pour une lecture théologique de l'histoire chez newman nrt 1126 (1990) p.821-842 olivier de...

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  • Pour une lecture thologique de l'histoirechez Newman

    Avant de nous laisser guider par Newman vers une lecture tho-logique de l'histoire, comment ne pas tenter de brves modulationssur son pistmologie ? Qu'il me soit permis de les introduire parquelques vers de Paul Claudel dans ses Cinq Grandes Odes:

    Que me parlez-vous de la musique? Laissez-moi seulement mettremes sandales d'or!

    Je n'ai pas besoin de tout cet attirail qu'il lui faut. Je ne demandepas que vous vous bouchiez les yeux.

    Les mots que j'emploie,Ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mmes!...Ce sont vos phrases mmes. Pas aucune de vos phrases que je

    ne sache reprendre'!

    Dira-t-on que la Grammaire de l'Assentiment est Newman ceque V Art potique est Claudel? Avant d'tre un ouvrage d'pist-mologie, la Grammaire exprime le cheminement d'une intelligencevers la lumire d'un acte de foi pleinement pacifi. Mais elle estaussi un plaidoyer pour la foi ordinaire des chrtiens ordinaireset l'aboutissement de prs de vingt-cinq ans d'efforts en vue demettre au clair une philosophie de la connaissance2. Celle-ci plongeses racines dans les tudes du jeune fellow au Collge d'Oriel partir de l'anne 1822. C'est sans doute pourquoi Newman s'ymontre plus anglais que jamais! A 70 ans, remis de bien des preu-ves l'intrieur du catholicisme, il n'en reste pas moins oxonien,

    1. P. CLAUDEL, Cinq Grandes Odes, coll. Oeuvre potique de Paul Claudel,Paris, NRF, 1957, p. 265. Heureuse concidence, la Quatrime Ode, La musequi est la grce, a t crite par Claudel Tientsin en 1907, d'o le poterecommandait par lettre Jacques Rivire, dans un paragraphe qui commencepar livres lire: tout ce que vous pourrez trouver de Newman (cit parG. MARC'HADOUR, Perte et Gain chez Paul Claudel, dans Bulletin de l'Associa-tion franaise des amis de Newman n 5 (1989) 15.

    2. On peut en effet constater, dans les Newman's papers, manuscrits conservs l'Oratoire de Birmingham (que nous citerons NP), qu'entre la fin de 1847,c'est--dire son retour de Rome, et 1869, les notes consacres par Newmanau thme de l'assentiment sont nombreuses. Il semble avoir concentr sa recher-che sur ce thme la suite de sa rflexion sur le dveloppement dogmatiqueet de \'Essai de 1845 qui en avait t le fruit.

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    de sorte que sa Grammaire est le tmoignage exceptionnel de l'accordrussi d'une culture avec la foi.

    En amont, nous irons chercher dans les Confrences sur la doc-trine de la Justification, prononces en 1837 la chapelle Adam deBrome, les convictions thologiques qui animaient alors le leaderle plus prestigieux du Mouvement tractarien. C'tait l'poque dela Via mdia. Cur de Sainte-Marie d'Oxford dont dpendaitla chapelle , Newman n'tait pas encore atteint par le doute surson identit d'anglican. Les Confrences se font donc l'cho d'unerflexion absolument matresse d'elle-mme, comme la Grammaire.

    C'est la lumire de ces deux faisceaux, projets pour la premirefois plus de 30 ans de distance, que nous chercherons commentlire l'histoire en thologien. Non que Newman n'ait point consacr l'histoire, ecclsiastique surtout, nombre d'essais de valeur. Maisce sont les grandes artes d'une pense qui nous retiendront.

    I. - pistmologie newmanienne

    Malgr tout ce que Newman doit au platonisme christianis desPres alexandrins3, son approche de la ralit commence toujourspar la matire concrte des faits. Apprendre connatre, dit-il,c'est rechercher ce que l'exprience de la vie humaine, telle qu'ellese droule journellement devant nous, nous enseigne4. Rcusanttoute espce de thorie, ft-ce l'empirisme britannique, il ne veutpas quitter le sol des phnomnes dans leur flux continu, dclarant propos de John Locke: La pratique de l'humanit est trop forte Rencontre du thorme antcdent auquel il voudrait lasoumettre5.

    On peut se demander si une telle volont de s'en tenir aux faits,chez un esprit aussi Imaginatif que Newman, ne serait pas prendrecomme une simple garantie critique contre soi-mme. Les phno-

    3. Cf. J.H. NEWMAN, Apologia pro vita sua, London, Longmans, Green &Co., 1865, p. 25. Sur le platonisme christianis des Alexandrins, en accordprofond avec l'me anglaise, voir L. BOUYER, Newman and english platonism,dans Monastic Studies n 1 (1963) 113-131.

    4. J.H. NEWMAN, An essay in Aid of a Grammer of Assent, London, Long-mans, Green & Co., 1898, (cit dsormais GA, partir de l'dition franaisedes Textes newmaniens, Paris, DDE, 1975, introd., trad. et notes de M.-M. OLIVE;ici p. 230).

    5. GA 224: Newman critique longuement LOCKE (1632-1704), dont Y Essay con-ceming human understanding est considr comme reprsentatif de la positionempirique.

  • UNE LECTURE THOLOGIQUE DE L'HISTOIRE CHEZ NEWMAN 823

    mnes en eux-mmes n'ont pas de sens, reconnat-il (GA 127).Pourtant, comme il s'en explique dans l'une des nombreuses notesmanuscrites qui ont prcd la rdaction dfinitive de la Grammairede l'Assentiment, c'est la condition de l'esprit humain d'tre d'abordimpressionn (au sens propre du terme, celui de recevoir uneempreinte) par des phnomnes qui ne dpendent pas de lui6. Laconnaissance comporte toujours cette part de passivit sans laquellele sujet serait abandonn ses crations, idales peut-tre, mais arbi-traires.

    Newman a recours aux premiers principes de la philosophied'Aristote qu'un Richard Whately lui avait permis de dcouvrirdans le cercle oxonien des notiques. Il n'en retiendra pas, commeles thomistes, une doctrine des transcendantaux7. L'intuition spon-tane du beau, du juste, du vrai et de leurs contraires resteraitabstraite si elle ne puisait sa force dans les sentiments d'anxitou d'espoir, de colre ou d'admiration, qui lui donnent chair etmuscles. Et c'est l'exprience accumule depuis l'enfance qui permet une personne de crotre en connaissance. Mais il lui est ncessaire,si elle ne veut point laisser celle-ci se dissoudre ou se corrompre,de maintenir un haut degr de vigilance sur deux facults constitu-tives: la mmoire et la conscience8.

    La mmoire est pour Newman un don merveilleux et fragile.Il se garde de la dcrire uniquement comme une source d'informa-tions multiples pralables tout raisonnement; elle est encore cegrenier o chacun de nous engrange, le plus souvent son insu,

    6. NP A.18.11 (1860): dans ce texte de 5 feuillets, Newman cherche expliquerles termes qu'il veut employer pour l'ouvrage qu'il prpare sur l'assentiment.Ceux-ci ne sont pas encore fixs de manire dfinitive. Il commence ainsi: When1 speak of phenomena 1 mean those impressions upon th mmd which it isusual to call sensible. 1 use th word impressions, because th mind seems itselfpassive as to their coming or going.

    7. A.J. BOEKRAAD, dans Philosophical Studies 7 (1957) 111 s., a justement criti-qu la position dfendue par le P. ZENO, J.H. Newman, our way to certitude,Leiden, Brill, 1957, sur un concordisme entre les Universaux des scolastiqueset les premiers principes newmaniens.

