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1 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017 Présidée par Hèlène Carrère d’Encausse Secrétaire perpétuel de l’Académie française Président de l’Institut de France OUVERTURE ………………………………………..……………………….………………….. 2 par Madame Hélène Carrère d’Encausse président de l’Institut de France, secrétaire perpétuel de l’Académie française L’IRRATIONNEL COMME SCANDALE ET COMME DESTIN ……………….…………… 7 par Madame Chantal Delsol déléguée de l’Académie des sciences morales et politiques L’IRRATIONNEL : LA LUMIÈRE DE L’ART ………………………………………………… 14 par Monsieur Patrick de Carolis délégué de l’Académie des beaux-arts L’IRRATIONNEL MATHÉMATIQUE ……………………………………….………..……… 20 par Monsieur Étienne Ghys délégué de l’Académie des sciences LES NOMBRES IRRATIONNELS DU TIMÉE DE PLATON AU TRAITÉ D’ARCHITECTURE DE VITRUVE ……………………………………………… 27 par Monsieur Pierre Gros délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres L’IRRATIONNEL ET L’IMPOSSIBLE, LE RÉSIDU ET L’IRRÉDUCTIBLE ………………… 38 par Monsieur Jean-Luc Marion délégué de l’Académie française

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Page 1: Présidée par Hèlène Carrère d’Encausse Secrétaire ... · par Chantal Delsol, déléguée de l’Académie des sciences morales & politiques Le sujet proposé aujourd’hui

1 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

Présidée par Hèlène Carrère d’Encausse Secrétaire perpétuel de l’Académie française

Président de l’Institut de France

OUVERTURE ………………………………………..……………………….………………….. 2 par Madame Hélène Carrère d’Encausse président de l’Institut de France, secrétaire perpétuel de l’Académie française

L’IRRATIONNEL COMME SCANDALE ET COMME DESTIN ……………….…………… 7 par Madame Chantal Delsol déléguée de l’Académie des sciences morales et politiques

L’IRRATIONNEL : LA LUMIÈRE DE L’ART ………………………………………………… 14 par Monsieur Patrick de Carolis délégué de l’Académie des beaux-arts

L’IRRATIONNEL MATHÉMATIQUE ……………………………………….………..……… 20 par Monsieur Étienne Ghys délégué de l’Académie des sciences

LES NOMBRES IRRATIONNELS DU TIMÉE DE PLATON AU TRAITÉ D’ARCHITECTURE DE VITRUVE ……………………………………………… 27 par Monsieur Pierre Gros délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres

L’IRRATIONNEL ET L’IMPOSSIBLE, LE RÉSIDU ET L’IRRÉDUCTIBLE ………………… 38 par Monsieur Jean-Luc Marion délégué de l’Académie française

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2 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

OUVERTURE par Hélène Carrère d’Encausse, président de l’Institut de France,

secrétaire perpétuel de l’Académie française Monsieur le Grand Chancelier de la Légion d’honneur, Monsieur le Recteur, Madame le Maire, Monsieur le Maire, Mesdames et Messieurs les Présidents Mesdames et Messieurs les Directeurs, Monsieur le Chancelier,

Mesdames et Messieurs les Secrétaires perpétuels, Chers Confrères, Mesdames et Messieurs,

Je déclare ouverte la séance solennelle de rentrée des Cinq Académies, qui, selon l’usage, se tient le mardi le plus proche du 25 octobre, date de la création de l’Institut en 1795 par la Convention. En premier lieu, j’ai le triste devoir de rappeler le nom de tous nos confrères disparus depuis la dernière rentrée solennelle, celle du mardi 25 octobre 2016 : À l’Académie française Michel Déon Max Gallo Simone Veil

À l’Académie des inscriptions et belles-lettres Alain Michel Parmi les associés étrangers : Le prince Takahito Mikasa

À l’Académie des sciences Gérard Férey

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3 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

Michel Jouvet Jean-Pierre Kahane Parmi les associés étrangers : Klaus Bechgaard Giovanni Bignami Riccardo Cortese Ludwig Faddeev André Jaumotte Maryam Mirzakhani Lucio Paterno Parmi les correspondants : Paul Caro Alain Colmerauer Bernard Guinot Paul Hagenmuller Maurice Nivat À l’Académie des beaux-arts Jeanne Moreau Parmi les associés étrangers : Ousmane Sow Parmi les correspondants : Raoul Coutard À l’Académie des sciences morales et politiques Lucien Israël Parmi les correspondants Pierre Huet Évelyne Sullerot En leur mémoire, je vous invite à vous lever, en pensant au rôle qu’ils ont joué dans nos compagnies. ………………………………………………………………………… Les deux tambours jouent suivis de deux clairons, puis 20 secondes de silence auxquelles met fin un coup de clairon qui termine la sonnerie aux morts. …………………………………………………………………………

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4 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

La tradition et les statuts de notre institution veulent que le bureau de l’assemblée générale de l’Institut de France choisisse un thème de réflexion traité par un délégué de chacune des Cinq Académies. Cette année, c’est « L’irrationnel » qui a été retenu. Nous allons, au cours de cette séance, tenter d’appliquer la raison, qui est à l’œuvre dans chacune des disciplines représentées au sein de nos compagnies, à un objet qui lui résiste, qui n’est défini que négativement par rapport à elle, comme ce qui lui échappe radicalement et dont elle ne peut jamais rendre compte : l’irrationnel. Comme l’informe, l’indicible, l’impensé ou l’inconscient, l’irrationnel est en effet ce qu’on ne peut désigner que par son contraire, et concevoir que comme un manque, un défaut. Scandale pour la raison, dont il semble assigner les limites, défier les pouvoirs, il est ce qui menace en permanence de subvertir le fondement sur lequel reposent les sciences et les arts que nous honorons dans ce « Parlement des savants » assemblé aujourd’hui. La pensée antique voyait dans l’a-logos, le non-rationnel, ce qui, en puissance, invalide toute certitude et ternit cette harmonie et cette unité foncière de l’Univers que l’homme doit reproduire en lui-même. Mais le sage antique s’accommode de l’irrationnel : il ne songe pas à l’éliminer, à en réduire les contours – il parvient à s’en affranchir en le niant pratiquement, dans la connaissance scientifique comme dans la production artistique. À défaut de le faire disparaître, il suffit de l’ignorer – et surtout de ne jamais le donner à voir. Est-il jamais rien d’autre qu’un pur non-être ? L’exemple fourni par l’étude des nombres irrationnels – qui n’ont aucune mesure avec l’unité et ne peuvent être exprimés par le rapport entre deux entiers – et les pratiques architecturales antiques illustrent la capacité à refouler cette zone d’ombre qui offusque la raison et semble près de ruiner ses prétentions à l’universel. Selon la mentalité grecque, le refus de « composer » avec l’irrationnel relèverait de la démesure – l’hubris –, l’impatience des limites, qui constitue le ressort de la tragédie et mène l’homme à sa perte. De la même façon, pour la pensée médiévale, l’irrationnel procède de la finitude du monde et marque l’imperfection de la création en regard de la toute-puissance du Créateur.

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5 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

Il en va tout autrement avec l’âge des Lumières, qui ne s’accommode plus de cette concession à la contingence du monde – où Aristote voyait l’inévitable résistance de la matière à la forme. Premiers balbutiements de la raison, tirée de l’enfance par le progrès indéfini de ses propres pouvoirs, ou naufrage dans lequel elle risque de s’abîmer si elle se manque à elle-même dans une régression qui lui serait fatale, l’irrationnel apparaît désormais comme un scandale pour l’esprit humain, qui doit s’attacher à le réduire. Le rationalisme va donc s’engager dans la reconquête des territoires abandonnés par la pensée rationnelle à ce qui n’est pas elle et ruine ses prétentions à l’intelligibilité absolue : réduisant la rationalité à la connaissance objective, les philosophes des Lumières brûlent d’anéantir ce qui nuit selon eux au libre exercice de la raison et, partant, compromet le perfectionnement de la civilisation, c’est-à-dire l’avènement d’une humanité régénérée par la science. On a vu au cours des siècles suivants comment cette dénégation de l’irrationnel – qui prend le masque de la lutte contre l’« obscurantisme » – transmue la rationalité abstraite en tyrannie politique. Et comment l’universel se conquiert sur la ruine du particulier. L’histoire a montré comment cette négation de la part d’ombre que comporte l’humanité, au profit d’une raison technicienne ivre de sa toute-puissance et livrée sans frein à sa volonté de conquête, menait à l’anéantissement de l’humain lui-même. Ce qui ne se laisse pas réduire par avance et a priori à la raison pure, dans le combat qu’elle mène pour repousser sans cesse ses limites, se voit refuser toute prétention à l’être – et ceux qui ne consentent pas à suivre la voie du « progrès » tracée par la raison seront contraints de s’égaler à cette humanité abstraite et idéale que chacun doit accomplir en soi-même (il faudra bien, dit Rousseau, les contraindre à être « libres »…). Plier le réel au rationnel : on en connaît le prix. L’heure serait sans doute venue aujourd’hui, comme nous y invitent la science, les arts et la philosophie elle-même, redescendue sur terre et enfin délivrée de ses propres prestiges, d’en appeler à une rationalité plus haute, qui prenne en compte ce qui n’est pas elle, reconnaisse ses limites et face place à ce qu’elle ne peut soumettre à la démonstration : l’intuition, le rêve, le mythe, la passion, la croyance - sous toutes ses formes -, la coutume, le rite, qui ont leur valeur propre et leur part de sagesse, et ne peuvent être ramenés à des phénomènes

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6 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

objectivables, dont on pourrait rendre compte de façon absolument certaine et nécessaire. Libérée du dogmatisme rationaliste où elle s’est trop longtemps figée, abdiquant une fois pour toute sa prétention à dominer le monde, la raison doit admettre elle-même la pluralité de ses acceptions et de ses processus : le défi auquel se trouve aujourd’hui la rationalité, c’est n’est plus d’accroître indéfiniment ses propres pouvoirs en niant ce qui n’est pas elle, c’est de partir à la reconquête de ce qui lui échappe, et de lui donner droit de cité en s’efforçant d’en dégager le sens - avec mesure, prudence et modestie. La crise traversée par la rationalité européenne au cours du XX

e siècle a appris à l’homme que toute certitude s’accompagne d’une part de doute et qu’une réponse fait toujours naître de nouvelles questions : c’est cette tension, au cœur même de l’intelligible, qui fait la vie de l’esprit. Les cinq communications que nous allons entendre maintenant vont nous présenter quelques aspects de ce long cheminement et nous rappeler que la parole du poète ou le geste de l’artiste nous feront toujours découvrir le réel autrement et mieux que tous les raisonnements. Nous allons écouter successivement :

- Madame Chantal Delsol, déléguée de l’Académie des sciences morales et politiques, pour la lecture de son discours intitulé « L’irrationnel comme scandale et destin »

- Monsieur Patrick de Carolis, délégué de l’Académie des beaux-arts, pour son discours intitulé « L’irrationnel : la lumière de l’art »

- Monsieur Étienne Ghys, délégué de l’Académie des sciences, pour son discours : « L’irrationnel mathématique »

- Monsieur Pierre Gros, délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, pour son discours : « Les nombres irrationnels du Timée de Platon au traité d’architecture de Vitruve »

- Monsieur Jean-Luc Marion, délégué de l’Académie française, pour son discours intitulé « L’irrationnel et l’impossible, le résidu et l’irréductible ».

La parole est à Madame Chantal Delsol.

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7 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

L’IRRATIONNEL COMME SCANDALE ET COMME DESTIN par Chantal Delsol,

déléguée de l’Académie des sciences morales & politiques

Le sujet proposé aujourd’hui à notre réflexion évoque un thème récurrent de l’actualité quotidienne : l’obsession de la survivance, du réveil, de la revanche de l’irrationnel. Dans quel contexte s’inscrit ce processus, et pourquoi nous est-il propre ? C’est ce qu’il faudra montrer.

