puissance aerienne et theatre urbain
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Les enjeux de la puissance aérienne en milieu urbainTRANSCRIPT
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PUISSANCE AERIENNE ET THEATRE URBAIN
Juillet 2007
Référence AIRCAP Version : V 3
Date : 10/07/07 DAS/CCTP2006/OZ 206 pages
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Sommaire de l’étude
● Introduction générale : les enjeux de la puissance aérienne en milieu urbain, page 4
A propos d’une expression
Quel contexte pour les opérations urbaines ?
Organisation de l’étude
● Première partie : Caractérisation du milieu, page 12
1.1 Aspect physique, page 12
1.1.1 Une trame complexe et différenciée selon sa localisation
1.1.2 Les modèles de développement urbain
1.1.3 La Ville entre vacuité et densité
1.2 Aspect sociologique et opérationnel, page 19
1.2.1 Les difficultés de l’action en ville
1.2.2 Les trois complexités : réseaux claniques, réseaux de communication, réseau urbain.
1.2.3 Caractéristiques et bénéfices de la puissance aérienne en ville
Points à retenir, page 40
● Deuxième partie : comparaison de cas « historiques », page 41
Introduction, page 41
2.1 Beyrouth 1982, page 44
2.1.1 Introduction
2.1.2 Etat des forces en présence
2.1.3 : La place de la puissance aérienne dans le combat de Beyrouth : succès et échecs
2.1.4 Conclusion
2.2 Mogadiscio – 1992/93, page 53
2.2.1 Introduction
2.2.2 Etat des forces en présence
2.2.3 La place de la puissance aérienne dans le combat de Mogadiscio : succès et échecs.
2.3 Grozny – 1994/1995, page 60
2.3.1 Introduction.
2.3.2 Etat des forces en présence
2.3.3 La puissance aérienne dans la bataille de Grozny : appréciation générale
2.3.4 Les missions de la puissance aérienne
2.3.5 Enseignements généraux
2.3.6 Conclusion
2.4 Falloujah – 2004, page 73
2.4.1 Introduction
2.4.2 Etat des forces en présence
2.4.3 La place de la puissance aérienne dans le combat de Falloujah : succès et échecs.
2.4.4 Conclusion
2.5 Beyrouth – 2006, page 86
3
2.5.1 Introduction.
2.5.2 Etat des forces en présence
2.5.3 L’utilisation de la puissance aérienne dans la bataille de Beyrouth
2.5.4 Opérations spéciales : quelques cas de coopération aéroterrestre
2.5.5 Enseignements généraux
2.5.6 Conclusion
2.6 Mise en perspective synthétique des leçons tirées de ces divers cas historiques, page 100
2.6.1 Diversité des emplois de l’appui aérien
2.6.2 La question des dommages collatéraux
2.6.3 Divergences doctrinales entre terriens et aviateurs
2.6.4 Une autre vision de la puissance aérienne en milieu urbain
2.6.5 Du côté français, quelques non-dits
Points à retenir, page 126
● Troisième partie : Vers une culture interarmées de la troisième dimension, page 127
3.1 Evolution de la culture interarmées de l’appui-feu aérien aux Etats-Unis, page 127
3.2 L’originalité et les solutions de l’USMC, page 130
3.2.1 Acquérir l’objectif de manière précise, visualiser les forces amies, délivrer des feux précis
3.2.2 Formation des contrôleurs aériens avancés chez les Marines
3.2.3 Le concept ANGLICO
3.3. Le cas afghan, page 137
Points à retenir, page 140
● Quatrième partie : quelles évolutions possibles en France ?, page 141
Introduction : la dimension interarmées de la problématique, page 141
4.1 Les données du problème, page 143
4.1.1 Quelle accroche culturelle ?
4.1.2 Aspects de la politique AZUR de l’armée de terre
4.1.3 Solutions concrètes
4.1.4 Objectif confiance : la formation des cadres
4.1.5 Formation et Spécialisation des FAC/JTAC
4.1.6 Une évolution conjointe du CFPSAA et du CFAA, dans une optique interarmées renouvelée ?
4.1.7 Quelle ressource en personnels JTAC spécialistes (hors COS) au niveau national ?
4.1.8 La question des équipements
En guide de conclusion, page 164
Bibliographie, page 166
Entretiens, page 169
Annexes, page 171
4
Introduction générale
Les enjeux de la puissance aérienne en milieu urbain
A propos d’une expression
La « puissance aérienne », selon une définition simple, pourrait s’entendre
comme l’ensemble des moyens susceptibles de produire des effets, létaux ou
non, dans ou à partir de la troisième dimension. Elle représente une capacité
globale mise à la disposition des décideurs politiques par les armées, de
manière à résoudre efficacement une crise.
Notons qu’au premier abord, le terme fortement connoté de « puissance »
évoque surtout des frappes, qu’elles soient appliquées dans la profondeur du
champ de bataille ou bien effectuées en appui de l’action des forces au sol. De
même, dans le domaine des moyens, « puissance aérienne » suscite l’image de
raids de bombardiers ou d’avions de combats. Il y a là, manifestement, l’effet
d’un héritage historique que la banalisation médiatique des « frappes
chirurgicales » et des opérations d’évacuations de ressortissants n’a que
partiellement effacé. La puissance des thèses et des doctrines de l’Air Power,
particulièrement chez les anglo-saxons, avec l’importance longtemps donnée au
bombardement stratégique, pèse visiblement sur ce constat. L’attrition et la
destruction semblent toujours au cœur de la perception commune : Berlin en
1945, Stalingrad en 1942, les villes britanniques confrontées aux
bombardements allemands, la destruction de Dresde demeurent ancrées dans la
représentation symbolique du rôle de l’aviation, alors même que la doctrine
d’emploi, les moyens et les missions de cette dernière ont totalement changé.
« Puissance aérienne » ne correspond pas à « Air Power » avec tout ce que ce
dernier terme comporte « d’irréductiblement stratégique ». Elle est plus que cela.
De fait, s’adaptant constamment aux mutations des conflits, souvent à la
pointe des possibilités techniques en matière de senseurs et d’armement, la
puissance aérienne recouvre une réalité beaucoup plus riche et complexe que
l’image caricaturale du « tapis de bombe ». Complexité et diversité des plates-
formes et des vecteurs tout d’abord : force est de constater qu’à l’avion de
combat, représentant le plus emblématique de la puissance aérienne, doivent
être associés, entre autres, les appareils de transport tactique et stratégique, les
drones de surveillance, d’observation et de combat, ou encore les hélicoptères.
Toute étude de la puissance aérienne implique par conséquent la prise en
5
compte des moyens de l’armée de l’air, mais également ceux que les autres
armées –marine et armée de terre – déploient dans cette même troisième
dimension (émerge, on le voit de façon intuitive, la nécessité d’une collaboration
interarmées des différentes composantes d’une force, exigence sur laquelle cette
étude reviendra).
La puissance aérienne, on le comprend, est donc marquée par la diversité
des plates-formes ou vecteurs, mais également et surtout par la complexité de
l’utilisation et des modes d’emploi de ces derniers. De fait, cette puissance se
décline différemment selon les effets recherchés par le décideur, et selon les
caractéristiques du théâtre sur lequel elle se trouve déployée.
Plusieurs théoriciens militaires se sont intéressés à l’emploi de l’aviation, dont
le plus connu est le général italien Douhet1. Les travaux de ces théoriciens ont
marqués les doctrines aériennes modernes qui ont connu des déclinaisons
importantes dans les grands pays développés2. Du bombardement stratégique à
la frappe nucléaire, de la reconnaissance à la frappe dans la profondeur, de
l’appui-feu rapproché à la défense aérienne, la puissance aérienne représente
un des objets d’étude incontournables de la stratégie militaire. A l’heure actuelle,
les excès de l’Air Power focalisés sur l’Air Interdiction semblent battus en
brèche : « Aujourd’hui, les armées de l’air sont présentes sur l’ensemble du spectre
doctrinal »3.
Cette ouverture conceptuelle témoigne de la capacité d’adaptation des
armées de l’air. Un domaine particulier, cependant, parce qu’il fait se croiser
des problématiques politiques, médiatiques, opérationnelles, économiques et
éthiques fondamentales, pose aujourd’hui des problèmes très importants aux
planificateurs et aux théoriciens de la puissance aérienne, particulièrement en
France : le théâtre urbain.
Le combat urbain représente sans conteste le champ d’engagement futur le
plus probable et le plus dimensionnant pour les forces armées des pays
occidentaux. La puissance aérienne n’est pas la seule à tenter de résoudre
l’équation difficile qu’il pose. Pour l’aviation comme pour les forces terrestres, le
théâtre urbain, par définition complexe et changeant, constitue un défi majeur.
Par son importance politique, sa charge symbolique, sa concentration de moyens
1 Le général italien Giulio Douhet, père d’une conception de la stratégie générale totalement dominée par l’arme aérienne. Voir à son propos l’article « Les thèses du général Douhet et la doctrine française », par le colonel Mendigal, reproduit sur le site Stratisc.org, 2005 2 Voir sur ce sujet l’étude d’Etienne de Durand et de Bastien Nivet : Stratégie aérienne comparée : France, Etats-Unis, Royaume-Uni, Centre d’études en sciences sociales de la Défense, document n°83, 2006 3 Ibid, page 178.
6
économiques, qui en fait un centre de gravité incontournable. Par sa diversité
ensuite, qui complique toute tentative de modélisation générique : chaque
civilisation, chaque latitude a produit un mode d’organisation urbain spécifique.
Largeur des axes de circulation, solidité des matériaux de construction, hauteur
des immeubles, habitat lâche ou resserré : les facteurs de l’équation «ville »
fluctuent. De même, la culture des habitants, la nature des populations urbaines
(homogènes, multiculturelles, en paix ou en guerre civile perpétuelle) contribuent
à donner à chaque ville l’originalité d’un « monde en soi », dont la singularité
doit être prise en compte lors de toute planification militaire. Les planificateurs
se voient donc dans l’obligation de travailler sur des objets singuliers. Ainsi,
« Bagdad », « Kirkouk », « Bakoubah », « Mogadiscio », « Beyrouth » ou
« Abidjan » sont bien réelles mais restent non reproductible, alors que « la
Ville » demeure une abstraction qui n’existe qu’à titre de modélisation
générique. Dans le domaine urbain, il n’y a pas de recette toute faite, et ceci
tend, dans ce domaine, à incliner les meilleurs stratèges à la modestie et à la
prudence.
Toute planification ne peut cependant être remise à plat dans son
intégralité à chaque intervention. Il est donc nécessaire, une fois prise en compte
la spécificité physique, culturelle et historique de chaque ville, de dégager
quelques invariants facilitant, pour le commandement, la sélection d’effets finaux
recherchés, et la mise au point d’un entraînement et d’une formation adaptée de
ses personnels pour les interventions urbaines. Pour dégager ces invariants, il est
nécessaire de comprendre la ville et les réseaux dont elle est constituée.
Quel contexte pour les opérations urbaines ?
Toute opération urbaine pourra comporter trois phases principales :
- une phase d’intervention ou de « coercition », c'est-à-dire d’imposition de la
force pour pénétrer la ville et en obtenir le contrôle, en réduisant les défenses
adverses ; Cette phase peut aussi se décliner sous la forme d’une interposition
armée ne nécessitant pas de « prise » de la ville ;
- Une phase de « stabilisation », permettant un retour au calme et le bon
fonctionnement de nouvelles institutions, tout en demeurant vigilant face à une
menace pouvant renaître ;
- Une phase, enfin, de « normalisation », s’attachant à parfaire un retour à la
paix civile, appuyé sur des institutions légitimées s’il le faut par le vote, une aide
internationale et un redémarrage économique inscrits dans la longue durée.
7
Ces trois phases sont une manière de découper le déroulement d’une
intervention. Elles dérivent de la théorie de la « Three Blocks War » ou TBW,
popularisée par le général américain Krulak, ancien commandant du Corps des
Marines des Etats-Unis. Il existe d’autres façons d’envisager la complexité des
« opérations autres que la guerre », de la « guerre asymétrique », de la « contre-
insurrection » ou de la « guerre irrégulière » (liste non limitative, l’imagination des
« analystes de défense » prospérant dans le cadre de la Transformation
semblant inépuisable). Mais la TBW reste particulièrement pertinente. Le cycle
AZUR de l’armée française (actions en zones urbaines) s’appuie aujourd’hui sur
ce concept, adapté il est vrai. On le retrouve également dans les documents
doctrinaux les plus récents de l’armée de terre française4.
La matrice du « Three blocks war » peut être croisée avec d’autres façons
d’appréhender les missions mélangeant haute, moyenne et basse intensité. Issu
du document de référence « Préparer les engagements de demain – 2035 » de la
DICOD de juin 2007, le schéma ci-dessous montre qu’un engagement de
rétablissement/maintien de la paix (sur un théâtre urbain par exemple) peut se
décliner selon les modes connexes de l’action préventive, de l’imposition de la
paix, et de la gestion post-conflit.
Cependant, quelle que soit la manière dont la doctrine parvient à rendre
compte de la réalité de la conflictualité en théâtre urbain, des questions
essentielles se posent pour le décideur opérationnel, mais aussi le décideur
politique dans ce cadre difficile, concernant la troisième dimension :
4 Les Forces terrestres dans les conflits d’aujourd’hui et de demain, texte introduit et présenté par le général d’armée Bruno Cuche, Economica, août 2007
8
- Comment la puissance aérienne se décline-t-elle dans le cadre d’une opération
interarmées conduite en ville ? Quelle est sa plus-value pour le commandement ?
- Comment prendre appui sur des capacités aériennes disponibles, qui ont
évoluées depuis la fin de la guerre froide, et à qui la précision des armements,
les performances des capteurs et les nouveaux moyens de communication
apportent de nouvelles possibilités ?
On observe que la puissance aérienne se trouve encore souvent, dans l’esprit
des observateurs, associée voire réduite à la première phase d’un conflit, voire
même à sa phase très amont de frappes dans la profondeur et d’acquisition de
la supériorité aérienne. Il apparaît cependant intéressant de s’interroger pour
savoir si les phases de stabilisation voire (mais de manière moins évidente) de
normalisation ne peuvent tirer parti des avantages capacitaires de la troisième
dimension, et de quelle manière cet apport éventuel peut se concrétiser dans un
cadre interarmées. La phase de stabilisation, en particulier, est cruciale pour la
réussite d’une mission conduite en milieu urbain : c’est une des leçons de la
gestion de Bagdad par les forces américaines depuis 2003.
La réponse à ces questions n’est pas simple. Dans le domaine de la mise en
œuvre, la frappe et l’application de feux sont bien entendu au centre des
missions reposant sur la puissance aérienne, mais on peut observer que les
missions de supériorité aérienne, d’appui guerre-élec, de reconnaissance, les
opérations psychologiques, le transport, ou l’évacuation sanitaire rentrent tout
autant dans le domaine de ses attributions naturelles. Cette diversité capacitaire
liée à la puissance aérienne semble devoir faire sortir cette dernière du cadre
restreint de la coercition, qui ne la résume pas de manière exhaustive et donc
satisfaisante. Il semble donc utile d’examiner en quoi, dans une opération, les
phases de stabilisation et de normalisation qui suivent la phase d’engagement
coercitif peuvent être conjuguées avec les possibilités offertes par la puissance
aérienne.
Cette exigence d’utilisation de tous les moyens dans un environnement
difficile ne doit cependant pas occulter les restrictions qu’entraîne l’utilisation de
la puissance aérienne en ville. La problématique des « dommages collatéraux »
est par exemple centrale. En ville, espace de tous les possibles, la réflexion
éthique est aujourd’hui à approfondir, et ce du côté des forces terrestres comme
des forces aériennes. Le cas d’une population urbaine soutenant, même
indirectement, les combattants infiltrés en son sein se banalise. Comment, dans ce
cas, déterminer des modes d’action prenant en compte à la fois le problème des
9
dommages collatéraux et l’exigence d’efficacité des forces, engagées dans une
course contre le temps visant à restaurer la paix civile, avant que la situation
post-conflit ne dégénère en affrontement permanent ?
L’étude « puissance aérienne et théâtre urbain » n’est pas une étude
doctrinale. Elle ne cherche pas à « théoriser » de manière absconse ni à
paraphraser les commentaires multiples qui prospèrent aujourd’hui, en un jargon
plus ou moins compréhensible, dans la nébuleuse éditoriale occasionnée par la
mode de la Transformation américaine. Mais elle souhaite, en sélectionnant et en
citant quelques éléments de réflexion éclairants, répondre à une question
simple : quel emploi pour la puissance aérienne en ville ? Quelles sont les
difficultés majeures ? Comment les résoudre ?
Le propos concernera donc les éléments suivants, représentatifs de la
problématique urbaine :
- La spécificité de l’adversaire : quel rapport entretient-il avec le cadre urbain, la
population autochtone ?
- L’importance du réseau: en ville, il s’agit pour toutes les composantes de forces
engagées (air, terre, mer, forces spéciales, voire forces de police) d’agir de
concert dans un « réseau informationnel global » permettant d’apprécier une
situation complexe et constamment évolutive, et de délivrer des effets facilitant
la réalisation rapide des objectifs stratégiques déterminés au niveau politico-
militaire ;
- La question des moyens : Comment rendre les capacités françaises plus
interopérables dans le cadre d’interventions nationales ou internationales
(coalitions). Comment améliorer le recueil, la diffusion et l’exploitation des
informations de terrain en temps utile (ce temps utile se rapprochant de plus en
plus du temps réel, en raison de la fugacité des cibles urbaines). Rattaché à
cette thématique des moyens, la question de l’armement est centrale. Il est
nécessaire de souligner les avantages et les limites des armements disponibles
actuellement. Comment doser la puissance de feu ? Réduire l’attrition ? Faut-il
développer des effecteurs spécifiques ? Que dire des armements à létalité
réduite en ville, du point de vue de la puissance aérienne ?
- La question de l’appui-feu (Close Air Support). Le travail des Contrôleurs
aériens avancés (Forward Air Controllers ou FAC) au sein des forces terrestres
nécessite-t-il une formation spécifique plus poussée que celle existant
10
actuellement ? Quelle place pour les TACP5 ? La culture et la formation de ces
experts peut-elle peser sur la performance globale ? Comment faire en sorte,
toujours dans une perspective interarmées, que celui qui a vraiment besoin d’un
appui aérien puisse l’obtenir facilement ? Cette question de l’appui-feu participe
d’une réflexion plus globale mais fondamentale sur la culture et la confiance :
comment, et pas seulement en milieu urbain, faire progresser une culture
commune entre aviateurs et terriens, dans le domaine de l’utilisation de la
puissance aérienne ?
- Coiffant le tout, la question des centres de contrôle et de commandement
apparaît comme la clé du succès de la manœuvre interarmées en milieu
urbain. Les structures actuelles sont-elles cohérentes ?
Organisation de l’étude
1. Prenant en compte les thématiques évoquées dans la présente introduction,
l’étude s’attache dans un premier temps à caractériser le milieu urbain, d’un
point de vue physique et opérationnel. Cette précision du champ d’engagement
urbain est complétée par un panorama des différentes déclinaisons de la
puissance aérienne, de l’appui-feu jusqu’aux opérations psychologiques.
2. Suivant cette mise au point sur l’environnement urbain et sur la polymorphie de
la puissance aérienne, cinq cas historiques sont ensuite détaillés, de manière à
disposer d’un référentiel même succinct d’opérations urbaines récentes : Beyrouth
1982, Mogadiscio 1993, Grozny 1994-95, Falloudja 2004, ainsi que la
campagne du Liban en 2006. Dans chaque cas, traité globalement en
s’appuyant étroitement sur les travaux de RETEX des armées, l’apport de la
puissance aérienne est questionné. Cette évocation de cas historiques s’appuie
tant sur le retour d’expérience de l’armée de l’air et de l’armée de terre.
3. Dans une troisième partie, l’étude s’intéresse aux expériences réussies de
coordination des cultures aérienne et terrestre dans l’action en milieu urbain. Une
mise au point rapide est faite sur les enseignements génériques principaux de
l’Afghanistan et de l’Irak, ainsi que sur les concepts américains (en insistant sur le
cas de l’USMC). A partir de ces expériences probantes, le problème du déficit
de coordination voire de compréhension entre « aviateurs » et « terriens »
français est traité, dans la perspective de l’action urbaine, avec une insistance
particulière sur la question du CAS : quelles solutions pour une action mieux
coordonnée prenant en compte toutes les possibilités offertes par la puissance
5 Tactical Air Controller Party, équipe de spécialistes de l’appui-feu aérien comprenant un ou des FAC. Voir la suite de l’étude.
11
aérienne ? A partir des doctrines existant dans les armées, quelle pistes de
convergence et de réduction des incompréhensions culturelles ?
La conclusion de l’étude, orientée sur des solutions concrètes, constitue une
opportunité de proposer des recommandations issues de travaux documentaires
et des nombreux entretiens conduits à l’occasion de ce travail.
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Première partie : Caractérisation du milieu
1.1 Aspect physique
1.1.1 Une trame urbaine complexe et différenciée selon sa localisation
Des guerres napoléoniennes à la Guerre du Golfe, le combat en « terrain
ouvert » a consacré de manière écrasante la supériorité des forces occidentales,
et particulièrement, à l’époque contemporaine, de celles des Américains.
L’expertise logistique, la capacité à imposer le rythme de la manœuvre et une
puissance de feu dissymétrique sont les bases de cette supériorité, qui perdure
encore, comme la première séquence de la seconde guerre d’Iraq l’a montré en
2003. Aujourd’hui, une des seules manières pour les groupes terroristes ou les
forces d’Etats en révolte contre l’ordre mondial pour parvenir à mener un
combat sans se faire détruire rapidement est donc de parier sur une résistance
de longue durée en ville. Si les terroristes ou insurgés ne commettent pas l’erreur
de se laisser enfermer dans un combat sacrificiel du type Falloudja, ou si l’armée
moderne qui leur fait face ne décide pas la destruction totale de la ville, comme
les Russes à Grozny, l’affrontement et l’instabilité peuvent se prolonger
longtemps. Le caractère physique du milieu urbain est le premier élément
d’explication de cette difficulté. S’engager en ville signifie se confronter à une
architecture qui peut, dans certains quartiers, très fortement contraindre la
liberté de manœuvre. Les options de dissimulation se multiplient pour
l’adversaire, l’imbrication des combattants et des non-combattants est
permanente. Le taux de pertes prévisibles des forces amies est élevé, car
l’architecture et le bâti urbain procurent aux adversaires ou aux éléments
irréguliers une possibilité de protection, de dissimulation et de déplacement à
l’abri des vues et de coups.
Chaque ville, on l’a dit, est unique, profondément ancrée dans la
géographie, les caractéristiques anthropologiques et l’économie particulière de
sa culture et de son pays. En conséquence, parce qu’aucune ville ne ressemble à
une autre, les « invariants » du combat urbain sont peu nombreux, et la nécessité
de dégager quelques permanences s’impose.
1
13
1.1.2 Les modèles de développement urbain
Les différents modèles de développement urbain sont la manière la plus
immédiate de rendre compte de la « personnalité » d’une ville.
Philippe Boulanger6, spécialiste éminent de géographie militaire,
distingue cinq modèles occidentaux de construction urbaine (concentrique, radial,
radioconcentrique, en damier, polynucléaire). Ces modèles influent de manière
forte sur la stratégie à adopter pour se déplacer en ville, en tenir les points
importants, ou agir sur la population.
Pierre Georges, spécialiste de géographie de la population, établissait
également une typologie de villes censées représenter les tendances dominantes
en matière de construction urbaine sur chaque continent. Dans le manuel FM 3-
06-11 de l’Army américaine, ce type de classification est par exemple repris, de
manière succincte. On y distingue :
- le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, marqués par une congestion urbaine
importante (Le Caire, Alger). Les anciennes cités se sont transformées en
métropoles. L’influence européenne y a débouché sur des centres modernisés
privilégiant le développement vertical, tandis que des bidonvilles et des
constructions en dur mais de mauvaise qualité forment la majorité des bâtiments.
- L’Amérique latine, avec une influence espagnole forte caractérisée par des
avenues larges irradiant à partir d’un centre pourvu d’une cathédrale et d’un
hôtel de ville imposants. Les bâtiments coloniaux anciens se mêlent à des
constructions modernes, tandis que les périphéries des métropoles sont
constituées de bidonvilles et de constructions illégales.
- L’Extrême-Orient, où l’urbanisation est dense, et où, particulièrement dans les
cités côtières, des centres d’affaire modernes et très développés verticalement
sont entourés de quartiers commerçants à forte densité et de zones résidentielles.
- L’Asie du sud, où l’influence coloniale européenne est forte, et où l’on trouve des
concentrations urbaines très élevées, et des rues et avenues étroites coupées de
grands boulevards.
- L’Asie du sud-est, avec une influence européenne également forte, et où les
grandes cités portuaires abondent (type Singapour). Les centres urbains mêlent
des quartiers indigènes aux rues étroites à des quartiers d’affaire et de
commerce modernes et constitués de grands immeubles et de gratte-ciel.
6 Philippe Boulanger, Géographie militaire (Ellipses, 2006), in DSI n°21 (décembre 2006). Voir également, pour envisager ce milieu sous un autre angle, certains travaux réalisés par les acteurs de l’aide humanitaire sur les conséquences d’une crise politique ou économique sur le tissu urbain et sur le comportement de ses habitants. Par exemple Guerres en villes et villes en guerre, Acteurs humanitaires et pratiques urbaines ( Analyse - Evaluation - Capitalisation), Mission de recherche du PRUD concernant l’habitat et les dynamiques de crise humanitaire, rapport disponible au siège d’architecture et développement (A&D), www.archidev.org
14
- L’Afrique sub-saharienne, où les grandes cités n’existaient pas avant l’arrivée
des Européens. Ces dernières comportent donc des quartiers modernes et des
avenues dégagées, mêmes si des quartiers pauvres et des bidonvilles se sont
peu à peu développés.
- Les régions polaires, où l’on ne trouve pas de villes, excepté sur la côte nord de
la Russie (Mourmansk, Arkhangelsk) Les bâtiments y sont modernes (industries
fondée sur les matières premières, forte présence militaire et scientifique).
Sur la plupart de ces continents, on trouvera l’un ou l’autre de ces grands types
de construction7 :
Le centre ville moderne :
Le centre-ville ancien :
Les quartiers périphériques proches du centre, moins denses :
7 Photographies extraites du manuel américain FM 3-06-11.
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Les quartiers d’affaire marqués par le développement vertical :
Les zones industrielles :
Les bidonvilles, townships, favelas, barrios, karyane, etc :
Ces différents types de constructions entraînent une réflexion sur les
matériaux utilisés, plus ou moins résistants, et dont les caractéristiques physiques
influent sur les conditions du combat urbain (ricochets). Comme on le mentionnera
également plus loin, les options de dissimulation, de manœuvre et de combat
offertes à des insurgés diffèrent selon les quartiers. Une zone de bidonvilles,
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anarchique et très dense, pourra apparaître comme très difficile à traiter, pour
la puissance aérienne comme pour la puissance terrestre8.
Autre point extrêmement important en ville : la superposition et le croisement
de plusieurs plans verticaux et horizontaux. Les gratte-ciel créent des « canyons
urbains », des couloirs sombres et difficilement atteignables depuis les airs. Les
immeubles, disposant d’appartements traversant, multiplient les options de
déplacement et de tir pour les insurgés. Les tunnels, métros, caves, égouts
forment un autre réseau, souterrain et dissimulé, disposant d’entrée, de sorties,
de caches nombreuses.
En dehors de ces références « géographiques » et physiques un peu rigides,
et qui ne rendent compte que de la physionomie « extérieure » des villes,
d’autres modèles existent, fondés sur la manière dont les centres urbains se
développent et se sectorisent socialement, fournissant un schéma d’explication qui
peut être utile sur le plan opérationnel, dès lors qu’il s’agit de répertorier les
divers types de population auxquels les forces engagées auront affaire, selon
les quartiers de l’agglomération concernée. Dans ce domaine, on retient
généralement les travaux de Burgess, de Hoyt, et d’Harris et Ullman9.
Pour Burgess, toute ville a tendance à s’étendre en rayonnant à partir de
son centre d’affaires. « Encerclant le centre-ville, on trouve normalement une aire
de transition, qui est investie progressivement par les affaires et l’industrie légère.
Une troisième aire est habitée par les ouvriers de l’industrie qui ont fui l’aire de
détérioration, mais qui désirent vivre à proximité de leur travail. Au-delà de cette
zone, il y a l’aire résidentielle des immeubles de luxe ou des quartiers fermés et
réglementés de maisons individuelles. Encore plus loin, au-delà des limites de la
ville, on trouve la zone des banlieusards -aires suburbaines ou villes satellites -à
trente ou soixante minutes du centre des affaires10 ». Ce modèle d’explication
répartit les couches sociales selon un plan concentrique.
Pour Hoyt, « l’évolution de la ville ne s’effectue pas en en cercles réguliers mais
en arcs de cercles ou secteurs. La ville évolue par glissement radial du centre vers la
périphérie avec, d’un côté, un phénomène d’assimilation d’anciens quartiers au
centre (les quartiers situés le long des voies radiales, plus attractifs, ne sont pas
abandonnés et se développent plus rapidement), et, de l’autre, un phénomène de
8 Selon le World Future Fund, 2 milliards de personnes vivront en 2030 dans les bidonvilles, contre 923 millions en 2000, et 697 en 1990. D’autres sources (ONU/Habitat) estiment que ce chiffre atteindra trois milliards en 2050. 9 Pascal François, conférences de première année à l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Paris. Présentation sur http://perso.orange.fr/pascal.francois/geontic/pdf/model_g%E9o.pdf 10 E. Burgess, The growth of the City: an introduction to a research project (1925)
17
détérioration ». C’est ici une logique radiale qui permet d’appréhender la
physionomie de la ville.
Harris et Ullman proposent de leur côté une représentation multicentrique de
la ville (voir schéma ci-dessous). « La répartition de la population s’explique par
des noyaux de croissance multiples. Ces différents centres peuvent avoir des
origines différentes, historiques, commerciales, industrielles : le développement de
centres indépendants résulte de l’existence d’économies d’agglomération : les
activités semblables et complémentaires exigeant des équipements spécialisés se
regroupent; tandis que les zones résidentielles aisées s’éloignent des zones
d’habitation défavorisées ».
Modèle d’Harris et Ullman
Aux considérants géographiques et sociaux doivent aussi s’ajouter des facteurs
sociologiques.
La ville peut ainsi apparaître comme le croisement de regroupements par
spécialisation économique (modèles précédemment présentés), mais également
par critères religieux ou ethniques. Se superposent donc des groupes répartis
par statut socio-économique (statut moyen, statut élevé, statut faible), par statut
familial (dans les villes européennes et nord-américaines, grandes familles en
périphérie, petites familles au centre-ville) et par statut ethnique (nouveaux
immigrants, groupes religieux, para-religieux, sectes, ghettos raciaux).
18
La ville apparaît, au final, comme le résultat de ces multiples superpositions et
l’on perçoit sans peine la difficulté de la « modéliser » de manière figée ou
générique.
1.1.3 La Ville entre vacuité et densité
D’autres éléments doivent aussi être pris en compte à ce stade. Le « milieu
urbain » ne se réduit pas à une agglomération caractérisée par une continuité et
une homogénéité du bâti. La ville est un milieu compartimenté, dont la naissance
et la croissance dépendent étroitement de sa localisation et de particularités
géographiques (le long d’un fleuve, au bord de la mer, appuyée sur une cuesta,
sur un piémont, sur un site d’extraction de matières premières…). On y trouve
des points-clés : carrefours, points de passage obligés, points hauts11. Le
cloisonnement de l’espace peut y rendre aléatoires les communications tactiques,
le renseignement, les déplacements, la surveillance.
Autour d’une ville-noyau où alternent immeubles, maisons et parcs,
existent aussi selon les pays, on l’a vu, des banlieues, des zones pavillonnaires,
des bidonvilles, des zones de production, des zones commerciales ou de transit
indispensables au fonctionnement du centre.
La « Ville » comporte donc souvent des zones lacunaires reliant un
ou plusieurs « centres » à des « périphéries ». A son tour, ce système urbain
« premier » n’est pas isolé dans une région. Il existe des villes voisines, reliées à
la première ville par des voies de communication qui peuvent concentrer, de loin
en loin, des îlots d’habitation plus ou moins discontinus. Apparaît donc un système
de systèmes urbains, un réseau complexe dont le fonctionnement ne peut être
négligé dans l’analyse opérationnelle du milieu d’intervention des forces armées.
Une ville n’est jamais isolée, et pour la contrôler il faudra également contrôler
les espaces lacunaires et les voies de communication qui la relient aux autres
systèmes urbains. Cette réalité systémique entraîne, on le voit, une première
conséquence opérationnelle : il est possible, sans frapper les centres urbains
principaux et les populations, de cibler des centres de gravités macroscopiques
(frappe d’une centrale située en périphérie désorganisant le réseau électrique
11 Memento sur les actes réflexes et les actes élémentaires du blindé en zone urbaine dans un cadre interarmes, ABC 332, Ecole d’application de l’arme blindée cavalerie, DEP Bureau doctrine, édition 2005. Il est intéressant de constater que ce document s’inspire grandement du manuel FT 3-06 11 de l’US Army, y compris dans ses illustrations.
19
de plusieurs centres urbains), selon une approche « basée sur les effets » et
permettant de préparer des opérations éventuellement plus coercitives.
Les systèmes de systèmes urbains :
L’« agglomération » agglomère donc du lacunaire et des zones plus denses.
Les spécialistes de la doctrine de l’armée de terre tirent certaines leçons de cette
complexité et de ce mitage urbain. La revue Doctrine du CDEF, dans un article
intitulé « Zone urbaine et engagements futurs : une autre approche »12, pose le
sujet en ces termes : « Si l’on ne saurait discuter la place grandissante des
populations dans les conflits à venir, faut-il pour autant en conclure que la guerre
future, et en particulier la bataille décisive, aura lieu dans les villes ; ou convient-il,
à partir d’une autre analyse des conflits contemporains en zone urbaine, de
constater que le centre de gravité militaire n’est pas précisément situé dans les villes
mais plutôt dans certaines zones périphériques ? ». Cette étude reviendra sur cette
intuition, fondamentale pour son objet. Retenons pour le moment que la ville n’est
pas physiquement homogène.
1.2 Aspect opérationnel
Le champ d’engagement de l’avenir
De nos jours, 70 à 75% des conflits se déroulent en milieu urbain. Cette
perspective est renforcée par les chiffres, en progression constante, du taux
d’urbanisation mondial. Quittant les campagnes, des populations de plus en plus
nombreuses s’entassent sans discontinuer dans les mégalopoles des nations en
12 Zone urbaine et engagements futurs : une autre approche, par les LCL de Courrèges, Givre et Le Nen (EMAT), Revue Doctrine n°10.
Espaces lacunaires
et périphéries
Centres urbains
20
développement ou émergeantes, reproduisant dans un milieu confiné leurs
nombreuses lignes de fracture religieuses, ethniques ou raciales.
Le document « Perspectives européennes 2030 », dans sa version de juin
2005 publiée par la Délégation aux Affaires stratégiques (DAS) du Ministère de
la défense, revient sur cet aspect : « En raison de la migration continue de la
campagne vers les villes, le nombre de personnes vivant dans les villes augmente
deux fois plus vite que la population totale. En ce début de XXIème siècle, la moitié
de l’humanité vit en ville : de l’ordre de 3,3 milliards de citadins ; 70% de cette
population urbaine est concentrée dans les pays en voie de développement.
Aujourd’hui, 20 agglomérations urbaines dépassent les 10 millions d’habitants
chacune et totalisent plus de 400 millions d’habitants à elles seules. 13 sont situées
dans des régions instables (…) En 2030, 5 des 8 milliards d’habitants que
comptera alors probablement la Terre vivront dans les villes, dont une majorité sans
doute dans ces quartiers sauvages et campements des mégalopoles du Sud qui se
développent deux fois pus vite que l’urbanisation « classique » - à la croissance
elle-même déjà rapide. D’ici 2050, ces villes du Sud devront absorber encore de 2
à 4 milliards de personnes supplémentaires ».
Cette évolution est potentiellement explosive. Les structures urbaines
n’étant pas adaptées à cet afflux, les responsables politiques et les édiles
locaux peinent à assurer le fonctionnement politique et sanitaire de leurs
agglomérations ; ces mégalopoles concentrent trafics, zones de non-droit,
ghettos et économies parallèles. De nouvelles hiérarchies de pouvoirs, fondées
sur la violence, s’y développent. En cas de conflit politique, ethnique ou tribal,
ces zones constituent des réservoirs de violence difficilement contrôlables, dont la
proximité avec les lieux symboliques du pouvoir politique augmente le potentiel
de déstabilisation.
1.2.1 Les difficultés de l’action en ville
La différence fondamentale entre la science du combat en ville (qui ne
limite pas à la « prise » de celle-ci) et la science du combat en terrain ouvert,
semble être que la première ne comporte que très peu de grands schémas
d’explication. Un manuel occidental d’infanterie axé sur le combat en Centre-
Europe peut multiplier les représentations théoriques claires de réduction de
résistance isolée (RRI), et organiser de manière rigoureuse la manœuvre selon un
certain nombre de cadres d’ordres rigides. L’initiative, le coup d’œil, l’intuition
des chefs et des soldats demeurent certes indispensables, mais l’environnement
dans lequel ils progressent et agissent demeure globalement cohérent,
modélisable, comme en témoigne le concept de ligne de contact, ou de ligne de
21
front. Ce n’est plus que difficilement le cas en ville, ou plutôt dans
l’environnement urbain.
Dans un scénario de type centre-Europe en terrain ouvert, les forces
ennemies manoeuvrent en effet sur des compartiments de terrain repérables et
cadrés. La mêlée ne se fait qu’au contact. Avant l’engagement, les forces
ennemies peuvent être traitées par les feux dans une « kill box » verrouillée
(schéma 1). Dans un scénario de « guerre irrégulière », la rapidité de
déplacement des forces amies se heurte aux tactiques de dissimulation
asymétriques de l’adversaire. La guerre prolongée en ville dans le cadre des
opérations de stabilisation débouche sur une imbrication permanente. Si le
niveau politique ne décide pas à employer tous les moyens pour reprendre la
ville (Grozny), l’action de stabilisation peut durer longtemps (schéma 2), et il
sera nécessaire d’adapter à la fois les modes d’action et les équipements de la
force engagée.
Schéma 1 Schéma 2
Les villes nécessitent donc des modes d’action singuliers. En raison de la
particularité physique du théâtre (grande accumulation de bâtiments ordonnés
selon des logiques spatiales très diverses), il n’y a plus de « front ». Dans un tel
cadre, l’initiative et l’intuition ne vont pas seulement faire la différence, elles vont
déterminer entièrement la réussite ou l’échec de la mission confiée aux forces. La
victoire (c'est-à-dire, le plus souvent, la normalisation et non l’annihilation)
dépendra du degré de collaboration entre les forces engagées en ville, du
Allied ForcesEnemy Forces
Fire Support Coordination Line
Forward Line of Own Troops
Forward Edge of the Battle Area
Kill Box
Allied ForcesEnemy Forces
22
partage d’information entre composantes, d’un équilibre réussi entre souplesse,
persuasion, dissuasion et protection.
Les caractéristique de ce milieu, du point de vue tactique, se rapprochent de ce
que le colonel Yakovleff, dans sa désormais classique « Tactique théorique »13
dit de la défense d’usure. Pour les adversaires, « les unités subordonnées
pratiquent le coup d’arrêt, la défense ferme, la contre-attaque, le
harcèlement…Elles s’exfiltrent hors des positions d’arrêt avant que l’ennemi n’ait le
temps de les attaquer, mais lui imposent pour autant de mener toute la manœuvre
en règle. Plus mobiles et agressifs, les petits détachements s’attaquent, à travers
toute la profondeur du dispositif, à toutes les unités moins aptes au corps à corps,
notamment l’artillerie et la logistique. A l’aide de missiles sol-air portables, ils
entretiennent l’insécurité dans la profondeur pour les aéronefs adverses ».
« De façon générale, précise l’auteur, ce type de combat s’applique d’autant
mieux dans un espace de manœuvre très contraint, de type urbain, forestier, voire
montagnard ». Et dans une belle image à propos de la défense d’usure, il peint
ce qui pourrait aussi être, mutatis mutandis, une définition du combat urbain dans
un contexte de guérilla : « cette tactique s’apparente à celle du boxeur surclassé
qui vient dans les bras de son adversaire pour échapper à ses coups ».
Une autre donnée à prendre en compte et qui ressortit à la « sensibilité »
particulière de ce théâtre est que la ville recèle une très grande densité de sites
protégés selon les lois internationales, que le commandement doit prendre en
compte dans la conception de sa stratégie : la difficulté en est accrue d’autant.
Monuments, lieux de cultes, sites artistiques, sécurité civile…autant de
contraintes à intégrer sur le théâtre urbain, où ces éléments se multiplient
Le « combat urbain » est donc, plus précisément, un « combat au milieu des
populations », un enjeu global qui se décline de la prise d’une ville à sa
stabilisation, voire à sa gestion. Les états-majors européens considèrent
cependant, et sans doute avec raison, qu’étant données leur ressources en
hommes et leur spécialisation croissante, il est plus réaliste pour elles de se
concentrer sur l’intervention (comment entrer en ville en usant de coercition) et sur
les tâches spécifiquement militaires de la stabilisation, à condition, cependant,
que cette dernière phase ne n’éternise pas. La phase de reconstruction doit être
laissée aux autres acteurs du nation-building. De fait, l’enjeu de l’intervention et
13 Tactique théorique, par le colonel Michel Yakovleff, collection Stratégie et doctrines, Economica, pages 550-551.
23
de la partie « dure » de la stabilisation constitue un défi suffisamment important
par lui-même, qui exige un effort d’adaptation conséquent de la part des
armées.
C
Cette tentation de resserrement sur les fondamentaux de l’action militaire
peut laisser apparaître une différence d’approche entre Américains et
Européens. Ces derniers pourraient choisir de spécialiser leurs hommes sur les
missions d’intervention (combat de haute et de moyenne intensité) et de
stabilisation « dure » (c'est-à-dire la période suivant immédiatement les combats
principaux, où le danger demeure prégnant et les risques de reprise des
hostilités élevés).
Les Américains, au contraire, comme le montre leur expérience irakienne,
pourraient insister de leur côté sur la polyvalence de leurs hommes sur tout le
spectre des opérations, comme en témoigne une interview très récente du chef
des forces américaines en Irak, le général Petraeus14, datant du mois d’août
2007 :
Qu’avez-vous mieux compris de cette guerre depuis votre arrivée sur le théâtre irakien en 2003 ? Ceux qui, parmi nous, ont eu l’occasion de servir en Irak en ont retiré une meilleure compréhension de la guerre. En se fondant sur nos expériences, et compte tenu de la perpétuelle évolution de la nature des conflits, nous avons procédé en permanence à des ajustements. Dans quels domaines ? Nous avons tout réorganisé dans la doctrine, la formation, l’entraînement, les leçons à tirer. Nous continuerons à agir ainsi. Nous avons en outre été aidés par les progrès de la technologie : l’utilisation croissante des drones sur le terrain, des armes de plus en plus sophistiquées, les engins spéciaux conçus pour la recherche et la destruction des pièges explosifs, les prodigieux systèmes de commandement, de contrôle et de communication. Mais pour quels résultats ? Nos soldats possèdent des capacités et des outils qui étaient, il y a quelques années, l’apanage exclusif des forces spéciales. Lesquelles ? L’aptitude à mener des opérations de contre-insurrection, la culture et le socle de savoirs nécessaires pour former des troupes étrangères et travailler avec elles, la capacité de
14 Interview du général David Petraeus par Frédéric Pons, Valeurs actuelles n°3688, paru le 3 Août 2007
Intensité coercitive des opérations
Forte Moyenne Faible
INTERVENTION STABILISATION NORMALISATION
24
collecter et de synthétiser toute forme de renseignement, puis d’agir en conséquence, enfin la possibilité d’aider à la reconstruction de gouvernements locaux et au rétablissement des services publics de base. Beaucoup de nos soldats en sont à leur deuxième ou troisième séjour. Ils sont maintenant capables d’une grande réversibilité, de passer sans difficulté d’opérations de haute intensité à des opérations non létales. L’armée américaine est-elle plus professionnelle aujourd’hui, grâce à l’Irak ? Le socle des connaissances maîtrisées s’est considérablement élargi, grâce à son expérience en Irak et en Afghanistan. Ces deux pays nous ont permis d’apprendre sur le tas, de faire un gros travail de réapprentissage pour les opérations de contre-insurrection.
A ce stade, il est intéressant de risquer une remarque sur ces deux attitudes :
L’armée américaine dispose de moyens budgétaires conséquents, lui permettant
de rendre la polyvalence de ses soldats réelle, et de l’entretenir. Les armées
européennes n’ont pas autant de facilités, ce qui explique la volonté,
perceptibles de la part des responsables militaires, de se recentrer sur les
fondamentaux du combat plutôt que de se perdre dans les tâches multiples de
la stabilisation. Cela étant, intervention et stabilisation tendent non plus à se
succéder, mais bien à se mêler inextricablement, particulièrement en ville. Il
s’ensuit pour les armées européennes la nécessité de définir plus précisément, à
l’avenir, l'opportunité, la nature et le cadre des opérations urbaines de vive
force qu’elles entendent mener. Quelles actions en milieu urbain envisage-t-on
en France ? Pourront-elles être encore strictement nationales, ou nécessairement
multinationales ? Il semble urgent que ce débat soit ouvert.
Il doit d’autant plus s’ouvrir que le théâtre urbain génère un phénomène
majeur, bien mis en avant par les analystes de défense et les opérationnels : le
« pouvoir égalisateur ». Celui-ci nivelle dans des proportions variables le
rapport de force entre un acteur doté de moyens modernes et un adversaire
fondu dans la population, sans uniforme, et utilisant des moyens rudimentaires
(du moins dans un premier temps). Le caractère asymétrique des actions de
guérilla observables tant en Irak qu’en Afghanistan se nourrit par exemple
logiquement de l’anarchie urbaine, qui offre par essence un cadre adapté à la
mise en œuvre de tactiques fondées sur la surprise, la réactivité, et pensées pour
frapper les imaginations et les opinions.
En ville, les regroupements et les dispersions se font de manière rapide,
fugitive et volatile, facilités par les solidarités claniques autant que par l’usage
de nouvelles technologies de communication, dont le téléphone portable est
représentatif. La possibilité de manipuler ou d’utiliser la population, ainsi qu’un
25
accès facilité aux médias, sont donc des enjeux fondamentaux pour les insurgés
ou les terroristes que doivent combattre les armées occidentales.
La présence de la population permet aux combattants, dépourvus de signes
distinctifs permanents et jouant sur l’asymétrie, de se replonger momentanément
dans un milieu protecteur et anonyme, face à des forces militaires suréquipées,
avant de se regrouper pour d’autres actions. Dans la partie d’échecs entamée
entre forces de stabilisation et groupes de terroristes ou d’insurgés, ces derniers,
selon l’expression consacrée, « jouent avec les blancs » : l’initiative est de leur
côté.
L’économie urbaine permet, par le biais de trafics, de commerces parallèles,
ou de racket, de fournir aux insurgés des moyens de fonctionnement permanents.
Ces moyens peuvent être relayés par une aide financière ou directement
militaire venant de l’étranger (groupes affiliés ou états « parrains » plus ou
moins discrets).
Le temps est, enfin, du côté des insurgés. Pour combattre ces derniers, les
forces d’intervention et/ou de stabilisation sont forcées d’imposer un certain
nombre de restrictions et de vexations à l’ensemble de la population. Une
communication maîtrisée et réactive, ainsi que la remise en état de certains
services publics (électricité, eau, ramassage d’ordures) peuvent, un temps, faire
patienter l’opinion et mettre en échec les tactiques de noyautage insurrectionnel.
Mais sur le long terme, le sentiment populaire, exaspéré par les barrages, les
mesures d’exception, les perquisitions, voire les dommages collatéraux lors
d’opérations ciblées, peut facilement se retourner contre « l’occupant ». Ce
« retournement » de l’opinion est le premier et principal effet « stratégique »
recherché par une guérilla en milieu urbain. Comme l’exemple du Hezbollah le
montre au Liban, cela peut aller jusqu’à la substitution d’un réseau terroriste aux
services étatiques, dans tous les domaines de la vie quotidienne (services sociaux,
soins médicaux, éducation, etc).
Objectifs de l’adversaire irrégulier en ville
Utiliser la population et la « retourner », si ce n’est fait, en sa faveur
Gagner la bataille des médias et contrôler l’information, trouver des relais de diffusion influents et toucher
l’opinion publique occidentale
Infiltrer, voire contrôler les centres de pouvoir, de redistribution et d’administration de la ville
Se déplacer librement dans toutes les dimensions
Disposer d’armes adaptées au combat urbain
Préserver ses bases de repli et ses centres d’approvisionnement souvent situés en périphérie
Ne laisser aux forces de stabilisation aucune zone de tranquillité
Concentrer les attaques sur les unités de soutien, de services et de logistique.
26
1.2.2 Les trois complexités : réseaux claniques, réseaux de communication,
réseau urbain.
Tout conflit en ville devient, du fait des objectifs mentionnés plus haut, une
guerre « irrégulière », du moins selon les critères moraux et techniques des
forces occidentales. Pour l’analyste Franck Hoffman15, cette tendance à la
guerre « sans règles », dans un cadre urbain, s’inscrit dans la durée : « Comme le
montrent les insurrections en Afghanistan, en Colombie et dans les Philippines, la
guérilla rurale n’a pas disparue, mais le terrain complexe des centres urbains
mondiaux s’impose aujourd’hui comme la jungle des terroristes pour le 21ème siècle.
Les conflits irréguliers ne se limitent donc pas au combat urbain. Cependant, la
fréquence et l’intensité des conflits urbains deviennent des facteurs de plus en plus
importants pour notre compréhension de la guerre irrégulière »16. De manière
significative, ce thème de la « guerre irrégulière » (Irregular Warfare), associé
au cadre urbain, prend une importance croissante dans les réflexions des
analystes de défense, singulièrement aux Etats-Unis. Le dernier numéro de la
revue doctrinale de l’Army américaine, Parameters, est éclairant de ce point de
vue. Y sont traités successivement « Une manière de comprendre une insurrection à
travers les réseaux sociaux », la question de « La contre-insurrection
néoclassique », et « La mesure de l’efficacité opérationnelle dans le cadre d’une
guerre irrégulière ». La « culture » devient, comme le rappelle Patrick Porter
dans cette même revue, une valeur centrale dans la formation des combattants
américains, qui prennent conscience d’un retard conséquent sur les Européens
dans ce domaine. Dans le nouveau manuel de contre-insurrection de l’Army et
des Marines, le FM 3-24 Army/Marine counterinsurgency (COIN) manual, le
terme « culture » revient 80 fois, et « culturel » 90 fois.
Comprendre l’adversaire, sa mentalité, son fonctionnement, doit permettre
d’anticiper ses réflexes et de prévoir ses actions. Le déchiffrement de la
« grammaire de l’insurrection » est à ce prix. Pour obtenir la victoire,
l’appréhension de la psychologie de l’adversaire devient d’autant plus
fondamentale que le milieu urbain, on le voit, amplifie en quelque sorte le
« brouillard » culturel qui nimbe les adversaires des forces de stabilisation. En
ville, le terroriste ou l’insurgé échangent la protection autrefois fournie par la
jungle, la montagne ou la forêt contre une « jungle de béton » dont le
grouillement permanent, l’anonymat coloré et la complexité architecturale lui
garantissent une invisibilité relative. La distance, autrefois protectrice, est
15 Foreign Policy Research Institute (américain). 16 In Parameters, revue doctrinale de l’US Army, été 2007
27
remplacée par la densité. Les armées occidentales sont déroutées par cette
tactique. Le « grouillement » urbain permet même à des terroristes parfois
étrangers au pays considéré de s’installer relativement discrètement dans une
agglomération, ce qui aurait été difficile, a contrario, dans le milieu rural, où
rien ne peut longtemps demeurer secret, sauf si la campagne a au préalable été
quadrillée et organisée en profondeur par l’ennemi, comme Tsahal l’a appris à
ses dépens à l’été 2006 au Liban.
Dans un autre domaine, les diasporas, souvent regroupées par quartiers,
représentent autant de « têtes de pont » pour une cellule terroriste, qui garde
même la possibilité, pour des raisons de sécurité, de s’en abstraire
géographiquement une fois sa « base-vie » constituée. Cet anonymat spécifique
aux mégalopoles modernes rend caduque l’injonction de Mao Tsé Toung sur
l’obligation pour le terroriste d’être, parmi la population, comme un « poisson
dans l’eau ». Et complique singulièrement la tâche des unités de renseignement
des forces armées occidentales lorsqu’elles tentent de dresser la cartographie
des réseaux d’un tel environnement, fondamentalement instable.
A cette complexité culturelle, nouvel enjeu de formation des troupes
occidentales, le combat urbain ajoute sa propre complexité. Se repérer parmi
les fidélités à géométrie variables des familles, des clans, des tribus se double
d’un travail parallèle, celui de la familiarisation avec les ruelles, les boulevards,
les bidonvilles, les tunnels et les marchés de la Ville. Ajoutons à ces deux trames
celle des réseaux de communication utilisés, sans oublier de prendre en compte
le fait que la Ville se découpe physiquement en au moins quatre dimensions,
comme cela a été mentionné précédemment : le sommet des constructions,
l’intérieur des habitations, la surface (rues) et les réseaux souterrains (métro,
caves). La Ville comporte plusieurs dimensions, qui contribuent à compliquer le combat urbain :
Source : OPS 204K, Controlling CAS in an urban environment, USAFE Air ground operations school, janvier 2006
28
Trois réseaux principaux, matériels et immatériels, s’interpénètrent donc
et se confondent, formant un réseau de réseaux. Cette réalité augmente la
difficulté de la tâche de stabilisation.
La ville comme « réseau de réseaux »
Pour visualiser ces réseaux, un énorme travail de préparation est
nécessaire. Il s’agit en effet de cartographier précisément la ville sous peine de
graves déconvenues (les cartes israéliennes au Liban en 2006 étaient trop
anciennes, tandis que pour remporter la bataille de Falloudja, les Américains ont
accompli un travail de cartographie et de baptême terrain extrêmement
poussé).
Doit donc être mené à bien un travail de digitalisation, de modélisation,
comportant un baptême terrain précis et susceptible d’être partagé entre les
différentes composantes des forces engagées. En dehors d’exceptions (Falloudja)
c’est aujourd’hui loin d’être le cas, comme le montre l’exemple des forces
américaines et des principaux alliés occidentaux de Washington.
Le document américain interarmées sur les procédures applicables pour
l’appui-feu aérien rapproché (Joint Tactics, Techniques and Procedures for Close
Air Support JP 3-09-3) insiste particulièrement sur l’importance de cette phase
de préparation dans le cadre urbain17.
17 Joint Tactics, Techniques and Procedures for Close Air Support JP 3-09-3, 3 Septembre 2003, modifications du 2 septembre 2005 incorporées, pages 148-149.
Réseau architectural - Toits - étages, ouvertures - rues, allées,
boulevards, autoroutes, chemins
- tunnels, métros, égoûts.
Réseaux claniques et criminels
Réseaux de communication
29
Sur les photos suivantes, on trouve deux exemples de baptême terrain
urbain18 montrant une grille de référence (schéma 1), suivie d’une désignation
précise de chaque bâtiment (schéma 2).
Dans un environnement aussi difficile à clarifier et à référencer que la
ville, les adversaires, fondus dans la population civile, continuent cependant à
« porter leur uniforme dans le spectre électromagnétique »19, il s’agit donc de
disposer également de capacités ROEM20 suffisantes pour intercepter les
communications de l’adversaire et reconstituer son réseau informationnel. Une
capacité de « cyberwarfare » doit aussi compléter les capacités ROEM : lors du
siège de Grozny, les rebelles tchétchènes ont utilisé de manière massive internet
pour communiquer entre eux mais également pour relayer des messages de
propagande à l’extérieur21.
