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PIERRE VILAR

OR ET MONNAIE DANS

L'HISTOIRE 1450- 1920

FLAMMARION

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Collection dirigée par Joseph GOY

© 1974. FLAMMARION, Paris

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INTRODUCTION

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Ce livre n'est pas l'œuvre d'un expert monétaire, ni même d'un économiste. C'est un livre d'historien. Il ne conclura pas en donnant des conseils au Fonds monétaire international. Il ne suggérera pas au lecteur d'acheter ou de vendre de l'or ou des dollars. Simple cours universitaire, il n'a été à son origine qu'un essai de clarification pédagogique des problèmes posés par la monnaie au cours de l' histoire 1.

Cela veut-il dire qu'il n'a aucun rapport avec l'actua­lité? Dans un petit ouvrage sur La monnaie et ses méca­nismes, M. Pierre Berger n'hésite pas à écrire que

« la compréhension des phénomènes monétaires est souvent gênée par l'examen des données et des enchaîne­ments historiq,ues. Sans professer de mépris pour l'histoire, on est condutt à considérer qu'un attachement excessif à la recherche du passé risque d'être une source de confusion pour l'analyse correcte du présent, du moins dans le domaine de la monnaie et du crédit '. »

Ce n'était pas l'avis de Marx, dont les analyses moné­taires sont, comme à l'habitude, un modèle d'exposé théorique lié à l'histoire la plus fouillée. Et, pour prendre un exemple à la fois plus récent et situé à l'autre bout de l'horizon idéolOgIque, ce n'est pas l'avis de Milton Friedmann, dont la pensée théorique et l'action pratique d'économiste rappellent sans cesse

1. Cours de Sorbonne 1965-1967. 2. Berger (p.). LA monnaie .r ••• m'canism ... Paria. PUF (Que sais-je ?).

1966. p. 8.

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qu'il est l'auteur de The Monetary History of the United States, 1867-1960. Rien, à vrai dire, n'est plus périlleux que l'illusion de la « nouveauté », qui n'est souvent qu'ignorance de l'histoire. Non que l'histoire ait pour fin de démontrer que « rien n'est nouveau ». Mais il lui arrive de faire la preuve que tout n'est pas aussi noUfJeau que l'opinion commune ne l'imagine. Si les écono­mistes des années 20 de notre siècle ont mal compris l'instabilité monétaire, « nouvelle ) à leurs yeux, c'est qu'ils se référaient à une histoire récente. S'ils avaient évoqué le XVIIe siècle, ou le xrve, ils auraient su ce qu'était une dévaluation. Que de gens sont persuadés que la monnaie de crédit ou la Banque des Réglements internationaux sont choses « nouvelles ), qui n'ont jamais entendu parler des foires de Plaisance, du Consulat de Burgos! Amsi, Alexandre Chabert, ignorant (ou négligeant) l'énorme pyramide nominale construite sur les métaux précieux venus d'Amérique au XVIe siècle, a émis l'hypothèse selon laquelle la théorie quantitative de la monnaie serait valable pour ces vieux temps de monnaie-métal, mais non aujourd'hui. Or voici que Milton Friedmann, au cœur des mécanismes subtils du monde monétaire contemporain, plaide pour la « réhabilitation .) de la théorie quantitative 1. Serait-ce que notre temps différerait moins du XVIe siècle qu'il ne parait? Ou que le degré de vraisemblance de la théorie quantitative dépendrait surtout du degré de naïveté mis dans sa formulation?

L'or et l'argent arrivent, tout est changé en Europe, nous dit Earl Hamilton pour le XVIe ou le XVIIe siècle. Tout changera, dit-on au ne, si nous savons créer ou éponger la monnaie, pousser ou restreindre le crédit. Sous ces formes, qu'il s'agisse de l'interprétation histo­rique ou de la pratique monétaire, les suggestions simplificatrices sont périlleuses. Le vrai problème est celui du degré de liberté de l'homme enlace de ce qu'il crée. Et les Grandes Découvertes ou l'ouverture des mines californiennes ne sont pas moins des créations de l'homme que les banques écossaises ou la planche à assignats.

1. Chabert (A.). S~tuT, IctmtnrliqUil Ir tMori, molÛtair., Paris, 1956, pp. 33-38. Priedmann (M.). Inflation et sy.tdm .. monlta,'r .. (. Dollan and Deficits " Prentice Hall, New Jersey, 1968), Cf, l" panie : • Pour une réhabilitation de la théorie quantitative de la monnaie >.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 9

L'illusion est de croire que l'objet réel - l'or, l'ar­gent - a pesé sur les hommes sans qu'ils réagissent, et que le signe monétaire pur, immatériel, leur est comme sans réserve soumis. Réalisme contre nominalisme. Le vieux débat est trop chargé de présupposés philoso­phiques pour que la controverse monétaire ne s'en ressente pas. Marx observe ironiquement au seuil de sa première méditation théorique sur la monnaie :

« Dans un débat parlementaire sur les Bank Acts de sir Robert Peel, de 1844 et 1845, Gladstone faisait remarquer que l'amour lui-même n'avait pas fait perdre la tête à plus de gens que les ruminations sur l'essence de la monnaie. Il parlait d'Anglais à Anglais. Les Hollan­dais, par contre, qui, en dépit des doutes de Petty, ont de tout temps possédé une « miraculeuse intelligence » pour les spéculations d'argent, n'ont jamais laissé sombrer cette intelligence dans les spéculations sur l'argent 1. »

Et l'on pourrait ajouter que les Espagnols, les moins heureux de tous dans la gestion de leur fortune première. s'ils firent couler beaucoup de sang, de larmes et de sueurs 2 pour tirer des Indes l'argent en tant que trésor, firent aussi, sur l'argent en tant que monnaie, couler des flots d'encre. Les archives espagnoles du XVIIe siècle recèlent plus de « memoriales ) monétaires que n'a reçu de rapports le Fonds monétaire international. Et un roman picaresque - le Diable boiteux - met en scène un « arbitriste & si passionné par son combat contre l'inflation montante qu'il s'est crevé l'œil avec sa plume mais continue à écrire sans s'en apercevoir.

Or « l'arbitrisme ) a la vie dure dans ce domaine. Toute poussée de fièvre monétaire fait pleuvoir sur la presse « libres opinions ) et « lettres ouvertes ) signées des plus doctes professeurs comme des autodidactes les plus ingénus. En 1963 encore, chez un des grands éditeurs spécialisés dans les publications de science économique, peut paraître à Paris un livre qui se présente ainsi (et il est vrai que l'auteur a publié aussi un Code pratique des accidents de voiture) :

« Nous avons pensé que puisque la monnaie est le bien de tous, il n'était pas inopportun d'essayer de mettre

1. Marx. Contribution d la critiqu. d. l'de,,,,,,,,,i. politique, 18S9, début du chapitre II.

2. Cf. ci-dessous p. ISS.

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à la portée de chacun le problèine monétaire tel qu'il se pose à l'heure actuelle au point de vue juridique et économique ...

« Comme la justice, la monnaie est un besoin de tous; elle doit à tous inspirer confiance; elle a la même valeur dans la poche du pauvre et dans celle du riche; la seule différence n'est que dans la quantité (sic)!. »

Eh oui! Dans la quantité ... Et, comme disait Tomas de Mercado, lointain précurseur du marginalisme, « la différence de quantité fait la différence d'estimation ), de sorte que cent francs, « anciens ) ou « nouveaux ), dans la poche du clochard ou dans la poche du milliar­daire, n'ont justement pas la même « valeur ), la même « estimation ) subjective, ce qui pose une des premières énigmes de la monnaie, ce prétendu « bulletin de vote )} égalitaire, en fait aussi trompeur que l'autre « suffrage universel ).

Mais le même livre naïf, qui veut mettre à la porté~ du citoyen moyen le problème monétaire, peut invoquer de hautes autorités quand il s'agit d'exalter l'importance de ce problème dans les responsabilités des gouverne­ments. Il cite Charles Rist, qui écrit, un peu après 19502 :

« Je reste convaincu que le problème monétaire est le problème essentiel, à résoudre avant tous les autres. Je reste convaincu qu'il existe dès à présent les données nécessaires à cette solution. Les hommes d'État qui auront le courage de s'en servir assureront la prospérité et la sécurité de la communauté internationale plus sûrement que par toute autre mesure. Et ils s'assureront à eux-mêmes, pour l'avenir, une place des plus honorables dans l'histoire de notre temps. »

Je note à mon tour qu'avec la pointe d'humour obliga­toire chez un Anglo-Saxon, Robert Triffin met en tête de son ouvrage Gald and the Dollar Crisis (Yale Univ. Press, 1961), la dédicace suivante :

« A mes enfants, Nicky, Kerry, Éric, qui, dans quelques années d'ici, peut-être, se sentiront fiers, ou sans doute souriront, en découvrant la tentative aventurée de leur père de prédire l'histoire, et d'en modifier le cours. »

1. Toulemon (A.). Situation paradoxale de l'or dans le monde, Sirey, 1963. 2. In Monnaie d' hier et d' aujourd'hui, recueil Lacour-Gayet, Paris,

1952.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE II

Ainsi, vers 1630, ou 1680, Guillén Barb6n, Gerardo Basso ou Somoza Quiroga espéraient bien, pour cause d'orthodoxie monétaire, passer à l'histoire. Ils ne relèvent plus guère que de l'érudition.

Est-ce d'une érudition inutile? Non. Car les formes passées des théories monétaires révèlent à la fois, par la permanence des thèmes, les grands problèmes de fond, et par la variété des interprétations, les faits vraiment nouveaux qui ont commandé les conjonctures. Car l'économiste, comme l'historien, est dans l'histoire. La monnaie ne lui apparaît pas de même façon s'il écrit en 1570 ou en 1780, en 1923 ou en 1973.

Au XIXe siècle, temps de la monnaie stable, de l'étalon­or incontesté, et du billet convertible, l'économiste croit que les produits s'échangent contre les produits, et que la monnaie est neutre. Qu'un gouvernement modifiât le rapport légal entre sa monnaie et l'or serait de l'escroquerie. Les cas historiques sont de l'anecdote. Philippe le Bel n'est qu'un vulgaire (1 faux-monnayeur ). On nous dira que Dante était bien de cet avis, qui le mit, à ce titre, dans son Enfer. C'est que les intellectuels, gens à revenu fixe, n'ont jamais aimé les gouvernements dévaluateurs.

