r. arenas (jsa 99-1, 2013, 243-246)

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  • tome 99- 1

    Publi avec le concoursdu centre national de la recherche scientifique

    et du centre national du livre

    au sige de la socitmuse du quai branly

    P a r i s

    2013

    tir Part

  • JOURNAL DE LA

    SOCIT DES AMRICANISTES

    SOMMAIRE DU TOME 99-1

    ARTICLES

    7 Nathan J. Meissner, Katherine E. South and Andrew K. Balkansky : Figurine embodimentand household ritual in an early Mixtec village

    45 Laurent Segalini : Du discours dynastique au corps social. Retour sur la terminologie desgroupes aristocratiques incas de Cuzco

    77 Laurent Fontaine : Les nouveaux espaces publics chez les Yucuna dAmazonie colombienne

    105 Ernst Halbmayer : Securing a life for the dead among the Yukpa. The exhumation ritual as atemporary synchronisation of worlds

    141 Federico Ferretti : Un regard htrodoxe sur le Nouveau Monde : la gographie dliseReclus et lextermination des Amrindiens (1861-1905)

    DOSSIER : FOOTBALL EN AMAZONIE INDIGNE

    167 Philippe Erikson :Une aaire qui roule ? De lintroduction du football en Amazonie indigne

    NOTES DE RECHERCHE

    173 Eduardo PiresRosse :Du foot en terres amrindiennes. Notes sur les cas auwe et tikmuun duBrsil

    183 Magda Helena Dziubinska : Upiti kwaiti. Un idal du football kakataibo (Amazoniepruvienne)

    COMPTES RENDUS

    195 Danile Dehouve, Relatos de pecados en la evangelizacin de los Indios de Mxico(siglos XVI-XVIII), Aliocha Maldavsky

    200 Pedro Pitarch, The Jaguar and the Priest. An Ethnography of Tzeltal Souls, Perig Pitrou

    206 Germn Freire (ed.), Perspectivas en salud indgena. Cosmovisin, enfermedad y polticas pbli-cas, Cline Valadeau

    211 Edilene Coaci de Lima e Lorena Crdoba (eds),Os outros dos outros: relaes de alteridade naetnologia Sul-Americana, Nicole Soares Pinto

    216 Jonathan D. Hill and Jean-Pierre Chaumeil (eds), Burst of breath. Indigenous ritual windinstruments in Lowland South America, Tommaso Montagnani

    219 Sbastien Baud et Christian Ghasarian (d.), Des plantes psychotropes. Initiations, thrapies etqutes de soi, Magali Demanget

    224 Jean-Pierre Chaumeil y Juan Manuel Delgado Estrada (eds), Atlas geogrfico del Per porMariano Felipe Paz Soldn, Pablo F. Sendn

    230 Andrs Leake (coordinador), Los pueblos indgenas cazadores-recolectores del Chaco salteo:poblacin, economa y tierras, Rodrigo Montani

    236 Mariana Alfonsina Elas y Ariel Mencia, Textiles del Chaco. Catlogo del MEAB, RodrigoMontani

    243 Pastor Arenas (ed.), Etnobotnica en zonas ridas y semiridas del Cono Sur de Sudamrica,Diego Villar

    NCROLOGIE

    247 Marie-France Fauvet-Berthelot : Susana Monzon (1931-2013)

    ISSN : 0037-9174

  • COMPTES RENDUS

    Dehouve Danile, Relatos de pecados en la evangelizacin de los Indios deMxico (siglos XVI-XVIII), traduction de Josefina Anaya, prface de Marie-Anne de Beaulieu, Centro de investigaciones y estudios superiores enantropologa social/Centro de estudios mexicanos y centroamericanos,coll. Publicaciones de la Casa Chata , 2010, 383 p., 1 CD encart en 3e decouv., bibliogr., ill.

    Le livre de Danile Dehouve propose ltude dun vaste corpus de 45 exempla,qui sont des rcits exemplaires courts usage didactique dans la prdicationcatholique. Traduits en nahuatl ou rdigs dans cette langue par des jsuites deNouvelle Espagne entre les xvie et xviiie sicles, ces narrations ont t compilesdans des recueils de sermons et catchismes manuscrits et imprims conservs labibliothque nationale de Mexico. Cette traduction en espagnol de louvrage,paru en franais en 2004, propose quelques dveloppements supplmentairesdans lavertissement initial, un lger remaniement de lintroduction et, surtout, lapublication en annexe, dans un CD accompagnant le volume, des 45 rcitstudis, avec leur version nahuatl et des traductions en franais et en espagnol.

    Danile Dehouve pose la question des relations interculturelles laune destransformations de cet outil dvanglisation utilis depuis le Moyen ge dans laprdication chrtienne. La principale proposition de louvrage est de concevoirles exempla prchs en Nouvelle Espagne en langue nahuatl comme les outilsdun dialogue interculturel marqu par le malentendu. Lauteur prend bras lecorps cette notion de malentendu, conue comme le mode mme dexistence detout dialogue culturel. Dans cette entreprise, elle exploite avec bonheur sescomptences de linguiste, spcialiste du nahuatl et de sa culture, mais aussidhistorienne et dethnologue. Soucieuse de saisir les origines mdivales de sonobjet, elle en analyse galement les transformations dans un contexte nonseulement neuf, mais double, marqu aux xvie et xviie sicles la fois par larupture de la Rforme catholique en Europe et par la conqute des corps et desmes des populations amrindiennes. Enfin, et parce qu lorigine de cetteenqute se trouve une exprience de terrain, les traces et les usages contemporainsde ces rcits exemplaires nchappent pas au regard dethnologue de lauteur.

    Luniversalit du pch est rairme par la dcouverte de populations nonconverties au christianisme, mais considres comme humaines, alors que, dans

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  • lEurope du xvie sicle, les dbats sur la nature de lhomme et du pch divisentcatholiques et protestants et se poursuivent au sein de lglise catholique auxviie sicle. Ce contexte est lorigine dun renouvellement, au xvie sicle, dugenre de lexemplum, ce rcit bref, donn comme vridique, destin tre insrdans un sermon pour dispenser une leon difiante et utile laveu et lexpiation des pchs des fidles, dans le cadre dune pdagogie de la peur delEnfer. Danile Dehouve puise largement dans les travaux des mdivistes et desspcialistes des exempla, dont elle matrise et mobilise la mthodologie. On peutnanmoins regretter que la contextualisation de cette revitalisation de lexemplum lpoque moderne ne convoque pas lhistoriographie italienne sur la prdicationau-del de la priode mdivale et, notamment, les travaux de Carlo Delcorno etRoberto Rusconi 1.

    Lapport de cet ouvrage ne rside pas dans un ventuel dvoilement durenouvellement de lexemplum lpoque moderne, mais plutt dans la documen-tation sur sa formidable amplification travers la prdication mene en languesindignes par les ordres religieux en Amrique, dont les textes constituent lecorpus tudi par Danile Dehouve. Il sagit donc dun chantillon de 45 exemplatirs de sermonnaires imprims ou manuscrits rdigs en langue nahuatl, choisisen fonction de leur renomme, cest--dire de la frquence de leur apparition dansle corpus, et complts par un choix illustrant des thmes varis. Pour analyser cesrcits, Dehouve sinspire des mthodes des historiens mdivistes et choisit de lesconsidrer comme des textes, dont elle analyse litinraire travers les sicles, lastructure, souvent rcurrente et stable, et le contenu, la morale et la symbolique,changeants et rvlateurs des adaptations aux contextes de profration et dessocits auxquelles sadressent les prdicateurs. Cest pourquoi on constate queles exempla modernes sinspirent en gnral de textes trs anciens, dont lescomportements et les anecdotes sont remanis et mis au got du jour.

    Dans les deux premiers chapitres, lauteur prsente le corpus des sourceseuropennes la disposition des prdicateurs du Mexique, puis examine lesexempla mexicains laune des volutions du processus dvanglisation.Les prdicateurs de la Nouvelle Espagne ont en eet puis aux sources dunetradition longue de plusieurs sicles, tudie par les historiens mdivistes, depuislapparition de rcits anecdotiques dans la littrature ecclsiastique entre les ive

    et viiie sicles jusqu leur formalisation dans le cadre de la prdication duxiiie sicle europen, dans des compilations telles que les recueils encyclopdiquesde Vincent de Beauvais. Ces ouvrages mdivaux vivent un nouvel essor partirdu xve sicle grce limprimerie, donnant lieu des remaniements et denouvelles compilations dont lanonyme Speculum exemplorum, dit unepremire fois en 1512, et sa traduction castillane par Santoro, le Prado espiritual,publie en 1592, qui constituent les principales sources de Danile Dehouve pourreconstituer litinraire des exempla en nahuatl au xvie sicle. Avec la Rformecatholique et le concile de Trente (1545-1563), lglise dfinit clairement sa

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  • doctrine face aux protestants et airme la place fondamentale du sacrement depnitence, inaugurant un renouveau de la prdication destine prparer laconfession. Cest dans ce contexte que sont publis de nouveaux ouvrages en latincomme en langues vulgaires, recueillant de nombreux exempla et nourris denouvelles anecdotes puises dans lexprience rcente, aussi bien dans lAncienque dans le Nouveau Monde. Ces publications concident avec le vif intrtque suscitent plus gnralement alors les rcits moralisateurs (les fables) et lesemblmes. linstar des emblmes ou des ex-voto, elles adoptent des procdsassociant narration et image.

    Si quelques exempla figurent dans les textes dvanglisation crits par lespremiers missionnaires au Mexique, cest aprs le concile de Trente et aveclarrive des jsuites, que lusage de lexemplum connat un vritable essordans la prdication, aussi bien en nahuatl quen castillan. Puisant de nouveauxrcits dans lexprience missionnaire rcente au moins jusquau dbut duxviiie sicle, cette littrature rend compte galement de la socit urbaineamricaine. Prsents dans les lettres annuelles envoyes par les jsuites duMexique leurs suprieurs en Europe, certains de ces rcits passent dansdes recueils compils en Europe et rejoignent les exempla tirs dexpriencesmissionnaires ailleurs dans le monde.

    Le troisime chapitre explicite la structure narrative du rcit exemplaire avecses variantes, ce qui conduit lauteur construire une typologie compose de troisensembles de rcits, lun associant le pch un chtiment surnaturel, lautre lamort, et le dernier mettant en scne une mise lpreuve et un repentir libratoire.Lanalyse des exempla du corpus retenu permet dtudier les glissements duntype lautre loccasion de la traduction en nahuatl de rcits dj prsents dansle corpus europen. Les traducteurs ont nanmoins conserv des signes didenti-fication qui permettent de suivre la trace des narrations, tels que le nom delauteur, les lieux, les dates, le nom des personnages, leurs qualits, les citationslatines et les images mentales permettant de se les reprsenter. Le texte nahuatlconserve, en rgle gnrale, les noms dauteurs et de personnages, laissantprincipalement de ct les dates.

