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Fiche de lecture
Qui a ramené Doruntine ?
Ismaïl Kadaré
(Université de Provence)Docteur ès langues, lettres et arts
Document rédigé par Valérie Nigdélian-Fabre
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Fiche de lectureDocument rédigé par Valérie Nigdélian-Fabre
Qui a ramené Doruntine ?
Ismaïl Kadaré
RÉSUMÉ 7
ÉTUDE DES PERSONNAGES 12Stres
Doruntine
Constantin
L’adjoint
CLÉS DE LECTURE 16Le surnaturel
La mort
La culture populaire
En toile de fond : les conflits entre catholiques et orthodoxes
La parabole politique
PISTES DE RÉFLEXION 22
POUR ALLER PLUS LOIN 23
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Ismail KadaréÉcrivain albanais
• Né en 1936 à Gjirokastër (Albanie)• Quelques- unes de ses œuvres :
ʟ Le Général de l’armée morte (1963), roman ʟ Avril brisé (1980), roman ʟ Qui a ramené Doruntine ? (1980), roman
Né en 1936, Ismail Kadaré, de nationalité albanaise, s’im-pose comme un romancier de stature internationale dès la publication de son premier roman, Le Général de l’armée morte (1963). Ses responsabilités politiques (il est député de 1970 à 1982) lui permettent de voyager et de faire découvrir l’Albanie aux Occidentaux. Échappant à la voie du réalisme socialiste, Kadaré puise dans le vaste registre de la culture populaire albanaise pour en recycler les légendes, empruntant les voies de l’analogie et de l’allégorie pour construire une œuvre critique vis- à- vis du totalitarisme : victime de la censure dès 1973, il bénéficie de l’asile politique en France en 1990 et ne revient dans son pays natal qu’après le départ des communistes en 1992. Depuis lors, il partage sa vie entre Paris et Tirana.
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RÉSUMÉ
UN RETOUR MYSTÉRIEUX
Doruntine est une jeune fille âgée de 23 ans qui a quitté sa famille albanaise pour vivre avec son mari dans une contrée lointaine (la Bohême, en Europe centrale). Le seul à avoir soutenu ce mariage est son frère, Constantin, qui a convaincu sa mère d’accepter le départ de sa fille, moyennant sa bessa (un terme albanais qui équivaut à la « parole donnée ») de ramener Doruntine chaque fois que la matriarche souffrirait trop de son éloignement. Le narra-teur évoque le débat suscité par le mariage de Doruntine : il s’agissait de « la première union aussi lointaine d’une jeune fille du pays » (p. 55), « séparée des siens par la moitié du continent » (p. 56).
Un jour en pleine nuit, le capitaine Stres est réveillé par son second : la mère Vranaj et sa fille Doruntine, arrivée la nuit précédente dans des circonstances très mystérieuses, sont à l’agonie après un violent choc émotionnel. Doruntine prétend en effet avoir été ramenée de son lointain foyer conjugal par son frère Constantin, dont elle ignorait la mort, advenue trois ans auparavant. Elle ignorait égale-ment le décès de ses huit autres frères, qui ont succombé à une attaque de l’armée normande, certains durant les combats, d’autres de l’épidémie de peste dont l’agresseur était porteur. Stres et son adjoint trouvent les deux femmes alitées chez elles. L’interrogatoire de Doruntine n’apporte aucun élément nouveau. Le capitaine charge son second d’examiner les archives de la maison Vranaj.
Qui a ramené Doruntine ?En plein cœur d’une Albanie légendaire
• Genre : roman• Édition de référence : Qui a ramené Doruntine ?, traduit
de l’albanais par Jusuf Vrioni, Paris, Le Livre de Poche, 1988, 152 p.
• 1re édition : 1980• Thématiques : enquête, rumeur, religion, surnaturel,
résurrection
Avec Le Pont aux trois arches (1979) et Avril brisé (1980), Qui a ramené Doruntine ? (1980) s’inspire de la tradition orale albanaise pour livrer une critique implicite de la société totalitaire – la bureaucratie albanaise a d’ailleurs interdit la publication de l’ouvrage. Reprenant les données thé-matiques essentielles de la légende de Doruntine, Kadaré superpose à la trame surnaturelle du conte une véritable enquête policière en introduisant le personnage du capi-taine Stres, chargé par le pouvoir politique et religieux de résoudre l’énigme. Dans ce récit où ne cessent de s’opposer rationalité et mystère, sur un fond de division spirituelle et d’enjeux politiques pour l’avenir, Kadaré révèle toute la subtilité de ses talents de conteur.