Les théoriciens, il est vrai, ne les ont pas aimés davan­tage. N'étaient-ils pas souvent à la fois clercs, moralistes et mathématiciens, à la poursuite des notions parentes de justice et de mesure, d'équilibre et de permanence? Et sans doute est-il temps de dire ici, pour corriger nos petites ironies, que quelques-uns des plus grands esprits de tous les temps se sont affrontés aussi au problème monétaire : au XIVe siècle Nicolas Oresme, sage évêque et grand mathématicien, vers 1520 un autre Nicolas, qui n'était rien moins que Copernic, et, vers 1700, après un Locke, un Berkeley, et avant un Hume, un (1 maître de la Monnaie ) de Sa Majesté britannique, qui s'appelait Isaac Newton.

C'est que la monnaie, mesure de valeur, pose un délicat problème logique. Une mesure devrait être fixe, comme l'étalon de longueur, ou l'heure d'horloge. Mais celui qui employait cette expression, le théologien Tomas de Mercado, le faisait en 1568, en pleine « révolu­tion des prix ). Et il s'était aperçu, ayant vécu à Séville et à Mexico, que le lingot d'argent y changeait de prix (1 pour les m2mes raisons qu'un tissu ), et que, dans l'espace, le même poids d'argent n'avait pas la même (1 estima-

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tion ) - c'est-à-dire le même pouvoir d'achat - aux Indes et à Séville, en Italie ou en France. Il en déduisait une théorie des changes fondée sur la disparité des pouvoirs d'achat, que devait redécouvrir Cassel... en 1920!

Étrange « mesure de valeur) que cette monnaie, qui change de « valeur ) elle-même! Et cela, quelle qu'en soit la définition. Car la monnaie concrètement définie, la monnaie-objet - de l'or par exemple - a, comme toute marchandise, un prix de production et un prix de rareté, un prix de marché, qui change aussi bien pour l'or que pour le tissu, comme avait noté Mercado. Mais si nous définissons la monnaie, de façon abstraite et moderne, comme « tout pouvoir d'achat remis aux mains d'un agent économique ), nous savons bien que ce pouvoir d'achat varie à son tour, que les prix peuvent monter ou s'abaisser tous ensemble, qu'on « fuit ) devant la monnaie ou qu'on la recherche, qu'on lui préfère ou non d'autres « marchandises ). Mais que lui sert, alors, de n'être pas « marchandise )?

A vrai dire, l'installation du capitalisme exigeait qu'elle le fût. Car avoue-t-on assez ce que serait pour le capitalisme une monnaie inébranlablement stable? Les héritiers de l'homme qui eût placé, il y a deux mille ans, un sou à intérêts composés, auraient sans rien faire, depuis longtemps, pu écraser toute production sous le poids de cette promesse unique. Et comme tout progrès technique abaisse la valeur des objets produits, une perpétuelle baisse des prix, en cas de monnaie unique et stable, eût sans cesse découragé entrepreneurs et vendeurs, pour qui le climat de hausse est le meilleur excitant. Si donc rentiers et salariés - toujours dans l'hypothèse capitaliste - redoutent spontanément la dévalorisation de la monnaie, on devine que débiteurs, entrepreneurs et vendeurs la souhaitent confusément. Bien sûr, toute catastrophe exclue (encore que quelques catastrophes, comme celle de l'Allemagne en 1923, aient liquidé bien commodé­ment certaines dettes trop lourdes).

Ces aspects positifs - non point nécessaires, mais fortement adjuvants - de la dévalorisation monétaire pour le fonctionnement du capitalisme, si l'on pouvait en contrôler le rythme optimal, le xxe siècle a enfin pris la responsabilité de les proclamer. Contre le « rentier passif) (et plus discrètement contre le salarié) il a pris

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le parti du « débiteur dynamique ~). Et, assez curieuse­ment, il eSt allé chercher ses arguments fort loin dans l'histoire, et tout particulièrement dans celle des métaux précieux. Simiand a cru trouver le secret des épisodes positifs de la croissance moderne dans l'argent du Mexique et l'or de Californie. Keynes a chanté les effets « stimulants ~) des grandes déthésaurisations antiques, médiévales et modernes, et ceux des décou­vertes minières. Ainsi, à la veille d'une étape de la pensée monétaire fort dédaigneuse pour l'or, le mythe des métaux précieux a été ressuscité.

Keynes, en 1930, a proposé auX historiens d'expliquer la civilisation de Sumer par l'or d'Arabie, la grandeur d'Athènes par l'argent de Laurion, celle de Rome par la dispersion des trésors de Perse par Alexandre, et la stagnation médiévale de l'Occident européen par son « maigre' avoir ~) en métaux monétaires précieux 1.

Fernand Braudel, en 1946, a écrit dans un article célèbre:

« Résumons : premières années du XVIe siècle: l'or du Soudan, déjà détourné par les Portugais de ses chemins directs vers la Méditerranée, se trouve lancé sur des voies nouvelles, en direction de l'Océan Indien. lEt comme par hasard la première Renaissance italienne s'étiole, périclite et pâlit... '

Trente ans : et voici qu'affiuent en Europe les métaux d'Amérique, retransmis par Séville. Comme r.ar hasard également, la puissance espagnole s'affirme et s épanouit ... La grande voie par où se répand la manne, c'est la voie océanique. La voie de Laredo à Anvers. Par là ne cessaient de couler les flots d'un Pactole qui arrose à la fois la sécheresse d'Espagne et le gras pays des Flandres.

Jusqu'au jour où cette voie est coupée. Où Anvers, par suite, commence à se flétrir, où Medina deI Campo s'étiole. Où Lyon cesse d'être la ville triomphante des foires, où l'Espagne se voit coupée des Flandres par la mer. Mais où, par contre, la route maritime de Barcelone à Gênes prend sa vigueur. Où les pièces d'Espagne conquièrent la Méditerranée tout entière et prolongent sa prospérité jusqu'au milieu du XVIIe siècle. Jusqu'à l'heure où, peut-être drainé vers Manille, peut-être absorbé sur place par l'Amérique en progrès, le métal blanc cesse d'inonder la Méditerranée, et par elle l'Europe. Déclin, décadence. Il n'y sera remédié, à la veille du XVIIIe siècle, que par un afflux nouveau de richesse

I. Cf. ci-dessous, p. 33.

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monnayée. Par un atHux d'or: celui des mines brésiliennes. Des « Mines générales ».

Ainsi se rythment les chapitres de l'histoire du monde. A la cadence des fabuleux métaux 1. »

Fresque admirable, que nous nous devions de rappeler, au seuil d'un livre consacré au thème : or, monnaie, histoire. Et dramatisme mieux étayé que les considéra­tions gréco-romaines de Keynes. Car Hamilton et Chaunu sur l'argent d'Espagne, Magalhaes Godinho sur l'or portugais, Frédéric Mauro sur l'or brésilien, Fernand Braudel lui-même sur les circuits méditerra­néens, Frank Spooner sur la circulation monétaire de l'ancienne France, ont apporté sur ces rapports histoire­monnaie plus que des suggestions : des études, des masses de chiffres. Mais le chiffre n'exorcise pas toujours la magie délirante de la danse du métal :

« Cet argent arraché d'Amérique et mal gardé par l'Espagne, écrit Frank Spooner, court le vaste monde. Voici les réaux dans la Méditerrannée... Ils sont à Marseille, à Livourne, à Venise. Mis en tonneaux scellés, ils sont expédiés vers les Iles du Levant ... Voici les réaux aux portes d'Alexandrie, à Tripoli de Syrie, puis courant vers les villes de l'intérieur, Alep, Damas, Le Caire, Bagdad ... Un instant d'inattention, et nous les retrouvons déjà dans les Indes, en Chine ... • »

J'aime beaucoup l'instant d'inattention. Il symbolise assez bien le caractère fuyant, volage, de la monnaie. Tout dépend d'elle. Elle ne dépend de rien. C'est tout de même bien curieux pour une monnaie-objet, une monnaie métallique.

·Serait-ce que le métal, pour les hommes du XVIe siècle, exerçait un pouvoir d'attraction, extra-économique, fondé sur les structures mentales - et peut-être psychana­lytiques - propres à leur temps? L'historien n'oserait le dire. Le philosophe franchit le pas.

« ... les signes de l'échange, écrit Michel Foucault, parce qu'ils satisfont le désir, s'appuient sur le scintille­ment noir, dangereux et maudit, du métal. Scintillement

1. Braudel (F.). Monna;" et cifJilisations. D. l'or du Souda .. cl l'arg_ d'AmlrÎque, Annale., 1946, p. 22.

2. Spoonet (F.). L'lcDllbm.è mondial. or les frappes monétaires ... Fr"' .... , Paris, 19S6, p. 2S.

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équivoque, car il reproduit au fond de la terl;e celui qui chante à l'extrémité de la nuit; il y réside comme une promesse inversée de bonheur, et parce que le métal ressemble aux astres, le savoir de tous ces périlleux trésors est en même temps le savoir du monde ... 1 »

L'ennuyeux est que cette phrase entend s'appuyer sur un paragraphe de Davanzati, écrit en 1586 à Florence. Or Davanzati disait seulement que tout l'or devant mesurer, par convention entre les hommes, toutes les choses désirables, il faudrait pouvoir, du haut du ciel ou d'un observatoire élevé, dire :

« Il y a sur la terre tant d'or, tant de choses, tant d'hommes, tant de besoins; dans la mesure où chaque chose satisfait des besoins, sa valeur sera de tant de choses, ou de tant d'or 2. »

Ce rêve de Davanzati, ce n'est pas un produit du scintillement noir, équivoque, maudit, du métal. C'est un embryon de théorie monétaire. Et il n'est pas si élémentaire puisqu'il veut prendre en compte le nombre des hommes, le rapport des choses entre elles, et la notion de besoin. Ce que cherche Davanzati, c'est l'équation de Fisher. Ce qu'il voudrait être, c'est ce planificateur mondial qui connaîtrait assez de termes de l'équation pour fixer soit le niveau des prix, soit la masse monétaire. Qui n'a rêvé de l'être? En attendalit, on savait au XVIe siècle, comme l'on sait encore, que les marchands - et même les planificateurs - n'ob­tiennent qu'en tâtonnant une « vérité des prix ». Mais, quoi qu'en pense Michel Foucault, la divinatio n'a là-dedans rien à faire. La théorie quantitative de la monnaie, Davanzati la met dans la bouche d'une paysanne:

« Si la valeur de la monnaie diminuait de 12 à l, les prix des choses augmenteraient de 1 à 12. La petite paysanne, accoutumée à vendre un as sa douzaine d'œufs, et voyant dans sa main un as réduit à une once, dirait : Messire, ou vous me baillerez un as de 12 onces, ou je vous donnerai un seul œuf pour un seul as. »

Davanzati savait donc que la' monnaie c'est l'or, mais c'est aussi le nom qu'on lui donne. On peut appeler

1. Foucault (M.). Les mots It les ChoSIS, Paris, 1966, p. 184. 2. Cf. ci-dessous, p. 233.

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livre un petit sous-multiple de l'once d'or, bien que l'once, mesure de poids, soit un petit sous-multiple de la livre. Une bonne partie de l'histoire monétaire tient dans cette observation.