    Le contenu des exempla est abord dans les quatrime et cinquime chapitres, travers une analyse des pchs privilgis par les rcits et une tude des imageset des symboles. Ainsi, constate-t-on une trs forte reprsentation du pch degula, illustr la plupart du temps par livrognerie, alors que ladultre laisse le pasau concubinage et la sollicitation, rvlant des motifs propres la socit dela Nouvelle Espagne, caractrise par une consommation rituelle dalcool avantla Conqute, par la polygamie dans certaines couches de la socit indigne et parla bigamie des migrants espagnols. Alors que la socit mexicaine pratiquecouramment le prt intrt, en principe condamn par lglise, le pch dusuredes rcits mdivaux se dguise en avarice dans la traduction en nahuatl. Leblasphme et la maldiction figurent galement parmi les pchs exports dans le

    Dehouve comptes rendus

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  • Nouveau Monde. Malgr les variations constates, les mmes rcits servent illustrer ces dirents pchs aussi bien en Europe quen Amrique. Alorsque, dans les exempla europens mdivaux, chaque pch correspondait unchtiment prcis, selon un principe dinversion, les rcits en nahuatl ont tendance simplifier les supplices, limits la torture et au duel. Les direntes manires demourir et le destin du cadavre mettent en avant limportance du corps dans lesrcits exemplaires, en relation avec un renforcement du symbolisme du corps danslimagerie baroque. Reflet de lme et marqueur des fautes, le corps subit lesstigmates du chtiment.

    Les chapitres six neuf tudient dans le dtail les innovations mexicaines entermes linguistiques et culturels. La comparaison des versions castillane, latine etnahuatl dun mme exemplum constitue un moyen de mesurer lvolution dunahuatl utilis par les jsuites entre le xvie et le xviie sicles. Prenant appui surlexpression du temps, de lopposition et de la concession, la comparaison montreque les jsuites privilgient certaines expressions nahuatl au dtriment dautres,crant, le cas chant, des nologismes calqus sur les langues europennes. Lesversions nahuatl des textes utilisent systmatiquement le style indirect, lexclama-tion et les interrogations rhtoriques, permis par des formes verbales et desexpressions trs varies. Les explications sont galement plus frquentes dans lestextes en nahuatl. La spcificit de la langue nahuatl apparat dans lusage duparalllisme, cest--dire la disposition des mots et des phrases par paires , eten particulier du procd impliquant deux mots ou expressions apposs pourdsigner une troisime chose ou action (disfrasismo). Le paralllisme et lemploimtaphorique des mots refltent le principe dualiste de la pense msoamricaine,qui ne se rduit pas une opposition. Habitus dautres formes de paralllisme(synonymes, numrations, priphrases et antithses), les jsuites investissentle procd nahuatl en oprant des slections drastiques dans le corpus dedisfrasismos existant, tout en traduisant en nahuatl des paires frquentes enespagnol ou en utilisant le principe du paralllisme pour exprimer des notionsdiiciles du christianisme. Selon Dehouve, les jsuites procdent une vritabledconstruction de la langue. La dsignation des personnages et des dcors desexempla sappuie sur le travail de traduction de leurs prdcesseurs franciscainset, notamment, sur des nologismes devenus anachroniques par la suite. Lappro-priation dun style archasant et dun vocabulaire crmoniel prcolombienpouvait tre facteur de confusion. Elle apparat par exemple dans les termesexprimant en nahuatl la notion de chaos (utilis pour rendre compte de la visionou du scandale), dorande (pour lenlvement) et de colre (pour voquer lepcheur et le damn du christianisme). travers ltude de lutilisation du binmepierre-bois, dune grande richesse symbolique dans la langue nahuatl, ou destermes dsignant le feu, Dehouve illustre les glissements smantiques et les limitesdes convergences mtaphoriques opres par les prdicateurs chrtiens. Ladconstruction de la langue passe essentiellement par un dmantlement du

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  • dualisme contenu dans le vocabulaire choisi par les jsuites, en expulsant toutlment positif de la signification des mots.

    Les rcits dexpriences spirituelles indiennes de mort approche, parcequelles se rapprochent du voyage outre-tombe des traditions europennes,constituent un terrain fcond pour aborder la dmarche de dconstruction queles jsuites oprent sur la culture indigne. Rapportant systmatiquement lesexpriences indiennes de conversion, de gurison ou de rpit associes la mortapproche, les prdicateurs les assimilaient des schmas quils pensaient recon-natre. Pourtant, ces rcits taient galement tributaires de narrations indiennesdinitiation chamanique ou de possession thylique qui obissaient dessquences comparables celles des rcits chrtiens : mort apparente, rencontresurnaturelle et changement de vie au rveil. Les correspondances entre lesnarrations dexpriences spirituelles des Indiens et les rcits exemplaireseuropens taient par consquent exploites par les prdicateurs.

    Cette dconstruction de lunivers mental indien, compos dune slectiondrastique dans la langue et dans leurs expriences spirituelles rapportes aumoment de la confession, saccompagne de la construction dune humanitpcheresse dans laquelle les vanglisateurs intgrent logiquement les habitantsdes Indes occidentales. Passant en revue les dirents rcits aux origines gogra-phiques diverses quon lit dans des compilations du xviie sicle, Dehouve insistedans le dixime chapitre sur la volont des compilateurs de confirmer la validituniverselle des prceptes chrtiens, estimant nanmoins que quelque chose de laralit du monde se glissait dans les rcits leur insu . Cest pourtant une actionvolontaire qui gomme, depuis la source amricaine jusquau rcit circulant enEurope, les spcificits locales, contribuant standardiser les exempla du Nou-veau Monde. Cette mise aux normes saccompagne galement dun retour enEurope de la narration, souvent accole un rcit comparable, dune autreorigine gographique.

    Fidle sa formation et sa pratique pluridisciplinaire, Danile Dehouvetraite dans le dernier chapitre de son ouvrage des traces de ces rcits dans lasocit mexicaine contemporaine, en prenant comme source des compilations decontes en nahuatl ou des traditions orales, mais aussi des rcits tirs de rumeurs,notamment urbaines, dont litinraire prcis nest pas facilement identifiable.Lessentiel de la collection dexempla contemporains de la Contre-Rforme meten scne les fautes de lhumanit pcheresse et sarticule autour de la transgres-sion et de la mort ou du repentir qui en rsulte. Dans le contexte culturelet linguistique mexicain, ce rapport entre la transgression et la mort se traduitpar le terme de tetzahuitl, qui signifie la fois le chaos, la terreur sacre, lemauvais augure et le scandale et procde de la transgression dune rgle decomportement . Le terme en vient dsigner le rcit exemplaire lui-mme.

    En onze chapitres, qui se fondent la fois sur une analyse serre de la langueemploye par les prdicateurs et sur une comparaison systmatique avec les

    Dehouve comptes rendus

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  • corpus dexempla europens leur disposition, Danile Dehouve rvle ladmarche la fois linguistique et culturelle des vanglisateurs. Soucieux desduire le public indigne en exploitant les ressorts rhtoriques du nahuatl, lesjsuites les adaptent au latin et font disparatre le champ smantique de la dualit,caractristique de la conception indigne du monde. Ce dni de dirence saccompagne dune intgration des rcits amricains au corpus global des exem-pla qui circulent alors dans le monde catholique, contribuant ainsi la crationdun pcheur universel , heureuse formule qui ne figure pourtant pas dansle titre traduit en espagnol. Avec cet ouvrage Danile Dehouve livre une leonmthodologique pour les tudes amricanistes, en insistant sur le doublecontexte, la fois amricain et europen, de son corpus, et en prenantsrieusement en considration sa profondeur historique.

    Note

    1. Delcorno Carlo, Exemplum e letteratura : tra Medioevo e Rinascimento, Il Mulino, Bologna,1989 ; Rusconi Roberto, Predicazione e vita religiosa nella societ italiana : da Carlo Magno allaControriforma, Loescher, Turin, 1981 ; Rusconi Roberto, Lordine dei peccati : la confessione traMedioevo ed et moderna, Il Mulino, Bologne, 2002. On peut galement regretter quelques coquilles,telles que la date de 1547, au lieu de 1521, pour lexcommunication de Luther (p. 54) ; les jsuites sont,quant eux, expulss en 1767 et non en 1770 (p. 70).

    Aliocha MaldavskyUniversit Paris Ouest Nanterre La Dfense

    Mondes amricains UMR8168

    Pitarch Pedro, The Jaguar and the Priest. An Ethnography of Tzeltal Souls(avant-propos de Roy Wagner), Linda Schele Series in Maya and Pre-Columbian Studies , University of Texas Press, Austin, 2010, 284 p.,bibliogr., ill., index [traduction de Chulel. Una etnografa de las almastzeltales, Fondo de Cultura Econmica, Mexico, 1996].

    En Msoamrique, la complexit des thories indiennes des composantes dela personne na cess dattirer lattention des commentateurs et, depuis lespremiers chroniqueurs espagnols jusqu nos jours, elle a suscit de nombreuxdbats, en particulier pour lucider le phnomne du tonalisme (du nahuatltonal), une conception selon laquelle la vie de chaque humain est associe durantson existence celle dun non-humain, tel un animal ou un phnomne mto-rologique par exemple. Une quantit impressionnante douvrages et darticles, dequalit trs ingale, se sont notamment eorcs, avec plus ou moins de rigueur etde succs, darticuler ce mode didentification avec les rcits dans lesquels deshumains sont dclars pouvoir se transformer en un non-humain, phnomne

    journal de la socit des amricanistes Vol. 99-1, 2013

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  • souvent appel nahualisme (du nahuatl : nahualli). Pour une grande part, ladiicult rendre intelligibles ces formes trs spcifiques de relation lenviron-nement tient ce quelles sont trop souvent abordes partir de considrationssmantiques alors que seule une approche globale, connectant des ordres de faitstels que les conceptions de la personne, les reprsentations de la nature et lesdynamiques sociales engages dans les pratiques sorcellaires, se rvle capabledapporter un clairage pertinent sur un phnomne aussi composite. Cestprcisment une des grandes forces de louvrage de Pedro Pitarch que desattaquer au problme de cette faon, en sappuyant sur une analyse fine etoriginale de matriaux ethnographiques recueillis au dbut des annes 1990 Cancuc, une communaut villageoise du Chiapas dans laquelle vivaient cettepoque environ 20 000 Tzeltal.Vingt ans aprs la publication de Chulel. Unaetnografa de las almas tzeltales (1996), la traduction en anglais ore uneexcellente occasion dvaluer les apports de ce texte, en passe de devenir unclassique en Amrique latine.