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LA RÉSURRECTION
Une semaine plus tard, Stres est convoqué par l’arche-vêque (orthodoxe), que l’on a informé « d’une prétendue résurrection » (p. 60). N’y voyant que menace pour l’équi-libre fragile de l’Église orthodoxe, l’archevêque exige d’« enterrer cette affaire » et de « nier la résurrection de cet homme » (p. 61). Stres rédige alors une nouvelle ins-truction, plus ample et plus approfondie que la première, d’autant qu’au commandement de l’archevêque s’ajoute une injonction identique du prince à tirer rapidement l’af-faire au clair. Mais comment le capitaine peut- il empêcher une rumeur de s’étendre ?
Deux cousins germains du mari de Doruntine font leur apparition et informent Stres qu’un cavalier mystérieux a été aperçu par des femmes près du foyer conju-gal. Ils ramènent de plus un billet écrit de la main de Doruntine attestant son départ avec Constantin. Devant les tombes de la famille Vranaj, les hommes évoquent « l’énigmatique voyage de la jeune fille » (p. 80), causé sans doute par l’ennui, l’isolement et l’angoisse de n’avoir vu aucun des siens durant trois ans. Ils soupçonnent une trahison conjugale : ne serait- ce donc qu’« une banale histoire d’amour » (p. 84) ? Trouver la vérité devient l’obsession de Stres.
Quarante jours après la mort des deux femmes, celui- ci se rend au cimetière. Là, dans un éclair de lucidité, il comprend que dans cette histoire, seules comptent les retrouvailles d’êtres qui s’aiment. Toutes les hypothèses et les tentatives d’explications ne sont que « petits men-songes mesquins, dépourvus de signification » (p. 101).
L’examen minutieux de la correspondance de la mère Vranaj révèle d’étonnantes conclusions. On y découvre une allu-sion au sentiment incestueux de Constantin pour sa sœur Doruntine. Terriblement jaloux et possessif, Constantin aurait soutenu le départ de sa sœur pour des contrées lointaines afin d’échapper à ses funestes pulsions. L’adjoint pense que si « le sentiment incestueux inassouvi est si puis-sant que la mort elle- même ne peut l’éteindre » (p. 94-95), Constantin a peut- être, en sortant de tombe, réalisé le rêve de sa vie, ce que Stres ne peut accepter.
Après avoir rédigé un rapport pour informer la chancelle-rie du prince de l’affaire, Stres et son second se rendent au cimetière. L’examen de la tombe de Constantin révèle que « les pierres ont été déplacées » (p. 25). Mais puisque Constantin est mort, qui donc a ramené Doruntine et que signifie cette profanation de tombe ? Face aux rumeurs que suscite l’affaire, Stres est prié par le prince de faire la lumière « de manière à prévenir […] tout trouble ou malen-tendu parmi la population » (p. 39).
Le gardien du cimetière confie à Stres la scène à laquelle il a assisté, une quinzaine de jours auparavant : penchée sur sa tombe, la mère Vranaj a maudit son fils parce qu’il n’avait pas tenu sa promesse de lui « ramener Doruntine chaque fois [qu’elle s’]ennuyerai[t] d’elle » (p. 42). Stres et son second décident d’aller interroger la matriarche, mais il est trop tard : mère et fille viennent de mourir. Les funérailles ont lieu au milieu d’une extraordinaire affluence populaire.
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eux : libérée du « ramassis de règles coercitives, frappant l’homme de l’extérieur » (p. 134), la société nouvelle qu’ils appellent serait fondée sur « des structures éternelles et universelles, au- dedans même de l’homme, inviolables et invisibles, partant indestructibles » (p. 137). De ces lois « intérieures, émanant de l’homme lui- même » (p. 134), la bessa, « cette force sublime, capable de forcer les lois de la mort » (p. 149), constitue l’archétype.
Des milliers de personnes affluent de tout le pays pour écouter les conclusions de Stres qui présente un rapport circonstancié du déroulement de l’affaire. Son récit se trouble lorsqu’il avoue avoir mis de nouveau le prisonnier à la torture après ses premiers aveux pour le disculper. À la surprise générale, alors qu’il passe depuis le début pour un contempteur acharné de la thèse surnaturelle, Stres donne sa conclusion finale : Doruntine a bien été enlevée par Constantin. Là- dessus, il se démet de ses fonctions et disparait.