    8. Un rapprochement peut tre tent entre ces principes newmaniens de laconnaissance et la pratique ignatienne de l'application des sens, ainsi que larecommandation de discerner consolations et dsolations, dans les Exercicesspirituels, nn. 66 70 et 176. Ignace de Loyola accorde l'imagination et auxsentiments spontans une place qui correspond assez bien celle que Newmanleur attribue. Ce dernier n'a-t-il pas not qu' son avis, si saint Benot avaitform l'intelligence de l'ge ancien et saint Dominique celle du Moyen Age,c'est saint Ignace qui a form l'intelligence de l're moderne? Cf. HistoncalSketches, vol. 2, London, Longmans, 1906, p. 365-366.

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    tant d'impressions varies, prtes resurgir sitt la sensibilit effleu-re par une odeur, une couleur, les premires notes d'une sympho-nie ou d'un hymne liturgique.

    La mmoire newmanienne ressemble si peu nos banques dedonnes lectroniques! Pour son sicle, l'criture, aussi prcieuseque la lecture, demeurait l'auxiliaire indispensable du souvenir. Quandon a eu en particulier le privilge de consulter l'Oratoire deBirmingham quelques-unes des milliers de pages noircies de sa maind'tudiant, d'homme mr, ou de vieillard, on n'aurait pas l'ided'interprter de manire univoque le terme de memoria technica,par lequel il lui est arriv de dsigner l'criture {GA 335). Ce qu'ilentre de techn en elle signale la touche personnalise d'un art deconnatre dans lequel lui-mme reste un matre.

    Newman, citant Shakespeare, crit: La mmoire, c'est l'il del'esprit9. Par l, il rsume d'un mot le rapport qu'il n'a cessd'entrevoir entre la mmoire et l'imaginaire, rapport antrieur,souligne-t-il, toute interprtation. Plus que l'auteur du Songe d'unenuit d't, c'est Samuel Taylor Coleridge qu'il faut voquer ici.Lorsque Newman dfinit la connaissance comme vision, c'est ce pote romantique qu'implicitement il se rfre. Le pouvoirdu regard10 doit tre considr, avec John Coulson, comme lacl de vote de l'intelligence newmanienne de l'Ide. Pour Cole-ridge, puis pour Newman, c'est le pouvoir de rassembler les nuan-ces varies du rel, d'abord observ la surface, en une unit subs-tantielle qui intrieurement l'habite. Ainsi, comme le peintrecontemplant un paysage saura y percevoir d'un coup d'il uneharmonie qui chappe au passant, de mme l'historien devineral'unit cache dans un pass confus d'lments fragmentaires etdisperss11.

    Cependant, Newman sait garder ses distances avec une telle ana-logie. La raison en est, vidente chez lui, que, comparativement

    9. GA 81: d'aprs W. SHAKESPEARE, Hamiet, acte 1, se. 2, cite par M.-M.OLIVE, Textes Neivrnaniens, cit n. 4, p. 94, n. 2.

    10. NP A.18.11. Newman, aprs les termes phenomena et sensation, a critle mot considration, qu'il a ray d'un trait de plume, lui substituant regardavec un point d'interrogation: .Regard? Th mind actively contempltes thsephenomena of sens... It remembers them when absent; it recognize them whenthey corne again; it observes them when they corne in th same order. It forrnsthem into separate wholes; it traces that wholeness to a unity beyond themselvesor external to them, and gives names to thse assumed unities... This actionof th mind 1 call regard.

    11. GA 389 s.: cf. J. COULSON, Newman and th common tradition. Oxford,Clarendon Press, 1970.

  • UNE LECTURE THOLOGIQUE DE L'HISTOIRE CHEZ NEWMAN 825

    la mmoire, la conscience occupe dans le microcosme humainune place bien plus grande encore. Conscience pr-kantienne, bienentendu, trs loigne de ce qui lui est advenu l'intrieur d'unsystme qui fait du sujet, dans son attitude rflexe, le critre absolude toute la philosophie. La conscience newmanienne se garde d'untel anthropocentrisme et du moralisme qui en dcoule. Selon lui,le foyer de toute dcision se trouve dans le jugement. Sur ce point,il s'inspire trs explicitement de la phronsis aristotlicienne12. Maisson exprience personnelle, irrcusable, d'une conscience place devantDieu avait trouv son fondement bien avant de recevoir l'influencedu Stagirite: c'tait Ealing, en 1816, lors de sa premire con-version13.

    En termes newmaniens, la conscience est en nous l'emblmede notre condition de crature. C'est l, dans le sanctuaire dumoi, que la responsabilit de chacun dessinera son destin singulier.C'est l que chacun peut trouver la capacit d'agir en homme libremalgr les contraintes ou les prjugs d'une socit et d'une poque.Sans doute, Newman ne se fait pas illusion sur le nombre effectifde ceux qui tmoignent hroquement d'un tel courage. Mais ilappartient une gnration qui se souciait peu de statistiques reli-gieuses. Pour utiliser cette fois une expression qui voque DietrichBonhoeffer, mais que Newman aurait aime, la conscience, tellequ'il l'entend, est appele la rsistance (au mal) et la soumission( Dieu).

    Sur cette conviction, biblique sa racine14, va donc se grefferla doctrine de V Ethique a Nicomaque15 selon laquelle, en toute

    12. Dans une thse indite de philosophie, dfendue l'Universit de Birming-ham, B.J. MAHONEY, Newman and Aristotle, th concept of conscience, 1967, atent de retrouver les traces de l'influence aristotlicienne dans l'ensemble del'uvre de Newman. Selon Arnold, dit-il, l'hellnisme oxomen conduisait uneclaire intelligence du rel, et la pense hbraque, dont s'inspirait le Mouve-ment d'Oxford, une ferme obissance. Entre ces deux tendances, il y avaitune ineffaable diffrence, que Newman aurait rconcilie dans sa pense etdans sa vie {ibid., p. 300).

    13. Cf. C.S. DESSAIN, Newman's first conversion, dans Newman-Studies, vol.III, 1957, p. 37-54 et notre tude: Dogme et existence dans l'oeuvre de Newman,dans Revue des Sciences philosophiques et thologiques 58 (1974) 3-40.

    14. La source notestamentaire principale est, bien sr, chercher dans lasyneidsis paulinienne (cf. Rm 1, 15), mais elle couvre un champ beaucoup plustendu, qui s'origine dans le don des premires Alliances noachique et abrahamique.

    15. C'est en effet essentiellement cet ouvrage d'Aristote et en particulierau ch. VI de l'Ethique a Nicomaque que Newman se rfre quand il traitede l'acte du jugement. Il en gardait un exemplaire porte de la main dansson bureau Birmingham.

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    matire concrte, le jugement est la facult architectonique16. Tousles autres principes, sens de la beaut et de la laideur, intuitioninne et cultive du bien et du mal, imaginaire ou mmoire, nesont, dans la pratique, que les instruments dont on doit, en tton-nant, chercher l'accord, en vue de ce moment dcisif o, discernantle vrai du faux, il faut choisir et agir.

    Si mmoire et conscience trouvent dans la philosophie newma-nienne un accueil aussi privilgi, il ne faudrait pas en conclureque la raison est ignore. S'inspirant d'Aristote, Newman distin-guait bien le nous, source des premiers principes, de Vepistm, cette facult seconde, familire avec la vrit ordinaire (des choses) 17.C'est dj chez Aristote que Newman avait trouv sa distinctionfameuse entre assentiment notionnel et assentiment rel. Mais songnie propre lui a permis de mettre en lumire le caractre deplnitude et d'absolu qui s'attache l'assentiment rel18. Par l,il s'apparente davantage Pascal qu' l'aristotlisme. S'alimentant la mme sve chrtienne que l'auteur des Penses, il sait qu'aucunsystme philosophique ou politique ne peut ni produire ni toufferune certitude d'ordre spirituel. Sans que, le plus souvent, on puisserendre compte de la srie des infrences que suppose cette der-nire, elle est donne aux simples comme aux virtuoses, grce un instrument intellectuel bien trop subtil et spirituel pour trescientifique (GA 444). Le sens illatif, cet instinct particulier quiguide une personne vers l'affirmation de la vrit, est l'organe d'uneconscience qui ne se repose pas sur elle-mme, mais cherche obscu-rment atteindre quelque chose au-del d'elle-mme {GA 170).