Reste le plus difficile dans ce travail de dévoilement des réseaux :
décrypter les liens humains, sociaux, économiques, de pouvoir et de
subordination entre les clans, les familles, les groupes armés, dont la complexité
a été soulignée précédemment. Les reconstituer, les évaluer, en dresser une
cartographie précise, a toujours constitué une des priorités des services de
18 OPS 204K, Controlling CAS in an urban environment, USAFE Air ground operations school, janvier 2006 19 Entretien avec le colonel Lassalle, Direction du Renseignement Militaire (DRM), octobre 2006. 20 Renseignement d’origine électromagnétique (ELINT pour les anglo-saxons). 21 Voir deuxième partie de cette étude : comparaisons de cas historiques.
Schéma 1 Schéma 2
30
renseignement. Ces réseaux, de moins en moins faciles à appréhender, semblent
offrir différentes structures22 :
- en chaîne
- en étoile
- franchisé
- à matrice complexe
Suivant les modèles de réseaux auxquels les forces se retrouvent
confrontées, les « nœuds » de relation critique entre groupes humains doivent
être identifiés et neutralisés pour affecter l’ensemble de la structure. Mais ce
travail est-il toujours suffisant aujourd’hui, a fortiori dans le cadre urbain ? Pour
certains analystes, la réponse est négative : « Les analystes ne peuvent plus se
contenter d’établir des diagrammes pour décrire la configuration de l’ennemi (…)
Le commandant sur le terrain ne peut plus s’attendre à être confronté à un leader
unique contrôlant une organisation subordonnée comportant un ensemble cohérent
d’activités »23. La tâche est d’autant plus ardue que, comme on l’a dit, les
réseaux adverses reposent, du moins pour le terrorisme islamique, sur des liens
familiaux, religieux, claniques et tribaux extrêmement compliqués, où les
fidélités sont souvent à géométrie variable, les serments se périment vite et les
retournements d’alliances sont monnaie courante. Les réseaux en chaîne ou en
étoile cèdent la place à des réseaux à matrice complexe, ou à des
« franchises ». Les nœuds à matrice complexe n’ont pas vraiment de points de
faiblesse. C’est le cas d’Al Qaida, où un leader éliminé ou capturé, qu’il soit
remplacé ou non, ne fragilise pas la structure d’ensemble. C’est le cas, dans une
moindre mesure et selon une autre matrice fonctionnelle, des clans sunnites 22 Arquilla et Ronfeldt, Netwars, 2004 23 A Social Network Approach to Understanding an Insurgency, Brian Reed, Revue Parameters, Eté 2007, pp. 19-30
En chaîne En étoile Réseau franchisé Réseau à matrice complexe
31
irakiens combattant l’occupant américain, mais aussi celui des zones tribales de
l’ouest du Pakistan (Waziristan principalement), dont l’impact sur la situation
afghane est si important. Cette organisation traditionnelle et relativement
opaque dresse donc un rideau de fumée entre les forces de la coalition et leurs
adversaires.
Pourtant, le fonctionnement en réseau des groupements terroristes, qui
les rend, comme on l’a vu, dépendants des nouvelles technologies de
l’information et de la communication (NTIC), offre aux forces occidentales une
brèche permettant de surveiller, et parfois d’intercepter leurs communications24.
L’information semble être la clé principale pour dominer l’adversaire sur le
théâtre urbain, en haute intensité comme en stabilisation.
Pour remporter la décision dans ce « réseau de réseaux » que constitue la
Ville, il apparaît donc nécessaire de fonctionner de manière collaborative en
s’appuyant sur des « systèmes de systèmes ». Ces derniers doivent permettre
un échange d’informations en temps réel, tant dans les actions de coercition
(reprise d’un quartier à une milice y faisant régner la terreur), de stabilisation
(gestion d’une manifestation « spontanée » et arrestation des meneurs) que de
normalisation (rétablissement de l’électricité dans un quartier sensible, suite à un
sabotage, ce qui ne relève pas a priori de l’ordre des missions militaires). Dans
ce milieu humain par excellence, où la culture et le bon sens des responsables
militaires, des plus bas aux plus hauts échelons, font toute la différence, il
devient donc indispensable de s’appuyer sur la technologie et sur le levier
multiplicateur d’efficacité que constituent, on l’a dit, les systèmes de systèmes
d’armes.
Très marqué par le développement actuel de la guerre en Iraq, le CALL
(Center for Army Lessons Learned)25, centre d’étude interne à l’Army américaine,
qui envoie régulièrement ses spécialistes au sein des forces engagées sur le
terrain, récapitule ainsi les difficultés du théâtre urbain26 :
- Le contexte urbain peut minimiser les avantages technologiques sur lesquels
comptent habituellement les forces modernes ;
- Il a un impact important sur le tempo des opérations ;
- Il force les unités engagées à combattre en petites unités, de manière
décentralisée ;
24 Les opérations terroristes réseau-centriques, par Benoît Gagnon, doctorant à l’école de criminologie de l’université de Montréal. 25 http://call.army.mil/ 26 Entretien CEIS du 27 avril 2007 avec le Dr Scott Lackey, Deputy Director du CALL à Fort Leavenworth, Kansas.
32
- Les problèmes éthiques se multiplient également, dus à la proximité de
nombreux civils ;
- La densité apparaît comme la caractéristique la plus importante du théâtre
urbain : densité des non-combattants, densité des infrastructures, densité des
forces adverses, et densité des cibles.
Les fondamentaux urbains sont donc listés par les spécialistes du CALL de la
manière suivante, en termes de nécessités :
- renseignement immédiat, besoin d’informations nombreuses et partagées ;
- maîtrise du combat rapproché ;
- éviter le plus possible l’attrition ;
- minimiser les dommages collatéraux ;
- ne chercher à contrôler durablement que les points clés du terrain (bâtiments
possédant une importance fonctionnelle, politique, économique ou sociale) ;
- séparer les combattants des non-combattants ;
- remettre en ordre de marche les principaux services ;
- préserver les infrastructures critiques ;
- comprendre le fait humain et culturel ;
- contrôler la phase de transition.
Le CALL insiste également sur la nécessité de gagner la bataille de
l’information, en contrant la propagande ennemie, et en isolant les ennemis et les
insurgés de la population. Les opérations psychologiques sont considérées comme
extrêmement importantes en ville. Les règles d’engagement doivent tenir compte
du fait que les missions de combat, parfois de haute intensité, pourront se
dérouler en simultané avec les opérations de stabilisation. Opérer en milieu
urbain nécessite aussi une plus grande tension logistique : relèves, évacuation,
ravitaillement, logistique humanitaire (la puissance aérienne, de ce point de vue,
est totalement légitime sous les espèces des moyens de transport tactiques et
stratégiques).
En ce qui concerne l’appui-feu aérien, le CALL ne le mentionne que pour
souligner le besoin absolu de disposer, en ville, d’une grille de désignation
géographique commune entre terriens et aviateurs (Global Area Reference
System, GARS). Le CALL ne parle que des forces « mécanisées » en ville, « utiles
de par leur aptitude à se déplacer rapidement pour isoler l’ennemi et attaquer des
points importants, de par leur capacité à fournir un appui-feu lors des opérations
de combat, et pour leur effet psychologique sur l’adversaire ».
33
1.2.3 Caractéristiques et bénéfices de la puissance aérienne en ville
Des éléments analysés dans les paragraphes précédents de ce chapitre
ressort la valorisation, dans le contexte urbain, de la gestion du temps, de
l’importance extrême de l’information et du renseignement (l’acquérir, le
qualifier, le valider, le contrôler) et de la maîtrise d’un espace culturellement et
physiquement multidimensionnel.
Si l’importance respective de l’information, des forces, de l’espace
d’opération et du temps pouvait autrefois se répartir de la manière suivante :
NATO R t i t d
Information
Time
Forces
Space
Il faudrait, de manière générale mais a fortiori en ville, envisager
l’importance relative de ces facteurs de la manière suivante :
Information
Time Space
Forces
Dans ce contexte valorisant l’information, les avantages capacitaires de
l’aviation apportent une plus-value opérationnelle reconnue en ville.
- Allonge et endurance : forte de sa rapidité et de son rayon d’action dans
toute l’étendue du théâtre (caractéristiques plus particulières de l’aviation de
combat), la puissance aérienne permet, en l’incluant dans une chaîne de
renseignement réactive et partagée, de traiter rapidement un objectif repéré en
ville, ainsi que dans les zones lacunaires entourant cette dernière ; Avec
l’aviation de transport, la puissance aérienne permet une projection au loin dans
des délais contraints, et offre à une force engagée en ville la possibilité de se
34
ravitailler, d’effectuer les relèves indispensables si l’action entre dans la durée,
et d’évacuer les blessés sur court préavis ;
- Hauteur : la puissance aérienne, avec l’aviation de combat, les moyens
satellitaires et les drones, permet d’obtenir ce que les anglo-saxons appellent la
« God eye’s view », ou vision totale du champ de bataille. Cette capacité permet
de mieux diriger les frappes à distance, de surprendre, et surtout d’anticiper;
Avec les drones, en particulier, la puissance aérienne apporte une persistance
extrêmement précieuse en matière de connaissance de la situation
opérationnelle et de renseignement jour/nuit et en temps réel. L’aviation de
combat apporte également une capacité de renseignement et de reconnaissance
importante, dont les performances et l’utilité sont augmentées par l’arrivée de
nouveaux pods de reconnaissance et de désignation. ;
- Maîtrise temporelle : La réactivité et le rythme d’action très rapide imposés par
la puissance aérienne débouchent sur une maîtrise du tempo opérationnel. Les
troupes engagées en opération forcent l’adversaire à « danser à leur rythme » ;
Cet avantage est sensible même en combat urbain : une attaque n’est efficace
que si l’adversaire est persuadé qu’il est vulnérable aussi bien au niveau
terrestre qu’aérien. La menace aérienne l’isole et le fixe, permettant aux forces
terrestres de le réduire. La puissance aérienne contribue également à produire
des effets quel que soit le temps, de jour ou de nuit. Cette capacité d'opérer
"round the clock" offre à la force une capacité d'action continue, tout en privant
l'adversaire du répit jadis offert par la nuit ou la mauvaise météo.
- Emploi des technologies de pointe : grâce à l’extrême sophistication des
systèmes qui lui sont rattachés, et dont la miniaturisation et la précision
augmentent très rapidement, la puissance aérienne doit permettre une
proportionnalité accrue des frappes, une limitation des dommages collatéraux,
et des actions ciblées de décapitation des centres de commandement adverses,
lorsque la structuration des réseaux adverse le permet ;
- « Mise en réseau » naturelle : la puissance aérienne est par nature un
système de systèmes. Evoluant dans un milieu homogène et couplée à des centres
de commandement adaptés, elle permet de raccourcir la boucle entre
l’orientation, l’observation, la décision et l’action, débouchant sur un traitement
35
plus efficace des cibles fugaces ou furtives27 qui caractérisent les nouveaux
champs d’engagement (ville, zones montagneuses) ;
- Polyvalence : la puissance aérienne est employée dans l’ensemble du spectre
des missions interarmées : reconnaissance, frappes distantes, appui-feu
rapproché, tirs d’avertissement et passages bas dissuasifs, action psychologique,
action combinée avec les forces spéciales, protection des axes de communication,
maintien de la supériorité aérienne
- Flexibilité : la puissance aérienne induit l'aptitude à réaliser plusieurs missions
au cours d'une même sortie (exemple : appui feu, reconnaissance) et à adapter
leurs conditions d'exécution aux impondérables environnementaux (météo),
tactiques (évolution de la situation) ou opérationnels (assignation d'une nouvelle
mission)
Du côté de l’armée de l’air française, comme en témoigne une interview
récente du CEMAA28, le général Stéphane Abrial, la problématique des
opérations urbaines est prise en compte et entraîne la mise en exergue
d’avantages capacitaires et de missions précises pouvant être dévolues à la
troisième dimension29 : « Nous suivons avec beaucoup d’attention ce que font les
aviateurs américains et israéliens sur les théâtres d’opérations urbains. Une des
missions principales de l’aviation dans de tels environnements est la surveillance et
la reconnaissance. L’accès à la troisième dimension offre un champ d’observation
inégalable. Il est par ailleurs indispensable de maîtriser sa force. Les armements de
précision sont donc nécessaires dans le cas d’actions coercitives, mais nous devons
poursuivre la réflexion de manière à pouvoir disposer d’armements
complémentaires à létalité réduite ou à promouvoir des modes d’actions originaux
s’appuyant par exemple sur l’aspect dissuasif des avions de chasse. Les opérations
d’information me semblent aussi être un champ d’étude prometteur ».
En matière de « modes d’action originaux », pour reprendre l’expression
utilisée par le général Abrial, il peut sembler intéressant de revenir sur l’aspect
psychologique des capacités fournies par la puissance aérienne sur un théâtre
urbain. Compte tenu des caractéristiques urbaines mentionnées précédemment,
et de la configuration militaire, culturelle et mentale des adversaires irréguliers
27 Les anglo-saxons parlent de Time-sensitive targeting (TST) 28 Chef d’état-major de l’armée de l’air 29 L’armée de l’air en pleine Transformation, interview du général d’armée aérienne Stéphane Abrial, chef d’Etat-major de l’Armée de l’Air, in DSI n°27, juin 2007
36
qu’on y rencontre, la question est de savoir si la victoire peut-être obtenue avec
des armes sophistiquées, ou grâce à un emploi de moyens lourds et très
performants technologiquement.
Le cadre de ce débat est bien résumé dans « Tactique théorique » : « La
guerre résulte, en définitive, de l’affrontement de deux volontés ; cet affrontement
s’exprime sous la forme d’un choc intellectuel ; les manœuvres, du niveau
stratégique jusqu’au combat tactique, ne représentent, en dernière analyse, que les
manifestations physiques de cet affrontement intellectuel »30.
Lors du colloque organisé par les ateliers du Centre d’Etudes Stratégiques
Aérospatiales de l’Armée de l’Air (CESA) le 4 juillet 2006, l’intervention du
colonel Noël de l’armée de l’air a soulevé ce point intéressant : « Il devient
nécessaire de se demander si la force militaire employée depuis le ciel par le biais
de la technologie peut venir à bout de forces morales ou plus simplement si les
obus, les bombes et autres missiles peuvent vaincre des idées ? La réponse en
première analyse paraît négative. L’arme aérienne ne semble pas, par exemple,
être en mesure de réduire significativement le nombre d’attentats en Iraq. Les
actions du Hamas et du Hezbollah se poursuivent malgré la puissance reconnue de
l’aviation israélienne ». Il ne s’agit pas de dénier à la puissance aérienne son
utilité dans un contexte urbain. Mais plutôt d’élargir le spectre de ses modes
d’actions « notamment, écrit le colonel Noël, à la sphère psychologique ». Le
pouvoir dissuasif de la puissance aérien est en effet très grand (passages bas
dissuasifs de l’aviation de combat, survols impromptus faisant « baisser les
têtes » et persuadant l’adversaire qu’il reste sous surveillance permanente). Il
s’agit somme toute de prendre l’ascendant sur la psychologie de l’adversaire, de
réduire sa détermination à combattre, à se déplacer, à frapper. Cette dimension
s’ajoute au portefeuille capacitaire aérien. Le colonel Noël, dans le débat cité,
élargit même le débat plus avant : « Alors que les stratèges aériens tentent
traditionnellement d’obtenir des effets physiques pour susciter des effets
psychologiques entraînant une modification de la volonté, il peut être parfois
avantageux de rechercher directement des effets psychologiques pour entraîner une
modification de la volonté en limitant volontairement les effets physiques ».
Toutes les capacités liées à la puissance aérienne mises ici en lumière
dépendent dans l’avenir d’une logique de système centrée sur l’information, et
de l’exigence absolue d’une mise en œuvre interarmées et interalliés.
Les échanges d’informations en temps réel progressent aujourd’hui très
rapidement entre plates-formes aériennes (avions de combat et drones) et forces
30 Tactique Théorique, par le colonel Michel Yakovleff, déjà cité, page 26.
37
au sol (armée de terre ou forces spéciales). L’objectif est bien de persuader les
terroristes ou les insurgés que le danger peut venir, en permanence, tant du sol
que du ciel. Etant donné le nombre de dimensions urbaines utilisables (sol, sous-
sol, étages, toits) à disposition des adversaires, les forces engagées en ville, en
combat de haute intensité ou en stabilisation, ne peuvent se payer le luxe de ne
pas contrôler le terrain à partir de la troisième dimension. C’est en ce sens que
l’armée de l’air française, dans le récent « Enjeux et perspectives 2007 », se
positionne sur la question des opérations en réseau : « La supériorité des moyens
ne suffit pas à garantir la supériorité opérationnelle. Il faut pouvoir focaliser la
force au moment et à l’endroit choisis, au niveau de commandement le plus
approprié, selon une configuration et un tempo au service de la finalité
opérationnelle. L’objectif est d’accélérer le rythme de la chaîne décisionnelle et
d’accroître l’efficacité globale en fonction des effets recherchés (…) La maîtrise de
l’information représente ainsi un véritable multiplicateur de forces et d’efficacité
opérationnelle (…) La mise en réseau généralisée des capteurs des systèmes
d’armes et des hommes, aujourd’hui réalisable, doit permettre aux décideurs de
disposer d’une information enrichie et pertinente permettant de gagner la
supériorité opérationnelle ».
Dans la même logique, on saisit l’apport que peut fournir la troisième dimension,
dans une guerre « asymétrique », en milieu urbain ou non : « Les guerres limitées
sont par nature des guerres de renseignement, et sont habituellement gagnées ou
perdues selon que l’effort et les moyens de renseignement, aussi bien que la qualité
de son exploitation, aient été appropriés ou non. L’activité ISR est fortement
dépendante du terrain, des conditions météorologiques, et de la qualité de la
communication qui s’établit entre les troupes au sol et l’arme aérienne »31.
Ces capacités doivent également se modeler en temps réel sur les
enseignements tirés des retours d’expérience (RETEX) des interventions où la
France est engagée. Le but est bien d’obtenir des effets concrets sur le terrain,
dans tout le spectre d’engagement, qu’il soit militaire ou civil. Ces effets doivent
être adaptés à l’objectif poursuivi, et être appliqués au moment opportun : une
frappe en ville nécessite par exemple une grande coordination, une grande
précision, et un excellent timing. On parle dans les armées d’« approche basée
sur les effets » pour caractériser cette stratégie de ciblage «total » mêlant
objectifs politiques, culturels, militaires et psychologiques, et évitant les dégâts
inutiles. L’aviation de combat pilotée se place naturellement, comme on le
31 Les guerres limitées et le future de l’arme aérienne: enseignements de l’histoire récente, par William Dean, USAF air command ans staff college, article paru dans Penser les Ailes françaises n°12, février 2007, Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA).
38
comprend en listant ses avantages capacitaires, au cœur de cette nouvelle
exigence fondée sur la flexibilité, la réversibilité et la réactivité32.
L'appui renseignement fourni par des vecteurs aériens pilotés ou des drones au
dessus des villes est également essentiel, à condition que ces
renseignements correspondent très précisément aux besoins non seulement des
C4I mais aussi des hommes sur le terrain, et qu’ils soient fournis très rapidement.
Dans ce cadre, il semble important de mettre l'accent sur toute la gamme des
capteurs nécessaire (image video, infra rouge et radar à très forte définition) et
sur la nécessité de la permanence des vecteurs pour être capable de satisfaire
rapidement les besoins sur le terrain. Ceci débouche sur un emploi des drones
en fonction de l'effet recherché -donc au-delà d'une notion d'appartenance- et
en coordination avec les avions de combats, d'une manière complémentaire. On
peut dans ce ce cadre évoquer le rôle primordial joué par les Mirage F1CR et
les Tornados allemands en Afghanistan, ainsi que la capacité multipliée qui sera
offerte par les Rafale F3 en 2009 avec l'arrivée du pod reco NG. Il faut aussi
insister sur "l'axe image" qui doit permettre de relier le capteur aux systèmes de
C4I et aux "clients" sur le terrain, et ainsi fournir les renseignements en temps et
en heure. Il s'agit là d'un point essentiel souvent oublié.
Observons également que les avantages listés ci-dessus (transport, opérations
psychologiques, renseignement) sont intégrés par l’ensemble des décideurs
opérationnels. Comme la remarque précédente des analystes américains du
CALL sur l’importance de la logistique en ville le montrait, l’emploi de la
puissance aérienne sous les espèces du transport ne pose aucun problème du
point de vue terrien, ce qui est somme toute logique et compréhensible. Il en
va de même de la reconnaissance aérienne, du renseignement depuis la
troisième dimension (particulièrement important et indispensable), de la
guerre électronique, ou de la fourniture de relais de communication. Ces
capacités d’appui fournies par la puissance aérienne apparaissent tout
simplement indispensables à la survie des forces terrestres en ville.
La vraie difficulté, une fois ces avantages capacitaires précisés, réside en
réalité dans l’appui-feu en milieu urbain. La complexité des villes fait redouter
un danger d’atteinte des forces amies en cas d’appui rapproché, et des
dommages collatéraux dans tous les cas, compte tenu de la densité humaines des
sites visés. C’est donc ce point caractéristique qui concentre le principal des
32 L’aviation en 2025, rapport CEIS, avril 2007
39
divergences entre aviateurs et terriens aujourd’hui, tant du point de vue des
équipements, des procédures que des modes d’action. C’est sur ce point que la
présente étude va revenir plus particulièrement, quoique de manière non
exclusive.
Au-delà de ces conclusions partielles, issues d’un survol synthétique du milieu
urbain, et avant de poursuivre l’analyse, qu’est-il possible de retirer de l’histoire
des conflits urbains récents concernant les intuitions opérationnelles qui viennent
d’être ici évoquées ?
40
Première partie : points à retenir
Centre de gravité démographique, économique, culturel et politique, la
Ville constitue un des champs de bataille principaux du futur ;
Les terroristes et les groupes irréguliers s’y réfugient, chassés du
terrain ouvert par la supériorité technologique et la puissance de feu
occidentales ;
La Ville est un milieu complexe, formant un système de systèmes
urbains mêlant zones lacunaires et ensembles bâtis très denses. Le
contrôle d’une ville ne doit pas négliger l’action dans les zones
lacunaires ;
La coordination interarmées apparaît absolument indispensable en
ville. Les dommages collatéraux doivent être évités, tant par les forces
terrestres que les forces aériennes. L’information et la maîtrise du
temps, donc le renseignement, sont des capacités capitales. L’apport
de la puissance aérienne dans le domaine du renseignement peut être
fondamental ;
La puissance aérienne est vitale sur le théâtre urbain, à travers quatre
grandes fonctions d’appui : l’appui transport, l’appui renseignement,
l’appui guerre électronique et l’appui-feu. L’appui-feu pose néanmoins
le problème de la précision, et de procédures partagées entre forces
terrestres et aériennes.
41
Deuxième partie : comparaison de cas « historiques »
Introduction
La ville a été, dès l’origine de l’aviation, un enjeu majeur pour
l’application de la puissance aérienne, et ce depuis les premières ascensions du
plus léger que l'air (sièges de Maubeuge et de Charleroi, 1794). Elle concentre
les pouvoirs, la population, les médias, la richesse économique, les infrastructures
de transport; elle constitue donc per se un objectif militaire essentiel. La ville, lieu
de vie et de travail des hommes de l'ère industrielle, a suscité de manière très
précise et systématique l'intérêt des opérationnels et des stratèges dès la
première guerre mondiale. Elle est au cœur de toutes les réflexions liées à l'essor
de l'Airpower (Douhet, Mitchell, Trenchard). Il est opportun de rappeler que les
deux seuls cas d'emploi de l'arme nucléaire ont visé des villes par la voie des
airs. Par la suite, l'apparition de guerres limitées, les progrès opérationnels
(systémique, ciblage) et technique (armements de précision), l'évolution globale
de l'environnement conflictuel (médiatisation) ont conduit à une profonde
évolution de l'action aérienne en ville. Quoi qu'il en soit, l'"objet - ville" est au
cœur des réflexions des aviateurs depuis les origines.
Plus généralement, le combat urbain a toujours été en défi pour les
armées. Au cours du XXème siècle, la liste des villes touchées par la guerre et
devenues un enjeu stratégique montre qu’il existe un très grand nombre de
configurations possibles. Entre les combats acharnés pour prendre Stalingrad en
1942, le bombardement de Brest en 1944 où les forces au sol sont absentes, les
combats de rue de Budapest en 1956, ou le siège de Sarajevo, quoi de
commun ?
Dans l’environnement actuel, comme on l’a vu, la ville s’impose comme le
champ de bataille du futur, dans lequel les forces armées doivent se préparer à
combattre. Cet environnement modifie la culture, les moyens et les modes
d’action privilégiés durant la période de la guerre froide. L’Air Force
américaine, dans un document récent, aborde le problème de la puissance
aérienne dans le cadre urbain33, en insistant sur les changements générés par les
nouveaux champs d’engagements urbain : « Les conflits récents illustrent le fait
que le rôle de l’Air Force dans toutes les phases du combat urbain évolue. Cette
évolution nécessite une coordination accrue des opérations terrestres, aériennes et
spatiales. Les opérations du futur reposeront sur le traitement de l’information en
33 US Air Force Scientific Advisory Board, Summer Study FY2005, Air Force Operations in Urban Environments, SceAF/CSAF approved 23 oct 04
2
2
42
temps réel, la guerre électronique et le besoin de détecter, localiser et neutraliser un
panel toujours plus divers d’ennemis ».
En 1998, le lieutenant-général Martin Steele du Corps des Marines
voyait significativement, et de manière imagée, l’affrontement du futur non pas
comme le « fils de l’opération Tempête du Désert » mais comme « le beau-fils de
la Somalie (en pensant aux événements de Mogadiscio) et de la Tchéchénie (en
évoquant les combats de Grozny) »34. Il est vrai que l’extension particulièrement
anarchique du phénomène urbain dans les pays en voie de développement,
conjuguée à la pratique de modes d’agression et de combat asymétriques dans
les zones de guerre, débouche sur des menaces nouvelles comme les bombes
rudimentaires (Improvised Explosive Devices ou IED dans la terminologie anglo-
saxonne) ou encore la révélation, pour la états-majors, de la très grande
fragilité des hélicoptères face aux armes légères et surtout aux lance-roquettes
portatifs du type RPG. A cette réalité, les armées doivent s’adapter, même si
elles ne s’engagent qu’avec réticence en ville.
Des villes différentes, des cultures variées, une modélisation difficile : combats urbains au XXème siècle35
Ville Année Ville Année RIGA 191 7 SAIGON 1968
MADRID 1936 KONTUM 1968
VARSOVIE 1939 HUE 1968
ROTTERDAM 1940 BELFAST 1972
MOSCOU 1942 MONTEVIDEO 1972
STALINGRAD 1942 QUANGTRI CITY 1972
LENINGRAD 1942 SUEZ 1973
VARSOVIE 1943 XUAN LOC 1975
PALERME 1944 SAIGON 1975
BREST 1944 BEYROUTH 1975
AIX LA CHAPELLE 1944 MANAGUA 1978
ARNHEM 1945 ZAHLE 1981
ORTONA 1944 TYR 1982
CHERBOURG 1944 BEYROUTH 1982
BRESLAU 1945 NICOSIE 1958
WEISSENFELS 1945 COLON 1989
BERLIN 1945 MOGADISCIO 1993
MANILA 1945 KUWAIT CITY 1991
JERUSALEM 1967 BAGDAD 1991
SAN MANUEL 1945 MONROVIA 1994
ALGER 1954 PORT AU PRINCE 1994
CARACAS 1958 GROZNY 1994-95
PANAMA CITY 1989 SARAJEVO 1996
GRENADA 1983 FREETOWN 1997
34 Martin Steele, « The Three-Block War », Armed Forces Journal International, janvier 1998, p. 37, cite par Roch Legault dans Le champ de bataille et l’armée, Revue militaire canadienne, automne 2000. 35 Source : http://www.globalsecurity.org/military/library/policy/army/fm/3-06-11/ch1.htm#par7
43
PORT AU PRINCE 1996 BELGRADE 1999
SEOUL 1950 PRISTINA 1999
BUDAPEST 1956 BAGDAD 2003-200…
BEYROUTH 1958 FALLOUDJA 2004
SAINT DOMINGUE 1965 BEYROUTH 2006
Avant d’analyser l’apport de la puissance aérienne sur le théâtre urbain
dans les compartiments de capacités qui suscitent le plus d’interrogations
(l’appui-feu en particulier), il semble utile de se reposer sur l’Histoire pour
disposer de références et d’exemples. Les six cas historiques présentés dans
cette partie (et surlignés en grisé dans le tableau précédent) reviennent sur des
conflits centrés sur l’action militaire dans ou au-dessus des villes. Chacun d’entre
eux offre des aspects intéressants, représentatifs des conflits modernes :
- Opérations de frappes ciblées pour Beyrouth 1982 ;
- Confrontation avec une guérilla urbaine organisée et réactive à Mogadiscio en
1993 ;
- Choix de l’attrition absolue à Grozny en 1994-95 ;
- Opération interarmées minutieusement planifiée à Falloudja en 2004 ;
- Campagne aérienne très récente au Liban en 2006, dont il reste à tirer les
enseignements.
Dans ces présentations, une large place a été faite à l’analyse et à la
présentation du contexte politique et militaire des différentes opérations. Ce
choix vise à bien préciser le cadre général de l’action, dans toute sa complexité,
de manière à fournir une meilleure vision de l’environnement dans lequel se
déploie la puissance aérienne. Pour plus de clarté de lecture, ces éléments de
contexte ont certes été renvoyés en annexe. Ils restent cependant indissociables
des enseignements concernant la puissance aérienne. Car ils constituent non par
seulement un décor dont les opérationnels peuvent s’abstraire, mais bien le
cadre essentiel et incontournable qui limite et détermine leurs actions. Et qui
explique, parfois, pourquoi une victoire tactique peut soudain se muer en défaite
stratégique et politique.
L’objectif, dans la logique générale de l’étude, est par ailleurs de disposer
d’éléments qui, dans les parties suivantes, mettront en perspective :
- les réflexions sur l’état des lieux de la doctrine et des concepts en France et chez
ses alliés ;
44
- les recommandations concrètes visant à améliorer l’intégration entre troupes au
sol et troisième dimension dans le cadre urbain.
NOTA : Les cas historiques présentés ci-dessous doivent beaucoup à l’étude des
analyses du CDEF (Centre de doctrine d’emploi des forces) de l’Armée de Terre,
dont les nombreux travaux de RETEX constituent une base précieuse
d’enseignements opérationnels, ainsi qu’aux articles et conférences du CESA
(Centre d’études stratégiques et aérospatiales) de l’Armée de l’Air., au travers
en particulier de la publication « Penser les Ailes françaises ».
2.1 Beyrouth 1982
(Pour le contexte politique et militaire, se reporter aux annexes)
2.1.1 : La place de la puissance aérienne dans le combat de Beyrouth : succès
et échecs
Sur le court-terme, la stratégie israélienne choisie lors des opérations de 1982
se révèle être un franc succès : la victoire militaire israélienne est sans conteste,
la sécurité pour le nord d’Israël est assurée, et l’OLP (organisation de libération
de la Palestine) subit une défaite politique majeure.
Mais le siège a également provoqué une sévère critique d’Israël au niveau
international, engendrant une perte en soutien externe et en prestige. La
diffusion, à travers le monde, d’images vidéo d’un bombardement israélien
apparemment systématique et de terreur a considérablement lésé la réputation
internationale d’Israël. Le seul bombardement de ce type, contre les camps de
l’OLP le 12 août, a ainsi conduit à une condamnation publique intérieure et
internationale, empêchant le ministre de la défense Ariel Sharon d’aller au bout
de son ambition de destruction radicale de la force de combat de l’OLP36. A
contrario, la très grande discipline des unités au sol dans le respect des règles
d’engagement ne fait pas l’objet d’une telle médiatisation, alors que les forces
israéliennes, voulant éviter de répondre aux provocations car elles risquaient de
blesser des civils, ont subit des pertes importantes37.
36 Dov Tamari, Military operations in urban environments: the case of Lebaznon, 1982, “Soldiers in Cities: Military Operations on Urban Terrain”, sous la dir. de Michael C. Desh, Strategic Studies Institute of the U.S. Army War College, oct. 2001, http://www.strategicstudiesinstitute.army.mil/pdffiles/PUB294.pdf 37 Dr. William J. Olson, Air Power in Low-Intensity Conflict in the Middle East, Air University Review, mars-avril 1986, http://www.airpower.maxwell.af.mil/airchronicles/aureview/1986/mar-apr/olson.html
45
La puissance aérienne a constitué le principal instrument de la stratégie
coercitive d’Israël, qui a intentionnellement évité toute action au sol majeure, en
cherchant à protéger au maximum la vie des soldats des FDI (Forces de défense
israéliennes). Les forces blindées et d’infanterie ne sont dès lors que des forces
d’appoint qui visent à mettre davantage de pression sur l’OLP. Très rapidement,
le commandement israélien prend conscience du caractère plus meurtrier de ces
dernières, dont les frappes indirectes manquent cruellement de précision38.
L’artillerie et le feu naval seront donc réservés au sud-ouest de la ville, éloigné
des quartiers résidentiels et où se concentrent les forces de l’OLP39. En revanche,
les forces aériennes, en mesure de frapper des cibles avec précision, ont
constitué l’outil de choix, à chaque fois que les dommages collatéraux
représentaient une hantise particulière pour les Israéliens, comme dans les
quartiers résidentiels. L’image d’attrition aveugle généralement associée aux
frappes aériennes montre ici ses limites. La précision est du côté aérien.
Pour les frappes aériennes, les missiles Maverick et les petites bombes (250 kg
max.) ont été particulièrement privilégiés40. Généralement utilisé comme arme
anti-char, le Maverick a l’avantage d’être un missile de précision relativement
petit, cependant capable de détruire aisément un étage entier d’un bâtiment.
Quant aux petites bombes, elles ne disposent pas de la même précision que les
Maverick mais leur charge explosive réduite permet de limiter sérieusement les
dommages collatéraux.
Les hélicoptères d’attaques (des AH-1 Cobras et des Hugues 500 Defenders,
similaires aux AH-6 Little Birds américains) ont également joué un rôle crucial,
notamment pour détruire les systèmes anti-aériens soviétiques des forces
syriennes41. Mais l’efficacité des hélicoptères contre les chars syriens ne doit pas
faire oublier leur vulnérabilité au feu peu sophistiqué42.
Les Israéliens ont néanmoins échoué à exploiter positivement et totalement la
précision aérienne dans le combat urbain. En effet, les forces aériennes sont
associées à l’utilisation de l’artillerie et du feu naval. A cause de leur imprécision,
ce sont les deux grands responsables des principales pertes civiles et des
dommages collatéraux à Beyrouth. Or si Israël a remporté une victoire militaire,
38 Richard A. Gabriel, Operation Peace for Galilee: the Israeli-PLO War in Lebanon, New York: Hill and Wang, 1984 39 Dov Tamari, 2001 40 Major J. Markus Hicks, 1999 41 Richard A. Gabriel, Operation Peace for Galilee: the Israeli-PLO War in Lebanon, New York: Hill and Wang, 1984 42 Dr. William J. Olson, Air Power in Low-Intensity Conflict in the Middle East, Air University Review, mars-avril 1986, http://www.airpower.maxwell.af.mil/airchronicles/aureview/1986/mar-apr/olson.html
46
les conséquences politiques du siège de la capitale libanaise vont toucher
durement et durablement le gouvernement israélien.
Ainsi, une meilleure capacité de frappe précise – c’est-à-dire un bien plus
grand nombre de munitions de précision, même incluant de plus grosses
capacités de charge – aurait certainement permis à Israël d’atteindre ses
objectifs militaires à moindre coût politique.
La suprématie aérienne, d’autre part, semble avoir sécurisé les positions
de siège et le pont aérien. La menace syrienne a très vite imposé à la FAI (Force
aérienne israélienne) de se battre pour la suprématie aérienne. Les Syriens
disposaient en effet d’une importante puissance aérienne et d’un grand nombre
de batteries sophistiquées de SAM et de canons anti-aériens guidés par radar43.
Très tôt, la FAI s’est donc concentrée sur ces menaces, et trois jours à peine
après le début de l’opération, elle détruit semble-t-il 17 grosses batteries de
SAM, ainsi que plusieurs canons anti-aériens ZSU 23-4. La bataille aérienne
massive qui s’ensuit entre les forces israéliennes et syriennes est remportée
brillamment par les premières qui parviennent à détruire 29 MiGs44.
Cette suprématie aérienne, maintenue par la FAI tout au long du siège, a
considérablement contribué à la sécurité des positions israéliennes. Au total, la
FAI aura détruit 86 avions syriens sans perdre le moindre de ses engins, tandis
que les Cobras anéantissent des douzaines de blindés de syriens, dont quelques
uns des nouveaux chars soviétiques, les T-7245.
Les forces israéliennes ont ainsi pu maintenir de larges concentrations de leurs
forces et des stocks d’équipements et d’approvisionnement importants sans être
inquiétées par des attaques syriennes aériennes et anti-aériennes. Par ailleurs,
un pont aérien, rendu nécessaire par les très mauvaises conditions de route au
Liban, a pu être mis en place de manière sécurisée. Les C-130 et les hélicoptères
ont donc été utilisés sans limite pour tout l’effort d’approvisionnement et de
transport des troupes et particulièrement des blessés, réduisant ainsi
considérablement le taux de mortalité des forces de défense israéliennes46.
La contribution la plus importante de la puissance aérienne dans le combat de
Beyrouth en 1982 est sans aucun doute son appui-feu. Unique force de frappe
43 Major J. Markus Hicks, 2001 44 Anthony H. Cordesman, The Arab-Israeli Military Balance and the Art of Opérations, Washington DC: Americain Enterprise Institute, 1987 45 Richard A. Gabriel, Operation Peace for Galilee: the Israeli-PLO War in Lebanon, New York: Hill and Wang, 1984 46 Ronald D. McLaurin, The Battle of Beirut, 1982, Aberdeen Proving Ground, Maryland: Technical Memorandum, Human Engineering Laboratory, 1986, p. 74
47
« chirurgicale » et arme psychologique majeure, la puissance d’attaque aérienne
a été utilisée par les Israéliens de manière quasi-exclusive dans les principales
zones commerciales et résidentielles dans la corniche nord de Beyrouth ouest.
Dans cette zone, moins de 40 cibles sont touchées, et pour les cibles militaires,
seules celles clairement identifiées sont visées47.
A l’opposé de cette expérience, dans le cas des zones industrielles et près de
l’aéroport, où les plus grandes concentrations de l’OLP se situent, l’attaque se
fait par frappes indirectes d’artillerie et de feu naval, qui sont responsables de
presque la totalité de l’ensemble des pertes civiles et des dommages collatéraux
provoqués pendant le siège à Beyrouth. Des règles d’engagement moins
restrictives pour les forces aériennes ont achevé d’accentuer cette tendance48.
La principale contribution de la puissance aérienne à l’effort de renseignement
et au contrôle du siège par les forces israéliennes consiste en photographies
aériennes49. Celles-ci ont fourni des éléments de commandement et ont permis un
ciblage précis des objectifs militaires. Les drones ont participé au même effort
avec des images vidéo en temps réel. Les pilotes pouvaient donc être aidés par
les éléments transmis au commandement grâce aux drones, ainsi que par les
images aériennes, qu’ils devaient toujours conserver pour identifier visuellement
leurs cibles. Encore aujourd’hui, l’opération Paix en Galilée demeure considérée
par les Israéliens comme un modèle de coopération interarmées50.
La puissance aérienne a également été mise à profit pour des opérations
psychologiques : démonstrations de force (show-offs), largage de messages et
de communiqués, fusées51, tout est mis en œuvre pour maintenir la pression tant
sur la population civile, sympathisante de la cause insurgée, que sur l’OLP.
L’efficacité de ces opérations n’est pas connue avec exactitude, mais l’action
psychologique a l’intérêt d’offrir un biais de pression coercitive sans aucun coût
humain.
L’action psychologique peut par ailleurs être utilisée pour tromper l’adversaire
insurgé. En effet, la multiplication des démonstrations de force amène la
population civile à intégrer progressivement la présence de la puissance
aérienne dans son quotidien. La première offensive aérienne par la FAI, le 22
47 Major J. Markus Hicks, Fire in the city: Airpower in urban, smaller-scale contingencies, Alabama: School of Advanced Airpower Studies, Maxwell Air Force Base, 1999, http://www.comw.org/rma/fulltext/9906hicks.pdf 48 Major J. Markus Hicks, 1999 49 Major J. Markus Hicks, 1999 50 La dernière guerre du Liban : Questions sur une crise en expansion, Journée d’Etudes : Actes du 4 décembre 2006, FRS, p.29, www.frstrategie.org/barreFRS/publications_colloques/colloques/20061204.pdf 51 Major J. Markus Hicks, 1999
48
juillet, a donc provoqué la surprise générale: comme souvent, des démonstrations
de forces, des messages largués et des fusées avaient eu lieu, mais ces signaux
ont été suivis cette fois par des frappes aériennes massives 30 minutes plus
tard52.
Enseignements de la campagne :
Quatre ans après le début de l’opération Paix en Galilée, le Brigadier Général
israélien Dov Tamari tente d’identifier, dans un essai sur les opérations de
combat urbain, les principaux défis soulevés par le combat de Beyrouth. Ce sont
ses recommandations, associées à des analyses américaines similaires, qui sont
présentées ici.
Renseignement et forces spéciales
Au moment de l’attaque, les Israéliens disposaient d’une connaissance très
limitée de la société libanaise et de sa complexité communautaire et culturelle.
Le pauvre investissement des FDI dans les activités de renseignement les a
empêchées d’exploiter à leur avantage les divisions et rivalités communautaires
ou religieuses. Cet échec invite le commandement israélien à prendre la mesure
de l’effort à accomplir pour les futures opérations en terrain urbain: la
connaissance précise d’une structure sociale nécessite non seulement du temps,
mais également de la constance, condition indispensable à l’adaptation
permanente des assaillants aux actions insurgées53.
Dans cette perspective, Dov Tamari évoque la possibilité de l’emploi des forces
spéciales pour des missions de renseignements, avant et pendant le conflit.
Celles-ci, suggère-t-il, pourraient se mêler à la population, avec ou sans
couverture. Disposant d’une bonne maîtrise des dialectes locaux et connaissant la
culture et les coutumes locales, les forces spéciales serviraient de baromètres des
humeurs, attitudes, courants et dispositions de la population civile. Ce ‘sondage’
constant permettrait de gagner en anticipation, d’identifier les options pratiques
pour rapprocher les mentalités de la cause des assaillants, et d’être « prévenu
en avance d’atrocités imminentes au sein de la population »54.
52 Major J. Markus Hicks, 1999 53 Dov Tamari, Military operations in urban environments: the cas of Lebaznon, 1982, “Soldiers in Cities: Military Operations on Urban Terrain”, sous la dir. de Michael C. Desh, Strategic Studies Institute of the U.S. Army War College, oct. 2001, http://www.strategicstudiesinstitute.army.mil/pdffiles/PUB294.pdf 54 Dov Tamari, 2001
49
Contre-mesures de l’adversaire et absence de réactivité israélienne
L’armée israélienne n’a pas su voir la métamorphose des forces palestiniennes,
qui, face à la supériorité militaire de leur adversaire, passent rapidement d’une
organisation militaire régulière à un ensemble d’unités souterraines et
subversives, à mi-chemin entre civils et combattants. Ainsi, au fur et à mesure que
les unités régulières palestiniennes sont éliminées par les forces israéliennes, elles
sont immédiatement remplacées par un schéma d’activité terroriste bien moins
contrôlable55. Par ailleurs, au fur et à mesure de l’occupation israélienne, la
structure sociale évolue progressivement au Liban. Des organisations
paramilitaires qui avaient accueilli, en juin, les FDI avec enthousiasme, sont
devenues ouvertement hostiles et se rallient à d’autres éléments anti-israéliens56.
Ces tactiques ingénieuses, développées pour compenser la force aérienne
d’Israël, s’appuient toutes sur le principe d’une imbrication profonde et diffuse
de l’OLP dans la société libanaise. Alors que les forces israéliennes cherchent à
éradiquer l’infrastructure de l’Organisation en frappant des cibles militaires
physiques (bunker, poste de commandement, caches d’armes), les combattants
palestiniens misent sur une infrastructure bien moins visible. Ils provoquent ainsi la
confusion en mettant à profit les camps de réfugiés, les écoles, les agences
d’emploi, les services de santé, les organismes de soutien financier et les
mosquées57. On comprend dès lors la difficulté d’annihiler l’infrastructure même
d’une telle force insurgée dans la mesure où elle est impliquée au plus profond
de la société. En 2006, la situation du Hezbollah au sud-Liban ne diffèrera que
peu de ce schéma.
Pour Dov Tamari, il est indispensable de se servir, pour contourner ces
obstacles multiples à l’opération militaire, de l’outil politique. Ainsi, même si
aucun partenaire pour négocier n’est identifiable, un véritable effort doit être
fourni pour en trouver un. Cet effort doit être mené dès le début de l’opération
militaire, et non, comme traditionnellement, une fois l’opération militaire
achevée58.
C’est par ailleurs l’outil politique qui peut offrir aux forces assaillantes une
capacité de mouvement permanent semblable à celle des insurgés : en effet, la
capacité de transformation rebelle ne concerne pas seulement un mouvement
tactique ou physique, mais également un mouvement politique et social. Si les
rebelles constituent rarement une entité définie, palpable et homogène, ils
55 ibid 56 ibid 57 ibid 58 ibid
50
mettront en revanche la moindre pause ou la moindre cristallisation dans ce
mouvement à profit pour consolider leurs défenses, organiser leur résistance, et
surtout utiliser leur nouvelle visibilité pour exacerber les pressions internationales
sur l’assaillant. Il s’agit donc, pour les forces assaillantes, de développer une
capacité similaire d’adaptation, tant au niveau politique que militaire.
Géographie et terrain
Pour contourner la puissance aérienne israélienne, les Palestiniens se
déplaçaient à travers les immeubles et ont développé un réseau impressionnant
de tunnels et de tranchées. En règle générale, la détection est plus difficile
quand les installations sont camouflées sous terre. Le terrain urbain offre de plus
de nombreuses ressources (voitures, bouches d’égout, puits d’aération, etc.)59
pour rendre inaperçues les activités suscitées par l’existence du bunker.
Echouant la plupart du temps à repérer les caches des insurgés, les Forces de
Défense Israéliennes s’attachent à exacerber la pression du siège sur l’OLP et sur
la population civile, en ciblant les axes et sources d’approvisionnement (pour
l’eau, l’électricité, la nourriture, le transport d’armes ou de combattants, …).
Mais si la destruction systématique de ponts, d’axes de transports, de centrales
électriques a été bénéfique à court-terme, Dov Tamari doute de la valeur
ajoutée de ces actions sur le long-terme, dans la mesure où elles constituent un
obstacle à l’objectif politique de l’opération Paix en Galilée : « il est très
difficile de faire la paix et de restaurer la stabilité dans un pays ou une zone
dont nous avons détruit massivement l’infrastructure »60. C’est encore aujourd’hui
un des principaux reproches faits à la stratégie des opérations basées sur les
effets.
Population civile et réfugiés
Le combat urbain de Beyrouth en 1982 a démontré qu’une population civile
sympathisante ou même neutre est une caractéristique centrale de ce genre
d’opérations. La leçon qui est tirée de ce constat, dans l’immédiat après-guerre,
est que des efforts considérables doivent être faits pour obtenir le soutien de la
population, pour la satisfaire ou la rassurer, ou pour maintenir sa neutralité. En
revanche, si la majorité ou la totalité de la population s’identifie aux
59 Dov Tamari, 2001 60 Dov Tamari, 2001
51
combattants, alors toute pression massive sur elle doit être évitée, pour éviter un
phénomène d’engagement militaire croissant61.
Il est par ailleurs crucial d’opérer une nette séparation entre civils et
combattants. A cet égard, l’IDF avait compté sur les cessez-le-feu et l’ouverture
des routes pour que les civils puissent quitter la ville. Mais, alors que beaucoup
de stratèges israéliens s’attendaient à ce que les civils abandonnent les zones de
combat62, ceux-ci essayaient au contraire de rester le plus longtemps possible,
ne quittant leurs maisons qu’une fois les combats engagés.
Dov Tamari estime que l’isolement d’un opposant devrait s’opérer à l’avenir
par la fermeture et la neutralisation de toutes les communications internes et
externes, y compris pour les médias qui soutiennent la cause des assaillants.
S’inspirant de la campagne médiatique menée par les Américains et leurs alliés
pendant la guerre du Golfe, il souhaite ainsi que seules des informations
soigneusement sélectionnées soient transmises aux médias.
Opération militaire et objectifs politiques
L’enchevêtrement du Liban en 1982 ne pouvait être résolu par la seule
supériorité militaire. Une annexion territoriale puis la destruction de forces
militaires et l’énonciation des décisions militaires ne peuvent suffire à établir un
nouvel ordre politique. Alors que par le passé, la supériorité militaire
garantissait la victoire, les membres de l’OLP en 1982 ont toujours l’option
d’esquiver toute confrontation décisive.
Ainsi, au lieu de passer 72 heures au Liban comme prévu initialement, les
troupes israéliennes y resteront 18 ans, pour maintenir coûte que coûte l’objectif
politique d’un nouvel ordre au Liban que l’intervention militaire n’avait pas
permis d’atteindre.
2.1.2 Conclusion
En avril 1982, le ministre de la Défense, Ariel Sharon, avait expliqué au
secrétaire d’État américain, le général Alexander Haig : «Nous ne voyons pas
d’autres moyens de pénétrer dans cette zone et y clarifier les choses. Nous y
éliminerons l’infrastructure militaire et politique de l’OLP, dont nous serons délivrés
pendant de nombreuses années. Notre objectif n’est pas de fonder un Liban
61 Dov Tamari, 2001 62 Dov Tamari, 2001
52
indépendant, ni d’en chasser les Syriens, mais tels pourraient en être les effets
secondaires »63.
Au vu de cette affirmation, la guerre du Liban de 1982 semble véritablement
s’être soldée par un échec : non seulement l’objectif principal de la destruction
de la branche militaire et politique de l’OLP a été manqué ; mais la guerre a
donné l’occasion à l’OLP de gagner en unité, d’améliorer ses techniques de
combats, d’être auréolée du statut de « victime » aux yeux de la communauté
internationale et surtout de consolider sa base pour l’évolution future, grâce à
l’engagement de nouveaux combattants et à la rationalisation de l’organisation
(rôle important des camps de prisonniers).
On peut cependant reconnaître que le siège de Beyrouth démontre une
grande maîtrise par les Israéliens de leur puissance aérienne, dont ils
utilisent la capacité de frappe souple et précise pour limiter les dommages
collatéraux, ainsi que la capacité de renseignement, par l’intermédiaire des
avions de combat comme des drones. Mais l’excessive réticence à engager
des troupes au sol et donc à courir le risque de pertes de soldats a empêché les
forces israéliennes à compléter efficacement cette suprématie aérienne. Le refus
d’un combat méthodique « maison-par-maison », remplacé par un feu indirect
d’artillerie ou naval, n’a pas permis aux troupes de détruire l’infrastructure de
l’OLP. Surtout, ce refus a profondément meurtri la réputation internationale
d’Israël, condamné pour un bombardement systématique de terreur.
On peut retenir trois grandes leçons de cette guerre64 :
- Il est absolument nécessaire que l’option militaire retenue soit en adéquation
avec le projet politique. En aucun cas le bombardement aérien ciblé et les tirs
indirects meurtriers ne pouvaient changer l’ordre politique libanais ou éradiquer
les éléments militaires et politiques d’une organisation imbriquée physiquement
et socialement au plus profond de la société libanaise.
- La réactivité est une obligation cruciale pour remporter un combat urbain, car
le combattant asymétrique est sans cesse à l’affût de failles dans l’offensive
adverse et mise sur une capacité d’évolution voire de transformation très rapide.
Si les forces assaillantes ne font pas d’effort de compréhension en octroyant une
63 Roger J. Azzam, Liban, l’instruction d’un crime, Cheminements, 2005, p. 337. 64 La dernière guerre du Liban : Questions sur une crise en expansion, Journée d’Etudes : Actes du 4 décembre 2006, FRS, p.15, www.frstrategie.org/barreFRS/publications_colloques/colloques/20061204.pdf
53
place centrale aux activités de renseignement et de RETEX, elles seront toujours
dépassées par la créativité des insurgés.
- Le combat urbain impose un rééquilibrage des forces, avec l’utilisation des
troupes au sol pour les activités de conquête méthodique, de renseignement et
de capture et de la puissance aérienne pour sa capacité d’appui-feu, très utile
en cas de menace au sol, sa capacité d’affaiblissement des forces rebelles, par
la destruction d’axes et d’endroits stratégiques, et enfin pour sa capacité de
renseignement, salutaire pour repérer et anticiper les menaces.
2.2 Mogadiscio – 1992/93
(Pour le contexte politique et militaire, se reporter aux annexes)
En 1992, face à la généralisation des combats entre différents clans
somaliens qui revendiquent le pouvoir, les Etats-Unis lancent avec la France et
l’Italie une intervention militaire sous l’égide des Nations-Unies. L’opération
« RESTORE HOPE » poursuit trois objectifs : désarmer les milices, restaurer l’Etat
de droit somalien et apporter une assistance humanitaire.
Cette opération passe sous commandement onusien le 4 mai 1993. Dans
la continuité de la première intervention, l’opération UNISOM II doit maintenir le
cessez-le-feu entre les milices, garantir le bon déroulement de la transition
politique, et assurer la distribution de l’aide humanitaire.
Mais rapidement, les unités d’UNISOM II se heurtent à une hostilité croissante et
de moins en moins contrôlable de la part de la population. En juin, 24 soldats
pakistanais trouvent la mort dans le sud de Mogadiscio : déclenchant des tirs de
semonce pour faire reculer une foule agitée de femmes et d’enfants, ils seront
immédiatement abattus par des tireurs dissimulés dans la foule et postés sur des
immeubles voisins.
Le fiasco qui marque la retraite américaine définitive, quatre mois plus tard,
est marqué par des conditions similaires : violence extrême, surprise
considérable, perte totale, irrémédiable et très rapide de la maîtrise du terrain
et de la situation. Au cours de cette opération de capture du chef de guerre
Mohamed Farah Aidid, deux hélicoptères Blackhawk américains sont abattus et
18 soldats sont tués.
Deux jours plus tard, le président américain Bill Clinton annonçait la fin des
opérations contre Aidid… qui prend le pouvoir en Somalie en juin 1995.
54
2.2.1 La place de la puissance aérienne dans le combat de Mogadiscio :
succès et échecs.
Si la configuration du terrain dans la ville de Mogadiscio octroie d’emblée aux
hélicoptères une place significative dans le combat, l’équipement des milices
semble annuler cet atout. Ainsi, l’environnement plutôt bas dans l’ensemble
autour du marché Bakara et le fait que la plupart des combats étaient menés à
l’extérieur ou à partir de bâtiments offre des champs de tir relativement
favorables aux hélicoptères en appui-feu rapproché. Mais le relief bas et les
ruelles étroites de la zone ont au final fait des lanceurs RPG un danger mortel
pour les hélicoptères.
Dès lors, des hélicoptères blindés comme le Blackhawk, utilisé pour le transport
des troupes pendant les opérations de la Ranger Task Force, s’avèrent trop
vulnérables et difficilement maniables. Les 3 et 4 octobre, deux hélicoptères ont
été abattus et trois ont dû se retirer à la suite de grosses détériorations.
En revanche, l’hélicoptère de combat AH-6 –ou Little Bird-, petit et agile, se
montre plus intéressant comme plateforme d’appui-feu rapproché dans
l’environnement urbain très densément peuplé de Mogadiscio, ce qui ne
supprime pour autant pas sa vulnérabilité.
Les soldats de la 10ème Division (Mountain Division) de la Force de réaction
rapide (Quick Reaction Force) étaient équipés de stroboscopes à infrarouges, ce
qui permettait aux pilotes des hélicoptères d’attaque de les distinguer de leurs
adversaires pendant les combats de nuit65.
Il est probable que les combats urbains incitent à la systématisation de
restrictions sur les frappes considérées comme trop « aveugles ». Dès lors, la
projection aérienne apporte une valeur ajoutée réelle, par une combinaison
entre précision et mobilité. Ainsi, à cause de restrictions sur les mortiers au cours
du combat à Mogadiscio, les hélicoptères d’attaque Cobra étaient souvent le
seul appui-feu à la disposition du commandant de la Force des Nations Unies.