Contre toute attente, le second vient annoncer à Stres qu’« on a capturé l’homme qui a ramené Doruntine » (p. 103). Stres ne montre aucun signe de satisfaction à l’annonce de cette nouvelle qu’il attendait pourtant fébrilement depuis le début. Le vagabond capturé dans le comté voisin est amené à Stres qui l’envoie au cachot. S’il nie d’abord toute implication dans cette histoire dont il dit ne pas connaitre un traitre mot, l’homme, menacé de tor-ture, avoue tout. Interrogé le lendemain, il dit avoir connu Doruntine en Bohême. À sa proposition (malhonnête) de la ramener chez elle, Doruntine avait fini par consentir : l’histoire de Constantin n’aurait été qu’un stratagème per-mettant de couvrir son départ.
Resté froid à l’écoute de ces révélations, Stres ordonne, à la surprise de tous, de mettre à nouveau l’homme à la torture. De retour chez lui, comme anesthésié, il envoie un rapport détaillant les faits à la principauté, à l’archevêque et au monastère. Après huit jours de résistance, l’homme révèle que ses aveux n’étaient que mensonges.
Les rumeurs autour de l’affaire se sont développées de façon considérable : la résurrection qu’elle suppose implique la venue d’un Nouveau Messie. La moindre accréditation de ce sacrilège dans la principauté orthodoxe où vivent les protagonistes fra-giliserait l’Église byzantine face aux catholiques, au moment même où les deux Églises se disputent le pouvoir spirituel dans la région. Tout le pays attend donc la grande assemblée qui donnera le fin mot de l’affaire et en démontrera l’inanité.
Après avoir rédigé son rapport final, Stres passe son temps avec les proches amis de Constantin, lesquels évoquent son caractère contestataire et l’utopie à laquelle il rêvait avec
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personnage un caractère étonnamment romantique. Stres est tout en ambigüités et ambivalences. Sa rationalité n’est qu’une façade que le mystère de Doruntine fissure, tant et si bien qu’au moment de l’arrestation du coupable présumé, il n’éprouve qu’une satisfaction mitigée : « Peut- être senti-mentalement attaché à cette énigme, il aurait souhaité de pas la voir élucider. » (p. 84)
Tout au long du récit, on le voit évoluer, s’ouvrir progressi-vement au doute, pourtant catégoriquement exclu au début par l’exigence du prince et de l’archevêque : il faut donner une explication rationnelle au mystère – quitte à l’inven-ter. Gagnant peu à peu en indépendance d’esprit, il ose finalement affirmer le caractère sacré de l’affaire devant toute l’assemblée réunie en attente d’une démystification – ce qui lui coute sa position dans la société puisqu’il s’en exclut de lui- même et disparait. De cette histoire, il garde un émerveillement secret face à la force de l’amour et face à la bessa.
DORUNTINE
Doruntine a 23 ans lorsqu’elle revient chez elle, accrochée comme elle le dit à son frère Constantin. Est- elle une jeune fille sincère ou une épouse infidèle à l’origine d’un pernicieux stratagème pour quitter son époux ? Pour le lecteur qui voit passer dans ses yeux « le chagrin, l’épouvante, le doute ou quelque douloureuse nostalgie » (p. 34), il n’y a pas de doute : Doruntine ne ment pas. Elle a vu ce qui ne peut être vu.
Sœur éplorée et fille obéissante, elle est une victime inno-cente qui s’incarne en une image violemment romantique : le narrateur la fige à l’instant précédant son départ loin
ÉTUDE DES PERSONNAGES
STRES
C’est le personnage central du roman. Sous l’autorité du prince, il incarne l’autorité séculaire, sans respect parti-culier pour la religion. C’est à lui qu’est confiée la tâche d’élucider les circonstances mystérieuses du retour de Doruntine. Capitaine de police et marié, il apparait dès le début comme un serviteur fidèle et efficace du système, mais est- il vraiment le « destructeur de légendes » (p. 99) qu’on nous présente ?