Mais la ~etite paysanne a-t-elle tort, quand on lui impose un Jeu de ce genre, de ne pas se laisser faire? Est-ce, dans son es~rit, un reste de « fétichisme » que de s'attacher au pOIds du métal?

Marx a bien mis en lumière cette contradiction, parmi d'autres, de la « production marchande ». D'un côté, tout est marchandise. Comment se référer, pour mesurer la valeur d'échange, à quelque chose qui ne le serait pas?

« La forme prix renferme en elle-même l'inaliénabilité des marchandises contre la monnaie et la nécessité de cette aliénation. D'autre part, l'or ne fonctionne comme mesure idéale de valeur que parce qu'il se trouve déjà sur le marché à titre de marchandise-monnaie. Sous son aspect, tout idéal, de mesure des valeurs se tient déjà donc aux aguets l'argent réel, l'espèce sonnante 1. »

Et cependant,

« ... le remplacement d'une marchandise par l'autre fait glisser la monnaie sans cesse d'une main dans une autre. Son existence fonctionnelle absorbe pour ainsi dire son existence matérielle. Reflet fugitif du prix des mar­chandises, elle ne fonctionne plus que comme signe d'elle-même, et peut, par conséquent, être remplacée par des signes. Seulement, il faut que le signe de la monnaie soit comme elle socialement valable, et il le devient par le cours forcé. Cette action coercitive de l'État ne peut s'exercer que dans l'enceinte nationale de la circulation, mais là seulement aussi peut s'isoler la fonction que la monnaie remplit comme numéraire '. »

Cette distinction entre la « monnaie courante », dont le tarif interne (légal) dépend de l'État, et la monnaie intemationalement valable entre grands marchands, et entre les États mêmes, c'est le problème de notre temes, comme ce fut celui de jadis. Il ne peut être inutIle de l'observer à travers l'histoire. Et c'est le propos de cet ouvrage.

1. Capital, Uv. 1. I,e section, ch. III. 2. Fin du paragraphe « Mesure de. valeurs >.

2. Ibid. Fin du paragraphe • Moyen de circulation '.

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Pierre Berger nous objecterait que la monnaie et le crédit actuels ressemblent peu à la monnaie et au crédit de la vieille histoire. Mais est-il un phénomène contem­porain dont on ne puisse rechercher l'équivalent théorique dans la diversité du passé?

Chaque pays a-t-il cessé de distinguer entre sa monnaie interne «< moneda corrent », disaient les vieux Catalans), et les devises ou le métal nécessaires à ses échanges externes «< moneda corrible »)?

Une devise s'est imposée, sous nos yeux, à la plus grande .partie du monde. Est-ce plus universellement que jadis la piastre espagnole, ou que naguère la livre anglaise? Or, tant qu'il y aura dans le monde plusieurs monnaies, elles se dévaloriseront, se revaloriseront, les unes devant les autres, et toutes devant les marchandises, quelle que soit, parmi celles-ci, celle qu'on a choisie comme référence pour évaluer - et solder - les résultats de l'échange international.

Il est vrai que jamais la monnaie ne fut plus aérienne, plus nominale, plus faite d'engagements sur le papier qu'elle ne l'est aujourd'hui. Mais engagements de qui ( Jamais pourtant elle ne fut plus utilisée pour exprimer des produits, globaux ou rétrospectifs. Mais exprimer en dollars le revenu d'un Pakistanais ne manque pas d'ironie. Et pour comparer des volumes, même à assez court terme, il faut « déflater ». L'ouvrier américain raisonne sur son compte en banque et non sur son bas de laine, ce qui le rapproche plus des Fugger que de son grand-père paysan. Mais peut-être le développe­ment des besoins, substitué aux forces de la nécessité, rouvre-t-il le domaine, un temps fermé, du prêt à la consommation, c'est-à-dire de l'usure. Ce qui rapproche­rait l'ouvrier américain de Charles Quint, plus que des Fugger. Au temps où l'investissement productif est roi, ce serait un curieux effet de la dialectique du capitalisme. Ajoutons - et ce n'est pas pour simplifier -que celui-ci n'est plus seul au monde. Il est vrai qu'il ne l'a jamais été. Il l'oublie parfois.

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L'OR DANS LE MONDE DU XVIe SIÈCLE A NOS JOURS

Étudier « l'or dans le monde du XVIe siècle à nos jours t) exige d'abord, si une bonne synthèse le permet, de prendre conscience des antécédents du problème. Cette synthèse existe grâce à Marc Bloch : Le Problème de l'or au Moyen Age 1 et Esquisse d'une histoire monétaire de l'Europe 2.

Ces deux travaux abordent les problèmes de l'or dans leurs raJ?ports avec les mécanismes monétaires,

. et avec l'histOire la plus générale. Bien qu'ils traitent surtout du Moyen Age, ils sont, par les définitions et les notions qu'ils précisent, des instruments de travail primordiaux.

Il sera possible, grâce à eux, d'évoquer les rapports: 1° entre fait monétaire, histoire économique et histoire

générale; 2°· entre problèmes de l' « or t) et problèmes (plus

vastes) de la « monnaie t);

3° entre grandes périodes de l'histoire monétaire.

1. - FAIT MONÉTAIRE, HISTOIRE ÉCONOMIQUE, HISTOIRE GÉNÉRALE

Le fait monétaire comme révélateur historique.

« De tous les appareils enregistreurs capables de révéler à l'historien les mouvements profonds de l'écono-

1. Annales d'histoire économique et sociale. Janvier 1933. pages 1 à 34. 2. Cours professé en 1941 et publié en 19540 comme. Cahier des Annales.

nO 9. chez Armand Colin.

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mie, les phénomènes monétaires sont sans doute les plus sensibles )} (Marc Bloch).

Le débutant en histoire économique est en droit de se demander si l'histoire monétaire est une simple science auxiliaire érudite (la « numismatique )}) ou si, comme certains le suggèrent, elle détient tout le secret de l'évolution des économies, peut-être des sociétés. Marc Bloch répond: le fait monétaire est d'abord un signe, un indicateur, un informateur sur des phénomènes plus complexes et plus cachés.

Par exemplt, du XIe au XIIIe siècle, l'or cesse d'être frappé en Europe occidentale chrétienne, alors que le monde byzantin et le monde musulman font circuler partout, et même dans cet Occident, de fortes pièces d'or: besants, mangons. Cette carte monétaire corres­pond à de plus profonds contrastes, démographiques, sociaux, commerciaux. Mais tout d'abord elle les signale. L'information sur la monnaie ne peut pas être l'unique démarche. Elle est souvent la première démarche utile. C'est ce qui justifie le sujet de cet ouvrage.

Autre exemple: un contraste dans le temps. XlXe siècle: siècle de stabilité monétaire, de fidélité à l'étalon-or dans tous les pays d'économie avancée. xxe siècle: ces pays, se détachant successivement de l'or ont des monnaies nationales soumises aux « inflations )}, « défla­tions )}, « stabilisations )}, « rechutes », etc. Le drame monétaire n'a pas créé hr crise. Il la signale, la situe, la date. Il est un bon instrument pour l'étudier.

Cet instrument exige, pour les temps anciens, quelques connaissances numismatiques 1, pour les temps modernes, quelques notions sur les mécanismes monétaires actuels 2.

Il exige aussi un minimum ,de réflexion théorique. Mais ici, comme l'accord n'est pas fait, l'historien sera méfiant, prudent. La monnaie ne l'intéresse pas en soi. Elle l'intéresse comme élément de l'Histoire.

Le faù monétaire comme facteur historique.

Si le fait monétaire enregistre certains mouvements de l'économie, c'est qu'il en résulte. Mais tout résultat

I. Le Manuel de numismatique française classique est celui de Blanchet et Dieudonné; l'histoire monétaire la plus précise: Luschin Von Ebengreuth: Allgemeine MUnzkunde und GeZdgeschichte. Munich-Berlin 1925.

2. Par exemple: Jean Marchal: Monnaie et crédit, Paris, 1964, éditions Cujas.

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devient cause. Marc Bloch compare le phénomène monétaire à «( quelque chose comme un sismographe qui, non content de signaler les tremblements de terre, quelquefois les provoquerait... »

Cette réciprocité n'a pas toujours été admise. Les économistes du XIXe siècle (temps de monnaie stable) croyaient la monnaie «( neutre ». Les drames monétaires de 1923, 1926, 1931 ont au contraire poussé à observer, mais aussi à expliquer les mouvements de l'économie par les mouvements de la monnaie. Ce «( monétarisme» marque (d'ailleurs de façon très différente) des œuvres comme celle du sociologue François SiInland et celle de l'économiste John Maynard Keynes (autour de 1930).

Marc Bloch ne tombe pas dans le «( panmonétarisme ». n dit seulement : «( ~arfois » le sismographe crée la secousse. n pense à 1 Allemagne de 1923, au système de Law, aux assignats, types d'émissions monétaires folles.

Mais cela veut-il dire qu'un état global, de longue durée, sur un vaste espace, puisse être déterminé par une situation monétaire? Certains auteurs l'ont admis, et même ont prétendu le justifier théoriquement. Citons par exemple : Carlo Maria Cipolla : Encore Mahomet et Charlemagne : l'économie politique au secours de l' histoire. (Annales-Économies, Sociétés, Civilisations janvier-mars 1949, pp. 4 à 9.)

Voici la phrase qui nous parait imprudente:

« Pendant tout le haut Moyen Age, écrit Cipolla, l'économie européenne fut soumise à une formidable déflation monétaire ... Comme dit Keynes, ce n'est pas. pur hasard si l'on constate cette exceptionnelle déflatIon monétaire pour une époque qui connaît aussi une excep­tionnelle dépression de la consommation et des investisse­ments: les deux phénomènes sont étroitement liés, l'un étant la cause de l'autre. »

Si cela veut dire : la rareté monétaire (déflation) et le ralentissement de l'activité économique (dépression) se commandent réciproquement, d'accord. Mais Cipolla (et Keynes) suggèrent une causalité unilatérale partant du fait monétaire. Le haut Moyen Age aurait peu pro­duit, peu échangé, parce qu'il aurait manqué de monnaie. Comme preuve, on avance l'équation dite d'Irving Fisher, sous sa forme la plus simplifiée: P = MV/Q, ou PQ = MV, P étant le niveau des prix, Q la quantité

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de biens échangés, M la masse de monnaie existante, V la vitesse de circulation.

Mais toute équation est en même temps une évidence et une réciprocité.

Une évidence : la quantité de. biens échangée (Q), multipliée par leur prix (P) égale la masse de monnaie mise en mouvement (M) multipliée par le nombre de fois où cette monnaie a changé de mains (V).