    16. GA 415 s.; cf. NP A.18.11: ReHection... Again (th mind) goes on toth judgment, right or wrong... Thse acts of judgment or inference upon thsensation as well as th rcognition of th sensation itself 1 call acts of reflection...True and false, is applied to thoughts and dnotes th exact agreement or thdisagreement of th thought with th thing to wich it belongs.

    17. ID., Stray Essays, d. prive, 1890, p. 97, cit par E. SILLEM, Th Philosophi-cal Notebook of John Henry Newman, Louvain, Nauwelaerts, 1969, p. 63.

    18. GA 76: cf. ch. 6: L'Assentiment considr comme inconditionnel, p.223 s. Selon D.W. HAWLYN, History of Epistemology, dans Th Encyclopae-dia of Philosophy, New York, Collier Macmillan, 1972, vol. 3, p. 13, la dfini-tion notionnelle chez Aristote donne seulement une connaissance des termeset la dfinition relle une connaissance des essences partir de la loi decausalit. Newman, lui, critique une conception abstraite de la loi de causalit,visant non pas Aristote ou la scolastique, mais les vues de David Hume, quiexcluaient l'hypothse du miracle (cf. GA 127-134 et 141). Toutefois, il est exactde reconnatre que Newman lui-mme refuse d'entrer en mtaphysique. Les ques-tions sur le fini et l'infini lui paraissent devoir tre mises dlibrment dect (GA 289). Il ne s'en est heureusement pas tenu cette formulation ngative propos du mystre du mal et du rapport du temps l'ternit.

  • UNE LECTURE THOLOGIQUE DE L'HISTOIRE CHEZ NEWMAN 827

    II. - Newman thologien

    Lorsqu'en 1874 Newman prfacera la troisime dition de sesConfrences sur la Justification, il concde qu'elles exigeraient biende lgres retouches pour tre en parfait accord avec l'enseignementcatholique. Mais, affirme-t-il, la doctrine de ce volume est fonda-mentalement cohrente avec celle des thologiens romains, dontil cite plusieurs reprsentants. L'originalit de sa dmarche s'y mani-feste cependant d'un bout l'autre. Et il est significatif de constaterque la seule rfrence qu'il prouve alors le besoin d'ajouter ennote sa Grammaire souligne sa critique incisive de l'mfrenceformelle rige en systme19. Pour lui, l'assentiment de la foi n'estpas plus le fruit d'un raisonnement qu'une simple exprience sensi-ble. C'est, dit-il, une sorte d' instinct surnaturel qui, une fois reupar quelqu'un, lui donne la capacit de surmonter toute objectionet entrane une confiance absolue en la vrit divine de la rvlation(JF 253, 267). L'analogie de la phronsis lui ayant ainsi permis dedcrire l'acte de foi, il en tire une double consquence. La premire,dira-t-il avec humour, c'est que la vie n'est pas assez longue pourune religion d'infrences {GA 155); la seconde, c'est que la foi l'tat pur n'est qu'une abstraction. Celle-ci est toujours vcueau singulier par des personnes dans le contexte social particulierde leur temps et de leur culture.

    La Grammaire de l'Assentiment opre une distinction, premirevue discutable, quoique classique, entre religion et thologie. Lareligion y est entendue au sens de foi spontane et vivante, tandisque la thologie y est prsente surtout comme science. Certes,le dessein d'ensemble de cet ouvrage, mis en vidence par la bellecitation de saint Ambroise que Newman a place en exergue dela Grammaire, claire le propos: Ce n'est pas dans la dialectiquequ'il a plu au Seigneur de sauver son peuple20. Entre l'exposi-tion labore, subtile, triomphante, d'une vrit compltement dve-loppe et heureusement ajuste, exactement balance sur son axeet imprenable de n'importe quel ct, comme une vue scientifi-que, d'une part, et, d'autre part, un fait capable de retenir l'atten-tion et de pntrer l'esprit des gens sans culture, les jeunes, lespersonnes occupes, les affligs, Newman a choisi sa voie. Son but

    19. GA 362-368 ; cf. ID., Lectures on th Justification, London, Longmans, Greenand Co., 1874, p. 256, n. 1. C'est cette dition que nous citerons dsormaispar le sigle f F .

    20. Saint AMBROBE, De fide ad Gnctumum, 1, 5, 42, PL 16, 537.

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    n'est autre que de soutenir ces derniers et de les encouragerdans leur passage travers la vie21.

    Celui qui s'exprime de la sorte est un pasteur. Il le fut ds letemps de son premier ministre en 1824, comme diacre anglican l'glise Saint-Clment d'Oxford, et il le restera jusqu'en 1890,lorsqu'il mourut cardinal de l'Eglise romaine l'Oratoire d'Edgbas-ton, en plein faubourg populaire de Birmingham o, hormis quel-ques brefs dplacements, il avait vcu durant 39 ans22.

    C'est donc en pasteur soucieux du peuple de Dieu que Newmancombat sur deux fronts lorsqu'il rdige la Grammaire. Il s'en prendd'abord une religion de salon, purement dcorative ou littraire(GA 478 s.). S'il nous est facile de le suivre sur ce point, son affir-mation rpte qu'on ne peut tre la fois croyant et en recher-che peut aujourd'hui tonner. A vrai dire, c'est au doute systma-tique des protestants libraux qu'il s'en prend alors, avec cetavertissement prophtique dj prsent dans sa 5e Confrence de1837: Puissions-nous deviner o nous conduisent leurs prmissesavant qu'il ne soit trop tard! (JF 128).

    Il est cependant incontestable que la Grammaire de l'Assentimentrserve ses critiques les plus vives une autre forme de dtourne-ment thologique, si l'on ose dire. Les pages que Newman y consa-cre la logique formelle, et plus prcisment au syllogisme, sontpeut-tre ce qu'on a jamais crit de plus fort contre la prtentionscolastique de tout dfinir. Faisant violence au rel, toujours parti-culier et incommunicable, une telle prtention est en effet oublieusede cette scne vivante de l'univers qui passionnait Newman. Iln'existe rien de tel qu'une humanit strotype, crit-il... Cha-que chose a sa nature propre et sa propre histoire. Si le syllogismepeut faire ressortir des ressemblances notionnelles, la relle d i f f e -rentia des tres lui chappe (GA 354-356). Une thologie qui sedfinirait donc d'abord comme science avoue paradoxalement sonincomptence, car la science a trop de simplicit et d'exactitude...pour tre la mesure des faits (GA 358). Or, en thologie, il s'agitde faits dogmatiques. Les vnements salutaires que ceux-ci symboli-sent n'ont jamais frapp l'esprit la manire d'arguments abstraits.Ils l'atteignent jusque dans ses plus profondes racines affectives.

    21. GA 188. Nous avons cru devoir modifier lgrement la ponctuation dela traduction du P. Olive pour une meilleure comprhension du texte.

    22. Newman avait fond la premire communaut anglaise de l'Oratoire desaint Philippe Neri Maryvale, prs de Birmingham, le 1" fvrier 1848. L'Ora-toire se dplaa Edgbaston le 16 fvrier 1852.

