tous les temps : le bouche à oreille. Les UNES servent ainsi de source à la rumeur qui,
dans le cas d'espèce, devient « vérité » parce que c'est écrit dans les journaux. La
fascination de la chose écrite (Zio 2005 : 4, Théroux-Bénoni et Bahi 2008 : 199-217).
126
déclaration du 17 octobre 2001 affirmait, au sujet d’une telle vision de la
« Titrologie », que « Certains médias n'ont pas toujours agi dans le sens
de l'apaisement du climat social. Il y a des journaux qui propagent
volontairement des rumeurs. Si la « titrologie » est une science, comme
le chante le [genre musical] « zouglou », il faut dire qu'elle est une
mauvaise et dangereuse science, parce que, bien souvent, les titres ne
reflètent pas le contenu des articles ».
Ces propos, comme un état du discours de la presse en Côte
d’Ivoire, pointe un regard accusateur sur cette presse dans l’émergence et
la gestion de la fracture sociopolitique que traverse la Côte d’Ivoire.
En somme, de l’opinion publique au chercheur en passant par les
professionnels des médias, la presse en Côte d’Ivoire semble avoir terni
son image aux yeux de son public et des observateurs qui dénoncent,
quand ils le peuvent, les dérives « du militantisme, de la rumeur, du
sensationnalisme… » (Zio 2005 : 8). La presse apparaît donc comme
perpétuer une tradition de manquement à l’éthique et au code de la
déontologie du métier du journalisme. Diégou (1996 : 35), affirmait lors
d’un séminaire sur l’état des médias en Côte d’Ivoire et dans le même
sens des propos accusateurs ci-dessus, que : « depuis la réinstauration du
multipartisme en 1990, les médias nationaux se sont rangés, pour la
plupart, derrière les partis et les hommes politiques dont ils sont devenus
les porte-voix ». Char (1999 : 50), ironise pour sa part que « le
journalisme de caniveau fait florès sous toutes ses latitudes à Abidjan ».
Pour s’en convaincre, l’analyse des discours de la presse ivoirienne
apparait importante.
3.2. Les discours de la presse ivoirienne au rythme des conflits
sociopolitiques
Dès le déclenchement de la crise le 19 septembre 2002, il leur a
donc simplement suffi de suivre, pour paraphraser Diégou (1996 : 35), ce
penchant naturel de servilité pour se ranger en ordres de bataille derrière
les belligérants de cette crise. Cette situation a entrainé comme
conséquence, une presse sensiblement subdivisée en deux camps
127
opposés : d’un côté, une presse proche du parti au pouvoir et taxée de
« médias patriotiques » et une autre, proche de l’opposition et traitée de
« médias rebelles et pro-rebelles ».
Les médias rebelles et pro-rebelles sont ceux qui ont contribué à
diffuser les idéaux des mouvements rebelles, à donner la parole à leurs
leaders au détriment des autorités gouvernementales. Parmi ceux-ci, on
compte les journaux créés par les rebelles eux-mêmes et les journaux
accusées de s’être rangés du côté des rebelles, c’est-à-dire ceux qui
existaient avant la rébellion mais qui ont été pris de sympathie pour elle.
Le quotidien Le Patriote du groupe Mayama Editions a été le plus
engagé et le plus déterminé de la presse nationale pro-rebelle. Ce journal
proche du Rassemblement des républicains (RDR) et de Alassane
Ouattara avait déjà, le 12 décembre 2000, à l’occasion des élections
législatives, présenté à sa « Une » la carte de la Côte d’Ivoire coupée
entre le Nord et le Sud du pays à partir de Bouaké (centre de la Côte
d’Ivoire). Aussi, au fil des articles, Le Patriote a laissé libre cours à sa
sympathie pour les mouvements rebelles contre le régime de Laurent
Gbagbo. Cette prise de position a suscité le sentiment dans une partie de
l’opinion publique ivoirienne et relayée par les médias dits
« patriotiques » d’être à l’origine du « feu » qui brûle et consume la Côte
d’Ivoire.
Sur l’échelle du patriotisme, des journaux comme Le National,
Notre voie, L’œil du peuple, etc. proches du régime de Laurent Gbagbo
sont considérés comme des éveilleurs de conscience et défenseurs des
intérêts de la nation ivoirienne dans cette crise qui oppose des Ivoiriens
entre eux. Un certain nombre de médias privés se sont illustrés par des
propos à relent racistes et haineux. Leurs cibles : les étrangers et
l’opposition politique.
Le quotidien Le National s’était distingué dans ce schéma où les
leaders de l’opposition et certains membres de leur famille sont
vilipendés dans les colonnes qui leur sont consacrées à cet effet. Ces
propos irrévérencieux et qui marquent les traces d’une presse
128
profondément divisée et de manquement à l’éthique et au code de
déontologie se sont répétés jusqu’à l’élection présidentielle de 2010.
Comme exacerbé par ce qu’elle observe sur cet aspect de la presse
en Côte d’Ivoire, l’organisation internationale Reporter sans frontière
(RSF) rapporte les propos suivants : « La presse ivoirienne est à la fois
victime et responsable de la crise que connaît aujourd’hui le pays. Depuis
la tentative de coup d’Etat du 19 septembre 2002, de nombreux reporters
nationaux ou étrangers ont été pris à partie, tant par les forces de l’ordre
que par les mouvements rebelles. Les arrestations, agressions ou menaces
à l’encontre des professionnels de la presse sont quasi quotidiennes. Mais
la presse joue également un rôle néfaste dans cette crise. « Nous les
journalistes ivoiriens, nous avons préparé la guerre. Il faut assumer nos
responsabilités. Avec nos verbes haineux, nos diatribes, on a préparé la
guerre dans l’esprit des Ivoiriens », confiait un ancien directeur de
publication à Reporters sans frontières, lors d’une mission d’enquête, en
octobre 20021 ».
L’organisation, par ses écrits, entend appeler les acteurs politiques
et les médias ivoiriens à prendre de véritables engagements pour assurer
l’instauration d’une presse plus libre et plus responsable dans le pays et
pour assurer la sécurité de tous les journalistes - ivoiriens ou étrangers -
qui travaillent en Côte d’Ivoire.
En effet, comme le rapportent des professionnels des médias et
d’autres voix plus autorisées sur les questions liées à la presse ivoirienne,
les titres, à l’intérieur des journaux, coiffent des articles qui développent
des attaques contre des citoyens. Les motivations d'une telle pratique sont
au premier chef politiques. Il s’agit, pour le détenteur de la plume, de
disqualifier l’adversaire politique du parti dont le journal est proche ou
dont il se réclame et se proclame défenseur. Cette volonté de disqualifier
l’adversaire autorise tous les coups. Ainsi, la lettre et l'esprit des articles
1 Reporters sans frontières (RSF), « Reporters sans frontières lance un appel aux
participants de la Table ronde ivoirienne », La liberté de la presse au quotidien,
communiqué Afrique, http://arabia.reporters-sans-
frontieres.org/article.php3?id_article=4745, 16 janvier 2003, consulté le 24 juin 2011.
129
écrits n'ont rien à voir avec le jeu politique : l'accent étant mis sur la vie
privée des personnes concernées. Le but est d'atteindre et de blesser
moralement l'adversaire transformé en ennemi. Aussi, les écrits se font-
ils vulgaires; et jamais, dans cette presse d'opinion et partisane, aucune
place n'est faite aux débats contradictoires. Derrière ce qui, au premier
degré, peut être assimilé à des insultes banales, apparaît plutôt comme la
disqualification politique, mais aussi et surtout une forme de
négationnisme de l'humanité de ceux à qui la presse s'attaque. Ce procédé
utilisé au Rwanda où les Tutsi étaient réduits, dans les propos des
extrémistes Hutu, à des cancrelats a entrainé ce que l’on a appelé « le
génocide Rwandais ». Dans les titres ivoiriens, ce sont généralement les
vertus humaines qui sont déniées aux adversaires politiques (Diégou
1996, Zio 2001, 2005, 2007, Dan Moussa 2007).
Les « Unes » de ces journaux ivoiriens, pour reprendre les
expressions des auteurs ci-dessus, constituent des vitrines guerrières qui,
aussi mauvais soient-elles, sont accessibles, et attirent des
consommateurs (Agney 2003). Or, justement, la « Une » des journaux, la
partie la plus exposée, la plus parcourue et la plus lue aussi bien par ceux
qui achètent les journaux que par les « titrologues » (ou les simples
curieux qui ne se contentent que de ces Unes comme information) est la
vitrine de tous les manquements aux règles d’éthiques et aux codes
déontologiques. Le « printemps de la presse » ivoirienne a donc donné
naissance à une presse d'opinion au détriment de la presse d’information.
Les enquêtes et les reportages ont disparu, laissant trop souvent la place
au seul « commentaire » militant et politicien qui caractérise la presse de
combat (Diégou 1996, Zio 2001, 2005, 2007, Dan Moussa 2007, Cabral
2009, Théroux-Bénoni et Bahi 2008, Kotoudi 2004).
Somme toute, les parutions de la presse ivoirienne jouent un rôle
néfaste dans la situation de crise que connaît le pays en participant à son
émergence ou en l’exacerbant. Outils de propagande des partis politiques
et des individus, ces organes de presse contribuent ainsi, pour une large
part, à la désinformation du public. Face donc à un tel enjeu et ses effets
directs ou indirects sur les populations ivoiriennes, d’autres analyses
130
apparaissent nécessaires pour une plus large lisibilité de la situation telle
que présentée : celle des rapports de la presse avec les organes
d’autorégulation et la question de la sécurité des rédactions elles-mêmes.