Les canons de 20 mm des Cobras avaient été équipés de viseurs-laser AIM-166
(faisceau laser uniquement visible par lunettes de vision nocturne) pour réduire
les dommages collatéraux, en permettant aux tireurs d’atteindre leurs cibles dès
la première rafale.
65 http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/ 66 http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/
55
Les situations de guet-apens ont été nombreuses lors des combats à
Mogadiscio. Une couverture aérienne, fournie par des avions de combat ou des
hélicoptères, a pu jouer un rôle majeur dans le dégagement des unités amies en
établissant un cordon de feu autour d’elles.
C’est précisément cette couverture aérienne (et un appui blindé) qui a
cruellement manqué au soir du 3 octobre 1993 : elle aurait pu dégager la
10ème Mountain Division de la Force de Réaction Rapide du guet-apens
somalien et ordonner le sauvetage à temps des rangers coincés dans les environs
du Marché Bakara de Mogadiscio. En revanche, les quatre Little Birds AH-6
présents ont démontré leur efficacité à soutenir les Rangers pendant une longue
période contre le feu intense des miliciens somaliens67.
Leçons générales du combat de Mogadiscio
Du combat à Mogadiscio, on retiendra 5 leçons fondamentales :
La première, c’est que l’adversaire urbain ne s’avoue jamais vaincu. Au
contraire, en compensant son infériorité par ses propres moyens, il fait preuve
d’une créativité et d’une ruse considérable afin de surprendre, tromper et
déstabiliser son adversaire, plus conventionnel.
La deuxième, c’est qu’un combat urbain ne s’improvise pas et qu’il ne peut être
mené par des unités dont la mission est le maintien de la paix et l’apaisement
des hostilités.
Les troisième et quatrième leçons illustrent un principe fondamental du combat
urbain : face à un adversaire asymétrique, les activités de renseignement et les
actions psychologiques ne sont plus laissées au rang de moyens parmi d’autres,
mais elles constituent une condition préalable incontournable. La part que doit
prendre la puissance aérienne dans ce cadre, en lien avec les moyens HUMINT,
ne peut être négligée sous peine de graves déconvenues
Enfin, le décalage entre la réussite de l’opération de capture des chefs de
guerre d’Aidid et l’impact démesuré de la chute des hélicoptères « faucons
noirs » souligne l’importance de la prise en compte de la fragilité des moyens
engagés68.
Contre-mesures de l’adversaire
67 http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/ 68 On verra plus loin que cette leçon est restée tout à fait présente aux yeux des commandants américains lors de la planification de la prise de Falloujah.
56
Tout au long des combats à Mogadiscio, la distinction entre combattants
et non-combattants est extrêmement trouble. Les combattants somaliens, quand
ils tirent sur les soldats américains ou qu’ils s’avancent vers les lieux de crash des
hélicoptères de la Task Force Ranger, ne portent ni uniforme ni tenue distinctive
et se cachent derrière des foules d’hommes, femmes et enfants non armés69.
Ce danger est démultiplié avec la prise de conscience, par les combattants
somaliens, de l’impact politique extrêmement fort que peuvent avoir des images
et des vidéos où l’on voit des hélicoptères américains se faire abattre ou des
corps de soldats mutilés et brûlés se faire traîner par une foule en liesse70.
Entraînement, préparation, anticipation
Alors même que les chefs de guerre étaient en terrain conquis, le
commandement onusien a négligé l’importance de l’effet de surprise, estimant
que le seul rapport de forces avantageux pouvait suffire. Or, l’attaque aérienne
du 3 octobre a souffert de ce manque d’effet de surprise maximum, qui avait
été induit par la répétition de l’opération de capture. Sur une période de
quelques mois, les membres de la Task Force Ranger avaient conduit six fois la
même opération basique à Mogadiscio71.
De plus, les « rôdeurs de nuit », hélicoptères du 160ème Régiment Opérations
Spéciales d’Aviation étaient formés pour des missions de nuit, à grande vitesse et
basse altitude. Pourtant ils sont chargés, tout au long de leur mission, de rôder
au-dessus de zones urbaines surpeuplées en plein après-midi.
L’erreur tactique la plus grave de la Task Force Ranger a été, semble-t-il, la
taille inadaptée de la force de sauvetage (rescue force). L’équipe d’un des CSAR
qui se tenait prête en cas de crash d’hélicoptère a été utile pour venir en aide
de l’équipe du premier Blackhawk abattu. Mais aucune force de réaction
immédiate n’était présente pour assister les membres de l’équipe de Michael
Durant (le pilote) quand son Blackhaw a été touché 20 minutes plus tard.
Renseignement
Pendant l’opération RESTORE HOPE, la collecte du renseignement humain
s’était considérablement appuyée sur les ONG72. De par leurs relations avec les
contacts officiels et leur positionnement privilégié pour observer de près les
69 http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/ 70 http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/ 71 http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/ 72 Les Cahiers du Retex, n°4
57
dynamiques de la politique somalienne. Les ONG ont en effet pu fournir des
informations significatives sur les activités des milices. Or, la surveillance
constante des inclinaisons de la population locale ainsi que des intentions de
l’ennemi permet de garantir tant l’adéquation des efforts diplomatiques et/ou
militaires avec la situation sur le terrain, qu’une bonne réception par les leaders
politiques pertinents.
Pour recueillir et diffuser ce type de renseignement, les forces américaines
avaient mis en place un centre d’opérations civilo-militaire, qui faisait office
d’intermédiaire entre les agences humanitaires et la force de coalition
multinationale. Ce centre communiquait quotidiennement avec l’envoyé spécial
du State Department, Robert Oakley, qui connaissait la plupart des acteurs
politiques somaliens73. En outre, Oakley, accompagné d’une équipe restreinte,
s’était attaché à renforcer la voie politique en se rendant dans le sud de la
Somalie pour prévenir les leaders locaux de l’arrivée des troupes sur les sites de
distribution.
Cette connaissance précise des dispositions de la population locale et des
intentions et capacités ennemies a, par opposition, fait cruellement défaut
lorsque la mission est passée du peacekeeping à une mission de peace
enforcement. Certes, les unités de l’UNITAF ont tenté de rétablir l’autorité locale
ainsi que certains éléments de la Police Nationale de Somalie –une des rares
institutions respectées du pays qui n’était pas fondée sur les clans. Dispatchant
des hommes aux check points et sur les centres de distribution de nourriture pour
contrôler les foules, les forces locales de police ont pu assurer la sécurité tout en
recueillant une HUMINT de valeur au bénéfice des forces de l’UNITAF. Mais cela
s’est avéré insuffisant et les dirigeants américains ne sont pas parvenus à
appréhender correctement certains aspects de la culture somalienne pendant
UNOSOM II74.
La bonne connaissance du mode gouvernemental somalien et de la
dépendance du processus de décision envers des personnalités claniques avait
constitué un atout majeur pour le commandant des forces interalliées de
l’opération RESTORE HOPE. A contrario, le manque d’accent sur l’HUMINT n’a
pas permis au commandant UNOSOM II de savoir que de nombreux officiers
des milices avaient reçu une formation complète de l’académie militaire
73 Cahiers du Retex, n°4 74 http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/
58
soviétique d’Odessa et d’écoles militaires italiennes et l’a conduit à sous-estimer
les capacités militaires des factions.
L’enseignement fondamental qui surgit de cette expérience est que la
compréhension des rapports de forces au niveau local et l’intégration des
décideurs dans l’opération urbaine ne peut en aucun cas être négligée. Cet
effort de compréhension passe par le rassemblement, au moment de la
planification d’une opération interarmées, d’une large palette de renseignements
humains, sur les normes sociales et les coutumes politiques qui caractérisent une
zone urbaine. Le Général américain Zinni rappellait à cet égard : « Je pense
qu’une des pires leçons que nous avons eu l’occasion d’apprendre avec l’UNITAF,
mais que nous avons oubliée depuis, c’est qu’il vaut mieux offrir un forum où
défendre sa cause à toute personne avec même la plus petite autorité, fût-elle
obtenue à la pointe du fusil. Quand ils sont isolés, il n’y a pas d’autre recours que
la violence »75.
Opérations d’information, prosélytisme et propagande
L’UNITAF a contré la campagne d’information (PSYOP) menée par Mohammed
Farad Aidid avec sa radio Aidid, en créant sa propre radio d’information. Cette
technique s’est montré tellement efficace qu’Aidid a convié le Général Zinni chez
lui pour se plaindre des émissions de la radio UNITAF. Le Général Zinni a alors
pu suggérer une atténuation mutuelle du ton sur chacune des deux radios76.
A l’inverse, les dirigeants d’UNOSOM II ont largement négligé les relations
publiques et les initiatives d’opérations psychologiques. La tentative de
fermeture de la radio d’Aidid s’est soldée par un échec, et les chefs de guerre
ont continué à consolider et galvaniser le soutien populaire envers la résistance.
La troisième dimension dans l’opération urbaine de Mogadiscio ; le combat
urbain dans le cadre d’une campagne plus large
On retiendra quatre grands enseignements de la bataille du 3 et 4 octobre à
Mogadiscio concernant la dimension aérienne :
Le premier point concerne la fragilité de certains types d’hélicoptères
difficilement maniables, comme le Blackhawk. Cette vulnérabilité est
considérablement accentuée dans des environnements urbains peu élevés (en
75 Interview du Général Zinni, par la chaîne Frontline (http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/interviews/zinni.html) 76 Interview du Général Zinni, par la chaîne Frontline
59
termes de hauteur de bâtiments) : ainsi, si la visibilité depuis le ciel en est
facilitée pour les hélicoptères, leur exposition au tir RPG ne s’en trouve pas
réduite, bien au contraire. A contrario, la mobilité et la maniabilité de petits
hélicoptères comme les Little Birds semblent plus intéressantes dans un contexte
comme celui de Mogadiscio, mêmes si tous les hélicoptères demeurent
extrêmement fragiles dans un environnement urbain hostile.
Deuxième enseignement : l’appui-feu aérien assuré par la puissance aérienne
peut être déterminant. Les Little Birds ont ainsi joué un rôle intéressant dans le
sauvetage et la survie de l’unité bloquée dans le guet-apens du Marché de
Bakara. Grâce à leur mobilité, certains hélicoptères ont pu rapidement couvrir
l’ensemble de la foule qui encercle l’unité au sol, et alléger la pression exercée
sur les Rangers. Mais souvent l’imbrication de la population civile avec les
rebelles ne permet pas le traitement des objectifs par les hélicoptères, même si
ceux-ci peuvent désigner les objectifs aux troupes au sol. Encore ce rôle peut-il,
avec moins de risques de pertes, être tenu avantageusement par des drones. On
peut aussi penser que l’utilisation des moyens de l’armée de l’air américaine
(avions de combat, munitions de précision) aurait pu suppléer à la fragilité des
hélicoptères, à partir du moment où une action coercitive était engagé. Plus
dissuasifs, bien moins vulnérables, sans doute aussi précis, les avions de combat
ne laissent aucun espoir à des miliciens armés de RPG d’abattre une cible. Ceux-
ci peuvent alors hésiter à prendre part à une action dangereuse à découvert,
alors même que la perspective d’un bénéfice médiatique est réduite à quia. Les
hélicoptères, dans cette balance entre avantages et inconvénients pour le
milicien de se découvrir, lui laissent une chance appréciable d’abattre son
ennemi. Au plan psychologique, le soutien aéromobile s’est montré très
réconfortant pour les troupes au sol, comme en témoigne le soldat américain
Anton Berendsen77, pris sous les feux somaliens du marché de Bakara dans la
nuit du 3 au 4 octobre. C’est également ce qui ressort de l’expérience des
soldats français qui ont pris part à l’opération de destruction des stations de la
radio Aidid (entre le 10 et 17 juin)78.
Un autre aspect fondamental de la dimension aérienne concerne le
renseignement depuis le ciel, qui permet de visualiser beaucoup plus de choses
et mieux. Ainsi l’emploi des hélicoptères a permis de fournir aux troupes au sol
des renseignements précieux, en localisant avec précision snipers, population
civile, mouvements de foule, déplacements suspect de groupes d’hommes, etc.
C’est donc un avantage tactique considérable : les éléments aériens peuvent
77 Documentaire de Frontline (Chaîne de télévision PBS) : interview du PFC Anton Berendsen http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/interviews/zinni.html) 78 Pour plus de détails sur cette opération, lire le rapport du CEREX (Les Cahiers du Retex, n°4)
60
guider les troupes sur les itinéraires pris sous le feu. Le rapport du CEREX
explique à cet égard que les panneaux air-sol dont s’étaient équipés tous les
véhicules ont permis aux hélicoptères d’apprécier rapidement la situation
tactique et de renseigner avec un temps d’avance sur les itinéraires et les
obstacles éventuels. On peut également remarquer que les progrès en matière
d’équipement des avions de combat (reconnaissance, observation, précision, mise
en réseau) leur donneraient aujourd’hui dans un tel contexte une plus-value
appréciable, fondée sur la combinaison entre la puissance, la précision, la
protection (altitude suffisante pour échapper aux RPG) et la réversibilité. Les
drones de surveillance pourraient également aujourd’hui fournir une appréciation
de la situation tactique et renseigner avec précision, en temps réel, de manière
plus discrète que les hélicoptères, et avec moins de vulnérabilité.
Du fait de l’importance politique d’une zone urbaine, de la complexité
inhérente à ce genre d’environnement et du grand nombre de ressources
nécessaires proportionnellement, les commandants désignent souvent la seule
zone urbaine comme « zone d’opérations interarmées ». Quand les combats ont
éclaté à Mogadiscio le 3 octobre 1993, le Commandant de la Task Force a ainsi
conçu un plan de campagne en quatre phases, qui définissait les orientations
offensives et défensives par rapport aux zones tactiques (Mogadiscio) et aux
zones opérationnelles (l’arrière-pays)79.
L’opération offensive des Rangers contre le bastion du clan de Mohammed
Farad Aidid a réussi sa mission d’arrestation d’une douzaine des principaux
lieutenants du seigneur de guerre. Néanmoins, la destruction non anticipée de
deux hélicoptères UH-60 Blackhawk de transport par des membres de la milice
d’Aidid a conduit à la mort des 18 soldats américains et à la décision de
l’administration Clinton de retirer les troupes de Somalie.
2.3 Grozny – 1994/1995
La première bataille de Grozny, au milieu des années 1990, a servi et sert
encore de référence aux factions armées insurrectionnelles à travers le monde.
En revanche, elle sert de contre-exemple, du moins dans la plupart de ses
phases, pour les armées régulières désireuses de reconquérir une ville. Lors d’un
colloque récent organisé par le CESA de l’armée de l’air française sur le thème
des opérations aéroterrestres, le professeur américain William Dean, spécialiste
de la contre-insurrection, notait ainsi que la manière dont les Russes avaient
79 Les Cahiers du Retex, n°4
61
« réglé » le problème de Grozny en 1994-95 et en 2000 (destruction totale de
la ville) ne pouvait en aucun cas servir d’exemple pour une force aérienne
moderne, et se rattachait davantage à un mode d’action « totalitaire ».
Alors que les Américains, forts de leur exploitation réaliste des enseignements
de Grozny80, sont parvenus dix ans plus tard à éviter les erreurs russes à
Falloudja avec un rapport de pertes de presque 1 à 20 (américain/insurgés)81,
l’armée russe s’interroge sur son bilan : pourquoi a-t-il fallu aux troupes russes
deux batailles de plus d’un mois chacune avec 5000 soldats morts et plusieurs
dizaines de milliers de blessés en tout pour prendre Grozny82 ?
Cette étude de cas se focalise sur la première bataille de Grozny (1994-1995)
et ne mentionne que les évolutions significatives de la seconde bataille (1999-
2000).
2.3.3 La puissance aérienne dans la bataille de Grozny : appréciation
générale
La puissance aérienne russe, pourtant bien plus compétente que le reste de
l’armée fédérale, n’est pas apparue suffisante en elle-même pour faire
clairement et définitivement pencher la balance du côté russe. Handicapée par
des conditions météorologiques très difficiles qui exacerbent la déliquescence
qualitative et quantitative de sa flotte, dévalorisée par l’absence totale de
coordination et d’esprit d’offensive, sclérosée par des divisions et des
immobilismes au sein du commandement et du cercle politique décisionnel et
entachée par son indifférence totale aux dommages collatéraux et aux pertes
civiles, la puissance aérienne russe n’a pas été, visiblement, utilisée au maximum
de ses capacités. On retient de cette expérience quelques enseignements
fondamentaux.
80 Voir Grozny 2000: Urban Combat Lessons Learned, by Mr. Timothy L. Thomas, Foreign Military Studies Office, Fort Leavenworth, KS. Se reporter également à Lessons learned from the battle of Grozny, 1994-95, United States Military Academy, by Sean McCafferty, West Point, 2000. 81 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 82 S. Pasquier et A. Chevelkina, « Retour dans Grozny normalisée », L’Express, 21 juin 2006
62
Equipements
Les conditions météorologiques difficiles ont eu un impact stratégique et
opérationnel majeur lors de la bataille de Grozny83. En l’occurrence, il est vite
apparu qu’envahir la Tchétchénie en plein hiver était pour le moins une décision
peu logique.
L’hiver tchétchène est extrêmement rude et contraignant : les vents
apportent glace, neige et turbulences ; les précipitations et tempêtes concernent
au moins 15 jours par mois ; et la moitié des jours de chaque mois est également
caractérisée par une couverture nuageuse de plus 75%84.
Pour la majorité de ses missions, la puissance aérienne russe se heurte à des
difficultés réelles :
- Tout d’abord, les conditions atmosphériques ont tout simplement interdit bon
nombre de sorties. Ainsi, les hélicoptères ont dû rester cloués au sol une grande
partie du mois de février 1995 à cause du mauvais temps85.
- Ensuite, les capacités de frappes ont été handicapées par la visibilité altérée et
la perte de précision dans la désignation des cibles qui en résultait. Les Su-24
russes ont été contraints de se passer de bombes guidées par laser, et les
erreurs de tir ont été nombreuses86. En sus de décollages et atterrissages très
difficiles, les avions et hélicoptères auraient été forcés d’évoluer à très basse
altitude pour traiter leurs objectifs. Les munitions manquent enfin de facultés tous-
temps87.
- Les missions de surveillance électro-optique ont également dû être limitées aux
neuf-dix heures de luminosité quotidiennes88. La couverture nuageuse et les
précipitations ont exacerbé ce désavantage, offrant aux rebelles de
nombreuses opportunités de surprendre les forces russes.
- Enfin, les conditions atmosphériques ont limité les opérations de
réapprovisionnement en armement, nourriture, équipements et nécessaires
médicaux, car les conditions de largage n’étaient souvent pas remplies. Pourtant,
les Russes disposaient à l’époque d’un des meilleurs équipements aéroportés du
monde89.
83 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 84 Raymond R. Lutz, avril1997 85 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 86 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 87 Raymond R. Lutz, avril 1997 88 Raymond R. Lutz, avril 1997 89 Raymond R. Lutz, avril 1997
63
Forces et faiblesses inhérentes aux équipements et aux contre-mesures adverses
Les défenses aériennes tchétchènes (comprenant des SAM, ainsi que de lourdes
mitrailleuses et des RPG)367 se sont montrées extrêmement létales pour les
hélicoptères, forçant les Russes à limiter l’utilisation de ces derniers aux seules
missions non-combattantes. En trois ans, les Tchétchènes ont abattu trois avions de
combat et dix hélicoptères, sans compter les 26 aéronefs endommagés90. La
défense aérienne tchétchène, jugée comme « très efficace » par l’Armée de l’Air
russe91, a su mettre à profit les rigidités et les lenteurs de la puissance aérienne
russe. En outre, la flotte des hélicoptères russes datait d’une bonne vingtaine
d’années et était en fin de vie. Ainsi, non seulement les hélicoptères étaient
obsolètes mais également leurs munitions et l’équipement à bord92.
L’assassinat de Doudaïev offre en revanche un exemple de l’avantage
technologique russe : l’interception de transmissions cellulaires par une
plateforme aéroportée a conduit des Su-24 à être immédiatement dirigés sur la
cible et à la détruire grâce à des munitions guidées par laser (probablement
des missiles air-sol AS-12)93. Cette détection a permis par la suite un coup de
filet significatif dans les rangs rebelles, rendus soudainement vulnérables dans
l’immédiat suivant l’attaque de leur chef. L’opération démontre ainsi que des
frappes aériennes ciblées sont envisageables, et que l’apport de la puissance
aérienne dans le domaine du renseignement d’origine électromagnétique
(ROEM) est fondamentale, et particulièrement appréciable en ville.
Mais la réussite tactique de cette opération ne lui donne pas pour autant de
pertinence stratégique, et le vide et la confusion espérés par les Russes ne seront
pas fatals à la rébellion.
Commandement et communication
Tout au long de la bataille de Grozny, les forces aériennes russes ont opéré
indépendamment des unités au sol. En effet, le commandement était tiraillé à
cette époque entre la hiérarchie et les ordres venant des ministères de l’intérieur
et de la défense et des services de renseignement fédéraux. Cette organisation
90 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 91 L’enfer de Grozny, décembre 2006 92 David A. Fulghum & Nikolai Novitchkov, “Chechnya Cripples Russian Aviation”, Aviation Week and Space Technology, 7 août 1995 93 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04)
64
désordonnée a provoqué des situations totalement anarchiques : le Général
Anatoly Kvashin, commandant la principale force d’assaut, entré dans Grozny
par le nord et rencontrant, au fur et à mesure de son avancement, une résistance
de plus en plus forte, alors que des troupes disaient le rejoindre par l’est et par
l’ouest, n’a réalisé qu’au bout de deux jours que les forces dites n’avaient jamais
été présentes et que les informations sur leurs déplacements avaient été
faussées94.
Les Tchétchènes n’ont en effet pas tardé à comprendre le net avantage que la
désorganisation ennemie leur offrait : mettant à profit leur bilinguisme en russe,
ils piratent les transmissions radio des assaillants, et se faisant passer pour des
camarades, ils parviennent notamment à fourvoyer les pilotes russes pour qu’ils
bombardent leurs propres troupes95. Ces intrusions ont accru le nombre de tirs
fratricides, déjà importants du fait du manque de précision et des erreurs de
coordination : sur l’ensemble de la guerre en Tchétchénie 60% des pertes ont été
dues à des tirs fratricides96.
La coordination et le commandement tchétchènes sont d’ailleurs aussi rigoureux
qu’ils sont insuffisants voire absents du côté russe : la mobilité des insurgés et leur
excellente connaissance de la ville a accentué leur capacité à commander et
contrôler leurs forces. La tactique mise en œuvre par l’ensemble des poches de
résistance complique beaucoup les tentatives d’identification pour les troupes
russes et notamment les unités aériennes. Cette mobilité des insurgés enlève
également toute pertinence à la mise en œuvre de la puissance de feu écrasante
russe.
De même, alors que les gratte-ciels et les immeubles gênent les transmissions
russes, particulièrement en haute fréquence et entravent la communication entre
les unités, les tchétchènes parviennent à contourner ce problème grâce à des
portables et des systèmes commerciaux grâce auxquels ils coordonnent les
opérations de combat97.
2.3.4 Les missions de la puissance aérienne
Le rôle de la force aérienne russe pendant la première guerre de Tchétchénie a
été défini selon quatre grandes phases98 : le blocus combiné à des opérations
94 L’enfer de Grozny, décembre 2006 95 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 96 Olga Oliker, « Russia’s Chechen Wars 1994-2000 : lessons from urban combat », RAND Corporation, 2001 97 L’enfer de Grozny, décembre 2006 98 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04)
65
secrètes, la mise en place de la suprématie aérienne, le soutien aérien
rapproché et enfin les opérations de contre-insurrection. A ces quatre missions,
s’ajoutent celles transverses de frappe et de transport.
Blocus et opérations secrètes
La puissance aérienne a été impliquée très tôt dans l’effort de sujétion
de la Tchétchénie. A partir d’août 1994, elle doit assurer un blocus sur la
république insoumise. Appuyé par des hélicoptères Mi-8, des intercepteurs PiG-
31 et Su-27 et des avions A-5099, le blocus visait à stopper les flux d’armes
lourdes, à défaut de pouvoir stopper les communications électroniques ou à
arrêter les individus et petits convois qui irriguent la résistance en argent, armes
légères et armes technologiques. Cette mission est relativement réussie : le
développement très rudimentaire des axes de communication physique limitant
le champ de surveillance pour la force aérienne, des volumes significatifs
d’armes ont pu être interceptés100.
Supériorité aérienne
L’échec d’« opérations secrètes » menées pour retourner une partie des
forces tchétchènes vient rapidement confirmer la nécessité absolue d’assurer une
supériorité aérienne écrasante A partir du 27 novembre jusqu’à fin décembre
1994, des escadrons de Su-25 et Su-27, pilotés par les meilleurs éléments de
l’Armée de l’Air russe, détruisent par une série d’attaques surprises le premier
escadron aérien tchétchène réparti sur les pistes de Grozny, Khankaly et
Kalinoka101.
Cette phase fut un vrai succès : l’aviation tchétchène est entièrement
démantelée avant l’attaque au sol et sans une seule perte russe102. Les pistes
d’atterrissage ont été tapissées de bombes anti-béton ; la plupart des systèmes
de défense anti-aérienne et le réseau de commandement et contrôle tchétchène
ont été détruits103. La campagne de suprématie aérienne russe, extrêmement
efficace, a affiché tant vitesse que surprise et esprit d’offensive.
L’absence de surveillance ou de prévention radar chez l’ennemi ont
facilité la surprise russe. Dans l’ensemble, la défense aérienne et les armements
99 Raymond R. Lutz, avril 1997 100 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 101 Raymond R. Lutz, avril 1997 102 Igor Korotchenko, « Korotchenka Review of Operations in Chechnya”, JPRS, JPRS-UMA-95-008, 1995 103 Raymond R. Lutz, avril 1997
66
des Tchétchènes, relativement obsolètes, se sont vite laissé submerger en ce qui
concerne cette action.
Contre-insurrection
Après une troisième phase, consacrée aux opérations de soutien aérien
rapproché en théâtre non-urbain et marquée par un bilan très mitigé (de lourdes
pertes sont infligées aux rebelles mais la puissance aérienne russe a payé le
prix d’une non-coordination totale avec les troupes au sol), la phase de contre-
insurrection s’engage. Il s’agit d’éliminer et de disperser les rebelles en dehors
des centres peuplés. Mais là encore, l’aviation russe démontre un manque de
flexibilité et d’initiative flagrant : les cibles fixes sont largement privilégiées ; les
opérations de reconnaissance de frappe et de sécurité sont maintenues à haute
altitude pour être hors de portée des armements tchétchènes (ce qui n’aurait en
aucun cas posé un problème avec des capteurs suffisamment performants, ce qui
aurait permis, comme cela est possible aujourd’hui d’allier protection, réactivité
et précision); les hélicoptères sont réservés aux missions d’évacuation médicale
ou aux opérations psychologiques (ce qu’explique cependant leur grande
fragilité en ville) et les assauts ne sont pas coordonnés avec les unités au sol, qui
sont souvent laissées à leur propre sort104.
Par ailleurs, le passage de la phase de soutien aérien rapproché à celle
de contre-insurrection s’est traduit par un rapprochement des forces russes –
aériennes comprises- des zones de combats. Les unités au sol ainsi déployées se
sont retrouvées à défendre des cibles fixes et vulnérables tandis que les
hélicoptères et les avions de transport étaient désormais menacés –parfois à tel
point qu’ils en sont paralysés et que les avions de transport devenaient des
cibles favorites des Tchétchènes105.
En fin de compte, les Russes ont créé eux-mêmes les conditions de leur
vulnérabilité en déplaçant leurs unités aéroportées et de soutien à l’intérieur de
la zone de combat. Cette prise de risque était d’autant plus inconsidérée que
des exemples multiples viennent confirmer cette constance : déjà, lors de la
Seconde Guerre Mondiale, cette erreur avait coûté 8% de leur aviation aux
forces de l’Axe dans le Nord de l’Afrique, mais également 1300 avions aux
Américains au Vietnam 30 ans plus tard et surtout 180 appareils soviétiques en
Afghanistan sous le feu moudjahidine106.
104 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 105 Raymond R. Lutz, avril 1997 106 Raymond R. Lutz, avril 1997
67
Opérations de frappe
Tout au long des quatre phases mentionnées, des bombardiers Tu-22 étaient
chargés de missions d’illumination, de largage de messages de propagande et
de bombardements107. Ce dernier objectif, souvent, si ce n’est systématiquement,
associé à une approximation dans le ciblage, a été durement condamné par les
médias, les observateurs internationaux et certains chefs militaires. Une frappe
était ainsi considérée comme réussie si elle atterrissait dans un rayon de 150
mètres autour la cible108. Des commandants au sol ont par la suite spécifié que
ces bombardements leur avaient causé autant de pertes qu’en avaient
provoquées les tirs ennemis au mortier. En effet, avec une visibilité nulle au
dessus de Grozny recouverte d’un épais brouillard, les bombes, larguées à
6000 ou 7000 mètres d’altitude ont de grandes chances de frapper des troupes
amies109. Les dommages collatéraux provoqués dans les villages alentours n’ont
pas tardé à se révéler porteurs de graves conséquences, particulièrement au
niveau des déplacements civils.
Les Russes n’ont pu enrayer le processus d’étoffement des rangs de la
résistance. En effet, si le bombardement acharné contre la population débouche
sur un court et bref avantage, il garantit sur le long terme non seulement la perte
de tout soutien populaire mais également le ralliement de la population à la
cause voire à l’effort insurgés.
Transport
L’aviation de transport militaire a été efficace dans l’ensemble, et
particulièrement importante dans la phase de préparation. En 60 jours, un
ensemble d’avions (Il-71, An-22 et An-124) ont fait 492 sorties, transportant
22 000 hommes, 1140 véhicules et plus de 3000 tonnes de fret110. Les transports
aériens avaient lieu en dehors de la zone de combat (vers Mozdok) et étaient
relayées par des convois au sol ou par des hélicoptères en direction de Grozny.
Le taux élevé de sorties fut maintenu tout au long de la bataille, suggérant
l’excellente compétence des pilotes et un bon degré de préparation111.
Toutefois, les transports rapides, d’appoint ou d’évacuation dans les zones de
107 Raymond R. Lutz, avril 1997 108 Raymond R. Lutz, avril 1997 109 Raymond R. Lutz, avril 1997 110 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 111 Raymond R. Lutz, avril 1997
68
combat ont été limités par la combinaison des conditions atmosphériques difficile
et la vulnérabilité aux tirs tchétchènes.
2.3.5 Enseignements généraux
Les éléments qui avaient motivé, en août 1994, le refus par les
commandants russes d’une intervention directe en Tchétchénie n’ont pas changé
en 4 mois. Mais l’obstination du gouvernement fédéral et l’échec en novembre de
la rébellion anti-Doudaïev poussent les russes à faire fi de l’opposition des
militaires et à organiser dans l’urgence (deux semaines) la bataille de Grozny.
Tandis que le pouvoir russe échoue à comprendre la détermination des rebelles
et à reconnaître l’état déliquescent de ses forces, le commandement militaire
souffre de son côté d’une absence totale de préparation et de planification.
Estimant les forces rebelles peu ou pas entraînées, escomptant une fuite vers les
montagnes et s’attendant à n’avoir qu’une démonstration de force à faire à
Grozny, les Russes se permettent donc de négliger les conditions de leur
intervention. Ils font confiance à l’armée de l’air pour prendre la relève contre
l’insurrection dans les montagnes…sans retenir les dures leçons de l’Afghanistan.
Les forces russes négligent la phase de planification et les opérations de
renseignement qui doivent la précéder et l’accompagner.
Cette erreur sera soigneusement évitée lors de la deuxième bataille de
Grozny : les Russes ont en effet adopté une approche totalement différente,
focalisée sur l’encerclement complet de la ville (50 000 soldats) et sur une
attaque indirecte, ciblant des poches de résistance localisées112. Mais cette
opération modernisée de siège est mise à mal par le large mépris pour les vies
et les propriétés des non-combattants issus de l’impatience militaire et politique
des Russes, qui tolèrent des dommages collatéraux considérables pendant le
conflit et qui en oublient d’exploiter le siège113 pour une réussite sur le long
terme.
Enfin, le commandement russe a sous-estimé l’intérêt de préparer le
théâtre des combats. Les frontières de la république n’ont ainsi pas été fermées,
et les services de renseignement russes ont échoué à fournir quelque information
que ce soit concernant les réseaux de communication ou les PC souterrains que
les rebelles ont mis en place.
112 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 113 Rober C. Owen, What a JFACC should know about urban operation , présentation à la conférence sur le rôle de la puissance aérienne dans les opérations urbaines interarmées le 24 mars 1999
69
La population civile, pourtant centre de gravité d’une guerre insurrectionnelle,
a été totalement négligée par les commandants russes. A cet échec on peut
imputer une insuffisance au niveau des services de renseignements qui ne
comprennent pas l’influence de la religion et de la culture dans le conflit. Les
structures claniques de la société tchétchène ne sont pas non plus prises en
compte et la distinction entre une population d’origine russe plutôt favorable et
la population tchétchène. Dès lors, les tracts et messages diffusés avant le
combat et invitant la population à se désolidariser des combattants tchétchènes
ont eu l’effet inverse : se sentant acculés, les résidents se tournent vers les
rebelles tchétchènes114.
En fait, des conclusions erronées d’une évaluation du renseignement
stratégique avaient convaincu les commandants russes que le leadership rebelle
représentait le centre de gravité stratégique des séparatistes, c’est-à-dire la
source essentielle de leur force et de leur puissance115. En réalité, le vrai centre
de gravité, plus diffus dans la population tchétchène, c’est le nationalisme
ethnique qui s’ancre beaucoup plus profondément que la simple rébellion
politique. C’est pourtant cette conviction que la sécurité personnelle du leader
Doudaïev était la vulnérabilité du mouvement séparatiste tchétchène au niveau
opérationnel, qui a conduit les russes à placer Grozny, considérée comme le
siège du gouvernement de Doudaïev, en objectif opérationnel n°1116
Mais l’insuffisance des renseignements ne doit pas faire oublier le mépris
général pour les pertes civiles et les dommages collatéraux. Ainsi, malgré la
pression relative sur les non-combattants pour qu’ils quittent la ville, encore 20
000 à 30 000 résidents sont cachés dans les sous-sols quand commence la
bataille de Grozny117. L’indifférence aux pertes civiles a par ailleurs été
exacerbée par le sentiment de trahison chez les soldats russes, persuadés qu’ils
allaient sauver et libérer une population terrorisée par des fanatiques
musulmans tchétchènes et étrangers, et qui se sont retrouvés confrontés à des
civils hostiles et souvent sympathisants de la cause tchétchène118.
114 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 115 L’enfer de Grozny, décembre 2006 116 L’enfer de Grozny, décembre 2006 117 Olga Oliker, « Russia’s Chechen Wars 1994-2000 : lessons from urban combat », RAND Corporation, 2001 118 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006
70
Pour finir, les stratèges n’avaient pas anticipé le quart de million de réfugiés et
déplacés non-combattants provoqués par la bataille de Grozny. Les
planificateurs logistiques russes et les commandants opérationnels russes,
persuadés que les non-combattants allaient quitter la ville dès la première
occasion119, n’avaient donc pas la moindre idée de la manière de gérer ce
genre de crise. Des camps sommaires sont mis en place mais uniquement pour
opérer une distinction entre combattants et civils. Cependant, le manque de
planification et de moyens logistiques n’a pas permis de surmonter le flux
important de personnes à trier. L’absence de solution alternative durable a par
ailleurs considérablement contribué à dissuader les tchétchènes de quitter la
ville.
Les Tchétchènes ont utilisé des opérations d’information pour compléter et
multiplier les effets des tirs létaux au niveau tactique. Ils emploient à cet effet
quatre types d’opérations psychologiques à l’adresse des russes et de leur
propre population : désinformation, intimidation, provocation et dissimulation. Ils
comptent beaucoup sur la désinformation pour modeler la couverture
médiatique internationale du conflit.
A plusieurs occasions, les Tchétchènes combinent avec succès une guerre
électronique et des attaques informationnelles. Ils brouillent à plusieurs reprises
les médias russes de masse, et Doudaïev va même jusqu’à interrompre une
émission télévisée russe pour diffuser ses propres messages à partir de
plateformes mobiles de télévision120. Ces opérations ont considérablement altéré
le soutien non seulement de la population russe mais également de l’armée
fédérale à la guerre de Tchétchénie.
Le contrôle des médias et la domination du point de vue russe dans les medias et
dans l’opinion publique ont donc été les priorités du gouvernement russe lors de
la deuxième guerre de Tchétchénie en 1999-2000.
Les règles d’engagement (ROE) n’ont pas résisté au conflit : rapidement les
transgressions se banalisent et les excès sont à la mesure de l’irréalisme de ces
règles. Ainsi, non seulement les forces fédérales russes avaient pour interdiction
d’ouvrir le feu en premier, mais les instructions étaient également excessivement
centralisées, ce qui a fait perdre considérablement de temps aux unités et
conforté les officiers dans une certaine déresponsabilisation121. De nombreux
exemples mettent ainsi en lumière des situations de soldats russes ayant des
119 L’enfer de Grozny, décembre 2006 120 L’enfer de Grozny, décembre 2006 121 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006
71
chars ennemis en ligne de mire mais attendant, impassibles, les instructions pour
ouvrir le feu.
L’inadéquation entre les ROE et la réalité du combat créé donc une zone grise
de confusion qui est exacerbée par les intrusions du politique. La sphère
politique n’hésite pas en effet à s’inviter en plein cœur des combats pour les
suspendre ou les orienter122. La consigne du 27 décembre 1995 qui intime au
commandement militaire l’ordre « de ne pas faire dérailler les accords de
paix » déstabilise encore plus ce fragile équilibre.
En fin de compte, la nervosité, la frustration et le désir de vengeance
des soldats russes, additionnés à la confusion des règles d’engagement vont
contribuer à la désobéissance croissante des militaires face aux démarches de
Moscou pour stopper les bombardements123. Ce relâchement dans l’application
des règles d’engagement conduit inévitablement à une augmentation des
dommages collatéraux et suscite une vive indignation au sein de la population.
Or cette indignation ne peut être que bénéfique aux forces insurgées.
2.3.6 Conclusion
Après deux ans de combat qui vont durablement marquer les deux parties, la
Russie doit accepter un cessez-le-feu de cinq ans avec la Tchétchénie, ainsi que
le retrait de ses troupes et l’organisation d’élections locales. Les estimations des
coûts de reconstruction de la Tchétchénie entre les deux guerres s’élèvent à 6%
du budget fédéral124. Cela ne comprend pas les fonds nécessaires pour la
réinstallation de quelques 200 000 personnes déplacées ni les centaines de
millions de roubles pour les compensations aux vétérans125.
Des erreurs fondamentales expliquent ce revers. Tout d’abord, la planification
opérationnelle rigoureuse a été littéralement omise à cause d’une volonté
politique impatiente et aveugle. En outre, l’armée russe, en pleine déliquescence,
a négligé la nécessité du renseignement qui lui aurait évité de sous-estimer la
qualité de son adversaire. Le désavantage initial des russes a par ailleurs été
exacerbé par la bonne connaissance des Tchétchènes de leur région et des
forces et faiblesses de l’armée russe. Malheureusement, l’armée russe n’a pas
non plus su exploiter l’expertise acquise par l’Armée Rouge pour former ses
soldats au combat urbain 122 L’enfer de Grozny, décembre 2006 123 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 124 L’enfer de Grozny, décembre 2006 125 L’enfer de Grozny, décembre 2006
72
Plus spécifiquement, le potentiel de la puissance aérienne, déjà amoindri par le
manque d’entraînements et limité par les pénuries en carburant et en
équipements permettant de surmonter les contraintes atmosphériques, s’est trouvé
définitivement englouti par les divisions et les contradictions au sein du
commandement. Les ambiguïtés politiques se sont fait particulièrement ressentir,
notamment au niveau des règles d’engagement, qui semblent s’attacher de
manière déraisonnée à une représentation de la réalité complètement faussée,
portant en elles les prémices de la perte de repères et de la notion de
proportionnalité chez les soldats. Mais ces ambiguïtés politiques ont également
beaucoup de répercussions sur l’état d’esprit des troupes russes, aspect pourtant
fondamental d’un combat urbain. Conscients de l’incompétence et du manque de
préparation de l’armée en général, subissant les désaccords dans le
commandement politique et militaire au quotidien, confrontés à un ralliement
massif de la population à la rébellion et à des combats d’une violence extrême,
les soldats russes ne sont animés d’aucun esprit offensif. Les sorties aériennes sont
ainsi marquées par une prise de risque minimale, par une concentration sur des
cibles fixes alors que la rébellion misait précisément sur sa mobilité et par
l’absence totale d’initiative due à la centralisation miliaire excessive.
En revanche, on peut retenir de la bataille de Grozny un certain nombre
d’enseignements absolument incontournables pour les combats urbains :
-Tout d’abord, le commandement doit impérativement être unifié et une étroite
coordination doit être mise en place entre la puissance aérienne et les troupes
au sol ;
-Ensuite, l’avantage de la surprise, pourtant très efficace lors de l’assaut initial
russe, a été trop souvent abandonné aux Tchétchènes. Une utilisation correcte de
la puissance aérienne aurait permis éventuellement de le reconquérir ;
-Le concept de masse avancé par les commandants militaires s’est avéré
totalement inadéquat pour combattre une force insurgée dispersée ;
-Le manque d’humilité et le déni de la réalité par les Russes a conduit à des
erreurs d’appréciation et à des négligences coûteuses ;
-Enfin, le mépris manifeste à l’égard des civils a condamné toute chance pour
l’armée russe de gagner le soutien de la population. Plus grave, il a même
accentué le phénomène de ralliement aux forces insurgées.
73
2.4 Fallouja - 2004126
“America’s powerful military force could, if it wished, quickly turn Fallujah into a pile of rubble, but there was no point to doing that. Making rubble was the old ideal, precision the new”.
Rebecca Grant, the Fallujah Model
Le combat urbain de Fallouja, en redonnant une signification majeure aux
activités de siège et en reléguant l’affrontement direct au moment de l’estocade
finale, concrétise l’élargissement de la notion de manœuvre, ainsi que la mise au
point d’une intégration entre les capacités terrestres et aériennes. La puissance
aérienne y apparaît dans toute l’étendue de ses fonctions, du transport au
renseignement, de l’appui-feu à l’action psychologique, avec un succès reconnu.
Aux antipodes de la ruée des Russes à Grozny en 1995, la conquête de
Falloujah en novembre 2004 prouve effectivement la possibilité d’une
manœuvre urbaine moderne combinant ruse, audace, ténacité et force brute, et
appuyée efficacement par la troisième dimension. Ce n’est qu’après un très
long siège que l’affrontement direct a lieu, et la conquête n’en est que plus
courte. De chaque côté, on trouve en effet des réticences devant la bataille,
conscients pour les uns des difficultés qu’ils auront à éviter les effets d’une
puissance écrasante et affichant pour les autres une certaine prudence devant le
coût humain prévisible de cette opération.
Localisation de Falloudja. Source : Oxford Research Group
126 Les travaux du CDEF de l’armée de terre sur cette bataille, eux-mêmes appuyés sur le retour d’expérience américain, constituent une source majeure de cette synthèse.
74
2.4.3 La place de la puissance aérienne dans le combat de Falloudja : succès
et échecs.
Le journal de l’Air Force américaine, citant le général Buchanan, qui supervisait
l’emploi de la puissance aérienne pour le CENTAF durant la bataille de
Falloudja, juge que la reprise de cette ville a donné lieu à une opération
« réellement interarmées », dans laquelle la puissance aérienne a démontré son
efficacité, sa disponibilité, et son aptitude à délivrer les effets attendus par les
forces terrestres127. Les avions de combat étaient en particulier capables, durant
la phase la plus intense des combat, d’utiliser leurs pods de désignation afin de
guider la manœuvre des forces au sol. Dans la même intervention, le général
Buchanan salue la contribution des JTAC (contrôleurs aériens avancés insérés
dans les unités terrestres) afin de guider les appuis-feux aériens.
Dès février 2005, Rebecca Grant estime de son côté que la seconde bataille
de Falloujah marque une étape dans l’emploi des forces aériennes en combat
urbain128, étape où se voit concrétisés les bénéfices produits par la plus grande
précision des munitions disponibles : au départ réticents, les Marines ont
finalement accepté l’idée de frappes aériennes en apprenant l’arrivée massive
des GBU-38 JDAM (Joint Direct Attack Munition, à guidage GPS) et des GBU-12
Paveway II (à guidage laser) : la puissance et la précision de ces munitions
guidées de 250kg en font en effet des armements parfaitement adaptés au
combat urbain de haute ou de moyenne intensité129.
Sur l’ensemble du siège et de la bataille de novembre, plus de 540 frappes
aériennes ont été demandées de l’échelon division à celui de la compagnie et
318 bombes et 391 roquettes ou missiles ont été largués par air en feu indirect
(soit environ 100 000 tonnes de munitions aériennes)130.
Face aux insurgés pratiquant un combat rapproché, la puissance et la précision
des munitions aériennes ne sont toutefois pas toujours suffisantes et appellent à
des améliorations techniques, notamment pour la réduction des délais
d’intervention et des distances de sécurité, et à des entraînements intenses et
adaptés, pour optimiser la coordination entre les forces terrestres et aériennes.
127 Air Lessons from Fallujah, Air Force Magazine, Marc V. Schanz, 27 octobre 2007 128 Rebecca Grant, « The Fallujah Model », Air Force Magazine, Février 2005 129 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 130 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004, CDEF, avril 2006
75
Equipements
Drones : renseignement et tir
Pendant la bataille de Falloudja, de nombreux petits drones tactiques ont été
utilisés par les GTIA pour des opérations de renseignement. Cela a permis
d’expérimenter et d’évaluer leur valeur ajoutée dans un théâtre urbain.
Leur capacité à voir derrière les murs et les bâtiments apparaît précieuse. En
effet, la dissimulation des insurgés à l’intérieur de bâtiments constitue l’un des
défis majeurs pour les forces assaillantes. Ainsi, les drones ont permis de déceler
un certain nombre de points d’appui avant la prise de contact et donc d’éviter
de risquer des vies humaines. Les drones Predator, Shadow, Hunter et Pioneer
ont été à cet égard très efficaces : en transmettant aux GTIA des images en
« temps réél », ils permettent d’identifier des mortiers, des embuscades et des
engins explosifs avant le contact avec la troupe131. C’est ainsi un Pioneer qui a
permis de repérer, le 8 novembre, un mortier dissimulé dans une mosquée en
construction132.
Dès lors, les drones ont l’avantage de créer un climat permanent d’insécurité
pour l’ennemi et entravent considérablement sa manœuvre. L’avantage
asymétrique que constitue la dissimulation pour l’adversaire s’en trouve
sérieusement amoindri : aucune zone n’est sûre désormais et même le réseau de
commandement de la rébellion devient vulnérable.
Avantage non négligeable également, les modèles comme le Raven ou le
Dragon Eye sont facilement maniables au niveau des compagnies (le Raven : 2,5
kg, 1m de long, portée 10km, 80 min d’autonomie, 60km/h, transportable par
sac à dos, pilotage manuel par ordinateur)133.
En revanche, les petits drones comportent certains inconvénients : ils sont
sensibles à la météo ; disposent d’une résolution insuffisante pour différencier un
homme armé d’un civil innocent ; assez bruyants, ils sont vulnérables aux armes
de petit calibre et peuvent constituer pour les insurgés un indice sur les zones
d’engagement imminent des assaillants. Enfin, le Raven ne transmet pas les
coordonnées métriques de ce qu’il voit, ce qui le rend peu utile pour des
131 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 132 Bing West, "How the Pioneer Robot Plane Helped Win an Artillery Duel", Slate, 11.11.2004 (traduction par Lt col EMG Ludovic Monnerat sur http://www.checkpoint-online.ch/ ) 133 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
76
réglages de tir134. On peut ajouter qu’en termes de déconfliction aérienne, c’est
à dire de gestion de l’espace aérien de manière à éviter les collisions et les
accidents, la présence des drones pose des problèmes importants, de plus en
plus aigus au fur et à mesure que se généralise leur emploi. Les avions de
combat ne sont concernés qu’à la marge. En revanche, les hélicoptères peuvent
craindre une collision avec un drone en cas d’encombrement aérien à basse
altitude.
La bataille de Falloudja a été utile car elle a aussi permis d’expérimenter
l’emploi des drones armés. Même si, à cause des difficultés à coordonner l’action
entre la cellule appui feux du GTIA et les opérateurs des drones tactiques basés
à Camp Falloudja (qui ne sont pas formés au réglage de tir), la tentative
d’effectuer des tirs d’opportunité avec une surveillance permanente par drone a
été un échec relatif ; ces engins auraient été quand même utilisés une
quarantaine de fois pour des frappes ciblées. Depuis, la société Lockheed Martin
a converti 400 Predator au combat urbain en les dotant de munitions
adaptées135. La priorité est de doter les drones d’une caméra assez puissante
pour distinguer les amis des ennemis et pour s’ajuster très rapidement ; ainsi que
d’une capacité à transmettre les coordonnées métriques de la cible, sa direction
de vol et son angle de vue.
Des drones plus lourds comme le Silver Fox et le Scan Eagle ont également été
testés pendant la bataille et ont démontré une certaine efficacité, ouvrant la
porte à de nouvelles tactiques136 : doté de capacités d’ajustements rapides, de
distinction des porteurs d’armes et d’éclairage d’objectifs par laser, le Scan
Eagle apporte une assistance précieuse pour la frappe, d’autant plus si cette
action est combinée avec une utilisation du Dragon Eye comme appât pour le feu
ennemi.
L’apport généralement positif des drones pendant la Bataille de Falloujah
plaide donc pour une intégration totale de ceux-ci dans la tactique du combat
urbain moderne. Il reste qu’un certain nombre d’ajustements sont nécessaires pour
optimiser au maximum leur capacité de renseignement et de tir. Pour cette
dernière fonction, particulièrement, la mise en place d’une plate-forme de
contrôle commune à tous les drones ou au moins d’une coordination minimale
semble indispensable. La coordination doit enfin être centralisée, afin d’éviter au
134 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 135 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 136 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
77
maximum les dangers de collision entre plates-formes aériennes habitées et non-
habitées.
Hélicoptères : souplesse, précision mais vulnérabilité
La souplesse d’emploi et la précision des hélicoptères d’attaque, positionnés en
périphérie de la ville a été appréciée par les troupes engagées, qui ont pu
bénéficier d’une décentralisation des engins jusqu’au niveau des sections voire
des groupes. Leur appui passe par l’observation, la surveillance d’une zone,
l’appui et le relais radio et surtout par les feux.
Ils n’en restent pas moins très vulnérables. Cinq hélicoptères (un UH-60
Blackhawk, deux AH-1 Super Cobra et deux AH-64-Apache) ont été touchés les
12 et 13 novembre par des missiles SA-7 et des roquettes RPG-7137. Pour cette
raison et à cause de l’encombrement aérien, les engins sont ensuite restés à
distance de sécurité de la ville, et semblent avoir évité les enveloppements
verticaux et les raids. Cette exigence d’éloignement impose aux hélicoptères de
disposer de munitions à grande portée et à capacités anti-structures, réduisant
leur utilité relative par rapport aux avions de combat, sauf pour le transport et
les évacuations.
L’AC130 « Gunship »
Cet avion de transport Hercules C130 a été transformé en plate-forme de tir
avec un canon de 105mm, un de 40mm et deux de 25mm. Tirant jusqu’à 4km de
la cible tout en tournant à 300km/h autour d’elle, cet appareil sous
commandement des opérations spéciales a fait preuve d’une efficacité
redoutable138. Il constitue l’appui aérien apparemment le plus efficace à
Falloudja. De surcroît, sa présence permanente est aussi rassurante pour les
Américains qu’elle est angoissante et contraignante pour les rebelles.
L’AC130 indique que la reconversion d’appareils devenus obsolètes
pour le transport aérien mais encore disponibles pour des missions très
ponctuelles à « haute valeur ajoutée » est une piste à considérer sérieusement.
137 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 138 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
78
Quelle présence au combat ?
La puissance aérienne avant l’affrontement direct
Le commandement américain décide d’utiliser des raids aériens pour affaiblir
les rebelles, inciter la population à fuir et faire croire à l’ennemi que l’attaque
aura lieu au sud alors qu’elle est déjà planifiée au nord. Le nombre de raids
aériens est allé croissant à l’approche de l’offensive (de deux par jour au début
à six au début de novembre). Les raids se sont essentiellement concentrés sur le
sud de la ville, guidés par des éléments des forces spéciales et mais également
par des agents locaux retournés.
L’objectif initial était de décapiter la rébellion par des raids idéalement
chirurgicaux139. Malgré une précision presque systématique, le commandement
adverse n’est pas éliminé. Mais cette pression permanente permet de tenter un
jeu de négociations : au « bâton » des raids aériens est associée une « carotte »
financière, comme l’annonce par le gouvernement intérimaire irakien d’un budget
de 30 millions de dollars de travaux140.
Surtout ces raids aériens permettent d’exercer une pression sur la population.
En effet, celle-ci est incitée, également par le biais de tracts, à quitter la ville
par la seule voie ouverte, au nord-ouest. La fuite canalisée de la grande
majorité de la population civile a permis de priver la guérilla de son bouclier
humain. Les erreurs de Grozny ne sont pas répétées. La puissance aérienne peut
alors agir de manière plus souple.
Il s’agit également de priver les rebelles de leur soutien logistique. Les raids
frappent voitures, ambulances et bus scolaires, qui sont depuis avril les transports
privilégiés par les rebelles, dans leur guerre asymétrique contre les forces
alliées141. Seuls les véhicules assurément vides ou immobilisés depuis au moins
trois jours et donc susceptibles d’être piégés, sont détruits à l’approche de
l’attaque terrestre. En outre la destruction des ambulances permet de priver les
rebelles de leur soutien sanitaire.
Enfin, la localisation au sud de la majeure partie de ces raids aériens contribue
à l’entreprise de diversion pour convaincre l’ennemi que l’attaque aura lieu dans
cette direction alors qu’elle est déjà planifiée au nord. Cet effort est renforcé
139 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 140 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 141 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
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par des coups de sonde au dessus de la zone142, qui en plus de constituer
d’excellents entraînements, permettent de déceler des points d’appui ennemis et
surtout de renforcer l’idée d’une attaque au sud.
Désignation et précision du tir en contact direct
Un des principaux défis pour l’appui feu aérien est de réussir à désigner les
objectifs de manière précise et certaine, et ce, malgré le décalage de
perception entre les observateurs au sol et les équipages aéroportés. Pendant la
bataille de Falloudja, environ 800 bâtiments sont ainsi répertoriés dans une
base de données, et, s’ils ne constituent pas des objectifs de frappe, ils
constituent des repères qui permettent aux contrôleurs aériens de savoir quelle
section ils survolent143. Un bataillon est par ailleurs parvenu désigner des
objectifs et à guider des pilotes par radio de manière bien plus claire, en
utilisant la même résolution par pixel des images numériques du terrain qu’eux
(le bataillon pouvait « voir » ce que voyait le pilote).
Concernant la frappe, la désignation d’objectifs à l’attention des pilotes est
exigeante et difficile. Le marquage de l’objectif par des tirs directs amis semble
être trop imprécis. Comme le souligne le Cahier du Retex du CDEF sur cette
bataille, « l’emploi des munitions traçantes ne fonctionne réellement qu’avec des
hélicoptères qui peuvent rester au dessus des troupes »144. Mais rester au-dessus
des troupes suppose d’accepter un risque élevé pour l’hélicoptère et son
équipage (syndrome du « faucon noir » à Mogadiscio). De même, l’emploi de
fumigènes ou d’artifices éclairants n’est pas non plus satisfaisant et reste trop
aléatoire. De jour comme de nuit, fumées et lumières peuvent se déplacer de
plusieurs dizaines de mètres ou être complètement cachées145.
C’est en fait la désignation par laser qui est la plus sûre et la plus efficace.