Dans la civilisation du logos, la nôtre, l’avènement de la raison marque le rejet des mythes et des croyances fondées sur la particularité, la fin de l’identification magique et du monde enchanté. Par cette mise à l’écart, l’homme cesse de vivre dans le monde comme un fœtus. Il s’extirpe et juge.

Apparu chez les penseurs grecs pré-socratiques, le logos est la forme de pensée de l’Occident, qui suscitera la science et ses foudroyants progrès. Toutes les sociétés sont dès l’origine nourries, bercées, rassurées par les mythes. Lesquels sont des histoires qui donnent un sens à la vie, histoires ni-vraies ni-fausses (comme l’écrit Paul Veyne1), sans autre intérêt que celui, immense, d’édifier moralement et de signifier ontologiquement. Le logos qui nous arrive avec Parménide, est d’une autre sorte : c’est une pensée qui veut la vérité, et quitte à tout lui sacrifier. Nietzsche décrit ainsi la prière de Parménide : « Accordez-moi une seule certitude, Ô dieux, fut-ce une simple planche sur la mer de l’incertitude, juste assez large pour y dormir ! Gardez pour vous tout ce qui est en devenir, les formes diaprées, fleuries, trompeuses, charmantes, vivantes, et ne me donnez que la seule, la pauvre certitude toute vide ! »2.

L’usage de la raison combat les arbitraires. La vérité rationnelle rend libre, puisqu’elle dépend des faits, non d’une volonté discrétionnaire qui pourrait la dicter ; dans son objectivité elle empêche les dominations particulières. L’usage de la raison nous garde d’être trompés par les

1 Les Grecs ont‐ils cru à leurs mythes ? Essai sur l'imagination constituant, « Points‐Histoire », 1992 2 La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Gallimard 1938, p. 87 

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apparences, par les préjugés, par les habitudes. Dans notre monde désenchanté, l’irrationnel – l’enchantement – apparaît comme une tromperie dont il faut se défaire. Car la raison est infaillible, comme disait Condorcet, et remplace finalement la foi : Dumarsais écrit dans l’Encyclopédie de Diderot « La raison est à l’égard du philosophe ce que la grâce est à l’égard du chrétien »3. Dès lors l’irrationnel n’est plus un aspect chatoyant de cette véridicité incertaine (les mythes) fondée sur l’expérience et la sagesse des nations : il est l’erreur ou l’illusion du faible d’esprit.

La mise au ban de l’irrationnel produit une culture dogmatique : il n’y a pas de tolérance en science, et quand tout est science, la tolérance est inutile. Et appelle une culture d’unité, puisqu’aussi bien la vérité est une : il est ridicule que chaque contrée ait ses propres lois, dit Voltaire dans l’Essai sur les mœurs. C’est une concession coupable à l’irrationnel, que de croire la société humaine œuvre de l’histoire : elle doit être l’œuvre de la raison.

C’est ainsi que pour nous modernes, l’irrationnel fait figure à la fois d’enfance et de naufrage : premier balbutiement de l’esprit à ses débuts, il est aujourd’hui régression vers des temps primitifs, sauvages ; ou même irruption de temps barbares : les fascismes ne sont-ils pas à la fois les fils et les ardents promoteurs de l’irrationnel ? La civilisation du logos n’a pas le sentiment d’avoir inventé une forme, mais d’avoir chassé un monstre. L’irrationnel devient la tache noire de la culture occidentale, l’ennemi à combattre.

Parce que l’irrationnel est un scandale, nous réduisons l’esprit à un mode de la matière, et la religion à un territoire de la psychologie.

Parce que l’irrationnel est un scandale, nous refusons à la politique son inscription (d’ailleurs toute démocratique) dans la sagesse populaire, et cherchons à remplacer le gouvernement par l’administration, à susciter des gouvernances techniques et des « expertises » à la place de l’autorité de l’expérience. Le rationnel méprise et écarte le raisonnable. 

3 Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, article Philosophe 

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Parce que l’irrationnel est un scandale, nous soustrayons à l’Europe son identité, porteuse de mythes, et la réduisons à sa monnaie, à ce qui se pèse et se compte, aux échanges de biens marchands.

Parce que l’irrationnel est un scandale, s’accomplit ce processus d’unification universelle qui s’appelle mondialisation, entreprise de braderie des diversités au nom de l’abstraction. La liste serait longue. Tout nous incite à traduire le bien en intérêt, le sentiment en avantages sonnants, l’imagination en neurones. Les attentes du post-humanisme représentent l’acmé de cette réduction.

À ce point que la tentation d’irrationnel est stigmatisée comme le péché mortel de ce temps. Le « populisme », injure plutôt que substantif, désigne ces électeurs que la raison a abandonnés (ce mépris du peuple rappelle celui de Bonald, qui tenait les gens modestes pour des infans, parce qu’étrangers à la raison et habités de seuls préjugés).

Nous en arrivons à ce point que le doute scientifique lui-même peut apparaître comme une résurgence de l’irrationnel maudit, par exemple quand il s’agit de discuter les conclusions du GIEC sur le climat. Les adversaires de l’opinion correcte sont blâmés pour irrationalité – et il existe désormais une expression qui désigne ce nouveau délit : la « post-vérité ». On organise face à lui des « marches pour la science ». Nous apercevons à quel point l’accusation d’irrationnel peut devenir une arme de combat. Elle sert de prétexte pour assassiner des opinions adverses. Aujourd’hui plus que jamais peut-être depuis la saison révolutionnaire, l’irrationnel serait un monstre à combattre, un ennemi tapi dans nos arguments les plus stables. S’il est considéré comme toujours à combattre, c’est qu’il revient constamment comme destin.

--------------------------------------- L’Occident cherche à se libérer de la tyrannie de l’irrationnel –

l’arbitraire des émotions et des passions, l’arbitraire de la particularité oppressive. Cependant la raison porte en elle la certitude universelle qui légitime d’autres penchants tyranniques. Le célèbre tableau de Goya « Le sommeil de la raison engendre des monstres », toujours mis en scène pour défendre les Lumières, fut en réalité peint en 1797, sous le

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coup de la déception du peintre face à la terreur française, et c’est bien ici la raison elle-même qui déraisonne. Quand le monde occidental s’adonne aux excès, c’est pour ériger la raison en déesse sanguinaire et monopolistique – on ne tombe jamais que de ses propres principes, rendus hideux par l’aveuglement.

Mais la véritable oppression de la raison s’exerce par une mise à l’écart de l’essentiel. La pâte humaine a fini par ressembler à la Raison qui la façonne. Ce que la raison peut maîtriser, c’est la matière et c’est l’utile. Les sociétés vont donc devenir matérialistes et utilitaristes. Tout est réduit au nombre et au chiffre. Les choses incomptables (l’amour, l’honneur) sont désormais comptées en monnaie, pesées et mesurées, et donc dégradées jusqu’au ridicule. C’est ce que Horkheimer et Adorno appellent « la destruction des dieux et des qualités »4. Les dieux et les qualités : c’est justement l’irrationnel, cet indispensable qui fait défaut, et qui est, au fond, la réalité, comme le dit Dickens parlant de leurs élèves aux maitres d’école rationalistes « Lorsque le merveilleux aura été à tout jamais chassé de leurs âmes, et qu’ils se trouveront face à leur existence dénudée, la Réalité se changera en loup et vous dévorera »5.

L’irruption de la question morale dans les contrées de la pure

rationalité, laisse voir la rémanence de l’irrationnel, et son rôle considérable. La morale en effet n’est donnée pour rien d’autre qu’un catalogue de mythes et de préjugés. Elle se réclame de la liberté personnelle, laquelle demeure mystérieuse. L’œuvre de Sade démontre avec éclat que la raison exclusive rend toute morale caduque. La raison ne saurait ni justifier l’amour ni interdire l’inceste ou le meurtre. Sa toute-puissance mène à la domination des instincts primaires et à la justification de tous les vices.

Il reste, et c’est surprenant, et c’est rassurant, que le monde de Sade nous indigne. Nous avons le sentiment, devant ces pages, d’avoir dérangé un ordre – mais nous ne savons pas lequel. La réponse git dans la révocation intransigeante de l’irrationnel, ici le troisième ordre de Pascal, celui de la charité, ou si l’on préfère, cette inconnue : l’âme. Le

4 La dialectique de la raison, Tel Gallimard 1974 p.25 5 Temps difficiles, Folio Gallimard 1985, p. 230 

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11 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

monopole de la raison mène à la barbarie parce qu’il exige l’exclusion de l’âme.

Alors l’irrationnel réapparait au marché noir parce qu’exclu il est en même temps nécessaire, parce que scandale il est en même temps destin. Il réapparait sous des formes incontrôlées et sauvages – la marchandise devient fétiche et idole ; la récusation des religions pour non-rationalité, permet la multiplication des sectes ; le besoin de réenchantement du monde engendre de nouvelles superstitions, et toutes sortes de contes fantasmagoriques autour du climat ou de la nature. Le post-humanisme qui projette d’extirper l’homme de sa condition, est un mythe, et même une gnose, sous couvert de raison toute-puissante.

Finalement on aperçoit combien la raison elle-même se trouve saisie et capturée par le mythe, pendant qu’elle croit s’en affranchir. La raison éprouve à l’égard du mythe un effroi clairement mythique. Mais plus encore, la raison rendue déterministe par la certitude scientifique, réinstaure la fatalité récusée. Croire que le monde humain pourrait s’ériger à l’abri de la seule raison, après avoir éliminé les mythes, c’est déjà un mythe. Le monde rationaliste, sans croyance ni mystique, c’est bien celui qui « fait le malin »6 (Péguy), celui qui, comme un adolescent, n’a pas les moyens de son affranchissement.

Les critiques l’affirment déjà au moment de la révolution française : en combattant l’irrationnel, c’est la vie même que l’on combat. La raison monopolistique est alors fustigée pour irréalité : elle est trop abstraite pour contenir la vie, qui la déborde toujours. La raison moderne a voulu ériger des règles parfaites et désincarnées pour un humain fini et incarné. Les objets qu’elle pense, n’existent pas (par exemple, le contrat social originel est une fiction, ce sont les épreuves communes qui font un peuple). C’est qu’elle n’aime pas le monde. Elle ignore ce qu’est « l’amour du monde » au sens de Arendt, cet attachement au fini ou cette admiration faite d’humilité. D’ailleurs, ce monde, elle cherche sans cesse à le déserter : la réalité elle-même, qui est histoire, traditions, expériences, coutumes, préjugés, est tissée d’irrationnel.

6 Notre jeunesse, Œuvres en prose complètes III, Pléiade Gallimard 1992, p. 10 

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Il faut comprendre qu’il y a un irrationnel fondateur : on ne peut

entièrement fonder en raison les appartenances, les croyances , les attachements, ni généralement tout ce qui concerne la pâte humaine. Les lois ne peuvent provenir de la seule raison : elles viennent des mœurs, d’où leur diversité légitime. Le droit n’existe qu’en situation, et jamais un Droit inscrit pour ainsi dire dans les cieux, n’enfermera la totalité du réel, lequel est irrationnel, puisque nourri de tout ce que le temps entasse et ne conceptualise pas. C’est bien pourquoi il est difficile de dire quel est le meilleur régime d’un point de vue rationnel.