4. Impuissance des organes d’autorégulation et insécurité dans
les rédactions comme prémices de la crise ivoirienne
Face aux situations de manquements de la presse ivoirienne aux
règles du journalisme et au souci d’améliorer les conditions de travail et
de vie des médias eux-mêmes, des organes de régulation (CNP, CNCA,
OLPED) et des associations de presse comme l’Union des journaliste de
Côte d’Ivoire (UNJCI) ont vu le jour en Côte d’Ivoire. Ces organisations
de presse, quoique contribuant, même à un faible niveau, à l’amélioration
de l’image de la presse en Côte d’Ivoire, semblent cependant butter sur
des obstacles de tous ordres qui empêchent d’atteindre les objectifs
qu’elles se sont assignés. Notons, à titre illustratif, que les communiqués
de l’Observatoire de la liberté de la presse, de l’éthique et de la
déontologie (OLPED) ne semblent pas assez efficaces face aux attitudes
de manquements aux règles du journalisme. Cela s’expliquerait par le fait
que cette instance « indépendante » d’autorégulation de la presse a un
pouvoir d’arbitrage et non de sanction selon les dispositions juridiques de
cette organisation. L’OLPED épingle les journaux qui foulent au pied les
règles d’éthiques et du code de déontologie pour les sensibiliser au
respect de ces dispositions. Quant au Conseil national de la presse (CNP),
le second organe de régulation de la presse, qui est l’instance de contrôle
de l’Etat, il est crédité de « partialité ». Les sanctions infligées par le
CNP sont diversement interprétées par les journalistes qui, par moments,
observent des arrêts de travail pour soutenir des confrères. C’est le cas de
huit (8) titres qui ont suspendu leur parution en solidarité avec Le
Nouveau Réveil, journal pro-Ouattara sanctionné par le CNP à une
suspension de publication et à une amende d’un million de francs CFA
131
pour avoir publié des « images insoutenables et choquantes » et fait
« l’apologie de la violence et de la révolte1 ».
Dans cette ambiance de crise, les journalistes font eux-mêmes le
constat de l’insécurité qui guette leur rédaction en témoignent les
déclarations suivantes :
« Il y a quelques jours, le chauffeur du quotidien Nord-Sud, proche du
camp Ouattara, a été enlevé. Depuis, la rédaction demeure sans nouvelles.
Mais les employés des publications qui soutiennent le président élu
reconnu par la communauté internationale ne sont pas les seuls à pâtir de
l’ambiance de guerre civile qui envahit peu à peu le pays (…). Que ce
soient des journalistes proches de Ouattara ou de Gbagbo, personne ne se
sent en sécurité », affirme André Silver Konan du quotidien Le Nouveau
Réveil2.
En outre, selon les affirmations de Reporters sans frontière (RSF3),
un salarié de l’imprimerie du groupe La Refondation, proche du camp de
Laurent Gbagbo, a été assassiné à coups de machettes et de gourdins.
Dans un communiqué, l’organisation de défense des droits de l’homme
se dit « chaque jour plus inquiète pour la situation de la liberté de la
presse en Côte d’Ivoire ». Une situation qui, au dire de Kah Zion4
n’encourage pas à aller travailler à en croire ce journaliste à travers cette
déclaration : « Je préfèrerais presque croupir en prison que de continuer à
vivre comme ça », s’exprime-t-il avant d’indiquer en ces termes qu’il
doit malgré tout s’accrocher à l’exercice de son métier : « Si on baisse les
1 Dié Kacou (Eugène), décision n° 008 du 1er juillet 2011, portant sanction applicable
au quotidien Le Nouveau Réveil édité par Les Editions Aujourd’hui Suarl, Conseil
national de la presse (CNP), Abidjan, http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/m-dia-apr-s-les-bl-mes-le-cnp, vendredi 15 juillet 2011. 2 Reporters Sans Frontière (RSF), la presse ivoirienne, nouvelle victime de la crise
politique, Afrik Online, http://www.afrik-online.com/?p=4620, mars 2011, consulté le
24 juin 2011. 3 Reporters sans frontière (RSF), la presse ivoirienne, nouvelle victime de la crise
politique, Afrik Online, http://www.afrik-online.com/?p=4620, mars 2011, consulté le
24 juin 2011. 4 Idem.
132
bras, c’est la catastrophe. On pourrait mourir sans que personne n’en
sache rien. Si on se tait, c’est la fin ».
Au regard de ce qui précède, on peut conclure de la présence de
l’insécurité physique dans la presse comme signe de l’instauration de la
crise postélectorale en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, cible de l’insécurité
grandissante qu’elle aura contribué à installer, la presse doit toujours
s’interroger sur la finalité de l’information à livrer ; information dont le
traitement et la diffusion doivent être entourés d’un certain nombre de
précautions en vue de contribuer effectivement à la crédibilisation du
débat démocratique.
Dans ce sens, en période électorale, la responsabilité du journaliste
apparaît comme d’autant plus accrue que les besoins en informations des
électeurs sont immenses. Dès lors que le journaliste s’avise de parler en
lieu et place du politique et d’argumenter ses positions et dès lors qu’il se
détourne de sa mission d’informateur, il provoque souvent des tragédies
et par ricochet l’insécurité « partagée ».
Au total, la presse ivoirienne peut être inscrite dans la logique d’un
média à problème. Née depuis la colonisation en tant qu’instrument de
propagande du colonisateur et par la suite comme un média de combat de
libération du joug du colon, puis comme un outil de développement au
lendemain de l’indépendance, la presse en Côte d’Ivoire a subi de
profondes mutations qui ne sont pas toujours en faveur de la préservation
de la paix sociale dans notre pays. Comme les partis politiques, la presse
dans sa pluralité est d’abord apparue comme un symbole de démocratie
qui aura par conséquent participé à mettre fin au système de gestion
politique par la pensée unique. Mais, elle s’est très vite attachée aux
chapelles politiques pour des raisons idéologiques, économiques et même
de manque de qualification professionnelle dans le rang des journalistes.
Une grande partie de cette presse d’information générale manquera donc
à ses devoirs en se détournant de ses prérogatives d’informer, de divertir
et d’éduquer pour se révéler comme un acteur principal de la crise
postélectorale qu’elle aura participé, de ce fait, à construire par ses
discours politiques incendiaires. C’est ce visage de la presse que notre
133
travail s’est attelé à cerner et à démontrer dans la perspective d’une
participation à la dénonciation des dérives des médias en Côte d’Ivoire et
en Afrique.
Conclusion
Depuis l’instauration du multipartisme en Côte d’Ivoire, la presse
ivoirienne a connu un développement fulgurant. La diversité des
quotidiens et autres périodiques ainsi que la naissance massive des
entreprises de presse que l’on constate dans le paysage médiatique
ivoirien attestent de ce progrès réalisé par notre pays en matière de
presse. Ainsi, l’abondance des titres des journaux et de leurs lignes
éditoriales quelques années après l’avènement du multipartisme laissent
envisager un processus démocratique en marche.
Cependant, si la presse peut être considérée comme un média de
développement eu égard aux nobles missions sociales,
communicationnelles et d’autres qui lui sont assignées, force est de
constater néanmoins qu’en Côte d’Ivoire, elle n’a pas toujours joué son
rôle de socialisation du citoyen et celui d’acteur de la « démocratie
apaisée » que les Ivoiriens sont en droit d’attendre d’elle. La presse
d’information générale, plus spécifiquement, est plutôt apparue comme
acteur de la dégradation du climat social par ses discours politiques
conflictuels et autres propos désobligeants. L’incitation à la violence, des
discours manipulatoires, la propagande, la désinformation, la rumeur, etc.
ont investi le monde de la presse en Côte d’Ivoire bien qu’elle se soit
positionnée à l’époque coloniale comme une presse de combat et autour
des années 1990 comme un symbole de l’émergence de la démocratie.
Tout apparaît comme si ce média perpétuait l’héritage colonial d’une
presse propagandiste aux ordres d’un groupe d’individus et de partis
politiques.
Aussi, face à ces dérapages qui la caractérisent et qui sont
considérés comme un manquement aux lettres de noblesses, les organes
d’autorégulation comme l’Observatoire de la liberté de la presse, de
l’éthique et de la déontologie (OLPED) et le Conseil national de la presse
134
(CNP) ainsi que des organisations de la société civile nationale et
internationale n’ont eu de cesse d’interpeller les acteurs et les autorités
compétentes sur la question des nombreuses maladresses de cette presse1.
Et cela, eu égard à leur persistance et à leur multiplication à des périodes
sociologiquement sensibles que constitue la période électorale en Afrique
et en Côte d’Ivoire également. La presse joue pour ainsi dire un rôle
primordial en période électorale ; rôle qui appelle à une prise de
conscience professionnelle de la part du journaliste. Ce qui ne fut pas
toujours le cas en Côte d’Ivoire où la problématique de la régulation de
l’information dans notre pays suscite des réflexions permanentes. C’est
dans cette perspective qu’a été réalisée la présente étude qui révèle
également que nombreux sont les cas où la presse a contribué à fragiliser
la paix et la stabilité sociale en terre ivoirienne et surtout à l’élection
présidentielle de 2010 qui a débouché sur une crise postélectorale. La
presse ivoirienne a dérogé, en d’autres termes, à sa mission essentielle de
respect de la différence, de l’éthique et de la déontologie dans le
traitement de l’information.
Notre étude, loin d’avoir cependant cerné tout le contour de la
problématique des questions liées à la presse, fait le même constat que
d’autres observations sur cette question du dérapage de nos médias et se
veut être une piste de réflexion sur ces épineux problèmes qui menacent
leur maturité et notre environnement.
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1 Pour la période d’octobre 1995 à mars 2001 par exemple, l’OLPED a enregistré 824
injures au public, 383 injures de confrère à confrère, 243 incitations au tribalisme et à la
xénophobie, 78 incitations à la débauche, etc. (OLPED cité par Agney 2003).