    Dans ce livre larchitecture subtile, le chapitre 2, qui expose la multiplicitdes entits animiques, appeles mes par lauteur et rputes composer lapersonne chez les Tzeltal, est un peu troublant, surtout pour un lecteur soucieuxde voir merger les propositions analytiques de la description de squencesdactions ou dinteractions. Mme si la prcision avec laquelle lauteur restituecette multiplicit expliquant quun mme individu possde jusqu treizemes force ladmiration, on a parfois limpression que la rorganisation defragments dentretiens avec des informateurs aboutit une systmatisation tropstabilise. Il ne faut cependant pas en rester cette premire impression car, aucontraire, tout leort de P. Pitarch vise dmontrer la dimension minemmentinstable, tant au point de vue phnomnologique que conceptuel, de lexprienceque les Tzeltal font du monde et de leur corps. Comme nous lapprend lechapitre 3, intitul Souls and Signs, la connaissance de lidentit personnelle 1,cest--dire de la combinaison des diverses entits animiques qui la constituent,nest jamais donne et fait toujours lobjet de pratiques hermneutiques, lissueincertaine, sappuyant sur lobservation de lapparence physique, des traits decaractre, des symptmes pathologiques ou encore sur lanalyse de rcits oniri-ques. Comme le rsume bien un utile appendice (p. 213), au fil du temps ondcouvre que chaque individu porte dans son cur un Bird of the Heart , telquun coq, une poule, un pigeon ou un quiscale bronz, qui reprsente une sortednergie vitale impersonnelle dont la fuite ou lextraction menace la survie ducorps. Si lanimal sert ici penser une force interne, il faut souligner que cestseulement sous langle de la passivit puisque, en fin de compte comme cest lecas de beaucoup de rcits msoamricains mentionnant des tonalli , lenjeu estsurtout de mtaphoriser des chocs brutaux susceptibles de causer la maladie, laperte de conscience, voire la mort chez un humain. Par contraste, les lab auxquelsun individu peut aussi tre appari renvoient davantage une position active,

    Pitarch comptes rendus

    201

  • ventuellement agressive, lintrieur de relations agonistiques. Une personnepossde entre un et treize lab qui existent la fois dans le cur, comme desombres, et lextrieur de lenveloppe corporelle sous diverses apparences :animaux, serpents aquatiques avec des ttes doutils en mtal, phnomnesmtoriques ou encore personnages nfastes ( illness-givers ) prenant des for-mes aussi diverses que celles de prtres catholiques, de scribes, de matres dcole,de cow-boys ou de musiciens vanglistes. Par lentremise de ces personnages,certains humains possdent ainsi le pouvoir dexercer des activitsmalveillantes sur autrui. ce tableau dj bien complexe, il faut encore ajouterune troisime catgorie dentits animiques, le chulel, une ombre dapparencehumaine, qui confre chacun son temprament propre. Le fait qu linstardes lab, le chulel existe simultanment dans le cur de lindividu et dans une desmontagnes ( le lieu de la croissance , chiibal), o des entits maternantesprennent soin de lui, soulve le problme partir duquel se dploie lensemblede la dmonstration de lauteur. Comment penser une identit personnellecombinant des lments aussi bien internes quexternes ? Quels sont les principesdagencement grce auxquels cette htrognit trouve une forme dunit ou, tout le moins, dquilibre ?

    Pour traiter ces questions, P. Pitarch a judicieusement recours au concept depli, labor par Deleuze dans son tude consacre Leibniz 2. Alors que tropsouvent, surtout dans le monde anglo-saxon, la rfrence un philosophe relvedun eet de manche ou de mode, dans le cas prsent, ce dtour par la philosophieoccidentale apporte un vritable supplment analytique la comprhension de laralit indienne. Cest tout dabord lexistence mme de la personne qui gagne tre observe travers ce prisme, tant entendu que : The human being is, in theend, an entity made up of various nodes of consciousness, intention, and emotion,distributed in time and space, that interact with each other in a complex way and aredetermined by alien forces with which it is necessary to negotiate constantly. [...]This constellation is provisionally and unstably united by a focal point that I havecalled a fold, which is what permits individual life (p. 210). Sans avoir besoindinstaurer une transcendance ou un arrire-monde, le pli aide ainsi penser lafaon dont les coordonnes de lexistence humaine ses pouvoirs, ses faiblesses,ses comptences, ses motions dpendent dun assemblage temporaire avec unemultitude dtres prsents dans lenvironnement ; la mort, quant elle, se conoitcomme un dpliage qui dconnecte chaque lment individuel, le laissant enrserve pour de nouvelles associations.

    Lauteur ne se contente cependant pas dapporter un clairage nouveau lafaon dont les tres de la nature et, en particulier, les animaux servent de support des symbolisations ou des procdures didentification. Tout comme louvrageclassique dAlfredo Lpez Austin lavait fait en connectant les conceptions ducorps des anciens Nahua avec un cadre la fois cosmologique et politique 3, unedes grandes puissances du modle thorique labor par P. Pitarch tient en eet

    journal de la socit des amricanistes Vol. 99-1, 2013

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  • dans sa capacit englober une rflexion sur la temporalit et la mmoire dansson exploration sur les thories de la personne, comme lannonce le titre duchapitre 5, Animism as History. Il naura pas chapp que, dans lnumration desdirents types de lab, il est fait rfrence des personnages appartenant lunivers occidental. Ainsi, ltiologie indigne sappuie-t-elle frquemment surdes rcits dans lesquels lapparition de ces tres, en particulier les pal (delespagnol padre, pre , cest--dire cur dans ce contexte), est perue commeun vnement pathogne. la dirence dentits animiques mobilises dans leprsent dun rapport de forces, ces formes humaines inquitantes relient chaquepersonne un pass, parfois trs lointain puisque, comme le prcise P. Pitarch : The fold, as internalized part of the outside, also drags history into the person. Thepast is fold in the present within the body in the form of soul; the heart literallycontains the past (p. 205). Cest indniablement dans le lien analytique tablientre les thories de la personne et le devenir historique des communautsamrindiennes que rside une des dimensions les plus stimulantes de The Jaguarand the Priest qui, comme son titre en garde la trace, combine avec talent uneanthropologie de la nature avec une anthropologie de lhistoire et de la mmoire.Alors que de nombreuses ethnographies, relevant en particulier de lethnom-decine, tendent placer les pratiques mdicales et les conceptions du corps dansune sorte dther atemporel, on se trouve ici ramen au plus prs de la perspectiveindienne pour laquelle what could be interpreted as an explanation of a medicalnature is also considered to be a social and political profile (p. xix).

    La recherche mexicaniste ne manque pas de catgories analytiques laborespour approcher la ralit de la coexistence, souvent conflictuelle, entre lespopulations indiennes et les dirents reprsentants du pouvoir colonial, puistatique. Il serait dailleurs intressant dengager un examen critique, pourvaluer les mrites et les dfauts des notions de conqute spirituelle (Ricard),d acculturation (Beltran), de Mxico profundo (Bonfil Batalla), de synthse crative (Burkhart), de collective entreprise of survival (Farriss)ou encore de culture conquest (Foster). partir de la fin des annes 1980, lesphnomnes de mtissage, brillamment tudis par Serge Gruzinski 4, ont sou-vent t mis en avant pour rendre compte de la construction de nouvelles ralitssociales partir dlments provenant de civilisations distinctes. Pourtant, sansnier la modernisation des conditions de vie, de nombreux anthropologues nontcess, lors de leurs enqutes de longue dure, de faire lexprience de la rmanencedu pass prhispanique, tout autant que de la continuelle ractualisation deconflits plurisculaires. En airmant que The Indian heart contains, all in theform of souls, the history of the relationship between Indians and Europeans fromthe beginning of the Spanish Conquest to the present (p. 6), P. Pitarch rejointvidemment ces analystes attentifs la spcificit des rgimes dhistoricit chezles Indiens. Il est dailleurs intressant de rapprocher son eort pour penserla coprsence ou la contigut des strates temporelles de la mtapsychologie

    Pitarch comptes rendus

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  • labore par Jacques Galinier partir des matriaux recueillis chez les Otomi 5.Alors que Galinier airme la valeur des concepts freudiens pour saisir lesthories locales, The Jaguar and the Priest nous rapproche beaucoup plus deLAnti-dipe 6, ouvrage dans lequel Deleuze et Guattari dfendent lide duninconscient ouvert sur la multiplicit des tres du monde et pas seulementconditionn par la sphre familiale.

    Une fois entr dans le kalidoscope dessin et poli par celui que Roy Wagner,dans lavant-propos, dfinit comme a first-rate ethnographer , le lecteur est eneet conduit suivre de nouvelles connexions et modifier son regard surlunivers msoamricain. Un parallle est ainsi tabli entre le corps et la place duvillage, o la mairie et lglise manifestent la prsence dominante des pouvoirstrangers, car the square occupies a position analogous to the one assigned to theheart of the Tzeltal anatomy. It is what is alien in its own space; inside it replicatesboth what is outside Cancuc and what is Cancucs past. (p. 139). Tout comme lescroix dissmines sur le territoire (p. 148), cet espace central permet aux habitantsde Cancuc de se connecter avec les activits dune multiplicit dtres et dinstan-ces, humains comme non-humains, proches et lointains. Le chapitre 7 ore unautre bon exemple du renouvellement du regard produit par lenqute puisquelauteur y explique comment les saints, conservs dans lglise et recouverts dunebigarrure de vtements et de couleurs, are considered to be reversed, with theirinside out, so to speak. The figure of saints are the inverted images of normal humanbeings (p. 156).

    Je ne chercherai pas entrer ici davantage dans les dtails de largumentation,notamment concernant les modalits, rituelles ou narratives, par lesquelles leslments exognes sont incorpors ou introjects dans lexistence individuelle etcollective. Tout comme le fait R. Wagner, il me semble plus intressant desouligner que les travaux de P. Pitarch sinscrivent dans un mouvement globalde reconnaissance des ontologies indignes qui anime lanthropologie contem-poraine depuis quelques dcennies et qui a connu ses dveloppements les plusfructueux en Ocanie et en Amazonie. Par contraste, en dpit de labondantelittrature ethnographique, llaboration thorique concernant le mondemsoamricain pris dans son ensemble na pas encore atteint le mme degrdapprofondissement. Pourtant, plutt que dimporter mcaniquement commecela arrive parfois au Mexique des concepts tels que le perspectivisme, il servle nettement plus fcond de chercher suivre, comme le fait P. Pitarch, leschemins sinueux de lenqute ethnographique afin de trouver les concepts les plusadquats pour rendre intelligibles les phnomnes qui sy rencontrent. Sur cettevoie, il apparat ainsi que, dans lontologie tzeltal, ce nest nullement la possibilitdadopter la perspective de lautre qui constitue le principal problme, maisbien de maintenir co-prsente une multiplicit de positions dans le monde,positions qui sont tout la fois des points de force et des surfaces de fragilit,exposes aux agressions.