L’irrationnel est la chair des sociétés et de l’histoire, le sang qui coule dans leurs veines – tandis que la raison mécanique, désincarnant son objet, n’étreint que le vide. Rien de ce qui fait lien n’est rationnel : une famille se réunit autour de l’affection, une communauté autour de la solidarité, qui ne doit rien aux syllogismes - c’est la chair de la patrie que l’on aime, et le dit « patriotisme constitutionnel » d’Habermas n’est qu’une fiction grammaticale. Nous sommes des êtres relationnels avant d’être rationnels, et c’est pourquoi la Gestation Pour Autrui, qui réduit le corps de la femme à une fonction, fait partie de ces dévergondages de la rationalité.

Peut-être, comme disait Benjamin Constant, le sentiment religieux plus que la raison, définit-il l’humanité. Tant de peuples ont vécu heureux au milieu des mythes, tandis que l’étouffement de la religion produit des barbaries rationnelles. La raison ne gage en rien de la présence du sens : on dit bien que le fou est celui qui a tout perdu, sauf la raison. La faculté essentielle serait plutôt le bon sens, la sagesse pratique, la prudence aristotélicienne, qui intègre l’irrationalité des situations vécues, et peut-être aussi l’imagination, sur laquelle reposent tant de ressources essentielles au vivre-ensemble - la fantasia de Vico nous serait précieuse si nous ne l’avions oubliée.

L’annonce de la mort de l’irrationnel, la proclamation d’un monde où tout s’explique, est tout bonnement un mensonge. Ce qui compte le plus pour nous, c’est justement ce qui ne s’explique pas : « on n’est martyr, disait Renan à propos de Giordano Bruno, que pour les choses

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13 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

dont on n’est pas bien sûr »7. Nous sommes mus par la ferveur davantage que par les syllogismes.

On s’aperçoit que lorsque la raison plénipotentiaire a, pour régner, réglé leur compte à tous les mythes, elle demeure alors seule dans le désert, et la moindre mise en cause du rationalisme suscite l’anarchie des esprits, une concession au chaos, comme on le voit chez les relativistes contemporains, Feyerabend ou Latour (toute réalité est construction de notre esprit : « Ramsès II n’a pu mourir de la tuberculose puisque le bacille de Koch n’a été découvert qu’en 1882 »8). Par ailleurs la rationalité moderne, mise au ban des mystères, suscite une terrible nostalgie qui engendre leur retour triomphal et agressif : on a une fois le nazisme, une fois, le populisme. Les humains ne peuvent pas vivre dans l’universel abstrait, et les liens dont ils ont besoin, ne se tissent que d’irrationnel, qu’ils sont près alors à aller quérir au fond même des gouffres.

On s’aperçoit que la raison ne peut conférer le sens, mais qu’elle peut le détruire. Le perfectionnement du monde ne passe pas par la rationalité. La raison peut se déployer jusqu’à des extrêmes dont nous ne percevons guère les limites, mais elle doit s’arrêter avant de détruire l’être même qu’elle se donne pour finalité de parfaire. Il y a des pans entiers de l’existence, individuelle et sociale, qui échappent à la raison, non pas au sens où la raison ne peut les saisir, mais au sens où elle les détruit en les saisissant.

La crise de l’Occident trouve ses racines, disait Husserl, non dans la rationalité, mais « dans un rationalisme qui s’égare »9. Si la maladie mortelle de la culture occidentale est bien l’hypertrophie de la raison, c’est parce que l’irrationnel seul permet l’essentiel : la liberté. L’irrationnel n’est pas une étape sur le chemin qui mènerait à la rationalité totale, mais un état de l’homme doté de liberté. Il n’est pas une modalité temporaire, mais un modèle fondateur où se déploient la sagesse et la prudence. Il n’est pas la maladie de l’humanité sauvage ou inachevée, mais la raison vivante et trébuchante de l’humanité libre. 7 Études d’histoire religieuse, Tel Gallimard 1992, p. 312 8 Bruno Latour, « Ramsès est‐il mort de la tuberculose ? », La Recherche, mars 1998, n°307, p. 84‐85 9 La crise de l’humanité européenne et la philosophie, Hatier 1992, p. 66 

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14 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

L’IRRATIONNEL : LA LUMIÈRE DE L’ART par Patrick de Carolis,

délégué de l’Académie des beaux-arts

« Si le monde était clair, l’art ne serait pas » Albert Camus

Nous sommes le 22 août 1936, alors que la plupart des français

gouttent pour la première fois à la magie des congés payés, Francis Poulenc se rend à Rocamadour, un village lotois connu pour son sanctuaire marial. Dans ce lieu, accrochée à la roche, s’est blottie une modeste chapelle. Elle abrite une statue de la Vierge sculptée dans un bois noir.

Francis Poulenc a 37 ans. Il s’avance dans la pénombre du sanctuaire, se laissant imprégner par la fraicheur de l’obscurité. Il ne porte attention ni aux ex-votos suspendus à même la roche, ni à la cloche qui domine l’endroit. L’unique objet de son regard est cette Vierge noire, placée au-dessus de l’autel. Il la fixe intensément. Rien ne vient troubler le silence de cette intime relation.

C’est alors que se produit un phénomène mystérieux, irrationnel, si je m’en réfère à la définition arrêtée par l’Académie française : c’est-à-dire « non conforme à la raison. » C’est Francis Poulenc qui parle : « Seul en face de la Vierge, je reçois tout d’un coup, le signe indiscutable, le coup de poignard de la grâce en plein cœur. »

Dans un élan de foi, le soir même de cette révélation, Francis Poulenc, compose ses célèbres Litanies à la Vierge noire. Il compose, ce soir-là, comme Nicolas de Staël peignait « à mille vibrations le coup reçu »10.

Quelle est donc cette part invisible, indicible, étrangère aux normes de la pensée occidentale, cette inspiration secrète et fertile qui enfante autant de chefs-d’œuvre ?

10 1950 : lettre à Roger Van Gindertael. 

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15 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

Quelle est cette « lumière de l’Esprit » qui embrasse l’artiste et dont il se saisit pour, à son tour, éclairer le monde ? Si le réel est trop grand pour notre mode de compréhension, explique Aristote, nous pouvons l’appréhender autrement : par le symbole, l’analogie, la syllogistique mais également par l’art. Quand ce grand philosophe grec nous affirme que « l’art imite la nature » peut-être veut-il nous faire comprendre, non pas que l’art copie la nature mais qu’il y a dans l’art des vérités que l’homme ne voit plus. Deux mille trois cents ans plus tard le peintre allemand Paul Klee exprime en 1920 cette révélation en une phrase : « L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. »

On a souvent présenté la raison et l’irrationnel comme antagonistes donnant d’ailleurs à ce dernier une connotation péjorative. Mais l’un ne colle-t-il pas à l’autre comme l’envers à l’endroit ?

S’il y a bien un domaine, dans lequel on est confronté quotidiennement à des signes, des évènements inexplicables c’est bien celui des arts. En superposant la règle et l’irrationnel, l’art fait de cette antinomie, une opposition complémentaire, fructueuse et donc indispensable. L’artiste joue de cette nécessité pour établir, entre ces deux rives, une correspondance. Ce qui fait dire à Georges Braque : « j’aime l’émotion qui corrige la règle, et j’aime la règle qui corrige l’émotion. »

L’œuvre d’art se situe donc dans un entre-deux. Elle est cette véritable attache entre le mystère de l’inspiration et l’opération technicienne. Pour les grecs anciens le mot « tekhné » ne signifiait-il pas à la fois l’art et la technique ? Le travail de l’artiste s’effectue dans les deux champs. Il y a là un pas de danse, un pas de deux, un mano à mano, indissociable. Le rationnel et l’irrationnel s’entremêlent pour ne plus faire qu’un.

L’art déshabille l’irrationnel de sa connotation fantaisiste pour lui attribuer une valeur hautement précieuse, celle de l’étincelle créative. Dès lors l’irrationnel n’est plus perçu comme un défaut de rigueur, de

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méthode ou de règles mais comme une des sources possibles du génie humain.

Le monde est trop étroit nous disent Proust, Rilke, Darwish et biens d’autres. Le champ infini de l’irrationnel appelle au désenclavement des idées et de l’inspiration. Si, comme l’espérait André Malraux, l’homme est autre chose qu’un accident de l’univers, alors l’irrationnel autorise le dynamitage de toutes les soumissions.

Observer le monde d’un regard neuf, ouvert à l’étonnement, voire à la surprise, implique de ne s’interdire aucun mode de compréhension, ne dénigrer aucune forme d’intelligence.

Cette capacité de percevoir quelque chose de réel qui échappe au raisonnement, cette intelligence-là est inhérente à l’artiste. L’artiste donne à voir une nouvelle lumière que d’autres ne voient pas.

Si la raison est le frein protecteur d’un monde que l’on ne peut entièrement appréhender, l’irrationnel devient dès lors cette autre lumière du réel qui recèle mille et un secrets, mille et une vérités. « Quand un mystère est malin », nous souffle Jean Giono, « il se cache dans la lumière. »

Le père de Léonard de Vinci forçait son fils à s’asseoir dans l’herbe et à observer la nature pendant des heures afin de développer son intelligence. C’est ce même génie qui dira plus tard : « Si tu regardes des murs barbouillés de tâches, ou faits de pierres d’espèces différentes […] tu y verras des paysages variés, des montagnes, fleuves, rochers, arbres, plaines, grandes vallées et divers groupes de collines. Tu y découvriras aussi des combats et figures d’un mouvement rapide, d’étranges airs de visages, et des costumes exotiques, et une infinité de choses que tu pourras ramener à des formes distinctes et bien conçues. »

Il me revient la phrase de Ralph Emerson citée par Camus dans son discours de Suède le jour où il reçoit son Prix Nobel : « Tout mur est une porte. »

Ce mur de Léonard a inspiré bien des démarches.

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Alors imaginons, à notre tour, ce mur dressé comme une frontière en limite d’un champ. Sur la pierre à hauteur d’homme est clouée une pancarte : « Ici limite du raisonnable ». Le réflexe naturel serait, sinon de rebrousser chemin, du moins de longer le mur pour savoir si un passage est possible. L’attitude du chercheur ou celle de l’artiste est, au contraire, de franchir cette muraille pour explorer ce nouvel espace et interroger l’épiderme de l’univers.

Dans son besoin toujours grandissant de vérité, il part labourer les terres vierges de toutes règles laissant derrière lui cette idée selon laquelle seul ce qui puise son existence dans la conformité aux règles rationnelles du savoir peut être réel. Nous savons depuis Shakespeare, que lorsque les forets se mettent en marche, tout est envisageable.

« L’art, soutient Federico Garcia Lorca, doit avancer tout comme avance la science, jour après jour, dans la région de l’incroyable […] et dans l’absurde qui se transforme ensuite en une pure arrête de vérité. » Cette quête donne à l’artiste un rôle éminent à jouer dans la société, loin du personnage futile ou décoratif dans lequel on veut souvent le cantonner.

L’histoire de l’art s’est érigée sur ces terrains ouverts à tous les vents du possible voire de l’impossible ou de l’obscur.

N’est-ce pas ce qui se produit quand l’écrivain anglais Horace Walpole écrit en 1764 son roman noir « Le château d’Otrante » ?

Dans ce roman d’épouvante, Conrad, le fils de la maison, est tué peu avant son mariage par la chute d’un immense casque. La scène se déroule dans un vieux château de style gothique. C’est là, entre ces murs où règne une ambiance étrange, qu’Horace Walpole décide de mettre en scène une série d’évènements surnaturels. Quelques mois après la publication de cet ouvrage, Horace Walpole, écrit une lettre à l’un de ses amis, dans laquelle il raconte la genèse de ce roman. « Un matin, […] je me suis éveillé d’un rêve, et tout ce dont je pu me souvenir c’est que je m’étais trouvé dans un vieux château. […] Sur la rampe la plus élevée d’un grand escalier, j’ai vu une main gigantesque revêtue

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d’une armure. Le soir même, je me suis assis et j’ai commencé à écrire sans savoir le moins du monde ce que j’allais dire ou raconter11.