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Zio M., 2007 : « Etudes sur la formation des journalistes ivoiriens de
1990 à 2005 », dir. Gret,
http://www.gret.org/publications/thematiques-de-
publications/medias/
139
TRACES MATERIELLES LIEES A L’ESCLAVAGE ET A LA
TRAITE NEGRIERE AU TOGO
AGUIGAH Dola Angèle
Département d’Histoire et d’Archéologie
Université de Lomé
E-mail : [email protected]
Résumé
Contrairement à une idée très répandue, le territoire aujourd’hui
togolais a connu la traite négrière à l’instar des autres pays de la côte des
esclaves. Celle-ci a laissé des traces aussi bien matérielles
qu’immatérielles à des endroits bien spécifiques du pays. Les recherches
de terrain menées jusqu’à ce jour ont permis d’apporter des résultats
substantiels exposés dans le présent article.
Mots-clés : Archéologie de l’esclavage - Traces matérielles -
Eléments immatériels - tourisme culturel.
Introduction
Le Togo, à l’instar des autres pays situés sur la côte des esclaves
comme l’indique le nom, a connu l’histoire de la traite négrière. Très
active entre les XVIème
et XVIIIème
siècles chez les voisins de l’Est et de
l’Ouest à savoir le Bénin et le Ghana, elle n’a pris de l’ampleur au Togo
qu’au XIXème
siècle. Elle a, bien entendu, laissé des traces aussi bien
matérielles qu’immatérielles, qui jalonnent tout le territoire aujourd’hui
togolais. Les recherches menées jusqu’à ce jour ont pu apporter des
résultats substantiels qui caractérisent divers lieux et vestiges trouvés.
La communication s’attellera à trois points : d’abord, les
principaux sites résultant des reconnaissances et prospections, ensuite,
140
l’aperçu des objets collectés en surface ou trouvés en sondages et
fouilles et enfin, les perspectives de recherches ultérieures.
1. Reconnaissance et identification des principaux sites liés à
l’esclavage
Le commerce des esclaves a été pratiqué par des populations
basées sur la Côte et relayé à l’intérieur du pays par des guerriers et ou
des rois en quête de biens manufacturés ou de gains faciles ou d’autres
raisons d’hégémonie. De ce phénomène, apparaissent les sites qui
matérialisent ce commerce : les lieux de prélèvement, de résistance, de
transit, de transaction et d’entrepôts de casernement d’esclaves pour
l’ultime départ de non retour comme l’indique la carte des sites liés à
l’esclavage.
1.1. Lieux de prélèvement d’esclaves
L’arrière pays (au sud comme au nord) a servi de réservoir pour la
marchandise humaine. Les principaux centres se retrouvent sur des pistes
caravanières des produits suivants : sel, cola et fer. Les populations
visées en général sont en général celles de l’arrière-pays : au-delà de
l’actuel pays moba, Moba, Kabyè, Tchamba, Tem, Aja que razziaient les
trafiquants, considérés comme des mercenaires Sémassi, Bariba,
Haoussa. Mais, dans leur conquête violente, ils ont connu des moments
de résistance et des lieux de refuge ou de résistance y ont laissé des
traces.
1.2. Lieux de refuge et/ou de résistance
Dans la partie septentrionale, sont retrouvés des sites aménagés
qui auraient servi également de lieux de refuge et de résistance contre
d’éventuels agresseurs et razzieurs d’esclaves. Il s’agit des grottes de
Nok et de Mamproug dans la préfecture de Tandjouaré.
En effet, d’une part, les populations de cette zone ont construit
des greniers dans le creux de la falaise de Bombouaka pour mettre à
141
l’abri des vivres et des personnes fragiles et vulnérables, afin que les plus
forts puissent défendre énergiquement toute la communauté. D’autre
part, les maisons fortifiées des Batammariba du Koutammakou ont aussi
servi quelques fois de lieux de refuge et de défense contre les razzieurs
qui ravageaient la région à la recherche des esclaves.
Un autre lieu de refuge est la forêt de Bè sur la côte (actuel
quartier bè de Lomé), où les captifs allaient se cacher et demander la
protection des divinités de l’avé. Après avoir obtenu la protection
souhaitée, ces fugitifs sont marqués d’un signe de reconnaissance sur la
tempe appelé en éwé tonougba, ce signe distinctif les met à l’abri de tout
danger à partir de ce moment.
Par contre, d’autres localités se sont prêtées aux regroupements
d’esclaves, et ont servi de lieux de transit, avant leur transport par voies
terrestres et fluviales vers la côte.
1.3. Lieux de transit
Les vestiges marquant les lieux de passage ou voie de
communication sont des cours d’eau et pistes terrestres. Ces dernières
sont aujourd’hui perdues dans les champs ou dans des villes autrefois
traversés. En ce qui concerne les cours d’eau, les enquêtes orales ont
désigné les rivières Aou (préfecture de Sotouboua), Mono et une partie
du lac Togo comme des voies de communication des esclaves vers la
côte. En effet, ces sites de transit des marchands d’esclaves sont marqués
par des toponymies liées à l’esclavage.
La rivière Aou est désignée comme un lieu d’escale technique
pour un bref repos, avant la poursuite du trajet. Les esclaves désespérés
pleuraient et se lamentaient en cet endroit d’où le nom de Ewida c’est-à-
dire là où on pleure. Ainsi, Aou serait un lieu de lamentations. La localité
fut désignée du même nom lors de la période coloniale selon Samke
Yelboutcho Batabou, chef canton actuel. La population d’Aouda ne
résulte pas des esclaves qui étaient déportés, néanmoins, elle offre
142
périodiquement des sacrifices pour apaiser les esprits des esclaves.
Notons qu’il existe une autre signification de Aouda1.
Le Mono, le Haho et quelques affluents du lac Togo ont été
parfois utilisés pour faire passer des esclaves par pirogue jusqu’à leur
destination. Il faut signaler qu’avant d’emprunter ces moyens de
communication, les captifs devaient d’abord être parqués dans des lieux
aujourd’hui clairement identifiés.
1 Aouda selon la seconde version dérive de Aouta, un terme en Anyanga qui veut dire
nous sommes vaincus en référence aux conflits qui opposaient les populations Anyanga
et les Kabyè qui occupaient Aouda avant l’arrivée de ces derniers.
143
1.4. Lieux de transactions1
Les captifs étaient acheminés d’abord vers les lieux où on pouvait
les échanger ou les livrer avant la destination vers la côte. Yomaboua
dont la signification est « rivière des esclaves » a été un site de
transaction et d’échanges entre les marchands du nord et ceux du sud qui
vendaient les esclaves. Ceux-ci prenaient leur bain dans cette rivière
avant de poursuivre le trajet vers la côte. Tchamba au centre, situé sur la
rive gauche du Mono, a été l’un des marchés importants d’esclaves dans
l’arrière-pays. C’était un carrefour de regroupement où les cavaliers
Haoussa et Bariba, les guerriers de Tchaoudjo et les reîtres Tchokossi
allaient livrer leurs produits (esclaves).
Les sources orales rapportent que les riches hommes ou chefs de
tribu transformaient les cours de leurs maisons en lieux de
rassemblement d’esclaves. Ils pouvaient recevoir des esclaves à gage,
voire les achetaient. Mais, ils ne pouvaient être relâchés seulement
qu’après acquittement.
Contrairement à d’autres localités, ici à Tchamba, aucune place
n’a été désignée spécifiquement comme avoir servi de marché
d’esclaves. L’urbanisation et les nouvelles constructions, de même que
l’occupation de la ville ont engendré de nombreux réaménagements des
anciens marchés d’esclaves. Cependant, les descendants des anciens
trafiquants reconnaissent que leurs domiciles avaient servi sur une longue
période à ces pratiques.
Dékpo au sud, localisé à Kpogamé, est le second centre désigné
comme grand marché d’esclaves après Tchamba. Le commerce se faisait
à Blokotigomé où les négociants venaient de Kéta sur la Côte à l’Ouest,
pour s’approvisionner en esclaves. Ce lieu est matérialisé par un grand
arbre nommé blokoti en éwé. Cet arbre, actuellement disparu, a laissé sa
place à un arbuste du même nom.
1 Il faut ajouter les localités tels, Kétao, K’gbafulu ou Bafilo, Kparatao, Agbandi aux
marchés où s’achetaient des esclaves.
144
1.4. Lieux d’entrepôt ou de « stockage » ou de casernement
des esclaves
Les esclaves achetés et ramenés de l’intérieur étaient gardés dans
des lieux sûrs avant leur embarquement vers outre-mer. Certains sont
gardés dans des fermes et d’autres sont acheminés vers des ports. Ces
fermes appartenaient aux négriers européens et aux esclaves affranchis.
Comme exemples, nous avons :
- la ferme de Joaquim d’Almeida alias Zoki Azata située à Atoêta à
15 km au nord-est d’Aného, sur la route Aného-Aklakou. Elle a
été un lieu d’entrepôt régulier qui fournissait une main d’œuvre
servile au service de l’agriculture, dont les produits sont destinés
à l’exportation. Les esclaves entretenaient les plantations de
manioc de leur maître et produisaient de petites cultures vivrières
pour leur subsistance. Après l’abolition de l’esclavage, le maître
(d’Almeida) organisa son propre commerce bilatéral directement
avec le Brésil. Aujourd’hui, Atoéta est devenu un village
cosmopolite à cause de l’intégration des descendants d’esclaves
de diverses origines, mais à dominance et à patronyme yorouba ;
- Pédro Kwadjo Lanzékpo da Sylveira, un autre grand trafiquant
d’esclaves, avait également des fermes « Landjo » où étaient
parqués des esclaves. Nous ne retenons ici que le site du
mémorial d’Adokoinkpadji où sont exposés les canons qu’il avait
acquis à cette époque ;
- les bâtiments appartenant au négrier brésilien Félicio Francisco de
Souza, à Adjigo au nord-est d’Anéhogan ont été détruits lors des
réaménagements urbanistiques au cours de la période coloniale
allemande ;
- la maison Wood, appelée Wood Home, est à l’étape actuelle, la
seule bâtisse qui servit à garder des esclaves dans un souterrain.