Mais là encore, le faisceau peut être gêné par des obstacles ou la cible être
profondément située à l’intérieur des bâtiments. Le pilote doit donc pouvoir
prendre le relais avec son propre désignateur. De plus, selon le CDEF, « pour
que la désignation soit visible pour le pilote, un ensemble de 3 ou 4 pointeurs peut
être nécessaire pour créer une « zone » de tâches mouvantes ».
142 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 143 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 144 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004, CDEF, avril 2006 145 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
80
Il est à noter que la nuit est un moment privilégié de la précision aérienne pour
la conquête. A Falloudja, elle permet ainsi d’exploiter au maximum la supériorité
optronique amie et de la moindre efficacité des tirs ennemis, qui pourtant
disposaient de moyens de vision nocturne146. L’appui aérien de nuit présente
également moins de risques de tirs fratricides. En revanche le guidage du
faisceau laser du pilote par une unité amie semble imposer pour le contrôleur
aérien de n’être soumis à aucun feu ennemi.
Enfin, il est indispensable pour le pilote comme pour les forces terrestres de
disposer d’un moyen sûr de liaison sol-air et d’un poste radio de secours (de
niveau bataillon ou compagnie), qui permettent à la force aérienne de rester en
contact permanent avec les troupes au sol147. La valeur ajoutée d’un appui feu
aérien pour les forces terrestres est en effet intrinsèquement liée à une
excellente liaison entre les deux dimensions. L’apport de systèmes comme le
ROVER (Remotely Operated Video Enhanced Receiver), lié à l’action des JTAC,
révolutionne aujourd’hui cette liaison air-sol si indispensable, augmentant
l’opportunité pour les forces terrestres d’utiliser au mieux la puissance
aérienne148.
Défis de coordination et de communication
Dans la mesure où l’on mise sur une complémentarité de l’artillerie par un
appui feu aérien, il faut organiser méticuleusement cet espace aérien très dense.
A Falloudja, la «High Density Airspace Control Zone » doit ainsi coordonner les
mouvements de 10 types d’avions différents, 7 types de drones, 3 types
d’hélicoptères et les obus d’artillerie.
Avec le schéma ci-dessous, qui illustre cette multiplicité de dimensions, on
comprend l’obligation de prendre en compte la force aérienne dans son
ensemble pour la coordonner, optimiser au maximum sa communication avec les
unités au sol et assurer pleinement son appui aux forces terrestres.
Seule une coordination précise peut réduire l’espace et le temps
exploitables par les petites cellules ennemies, très fluides. Egalement pour éviter
des tirs fratricides, la connaissance du positionnement permanent et exact des
unités avancées est une nécessité absolue. A cet égard, la numérisation peut être
complétée par le marquage actif ou passif, visuel et infrarouge, de tous les
véhicules et tous les personnels.
146 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 147 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 148 Rover’s here, par Marc V. Schanz, Air Force Magazine, 22 décembre 2005.
81
L’espace aérien dans le combat urbain de Falloujah (novembre 2004) :
Pour des raisons de lisibilité, les échelles n’ont pas été respectées
Le succès dans l’emploi des appuis indirects à Falloudja est dû pour une grande
part à un entraînement poussé : avec des exercices CAX (Combined Arms
Exercice, manœuvres à tirs réels concentrées sur la coordination des feux),
réalisés au Marine Corps Air Ground Combat Center de 29 Palms en Californie,
les unités qui ont combattu en Irak étaient préparées à ces opérations
complexes.
2.4.4 Enseignements généraux
Le commandement américain voulait éviter toute collaboration entre la guérilla
et la population. Pour cela, les forces de la Coalition utilisent le siège de la ville
pour inciter la population à fuir la zone. Cependant, elles semblent surprises
voire dépassées par l’exode de plus de 200 000 personnes dont il faut
s’occuper149. Il est certes judicieux d’écarter la population civile du théâtre des
combats à venir, mais cette expérience a montré qu’il est indispensable de
149 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
82
mettre en place des structures d’accueil provisoire pour assurer des conditions de
vie décentes aux réfugiés. En effet, les forces américaines n’ont pas accompagné
leur incitation à la fuite d’une assistance aux déplacés ou d’une coopération
civilo-militaire, et elles ont par conséquent échoué à garantir l’efficacité à long
terme de cette action.
Il est important également de planifier le filtrage étroit de cette population
partante. En effet, il semble que les principaux chefs de l’insurrection dont al-
Zarquaoui, ainsi que la moitié de leurs troupes aient profité du flot humain et de
la porosité du bouclage pour s’échapper150. Les insurgés ont également mis à
profit cette désertion générale pour récupérer des maisons qu’ils comptent
utiliser dans le cadre des combats.
Dès juillet, un réseau de renseignement très complet est mis en place par le
commandement américain, et comprend forces spéciales, agents infiltrés,
analystes des médias arabes, satellites, photos aériennes, surveillance et
interception électroniques. L’effort de renseignement à Falloudja est également
marqué par une innovation tactique : la surveillance de la ville par des drones
Predator (US Air Force) ou Pioneer (US Navy) introduit en effet un élément
inédit : la quasi-permanence151. Celle-ci a constitué une entrave importante à
l’action des insurgés.
Les Américains envisagent de compléter cette surveillance par les drones ou
même, à l’avenir, par l’emploi de ballons captifs positionnés au-dessus de la ville
comme un satellite géostationnaire à très bas coût152.
La quasi-permanence et la capacité de distinction des civils et des insurgés
s’avèrent d’autant plus indispensable pour le combat urbain moderne, que
l’adversaire asymétrique va souvent piocher dans un éventail de mode d’actions
très large. Il n’hésite pas à faire preuve de ruse et de tromperie pour palier la
défense de feu d’une armée occidentale moderne. Par exemple, après la
désintégration de la police irakienne (5000 hommes) et la disparition, en
conséquence, de centaines d’armes, d’un millier d’uniformes et d’une cinquantaine
de véhicules, des rebelles ont pu attaquer un groupe de Marines grâce à des
équipements de faux soldats irakiens qu’ils avaient récupérés153. De même, des
cadavres sont piégés, des tirs à bout portant suivent de fausses redditions, de
faux blessés sont utilisés, etc. Cette tendance est clairement accentuée par le
150 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 151 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 152 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004, CDEF, avril 2006 153 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
83
caractère fanatique des combattants, souvent sous l’emprise de drogues et peu
soucieux du droit de la guerre.
Dès lors, un appui aérien pour assurer une fonction de renseignement et de
surveillance peut apporter un complément significatif à la vigilance qui est
exigée de la part des assaillants.
Pour vaincre un adversaire extrêmement motivé et incrusté dans une ville, et
qui oppose à l’asymétrie de la puissance de feu l’asymétrie psychologique du
fanatisme ainsi que l’utilisation de toutes les possibilités de camouflage dans
l’espace urbain et dans le temps, les troupes américaines décident d’opérer
selon un tryptique « préparation longue – conquête rapide – occupation
longue »154. Pour le commandement américain, seule une manœuvre complexe,
faite de ruses, de lutte sur la zone des soutiens (au sens large, de la logistique
aux opinions publiques), d’actions sur la population locale, et qui s’apparente
plus à la guerre classique qu’à la guerre d’attrition industrielle, peut permettre à
une armée occidentale moderne et donc numériquement limitée de venir à bout
des insurgés.
Le commandement américain, selon les travaux du CDEF sur la bataille, suit donc
le plan d’opération suivant :
Conception de l’opération al-Fajr / Phantom Fury155
Phase 1 (juillet-7nov) : préparation et modelage
-pression/attrition par raids aériens
-préparation logistique
-opérations de diversion
-réunion des forces/bouclage de la ville
Phase 2 (7nov) : actions préliminaires
-saisie de points-clefs à la périphérie Est de Falloujah
Phase 3 (8nov- ?) : conquête et nettoyage de Falloujah
a/ Première semaine : conquête de la ville
b/ nettoyage (un moins)
Phase 4 (juillet - ?) : actions sur la population
-prise en compte des réfugiés avant l’assaut
154 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 155 Tableau p. 49, in Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004, CDEF, avril 2006
84
-aide à la population pendant les combats
Phase 5 ( ?) : transfert d’autorité aux autorités irakiennes
La première phase du tryptique à Falloudja marque avant tout le retour
du siège qui permet aux forces de se constituer un rapport de forces écrasant
tout en réunissant un maximum d’informations, de « modeler » le terrain, de faire
pression sur les autorités politiques locales, d’affaiblir la résistance armée et de
la tromper sur l’axe d’offensive terrestre. Les moyens aériens ont été au centre
de cette phase et remplissent notamment les fonctions de renseignement et de
« modelage ». La plupart des doctrines modernes d’emploi de l’arme aérienne
sont utilisées, du bombardement de terreur à l’élimination physique des
dirigeants adverses.
Après un siège de plusieurs mois, les troupes se lancent à la conquête de la
ville, qui doit être aussi rapide que possible (une semaine). Pour cela, elles
combinent actions de diversion, raids blindés, écrasements par le feu, et
progressions linéaires ou méthodiques. La victoire des forces américaines sur une
guérilla, pourtant dispersée en multiples cellules autonomes, démontre qu’il est
possible pour une armée moderne de vaincre un adversaire asymétrique avec
des pertes dix à vingt fois inférieures aux siennes156. Mais l’obligation d’évoluer
en permanence et en vitesse et donc de faire preuve d’agilité tactique implique
un effort d’instruction poussé et réaliste en préalable de l’engagement, ainsi
qu’un réseau RETEX et une capacité à adapter en quelques jours ses méthodes et
équipements sur place. Mais si l’affrontement direct est l’aboutissement de la
combinaison de « lignes d’opérations », il ne marque en rien la fin de
l’opération.
La dernière phase, celle du nettoyage et de l’occupation, constitue en effet une
étape majeure pour la réussite de l’opération dans son ensemble. A Falloudja, il
faut ainsi fouiller un à un les 50 000 bâtiments, ficher les habitants et organiser
un quadrillage de la ville semblable à celui d’Alger en 1957157. Face à une
rébellion fanatisée et décentralisée, le nettoyage et l’occupation de la ville sont
des missions extrêmement exigeantes mais indispensables. Il est donc absolument
nécessaire que les hommes aient une grande endurance physique et morale, qui
ne s’obtient que par un entraînement difficile et adapté.
156 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004, CDEF, avril 2006 157 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
85
2.4.5 Conclusion
La bataille de Falloujah confirme des enseignements majeurs des combats
urbains, de Beyrouth à Grozny en passant par Mogadiscio : face à l’asymétrie
de la puissance de feu, les insurgés misent sur un combat mobile et furtif, sur un
aménagement poussé du terrain favorisant les actions clandestines et accentuant
l’exposition des assaillants au tir rebelle, sur une population civile sympathisante,
envahissante ou tout simplement présente, sur des actions de propagande et de
prosélytisme et sur la ruse et la tromperie.
Dès lors, ce n’est pas dans l’unique affrontement direct que réside l’avantage
absolu des armées occidentales modernes.
La bataille de Falloudja, comme cité précédemment, introduit le tryptique
« préparation longue – conquête rapide – occupation longue ». Elle confirme
que l’affrontement direct n’est pas le défi principal d’une opération urbaine et
met en avant au contraire les exigences exacerbées au niveau du
renseignement, de la surveillance, de la précision et de la souplesse. Le combat
urbain est plus que jamais méthodique, minutieusement orchestré, et en
perpétuelle adaptation à la réalité. A cet égard, la bataille de Falloudja est
riche en enseignements pour la place dédiée à la puissance aérienne dans les
combats urbains modernes.
En effet, pour palier la difficulté de la présence de la population, affaiblir les
forces rebelles tout en préparant un rapport de force écrasant, une longue
phase de préparation s’impose aux forces assaillantes. Et dans cette perspective,
il est judicieux de miser sur un équilibre des forces, entre unités terrestres et
capacités aériennes. Ces dernières ont ainsi pu, à Falloudja, assumer pleinement
leur fonction de renseignement et d’appui feu et démontrer leur valeur ajoutée
décisive. La panoplie variée de drones a par ailleurs apporté des innovations
tactiques sur le terrain de Falloujah.
Pendant la phase de conquête, le soutien par les forces aériennes s’est
également révélé judicieux. Grâce à des appareils comme l’AC-130 Gunship,
les avions de combat et les drones lourds (pour l’appui feu et l’entrave à l’action
insurgée), et à des drones de surveillance, les unités au sol se sentent plus
rassurées dans un contexte extrêmement éprouvant, et vont plus vite et plus
efficacement. Les hélicoptères ont pu apporter une certaine plus-value, bien que
demeurant fragiles au-dessus du théâtre urbain, a fortiori en affrontement de
haute intensité. Enfin, la première semaine de novembre 2004 à Falloudja a
également permis de mesurer les progrès à atteindre en matière de technologie
(pour les drones particulièrement) et de coordination (au sein même de la
dimension aérienne et avec les troupes au sol).
86
2.5 Beyrouth – 2006
2.5.1 Introduction.
Le 12 juillet 2006, en réponse à un raid bien organisé du Hezbollah de l’autre
côté de la frontière israélienne (destruction d’un char Merkava, huit soldats de
Tsahal158 tués et deux enlevés), Tsahal lance une offensive majeure pour
éradiquer la menace qu’exerce le « Parti de Dieu » depuis le Sud-Liban.
Pendant trente trois jours, Tsahal et frappe environ 7000 cibles.
Au cours de cette campagne de 34 jours, du 12 juillet au 14 août 2006, l’armée
de l’air israélienne opère en moyenne 400 sorties par jour, soit en tout 18 800
sorties159 :
- 55 % (10 300) par les chasseurs-bombardiers, soit 300 sorties par jour en
moyenne ;
- 19 % (3 100) par les hélicoptères d’attaque ;
- 11 % (2 100) par les drones de surveillance, soit 16 400 heures de vol ;
- 11 % (2 000) par les hélicoptères d’assaut transportant les commandos ;
- 7 % (1 300) par les avions de transport.
Les bombardements détruisent 18 000 habitations et conduisent au
déplacement de huit cent mille à un million de personnes au Liban160. Tout au
long de cette période, Israël subit de façon ininterrompue entre 100 et 200
frappes de roquettes par jour (entre 4000 et 6000 sur l’ensemble de la
période161), lancées par le Hezbollah sur le nord du pays, provoquant là aussi le
déplacement de 250 000 à 500 000 personnes162.
Mais Israël ne parvient pourtant pas à anéantir le Hezbollah et sa branche
armée. Si le rapport entre tués du Hezbollah (environ 600 soldats) et ceux de
Tsahal (120 hommes) indique une relative victoire des forces israéliennes, cet
acquis est remis en cause par les forces structurelles du « Parti de Dieu » qui
souffrent peu sur le long-terme de ces pertes de Tsahal. Par ailleurs, avec un
coût total s’élevant à 6 milliards de dollars, la guerre coûte cher à Israël163.
158 Forces militaires israéliennes 159 Eléments d’appréciation et premières analyses de l’engagement israélien au Liban, par le colonel Fourdrinier, commandant la division analyse-synthèse du bureau pilotage de l’armée de l’air, in Penser les Ailes françaises n°13. 160 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 161 Pierre Razoux, Raids 245, octobre 2006 162 Ben Moores, A military Assessment of the Lebanon Conflict, 24 août 2006, www.windsofchange.net 163 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX
87
Lorsque le cessez-le-feu entre en vigueur, le 14 août, les lourdes pertes
infligées au Hezbollah ne suffisent pas à valider le constat d’une victoire
d’Israël : le Cheik Hassan Nasrallah, leader de l’organisation, est toujours en vie
et se targue d’avoir infligé une défaite à Israël ; les deux soldats enlevés n’ont
pas été récupérés ; et l’image d’Israël, aux yeux de la communauté
internationale, a été considérablement souillée par les bombardements massifs
sur le Sud-Liban. Des premières réactions du haut commandement israélien
jusqu’au rapport de la commission d’enquête Winograd, chargée par Ehoud
Olmert d’examiner la conduite de la guerre, la place et le rôle de la puissance
aérienne sont remis en question, et on semble s’orienter à nouveau vers un
modèle tactique plus équilibré, dans la veine de la guerre du Liban de 1982,
qui ne compte pas uniquement sur une « guerre à distance » de haute
technologie, mais au contraire sur une combinaison de cet effort avec des
procédés plus classiques qui laissent une place importante au contact direct, et
mettent en valeur l’intégration entre puissance aérienne et troupes au sol pour
une conquête durable du terrain.
2.5.3 L’utilisation de la puissance aérienne dans la bataille de Beyrouth
Les enseignements retenus sont des conclusions provisoires et incomplètes et sont
par conséquent à prendre avec recul.
Equipements
Avec une moyenne d’environ 400 sorties par jour pendant un peu plus
d’un mois et environ 7000 cibles touchées (en grande majorité dans le Sud-
Liban)164, la force aérienne israélienne confirme sa place proéminente dans la
bataille du Liban. Les pertes très limitées manifestent de plus la suprématie de
Tsahal : un F-16 (accident), trois hélicoptères Apache (deux par accident, un par
l’ennemi, confirmant la fragilité de ce modèle) et un hélicoptère de transport CH-
53 (ennemi)165. Par ailleurs, la force aérienne n’a dû faire face qu’à deux
problèmes logistiques (manque de kérosène et de bombes anti-bunkers) que
l’aide américaine a permis de dépasser rapidement166. Aucun pays limitrophe,
malgré leur hostilité envers l’état hébreu, n’a été tenté de contester la
suprématie aérienne de Tsahal.
164 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 165 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 166 Pierre Razoux, Raids 245, octobre 2006.
88
Détruire les lanceurs de roquettes
Avec la destruction revendiquée de 25% des lanceurs de moyenne et
longue portée du Hezbollah167, le bilan peut être qualifié de positif : « En 48
heures, les lanceurs de fusée Zelzal ont été presque entièrement détruits (un seul
semble avoir échappé aux frappes selon les Israéliens). Aucune fusée de ce type (le
seul capable d’atteindre Tel-Aviv) n’a été tirée au cours de la campagne. Les
lanceurs de fusées de 220 mm et 302 mm ont été sérieusement endommagés (90%
de destruction), de même que les lanceurs de fusées Farj »168. Il convient cependant
de nuancer l’efficacité de l’armée de l’air israélienne : il se pourrait, selon
certains analystes, que la non-mise en œuvre des lanceurs ait été de l’initiative
du Hezbollah.
De plus, les combattants du Hezbollah ont mis en place bon nombre de
sites leurres avec des fausses signatures. Il est donc possible que les 25% de
lanceurs détruits incluent une bonne part de lanceurs non-existants (cette ruse
avait déjà été utilisée par les combattants serbes au Kosovo)169.
Ensuite, si les frappes sur le centre de commandement du « Parti de Dieu » ont
réussi à perturber l’organisation du « ciblage », le Hezbollah est toutefois
en mesure dès la deuxième semaine de combat, de relancer ses tirs de roquettes
à moyenne portée, sans jamais pour autant dépasser les 70 km de la
frontière170 : « Le durcissement et l’enfouissement des installations, parfois au coeur
des villes, ont posé des problèmes aux aviateurs israéliens. Sans parler de l’effet
désastreux sur les opinions publiques des dommages collatéraux que peuvent
provoquer des bombardements en zone urbaine, l’efficacité des bombes classiques
s’est révélée limitée contre les structures enterrées. Ainsi, le 19 juillet, les chasseurs
israéliens ont déversé 23 tonnes de munitions sur un bunker de commandement à
Dahiya, au sud de Beyrouth, sans parvenir à le détruire »171.
167 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 168 Elements d’appréciation et premières analyses de l’engagement israélien au Liban, par le colonel Fourdrinier, commandant la division analyse-synthèse du bureau pilotage de l’Armée de l’air, in Penser les Ailes françaises n°13. 169 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 170 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 171 Elements d’appréciation et premières analyses de l’engagement israélien au Liban, par le colonel Fourdrinier, commandant la division analyse-synthèse du bureau pilotage de l’Armée de l’air, in Penser les Ailes françaises n°13.
89
Dans la pratique, le Hezbollah utilise essentiellement ses roquettes de 122 et
220 mm172. Or, les défenses antiaériennes israéliennes se révèlent impuissantes
face au bombardement quotidien des 100 à 200 roquettes du Hezbollah. En
fait, les missiles israéliens (Patriot, Arrow, Barak-1)173 ne sont efficaces que pour
contrer des missiles balistiques ou des missiles de croisière et non de simples
munitions d’artillerie comme les roquettes chiites. Ils sont en outre extrêmement
onéreux (2 à 3 millions de dollars pièce).
Source : rfi.fr
La puissance aérienne de Tsahal ne parvient pas à éliminer les lanceurs des
roquettes à courte portée, qui sont très mobiles (lance-roquettes multiples BM-21
et BM-27) et presque invisibles (projectiles individuels cachés dans des
immeubles, mises à feu par système à retardement, déplacements en
véhicules)174. Ainsi, malgré d’excellentes capacités au niveau des capteurs et au
niveau de la boucle détection-tir, très courte, l’armée de l’air israélienne ne
détruit que 300 lanceurs et 1500 à 3000 roquettes du Hezbollah, c’est-à-dire
environ 25% de son potentiel de départ175. Il faut préciser que la troisième
dimension n’est pas seule en cause : l’artillerie de l’armée de terre israélienne a
semble-t-il pris toute sa part dans le combat : 123 000 obus d’artillerie seront
tirés au cours de la campagne176. La capacité de frappe du Hezbollah s’est
172 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 173 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 174Jane’s Defence Weekly, 16 août 2006. 175 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 176 Elements d’appréciation et premières analyses de l’engagement israélien au Liban, par le colonel Fourdrinier, commandant la division analyse-synthèse du bureau pilotage de l’Armée de l’air, in Penser les Ailes françaises n°13.
90
cependant maintenue à un haut niveau tout au long de la bataille, augmentant
même jusqu’à 250 lancers dans les derniers jours177.
Il est intéressant de se demander pourquoi le Hezbollah, dont le mode de
combat est pourtant fondé sur une « défense défensive »178, s’est attaché à
maintenir tout au long du conflit contre Israël une utilisation offensive de
roquettes. En fait, elles sont employées avant tout comme des armes à valeur
politique. Leur imprécision militaire réduit effectivement totalement leur
valeur militaire (malgré les 4000 à 6000 roquettes envoyées sur les 33 jours179
de bataille, Israël ne compte que 39 morts civils180). Dès lors, Hassan Nasrallah
s’est orienté vers une stratégie ambitieuse de dissuasion, à l’intérieur même du
conflit. Entretenant l’incertitude sur sa force et sur le temps durant lequel il
pourrait rester en opération, le parti chiite conserve un avantage net et signifie
clairement aux partis politiques libanais que le Hezbollah est bien plus efficace
que l’armée libanaise181.
La lutte contre la pluie de roquettes n’a pas pu être remportée par Israël. Ne
disposant pas de missiles peu onéreux et faciles à enclencher pour stopper les
roquettes dans leurs courses, Tsahal a dû se focaliser sur la détection des
lanceurs et l’acquisition la plus rapide possible. Or malgré un matériel excellent,
Israël ne parvient pas à éluder ou devancer la furtivité des combattants de la
Révolution Islamique. Sitôt disparus après avoir lancé la roquette, voire absents
depuis longtemps grâce à des bombes à retardements, les hommes du Hezbollah
ont provisoirement mis en échec la puissance aérienne, dont les frappes touchent
rarement un des lanceurs, sauf s’il est statique et utilisé à plusieurs reprises. On
peut penser que la puissance aérienne, utilisée de manière intégrée dans un
combat aéroterrestre combiné, aurait pu prouver sa plus-value capacitaire de
manière plus convaincante. En raison du choix stratégique de l’état-major et des
décideurs politiques, cela n’a pas été le cas.
Drones
177 Ben Moores, A military Assessment of the Lebanon Conflict, 24 août 2006, www.windsofchange.net 178 NOD: Non-Offensive Defense, mode de défense conceptualise par des auteurs comme H. Afheldt ou le commandant Brossolet. 179 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 180 Joseph Henrotin, « Une techno-guérilla aurait-elle défait la meilleure armée du monde ? », Défense & Sécurité Internationale, n°18, septembre 2006 181 Joseph Henrotin, « Une techno-guérilla aurait-elle défait la meilleure armée du monde ? », Défense & Sécurité Internationale, n°18, septembre 2006
91
La défense antiaérienne de Tsahal a réussi à empêcher les drones
utilisés par la milice chiite de survoler ses troupes ou le territoire israélien.
Ces drones sont employés par le Hezbollah pour des activités de repérage
(notamment en amont d’une frappe par roquette sur la « base Apollon », centre
de coordination des opérations aériennes) mais également pour limiter les zones
de déploiement et les échelons de maintenance israéliens ou encore pour ralentir
l’activité économique d’Israël en faisant peser une menace permanente sur une
partie de son territoire182. Pour le Hezbollah, le fait de survoler Israël est
interprété comme une victoire tactique contre Tsahal mais aussi comme un facteur
de pression psychologique à l’encontre de la population israélienne183.
Mais contrairement aux roquettes, Israël parvient à garder l’ascendant
militaire dans le domaine des drones : « De jour comme de nuit, ces appareils
renseignent les structures C2 israéliennes et transmettent parfois directement des
informations aux chasseurs de Tsahal afin de traiter au plus vite les TST (Time
Sensitive Target) »184. Des missiles air-air Python V israéliens ont pu abattre 3
des drones du Hezbollah, dont deux semblaient armés185. Les drones avaient été
lancés de nuit, suggérant un équipement avec caméra infrarouge. Il est
cependant important de saisir que seul un blocage totalement étanche au survol
du territoire par des drones ennemis peut annuler la dimension psychologique de
cette menace.
Les missions de la puissance aérienne
Dans la perspective d’une guerre courte, indirecte et de haute technologie, les
rôles premiers de la puissance aérienne israélienne consistent dans la détection
de cibles et la frappe. On peut y rajouter l’action psychologique. Or, il semble
que malgré une supériorité militaire écrasante, ces missions aient été couronnées
d’un succès très relatif. En fait, les attentes politiques qui pèsent sur l’armée de
l’air paraissent bien trop ambitieuses et irréalistes : si la puissance aérienne
apporte un atout majeur aux forces armées en lutte contre un ennemi mobile,
inséré en plein cœur de la population, et utilisant l’espace urbain de façon
décentralisée, furtive et créative, elle ne peut éliminer à elle seule ce genre
d’organisation militaire, sans procéder à des bombardements massifs qui
182 Pierre Razoux, , Raids 245, octobre 2006 183 Joseph Henrotin, « Une techno-guérilla aurait-elle défait la meilleure armée du monde ? », Défense & Sécurité Internationale, n°18, septembre 2006 184 Elements d’appréciation et premières analyses de l’engagement israélien au Liban, par le colonel Fourdrinier, commandant la division analyse-synthèse du bureau pilotage de l’Armée de l’air, in Penser les Ailes françaises n°13. 185 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX
92
assureront une courte victoire sans grandes chances de durabilité. La puissance
aérienne apparaît indispensable dans un environnement même complexe, où elle
fournit un appui de transport, de guerre électronique, de renseignement, et un
appui-feu extrêmement appréciable, mais ces qualités ne sont efficaces qu’en
lien avec une stratégie terrestre adaptée. Les forces terrestres, de leur côté,
apparaissent inefficaces et vouées à de lourdes pertes sans l’appui de la
puissance aérienne.
Quelle a été l’efficacité de la puissance aérienne de Tsahal au regard des
deux principaux objectifs énoncés au début des combats : démantèlement du
Hezbollah et application par le gouvernement libanais de la résolution 1559 ?
Démantèlement/Désarmement du Hezbollah
Le « Parti de Dieu » compte environ 600 morts à la fin du conflit186. Si ces
pertes ont parfois ralenti les activités du mouvement, mais jamais pour
longtemps, elles ne sont pas pour autant très significatives pour le Hezbollah. En
effet, l’organisation a tout conçu pour qu’il soit difficile de remonter à la tête du
parti et les effets des frappes aériennes restent relativement marginaux. Aucun
responsable du Hezbollah n’a été tué, à part Nur Shalhoub, organisateur de la
force de frappe à longue portée, éliminé le 27 juillet dans sa voiture par un raid
aérien ; et les combattants tués sont vite remplacés. Il semble d’ailleurs que le
Hezbollah ait vu, tout au long du conflit, ses recrutements augmenter de manière
exceptionnelle187. Enfin, les dépôts considérables, répartis avant le combat de
manière décentralisée, permettent aux combattants de rester en autonomie
pendant longtemps, ce qui rend la ‘décapitation de l’hydre’ d’autant plus
difficile.
Face à des combattants rapides, décentralisés et clandestins, les capacités de
la puissance aérienne en matière détection, de captage et de boucle détection-
frappe ne sont pas suffisantes pour détruire plus de 25% des lanceurs du
Hezbollah ou à éliminer plus de 15-25% de ses forces combattantes188. En effet,
et malgré les équipements pourtant extrêmement perfectionnés de Tsahal, le
renseignement militaire d'origine image fourni par l’Aman (Agaf Ha-Mod'in) est
lacunaire, surtout au niveau tactico-opératif189. En outre, aucun renseignement
186 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 187 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 188 Ben Moores, A military Assessment of the Lebanon Conflict, 24 août 2006, www.windsofchange.net 189 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006
93
d’origine humaine efficace ne vient compléter ce dispositif. En découle pendant
le conflit une sous-estimation des capacités et de la volonté de l'ennemi mais
aussi la difficulté à localiser les postes défensifs de la Révolution Islamique,
lesquels échappent par conséquent à l'artillerie comme à l'aviation israéliennes.
Cet avantage a notamment a permis au centre vital du Hezbollah de conserver
son caractère opérationnel dans la vallée de la Bekaa190.
Pression pour une application de la résolution 1559 par le gouvernement
libanais
Le bilan de la puissance aérienne face à sa deuxième mission (exercer une
pression sur le gouvernement libanais suffisante pour qu’il applique la résolution
1559 des NU) semble encore plus négatif. En effet, les bombardements massifs
qui visent directement et indirectement l’ensemble de la population libanaise
suscitent moins l’animosité vis-à-vis du Hezbollah qu’une condamnation générale
de l’opération israélienne.
Ainsi, non seulement l’armée libanaise a ignoré la pression israélienne qui
voulait l’amener à désarmer le Parti de Dieu, mais on s’accorde largement au
Liban sur le constat d’une disproportion flagrante entre le casus belli et la riposte
de Tsahal, sentiment partagé, au-delà des frontières libanaises, par les opinions
publiques internationales. Pour un civil tué en moyenne par jour par les frappes
du Hezbollah, Israël en inflige en effet une trentaine en réponse. Le
bombardement de Cana, le 30 juillet, a par ailleurs des chances d’avoir causé
plus de victimes que les 4000 roquettes lancées sur l’ensemble de la période
par le Hezbollah191 (les estimations du nombre de morts sont encore hésitantes,
variant de 28 selon Human Right Watch à 56 selon le gouvernement libanais).
En tout, 1183 civils libanais ont été tués et on compte, dans la seule ville de
Beyrouth, 4000 blessés et 18000 habitations détruites192. Les infrastructures
libanaises sont dévastées, l’économie est gelée par le blocus, et le Programme
des Nations Unies pour le Développement évalue à 15 milliards de dollars le
coût total des dégâts. Le Liban accusait déjà une dette de 30 milliards de
dollars en 2006 (200% du PIB) et l’opération israélienne enfonce
considérablement les perspectives du pays de se relever193.
190 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006 191 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 192 The Economist, 26 août 2006. 193 The Economist, 26 août 2006.
94
2.5.4 Opérations spéciales : quelques cas de coopération aéroterrestre
Les raids menés par les forces spéciales ont pour buts d’acquérir du
renseignement, de guider les frappes ou d’effectuer des coups de mains. Ce
sont les missions de soutien à la puissance aérienne dans la désignation de cible
qui retiennent ici notre attention, dans la mesure où elles constituent des
exemples de coordination aéroterrestre.
Le premier raid du genre, qui a lieu le 1er août, vise à éliminer des dirigeants
du Hezbollah qui seraient basés dans l’hôpital Dar al-Hikma au cœur de la
Békaa194. Après les frappes de cinq F-16 sur les installations et les axes
alentours qui plongent la zone dans l’obscurité, des hélicoptères CH-53 appuyés
par des AH-64 Apache viennent déposer environ 200 hommes de commandos195.
Quatre heures de combat et l’intervention de F-16 sont nécessaires pour venir à
bout d’une quinzaine de miliciens chiites, qui ne sont cependant pas des
responsables du Hezbollah. L’opération est suivie, une heure plus tard, par des
frappes ciblée de F-16 sur les habitations des membres connus du Hezbollah. Les
Israéliens n’ont subi aucune perte196.
Un deuxième raid prend place, cinq jours plus tard, qui vise à détruire un site
de lancement de roquette caché dans des immeubles civils. Au bout de deux
heures de combat, le commando qui avait été héliporté en plein milieu de la nuit
parvient à tuer dix combattants chiites et à détruire un véhicule M113 et une
pièce anti-aérienne de l’armée libanaise197. Cette fois-ci cependant, Tsahal
déplore dix blessés dont deux graves. Mais le commando a récupéré des
renseignements qui permettent la destruction, un quart d’heure après son départ,
des cibles cachées par des avions et des hélicoptères198.
Ces opérations de commandos mettent en œuvre une coopération
aéroterrestre intéressante pour ce genre de conflits : les forces au sol s’appuient
sur les avions de combat. Par ailleurs, ces frappes ciblées, rapides et mobiles se
situent davantage dans la veine des méthodes du Hezbollah. En revanche,
l’échec de Tsahal à identifier géographiquement les individus significatifs du
mouvement pose tant la question des résultats des activités de renseignement
que celle de la pertinence d’opérations spéciales lorsque le rapport gains/coûts
n’est pas largement favorable. Il semble à cet égard que, dans le contexte d’une
prise de conscience du succès relatif de la campagne aérienne, Tsahal ait utilisé
194 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 195 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 196 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 197 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 198 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX
95
ces opérations audacieuses comme un moyen de redonner prestige et moral aux
forces armées199.
2.5.5 Enseignements généraux
Engagement trop progressif des unités au sol : des appels au rééquilibrage des forces
de Tsahal
L’erreur fondamentale d’Israël dans sa bataille contre le Hezbollah est d’avoir
pensé pouvoir démanteler le Hezbollah et contraindre un gouvernement voisin à
désarmer les milices d’un parti gouvernemental par le seul biais d’une
intervention aéroportée hautement technologique. Certains responsables
militaires israéliens ont pu tout miser sur une solution aérienne au problème
militaire, se référant au précédent de l'opération Force Alliée au Kosovo
(1999). Le CEMA, Dan Halutz, convaincu qu’il faut épuiser les potentialités d'une
campagne de bombardement aérien, affirme ainsi le 17 juillet qu’ « avec toute
la technologie que nous avons, il n’y a pas de raison pour commencer à envoyer
des troupes au sol ».200 Il ajourne d’ailleurs à plusieurs reprises le déclenchement
de l'opération terrestre201, bien que les forces spéciales soient massivement
utilisées dès le début du conflit.
Par ailleurs, au moment où l’intervention terrestre devient inéluctable, « aucune
stratégie alternative au bombardement aérien n’a été planifiée … à cause de
rivalités interarmées »202. En outre, la conception de l'intervention terrestre s’est
restreinte aux opérations des forces spéciales – c'est-à-dire aux seules insertions
sur le territoire libanais en vue de l'identification puis de l'acquisition des
cibles203. On songe aux rivalités interarmées américaines lors de l’opération
Anaconda en Afghanistan, cette fois dans l’autre sens, les terriens négligeant
l’apport de la puissance aérienne dans les montagnes afghanes.
La campagne confirme ainsi que la puissance aérienne ne doit être utilisée que
dans un cadre interarmées planifié et séquencé : elle ne donne sa plus-value –
indispensable- qu’en combinaison avec les forces terrestres (et réciproquement).
En fin de compte, il apparaît assez rapidement que le processus militaire adopté
199 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 200 www.times.com, 21 août 2006 201 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006 202 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006 203 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006
96
est stérile et qu’en aucun cas, la puissance aérienne ne pourrait se substituer
complètement à l'intervention terrestre pour remporter une victoire décisive.
Il semble aussi qu’insister a contrario sur la disqualification définitive de la
puissance aérienne dans ce type de conflit soit une erreur manifeste, que
commettent les analystes portés à tirer des conclusions unilatérales et définitives
des conflits. Le point d’équilibre se situe bien (comme on le voit en observant
l’action des opérations spéciales dans ce conflit côté israélien) sur une utilisation
intégrée des forces terrestres et de la troisième dimension.
Entraînement
Mais l’engagement très progressif des unités au sol a fait valoir une faiblesse
supplémentaire, inquiétante pour Tsahal : l’armée terrestre israélienne est mise
en grande difficulté par un adversaire bien mieux équipé et organisé que les
mouvements palestiniens auxquels elle s’était habituée dans les territoires
occupés. En effet, force est de constater une baisse de niveau générale qui
résulte du fait que même les meilleures unités de l’armée israélienne ont passé
les années passées à faire la « police » plutôt qu’à se confronter à des combats
de haute intensité204.
Gagner les cœurs et les esprits : le rôle des médias
Les bombardements aériens ont déplacé entre huit cent mille et un million
de personnes au Liban sur un total de 3,4 millions d’habitants205. Une moitié s’est
installée dans le Nord-Liban, un quart a émigré en Syrie, et les 25% restants
sont partis à l’étranger206. N’ayant reçu que peu d’aide de l’Etat, hébergés pour
certains par des réfugiés palestiniens parqués dans des camps de fortune depuis
longtemps, cette population déplacée reçoit l’aide massive apportée par le
Hezbollah sans la rancœur escomptée par Israël. Au contraire, la disproportion
dans la réponse israélienne a suscité l’indignation de la population civile et a
créé un terreau favorable pour le Hezbollah. Celui-ci multiplie effectivement les
initiatives qui prennent de court les autres acteurs susceptibles de reconstruire le
pays. Sa branche d'ingénierie (Djihad Reconstruction) s’attelle ainsi gratuitement
204 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 205 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 206 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX
97
à la reconstruction du Liban-sud, grâce aux fonds iraniens, et des prêts de 12
000 dollars américains sont octroyés à toute famille déplacée207.
De même, là où Israël pensait contraindre et rassembler le gouvernement
libanais contre le Hezbollah, ce dernier s’est au contraire tourné vers les
instances internationales pour faire cesser les combats. En fait, les
bombardements israéliens ont contribué à l’accélération de ce recours, la
« stratégie de punition collective » et son lot de bavures208 conduisant en effet
plus au braquage du gouvernement de Fouad Siniora qu’à sa coopération. Au
niveau national, l’échec israélien à rallier à sa cause les différentes factions et
partis politiques se fait particulièrement sentir : ainsi les sentiments pro-
Hezbollah et pro-syrien se sont renforcés, ce qui va compliquer le désarmement
puis le démantèlement du Hezbollah et entamer encore davantage la
souveraineté déjà imparfaite du gouvernement libanais sur son territoire.
Mais surtout, la crise a consolidé la place et la légitimité du Parti de Dieu au
sein de la population libanaise. S’attachant à rendre Israël responsable des
résultats destructeurs du conflit, le secrétaire général du Conseil exécutif du
Hezbollah, Sayyid Hassan Nasrallah, souvent qualifié de "Che Guevara du
Moyen-Orient"209 profite du prestige qui auréole désormais le Hezbollah.
Premier bénéficiaire apparent de la fin des combats, le parti de Dieu n'en
persévère pas moins dans la gestion des perceptions, maximisant ses gains
politiques afin de sécuriser l'après-conflit: Nasrallah multiplie dès lors les
allocutions et apparitions télévisées, sur des chaînes arabes et occidentales210,
pratique opportunément l'autocritique (voir l'entrevue de M. Nasrallah le 27
août 2006 sur la chaîne de télévision libanaise New TV)211 tout en présentant
systématiquement ses faiblesses ou ses échecs comme des réussites.
Il apparaît rapidement que le Hezbollah est passé maître dans l’exploitation
médiatique : des images comme celle représentant 16 corps d’enfants retirés de
Cana, sont des images à l’impact énorme. Rapidement, la guerre psychologique
séduit Nasrallah qui en a fait son domaine de prédilection. Lui permettant de
décupler ses forces au sein de l’arsenal stratégique, et outil précieux pour
façonner les opinions publiques, le Hezbollah s’en sert pour renforcer l’impression
207 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006 208 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 209 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006 210 Jean-Loup Samaan, « Défait de Tsahal : victoire du Hezbollah ? », Défense & Sécurité Internationale, n°18, septembre 2006 211 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006
98
de puissance qu’il dégage212. La Révolution Islamique n’aurait d’ailleurs pas
hésité à exploiter le potentiel affectif des pleureuses, en les payant et les
déplaçant sur les différents sites frappés par les israéliens213 ou encore à faire
appel aux journalistes internationaux là où des frappes israéliennes étaient
pressenties et potentiellement très meurtrières.
En comparaison, la bataille médiatique et la guerre psychologique se sont
soldées par un échec cuisant pour Israël. Plus exactement, il est à noter, avec
Pierre Razoux, que les Israéliens se soucient assez peu de leur propre image, à
partir du moment où ils partent du principe qu’elle est déjà mauvaise214. Dès
lors, il s’agit moins pour Tsahal de recueillir le plébiscite de l’opinion
internationale que celui de l’opinion interne. L’administration d’Ehoud Olmert n’a
ainsi fait aucun effort pour persuader les autres nations de la justesse de sa
cause215. Pourtant, c’est précisément la pression internationale qui a forcé Tsahal
à une course à la montre pour repérer les points fondamentaux de
l’organisation, avant que ça ne soit arrêté par le cessez-le-feu.
Ce qui est paradoxal, c’est qu’il apparaît que les Israéliens maîtrisent
parfaitement l’image d’un point de vue technique (brouillage d’internet,
brouillage de sites, brouillage électromagnétique, capture de l’image, etc…) ;
mais qu’ils souffrent en revanche d’une véritable absence de stratégie de
communication. Tiraillée entre une réelle volonté de préserver la liberté des
médias et la nécessité de censure en passant par de rejet des journalistes du
terrain de combat, l’armée israélienne a effectivement développé une approche
essentiellement défensive en conséquence…et continue à recourir à ses vieilles
méthodes : les tracts216…
2.5.6 Conclusion
Après trente-trois jours de conflits, le Liban compte 1 200 civils tués et un coût
de la reconstruction des infrastructures critiques (80 ponts, 100 routes et 160
000 foyers), aggravé par un blocus aérien et maritime jusqu'au 7 septembre,
212 Yoram Schweitzer, « Le Hezbollah au lendemain de la guerre », Défense & Sécurité Internationale, n°18, septembre 2006 213 Chloé Delahaye, « Liban : le poids des photos », L’Express, 7 septembre 2006 214 Pierre Razoux, « Tsahal : la crise ? » (entretiens), Défense et Stratégie Internationale, n°18, septembre 2006 215 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 216 Pierre Razoux, « Tsahal : la crise ? » (entretiens), Défense et Stratégie Internationale, n°18, septembre 2006
99
estimé à 3,6 milliards de dollars, soit le tiers du produit intérieur brut libanais217.
Quel bilan tirer de cette guerre ? Israël n'a pas atteint ses objectifs militaires,
et encore moins ses buts politiques ; et le Hezbollah monte en puissance au plan
politico-militaire. Toutefois, le dénouement du conflit ne marque pas pour autant
une défaite d'Israël, et encore moins une victoire du parti de Dieu, mais
simplement la « capacité du second à dénier la victoire au premier »218.
La première leçon de ce conflit concerne le décalage entre objectifs militaires
et visées politiques. Alors qu’un exercice de simulation extrêmement instructif
était imposé à Tsahal un mois avant, les décideurs politiques ont totalement
échoué à respecter une approche top-down. Mais empressés d’envoyer un
message très ferme et immédiat au Hezbollah, les dirigeants ont sacrifié la
planification stratégique à la volonté de démontrer la supériorité militaire et
technologique d’Israël.
Dès lors, la prétention d’atteindre intégralement tous les objectifs politiques
présentés par la simple puissance aérienne apparaît irréaliste : si la force
aérienne doit absolument être intégrée dans la manœuvre avec les forces
terrestres qui sans elles deviennent vulnérables, relativement aveugles, et privées
de logistique, elle ne peut en aucun cas se substituer totalement aux opérations
au sol.
Le général Guillaume Gelée, commandant le CESA de l’armée de l’air
française, résume le conflit en insistant sur cette nécessaire complémentarité entre
forces terrestres et puissance aérienne : « L’action tactique contre les forces du
Hezbollah a été très critiquée. Pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de
commenter, la majorité des missions a fait appel à la puissance aérienne. Or, contre
un adversaire particulièrement bien équipé, entraîné et protégé des armements air-
sol, intimement mêlé à la population civile, il est indispensable d’utiliser la
combinaison des actions terrestres et aériennes. Bien sûr, le risque de pertes
humaines parmi les troupes au sol est alors élevé. Mais leur capacité à discriminer le
combattant du sympathisant, la sélectivité des tirs des armes légères sont des atouts
dont une force ne doit pas se priver pour combattre un tel adversaire. La force
aérienne contribue à la connaissance de la situation, procure la supériorité aérienne
(véritable réducteur de risque pour les combattants au sol), la puissance et la
217 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006 218 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006
100
précision du feu, la rapidité d’action, autant d’atouts indispensables à la victoire
militaire. Mais elle n’occupera jamais le terrain »219.
Dans un autre ordre d’idées, même si Israël considère que l’opinion de la
population civile libanaise ne joue pas un rôle suffisant dans la politique intérieur
israélienne, l’échec à « gagner les cœurs et les esprits » peut s’avérer très
coûteux. En effet, il accélère le processus vers des négociations internationales
qui maintiennent les deux parties dans un état des forces encore propice au
rebondissement, mais il joue également dans le prestige et la légitimité de
l’adversaire, qui récupère à son compte toutes les bavures et tous les excès que
le pays assaillants a commis. Les bombardements aériens –non pas en tant que
tels mais au travers du choix délibéré et politique de cibles parfois contestables
- ont eu dans cette perspective un impact particulier lors de la guerre d’Israël au
Liban en 2006.
2.6 Mise en perspective synthétique des leçons tirées de ces divers cas
historiques
2.6.1 Diversité des emplois de l’appui aérien
Au vu des différents exemples historiques présentés, le fond du problème,
comme évoqué intuitivement à la fin de la première partie de cette étude,
semble bien être la combinaison des moyens aériens et terrestres, les premiers
venant en appui des deuxièmes – ou les deux fonctionnant de manière
totalement intégrée - de manière à atteindre un effet adéquat.
La définition que donne, en France, la « doctrine interarmées de l’appui
aérien » de l’Etat-major des Armées (EMA), le caractérise de manière claire :
« Appui aérien : ensemble des actions menées par une composante disposant de
moyens aériens au profit d’une autre composante agissant sur terre ou sur mer,
pour obtenir un effet fixé sur un objectif de niveau opératif ou tactique, tout en
recherchant un emploi optimisé des forces »220.
L’importance des moyens aériens est donc reconnue. Les cas historiques
parcourus le corroborent dans les domaines suivants :
219 In Penser les ailes françaises n°13. 220 Doctrine interarmées de l’appui aérien, PIA n°03.233, Titre 1 : l’appui aérien par le feu, Etat-major des armées, division emploi, n°798/DEF/EMA/EMP.1/NP du 25 juillet 2006.
101
- Transport (logistique, évacuation sanitaire, etc)
- Renseignement (reconnaissance, surveillance, observation, identification)
- Opérations psychologiques, guerre électronique
- Appui-feu (Air Interdiction et Close Air Support).
Mais ces « actions » ne sont pas toutes regardées de la même façon. On le
voit à travers les cas historiques présentés, l’appui feu en milieu urbain pose
beaucoup plus de questions, suscite beaucoup plus de méfiance et engendre bien
davantage de débats que le transport ou le renseignement : « La différence
essentielle entre le Close Air Support et l’Air Interdiction réside dans le degré de
coordination requis entre les missions aériennes, le feu et le mouvement des forces
amies. Dans le cadre du CAS, cette coordination doit être la plus détaillée possible,
afin d’éviter les tirs fratricides et de guider les vecteurs sur les cibles »221.
Le document américain JP 3-09.3, "Joint Tactics, Techniques, and Procedures
for Close Air Support (CAS)" liste ainsi les principales difficultés de l’appui-feu
aérien en milieu urbain, que nous avons par ailleurs retrouvées dans les parties
précédentes de cette étude :
- « canyons » urbain créés par le développement vertical des immeubles ;
- déconfliction aérienne difficile dans un espace restreint ;
- règles d’engagement restrictives ;
- difficultés à analyser les menaces ;
- présence de non-combattants ;
- risque de dommages collatéraux ;
- risques élevés de tirs fratricides ;
- Difficultés à maintenir les communications ;
- Besoin de systèmes de C2 fiables et redondants ;
- Signatures infrarouges perturbées (proximité d’autres bâtiments, températures
urbaines);
- Menaces anti-aériennes (armes légères, MANPADS) affectant particulièrement
les hélicoptères ;
Pour ces différentes raison, on comprend que le croisement entre l’emploi de
la puissance aérienne et l’environnement urbain débouche sur des polémiques. Le
principal sujet bloquant l’utilisation de la puissance aérienne en ville est bien
221 Doctrine interarmées de l’appui aérien, PIA n°03.233, Titre 1 : l’appui aérien par le feu, Etat-major des armées, division emploi, n°798/DEF/EMA/EMP.1/NP du 25 juillet 2006.
102
entendu (voir la question de l’action de Tsahal au Liban en 2006) le problème
des dommages collatéraux.
2.6.2 La question des dommages collatéraux
De nos jours, et comme le montrent les exemples historiques qui
précèdent, l’exploitation des « dommages collatéraux » et des victimes civiles
devient l’objectif prioritaire des groupes terroristes ou insurgés modernes. Ce
modèle comportemental évoque l’action de Michael Collins dans le cadre du
conflit nord-irlandais. Ce précurseur de la guerre urbaine subversive avait mis
au point une tactique visant à lasser et fatiguer l’ennemi : terreur ciblée dans un
cadre urbain, invisibilité et fonctionnement en réseau de ses cellules, actions
ponctuelles des « colonnes volantes », harcèlement des forces irlandaises
supplétives de l’occupant. L’objectif était bien de forcer les Britanniques à une
réplique brutale, faisant basculer l’opinion en faveur des insurgés.
Ce modèle a été reproduit. Le milieu urbain permet aux adversaires de
jouer sur le danger d’atteinte des populations civiles que comporte toute
intervention dans un milieu aussi cloisonné. Les terroristes ou les insurgés
commencent à prendre l’ascendant sur les forces de stabilisation lorsque ces
dernières se retrouvent entraînées dans le cycle sans fin de la répression, et
marquent des points à chaque fois que cette répression n’est pas proportionnée.
Face à un ennemi dissimulé, mobile, omniprésent, sans uniforme et sans règles, le
sentiment d’isolement des forces terrestres augmente chaque jour. Le danger est
que la population tende, dans l’esprit des soldats de la force de stabilisation, à
se confondre avec un adversaire cruel, invisible, et ne respectant aucunement la
« morale » occidentale de la guerre. Tout dérapage est alors monté en épingle
et exploité par les insurgés, rompus à l’utilisation de la réactivité médiatique
occidentale. Le manuel de combat urbain de l’Arme Blindée Cavalerie (ABC)
française le résume parfaitement dans son édition 2005 : « La menace
asymétrique est constituée par un ennemi qui mène des actions qui sont contraires
aux traités et aux conventions internationaux. Ces actions, opposées à la morale
occidentale, ont pour objectif de déstabiliser nos forces par des effets
psychologiques ou médiatiques. Elles ont pour but essentiel de décrédibiliser nos
actions ».
103
Nombre de mosquées utilisées comme position de tir par les insurgés lors de la
seconde bataille de Falloudjah :
Mosques used as Fighting Positions
As of 20 Nov
Dans un conflit urbain qui, comme on l’a vu, « égalise » d’une manière
relative le rapport de force et retarde donc le moment de la décision militaire,
le temps gagné par les adversaires permet à un conflit de s’éterniser, et à
l’opinion publique des pays occidentaux de se lasser, avant de faire pression sur
ses gouvernants pour « lâcher prise ». L’adversaire des forces de stabilisation
obtient alors dans le domaine politique ce qu’il a conscience de ne plus pouvoir
obtenir sur un plan militaire.
Corps de contractants civils américains brûlés, mutilés et profanés après l’attaque de leur véhicule à
Falloudjah le 31 mars 2004. Les images ont été largement relayées par les médias occidentaux,
provoquant des réactions fortes dans l’opinion publique américaine. Source : AFP, AP, Reuters
104
Chaque mois de présence sur un théâtre étranger augmente le
ressentiment des autochtones, fertilisant le terreau de haine et de frustration
dans lequel les terroristes ou insurgés vont puiser et recruter.
Il apparaît donc que l’utilisation de tous les moyens est nécessaire et
indispensable pour accélérer le tempo des opérations et sécuriser
l’environnement du plus grand nombre, de manière à « assécher » le cadre de
vie, de subsistance et de recrutement de l’ennemi. La ville, comme cette étude y
revient plus loin, peut difficilement n’être confiée qu’aux seules forces terrestres :
une collaboration interarmées et l’utilisation combinée de tous les moyens doivent
être mises en œuvre pour obtenir les effets indispensables à la réussite de la
mission, en un temps minimum. Le but de la force de stabilisation est de
remporter le plus rapidement possible la bataille de la normalisation en
confinant, isolant et décimant de manière ciblée les cellules insurgées, tout en
s’efforçant inlassablement de gagner à sa cause la population, et
particulièrement les leaders d’opinion des communautés en présence.
Comment, en prenant en compte cette question, centrale, des dommages
collatéraux, les armées occidentales envisagent-elles la question de la puissance
aérienne en milieu urbain ? Quelles sont les réflexions et les pistes qui s’ouvrent
aujourd’hui, par delà les réflexions « terro-terrestres » ou « aéro-centrées » ?
2.6.3 Divergences doctrinales entre terriens et aviateurs
Les « terriens » américains ont une vision très contrastée de la puissance
aérienne en milieu urbain. Pour l’US Army, dans le manuel de doctrine FM 3-06
11 « Combined Arms Operations in urban terrain », qui date de Février 2002
dans sa version mise à jour, l’infanterie est la reine du combat urbain, étant
capable de manœuvrer « sur des terrains où nulle autre arme ne peut se risquer ».
L’artillerie et les blindés doivent jouer également un rôle significatif, de manière
à protéger les fantassins, mais sont inutiles sans ces derniers. C’est pourquoi le tir
courbe (mortiers) est privilégié par les éléments terrestres, en raison de son
aptitude à contourner les bâtis cloisonnés et les immeubles disposant parfois de
plus de dix étages222. Le manuel soutient que l’aviation est « relativement
inefficace par elle-même en milieu urbain. Elle n’a que peu d’impact sur la volonté
des défenseurs ou sur leur capacité à résister. L’aviation peut, en revanche, aider à
isoler un objectif. Les AC130 et les hélicoptères ont une bien plus grande utilité que
222 MBDA, dans cet esprit « urbain », travaille ainsi sur le concept ALFO, une munition de mortier à guidage par fibre optique, garantissant une précision décimétrique à l’impact.
105
les autres aéronefs, et peuvent traiter les cibles avec moins de dommages
collatéraux ».
Dans une autre partie du manuel, les rédacteurs de l’US Army reviennent
sur les caractéristiques de l’aviation en milieu urbain. Pour eux, « tant les
hélicoptères que les avions d’arme sont utiles pour délivrer des feux puissants dans
un contexte urbain. Les cibles sont cependant difficiles à distinguer depuis le ciel. De
bonnes communications entre l’air et le sol sont indispensables et vitales pour un
emploi efficace de la puissance aérienne ». Dans son paragraphe « aerial
weapons », le FM 3-06-11 précise que : « l’appui-feu aérien rapproché (CAS) au
profit des forces terrestres en zone urbaine est une mission difficile pour les avions
de combat. Les cibles sont difficiles à localiser et à identifier, les forces amies et
ennemies peuvent être entremêlées, et les défenses anti-aérienne ennemis sont dures
à neutraliser ». Les principales préoccupations ont trait à la discrimination des
forces amies et ennemies.