Cette inspiration, ce processus de création, initient un phénomène qui va embraser le monde des arts. Cette zone d’ombre, cette zone abyssale, inconsciente de nous-même, si longtemps refoulée, mais qui semble forger notre singularité va, en cette fin du 18e siècle, ouvrir, pour les décennies suivantes, des horizons nouveaux et inciter de nombreux artistes à explorer le royaume onirique de l’imagination. Que cela soit Johann Füssli et son Cauchemar, Caspar David Friedrich et son Voyageur contemplant une mer de nuages, Eugène Delacroix et son Méphistophélès dans les airs, tous nous disent, 57 ans, 110 ans,115 ans avant la naissance de Freud que l’art est « Cosa mentale » : il s’adresse avant tout à l’esprit et vient du plus profond et intime de l’artiste.

La porte une fois entrouverte ne se refermera plus : le genre lyrique depuis toujours perméable au surnaturel fourmille d’exemples parmi lesquels « Le vaisseau fantôme » de Wagner ou « La nonne sanglante » de Gounod.

Plus tard le 7e art prendra le relais. Le cinéma ne cessera d’explorer le champ de l’irrationnel et du fantastique rappelant souvent les atmosphères angoissantes de la période romantique.

Cette frontière entre le réel et l’irréel, entre le raisonnable et l’irrationnel, est d’ailleurs, sur le grand écran comme sur le petit, de moins en moins lisible.

Cependant aux cauchemars, aux atrocités de ce monde, au « délicieux sentiment d’horreur », d’autres vont préférer des plaines plus sereines. Sans vouloir contrarier Goya « le sommeil de la raison » n’engendre pas que des monstres.

Être artiste c’est prendre le risque de faire un voyage dont on ne connait pas le chemin. Certaines de ces routes sont des ponts vers l’abime, d’autres des cimes où niche le sublime.

11 Lettre à William Cole du 9 mars 1765. 

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19 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

Et moi, me direz-vous ? Moi, le spectateur ! Quelle est ma part d’irrationnel quand je m’abreuve à cette source de lumière qui jaillit comme une fontaine généreuse ; quand je dévisage la Joconde ; quand mon regard suit la courbe d’une sculpture du Bernin ; quand mes yeux sont inondés de larmes à l’écoute de Bach, Mozart, de la Tosca de Puccini ou la Norma de Bellini ? Quelle est cette part de moi-même, cachée, blottie et qui attend son heure pour refaire surface ? Quelle est ce syndrome qui, à la vue de tant de beauté à Florence sur le parvis de Santa Croce, fait vaciller Stendhal, le spectateur le plus illustre ? Quel est ce contact secret si ce n’est cette perception de l’infini qui crée en nous un sentiment de vertige comme si la raison n’était qu’une petite planète répertoriée dans l’immense galaxie du possible.

Moins nous supportons l’humanité réelle plus l’irrationnel, cette lumière de l’art, que les grecs appelaient « mantique » et les latins « divination », cette lumière-là devient un refuge. L’art nous submerge et l’art nous ranime en donnant sens à nos vies. Mais ne nous trompons pas, si le spectateur est principalement convié dans son émotion, la « satisfaction esthétique » est bien, comme nous le rappelle Kant, la combinaison de deux données : l’émotion plus le savoir. L’art convoque dans un même élan, une même communion, l’irrationnel et la raison. Il fait de ce mariage la marque des chefs-d’œuvre et l’empreinte du génie.

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L’IRRATIONNEL MATHÉMATIQUE par Étienne Ghys,

délégué de l’Académie des sciences

Selon une légende tenace, Hippase de Métaponte fut mis à mort par ses confrères, par noyade. C’était il y a 2 600 ans, dans le sud de l’Italie. Il était coupable de sacrilège. Il avait osé défier le grand Maître de la secte, un personnage mystique, dont on disait qu’il pouvait parler aux animaux et prévoir les tremblements de terre. Mais ce maître était avant tout l’un des premiers à tenir un discours rationnel sur la Nature. Il s’appelait Pythagore. Toute sa philosophie et tout son Cosmos étaient fondés sur un dogme, « Tout est nombre », tout s’exprime en termes des nombres entiers et de leurs rapports, les nombres rationnels. Dans la gamme pythagoricienne par exemple, deux notes de musique forment une quinte si leurs fréquences sont dans un rapport de 2 à 3. Et voilà que son disciple Hippase vient démontrer — et rendre public — que le côté d’un carré et sa diagonale ne peuvent pas s’exprimer en nombres entiers. Il établissait l’existence de grandeurs irrationnelles, incommensurables, innommables. Il reniait le dogme. Il méritait la mort. Un jour, alors que j’étais en CM2, mon maître d’école demanda à ses élèves.

- Que devient la surface d’un carré si on double la longueur de son côté ?

Tous, nous répondîmes en chœur que la surface double également. Avec un sourire bienveillant, le maître envoya un élève au tableau et lui suggéra de dessiner. Il nous apparut clairement qu’un carré de côté double peut se décomposer en quatre copies du carré initial, et non pas deux. Notre professeur posa alors une nouvelle question,

- Pouvez-vous dessiner un carré dont la surface est le double de celle du carré initial ?

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21 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

Nous nous mîmes alors à griffonner fébrilement sur notre cahier de brouillon jusqu’à ce que l’un d’entre nous ait l’idée de décomposer chacun des quatre carrés en deux triangles, comme ceci :

Alors, cela saute aux yeux. Le petit carré initial contient deux triangles, et le carré du milieu, formé par les diagonales, en contient quatre : deux fois plus. Nous venions de démontrer notre premier théorème : le carré dont le côté est la diagonale a une surface double.

C’était lumineux. Je savais que c’était vrai, non pas parce que mon instituteur me l’avait dit, mais parce que je l’avais démontré. C’était rationnel, au sens du dictionnaire de l’Académie : « ce qui se conçoit par l’entendement ». Bien plus tard, j’ai compris que mon instituteur avait probablement lu Platon. Dans le célèbre dialogue du Ménon, Socrate appelle un jeune esclave et lui fait jouer exactement le même jeu du carré. À grand renfort de questions, il lui fait découvrir que le carré de la diagonale vaut deux fois le carré du côté. La fameuse maïeutique socratique : le pédagogue fait naître des idées qui étaient déjà présentes chez l’élève. C’est l’occasion de rendre hommage à mon instituteur, à nos instituteurs et institutrices : nous leur devons tant. Revenons à Hippase. Les historiens se disputent à propos de sa contribution exacte, mais beaucoup pensent qu’il a démontré que la diagonale d’un carré et son côté sont en rapport irrationnel. Essayons de raisonner comme il aurait pu le faire. Selon Pythagore, tout s’exprime en nombres entiers. En particulier, cela signifie que le côté d’un carré et sa diagonale représentent un nombre entier d’unités. Peut-être un nombre entier de centimètres, ou de pouces, ou de microns, peu importe.

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Le carré de la diagonale vaut deux fois celui du côté, nous le savons. Comme le côté est un entier, le carré de la diagonale est un entier pair. Cette diagonale ne peut donc pas être de longueur impaire puisque le carré d’un entier impair est impair.

Elle est donc de longueur paire, c’est-à-dire que

la longueur de la demi-diagonale est un nombre entier. Voyez ce que nous venons de démontrer.

Si la diagonale d’un carré et son côté sont entiers, alors il en est de même pour le carré penché, dont le côté est la demi-diagonale initiale. Ainsi chaque carré dont la diagonale et le côté sont des entiers permet de construire un autre, plus petit, qui a les mêmes propriétés. On peut alors continuer ainsi autant de fois qu’on le voudra.

On trouvera des carrés de plus en plus petits, qui finiront par devenir si petits qu’ils seront plus petits que l’unité initiale. C’est une contradiction puisqu’un nombre entier ne peut pas être plus petit que l’unité sans être nul. Cette contradiction montre que notre hypothèse initiale était fausse, c’est-à-dire que le maître Pythagore avait tort. La diagonale et le côté sont donc en rapport irrationnel. C’est ce qu’il fallait démontrer. Quod erat demonstrandum !

Il s’agit de l’une des premières démonstrations par l’absurde, dont

le principe sera formalisé un siècle plus tard par Aristote. Peut-être Hippase a-t-il trouvé ce qu’il ne cherchait pas. Il essayait d’exprimer le côté et la diagonale avec des entiers. C’était possible car Pythagore l’avait dit. En cherchant ces entiers, il a fini par trouver... une contradiction… qui aurait entraîné sa mort. Je n’oublierai pas ma première rencontre avec cette démonstration. J’étais en troisième, je

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fréquentais une bibliothèque municipale, et une bibliothécaire dévouée, connaissant mon goût naissant pour les mathématiques, guidait mes lectures. Merci à elle ! Elle me conseilla un livre de mathématiques supérieures, bien trop difficile pour moi, auquel je ne comprenais pas grand-chose. Mais je me souviens très bien que la figure que nous venons de dessiner était en bas à gauche d’une page de droite… J’ai toujours préféré les images aux nombres et aux équations : je les mémorise mieux. Socrate dit à l’esclave inculte : « Si tu ne peux pas dire le nombre, dessine-le ! ». Ainsi, cette figure reste gravée dans ma mémoire comme le symbole du raisonnement déductif, celui de la vérité incontestable et universelle, de ce qui se conçoit par l’entendement. Curieusement, l’entrée en force des irrationnels dans les mathématiques coïncide avec l’apparition de la méthode rationnelle. Les multiples sens du mot rationnel me réjouissent. L’ambiguïté était semble-t-il déjà présente dans le grec ancien. Le rationnel, le λόγος, pouvait être aussi bien la parole, le verbe, la démonstration, le discours, le nombre entier, le rapport entre deux entiers. L’irrationnel, l’ἄλογος, pouvait être l’incommensurable, ce qu’on ne peut pas nommer, ce qu’on ne peut pas calculer, ce qui arrive contre toute attente. Aujourd’hui, les mathématiciens appellent rationnel le quotient de deux entiers. Quotient, rapport, ratio, raison. Mais cela ne les empêche pas d’appeler mécanique rationnelle la partie de la mécanique qui se construit «rationnellement» à partir de quelques axiomes de base, un peu comme Euclide élabore toute sa géométrie sur des axiomes. En quelque sorte, la mécanique sans son aspect expérimental.

Certains opposent en effet les méthodes rationnelles et expérimentales, le rationalisme et l’empirisme, les deux portes d’accès à la connaissance. Je n’irais certainement pas jusqu’à qualifier d’irrationnelle la méthode expérimentale — pas ici — mais elle repose sur un principe différent. Si je mesure les périodes d’oscillations de dix pendules de longueurs différentes, si je constate que ces périodes sont proportionnelle à la racine carrée de la longueur, si je propose qu’il s’agit d’une loi générale, je raisonne par induction et non pas par déduction, du particulier au général et pas du général vers le particulier. Allez donc expliquer aux enfants qui passent du cours de physique au cours de maths que ce n’est pas parce qu’un théorème est vrai sur dix exemples

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qu’il est toujours vrai ! Je me souviens que cela me perturbait beaucoup quand j’étais lycéen.

La méthode expérimentale est bien sûr cruciale dans les sciences de la Nature, au moins depuis Aristote. Qu’en est-il des mathématiques ? Faut-il se contenter de leur aspect rationnel ? Ont-elles un côté expérimental ? Se limitent-elles à de longues suites de déductions logiques à partir d’axiomes supposés vrais ? S’il ne s’agit que d’écrire des syllogismes du genre « Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel », n’allons-nous pas transformer cette science en une immense tautologie froide et stérile ? Les mathématiques, comme toutes les autres sciences, sont passées par un certain nombre de crises profondes. J’ai évoqué la crise des nombres irrationnels, au cinquième siècle avant notre ère, mais je pourrais parler de celle des nombres imaginaires, au seizième siècle, ou de celle des géométries non euclidiennes au dix-neuvième, ou encore de la crise des fondements, au vingtième. À chaque fois, il a fallu laisser entrer dans la maison de nouveaux venus « irrationnels » qu’on refusait d’accepter auparavant.