Elle se trouve aujourd’hui en bon état de conservation acceptable.
Le bâtiment fait 21,60 m de long et 9,95 m de large. Il est
composé de 6 chambres, d’un salon, des couloirs de 1,50 m de
145
large et un souterrain d’environ 1,50 m de hauteur sur tout le
pourtour de l’édifice. Au milieu du salon recouvert d’un plancher
en bois, on aperçoit une ouverture d’environ 60 m de long et 45 m
de large, fermée par une planche également en bois. Ce trou sert
d’entrée à la cache souterraine. Les esclaves y étaient introduits et
ne pouvaient rester qu’allongés, accroupis ou assis. On observe
aussi des trous d’aération à la base du bâtiment (Photos 1et 2). A
cette maison, est lié un autre site qui serait un lieu rituel.
Photos 1 et 2 : Maison Wood avant la restauration et après la restauration
Source : Cliché Aguigah, 2006
1.6. Lieux de culte ou lieux rituels
Gatovoudo est un puits localisé à Nimagna et dont l’histoire se
rapporte à un dernier bain rituel que les esclaves prenaient au moment du
départ ultime pour l’outre-Atlantique (Photo 3).
146
Photo 3 : Gatovoudo ou puits de l’enchaîné à Nimagna
Source : Cliché Aguigah 2009.
Les autels des divinités adoptées conservées dans certaines
familles au sud du pays. Ces vodu ou divinités tchamba1 arrachés à leur
terre natale domestiqués et supposés aussi puissants que les vodu
autochtones sont légion dans le sud du Togo et continuent d’être vénérés
avec ferveur par ses adeptes (Photo 4).
En effet, dans l’agglomération Aného-Glidji et dans les villages
environnants, des autels des divinités telles : Mama Tchamba, Adoko,
Ala, Yendi, Boubloumè, Borga, vodou Hlan, etc. sont aménagés en
l’honneur des dieux protecteurs des esclaves.
1 Le pays « tchamba » est localisé au centre-Est du Togo.
147
Photo 4 : Culte Mama Tchamba à Agbodrafo
Source : Cliché Aguigah 2009
Ces noms sont rattachés aux lieux de prélèvement des esclaves
sur toute l’étendue du territoire. A Tchamba, la divinité s’appelle Tandja
« qui tient ses promesses ». Ce culte est répandu dans l’aire culturelle
guin.
Dans la maison royale des familles Lawson, à Lolanmé (Aného),
Gounkpanou est la forge du fils du négrier Félix Francisco de Souza où
les esclaves sont marqués au fer chaud des initiales de divers négriers
acheteurs. Les vestiges de cette forge existent encore aujourd’hui et
considéré comme un lieu de culte. Ces ateliers sont considérés comme
des divinités (Gun ou Egun) de la cosmogonie guin comme dieux de la
foudre, de la guerre et de la violence, d’où le nom Gounkpanou, la
maison de la divinité gun (Photo 5).
148
Photo 5 : Atelier de forge d’objets de marquage (initiales de
l’acheteur ou du négrier) des esclaves à Aného
Source : Cliché Aguigah 2009
Tous ces sites sont identifiés par des traces matérielles et
immatérielles qui nécessitent des recherches plus approfondies, avec des
méthodes scientifiques pluridisciplinaires, afin de cerner tous les aspects
liés à l’esclavage et à la traite négrière au Togo (Photo 6 et 7). D’ores et
déjà, des recherches archéologiques ont démarré sur le site de Wood
Home en juillet 2006.
149
Photo 6 : Mémorial de Pédro
Kwadjo Lanzékpo da Sylveira
d’Adokoinkpadji à Aného1
Photo 7 : Mémorial de Joaquim
d’ALMEIDA à Atoêta
Source : Cliché Aguigah 2009
2. Recherches archéologiques dans la zone côtière (maison
wood) et ses environs et leurs résultats
Les recherches archéologiques sont entreprises sur les sites de
l’esclavage dans la zone, notamment dans le secteur d’Agbodrafo et ses
environs. Les objectifs de ces travaux archéologiques sont les suivants :
- contribuer à une meilleure connaissance de l’histoire de la traite et
de l’esclavage sur cette partie de la côte des Esclaves en
s’appuyant sur l’archéologie et ses résultats ;
- appréhender l’histoire de l’esclavage et de la traite négrière à
travers les vestiges laissés pendant cette période, afin de
contribuer à la réflexion sur les sociétés actuelles, multiethniques
et multiculturelles ;
1 Canon acquis par Pédro K. L. da SYLVEIRA
150
- contribuer à la culture de la paix et à la coexistence pacifique
entre les peuples du Togo, afin de consolider la nation togolaise.
Les recherches archéologiques ont donc commencé dans les zones
indiquées par les sources orales comme étant encore en bon état de
conservation. La maison Wood (Wood Home) et des sites environnants
ont servi de lieux d’implantation des sondages et /ou des fouilles. Ces
recherches ont donc été effectuées par l’Association « les Amis du
Patrimoine » dans le cadre de la première phase de restauration de Wood
Home en juillet-août 2006, grâce à l’appui financier du Programme
Africa 20091 avec l’autorisation du ministère togolais en charge de la
culture.
2.1. Reconnaissance et prospection
Les travaux ont démarré par la prospection extensive et intensive,
tant à Wood Home que dans les zones environnantes circonscrites, afin
de repérer des traces et des vestiges en surface et de cerner d’éventuels
sites, pouvant permettre d’effectuer des sondages et/des fouilles. En effet,
de nombreux bâtiments ou lieux liés à l’esclavage et au passé colonial
d’Agbodrafo et ses environs ont été ainsi repérés :
- le palais royal où sont conservées des chaînes d’amarrage et des
canons ainsi que de grandes cuves en acier ayant servi au
traitement de l’huile de palme ;
- la grande maison des ancêtres fondateurs d’Agbodrafo où se
regroupe chaque année la population, à l’occasion de la fête de
Yaka-Yokè, fête rituelle des Guins-Mina ;
- une autre bâtisse, de style afro-brésilien, construite en matériaux
durs se trouve en dégradation avancée. Elle appartient à la famille
Fumey, originaire de la localité ;
1 Programme œuvrant pour la conservation et la gestion du patrimoine culturel
immobilier en Afrique Subsaharienne.
151
- le site de Gatovoudo à Nimagnan est un puits présenté comme
l’emplacement où les captifs prenaient un dernier bain rituel,
avant leur embarquement dans les cales des navires négriers.
A Agbodrafo, on trouve partout de nombreuses ruines de murs en
briques rouges, comme ceux qui ont servi à construire le puits de
gatovoudo. Une sorte de monument, sous la forme d’une rotonde, est
érigée au milieu de la cour de l’Eglise catholique et marque
l’emplacement où les premiers missionnaires catholiques se sont
installés, à leur arrivée dans la localité, le 13 février 1895.
Cette prospection a également permis de noter des informations
relatives aux concessions ou quartiers des Portugais, Brésiliens, Anglais
et Français jouxtaient la Maison Wood. Aussi, un français du nom de
Cyprien Fabre s’y était installé et avait construit une factorerie.
Malheureusement, ce bâtiment d’époque coloniale française a été détruit
et il en n’existe aucune trace aujourd’hui.
2.2. Ramassage de surface et informations complémentaires
Les vestiges visibles au sol ont été collectés au cours de la
prospection intensive : tessons de poterie avec des décors variés, des
petits flacons en verre, quelques objets décoratifs, des objets en
porcelaine et une pièce de monnaie, etc.
Quelques objets ont été remis par les populations au cours des
enquête pour études : deux bouteilles de boisson, (de marque schnaps).
Celles-ci portent des inscriptions, dessins et dates qui permettent de
remonter à leur provenance, l’usine et la date de production.
Par ailleurs, suite aux prospections et ramassages de surface,
quelques informations précieuses ont été révélées par Mensah Robert,
l’une des personnes ressources de la famille Assiakoley. Selon lui, il
existe une documentation familiale constituée de textes fondamentaux de
la chefferie d’Agbodrafo, de correspondances, de registres de commerce,
de contrats de bail, etc. Ces documents importants signalés ne sont pas
retrouvés dans la maison Wood. De toute évidence, la première messe
catholique a été célébrée à Wood Home par les premiers prêtres
152
européens. L’informateur affirme posséder une documentation non
négligeable sur ces évènements.
En outre, deux sceptres présentés sont des témoins matériels de la
pratique de l’esclavage et du commerce (Photo 8) :
- un sceptre envoyé par la reine Victoire d’Angleterre au roi
Mensah d’Agbodrafo, en 1852, pour exiger l’abolition de
l’esclavage ;
- un sceptre d’accord commercial reçu de John Mensah, chef de
Porto-Séguro par John Henry Wood (1863).
Parallèlement aux entretiens avec les personnes ressources, des
sondages ont été effectués à l’intérieur et aux environnants de Wood
home.