  • UNE LECTURE THOLOGIQUE DE L'HISTOIRE CHEZ NEWMAN 829

    Et Newman de s'exclamer : Comme elles sont brlantes les parolesde saint Paul quand il parle de la Crucifixion de Notre Seigneuret de sa Mort! Quel est le secret de cette flamme si ce n'est (1')affirmation dogmatique (sur) 'Le Fils de Dieu'? Pourquoi la mortdu Fils devrait-elle tre plus effroyable que n'importe quelle autremort, si ce n'est que Lui, tout en tant homme, est Dieu? Etpourtant, demande-t-il par contraste, qui dira que les doxologiesqui confessent le dogme ont la subtilit, l'aridit, la froideur dela pure science scolastique ? (GA 201).

    L'incomptence que Newman attribue cette thologie, rangedu ct de l'assentiment notionnel, n'a rien voir avec la docteignorance de la grande thologie, y compris celle de saint Thomasd'Aquin. Son reproche vise, semble-t-il, l'tat de l'enseignement catho-lique tel qu'il le dplorait son poque, comme ses Confrencesde 1852 sur l'Ide d'Universit le prouvent. Plus largement, il luitait pnible d'observer chez ses contemporains, en Angleterre, unereligion si aseptise que la plupart se seraient offusqus, disait-il,qu'on leur parle de Notre Seigneur ou de la Bienheureuse Viergeou des saints Aptres comme d'tres rels, comme s'ils avaientvu le personnage d'un tableau sortir de son cadre! (GA 117).Mais d'un autre ct, les distinguos sans fin de l'Ecole le mettaientprofondment mal l'aise. Il y devinait trop une sorte de rationa-lisme masqu, impuissant nourrir la vie spirituelle. Comme angli-can, il avait magistralement montr, dans son Prophetical Officeof th Church, que la thologie constituait, avec le sacerdoce etle pastoral, l'un des trois ministres indispensables l'quilibre eccl-sial. Son fameux article de 1859 dans Th Rambler sur La consulta-tion des fidles en matire de doctrine confirme que c'tait tou-jours sa position en tant que catholique. Et dans la Grammaireencore, Newman ne nie pas la ncessit de l'investigation thologi-que. Mais, s'il reconnat la validit des concepts dans l'expositionde la vrit, il n'en demeure pas moins convaincu de leur indigencepour accder au mystre23.

    En quel sens Newman est-il un thologien? Une note lapidaire

    23. Cf. GA 183, 208, 215, passim. B. GRIFFITHS, Th Marriage of East andWest, London, William Collins Sons and Co., 1982, a note l'importance de lathologie newmanienne pour le dialogue avec les religions asiatiques. Mais dj,J. MONCHANIN, In Quest of th Absolute. Indian culture and th fullness of Christ,Madras, 1957, p. 50 s.: Le mysticisme chrtien est trinitaire ou n'est rien. Lapense indienne, si profondment focalise sur l'unicit de l'Un..., ne peut tresublime dans une pense trinitaire sans une crucifiante nuit obscure de l'me.Elle a passer par une mtamorphose, une passion de l'esprit.

  • 830 0. DE BERRANGER

    de l'dition des Confrences sur la Justification parue en 1874 donnela rponse:

    Si les Pres ne sont pas froids, tandis que les gens d'cole le sont,c'est parce que les premiers crivent en leur propre nom, tandisque les seconds sont des logiciens ou des controversistes. Saint Atha-nase ou saint Augustin ont une vie qu'un systme de thologien'a pas (JF 31, n. 1). Les hommes srieux ont affaire des ralitset non des conceptions abstraites, ils entrent dans le champ dela vrit pratique, non dans des rpertoires de controverse; ce quileur importe n'est point de rfuter un adversaire mais d'enseignerles pauvres... (JF 99).

    C'tait dans sa 4e Confrence de 1837 que Newman voquaitdj ainsi les Pres de l'Eglise, les seuls vritables modles qu'ilne cesse d'avoir devant les yeux dans toute son uvre, indissoluble-ment pastorale et doctrinale. Et s'il tient ne pas se dtacher d'hom-mes comme Irne ou Augustin, dit-il dans sa 8e Confrence, cen'est point qu'il leur attribue quelque infaillibilit titre individuel,mais parce que leur vie tmoigne pour leur enseignement et qu'enralit ils reprsentent l'Eglise tout entire (JF 180).

    On sait qu'au-del d'une fascination pour l'poque des Pres, prou-ve ds l'ge de 16 ans la suite de sa lecture de ['Histoire del'Eglise de Joseph Milner24, Newman s'est consacr jusqu' l'pui-sement une tude rigoureuse de leurs crits. Ce sont donc euxqui lui fournirent, avec l'Ecriture, l'alimentation constante de sapense, de sa prire et de son action. Ce sont eux qui ont faitde lui un thologien avant d'en faire un catholique.

    Il faut nanmoins se garder de durcir, comme Newman a euparfois tendance le faire, l'opposition ici releve entre scolastiqueet patristique. Plus important, nous semble-t-il, serait de soulignerqu'en accord avec l'attrait qu'il prouvait pour l'Eglise ancienne,Coleridge et la tradition anglaise l'ont aid exprimer un autreattrait, plus profondment enfoui dans le cur de tout homme,et qu'il faut bien appeler le dsir naturel de voir Dieu. Mais ilsavait que, seule, la rvlation historique s'offre la contemplationde qui ose pntrer avec les yeux de la foi dans l'conomie duMystre ternel25. Newman s'est d'ailleurs efforc de distinguerl'aspiration proprement mystique que la familiarit des Pres grecs

    24. Apologia..., cit n. 3, p. 7.25. Cf. GA 379. On sait comment en notre sicle H. DE LUBAC, Surnaturel,

    Paris, Aubier, 1946, a mis magistralement en lumire l'enseignement de la Tradi-tion sur le dsir du Surnaturel, que l'homme ne peut exiger mais reoit au-delnp cnn irtpntp raphpp

  • UNE LECTURE THOLOGIQUE DE L'HISTOIRE CHEZ NEWMAN 831

    et latins entretenait chez lui, d'une simple motion esthtique. Ilcrivait en 1839 dans le British Cntic, dont il tait alors le directeur:

    Notre poque est plus pratique, l'antiquit chrtienne tait pluscontemplative; celle-ci avait adopt une religion mystique; la ntreest plus littrale. Comment pourront donc en notre temps tre satis-faits les dsirs et les sentiments de notre commune nature, puisque,si autrefois ils taient nourris par les symboles du langage et desrites, ceux-ci ont presque disparu aujourd'hui? Je me demande sile got pour une posie d'essence religieuse n'a pas, d'une certainemanire, pris la place du profond esprit de contemplation qui ani-mait l'Eglise ancienne26.

    Revenant sur ce thme dans un crit non publi du 26 janvier1861, Newman discernera chez les Pres eux-mmes la lente pro-gression d'une thologie systmatique:

    Plus nous nous enfonons dans l'antiquit, plus nous trouvonsune reprsentation du grand Mystre dramatique et scnique (si jepeux m'exprimer ainsi), plus potique; et plus nous avanons dansle temps, plus cette reprsentation se fait austre et scientifique.Ou, ce qui revient au mme, dans les premiers sicles la foi sesert de l'Ecriture pour l'exposition de la doctrine, et de la raisondans les temps plus rcents. Les formulations plus anciennes ontune plus grande richesse et les plus rcentes une plus grande consis-tance (NP A. 28.8).

    Le mystre infini de Dieu, pressenti par la conscience, ne se donneen ralit l'humble croyant comme au plus grand docteur quedans la confession de foi trinitaire. Newman, si attach au SymboleQuicumque, attribu Athanase, qu'il se sent oblig de le citer peu prs dans tous ses livres, interprte une fois son argumentprincipal avec une formule augustinienne : Dieu est Trs et Unuset non pas Unum (GA 187). Cette interprtation, donne commeen passant, livre la cl de l'hermneutique totale prsente dans l'uvrede Newman. Chez lui, comme chez ses contemporains allemandsMoehier ou Scheeben, Ecriture et Tradition sont insparables parcequ'elles proviennent de la mme source et y conduisent srementceux qui en ont soif. C'est la source du Dieu Vivant, Pre, Filset Esprit.