Une réciprocité: si le mouvement monétaire (masse et vitesse) varie, le prix global des biens échangés varie dans le même sens. Inversement, si la valeur des échanges augmente, la circulation monétaire doit augmenter. En aucun cas cela ne perlfiet d'écrire: le facteur monétaire a une antériorité. On ne pourrait le prouver que par l'histoire.

L'équation reste utile, si l'on connaît trois termes, l>0ur calculer le quatrième. Si l'on n'en connaît aucun, (c'est le cas pour l'Europe carolingienne), elle ne peut en rien venir « au secours » de l'histoire.

C'est au contraire l'histoire qui doit observer et dater les deux séries de phénomènes à relier.

Pour le haut Moyen Age, elle observe, pendant des siècles, (mais on discute de la date initiale), un monde sans division du travail, où l'outillage, élémentaire, est plus souvent détruit que renouvelé, où les communica­tions sont difficiles, où le travail n'est pas rémunéré en monnaie (il s'effectue par corvées). Ce monde dérive­t-il de l'absence de circulation monétaire? ou plus simplement, n'a-t-il pas besoin de cette circulation? Sans doute les deux phénomènes se conditionnent. Un monde peu actif n'attire pas la monnaie. La pénurie monétaire décourage l'échange. Les deux faits se ren­forcent, jusqu'au jour où des réanimations locales, ou marginales, arrivent, par ondes successives, Il se propager.

Ainsi, l'historien ne doit pas privilégier le fait moné­taire, mais le suivre de près: c'est le travail de recherche. Les essais de Marc Bloch, l'essai que nous proposons ici, ne peuvent renouveler la recherche, mais ils prennent acte des faits qu'elle a déjà établis. Des réflexions théoriques comme celle de Cipolla. peuvent aider à poser les problèmes. Elles ne doivent pas, à l'avance, imposer des résultats.

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II. - PROBLÈMES DE L'OR ET PROBLÈMES DE LA MONNAIE

Notre sujet est l'or. Or et monnaie ne se confondent pas. L'or est une matière, un minéral. Il y a une technologie,

une géographie, une économie de l'or non monétaire (usages artistiques, industriels). Sur tout cela, il existe, même en français, une riche bibliographie 1.

Elle nous épargne de commencer par l'examen de ce qu'est l'or en pépites, 1'or en filons, l'or natif, 1'or minerai, le raffinage, etc. Car nous faisons de 1'histoire, et l'homme, à chaque étape technique, se trouve devant des problèmes neufs. Mieux vaudra les évoquer succes­sivement. Mais il reste utile de se donner, pour compa­raison, un minimum de culture sur ces problèmes techniques.

Indiquons, pour mesurer les distances, que si le statisticien De Foville s'étonnait, en 1905, que tout l'or arraché à la terre jusqu'à cette date eût pu tenir dans un bloc cubique de 10 mètres de côté, un pareil bloc, fait avec tout l'or disponible dans l'Europe de 1500, date initiale de notre programme, n'eût pas mesuré deux mètres de côté (8 mS). Cela veut dire que de très faibles trouvailles, de très faibles déplace­ments, au début de l'histoire que nous retracerons, ont pu bouleverser le marché de l'or. Cela veut dire aussi que le problème de 1'or ne se confond jamais avec le problème de la monnaie. L'or n'a jamais pu couvrir la circulation totale.

La monnaie, en effet, n'est pas telle ou telle matière. C'est quelque chose de plus complexe et de plus abstrait. Longtemps les économistes 1'ont définie non par ce qu'elle est, mais par ce à quoi elle sert :

1) d'intermédiaire dans les échanges, donc de moyen de paiement;

2) de terme de comparaison entre les termes échangés, donc de mesure de valeur;

3) éventuellement, quand on la conserve, de réserve de valeur.

J. H. Hauser: L'or, Paris, 1901.

L. de Launay: L'or dans le monde, Pari., 1907. V. Forbin: L'or dans le monde, Paris, 1941. J. Lepidi : L'or, Paris, 1958.

Le dernier (collection , Que sais-je " nO 776) est commode pour la technique, la géographie, léger quant aux aspects économiques et historiques.

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Puis cette définition a été contestée. Une monnaie pouvant fonctionner comme moyen de paiement sans assurer universellement les deux autres rôles, un écono­miste comme Robertson a proposé d'appeler monnaie tout ce qui est largement accepté comme moyen de paiement. La monnaie, inversement, a d'autres rôles: .Keynes a insisté sur sa fonction de « liquidité ) (avoir de l'argent liquide est une commodité qui se paie).

Enfin, Jean Marchal, dans un livre récent, n'hésite pas à définir la monnaie comme un pouvoir d'achat conféré aux agents économiques et comme un instrument de politique gOUfJernementale.

Les économistes orthodoxes du XlXe siècle auraient frémi de cette définition. Mais l'historien retrouve dans le passé tous ces rôles de la monnaie, y compris, tout particulièrement, celui d'instrument aux mains du pouvoir.

Mais, pour le comprendre, il faut s'aviser qu'on a appelé « monnaie & trois choses assez différentes :

a) La monnaie-ob jet-marchandise : objet qui, par sa matière, son poids, possède sur toute place du monde une valeur marchande réalisable. Longtemps, on a admis que là est la seule vraie monnaie, le rôle d'étalon de valeur et de réserve de valeur exigeant cette possibilité de comparaison marchande universelle.

Aujourd'hui, l'idée de monnaie-marchandise semble volontiers périmée. Historiquement, pour en saisir le sens, évoquons les portraits célèbres des changeurs italiens ou flamands, pesant leurs ducats. La balance du changeur était bien, pour la monnaie, la balance du jugement suprême. Toute denrée précieuse, conser­vable sans altération, divisible en parties équivalentes (<< fongible )) peut jouer ce rôle de monnaie-marchandise. Le poivre l'a fait. Mais l'or a été dans ce domaine, la monnaie par excellence.

b) La monnaie-signe, ou monnaie « fiduciaire ). C'est un signe que l'on reçoit pour une certaine valeur, tout en sachant qu'il ne serait pas vendable à cette valeur n'importe où. Ainsi, bien entendu, notre « papier­monnaie & qui, sans « valeur intrinsèque ) propre, est accepté selon son inscription.

Mais il n'y a pas que le papier-monnaie. Nos jetons et, même avant 1914, les monnaies divisionnaires, « passent ) pour des valeurs supérieures à leur valeur comme objet-marchandise. Toutes ces monnaies sont

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« fiduciaires ), en ce sens qu'elles doivent leur capacité de paiement à la décision d'un pouvoir, et qu'elles la conservent dans la mesure où le public fait confiance soit à la capacité de remboursement de l'autorité émet­trice (cas d'une monnaie « convertible ) en or), soit à une suffisante stabilité du pouvoir d'achat qu'elle représente (si elle n'est pas convertible en or). Si le pouvoir d'achat baisse, et qu'on ne puisse refuser cette monnaie légalement, on tâchera d'en obtenir davantage contre toute marchandise; les prix monteront; c'est le cercle vicieux de l'inflation.

Or ces remarques, qui valent pour nos monnaies quotidiennes, on peut les appliquer à la plupart de ce qu'on appelait autrefois les « monnaies courantes ), dont on ne vérifiait pas la teneur-métal, tant que le jeu économique n'établissait pas une trop grande différence entre leur pouvoir d'achat et celui de la monnaie « forte ), ou monnaie-marchandise internationalement valable. La multiplicité des pièces en circulation (parfois 80 dans la France du XVIIe siècle) et l'ignorance des usagers faisaient que la « monnaie courante ) n'avait pas plus de « valeur intrinsèque ) que nos jetons, sinon que nos billets actuels.

Cet aspect fiduciaire de l'ancienne circulation (que beaucoup de manuels s'obstinent à définir comme « métallique ), ce qui peut faire croire à une monnaie­marchandise bien définie) explique comment notre XIVe ou notre XVIIe siècles ont pu connaître des « infla­tions ) semblables à celles de notre papier-monnaie. Le moulinet à frapper le billon a été parfois aussi prodigue et imprudent que la moderne « planche à billets ).

c) La monnaz·e-nom (monnaie nominale, monnaie de compte) est une expression de valeur qui ne correspond à aucune pièce effective. Elle n'a qu'un seul des trois rôles classiques, celui de « mesure de valeur ).

Le système dérive des habitudes gardées quand un système de monnaie disparaît (comme nous continuons souvent à compter en anciens francs). A l'origine, une « livre ) était une livre-poids d'argent. Cette unité, devenue trop forte, a été abandonnée; mais on a continué de donner le nom de « livre ) à une unité de prix. Cela a abouti au paradoxe qu'une once d'argent a pu valoir plusieurs « ltvres ), alors que la livre-poids est un mul­tiple de l'once. C'est le symbole du détachement entre monnaie-mesure et monnaie-objet.

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Pendant des siècles, en France (et ailleurs) toute marchandise a été évaluée en livres alors qu'aucune pièce effective (sauf en de rares moments) n'avait cette valeur. Cela suppose qu'à chaque règlement, on évaluait en livres et divisions de livres (sous, deniers) aussi bien la marchandise échangée que les pièces circuhintes qui servaient à effectuer le règlement (pièces très variées).

Grâce à cela, plus commodément encore qu'aujour­d'hui, les gouvernements « manipulaient » la monnaie. Il leur suffisait de changer du jour au lendemain, par décision du pouvoir, l'équivalence légale entre la monnaie-nom qui mesurait tous les prix, et les pièces réelles en circulation.

Ainsi, autrefois comme aujourd'hui, les problèmes monétaires résultent du jeu entre trois sortes de mon­naies : monnaie-nom (= monnaie-mesure), monnaie-signe ( = moyen de paiement « courant »), monnaie-marchandise (= objet internationalement échangeable).

On voit ainsi que le problème monétaire est distinct du problème de l'or. Ils ne se sont guère confondus qu'au XIXe siècle (1815-1914), et non sans exceptions (inflation célèbre de la Guerre de Sécession, dévalorisa­tion de la peseta espagnole en 1898 ... ). Encore faut-il ajouter que la référence universelle à l'or n'excluait pas les systèmes « bimétallistes » (référence officielle à l'argent), qui ne disparurent qu'avec l'effondrement de la valeur relative de l'argent à la fin du XlXe siècle.

Malgré cela, problème monétaire et problème de l'or ont toujours été liés. Car l'or a toujours été la monnaie­marchandise la plus maniable sous un volume restreint, et par là-même, l'outil le plus habituel des règlements internationaux, soldant finalement le déficit d'un pays dans ses échanges avec un autre pays. D'où la valeur indicative des mouvements de l'or quant aux conditions économiques de chaque pays et de chaque époque.