Photo 8 : Les deux sceptres royaux à Agbodrafo
Source: Cliché Aguigah 2009
2.3. Sondages archéologiques autour de la maison Wood et
résultats
A la suite de la prospection intensive, trois sondages ont été
effectués sur le site Wood Home et le sous-sol de la maison, puis sur le
site de la concession française. Les zones identifiées comme de probables
dépotoirs ont été investies chacune d’une fosse de 4 m2, fractionnée en
153
quatre et décapée par petites couches jusqu’à une profondeur allant de 40
cm à un mètre environ. Chaque couche de terre fut ensuite tamisée pour
recueillir les objets retenus sur le tamis. La couche stérile n’a pas été
atteinte avant la fin de la campagne. Le premier sondage dénommé « Site
AGB-WOOD n°1, Sondage 1 » est situé sur les terrains cultivés au nord
de la maison Wood, a livré environ 140 objets de différentes natures ; le
second caractérisé par « Site AGB-WOOD n°1, Sondage 2 » est situé au
sud entre la maison et sa clôture, aussi 140 objets ont été recensés.
Ces deux sondages ont livré près de 280 témoins variés composés
de tessons de poterie locale ou de tessons de porcelaine, de perles, de
coquillages, de fourneaux et tuyaux de pipe, d’ossements d’animaux et
divers autres objets. (Tableau 1 et 2).
Le sondage du site de la concession française : « AGB-WOOD
n°2 Sondage 1 » qui a livré près de 360 objets de même nature que ceux
présentés ci-dessus ont été recueillis en plus de deux chaînettes (l’une en
perle et l’autre en métal), un galet et une douille de munition (Tableau 3).
2.4. Fouille dans les sous-sols et les couloirs de Wood Home
Afin de vérifier l’éventuelle mise en captivité d’esclaves dans les
sous-sols de la maison Wood avant leur embarquement, une
reconnaissance minutieuse a été effectuée dans les gravas sur les deux
zones du sous-sol de la véranda, au nord et dans la chambre sud-ouest
(Photos 9 à 16). Un éclairage à la lampe torche sous le salon a été
nécessaire, afin d’apporter la luminosité à ces lieux obscurs et lugubres.
La collecte n’a livré que des débris de briques rouge et en ciment et de
sable très fin provenant de l’effritement du mortier argileux. Il s’agit des
matériaux qui ont servi à fabriquer les planchers et les plafonds de la
maison. Le pommeau de porcelaine d’une poignée de porte est le seul
objet significatif trouvé dans le souterrain.
Photos 9, 10, 11 et 12: Etapes de fouilles archéologiques dans les
sous-sols et couloirs de Wood Home
154
Source : Cliché Amis du Patrimoine 2006
Tableau 1 : Site AGB-Wood n° 1- Sondage 1
Site 1
S1
Surface N1 N2 N3 N4 N5 N6 N7 N8 Total
Tessons de
poteries
4 6 11 6 27
Tessons de
porcelaine
1 4 17 4 3 33
Perles 6 3 4 1 16
Coquillage 8 7 1 11 27
Cauris 2 3 5
Tuyau de
pipes
1 1 2
Fourneau 1 1 1 3
155
de pipes
Os
d’animaux
23 23
Dents 2 1 1 3
Galet
d’océan
1 1
Total 10 2 11 20 58 17 16 140
Tableau 2 : Site AGB-WOOD n° 1 Sondage 2
Site 1
S2
Surface N1 N2 N3 N4 N5 N6 N7 Total
Tessons de
poteries
2 7 11 17 11 48
Tessons de
porcelaine
3 10 11 3 6 2 2 37
Perles 1 1 6 8
Coquillage 8 1 1 1 1 1 13
Cauris 1 1 3 2 7
Tuyau de
pipes
1 1
Fourneau
de pipes
1 1 1 3
Os
d’animaux
1 1 16 2 20
Dents 3 3
Total 3 23 23 15 52 20 4 140
156
Tableau 3 : Site AGB-WOOD n° 2 sondage n° 1
Site 2
S1
Surface N1 N2 N3 N4 N5 N6 Total
Tessons de
poteries
2 7 27 58 40 56 190
Tessons de
porcelaine
4 8 16 10 13 51
Perles 24 24
Chaînette 2 2
Coquillage 2 2 8 4 16
Cauris 3 2 1 6
Fourneau
de pipe
1 1
Tuyau de
pipe
1 2 1 5 1 10
Os
d’animaux
4 17 15 19 55
Dents 2 1 3
Douille de
munition
1 1
Galet
d’océan
1 1
Total 31 11 43 104 76 95 360
Dans l’ensemble, les témoins quoique quantitativement peu
nombreux, renseignent sur la culturelle matérielle des populations et
leurs voisins et sur les relations entretenues avec les commerçants
européens : les tessons de poterie locale, les fragments de porcelaine, de
pipes européennes, de bouteilles de boisson alcoolisées, de perles
importées, des objets décoratifs et autres divers objets témoignent de la
présence des Européens sur la côte pendant cette période (Photos 13 à
16). Elle montre clairement que les négriers approvisionnaient les
populations de la côte et leurs intermédiaires de l’arrière-pays de ces
pacotilles en échanges des esclaves.
157
Des recherches ultérieures permettront d’appréhender les relations
que Agbodrafo entretenaient avec les régions voisines ou lointaines,
surtout avec les zones de provenance des esclaves.
Photos 13, 14, 15 et 16: Vestiges exhumés des fouilles
archéologiques de la Maison Wood (Agbodrafo
Chaînette
Perles
Pipe
Cartouches
Source : Cliché Amis du Patrimoine 2006
158
Photo 17 : Caricature d’un abolitionnisme libérant un esclave
3. Perspectives de recherches
Le matériel recueilli au cours de ces travaux archéologiques est en
cours d’étude (ossements d’animaux, poterie, bouteilles avec inscription,
etc.). Quelques échantillons de charbon ont été prélevés et seront soumis
aux analyses par le radiocarbone.
L’approche pluridisciplinaire adoptée dans le cadre des
recherches sur les sites de la côte notamment « Maison Wood » a permis
d’apprécier l’importance de « l’archéologie de l’esclavage », afin de
rassembler le maximum possible de données substantielles à la
159
compréhension des sources orales et des traces matérielles relatives à la
traite négrière et à l’esclavage.
Afin de compléter les résultats à ce jour obtenus sur cette période
de l’histoire du Togo, d’autres séries de recherche s’avèrent
indispensables. Il s’agit de repérer sur toute l’étendue du territoire :
- les grands marchés régionaux et d’autres petits marchés
locaux d’esclaves avec des points d’escale des commerçants ;
- les voies (cours d’eau et pistes) d’acheminement ou de
passage des convois d’esclaves vers les différents points
d’embarquement ;
- d’autres lieux d’entrepôts ou de transit des esclaves, comme la
maison Wood ;
- les lieux de refuge des esclaves en fuite, comme les forêts de
Togoville et de Bè ;
- les objets matériels (chaînes, câbles, canons, cannes, sièges,
etc.), précieux témoins de l’activité esclavagiste de certaines
populations du territoire aujourd’hui togolais ;
- le patrimoine immatériel lié à la pratique de l’esclavage et la
traite négrière ;
- l’élaboration d’un circuit régional de la route de l’esclave
reliant les autres lieux de mémoire connus : Gorée, Cape
Coast, Elmina, Ouidah, Maison Wood…. pour une
connaissance globale de ces lieux de triste mémoire ;
- la délimitation et le tracé du parcours qui mène de la Maison
Wood à Gatovoudo, chemin autrefois emprunté par les
esclaves avant l’ultime embarquement.
Une phase importante de ces recherches archéologiques portera
sur la cartographie des lieux repérés ou supposés avoir servi à pratiquer
cette activité. Elle doit permettre de localiser sur des cartes les différents
sites et lieux de mémoire liés à l’esclavage et à la traite négrière, ainsi
que les voies d’acheminement des esclaves de l’intérieur des terres
jusqu’à la côte.
160
D’un autre côté, le tourisme culturel et tourisme des lieux de
Mémoire doivent être dynamisés. A cet effet, l’aménagement des lieux
de mémoire liés à la traite négrière et à l’esclavage et un circuit
touristique doivent être élaborés à partir de : Maison Wood, Gatovoudo
ou «puits des esclaves», Nimagna, des monuments comme ceux érigés
par da Sylveira Landjékpo à Aného-Adokoinkpadji et le mémorial de
Joachim d’Almeida à Atoeta, les restes de la forge de Souza Tchatcha au
palais royal des familles Lawson à Badji. Cette route de l’esclave passera
à Ave Gbatso à Glidji pour rejoindre Dékpo blokotimé, le marché aux
esclaves, avant de suivre l’itinéraire vers l’intérieur du pays, pour
atteindre la zone sahélienne.
D’autres sites de mémoire repérés sur la côte et à l’intérieur du
pays doivent être aménagés et matérialisés par des panneaux, afin de
créer des scènes relatifs à cette pratique. Il faudra aussi :
- reconstituer les espaces et les lieux encore visibles, rechercher
et replanter les espèces végétales, afin de reconstruire les
modèles des marchés d’esclaves, les places publiques, comme
à Ouidah (le marché aux enchères) ;
- représenter des scènes liées à l’esclavage et à la traite négrière
sous forme de fresques ou de sculpture représentant les scènes
d’embarquement des esclaves, au cours des traversées, dans
les zones de débarquement, et dans leurs lieux de travail ;
organiser un colloque au plan sous-régional et continental sur
l’esclavage et la traite négrière en Afrique ;
- reproduire des objets liés à cette tragédie pour exorciser la
douleur et les vendre dans le monde, afin d’éviter que pareil
crime ne se répète dans l’histoire de l’humanité ;
- organiser une exposition itinérante dans les pays d’anciens
esclavagistes et dans les pays victimes de l’esclavage pour
consolider la paix entre les hommes ;
- confectionner des prospectus et cartes postales sur les objets
liés à l’esclavage ;
161
- collaborer avec les villes négrières européennes (Liverpool,
Bordeaux, Nantes, etc.) ou américaines pour promouvoir les
résultats des recherches ;
- enfin, le projet « Route de l’esclave » devrait élaborer une
carte géante de toute l’Afrique, afin de matérialiser ces sites et
lieux de mémoire, qui sont, pour l’essentiel en voie de
disparition.