La vision de Doruntine alitée, chevelure défaite, yeux hagards, fait naitre le trouble chez ce personnage à l’apparence très lisse : voilà donc qu’affleure la fragile résurgence d’un sentiment amoureux à l’égard de Doruntine, volontairement éteint, presque sacrifié à l’autel d’une certaine respectabilité. À l’annonce de sa mort, il ne peut réprimer un violent mouvement de l’âme. Bientôt, l’enquête devient son obsession, acquérant une mystérieuse dimension personnelle. Élaborant sans cesse de nouvelles hypothèses tout aussi insatisfaisantes les unes que les autres, il ne cesse de les écarter aussi vite qu’elles se sont imposées à lui – comme si son entêtement à insuffler de la rationalité à un évènement désespérément mystérieux s’emballait de plus en plus et tournait à vide.
Sous sa froideur apparente – comme domestiquée par une intégration parfaitement réussie dans la société et par l’or-gueil que lui- même en retire –, le feu couve, ce qui donne au
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parfois à l’extrême » (p. 66). Son opposition aux mariages proches était fondée sur le fait que « la noble race des Albanais était dotée de toutes les qualités requises pour supporter l’épreuve de l’éloignement et les drames qui pouvaient en découler » (p. 66). Constantin est surtout le symbole de l’utopie d’une société plus libre, moins coerci-tive, où l’individu ne serait plus contraint par un système de règles imposées de l’extérieur, mais enfin responsable de lui- même et d’autrui : de ce monde différent, la bessaserait le fondement.
L’ADJOINT
Convaincu dès le départ du caractère surnaturel de l’affaire, il forme avec le capitaine Stres un couple ambivalent – le symbole de notre rapport ambivalent à cette histoire, entre confiance et incrédulité.
Même s’il est tétanisé par le rapport hiérarchique quelque peu écrasant que lui impose Stres, il est doté d’une grande lucidité et d’une profonde droiture : « Non, chef, je ne suis pas fou. Vous êtes mon supérieur, vous avez le droit de prendre des sanctions contre moi, de me radier, de m’arrê-ter même, mais pas de m’offenser. » (p. 95) Il incarne en quelque sorte le bon sens populaire.
de sa famille, « toute vaporeuse », « appartena[n]t déjà à l’horizon davantage qu’à eux- mêmes » (p. 56). Elle est la seule figure lumineuse du récit, à la pureté non entachée : Kadaré la compare à « un service de cristal [qui] resplendit encore plus sur un tapis de velours noir » (p. 56).
CONSTANTIN
Constantin est l’un des huit frères de Doruntine, et visible-ment celui qui lui est le plus fortement attaché. De l’enquête minutieuse que mène l’adjoint du capitaine Stres, il ressort même que Constantin éprouvait de violents sentiments incestueux à l’égard de sa sœur, sentiments auxquels il aurait tenté d’échapper en soutenant le mariage lointain de Doruntine.
Quand le roman commence, il est déjà mort depuis long-temps – il est décédé peu après le départ de Doruntine, soit depuis trois ans. Il est donc l’absent autour duquel tourne l’intrigue romanesque, le vide central autour duquel elle se déploie. Est- il vraiment sorti de sa tombe pour res-pecter la bessa donnée à sa mère de lui ramener Doruntine à chaque fois que celle- ci lui manquerait ?
De lui, on sait finalement peu de choses. L’enquête de Stres ne dévoilant que des éléments hypothétiques, il faut attendre la fin de l’ouvrage, alors que le capitaine semble désormais acquis à l’explication surnaturelle du mystère et qu’il fréquente les amis les plus proches de Constantin, pour qu’on le découvre de façon plus complète. On le devi-nait peu respectueux à l’égard de la religion : on découvre un esprit libre et peu conventionnel, « attiré par les idées nouvelles, les cultiva[n]t avec passion, les poussant
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la malédiction que profère la mère Vranaj sur la tombe de son fils. En plaçant son récit en automne et en hiver (« Les évènements les plus étranges se produisent toujours en automne », p. 28), Kadaré accentue encore son irréalité globale, dans une nature blanche et noire, peu à peu engour-die par les premières neiges.
Toutes ces données ne font pas pour autant de l’œuvre un récit fantastique à proprement parler : Kadaré se situe à la frontière entre réalisme et fantastique, empruntant le trouble et l’incertitude du second et les conventions for-melles du premier. Son texte est une habile hybridation des conventions génériques.