En est-il encore ainsi? On en discute. Mais éclairer l'actualité par une très longue histoire, c'est le rôle même de l'esprit historique, c'est la tâche de l'historien.

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II

LES GRANDES PHASES DE L'HISTOIRE MONÉTAIRE: REMARQUES SUR LES PHASES

PRIMITIVES ET L' ANTIQUIT~

Il ne s'agit pas de faire une histoire de l'or et de la monnaie depuis les origines, mais de rappeler quelques faits et de suggérer quelques remarques utiles aux développements ultérieurs.

Il ne s'agit pas non plus du rappel, classique depuis Aristote, de ce que les théologiens et les économistes anciens appelaient volontiers « la naissance» ou « l'appa­rition » de la monnaie. Car ce genre de préliminaires, habituellement, consistait dans un exposé logique des raisons pour lesquelles on suppose' que la monnaie s'est révélée utile. Ce qui nous intéresse, c'est l'aspect histo­rique réel de cette apparition, car il montre un processus sociologique complexe et très instructif.

1. - A PROPOS DES FAITS MONÉTAIRES CHEZ LES PRIMITIFS

En 1934, François Simiand, dans les Annales socio­logiques, a publié un mémoire intitulé La monnaie, réalité sociale, suivi d'une discussion entre économistes et sociologues sur la monnaie. Comme François Simiand est l'homme de sa génération qui a le plus réfléchi sur l'histoire des prix et de la monnaie, il faut tenir compte de cette sorte de conclusion qu'il a donnée à son œuvre. Cette conclusion est que la monnaie est un phénom.ène social plus qu'économique, qu'elle est une sorte de mythe, de croyance globale de la société, non

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une marchandise comme une autre, même si elle se présente sous forme d'objet (par exemple une pièce d'or).

Marcel Mauss appuyait Simiand en invoquant la monnaie-fétiche, la monnaie portant un nom de divinité chez certains Indiens ou Polynésiens. La monnaie exprimerait donc une relation globale entre individu et société, une attente de celui-là envers celle-ci.

On peut retenir de ces remarques : 1) que le passage du troc à l'économie monétaire

ne résulte pas d'un simple calcul économique de commo­dité, mais d'un phénomène sociologique beaucoup plus complexe;

2) que lorsque deux sociétés très inégalement évoluées sont mises en contact, elles n'ont pas de conception commune de la monnaie, ni de la « valeur )} (d'où la surprise des « Découvreurs )} espagnols devant les Indiens des Iles qui leur donnaient leur or contre des babioles).

En revanche, il ne faudrait pas conclure de ces remarques que la monnaie est un pur phénomène psycho­sociologique, indépendant des lois de l'économie. C'est vrai un instant entre deux sociétés différentes. Mais quand les échanges se font continus, la monnaie doit bien finir par traduire des relations de valeur. De même, dans une économie nationale, la confiance du public dans la monnaie est un fait psychologique, mais l'équi­libre entre le pouvoir d'achat de cette monnaie et le système des prix internationaux ne dépend pas exclusive­ment de cette psychologie.

II. - SUR LA COEXISTENCE D'ÉCONOMIES MONÉTAIRES DÉVELOPPÉES ET D'ÉCONOMIES

OU LA MONNAIE JOUE UN ROU FAffiLE OU NUL

Pour qu'une monnaie au plein sens du terme soit employée, il faut préalablement qu'une comparaison généralisée, multilatérale, entre les produits, ait pu donner à ceux-ci une valeur d'échange moyenne reconnue, un prix « naturel )} diront les classiques, exprimable dans une mesure unique. Autrement dit, il faut un marché. Or, s'il est douteux qu'il y ait jamais eu des économies « sans échanges » (les notions d' « économie

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naturelle », d' « économie fermée» sont très discutées), il a pu y avoir des économies « sans marché» (au sens économique du terme, c'est-à-dire sans comparaison libre et constante entre marchandises).

Par exemple, les sociétés pré-colombiennes, en parti­culier celle des Incas, n'avaient pas de monnaie propre­ment dite; un système compliqué de comptabilité unissait la production individuelle, le travail par corvée, l'accumulation des produits par l'État, leur redistribu­tion; il n'y avait ni marché ni monnaie, et pourtant il y avait des masses énormes de métaux précieux. Donc la présence de ceux-ci n'entraîne pas automa­tiquement l'usage de la monnaie. Un de nos premiers thèmes de réflexion sera le résultat du contact entre ces sociétés sans monnaie et les conquérants espagnols, pour qui l'or monnayable est au contraire symbole de toute richesse. Mais on voit que des sociétés ont pu se hausser à un degré élevé de complexité sans que l'abon­dance de l'or y ait créé une vie marchande. Le cas de l'Égypte ancienne est analogue, sinon identique.

Autre exemple: aux côtés du monde romain, posses­seur d'un système monétaire presque moderne, le monde germanique a vécu, sinon sans monnaie, du moins sans frapper de monnaie (entendons sans accorder à des pièces de métal un rôle officiel de moyen de paiement et de mesure de valeur). Observons que le monde gaulois, le monde ibérique, plus pénétrés d'influences ~ecques et phéniciennes, frappaient, eux, des monnates.

Dans le monde germanique, le mot vieh voulait dire à la fois « bétail » et « richesse », de même que pecus a donné pecunia. C'est que la pièce de bétail (vache, bœuf) a longtemps joué le rôle d'étalon de valeur (point de comparaison pour d'autres produits). Certaines monnaies primitives porteront la tête de bœuf, qui rappelle ce rôle. D'autres (Chine) gardent la forme d'objets. Toute marchandise a pu jouer ce rôle d'unité de valeur. Une chronique du XIIe siècle dit des habitants de l'île de Rügen (en Baltique) :

« Ils n'ont pas de monnaie, et n'ont pas coutume de se servir de deniers pour les achats. Veut-on acquérir quelque chose sur le marché? On verse le prix en étoffe de lin. L'or et l'argent dont ils s'emparent dans leurs rapines, ou qu'ils reçoivent comme rançon de prisonniers ou d'autre façon, ils en font des bijoux pour leurs femmes ou l'amassent dans le trésor de leurs temples. »

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Marc Bloch, qui cite ce texte, ajoute : c'est un archaïsme. Au XIIe siècle, c'est évident. Mais c'est un exemple encore où, malgré les contacts extérieurs et l'existence d'un marché local, la présence du métal précieux ne donne pas à celui-ci un rôle monétaire.

Donc l'évolution vers les formes monétaires classiques est lente et inégale; masse, usage, circulation de monnaie

. dépendent à la fois de l'état de l'économie et de la structure de la société.

Dernier exemple: en pleine Europe moderne, j'ai trouvé, dans les Pyrénées catalanes, encore vers 1760, de petits secteurs locaux vivant en économie si peu monétaire que les villageois vont à la boutique avec un sac de grains pour payer leurs emplettes.

Conclusion : dans toute période de l'histoire, on trouve des zones de résistance à la circulation monétaire. Remarque : cette résistance peut même être consciente chez les bénéficiaires d'un système social dont la circu­lation monétaire risque de détruire les principes. Quand on parle, schématiquement, du ({ passage du féodalisme au capitalisme », un des grands traits est bien celui-ci : passage d'un système de relations sociales où le phéno­mène monétaire est secondaire, subordonné, à un autre système de relations sociales où l'argent (au sens large) joue un rôle majeur.

Attention, donc : quand on parle de l'influence de l'or ou des métaux précieux, il ne faut jamais oublier que la pénétration de ces métaux dans tous les canaux d'échange d'un système social n'est pas une chose simple. Il faudra toujours préciser les limites mises par l'état d'une société à l'influence d'une circulation métallique.

III. - LES ÉTAPES DE L'ÉVOLUTION VERS LA MONNAIE MÉTALLIQUE

L'or, bien que connu et travaillé très tôt dans la préhistoire, n'a pas été la première matière monétaire métallique utilisée. Trouvé à l'état pur, malléable, beau, éclatant, il a servi d'abord à l'ornementation. L'argent, le cuivre, plus abondants, mais plus difficiles à obtenir et à travailler, eurent à l'origine une valeur, par rapport

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à l'or, plus élevée qu'aujourd'hui. Ils furent utilisés avant l'or, et plus que lui, comme monnaie.

Mais qu'entend-on par monnaie dans les empires orientaux, dans les sociétés méditerranéennes anciènnes, ou encore en Chine au troisième millénaire?

Voyons l'exemple de la Mésopotamie: l'orge y sert d'étalon de valeur autant que l'or ou l'argent. Pourtant, il existe, dans les palais et les temples, des poids et mesures étalonnés, légaux, garantis, qui servent à la comparaison des valeurs. Et l'on constate, entre étalons divers, des variations dans la valeur relative. A court terme, par exemple, on constate qu'une mauvaise récolte peut fme baisser de moitié la quantité d'orge correspon­dant à un certain poids d'argent (cela signifie que le prix de l'orge, exprimé en argent, a haussé de 100 %, ce qui correspond à un mouvement bien connu, brutal, des prix agricoles anciens). A long terme, on retrouve les variations de ce que les économistes appellent la bimetallic ratio, c'est-à-dire le rapport de valeur entre or et argent: il est de 9 à 1 vers 2700 av. J.-C., de 6 à 1 vers 1800 sous Hammourabi, de 12 à 1 au VIe siècle av. J.-C. On constate donc, dans ce très ancien empire, une formation de valeurs d'échange variables. Mais y avait-il réelle circulation de pièces? Même si les lingots étalonnés servaient de moyen de paiement, ce n'était que 'pour des règlements exceptionnels, jamais quotidiens, Jamais familiers.

On constate en particulier que si l'argent servait peut-être aux paiements intérieurs, de petites quantités d'or, matière plus rare, étaient réservées aux paiements extérieurs (nous dirions aujourd'hui « internationaux )). De sorte que l'empire d'Hammourabi, avec ses lingots d'or dans les caves du palais, cet or étant réservé aux paiements internationaux, annonce certains phénomènes modernes : nos banques d'État. En revanche, nous avons beaucoup de monnaie circulante, alors que le système étatique, en Égypte, en Assyrie, en Chine, réduisait presque à rien, comme chez les Incas, le rôle de cette monnaie intérieure. C'est sur les confins de la Méditerranée qu'une autre étape est franchie : à Troie, en Crête, puis à Mycènes (vers 1500 av. J.-C.), on trouve, à la place des lingots, des disques métalliques estampillés, plus proches des pièces modernes.