Dans les années 30, Kurt Gödel, qu’on décrit souvent comme le plus grand logicien depuis Aristote, mais que je préfère penser comme le Hippase des temps modernes, nous a forcés à repenser le sens des mots «vrais» et «faux». Le grand maître de la secte mathématique de l’époque, David Hilbert, avait affirmé avec énergie que pour toute assertion, on peut déterminer par un raisonnement, si elle est vraie ou fausse. Sa maxime, « Wir müssen wissen, wir werden wissen », « nous devons savoir, nous saurons », fut mise à mal par Gödel. Nous avons dû laisser la place à des énoncés qu’on appelle aujourd’hui « indécidables » : il est impossible de décider s’ils sont vrais ou faux. Ces énoncés, j’aimerais les appeler « irrationnels », car ils sont inaccessibles à la raison, à la démonstration.

Je ne peux évidemment pas expliquer en détail ce dont il s’agit mais je rappelle que les êtres humains sont des entités finies. Nous avons certes beaucoup de neurones dans nos cerveaux, peut-être une centaine de milliards, mais même si c’est beaucoup, ce n’est guère qu’un nombre fini. Par quelle arrogance avons-nous pu croire que les

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capacités rationnelles d’un cerveau, qui est fini de par sa nature, pourraient permettre d’accéder à toutes les vérités ? Les logiciens et les informaticiens appellent cela une machine de Turing : un programme qui fonctionne suivant un nombre fini de règles, comme nous.

Le théorème de Gödel affirme qu’aucune machine finie n’est capable de déterminer pour toute affirmation si elle est démontrable ou pas. Le grand maître Hilbert avait tort : nous ne saurons jamais tout.

Comment ces énoncés indécidables peuvent-ils quand même être vrais alors qu’on ne peut pas en décider ? Peut-on croire ce qui n’est pas démontrable, ce qui est inaccessible à la raison ? Il me suffit de dire que Gödel lui-même était un néo-platonicien, convaincu de l’existence, presque physique, d’un monde des Idées.

Le royaume métaphysique de Gödel était peuplé d’anges, de

démons terrifiants, et d’êtres mathématiques, tantôt angéliques et tantôt démoniaques. Dans ce monde, il y a du vrai et du faux, mais nous n’avons accès qu’à certaines de ces vérités, celles qui sont démontrables par notre cerveau-machine de Turing. Ce monde des Idées, c’est la Nature mathématique, où tout n’est pas rationnel, le terrain de jeu, le laboratoire, dans lequel le mathématicien peut conjecturer, faire des essais, expérimenter, presque comme ses collègues des autres sciences.

Au fil des siècles, les mathématiques ont accepté de nombreux nouveaux venus « irrationnels », qui allaient à l’encontre des paradigmes dominants. Nous avons été contraints d’affiner l’idée de Vérité en accueillant l’indécidable, mais aussi le complexe ou le vraisemblable.

Cette Vérité est bien chahutée aujourd’hui, qu’il s’agisse de mathématiques, de sciences, de philosophie, d’histoire, ou de journalisme. Nous sommes abreuvés d’abominables « fake news » déversés sur les réseaux sociaux. Nous devons rappeler sans cesse, et enseigner à nos enfants, l’importance de la raison, cette « capacité qu’a l’Homme », comme dit le dictionnaire de l’Académie, « d’ordonner ses pensées de façon universelle et nécessaire, d’associer des notions ou

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des faits de manière à en tirer des concepts, des démonstrations, des preuves ». Le lanceur d’alertes Hippase ne méritait vraiment pas son sort !

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27 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

LES NOMBRES IRRATIONNELS DU TIMÉE DE PLATON AU TRAITÉ D’ARCHITECTURE DE VITRUVE

par Pierre Gros, délégué de l’Académie des inscriptions & belles-lettres

Il nous est difficile aujourd’hui de saisir l’ampleur du séisme que

provoqua dans la pensée antique la découverte de l’incommensurabilité (sauf cas particuliers) de la diagonale du carré, ou du moins de l’impossibilité de la mesurer avec les unités utilisées pour le côté de la même figure, attribuée à un pythagoricien nommé Hippasos de Métaponte, qui était actif à la fin du VIe s. av. J.-C. et fut le maître d’Héraclite12. Ce personnage se serait noyé ou, selon d’autres traditions, aurait été jeté à la mer par ses condisciples pour avoir révélé, entre autres, la construction du dodécaèdre (fig.113), et le polygraphe néoplatonicien du Vème s. de notre ère, Proclus de Lycie, prolixe commentateur de Platon et d’Aristote, explique encore, en donnant un sens allégorique à l’anecdote, que « ce qui est irrationnel doit demeurer caché. Si l’âme veut pénétrer dans cette région secrète et la laisser ouverte, alors elle est entraînée dans la mer du devenir et noyée dans l’incessant mouvement de ses courants »14. L’irruption de ces valeurs rebelles à l’écriture fractionnaire dans un monde que les nombres (entendons les nombres entiers) étaient censés régir fut effectivement, et pour longtemps, ressentie comme une sorte de scandale ontologique et ouvrit des perspectives vertigineuses où les certitudes les mieux ancrées se trouvaient ébranlées.

12 B. Centrone, « Hippasos de Métaponte », dans Dictionnaire des philosophes antiques, III, Paris, 2000, p. 753‐755. 13 La démonstration de l’irrationalité du côté du dodécaèdre à partir de la construction d’un icosaèdre, selon le théorème 16 des Éléments d’Euclide (Manuscrit médiéval du Vatican qui nous transmet un texte et des figures commentés par Théon d’Alexandrie, mathématicien néoplatonicien du IVe s. apr. J.‐C.). Vat. gr. 190 (IXe siècle). Giorgio Stabile, dans Vedere i Classici. L’illustrazione dei testi antichi dall’età romana al tardo‐medioevo, Rome, 1996, p. 165‐166. 14 J.‐P. Delahaye, Le fascinant nombre π, Paris, 1997, p. 147. 

Fig. 1

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28 SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES – 24 OCTOBRE 2017

L’univers mathématique était donc fait de telle sorte que certaines de ses composantes, dont on allait bientôt découvrir qu’elles étaient aussi nombreuses que diverses, ne pouvaient s’exprimer comme le rapport de deux entiers, et demeuraient donc, à une époque où l’on ne savait pas manier les racines carrées et où l’on ignorait totalement les nombres décimaux, irréductibles à toute définition arithmétique ou géométrique ! Par voie de conséquence, l’univers dans sa globalité, que les cercles philosophiques les plus savants de l’époque, se représentaient comme une objectivité intégralement calculable, comportait des zones d’ombre. Les mots, négatifs pourrait-on dire, employés par Platon et par Euclide rendent bien compte de cette situation : les nombres irrationnels sont « arrèta », au sens propre (qu’on ne peut pas énoncer), et les grandeurs du même type sont « asummetra » (qu’on ne peut pas mesurer). Et Aristote, au seuil de sa Métaphysique, recense parmi les « étrangetés » (« thaumasia ») du monde sensible, au même titre que le phénomène des solstices, les dimensions qu’il est impossible d’évaluer exactement, même avec les plus petites unités (Mét. A, II, 983a, 15).

Notre propos n’est pas de retracer ici, fût-ce en termes sommaires,

les modalités de la réception des irrationnels dans la mathématique grecque, si bien décrites et expliquées par Arpad Szabo dans son livre fondateur paru à Budapest en 196915 et édité en français à Paris en 1977, ainsi que par David Fowler en 198716 et Maurice Caveing dans sa thèse publiée en 199817. Disons seulement que ce qui était d’abord apparu comme déconcertant devint une piste extraordinairement féconde lorsque Théodore de Cyrène, son élève Théétète d’Athènes, et Archytas de Tarente, ces deux derniers contemporains et amis de Platon, généralisant la notion d’irrationalité, établirent la théorie des incommensurables, telle qu’elle devait être ensuite exposée au livre X des Éléments d’Euclide : désormais les irrationnels sont des « puissances » (dunameis), c’est-à-dire des longueurs qui ne sont mesurables que potentiellement, par les surfaces qu’elles « peuvent », comme disaient autrefois nos mathématiciens, comme le prouve entre

15 Arpad Szabo, Anfänge der griechischen Mathematik, Budapest, 1969. 16 David Fowler, The Mathematics of Plato’s Academy : A New Reconstruction, Oxford, 1987. 17 Maurice Caveing, L’irrationalité dans les mathématiques grecques jusqu’à Euclide, Paris, 1998. 

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autres le fameux problème, paradigmatique dans son ordre, de la duplication du carré18.

Plus modestement nous voudrions examiner ici à la faveur d’un exemple singulier la façon dont ces valeurs ont été à la fois utilisées et escamotées dans la pratique architecturale antique, comme on le voit dans le De architectura de Vitruve, seul ouvrage ayant échappé au naufrage total de ce genre littéraire, et qui fut présenté à Auguste dans les années 30-25 av. J.-C.

Rappelons tout de même que très vite on avait cherché, et trouvé, les moyens d’intégrer les irrationnels à la science du calcul, pour des raisons certes pratiques, mais aussi en vertu d’exigences théoriques très prégnantes, puisque l’arithmétique et après elle la géométrie sont les seules disciplines, si l’on en croit par exemple le Platon du début du livre VII de La république, capables d’élever l’âme à la contemplation de la vérité, par-delà les apparences et les infinies variations de notre monde sublunaire19.

Pour ce faire, deux techniques furent utilisées, qui allaient être exploitées, sous une forme souvent cryptique, par Vitruve dans son Traité : il s’agit de l’approximation numérique et de la construction géométrique. Apparurent en effet, sans doute dès l’époque de Platon, des formules d’approximation des premières racines. Théon de Smyrne, le glossateur du IIème siècle, nous en a conservé une, celle des deux colonnes d’entiers appelés respectivement « côtés » (pleurikoi arithmoi) et « diagonales » (diametrikoi arithmoi)20, et Platon du reste présente lui-même 7, racine de 49, comme la « diagonale rationnelle » de 5, c’est-à-dire la valeur entière la plus proche de la diagonale du carré de côté 5, racine de 50, à une unité près21.

18 Vitruve, IX, praef. 4 seq. 19 Platon, République, VII, 522c‐527e. 20 Théon de Smyrne, Expositio rerum mathematicarum ad  legendum Platonem utilium,  I, 31. VoirM. Caveing, op. cit., p. 62 seq. et A. Szabo, op. cit., p. 272‐277. 21 Platon, République, VIII, 546c. 

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Parallèlement, une méthode graphique de détermination des irrationnels fut mise au point par Théodore de Cyrène, contemporain de Socrate et de Philolaos de Tarente, dont Théétète, dans le dialogue platonicien qui porte son nom, relate l’invention, d’une façon trop rapide pour qu’elle soit tout de suite comprise, mais dont l’ambiguïté a été levée dès les années cinquante du siècle dernier : « concernant quelques-unes des « puissances », Théodore, dit le jeune mathématicien, a montré que V3 et V5 ne sont pas commensurables à l’unité, et il a continué à les étudier une par une jusqu’à V17, au-delà de laquelle, pour je ne sais quelle raison (pôs), il s’est arrêté »22. J. H. Anderhub et après lui J. Bousquet ont montré que la méthode en question était celle de la genetrix irrationalium, à savoir une spirale qui requérait seulement l’emploi de la règle et de l’équerre (fig. 223), et dont le développement cessait d’être lisible après la mise en place de V17 puisque, comme on le voit sur cette figure, les triangles se chevaucheraient, ôtant ainsi toute clarté pédagogique au croquis24. Indépendamment du fait que nous rencontrons ici sous sa forme la plus palpable le goût des mathématiciens grecs pour la représentation des nombres au moyen de segments de droite, qui est en apparente contradiction avec le principe platonicien selon lequel les composantes de l’arithmétique ne possèdent pas de corps visibles mais sont de purs produits de la pensée25, nous mesurons à cette occasion le caractère à la fois profond et empirique de l’exploration de l’irrationalité dans les cercles néo-pythagoriciens de cette époque.