LA MORT
La mort est omniprésente, elle est même menaçante, augure d’une contamination généralisée. L’automne et l’hiver marquent de fait la fin du cycle naturel de la vie. Dans des paysages lugubres et de plus en plus noirs, la nature succombe à la menace de l’anéantissement que symbolise l’image récurrente de feuilles pourries dans des flaques d’eau boueuse.
Le décès de la mère Vranaj et de sa fille Doruntine attestent du mouvement d’expansion de la mort, mais c’est sans sur-prise : « En chevauchant en croupe derrière un trépassé, comme elle- même [Doruntine] croyait l’avoir fait, elle avait déjà, de quelque manière, tant soit peu accédé à la mort. » (p. 46)
CLÉS DE LECTURE
LE SURNATUREL
Le récit de Kadaré, habité par des images au symbolisme puissant, nous plonge immédiatement dans le surnaturel. La chevauchée nocturne d’une jeune femme avec un fantôme en est bien sûr le motif essentiel, obsédant, récurrent. Toutes les spéculations de Stres y reviennent et butent sur son carac-tère inexplicable. Alors que le voyage en provenance d’Europe centrale nécessite entre dix et quinze jours, Doruntine évoque « une nuit interminable, [des] myriades d’étoiles qui couraient en troupeaux à travers ciel » (p. 21). Par ailleurs, la pierre tombale de Constantin a été mystérieusement déplacée.
Ces éléments sont initialement rejetés par Stres, qui recherche au contraire des preuves matérielles per-mettant d’établir que la résurrection momentanée de Constantin est une pure invention. En avançant dans le récit, les certitudes de Stres vacillent : paradoxalement, la découverte d’« éléments concrets et avérés […], au lieu de lui donner le sentiment d’avancer en terrain solide, ne lui communiquèrent qu’une sensation de grand vide. Apparemment, leur voisinage avec l’irréel, au lieu d’atténuer celui- ci, le rendait encore plus effrayant » (p. 79).
Au- delà même du mystère du retour de Doruntine, le récit baigne dans une atmosphère étrange, traversée par des images poétiques troublantes, qui vont des pétales de roses blanches parsemant le chemin où s’avance Stres à une odeur récurrente de « terre mouillée » (p. 22), jusqu’à
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elles inventent une longue complainte apte à recueillir la dimension sacrée de l’aventure. Kadaré donne par ailleurs la retranscription des chants de la ballade de Constantin et Doruntine : ceux- ci possèdent un indiscutable carac-tère poétique.
La bessa, pièce maitresse du dispositif de la légende puisque c’est de la parole donnée de Constantin que découle l’intrigue, est une expression fondamentale de la culture albanaise. Le kanun, un code de lois archaïque encore en vigueur en Albanie et au Kosovo, est en effet fondé sur la règle de la bessa, notion où convergent la loyauté, la garan-tie, la fidélité et le respect de la parole donnée. Le caractère absolument contraignant de ce principe fait de toute viola-tion du serment la plus grave des ignominies.
EN TOILE DE FOND : LES CONFLITS ENTRE CATHOLIQUES ET ORTHODOXES
L’émergence de la légende a lieu sur fond d’affrontement entre catholiques et orthodoxes : depuis des temps immé-moriaux, les deux Églises mènent une lutte acharnée pour imposer leur influence en Albanie, coincée entre Orient et Occident, entre Byzance et Rome. L’aventure de Doruntine possède des enjeux qui la dépassent : elle est en l’occurrence instrumentalisée par l’Église catholique qui y voit le moyen de fragiliser les autorités religieuses orthodoxes si celles- ci n’établissent pas rapidement qu’il s’agit d’une hérésie, d’« une affreuse hérésie[, d’une] archi- hérésie » (p. 64). L’intense prosélytisme catholique pourrait ainsi rompre l’équilibre précaire entre les deux confessions (la moitié des principautés albanaises est catholique, celle de Stres est orthodoxe depuis seulement cinquante ans).