Mats l'étape décisive est celle où une effigie donnant la garantie de la collectivité ou du souverain se trouve

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« frappée ) sur la pièce métallique, car cette garantie permet à la pièce de circuler pour une valeur donnée, sans qu'on ait besoin de la pc;:ser ou d'en estimer le « titre ) (c'est-à-dire la proportion de métal fin et celle de l'alliage), opérations qu'on avait toujours pratiquées avec les lingots. Or cette apparition d'une monnaie véritable date seulement de la fin du vue siècle ou des débuts du VIe siècle av. J.-C. Elle a lieu dans les cités grecques d'Asie Mineure, puis en. Grèce (frappes d'argent), puis en Lydie, où l'on frappe d'abord l'électrum (alliage or-argent), puis l'or, sous le règne de Crésus : les noms de Crésus, de Gyges, du fleuve Pactole rappellent l'effet légendaire de ces innovations.

Concluons : I. l'apparition d'une monnaie propre­ment dite est tardive; 2. elle a lieu sur les marges commerçantes du monde ancien, non dans les empires intérieurs; le commerce crée la monnaie, plus que la monnaie ne crée le commerce.

IV. - LES MÉTAUX PRÉCIEUX, AVANT DE DEVENIR MONNAIES,

ONT UN ROLE DE PRESTIGE ET DE THÉSAURISATION

Cela renforce leur valeur dans l'imagination des hommes; mais cela, pendant longtemps, contredit leurs possibilités économiques, en limitant leur circulation.

Or cela n'intéresse pas seulement les temps anciens. En pleins temps modernes, l'Orient, l'Extrême-Orient fourniront des produits contre l'or ou l'argent, et thésauriseront ceux-ci en objets de luxe, ou dans des cachettes.

Dès l'Antiquité ou le Moyen Age, ce genre de phéno­mènes a eu pour contrepartie de brusques remises en mouvement des métaux ainsi concentrés. Ainsi en Égypte, à la fin du premier millénaire, à la suite d'une première vague de pillages dans les trésors et les tombes; il Y aura une seconde vague, et même des fouilles systé­matiques, après la conquête de l'Égypte par les Arabes. Et il faut songer que le tombeau de Tut-Ankh-Amon, quand on l'ouvrit en 1922, contenait deux fois plus d'or que la banque royale d'Égypte n'en possédait à la

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même date. Dans l'Antiquité, une simple trouvaille de ce genre pouvait bouleverser le marché de l'or.

Plus souvent, la dispersion des trésors fut l'effet des guerres : on a comparé la conquête de la Perse par Alexandre à celle de l'Amérique par les Espagnols, quant aux effets des trésors ainsi mis en mouvement.

Plus tard, la conquête par Rome des royaumes hellénistiques occasionna une nouvelle redistribution, cette fois en faveur de l'Occident européen.

L'or étant rare (rappelons-nous toujours les 8 mB

de 1500) et tendant à se thésauriser, il arrive que des événements non économiques (ce qui ne veut pas dire fortuits) ont autant d'importance dans son histoire que les faits de production (mines, placers ... ) proprement dits.

v. - REMARQUES FINALES

Le grand économiste J.M. Keynes, dans son Treatise on money a écrit, imprudemment selon le jugement de l'historien :

« Ce livre veut enseigner que la richesse des nations s'installe non lors des inflations de revenus, mais lors des inflations de P1ofits, quand les prix s'envolent au-delà des coûts.

« Ce serait une tâche fascinante que de réécrire l'histoire économique à la lwnière de ces idées depuis les plus anciennes origines. De se demander comment les anciennes civilisations de Swner ou d'Égypte trouvèrent leur stim:ulant dans l'or de l'Arabie ou le cuivre d'Afrique qui, étant monnayables, laissent derrière eux une traînée de profits au cours de leur distribution entre Méditerranée et Golfe Persique, sans doute plus loin encore. A quel degré la grandeur d'Athènes dépendit-elle de l'argent des mines du Laurion? Non que les métaux monnayés soient une richesse plus réelle que toute autre chose, mais parce ~ue leur effet sur les prix crée l'éperon du profit. Comblen la dispersion des réserves de Perse par Alexandre, réserves qui représentaient les retraits accu­mulés pendant de nombreux siècles antérieurs dans le trésor d'empires successifs, est-elle responsable de l'éclat des progrès économiques dans le bassin méditerranéen, dont Carthage essaya, et Rome obtint, de recueillir les fruits (après la prise par Hannibal des mines de

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Sierra Morena)? Est-ce une coïncidence si le déclin et la chute de Rome sont contemporains de la déflation la plus prolongée et la plus brutale qui soit connue? Et la longue stagnation du Moyen Age n'a-t-elle pas été plus inévitablement causée par son maigre avoir en métaux monétaires que par le monachisme ou les agitations barbares 1? »

Dans ces phrases, le métal précieux, d'abord donné comme un stunulant apparaît ensuite comme un élément d'où dépend la grandeur d'Athènes, puis comme « responsable» de l'éclat de Rome, puis son absence comme «( cause ) de la dépression économique médiévale.

Or il y a loin du «( stimulant» à la « cause ). Et si le stimulant, c'est le Hux de l' or, comment penser que l'effet dépressif, pour le haut Moyen Age, réside dans la faiblesse du stock (c'est-à-dire de «( l'avoir» en or)? Que signifie, d'ailleurs, «( le maigre avoir du Moyen Age en métaux monétaires )? Cause, ou effet?

Enfin, pour distinguer entre « inftation de revenu » (cas certain des généraux d'Alexandre et de Rome) et «( inflation de profits ) (hypothétiquement engendrée par la hausse des prix chez les «( entrepreneurs » de leur époque), ne faudrait-il pas connaître toute la vie écono­mique : prix, salaires, population active, temps de travail, rôle de la thésaurisation ... ?

Ajoutons que l'appel de Keynes à «( réécrire ) l'histoire économique sous l'angle des métaux précieux venait un peu tard : les Espagnols du XVIe siècle (Saravia de La Calle), les Anglais du XVIIIe (Hume et ses disciples), l'avaient déjà fait. Marx le leur reprochait en 1859, dans la Contribution à la critique de l'économie politique :

« Sans pertinence aucune sont les références chères aux disciples de Hume à la hausse des prix dans la ROllle an!ique par su~te de. la conquête de l'Elp'Pte, de la: Macé­dOIne, de l'Asie Mineure ... Les lllatériaux qu'exige une observation détaillée du cours de la monnaie, une histoire exacte du prix des marchandises d'une part, et d'autre part des statistiques officielles suivies sur l'expansion et la contraction du moyen circulant, sur l'afflux et l'écoule- . ment des métaux précieux, ont manqué à Hume et à tous les écrivains du XVIIIe siècle. »

J. John Maynard Keynes: A t,satiss on monoy, Londres 1930, tome 2, p. ISO.

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C'est la meilleure leçon pour notre méthode. Avant de parler des « effets ) du mouvement de l'or dans le monde, il faut d'abord apprendre à observer ces mouve­ments, et à les mettre en rapport avec les autres phéno­mènes économiques. Il faut éviter le « monétarisme ) facile, les phrases brillantes sur le « fabuleux métal ). Tout ce que nous avons dit prouve que le métal peut être là, et ne pas se transformer en fait monétaire. Cela ne signifie pas que l'or n'est pas un facteur écono­mique éventuellement important. Mais son usage même dépend de tout le complexe social où le flux de l'or s'insère.

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III

LES GRANDES PHASES DE L'HISTOIRE MONÉTAIRE.

REMARQUES SUR LE MOYEN AGE

1. - LE HAUT MOYEN AGE : DÉPRESSION DE L'OCCIDENT CHRÉTIEN ET OR MUSULMAN

Nous nous demanderons: quels sont les faits, quel est leur sens, quand changent-ils, et pourquoi?

La situation au Ive siècle.

Sous Constantin, après réorganisation de l'Empire romain, la situation monétaire est claire, presque moderne : l'unité monétaire est une pièce réelle, en « or massif ) (entendons : à très haut titre), l'aureus solidus nummus, ou solidus, « sou d'or ), ancêtre de notre modeste « sou ).

Il contient 4,48 grammes d'or fin (à peu près le contenu légal de $ 5 de 1960). Il Y a des demi-sous, des tiers de sou (triens). Il y a des monnaies d'argent et de cuivre, unies au sou par un rapport légal. Cela ressemble aux meilleurs systèmes monétaires du XIXe siècle.

Invasions barbares et détérioration monétaire.

Les petits royaumes barbares, se voulant tous héritiers de l'Empire, frappent des sous d'or; mais bi~ntôt, ils en frappent de moins en moins; ils frappent plus

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de triens que de sous; ils ajoutent de plus en plus d'alliage. Cela signifie que l'on a de moins en moins besoin de grosses pièces et que l'or devient plus rare et plus cher. En bref, le triens qui, sous Constantin contenait l,51 gramme d'or, n'en contient plus, sous Charlemagne, que 0,39 gramme. Après Charlemagne, qui opère une réforme monétaire, on cesse de frapper l'or.

Du IXe au XIIIe siècle, la circulation-argent.

Les royaumes barbares n'ont pas assez d'autorité pour faire circuler une monnaie « fiduciaire ) de cuivre : le travail s'effectuant par corvées, on n'a guère besoin de petite monnaie. L'argent convient aux transactions moyennes. Le denier d'argent devient l'unité par excellence. En principe, il vaut un douzième du sou d'or (qui vaut lui-même un vingtième de la livre-poids d'argent, d'où la future monnaie de compte: 1 livre = 20 sous; 1 sol = 12 deniers). D'ailleurs, le denier d'argent lui-même contiendra de moins en moins d'argent: sous Philippe Auguste, 27 % seulement de ce qu'il contenait sous Charlemagne. Pendant toute cette période, on ne frappe pas de pièces d'or en Europe occidentale (sauf les exceptions que nous verrons). Les transactions internes sont faibles; on s'efforce de les régler par compensation, sans déplacer de monnaie.

Le .monde byzantin et le monde musulman: le domaine de l'orl.

L'or occidental, même à l'apogée de l'Empire romain, avait été drainé vers l'Orient par l'achat de produits précieux (soies, épices). Les trésors des Lagides et des Sélc!u.cides, raflés par Rome, étaient retournés ainsi, par voie commerciale, vers leurs pays d'origine.

Byzance subit des ponctions du même genre en direction de la Perse Sassanide, qui thésaurisait l'or et faisait circuler l'argent.

1. Cf., pour comprendre ce phénomène, l'article du regretté Maurice Lombard: L'or musulman du VIe au XIe sièd •• Annales (B.S.C.), Paris, 1947, (pp. 143-160).

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Cependant, l'or accumulé par les villes orientales, les DUnes de Nubie (haute Égypte) permettent à Byzance, tant qu'elle contrôle Asie Mineure et Égypte, de main­tenir le « sou d'or » dans sa qualité première (72 sous dans une livre d'or). Le Solidus reste, en grec, le Nomisma, monnaie par excellence.