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  • Dans cette configuration o, pour reprendre une phrase cite plus haut,lexistence humaine est conue comme une constellation [...] provisionallyand unstably united by a focal point (p. 210), on remarquera que ce point focalest bien souvent un point aveugle, la multiplication des entits animiquesmanifestant un eort pour se reprsenter et sexpliquer des tats psychocorporelsdont la causalit demeure en partie soustraite la vue des patients. Le dernierchapitre du livre, consacr un rite thrapeutique, fait dailleurs sentirlimportance cruciale des discours rituels pour sorienter dans un tel labyrintheo la vision du proche et du lointain nest pas accessible aux humains 7. Lapolyphonie (pp. 193 sq.) qui sinstaure lors de la sance chamanique rend en eetsensible ltendue des pouvoirs de la parole, capable de provoquer la maladiecomme de gurir, mais aussi de crer des associations grce auxquelles leshumains enrlent des entits non humaines pour quelles deviennent actives etapportent leur aide.

    La possibilit dune telle collaboration semble dailleurs souligner le point detension partir duquel la notion de pli demande tre complte afin de rendrecompte de la complexit des formes de coordination de laction qui sobserventdans les communauts indiennes du Mexique. Si, la manire dune monade,chaque individu englobe la multiplicit des tres et des vnements, y comprispasss tel point que P. Pitarch termine son livre en inversant la formulerimbaldienne : the other is I (p. 211) , la relation laltrit ne risque-t-ellepas dtre dissoute dans une forme de solipsisme ? Sur ce point, il convient dtreattentif aux variations dchelle, en eet : expressed in a schematic fashion, theTzeltal conceive of the human being as a relatively homogeneous entity as far as itsexternal appearance is concerned, but completely heterogeneous internally (p. 205). Selon la perspective adopte, un individu est donc la fois un et multiple.Comme en attestent de nombreuses ethnographies ralises en Msoamrique, untel principe vaut la fois pour le corps, la famille, le village et les entits nonhumaines qui les rites sadressent. Dans cette ontologie, o les plis et replis sontintgrs dans des jeux de rpliques et de fractales, on comprend donc quune placeest laisse libre pour les relations interindividuelles. Lenjeu, comme je lai montr propos des Mixe 8, est alors de dterminer les rgimes daction (co-activit,dlgation, ritration, etc.) lintrieur desquels la participation dagents semobilisant dirents niveaux parvient tre coordonne de faon satisfaisante.Les pratiques curatives ne reprsentent alors quune situation parmi dautresdun dispositif grce auquel la participation des agents non humains vientsenchsser au cur de laction humaine, en occupant de multiples positions. Dece point de vue, les descriptions du chiibal, le lieu de la croissance (pp. 27-32), la fois lieu de production de la vie et duplication de la cour de justice humainedans laquelle les chulel rsolvent leurs conflits, ore une bonne illustration de lapolyvalence de ces agents lintrieur dun collectif que seule une approche cosmopolitique 9 semble susceptible de dcrire adquatement.

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  • Que ce soit pour la qualit de son ethnographie ou pour loriginalit de sespositions thoriques et des problmes quil soulve, The Jaguar and the Priestest donc sans conteste un texte-cl dans llaboration dune conceptualisationsusceptible dengager lanthropologie msoamricaniste dans un dialogue fcondavec les propositions thoriques qui ont merg dautres aires culturelles.

    Notes

    1. Plusieurs rfrences sont faites la philosophie de P. Ricur, en particulier Soi-mme commeun autre, Le Seuil, Paris, 1990.

    2. Gilles Deleuze, Le pli : Leibniz et le baroque, ditions de Minuit, Paris, 1988.3. Alfredo Lpez Austin, Cuerpo humano e ideologa, Las concepciones de los antiguos nahuas,

    2 vols, UNAM, Mexico, 1980.4. Serge Gruzinski, La colonisation de limaginaire : socits indignes et occidentalisation dans le

    Mexique espagnol, XVIe-XVIIIe sicles, Gallimard, Paris, 1988.5. Jacques Galinier, La moiti du monde : le corps et le cosmos dans le rituel des Indiens otomi, PUF,

    Paris, 1997.6. Gilles Deleuze et Felix Guattari, Capitalisme et schizophrnie, 1. LAnti-dipe, ditions de

    Minuit, Paris, 1972.7. On se rappellera que, selon le Popol Vuh, avant que les dieux ne limitent leurs pouvoirs,

    les premiers hommes crs possdaient prcisment le pouvoir de percevoir le proche et le lointain .8. Perig Pitrou, Parcours rituel, dpt crmoniel et sacrifice dans la Mixe Alta de Oaxaca

    (Mexique). Lintgration de lactivit des agents non-humains entre construction de la vie et rsolutiondes conflits, thse de doctorat, EHESS, Paris, 2010.

    9. Bruno Latour, Enqute sur les modes dexistence. Une anthropologie des Modernes, LaDcouverte, Paris, 2012 ; Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, La Dcouverte, Paris, 2003.

    Perig PitrouLaboratoire danthropologie sociale/CNRS

    Freire Germn (ed.), Perspectivas en salud indgena. Cosmovisin, enfermedad ypolticas pblicas, Ediciones Abya-Yala, Quito, 2011, 497 p., rf. dissm., ill.,carte.

    Le cholra, la rougeole, la grippe, le paludisme ou encore le typhus sontautant de maladies qui se propagrent sur les terres amazoniennes au momentde la Conqute. Historiquement, nous connaissons les graves consquencessanitaires, dmographiques et sociales de leur vectorisation. Aujourdhui encore,lintroduction dautres souches malignes ranime les proccupations des ins-tances sanitaires. Ces inquitudes font suite des requtes provenant depopulations amazoniennes et elles ont men la rdaction de rapports dsas-treux. Les principaux points soulevs sont lirrgularit et la dficience desservices de sant dans les zones rurales ainsi que lincomprhension des soinsdispenss par les populations locales. Dans bien des confins, la mdecine dite

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  • traditionnelle reste le seul et unique recours connu. Les taux levs de mortalitsexpliquent par plusieurs facteurs : lexposition volontaire ou involontaire auxpathognes urbains, le processus dexclusion et de marginalisation sociale et, laplupart du temps, lignorance propos des troubles sanitaires existants. Souvent,linterface entre les populations et les instances de sant est bien opaque.Dynamises notamment par la Convention de Rio sur la diversit biologique(1992), par la dclaration des Nations Unies au sujet des droits des peuplesindignes (2007) ou encore par la stratgie de lOMS concernant le rle et lusagedes mdecines traditionnelles, complmentaires et parallles dans un contexteglobal et globalisant (2002-2005), certaines instances de sant au Prou, enquateur et au Venezuela ont tent damnager des politiques adquates. Malgrces changements, les avances en matire de sant publique amazonienne sontminimes et la situation sanitaire de certaines populations reste critique. Aussi, dansson prologue, Pierre Rivire voque la raction trop lente des politiques de sant combler les lacunes sanitaires, ne se trouvant alors pas en mesure dassurer une sant indigne convenable face une rapide augmentation dmographique.

    Cette problmatique se situe au cur des proccupations de ce volume.Rsultat de plusieurs annes de travail collectif, cet ouvrage a eu comme originellaboration dun guide dinformation pratique destin aux institutionslaborant les politiques publiques en matire de sant et aux administrateursmdicaux oiciant auprs des direntes socits rsidant au Venezuela.Il regroupe douze contributions rdiges par des anthropologues, desethnohistoriens et des ethnobotanistes. Lobjectif de ce livre est damorcer unediscussion en esquissant travers descriptions et analyses une reprsentation despolitiques sanitaires vnzuliennes.

    Lintroduction rdige par Germn Freire ouvre le sujet travers plusieursperspectives. Un volet ethnohistorique des maladies importes du vieux conti-nent, la sant indigne, les tiologies, leicacit du soin chamanique et linterfaceentre la biomdecine et les populations indignes sont les thmes cls reliant lescollaborations des auteurs. Cet ouvrage se compose de trois ensembles de textes.La premire partie, nomme Epidemiologa histrica , regroupe deux critsexposant une vision historique des impacts sociaux et de la gravit pathogniquedes maladies importes du vieux continent sur les basses terres vnzuliennes.Cette pidmiologie historique est amorce par le texte de Frank Scaramelliet Kary Trable. Sappuyant sur des documents darchives et des preuves archo-logiques, les auteurs exposent ltat pidmiologique dans la rgion du bassincentral de lOrnoque. En suivant la chronologie, ils dcrivent lpoque de laConqute, la priode coloniale et le temps rpublicain. Les direntes vaguespidmiques et les pressions exerces par les expditions coloniales relatives auxtrafics desclaves expliquent les fortes diminutions dmographiques, desquellesdcouleront de forts mouvements migratoires. Cette argumentation historiqueest renforce par quelques preuves archologiques. La perte dmographique a

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  • provoqu la dsunion de certains systmes de transmission, entranantpar exemple la simplification des cramiques et de leurs motifs. Comme autreattestation, les hyperostoses frontales identifies sur des crnes exhumsdanciens sites abandonns sont probablement des consquences sympto-matiques danmies palustres. La contribution de Roberto et Manuel Lizarraldeillustre cette argumentation travers lhistoire contemporaine de lpistmologiebar. Ce texte relate limpact dramatique du contact sur la population bar partirde 1960, date laquelle elle fut visite pour la premire fois. Des descriptionspidmiologiques chires voquent principalement trois grandes pidmiesvirales : la rougeole, le paludisme et certaines hpatites. La violence sanitaireengendre par ces maladies entrana une migration des Bar en direction desbasses terres. Cette population trs amoindrie et, aujourdhui, diminue numri-quement se trouve de nouveau aecte par dautres pathognes tels que latuberculose, la leishmaniose ou des troubles infectieux parasitaires.