Ces reconstitutions ont un but pédagogique, culturel, voire
économique. Il est aussi utile de rassembler l’ensemble des
connaissances dans des publications, afin de les vulgariser et de les
rendre accessibles pour une utilisation multifonctionnelle : enseignement
de la question de l’esclavage et de la traite négrière dans les programmes
scolaires et universitaires, promotion du tourisme culturel et de mémoire,
revalorisation des lieux de mémoires, rapprochement des peuples par un
catharsis de réconciliation, afin d’éloigner les ressentiments de haine, qui
enveniment les relations inter ethniques entre les victimes et les
coupables au Togo.
Conclusion
Dans l’état actuel des recherches sur l’esclavage et la traite
négrière au Togo, les travaux archéologiques doivent se poursuivre, afin
de disposer de substantiels vestiges et informations sur cette période de
notre histoire. A l’étape actuelle de l’avancement des travaux, beaucoup
reste encore à faire dans ce domaine. En effet, tous ces lieux et vestiges
répertoriés doivent être matérialisés et représentés sur une carte, afin de
promouvoir le tourisme culturel et le tourisme de mémoire. Les artéfacts
recueillis serviront de collections au musée de l’esclavage dont la
création est imminente, probablement sur le site de la Maison Wood.
Dans tous les cas, l’espace aujourd’hui togolais a connu, comme
ailleurs, l’esclavage sous ses diverses formes traditionnelles, ainsi que la
traite négrière renforcée par la demande transatlantique. Sur cet espace,
on a identifié des circuits empruntés par les razzieurs et les traitants, mais
aussi des lieux forts de cet odieux commerce. Les souvenirs liés à
162
l’esclavage et à la traite négrière restent encore présents dans le vécu
quotidien de nombreuses populations et se manifestent à travers les
rituels, la langue, le folklore, l’art culinaire dans notre pays. En somme, il
est aujourd’hui indispensable de sensibiliser les générations présentes et
futures à s’estimer et à se respecter, afin de promouvoir la réconciliation,
la paix et le dialogue entre les cultures.
Sources et bibliographie
1. Sources
1.1. Sources orales
N°
d’ordre
Nom et prénoms Titre de
l’informateur
Date de
l’entretien
Lieu de
l’entretien
1 ABRAGAO
Akibou
Chef de village
de Kpatakpani
21 mars 2009 Tchamba
2 AGADOU
Mensah Jules
Infirmier à la
retraite
20 mars 2009 Blitta
3 ALIASSIM
Karim
Notable
patakpani
21 mars 2009 Tchamba
4 ALIOU Ibrahim Notable à
Tchamba
21 mars 2009 Tchamba
5 ALONOU
François
Notable à Blitta 20 mars 2009 Blitta
6 AROUNA
Allasane
Notable à
Tchamba
21 mars 2009 Tchamba
7 BA-MOLA
Aladji Issa
Chef de
Kparatao
21 mars 2009 Kparatao
8 BAMASSI
Kangantou
? 20 mars 2009 Lama-Fing /
Kara
9 DJATO Soulé Chef de
quartier
21 mars 2009 Kparatao
10 KOLA Akessou Notable Lama-
fing / Kara
20 mars 2009 Lama-fing /
Kara
11 MAMAM Gado
Abdoulaye
Chef de canton 21 mars 2009 Krikri
163
12 OURO Agouda
Boukari
Notable de
Kparatao
21 mars 2009 Kparatao
13 OURO Agouda
Mohamed
Notable de
Kparatao
21 mars 2009 Kparatao
14 OURO Ayeva
Azibou
Notable de
Kparatao
21 mars 2009 Kparatao
15 OURO Bagna
Alassani
Notable de
Kparatao
21 mars 2009 Kpartao
16 OUTANDAH
Abdou Samed
Enseignant
école
coranique, à
Tchamba
21 mars 2009 Tchamba
17 SAMATA OURO
Gnawo
Notable de
Kparatao
21 mars 2009 Tchamba
18 SAMKE
Yelboutcho
Batabou
Chef de canton
d’Aouda
20 mars 2009 Aouda
19 YAFOUNTA
Antoine
Chef de village
de Bassamba
mars 2009 Koutamakou
1.2. Sources écrites
Esquisse de plan de gestion, Route de l’Esclave, Ouidah, 6ème
cours
régional, AFRICA 2009, Porto-Novo, Bénin 2004, 70 p.
Restauration de Wood Home, Agbodrafo, Togo Phase 1 : travaux
d’urgence : rapport final juillet-août 2006, site web africa 2009 :
www.iccrom.org/Africa2009
2. Bibliographie
Couchouro F., 1998 : L’esclave, Lomé, Editions Akpagnon, 299 p.
Gayibor N. L. (éd), 1990 : Toponymie historique et glossonymes actuels
de l’ancienne côte des esclaves (XVè XIX
è siècles), Lomé, Presses
de l’UB, 142 p.
Gayibor N. L., 1991 : Le Genyi, un royaume oublié de la côte de Guinée
au temps de la traite des Noirs, Lomé, Edition Haho, 321 p.
164
Gayibor N. L. (éd), 1997 : Histoire des Togolais, des origines à 1884,
Lomé, Presses de l’UB, 443 p.
Gayibor N. L. (éd), 2001 : Le Tricentenaire d’Aného et du pays Guin, II
vol., Presses de l’UB, 679 p.
165
UN PATRIMOINE CULTUREL IMMATERIEL DU TOGO A
L’EPREUVE DU TEMPS : CAS DU PAYS GUIN1
KADANGA Kodjona
Département d’Histoire et d’Archéologie
Université de Lomé
E-mail : [email protected]
Résumé
Le Togo compte plusieurs peuples, mais leur contact avec les
Européens et avec leurs voisins ne s’est pas fait au même moment. Le
peuple guin, qui dès le 17ème
siècle, est entré en contact avec les Blancs a
vu son patrimoine culturel très affecté au fil du temps. Les profondes
mutations socioculturelles induites ne sont pas sans conséquences.
Il y a donc lieu de s’interroger sur l’impact de ces emprunts
extérieurs sur le patrimoine culturel immatériel des Guin et la politique
qu’il faut élaborer pour le préserver.
Mots clés : Patrimoine culturel immatériel, mutations
socioculturelles, folklorique, artistique, sauvegarde.
Introduction
Les concepts patrimoine, patrimoine culturel, patrimoine culturel
immatériel, tangible, intangible, matériel, etc. ont évolué à travers
l’espace et le temps. Le concept de patrimoine immatériel couvre un
domaine immense. Les traditions et expressions orales, y compris la
langue ; les arts du spectacle, arts plastiques, musique, danses, chansons ;
les pratiques sociales, rituelles, cérémoniales et évènements festifs,
1 Ce texte est une version revue et corrigée d’une communication présentée lors d’un
colloque sur « le tricentenaire du pays guin » et publiée en 2001 dans les Presses de
l’Université du Bénin.
166
contes ; les connaissances, croyances et pratiques concernant la nature et
les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel. C’est de ce concept dont il
est question dans cette étude (Tchamié éd 2006 : 84-93).
En effet, le pays guin (Gayibor 1991, Agbano II, 1982, 1991) qui
eut ses premières rencontres a subi des mutations socioculturelles : « Les
Mina subissaient donc le contact direct de ces Européens. Ils voyaient à
leur façon de s’habiller, de se comporter, de raisonner, de se nourrir,
qu’ils leur étaient supérieurs au point de vue du mode de vie. Ils ont donc
éprouvé naturellement le besoin de se débarrasser de la plupart de leurs
coutumes, d’apprendre à mieux faire la cuisine, à mieux s’habiller et
d’apprendre même des langues européennes » (Gayibor 1992 : 239).
Il y a lieu de s’interroger sur les conséquences des emprunts
extérieurs au sein du peuple guin. Le domaine culturel étant vaste et
complexe, ce travail se limite à certains aspects de la culture
traditionnelle en l’occurrence le patrimoine folklorique et artistique.
1. Les menaces qui pèsent sur nos traditions
Le Révérend Père Engelbert Mveng (1976), dans une
communication intitulée : « Mort ou survie culturelle » a distingué
remarquablement trois graves menaces que nous résumons : un
phénomène interne qu’il a dénommé « la désapprobation culturelle ».
C’est la perte volontaire ou inconsciente de l’identité culturelle qu’on
peut remplacer par identité d’emprunt :
« Malgré les slogans mille fois répété, écrit-il, nos langues, notre art,
notre droit, nos systèmes de pensée, nos littératures sont encore relégués
parmi les curiosités et les accessoires, à côté des langues, de l’art, du
droit, des systèmes de pensée, des littératures étrangères qui envahissent
de façon impudique tous les aspects de notre vie publique et privée ».
De ce fait, la culture soumise au pouvoir de l’argent, subit sa
domination. Cette mutation se fait malheureusement avec la complicité
des Africains eux-mêmes, qui sont enclins à dévaloriser leurs propres
cultures. Par le snobisme, tout ce qui vient du dehors brille.
167
Sous couvert de modernisme ou d’universalisme, écrit N’diaye
(1975 : 30), l’Africain devient un « clochard culturel ».
Une autre menace vient de l’extérieur, sous la forme du néo-
colonialisme culturel. Mveng écrit :
« Les Occidentaux ont repris à leur compte nos techniques de tissage,
de teinture d’étoffe, de fabrication de bijoux. Ils étudient notre
médecine traditionnelle tandis que nous palabrons pour savoir qui est
sorcier, féticheur ou guérisseur. Il apprenne à leurs enfants la faune et la
flore du continent africain, tandis que nos enfants ignorent tout de leur
environnement naturel et sont incapables de nommer les animaux
domestiques ou les plantes du jardin dans la langue du pays ».