Vient l'invasion musulmane qui, à partir de 640, atteint successivement Perse, Syrie, Égypte, Mésopo­tamie, puis Maghreb, Espagne, Italie du Sud.

En 694, le khalife Abd-el-Malik fait graver des pièces d'or sur le modèle du Solidus, mais avec inscriptions musulmanes (phrases du Coran).

Ce « dinar » musulman (avec son sous-multiple d'argent, le dirhem) va désormais concurrencer le besant (nom donné en Occident au « sou » byzantin). Mais en Occident, le « dinar l) est souvent appellé mancus (mot d'origine contestée, mais qui semble venir de manqoucha, pièce gravée, frappée de beaux caractères; la beauté des caractères semble avoir renforcé le pres­tige des pièces d'or musulmanes). Quand il y eut plusieurs khalifats, on frappa également de l'or à Cordoue et au Caire, comme à Bagdad.

D'où venait cet or musulman? La première origine en est extra-économique : pillage des trésors perses, des églises syriennes, des tombeaux égyptiens; comme deuxième origine, les mines de Nubie; enfin, comme troisième origine : l' « or des caravanes », or en paillettes des rivières du Soudan et du Ghana venant, à travers le Sahara, vers l'Égypte et le Maghreb. Cet or des caravanes est en particulier la source de la monnaie des « Almoravides 1), envahisseurs qui gagnent l'Espagne par le Maroc. Leur morabati donnera le maravedis, qui deviendra la monnaie de compte castillane.

Longtemps cet or peut circuler largement autour de la Méditerranée, car les Musulmans occupent les côtes d'Espagne, les Baléares, la Sicile, l'Italie du Sud. Le vieux courant qui échange l'or contre les produits précieux de l'OrIent, de l'Ouest à l'Est de la Méditer­ranée, peut ainsi se poursuivre.

L'Occident barbare est lui-même touché par ce circuit monétaire et commercial. Les Musulmans lui achètent de l'étain, des armes, des fourrures, surtout des esclaves. Mais l'or musulman qui paie ces· achats retourne vite, par Byzance, vers l'Orient, pour solder les achats précieux des classes hautes de l'Occident (Église, grands

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s~igneurs). Deux voies pour cela : la voie italienne (qui fait la fortune d'Amalfi au Sud, d~ Venise au Nord); et la voie des steppes, qui va de la Scandinavie à la mer Noire. Ainsi l'or tourne autour de l'Europe continentale sans la pénétrer.

La pauvreté en or de l'Europe féodale. Quelles sont les raisons de cette rareté?

1) On exporte l'or contre les produits précieux : les achats somptuaires continuent. 2) Il Y a les pillages, surtout ceux des Normands. La richesse des musées scandinaves en objets d'or en témoigne. 4) Il Y a les thésaurisations, surtout celles des Églises (ici, l'or sert de réserve de valeur, qu'on vend ou engage pour des besoins exceptionnels). 4) Il Y a aussi un fait simple: l'Europe ne produit pas d'or, ou très peu.

Marc Bloch nous dit : pour cela, l'Europe sera « condamnée» à chercher l'or au loin, à se faire conqué­rante (XVIe siècle). Mais ne poussons pas trop loin ce raisonnement. Keynes écrivait que là où il y a de l'or, il y a richesse, civilisation. Si nous ajoutons : et là où il n'yen a pas, il y a expansion parce que l'on en cherche, nous ne serons pas sortis des généralités sans portée.

Rappelons simplement la réciprocité entre éconoInie générale et fait monétaire : la rareté monétaire a gêné l'activité éconoInique de l'Occident; mais la Ininime densité humaine, les paiements unilatéraux (travail­corvée), les mauvaises communications expliquent aussi cette rareté. Une preuve: il y a beaucoup d'ateliers monétaires pour peu de monnaie. La circulation moné­taire devient un phénomène local. Or l'or est l'instrument par excellence, nous l'avons dit, du commerce général «( international » serait anachronique).

Dans ce commerce général, si l'or intervient, du IXe au xme siècle, c'est pour fuir l'Occident, non pour y pénétrer. Si l'Occident avait vendu plus de marchandises qu'il n'en achetait,. il aurait gardé ou attiré l'or au lieu de le perdre. C'est un problème de « balance commerciale » défavorable.

Même la production européenne de l'or s'est peut-être arrêtée· plutôt par manque de besoins que par incapacité. Elle reprendra en effet après 1200 (Alpes, Silésie).

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L'explication est donc dans l'état économique, démo­graphique, social de l'Europe chrétienne occidentale : quand et comment y a-t-il changement?

Le retour à l'or en Europe occidentale.

Où et quand a lieu le retour à l'or en' Europe occi­dentale? En l'observant, nous verrons peut-être aussi comment et pourquoi.

Est-il vrai que l'Europ.e du Moyen Age s'est passée d'or jusqu'en 1250? Les allusions aux besants, aux mancus ne prouvent pas nécessairement qu'on en dis­posait; mais prouvent 9.u'on avait besoin de se référer à cette haute monnaie mternationale. De même qu'au­jourd'hui (ou hierl), dans les pays à monnaie dépréciée, les promesses sérieuses se faisaient en dollars, de même, aux IXe ou xe siècles, on reconnaissait devoir « tant de mancus ). C'est-à-dire l'équivalent de tant de mancus. On ajoutait in rem valentem (ou toute expression de même type). Cela veut dire: valeur payable en nature. On précisait parfois : en grains, en poisson séché, en chevaux. Mais on exprimait en or. On n'avait donc pas oublié celui-ci.

Où en prenait-on la référence? Normalement, dans les pays en contact avec l'Islam: Espagne, Italie du Sud.

Les médiévistes espagnols (Sanchez Albornoz, Val­deavellano) ont noté, vers l'an mil, l'activité de marchés (la ville de Léon. par exemple), déterminée par la proximité des richesses musulmanes. On y achetait des tissus précieux, avec de l'or.

Quand la référence théorique au mancus cède-t-elle la place à des paiements en or effectif? En classant par ordre chronologique, dans des cartu1aires catalans, des xe et XIe siècles, les passages relatifs à l'or, j'ai pu fixer le temps où l'expression in rem valentem cède la place à des expressions qui ne laissent aucun doute sur le paiement effectif en or-monnaie-marchandise : mancusos de oro cocto, auri puri et legitimi, pensatos ad pensum legitimum, etc. Cela apparaît à la fin du xe siècle, se précise entre 1033 et 1048; d'où vient cet or effectif?

Des razzias chrétiennes qui prennent le dessus sur les razzias musulmanes; des tributs (parias) levés sur

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les Musulmans, des ventes d'esclaves aux Musulmans, très rémunératrices.

Cela marque une phase nouvelle. Les petits royaumes musulmans sont encore riches : ils acceptent de payer tribut, ils achètent des esclaves; ils ne sont plus forts militairement, politiquement. Le triomphe chrétien (interrompu, il est vrai, par des succès musulmans éphémères: invasions almoravide et almohade) commence comme avait fait le triomp.he musulman, par des transferts d'or extra-économique. Ëcoutons le « Poème du Cid », chantant la prise de Valence (1094) :

« Quand le Cid conquit Valence et entra dans la Cité, Quiaurait pu compter l'or? Qui eût pu compter

[l'argent? Le Cid Don Rodrigue dit : « Que l'on prélève le quint! » De la monnaie du butin, il y eut trente mille marcs; Le butin non monnayé, qui donc en eût fait le

compte? »

Exagération poétique. Mais l'or musulman devient réalité tangible pour le Chrétien. Dès ce XIe siècle, les royaumes espagnols successivement : 1) mettent en circulation l'or monnayé musulman; 2) frappent des pièces avec l'or non monnayé, mais en imitant clan­destinement les monnaies musulmanes, partout accep­tées; 3) frappent ces pièces ouvertement (on dit mancus de Barcelone) tout en maintenant leur forme, Coran compris; 4) plus tardivement, on juge plus convenable de remplacer le Coran par des formules chrétiennes, mais en caractères' arabes (ce qui prouve l'importance, pour l'acceptation d'une monnaie, de sa forme exté­rieure); 5) enfin, en 1175, apprenant que l'atelier musul­man de Murcie disparaît, Alphonse VI de Castille se décide à frapper des pièces d'or portant son propre nom. Nous sommes à la fin du XIIe siècle.

On dit pourtant couramment que la frappe de l'or reprend en Europe vers 1250 seulement. On a raison : en ce sens que les frappes des Espagnols (comme les frappes siciliennes de Frédéric II) sont des faits margi­naux qui prolongent l'épisode musulman plus qu'ils n'inaugurent le triomphe économique chrétien. Au vrai, pour qu'un afflux d'or ait un sens économique profond, il faut qu'il ait une raison économique pro­fonde, qu'il corresponde à un élan d'échange et de production, non à une injection guerrière. Autrement

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dit, le retour de l'Europe 'à l'or, c'est le couronnement d'une longue évolution interne.

Demandons-nous en effet: où frappera-t-on de l'or vers 1250, avec continuité et succès? Marseille a demandé le droit de le faire en 1227, sans suite. Florence et Gênes ont fait le pas décisif en 1252, ensemble. Pérouse frappe l'or en 1259, Lucques en 1273, Milan avant la fin du siècle, Venise en 1284. Observons que les grands royaumes, France et Angleterre, ayant essayé de suivre Florence dès 1257, ne feront démarrer en fait leurs frappes qu'au XIVe siècle. Donc, après l'Espagne et la Sicile, cas particuliers, le démarrage proprement économique de l'or a lieu dans les villes méditerranéennes de grande activité. Une phase nouvelle a commencé.

II.- L'APOGÉE DU MOYEN AGE CHRÉTiEN : TREIZIÈME ET PREMIÈRE MOITIÉ DU QUATORZIÈME SIÈCLE

En fait, la frappe de l'or par Florence et Gênes est une consécration et non un point de départ. Elle cou­ronne le relèvement de l'Europe depuis le XIe siècle (l'an mille même n'est pas un point de départ, mais une date commode, où déjà le relèvement frappe les contem­porains). N'oublions pas : que du VIe au XIVe siècle, la population de l'Europe chrétienne se multiplie par 2,7, peut-être par 3,7 (suivant les auteurs), disons 3; que cela correspond à des défrkhements et améliorations agricoles; que le système féodal se perfectionne, et doit passer· alors par son rendement maximum; que les marchés se constituent, que les villes progressent; que le monde chrétien (Espagne, Nord-Est teutonique, croisades) est en expansion, non plus en retrait.

Un tel ensemble ne peut s'expliquer par un affiux d'or. Les marges où a lieu cet afflux (steppes russes, Espagne reconquérante) ne sont pas les points de départ du dével0l'.pement.

En réahte, l'or revient en Europe quand il y est attiré par une balance commerciale excédentaire, c'est-à­dire, vulgairement, quand elle vend plus qu'elle n'achète.