    Les diverses parties de l'Ecriture convergent dans une multiplicitde langages, mais aussi de louanges, vers l'accomplissement de larvlation du Mystre unique par le Verbe fait chair. Comme New-man le dit dans sa 8e Confrence sur la Justification, le processus

    26. J.H. NEWMAN, Prospects of th Anglican Church, dans Eissy$ criticalsnd hutormil, London, Longmans, Grccn and Co., 1871, vol. 1, p. 288.

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    de transformation des ombres en substances qui s'opre entrel'Ancienne et la Nouvelle Alliance dvoile toute l'Economie (mani-feste) a la plnitude des temps... Le Christ est venu justementen vue de cela, rassembler en un seul tous les lments de biendisperss travers le monde, les faire Siens, les illuminer par Lui-mme, les renouveler et les refaonner en Lui (GA 193).

    Le volumineux Tract 85 sur La relation de la Sainte Ecritureau Symbole de la foi catholique, rdig entirement par Newmanet publi en septembre 1838, confirme l'ampleur de cette perspec-tive reue des Pres. Le systme divin, y rpte-t-il l'envi, nenous est pas livr la surface des Ecritures; il est contenu enelles d'une manire latente27. La Bible, loin de devoir tre isole,entre dans une sorte de triade que Newman ne cessera de tenird'une main comme un faisceau de tmoins insparables:

    D'un ct, nous avons le cur humain qui attend, l'Ecriture quisanctionne et l'histoire qui fournit (provides), en une convergencede trois tmoins; et de l'autre, nous avons seulement ceci: l'Ecriturequi ne fournit pas encore la forme et la plnitude de ce qu'ellesanctionne (ibid.).

    Dans sa 5e Confrence sur la Justification, affirmant la ncessitd'un recours spcial aux Pres en tant que commentateurs (exposi-tors) de l'Ecriture, Newman dclare:

    (Les Pres) font ce que le simple examen de tel ou tel contexteparticulier ne peut assurer de manire satisfaisante, ils nous donnentaccs aux ralits dont l'Ecriture parle. Ils ne nous disent pas seule-ment ce que les mots veulent exprimer dans leur sens tymologique,ou philosophique, ou classique, ou scolastique, mais ce qu'il veulentdire actuellement, ce qu'ils veulent dire dans l'Eglise chrtienne etdans la thologie (JF 121).

    Revenant encore sur l'accomplissement des Ecritures la fin desa Grammaire, Newman crira: L'vnement est la vritable clde la prophtie, et il concilie des descriptions contradictoires etconvergentes, en les incorporant dans une description communereprsentative. Pour reconnatre le Messie, ajoute-t-il, nous ne dis-posons pas seulement des paradoxes bibliques mais de l'exp-rience de l'histoire qui permet de les interprter. Quelle histoire?L'histoire du Royaume du Messie, l'histoire relle de l'Eglise(GA 526 s.).

    27. Tracts for th times, London, Rivingstons, 1841, vol. 5, p. 14, 19, passim,

  • UNE LECTURE THOLOGIQUE DE L'HISTOIRE CHEZ NEWMAN 833

    III. - Histoire et saintet

    En 1841, Newman, tout en accordant l'histoire chrtienne unegrande valeur significative, avait livr un jugement plus complexesur ce qu'aujourd'hui nous appellerions le cercle hermneutique;

    C'est dj un inconvnient de ne pas disposer d'un bon commen-taire de l'Ecriture, c'en est un autre de manquer d'une thologiesystmatique. Mais, aprs tout, le Credo nous livre les lmentsessentiels de la doctrine, et l'Ecriture est, pour l'esprit croyant, enquelque sorte son propre interprte. Tandis que les prvenances deDieu travers son Eglise durant dix-huit sicles, mme si elles sontcontenues comme en pure dans la prophtie, ne sont consignesm dans une formule symbolique, ni dans quelque document fonda-mental assez clair pour transmettre sa signification et assez prcispour imprimer ses caractres en chaque chrtien. Il est difficile d'esti-mer juste prix le tort que nous cause l'ignorance de l'histoirepour une vision intgrale de la vrit de l'Evangile... Et pourtant,l'histoire du pass s'accomplit dans le prsent. Le prsent est lelieu de notre preuve. Pour accorder notre comportement sesdivers aspects avec justesse et d'une manire religieuse, il nous fautles comprendre. Or, pour les comprendre, il faut avoir recours auxvnements passs qui y ont abouti. Car le prsent est un texte,

    ^f / 7Cpasse son interprtation .

    La position de Newman sur la mthode historique, bien qu'ilait eu maintes fois l'exprimer pour critiquer celle d'auteurs lib-raux, tels Milmann, Lewis ou Gibbon, n'est pas d'abord polmique.Il y a chez lui une foi primordiale en l'action de Dieu dans lemonde dont Butler lui avait appris reconnatre le caractre analo-gique. Mais c'est peut-tre sa controverse avec Gladstone, post-rieure la publication de la Grammaire, qui lui permettra d'affinercette mthode en fonction de l'hermneutique totale qu'il avait dcou-verte chez les Pres. Celle-ci l'avait gard en effet de toute navethistoriciste. Il s'accordera, certes, avec le Premier ministre britanni-que, pour affirmer qu'il faut maintenir la vrit et l'autorit del'histoire, la valeur inestimable de l'esprit historique.

    Comme l'Eglise est une cration divine et sacre, crit-il dans saLettre au Duc de Norfolk, ainsi, et de la mme manire, son histoire,avec sa formidable production d'vnements, la foule des acteursminents qui y prennent part, et sa littrature multiforme, quelquesouilles que puissent tre ses annales cause du pch et de l'erreurdes hommes, et bien qu'elle ne nous soit pas transmise en systmeou par des auteurs inspirs, oui, cette histoire est, elle aussi, uneuvre sacre.

    28. ID,, Essays,,,, cit a, 26, vol. 2, p. 249.

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    L'histoire est l'un des lieux thologiques auxquels les catholi-ques ont traditionnellement recours, rappelle-t-il, mais gardons-nousd'en attendre plus qu'elle ne peut fournir:

    L'histoire ecclsiastique contiendrait-elle l'entier dessein de Dieuplus que le texte de l'Ecriture?... Pour ma part j'atteste qu'il n'estpoint de doctrine de l'Eglise qui puisse tre rigoureusement prouvepar une vidence historique... Dans tous les cas, il^y a une margelaisse l'exercice de la foi dans la parole de l'Eglise29.

    Il apparat donc ncessaire de pousser plus avant notre interroga-tion sur la nature de la mthode historique chez Newman. S'ilinsiste sur le besoin d'un critre autoris d'interprtation qui nese trouve ni dans l'Ecriture seule ou la Tradition seule, ni a fortioridans l'aspiration du cur humain abandonn lui-mme ou l'his-toire de l'Eglise observe superficiellement, c'est d'abord parce qu'ilporte son regard plus loin, sur l'histoire gnrale de l'humanit.Il a ressenti jusqu' l'angoisse l'obscurit du destin du monde. Pour-quoi, se demande-t-il, la terre a-t-elle une histoire thologique aussispciale? {GA 290). Ce qui frappe l'esprit avec tant de forceet de peine, ce n'est pas la prsence de Dieu ce monde, maisplutt son absence: Un silence qui parle, confesse-t-il dans laGrammaire, non sans une srie de pourquoi qui font cho auxcris des psalmistes et s'achvent avec l'exclamation du prophte;Vraiment, tu es un Dieu cach, Dieu d'Isral, Sauveur30!