Le problème des munitions utilisées par les avions est posée : en ville, les
bombes larguées sous un angle proche de la perpendiculaire sont « plus
efficaces et plus précises », mais accroissent la vulnérabilité des avions vis-à-vis
des défense anti-aériennes. Quelquefois, « les bombes passent complètement à
travers certains bâtiments visés, pour exploser dans une rue voisine ». Les roquettes
et les canons de 20 mm « ne sont que modérément efficaces contre des ennemis
embusqués en ville, les roquettes manquant en particulier de précision pour pouvoir
obtenir un effet concentré. Les munitions traçantes peuvent occasionner des départs
d’incendie en ville ». En revanche, le canon de 30 mm de l’avion A10223 est salué
comme « une arme pouvant être très efficace en combat urbain ». Quant à
l’AC130 Gunship, « il peut délivrer des feux avec son canon de 20 mm, son canon
de 40mm à tir rapide, et son canon de 105 mm (…) Le tir simultané du canon de
40 mm et du canon de 105 mm peut ouvrir des brèches dans le toit des immeubles,
permettant d’atteindre des cibles à l’intérieur ». Concernant les munitions les plus
modernes, le manuel statue que « les munitions à guidage laser ou optique
peuvent être efficaces contre des cibles à haute valeur ajoutée », tout en précisant
que de mauvaises conditions (météo, fumées) peuvent perturber les munitions
guidées laser et rendre leur course erratique en ville, ce qui pose des problèmes
évidents en termes de dommages collatéraux.
Pour le manuel, lorsque les règles d’engagements sont « souples » voire sans
contrainte aucune (Stalingrad), les bombardements aériens sont « très utiles ».
223 Canon Gatling de 30 mm GAU-8 Avenger
106
Dans « tous les autres cas », la puissance aérienne « n’est pas terriblement
efficace »224. Pour l’Army, le besoin de limiter les dommages collatéraux est le
principal facteur qui limite l’efficacité de la puissance aérienne en ville. Certains
considèrent que le cercle d’erreur probable est encore trop élevé pour espérer
que les forces terrestres fassent confiance aux munitions délivrées depuis les airs
en milieu urbain.
La liste des limitations s’appuie sur quelques exemples historiques :
- dommages collatéraux trop importants à Beyrouth en 1982.
- Avions cloués au sol par le mauvais temps lors de la bataille de Hué pendant la
guerre du Vietnam, ou lors de la bataille de Grozny. L'incapacité de la
puissance aérienne à apporter les appuis requis pour cause de mauvaise météo
pose ainsi la question de sa "disponibilité en toutes circonstances". La météo est
une donnée essentielle de l’équation « troisième dimension », dont la place dans
toute planification interarmées doit être considérée comme essentielle.
Le traitement des « dommages collatéraux » sous-tend les critiques
envers la puissance aérienne visibles dans le FM 3-06 11. Tout particulièrement
en cause : les appuis feux utilisés pour sécuriser la progression ou relayer les
actions des troupes au sol. Il faut tenir compte de la forte imbrication des
éléments amis et ennemis, s’affrontant dans des micro-engagements par
quartiers ou blocs d’immeubles, ce qui doit absolument exclure de la part des
aéronefs une frappe insuffisamment coordonnée ou peu précise, risquant
d’atteindre les troupes au sol. Même si les Américains et leurs alliés mènent des
recherches pour accroître l’efficacité et la modularité des appuis-feu depuis la
troisième dimension, les problèmes rencontrés sont importants. Le danger
d’atteinte de la population civile est évident. Les avertissements des terriens dans
ce domaine ne peuvent être négligés. Pour autant, cette analyse peut-elle être
approfondie, voire dépassée ?
Le discours des forces terrestres françaises vis-à-vis de leurs matériels les
plus performants, dans un cadre urbain, est intéressant à analyser de ce point de
vue. Les avantages du char de combat sont, par exemple, ainsi présentés dans
un manuel de doctrine et d’emploi de l’armée de terre225 :
224 “In all other cases, however, airpower has not been terribly effective”. 225 Memento sur les actes réflexes et les actes élémentaires du blindé en zone urbaine dans un cadre interarmes, ABC 332, Ecole d’application de l’arme blindée cavalerie, DEP Bureau doctrine, édition 2005, page 20, (déjà cité).
107
« Face à un ennemi tel qu’on le rencontre le plus fréquemment en ville à l’heure actuelle, le blindé dissuade grâce à : - sa supériorité presque systématique des feux ; - l’efficacité et la précision des armes de bord (contre les combattants faiblement protégés mais aussi contre les bâtiments et les obstacles) ; - la protection de l’équipage (blindage, protection NBC) donc neutralisation voire destruction plus difficile par l’ennemi, lui imposant de s’approcher des cibles ; - ses moyens de détection performants, en particulier lorsqu’il est équipé de moyens de vision thermiques. En effet, la possession de tels équipements, lorsqu’elle est connue de l’adversaire, diminue fortement sa liberté d’action. En conséquence, la simple présence du blindé participe à la recherche d’effets psychologiques sur l’ennemi, qu’il s’agisse de combattants organisés, de foules, de manifestants, de populations hostiles,…. En zone urbaine, zone de concentration de population, terrain choisi par un adversaire plus faible du point de vue de ses équipements, la capacité dissuasive des chars et des engins blindés est accrue »
Remplaçons « le blindé » dans ce texte par « l’avion de combat » : les
avantages se recoupent (concernant la protection de l’équipage, la hauteur, la
vitesse et la distance remplacent le blindage et la protection NBC). Notons
cependant que l’emploi de la puissance aérienne ajoute de surcroît une
« dimension dangereuse » et dissuasive, donc paralysante, à l’environnement de
l’ennemi, alors que le blindé évolue dans la même dimension –horizontale- que
l’infanterie qu’il relaie et appuie, et que l’ennemi qu’il menace. La puissance
aérienne doit donc pouvoir, délivrant des feux depuis le ciel, compléter, y
compris en ville, l’action des plates-formes terrestres.
On le constate lorsqu’on examine, toujours en suivant le manuel de
combat urbain de l’Arme Blindée Cavalerie, les conditions de tir des blindés en
milieu urbain : « Un blindé peut traiter un objectif se situant à une hauteur
inférieure au tiers de sa distance de l’objectif. S’il est amené à être plus proche, sa
protection sera assurée au sein du binôme. Même si le tir en site avec l’armement
principal est soumis à des restrictions techniques, il reste possible avec l’armement
en superstructure (7.62mm) efficace pour tenir l’adversaire en retrait des
ouvertures ou des bordures de toits ou de terrasses ». Ces restrictions techniques
sont illustrées sur le schéma suivant :
108
Problème principal : pour traiter des objectifs en hauteur, le blindé est
forcé de s’éloigner de sa cible. Ce qui n’est pas toujours possible étant donnée
la complexité parfois importante des voies de communication urbaines, la
multiplication des masques, etc. On le voit, pour prendre en compte l’intégralité
du développement vertical de la ville, l’apport de la puissance aérienne peut
jouer un rôle non négligeable, en complément des plates-formes terrestres,
puisque la troisième dimension, par définition homogène et ouverte, permet aux
aéronefs d’observer, d’identifier et de frapper en tous points de l’environnement
urbain.
Malgré tout, toujours dans le même manuel, seul un paragraphe de
procédures communes avec la troisième dimension est mentionné, et il concerne
l’Aviation légère de l’armée de terre226. On note pourtant un rappel de la
fragilité des hélicoptères en milieu urbain (problème récurrent dans les exemples
historiques de la deuxième partie de la présente étude) : « Bien que ses
appareils soient particulièrement vulnérables, l’ALAT peut effectuer un appui feu au
contact au profit des blindés en zone urbaine ».
Les seuls exemples du FM 11-06 et du manuel de l’ABC, isolés parmi une
multitude d’analyse historiques, de retours d’expérience et de manuels
doctrinaux, pourraient être complétés. On retiendra pourtant de l’analyse de
certains exemples historiques et de la lecture des documents de référence
terrestres que les séquelles de la surmédiatisation de l’Airpower durant les
engagements de la guerre du Golfe, du Kosovo et de l’Afghanistan pèsent sur la
vision des terriens américains (et français), globalement hostiles à l’utilisation
226 Ibid, page 36.
109
coercitive de la puissance aérienne au-dessus des villes – plus précisément à
l’implication trop importantes des armées de l’air. De leur côté, ces dernières,
focalisées sur la frappe dans la profondeur, ont longtemps négligé cet aspect
de leur portefeuille capacitaire, conduisant d’ailleurs au développement et à
l’autonomisation des flottes d’hélicoptères des armées de terre. Le résultat, selon
une étude récente et copieuse de la RAND Corporation analysant d’un point de
vue historique les rôles respectifs de la puissance aérienne et de la manœuvre
terrestre dans la stratégie américaine227, est que « la puissance aérienne a
montré historiquement un niveau croissant d’efficacité et de fiabilité, jouant un rôle
grandissant. Les cas historiques étudiés montrent également une acceptation
graduelle de cette réalité par les officiers de l’Armée de Terre. Cependant (…),
malgré cette acceptation apparente de l’efficacité de la puissance aérienne, la
doctrine de l’Armée de Terre n’a pas encore été révisée pour en tenir compte».
Cette même étude, appuyée sur des exemples historiques (Iraq 1991,
Kosovo 1999, Afghanistan 2001, Iraq 2003) donne une version assez crue et
directe de la rivalité entre armée de terre et armée de l’air américaines dans le
domaine de la doctrine d’utilisation de la puissance aérienne : « L’Army et l’Air
Force donnent à voir la rivalité la plus évidente dans le domaine de la définition des
rôles respectifs de la puissance aérienne et de la puissance terrestre dans la
conduite de la guerre. Cette tension résulte largement de différences culturelles
profondément ancrées dans des manières différentes de considérer la conflictualité.
La doctrine interarmées, cependant, reprend souvent les vues de la composante
terrestre dans sa façon de caractériser les champs d’engagement, et ces vues
concordent avec la culture terrestre. Généralement, les champs d’engagements tels
que définis par l’Army incluent un schéma agressif de manœuvre de surface visant à
permettre l’usage maximum des capacités organiques de la composante terrestre.
La doctrine de l’Army tend à conserver le contrôle sur la plus grande largeur du
champ d’opérations, de façon à ce que le corps d’armée puisse agir sur son
environnement opérationnel en employant ses capacités organiques (hélicoptères
d’attaque, ATACMS) jusqu’à la limite de leurs capacités. Sans surprise, les
commandants de théâtre de l’Army tiennent à contrôler les ressources utilisées dans
leur champ d’opérations. Un tel contrôle est atteint en établissant des mesures de
coordination des appuis-feux, par exemple la Fire Support Coordination Line
(FSCL) à l’intérieur de la zone du corps d’armée ou du champ d’opérations du
commandant de la composante terrestre de la task force interarmées, mesures qui
227 Learning Large Lessons, the evolving roles of Ground Power and Air Power in the post-Cold War era, par David Johnson, RAND Project Air Force, 2007, chapitre 7, page 137.
110
sont souples pour les systèmes terrestres mais restrictifs pour ceux des autres
composantes ».
Une lutte d’influence féroce divise donc les composantes terrestre et
aérienne américaines, pesant sur le débat interarmées. Mais tout n’est pas aussi
tranché que le laisse entendre l’étude de la RAND Corporation citée ici228. Car
l’Air Force américaine a longtemps privilégié la frappe dans la profondeur
avant de s’investir sur le sujet aujourd’hui très actuel des contextes asymétriques.
Cependant, si l’on revient à notre exemple du manuel FM 3-06 11 de l’Army,
même ancien, celui-ci précise que « les progrès accomplis en termes d’armement
tout temps, ainsi qu’en termes de précision, peuvent changer les paramètres
d’appréciation de l’utilité de la puissance aérienne en milieu urbain, bien que le coût
élevé de telles munitions améliorées puisse amener le commandement à limiter leur
emploi ». Remarque fondamentale, qui relativise l’opposition culturelle absolue
entre puissance aérienne et forces terrestres229. Car c’est bien précisément cette
progression technologique en matière de précision qui, depuis 2002, si on la met
en perspective, change les données d’utilisation de la puissance aérienne en
milieu urbain. Les décideurs opérationnels, s’éloignant d’une posture
systématiquement méfiante envers la troisième dimension, et malgré les
conclusions pessimistes de l’étude RAND citée précédemment, semblent observer
ces possibilités avec intérêt.
Lors du débat organisé le 4 juillet 2006 par le CESA de l’Armée de l’Air, le
général Desportes, commandant le CDEF, centre de doctrine de l’Armée de
Terre, a fait une remarque intéressante qui caractérise bien la prise de
conscience commune qui, malgré les rivalités programmatiques et budgétaires,
s’impose comme une évidence : on ne fait pas la guerre seul, et ce constat vaut
pour les aviateurs comme pour les terriens :
- « Permettez-moi de revenir sur l’exemple de la Task Force des Marines qui, en
2001, débarqua en Afghanistan, car cela montre bien la complémentarité en même
temps que les limites des différentes armes. Suivant les ordres de M. Rumsfeld, ces
troupes sont parties sans artillerie, le rôle de soutien étant dévolu à l’aviation, afin
d’alléger ce dispositif dont la mission exigeait une projection assez profonde dans
228 … et commandée par l’Air Force américaine (RAND Project Air Force) 229 L’opposition actuelle entre terriens et aviateurs aux Etats-unis et en France est très marquée par le contexte budgétaire, qui pousse les uns et les autres à parfois « tirer à eux » les conclusions des retex opérationnels pour protéger tel ou tel programme. Sur le terrain, les soldats engagés insistent sur d’autres points, en particulier le besoin de coordination plus poussée entre puissance aérienne et forces au sol, une meilleure standardisation des systèmes de communication et de conduite, ou un besoin d’équipements interarmées et interopérables avec les alliés : l’Afghanistan (voir la suite de l’étude) est révélateur de ce décalage entre querelles « parisiennes » et besoins de terrain.
111
ce territoire éloigné de la mer. Mais très rapidement le commandant du Marines
Corps a fait revenir son artillerie, mortiers compris, leur cadence de feu moyenne se
révélant mieux adaptée à l’opération (…) Autrement dit, et sans dénier l’efficacité,
même en milieu urbain, des frappes air-sol, ces méthodes, comme l’ont démontré les
combats de Falloudja, ne sont pas équivalentes mais bien plutôt complémentaires ».
« Efficacité des frappes air-sol, même en milieu urbain» : la possibilité existe
donc. Suivant quelles modalités ?
2.6.4 Une autre vision de la puissance aérienne en milieu urbain
L’amélioration des capteurs est un élément fondamental qui révolutionne
l’apport de la puissance aérienne sur le théâtre urbain.
La puissance aérienne, on l’a dit, ne se réduit pas aux frappes. C’est le
ravitaillement en vol qui permet à tous les aéronefs d’accomplir leurs missions,
qu’elles soient de transport ou de combat ; avec les drones et les avions de
combat, c’est un adjuvant indispensable du travail de reconnaissance, de ciblage
et d’identification ; c’est également grâce à la puissance aérienne que peuvent
être conduites des opérations d’évacuation sous le feu, de récupération de
personnels tombés derrière les lignes ennemies ou dans un quartier hostile et
isolé, ou encore des missions de « démonstration de force », dissuasives et
psychologiquement pesantes pour l’adversaire.
Comme on l’a souligné par ailleurs, ces fonctions sont vitales pour toute force
engagée en combat urbain. Il n’y a ici pas de différences générique entre les
vecteurs, avions de transport, de combat, drones ou hélicoptères, mis à part la
plus grande fragilité des uns (hélicoptères surtout : une soixantaine a été
abattue depuis le début des opérations en Irak) et la plus grande survivabilité
des autres (avions de combat). En bénéficiant des nouvelles technologies, les
avions utilisés pour la reconnaissance, la surveillance ou les opérations
psychologiques voient leurs performances, leur utilité et leur sécurité sensiblement
accrues. Cette amélioration renforce donc leur pertinence, mais celle-ci n’a
jamais été remise en cause par personne, y compris dans le cadre urbain.
Pour ce qui est du combat air-sol proprement dit et de l’appui-feu
rapproché, compte tenu de la suspicion attachée à l’emploi coercitif de la
puissance aérienne en milieu urbain, cette amélioration des capteurs a un effet
encore plus fondamental. La nouvelle génération de pods, comme le Litening II, le
112
Damoclès (disponible en 2009 sur le Rafale F3), le Sniper, augmentent la
précision des frappes230. Les bombes guidées par GPS, l’adaptation des
armements dont les charges explosives sont réduites, la réflexion accélérée sur
les armements non létaux (concrete bombs) ouvrent des possibilités réelles
d’utilisation, en combinaison avec le travail des forces terrestres. Les bombes
guidées laser sont efficaces, bien que la ville recèle de nombreux « laser traps »
ou pièges à laser, pouvant affaiblir le système de visualisation de la cible. Mais
ce système autorise une grande flexibilité : le laser qui illumine la cible peut être
embarqué dans l’aéronef tireur, porté par un opérateur au sol, ou se trouver
dans un second aéronef. L’infrarouge est une autre solution. « En CAS de nuit, on
peut utiliser un pointeur infrarouge avec des jumelles de vision nocturne (JVN) pour
le pilote »231.
L’US Air Force travaille aujourd’hui sur une nouvelle munition Hardstop
(hardened surface target ordnance package) de 500 kilos, guidée par GPS, visant
à détruire l’intérieur des immeubles sans endommager les structures adjacentes.
En chantier également, la « small diameter bomb » GBU-39 de 113 kilos,
pouvant percer 2 mètres de béton.
Souhaitant donner au F-35 une capacité de frappe en milieu urbain
répondant à toutes les caractéristiques et spécificités requises (efficacité de la
frappe pour un minimum de dommages collatéraux), les Américains explorent
aussi la voie des munitions miniaturisées (very small munitions ou VSM).
L’armée de l’air française réfléchit dans le détail à cette adaptation, comme
le montre un article récent de Penser les Ailes françaises, sous la plume du
Commandant Le Saint : « L’adéquation de l’effet militaire à l’objectif recherché
repose sur un juste dimensionnement de la charge des munitions employées. Les
vecteurs disposant d’une capacité d’engagement graduée (canons, munitions
d’emploi général de puissance moyenne ou à létalité réduite, corps de bombes
inertes, etc.) constituent (…) un atout précieux. »232.
Sans résoudre de manière définitive le problème des dommages
collatéraux, ces améliorations semblent indiquer que les efforts de précision
permettent d’adapter les procédures et les modes d’action aériens aux
caractéristiques du combat urbain. La « doctrine interarmées de l’appui
aérien » française de 2005 prend d’ailleurs en partie en compte les progrès de
230 Air Power et COIN: quels avenirs, par J. Henrotin, T&A n°6, juin-juillet 2007 231 Un exemple d’opération en réseau : l’appui-feu rapproché en combat urbain, par le général de corps aérien (2S) Michel Asencio, in Penser les ailes françaises n°12, janvier 2007, page 47 232 Egalement cité dans « Retour sur l’asymétrie », Sciences et Vie, hors série spécial Salon du Bourget 2007.
113
la technologie dans le domaine de l’appui aérien : « Les munitions à guidage
précis (Precised Guided Munitions, PGMs) apportent une plus-value importante aux
missions d’appui aérien par le feu. En effet, leur guidage rend possible la correction
d’éventuelles erreurs (de balistique, de largage ou de désignation) et leur précision
permet de mieux adapter leur charge militaire aux cibles à traiter, réduisant
également ainsi les effets collatéraux indésirables »233.
Sur le graphique ci-dessous, la part de munitions de précision utilisée dans
les conflits récents souligne l’importance grandissante de ces capacités :
Parmi ces mêmes munitions de précision, le graphique suivant permet de
constater la part grandissante de munitions guidées GPS, dont l’efficacité leur
confère une garantie importante pour les utilisateurs de la puissance aérienne en
milieu urbain :
233 Doctrine interarmées de l’appui aérien, PIA n°03.233, Titre 1 : l’appui aérien par le feu, Etat-major des armées, division emploi, n°798/DEF/EMA/EMP.1/NP du 25 juillet 2006, page 7
0%
20%
40%
60%
80%
100%
DesertStorm
DeliberateForce
AlliedForce
EnduringFreedom
IrakiFreedom
Precision Munitions % Unguided %
0%10%20%30%40%50%60%70%80%90%
100%
DesertStorm
DeliberateForce
Allied Force EnduringFreedom
IrakiFreedom
Cruise Missiles % PGM % E-GBU GPS guided %
114
D’un point de vue doctrinal, certains, dans l’armée de l’air américaine,
avaient anticipé ces nouvelles perspectives. Dans un article de 2002 de
l’Aerospace Power Journal, « Seigneurs des bidonvilles : la puissance aérienne et le
théâtre urbain »234, le capitaine Thomas de l’US Air Force part du principe que
les améliorations technologiques apportées par la Révolution dans les affaires
militaires (RAM) et par la Transformation permettent à la troisième dimension de
s’impliquer pleinement et de façon légitime dans le combat urbain. Que dit-il ?
Que les tactiques, les techniques et les procédures concernant l’utilisation de la
puissance aérienne en ville progressent, mais que le plus fondamental reste de
disposer d’un concept opérationnel interarmées visant « l’aptitude à dominer la
volonté de l’adversaire de manière stratégique ». Egalement soulignée par
Thomas : la précision des armements, qui rend la puissance aérienne apte à être
utilisée en ville, au bénéfice des forces terrestres. La spécificité des aviateurs
dans le cadre urbain est rappelée : « La vitesse et la portée exceptionnelle de la
puissance aérienne permet aux forces aériennes d’atteindre de très nombreuses
cibles, de les scruter, et d’y revenir quasiment à volonté. Les aviateurs n’occupent
pas le terrain ; ils dominent l’espace et le temps. ». Cet auteur a l’art des formules
simples et imagées, qui rendent son raisonnement particulièrement éclairant.
Les dommages collatéraux ? Dans l’analyse du capitaine américain, la
différence entre le feu terrestre et le feu aérien est relativisée : « Tout dépend
des circonstances : la précision des feux de la troisième dimension peut être moins
destructive que des feux terrestres imprécis ». Ce qui tombe sous le sens. Que
l’auteur sente le besoin de le rappeler montre cependant le décalage de
perception et de culture entre le milieu aérien et les autres milieux opérationnels.
Cependant, on peut noter que l’analyse du capitaine Thomas pèche par son
caractère un peu trop « aéro-centré », tout comme le FM 3-06 11 de l’Army,
déjà cité, négligeait –sciemment ?- les apports de la puissance aérienne. Sa
défense et illustration des possibilités – réelles, il faut y insister - de la puissance
aérienne en milieu urbain est révélatrice des argumentaires américains, visant
très souvent à défendre une armée vis-à-vis des autres, avec des arrière-
pensées budgétaires non dissimulées. La situation française actuelle connaît des
blocages similaires, où les perspectives de la future loi de programmation
militaire (LPM) pèsent, à des degrés divers, sur les analyses des centres de
concepts et de doctrine des armées. En se positionnant dans son article de 2002,
Thomas omet de se concentrer sur les bénéfices de l’utilisation combinée et
interarmées des capacités terrestre et aériennes, dans le cadre urbain. Pourtant,
234 Slumlords, Aerospace power in urban fight, Aerospace power journal, printemps 2002
115
la sortie « par le haut », c'est-à-dire en se concentrant sur l’aspect interarmées
des choses, et sur les effets attendus sur le terrain, est possible.
Ainsi, l’article du capitaine Thomas, en revenant par exemple sur la
spécificité du théâtre urbain, permet d’ouvrir une autre piste de réflexion sur
l’emploi de la puissance aérienne, distincte de l’argumentaire sur la précision
accrue des armements. Il part d’un constat : « Les critiques visant l’aptitude de la
troisième dimension en milieu urbain se concentrent sur les opérations au centre de
la ville (urban core). La densité et la hauteur des structures de ce centre créent des
« canyons » et de larges zones d’ombres. Les limitations en termes de localisation
rendent le contrôle et le commandement difficiles et peuvent diminuer l’effet des
armements, en raison principalement des grands angles d’attaque ». Cependant,
comme l’auteur le souligne et comme l’introduction de cette étude le rappelait,
« le centre-ville cloisonné ne représente pas l’intégralité du système urbain ».
De plus, ce centre-ville, refuge naturel des insurgés, ne peut survivre et
fonctionner que grâce aux liens qu’il entretient avec la périphérie de la ville, les
zones commerciales et de production industrielle, les axes de communication, les
infrastructures portuaires et aéroportuaires, et les autres centres urbains, parfois
éloignés de dizaines de kilomètres.
On songe au fameux « triangle sunnite », en Iraq, qui ne se limite pas à
Bagdad, mais englobe les villes de Ramadi, Falloudja, Balad ou Tikrit. Toutes
entretiennent des liens, des échanges d’hommes, de matériels, des transferts de
cellules combattantes : il s’agit bien, comme posé en introduction de cette étude,
d’un système de systèmes urbains doué d’une certaine cohérence.
Les villes constitutives du « triangle sunnite ». Source : CBC.
Les zones lacunaires ou semi-lacunaires entourant le centre-ville et les
quartiers d’habitation denses sont donc essentielles pour le fonctionnement de
116
l’ensemble du milieu urbain. Ce sont autant de canaux d’irrigation, d’organes, de
tissus indispensables à la viabilité du « centre » qui, en retour, tel le cœur de ce
grand organisme, entraîne l’ensemble des zones adjacentes au rythme de ses
battements. Ce rapport d’interdépendance souligné par Thomas est
fondamental.
On le saisit pleinement en revenant, du côté français cette fois-ci, à l’article
de la revue Doctrine « Zone urbaine et engagements futurs : une autre
approche »235, déjà évoqué en introduction. Ses rédacteurs, officiers supérieurs
de l’armée de terre, ne disent pas autre chose sur les zones urbaines lacunaires
ou périphériques au bâti moins dense, qu’ils baptisent « zones refuges » :
« Conscientes de leurs vulnérabilités dans les zones urbaines lorsqu’elles sont
confrontées dans la durée à des forces conventionnelles, les organisations terroristes
et les guérillas ont développé une stratégie globale dans lesquelles les zones
urbaines et les zones refuges jouent des rôles complémentaires. Les premières leur
servent de “champs de bataille” militaires et politiques, les secondes de zones
d’attente et de préparation. En effet, les mouvements insurrectionnels ne peuvent
agir efficacement sans disposer de bases arrières sûres, situées le plus souvent dans
des régions rurales faiblement peuplées, difficiles d’accès, préférentiellement
montagneuses ou boisées et adossées à une frontière. Même lorsqu’ils disposent
d’un sanctuaire dans un pays ami, les mouvements terroristes et les guérillas sont
obligés de constituer des bases relais dans la profondeur du territoire où ils
combattent. Les zones refuges ont une importance vitale dans le dispositif ennemi
parce qu’elles lui permettent de s’entraîner, de s’équiper, de se ravitailler, de
planifier et de diriger ses opérations, de se reconditionner en toute sécurité et d’y
expérimenter son modèle politico-religieux et économique. Mais elles constituent
aussi des points de vulnérabilité car elles concentrent l’essentiel de ses moyens, de
son personnel, de ses centres de commandement, de ses flux logistiques et
financiers. Elles constituent finalement, à l’instar des villes, des nasses potentielles
puisqu’elles sont les seules zones où il ne peut pas appliquer systématiquement sa
tactique fondée sur l’esquive. Ces zones refuges doivent donc constituer pour nos
forces un objectif militaire prioritaire qui, s’il est atteint, détruira “dans l’oeuf” les
fondements de l’organisation ennemie ».
Notons que dans le cadre du théâtre urbain, en réalité, ces zones refuges
correspondent souvent davantage à la périphérie urbaine qu’à des zones
235 Zone urbaine et engagements futurs : une autre approche, par les LCL de Courrèges, Givre et Le Nen (EMAT), Revue Doctrine n°10.
117
boisées, montagneuses, isolées. Quoi qu’il en soit, il faut donc, pour contrôler la
ville, contrôler les flux reliant ces zones annexes au cœur urbain. Ce qui semble
possible : les déplacements y sont repérables, la manœuvre y retrouve ses
droits. Les rédacteurs poursuivent donc: « Ce sont (…) des combats interarmes et
interarmées de haute intensité qui attendent les forces terrestres dans les zones
refuges ». Prévision logique, avec en arrière-plan le souci de justifier l’emploi et
la pertinence des forces blindées ; mais prévision restrictive dans ses termes.
C’est un fait, les zones périphériques sont essentielles pour « tenir » une ville, et
les contrôler peut contribuer à asphyxier une insurrection. Mais un tel
raisonnement ne peut concerner seulement les forces terrestres, car un combat
« interarmées » efficace se doit d’intégrer la puissance aérienne : dans les zones
annexes, périphériques ou refuges entourant la ville, l’application de feux
depuis la troisième dimension trouve un espace d’action et de mise en oeuvre
singulièrement élargi par rapport aux représentations qui en sont parfois
données. Les bâtiments sont par exemple plus faciles à cibler pour des avions de
combat, car plus isolés et diminuant d’autant les risques de dommages
collatéraux.
Que ce soit en matière de frappe, de reconnaissance, de surveillance,
d’observation, ou d’identification, la puissance aérienne trouve là un emploi
important, au grand bénéfice des forces terrestres.
Un centre qui demeure difficile à traiter depuis les airs, même
si cette éventualité ne peut être exclue Des zones périphériques essentielles à la viabilité de
l’ensemble urbain (ici, zone portuaire), plus faciles à traiter.
118
La diversité du système urbain et la dépendance entre le centre de gravité
principal et sa périphérie fournissent donc un espace d’action large pour la
puissance aérienne.
Le champ d’action légitime de la puissance aérienne en ville se trouvant
élargi – singulièrement en matière d’action coercitive -, revenons sur le premier
argument concernant la précision accrue des armements. Cette précision toujours
plus grande des armements est un élément fondamental, mais ne vaut rien par
elle-même. Elle ne devient pertinente, concernant la puissance aérienne en milieu
urbain, que conjuguée à l’amélioration des moyens de communication, à la mise
en réseau des capteurs spatiaux, aériens et terrestres, à la plus grande
décentralisation des niveaux de commandement, avancées qui se conjuguent
pour repositionner l’appui-feu aérien en milieu urbain dans le domaine du
possible.
Les éléments d’analyse sur le rapport entre théâtre urbain et coercition
aérienne, concernant tant les bénéfices de la précision des armement que la
diversité des (et non pas « du ») théâtres urbains, ont donc fait évoluer les
armées modernes, ce que reflètent leurs doctrines respectives. On le voit dès
aujourd’hui dans les modes d’actions urbains enseignés aux pilotes236 :
La délivrance de feux en zone urbaine (« cœur urbain » ou périphérie
moins dense) depuis la troisième dimension obéit en effet à des règles précises.
L’action peut être ainsi classée selon quatre catégories, « Tier 1, 2 , 3 et 4 »:
On est en « Tier 1 » si aucune structure civile ne se trouve à moins de
500 mètres du point d’impact de la frappe prévue. Si ces conditions ne sont pas
remplies, une étude « Tier 2 » doit être menée. Le cas « Tier 2 » se concentre sur
la détermination du cercle d’évaluation des dommages collatéraux, qui est
fonction de l’armement utilisé sur la « cible » (DMPI ou Desired Military Point of
Impact). Le rayon du cercle « dangereux » « sera la somme de l’efficacité de
l’arme (souffle, éclat) et d’une valeur fonction du CEP (Cercle d’erreur probable)
augmenté d’un coefficient sigma. Ce coefficient multiplicateur est fonction du
pourcentage d’impact désiré (ex : pour 50%, sigma=1, c’est le CEP, ou cercle
d’erreur probable). Si une structure civile se trouve encore dans le cercle obtenu par
ce calcul, on passe à une étude « Tier 3 »237.
236 Source : Entretien du 12 juin 2007 avec un capitaine de l’armée de l’air, pilote de Mirage 2000D, et documents du CEITA. 237 Source : CEITA
119
Le « Tier » 3 concilie deux exigences difficiles : la distance calculée pour le
cercle correspond à la distance maximale séparant la cible de l’arme tout en
permettant d’obtenir le critère de dommage désiré (cas ou l’arme n’atteint pas
la cible), (EMD : Effective Miss Distance). C’est en quelque sorte une « distance du
loupé ». En translatant l’impact de l’arme sur la cible, on obtient le rayon de ce
cercle « Tier 3 ». Ce cercle réduit ne doit comporter aucune structure non-
militaire. Dans le cas contraire, une étude « Tier 4 » est entreprise :
« La méthode d’évaluation « Tier 4 » présente une modélisation aussi
précise et fidèle que possible des effets réels de la munition sur la cible particulière
considérée. Des systèmes informatiques modélisent la cible en et son environnement
en 3D. Des simulations de rupture de tympan, de pénétration d’éclats dans la peau
ou de projection d’éclats de vitres sont menées afin de correspondre au plus juste à
la réalité »238.
Les quatre niveaux semblent bien adaptés à une campagne de frappes
ciblées sur des centres de gravité particuliers (effect-based campaign), précédent
une action des forces terrestres. On voit pourtant que ces précautions, ces calculs
et cette modélisation des effets ne peut reposer, dans un action combinée et
pour l’appui-feu sur le théâtre urbain, que sur une entente parfaite entre forces
terrestres et acteurs de la troisième dimension (drones, avions de combat ou
hélicoptères) : « Pour les pilotes, le CAS urbain « fait apparaître la nécessité
238 Source : CEITA
1234
120
absolue d’avoir une identification positive (identification visuelle directe ou
électronique par pod d’acquisition) de l’objectif avant tout tir d’armement. Cela
implique, comme sur le Mirage 2000D, une remontée de l’information dans la
visualisation cabine du pilote par intégration du capteur optique ou infrarouge du
système d’armes de l’avion »239.
Trois conclusions sont donc à retenir à ce stade :
1. Le théâtre urbain, de par sa diversité, permet l’emploi de la puissance aérienne.
Non seulement du transport, du renseignement, de la reconnaissance, de l’action
psychologique ou de la guerre électronique, mais également de l’appui-feu ;
2. La précision accrue des armements renforce cette légitimité de la troisième
dimension en milieu urbain ;
3. la condition essentielle de l’emploi de la troisième dimension dans le cadre de
l’appui-feu urbain réside dans une parfaite coordination entre éléments
terrestres et forces aériennes, et la prise en compte du concept « d’hyper-
précision ».
Deux ans avant l’article du capitaine américain Thomas cité précédemment
sur l’emploi de la puissance aérienne dans les villes, un article de la revue
française Objectif Doctrine240 de décembre 2000, sous la plume d’un officier
alors stagiaire de la 113ème promotion du CSEM, indiquait que « l’appui de
l’arme aérienne présente un intérêt essentiel pour les troupes au sol, en raison de sa
rapidité potentielle d’intervention, de sa puissance de feu et de sa précision, de la
gamme des munitions et des effets disponibles, mais aussi de sa réversibilité et de
sa souplesse d’emploi ». Parmi les avantages de la puissance aérienne, l’auteur
cite en particulier la capacité de renverser un rapport de force localement très
défavorable. Les nouvelles possibilités technologiques (nous sommes en 2000, et
cela vaut a fortiori pour 2007) sont intégrées dans le raisonnement :
« L’amélioration des procédures de guidage, désormais exécutées en moyenne
plutôt qu’en basse altitude, ainsi que le recours possible aux munitions guidées à
partir du sol ou d’un aéronef, ont accru la précision d’intervention des avions tout
en réduisant leur vulnérabilité face aux menaces sol-air. Cet appui devrait donc être
systématiquement recherché, après l’instauration d’une supériorité aérienne
suffisante et une campagne SEAD (neutralisation des systèmes sol-air) sur le
théâtre. »
239 Un exemple d’opération en réseau : l’appui-feu rapproché en combat urbain, par le général de corps aérien (2S) Michel Asencio, in Penser les Ailes françaises n° 12, janvier 2007, page52. 240 Chef d’escadron Vasseur, Objectif Doctrine numéro 20, décembre 2000, CDES (devenu depuis le CDEF de l’armée de Terre : Centre de Doctrine d’Emploi de Forces).
121
A cette liste d’avantages capacitaires, l’auteur ajoute cependant deux
conditions :
- d’abord, que soient bien intégrées les « limites » et la « difficulté d’exécution »
liées à l’utilisation de cette même arme aérienne (limites que les exemples
historiques de cette étude montrent bien).
- Ensuite, que l’appui aérien soit effectivement « exécuté sous contrôle des troupes
au sol ».
Cette réflexion rentre en résonance avec les leçons des exemples historiques
présentés dans cette étude et des réflexions doctrinales en cours : la première
priorité semble bien de combiner à la fois l’extrême précision des frappes et
l’extrême coordination entre troupes au sol et éléments aériens. En conséquence,
une information précise, immédiate et disponible dans le cadre d’un réseau
informationnel global, apparaît indispensable pour remporter la décision. La
question de l’apport de la puissance aérienne en théâtre urbain doit donc être
pensée en liaison avec les développements des systèmes modernes et intégrés
d’équipement du fantassin (FIST britannique, FELIN français, Land warrior
américain). La liaison entre ces équipements et les senseurs et effecteurs aériens
dans le cadre urbain est en effet la colonne vertébrale de tout mode d’action
efficace, compte tenu des contraintes évoquées précédemment, et de
l’importance consécutive de l’information qui en découle.
Cette priorité reprend par ailleurs les observations de la « Doctrine
interarmées de l’appui aérien » de l’EMA241, dans son chapitre 9.1, intitulé
« opérations en zones urbaines ». Après avoir rappelé les avantages qu’offre la
puissance aérienne en ville (« les vecteurs aériens de par leur flexibilité offrent la
possibilité d’adapter rapidement leur perception et leur profil d’attaque aux
contraintes urbaines. Notamment, ils peuvent, par leur trajectoire, s’affranchir de
masques constitués par les constructions »242, ce chapitre insiste sur plusieurs
besoins spécifiques :
- la synergie des composantes au niveau tactique (à optimiser « jusqu’aux plus
bas échelons », en tenant compte de la problématique des dommages
collatéraux, de la densité urbaine, de la difficulté des communications, du
danger omniprésent pour les appareils lents et volant à basse altitude) ;
- le besoin d’informations en temps réel (capteurs adaptés, boucle courte) ;
241 Juillet 2006, déjà citée supra. 242 Ibid, page 23
122
- l’adaptation des structures de commandement (représentation air dans les
niveaux de commandement).
Le CAS en milieu urbain, dans cette doctrine interarmées française récente,
est donc possible en théorie. Son équivalent américain, publié par le Pentagone
dans la foulée des premières opérations en Irak, révèle quant à elle les
avancées faites au niveau interarmées dans le domaine du CAS.
Le Joint Tactics, Techniques and Procedures for Close Air Support (CAS),
publié en septembre 2003, donne l’état de la perception américaine sur ce sujet
difficile. Une perception qui a sensiblement évolué vers une position considérant
l’appui-feu aérien en milieu urbain comme un mode d’action indispensable, mais
qui ne cache aucune des difficultés inhérentes à cet exercice. Selon ce document,
et de manière explicite, les actions d’appui-feu aérien peuvent être conduites
contre des objectifs situés sur un terrain bâti très complexe ou dans les zones
adjacentes.
Dans le même document, le CAS se voit décliné selon trois variations:
- le CAS de type 1 utilise le traditionnel Nine-lines Briefing, et la capacité du
FAC243 à voir la cible. Les pilotes ne doivent pas utiliser leur armement avant
que le FAC n’aie le contact visuel avec l’aéronef et valide le tir. Le type 1 se fait
par temps favorable, sans emploi obligatoire particulier de technologies
avancées ; il est systématiquement choisi lorsque la nature de l'objectif ou de son
environnement (risques de dommages indésirables) imposent un "contrôle serré"
de la passe de tir par le contrôleur avancé (vue de la cible et de l'avion en
position de tir).
- le CAS de type 2 est moins restrictif, et est adapté à des conditions météo plus
difficiles, ou à un appui-feu réalisé de nuit. Le FAC peut ou non avoir visuel sur la
cible, mais se trouve néanmoins en mesure de fournir aux pilotes des
coordonnées précises, qui permettent à ces derniers de traiter l’objectif même si
eux non plus n’ont pas nécessairement le visuel sur la cible. Le FAC a toujours la
responsabilité d’engager l’action, même s’il ne voit pas l’aéronef ;
- le CAS de type 3 est le moins restrictif des types d’appui-feu aériens. Les
aéronefs se voient donnés l’autorisation d’engager des cibles qui ne sont pas
formellement en contact avec des éléments amis, et qui sont au-delà de certaines
zones géographiques fixées. L’autorisation des FAC pour engager l’action n’est
pas nécessaire.
243 Voir encadré suivant.
123
Sur un point de vocabulaire : le JTAC
Chaque armée américaine (Army, Navy, Air Force et Marines Corps) a une
approche différente de l’utilisation de la puissance aérienne en ville. Dans une
mission de CAS, le leader de la patrouille aérienne est assisté au sol du
contrôleur d’appui aérien ou Forward Air Controller (FAC) qui fait partie d’un
Tactical Air Control Party (TACP), équipe chargée des échanges radio, de
l’extraction des coordonnées de l’objectif, de l’illumination de la cible et de
l’autoprotection de l’équipe.
Les armées américaines utilisent un vocabulaire différent dans le cadre de la
formation de leurs FAC. Ce sont des air liaison officers et enlisted terminal
controllers pour l’Air Force; des FACs (Marine Corps et Navy); des FAC (A’s)
(terminal controllers in aircraft pour le Marine Corps); et des air FACs (terminal
controllers in aircraft pour l’Air Force).
Soucieux d’obtenir une cohérence au niveau interarmées, le Joint Close Air
Support Executive Steering Committee a imposé le terme de JTAC (Joint Tactical
Air Controller) défini par le document interarmées JP 3-09.3 : « Militaire
spécialiste qui, d’une position avancée, dirige l’action d’un avion de combat
engagé en CAS et dans d’autres actions ». Américaines, cette dénomination et
cette définition s’imposent dans l’OTAN.
Avec les progrès effectués en matière de technologies de communication, de
transmission de données, de précision des armements, le CAS de type 2 devrait
devenir de plus en plus fréquent. Ceci ne diminue cependant pas la nécessité de
FAC/JTAC performants, bien au contraire. En raison des difficultés propres au
124
théâtre urbain, le JTAC est ainsi clairement désigné dans le JP 3-09/3244 comme
l’élément indispensable à une bonne coordination air-sol en milieu urbain. Ce
JTAC doit être bien équipé (moyens de vision nocturne, pointeur et désignateur
lasers, radio multi-bandes, GPS…etc). Son travail est essentiel en tant que
liaison entre le commandement tactique et les aéronefs mettant en œuvre l’appui
aérien : « Le lien indispensable entre l’équipage de l’avion et le commandement au
sol, dans la perspective de l’appui-feu rapproché, est le JTAC. Ce dernier doit
fournir des détails extrêmement précis dans son CAS brief. Dans le cas contraire, le
pilote doit être en mesure de solliciter le JTAC sur les points qui lui restent obscurs.
La partie la plus critique du « CAS brief » traditionnel peut être facilitée si le JTAC
a la possibilité de marquer sa position ou celle de la cible de manière visuelle, avec
un pointeur laser ou au moyen d’une grille de référence GPS”245. Travail d’autant
plus indispensable que le CAS en milieu urbain est aujourd’hui, selon le
vocabulaire des opérationnels, un CAS « d’extrême précision ».
On ajoutera que bien que l’appui-feu soit reconnu comme un élément
essential de la mission des aéronefs engagés au dessus des villes, certains
militaires américains246 remarquent que ces aéronefs (y compris les drones)
peuvent également être employés pour des missions qui s’avèrent de plus en plus
indispensables dans le contexte des opérations de basse intensité : missions de
show of force, d’escorte de convois, de relais radio. Pour ces analystes, le JP 3-
09.3 pourrait être amélioré en incluant ce type de missions, qui élargit encore le
spectre de l’utilisation de la puissance aérienne sur le théâtre urbain. Du côté de
la doctrine de l’Air Force, les mêmes suggèrent que les documents tels que l’Air
Force Tactics, Techniques, and Procedures (AFTTP) 3-1 incluent les fondamentaux
de l’escorte de convois ou du soutien aux réseaux C2 des forces terrestres : la
puissance aérienne sur le théâtre urbain est plurielle et multi-capacitaire. Elle ne
peut être réduite au sujet de l’appui-feu, même si ce dernier mérite d’être
examiné avec davantage de précision.
2.6.5 Du côté français, quelques non-dits
On le constate, dans les doctrines interarmées américaine ou française,
l’appui-feu aérien est bien mentionné comme une capacité importante et
244 Joint Tactics, Techniques and Procedures for Close Air Support JP 3-09-3, 3 Septembre 2003, modifications du 2 septembre 2005 incorporés, 245 JP 3-09.3, "Joint Tactics, Techniques, and Procedures for Close Air Support (CAS), septembre 2003, page 145 246 Lt Col Phil M. Haun, de l’USAF, dans The Nature of Close Air Support in Low Intensity Conflict , publié dans la livraison de l’automne 2006 de l’Air & Space Power Journal
125
indispensable, y compris sur des théâtres complexes, dont la ville fait partie.
Demeurent cependant, du côté français, deux problèmes majeurs qui ne sont pas
vraiment reflétés par les doctrines officielles :
1. La différence de perception entre terriens et aviateurs sur ce sujet de l’appui
aérien, et particulièrement de l’appui-feu aérien en milieu urbain, divergence qui
pourrait n’être que doctrinale mais qui se trouve aggravée, semble-t-il, par le
contexte budgétaire actuel ;
2. Le manque de FAC qualifiés dans l’armée française, étant données d’une part
les exigences des théâtres d’opération actuels et futurs, et d’autre part la
standardisation/spécialisation probable des procédures américaines et
otaniennes dans le domaine. Les armées disposent certes d'un vivier de FAC
qualifiés, dont le nombre permet d'honorer sur le papier les contrats
opérationnels fixés par l'état-major des armées … Cela étant, l'entretien des
qualifications et le suivi d'une population pérenne sont problématiques, en
particulier au sein de l'armée de terre, compte tenu du profil des FAC (officiers)
et de leur plan de carrière (durée à l'unité limitée à quelques années).
La réalité semble donc que les moyens ne soient pas suffisants dans l’armée
française pour assurer aujourd’hui une coordination efficace entre les FAC/JTAC,
les troupes au sol et les plates-formes représentatives de la puissance aérienne.
L’entraînement et la mise à jour des qualifications FAC, en dehors du cas
particulier des forces spéciales, est problématique.
Dans un environnement urbain qui, répétons-le, représente le champ de
bataille du futur et qui nécessite la fusion/intégration, ou du moins dans un
premier temps la coordination des procédures et des capacités pour garantir
une précision indispensable, le vrai défi semble donc de rapprocher les cultures
des armées de l’air et de terre. Selon quels modèles penser ce partage de
culture ? Quelles solutions proposer pour une meilleure spécialisation des
FAC/JTAC, au profit de l’ensemble des armées ?
126
Points à retenir
Dans presque tous les cas, l’emploi de la puissance aérienne seule,
ou des forces terrestres seules, ne peut aboutir à une victoire. Seule la
coordination et l’intégration de toutes les composantes et de toutes les
capacités, sur la bases de procédures communes et d’une planification
partagée, peut aboutir, au service d’une vision politique claire, à
obtenir l’ascendant et l’avantage, tant en situation de stabilisation que
lors de combats de haute intensité ;
Pour prendre l’ascendant sur l’adversaire, tant psychologiquement
que tactiquement, la pression au sol doit être relayée en permanence
par la puissance aérienne : deux directions dangereuses valent mieux
qu’une pour déstabiliser l’adversaire et le faire douter. Tous les
vecteurs de la puissance aérienne ne sont pas égaux en ville : certains
sont fragiles et devront être utilisés en périphérie ou pour un appui
transport (hélicoptères), d’autres peuvent apporter une persistance
bienvenue (drones), d’autres enfin combinent, avec les progrès des
senseurs et des effecteurs en cours, des avantages intéressants dans le
cadre du combat urbain, à l’instar de l’aviation de combat ;
Deux éléments apparaissent fondamentaux en ville pour la
puissance aérienne : la précision et la maîtrise du temps ; Pour obtenir
cette précision, l’interface entre le sol et l’air doit être formée et
spécialisée : c’est le seul gage de la confiance une fois les opérations
engagées ;
Les différences de culture stratégique entre armées de l’air et
armées de terre fragilisent la recherche sereine d’une telle interface.
127
Troisième partie : Vers une culture interarmées de la
troisième dimension
3.1 Evolution de la culture interarmées de l’appui-feu aérien aux Etats-Unis
Nous avons vu les éléments apportés sur le sujet du CAS en milieu urbain par
la doctrine interarmées américaine (JP 3-09/3). Qu’en est-il sur le terrain, dans
la réalité ? « Les entraînements de combat soulignent le besoin de coordination air-
sol »247. C’est une des conclusions qui émerge d’un article très récent de la revue
américaine spécialisée National Defense, revue intéressante pour son aptitude à
présenter de manière réactive et vivante les leçons du retour d’expérience des
théâtres d’opération de l’armée américaine. Cet article considère comme une
donnée de départ le besoin, sur le théâtre iraquien, d’un appui aérien, et
souligne le fait que les troupes terrestres le réclament : « L’information procure
l’opportunité de mener des actions préventives, par le biais de la puissance
aérienne. En Iraq, les unités comptent sur le « close air support » pour prendre en
compte les cibles et pour intimider les foules par des démonstrations de force et des
vols à basse altitude ». Comme on le voit, la leçon des conflits récents joue à
plein : une combinaison d’effets efficaces ne peut être atteinte dans un
environnement complexe sans une intégration entre les capacités terrestres et
aériennes, que cet environnement soit urbain ou non. Et le terme « appui » est à
prendre au sens large, incluant tant l’appui-feu ou CAS que le brouillage
électronique, le show of force, ou l’escorte de convois. Pour autant, note l’auteur,
les procédures de coordination nécessitées par cet appui ne sont pas assez
maîtrisées par les troupes terrestres américaines envoyées sur le terrain.
Un pilote de la Navy se plaint ainsi dans un article du même National
Defense Magazine du manque de formation des JTAC de l’Army engagés au sol
en Afghanistan248 : « Sur une douzaine d’engagements, jamais nous n’avons
disposé d’un JTAC compétent au sol. Nous n’avons jamais eu de coordonnées
suffisamment précises pour nos JDAM249 ». « Souvent, le contrôleur aérien nous
poussait sur une fréquence où l’on se retrouvait avec un jeune gars paniqué, pris
sous le feu et demandant de l’aide (…)». Ce qui ne facilitait pas le dialogue.
247 Combat Drills Stress Air-Ground Coordination, par Grace Jean, National Defense magazine, juillet 2007 248 Air-Ground Coordination in the Battlefield Found Lacking, par Sandra I. Erwin, National Defense Magazine, juillet 2007 249 Joint Direct Attack Munition, tirée sur coordonnées.
3
128
Pour le même pilote, « nous nous attendons à des contrôleurs aériens qualifiés…le
monde réel ne ressemble pas à l’entraînement que nous avons eu ». Pour régler ces
problèmes, l’Army américaine voudrait disposer d’un « coordinateur interarmées
des feux »250 dans chaque section, mais l’objectif semble trop ambitieux.
Pourtant, le retour d’expérience d’Afghanistan et d’Iraq montre que la puissance
aérienne fournit un appui-feu rapide et persistant lorsque les forces au sol en ont
besoin…et que cet appui-feu depuis la troisième dimension est apprécié des
forces terrestres engagées dans les combats difficiles des montagnes afghanes
ou des villes iraquiennes. L’objectif semble donc pour les Américain confrontés à
ce besoin mis en lumière par le RETEX de disposer d’une formation et d’un
entraînement plus poussés et plus réaliste, au bénéfice de leurs JTAC, et
singulièrement de ceux de l’Army.
L’exercice de Close Air Support emblématique aux Etats-Unis, Air Warrior,
demeure encore conventionnel, et peine à s’adapter aux conditions des
opérations de stabilisation en milieux complexes251. Jusqu’ici, d’’autre exercices
comme « Green Flag », organisé au National Training Center de l’Army à Fort
Irwin en Californie, réunissaient certes capacités aériennes et terrestres. Mais
Green Flag était jugé encore trop « terro-terrestre », selon les dires des
spécialistes du Joint Forces Command’s Joint Fires Integration and Interoperability
Team252, pour qui le but est bien « integrating and partnering aviation with
ground maneuver ». L’écueil à franchir est le trop bas niveau d’entraînement des
JTAC de l’Army, qui néglige, par décalage de culture opérationnelle, les
apports de la puissance aérienne. La solution, selon le même spécialiste ?
« Mettons sur pied un concept qui permette que l’aviation soit partie intégrante de
l’entraînement de niveau brigade. L’état-major de cette dernière l’intégrera mieux,
et les aviateurs comprendront mieux ce dont les forces au sol ont réellement
besoin ». Les leçons de l’Iraq ont porté. L’une des principales est, semble-t-il, le
besoin d’une meilleure coordination interarmées dans le domaine de
l’entraînement au CAS, en ville, dans les zones périurbaines et dans tous les
terrains difficiles.
Pour améliorer la coordination et la connaissance partagée entre terriens et
aviateurs, un exercice semi-annuel de pré-déploiement, Atlantic Strike, a été
monté récemment aux Etats-Unis. Cet exercice mêle des fantassins motorisés sur
250 Joint Fires Offider (JFO) 251 Voir les critiques du Lt Col Phil M. Haun, de l’USAF, dans The Nature of Close Air Support in Low Intensity Conflict , publié dans la livraison de l’automne 2006 de l’Air & Space Power Journal (déjà cité). 252 Colonel de l’USMC Lawrence Roberts cité dans Army, Air Force Should Combine Combat Training, National defense Magazine, juillet 2007
129
humwees, des drones à voilure tournante équipés du système ROVER253, et des
avions de combat. L’exercice est dirigé par un commandant de l’Air Force. Le
rôle des JTAC (Joint terminal attack controllers), chargés de guider depuis le sol
l’action des avions de combat, est central dans l’exercice. Les nouveaux
développements de la technologie leur permettent à présent s’ils le veulent
d’utiliser leurs désignateurs lasers sans quitter leurs véhicules. Ces désignateurs
sont montés sur des mâts de toit254.
Pour de nombreux soldats de l’Army engagés dans l’exercice, le travail avec
les JTAC est une découverte, à l’instar du Lieutenant Zimmer du 67ème régiment
blindé de l’Army à Fort Hood, qui témoigne dans le même article du NDM. Lors
de l’exercice, sa section, touchée par un IED, décide de pousser vers l’avant et
de contrôler un axe de la ville passant entre deux bâtiments principaux. Du toit
des bâtiments, hors d’atteinte directe de la section, des ennemis ouvrent soudain
le feu sur ses hommes avec des mitrailleuses et des roquettes RPG. Le JTAC du
Corps des Marines présent avec la section cible alors l’ennemi, et appelle un
avion de combat disponible sur le théâtre. Ce dernier, présent très rapidement
et guidé par le JTAC, largue une bombe Paveway guidée laser sur le bâtiment.
La section peut poursuivre son chemin. Le lieutenant de l’Army, selon l’article,
semble impressionné : « Je n’avais jamais réellement travaillé avec eux (les JTAC)
aussi étroitement auparavant. Je comprends à présent ce qu’ils peuvent apporter au
combat. Il est vraiment étonnant de se rendre compte de la puissance à leur
disposition depuis les airs ». L’exercice Atlantic Strike reflète donc le souci
d’inclure totalement les capacités de la puissance aérienne dans les
environnements complexes comme le théâtre urbain.
Du point de vue de l’interarmisation des procédures, les Américains font
aujourd’hui preuve de volontarisme. Ainsi, en septembre 2004, les marins,
aviateurs, terriens et commandos ont signé un “joint close-air support
memorandum of agreement ” visant à standardiser la procédure et les
terminologies employées par les aviateurs et les contrôleurs au sol. Cet effort
concerne aussi les procédures de commandement et de contrôle des différents
services. Tous les services doivent donc en théorie partager le même « 9 lines
briefing », formé des neuf types d’informations nécessaires au pilote pour
frapper une cible avec précision, le point fondamental de ce « brief » étant
surtout la position des troupes amies. On retrouve dans cette évolution les
recommandations du JP 3-09/3, déjà cité, concernant le besoin absolu de
253 Remotely operated video enhanced receiver, permettant aux forces terrestres de recevoir des données transmises par des senseurs aériens, drones ou avions de combat, quelles que soient les conditions. 254 Système « Venom » de Northrop Grumman.