Enfin, il nous faut dire un mot de la notion de médiété, l’un des sommets de l’arithmétique pythagoricienne, qui consiste en des formules algébriques identifiant des séries de trois nombres ou trois grandeurs unies entre elles par des rapports fixes et récurrents, que le mot grec « analogia » définit globalement. Leur fonction est de mettre en œuvre

22 Platon, Théétète, 147d. 23 La genetrix irrationalium, d’après J. Bousquet. 24  J.  H.  Anderhub,  Jocaseria  aus  den  Papieren  eines  reisenden  Kaufmanns, Wiesbaden,  1941,  p. 159  seq. ; J. Bousquet, Le trésor de Cyrène, Fouilles de Delphes, II, Paris, 1952, p. 79 et p. 102‐103. 25 Platon, République, VII, 525d‐526. Voir A. Szabo, op. cit., p. 283‐287 et p. 366 seq. 

Fig. 2

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des chaînes analogiques applicables à tous les arts qui recourent aux mathématiques, de la musique (la gamme antique, rappelons-le, quelle que soit sa catégorie, se définit moins par ses notes que par ses intervalles) à l’architecture (où la géométrie règne sur les tracés régulateurs). Cette notion de médiété est bien ignorée aujourd’hui, malgré le destin exceptionnel de l’une d’entre elles, la médiété géométrique, connue de Platon, qui en fait, dans le Timée, la base de l’échelle harmonique de l’ « âme du monde », et la désigne à ce titre comme la plus belle des liaisons (« analogia kallista »)26 ; elle sera,

comme les autres, théorisée par Euclide (Eléments VI, définition 3 et proposition 30) : c’est celle qu’on désigne par le « partage entre moyenne et extrême raison » , et qui, dans la partition d’un segment de droite coupé en deux parties inégales a et b, permet d’établir un rapport d’équivalence entre a+b/a (entre la totalité et la plus

grande partie) et entre a/b (entre la plus grande et la plus petite partie) (fig. 327 et 428).

Ce type de montage arithmétique et géométrique apparaît ainsi

conçu de telle façon que dans une progression, tous les termes jouent le même rôle les uns par rapport aux autres29. C’est ce que Luca Paccioli di Borgo appellera en 1509 la « section dorée »30 ; la valeur du rapport en question, irrationnelle, 1, 618…, recevra le nom de la lettre grecque phi, d’après Phidias, au début du XXème siècle, et deviendra par la même

26 Platon, Timée, 31c, 32a‐c.  27 La médiété géométrique de partition (partage entre moyenne et extrême raison). 28 La construction de cette médiété de partition selon Euclide, Éléments VI, proposition 30, dans l’édition « en couleurs »  (à des  fins pédagogiques !) d’Oliver Byrne  (Londres, 1847). Réédition anastatique commentée par W.  Oechslin,  Cologne,  2010.  Les  figures  et  les  diagrammes  de  cette  édition  victorienne  évoquent irrésistiblement les compositions de Mondrian. 29 L. Frey, « Médiétés et approximations chez Vitruve », dans RA, 1990, p. 285‐330. 30 L. Pacioli di Borgo, De divina proportione, Venise, 1509. 

Fig. 3

Fig. 4

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occasion le nombre d’or. De Matila Ghika à Priya Hemenway ou à Fernando Corbalan, de 1931 à 2012, ce « code secret », cette « formule mystérieuse », ce « langage mathématique de la beauté » fera l’objet de spéculations mystico-cosmologiques qui sont restées globalement étrangères à l’Antiquité classique31, même s’il semble que cette relation ait été mise en œuvre dans certains monuments grecs, comme l’a rappelé récemment Fr. Bommelaer32. Mais ces rencontres restent fortuites, et dans un livre paru en 2014, significativement intitulé Le Nombre d’or. Radiographie d’un mythe, Marguerite Neveux et Herbert Huntley ont montré d’une façon qui nous paraît définitive que prêter aux architectes antiques une quelconque prédilection pour le nombre d’or comme moyen de construire harmonieusement serait céder aux sirènes d’une mythologie moderne.

Au bout de la chaîne de transmission, Vitruve, qui n’est assurément pas un mathematicus, mais qui vient tout de même après Eudoxe de Cnide et Euclide, a appliqué, à sa manière, certaines de ces méthodes d’approche, qui sont pour lui autant de moyens de réduire le rôle des incommensurables, ce qu’il appelle « cette sorte de nombre que les multiplications ne permettent pas de trouver » (IX, praef. 4) dans un discours sur les normes architecturales qu’il souhaite intégralement cohérent, et transmissible à travers des opérations simples, faciles à exprimer et à comprendre.

Pour saisir le contenu des nombres et des rapports numériques énoncés dans le De architectura, nous suivrons la méthode de notre regretté ami L. Frey, qui consiste à ne pas s’en tenir à la lettre des prescriptions mais à retrouver les procédures qui les ont engendrées33. Et à vrai dire cela consiste à restituer aux notices vitruviennes leur véritable valeur pratique. Indépendamment de la volonté particulière au théoricien latin de simplifier son énoncé pour des non spécialistes, le problème n’est pas nouveau, c’est celui du conflit latent entre, d’une part,

31  M.  Ghyka,  Le  nombre  d’or,  rites  et  rythmes  pythagoriciens  dans  le  développement  de  la  civilisation occidentale,  2  vol.,  Paris,  1931 ;  P. Hemenway,  Le  code  secret.  La  formule mystérieuse  qui  régit  les  arts,  la nature et  les  sciences, Cologne, 2008 ; F. Corbalan, Le nombre d’or. Le  langage mathématique de  la beauté, Paris, 2012. 32 F. Bommelaer, « Pourquoi le « nombre d’or » ? », dans Dialogues d’histoire ancienne, Supplément 12, 2014, p. 213‐224. 33 L. Frey, loc. cit.  

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les nécessités imposées par le cahier des charges et la facturation des travaux, le caractère minutieux des comptes de chantier dont l’épigraphie grecque nous conserve des exemples excluant l’intrusion de mensurations qui n’eussent pas été transposables en nombres entiers ou fractionnaires de mesures ou de modules, et d’autre part les commodités des montages géométriques faisant intervenir tacitement des valeurs irrationnelles. Ces derniers subsistent seulement à l’état de trace chez Vitruve, sauf dans le cas du plan des atriums de troisième catégorie, dont la longueur est obtenue, dit-il explicitement, par le rabattement de la diagonale d’un carré construit sur la largeur.

Mais le plus souvent ces procédures très simples et largement

utilisées par les bâtisseurs sont dissimulées sous des rapports numériques dont la clarté n’est pas toujours la qualité dominante. Pour ne prendre, parmi beaucoup d’autres, qu’un exemple significatif choisi pour sa simplicité, nous retiendrons celui qui est sous-jacent à l’énoncé des proportions de la baie de la porte du temple dorique, au livre IV : « Que la hauteur soit divisée en douze parties, et que de celles-ci on prenne cinq et demie pour obtenir la largeur de l’ouverture à sa base ». Cette relation de 12/5,5, assez difficile à réaliser concrètement, perd toute opacité à partir du moment où l’on observe qu’elle correspond à une excellente valeur approchée de V5, rapport qui, lui, se construit avec beaucoup plus de facilité par le rabattement de la diagonale d’un rectangle de côtés 1 et 2 (fig. 534).

L’approximation est plus satisfaisante, il est intéressant de le

souligner, que celle de 7 pour racine de 50, proposée par Platon dans le texte cité plus haut.

Des manipulations du même genre sont décelables dans de nombreux autres passages des livres I à VI du De architectura, consacrés à la construction des édifices publics et privés35, et excluent dans le principe le recours au rapport phi qui a parfois été postulé dans

34 La baie de la porte dorique, d’après P. Gros, Vitruve, livre IV de la CUF. 35 Voir notre étude intitulée « Nombres irrationnels et nombres parfaits chez Vitruve », dans MEFRA, 88, 1976, p. 669‐704, reprise dans Vitruve et la tradition des traités d’architecture, Collection EFR 366, Rome, 2006, p. 75‐111. 

Fig. 5

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le Traité, comme l’a proposé naguère par exemple l’architecte J. Vicari36. Mais cette recherche de la clandestinité des irrationnels, ou plutôt cet effort pour les gommer en quelque sorte derrière des systèmes strictement numériques plus ou moins approximatifs atteignait rapidement ses limites, quel que soit par ailleurs le désir de l’auteur d’élever l’architecture au rang d’un « art libéral » en passant du graphisme à l’écriture. C’est là ce qu’il appelle pudiquement les difficiles symmetriarum quaestiones (I, 1, 4), les difficiles questions posées par les relations proportionnelles. Il recourt alors, comme à regret, à des figures, placées, indiquent les manuscrits, en bas de la page ou à la fin du chapitre ou du livre, et que malheureusement la tradition n’a pas conservées. Mais il n’est pas besoin d’être grand clerc pour constater que ces figures prenaient le relais du texte uniquement quand la réalisation du volume ou du décor en question ne pouvait s’effectuer qu’au moyen du compas, ce qui implique l’introduction d’éléments non commensurables et donc inévitablement, pour le théoricien, indescriptibles avec les ressources de la langue technique qu’il maîtrise. C’est ce qui se produit par

exemple pour le chapiteau ionique (fig. 637) dont il commence à expliquer la construction de la volute (III, 5, 5-7)38 à partir de ce que lui fournit une version simplifiée du De

spiralibus d’Archimède (fig. 739 et 840) ; mais rapidement il s’arrête, renvoyant à ce qu’il appelle une

forma assortie d’une ratio, c’est-à-dire un croquis légendé (fig. 941)42.

36 J. Vicari, « Actualité de l’architecture gréco‐romaine », dans Mélanges Collart, Lausanne, 1976, p. 335 seq. 37 Un chapiteau ionique du temple d’Artémis Leucophryène de Magnésie du Méandre. Cliché P. Gros. 38 M.  Losito,  « La  ricostruzione  della  voluta  del  capitello  ionico  vitruviano  nel Rinascimento  italiano »,  dans Vitruvio. De architectura, a cura di P. Gros, II, Turin, 1997, p. 1409‐1428. 39 La spirale d’Archimède : schéma de construction, d’après un manuscrit médiéval du Vatican. 40 La construction des volutes du chapiteau ionique d’Archimède à Palladio, selon M. Losito. 41 Les proportions modulaires du chapiteau vitruvien. 42 B. Wesenberg, Beiträge zur Rekonstruktion griechischer Architektur nach literarischen Quellen, Berlin, 1983, p. 132‐143 et fig. 8‐13 ; L. Frey, « Pour un modèle du chapiteau ionique vitruvien », dans RA, 1992, p. 37‐63. 