    Qui ne se souvient de cette sombre page de VApologia, naguretraduite par Janklvitch, o Newman se rvle comme pris devertige face au dmenti constant que le panorama du monde sembleinfliger sa certitude de l'existence de Dieu ? C'est dans cette mmepage qu'exprimant sa solidarit radicale avec les pchs dans l'Eglise,il distingue en ceux-ci comme l'cho assourdi d'un mal omniprsent travers l'histoire du monde31. Le mystre rel, insistera-t-il dansla Grammaire, c'est non pas que le mal ne doive jamais avoir defin, mais qu'il ait pu avoir un commencement. Mme une restaura-tion universelle ne pourrait dfaire ce qui a t ou justifier le

    29. ID., Certain Diffculties feit by Anglicans in Catholic Teaching, London, Long-mans, Green and Co., 1876, vol. 2, p. 311-313. Sur la mthode historique chezJ.H. Newman, compare celle de M. Blondel, on se reportera l'ouvragede P. GAUTHIER, Newman et Blondel. Tradition et dveloppement du dogme, Paris,Cerf, 1988, p. 353-368.

    30. Cf. Is 45, 15, dans GA 479 s., et plus haut, p. 432. Comparer avec B.PASCAL, Penses, Brunschvicg, n 242 et 751.

    31. J.H. NEWMAN, Apologia..., cit n. 3, p. 241; cf. ID., Oeuvres philosophiques,trad. S. JANKLVITCH, Paris, Aubier-Montaigne, 1945, p. 452. Newman se rfre cette page de YApoloeia dans GA 479, n. 8.

  • UNE LECTURE THOLOGIQUE DE L'HISTOIRE CHEZ NEWMAN 835

    mal comme tant la condition ncessaire du bien {GA 481).De tels aveux, et bien d'autres dans l'uvre de Newman, l'appa-

    rentent tous les crivains chrtiens qui ont pens l'histoire tragi-quement, parce qu'il n'ont pas voulu luder ce qu'il appelle lui-mme d'une formule audacieuse une alination chronique entreDieu et l'homme32. Ce type de pense, il faut s'en souvenir, seconjugue chez lui une anthropologie rsolument personnaliste.Quelle que soit la puissance de corruption des dmons sociaux quitentent de faire chec l'esprance en l'homme, Newman ne perdjamais de vue la singularit des tres et des situations. De plusce gnial prcurseur d'une sociologie moderne des ides est en mmetemps sensible aux contradictions et aux paradoxes de l'histoire,ce qui le situe bien au-del d'une simple qute mthodologique.

    Telle est la raison pour laquelle nous nous proposons maintenantde chercher, dans les Confrences de 1837, la manire dont New-man a trait le problme de la justification par la foi seule chezLuther. Par l, nous semble-t-il, il fournit sa propre cl de lecturethologique de l'histoire, ou plutt sa comprhension d'une histoirethologique de la saintet.

    Dans ces Confrences, qui se prsentent encore comme un recours la via mdia entre Rome et la Rforme, notons d'abord l'honn-tet intellectuelle de leur auteur l'gard de ceux qu'il critique.Il n'y pargne aucun effort pour faire ressortir ce qui lui apparatjuste et conforme l'authentique tradition, que ce soit chez unMlanchthon, ou dans le texte de la Confession d'Augsbourg, oumieux encore dans les crits de Martin Luther lui-mme (JF 181,215, 244, 331 s.). Plus globalement, il indique, ds sa premire Con-frence, la cohrence interne du principe de la foi justifiante chezce dernier, avec une clart telle que certains lecteurs presss n'ontpas manqu d'en conclure qu'il le faisait sien. C'est oublier que,chez Newman, la cohrence interne d'une thorie n'est pas unepreuve de sa vrit. Dans son Essai sur le dveloppement de la doc-trine chrtienne, il montrera que la consquence logique d'uneide n'est que l'une des sept notes permettant de vrifier l'authenti-cit de sa croissance historique. Mais, ds 1837, les Confrences surla Justification ont fait l'analyse impitoyable d'un systme prala-blement tabli qui, loin d'chapper au nominalisme qu'il prten-

    32. GA 481. Comparer ID., Sermons preached on varions occasions, London,Burns and Oates, 1881, p. 144-146 (sermon de 1850); et dj Th Via Mdiaof th Anglican Church, London, Longmans, Green and Co., 1838/1901, Lect.14 19.

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    dait rfuter chez les scolastiques, risque, selon lui, d'y retenir lavrit captive.

    Aprs avoir mis en relief, chez Luther, la beaut de l'obissancedu Christ substitue la ntre au regard de la justice de Dieu(JF 24), Newman, grce une tude directe des passages de la Biblesur lesquels s'appuyait l'ancien moine augustin, prouve qu'une justi-fication qui ne changerait l'homme que par imputation serait prci-sment trangre l'Ecriture: II faut que le dessein de salut soitunifi dans ses termes et leur comprhension: si nous sommes seu-lement dits tre justes, nous sommes aussi dits avoir la justification,dits plaire Dieu..., dits tre sauvs par les uvres, et donc lesgraves blessures de notre nature demeurent intouches (JF 56 s.).Cela n'est pas conforme au mystre de l'Alliance dans sa substance,puisqu'avec le Nouveau Testament le temps des ombres est rvolu.Ou alors, il faut en conclure que la ralisation de la Promessenous laisse en de de son contenu mme.

    Newman n'en adopte pas pour autant l'hypothse oppose, attri-bue par lui des prcheurs populaires du romanisme, qui feraitde Dieu le spectateur de nos bonnes actions (JF 186 s.). Cette vueserait le fruit d'une lecture encore plus superficielle de l'Ecritureque celle qui aboutit la rduction luthrienne. Mais, l'encontrede cette dernire, ce qu'il veut surtout exposer, c'est la vritableobissance chrtienne. Ni exaltation du libre arbitre ni accomplisse-ment de rites formels, celle-ci est simplement la preuve de l'amour.La foi, en effet, est insparable de la charit, et celle-ci est d'aborddon de Dieu, signifi et nourri par le baptme et l'Eucharistie.

    Ici, la force de Newman est de s'appuyer principalement sur lesmmes crits de saint Augustin o Luther entendait fonder sa pers-pective. Grce en particulier une tude du De Spiritu et Litteraet du De Natura et Gratta, Newman montre que la Loi nouvellede l'amour imprime dans les baptiss une nergie vivante, gnra-trice, que le principe de la Sola Vides est incapable de soutenir33.La justification opre dans le Christ sanctifie rellement ceux qui,par l'accueil de son Esprit, croient en lui. Newman a une formulesaisissante: Obstruer le pouvoir sanctifiant de la justification, c'estcomme si on empchait un homme de respirer: alors, c'est la mortou ce qui juste la prcde (JF 88).

    Pourvu que soit confesse sans ambigut cette efficacit intrieurede la grce, le Christ est alors reconnu non seulement comme

    33. JF, surtout la 2e Confrence: p. 34, 35, 36, 43, 45, 46, 48, 50, 53, 58,mais aussi o. 214.

  • UNE LECTURE THOLOGIQUE DE L'HISTOIRE CHEZ NEWMAN 837

    l'auteur du salut de la race humaine tout entire, mais comme leSauveur de chacun de nous pris individuellement travers toutesles tapes de son itinraire chrtien et en chacun de ses actes(JF 186). Il n'y a donc pas htrognit entre l'vnement du Christqui serait (selon le luthranisme) comme complet en lui-mme, etun salut qui (selon le romanisme populaire) reposerait finalementsur nous. Newman a dblay sur ce point le chemin cumniqueet fait uvre d'authentique prcurseur. Il a su montrer l'homog-nit de l'obissance parfaite du Christ avec la foi vcue de ceuxqui, par la rception sans rticence de l'Esprit du Ressuscit, pn-trent dans le mystre de sa filiation: Ce qui, en Lui, prit placecomme l'Origine, se poursuit dans la succession de ceux qui hri-tent de Sa plnitude... (JF 207).