    Une seconde partie du volume traite de la sant indigne sous le titrede Salud indgena . En introduction de celle-ci, est reproduit un texte deJacques Lizot initialement rdig pour le service de documentation du CentroAmaznico de investigacin y control de enfermedades tropicales et destin apporter des informations aux futurs mdecins appels exercer auprsdes populations amazoniennes. Ce document dbute par une descriptionethnographique. De manire la fois synthtique et gnrale, il dcrit deslments de la cosmovision, les conceptions de la personne, certains facteurspathologiques et quelques rituels thrapeutiques et funraires des Yanomami.Linterprtation des perceptions lies la mort et les descriptions des rituelsfunraires ouvrent ensuite sur une rflexion plus thorique sur lanthropophagierituelle. Pour leur part, Egle et Stanford Zent abordent la question de ltre etdu devenir jod (p. 91). Construit partir dun pisode narratif, leur articledveloppe direntes notions autour de la sant en dcrivant des conceptionsassocies aux ides de personne saine, de sujet malade et de causalit avantdexposer les thrapeutiques prventives, propitiatoires et curatives mises en jeulors dpisodes morbides. Enfin, une dernire partie de la contribution est ddieaux perceptions des maladies pidmiques introduites et des interventionsbiomdicales. Ces dernires sont juges insuisantes et inappropries. Les auteursconcluent alors sur limportance dautonomisation des populations jod afin deles rendre protagonistes de leur propre systme de soin. Le troisime article de cetensemble de textes est d Michel Perrin. Il discute leicacit de la curechamanique (p. 227). En voquant les rves thrapeutiques comme notion-cl delide deicacit, il dveloppe son argumentation selon trois perspectives :biomdicale, wayu et anthropologique. Sans surprise, le rve na pas de placedans la thrapeutique biomdicale, mais il contribue bien au rtablissement despersonnes sourantes chez les Wayu. La dernire perspective considre estcelle de lanthropologie selon laquelle leicacit se mesure en prenant en

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  • considration les plans intellectuels, sensoriels, aectifs et sociaux. Afin dtayerson propos, lauteur prsente plusieurs exemples de thrapeutiques oniriques etconclut en sinterrogeant sur la diicult dentendement que manifeste la biom-decine lorsquelle est confronte ces questions. Jonathan Hill et Myla Oliverdveloppent une ethnographie des rituels de soins curripaco et des soins distri-bus dans les dispensaires tels quils sont perus par cette socit. La descriptiondes chants ayant la facult de gnrer les pouvoirs curatifs des esprits des abeillessoppose, en quelque sorte, aux thrapeutiques allopathiques, propres cesstructures de soin encore dfaillantes. Or, de manire pertinente, les auteursconcluent que le contact et lassimilation des processus et des outils biomdicauxne conduisent pas irrmdiablement les Curripaco un abandon dfinitif deleurs pratiques chamaniques. Malgr un phnomne dmigration urbaine, cecoudoiement mne en ralit davantage une chamanisation des pratiquesmodernes de soin. Maria Villalon et Henry Corradini proposent, pour leur part,une mise en relief des aspects de productions sociales de la sourance et de lamort chez les Eape partir de trois cas de dpression mlancolique qui sontexposs et expliqus. Cette introduction la thanatologie eape dcrit tour tourlapparition gnsique de la sourance et de la mort, la nosologie implique dansles paralysies mortelles et les transgressions de rgles morales prjudiciables. Enprivilgiant la forme discursive, ces quelques pages permettent de rendre comptedes notions existant autour du corps, de la personne, de la maladie, de la sant, dela vie et de la mort chez les Eape. En guise de clture, Werner Wilbert et CeciliaAyala Lafe-Wilbert abordent les fondements thoriques de la phytothrapiewarao (p. 307). Ces auteurs proposent une espce de modlisation des essences,des airs. Il en existe trois catgories : ftides (pathognes), odorants (thra-peutiques) et neutre (sains). Selon cette thorie pneumique, les airs ftidesaectent une ou plusieurs des quatre mes warao et aaiblissent la vitalitsanguine. La phytothrapie mise en pratique permet de les neutraliser par lactiondes airs odorants. Une pharmacope dune centaine despces est voque : elleest organise selon une grille dusages symptomatiques simples. La notion devhicule solide, liquide ou gazeux comme support vhiculant les airs odorants permet aux auteurs dexpliquer la pathognie des airs ftides et laction des airsodorants. Le savoir phytothrapeutique est fond sur la slection des odeursau moment de llaboration du remde. Cest ainsi quaide par ce processusbiodynamique de neutralisation des airs, la personne sourante retrouve la bonnesant, une odeur neutre.

    La dernire partie de louvrage Salud pblica , regroupe, quant elle,quatre contributions. Des exemples concrets et trs documents relatentlarticulation existant entre les politiques de la sant publique vnzulienne et lespopulations amazoniennes ainsi que les questions que soulvent ces interactions.La premire contribution est celle de Stanford Zent et Germn Freire. De manireconvaincante, les auteurs airment quafin de comprendre les dynamiques

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  • engages responsables des conditions sanitaires actuelles des peuplesamazoniens , il est fondamental dvaluer les facteurs micro- et macro-structurels desquels elles dpendent. La sant peut tre value comme unconcept relatif prenant forme partir dune relation dialectique entre lapersonne, le milieu environnemental, la socit, les conditions de ressource et dedistribution, les relations politiques, etc. En retraant dirents pisodespidmiques, il apparat que les politiques sanitaires tatiques et le systmechamanique piaroa positionnent, tous deux, la sant comme un outil de pouvoiret de contrle. Ainsi, dans un contexte de fragilit d une autonomie rduite(colonisation territoriale, production agricole intensive, etc.), labsence deprestations sanitaires tatiques se prsente comme une stratgie pour asseoir unpouvoir. Les auteurs rclament donc lintgration au systme de soin des pointsde vue et des ncessits des peuples, afin de garantir une sant pour tous (p. 384). En rsonance avec cette prise de conscience des ingalits,Clara Mantini-Briggs et Charles Briggs sinterrogent sur les causes de la prcaritsanitaire de la population warao lors de lpidmie de cholra survenue en 1992,maladie dont la mdication tait connue et eicace. La variabilit de contenu desdirentes narrations qui ont circul lpoque dmontre clairement commentcette crise sanitaire devint un pisode privilgi dinfluence pour les politiquespubliques, pratiques mobilises pour asseoir positions et privilges. Cet exemplepermet de voir comment les ingalits en matire de sant sont idologiquementencadres. Les rponses sanitaires apportes ces citoyens secondaires dpendent donc principalement de la faon dont est considre la maladielorsque cette dernire est instrumentalise dans un contexte sociopolitique prcis.Allant dans le sens de ces deux derniers textes, Jos Kelly Luciani commente lespropositions politiques destines aux socits indignes du Venezuela. Dans unpremier temps, lauteur examine les manques de discernement quengendre uneattention focalise essentiellement sur les cultures sans considrer les rseaux quiexistent entre ces communauts recules et les institutions tatiques. La secondepartie de sa contribution explore les discussions entre ltat et les Yanomami.tablies lors dune rencontre internationale, elles eurent pour objet la dispo-nibilit des soins dattention primaire. partir des dirences commodes de culture et d identit , les notions dquivoque, de malentendu et dejugement sont au cur de lanalyse. Lauteur conclut en prcisant quil serait plusintressant de prendre en compte les discours et dvaluer les situations selon lesexpectatives des populations. La dtermination de critres adquats permettraitainsi damliorer la situation sanitaire de bien des endroits. Pour clore louvrage,Arelis Suranbilla analyse les contextes sociopolitiques et conomiques qui lient lasant la violence dans deux communauts voisines, Jivi et Llanos. Sur ceterritoire, nouvellement occup par des structures ptrolires fort intrtconomique, la violence est devenue, ces dernires annes, un problme auximplications sanitaires croissantes. La violence peut tre, en eet, considre

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  • comme un dterminant sanitaire immdiat. Dans ce climat de violence engendrenotamment par la prsence de groupes arms, les communauts jivi se dplacent.Leur territoire est rduit, leurs aires de chasse et dagriculture diminuent aectantconsidrablement la production et la disponibilit des ressources. la mal-nutrition sajoutent des vagues pidmiques provoques par les divers flux depopulations. Des parasitoses sont de plus en plus frquentes. Elles sont tiologi-quement dues un manque dhygine dans des zones dhabitations trop souventdplaces. Ne pouvant tre considre comme un simple facteur aggravant deltat sanitaire local, la violence apparat au contraire comme le principal facteurde risque sanitaire de la rgion.

    Louvrage est donc une russite puisque la dcouverte des perspectivesexposes en matire de sant indigne fait peur. Les solutions possibles auxproblmes apparaissent comme asphyxies faute dune vision imbrique deschoses. Reprenant de nombreux exemples souvent dj bien connus concernant lethme de la sant en milieu indien, de la conqute nos jours, ce livre ne cherchepas donner des rponses tranches, ni mettre en avant des protocolesspcifiques suivre. Destin un large public, louvrage prtend seulement ouvrirune discussion sur les problmes multiples que pose linterface entre biomdecineet mdecine traditionnelle. Le message sadresse dailleurs lensemble des paysamazoniens : il est temps de penser la sant de faon interculturelle.

    Cline ValadeauPost-doctorat au Centre EREA du LESC (UPO/CNRS)

    Coffaci de Lima Edilene e Lorena Crdoba (eds), Os outros dos outros: relaesde alteridade na etnologia Sul-Americana, Ed. UFPR, Curitiba, 2011, 274 p.,rf. dissm., ill., cartes.

    It was as if these depths, constantly bridged over by a structure that was firm enough inspite of its lightness and of its occasional oscillation in the somewhat vertiginous air,invited on occasion, in the interest of their nerves, a dropping of the plumet and ameasurement of the abyss. (Henry James, The Beast in the Jungle, 1915, p. 44)

    Rares sont les questions qui, bien qutant restes longtemps sous-jacentes, enviennent, ds lors quelles mergent, finalement dstabiliser les conditionsmmes de leur formulation. Il est donc heureux que, quitte remettre en causecertains de ses dogmes les mieux enracins, lethnologie sud-amricaine abordeenfin frontalement, la lumire de donnes empiriques, la question de laltrit(ou des altrits) telle quenvisage du point de vue des Autres. Comment sedcline-t-elle ? Dans quels contextes merge-t-elle ? Et comment peut-on ladcrire ? Quen est-il des modalits indignes de la direnciation et des eets que

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  • celle-ci peut avoir sur ceux qui ont jusquici attir lessentiel de lattentionanthropologique ? Les auteurs regroups dans Os outros dos outros: relaes dealteridade na etnologia Sul-Americana ont pris bras le corps ces interrogationslancinantes et apport des rponses susceptibles de faire date.

    Ce livre rassemble les contributions de divers chercheurs qui se sont runis en2009 Buenos Aires, loccasion de la viii Reuniao de Antropologia do Mercosul. linitiative dEdilene Coaci de Lima et de Lorena Crdoba, coordinatrices dugroupe de travail ponyme de louvrage, ont donc t runis en un beau volumedes articles dethnologues tous fortement ancrs dans leurs terrains respectifs etrsolus rendre compte du point de vue indigne sur laltrit. Point de vue qui,comme le laissent clairement voir les textes, dpasse largement la simple dicho-tomie Indiens/Blancs et qui, du reste, saccommode assez mal de nos propresconceptions. Est ici nettement mise mal la soi-disant vidence de concepts telsque ceux de groupe ethnique , sous-groupe , collectivit , voire, lalimite, la notion mme d humanit . Le dynamisme de ces remises en cause meten vidence les impasses dans lesquelles staient fourvoyes les descriptionsantrieures et, dans une large mesure, permet dy chapper.