Fig. 6

Fig. 7

Fig. 8 Fig. 9

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Nous nous arrêterons un instant sur l’entasis, le léger renflement de la partie médiane de la colonne, cette correction additive destinée à éviter que les supports verticaux ne paraissent se rétrécir en leur centre si leurs fûts sont rectilignes. L’auteur n’en tente même pas une

description rapide ou partielle, demandant seulement à son lecteur de se reporter au dessin placé au terme du volumen. Or il se trouve que l’une des méthodes du tracé de cette correction optique nous a été conservée sur la paroi interne du grand sanctuaire oraculaire de Didyme, près de Milet, en Asie Mineure (fig. 1043 et 1144) :

L. Haselberger a en effet relevé sur ce mur, qui n’a jamais été ravalé, près de 200 m2 de dessins préparatoires, qui rassemblent les différentes parties de l’ordre du petit temple (naïskos) qui devait s’élever dans l’immense

cour à ciel ouvert45. Il s’agit d’un dessin compliqué dont cet archéologue a restitué les éléments effacés, et où la colonne est représentée avec sa base en largeur réelle (1/1) mais où sa hauteur est ramenée au 1/16°, ce qui permet de tracer commodément la portion de cercle correspondant au renflement souhaité (fig. 1246 et 1347). Si la hauteur avait été dessinée sans réduction, le diamètre du cercle en question aurait dépassé le kilomètre en longueur, ce qui eût rendu le dessin impraticable. 43 Restitution axonométrique du sanctuaire de Didyme. 44 Vue de la cour intérieure du même. Cliché P. Gros. 45  L.  Haselberger,  « Werkzeichnungen  am  jüngeren  Didymaion »,  dans  Istanbuler  Mitteilungen,  30,  1980, p. 192‐215 et 33, 1983, p. 91‐123. 46 Restitution du dessin de l’entasis par L. Haselberger. 47 Autre exemple de dessin préparatoire avec remords. La base de la colonne. L. Haselberger. 

Fig. 11

Fig. 12

Fig. 13

Fig. 10

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On voit bien, devant ce schéma, datable du milieu du IIIe s. av. J.-C., et dont on ignore évidemment s’il est semblable à celui de Vitruve, que même sous une forme simplifiée il dépasse les capacités de formulation et de conceptualisation du théoricien. Et, plus que tout, dans la perspective qui est la sienne, cette correction optique, comme toutes les autres (songeons par exemple aux scamilli impares, ces « petites banquettes inégales » destinées à assurer un léger gonflement du stylobate pour éviter que sa surface horizontale n’apparaisse concave), se révèle totalement incompatible avec l’invariant spécifique du De architectura, qui est la symmetria, mot grec que Vitruve traduit par commodulatio, et qui désigne la commensurabilité de toutes les composantes d’une œuvre complexe, fondée sur le recours à un module (modulus : petite mesure) dont on doit retrouver en tout point les multiples ou les sous-multiples exprimés en nombres entiers ou fractionnaires (III, 4, 5). Il n’est pas indifférent de relever que dans la définition de ce système, Vitruve prend toujours soin de souligner la relation privilégiée des parties au tout : un monument n’est pas la somme aléatoire de ses parties, mais sa totalité constitue pour chacune d’entre elles la référence ultime. Nous croyons déceler dans cette exigence du commensus responsum, la seule trace, ténue mais tenace, du prestige de la médiété géométrique évoquée plus haut, dont le principe fondamental est, nous l’avons vu, de maintenir un rapport analogique entre les parties et le tout, mais dépouillée chez Vitruve de son habillage irrationnel.

De fait, l’application de cette commodulatio ou transparence rationnelle est au cœur même de la pensée et de la praxis de Vitruve, car il ne s’agit pas seulement pour lui d’une simple exigence technique, ni même d’un gage d’harmonie (eurythmia), c’est aussi et d’abord le fondement de la légitimité de l’activité architecturale, ce qu’il appelle sa veritas, dans la mesure où elle est censée refléter le geste même du démiurge et constituer dans son registre une imitation (« mimèsis ») directe de la nature (IV, 2, 5-6). Il entend nous en administrer la preuve en décrivant au début de son troisième livre la création la plus élaborée de cette nature, à savoir l’être humain dans sa version accomplie, l’homo bene figuratus (III, 1, 2-3). On a parfois voulu voir dans cet important excursus une simple extension des systèmes métrologiques fondés sur les dimensions du corps humain, selon le schéma suggéré dès le début

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de l’époque classique, par le célèbre relief de l’Ashmolean Museum d’Oxford (fig. 1448)49.

Mais l’ambition de Vitruve est tout autre. Là encore les harmoniques pythagoriciennes d’une telle conception ont pu être établies, et l’on a

même tenté, avec quelque succès croyons-nous, d’en attribuer, la paternité à Philolaos, philosophe contemporain de Socrate50. Ce texte de III, 1, 2 a souvent été repris, interprété et surtout transcrit graphiquement sous des formes extraordinairement diverses, dont la plus belle,

même si elle ne suit pas exactement la lettre de la notice latine, est le « compagnon parfait » de Léonard de Vinci (fig. 1551)52.

Peu de dessins ont connu, vous le savez, un destin aussi brillant et des utilisations aussi nombreuses que celui-ci. Ce qui nous retiendra en l’occurrence c’est que Vitruve s’inspire d’une version numérisée, si l’on peut dire, du « Canon » de Polyclète, et dont on s’accorde à reconnaître l’image la plus fidèle dans la copie romaine la mieux conservée du « Doryphore » du grand sculpteur de l’époque classique, celle de Naples (fig. 1653)54.

Notre auteur s’applique donc, pour asseoir sa thèse du caractère originel et naturel de ses montages rationnels, à établir une sorte de chaîne relationnelle entre toutes les mensurations de cet homme plastiquement idéalisé au moyen de rapports simples, dérivés tantôt d’un système décimal, tantôt d’un système duodécimal.

48 Le relief de l’Ashmolean Museum et son intégration selon B. Müller ‐ Hüber. 49 B. Müller‐Hüber, Der Entwurf des Künstlers. Bildhauerkanon in der Antike und Neuzeit, Bâle, 1992, p. 36‐39.  50 Notre commentaire dans l’édition de la CUF, Vitruve. De l’architecture, livre III, Paris, 1990, p. 61‐66. 51 Le « compagnon parfait » de Léonard de Vinci. 52  P.  Gros,  « La  géométrie  platonicienne  de  la  notice  vitruvienne  sur  l’homme  parfait »,  dans  Annali  di Architettura, 13, 2001, p. 15‐24, repris dans Vitruve et la tradition des traités d’architecture, op. cit., p. 447‐457. 53 Le Doryphore et le Canon de Polyclète (vue partielle), selon E. Berger. 54 E. Berger, « Zum Kanon des Polyklet », dans Polyklet, der Bildhauer der griechischen Klassik, Francfort, 1990, p. 156‐184. 

Fig. 14

Fig. 15

Fig. 16

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La difficulté de l’entreprise réside à vrai dire dans le fait que, plusieurs chercheurs l’ont noté depuis longtemps, toutes les mesures des parties du corps de cette statue entretiennent entre elles des rapports irrationnels, et que plus précisément deux mesures voisines y sont toujours liées par la relation dite des carrés dynamiques, obtenue par le rabattement de V255. Vitruve ne confère à sa notice une apparence de rigueur strictement arithmétique qu’en procédant, une fois de plus, à des approximations plus ou moins sommaires des données dont il disposait, ou que lui avait transmises une source hellénistique, elle-même plus ou moins simplificatrice. Tout se passe comme si, sous la surface bien lissée d’un texte dont les données numériques sont apparemment maîtrisées, pointait encore et toujours l’irréductible rugosité des valeurs non commensurables.

Nous clorons là ces trop rapides incursions dans un système de

pensée qui, même à travers le prisme passablement réducteur du De architectura, nous oblige à une conversion de notre mode de raisonnement. Non sans avoir constaté toutefois que, ironie sinon de l’histoire, du moins d’une certaine forme d’épistémologie, le règne du nombre d’or, pour revenir d’un mot sur une question très actuelle, si l’on en croit une littérature qui a le vent en poupe, s’étend maintenant à tous les domaines de la nature ou de l’activité humaine: nous sommes conviés à le retrouver en effet aussi bien dans le microcosme que dans le macrocosme, de la pomme de pin ou du chou romanesco à la voie lactée et plus généralement dans le monde des fractales, telles que Hubert Mandelbrot les a définies en 1976, ainsi que dans tous les arts plastiques, de la façade du Parthénon, à tort semble-t-il56, à la « Cène » de Léonard de Vinci ou à l’ «Ecole d’Athènes » de Raphaël. Plus que jamais apparaissent dès lors radicalement battus en brèche, si du moins l’on s’en tient aux généralités théoriques, les efforts jadis déployés par Vitruve pour sauver coûte que coûte ce qu’il croyait être la rationalité de son art et plus encore celle de l’univers qui était censé la cautionner.

55 R. Tobin, « The Canon of Polykleitos », dans AJA, 79, 1975, p. 307 seq. ; P. Gros,  loc. cit., dans Vitruve et  la tradition des traités d’architecture, p. 81‐82.  56  E.  Berger,  « Zum  Mass‐  und  Proportionssystem  des  Parthenon.  Ein  Nachwort  zur  Diskussion  des Bauentwurfes », dans Parthenon‐Kongress, Bâle, 1984, I, p.119‐174 et II, p. 377‐404.  

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L’IRRATIONNEL ET L’IMPOSSIBLE, LE RÉSIDU ET L’IRRÉDUCTIBLE

par Jean-Luc Marion, délégué de l’Académie française

L’irrationnel ne se dit pas qu’en un seul sens, comme l’ont souligné les quatre communications que nous venons d’entendre. Mais nous sommes tous spontanément d’accord avec le célèbre dessin de Goya, et son commentaire : « Le sommeil de la raison produit des monstres » (même si, comme l’a suggéré C. Delsol, tel n’était pas l’intention de Goya, qui songeait plutôt, en fait de sommeil de la raison, à la Terreur). Il va de soi, du moins nous semble-t-il, que, si la raison s’assoupit, l’irrationnel se renforce, au point de submerger la frontière du monde où règne la rationalité et où, par suite, nous pouvons nous penser «comme maîtres et possesseurs de la nature», précisément par nos pensées et ce que nous pensons avec elles. D’où une question : cette frontière, tenons-nous la encore et, si oui, comment ?

Remarquons d’abord que, depuis au moins Descartes, qui pensa selon l’ordre et la mesure en vue d’établir une Mathesis universalis, la modernité a toujours conçu l’irrationnel comme une frontière provisoire et jamais définitivement fixée. S’avère rationnel tout ce qui peut le devenir, c’est-à-dire tout ce qui peut se réduire à des éléments plus simples, permettant une intelligibilité exhaustive de la question en jeu. À commencer par les énoncés liés aux sciences les plus abstraites : ainsi un nombre réel x est rationnel s’il existe des entiers rationnels, a et b, tels que ax=b, car le tout est rationnel quand il se réduit à la somme de ses parties, chacune parfaitement intelligible ; dans ce cas, certains nombres irrationnels (ainsi √2) sont algébriques, puisqu’ils peuvent entrer dans un calcul ; et d’ailleurs l’algèbre s’est constituée en s’attaquant à des ensembles bien définis, mais autres que ceux des nombres usuels (par exemple non arithmétiques, mais géométriques) et en utilisant des formules comprenant des inconnues (considérées comme si elles étaient connues, commente Descartes). Chaque science se constitue en découvrant une méthode pour objectiver (mesurer, calculer, réduire) un domaine auparavant tenu pour irrationnel : dès lors, abolissant la limite

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intangible que les Grecs constataient devant le changement (metabolê), a-t-on pu, avec Galilée, mesurer le mouvement local pour commencer, puis d’autres domaines de la physique. Chaque fois que la philosophie a conçu de nouvelles méthodes d’objectivation, une nouvelle science a, dans son domaine, rationalisé un certain champ irrationnel.