130
mêmes référentiels, de mêmes procédures, et de mêmes équipements pour
rendre le CAS en milieu urbain le plus efficace possible. Ce MoU est également
destiné à « diffuser » dans l’OTAN.
En ce qui concerne l’OTAN, on remarquera que la doctrine interarmées
américaine est répliquée quasi-intégralement dans les documents doctrinaux de
l’Alliance, influant de manière extrêmement forte sur les standards et les
procédures. Cela apparaît clairement en matière de puissance aérienne et de
théâtre urbain lorsqu’on compare les contenus respectifs du JP 3-09/03,
document interarmées américain, et de l’ATP-3.3.2.1 de l’OTAN255, portant sur
les « Tactics, techniques and procedures for close air support operations ».
En matière d’appui-feu en milieu urbain, et plus largement d’utilisation de la
puissance aérienne sur le théâtre urbain dans toutes ses dimensions et de
manière totalement non plus coordonnée mais intégrée entre terriens et
aviateurs, un service semble néanmoins plus particulièrement en avance aux
Etats-Unis : le Corps des Marines.
3.2 L’originalité et les solutions de l’USMC
La ville, imposée en tant que « champ de bataille majeur », contribue,
on l’a vu, à modifier les priorités de formation, d’entraînement et d’action des
armées occidentales. Aux Etats-Unis, chaque armée dispose de centres de
recherche travaillant sur ce sujet, mais également de centres d’entraînement
opérationnels dédiés, comme le Joint Futures Laboratory de l’USJFCOM à
Suffolk, ou le Topographic Engineering Center de l’Army à Fort Belvoir. Cette
préoccupation est tellement présente que des centres privés d’entraînement au
combat urbain se développent, utilisés tant par les agences fédérales, l’armée,
que par les sociétés militaires privées (SMP)256.
Que ce soit en milieu ouvert ou urbain, le service ayant pris le plus à
bras le corps le problème de coordination des appui-feux entre forces terrestres
et forces aériennes est l’US Marines Corps (USMC). Ce travail est, il est vrai,
facilité par le caractère « interarmées par nature » ou born-joint de l’USMC, qui
comprend à lui seul une marine, une aviation, des forces terrestres et des forces
spéciales, partageant toutes une même culture, un même esprit jalousement
entretenu, et une même formation initiale de riflemen.
255 Destiné à remplacer l’ATP-63. L’ATP 3.3.2.1 est rattaché au STANAG 7144. 256 A ce sujet, voir les installations et le programme de l’Urban Warfare Center, sponsorisé par OPSGEAR, un fabricant de matériel militaire. Source : http://www.urbanwarfarecenter.com/
131
Dans sa définition des opérations « urbaines », l’USMC montre également une
précision plus grande que celle de l’Army. Pour l’Army américaine, les
opérations urbaines sont des « opérations conduites et planifiées dans une aire
d’opérations qui inclut une ou plusieurs zones urbaines. Un zone urbaine consiste
en un complexe topographique où les constructions humaines et une forte densité
de population sont les caractères dominants ». Pour l’USMC, les MOUT (Military
Operations in Urban Terrain) sont « toutes les actions militaires planifiées et
conduites sur un complexe topographique et ses zones naturelles adjacentes, où les
constructions humaines sont le phénomène majeur. Cela inclut le combat dans les
cités elles-mêmes, qui représentent la partie des MOUT qui induit une progression
dans les maisons et dans les rues des villes et des agglomérations ». On le voit,
cette dernière définition montre bien, comme cette étude y insiste, que le
« combat urbain » ne se réduit pas au combat de rues du type Berlin 1945, et
qu’il n’est qu’une partie d’opérations « urbaines » incluant des terrains
périphériques et adjacents, ce qui a un impact sur l’emploi de la puissance
aérienne, en élargissant sa zone d’action pour ce qui est de l’appui-feu.
L’expérience iraquienne montre, on l’a vu, pour les forces américaines, le
besoin de disposer d’appui-feu aérien en milieu urbain257. Cependant, les
problèmes de cette mission de CAS sont bien connus, en particulier des Marines.
Dans « Aviation Urban Operations, Are we training like we fight ? »258, publié en
septembre 2004, le LCL Todd Kemper, de l’USMC, rappelle la tragédie de la
bataille de Nasiriyah le 23 mars 2003 en Iraq, opération interarmées combinée
durant laquelle un A10 fournissant un appui-feu rapproché aux troupes
terrestres avait tiré par erreur au canon de 30mm sur une section de Marines en
progression, faisant 18 morts. Le CAS, rappelle Kemper, est essentiel, et à
Nasiriyah, avait grandement aidé les troupes à pénétrer dans la ville et à
avancer. « Mais nous savons aussi, écrit-il, qu’aucune action aérienne n’est plus
complexe et confuse que celles effectuées dans un environnement urbain ».
Considérant l’entraînement comme essentiel, les Marines ont semble-t-il
beaucoup investi dans la réflexion sur les Joint Urban Operations (JUO)259.
Depuis le milieu des années 80, le Marine Corps Warfighting Laboratory, en
liaison avec d’autres centres, a mis au point des exercices nombreux portant sur
257 Le simple fait de taper “Close Air Support” sur le site de partage de videos You Tube permet de se rendre compte de la diversité de cet appui-feu en Iraq ou en Afganistan. Un exemple urbain : F16 Close Air Support in Iraq, http://www.youtube.com/watch?v=63-KuD4ZD28&mode=related&search=. 258 « Aviation Urban Operations, Are we training like we fight ? , AIR WAR COLLEGE, AIR UNIVERSITY, TODD G. KEMPER Lieutenant Colonel, USMC, Air War College Maxwell Paper No. 33 Air University Press, Maxwell Air Force Base, Alabama, September 2004 259 Les éléments qui suivent sont tirés de l’article du LCL Kemper, cité dans la note précédente.
132
les zones urbaines (Hunter Warrior, Urban Warrior ainsi que le projet
Metropolis). Le laboratoire a également monté le projet de construction du camp
d’entraînement de Yodaville, apte aux actions aériennes coercitives en terrain
urbain. Actuellement, le Marine Corps Air Ground Combat Center (MCAGCC) de
Twentynine Palms en Californie est le projet le plus ambitieux de l’USMC en tant
que centre d’entraînement aux opérations urbaines aéroterrestres combinées.
Tous les pilotes de l’USMC qualifiés sur F-18, F-14, KC-130, EA-6B ou AV-8B
reçoivent une instruction portant sur les effets de la puissance aérienne sur le
théâtre urbain. Concernant les F-18 et les AV-8B, cet aspect est même
obligatoire pour le brevet. Chaque pilote a l’opportunité de conduire au moins
deux sorties en réel au-dessus d’un camp d’entraînement urbain, où un scénario
permet de mettre en œuvre une action en coordination avec des FAC/JTAC au
sol ou avec des Airborne FAC, de jour ou de nuit. Malgré ce volontarisme,
l’USMC estime ne pas disposer d’encore suffisamment de camp d’entraînement
permettant l’usage réel d’armement aérien sur des structures urbaines.
Les procédures développées par les Marines ont cependant débouché sur des
solutions et une pratique reconnues, atteignant un niveau intéressant d’intégration
entre forces au sol et troisième dimension260.
Les enseignements de l’approche Marines en matière d’appui-feu aérien en
milieu urbain sont nombreux261. En combat urbain, les mortiers et l’artillerie soient
utilisés pour des tirs de destruction, de couverture ou de saturation sur des cibles
très repérables (hangars, carrefours, immeubles ou pâtés de maison). Les cibles
plus problématiques (personnels à pied, véhicules isolés, détachement retranché
dans une maison) voient privilégiée l’utilisation de l’appui-feu aérien. Les Marines
rencontrent cependant le même type de défis que l’Army et l’Air Force, défis mis
en lumière dans toute cette étude, à savoir la nécessité d’acquérir l’objectif de
manière précise tout en visualisant si possible les positions amies, et la nécessité
parallèle de délivrer des feux précis sur ces objectifs validés262.
260 Table ronde CEIS du 24 avril 2007 à la base de l’USMC de Quantico en Virginie. Entretien avec le LCL Albert Lagore, Ground Fires Capabilities Integration Officer, et le Major Sam Schoofield, Strike Aircraft Capabilities Integration Officer. 261 Entretien CEIS du 24 avril 2007 avec le LCL Philippe Susnjara, officier de liaison français à l’USMC Quantico. 262 Note d’information : L’appui aérien rapproché dans le combat urbain, juin 2005, par le LCL Susnjara, French Liaison Officer à l’USMC Quantico.
133
3.2.1 Acquérir l’objectif de manière précise, visualiser les forces amies,
délivrer des feux précis
L’une des premiers éléments mis en lumière par le retex iraquien et afghan
des Marines concerne la manière de marquer clairement les objectifs à
traiter263 :
- baptême terrain et quadrillage (très précis comme à Falloudjah, mais qui n’a été
efficace dans ce cas précis qu’en raison de la taille réduite de cette ville, et au
prix de longs mois de modélisation et de préparation) ;
- tir direct sur l’objectif avec les armes disponibles (M203, MK19, lance-roquette
de 83mm SMAW, AT4CS de 84mm, LAV 25, canon de char, missile antichar
filoguidé TOW) ;
- marquage par grenades éclairantes ;
- marquage par tir de fumigènes ;
- coordonnées métriques à l’aide de la carte ;
- coordonnées à l’aide du GPS combiné à un télémètre laser de type VIPER ;
- utilisation des pointeurs laser IR des fantassins de type AN/PEQ2, visant à créer
une zone de taches mouvantes sur l’objectif visible par les pilotes ;
- désignateurs laser.
La logique générale présidant chez les Marines à la désignation des cibles
consiste à partir du général pour arriver au particulier : il s’agit de fournir aux
aéronefs des points de repères très caractéristiques pour les amener sur une
zone précise, dans laquelle est alors mis en oeuvre un des moyens de
désignation mentionné ci-dessus. Parmi ces moyens de désignation, un des plus
efficaces semble être le pointeur ou le désignateur laser, mais ce mode de
marquage des cibles à traiter n’exclut pas un certain nombre de difficultés en
ville, parmi lesquelles la sensibilité aux masques (fumée des décombres, tunnels,
bâtiments circulaires, parois en verre de certains immeubles, problèmes
d’albedo, etc) et l’obligation pour les aéronefs d’attaquer leur objectif de
manière perpendiculaire par rapport aux lignes avant des forces amies264. Les
adversaires peuvent également disposer de moyens de vision nocturne, ce qui
semble être aujourd’hui de plus en plus le cas en Iraq265. On retrouve ces
problèmes et ces restrictions décrites en détail dans le manuel américain
263 Source : Note d’information : L’appui aérien rapproché dans le combat urbain, juin 2005, page 4,par le LCL Susnjara, French Liaison Officer à l’USMC Quantico. 264 Entretien CEIS du 24 avril 2007 avec le LCL Philippe Susnjara, officier de liaison français à l’USMC Quantico. 265 Entretien CEIS du 24 avril 2007 avec le LCL Philippe Susnjara, officier de liaison français à l’USMC Quantico
134
interarmées JP 3-09.3, "Joint Tactics, Techniques, and Procedures for Close Air
Support (CAS)", déjà cité266.
Pour parvenir à une précision suffisante en milieu urbain, le retex des
Marines, en cohérence avec celui des autres armées et des alliés (voir
paragraphe suivant sur l’expérience française en Afghanistan) souligne le rôle
fondamental du TACP. Celui-ci, ayant visuel sur l’objectif, est en mesure de
placer le laser de l’aéronef sur l’objectif visé. Pour ce qui est de l’armement, les
Marines utilisent les bombes de 250 kilos GBU-38 500lb JDAM, guidées par
GPS, qui possèdent une bonne précision. La bombe GBU-12 Paveway II (bombe
guidée laser) est utilisée également.
GBU 12 guidée laser
En ce qui concerne les vecteurs, le Corps des Marines utilise, en zone urbaine,
tant ses hélicoptères que ses aéronefs. L’apport de l’AC130 Gunship est salué. Il
a été observé que les hélicoptères étaient utilisés de manière décentralisée
jusqu’au niveau des groupes de combat. Mais la grande fragilité des
hélicoptères en milieu urbain est reconnue par l’USMC, au vu des retex afghan
et iraquien, et les appareils sont de plus en plus tenus à l’écart des zones
dangereuses. Ce constat se retrouve dans l’ATP 3.3.2.1 de l’OTAN.
Les drones, enfin, représentent pour l’USMC une ressource capacitaire
essentielle de par leur persistance, qui permet une bonne surveillance du champ
de bataille, la possibilité de désigner des objectifs, voire de fournir un appui-feu
même en milieu urbain, comme dans le cas du Predator267.
3.2.2 Formation des contrôleurs aériens avancés chez les Marines
Considérant le rôle du TACP comme essentiel, la formation et l’entraînement de
ces dernier est particulièrement soignée à l’USMC. Que ce soit pour les
contrôleurs avancés FAC (Forward Air Controllers) ou TACP (Tactical Air Control
Party), le passage par la TACP School semble donner de bons résultats. L’USMC
266 Pour une illustration des angles d’attaque associés à la désignation laser des cibles, voir ce même document à la page 154. 267 Note d’information : L’appui aérien rapproché dans le combat urbain, juin 2005, par le LCL Susnjara, French Liaison Officer à l’USMC Quantico, et entretien avec l’auteur du 24 avril 2007 à Quantico.
135
entraîne ses FAC/JTAC et ses TACP à l’Expeditionary Warfare Training Center
Pacific (EWTCPAC) et à l’Expeditionary Warfare Training Center Atlantic
(EWTCLANT). Les cours (comme ceux des autres armées américaines) sont basés
sur le JP 3-09/3 et sur le STANAG 3797 de l’OTAN.
Les Marines semblent déplorer le manque de connaissances tactiques des JTAC
(Joint Tactical Air Controllers) n’appartenant pas à l’USMC, et qui en procédant
de manière exclusivement « technicienne », se montreraient difficilement
capables d’adapter leur savoir-faire (réel) aux modes d’action des sections
engagées au sol dans des combats d’infanterie. L’esprit USMC où chaque
Marines, pilote ou fantassin, est formé selon le même moule et la même culture
de rifleman, est censé éviter ce type de décalage de culture, et semble donner
de bons résultats. Selon le Major Schoofield de l’USMC, pilote de F18, « Chaque
Marines sait que les pilotes de l’USMC feront l’impossible pour venir en aide à leurs
frères d’arme du Corps. La confiance est totale, car nous avons la même culture,
même si nos spécialisations sont différentes »268. La pratique intensive d’exercices
de combat interarmes à tir réel, réalisés au camp de 29 Palms en Californie, au
Yodaville urban CAS range de Yuma, Arizona, ou à la Naval Air Station de
Fallon au Nevada, rentre également en ligne de compte dans les résultats des
Marines en matière de CAS en milieu urbain. Le métier de JTAC/FAC ne peut
être qu’un métier de spécialiste. Des connaissances pointues, entretenues très
régulièrement dans des exercices interarmées, ainsi qu’un matériel adapté
sont indispensables à la mise en œuvre de ce levier multiplicateur de
crédibilité et d’efficacité que constitue la puissance aérienne dans les
environnements difficiles, au premier rang desquels l’action dans les zones
urbaines.
Le lieutenant-colonel Susnjara, officier de liaison français à la base USMC
de Quantico, rencontré par les auteurs de cette étude dans le cadre de leurs
entretiens aux Etats-Unis, résume la problématique de la manière suivante :
« L’appui aérien en zone urbaine dans un contexte de faible intensité est un procédé
nouveau qui nécessite certes des matériels mais surtout un entraînement interarmées
et interarmes poussé. Il faut savoir décentraliser l’utilisation des moyens air
traditionnellement comptés en cherchant des procédures simples, rapides et
efficaces ». Dans cette optique, l’USMC semble être à la pointe des forces
américaines, en raison principalement d’une culture commune entretenue en
permanence, et aboutissant à une perception interarmées naturelle des
problématiques tactiques les plus diverses. Un atout particulièrement probant
268 Entretien CEIS du 24 avril 2007 à la base USMC de Quantico, Virginie.
136
dans le domaine difficile de l’utilisation de la puissance aérienne sur le théâtre
urbain, et en particulier du cas précis de l’appui-feu269.
3.2.3 Le concept ANGLICO
Un autre élément qu’il peut sembler intéressant de retenir du côté de
l’USMC est ANGLICO (Air Naval Gunfire Liaison Company). Le concept ANGLICO
vise à fournir au commandement d’une Marine Air Ground Task Force (MAGTF ou
Force expéditionnaire aéroterrestre du Corps des Marines) une capacité à
planifier, coordonner, employer et conduire des feux navals, aériens et terrestres
au profit des forces interarmées, alliées ou coalisées. Une compagnie ANGLICO
fournit ainsi en tant que de besoin des équipes spécialisées chargées de prendre
en main les appuis-feux d’une force engagée sur n’importe quel théâtre
d’opération. Il s’agit d’un service spécialisé, l’USMC mettant à disposition des
autres forces son savoir-faire en matière de coordination 3D des appuis-feux. Il
existe trois compagnies ANGLICO d’active, et deux compagnies de réserve270.
En janvier 2003, la 3ème compagnie de réserve ANGLICO de l’USMC a ainsi
soutenu les groupes de combat britanniques de la 7ème brigade blindée et de la
16ème Air Assault Brigade. Les équipes de contrôle des feux ANGLICO
(ANGLICO Firepower Control Teams) ont ainsi conduit durant Iraqi Freedom de
nombreuses missions d’appui-feu aérien au profit des britanniques lors de la
prise de Bassora.
Cette fourniture de savoir-faire spécialisé peut se décliner à différents
niveaux :
- une cellule au niveau division :
- une section de liaison au niveau brigade :
- une Supporting Arms Liaison Team (SALT) au niveau Batallion (terminologie
américaine) ;
- une Firepoxer Control Team (FCT) au niveau compagnie.
L’équipement en matériel des FCT est comparable à celui des TACP.
On retiendra de ce concept la capacité à fournir à des unités variées le
soutien de spécialistes de l’appui-feu indirect, et en particulier de l’appui-feu
aérien.
269 Sur les racines profondes de la culture interarmées des Marines, voir Learning Large Lessons, the evolving roles of Ground Power and Air Power in the post-Cold War era, par David Johnson, RAND Project Air Force, 2007, pages 168 à 170. 270 La 3ème compagnie ANGLICO de réserve compte 42 officiers, 161 soldats, 4 officiers de marine et 7 matelots.
137
3.3. Le cas afghan
Les enseignements de l’USMC sont éclairants sur la question de
l’utilisation globale de la puissance aérienne sur le théâtre urbain. D’autant plus
intéressants, on l’a dit, que les Marines vivent l’intégration interarmées au
quotidien, et que leur discours et leurs pratiques (doctrine, Retex, formation et
entraînement) se trouve, toutes proportions gardées, moins parasité par les
arrière-pensées budgétaires et programmatiques qui dressent dans ce domaine
les terriens contre les aviateurs.
Cependant, cet exemple ne vaut que comme source de réflexion et
d’inspiration, et ne saurait être répliqué. La France ne dispose pas d’un Corps
des Marines interarmées par nature, mais de trois armées faites, aujourd’hui,
pour collaborer sur un champ de bataille de plus en plus intégré du point de vue
des moyens, des modes d’action et des procédures. Dans l’optique d’une
recherche de solutions françaises dans le domaine de l’utilisation de la puissance
aérienne sur le théâtre urbain, à quoi doit aboutir cette étude, il semble utile
d’ajouter à l’exemple des Marines et de leurs solutions un aperçu du retour
d’expérience des troupes françaises engagées aujourd’hui en Afghanistan, dans
le domaine particulier de l’appui-feu aérien. Ce retour d’expérience d’une
opération actuelle, dans laquelle les appareils français – Rafale et Mirage
2000D - sont engagés chaque jour en mission de combat, permet de compléter
l’analyse entamée dans cette étude.
Du point de vue de l’utilisation de la puissance aérienne sur le théâtre
urbain, les choses fonctionnent aujourd’hui bien entre les forces spéciales et les
aviateurs en Afghanistan. Sur ce théâtre caractérisé par une action en zone
montagneuse, dans des vallées habitées et à la périphérie des villes afghanes,
l’arme aérienne intervient en soutien des troupes terrestres sur des objectifs
découverts en vol. Selon le retour d’expérience du détachement français
Serpentaire 2007 déployé du 24 octobre au 8 janvier 2007271, il a été observé
que le temps séparant la demande d’appui aérien d’un JTAC et la frappe
depuis un avion de combat pouvait descendre à trois minutes, et était souvent
inférieur à 15 minutes. Les cibles ont souvent été des personnels, évoluant en
petits groupes, se déplaçant parfois dans des zones fréquentées par la
population civile. L’appui-feu et les frappes n’ont pas été les seules bénéfices
apportés par la puissance aérienne, puisque cette dernière agit aujourd’hui avec
des résultats probants en marquant la présence de la coalition, en se livrant à
271 Entretien CEIS du 8 juillet 2007 avec un colonel de l’armée de l’air française.
138
des démonstrations de force (effet psychologique), et en contribuant à la
surveillance globale du champ de bataille.
Sur le théâtre afghan, il a été également observé que le JTAC se
retrouvait au centre de la manœuvre. L’équipe coordonne et gère des moyens
très divers de manière extrêmement spécialisée, au profit des éléments
terrestres. Ces moyens ne se réduisent pas aux avions, hélicoptères et drones,
mais peuvent inclure les feux sol-sol comme les canons de 155 mm ou les
mortiers. Le JTAC a donc une vision interarmées du combat aéroterrestre.
Il semble, cependant, que les forces françaises doivent encore s’entraîner
pour atteindre des cycles OODA aussi brefs que ceux des Américains. La
maîtrise de la langue anglaise dans des situations de stress fait partie des points
à améliorer272.
L’équipement nécessaire pour figurer parmi les nations leaders en
matière d’appui aérien professionnel est également un point important. Le besoin
qui aurait été identifié serait aussi celui de moyens plus efficaces de
communication et de transmission des informations, comme l’emploi large
d’équipements de transmissions de données plus robustes et plus rapides, de
PODs laser modernes jour/nuit, de pointeurs laser
et de SATCOM, de bombes guidées GPS, ou
d’une capacité canon additionnelle pour les
vecteurs aériens. On constate toujours le même
besoin de précision, de limitation des dommages
collatéraux (cohérence avec les parties
précédentes de l’étude), et donc la nécessité de disposer d’armements tout
temps et de précision.
Les jumelles de vision nocturne sont une capacité importante, les Français
semblant en retard du point de vue de la qualité de leurs JVN sur les
Américains, Britanniques, Hollandais et Belges. Les nations importantes en
Afghanistan disposent de pods de nouvelle génération, avec de meilleurs zoom
et des capacités jour/nuit, et des fonctions intégrées permettant de cibler plus
facilement un objectif. La capacité associant pointeur infrarouge et jumelles de
vision nocturne semble donner de bons résultats dans les terrains difficiles.
La capacité image est également importante dans un terrain urbain ou
montagneux. Le système ROVER possède des caractéristiques qui permettent la
transmission en temps réel de l’image du pod au JTAC au sol, qui peut alors
pointer un curseur sur le DMPI. Seuls les Américains semblent pour le moment en
272 Autre point, important en appui-feu aérien ; les coordonnées utilisées dans les centrales inertielles ne semblent pas être les mêmes du côté français et chez les alliés.
Canon de 30 mm 30791-B Prévu sur le Rafale
139
disposer. Le système IDM (monté sur les Mirage 2000D français) permet quant à
lui une capture d’écran envoyée au JTAC, qui la renseigne avec les positions
amies et ennemies, et la renvoie à l’aéronef. Cette capacité semble appréciée
du côté français, mais la question de la compatibilité entre les moyens de
transmission français et alliés se pose. D’autant que la technologie dans ce
domaine s’accélère comme le prouve par exemple le système TTNT (Tactical
Targeting Network Technology), en développement chez Rockwell Collins qui vise
à créer un véritable réseau IP disponible dans les aéronefs engagés dans des
missions d’apppui-feu, et permettant de recevoir toutes les données nécessaires
sur la situation amie et ennemie au sol.
En raison des progrès des systèmes de désignation des objectifs, de
transmission instantanée ou du moins très rapide des objectifs (ROVER, IDM, etc)
le travail du JTAC devient un métier à part entière. Si l’on croise ces éléments du
retex afghan avec les avancées réalisées par l’USMC et détaillées dans le
paragraphe précédent, on constate que le JTAC/FAC efficace (on n’ose écrire
idéal) apparaît comme un spécialiste dûment formé, maîtrisant un métier essentiel
à l’intégration aéroterrestre en terrain difficile (montagneux ou urbain), et non
comme le simple détenteur d’une qualification rafraîchie lorsque son emploi du
temps et ses sollicitations opérationnelles lui en laissent le temps.
140
Points à retenir
L’appui-feu constitue le principal point d’achoppement dans le
portefeuille capacitaire qu’apporte la puissance aérienne en milieu
urbain ; cet appui-feu aérien est néanmoins reconnu par les forces
terrestres comme indispensable ; Le but est donc de déboucher sur une
confiance renouvelée des forces terrestres dans les possibilités de
l’appui-feu aérien ;
La spécialisation consécutive des personnels chargés de l’interface air-
sol doit aboutir à une politique de formation et d’entraînement réaliste,
compte tenu des nouvelles exigences en cours de standardisation et de
normalisation, en particulier dans l’OTAN ;
Cette politique de formation et d’entraînement doit s’accompagner
d’une politique d’équipement adaptée aux exigences du terrain. Le
retex en boucle courte doit favoriser des initiatives réactives tant en
termes de réforme des ressources que d’acquisition des équipements ;
Les armées françaises devront vraisemblablement réformer leur
politique de formation des FAC/JTAC pour s’adapter aux réalités des
théâtres sur lesquelles elles se trouvent engagées ; Les actions
urbaines et semi-urbaines qui se multiplient amplifient ce besoin.
141
Quatrième partie : Quelles évolutions possibles en France ?
Introduction : la dimension interarmées de la problématique
Lorsqu’on se penche, en France, sur le niveau interarmées, il ne semble
pas exister d’inquiétude profonde sur la convergence des aviateurs et des
terriens sur le sujet de l’appui aérien en zone urbaine. Le principe en est acquis,
du moins en théorie, comme la doctrine interarmées de l’appui aérien,
mentionnée dans les parties précédentes, le prouve. Mais une difficulté
demeure : la perception réciproque qu’ont chacune des armées (terre et air)
l’une de l’autre freine quelque peu la mise en commun effective du travail sur ce
sujet.
1. L’armée de terre n’a pas de difficultés à intégrer l’appui aérien en zone ouverte.
Dans ce domaine, les soldats des forces terrestres travaillent efficacement, avec
entre autres exemples l’apport particulier et l’expérience des forces spéciales.
Les cadres d’action délicats en général, comme les zones montagneuses, sont
également traités aujourd’hui (appui aérien apporté par les Mirage 2000-D de
l’armée de l’air aux forces spéciales en Afghanistan). Cet appui-feu aérien en
Afghanistan est également appliqué dans le cadre urbain, mais on constate que
l’intérêt concret d’un tel appui fourni par les avions de combat en zone urbaine
n’est pas clairement identifié par l’Armée de Terre.
L’opposition entre hélicoptères et avions de combat apparaît comme un point dur
de la problématique. L’arrivée des hélicoptères Tigre et du NH 90 est mise en
avant par l’armée de terre, qui compte sur ces capacités aéroterrestres pour
combattre en trois dimensions. Les effets attendus de ces matériels sont « un
appui précis et de proximité, et la capacité à surprendre l’adversaire ou le
protagoniste par des héliportages sur les immeubles ou les points clés d’une ville à
conquérir ou à contrôler273 ».
Reste que les hélicoptères demeurent des plates-formes extrêmement fragiles en
zone urbaine, en situation de haute comme de basse intensité. L’exemple irakien
le démontre amplement, ainsi que le précédent très médiatisé de Mogadiscio. La
précision de l’appui, quant à elle, semble bien en fin de compte dépendre d’une
question d’armement et de capteurs (qui se perfectionnent sans cesse), et non de
plate-forme. Quant à la surprise, l’avion de combat, joignant la vitesse
273 Général (2S) Michel Klein, Armée de terre, armée d’emploi, note de la FRS du 14 février 2007
4
142
d’intervention à la précision des frappes, apparaît plus susceptible de l’apporter
en zone urbaine.
2. L’armée de l’air, dans son approche de la zone urbaine, a réfléchi de son côté
au thème de la complémentarité, de la coordination et de l’intégration (travaux
du CESA), mais la convergence avec les besoins spécifiquement terriens ne
convainc pas ces derniers. Dans sa logique antérieure, l’armée de l’air abordait
la zone urbaine dans une perspective de préparation (frappes d’emblée,
destruction de bâtiments de commandement, annihilation des centres de gravité
adverses). On observe ici une influence des thèses anglo-saxonnes sur l’Air
Power. Le cadre mouvant du « Three Blocks War » ou guerre des trois blocs
amène à repenser ces effets dans une logique nouvelle, celle de la prise en
compte simultanée des impératifs de coercition, de stabilisation et de
normalisation.
Cette action en zone urbaine peut cependant apparaître comme une
déclinaison des fondamentaux de l’appui aérien dans la zone des contacts. Une
contribution du commandant (air) Lefevre-Martin dans la revue Objectif Doctrine
de décembre 2000 résume ces fondamentaux : « Les engagements auxquels nos
forces doivent se préparer exigent, dans l’utilisation des armements, une grande
maîtrise des effets collatéraux, en particulier dans les actions menées au contact des
forces terrestres. Le caractère interallié de ces engagements nous impose, de plus,
une très grande interopérabilité avec nos alliés. L’AAZC (ou CAS : Close Air
Support, selon la terminologie alliée) peut être défini comme étant l’ensemble des
actions aériennes menées contre des objectifs terrestres, à proximité de la zone de
contact, en vue d’appuyer les forces amies, et qui nécessitent une étroite
coordination avec les feux et les mouvements de ces forces. Les forces aériennes
doivent être capables de réagir rapidement face à une situation tactique nouvelle,
en délivrant massivement des feux sur un objectif précis. Ceci est, évidemment,
difficile lorsque les objectifs sont mobiles ou de petite taille ou lorsque la défense
sol-air adverse se trouve concentrée à proximité de l’objectif. Il est donc vital de
prévoir la destruction ou la neutralisation des défenses sol-air ennemies dans le
périmètre de l’objectif et de maîtriser, même temporairement, l’espace aérien
considéré. Ces actions sont généralement conduites contre des objectifs dont la
destruction influe directement sur le déroulement des combats dans la zone
d’engagement des forces terrestres. Menées le plus souvent entre la FLOT274 et la
FSCL275, elles doivent être étroitement coordonnées avec les manoeuvres terrestres,
274 Forward Line of Own Troups 275 Fire Support Coordination Line
143
ce qui est un gage d’efficacité, de liberté d’action et de sécurité (dégâts
collatéraux). S’agissant du mode d’action, il est impératif de procéder à un
guidage sur l’objectif par un contrôleur air avancé, lorsque ces objectifs sont de
taille réduite ou situés à proximité immédiate des troupes amies ou, enfin, lorsque
les différents corps en présence se retrouvent imbriqués sur le théâtre d’opérations.
En revanche, si les parties sont bien séparées, la mission n’impose pas
nécessairement un guidage sur objectif. Les forces aériennes profitent alors de
"zones d’engagement libre" ou "kill box" en américain.
Dans le cas d’opérations en faveur du maintien de la paix, opérations de forme
offensive ou défensive, les actions aériennes se déroulent dans un cadre spécifique,
défini par un consensus ou par une autorité supranationale qui précise, par
exemple, qu’elles sont les règles d’engagement et de comportement. Souvent, la
difficulté majeure de ce genre d’opérations tient à l’absence de délimitation précise
d’une ligne de front et à l’imbrication étroite des populations civiles à la zone des
contacts. Ceci impose plus que jamais une grande précision et une totale maîtrise
des effets de nos armements. Qui plus est, l’objectif doit être parfaitement connu,
les règles d’ouverture du feu clairement définies en fonction du comportement de
l’adversaire et, enfin, notre dispositif suffisamment souple pour réagir rapidement,
si un agresseur venait à se diluer dans l’environnement civil (cas d’une action
d’autodéfense) ».
4.1 Les données du problème
4.1.1 Quelle accroche culturelle ?
Les travaux doctrinaux sur le combat urbain concernent majoritairement
l’armée de terre. Le travail nécessiterait d’être complété pour obtenir en 2007-
2008 un véritable concept interarmées de combat en zone urbaine. Pour y
parvenir, il semble incontournable de sortir de ce qu’un responsable du CICDE
dénomme les « schémas anciens »276 : les différences culturelles entre armées
apparaissent bien en effet comme le principal obstacle à une avancée rapide et
collective. Le milieu très délicat de la zone urbaine, avec ses exigences en termes
de dommages collatéraux, de répercussion médiatique et d’enchevêtrement
entre civils et combattants, rend la convergence des armées plus problématique.
276 Entretien CEIS de mai 2007 avec le Centre Interarmées de Concepts, Doctrine et Evaluation, commandé par l’Amiral Laborde.
144
Comme le montrent les développements précédents de l’étude la question de
la coordination entre l’armée de terre et l’armée de l’air est pourtant centrale, a
fortiori en milieu urbain. Ce milieu particulièrement complexe pose en effet avec
acuité la question de la formation, du choix des personnels, et des procédures
communes. Sans formation efficace, pas de mise en œuvre crédible d’appuis
aériens au profit des forces terrestres ; sans personnels qualifiés et spécialisés,
manque de fluidité et d’efficacité entre troupes appuyées et troupes d’appui ;
sans procédures communes, manque de confiance débouchant sur le sous-emploi
d’appuis pourtant indispensables en milieu urbain. Le danger est alors de voir
l’armée de terre se reposer uniquement sur ses hélicoptères et ses drones, les
premiers demeurant vulnérables en ville, et les seconds ne disposant pas encore
de la sensibilité requise par ce milieu en ce qui concerne la frappe, malgré une
utilité certaine dans le domaine de l’observation, de la surveillance et de
l’identification.
De son côté, l’armée de l’air risque d’être cantonnée dans des missions de
frappes dans la profondeur, ce que les nombreuses déclinaisons possibles de la
puissance aérienne attestées par l’étude (supériorité aérienne, mais aussi
contribution à l’élaboration de la situation tactique, appui-feu, appui
renseignement, appui guerre électronique, appui transport, opérations
psychologiques) rend illogique et contre-productif. Les forces passeraient ainsi à
côté de la valeur ajoutée que constitue l’intégration des moyens, des capacités
et des cultures aériennes et terrestres dans un milieu nécessitant pourtant au plus
haut degré une manœuvre interarmées efficiente.
Le combat interarmées en zones urbaine, qui englobe l’aspect particulier
de l’appui aérien, est délimité par deux compartiments de réflexion. Le premier
est celui du contexte ou du cadre : quel concept, quelle doctrine, quelle
articulation interministérielle ? Le deuxième est celui du concret : quels effets
attend-on sur le terrain ?
Il faut y insister : le sujet de l’appui aérien en milieu urbain est par
nature un sujet interarmées : tous les éléments et entretiens de la présente étude
le confirment. Aucun résultat probant ne peut être atteint en laissant à l’écart
l’armée de l’air et ses capacités. De son côté, l’Armée de l’air doit parfaire sa
connaissance de la culture et des modes d’action terrestres pour prétendre
fournir un appui-feu suffisamment précis et adapté. L’appui-feu, comme dans les
autres armées européennes et dans l’armée américaine, est le point bloquant
principal du débat sur l’emploi de la puissance aérienne sur le théâtre urbain ou
semi-urbain. Les autres manifestations de cette puissance aérienne, du transport
145
au renseignement, sont, redisons-le, indispensables et nul, surtout pas les forces
terrestres, ne les remet en cause.
En France, le Centre interarmées de concepts, développements et
expérimentations (CICDE)277 souligne fortement cette obligation d’intégration, en
estimant qu’en cette matière se fait sentir le besoin d’un « juge-arbitre »
permettant d’harmoniser les positions et les études de l’armée de l’air et de
l’armée de terre. L’exemple du travail réalisé sur la problématique sol-air est
mise en avant par le CICDE pour démontrer que ce type de sujet transverse ne
peut déboucher efficacement qu’en interarmées (concepts, doctrines, formation
en particulier). Les progrès observables aux Etats-Unis dans le domaine de la
doctrine interarmées semblent lui donner raison. Comme on l’a vu, l’USMC,
interarmées par nature, est un cas à part.
L’Armée de l’air devant améliorer sa connaissance des modes d’action
terrestres pour fournir un appui-feu adapté, quelle est, précisément, la politique
terrienne en matière de combat urbain ?
4.1.2 Aspects de la politique AZUR278 de l’armée de terre
Dans le domaine de l’application de la puissance aérienne au théâtre
urbain, l’effort d’étude et de mise en situation réelle n’est pas le même du côté
de l’armée de l’air et de l’armée de terre. Cette dernière dispose, avec le
CENZUB (Centre d’entraînement en zones urbaines)279, d’un outil et d’équipes
dédiées spécifiquement au théâtre urbain. Ce centre d’entraînement doit, depuis
2006, permettre aux sous-groupement tactiques interarmes (SGTIA) à dominante
infanterie de développer leurs capacités et leurs aptitudes à l’engagement en
zone urbanisée dans le cadre d’actions de coercition et de maîtrise de la
violence. L’effort est porté dans ce centre sur l’intégration des moyens
interarmes : Dans le cadre d’un détachement interarmes (DIA) ad hoc et
temporaire, dont la composition varie suivant la mission et les moyens
disponibles, un chef de groupe de l’infanterie peut débarquer de son véhicule
de transport protégé et progresser dans les rues de la ville avec un char de
cavalerie, ce qui était rarement « joué » à l’entraînement auparavant. Le chef
de section de l’infanterie motorisée, comme le chef de peloton de cavalerie
légère, peut être commandant unique d’une action interarmes décentralisée en
277 Entretiens au CICDE, mai 2007 278 Actions en zone urbaine. 279 Visite et entretiens au CENZUB, février 2007
146
milieu urbain, en fonction des besoins. L’objectif est de faire progresser la
combinaison des effets aux petits échelons.
Un parcours pédagogique centré sur le MASTAC (Module d’acquisition
des savoir-faire techniques et tactiques) permet de son côté une mise en œuvre
des enseignements fondamentaux, avant une évaluation plus globale dans le
village de combat de Beauséjour. Le programme d’instruction du CENZUB
alterne des phases techniques (cohabitation et maniabilité, observation,
techniques de franchissement, ouverture d’obstacles, sensibilisation au combat de
nuit) et tactiques (conquête d’un bâtiment, base de feux, embuscade, poste de
contrôle, nettoyage de rue, raid blindé, risques technologiques). Le centre urbain
de Jeoffrécourt, qui sera finalisé en 2010, permettra de restituer les savoir-faire
et d’entraîner les troupes dans un environnement très réaliste. Y alterneront un
secteur pavillonnaire, un centre-ville, un secteur industriel et économique et un
secteur moderne (barres d’immeubles). En 2012, des structures spécifiques
permettront d’étudier précisément les effets des munitions en milieu urbain. Un
complexe de « quartiers » aménagés en progression verra se dérouler
l’instruction et l’entraînement à tirs réels d’un détachement interarmes (Balles
ordinaires jusqu’au calibre 12,7, roquettes, grenades de tous types, missiles à
tête inerte). Enfin, la FORAD (force adverse), qui compte une centaine d’hommes,
permet d’ores et déjà aux troupes de s’entraîner face à un adversaire réaliste,
incarnant aussi bien un adversaire moderne, une force paramilitaire, des
commandos, qu’une foule hostile, manipulée ou non.
Au-delà de ces aspects techniques, les questions soulevées et étudiées au
CENZUB seront parties prenantes d’une structuration nationale de l’Armée de
Terre portant sur les actions en zone urbaine. Le réseau AZUR280 concrétise cette
structuration. Dans cette logique, un ensemble de villages de combat et de
MASTAC sont mis en réseau, le CENZUB de Sissonne servant de point de
référence doctrinale et d’évaluation. Les centres « régionaux », répartis sur
divers champs de manœuvre et écoles, ont pour mission de préparer les forces
aux fondamentaux du combat urbain, avant que ces dernières ne subissent une
mise en situation « réaliste » à Sissonne.
Dans l’ensemble du réseau, selon la volonté de ses concepteurs, le travail
porte sur des éléments extrêmement concrets :
- quels effets des plates-formes en milieu urbain ?
- dans quelles conditions d’emploi ?
280 AZUR : Actions en zone urbaine
147
- quels effets des munitions ?
Le CENZUB, de son côté, possède un potentiel européen d’intégration
fort, qui sera sans doute renforcé par la tenue en juillet 2007 d’un exercice
destiné à tester les objectifs doctrinaux. Dans le cadre de cet exercice, un aspect
« troisième dimension » sera mis en place.
Le CENTAC (Centre d’entraînement tactique) de Mailly, géré par
l’armée de terre, est dédié à l’évaluation des unités au combat classique en
terrain ouvert, et dispose pour le moment de moyens supérieurs à ceux du
CENZUB. Il est aussi plus mature dans l’approche « globale », et donc
interarmées, de son milieu. Avec l’objectif d’entraîner simultanément 3 SGTIA (1
SGTIA correspond à un sous-groupement tactique interarmes, c'est-à-dire à
environ trois fois 250 hommes), il a finalisé sa collaboration « troisième
dimension » avec la FAC (Force Aérienne de Combat) et l’aéronautique navale
en 2005 (nous y reviendrons), et avec l’ALAT (Aviation légère de l’armée de
terre) en 2006. La comparaison du milieu urbain avec le milieu « ouvert » montre
bien le chemin à parcourir : dans le combat classique du type centre-Europe,
l’armée de terre et l’armée de l’air s’entraînent régulièrement de manière
conjointe.
Le problème central est bien celui des effets que l’on veut obtenir sur le
terrain. Au niveau interarmées, le CICDE observe que le combat urbain, dans
toutes ses phases et quelle que soit l’intensité des affrontements ou des actions,
se déroule en trois dimensions « dans un mouchoir de poche ». En ce qui concerne
l’appui aérien dans ce contexte, l’emploi des hélicoptères Tigre, des avions de
chasse et des drones est à définir suivant une doctrine interarmées – donc
commune, partagée et orientée par un souci d’efficacité -. Ces moyens seront-ils
employés de manière séquentielle (en fonction de l’intensité de l’engagement) ou
bien en simultané ?
La difficulté n’est pas celle d’un manque de travail sur le milieu, bien au
contraire. L’armée de terre, par exemple, a produit grâce au CDEF (Centre de
doctrine et d’emploi des forces)281 une mise en perspective du combat urbain qui
place l’armée française dans une position forte vis-à-vis de ses partenaires
opérationnels étrangers. Les actions de développement du CENZUB sont ainsi
suivies avec un grand intérêt par les Britanniques, à qui leur expérience en Ulster
281 Entretiens au CDEF, janvier 2007
148
et aujourd’hui à Bassorah confère selon nombre d’analystes un rôle et une
réputation de référence en Europe. Les efforts français vont donc dans le bon
sens.
4.1.3 Solutions concrètes
Il pourrait être envisageable d’imaginer une exploitation interarmées
volontariste du CENZUB. La création d’un centre de l’armée de l’air dédié au
combat urbain, à l’image de ceux des Marines aux Etats-Unis, serait en effet
difficilement réalisable – bien qu’un complexe de tir « dédié air » puisse être
utile - De plus, comme le met en avant l’armée de terre sans en tirer toutes les
conséquences dans l’immédiat, c’est la logique d’intégration interarmes qui
donne tout son sens au CENZUB. Il faut souligner que cette logique s’ouvre
naturellement sur un couronnement interarmées.
Il se trouve que l’intégration de la troisième dimension au CENZUB
(appui ALAT, interventions des avions de Nancy (CAS) et de Reims (Reco) est
entamée, mais il s’agit aujourd’hui davantage de juxtaposition d’exercices plus
que de coopération. A l’avenir, il est loisible d’envisager, comme les
responsables du CENZUB l’évoquent, les avancées suivantes :
- rapprochement des objectifs pédagogiques CENZUB / AIR (coordination
troisième dimension, formalisation de l’appui aérien dans la manoeuvre des
appuis du GTIA)
- prise en compte de l’attrition air-sol
- menaces sol-air
- développement d’une culture interarmées
Il semble que les TACP de l’armée de terre soient très demandeurs de
tels exercices, incluant de manière très réaliste les avions de combat. Il existe
certes un accord entre l’armée de terre et l’armée de l’air pour l’organisation de
tels exercices, comme nous l’avons vu. Il s’agit du protocole d’accord de février
2005 entre le Commandement de la Force aérienne de combat (CFAC) et le
Commandement de la force d’action terrestre (CFAT), établi, dit le texte, « afin
d’accroître la synergie aéroterrestre ». L’accord est réparti entre un protocole
général fixant les modalités de coordination d’un entraînement conjoint entre les
149
escadrons de la force aérienne de combat et les unités de la force d’action
terrestre, et un deuxième protocole fixant les modalités de coordination entre le
Commandement de la Force aérienne de combat (CFAC) et le Centre de
Préparation des Forces (CPF) dont dépend le CENTAC pour l’intégration des
avions de reconnaissance dans le cadre des activités d’entraînement se déroulant
sur le camp de Mailly. Ce dernier document élargit le protocole local du 18
octobre 2004 entre la base aérienne 112 de Reims et le CENTAC.
Cependant, cet accord, qui va dans la bonne direction aux dires des aviateurs
comme des terriens, est considéré généralement comme ne permettant pas une
réactivité suffisante dans l’entraînement à l’appui aérien au profit des forces au
sol. Les procédures sont longues282. Les besoins du Centre de Préparation des
Forces de l’armée de terre, précise le document, sont en effet « prioritaires sur
les activités prévues dans le cadre du protocole général ».
282 42) Traitement des demandes 421) demande air Les demandes exprimées par les escadrons de la FAC sont adressées au centre d’analyse et de permanence du CFAC (CAP FAC). Le CAP FAC les filtre, hiérarchise celles-ci par priorités puis les transmet au bureau appuis du CFAT. Celui-ci, en liaison avec le bureau programmation et en fonction des activités d’entraînement des unités de la FAT, désigne un (ou des) régiment(s) déjà en exercice sur le terrain pour assurer la prestation. Le bureau appuis envoie alors les éléments nécessaires (message en annexe 3) au CAP FAC qui les retransmet à l’(ou aux) escadron(s) concerné(s). La coordination de l’activité est alors effectuée par entente directe entre les éléments air et terre participants. 422) demande terre Les demandes exprimées par les unités de la FAT sont adressées au bureau appuis du CFAT. Le bureau appuis les filtre, hiérarchise celles-ci par priorités puis les transmet au CAP FAC. Celui-ci, en fonction des activités d’entraînement des escadrons de la FAC, désigne un (ou des) escadron(s) ayant des vols déjà prévus pour assurer la prestation. Le CAP envoie alors les éléments nécessaires (message en annexe 4) au bureau appuis qui les retransmet à l’ (ou aux) unité(s) concernée(s). La coordination de l’activité est alors effectuée par entente directe entre les éléments terre et air participants. 423) cas particulier des camps nationaux (autres que Mailly) Les camps de manœuvre ne dépendent pas du CFAT et leur espace aérien est soumis à une réglementation spécifique dues aux activités qui s’y déroulent. Ces activités sont soumises à l’approbation de l’officier de tir du camp. Aussi, dans le cas où l’unité de l’armée de terre effectue son exercice dans un camp national, celle-ci devra demander à l’officier de tir du camp, avec un préavis de 7 semaines, l’ouverture du volume aérien au-dessus de camp. Avant l’exécution de la mission, l’escadron devra s’assurer de cette ouverture.
150
En raison des besoins mis
en lumière en Afghanistan (voir
parties précédentes de l’étude)
des missions d’appui aérien ont été
effectuées début 2007 au CENZUB
par l’armée de l’air. Les appareils
en entraînement disposaient de
pods PDL CTS. Des objectifs tant
fixes qu’en déplacement ont été
traités en CAS. La liaison avec le
TACP a été particulièrement
travaillée, mettant en valeur
l’apport de la puissance aérienne
en milieu urbain, sur des cibles
d’opportunité. Cette action de
CAS s’est accompagnée de
missions de surveillance d’axes
prédéfinis, et d’observation des
alentours de forces terrestres en
progression. La liaison avec le
commandant de l’unité appuyée a
permis à ce dernier d’optimiser sa manœuvre.
Les pilotes engagés dans cet exercice très nouveau auraient exprimé
leur satisfaction, et apprécié les conditions réalistes de l’entraînement, utile pour
le travail effectué actuellement en Afghanistan.
De telles avancées semblent correspondre aux besoins tant de l’armée
de terre que de l’armée de l’air. Comment pérenniser un tel entraînement ?
4.1.4 Objectif confiance : la formation des cadres
Le CENZUB a entre autres pour vocation d’entraîner et de former les
cadres. Il pourrait être utile d’intégrer les commandants d’escadrilles de l’armée
de l’air aux stages organisés par le centre au profit des adjoints de Bureau
opérations instructions (BOI) des régiments de l’armée de terre. Ce type de
démarche pourrait déboucher sur une meilleure connaissance mutuelle des deux
armées dans le cadre particulier du combat urbain. L’armée de l’air se replaçant
dans la perspective d’une action interarmées totalement intégrée, serait en
Photo aérienne du CENZUB de Sissonne
151
situation par le biais de ses cadres et de manière permanente d’illustrer l’apport
concret de ses avions de combat.
La question des effets des armements en zone urbaine étant centrale, il
est possible d’envisager également la participation active et systématique des
aviateurs (à titre d’observateurs dans un premier temps) à l’instruction du
CENZUB concernant le complexe de tir en zone urbaine. Dans ce complexe
seront en effet réparties des actions d’instruction qui n’intéressent pas seulement
l’armée de terre :
- tirs techniques individuels
- parcours trinôme
- embuscade en zone urbaine
- tir depuis des positions aménagées
- saisie/défense d’un point-clé
- parcours groupe
- réaction à la prise à partie à courte distance
- accoutumance aux ondes de choc et aux bruits du champ de bataille
Dans le cadre de ces actions centrées sur le tir, observer le cadre
d’engagement du fantassin et du cavalier permet à l’aviateur de réfléchir de son
côté à la meilleure façon d’adapter ses modes d’actions, ses réflexes, et sa
culture. Son objectif doit être de faciliter par tous les moyens la tâche des
troupes terrestres, de manière à viser une totale intégration avec l’action des
forces terrestres, dans la perspective d’un effet final recherché sur les centres de
gravité et la volonté de combattre de l’adversaire. Dans la perspective d’actions
interarmées conduites de manière collaborative en milieu urbain ou périurbain, il
apparaît essentiel que les personnels de l’armée de l’air et de l’armée de terre
puisse échanger « en réel » sur la complexité et les exigences de la ville. Dans le
cas de l’action proposée, ce sont les aviateurs qui s’imprègnent de la
problématique par le biais de l’observation des modes d’action terrestres.
Il est ensuite logique d’envisager le même type d’échanges dans l’autre
sens. Les hommes des troupes terrestres doivent pouvoir constater concrètement
et de visu la précision du renseignement et des frappes permises par l’aviation
de combat.
On notera également que le besoin de s’appuyer sur des spécialistes de
l’intégration des appuis –feux aériens dans un cadre complexe (urbain en
particulier) est renforcé par l’évolution des exigences OTAN dans le domaine.
152
Ainsi, le STANAG 37/97 devient de plus en plus exigeant en termes de
guidage283. Les niveaux de qualification sont nombreux :
- LCR Day High (LCR-DH) FAC
- LCR Day Low (LCR-DL) FAC,
- CR Day High (CR-DH) FAC
- CR Day Low (CR-DL) FAC
- CR Night (CR-N) FAC
- Airborne Forward Controller (ABFAC)
- Supervisory FAC (SUP-FAC)
- FAC Instructor
- NATO Taceval FAC
Ces niveaux tendent, dès les premiers échelons de qualification vers un
savoir-faire complet et entretenu. Le niveau d’anglais exigé est par exemple
censé correspondre au STANAG 6001 Level 3. Les exigences croissantes des
standards OTAN, sous la pression américaine, en font une priorité pour ne pas
« décrocher » dans le cadre toujours possible d’une opération d’ampleur en
coalition. Les contrôleurs avancés doivent être de vrais spécialistes, ce qui peut
poser des questions concernant la gestion et la formation des FAC de l’armée de
terre, dont les sollicitations opérationnelles très lourdes ne lui pemettent pas
forcément d’entretenir les qualifications de ses FAC/JTAC.
4.1.5 Formation et Spécialisation des FAC/JTAC
Demain, 90% des missions d’appui aérien se feront dans le cadre de l’action
urbaine et dans un environnement asymétrique, marqué par une sensibilité
politique forte284. En Afghanistan, caractérisé par un environnement qui, comme
la ville, est difficile (montagnes), 78% des pertes infligées aux talibans l’ont été
par l’appui aérien285. La solution logique est donc pour l’armée de l’air de
développer une capacité élargie dans ce domaine. Pour être efficace et
partagée, cette perspective doit cependant être réorientée de manière
interarmées.
283 Voir en annexe de cette étude 284 Entretien CEIS avec le CFPSAA, juin 2007 285 Ibid.
153
Le bilan de la formation des FAC/JTAC en France n’est pas satisfaisant
aux dires des officiers des deux armées rencontrés lors de cette étude. Le
constat semble particulièrement sévère du côté de l’armée de l’air.
La qualité de la formation n’est pas en cause. En France, cette formation
des FAC/JTAC est assurée par le CFAA de Nancy (Centre de formation à
l’appui aérien). Son cursus de formation est apprécié, et fondé sur les retours
opérationnels les plus récents. La mission du CFAA de Nancy est la formation
initiale des FAC, suivant différents niveaux de qualification et de
connaissance286. Le maintien en qualification des FAC fait aussi partie de la
mission du CFAA. Les autres responsabilités du centre, moins lourdes, sont
l’information des conseillers air en place auprès des Etats-majors de Force,
l’information des officiers d’appui aérien de l’armée de terre, et la formation
des stagiaires étrangers.
Depuis 2000, des personnels de l’armée allemande sont en permanence
au CFAA. Un protocole d’accord franco-allemand touchant à la formation des
FAC est en cours d’élaboration. Cette collaboration consiste en une mise en
commun des moyens des deux pays, une instruction commune, et une répartition
des tâches, le ratio actuel étant de deux tiers pour les Français et d’un tiers pour
les Allemands287.
La politique de la ressource FAC française se calque sur une capacité
permettant une présence simultanée de ces FAC sur un maximum de trois théâtres
(conflit régional intensif, DOM-TOM ou pays lié par des accords de défense) et
une opération limitée de maintien de la paix ou de respect des droits
internationaux). Les missions types des FAC, selon la doctrine interarmées de
l’appui aérien PIA du 25 juillet 2006 sont en cohérence avec les capacités
apportées par la puissance aérienne288 :
- la sûreté des zones de déploiement des forces
- l’intimidation ou l’avertissement de l’adversaire
- la réponse à une agression
- la manœuvre globale de la Force
- la désorganisation du dispositif adverse dans la profondeur
286 CTA, FAC, FAC SUP, OL, Airborne FAC. Voir les détails des qualifications dans le Stanag 3797, en annexe de cette étude. 287 Il y a actuellement 16 personnels au CFAA (13 Français et 3 Allemands, soit 9 officiers, 5 sous-officiers et 2 MDR). Source : documentation CFAA. 288 Source : documentation CFAA
154
L’impact en termes de besoins organiques est le suivant :
- 15 équipes en disponibilité immédiate (soit 15 FAC Air et 15 officiers Terre)
- 30 FAC « réservoir » par armées, délai 3 mois
En ne considérant que le nombre des FAC (qui ne sont pas l’élément
unique formant un TACP), on aboutit à un chiffre de 112 personnels (55 pour
l’armée de terre, 12 pour l’armée de l’air, 2 pour la Marine, et 39 pour le
COS). Le flux annuel est de 38 FAC.