Enfin :
« L’aliénation culturelle est la menace la plus directe, la plus lourde de
conséquence, qui pèsent sur nos traditions. En effet, l’Afrique est
envahie par les produits et sous-produits de la civilisation de
consommation occidentale : les populations africaines jusqu’au fond des
brousses et les endorment en leur donnant l’illusion du confort et de
l’abondance ».
Le constat est amer mais il est pertinent. Les éléments de réponses
pour l’éradication de notre patrimoine ne peuvent être recherchés que par
les différentes politiques culturelles au niveau de chaque pays et partant,
du continent africain.
Au Togo, les bonnes intentions ont été dévoyées. Nos valeurs
culturelles sont loin de connaître une dynamique. Et chaque jour qui
passe nous enfonce davantage dans la perte de notre identité. Le peuple
guin qui a un riche patrimoine folklorique et artistique n’a pas échappé à
cette situation.
168
2. Aperçu du patrimoine folklorique et artistique
2.1. Le folklore (ehunpopowo)
En dehors des contacts avec les Blancs, il y a eu beaucoup
d’échanges culturels entre Aného et le royaume fon. Les chansons qui
accompagnent les jeux folkloriques des grandes familles (Lawson,
d’Almeida, Ajavon, etc.) sont en langue fon (Gayibor 1992 : 249).
Le patrimoine culturel vivant se manifeste au niveau des danses
populaires et rituelles : elles sont exécutées lors des réjouissances
(mariages, anniversaire, funérailles etc.). Parmi celles-ci, l’on peut citer :
adjogbo, danse accompagnée de gestes rituels ; aguélé ou les échassiers
sont réservés aux hommes car, leur exécution requiert de longues
échasses aux pieds ; agbadja, atsavu ou atimevu font parties de ces
manifestations de joie ; enfin djokoto est une danse d’exception (c’est le
tam-tam du roi) au cours de laquelle le chef peux rentrer dans l’arène et
danser.
Quant à la danse vodou (divinité), elle accompagne presque toutes
les cérémonies des Guin : en appui aux manifestations vodou, l’adifo est
célébrée en l’honneur de hébiésso (dieu du tonnerre) ou à la sortie du
couvent des jeunes adeptes. Il en est de même du brèkètè. Enfin, les
adeptes du culte kokou utilisent les couteaux et les coupe-coupe pour
frapper tout leur corps sans se blesser.
Au total, ces musiques traditionnelles dont les dispositions nous
sont transmises par le folklore sont en voie de disparition au point de vue
technique. Elles sont de plus en plus mal exécutées alors qu’elles
constituent pour ce milieu le référentiel culturel fondé essentiellement sur
l’oralité.
Comment les préserver ? La recherche doit être mise au service de
la tradition afin de la fixer, de la sauvegarder et de la rendre plus
dynamique. Il s’agit de prendre conscience de cet héritage culturel, de
l’étudier, de l’actualiser et de le faire fructifier pour en faire une base
d’inspiration pour les générations futures. Pour atteindre ces objectifs, les
projets de recherches musicologiques doivent être soutenus.
169
Ces valeurs traditionnelles naguère mises en exergue lors des
semaines culturelles, ont impliqué de jeune gens, relève de demain. Celle
de 1975 à Aného s’est achevée sur le constat ci-après :
« La semaine culturelle qui vient de s’achever est un évènement sans
précédent, par le fait qu’elle constitue pour chacun de nous une réelle
prise de conscience de nous-mêmes d’abord, puis des hautes valeurs
morales de notre patrimoine folklorique. La signification des différentes
salutations dans une journée et la façon de les prononcer, de les faire,
n’était-elle pas ignorée de beaucoup d’entre nous ? Comme l’a si
remarquablement démontré notre grand frère Kponton1, le port du
pagne traditionnel, la pratique de certaines danses de nos villages ne
sont-elles pas considérées par nous-mêmes comme des choses vilaines,
honteuses et réservées aux autres ? » (Aithnard 1975 : 94).
En effet, le retour aux sources ne signifie pas une régression car,
le monde évolue, et il faut évoluer avec lui tout en conservant ce qui fait
notre identité. Le rôle des pouvoirs publics doit être déterminant et
redéfini dans l'intérêt des populations intéressées. Cette situation est aussi
palpable dans les activités artistiques des Guin.
2.2. Activités artistiques
Une œuvre d'art est une création à laquelle l'homme transmet
quelque chose de sa personnalité par le truchement d'un matériau, d'une
forme et d'un contenu, qu'il s'agisse d'une composition spatiale (plastique
et graphique), littéraire ou musicale. Les œuvres d'art africain prises
séparément ou dans leur ensemble diffèrent des formes nées dans d'autres
régions du monde. Dans les milieux traditionnels, cet art est au cœur de
la vie, de la culture. L'art n'est-il pas l'écriture de l'Afrique dans la mesure
où il est fonctionnel et non figuratif ? N’diaye (1975 : 60) écrit à juste
titre :
« Les objets artistiques, du plus utilitaire au plus élevé, définissent les
relations entre les individus, la nature et les dieux. L'art est unité
1 Hubert Messanvi Kponton (1905-1981) fut instituteur et artiste.
170
rythmique qui lie l’homme au monde visible et invisible, à la nature
extérieure et intérieure. Il est un instrument pédagogique chargé de
transmettre le savoir par les ancêtres, de génération en génération ».
Chez les Guin, il existe diverses formes d’art sur lesquelles
l’esthétique traditionnelle yorouba exerce sa puissante influence (Holas
1976 : 162). Dans ce secteur côtier occupé par les Guin et les Ewé, les
œuvres artistiques avaient stimulé la chorégraphie sacrée tout en servant
de conservatoires du riche patrimoine oral.
La peinture (amadodo)
Le peintre est doué d’un savoir-faire qui traduit sa pensée et le
sens de l’esthétique. L’on peut constater que les œuvres dérivent
directement des bas-reliefs qui ornent les murs des palais et des temples
(Holas 1976 : 163 : 164). Sur les murs du palais royal par exemple le
peintre représente un animal féroce, symbole de la puissance du roi, ou
un dessin d’un serpent sur le temple du vodou da (dieu-serpent). Le
brèkètè, instrument de musique est décoré avec des bandes de tissus
tricolores, de couleurs blanche, bleu et rouge. Elles symbolisent
l'emblème de) a divinité Brèkètè.
La forge1 (nututu ou yollo)
C’est une profession pratiquée par des individus de la même
famille. Elle se transmet du père au fils. Ce sont les fractions éwé et fon
venues de Notsè et du Bénin qui en détiennent le monopole. Le forgeron
produit des outils : (houe, coupe-coupe, couteau, hameçon), des armes:
(épée royale, lance) ; des ornements: couvre chef, chapeau en bronze,
clochettes utilisées par les adifossi dans les couvents.
Certains forgerons sont célèbres dans la fabrication des masques
en cuivre, en bronze pour immortaliser des ancêtres et des animaux
totémiques. Le forgeron est craint et considéré en Afrique occidentale.
1 Les informations qui suivent ont été recueillies pour la plupart auprès de l'artiste-
peintre Ahlin Ayaogan et de Edohr Noviti, président du Conseil du peuple guin.
171
Comme exemple, awaga composé de deux entonnoirs métalliques ayant
leurs embouchures soudées l'une et l'autre, accompagne les incantations
et chants des adeptes de yewe (vodou) dans les préfectures des Lacs, Vo
et Yoto. Il en est de même de kodzoe : il ressemble beaucoup à une coupe
en miniature renversée, amputée de son pied et renfermant une languette
qui produit des sons monotones lorsqu'il est secoué. Il accompagne les
chants et les incantations des adeptes des divinités hebiesso, agbui, etc.
La sculpture (atikpakpa ou énuwokpakpa)
Dans les travaux du bois, la gravure ou pyrogravure des
calebasses, est un art mineur, perfectionné qui donne souvent des
résultats et une harmonie pictographique parfaite.
L’artiste produit des statues et des masques en bois qui
représentent les dieux. Le sculpteur est en même temps le menuisier qui
fabrique des pirogues, des tabourets pour immortaliser des ancêtres.
Atumpani ou tam-tam parlant est fabriqué à partir d'un tronc d'arbre
monobloc, écorcé, évidé et taillé en forme de cylindre. Le dessous est
fermé. Une peau de mouton (de préférence) après assouplissement dans
l'eau est tendue sur l'ouverture ayant le plus grand diamètre. Il sert à
transmettre des messages (louer les dignitaires, annoncer les événements
importants: décès d'un notable ou d’un chef, les guerres, l'arrivée d'une
autorité à la cour royale, etc.).
L’artiste produit aussi les objets cérémonials comme les gobelets
en bois, les pipes et les boîtes qui témoignent d’un sens artistique fin.
La poterie (ézememe)
Elle est réservée aux femmes et surtout à celles des forgerons.
Elles utilisent la terre glaise battue pour la fabrication des marmites, des
assiettes et des pipes. Cette terre battue est utilisée par les hommes pour
la représentation du légba ou des légba puisque dans certaines familles à
Aného chaque membre de la famille a son légba.
172
Les poteries occupent une place importante dans la société. Pour
donner une résistance à leurs produits, ces femmes les faisaient cuir et les
teintaient à l'indigo pour leur beauté certaine.
Le tissage (avololo)
Cette activité est réalisée par les hommes qui connaissent ce
métier. Chez les Guin et les Ewé, le tissage est une activité secondaire
pour le cultivateur et le pêcheur. Après le filage et le teintage du coton
par les vieilles femmes, il revient aux hommes de cette catégorie de
démontrer leur savoir-faire pour la production des pagnes (kenté), des
tissus pour la confection des grands boubous. Un homme qui possède un
ou plusieurs pagnes de ce genre est très respecté. Actuellement, à cause
de l'importation des pagnes et tissus produits par les Européens,
l’importance de ce métier est réduite.