La mort apparait dans toute sa brutalité lorsqu’elle frappe impitoyablement l’ensemble de la fratrie Vranaj, tel un « un cauchemar, en pleines ténèbres : pendant plus d’une semaine, des cercueils étaient sortis de la maison des Vranaj presque chaque jour » (p. 54). Peu importe alors l’ordre exact des morts, ou même leur cause (guerre ou peste) : seule demeure l’image terrifiante de ce mouvement ininterrompu des cercueils. La maison Vranaj s’éteint inexorablement : « De toute cette maison, il ne reste plus qu’une rangée de tombes. » (p. 81)
LA CULTURE POPULAIRE
La culture populaire apparait dans toute son ambivalence, mixte de conservatisme et de vitalité créative :
• la société albanaise est dépeinte comme très tradition-nelle, engoncée dans une religiosité quelque peu étriquée. Dès lors, dans toute cette histoire, peu importe finale-ment de savoir ce qui s’est réellement passé, mais on doit s’interroger avec Stres sur le puissant « désir de résurrec-tion » qu’elle rend manifeste. Le peuple s’empare avec fougue de l’aventure de Doruntine et lui accorde quasi spontanément un caractère surnaturel. On assiste dès lors à la naissance d’une légende, puis la rumeur enfle et lui donne un visage définitif : « Un mort était sorti de sa tombe pour tenir la promesse qu’il avait faite à sa mère de lui ramener, quand elle en exprimerait le désir, sa sœur mariée dans un pays lointain » (p. 57) ;
• c’est aussi à travers cette légende que trouve à s’exprimer la puissance de l’invention populaire. Lorsque Doruntine et sa mère meurent, des pleureuses viennent célébrer le deuil. Dans des scènes frappantes par leur intensité,
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tout trouble ou malentendu parmi la population » (p. 39). Les injonctions autoritaires du prince et de l’archevêque à éclaircir le mystère, voire à l’étouffer, peuvent être lues comme une analogie avec la dictature communiste et la chape de plomb qu’elle appose sur toute pensée individuelle tentée de lui échapper : on y retrouve en effet une volonté identique de réduire la complexité du réel à l’idéologie du régime.
On trouve également une nette fracture entre le pou-voir (religieux ou politique) et le peuple, instinctivement détenteur de la vérité de l’histoire de Doruntine : la ver-sion politiquement correcte s’oppose en tous points à la poésie populaire, qui s’impose dès lors comme un lieu de résistance. Alors qu’il s’est rendu au cimetière, Stres vit une sorte de révélation où il reconnait enfin le caractère sacré de l’affaire : « Il eût aimé rester encore un peu à ces hauteurs où la pensée se déploie librement, mais il sentait un monde de banalités l’attirer en permanence vers le bas, de plus en plus vite, pour le faire choir au plus tôt dans son vol. » (p. 101)
Notons enfin que le récit se clôt par l’évocation d’un nou-veau mariage lointain : serait- ce un timide signe d’une infime libération ?
Mais le lecteur ne doit pas rechercher dans ce roman, ni dans l’œuvre de Kadaré en général, l’illustration directe d’une situation historique et politique précise : l’histoire albanaise (du Moyen Âge à l’époque contemporaine) constitue d’abord un appui pour l’imagination – ainsi Kadaré n’est pas qu’un contempteur du régime mais un écrivain majeur.
Au titre qu’« à ce jour, seul Jésus- Christ est sorti de son tombeau » (p. 64), l’idée de la résurrection de Constantin doit donc être infirmée, même s’il faut pour cela fabriquer de toutes pièces une explication rationnelle et l’imposer à la population, « la venue d’un Nouveau Messie » (p. 129) ne pouvant être même envisagée.
Bon à savoir : orthodoxie et catholicisme
Le schisme de 1054 a séparé le christianisme entre l’Église dite « ortho-doxe » et l’Église dite « catholique ». Plusieurs querelles théologiques et canoniques les séparent, mais les principaux points de discorde sont les suivants :
• selon les orthodoxes, l’Esprit saint procède uniquement du Père, selon les catholiques du Père et du Fils ;
• le dogme de l’Immaculée Conception a été proclamé par les catholiques au xixe siècle, sans que les orthodoxes y prêtent foi ;
• le dogme de l’infaillibilité pontificale est apparu lui aussi au xixe siècle et a conféré au pape une suprématie sur toute l’Église. Mais les orthodoxes rejettent cette autorité centralisée ;
• l’Église orthodoxe baptise par immersion et autorise l’ordination d’hommes mariés (mais pas le mariage des prêtres déjà ordonnés).
LA PARABOLE POLITIQUE
Le poids de la censure étant tel dans ce petit pays commu-niste, Kadaré a dû adapter sa prose pour voir son œuvre publiée : il a repris des pans de la culture populaire, ce qui permet de célébrer l’âme albanaise, tout en lui super-posant par un traitement subtil une lecture allégorique et symbolique.