Derrière ces chiffres bruts, le problème principal identifié est la
disponibilité des personnels qualifiés FAC, la mise à jour de leurs qualifications,
et le manque de spécialisation entraîné par la nécessité de former beaucoup de
monde au CFAA, avec des moyens limités. Au total, le danger semble celui d’une
inadaptation des FAC français « ordinaires » (c'est-à-dire autres que ceux du
COS) aux exigences de l’appui-feu aérien rapproché tel qu’il se pratique
aujourd’hui avec nos alliés. L’interopérabilité (spécialisation durable des
personnels) et l’efficacité (les TACP doivent être dotés du matériel nécessaire à
l’accomplissement de leur mission) doivent aller de pair. Le CFAA résume ses
besoins en insistant sur le besoin de former des FAC français « au plus prêt de la
réalité », et en soulignant que les FAC formés « doivent pouvoir partir
immédiatement au combat »289.
Peut-on imaginer de repositionner cette ressource dans une perspective
interarmées plus ambitieuse, qui en cohérence avec les observations de cette
étude, permettrait de rapprocher les cultures de l’armée de l’air et de l’armée
de terre dans le domaine des appuis-feu troisième dimension, et fournirait aux
unités terrestres une capacité de coordination TACP faisant du CAS aérien en
terrain difficile (urbain et périurbain au premier chef) un réflexe débouchant sur
un véritable bénéfice opérationnel?
Pour atteindre cet objectif, deux priorités ressortent : celle de la
formation (non pas en termes de qualité mais de spécialisation réelle et pérenne
des éléments formés) et celle des ressources.
La formation tout d’abord : comment assurer une formation pointue,
spécialisée, préparant les FAC à un futur environnement interalliés et
interarmées, et qui soit fondée sur des moyens suffisants (entraînements réels,
équipements adéquats, et nombre de missions aériennes annuelles suffisants) ?
289 Ibid
155
La ressource humaine ensuite : avec un objectif de spécialisation rendu
indispensable par la complexité des nouveaux terrains d’engagement et les
progrès de nos alliés dans le domaine de l’appui aérien, sur quel volume
suffisant de personnels concentrer les efforts, sachant que ces personnels doivent
fournir une capacité globale au niveau national ?
4.1.6 Une évolution conjointe du CFPSAA et du CFAA, dans une optique
interarmées renouvelée ?
Fort de sa spécialisation dans le domaine de l’appui-feu aérien et de sa
double culture unique sanctionnée par l’expérience du feu, le CFPSAA
(commandement des forces de protection et de sécurité de l'armée de l'air),
basé aujourd’hui à Dijon, pourrait fournir le corps des personnels spécialisés qui
réuniraient armée de terre et armée de l’air dans une réflexion, une formation
et un échange plus approfondis et plus intégrés.
Les commandos de l’air, détenteurs d’une double culture « air » et
« terrestre » représentent aujourd’hui10% des effectifs de l’armée de l’air, un
tiers de ses militaires techniciens, et forment 5000 stagiaires par an. Le CFPSAA
participe, dans l’armée de l’air française, à la rédaction de la doctrine. Il définit
et contrôle la formation dispensée par ses instructeurs. Il a sous sa
responsabilité :
- Trois unités de commandos
- le CPA 10 à Orléans (COS)
- le CPA 20 à Villacoublay
- le CPA 30 à Bordeaux
- Trente-trois unités de protection des bases aériennes
En ce qui concerne la puissance aérienne dans la perspective de l’action
en milieu complexe (et pas seulement urbain), la compétence « troisième
dimension » des CPA est reconnue au sein du COS. Ce dernier ne souhaite pas
augmenter le volume des forces spéciales, mais le CFPSAA, de son côté, semble
désireux d’élargir le vivier de ses spécialistes au-delà du CPA 10. Ce désir se
justifie au regard de l’importance grandissante de la mission d’intégration des
feux et des appuis en opération, dans une perspective interarmées. Il se justifie
également par la double culture, terrienne et aérienne, des commandos de l’air
qui pourrait leur permettre de constituer un lien entre l’armée de terre et l’armée
156
de l’air, dans la perspective de cette mission difficile et spécialisée qu’est
l’appui-feu en milieu urbain.
Le concept ODESSAA, développé par le CFPSAA, réplique de manière
un peu plus restrictive290 le concept ANGLICO des Marines, décrit succinctement
dans cette étude, et visant à fournir aux forces engagées sur le terrain le savoir-
faire de spécialistes de la gestion globale des appuis-feux dans la troisième
dimension.
ODESSAA signifie « Observation et Destruction de Site par l’Arme
Aérienne » et prend en compte les évolutions de l’emploi des moyens de la
troisième dimension dans des opérations combinées entre les différentes armées.
Le module 3D rattaché à ODESSAA a la compétence, reconnue par l’OTAN, de
mettre en place les appuis, et peut partager les informations auprès des
structures C2 Air et Terre pour autoriser les frappes. Dans ce partage se
retrouvent des informations tant tactiques que décisionnelles. ODESSA a été
présenté par l’EMAA291 au NATO Armament Group, qui s’est montré plus
qu’intéressé292.
De cette « hyperconnaissance » permise par des spécialistes reconnus de
l’appui-feu aérien découle une « hyperprécisison » qui, si elle se fixe comme
objectif l’efficacité en milieu urbain, le plus ardu, sera pertinente dans n’importe
quel cadre. La comparaison avec le concept ANGLICO de l’USMC, présenté
dans une partie précédente de cette étude, est intéressante : les TACP de
l’armée de l’air, formés au niveau des commandos de l’air, sont également
certifiés OTAN. Le CPA 10 a acquis les cartes IDM il y a peu de temps, alors
même qu’il disposait du concept d’emploi ad hoc (en l’espèce, ODESSA) depuis
longtemps293.
En résumé, il ne semble pas improbable qu’élargi et pérennisé, le
concept ODESSAA, couplé à une montée en puissance des CPA 20 et 30, qui
fourniraient un vivier de FAC/JTAC durablement spécialisés, puisse constituer une
réponse à la situation contrastée que connaît l’armée française en matière
d’appui-feu aérien en milieu complexe (dont la ville). Cette ressource serait à
290 ODESSAA ne concerne pas la gestion des feux terrestres et navals. 291 Etat-major de l’Armée de l’Air 292 Mais cette action, qui est une véritable occasion –elles sont rares pour la France- d’agir efficacement sur les standards, la doctrine et les normes, devrait être portée, d’après certains acteurs opérationnels, par l’EMA/Emploi pour être vraiment efficace. 293 A noter : les TACP français des CPA font de la transmission de données tactiques par VMF (un protocole de transfert de la liaison IDM particulier, différent du protocole anglo-saxon AFAPD).
157
disposition de l’ensemble des forces engagées en opération, hors COS, ce
dernier bénéficiant déjà d’une ressource propre.
Notons en résumé qu’avec la ressource représentée par les commandos
de l’air, on retrouve en France une structure :
- de spécialistes (formation poussée en intégration des appuis-feux dans la
troisième dimension) ;
- apte à fournir un savoir-faire « clé en main » à d’autres unités avec ODESSAA ;
- possédant une double culture qui, si elle n’est pas « born-joint », s’en rapproche.
Par rapport aux observations de cette étude, on note que les avantages de
l’USMC listé précédemment se retrouvent ainsi, à l’échelle française, c'est-à-dire
très localisée et très réduite. Mais cette ressource existe, et prouve actuellement
son utilité et sa compétence en opération, dans des terrains difficiles (villes et
montagnes d’Afghanistan).
4.1.7 Quelle ressource en personnels JTAC spécialistes (hors COS) au niveau
national ?
L’intégration des moyens techniques et organiques terre et air en
matière d’appui aérien en milieu complexe (urbain ou montagneux) pourrait
donc s’articuler autour d’un réservoir de JTAC commandos de l’air disposant de
la double culture terrestre et aérienne. Cette double culture serait un bon point
de départ susceptible de faire progresser la compréhension mutuelle et, in fine,
la confiance entre les composantes terre et air des forces engagées sur les
théâtres extérieurs, et particulièrement dans ce milieu difficile qu’est le théâtre
urbain.
Une telle solution poserait la question de la ressource globale en
personnels. Combien d’équipes TACP de spécialistes doit-on former au CFAA
afin de permettre aux compagnies de l'armée de terre en OPEX de disposer
d'une capacité de guidage des appuis aériens pérenne, entraînée, et habituée à
leurs modes d'action?
Le cadre de départ de cette ressource pourrait être centré sur les CPA 20 et
30, prélude à la création éventuelle d’autres unités TACP.
Les contrats opérationnels du CFPSAA en matière de guidage des appuis
aériens sont :
158
- Au titre du contrat opérationnel des armées, 2 équipes de guidage et leur
matériel associé afin de réaliser des missions d'appui aérien centré sur le feu.
Pour répondre à ce besoin deux équipes à 06 hommes ont été constituées au
CPA20 et deux autres au CPA30,
- Au titre du contrat capacitaire du COS, il est demandé de pouvoir fournir: soit
2groupes ODESSAA à 10hommes disponibles et relevables 365/an (dont 01
prépositionné à Djibouti ), soit en instantané, sans notion de disponibilité, 04
groupes ODESSAA à 10hommes+02 modules 3D à 06 hommes+02 éléments de
liaison à 04 hommes au profit de PC de GFS. Pour répondre à ce besoin, la
capacité du CPA 10 est de 14 FAC et l'unité peut aligner 09 groupes ODESSA à
10 hommes.
Les moyens actuellement disponibles sont en résumé les suivants :
Pour la partie armée de l’air :
- Deux équipes TACP à 6 hommes au CPA 20
- Deux équipes TACP à 6 hommes au CPA 30
Pour le contrat OPS du COS :
- 9 groupes ODESSA à 10 hommes avec une capacité de 14 FAC au CPA 10 (qui
appartient, répétons-le, au COS).
Pour calculer la ressource nécessitée par une politique plus ambitieuse, il
est possible de s’appuyer sur le contrat opérationnel à 3 ans émis par l’EMA, qui
évoque deux théâtres à prendre en compte en simultané. Un JFACC et un JFLCC
sont donc montés pour superviser ces deux théâtres.
- Au sein du JFLCC, on trouve un AOCC qui devra être armé par un élément de
liaison (EL) à 3 personnes (1 JTAC ou FAC294, 2 opérateur SLI).
- On retrouve sur chaque théâtre une division avec un ASOC armé par le même
EL à 3 personnes.
- On retrouve ensuite une division à 3 brigades et une à 2 brigades. Pour chaque
brigade on retrouve un EL à 3 personnes et 2 équipes TACP à 6 personnes.
- A cela, il faut ajouter un volume de deux EL au profit des escadrons de combat
déployés.
Au total, la facture de montée en puissance est donc de :
- 10 EL à 3 pax,
294 Joint Tactical air controler ou Forward air controler
159
- 10 équipes TACP.
En termes de concept d’emploi, les équipes TACP ainsi constituées
pourraient être mises à disposition des EL mis en place dans les brigades. Il est
important que ces EL aient un lien avec les TACP mis à la disposition des unités
terriennes, car ils sont à même de faciliter leur intégration dans la planification
des opérations, en liaison avec le CAOC et le CJTF. Il ne faut pas que la
subordination des équipes soit totalement déléguée au niveau tactique de type
GTIA car le risque existe, tant que la familiarité n’est pas optimum entre les
deux cultures, qu’elles ne soient pas utilisées à la fréquence et à la hauteur de
leur capacités.
Reste que dans cette configuration, le lien à travailler et à intensifier est
bien celui qui unit (en rouge sur le schéma ci-dessus) le TACP à la compagnie
d’infanterie qu’il soutient et accompagne. Il doit s’agir ici, culturellement et
opérationnellement, d’une véritable intégration.
FOCUS : COMPOSITION D’UNE EQUIPE TACP
Cette équipe, constituée de 6 commandos, généralement répartie dans deux véhicules
tous terrains (1 P4 et 1 VLRA), permet de disposer des fonctions suivantes :
1 FAC ou JTAC chargé de la préparation de mission, du baptême terrain, de la
discrimination ami-ennemi et du guidage de l’aéronef ;
1 OL/OD chargé de l’extraction de coordonnées, de la désignation et de l’illumination
laser de l’objectif ;
CJTF
LCC CAOC
Niveau Brigade
CIE d’Infanterie TACP
EL
Chaîne de commandement
simplifiée des appuis aériens
160
1 transmetteur disposant de moyens de transmission satellite ;
1 observateur, spécialiste en prise de vue photo, chargé du dossier d’objectif et du
« battle damage assessment » (BDA) ;
1 opérateur informatique, spécialiste géoconcept, pour la SITAC, le CAS brief …1 tireur
d’élite (TELD) chargé de l’observation à longue distance, du pointage laser et
éventuellement des tirs de marquage.
Un premier objectif pour la France pourrait être d’avoir sur chaque théâtre
une équipe de commandos de l’air à disposition des troupes terrestres engagées
sur le terrain, et à terme d’intégrer systématiquement le CPA 20 et le CPA 30,
après montée en puissance, aux plans de déploiement.
En terme de formation, la facture nécessaire pourrait être de 20 FAC et 10
OL/OD. Or, indépendamment de la ressource du CPA 10 qui est essentiellement
axé sur les opérations spéciales, l’armée de l’air dispose actuellement dans les
CPA 20 et 30 de 2 FAC, un 3ème en formation théorique et d’au moins 6 OL/OD.
L’effort à consentir pour atteindre une ressource suffisante de spécialistes
pouvant être mis à disposition des forces terrestres en OPEX est donc important.
Néanmoins, il est vrai que pour armer les structures C2, il est possible de
compléter le dispositif par des FAC de l’état-major ou d’autres unités du
CFPSAA.
4.1.8 La question des équipements
Les Français, et ceci est reconnu dans le cadre des coalitions auxquelles
ils participent, savent disposer d’informations tactiques pertinentes. Mais la
question des équipements devient une donnée essentielle pour se positionner
parmi les leaders dans une coalition multinationale, étant donnée la
spécialisation et la complexité de la capacité 3D, en termes de savoir-faire, de
précision et de réactivité.
En matière de combat urbain, compte tenu des entretiens menés lors de
cette étude, il semble que les choses s’orientent vers de l’armement guidé laser,
avec une illumination air en raison des masques inhérents à l’action en ville. Le
but est d’obtenir le PID (Point d’impact désiré, visualisation de la cible) très vite,
de manière quasi-instantanée, car le temps de transmettre toutes les données, la
cible a le temps de disparaître. Pour l’acquisition du renseignement, le pod reco
NG permettrait d’avoir une capacité de reconnaissance tactique à la hauteur
des enjeux. De son côté, l’IDM monté sur les Mirage 2000D a, on l’a vu, donné
161
de bons résultats en Afghanistan en matière de transmission de données entre le
sol et les airs, mais l’écart en termes de moyens se creuserait actuellement entre
les Français et leurs alliés, les premiers se faisant rapidement distancer. La
plupart des opérationnels rencontrés lors de cette étude remarquent que
l’arrivée du pod Damoclès (prévu sur Rafale en 2009) devrait être accélérée, au
vu des défis opérationnels actuels, et de l’écart entre les moyens français et
alliés.
Toutes ces solutions techniques, quelles qu’elles soient, ne peuvent
néanmoins être viables que si une planification rigoureuse et complète du théâtre
d’intervention est réalisée en amont, sous la coordination du niveau opératif.
Les cartouches suivants donnent une idée des matériels nécessaires pour
les EL et les TACP qui pourraient être formés295.
EQUIPEMENT D’UN EL
Transmission
Un EL doit être en mesure d’assurer des liaisons sol/air sécurisées.
En terme de liaison sol/air sécurisée, il doit être équipé de :
- 1 PRC 117F TAC SAT portative avec UC complète (y compris clés, antenne SAT et accessoires);
- 1 TRM 6021 avec UC complète pour la capacité SATURN/HAVE QUICK II ; 1 boîtier de
chiffrement KY 99 pour TRM 6021; 1 cordon pour liaison KY99/TRM 6021 ;
- 1 AN/PRC148 MBITR avec UC complète.
Informatique
Un EL doit être équipée de :
1 PC durci équipé des logiciels géoconcept et photoshop ;
1 imprimante couleur scanner grand format ;
1 station légère d’interprétation (SLI) tirée du système SAIM.
1 station cartographique bi-écrans équipée des logiciels géoconcept et photoshop.
Armement
Chaque commando est équipé de son armement organique.
EQUIPEMENT D’UNE EQUIPE TACP
Véhicules
Une équipe TACP à 6 commandos doit être dotée de 2 véhicules tactiques tous terrains de type P4
+ VLRA.
295 Source : CFSPAA
162
Transmission
Une équipe TACP doit être en mesure d’assurer des liaisons sol/sol et sol/air sécurisées.
En terme de liaison sol/air sécurisée, l’équipe TACP doit être équipée de :
PRC103 VRC TAC SAT avec UC complète pour le véhicule P4 (y compris antenne SAT et
accessoires) ;
PRC 117F TAC SAT portative avec UC complète (y compris clés, antenne SAT et accessoires);
câbles de liaison GPS PLGR/PRC 117 ;
TRM 6021 avec UC complète pour la capacité SATURN/HAVE QUICK II ;
boîtier de chiffrement KY 99 pour TRM 6021;
cordon pour liaison KY99/TRM 6021 ;
1 AN/PRC148 MBITR avec UC complète.
En terme de liaison sol/sol, l’équipe doit être équipée de :
PR4G ER-362 VS4IP avec UC complète par véhicule P4 et VLRA ; 1 PR4G ER-362 VS4IP
portatif avec UC complète ;
1TRC 350 ou HF NG de type MELCHIOR F16 pour la liaison longue distance ;
postes de type ASTRO avec UC complète et équipements de tête ;
1 valise satellite M4 (64KBS) THRANE ou RBGAN.
Optronique
Une équipe TACP doit être équipée de désignateur/illuminateur laser DHY 307 à réglage
millimétrique avec UC complète, trépied amagnétique carbone, adaptateur pour branchement
batterie, chargeur et batteries ;
1 caméra jour KN 203 pour DHY ;
2 paires de lunettes de protection laser EPS 21 (le DHY n’étant livré qu’avec 2 paires de lunettes) ;
1 caméra thermique du type DIPT 9B (Sophie), MATIS ou LUTIS adaptable sur le DHY ;
2 pointeurs laser infrarouges haute énergie type ANPEQ 4 ou ATPIAL (norme IZLID 1000)
1 système d’extraction de coordonnées jour/nuit composé d’une jumelle à télémétrie laser de type
MARK VII ou SAGEM JIM avec GPS PLGR ou DAGR et un câble de liaison GPS/jumelles (la jumelle
VECTOR 4 ou 21 ne permet pas l'observation de nuit) ;
JVN OB 70 Lucie avec filtres laser ;
1 caméra thermique infrarouge SEE SPOT III avec interface DHY pour la restitution de la tache
laser.
Informatique
Une équipe TACP doit être équipée de :
1 PC durci équipé des logiciels géoconcept et photoshop et d’une connectique permettant le
couplage avec les postes radios ;
1 lecteur enregistreur type ARCHOS durci, couplé à la caméra thermique infrarouge SEESPOT.
Signalisation
Une équipe TACP doit être équipée de
2 lampes à éclats avec cache IR de type ACR4G ou ACR 2000M ;
miroirs de survie ;
4 panneaux sol/air de signalisation de type VS 17 avec une face colorée et une face thermique.
Armement
163
Chaque commando de l’équipe TACP est équipé de son armement organique, complété par un
fusil TELD de type PGM. Chaque véhicule P4 doit être équipé de deux mitrailleuses ANF1 avec les
affûts permettant le montage en sabord droit et en position centrale. Chaque VLRA doit être
équipé d’une mitrailleuse 12,7 QCB en affût central et d’une ANF1 en sabord droit.
En transformant le CFAA en Organisme à vocation interarmées (OVIA), il serait
possible d’optimiser les moyens consacrés à la formation et à la requalification
des FAC/JTAC. Le partenaire naturel du côté terrien, dans un premier temps,
pourrait être le CENTAC de MAILLY, qui permet de simuler l’entraînement
tactique du niveau compagnie, voire plus, avec une composante air-sol (avions
et/ou hélicoptères). Le CPA 10 et le CPA 30 ont déjà effectué des exercices de
ce genre au CENTAC en 2007 et 2006. L’armée de terre semble intéressée par
ce travail.
Un module de formation/cours sur les appuis pourrait être dispensé aux CFCU
pour les CDU de l’Armée de Terre, qui leur délivrerait une qualification pour
l’utilisation optimale des TACP commandos de l’air qui seraient mis à leur
disposition et « à leur main » sur les théâtres.
Le concept d’emploi ODESSAA couplé à l’IDM devra être précisé, ainsi que
les procédures associées. Ce travail doctrinal peut se faire dans le cadre d’une
collaboration interarmées.
- Au niveau opératif, l’enjeu est une adaptation des structures de conduite des
opérations à ce concept ;
- Au niveau tactique, l’enjeu est une reconnaissance interarmées des qualifications
certifiantes.
Au niveau stratégique, il pourrait être nécessaire d’avoir un mandat EMA
pour l’armée de l’air, applicable en coordination très étroite avec l’armée de
terre, concernant cette mission de réorganisation et d’interarmisation des appuis-
feux aériens.
Le CENZUB de SISSONNE pourrait, comme on l’a vu, permettre d’inclure
l’appui aérien en CAS urbain et périurbain dans les phases d’entraînement des
troupes au sol, sans qu’il soit nécessairement besoin de tir dans un premier
temps (reconnaissance de zone, show of force, guidage des troupes). Même si le
réalisme nécessaire de l’entraînement amènera sans doute à trouver une solution
(campagnes d’entraînement à l’étranger) le besoin de tir en réel. Comme on l’a
vu, cette proximité avec le CENZUC permettrait d’accrocher la nouvelle politique
164
interarmées de formation des FAC/JTAC avec le politique AZUR d’actions en
zones urbaines de l’armée de terre.
Une nécessité absolue pour rétablir une confiance indispensable entre
aviateurs et terriens dans la perspective d’une action en ville, zone d’intervention
structurante des années futures.
En guise de conclusion
L’intégration de tous les moyens des composantes terrestre, aérienne et
navale, appuyée sur les spécificités et la culture de chaque armée, est un
objectif difficile, mais indispensable. « Le plus important ? Culture et
Confiance »296 : la connaissance mutuelle est sans doute, de l’avis de l’ensemble
des officiers des deux armées interrogés, l’étape préliminaire indispensable à un
travail doctrinal et capacitaire commun mené dans une perspective entièrement
interarmées, et devant mener à une mise en pratique effective des modes
d’actions permettant un usage optimal de la puissance aérienne sur les
théâtres urbains. Ces avancées doivent être réalisées en gardant à l’esprit les
réalités opérationnelles des engagements extérieurs actuels et futurs de l’armée
française.
Dans les années 30, au plus fort de l’incompréhension culturelle entre
militaires de l’armée de terre et aviateurs (ces derniers, tout juste émancipés de
la tutelle des « terriens », se référant de préférence aux théories de Douhet
pour consolider leur indépendance), le général Armengaud, de l’Armée de l’air,
préconisait que l’aviation, tout en demeurant indépendante, participe pleinement
à la bataille terrestre297. Il allait ainsi à l’encontre du dogme de l’Air power,
mais s’appuyait sur son expérience d’une « petite guerre », celle du Rif, et sur
l’étude de la guerre d’Espagne, conflit moderne marqué par l’importance des
objectifs urbains et par les horreurs de la guerre civile.
En 2007, l’émergence du théâtre urbain comme champ d’engagement
fondamental réactualise pleinement cette intuition. Les composantes terrestre et
aérienne, par delà les oppositions budgétaires conjoncturelles, sont amenées par
la réalité des conflits contemporains à explorer les voies de modes d’actions
communs. Cette coopération ne saura se passer d’une confiance renouvelée et
d’une « rencontre » sans a priori entre les cultures des deux armées. Sur cette
voie, les efforts devront être également partagés, afin qu’en terrain urbanisé, un
296 Entretien CEIS du 24 avril 2007 avec le major Sam Schoofield de l’USMC, base de Quantico. 297 Stratégie aérienne française: une approche historique, par le commandant Jérôme de l’Espinois, du CESA, in DSI n°27, juin 2007.
165
fantassin puisse bénéficier en toute connaissance de cause des apports de la
puissance aérienne, et que le pilote, de son côté, connaisse parfaitement les
besoins de la troupe au sol engagée en temps réel et de manière
complémentaire dans la même manœuvre que lui, et cherchant à atteindre le même
objectif. C’est sans doute la conclusion la plus fondamentale de ce travail de
survol malheureusement succinct d’une problématique complexe.
166
Bibliographie
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169
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170
Colonel Michel, Armée de l’air Colonel Freydling, BPG Armée de l’air Colonel Lassalle, DRM LCL Destribats, CDEF Commandant Le Saint, CESA Commandant Brignon, commandant en second du CPA 10 Entretien du 12 juin 2007 avec un capitaine de l’armée de l’air, pilote de Mirage 2000D
Entretien CEIS du 8 juillet 2007 avec un colonel de l’armée de l’air française.
Entretien CEIS du 24 avril 2007 à la base de l’USMC de Quantico en Virginie. Entretien avec le LCL Albert Lagore, Ground Fires Capabilities Integration Officer, et le Major Sam Schoofield, Strike Aircraft Capabilities Integration Officer. Entretien CEIS du 27 avril 2007 avec le Dr Scott Lackey, Deputy Director du CALL à Fort Leavenworth, Kansas, Etats-Unis Entretien CEIS du 24 avril 2007 avec le LCL Philippe Susnjara, officier de liaison français à l’USMC Quantico Visite du Joint Air Power Competence Center de Kalkar (Allemagne). Entretien avec le général Schubert, commandant le centre. Visite et entretiens au CENZUB, février 2007 Entretiens au CICDE Entretiens au CDEF Entretiens au CFPSAA Entretiens à EMA-Emploi
171
Annexes
2.1 Beyrouth 1982, page 44
2.1.1 Introduction
Le 6 juin 1982, après une série d'attaques perpétrées par les
Palestiniens, l'armée israélienne entre au Liban dans le cadre de l’opération Paix
en Galilée et avance jusqu'à Beyrouth avec la ferme intention de démanteler
intégralement l’Organisation de Libération de la Palestine. Par une opération
militaire courte et décisive, elle veut établir un « nouvel ordre politique » où les
chrétiens maronites auraient une position
dominante, même si cela nécessite une
occupation du Liban.
Environ une semaine après le début de
leur invasion, les Israéliens débutent le
siège de Beyrouth Ouest où l'OLP
trouvait refuge au milieu de la
population civile (environ 200 000
civils). Le sud de la ville est bombardé
de façon quasi-constante. Un long siège,
très éprouvant pour la population,
commence et se termine début août par
le départ négocié des combattants
palestiniens. L’OLP quitte Beyrouth avec
quelques 10 000 habitants sous
surveillance internationale le 21 août
1982, soit 46 jours après le début du
conflit. 400 000 Palestiniens restent
dans les camps. Béchir Gemayel, un maronite, est élu à la présidence libanaise
quelques jours plus tard.
Pourtant, si l’objectif opérationnel des Israéliens -expulser l’OLP hors du Liban-
est atteint, le refus de prendre part à un combat maison-par-maison, et le choix
d’une importante composante aérienne n’a pas permis aux Israéliens
d’éradiquer l’OLP. Cette guerre se révèlera par ailleurs problématique en
termes d'image pour Israël. Pour l’OLP, un nouvel exil commence.
Carte du Liban
(source : EMA)
172
L’expérience des Israéliens en matière de bombardement aérien est néanmoins
un élément positif pendant le siège de Beyrouth en 1982, probablement parce
qu’ils utilisaient la puissance aérienne de façon plus discriminante : elle est un
moyen de séparer les combattants de l’OLP de la population libanaise locale.
Mais Israël manquait non seulement des forces, mais également de la volonté
nécessaires pour détruire l’OLP par le biais exclusif du bombardement
conventionnel. Malgré ce refus, les Forces de Défense Israéliennes ont subi
presqu’un quart de leurs pertes à Beyrouth. Et la prolongation du siège, combiné
au nombre croissant de pertes, a créé une pression publique suffisante sur le
cabinet israélien pour arrêter le conflit et retirer les troupes israéliennes du
centre-Liban.
Au final, alors que l’armée israélienne avait prévu de conduire une opération
la plus courte possible au Liban, elle est contrainte d’y rester 18 ans, sans
vraiment avoir défini précisément ses objectifs. Et vingt-quatre ans plus tard, à
l’été 2006, elle doit revenir à Beyrouth pour tenter de détruire le Hezbollah,
mouvement fondé en 1982 pour résister à l’invasion israélienne du Liban.
Chronologie
3 juin 1982 Un commando de l’organisation Abou Nidal tente d'assassiner l'ambassadeur israélien à Londres, Shlomo
Argov, et le blesse grièvement
6 juin L'armée israélienne déclenche l’opération Paix en Galilée à 11h- soit exactement au moment où expire
l’ultimatum de l’ONU (résolution 508) engageant toutes les parties au conflit à cesser le feu et toute
activité militaire au Liban.
12 juin Israël déclare unilatéralement un cessez-le-feu
25 juin Les Forces de Défense Israéliennes (FDI) encerclent Beyrouth où sont piégés 12 000 soldats de l’OLP,
2300 syriens et entre 350 000 et 500 000 civils298. Israël annonce un nouveau cessez-le-feu.
1 juillet Début du siège de Beyrouth. Un envoyé américain, Philip Habib, tente de négocier un retrait de l’OLP du
Liban.
3 juillet Les tirs d’artillerie d’Israël brisent le cessez-le-feu
4 juillet Les israéliens coupent l’eau et l’électricité de la ville, et mettent fin aux approvisionnements en pétrole et
en nourriture.
7 juillet L’administration Reagan contraint les israéliens à restituer l’électricité et l’eau à la ville de Beyrouth
13 juillet Un nouveau cessez-le-feu laisse aux deux côtés tout le loisir de se reconstituer.
21 juillet Le cessez-le-feu est rompu, cette fois par l’OLP
22 juillet Lourde offensive aérienne israélienne contre les camps de l’OLP
27 juillet Pour la première fois, un quartier résidentiel est touché par la Force Aérienne Israélienne (FAI)
29 juillet Yasser Arafat fait la tournée de la ville, accompagné par des membres de la presse internationale. Il veut
ainsi remonter le moral des troupes et montrer au monde que l’OLP est à la fois capable et déterminée à
résister299
298 Anthony H. Cordesman, The Arab-Israeli Military Balance and the Art of Opérations, Washington DC: Americain Enterprise Institute, 1987, p. 71-73
173
1 août Les FDI prennent l’aéroport de Beyrouth
4 août Suivant la rupture des négociations pour un retrait de l’OLP, la FDI conduit une offensive majeure, tuant 19
personnes et en blessant 76. L’offensive est sévèrement critiquée sur la scène internationale (notamment
par l’administration Reagan) mais convainc l’OLP de se retirer300.
6 août L’OLP et Israël acceptent « tous les points majeurs » du plan de Philip Habib qui prévoit le retrait de l’OLP
12 août Pressentant un faux-fuyant de l’OLP sur l’idée de retrait, les israéliens bombardent à nouveau et pour la
dernière fois ses positions à Beyrouth. C’est un bombardement non-discriminant.
21 août L’OLP commence à quitter Beyrouth sous surveillance internationale
25 août Béchir Gemayel est élu président de la République libanaise
14 sept. Une bombe placée dans le quartier général phalangiste tue Béchir Gemayel et 60 de ses partisans
16-17 sept Massacre de Sabra et Chatila
2.1.2 Etat des forces en présence
Armée israélienne : un tournant dans la doctrine de combat
Directement influencée par la guerre de Yom Kippour en 1973, la doctrine
israélienne repose sur deux principes fondamentaux : éviter à tout prix le
combat urbain, et rester proche d’une capitale arabe pour pouvoir la
« menacer ». La présence de l’OLP au Liban impose cependant une intense
réflexion doctrinale au sein du gouvernement israélien. Pendant plus d’un an
avant l’opération Paix en Galilée, le ministre de la défense et le premier
ministre israéliens étudient tous les moyens pour renverser l’ordre existant au
Liban, qui, selon eux, a permis à l’Organisation de Libération de la Palestine et
à ses branches armées de maintenir un Etat dans l’Etat et de jouir tant d’une
base d’opérations relativement stable que d’une liberté politique et militaire.
Une réflexion d’une telle intensité était une première dans l’histoire israélienne
et correspond à un tournant important dans la doctrine de combat de l’Etat
hébreu.
A l’issue de ce travail de reformulation, les forces de défense israéliennes
arrêtent quatre concepts clés pour la nouvelle doctrine de combat301 :
- Une puissance de feu massive est la condition indispensable pour garantir la
rapidité et le succès d’une opération de combat urbain. Elle permet en outre de
299 Richard A. Gabriel, Operation Peace for Galilee: the Israeli-PLO War in Lebanon, New York: Hill and Wang, 1984, p. 139 300 Dan Bavly & Eliahu Salpeter, Fire in Beirut: Israel’s War in Lebanon with the PLO, New York: Stein and Day, 1984, p.108 301 Dov Tamari, Military operations in urban environments: the case of Lebanon, 1982, “Soldiers in Cities: Military Operations on Urban Terrain”, sous la dir. de Michael C. Desh, Strategic Studies Institute of the U.S. Army War College, oct. 2001, http://www.strategicstudiesinstitute.army.mil/pdffiles/PUB294.pdf
174
devancer le risque d’intervention extérieure qui se traduirait par une obligation
de cessez-le-feu avant même que les objectifs énoncés aient pu être atteints.
- Le théâtre des opérations doit être isolé et les opérations défensives des forces
ennemies doivent être évitées.
- Les villes doivent être dépassés ou traversées aussi rapidement que possible.
- Enfin, si des objectifs opérationnels se trouvent dans les villes, celles-ci doivent
impérativement être encerclées au préalable.
Deux directives, directement influencées par l’expérience traumatique de
1973, ont été ensuite ajoutées à cette doctrine302 :
- La première est qu’il faut éviter autant que possible les pertes civiles quelles que
soient les populations touchées (chrétiens, musulmans, druzes ou palestiniens), car
ces pertes nuiraient considérablement à la mise en place d’un nouvel ordre
politique.
- La deuxième est que les pertes au sein du personnel des FDI doivent être
empêchées à tout prix.
C’est sur ces fondements doctrinaux que sont définis les objectifs de
l’Opération Paix en Galilée : à la volonté du Cabinet Israélien de mettre en
place une zone-tampon de 40 kilomètres entre Israël et le Liban, le Ministre de
la Défense et le premier Ministre ajoutent l’objectif de destruction totale de la
présence militaire de l’OLP dans la zone, et l’objectif politique d’une guerre tant
avec l’OLP qu’avec la Syrie, pour mettre en place un gouvernement chrétien et
allié d’Israël303.
Le plan est d’atteindre ces objectifs en 72 heures, avec une attaque du Sud-
Liban selon trois axes : à l’ouest, 220 chars et 22 000 hommes, au centre, 800
chars et 35 000 hommes et au nord, 1250 chars, 1500 véhicules de transport
blindés et 76 000 troupes304. Des commandos amphibiens se joignent aux forces.
Mais surtout, la composante aérienne est particulièrement importante : l’aviation
de combat a mobilisé 634 éléments, dans lesquelles on compte des hélicoptères
d’attaque (AH-1 Cobras, Hugues 500 Defenders, A-4 Skyhawk), des drones et
des C-130 Gunships305.
La préparation au combat urbain reste cependant assez limitée du côté
israélien et la reformulation du corps doctrinal n’a pas encore eu le temps de
302 Dov Tamari, oct. 2001 303 Dov Tamari, oct. 2001 304 Major J. Markus Hicks, Fire in the city: Airpower in urban, smaller-scale contingencies, Alabama: School of Advanced Airpower Studies, Maxwell Air Force Base, 1999, http://www.comw.org/rma/fulltext/9906hicks.pdf 305 Major Markus Hicks, 1999
175
porter ses fruits. Ainsi, les forces de défense israéliennes (FDI) vont souffrir de la
taille réduite des forces d’infanterie306. Elles comptent semble-t-il encore trop sur
des formations blindées, mêmes appuyées par des éléments aériens et navals.
Enfin, au niveau de l’entraînement, les Forces de Défense Israéliennes restent
essentiellement formées pour des opérations en terrain désertique ouvert, et ne
sont en rien préparées à un combat fondé sur la fugacité, dans un contexte
urbain contraignant la manoeuvre.
Organisation de Libération de la Palestine : une exploitation du contexte
international et l’implication d’acteurs extérieurs
L’Organisation de Libération de la Palestine a elle aussi mené un travail de
réflexion militaire. Elle s’attend depuis longtemps à une offensive ‘tous azimuts’
de la part de l’armée israélienne au Liban et avait défini ses objectifs en
conséquence307 :
- Les plus lourdes pertes possibles doivent être infligées aux forces israéliennes,
car la sensibilité du public israélien est très élevée à celles-ci : il s’agit de
provoquer une division dans la société israélienne ;
- L’organisation militaire régulière doit évoluer, dans les villes et les villages, vers
une structure beaucoup plus amorphe, subversive et insaisissable ;
- De nouveaux combattants doivent être recrutés parmi la population
palestinienne dans les villes et les camps de réfugiés en vue du combat, pour
permettre d’opérer la délégation des responsabilités au niveau des
commandants ;
- L’implication d’Israël dans une confrontation militaire avec la Syrie doit être
tentée pour alléger la pression qui pèse sur l’OLP ;
- Et enfin, il faut provoquer une réponse de la part de la communauté
internationale en faveur d’un cessez-le-feu.
Au moment du déclenchement de l’opération, environ 20 000 combattants
palestiniens se trouvent au Liban et sont organisés par commandements
territoriaux, brigades et bataillons avec des postes de commandement
militaires308. L’OLP dispose de huit éléments blindés à travers le Sud-Liban
composés de 300 chars, 150 véhicules de transport blindés, 300 missiles anti-
char, 200 mitrailleuses anti-aériennes et 300 pièces d’artillerie309.
306 Major Markus Hicks, 1999 307 Dov Tamari, 2001 308 Dov Tamari, 2001 309 Major J. Markus Hicks, 1999
176
Cependant, à cause des frappes israéliennes sur le Sud –Liban, l’OLP a
adopté une politique de déploiement minimal. La majeure partie de la puissance
de combat est mobilisée à Beyrouth : les combattants disposent sur ce terrain
urbain d’une centaine de chars T-34, d’une centaine de pièces d’artillerie de
différents types, de 60 camions lance-roquettes, ainsi que d’armes légères
d’infanterie dans des quantités trois fois supérieures aux capacités d’utilisation
de toutes les branches armées de l’OLP réunies310. En revanche, ils ne disposent
d’aucune force aérienne et d’un petit nombre d’Armes anti-aériennes et de
missiles SAM311.
Des forces syriennes occupent en outre certaines parties de la vallée de la
Bekaa depuis 1982, offrant à la Syrie le contrôle sur l’axe stratégique de la
route Beyrouth-Damas. Y stationne la première division blindée, composée de
352 chars, 300 véhicules de transport blindés, de 16 batteries de SAM et
quelque 23000 hommes312.
Dès lors, il n’est pas surprenant que les Forces de Défense Israéliennes
considèrent l’OLP comme une organisation militaire régulière et qu’elles aient
planifié les opérations en conséquence, de la même manière qu’elles l’auraient
fait contre un adversaire militaire régulier.
Tableau récapitulatif 313
Etat des forces israéliennes, syriennes et de l’OLP pendant la guerre du Liban de 1982
Israël Syrie OLP
Troupes 76 000 22 000 15 000
Chars 800 352 300
Véhicules de transport blindés 1 500 300 150
Armements anti-char 200 - 2-300
Artillerie - 300 350+
Canons anti-aériens - 100 250+
Aviation au total 634 450 0
Avions de combat 275 225 0
Hélicoptères armés 42 16 0
Postes SAM - 125
310 Dov Tamari, 2001 311 Major J. Markus Hicks, 1999 312 Dov Tamari, 2001 313 À partir de : Brzoska & Pearson, Arms and Warfare: escalation, de-escalation, and negotiation, The University of South Carolina Press, 1994, p.117
177
2.2 Mogadiscio – 1992/93, page 53
2.2.1 Introduction
Chronologie314
26 Jan. 1991 Le dictateur somalien Mohamed Siad Barre est destitué et contraint à l'exil
3 Déc. 1992 Les Nations Unies lancent l'opération Restore Hope, sous le contrôle des Etats-Unis (25000 Marines débarquent).
1er jan. 1993 Bill Clinton devient président des Etats-Unis, succédant à G. Bush
4 Mai 1993 Les Etats-Unis ne prennent plus part à l'opération Restore Hope et 2 000 soldats sont laissés sur place, sous le contrôle de l'ONU
5 Juin 1993 24 soldats pakistanais sont massacrés lors d'une inspection d'une maison appartenant à Aidid
8 Août 1993 Les Etats-Unis envoient en Somalie le 75eme bataillon de Rangers, la Delta Force et le 160th SOAR pour éliminer ou capturer Mohamed Farah Aidid. Le commandement américain prend connaissance d’un rendez-vous, ce même jour, entre Aidid et ses premiers lieutenants, dans une maison voisine de l’Olympic Hotel, en plein centre ville de Mogadiscio. A 15h30, 17 hélicoptères, suivis d’un convoi au sol, se rendent au lieu de rencontre. Pendant que les Rangers forment un périmètre de sécurité, les forces spéciales pénètrent dans le bâtiment.
A 16h00, les Forces Spéciales émergent avec une vingtaine de prisonniers, mais pas Aidid. Ceux-ci sont mis à bord du convoi au sol, qui s’apprête à retourner à la base.
A 16h20, un hélicoptère Blackhawk Super 61 est abattu par un RPG et s’écrase en centre ville, à 5 blocks de l’Olympic Hotel Le commandement dépêche une unité de Rangers, œuvrant autour du bâtiment cible initial pour aller sécuriser la zone du crash L’accès au site est très difficile mais une équipe de sauvetage parvient à extraire deux blessés qui sont ramenés par hélico. Le convoi au sol, qui transporte des blessés et les prisonniers, reçoit également l’ordre d’aller secourir l’équipe prise au piège. Mais le feu est tellement nourri que le Général Garrison doit ordonner la retraite Les 90 rangers qui se sont rendus sur le site du crash sont désormais livrés à eux-mêmes, dans le quartier le plus hostile de Mogadiscio, encerclés par le feu continu somalien. Des hélicoptères Little Birds leur apportent un soutien-feu aérien, mitraillant en rase-motte sur les tireurs somaliens.
A 16h40, un deuxième Blackhawk est abattu et s’écrase à environ 800 mètres du premier.
3 Oct.1993
Une opération de sauvetage est planifiée par le Général Montgomery : une colonne de force de réaction rapide viendra récupérer les Rangers coincés et les amènera jusqu’à un stade de sport, où des hélicoptères les conduiront ensuite à la base.
314 A partir du résumé du combat de Mogadiscio et du documentaire « Ambush in Mogadishu » de la chaîne Frontline (PBS) disponibles sur: http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/
178
A 18h30, une force de réaction rapide est envoyée à la rescousse de 90 soldats, mais elle doit rapidement faire demi-tour à cause d’un feu toujours trop nourri.
A 23h20, grâce à l’apport de blindés des forces malaisiennes et pakistanaises, 70 véhicules peuvent enfin partir sur le site. Vers 4h 30, le premier véhicule de sauvetage arrive sur le site.
A 5h20, les forces de réaction rapide et les Rangers ont fini d’extraire les corps de l’hélicoptère abattu et rentrent.
A cause du manque d’espace, des soldats blessés sont contraints de marcher et courir à côté du convoi, subissant un feu nourri.
Quand ils arrivent enfin au point d’extraction, ils s’entassent tous dans des humvees qui les amènent à leur tour au stade de sport.
6 oct. 1993 Au cours d'une intervention télévisée, le président Bill Clinton annonce la fin des opérations contre Aidid.
25 Mar. 1994 La quasi-totalité des soldats américains quittent la Somalie
2.2.2 Etat des forces en présence
Armée américaine
L’opération Restore Hope, comme UNISOM II, vise à désarmer les milices,
atténuer le degré des hostilités et maintenir le cessez-le-feu. Dès lors, les
dispositions, la préparation au combat et les équipements des troupes
américaines sont assez limités et en aucun cas adaptés à l’opération finale de
capture d’Aidid. Dans une interview en 2001315 avec le journal Frontline, le
Colonel Kenneth Allard316 a ainsi condamné le manque de préparation au
combat contre les milices d’Aidid. Pour lui, la confusion entre la mission de paix
onusienne et l’opération d’élimination menée contre Aidid et ses lieutenants a été
extrêmement néfaste, dans la mesure où la phase de préparation de l’offensive
a été négligée : « L’opération était censée atténuer le degré des hostilités, et
tout d’un coup, nous prenons l’engagement de rentrer pour de bon en guerre
contre les clans ! ».
Cette défaillance aurait conduit le commandement onusien à sous-estimer
considérablement les milices présentes dans la capitale somalienne et à ne
consacrer qu’un effort réduit pour connaître la société somalienne et en saisir la
complexité. C’est l’expérience de Mogadiscio qui explique pour beaucoup le
souci de l’administration américaine de ne pas reproduire l’erreur de la chasse à
315 http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/interviews/allard.html 316 Auteur de Somalia Operations : Lessons learned, National Defense Univ. Press, 1995
179
l’homme317. C’est pourquoi, a affirmé le Colonel, le président Bush et M.
Rumsfeld n’ont eu de cesse de répéter que l’intervention militaire en Afghanistan
n’était pas contre Ossama Ben Laden.
Cette réflexion souligne bien la nécessité d’établir un rapport des forces
écrasant (de six à un selon le Centre de Doctrine d’Emploi des Forces318) : ainsi
les forces convoquées pour une opération de maintien étaient loin d’être
suffisantes pour mener un combat urbain.
Ce manque de préparation a été d’autant plus exacerbé qu’une pression
considérable pèse sur le commandant de la Ranger Task Force pour capturer le
seigneur de guerre Aidid. En effet, au moment de l’attaque, déjà 6 semaines
d’impasse se sont écoulées, ainsi que quelques tentatives ratées. Il est très
probable que cette pression ait contribué à l’attaque aérienne très risquée, en
plein jour de la citadelle du leader somalien près du Marché de Bakara.
Milice d’Aidid
Si les forces américaines semblent avoir été pénalisées par leur inadaptation
et l’absence de préparation au combat urbain, la milice de Mohammed Farah
Aidid est caractérisée par une infériorité sans commune mesure en termes de
matériels, d’organisation et d’équipement. Dotées de quelques RPG et de
ressources apparemment illimitées en munitions, les forces d’Aidid réussissent
pourtant à rendre les opérations Blackhawk extrêmement hasardeuses. Cet
exemple historique est peut-être celui qui met le plus en lumière la grande
fragilité des hélicoptères au-dessus des centres urbains, où leur vitesse et leur
altitude en font des cibles relativement prisées des adversaires.
Les combattants d’Aidid font également preuve de ruse pour compenser leur
infériorité : jouant sur l’effet de surprise et capitalisant sur leur excellente
connaissance du terrain, ils exploitent les avantages décisifs de la présence de
foules, composées essentiellement de femmes et d’enfants, pour duper puis
paralyser l’action des troupes étrangères.
Les troupes américaines n’ont ainsi pas pu ni su voir le piège mis en place par
Aidid. Au Général Zinni, Mohammed Farah Aidid a avoué quelques années
après le combat : « Nous savions où nous étions. Nous savions où nous devions
nous rencontrer. Nous savions qu’avec votre technologie vous étiez certainement
en mesure de dire où nous étions. Du coup, tout ce que nous avons eu à faire,
317 http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/interviews/allard.html 318 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience, Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006.
180
c’est d’abattre un de vos hélicoptères parce que nous savions par quelle route
vous alliez venir »319.
2.3 Grozny – 1994/1995, page 60
2.3.1 Introduction.
En 1993, mettant définitivement fin à l’adhésion de la Tchétchénie à la
Fédération de Russie, l’ancien général de l’Aviation Stratégique Soviétique,
Djokhar Doudaïev, proclame l’indépendance de la République. A la fin de
l’année 1994, et après de nombreuses tentatives de déstabilisation et de
renversement du régime tchétchène appuyées par le FSK (contre-espionnage
russe), l’administration Eltsine, confrontée au démantèlement croissant de l’empire
soviétique, décide d’envoyer ses forces militaires dans toute la région du
Caucase pour restaurer l’autorité de la Fédération Russe.
Initialement conçue comme une simple démonstration de force pour provoquer
la chute du gouvernement « rebelle », l’opération doit se dérouler selon quatre
phases320 : progression de trois groupes de forces vers Grozny ; pénétration
brutale et prise des bâtiments essentiels au contrôle de la ville (en 4 jours) ;
rétablissement en 5-10 jours d’un gouvernement pro-russe et enfin réduction des
poches de résistance.
Grozny après la seconde guerre de Tchétchénie. Source : Time.
319 Dans le documentaire Ambush in Mogadishu, de la chaîne Frontline (PBS). Pour plus d’informations : http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/ambush/ 320 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006
181
Mais l’opération évolue rapidement vers une longue campagne militaire
et se solde par un échec cuisant pour les Russes. Fin août 1996, l’administration
Eltsine est contrainte de signer un traité reconnaissant pour 5 ans l’autonomie
tchétchène et de retirer, 4 mois plus tard, ses dernières forces de la République.
La guerre de Tchétchénie révèle des différends internes dans l’élaboration de
la stratégie militaire et des lacunes majeures dans la préparation au combat.
Trois ans après le démantèlement de l’Union Soviétique, le combat met ainsi le
doigt sur les rivalités dans les cercles de pouvoir, la confusion des orientations
stratégiques et la déliquescence de l’outil militaire russe.
La seconde invasion de la Tchétchénie en octobre 1999 offre aux forces russes
la possibilité de surmonter et d’éviter leurs égarements passés. Les erreurs de
communication et de commandement, très meurtrières lors de la première
bataille de Grozny, ne sont ainsi pas reproduites. Cependant, l’obstination
politique à obtenir une victoire rapide au détriment des dommages collatéraux
et des pertes civiles rend la victoire russe bien amère et offre un modèle
inutilisable pour des démocraties occidentales modernes.
Chronologie
1990-1991 Disparition de l’URSS. Doudaïev est élu président de la République de Tchétchénie
Mai 1992 Le ministre de la défense russe cède à Doudaïev la plupart des équipements russes en Tchétchénie321
1993 Proclamation de l’indépendance
11 août 1994 34 appareils de la force de défense aérienne russe et le service de la frontière fédérale commencent
le blocus de la Tchétchénie. Des opérations aériennes secrètes ont lieu, pour soutenir les opposants à
Doudaïev322
29 sept. 1994 Les forces anti-Doudaïev procèdent à des attaques roquettes des aéroports de Grozny avec des
hélicoptères Mi-8 et Mi-24
3-16 oct. Les opposants à Doudaïev, soutenus par des hélicoptères russes, tentent de s’emparer de Grozny
27 nov. Echec de la tentative de prise du pouvoir par des forces tchétchènes loyales à Moscou et encadrées par
des forces spéciales russes : Les supporters de Doudaïev abattent 4 hélicoptères et un Su-25.
29 nov. Ultimatum du président russe Boris Eltsine, qui annonce que la Tchétchénie relève de l’intérêt national
vital de la Russie.
6-8 déc. La force aérienne russe frappe des cibles tchétchènes. Des vols de reconnaisse et de « présence »
psychologiques ont lieu. Des sorties aéroportées de VIP vers Mozdok (cf. carte ci-dessous) sont
notées323.
11 déc. Début de l’offensive russe en Tchétchénie
321 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 322 Yu Golotyuk, « Russia fences off Chechny with a double border », The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVII/5, 1995 323 Gleb Cherkasov, « Pavel Grachev admits that Russian aircraft bombed Checnya », The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVI/49, 1995
182
12 déc. Des hélicoptères et des chasseurs bombardiers attaquent Grozny. Des fusées éclairantes sont utilisées
pour contrer les missiles guidés aux infrarouges.
14 déc. Des Su-27 s’engagent dans un contre feu par salves. Des hélicoptères Mi-24 apportent un soutien
aérien rapproché.
17-29 déc. Des Tu-22 frappent les stations TV et des centrales électriques, hydrauliques et à gaz. Entre le 21 et le
24 décembre, des chasseurs bombardiers attaquent Grozny jour et nuit. Des Su-25 lancent des
roquettes et larguent des bombes sur des cibles militaires et résidentielles. Des missiles à haute précision
détruisent un pont et l’hélicoptère de Doudaïev
23 déc. Les avions russes lâchent des roquettes et des bombes HE ( ? high effect ?)
27 déc. Eltsine assure que les cibles civiles ne seront plus attaquées par l’aviation.
1er jan. 1995 Les frappes aériennes reprennent, de jour comme de nuit.
3 janv. 1995 Blocage de l’avance russe par les rebelles
5 janv. Changement des modes d’actions : Début de la bataille d’attrition
6 janv. Des unités procèdent à une attaque aéroportée mobile contre Grozny et établissent des bases de tirs
avec des périmètres de défense improvisés, soutenues par le feu rapproché des hélicoptères et des
avions.
10 janv. Un Su-27 bombarde des troupes russes par inadvertence
19 janv. Le palais présidentiel est conquis par les forces russes
13 mars La totalité de la ville est conquise
7 avril Les rebelles lancent des attaques contre l’aéroport Nord de Grozny
14-24 déc. Les forces russes bombardent à nouveau Grozny. La station TV, le Ministère de l’Intérieur et le Palais
Présidentiel sont attaqués
27 déc. 1995 Eltsine ordonne l’arrêt des bombardements aériens. L’ordre est ignoré
14 fév. 1996 Eltsine promet de continuer les frappes aériennes sur la Tchétchénie (le mois précédent, les rebelles
avaient fait 100 otages)
15 fév. Des avions bombardent le Palais Présidentiel
21 avril Doudaïev est tué dans une frappe au missile guidé par laser
5 mai Les forces rebelles abattent un Su-25 en mission de reconnaissance
Août 1996 Reprise par surprise de Grozny par la rébellion (1500 à 2000 combattants)324. En réponse, des Mi-
24 et des chasseurs bombardiers frappent leurs positions (essentiellement les snipers pour les Mi-24)
13 août La Russie annonce qu’elle ne fera plus appel à la force aérienne pour attaquer les rebelles. Des Mi-24
continuent les opérations d’appui-feu rapproché. Les chasseurs procèdent à des patrouilles aériennes
31 août Signature des accords de Khasavyourt qui arrête un statu quo laissant à la Tchétchénie une autonomie
gouvernementale de facto en échange d'une promesse du report des pourparlers sur l'indépendance à
5 ans et de l’arrêt des opérations d'enlèvements d'hommes
1999 Incursions tchétchènes au Daguestan, attentats à Moscou et début de la deuxième guerre de Tchétchénie
13 déc. 1999 Début de la reprise des quartiers orientaux de Grozny par les forces fédérales
1er fév. 2000 Retrait général des rebelles tchétchènes hors de Grozny
324 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006
183
2.3.2 Etat des forces en présence
Armée russe
Tout au long de la Guerre Froide, les forces russes se sont préparées
exclusivement à un type de combat bien précis et bien différent de celui qui les
attendait à Grozny : l’affrontement en terrain ouvert en Centre Europe contre
des forces conventionnelles du type OTAN. Dès lors, leur approche du terrain
urbain partait du principe que l’ennemi occidental privilégierait toujours
l’ouverture d’une ville plutôt que sa destruction. L’alternative pour les russes était
donc soit de contourner une ville si jamais les forces occidentales s’obstinaient à
la défendre, soit à la prendre dans la foulée si elle était ouverte325.