    Les contributions sont organises en trois ensembles thmatiques : Guerre,commerce et rseaux dchange ; Modes de classification et ethnonymes ; Figures de laltrit : mythes, pratiques et rituels . Le champ des recherches vadu Chaco au pimont andin, en passant par le Brsil central, les Guyanes, le hautRio Negro et le bassin du Javari. En dpit de cette grande diversit, tous les textes,dans la mesure o ils mettent laccent sur les acceptions et objectifications delaltrit dans les divers mondes produits par les groupes en question, prsententlnorme avantage de dlivrer les Amrindiens (ceux dpeints par lanthropo-logie, du moins) de la fixation hiratique, autrement dit, de leur triste conditionde caricatures deux-mmes. Les articles nous prsentent des morphologies lintriorit multiple : des socits ouvertes dont le sentiment didentit restepermable lAutre ; des vnements historiques la force dimpact telle quelleen vient bouleverser les contours des collectifs humains ; des rseaux de sujetsdisposs suspendre les corrlats relationnels models par lide de relations nonambiges (stables, prdtermines et rcurrentes) entre les personnes et les choses,les sujets et les objets, la nature et la culture.

    Cest dans cette voie que sorientent les recherches portant soit sur lesmalentendus, soit sur les rappropriations dont les dsignations oicielles fontlobjet lorsquelles interfrent avec les auto-dsignations proprement indignes.Lentreprise comparative de Denise Fajardo Grupioni montre bien dans quellemesure des schmas taxinomiques (minemment lastiques, contextuels etflexibles) et des dnominations particulirement englobantes courammentutilises pour classer les gens sont le prtexte dintolrables vises substantivistesqui occultent les formes structurelles dun multivers amrindien caractrispar son extraordinaire penchant pour les reconfigurations sociales. Dautres

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  • textes se consacrent lethnographie des manires de se positionner vis--vis desautres groupes amrindiens, en tenant compte des micro-enjeux politiques chelle locale. Edilene Coaci de Lima dcrypte lethnonyme des Katukina(Pano), aujourdhui connus sous le nom de Noke Kuin, terme forg en transfor-mant un pronom personnel en dsignation collective authentique , aprsbien des pripties faisant intervenir des emprunts linguistiques, des disputesprovoques par des femmes, de la musique, des tatouages, des scrtions degrenouilles, etc. Lauteur montre ainsi le chemin de ce que pourrait tre une histoire des ethnonymes (p. 146).

    Cest dans cette mme voie de lexploration des modes dattribution et delhistoricit des noms que Lorena Crdoba et Diego Villar sattardent sur lesgroupes pano dAmazonie bolivienne, analysant en dtail le va-et-vient desdnominations interethniques utilises pour se rfrer aux Chacobo, Pacaguaraet Caripuna, du xviie au xxe sicle. Sans jamais dsigner une population stable etprcise, les catgories oprent par le passage de lune lautre, au moyen decontrastes rversibles (indiens sauvages et civiliss, par exemple), de manireoriente et circonscrite, mais certainement contextuelle et en continuelle transfor-mation. Isabelle Combs, pour sa part, se plat dcortiquer le casse-tte delnigme des ethnonymes du Chaco, engage, selon la belle expression de lauteur,dans une entreprise dembrouillage des nations et de dmonstration parlabsurde de la vanit de toute tentative de classification (p. 100). Sintressantaux fugaces et mystrieux Moros du Chaco boral, Combs rassemble lesdirentes classifications indignes les concernant et montre dans quelle mesureces noms indignes ne refltent pas plus lessence dun groupe quelles nesaccordent pleinement avec les taxinomies scientifiques, rfractaires quellessont la nettet que prsuppose le panorama ethnique. Migraine assure pourles chercheurs...

    propos de la logique concentrique qui dfinit les relations daltrit chez lesWayapi, Silvia Macedo remet en question non seulement son plus petit dnomi-nateur commun (le groupe local), mais aussi les limites mmes de ses frontiresexternes (les non-Indiens). Le premier, point de dpart de lencartage de cesrelations, est par dfinition relationnel et moins unifi quon ne pourrait lima-giner, tandis que le second ne saurait plus, de nos jours, tre conu comme limit lextriorit extrme. En eet, chaque tape historique, chaque groupe dfinitquels seront ses autres . En dpit des contingences relationnelles et contex-tuelles, Macedo se penche sur le paradoxe de la ncessit logique de penserconjointement lidentit et laltrit amrindiennes. Sans y parvenir vraiment,lauteur suggre subtilement une manire de rsolution du problme : considrerces identits (ou cultures), la manire de Lvi-Strauss, comme des cartssignificatifs [Note du traducteur : en franais dans le texte].

    Cest par le biais de ces regards dcentrs (analogues ceux quelinspirante prface de Philippe Erikson situe au cur mme du projet

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  • anthropologique, p. 7) que Karenina Andrade dchire le sens des relationsinterethniques des Yekuana. Elle part, en eet, de leurs rcits mythologiques, oles images inverses des autres (leurs voisins Mawiisha, Maaku, Sanuma etIadanaawi) rvlent, comme dans un jeu de miroirs, leur image idale du soi. Demanire dirente, comme une main passant travers un miroir pour scalper cequelle trouve de lautre ct, on retiendra le portrait des Pilag et Nivacl dumoyen Pilcomayo, engags dans des guerres intestines dans les annes 1880-1910jusqu ce quinluctablement ils en viennent vouloir impliquer les explorateursblancs dans leurs propres luttes contre leurs ennemis indignes. Selon Bossert,Braunstein et Siredi, dans les dcennies suivantes, et en particulier durant laguerre du Chaco (1932-1935), ces dsirs prirent une tournure concrte, aboutis-sant des alliances avec les missions anglicanes une poque o les nationalitsfonctionnaient encore comme catalyseuses des vengeances et o les scalpssordonnaient selon une subtile hirarchie, la chevelure des oiciers valant plusque celle des simples soldats.

    Poursuivant dans le registre guerrier en retraant lhistorique de lexpansionterritoriale des Tupi-Kagwahib du sud dAmazonas et de lactuel tat deRondnia, Edmundo Peggion dcrit des configurations politiques o les dissen-sions et la multiplication des villages qui sensuit vont jusqu se produire ausein mme des groupes locaux. Ainsi, lauteur illustre la possibilit de recrationincessante daltrit au sein dun espace relationnel pourtant minimal, o la valsedes ttes dennemis, des femmes changer et des leaders de groupes locauxdessine de subtiles arabesques structurales. Une gographie relationnelle toutaussi mystrieuse est prsente par Laura Prez Gil, propos des Yaminawa. lamanire pionnire des Pano interfluviaux, lauteur pourfend lide du contactcomme relevant de lvnement ponctuel : plutt que dune occurrence uniqueentranant limmersion dans le monde des Blancs, il sagit dun processusgraduel aboutissant, paradoxalement, ladoption de concepts et de pratiquestypiquement indignes. Cest dans la relation avec les Ashaninka, point de fuitedans une succession de transformations, que les Yaminawa ont le sentiment destre civiliss , selon des modalits qui aboutissent moins des manires dtrepermanentes qu la qute incessante dtats vanescents.

    Dans un registre dirent, mettant la focale sur la dimension genre de laconnaissance de lAutre, Clarice Cohn prsente avec une grande richesse dedtails laction des femmes xikrin dans les domaines de la parent et de la qutedu beau, notamment par le soin apport aux jardins et la diversification desplantes cultives. Rsultant du travail fminin, de leur biographie et de leurhistoire, la configuration des jardins dpend des connaissances et des aptitudes dechaque agricultrice, en lien direct avec sa capacit de soutirer de nouvellesboutures et semences aux Autres. Ainsi, si les relations masculines laltrit sedroulent avant tout en rapport avec l extrieur , on ne stonnera pasdapprendre quune part importante des innovations qui en dcoulent se

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  • manifeste dans lespace domestique et les activits quotidiennes, sous lgide desfemmes.

    Francis Ferri choisit, pour sa part, comme instrument heuristique lanalysedes danses des ftes patronales dApolo, La Paz, o se dploient direntesfigures de laltrit. Lattention porte la participation des groupes sociaux dansces ftes permet de mettre au jour les singularits de cette zone du pimontbolivien, cheval entre les Andes et lAmazonie. Les danses mettent en videnceles rivalits entre les leveurs de btail, les paysans et les indignes, qui sarontentautour de la thmatique de lappartenance ancestrale (p. 165), dans lecontexte de la seconde rforme agraire bolivienne (loi INRA) et de lattributionde terres selon des critres ethniques retenus par le programme des Tierrascomunitarias de origen .

    Cest prcisment dans les espaces ritualiss et les changes qui sy droulent,que Pedro Lolli inscrit sa description, qui porte cette fois sur les Yuhupdeh duhaut Rio Negro. La notion de rseau ouvert et illimit quil utilise claire lesddoublements rvls par un dabucuri, orande rituelle de nourriture entregroupes ains au cours de laquelle sont exhibes les fltes sacres jurupari. Cesfltes reoivent le nom du clan auquel elles appartiennent et sont, selon la belleformule de Lolli, les courroies de transmission qui assurent la liaison au sein delespace partag de lontologie socio-cosmique entre les dirents clans etgroupes de la rgion, bien que les Yuhupdeh y occupent une position hirarchiquesubalterne (p. 170).

    Alejandro Lpez propose une ethnographie des relations entre les Mocov etles Toba, que les premiers considrent gnralement comme des ennemis dange-reux et des tratres, mais quils nhsitent cependant pas qualifier de frresindignes (p. 183) lorsque le besoin sen fait sentir dans le cadre de luttespolitiques lchelle nationale. Lauteur analyse ces attributions de prestigedpourvues dincidence sur la hirarchie, ainsi que les relations ambivalentesentre ces deux peuples du Chaco qui semblent avoir autant de terrains dentente(de lglise aux mdias, en passant par les associations politiques) que de champsde dispute (de la mythologie la linguistique), et qui laissent fluctuer les frontiresqui tantt les opposent, tantt les unissent.

    galement considr par Pablo Sendn comme un espace o la notion de limites doit tre dlaisse, le district pruvien de Marcapata nous invite exploiter la vitalit dun important corpus mythologique des Andes centrales.La figure des chullpas, anctres sauvages antrieurs aux Incas et erratiquessurvivants dune hcatombe, permet notamment de faire allusion la relativitde la condition humaine actuelle (celle des Chipaya et des Aymara con-temporains) en la contrastant avec celle, inatteignable, quincarne cettepr-humanit. Les direntes versions du mythe semblent renvoyer deuxdfinitions opposes de lhumain et de son potentiel mtaphysique (dontun des ples est parfois incarn par les Chunchus), et aux mouvements

    Coaci de Lima e Cordoba comptes rendus

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  • pendulaires qui valorisent la simultanit des contrastes et linadquation desdchirures qui les opposent.