Dans le système figé de la société où s’énonce le récit, l’apparition du sacré constitue un élément perturbateur qu’il faut à tout prix écraser, « de manière à prévenir […]
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POUR ALLER PLUS LOIN
ÉDITION DE RÉFÉRENCE
• Kadaré I., Qui a ramené Doruntine ?, traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, Paris, Le Livre de Poche, 1988.
ADAPTATION
• Doruntine, fille- sœur, livret d’opéra écrit par Besnik Mustafaj, traduit de l’albanais par Élizabeth Chabuel, Arles, Actes- Sud Théâtre, 1997.
PISTES DE RÉFLEXION
QUELQUES QUESTIONS POUR APPROFONDIR SA RÉFLEXION…
• Commentez cette citation de l’auteur : « J’étais écrivain avant d’être contestataire. »
• L’histoire de l’Albanie est une source d’inspiration per-manente pour Kadaré. Comment l’auteur conjugue- t-il l’ancrage nationaliste et l’universalité à laquelle doit prétendre toute grande littérature ?
• La littérature doit- elle être création ou recréation ? Écriture ou réécriture ?
• Commentez cette citation de l’auteur : « En Albanie, le stalinisme du régime était tel qu’il ne laissait aucun espace pour la dissidence. La seule dissidence possible était la littérature. »
• À la fin du récit, le mystère reste entier, malgré les tenta-tives acharnées d’élucidation entreprises par le capitaine Stres. Que signifie cette suspension du sens ?
• Par quels stratagèmes formels Kadaré réussit- il à échap-per à la censure ?
Gaudé• La Mort du roi Tsongor• Le Soleil des Scorta
Gautier• La Morte amoureuse• Le Capitaine Fracasse
Gavalda• 35 kilos d’espoir
Gide• Les Faux-Monnayeurs
Giono• Le Grand Troupeau• Le Hussard sur le toit
Giraudoux• La guerre de Troie n’aura pas lieu
Golding• Sa Majesté des Mouches
Grimbert• Un secret
Hemingway• Le Vieil Homme et la Mer
Hessel• Indignez-vous !
Homère• L’Odyssée
Hugo• Le Dernier Jour• d’un condamné• Les Misérables• Notre-Dame de Paris
Huxley• Le Meilleur des mondes
Ionesco• Rhinocéros• La Cantatrice chauve
Jary• Ubu roi
Jenni• L’Art français de la guerre
Joffo• Un sac de billes
Kafka• La Métamorphose
Kerouac• Sur la route
Kessel• Le Lion
Larsson• Millenium I. Les hommes qui n’aimaient pas les femmes
Le Clézio• Mondo
Levi• Si c’est un homme
Levy• Et si c’était vrai…
Maalouf• Léon l’Africain
Malraux• La Condition humaine
Marivaux• La Double Inconstance• Le Jeu de l’amour et du hasard
Martinez• Du domaine des murmures
Maupassant• Boule de suif• Le Horla• Une vie
Mauriac• Le Nœud de vipères
Mauriac• Le Sagouin
Mérimée• Tamango• Colomba
Merle• La mort est mon métier
Molière• Le Misanthrope• L’Avare• Le Bourgeois gentilhomme
Montaigne• Essais
Morpurgo• Le Roi Arthur
Musset• Lorenzaccio
Musso• Que serais-je sans toi ?
Nothomb• Stupeur et Tremblements
Orwell• La Ferme des animaux
• 1984Pagnol• La Gloire de mon père
Pancol• Les Yeux jaunes des crocodiles
Pascal• Pensées
Pennac• Au bonheur des ogres
Poe• La Chute de la maison Usher
Proust• Du côté de chez Swann
Queneau• Zazie dans le métro
Quignard• Tous les matins du monde
Rabelais• Gargantua
Gaudé• La Mort du roi Tsongor• Le Soleil des Scorta
Gautier• La Morte amoureuse• Le Capitaine Fracasse
Gavalda• 35 kilos d’espoir
Gide• Les Faux-Monnayeurs
Giono• Le Grand Troupeau• Le Hussard sur le toit
Giraudoux• La guerre de Troie n’aura pas lieu
Golding• Sa Majesté des Mouches
Grimbert• Un secret
Hemingway• Le Vieil Homme et la Mer
Hessel• Indignez-vous !