Ce sont ces mêmes artistes qui fabriquent les filets pour les
pêcheurs. Certains sont également.des tailleurs réputés dans le domaine
des modes; ils produisaient des vêtements dont le tsanka (culotte avec
une queue longue).
C’est un artisanat rural qui est lent dans son développement et
tend à disparaître.
La maçonnerie traditionnelle : Les Guin utilisent la terre glaise
pétrie pour la construction des murs des maisons. Certains clôturaient
tout le village et surtout la maison royale avec un mur d'une épaisseur
considérable.
L’artisanat en cuir : Le Guin fabrique des sandales pour l’usage
de la population. Exemple de tsokota, sandales de luxe décoré que
portaient les rois. Ils fabriquaient aussi des sacs en cuir et utilisaient des
peaux tannées des bêtes comme matières premières. Cet artisanat est
actuellement influencé par les importations.
C’est l’état dans lequel se trouvait l’artisanat du peuple guin avant
le contact avec les Blancs. En effet, avec leur arrivée sur la côte des
esclaves, toutes les formes traditionnelles d'art ont connu des évolutions
173
en leur sein. Certains ont pratiquement disparu ou en train de disparaître.
C’est l’exemple de la maçonnerie traditionnelle et le tissage. D’autres
formes sont en train de naître pour s’adapter au monde moderne, c’est le
cas de la peinture et de la sculpture, vidée de leur sens premier et
répondant à la loi de l'offre et de la demande.
3. Le vécu culturel en pays guin : ni traditionnel ni moderne?
Cette interrogation peut s’étendre à toutes les régions de l’Afrique
noire; mais elle est plus prononcée dans les régions côtières, à l’instar des
Guin. Ceci est dû d’une part aux contacts avec les Fon, les Ouatchi et les
Ewé et d’autre part avec les Européens depuis le 17e siècle.
En effet, les immigrants guin venant d'Accra avaient acquis lors
de leur séjour sur la côte, une suprématie sur leurs voisins. A l’arrivée
des Européens, ils ont appris à lire, à écrire et détenaient le monopole du
commerce. Ils servaient d'intermédiaires entre les Négriers et l'arrière-
pays. Le pouvoir de l'argent a entraîné très tôt l'apparition de
l'individualisme.
Le sens de l'hospitalité s’est estompé : l'anecdote « wodofoa? (tu
as déjà mangé ?) est significative. Dans la coutume, un étranger est servi
sans qu'on lui pose ce genre de questions. Ceci n’est-il pas la perte d'une
valeur essentielle de notre identité culturelle? Mais peut-il en être
autrement dans ce monde mouvant ?
Dans le domaine religieux, les missionnaires ont interdit des
cérémonies rituelles. Certains les ont suivis, d'autres pas. Dans tous les
cas, la plupart ne se trouvent ni dans la tradition ni dans le christianisme.
Pour ce qui est du folklore (evufofowu) en l'occurrence les danses
populaires (dzidzovuwo) et les danses rituelles (kotavuwo), si l'essentiel a
été préservé, les circonstances dans lesquelles elles sont exécutées sont
discutables et enlèvent leur caractère original : c'est l’influence du
tourisme et donc l'appât du gain.
Quant aux œuvres artistiques, elles ont perdu leur fonction rituelle
et religieuse; l'art acquiert un caractère esthétique et commercial (Holas
1976 :168, N’Diaye 1975 : 68). Cette richesse accumulée au fil des
174
années est bradée1 ou profanée. Il subit le poids du tourisme international
qui impose aux artistes le travail rapide et désacralisé de l'objet d'art. Le
tourisme a produit « l'art des aéroports » (N’diaye 1975 : 62) : masques,
colliers, objets d'artisanat locaux selon le seul critère de la quantité et de
l'érotisme.
Compte tenu de ce qui précède, quelle est la place de la culture
traditionnelle guin dans ce monde moderne?
Pour Edorh Noviti Félix2 , sur le plan religieux, « la majorité de la
population est restée fidèle à la religion traditionnelle malgré l'influence
du christianisme. L’exemple de la fête religieuse épé-ékpé3 nous édifie
mieux, toutes les populations affluent de partout pour assister à cette fête
annuelle ». Peut-on parler de fidélité, d'une curiosité ou plutôt d'une
redécouverte·? Qu'en sera-t-il dans quelques années?
C’est ici que doivent intervenir les pouvoirs publics. A ce propos
Aithnard (1975 : 70-71) écrit :
« Notre école forme des citoyens déracinés et aliénés. Elle tourne le dos
à nos valeurs culturelles, philosophiques, artistiques et technologiques.
Il n'est pas question de ressusciter ou d'encourager nos coutumes
désuètes. Par exemple, couvrir d'un secret homicide les recettes de notre
riche pharmacopée constitue l'une des pratiques à bannir. Il faut donc
absolument soumettre toutes nos valeurs culturelles au crible de
l’analyse critique, en extraire et réhabiliter celles qui sont compatibles
avec les exigences modernes du progrès scientifique, technique,
économique et social. Toutes les valeurs philosophiques positives
doivent pouvoir s’exprimer à l'école ainsi que toutes les formes
d'expression proprement togolaises et africaines : expression orale,
plastique, musicale, technologique, etc. ».
Cependant, si la politique culturelle du Togo reste encore floue,
certains togolais apportent leur contribution pour cette revalorisation.
Comme disait A. Hampaté Ba (1975 : 45-46) :
1 Le marché aux fétiches d’Akodessewa (à l’est de Lomé). 2 Président du conseil du trône du peuple guin. 3 Fête qui marque le début de la nouvelle année guin.
175
« Depuis l'indépendance, l'artiste africain moderne lutte pour s'affirmer.
Sa recherche d'authenticité et d'originalité est à la fois difficile et
émouvante car elle n'échappe pas toujours aux influences extérieures.
Ces artistes africains d'aujourd'hui sont situés à une époque charnière et
leur rôle sera extrêmement important selon la façon dont ils
l'exerceront. L'idéal serait sans doute qu'ils puissent plonger leurs
racines aux sources mêmes de la tradition africaine, en allant, auprès
des maîtres qui existent encore, s'instruire, non pas tellement dans une
technique, niais dans une certaine façon de se mettre à l'écoute du
monde, etc. Apprends à écouter le silence, dit la vieille Afrique, et tu
découvriras qu'il est musique ».
Ainsi, sur le pays guin, nous trouvons par exemple au musée
national:
- une sculpture en bois représentant un homme chargé d'un
serpent et tenant une bible et un chapelet qui signifie: le Guin
est chrétien et « animiste » à la fois, c'est du syncrétisme
religieux ;
- une sculpture en bois d'un adepte du serpent « Da » vénéré ;
- une statuette en bois sculpté représentant un jumeau décédé ;
- une statue d’un adepte de vodou en pays éwé ;
- une divinité à trois têtes, sculptée en bois. Elle est sensée
protéger ou punir ses adeptes selon leurs actes. C'est une
croyance guin appelée densou ;
- un gongophone (hadziga-hu),
- un vase éclairant fabriqué par Monsieur Paul Ayi qui
représente la divinité hébiesso ;
- ayroloe : petites clochettes utilisées par les adifossi d’Aného ;
- pagne traditionnel teinté à l'indigo par les femmes d'Aného.
176
Paul Ayi, Ahlin Kuawu Ayaogan1 et d'autres artistes ont produit
de nombreuses œuvres pour démontrer et traduire l'éveil et l'attention de
toute l'Afrique et du Togo en particulier.
L'art du peuple guin, dans ce qu'il a d'authentique, d'essentiel et de
classique, n'imite pas le réel ou l'imaginaire. Il est dynamique et
multidimensionnel, il s'identifie à lui. L'art anonyme représente des
archétypes significatifs bien plus que des portraits ressemblants. Il faut
les soustraire de l'oubli et de l'anonymat, leur assurer une large diffusion
au moyen du livre, de la presse, du théâtre et du film afin de les mettre en
valeur et les promouvoir2 .
Conclusion
Le pays guin ouvert sur la mer à l'instar des autres peuples ayant
la même situation géographique a subi l'influence impitoyable de la
culture occidentale dès le l7ème
siècle mais aussi de ses voisins fon,
ouatchi et éwé. Les Guin ont intégré volontairement ou non certains
éléments culturels extérieurs dans leur vécu quotidien. Certes, la
préservation de nos valeurs culturelles ne signifie pas une régression car
nul ne doit être en marge de l'évolution de l'humanité. Mais cette
évolution ne doit pas être non plus synonyme de perte d'identité.
C'est ici qu'intervient le rôle des pouvoirs publics dans la
préservation et la sauvegarde des diversités culturelles car l'élaboration
des politiques en la matière leur incombe. Il leur appartient d'organiser
des recherches en créant des structures (instituts, fondations, directions et
services), de stimuler les culturels et de systématiser la concertation à
partir de la base de la société : jeunes, classes d'âge, groupes ethniques,
groupes linguistiques, communautés religieuses et associations
socioculturelles. Faute de prendre ces dispositions, nos peuples risquent à
plus ou moins longue échéance d'être dépossédés de leurs propres
cultures. Toutefois, cette prise de conscience semble être amorcée dans le
1 Artistes peintres togolais. 2 Rapport sur les coutumes, mœurs et langues (ANT) : étude sociologique et linguistique
des peuples mina.
177
pays guin. L'exemple de l'organisation du festival des danses
traditionnelles est un indice encourageant1
Bibliographie
Aithnard K. A., 1975 : Aspects de la politique culturelle au Togo, Paris,
UNESCO, 109 p.
Agbano II 1991 : « Histoire de Petit-Popo et le royaume guin », in
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