    Pour clore le volume, Marina Vanzolini illustre la complexit des mouve-ments de changement et de continuit des relations de parent chez les Aweti. Ensintressant lincidence de la sorcellerie, elle remet en cause non seulement laproblmatique unit du Haut Xingu, mais encore lemphase gnralement misesur les tensions ainales comme cela ressort des accusations : du pacifisme aichaux accusations de sorcellerie, de lendogamie de groupe local aweti (mode moinsdangereux dtablir une relation) la rcurrence des conflits intra-villageois. Silsuit dtre reconnu comme tel pour bnficier de la qualit de parent, cest dansla perversion du jeu des distances et des approches (ainsi que de la circulation desbiens et des personnes) caractristiques de la parent que les flches de lasorcellerie sinsinuent sournoisement dans les corps dautrui.

    Prcisons enfin que, dans tous ces cas, la notion daltrit est remise sur lasellette et semble bien souvent, pour le dire ainsi, autoporte (par ses proprescheveux, la mode du baron de Mnchausen). Ds lors quon la projette sur lesmondes indignes, elle semble sagiter comme des grains de poussire sur un fondobscur, a vertiginous air illumin seulement par le va-et-vient des formes quilsengendrent. Les formes quelle met au jour sont certes bien relles, mais nonmoins vanescentes, schappant mesure quelles se crent, linstar de limagequItalo Calvino (1990, p. 27) utilisait propos des pomes de Guido Caval-canti : Tout bouge tellement vite quon ne peut se rendre compte que des eets,nullement des consistances .

    Rfrence cite

    Calvino Italo1990 Seis propostas para o prximo milnio, Companhia das Letras, Sao Paulo

    [trad. : Ivo Barroso, Lezione americane : Sei proposte per il prossimo millenio,1988].

    Nicole Soares PintoUniversidade de Braslia

    [traduit du portugais (Brsil) par Philippe Erikson]

    Hill Jonathan D. and Jean-Pierre Chaumeil (eds), Burst of breath. Indigenousritual wind instruments in Lowland South America, University of NebraskaPress, Lincoln NE, 2011, 440 p., rf. dissm., index, ill., tabl. fig., carte.

    Les travaux consacrs aux arophones dans les basses terres dAmrique duSud ont reu une attention particulire ces dernires annes et le nombre de

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  • chercheurs travaillant sur ce sujet na cess daugmenter. Louvrage collectifBurst of breath..., dirig par Jonathan Hill et Jean-Pierre Chaumeil, runit desauteurs, parmi les plus importants, dans un remarquable projet donnant ltudede la musique de cette rgion une cohrence et une exhaustivit jusquici indites.

    Des thmatiques communes direntes rgions dAmazonie, telles quele genre, le sexe, la relation avec les entits surnaturelles et le chamanisme,apparaissent tout au long des chapitres. Ces questions mergent presquesystmatiquement lors de lobservation des rituels impliquant lutilisationdarophones.

    Parmi les textes publis dans cet ouvrage, celui de Jean-Pierre Chaumeilpropose une analyse des connexions entre musique de flte et chamanisme chezles Yagua dAmazonie occidentale. la fois dans la musique et dans le chama-nisme, nous sommes face une forme de communication avec les esprits grce un medium sonore non verbal. Le langage chamanique tant de type sotrique,non comprhensible pour les non-initis, nous sommes dans une communicationo le son est plus important que le contenu. Les chants chamaniques ncessitentun long processus dapprentissage pendant lequel on assiste la mise en formedune hirarchie des sens (p. 62), analogue celle qui caractrise lapprentis-sage et lcoute des fltes du rituel dinitiation masculine . Les cinq sensnoprent pas simultanment, mais lun aprs lautre, loue tant le premier dansla squence, la vue ntant utilise que plus tard. Cela permet aussi dintroduirelune des distinctions fondamentales caractrisant une grande partie des rituelsdarophones des basses terres, savoir celle entre voir et couter. Chaumeilmontre, de faon claire et prcise, que cette distinction est strictement lie lopposition des genres masculin et fminin. Les femmes, dans le cas yagua ainsique dans presque tous les exemples prsents dans les dirents chapitres, nepeuvent pas voir les hommes jouer, mais elles sont censes les couter depuislintrieur de leurs maisons. Cette opposition de genres et cette dissociation dessens permettent ainsi, comme le montrent dautres auteurs tout au long delouvrage, danalyser la relation entre humains et esprits partir de la rpartitiondes rles hommes/femmes dans le contexte du rituel.

    La relation entre humains et esprits est lun des thmes principaux deJonathan Hill sur la musique de flte chez les Wakunai du haut Rio Negro. Hillutilise lide trs vocatrice de musical soundscapes (p. 93), processus caract-ris par le mouvement, au moyen de la musique rituelle, travers lespace, lesrgions du cosmos et les catgories sociales et ontologiques. Si, dans le cas yaguaprsent par Chaumeil, on assiste une hirarchie favorisant nettement le son surle contenu smantique et le langage, dans le cas wakunai, la musicalit et lalexicalit interagissent dans une dynamique que Hill dfinit comme interplay ,o la musique et la narration mythique doivent tre mises en relation.La performance musicale dans le rcit mythique assume donc une saillanceparticulire dans la perspective propose par Hill. On assiste chez les Wakunai

    Hill and Chaumeil comptes rendus

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  • deux formes de soundscaping : le cultural soundscaping, consistant en la sociali-sation de la nature animale et reposant sur la construction verbale de catgoriesdentits mythiques surnaturelles, et le natural soundscaping, appel aussi parHill musicalization (p. 94), savoir la naturalisation des tres sociaux. Il sagitdun processus de production daltrit reposant sur les eets transformateursde la musicalit.

    couter sans voir, lune des actions au cur des pratiques musicales avec fltesdcrites dans cet ouvrage, est le thme principal du texte de Nicolas Journet. Cetauteur prsente la pratique des fltes chez les Curripaco de Colombie et insiste surlimportance de la dissimulation et du secret dans la relation hommes/femmes,prsent dans le rituel de flte curripaco. Sappuyant sur les travaux de MichaelHouseman, Journet juge ncessaire de distinguer deux types de secrets : cach etexhib. Dans le cas des fltes curripaco (et ceci est vrai aussi pour dautresexemples prsents dans louvrage), le rle du secret exhib est crucial, il est enrelation avec linterdiction faite aux femmes de voir les fltes. Garder une sortedambigut sur la provenance de la source sonore semble tre lun des lmentsindispensables ltablissement et au maintien des relations rituelles entrefemmes, hommes et esprits.

    La partie centrale du livre, ainsi que larticle de Rafael Menezes Bastos enpremire partie, ore une remarquable vision densemble des complexes relationsrituelles de genres dans lune des rgions du monde o le hearing without seeingjoue un rle important, savoir le Haut Xingu. Grce aux textes tout faitcomplmentaires dAcacio Piedade, de Maria Ignez Cruz Mello et dUlrike Prinz(remarquons, au passage, le judicieux choix ditorial de leur placement sousforme de squence), le lecteur aura la possibilit de connatre le fonctionnementdu systme inter-rituel form par la musique de fltes et les chants fminins dansle Haut Xingu. Les textes de Piedade et de Mello en particulier, en plus dtre lesplus dtaills du point de vue de lanalyse musicologique, sont dune remarquablefinesse en ce qui concerne lanalyse des relations hommes/femmes exprimes parla musique, car ces deux chercheurs ont eectu un travail extensif sur lesrpertoires des Wauja du Haut Xingu, la musique des fltes masculines kawoka etles chants fminins iamurikumalu. Ces rpertoires sont connects par la mytho-logie, par la pratique rituelle et par un nombre important danalogies musicales,brillamment dcrites dans ces textes. Comme le fait Chaumeil en ouverture delouvrage propos des Yagua, Piedade et Mello soulignent lexistence de liensentre la musique de flte et le chamanisme chez les Wauja. Prinz eectue, pour sapart, une fine analyse sur les interdits et la menace de viol collectif qui pse sur lesfemmes xinguaniennes au cas o elles auraient vu les fltes, un sujet largementdbattu mais pour lequel il manque sans doute encore une explication satisfai-sante, comme le rappelle lauteur. Dans lanalyse de Prinz, lespace rituel devientle lieu o les rgles sont inverses et o les dirences entre hommes et femmes,dune part, la dmarcation ontologique entre humains et esprits, dautre part, se

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  • font floues. Le viol collectif est ainsi expliqu comme une transformation deshommes en esprits, ce qui justifie leur comportement et permet lexpression de larage des esprits.

    la fin de louvrage, Jean-Michel Beaudet reprend les thmes communs detous les chapitres et eectue une mise en perspective pertinente et essentielle lacomprhension du parcours intellectuel eectu par les auteurs. Beaudet revientsur limportance du secret et de la polarisation homme/femme dans la dynamiquerituelle des musiques darophones analyses dans louvrage. Comme le met envidence le titre gnral du volume, le soule est non seulement la base de laproduction du son des fltes, trompes et clarinettes, mais aussi llment qui crelassociation la plus immdiate avec le travail chamanique, pendant lequel lesoule est si souvent utilis. la fois dans la musique et dans le chamanisme, lesoule permet la manifestation de ce qui peut tre entendu, mais pas vu, savoirles entits surnaturelles impliques dans lactivit de hearing without seeing labase des rituels darophones des basses terres dAmrique du Sud.

    Dans lensemble, Burst of breath... constitue une rfrence essentielle pourtous ceux qui souhaitent largir leurs connaissances sur les rituels darophones.Les lecteurs musicologues peuvent certes regretter labsence de transcriptions oudanalyses musicales (except dans le texte de Cruz Mello). Mais une des grandesqualits de cet ouvrage reste davoir fait le point sur un thme essentiel et de lefaire dans un style qui le rend accessible un large public.

    Tommaso MontagnaniLabex Crations, arts et patrimoines

    Muse du quai Branly, IRCAM

    Baud Sbastien et Christian Ghasarian (d.), Des plantes psychotropes.Initiations, thrapies et qutes de soi, ditions Imago, Paris, 2010, 436 p., rf.dissm., ill.

    Il y a dj plus de soixante ans que les usages rituels des substancespsychotropes captent lintrt des chercheurs, aux cts des phnomnes religieuxidentifis comme relevant du chamanisme. Le phnomne de mode, alimentpar de nombreuses publications scientifiques ou non , a dbouch surlexportation des usages initiatiques relatifs aux techniques de lextase et, plusprcisment, aux substances psychoactives. LAmrique latine constitue unvivier de choix pour les emprunts et les collages multiples ayant pour origine cesqutes mystiques. En tmoigne cet ouvrage coordonn par Sbastien Baud etChristian Ghasarian o le lecteur voyagera entre lAmrique et lEurope au fil descirculations de gens, (no)chamanes ou voyageurs en qute de spiritualit. Lalarge reprsentation de lAmrique latine dans le jeu des recompositions (no)

    Baud et Ghasarian comptes rendus

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  • chamaniques fonde lintrt principal de ce livre pour un amricaniste.Ces recompositions ne sont cependant pas contenues dans cette airegographique, tant nous sommes l face un phnomne globalis. En plusdes diverses pratiques lies notamment layahuasca (Amazonie au Prou,tats-Unis, Europe), au cactus San Pedro Trichocereus pachanoi (Prou,tats-Unis, Europe), aux champignons hallucinognes (amanites tue-mouche enAmrique du Nord ou psilocybes mexicains), la coca (Prou), au kampo Phyllomedusa (Brsil), au peyotl (Mexique, France), au tabac (Amazonie enColombie, Prou, Brsil), on trouvera des contributions portant sur les nouveauxusages de liboga en France ou sur les rituels contemporains de consommationdabsinthe.