    Cet argument des Confrences sur la Justification est capital pourentrer dans une lecture thologique de l'histoire selon Newman.Le premier peut-tre, et avec une vigueur ingale, il a su diagnosti-quer dans la thse luthrienne un vritable extrinscisme du salut.Si l'vnement du Christ n'est pas intrioris par la prsence del'Esprit dans le Corps ecclsial et la vie des chrtiens, cela conduit faire de Jsus soit, avec l'idalisme hglien, la figure symboliqued'un mythe sculier, soit, avec le pitisme kantien, un sujet moralexemplaire sans fcondit relle. Au mieux, il reste la tentative deKierkegaard pour retrouver une contemporanit avec le Christ quidfierait l'angoisse de l'histoire34... Newman, lui, a simplementadmis avec la Tradition chrtienne la pleine historicit du Messieet mis en lumire chez les modestes croyants de toute gnrationune aptitude devenir co-acteurs de la grce travers ses diversesmdiations sociales ou sacramentelles et ainsi rpondre ce que

    34. Voir sur ce point J.M. LUSTIGER, Le choix de Dieu, Paris, Falloux, 1987,p. 566-567: La rfrence de Hegel au christianisme est lie l'avance luth-rienne tout autant que le pitisme de Kant. Tout l'veil occidental de la raisonet de la libert critiques a constitu une exprience religieuse. C'est le curde la crise de la conscience occidentale... Il ne s'agit pas d'une volution religieu-sement neutre et extrieure au christianisme, il s'agit finalement d'un mouvementinterne au champ de la foi. Le problme de la Rforme pose donc des questionsplus graves et plus difficiles pour la runion des Eglises que l'Orthodoxie. Ici,des frres se sont disputs qui doivent se reconnatre comme frres dpositairesdu mme patrimoine. Avec les Eglises de la Rforme, il s'agit de la crise interne tout l'Occident et il faut en rsoudre les contradictions pour arriver unerconciliation. D'o l'impossibilit pour la runion avec les Eglises de la Rformede faire l'conomie d'un travail rflexif approfondi. Sinon tous les problmesresurgiraient du jour au lendemain. Mais l'oecumnisme est une tche urgente,d'autant qu'il engage le son de l'humanit occidentale et sa responsabilit l'garddes autres pays, des autres cultures.

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    le Concile Vatican II nommera un appel universel la saintet.Qu'est-ce qui transforme l'action en histoire? demande le

    philosophe35. Newman rpond en thologien, avec saint Augus-tin: c'est la prsence et l'exercice de l'amour36. Renvoyant dos dos sceptiques et enthousiastes, il crira dans la Grammairede l'Assentiment qu'il ne peut y avoir de chrtiens probables(GA 309 s.). Quiconque se confie exclusivement soit en la raison,soit en l'illusion de ses sentiments, passe ct de la libert dela foi. Car si la dcision responsable est dj la marque d'une con-science dans le champ ordinaire de l'action historique, qu'en est-ildu risque fond sur l'esprance du monde venir? Dans sa 11eConfrence, Newman, commentant la dfinition que l'Eptre auxHbreux donne de la foi, dcrit celle-ci comme un instinct spirituelindpendant de l'exprience et qui permet nanmoins au chrtiende raliser, dans la contemplation comme dans sa pratique quoti-dienne, un complet assentiment au caractre divin de la rvla-tion (JF 253; cf. He 11, 1).

    La justification est coordonne au temps. Elle est d'abord reuesous la forme d'un pardon gracieux accord dans une conditionpcheresse. Mais ce serait gravement mconnatre la profondeur dupardon de l'envisager seulement de manire privative, comme unpur effacement du pass. L'oeuvre de l'Esprit noue dans le baptisun rapport d'alliance, dont la nouveaut est prsente chaque ins-tant du parcours chrtien, parce qu'elle le plonge dans une perspec-tive eschatologique. Celle-ci, son tour, n'a rien d'un saut dansquelque vague transcendance. Elle donne au contraire l'audace d'obirpar amour et modle chacun de nous, dans son humanit concrte, la ressemblance du Fils ternel.

    On sait combien la figure du Christ mdiateur, dans son incarna-tion, son humiliation et son exaltation, est prsente d'un bout l'autre de l'oeuvre crite de Newman37. Guid par l'hermneuti-que des Pres, il percevait avec clairvoyance que cette figure setrouve objectivement situe au centre de l'Economie salutaire. Si,pour lui, elle n'est pas qu'une sorte de chiffre qui permettrait dedcoder l'nigme humaine, c'est parce qu'elle est organiquementrelie l'uvre de l'Esprit qui est Seigneur. Ds lors, ce qui pritplace au temps de Jsus avec la luminosit unique d'un pur frag-

    35. Cf. P. RICOEUR, Temps et rcit, Paris, Seuil, 1983, vol. 1, p. 319.36. Cf. JF 29, avec citations de saint Augustin, p. 34, n. 2 et p. 35, n. 1.37. Comparer J.H. NEWMAN, Th Arians of th Fourth Century, London, Long-

    mans, Green and Co., 1833/1871, trad. fr. P. VEYRIRAS et M. DURAND, LesAriens du oiuitrieme liide. Paru. Toui. 1988. o. 64-75 avec F 219 et GA 565.

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    ment, peut se poursuivre tout au long de l'histoire de l'Eglise. Parmibien des scories, celle-ci en reproduit l'Image et manifeste toujours nouveau ses clarts caches (cf. JF 149 s., 170, 205-207, 219-221).

    Le thme newmanien de l'Image, dont on n'a pas ici valuerla part qu'il doit l'hritage chrtien du platonisme, a ceci d'origi-nal qu'il dsigne l'empreinte du dogme vivant de la foi dans l'medu croyant. Si Newman privilgie les martyrs et les saints en tantque chief-actors de l'histoire de l'Eglise, c'est parce que ces derniersse sont laiss entirement saisir par la brlante vrit qu'ils confes-saient. Ils ne sont pourtant que les reprsentants d'une multitudeinnombrable mais non anonyme d'humbles baptiss en quile Christ a imprim son Image. C'est l le principe chrtien dela conversion et de la fraternit, dont Newman se plat montrer, la fin de la Grammaire, qu'il s'est en premier lieu ralis chezles pauvres (GA 544 s.).

    Dans ses Confrences de 1837, le protagoniste du Mouvementd'Oxford, engag corps et me dans une action destine restituer son Eglise la vigueur des origines, tait comme bloui par lasplendeur de deux doctrines tires de l'Evangile johannique: d'unepart, ainsi qu'il la dcrit, la glorieuse Shekinah du Verbe Incarnet, d'autre part, l'inhabitation trinitaire38.

    Dans la manire remarquable dont Newman relie ces deux doctri-nes, on ne trouve nulle trace de doctisme ou de monophysisme.L'Incarnation est toujours vise par lui dans son unicit commel'vnement rcapitulatif de toute la Rvlation. Mais cet vnementdemeure. Le Verbe incarn reste spcialement prsent dans l'his-toire par le moyen des sacrements et l'union qu'il ralise en Per-sonne avec chaque chrtien (JF 148). La grce de croire en lui estdonne, implante et possde comme une facult perma-nente correspondant l'inhabitation de la sainte Trinit inaugureau baptme39. Mystre indicible peut-tre, mais non point mysti-cisme, car c'est une vrit dogmatique qui est ici expose. Les

    38. JF 190; cf. 144-146. Sur la shekinah, comme prsence de Dieu dans l'AncienTestament, cf. H.U. VON BALTHASAR, La Gloire et la Croix, Paris, Aubier, 1974,vol. III"', p. 49-54; pour l'usage johannique de ce terme transpos en grec, cf.J. GROSJEAN, dans La Bible. Nouveau Testament, Paris, NRF, 1971, notes Jn1, 14 et Ap 7, 15.