Homère• L’Odyssée
Hugo• Le Dernier Jour• d’un condamné• Les Misérables• Notre-Dame de Paris
Huxley• Le Meilleur des mondes
Ionesco• Rhinocéros• La Cantatrice chauve
Jary• Ubu roi
Jenni• L’Art français de la guerre
Joffo• Un sac de billes
Kafka• La Métamorphose
Kerouac• Sur la route
Kessel• Le Lion
Larsson• Millenium I. Les hommes qui n’aimaient pas les femmes
Le Clézio• Mondo
Levi• Si c’est un homme
Levy• Et si c’était vrai…
Maalouf• Léon l’Africain
Malraux• La Condition humaine
Marivaux• La Double Inconstance• Le Jeu de l’amour et du hasard
Martinez• Du domaine des murmures
Maupassant• Boule de suif• Le Horla• Une vie
Mauriac• Le Nœud de vipères
Mauriac• Le Sagouin
Mérimée• Tamango• Colomba
Merle• La mort est mon métier
Molière• Le Misanthrope• L’Avare• Le Bourgeois gentilhomme
Montaigne• Essais
Morpurgo• Le Roi Arthur
Musset• Lorenzaccio
Musso• Que serais-je sans toi ?
Nothomb• Stupeur et Tremblements
Orwell• La Ferme des animaux• 1984
Pagnol• La Gloire de mon père
Pancol• Les Yeux jaunes des crocodiles
Pascal• Pensées
Pennac• Au bonheur des ogres
Poe• La Chute de la maison Usher
Proust• Du côté de chez Swann
Queneau• Zazie dans le métro
Quignard• Tous les matins du monde
Rabelais• Gargantua
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Anouilh• Antigone
Austen• Orgueil et Préjugés
Balzac• Eugénie Grandet• Le Père Goriot• Illusions perdues
Barjavel• La Nuit des temps
Beaumarchais• Le Mariage de Figaro
Beckett• En attendant Godot
Breton• Nadja
Camus• La Peste• Les Justes• L’Étranger
Carrère• Limonov
Céline• Voyage au bout de la nuit
Cervantès• Don Quichotte de la Manche
Chateaubriand• Mémoires d’outre-tombe
Choderlos de Laclos• Les Liaisons dangereuses
Chrétien de Troyes• Yvain ou le Chevalier au lion
Christie• Dix Petits Nègres
Claudel• La Petite Fille de Monsieur Linh
• Le Rapport de Brodeck
Coelho• L’Alchimiste
Conan Doyle• Le Chien des Baskerville
Dai Sijie• Balzac et la Petite• Tailleuse chinoise
De Gaulle• Mémoires de guerre III. Le Salut. 1944-1946
De Vigan• No et moi
Dicker• La Vérité sur l’affaire Harry Quebert
Diderot• Supplément au Voyage de Bougainville
Dumas• Les Trois Mousquetaires
Énard• Parlez-leur de batailles, de rois et d’éléphants
Ferrari• Le Sermon sur la chute de Rome
Flaubert• Madame Bovary
Frank• Journal d’Anne Frank
Fred Vargas• Pars vite et reviens tard
Gary• La Vie devant soi
Racine• Andromaque• Britannicus• Phèdre
Rousseau• Confessions
Rostand• Cyrano de Bergerac
Rowling• Harry Potter à l’école des sorciers
Saint-Exupéry• Le Petit Prince• Vol de nuit
Sartre• Huis clos• La Nausée• Les Mouches
Schlink• Le Liseur
Schmitt• La Part de l’autre• Oscar et la Dame rose
Sepulveda• Le Vieux qui lisait des romans d’amour
Shakespeare• Roméo et Juliette
Simenon• Le Chien jaune
Steeman• L’Assassin habite au 21
Steinbeck• Des souris et des hommes
Stendhal• Le Rouge et le Noir
Stevenson• L’Île au trésor
Süskind• Le Parfum
Tolstoï• Anna Karénine
Tournier• Vendredi ou la Vie sauvage
Toussaint• Fuir
Uhlman• L’Ami retrouvé
Verne• Le Tour du monde en 80 jours
• Vingt mille lieues sous les mers
• Voyage au centre de la terre
Vian• L’Écume des jours
Voltaire• Candide
Wells• La Guerre des mondes
Yourcenar• Mémoires d’Hadrien
Zola• Au bonheur des dames• L’Assommoir• Germinal
Zweig• Le Joueur d’échecs
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