Cette conquête continue, qui définit la modernité, rencontre

pourtant une condition et une limite. – La condition tient à l’établissement des éléments originels, supposés absolument simples et parfaitement intelligibles. Que sont ces « atomes d’évidence » (pour reprendre une formule d’O. Hamelin), peut-on les admettre tels ? Ce qu’on nommait l’idea vera, « claire et distincte », ou les concepts élémentaires, indivisibles, les catégories (selon Aristote, Kant et Husserl), ou les « natures simples » (pour parler comme Descartes) doivent toute leur primauté à leur caractère a priori. Mais connaître a priori suppose une philosophie transcendantale, disposant de principes universels, unifiés et absolus. Or, aujourd’hui, aucune philosophie sérieuse ne se prétend plus transcendantale. On pourrait même caractériser la post-modernité philosophique, notre temps, par la critique obstinée de tout a priori. La condition qui définirait le possible manque, d’où la crise des sciences modernes. – Dès lors, la limite devient évidente : nous devons continuer à réduire l’irrationnel, mais sans nous appuyer sur l’assurance de concepts a priori. Même si, selon la mise en garde de Kant, les concepts seuls restent «vides», tant que ne les valident pas des intuitions parfaites, qui, réciproquement, resteraient «aveugles», si elles ne s’ajustaient pas à des concepts, il nous arrive de plus en plus souvent de connaître sans pouvoir synthétiser adéquatement des objets selon des concepts correspondant à des intuitions adéquates. Il nous a donc fallu envisager une nouvelle voie pour rationaliser l’irrationnel, une méthode de compréhension : l’interprétation (herméneutique), la donation de sens (Sinngebung, dit Husserl), où la rationalité de la chose ne viendrait plus par imposition de concepts a priori, mais laisserait pour ainsi dire la chose même dévoiler son sens, se montrer comme elle se donne.

La reconquête de la rationalité sur les terres provisoirement

inconnues reste le but, mais par d’autres moyens. Il se pourrait d’ailleurs

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que les sciences fondamentales contemporaines le comprennent déjà mieux que l’opinion publique philosophique, si l’on ose l’expression.

Si la reconquête de la rationalité sur l’irrationnel n’admettait pas

ces deux difficultés, si elle ne s’ouvrait pas à l’interprétation au-delà de l’objectivation, elle virerait au dogmatisme du rationalisme métaphysique. Ce dogmatisme a pu, par exemple de Locke à Fichte à propos de la possibilité de toute Révélation, tenter d’exclure par avance et a priori l’impossible. Il supposait ainsi que la raison puisse se définir statiquement et a priori, alors qu’elle ne se perçoit qu’en action, c’est-à-dire en s’exerçant, à rendre rationnel l’irrationnel. Or, si l’impossible ne se conçoit que comme la limite du possible, le possible lui-même ne se définit (en métaphysique) que par une tautologie : relève du possible ce qui ne se contredit pas, donc ne se contredit pas dans le concept, c’est-à-dire dans notre concept, selon notre conception. Mais justement, comment ne pas soupçonner que la possibilité des choses puisse parfois outrepasser ce que notre concept conçoit hîc et nunc ? Il y a plus de choses dans le monde et sous le ciel que ce que la philosophie peut en concevoir et il se pourrait que l’impossible ne désigne pas un immuable interdit, mais un moment de notre incompréhension. Oubliant le principe de l’augmentation toujours possible des sciences au profit d’un dogme de la science, la modernité en a fait un simple projet et effet de la volonté de puissance, et finalement, nous demande de croire à la science au moment même où elle voudrait éliminer la foi.

Ainsi comprend-on que la dénégation de l’irrationnel ait pu

étrangement conduire, dans les totalitarismes du siècle dernier, au délire idéologique et transmuer la rationalité abstraite en tyrannie politique. Si un fou n’est pas celui qui a perdu la raison, mais celui qui a tout perdu sauf la raison (Chesterton), on ne s’étonnera pas que n’accepter que la raison puisse parfois conduire aussi à la folie. Car l’idéologie de la rationalité, quand elle exige de croire en la science, au lieu de seulement la comprendre, devint l’allié des totalitarismes, pour se retourner in fine contre les sciences réelles (ainsi la « science allemande » des nazis imposant le racisme biologique, et le « matérialisme scientifique » aboutissant à la génétique de Lissenko). Plus généralement, le dogme de la rationalité réduite à l’objectivisation a, en fait, rendues impensables

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les plus hautes questions de la métaphysique et a fini par les disqualifier comme irrationnelles. Ainsi, le monde ne peut se réduire à une totalité exhaustive d’objets, comme l’atteste la crise écologique des déchets irrécupérables. L’âme ou l’esprit ne peut non plus se réduire à ce que l’intelligence artificielle (oxymore ou énigme) objective des processus cérébraux, comme le prouve l’invasion souterraine, partout, de ce que nous ne savons plus nommer que par son contraire, l’inconscient (devenu ainsi le dernier nom de la conscience). Dieu enfin, qui surpasse par définition toute définition, tout concept et toute cause, ne peut se réduire à ce que la métaphysique atteint au fil conducteur du principe de raison suffisante, cette causa sui conduisant à la supposée « mort de Dieu ». Mais la question de Dieu survit à la « mort de Dieu », qui constitue l’équivalent moderne de l’apophase des Pères. Ainsi, le culte exclusif de l’objectivation peut, comme dans ces trois cas exemplaires, conduire à l’irrationalité effrénée.

Il s’agirait donc de ne pas réduire la raison aux simples limites de

la rationalité d’objets. Cette tentative n’a rien d’impossible ni rien d’irrationnel, puisque de fait les sciences (humaines et sociales, mais aussi les sciences dites « dures ») ont déjà et depuis longtemps complété la constitution des objets parfois impraticable par les ressources de l’herméneutique. Connaître autrement que par constitution d’objet revient à pratiquer l’herméneutique de ce qu’on a pu appeler les phénomènes saturés, ceux où le flux de l’intuition effectivement dispensée outrepasse la capacité de synthèse du ou des concepts disponibles. Comme dans le cas exemplaire du recours à deux modèles inconciliables (ainsi la théorie ondulatoire et la théorie corpusculaire de la lumière) pour un unique phénomène intuitionné. C’est d’ailleurs la tâche propre aux arts et à la littérature que de redoubler la constitution d’objets par l’interprétation des phénomènes saturés. Car les sens les plus sensuels s’avèrent d’emblée spirituels. L’inouï lui aussi se fait entendre si le reçoit le génie de nouveaux musiciens, l’invu se fait voir si le reflète l’œil de nouveaux peintres, l’intact se fait sentir si le touchent de nouvelles caresses, l’inodore exhale de nouveaux parfums pour qui sait les respirer et l’insipide se savoure par l’alchimie de nouvelles cuisines. Il n’est pas jusqu’à la vie des autres, ce secret absolu d’eux pour moi et moi pour eux, qui ne

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devienne accessible immédiatement par les livres des écrivains et les mots des poètes : nous comprenons mieux notre histoire collective en lisant Guerre et Paix, les Mémoires d’Outre-Tombe ou Voyage au bout de la nuit et La France contre les robots, qu’en compulsant les statistiques de l’OCDE ; nous démêlons mieux l’histoire individuelle de nos passions en consultant La Chartreuse de Parme et Un amour de Swann, que des manuels de psychologie élémentaire ou de développement personnel. C’est de cette manière aussi, voire surtout, que l’irrationnel devient rationnel, mais sans passer toujours par l’objectivation : l’intuition, indissociablement sensible et spirituelle, contribue à reconquérir l’irrationnel autant que le peut l’entendement rationnel. Il faut donc conclure que l’irrationnel reste un concept provisoire, indiquant une transition en principe toujours possible vers la rationalité, au point que la notion de progrès scientifique équivaut presque à une tautologie. Mais cette transition ne peut s’accomplir que si la rationalité ne se fige pas dans un dogmatisme rationaliste, que si la raison elle-même admet la pluralité de ses acceptions et de ses processus. Car l’objectivation n’en épuise pas plus les ressources que l’objet n’offre la seule figure du connaissable. Kant assumait que les deux concepts suprêmes de la métaphysique dépendent encore d’un autre, « plus haut », celui d’objet57. On le contestera pourtant : l’objet ne désigne qu’un domaine parmi d’autres de ce que la raison arrache à l’irrationnel. Plus haut que l’objet se trouve le phénomène, ou plus exactement la division entre les objets, ces phénomènes pauvres ou de droit commun soumis à un je pense constituant, et les phénomènes saturés, marqués de leur événementialité, événements qui arrivent (éviennent disait Péguy) et s’imposent d’abord au je appelé à leur répondre après coup.

Pour affronter l’irrationnel, il faut faire droit à la raison, mais la

raison au sens le plus large. « Il n’y a pas plus de philosophie contre la raison, qu’il n’y a de bataille contre la guerre, d’art contre la beauté, de foi contre Dieu » (Péguy).58 En fait, notre temps expérimente indubitablement que l’art peut s’opposer à la beauté et parfois la foi à 57 Kant, Critique de la raison pure, A 290, B 346. 58 Péguy, Note sur M. Bergson et  la philosophie bergsonienne, dans Œuvres en prose complètes, éd. R. Burac, «Pléiade», t. III, Paris, Gallimard, 1992, p. 1274.  

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Dieu ; mais il vérifie aussi qu’il n’y a pas de bataille contre la guerre (ne la laisse-t-on pas prospérer en paix ?) et surtout pas de philosophie contre la raison – à condition du moins que la philosophie ne déraisonne pas en s’imaginant définir les limites de la rationalité et détenir les clés de l’irrationnel. En fait, la raison doit affronter les événements tels qu’ils résistent à l’objectivation et exigent une interprétation. Non seulement que nous les interprétions à partir de notre raison, supposée définie, mais surtout que nous nous nous laissions interpréter par eux, qui nous enseigneront alors peut-être ce que Nietzsche nommait une « grande raison »59. À cette condition, nous pourrons reconquérir la rationalité de ce qui nous échappe en ces temps de nihilisme : la naissance et la mort, la souffrance et la vie, le don et l’abandon, Dieu et notre esprit.

Nous pouvons désormais revenir aux rêves et à la raison. Car il

n’est pas sûr que les uns excluent l’autre, et que la raison les dissipe. Car, selon ce qu’en rapporte son biographe Adrien Baillet, Descartes savait rendre rationnels ses rêves en restant dans son sommeil : « Ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que, doutant si ce qu’il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida, en dormant, que c’était un songe, mais il en fait encore l’interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le Dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble ; et que le recueil de poésies, intitulé Corpus poetarum, marquait en particulier, et d’une manière plus distincte, la Philosophie et la Sagesse jointes ensemble. Car il ne croyait pas qu’on dût s’étonner si fort de voir que les Poètes, même ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des Philosophes »60. Comme on le voit, Descartes déjà (et pas seulement Freud) savait déjà interpréter rationnellement ses trois rêves et y reconnaître en images les figures de sa théorie de la science. Mais surtout, il avait compris que rien ne fait exception à la pensée (à la cogitatio), même pas les rêves ou les songes, même pas ce qui attend sa correcte interprétation pour devenir rationnel ; et que rien n’échappe

59 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, 4, « De ceux qui méprisent la chair ». 60 Descartes, Olympica, éd. C. Adam & P. Tannery, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 19662, t. X, p. 184 et Études du bon  sens,  La Recherche de  la Vérité et autres écrits de  jeunesse  (1616‐1631), édition,  traduction, présentation  et  notes  de V. Carraud  et G. Olivo  (avec  la  collaboration de  C. Vermeulen),  Paris,  PUF,  2013, p. 104. 

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au champ de la pensée, donc à la raison au moins potentielle – la raison potentielle, que l’irrationnel ne borne pas, mais qu’il appelle silencieusement. On doit l’écouter.