L’éventualité de combats urbains violents dans des villes férocement défendues a
donc été totalement ignorée dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
A l’époque pourtant, l’Armée Rouge était certainement la force la plus
compétente et efficace en matière de batailles urbaines. Au début des années
40, un travail significatif de retour d’expérience avait ainsi été accompli et avait
permis aux russes de retenir plusieurs enseignements fondamentaux sur le
combat urbain : ils avaient conclu qu’un minimum de 6 contre 1 s’imposait dans le
rapport de force dans la mesure où la zone urbaine favorise considérablement
ses défenseurs326. Les forces russes avaient par ailleurs pu apprécier l’intérêt
d’un bouclage terrestre étanche complété par un effort de reconnaissances
méticuleuses, d’une grande précision de la coordination et de combats lents et
méthodiques.
Mais dans les années 80, avec la perspective d’un combat conventionnel de
très forte intensité contre les forces de l’OTAN, un nombre important de
documents officiels très ambitieux furent publiés, qui proposent la restructuration
totale de la force russe ainsi que l’introduction d’armes, d’équipements de
surveillance et systèmes de commandement et de contrôle très modernes. Cette
nouvelle doctrine était en décalage total avec les réalités économiques et
politiques de l’URSS. La Guerre du Golfe a cependant convaincu les Russes du
caractère indispensable d’une telle évolution. Plus que jamais, ils sont déterminés
à mettre en place une structure et une stratégie propres aux guerres
325 Olga Oliker, « Russia’s Chechen Wars 1994-2000 : lessons from urban combat », RAND Corporation, 2001 326 L’enfer de Grozny : 1994-2000, CDEF, déc. 2006, p. 48
184
technologiques et, malgré l’Afghanistan, conçoivent pour les opérations de basse
intensité et de contre-insurrection le plus grand mépris327.
A l’origine, l’invasion de la Tchétchénie n’était pas considérée comme la
meilleure solution. L’option avait été examinée à l’été 1994 par l’administration
de B. Eltsine, mais avait été écartée à cause de la virulente opposition du
General Staff, le commandement du District Militaire du Nord Caucase et des
services de renseignement militaire russe, qui estimaient que la quantité des
troupes nécessaires n’était tout simplement pas disponible328.
C’est donc l’option d’un renversement du régime de Doudaïev qui avait été
retenue et qui devait permettre la mise en place d’un régime pro-russe. Mais la
tentative de prise de Grozny par l’opposition échoue lamentablement. Moscou
persiste et envoie des armes supplémentaires et une douzaine de « soldats-
volontaires » pour soutenir la deuxième tentative, le 26 novembre 1994. Mais à
nouveau la force d’opposition est vaincue par les troupes de Doudaïev, et face à
ce nouveau tollé, le commandement russe est contraint de planifier l’intervention
militaire en Tchétchénie dans l’urgence (deux semaines)329.
Pourtant, le gouvernement et l’armée russe peinent à dégager une stratégie
claire d’intervention, ce qui reflète une confusion constante quant aux objectifs
nationaux. Début 1995, le Colonel Général Gromov regrette « [qu’] à ce jour,
personne n’ [ait] formulé un objectif stratégique »330. La non-identification des
objectifs nationaux russes et tchétchènes ainsi que la non-détermination des
termes d’une situation finale acceptable empêche d’établir la moindre cohérence
entre objectifs politiques, stratégiques et militaires. Les déclarations de l’exécutif
ont exacerbé cette sensation de flou, en évoquant des objectifs politiques et
multiples, ce qui a rendu extrêmement difficile la traduction en objectifs militaires
atteignables. Il s’agit en effet tant de confisquer les armes à la population
tchétchène331, que de consolider le pouvoir politique de Moscou332, de contrôler
les pipelines, autoroutes et chemins de fer stratégiques333, de désarmer les
327 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 328 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 329 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 330 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 331 Boris Yeltsin, “Address By Boris Yeltsin,” The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVI/52, 1995 332 Boris Yeltsin, “Address By Boris Yeltsin,” The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVI/52, 1995 333 Pavel Felgengauer, “There Aren’t Enough Weapons or Special Training for a Guerrilla War in Chechnya,” The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVII/15, 1995
185
« gangsters » et de détruire les armes lourdes334, d’éliminer les gens qui
s’opposent à la voie de l’intégration et du développement de la Fédération335,
de tuer Doudaïev et de ramener la Tchétchénie dans le giron russe par tous les
moyens336, d’installer un gouvernement accommodant337, de maintenir la paix, la
tranquillité et la sécurité338, de protéger les citoyens de l’extrémisme armé339, ou
encore de restaurer les infrastructures tchétchènes340.
La plupart de ces objectifs se placent de toute évidence bien au-dessus de la
portée traditionnelle des opérations militaires russes. Des objectifs militaires sont
malgré tout définis mais ils sont mal coordonnées : au départ, il s’agissait de
détruire, par une offensive aérienne frontale, l’aviation tchétchène qui pouvait
menacer la puissance aérienne russe. Cette focalisation sur l’annihilation de la
puissance aérienne ennemie aurait été justifiée dans un conflit de moyenne à
forte intensité, mais dans le cas tchétchène, elle était inutilement
disproportionnée au vu de la menace posée341. La prise des bâtiments
gouvernementaux ainsi que des installations clés (aéroports, lignes de
communication et forces rebelles) constituaient un autre impératif342. Mais là
encore, c’est un objectif qui sera peu approprié aux méthodes de combat
tchétchènes.
Pour finir, les objectifs militaires souffrent de la confusion des impératifs
nationaux et stratégiques. Les facteurs humains et techniques ne vont faire
qu’exacerber cette fragilité.
A cette confusion des objectifs vient s’ajouter une confusion dans le processus
décisionnel et dans le commandement. Quatre ans après le démantèlement de
l’Union Soviétique, la menace d’un coup d’Etat rôde, la hiérarchie politique est
minée de mécontentements et de rivalités. L’effort de guerre est profondément
affecté par les incessantes rotations des commandants, qui résultent de cette
334 Pavel Felgengauer, “There Aren’t Enough Weapons or Special Training for a Guerrilla War in Chechnya,” The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVII/15, 1995 335 Gleb Cherkasov, “Introduction of a State of Emergency in Chechnya is Postponed,” The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVI/48, 1995 336 Natalya Gorodetskaya, “Boris Yeltsin Believes the Situation In Chechnya Is Normal,” The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVII/6, 1995 337 Fiona Hill, “Russia’s Tinderbox: Conflict In the North Caucasus and it’s Implication for the Future of the Russian Federation,” Boston, MA: JFK School of Government, Harvard University, 1995 338 Pavel Felgengauer, “An Operation That No One Likes,” The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVI/51, 1994 339 Boris Yeltsin, “Address By Boris Yeltsin,” The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVI/52, 1995 340 Boris Yeltsin, “Address By Boris Yeltsin,” The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVI/52, 1995 341 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 342 Raymond R. Lutz, 1997
186
instabilité politique, et par les implications énormes qu’elles ont pour la direction
des opérations.
De même, l’inexistence totale de coordination interministérielle a un impact
néfaste pour les forces russes : chaque force (intérieur, défense et services
secrets) a conservé sa propre chaîne de commandement343. Le pouvoir politique
exacerbe ces divisions en s’ingérant de façon excessive dans la conduite de la
guerre, souvent sans même s’être concerté avec le commandement : un fort
sentiment de trahison s’est ainsi développé au sein des troupes engagées avec la
multiplication de cessez-le-feu qui permettent aux rebelles de se réorganiser344.
Enfin, la coordination interarmes et la coopération interarmées sont également
en échec total : renseignements et enseignements345 ne sont peu ou pas échangés
entre les différentes forces.
La puissance aérienne va particulièrement souffrir de ces défaillances de
coordination lors de la bataille de Grozny, dans la mesure où elles minent sa
capacité à apporter aux troupes au sol le soutien et la réactivité qu’elles
attendent : l’aviation longue portée par exemple n’a que très peu de relations
avec les commandants en ville et ne peuvent donc répondre aux besoins
spécifiques des unités au sol346. Les capacités de la puissance aérienne
permettraient pourtant aux Russes une utilisation intéressante au bénéfice des
forces au sol, mais le manque de planification et de coordination ne permet pas
aux moyens aériens d’être employés comme ils devraient l’être.
En ce qui concerne les effectifs, environ 24 000 hommes ont été réunis, dont
19 000 de l’Armée et 4 700 provenant des forces du Ministère de l’Intérieur
(MVD) ainsi que quelques unités des services secrets. Sur les 34 bataillons (7
aéroportés, 5 de tirs motorises, 2 blindés et 20 MVD), on compte donc 80
véhicules blindés, 208 BMP, 182 pièces d’artillerie et mortiers. Un soutien aérien
doit être apporté par l’aviation longue portée, la 4ème armée de l’air et 6
escadrons d’hélicoptères (dont deux de Mi-24 et deux de Mi-8)347. Les unités
aéroportées sont d’ailleurs traditionnellement des forces solides et
professionnelles de l’armée russe.
343 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 344 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 345 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 346 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 347 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04)
187
Au final, plus de 40 000 soldats participeront à l’invasion de la Tchétchénie348.
Ainsi, l’avantage des Russes sur les Tchétchènes en termes d’hommes et
d’équipement est flagrant. Mais il est mis à mal par de grandes faiblesses au
niveau des forces fédérales.
Trois ans après l’éclatement de l’armée soviétique, les forces armées russes
montrent encore de nombreuses séquelles, et le budget de la Défense,
drastiquement réduit (75% en 6 ans, contre 35% en 7 ans pour les Etats-Unis349),
ne parvient pas à les résorber. Dès lors, la décision politique imposée par le
pouvoir fédéral à l’état-major général prend les forces armées au dépourvu :
transmetteurs, mécaniciens, cuisiniers, étudiants civils se retrouvent incorporés
dans l’urgence dans une armée de terre désorganisée et hétéroclite et mêlés à
des divisions d’élite. En tout, plus de deux tiers des effectifs ont moins de 6 mois
de service350.
Même pour les soldats inscrits depuis longtemps dans l’armée, aucun exercice
de division spécifique au terrain urbain n’a été conduit depuis 1992 et de
nombreux conscrits sont envoyés au combat sans avoir reçu l’intégralité de
l’instruction de base. La journaliste américaine Anne Garrels351 est parvenue à
interviewer des prisonniers russes dans les sous-sols du Palais Présidentiel le 3
janvier: tandis que certaines jeunes recrues ne connaissaient pas leurs
coéquipiers, rencontrés pour la première fois quelques heures avant leur envoi à
Grozny, d’autres soldats rapportaient qu’ils s’attendaient moins à des combats
qu’à une opération de maintien de l’ordre. D’autres encore n’avaient jamais eu
entre les mains soit une arme soit des munitions, ou une carte, ou une mission.
Quelques uns dormaient même à l’arrière de leur véhicule blindé au moment de
l’entrée dans la ville352.
Dans ce contexte d’incompétence flagrante de la majorité des unités,
d’équipements anciens, voire défectueux, et de salaires très bas voire absents,
les troupes russes ne sont animées ni de la motivation ni de l’esprit d’offensive
qui sont indispensables pour le combat qui les attend. A cela s’ajoute la
conviction de participer la libération de la population tchétchène d’une dictature
oppressive, conviction qui ne tardera pas à se heurter à la résistance civile
348 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 349 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 350 Olga Oliker, « Russia’s Chechen Wars 1994-2000 : lessons from urban combat », RAND Corporation, 2001, 351 ITAR-TASS, 19 January 1995 352 Timothy L. Thomas, The 31 December 1994-8 February 1995 Battle for Grozny, http://www.globalsecurity.org/military/library/report/2002/MOUTThomas.htm
188
tchétchène très déroutante pour les soldats. Tout cela concourt au moral
extrêmement bas des troupes russes353. Ayant peu confiance en leur
commandement militaire comme dans les décideurs politiques qui ont émergé
après l’effondrement du bloc soviétique, les forces armées s’habituent à
l’indiscipline, aux actes de violence, d’alcoolisme et de vente illégale d’armement
en échange d’argent ou de drogue354. Cet effondrement du moral des troupes
russes a considérablement altéré leur capacité opérationnelle lors du combat
urbain de Grozny.
Pour finir, la dégradation de la puissance russe s’est particulièrement fait
ressentir au niveau des forces aériennes : les déficits en carburant limitent
considérablement tant les entraînements que les sorties pendant le combat. Ainsi,
en 1995, seuls 33% des besoins en carburants étaient atteints, et les opérations
en Tchétchénie ont consommé 25% de ce volume, forçant les unités à
‘économiser’ leurs heures de vol355 : les pilotes ne volaient que 40 à 42 heures
dans l’année356. Enfin, la réduction dans le personnel militaire (de 5,4 millions
d’hommes en 1985 à 1,7 millions en 1995)357 a réduit le nombre de formateurs,
celui des chefs de section compétents et celui des commandants de compagnie
expérimentés.
Forces rebelles tchétchènes
A l’opposé du gouvernement et de l’armée russe, les Tchétchènes se sont
intensivement préparés à la bataille : Doudaïev a mobilisé des hommes âgés de
15 à 55 ans358 ; il s’est emparé des dépôts militaires et paramilitaires russes ; a
armé la population générale et a construit des cachettes, des points forts et des
foyers souterrains359. En décembre 1994, la Garde Nationale comptait 10 000
hommes environ, et ce nombre a augmenté rapidement, encouragé par la
brutalité des attaques russes360 : malgré de lourdes pertes, 40 000 insurgés à
mi- et plein-temps, soutenus par une part significative de la population, sont ainsi
sous les armes début 1996361.
353 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006, p. 50 354 « The Russian Army in Chechnya », JANE’s Intelligence Review, décembre 1999 355 Raymond R. Lutz, Russian Strategy in Chechny: a case study in failure, Air War College, Maxwell Air Force Base, Alabama, avril 1997 (AU/AWC/RWP115/97-04) 356 Raymond R. Lutz, 1997 357 Raymond R. Lutz, 1997 358 Raymond R. Lutz, 1997 359 Raymond R. Lutz, 1997 360 “Map showing Chechen, Russian Positions”, Joint Publications Research Service (JPRS) JPRS-UMA-95-007, 1995 361 Raymond R. Lutz, 1997
189
Au niveau de l’entraînement au combat urbain, les tchétchènes sont bien plus
avantagés que les russes : en plus de leur connaissance méticuleuse de la ville de
Grozny et des aménagements en prévision du combat, la plupart d’entre eux ont
servi dans l’Armée Rouge362. Ils en connaissent donc les procédures, les
capacités, les schémas tactiques et surtout, les faiblesses.
Contrairement aux soldats russes, les tchétchènes sont déterminés, animés de
fortes convictions et ont le sentiment de lutter pour leur survie. Le souvenir
douloureux de leur déportation en masse par Staline en 1944 et des 13 années
d’exil qui avaient décimé 60% de la population d’origine est resté très vif363.
L’adhésion, largement partagée par les civils, à la cause et à l’idéologie
tchétchène joue un rôle fondamental dans l’organisation de la défense de la
ville : le conseil municipal et les employés de la voirie ont ainsi porté assistance
aux insurgés dès la phase de préparation en les aidant à concevoir le plan de
défense et à transformer certains bâtiments en véritables bunkers364.
D’organisation très proche de celle d’une armée classique, les rebelles se
sont répartis des zones de défense. Dans cette perspective, la ville a été divisée
en trois cercles concentriques qui organisent le terrain de manière de plus en plus
dense365 :
-autour du Palais Présidentiel, établi comme poste de commandement tchétchène,
se dessine un premier cercle étroit (quartier): une trame de défense très dense la
quadrille et le terrain est minutieusement préparé.
-un deuxième cercle de 2,5 km de rayon est destiné à neutraliser les colonnes
russes
-un dernier cercle, englobant la banlieue, doit permettre de connaître la
progression des russes et de la ralentir.
Chaque cercle est doté d’un responsable et d’un certain nombre d’unités (qui
doivent disposer d’une connaissance parfaite de la topographie urbaine de son
secteur (bâtiments et carrefours stratégiques, caches d’armes et communications
souterraines). Chaque unité est divisée en compagnies d’environ 75 hommes,
elles-mêmes divisées en Boïvikis (sections de 24 hommes), qui comprennent 3
groupes de huit hommes. Cette unité de base tchétchène est habituellement
composée de trois grenadiers voltigeurs armés de Kalachnikov, de deux tireurs
362 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 363 L’enfer de Grozny, décembre 2006 364 L’enfer de Grozny, décembre 2006 365 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006
190
anti-char armés de RPG, de deux tireurs FM et enfin d’un tireur d’élite équipé
d’un fusil Dragunov366.
La stratégie mise en place par les rebelles autorise une pénétration très
profonde des colonnes russes dans les zones de défense pour faciliter leur
isolement et l’attaque. Les tchétchènes misent sur un combat mobile et rapide,
selon le principe de « frappe et esquive », avec des positions de tir assez hautes
(toits) ou assez basses (sous-sol) pour se soustraire aux tirs de riposte des chars
et BMP russes. Les appuis indirects et même la supériorité des feux russes en sont
rendus presque totalement inefficaces.
Les principaux systèmes des rebelles comprennent367 :
23 canons de défense anti-aériens
108 chars / véhicules blindés de transport
24 pièces d’artillerie
5 MiG-17/15
Hélicoptères Mi-8
24 lance-roquettes multiple
17 lance-missiles sol-air
94 avions d’entraînement L-29
52 avions d’entraînement L-39
6 avions de transport An-22
5 avions de transport Tu-134
Le RPG devient rapidement l’arme de choix des Tchétchènes, qui
l’emploient en tir indirect, comme un mortier, mais également comme arme de
secteur pour ralentir la progression de l’infanterie, ou encore comme arme anti-
aérienne368. Les rebelles développent également une multitude de pièges et de
mines, démontrant une ingéniosité et une imagination qui surprend
considérablement les forces russes. Celles-ci auront du mal à se sensibiliser aux
pièges qui font des ravages sur le moral des troupes, comme l’escomptaient les
tchétchènes369.
366 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 367 Yu Bespalov & Valery, “Who armed Dzhokhar Dudayev?”, The Current Digest of the Post-Soviet Press, XLVII/20, 1995 368 L’enfer de Grozny : 1994-2000, Division Recherche et Retour d’Expérience du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, décembre 2006 369 L’enfer de Grozny, décembre 2006
191
2.4 Falloujah – 2004, page 73
2.4.1 Introduction
Au printemps 2004, dans le contexte d’une apparente stabilisation
depuis l’offensive un an plus tôt, le conflit éclate dans la « Cité des Mosquées ».
Enclenchée le 31 mars 2004 avec l’assassinat par des insurgés de quatre
employés civils d’une société militaire privée, la bataille de Falloujah fait
apparaître au grand jour un mouvement jusque là occulté : discrètement, la
guérilla irakienne est passée du harcèlement à la guerre classique jusqu’au
soulèvement général.
Les images des corps brûlés et mutilés des 4 employés de Blackwater horrifient
l’Amérique, provoquant une surprise extrêmement violente. En effet, même si des
troubles avaient succédé à l’offensive de mars-avril 2003, tout semblait indiquer
une certaine normalisation de la situation : le succès de la Coalition dans la
bataille du Ramadan (fin 2003), le transfert d’autorité de la Coalition à un
gouvernement provisoire irakien (juin 2004) et la création de premiers bataillons
réguliers irakiens.
Une action de représailles est immédiatement planifiée pour le 5-6 avril mais
les Marines se heurtent à une résistance bien organisée et la toute nouvelle
armée irakienne se désagrège dès le premier contact sérieux. L'armée
américaine se trouve contrainte d’assiéger Falloujah dès le 9 avril alors que
cette opération prend au dépourvu commandement et gouvernement américains,
qui se heurtent rapidement à l’emballement médiatique autour d’images de
combats, et à une densité démographique urbaine encore très contraignante
pour l’action militaire.
Au bout de deux semaines, l’administration Bush préfère donc opter pour une
solution négociée. La levée du siège par les troupes américaines et la remise du
contrôle de la ville entre les mains d’une brigade irakienne et d’un général
baasiste sont immédiatement interprétés par les insurgés comme des signes de
leur victoire. Les rebelles, qui ont accepté de déposer les armes en échange du
départ des Marines, profitent immédiatement du champ libre pour démanteler
cette autorité de papier : à la fin du mois d’août, la majorité des membres des
bataillons ont déserté, été assassinés ou rejoint la rébellion. La ville devient le
premier territoire « libéré » d’Irak et, bénéficiant d’une attention assez limitée
de la part du gouvernement irakien et de la force multinationale, s’organise
comme principal bastion de la rébellion irakienne.
192
Mais les élections de janvier 2005 en Irak approchent et constituent une
obligation non seulement d’action, mais surtout, de réussite incontournable, tant
pour le gouvernement américain que pour le gouvernement irakien : pour mettre
fin à ce réseau de rébellion proliférant, il s’agit couper la tête de l’hydre et
donc de ramener Falloujah dans le giron légaliste.
Chronologie370
31 mar. 2004 Meurtre, mutilation et pendaison de quatre employés américains de la société privée Blackwater
sur un pont de Falloujah
4 avril Tentative d’arrestation de l’ayatollah Moqtada al-Sadr. Coup de force de l’armée du Mahdi dans
la zone chiite
Nuit du 5/6 Début de l’opération Vigilant Resolve autour de Falloujah
30 avril La responsabilité des opérations est transférée à la Brigade de Falloujah. Fin de la première
bataille de Falloujah.
28 juin Transfert d’autorité de la Coalition au gouvernement irakien provisoire
1er juil. Début du siège aérien
14 oct. Début du bouclage terrestre complet de Falloujah
30 oct. Relève d’un bataillon de Marines par un bataillon britannique à l’ouest de Bagdad
2 nov. Élection présidentielle américaine
Nuit du 7/ 8 Prise de l’hôpital général et des ponts sur l’Euphrate à l’est de la ville
Nuit du 8/9 Début de l’offensive générale
10 nov. Offensive rebelle dans la ville de Mossoul
11 nov. Prise du quartier de Jolan. La ligne FRAN au centre de la ville est atteinte
12 nov. Un convoi du Croissant rouge est refoulé à l’entrée de la ville
15 nov. La ligne JENNA au sud de la ville est atteinte, Falloujah est conquise
16 nov. -23 déc. Nettoyage de la ville
23 déc. Réouverture de Falloujah à la population civile
30 jan. 2005 Élections de l’assemblée constitutionnelle
2.4.2 Etat des forces en présence
Forces américaines
L’objectif militaire est de détruire –ou au moins de désorganiser suffisamment
les bases de la guérilla pour réduire de manière très significative les attaques
anti-américaines puis de permettre la relève par des troupes irakiennes
370 A partir de la chronologie in « Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004 », CDEF, avril 2006
193
gouvernementales. Il faut donc détruire les miliciens insurgés et forcer les pouvoir
locaux (souvent religieux) à coopérer.
Au niveau opératif, dans la mesure où il est impossible de reprendre
simultanément tous les bastions de la rébellion, il s’agit de commencer par les
plus faciles pour éviter le risque politique d’un échec, tout en aguerrissant les
troupes irakiennes, et de terminer par le plus difficile, Falloujah.
Au niveau tactique enfin, le but est d’obtenir plus d’effets dans la durée. Dans
cette perspective, les actions directes seront englobées dans un système complet
s’appuyant sur une étroite collaboration entre de nombreux acteurs, et
comprenant des opérations variées telles que l’information opérationnelle, les
actions civilo-militaires et la sécurité.
A leur avantage, les forces américaines ont beaucoup analysé les expériences
de combat urbain passées. Ainsi, une des premières leçons que les Marines et
soldats américains ont retenu de l’expérience russe à Grozny en 1995 est qu’un
combat aussi complexe que le combat urbain à grande échelle ne s’improvise
pas. Les américains ont pris le temps, depuis le milieu des années 1990, de
décortiquer, d’analyser, d’expérimenter et d’assimiler tout ce qui caractérise ce
type d’opération.
Ce travail a permis à l’’armée américaine de construire sa doctrine de combats
selon deux objectifs : grâce à une «main de fer», on écrase les insurgés dans
leur citadelle, tout en offrant une «main gantée de velours» pour conquérir les
cœurs et les esprits de la population371. Pour éviter une collision de ces deux
efforts, il s’agit par conséquent de forcer la population à quitter la ville avant
l’attaque, pour l’inviter ensuite à revenir dans une Falloujah « libérée » mais
étroitement contrôlée.
Les forces américaines ont longuement analysé leur action précédente d’avril
2004 à Falloujah et en ont retenu quelques leçons fondamentales372 :
Il faut confirmer l’effort vers une bonne économie des forces qui cherche à
rétablir l’équilibre entre des unités terrestres très sollicitées et des capacités
aériennes plutôt sous-utilisées dans la contre-guérilla. Ces dernières garderont
donc un rôle important dans le combat prévu pour novembre. Un siège avec une
forte composante aérienne, combinant les capacités de surveillance des drones
et les tirs de précision, et d’une durée inédite depuis celui de Beyrouth par les
forces israéliennes en 1982, est décidé, et ce, sur un carré de 5km sur 5. Le
371 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 372 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
194
commandement américain renoue ainsi avec les schémas d’opérations de la
première Guerre du Golfe ou du Kosovo, à savoir une longue campagne
aérienne suivie d’une offensive terrestre rapide.
Lors de la bataille d’avril, l’approche privilégiée avait été la dispersion de
sections mixtes irako-américaines au sein de la population. Mais le
comportement imprudent d’une société militaire privée a conduit au retrait forcé
des forces alliées, alors que les marines avaient déjà pénétré profondément
dans la ville et perdu plusieurs dizaines d’hommes dont quinze tués. Le
commandement américain conclut donc qu’un contrôle étroit des sociétés
militaires privées, capables d’influer fortement sur la conduite des opérations, est
absolument indispensable.
Le manque de soutien logistique pour accompagner les Marines dans leur
conquête de la ville avait considérablement ralenti leur avancée, et les avait
forcés à un méthodisme rigoureux. Il s’agira donc en novembre de faire primer
l’impératif de rapidité dans la conquête de la ville, qui évite également que des
images très violentes effraient l’opinion publique et n’infléchissent la volonté
politique. En outre, l’exigence de rapidité ne peut être dissociée de l’impératif
d’un rapport de forces écrasant.
L’option logistique de siège en « flux tendus » s’est avérée très vulnérable. Les
approvisionnements ont parfois été critiques, forçant un bataillon de Marines à
se consacrer à la défense des axes. Par conséquent, la nécessité de constituer
des lieux de stockage de provisions, de munitions, de pièces de rechange et de
nécessaires médicaux est reconnue par le commandement américain.
Enfin, la bataille d’avril a permis de constater que la population civile, de
façon volontaire ou non, peut parfois être particulièrement envahissante, voire
dangereuse, car elle paralyse l’action des forces alliées dans des situations de
combat très asymétriques (notamment dans des embuscades). L’évacuation de la
population civile est une priorité dans la planification de bataille de novembre
et devra être effectuée en majeure partie avant l’affrontement direct
La bataille de novembre devra s’organiser selon trois phases373 : la première
consistera en un siège préparatoire destinée à affaiblir la rébellion à faire fuir
la population et à concentrer les moyens matériels. En deuxième phase, la
conquête de la ville devra être aussi rapide que possible. Enfin, le nettoyage
des lieux et leur contrôle étroit devrait permettre dans un troisième temps
d’éviter le retour insidieux des rebelles. L’inconvénient de ce plan est qu’il
373 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
195
supprime toute surprise. Mais la surprise tactique peut tout de même être
obtenue en jouant sur l’axe d’effort et la date exacte de l’assaut.
Par ailleurs, des moyens importants sont concentrés autour de la ville pour ne
pas être forcé de procéder, comme en avril, à une action lente et méthodique.
En effet, lors du précédent combat dans Falloujah, les Marines avaient dû
intervenir rapidement, et n’avaient pu compter que sur quatre groupements
tactiques interarmes pour s’emparer d’une ville de 300 000 habitants tenue par
plusieurs milliers de combattants.
Cette fois, treize GTIA (groupements tactiques interarmes) sont réunis en cinq
groupements autour de la ville374. Ils sont composés notamment de Marine
Expeditionary Units (MEU) (petites brigades interarmes destinées à être
projetées par groupes amphibies375) et sont dotés d’une centaine d’aéronefs et
de 300 véhicules blindés (Abrams, Bradley, Humvees blindés, AAVP, LAV)376.
Sept unités irakiennes, regroupant 2500 hommes ont par ailleurs été réparties
dans plusieurs commandements, et sont dirigées par deux anciens généraux de
Saddam Hussein. Cette intégration est motivée par la volonté politique de
légitimer au maximum le gouvernement en « irakisant » la future victoire. Il est à
noter cependant que ces précautions n’empêcheront pas la désertion de plusieurs
centaines de soldats irakiens juste avant l’offensive, dont un officier disposant du
plan d’attaque377.
Forces rebelles
A Falloujah, les combattants insurgés se préparent aussi à l’assaut de troupes
américaines. Ils sont entre 5000 et 10 000378 dont à peine quelques centaines
d’étrangers et dès septembre, ils s’investissent dans la planification de la
défense de la ville. La très grande diversité de la rébellion se traduit par des
stratégies de combat variées, mais qui toutes s’impliquent au maximum dans le
modelage à leur avantage du terrain de bataille.
Les enseignements tirés du siège d’avril par les insurgés sont contradictoires379 :
pour certains, la bataille d’avril a démontré qu’il est possible de tenir tête aux
troupes américaines avec une résistance ferme. Pour d’autres au contraire, la
374 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 375Une MEU comprend un bataillon amphibie interarmes, un bataillon d’hélicoptères, une escadrille de 6 AV-8B Harrier II et des éléments de soutien. (Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004, CDEF, avril 2006) 376 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 377 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004, CDEF, avril 2006 378 Les estimations restent très difficiles (Bing West, « The Fall of Fallujah”, Marine Corps Gazette, juillet 2005) 379 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
196
victoire d’avril est à nuancer. Ils estiment que la décision politique du retrait de
la ville a joué pour beaucoup dans la conservation du contrôle de Falloujah par
les rebelles. Pour ces combattants, il faut donc privilégier une stratégie d’esquive
et de contre-attaques par des actions spectaculaires.
Ces divergences reflètent bien la diversité de la rébellion, qui est moins un
front uni qu’une fédération combattante d’une trentaine de groupes, échangeant
argent, armements et compétences de manière très souple. Cette diversité
s’avère par ailleurs être souvent un avantage, en offrant aux insurgés des
compétences complémentaires : les Baasistes, souvent d’anciens militaires,
apportent ainsi savoir-faire tactique et organisation clandestine, tandis que les
jihadistes, souvent étrangers, offrent leurs hommes fanatisés, de riches
protecteurs moyen-orientaux et une idéologie.
Sont en phase avec la première version du retour d’expérience les combattants
locaux les plus durs et ceux qui sont venus mourir en martyrs. Ceux-ci se
précipiteront sur les américains, ou actionneront jusqu’à la mort des armements
lourds, en particulier des mitrailleuses anti-aériennes à partir de positions
bétonnées.
En revanche, les plus prudents et ceux qui n’ont pas d’attache territoriale
(comme Al-Zarqaoui) jugent préférable d’éviter le combat direct et privilégient
le combat mobile de freinage par petites cellules de 20 combattants équipés de
RPG, mitrailleuses légères RPK, fusils d’assaut, mines et cocktails Molotov. Les
harcèlements au mortier (de 60, 82 ou plus rarement 122 mm) seront par
exemple combinés avec un déplacement incessant en pick-up380.
Autre composante fondamentale de la « force » insurgée, la cinquantaine de
snipers, dotés de SVD Dragounov 7,62 constitue une arme redoutable381. Le cas
légendaire d’un sniper à bicyclette dans un large bâtiment, qui a bloqué une
compagnie de Marines pendant 6 heures, illustre bien le défi que ce genre
d’obstacle représente : pour venir à bout du rebelle, il aura fallu 30 000
munitions, 10 obus de 120 mm de char Abrams, 35 obus d’artillerie de 155 mm
et 4 bombes larguées depuis un F-18382.
De façon générale, les combattants s’inspirent de la tactique en « essaim »
utilisée par les tchétchènes et s’investissent dans une organisation poussée du
380 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 381 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006 382 Les fantômes furieux de Falloujah : Opération Al-Fajr/ Phantom Fury (juillet-nov.2004), CDEF, avril 2006
197
terrain. Sur ce dernier point, le terrain est déjà favorable à la défense : des
blocs, de 100 à 200 mètres de côté, sont séparés par des rues étroites et
cloisonnées par des murs d’enceinte, qui laissent peu d’endroits aux assaillants
pour se poster. Les rebelles ont par ailleurs condamné la quasi-totalité des accès
extérieurs aux bâtiments, tout en aménageant soigneusement le terrain avec des
obstacles, des points d’appuis (souvent dans les mosquées), des tranchées, des
abris cachés, des meurtrières creusées dans le mur des maisons, des bunkers, des
pièges explosifs (plus de 600, souvent reliés entre eux), et surtout des itinéraires
à l’intérieur même des bâtiments.
2.5 Beyrouth – 2006, page 86
Chronologie
1982 Le Hezbollah, ou « Parti de Dieu », est créé et a, pour objectif premier, de lutter contre la présence
israélienne au Liban
1992 Le Cheikh Hassan Nasrallah prend la tête du mouvement
Juin 2000 Tsahal quitte le Liban. Nasrallah déclare qu’il est le seul chef arabe victorieux dans une guerre
contre Israël ou les Etats-Unis383
Sept. 2004 Le Conseil de Sécurité de l’ONU adopte la résolution 1559 exigeant le retrait des forces syriennes
du Liban, la mise en place de l’armée nationale dans le Sud-Liban et le désarmement de l’ensemble
des forces non gouvernementales. Le Hezbollah refuse de s’y soumettre tant que ses prisonniers n’ont
pas été libérés et que le Chebaa n’est pas rendu au Liban
12 juillet 2006 Le Hezbollah franchit la frontière israélo-libanaise et attaque un poste de Tsahal. Huit soldats sont
tués, deux autres sont enlevés et un char Merkava est détruit lors de l’embuscade qui s’est ensuivie.
Tsahal lance ses premiers raids israéliens
13 juillet Le Hezbollah renouvelle ses tirs de roquettes sur le nord d’Israël, qui se poursuivront tout au long du
conflit. Il en va de même pour les frappes aériennes israéliennes qui seront désormais quotidiennes :
les infrastructures civiles sont visées, dont l’aéroport international de Beyrouth. Un blocus général est
mis en place sur le Liban et la marine israélienne rentre dans ses eaux territoriales.
14 juillet Un bâtiment de guerre israélien est touché au large du Liban
15 juillet Les frappes aériennes se concentrent sur le quartier-général du Hezbollah au sud de Beyrouth
16 juillet Le Hezbollah lance ses premières roquettes sur Haïfa, 3ème ville d’Israël. Sept civils étrangers
(canadiens) sont victimes d’un bombardement israélien au sud du Liban.
17 juillet Evacuation massive des ressortissants étrangers
18 juillet Onze soldats libanais sont tués lors d’un bombardement israélien. Face à l’inquiétude croissante
quant à un demi-million de personnes déplacées, le déploiement d’une force internationale de
stabilisation au Sud-Liban est proposé par le secrétaire général des Nations Unies
20 juillet Premiers combats au sol
22 juillet Les installations des télécommunications au Liban sont détruites. Des blindés israéliens viennent
383 Scott McLeod, The chic Sheikh, Time, 21 août 2006
198
soutenir les combats au sol
23 juillet Tsahal prend le contrôle de Maroun al-Ras, ville stratégique du Sud-Liban
25 juillet Israël s’attaque à Bint Jbeil, principal bastion du Hezbollah, où des combats violents s’enclenchent
aussitôt. Quatre observateurs de la Finul sont tués par une frappe de Tsahal à Khiam
28 juillet Tsahal évacue Bint Jbeil provisoirement
27 juillet Nur Shalhoub, haut responsable du Hezbollah, est tué dans son véhicule
30 juillet Sous les caméras des journalistes, 15 corps d’enfants sont extraits des décombres après un
bombardement israélien meurtrier à Cana
31 juillet Israël suspend ses frappes aériennes sur le Liban pendant deux jours
1er août Tsahal étend son offensive terrestre au Liban : des forces spéciales effectuent un raid à Baalbek
3 août Hassan Nasrallah menace de bombarder Tel Aviv
10-12 août Tsahal lance une offensive générale terrestre au Liban. Une trentaine de soldats israéliens seront tués
en trois jours
11 août Le Conseil de Sécurité approuve la Résolution 1701
13 août Le Hezbollah lance 246 roquettes
14 août Entrée en vigueur du cessez-le-feu
2.5.2 Etat des forces en présence
Tsahal
Des objectifs ambitieux et flous
Immédiatement après le casus belli, les dirigeants israéliens se sont prononcés
non seulement sur l’ennemi, sur leurs dispositions quant aux requêtes du
Hezbollah et sur les modalités de la réponse. Le général Halutz, chef d’état-
major des armées (CEMA) annonce, deux heures après, un « retour en arrière de
cinquante ans pour le Liban » ; le ministre de la Défense, Amir Pérez, déclare
ensuite que le gouvernement libanais est « directement responsable » du sort
des prisonniers et de leur libération ; enfin, le Premier ministre Ehoud Olmert
prévient que la réponse sera « très douloureuse », qu’Israël ne fera pas
d’échange de prisonniers, que le Cheikh Hassan Nasrallah sera éliminé et que le
Hezbollah sera démantelé sans que le Liban soit envahi384. Si cet empressement
dans la réactivité des déclarations visait à donner une image sans ambiguïté de
la détermination du gouvernement israélien, il a en revanche considérablement
limité sa marge de manœuvre385. Ces objectifs sont en effet très ambitieux et
entretiennent l’idée d’une guerre chirurgicale, éclair et précise. Une attitude
moins catégorique eût laissé plus de liberté aux militaires non seulement pour la
384 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 385 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX
199
conception de l’opération mais également pour toute réorientation stratégique,
opérationnelle ou tactique qui se serait avérée nécessaire au cours du conflit.
Par ailleurs, la détermination des dirigeants israéliens ne s’est pas traduite par
une clarté des objectifs politiques. Dans la mesure où le Hezbollah n’est pas
composé seulement d’une branche armée mais s’appuie également sur une
branche sociale et une branche politique, les modalités du démantèlement du
« Parti de Dieu » ne tombent pas sous le sens. Dans cette perspective, les
objectifs politiques et militaires sont flous : s’agit-il de désarmer
l’organisation ? De la forcer à rendre les prisonniers ? De l’affaiblir ? De le faire
disparaître ? De « l’éloigner de [la] frontière [israélienne] »386 ? Dès lors, la
réticence du Premier ministre et du ministre de la défense à risquer quelques
pertes que ce soient chez les forces israélienne est venue exacerber cette
confusion : pour une fin politique ambitieuse, les moyens accordés étaient bien
restreints. Il est à noter à cet égard que les deux hommes sont les premiers à leur
poste à ne pas avoir fait carrière dans l’armée. Pour eux, le passif d’Israël au
Liban rend inenvisageables, aux yeux des israéliens, l’intervention terrestre et les
lourdes pertes qu’elle ne saurait empêcher.
En fait, pour Ehoud Olmert, cette guerre contre le Hezbollah devait avant tout
envoyer un signal fort au Hamas, qui reste le sujet d’inquiétude premier avec la
situation dans les Territoires occupés. Selon Pierre Razoux, la démonstration de
force très musclée au Liban Sud était donc avant tout un moyen de faire passer
un « message de grande fermeté à l’égard du Hamas et en même temps le
couper de ses bases logistiques du Nord »387.
D’autres motivations politiques expliquent l’orientation vers une guerre rapide et
radicale, fondée sur la supériorité technologique d’Israël, qui viennent brouiller
encore davantage le message à l’état-major des armées : tout d’abord, Ehoud
Olmert souhaite conserver et confirmer sa capacité à redéfinir unilatéralement
les frontières à l’intérieur d’Israël. Dès lors, il s’agit de ressouder la population
autour du gouvernement. Enfin, le Premier ministre espère redonner confiance à
Tsahal. Véritable élément de cohésion nationale, l’armée considère en effet la
capacité de dissuasion militaire des IDF est ruinée depuis les désengagements
unilatéraux de 2000 (Liban-sud) et 2005 (Bande de Gaza)388.
386 Le président de la commission parlementaires des Affaires Etrangères, Tsahi Hanegbi : « Nous voulons éloigner le Hezbollah de notre frontière, obtenir le déploiement de l’armée libanaise jusqu’à cette frontière, désarmer le Hezbollah et enfin récupérer nos deux soldats enlevés », in Le Figaro, 28 juillet 387Pierre Razoux, « Tsahal : La crise ? », Défense et Sécurité Internationale, n°18, septembre 2006 388 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques
200
La stratégie décidée à l’aune de la guerre contre le Hezbollah se focalise donc
sur une guerre de « haute technologie », avec des frappes à distance et où
l’armée de l’air a le premier rôle.389
Doctrine : l’armée de l’air a le premier rôle
A l’été 2006, la puissance arienne de Tsahal est à son apogée. La
nomination du général aviateur Dan Halutz comme CEMA semble saluer
l’ascension fulgurante de l’armée de l’air. Celle-ci a en effet enchaîné les
succès depuis 1973, et ce, sur une palette de missions variées allant du raid
lointain délicat (Entebbe, Tunis, Osirak)390 à l’établissement d’une suprématie
aérienne (Liban 1982), en passant par la lutte contre-insurrectionnelle (contre les
organisations palestiniennes). Les défenseurs d’une puissance aérienne dans les
combats d’Israël mettent en avant sa pertinence pour démanteler le Hezbollah
comme pour contraindre le gouvernement libanais à mettre en œuvre la
résolution 1559 des Nations Unies (sur le désarmement des milices). Selon eux,
l’application simultanée des concepts de « chocs et terreur », d’ « opérations
basées sur les effets » et des « cinq cercles » devrait permettre d’atteindre ces
deux objectifs391 :
-Le démantèlement du Hezbollah pourra être exécuté en abattant les chefs,
en coupant la logistique, en détruisant les lanceurs de roquettes et de missiles et
en éliminant les points d’appuis
-Par ailleurs, un blocus total devrait permettre de contraindre le
gouvernement libanais : dans cette perspective, l’aviation israélienne visera les
infrastructures et elle complètera ces frappes par des actions psychologiques sur
la population
Hommes et équipements
Quelques semaines avant le début de la bataille contre le Hezbollah, Tsahal se
confrontait au Hezbollah au sud du Liban dans un grand exercice de simulation.
Organisé par l’état-major israélien, cet exercice mettait en jeu l’enlèvement d’un
soldat israélien auquel les forces armées israéliennes répondaient par une
semaine de frappes aériennes, puis l’invasion du Sud-Liban par trois divisions
blindées en quelques jours et enfin par un nettoyage méticuleux de la zone.
Dans la simulation, deux mois avaient suffi aux soldats israéliens pour écarter 389 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 390« La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 391 Ben Moores, A military Assessment of the Lebanon Conflict, 24 août 2006, www.windsofchange.net
201
durablement la menace des raids et des roquettes du Hezbollah, et Tsahal
rentrait victorieusement au pays392.
Dans quelle mesure la préparation des soldats et leurs équipements peuvent-ils
expliquer l’échec de Tsahal à appliquer dans la réalité ce scénario pourtant
frappant par son caractère anticipateur ?
Les forces de Tsahal ont à leur disposition des équipements extrêmement
perfectionnés. Entre autres, une multitude de capteurs (avions de guerre
électronique, ballons dirigeables, drones, satellites, forces spéciales) garantit une
place privilégiée aux activités de renseignement ; et plus de 200 chasseurs-
bombardiers (essentiellement des F-16 multi rôles) ainsi qu’une soixantaine
d’hélicoptères de combat Apache et Super-Cobra assurent une force d’attaque
dominante393.
Les soldats de Tsahal ont quant à eux la certitude, pour l’ensemble, de la
justesse de la cause et sont animés de l’esprit offensif et de la perception de
légitimité, qui sont de réels atouts en situation de combat urbain. En revanche, les
unités particulièrement dans l’armée de terre israélienne ont perdu en efficacité.
Pour Zéev Schiff, grand analyste militaire israélien, cette relative inefficacité est
le résultat d’un manque d’entraînement aux combats de haute intensité394.
En effet, le « modèle palestinien », qui s’apparente plus à des opérations de
police, sert encore de référence voire de principale expérience aux unités qui
s’engagent dans les « combats sanglants »395 contre les forces du Hezbollah à
Maroun Al-Ras et Bint Jbeil. Les missions habituelles des opérations contre les
palestiniens consistent en capturer des cellules terroristes, lutter contre le
terrorisme suicidaire, gérer des armes de faible portée et procéder à des
bouclages ou des sièges imposés, alors même que, précisément, le Hezbollah se
bat comme une armée. En fait, même les cadres supérieurs qui avaient
combattu au Liban n’avaient pas connu le Hezbollah tel qu’il était devenu mais
comme une force très ressemblante aux mouvements palestiniens. Les sous-
officiers ou lieutenants d’active n’ont jamais fait autre chose que des opérations
de police dans les territoires occupés396.
392 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 393 Ben Moores, A military Assessment of the Lebanon Conflict, 24 août 2006, www.windsofchange.net 394 Zéev Schiff, Haaretz, 22/8/2006, in « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 395 Zéev Schiff, Haaretz, 22/8/2006, in « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 396 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX
202
La mobilisation, trois jours avant l’arrêt des combats, de 15 000 réservistes
(extension de l’offensive terrestre), qui démontre certes une capacité de
mobilisation rapide du pays, confirme également le manque d’entraînement
frappant des unités de réserve397. Le nombre de journées obligatoires de service
est en effet tombé de 30 à 14 jours en quelques années et leur combattivité est
jugée généralement inférieure à celle des soldats d’active ainsi qu’à celle de
leurs adversaires. Il est probable que ce manque d’esprit offensif chez les
réservistes s’explique en partie par leur équipement, particulièrement obsolète
(années 1970) quand il n’est tout simplement pas insuffisant (manque de gilets
pare-balles et d’appareils de vision nocturne)398. De nombreux réservistes n’ont
par ailleurs pas hésité à critiquer vertement le gouvernement pour les conditions
de leur convocation399, dont ils condamnent le caractère précipité et
désorganisé400. Il est indéniable, en tous cas, qu’à de nombreuses reprises, les
miliciens chiites, mieux équipés et mieux préparés aux modes d’action de
l’adversaire401, aient pu prendre l’avantage sur les soldats de Tsahal.
Hezbollah
Finalités politiques
Créé en 1982, le Hezbollah avait pour but principal de lutter contre la
présence israélienne. Après le retrait d’Israël du Liban en 2000, le chef du
mouvement, Hassan Nasrallah se targue d’être le seul chef arabe à avoir
remporté une victoire contre Israël ou les Etats-Unis402.Les hostilités perdurent
cependant après le retrait israélien et se concentrent sur les deux points de
litige : la libération des prisonniers du Hezbollah maintenus en Israël et la
question des fermes de Chebaa. Ce territoire de 14 km de long est en effet
occupé par Israël depuis 1967, qui le considère comme syrien et donc lié au
problème du Golan403. Le Liban le considère comme sien et la Syrie a déclaré –
sans toutefois le notifier officiellement aux Nations Unies- que Cheeba était
libanais404.
397 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 398 Pierre Razoux, , Raids 245, octobre 2006. 399 Forums sur internet, notamment dans la discussion suivant l’essai de Ben Moores sur www.windsofchange.net 400 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 401 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 402 Scott McLeod, The chic Sheikh, Time, 21 août 2006 403 Michel Gurfinkiel, D’un ennemi à l’autre…, Le Spectacle du Monde, septembre 2006 404 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX
203
Après la « révolution du cèdre », mouvement populaire qui a suivi l’assassinat de
Rafik Hariri le 14 février 2005, la résolution 1559 est adoptée par le Conseil
de Sécurité des Nations Unies. Mais le Hezbollah refuse de s’y plier et affirme
qu’il constitue de toute façon la seule force militaire capable de s’opposer à
Israël. Force est de constater que le Hezbollah bénéficie d’une certaine
sympathie voire d’un soutien réel de la population et que beaucoup sont
convaincus des capacités gouvernementales, sociales et défensives du
« Parti de Dieu » : ainsi au printemps 2005, 79% des chiites et 31% des sunnites
s’opposaient au désarmement du Hezbollah405
Structure et organisation
Depuis 2000, le Hezbollah a consolidé son organisation par deux aspects
essentiels :
- Tout d’abord il a équipé sa branche armée de « matériels très modernes,
selon toute vraisemblance livrés par la Syrie et l’Iran »406. On compte notamment
des missiles à longue portée (jusqu’aux grandes villes israéliennes)407.
- Ensuite il a remporté 11% des suffrages lors des élections législatives de
juin 2005 et dispose de 14 députés au sein d’une coalition chiite qui en obtient
35 sur 128. Le Hezbollah fait donc partie du gouvernement libanais et détient le
ministère de l’énergie, ainsi que, indirectement, ceux des affaires étrangères et
du travail, entre les mains de proches du mouvement.
Le « Parti de Dieu » est par ailleurs une organisation bien hiérarchisée à la tête
de laquelle se trouve le Conseil Consultatif Exécutif (7 membres) présidé par le
secrétaire général Hassan Nasrallah. Ce premier organe est complété par
d’autres instances telles que la Convention Générale qui sert de Parlement et qui
est dirigée par un Conseil exécutif de 12 membres408.
Mais le véritable atout du Hezbollah réside dans son organisation entre trois
branches « interdépendantes »409 qui peuvent à elles seules aborder l’ensemble
des problèmes et défis posés par les conflits modernes : La première branche se
charge de la propagande et du recrutement, la deuxième, désignée comme l’
« Organe de la Sainte Reconstruction », couvre les problématiques sociales. A
cet égard, il est significatif de préciser que le Hezbollah est le premier
employeur du Liban et qu’il gère sous l’aile de sa branche « sociale » des
405 Sophie Chautard, « Comprendre les conflits du Moyen Orient » in « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 406 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 407 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 408 JL Marret, Un exemple de parti politique avec le bras armé : le Hezbollah, www.frstrategie.org 409 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX
204
écoles, des hôpitaux, des orphelinats et une chaine de télévision (Al-Manar)410.
La troisième est la branche paramilitaire.
Pour ses financements, le Hezbollah semble compter essentiellement sur la Syrie
et l’Iran (les estimations varient entre 25 et 300 millions de dollars par an)411,
mais s’appuie également sur des organisations non-gouvernementales qui lui
transfèrent des dons privés plus ou moins directs. Le parti dispose également de
sociétés privées qui servent de relais avec l’étranger. Enfin le « Parti de Dieu »
réussit parfois à faire financer certains de ses projets par l’Etat libanais412.
Doctrine et Stratégie
La branche militaire du Hezbollah est construite selon deux pôles : le premier
est l’appareil de sécurité et le deuxième est l’appareil de combat. C’est ce
dernier, appelé la « Résistance Islamique », qui a été conçu en réponse directe à
Tsahal, après ‘décorticage’ des stratégies israéliennes. L’appareil de combat
comprend deux composantes413 :
-une force « purement défensive à base d’infanterie »414 : entre deux et
quatre mille soldats permanents, une dizaine de conseillers iraniens (estimations
israéliennes), armements et équipements individuels de grande qualité (gilets
pare-balles, casques, appareils de vision nocturne, masques à gaz, équipements
miniaturisés de radio et de téléphonie415), et enfin, organisation rigoureuse, du
trinôme au bataillon de 250 hommes ;
-deux lignes de défense contre la suprématie aérienne de Tsahal, édifiées sur
des lignes de crête, parallèles à la frontière et rythmées par une multitude de
village fortifiés et de réseaux souterrains de bunkers, caches, postes de
commandement, etc416.
Quant à l’évolution des méthodes de combat, les combattants du Hezbollah
ont bien retenu les leçons de Grozny en misant sur la décentralisation et la
mobilité : Le caractère autonome, cloisonné, discipliné et clandestin (culte du
secret) de ses cellules de 12 à 15 combattants limite le risque d'infiltration et
garantit la sécurité opérationnelle417. Le modèle du combat défensif en
410 Emmanuel Razavi, Le bras armé de l’Iran, Le Spectacle du Monde, septembre 2006 411 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 412 JL Marret, Un exemple de parti politique avec le bras armé : le Hezbollah, www.frstrategie.org 413 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 414 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 415 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 416 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 417 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006
205
« essaim » et d’attaques à très courte portée à l’arme légère ou au lance-
roquettes, suivies de la disparition immédiate des soldats, est repris. Pour assurer
l’invisibilité des défenseurs, le Hezbollah a particulièrement pensé
l’aménagement des villes et villages soumis au feu israélien : l’enterrement de
nombreuses positions rendra la détection des combattants très difficile même
pour les drones et les capteurs Infrarouges israéliens, qui ne sont pas
suffisamment précis pour fournir des indications complémentaires aux capteurs
TV traditionnels418. Par ailleurs, des réseaux souterrains autosuffisants, formés de
tunnels ventilés, de bunkers et de postes d'observation, servent tout à la fois de
dépôts d'armes, de stocks alimentaires et de dispensaires. Un réseau de deux
kilomètres carrés est ainsi découvert entre 6 et 20 mètres sous terre près de
Naqoura419.
Equipements
Une caractéristique du Hezbollah réside dans l’appui du combat en « essaim »
par une puissante artillerie portable à base de missiles, équipement
conventionnel sophistiqué et abondant qui lui permet de provoquer la surprise
technologique en détruisant 14 chars israéliens Merkava420. L’arsenal est
composé de missiles très variés, allant des AT-3 Sagger 2 jusqu’aux AT-13 Metis-
M et AT-14 Kornet-E en passant par des versions iraniennes des Dragon et TOW
américains, de nombreux RPG-29 et des missiles sol-mer guidés par radar
(C802 Noor)421.
En juillet 2006, le Hezbollah dispose d’un stock de 14 à 16 000 missiles et
roquettes, dont les cibles privilégiées sont les localités et les larges
infrastructures. La portée de la grande majorité des roquettes ne dépasse par
les 45 km, mais c’est suffisant pour menacer et frapper des villes comme Haïfa,
troisième ville d’Israël en taille422. Dans l’ensemble, la procédure de tir pour
ces engins est extrêmement rapide et autorise une mobilité facile423. Les
miliciens chiites accentueront cet avantage par des emplois innovants des
armes antichars qui leur offrent ainsi une artillerie portable et polyvalente
418 Joseph Henrotin, « Une techno-guérilla aurait-elle défait la meilleure armée du monde ? », Défense & Sécurité Internationale, n°18, septembre 2006 419 Martin Lalande, « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006 420 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 421 Mark Williams, The Missiles of August, The Lebanon War and the democratization of missile technology, www.technologyreview.com 422 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 423« La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX
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puissante, qui est utilisée tant contre les véhicules, que contre les fantassins
débarqués et même les hélicoptères424.
Les roquettes de plus longue portée, notamment les missiles Zelzal d’origine
iranienne, assoient la crédibilité de la menace du Hezbollah. Cependant, la
longue mise en œuvre de ces missiles et leurs fortes signatures thermiques en
limitent l’usage.
Le Parti de Dieu dispose également d’une petite flotte de drones (une dizaine)
de type Mirsad-1 ou Ababil-3 Swallow425. Déjà avant la bataille de juillet 2006,
le Hezbollah en avait utilisé deux en mars 2004 et en avril 2005, pour survoler
le nord de la Galilée, sans que les israéliens ne parviennent à les intercepter.
Ces deux sorties avaient permis au Hezbollah de découvrir, du loin de leurs
bases au Sud-Liban, le dispositif de Tsahal. Les drones tactiques et stratégiques
dotent en effet le Service de Sécurité Spéciale de la Révolution Islamique de
capacités de renseignement intéressantes, en complément du renseignement
d'origine humaine426 relayé par des cellules assurent aussi le contre-
renseignement et de contre-espionnage ou d'origine image.
Enfin, le Hezbollah possède quelques armements antiaériens (SA-7, SA-14
MANPADS, SA-16 et SA-18)427 mais ils ne peuvent vraiment menacer la
suprématie aérienne ennemie.
424 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 425 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX 426 Pour Martin Lalande, le renseignement d’origine humaine est facilité par la radicalisation des 800 000 citoyens israéliens d'origine arabe depuis le déclenchement de la seconde Intifada et en particulier par l'autorisation de servir dans l'armée accordée aux 170 000 Bédouins israéliens (in « Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais ? », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 27 septembre 2006) 427 « La guerre de juillet : analyse à chaud de la guerre israélo-Hezbollah », Cahiers du RETEX, CDEF, DREX