    Contrastant avec cette circulation sans frontires des techniques de lextase,les tudes des pratiques (no)chamaniques en sciences sociales apparaissent bienpartages entre deux orientations de recherche distribues de part et dautre delAtlantique. Cette dmarcation se trouve notamment illustre en anthropologiepar lemploi anglophone dune terminologie emprunte la psychologie alteredstate of consciousness (ASC) pour dsigner lexprience hallucinogne, peuutilise de notre ct, ou, encore, par lintrt port par les chercheurs auxexprimentations dhallucinognes, souvent cartes ici pour des raisons mtho-dologiques. Cest cette frontire quentend traverser louvrage en comblant levide, dans la littrature francophone, de cet intrt omniprsent outre-atlantiquepour les dirents tats de la conscience.

    Au-del des considrations gographiques, les dmarcations disciplinairessont aussi franchies : mme si louvrage compte une majorit de contributeursen anthropologie, la participation dauteurs venant de la psychologie, de lapsychiatrie, de la mdecine et des sciences cognitives notamment, montre que levolume se conoit aussi comme une invitation un dialogue interdisciplinaire.Laxe autour duquel se dveloppe ce dialogue concerne les reprsentationscontemporaines relatives aux usages de psychotropes dorigine naturelle.Les coordinateurs proposent ainsi de porter une attention soutenue auxinvestissements humains qui entourent ces usages. Le titre Des plantespsychotropes se rvlerait finalement trompeur sil ntait complt par sonsous-titre plus rvlateur du contenu. Les auteurs entendent en eet traitermoins des substances psychotropes proprement dites que de la multiplicit desexpriences qui leur sont associes.

    Faisant cho cette multiplicit, la compilation regroupe des contributionstrs diverses et ne compte pas moins de seize chapitres en plus de lintroduction.Le premier, rdig par les coordinateurs, constitue un dveloppement des pagesintroductives. Une place importante est accorde aux questions dordre termino-logique concernant la dsignation des substances et notamment de leurs eets.Les auteurs reviennent notamment sur leur choix assum demployer le termed tat modifi de conscience . Selon eux, ladoption dune perspective relati-

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  • viste exclusive ne serait en eet gure pertinente ici, puisquil sagit dapprocher lamultiplicit des explorations contemporaines conduites avec des substances psy-choactives. Les auteurs se proposent alors de rduire la mise distance tablie enanthropologie avec le vcu hallucinogne, en soulignant combien lanalyse desmodalits de production de ralits alternatives et dexpriences vcues traversle monde est vritablement digne dintrt (p. 44). Il importe, selon eux, de ne passtigmatiser les usages modernes de ces substances en prenant la mesure de lamfiance quelles suscitent dans notre socit, comme le montre la multiplicationdes ractions juridiques qui les sanctionnent.

    Les quinze contributions qui suivent, de qualit ingale, sont distribues sur labase dune rpartition gographique entre lAmrique, rservoir des chama-nismes coutumiers et source dinspiration pour les nouveaux usages occidentaux,et lEurope. Le cheminement est loin dtre linaire. Au fil des chapitres, lelecteur dcouvre la diversit des emplois de ces substances autrefois sacres etle mouvement incessant des adaptations, emprunts et redfinition des pratiquesindignes. la suite du chapitre introductif, deux chapitres sont consacrsaux usages et conceptions des champignons dAmrique du Nord et centrale. Cescontributions sappuient sur labondante littrature mycologique qui a largementaliment le phnomne de mode du chamanisme voqu plus haut, auquelparticiprent aussi bien des anthropologues, biologistes, historiens, mdecins oudes auteurs inclassables, tel R. Gordon Wasson, autodidacte qui se dfinit comme ethnomycologue . Les usages hors contexte de ces champignons sacrs, sansdoute aussi dtermins par des surinterprtations vise scientifique, nousconduisent ce qui constitue la matire paradoxale de louvrage : la diversit despratiques contemporaines qui encadrent les prises de ces substances.

    Comme le souligne lun des auteurs, les pratiques nochamaniques, quireprennent des notions importantes des chamanismes traditionnels, sont aussidiverses que les praticiens qui les mettent en uvre (Ghasarian, p. 291). Ainsi,dans la rgion amazonienne des trois frontires, un chamane yagua, tout ensadaptant un mode de vie urbain, continue demployer le tabac dans ses rituelsthrapeutiques (Schick, pp. 89-108). Comme par contraste avec cette trajectoiredans le monde moderne, le chapitre suivant traite de la personnification de la cocapar les paysans andins et de son emploi comme intermdiaire avec le monde desesprits (Baud, pp. 109-136). Au Brsil, retour au jeu des adaptations, avec lobser-vation de lexpansion urbaine insolite dune substance le kampo une scrtionde grenouilles anciennement utilise comme stimulant ou fortifiant pour lachasse (Coaci de Lima et Caiuby Labate, pp. 137-172). Chez les Huichol auMexique, lusage du peyotl est abord de faon plus abstraite, avec la mise enperspective dun corps qui pense et qui sexprime dans le contexte de lexpriencepsychotrope (Rossi, p. 173).

    Les deux chapitres suivants scartent nettement de lapproche anthro-pologique avec des analyses dexpriences psychotropes relevant de la

    Baud et Ghasarian comptes rendus

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  • phnomnologie et de la psychologie cognitive. Il sagit alors dlucider de quelleperception et de quelle ralit relve une hallucination (Gonzalez, pp. 195-232) ouencore lnigme du psychisme pose par les tats de consciencenon ordinaires induits par la prise de layahuasca (Shanon, pp. 233-266). Ceschapitres semblent introduire aux autres dveloppements qui portent sur lesappropriations occidentales de pratiques chamaniques radicalement coupesde leurs contextes sociaux et symboliques. Le cheminement se poursuit ensuiteen Haute Amazonie pruvienne, dans un centre de dsintoxication, o desthrapeutes, sinspirant des pratiques chamaniques amazoniennes, encadrentlinitiation des toxicomanes lingestion dayahuasca (Mabit, pp. 267-286).Les relations dynamiques entre pratiques chamaniques et inventions no-chamaniques apparaissent la mesure de celles oprant entre les continents.Dans cette trame dialogique, seectuent les rappropriations occidentales dessubstances non europennes. Le chapitre sur lexploration des introspectionsnochamaniques multi-situes au Prou, aux tats-Unis et en Europe nousore une approche dtaille des conceptions entourant les usages hors contextedu cactus San Pedro (Ghasarian, pp. 287-312). Il semble oprer la charnire avecles autres contributions, elles aussi cheval sur plusieurs espaces. Cap sur laFrance o lon dcouvre la transplantation de lusage de liboga gabonais.Lenseignement initiatique laisse place, dans le cadre dune logique individualiste, un vritable ftichisme de la substance (Bonhomme, p. 328). En Suisse, lechamanisme huichol devient universel, avec, comme toile de fond, lorganisationdune crmonie ddie la prise collective du peyotl et prside par un chamanehuichol invit pour loccasion (Kaech, pp. 337-362). Ces rappropriations sontensuite abordes avec lanalyse des relations tablies entre les preneurs daya-huasca majoritairement franais dans cette enqute et les curanderos shipiboau Prou, quils rencontrent lors de leur prgrination. Une attention particulireest porte ici au dialogue interculturel et notamment ladaptation du discoursdes curanderos aux attentes de leurs htes et aux rinterprtations qui rsultent decet change (Leclerc, pp. 363-386). Selon une autre perspective, lavant-dernirecontribution aborde la question problmatique des eets dvastateurs, dans lescommunauts locales dAmazonie, du narcotourisme (Dobkin de Rios,pp. 387-400). Louvrage se clt par lanalyse des manires de sabsinther et lesdirents rituels de consommation dabsinthe, substance aurole par les inter-dits qui ont jalonn sa consommation (Van de Castelee, pp. 401-428).

    Au terme de ce cheminement sinueux, il apparat diicile de dgager un aspectqui rendrait compte de toutes ces contributions, tant celles-ci dirent par leursangles dapproche et par les sujets abords. Elles montrent en tout cas lesapplications concrtes rsultant de lengouement contemporain pour les ancienssavoirs lis ces substances, aussi bien au niveau de pratiques chamaniquesin situ, qu celui de pratiques rutilises, redfinies voire radicalement coupes deleur contexte. De nombreuses questions restent en suspens, car la porte dentre

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  • des usages contemporains lis aux substances psychotropesdorigine naturelle ouvre sur un vaste ventail de problmatiques. Les questionsposes par la mthodologie denqute ethnographique et lobjectivit duchercheur, les logiques propres aux processus de redfinition, dinvention socialeauxquelles donnent lieu ces nouveaux phnomnes spirituels ou, encore, cellesrelatives la dfinition dune frontire entre ce que lon qualifie de chamanisme et de nochamanismes , etc., toutes ces questions restentouvertes. Citons, par exemple, celle qui concerne le dialogue interdisciplinaireque rendrait possible lemploi systmatique de la catgorie d tat modifi deconscience . Certes, les analyses manant de la psychologie et de la philosophiesur cette question de la conscience et de ses tats modifis sont dun intrtindniable. Une telle catgorie reste cependant problmatique en anthropologie,comme lattestent dailleurs les remarques de certains auteurs de louvrage (Cof-faci de Lima et Caiuby Labate, p. 145 ; Kaech, p. 340), ou sa simple absencedans dautres contributions 1. Mais il faut rappeler combien ce type de question-nement nest en ralit pas propre cette thmatique, puisquon le retrouve plusgnralement dans les dbats terminologiques qui entourent les analysesdes nouveaux mouvements religieux. On laura compris, cette diicult termino-logique non lucide fait cho la dimension pionnire et exploratoire de cerecueil. On peut aussi tre drout par les traverses la fois des aires gographi-ques et des rgions disciplinaires, ces chasss-croiss tendant lester la lecturedune impression dclectisme. Il est vrai cependant que ces chasss-croisscomposent la caractristique des nouvelles expriences hallucinognes, la diver-sit des pratiques rpondant celle des conceptions qui les entourent. Louvragenous en ore un large aperu. Il a le mrite daborder un sujet peu trait de faonsystmatique, et pourtant pleinement contemporain, celui de ladaptation desusages et conceptions lis aux