    39. JF 139-145; cf. 163 s. Au sujet de l'inhabitation trinitaire, comment nepas voquer l'exprience mystique de sainte Thrse d'Avila, dont elle rend compteau ch. 6 des VIIe Demeures du Chteau intrieur? Une autre carmlite, la bien-heureuse Edith STEIN, Etre fini et Etre temel, Louvain, Nauwelaerts, 1957, p.407, s'exprime sur ce point avec concision: La grce mystique offre l'expriencede ce que la foi enseigne: l'inhabitation de Dieu dans notre me.

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    saints ne sont que des tmoins, plus transparents que d'autres, d'undon commun.

    Pas de doctisme ni de monophysisme non plus, parce que New-man, poursuivant son investigation thologique, en arrive au pointde tension le plus extrme de toute l'histoire: par la Croix, lesdouleurs visibles du Verbe fait chair sont perptuellement rappeles la mmoire chrtienne (GA 567). Mais ici encore, Newman nese contente pas du regard de la mmoire sur l'extriorit d'un faithistorique. La Croix du Christ, dit-il, doit pntrer en nous (mustbe brought home to us) comme une puissance, et ceci est proprementl'uvre de l'Esprit (JF 175).

    Ainsi, l'acte de foi ne saurait treune pure impression, ou une lueur fugitive sur l'me, ou une con-naissance, ou une motion, ou une conviction qui trouverait safin en elle-mme, mais le commencement de ce qui est ternel,l'opration d'un pouvoir log demeure qui agit de l'intrieur denous, en dehors de nous, et autour de nous, travaille en nous sipuissamment et si intimement en union avec notre volont que,dans un sens vritable, il n'est qu'un avec elle... (JF 302).

    Tel est le principe mme d'une histoire de la saintet et doncde toute l'histoire. Le temps est donn aux hommes pour unirleur volont, dans l'action comme dans la passion, celle de Dieu.

    Au terme de cette brve tude d'un sujet trop riche, quelquesquestions mritent sans doute d'tre poses.

    La premire s'adresserait l'intriorit de la lecture thologiquede l'histoire telle que nous avons cru la dcouvrir chez Newman.Comme Gnter Biemer notamment l'a signal, le travail de la Paroledans la vie des chrtiens pris individuellement fut aussi observpar lui dans le droulement historique de l'Eglise tout entire. C'estpourquoi le sens illatif de l'Eglise pourrait tre entendu commele principe mme de la Tradition et l'acte de la Tradition commele fonctionnement de la conscience de l'Eglise40. Dveloppementet assentiment sont corrlatifs.

    Plus largement encore, comme nous l'avons indiqu, Newmanne s'intresse pas l'histoire d'une Eglise qui serait situe horsdu cours sculier des vnements. Une tude attentive de sa biogra-phie montrerait quel point le rapport dialectique de l'Eglise aumonde passionna ce chercheur. Sa coteuse dcision de 1845 exprime

    40. G. BMER, Nevmum on TnuUtwn, London, Burni md Oatci, 1967,p. 146 i.

  • UNE LECTURE THOLOGIQUE DE L'HISTOIRE CHEZ NEWMAN 841

    au paroxysme son combat en vue de trouver la lumire. C'est alorsl'infaillibilit de l'Eglise qui s'est impose lui, non seulement pourgarantir l'authenticit du dveloppement dogmatique, mais, selonce qu'il en dit lui-mme dans VApologia pro vita sua, comme unpouvoir qui, vu dans sa plnitude, est aussi formidable que lemal gigantesque qui l'a provoqu41.

    Toutefois, nous avons voulu suggrer qu' la racine de la compr-hension du temps, chez Newman, la doctrine de la justificationl'emporte sur l'ecclsiologie. Pour lui, pensons-nous, si l'historicitest comme place sous la sacramentalit, celle-ci, son tour, nese dploie qu' partir du mystre plus intrieur du temps. JeanGuitton, dans un ouvrage dont Paul Ricur a crit rcemmentqu'il n'a rien perdu de son acuit, avait montr comment lesapones de l'exprience du temps, dans les Confessions de saint Augus-tin, faisaient ressortir qu'il est la forme spirituelle de l'action42.La richesse scnique des divers Essais historiques de Newman sug-gre sans doute chez lui une filiation grecque du rcit traversl'cole romantique anglaise. Sa thologie de l'histoire, elle, est augus-tinienne. S'il a su observer le cours souvent droutant des vne-ments extrieurs et le mouvement des ides, il n'en tait pas moinsd'abord fascin par cette distentio animi qui, selon saint Augustin,dfinit le temps43. Distentio, oui, mais aussi intentio, parce quel'histoire n'est pas seulement une ralit qui se droule en l'hommeou du point de vue de l'homme. S'il nous est permis de proposerune lecture thologique la fois si originale et si profondmenttraditionnelle chez Newman, c'est que, comme Augustin, il soumettotalement le mouvement de son intelligence celui de la Rvlation.

    Le temps est rachet, c'est--dire assum par le Verbe Incarnjusque dans sa mort et sa victoire sur elle. L'intuition quasi musicalede l'artiste et l'esprit philosophique se conjuguent ici pour mettreen lumire un sens de l'histoire qui se reoit avant mme de secrer. A cause de cela peut-tre, une telle pense chappe beau-coup de modernes. Mais prcisment sont-ils assez modernes? L'int-riorit newmanienne vient bout de toute espce de narcissismephilosophique ou thologique cause de son intelligence de

    41. J.H. NEWMAN, Apologia..., cit n. 3, p. 249; trad. S. JANKLVITCH, citn. 31, p. 461.

    42. J. GUITTON, Le Temps et l'ternit chez Plotm et saint Augustin, Paris,Vrin, 1933, cit par P. RICOEUR, Temps et rcit, cit n. 35, p. 19, n. 1 et p.37, n. 1.

    43. Il s'agit du fameux texte du Livre XI des Confessions, magnifiquement analyspar P. RICOEUR, Temps et rcit, cite n. 35, p. 19-54,

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    l'espace catholique du mystre. Elle donne ceux qui lui accordentleur confiance de sortir des formes toujours renaissantes du pro-vincialisme du moi (/F 330). Elle fait natre en eux une perceptionaigu de l'Attente des nations44. Une telle intelligence nous estaujourd'hui plus ncessaire que jamais.

    Rpublique de Core Soul 133.100 Olivier DE BERRANGERCatholic ChurchSong Dong Gu, Ok Su Dong 511-12

    Sommaire. L'auteur s'interroge d'abord sur l'pistmologie de J.H.Newman. Celui-ci a reconnu qu'en ce domaine l'influence d'Aristote futprpondrante. Mais son concept de conscience a aussi un enracinementbiblique. En quel sens Newman est-il un thologien? se demande-t-onensuite. Rcusant une notion scolastique de cette dfinition, Newman,proccup de la foi des pauvres, en a appel une comprhension dela thologie qui s'origine chez les Pres grecs et latins. On propose alorsune lecture thologique de l'histoire chez Newman, fonde sur deux uvresmatresses, l'une de sa priode anglicane, Confrences sur la Justification(1838), l'autre de sa priode catholique, La Grammaire de l'Assentiment(1870). Newman n'a jamais congdi l'effort rationnel, pourvu qu'il seconjugue avec l'intuition artistique et l'exprience spirituelle. Sa thologiede l'histoire l'apparente donc la famille augustinienne.

    44. Cf. Gn 49, 10 (Vulette), cit JF 312; GA 523 et 563.