Mais ce qui capte les fruits de ce commerce européen, ce sont les villes qui font « l'importation-exportation ) : produits européens contre produits d'Orient (Venise,

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Gênes), et qui quelquefois se mettent à produire elles mêmes des marchandises de qualité en masses assez fortes (tissus à Florence).

Pour un commerce ainsi élargi, et bien ,que des régions entières, isolées, lui échappent encore, il faut des pièces de monnaie assez fortes: on frappa d'abord de grosses pièces d'argent; c'est sur cette base-argent que certaines villes édifièrent une économie de production et d'échange assez vigoureuse : Barcelone par exemple.

Mais le triomphe des villes marchandes, surtout autour de la Méditerranée, est bien consacré par l'adop­tion de pièces d'or internationalement acceptées partout: le florin de Florence, frappé de la fleur de lys, le ducat de Venise, avec le doge et Saint-Marc, deviennent, entre 1250 et 1300, les « dollars du Moyen Age ) (l'expression est de Roberto Lopez), ce qu'avaient été jusqu'alors, exclusivement, les « besants ) et les « dinars ).

Ainsi la frappe de l'or est une conséquence du déve­loppement économique occidental, et non une « cause ) (étant entendu toujours qu'il y a interaction entre les deux faits).

Une fois établi le prestige du florin et du ducat, tout le monde, en Europe, veut les imiter : France, Angle­terre, royaume d'Aragon. Ces grands États n'y par­viennent, nous l'avons dit, qu'au XIVe siècle. Et il est curieux de constater que l'Europe toute entière se convertit ainsi à la frappe de l'or au moment même où une crise généralisée (encore mal expliquée, mais tout à fait évidente) atteint l'ensemble des économies et des populations européennes.

iîI. - XIVe ET xve SIÈCLES : ASPECTS MONÉTAIRES DE LA CRISE EUROPÉENNg

Des famines de 1315-20 aux pestes de 1348, des catastrophes fondent sur l'Europe. On discute sur les causes. Elles ne peuvent être monétaires. Mais les famines, les épidémies, les abandons de terres, les guerres, influent sur la monnaie.

Comme il y a moins d'acheteurs, moins de trafic, les prix tendent à baisser, surtout exprimés en or;

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mais comme il y a moins de travailleurs (et ils sont désormais, souvent, des salariés), les salaires montent. La réaction spontanée des états, petits et grands, est de multiplier la petite monnaie courante, d'altérer les bonnes monnaies (en diminuant leur titre), de modifier le rapport entre monnaie nominale et monnaie réelle.

Ces manipulations monétaires (qui correspondent à nos « inflations» suivies de « dévaluations ») permettent de moins payer le travail tout en paraissant le payer davantage, de diminuer le poids des dettes, de concur­rencer un temps les étrangers en exportant à bas prix chez eux. Mais ces avantages sont touJours momentanés, pour peu que la multiplication des monnaies courantes devienne trop forte.

Nous n'avons pas à étudier ici ces « manipulations »

(Marc Bloch en expose les modalités dans son Esquisse •.. ). Retenons seulement que la crise économique générale se traduit par des crises monétaires internes, dont les aspects sociaux (révoltes urbaines) et les aspects théoriques (naissance de la théorie monétaire avec Nicolas Oresme, conseiller de Charles V) sont très intéressants, mais nous éloigneraient du problème de l'or.

Celui-ci revient au contraire au premier plan lorsque, après 1450, une remontée de la population, de la pro­duction, des défrichements, fait baisser l'ensemble des prix par rapport à l'or, ce qui rend très avantageux de rechercher celui-ci.

Nous pouvons considérer qu'après 1450, notre sujet commence: car, ce qu'on appelle la « révolution des prix » du XVIe siècle se prépare dès 1450, quand les Portugais partent en quête de l'or africain.

Le plan de l'étude comportera les divisions chrono­logiques suivantes :

De 1450-75 à 15°0-25 : reprise démographique et économique dans l'Occident européen : défrichements, inventions techniques; mais tendance (entre 1450 et 1500) à la chute des prix, surtout par rapport à l'or; cette valorisation des métaux et produits précieux les fait rechercher activement. Les Portugais captent l'or africain et découvrent la route des Indes par le Cap; les Espagnols découvrent les Antilles et en tirent égale­ment de l'or. La tendance des prix se renverse, surtout au Portugal et en Espagne.

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De I5oo-25 à I59B-I630 : essor de l'Europe et révo­lution des prix; il importe de bien saisir les rapports entre l'extension du marché mondial (Extrême-Orient, Amérique), la circulation de l'or, de l'argent (qui devient essentiel par sa masse), enfin du crédit, et d'autre part l'apparition d'économIes nationales en progrès (mercan­tilisme); il faut voir comment l'affiux indirecr des métaux précieux en Europe continentale et en Angleterre peut stimuler la production, tandis que leur affiux direct et massif tue l'économie espagnole, qui semblait avantagée à l'origine.

De I59B-I630 à I68o-I725 : recul relatif du XVIIe siècle; l'argent arrive en moindres quantités en Europe et y arrive plus cher; l'ot plus encore. Comme pour les périodes de dépression économique du Moyen Age, il faut essayer d'établir s'il y a relation, et laquelle, entre cette baisse d'activité, la relative baisse des prix et la {( déflation » (plus grande rareté) monétaire. Il faudra nuancer dans l'espace (variétés régionales) et dans le temps (crises et reprises momentanées).

De I68o-I725 à I8I2-I8I7 : L'{( élan du XVIIIe siècle », pour l'Europe, est bien connu. Il correspond à une exploitation accrue, il est vrai, d'abord de l'or du Brésil, ensuite de l'argent du Mexique. A partir de 1726, la plupart des monnaies européenries sont stabilisées, et le mouvement des prix, exprimés en or ou en argent, est en hausse. On en connaît assez bien les conséquences (Cf. pour la France les travaux d'Ernest Labrousse). Il faudrait en étudier mieux les causes (rapports entre le mouvement des prix et l'exploitation coloniale).

De I8u-I8I7 à I9I4-I920 : C'est la phase de triomphe du capitalisme industriel en Europe, et la phase de fidélité monétaire à l'étalon-or (d'abord avec, puis sans « bimétallisme » or-argent). Cette phase d'à peu près un siècle est cependant elle-même divisée en périodes de hausse et périodes de stagnation des prix, et on peut rechercher les relations entre ces périodes et l'exploita­tion de mines nouvelles (Californie, Australie, Mrique du Sud).

De I9I4-I920 à I945-I965 : C'est le temps des crises mondiales (guerres de 1914-1918 et de 1939-1945,

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effondrement économique de 1929), avec leurs aspects monétaires. La question de l'or semble devenir secon­daire devant les conceptions nouvelles de la monnaie. Mais certains pensent que cet abandon de la référence à une monnaie-marchandise concrète fait partie des facteurs de crise et d'incertitude.

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IV

LES NOTIONS DE CONJONCTURE ET DE MOUVEMENT DES PRIX.

LES PROBLÈMES DE LA PÉRIODE 145°-1500

La succession de très lon~es périodes d'élan écono­mique et de très longues périodes de retrait économique, pour l'Occident européen (souvent en opposition avec d'autres milieux économiques: Orient, Mrique), doit attirer notre attention sur la notion de conjoncture.

Les économistes, très intéressés par cette notion entre 1920 et 1940, le sont moins au cours des années 60, espérant être entrés dans un monde konjunkturlos, self­sustained, sans reculs, comme on l'avait rêvé. Cela, depuis 1970, est moins évident.

Mais l'historien, lui, interroge le passé, où, justement, le développement n'a jamais été continu, a toujours été oscillant. Observer les inégalités des rythmes de dévelop­pement, les successions d'élans et de reculs, d'essor et de stagnation, en se demandant toujours quelle est la localisation, le degré de généralité dans l'espace de ces rythmes, voilà ce qu'on appelle l'observation de la «( conjoncture ).

Voyons-en l'utilité, les difficultés, les relations avec notre problème.

1. - UTILITÉ DE LA NOTION DE CONJONCTURE EN HISTOIRE

Au sens large, conjoncture veut dire «( ensemble des conditions conjointes » où il convient de situer un problème, un événement. L'historien, comme l'homme d'action, doit sans cesse «faire le point) de cette «( con jonc-

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ture générale », les données les plus lointaines en appa­rence pouvant influer sur la compréhension d'un moment.

Un exemple : la faiblesse de caractère de Louis XVI est un facteur de la Révolution française, telle qu'elle s'est déroulée. Mais, dans la conjoncture économique heureuse de 1726-1774, elle n'aurait pas pris le sens tragique que lui ont donné le malaise de 1778-1787, la crise aiguë de 1788-1789. C'est une des grandes démons­trations de l'œuvre d'Ernest Labrousse. Elle montre que, même entendue au sens purement économique (temps de facilité, temps de difficultés) la notion de conjoncture est historiquement explicative.

Elle nous oblige à regarder au-delà des frontières de la région étudiée: nous avons toujours tendance à chercher des explications locales, internes, immédiates. Si nous savons que tel succès, ou telle difficulté, ont des ana­logues très au-delà des frontières du pays observé, notre système d'explication s'élargit: « Pas de météorologie de jardinet! », disait F. Simiand.

Elle nous écarte des interprétations naïvement poli­tiques et volontaristes : l'homme a toujours cherché à dominer les conditions économiques; mais jusqu'aujour­d'hui (et les « planifications » sont encore incertaines), il n'a pas maîtrisé l'économie. Il ne faut donc pas attribuer à un homme, à un gouvernement, des résultats qui les dépassent. Dans. un récent concours, sur la Russie de 1900, j'ai souvent trouvé la phrase « Nicolas II décida d'industrialiser la Russie ». Cela suggère une fausse image. Non que le souverain et son entourage aient eu une action nulle, mais l'attraction d'un pays neuf sur les capitaux dans une phase de développement général (( conjoncture ») avait amorçé, bien avant Nicolas II, l'industrialisation russe.

Il convient donc de s'interroger, même en histoire « générale » (et pas seulement économique) sur des tendances économiques globales et spontanées qui mettent en jeu des facteurs complexes; une décision individuelle, une initiative législative ont toujours leur importance; mais leur sens, leur efficacité surtout, dépendent de la « conjoncture » où elles s'insèrent.

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II. - DANGERS ET DIFFICULTÉS DE LA NOTION DE CONJONCTURE

Il faut la manier avec prudence (surtout quand on est débutant). Et il ne faut jamais l'employer « parce que cela fait bien ». Dire: « cela s'explique par la conjonc­ture », c'est dire « l'orage s'explique par la météorologie ». Pur verbalisme. Mieux vaut ne pas employer le mot et montrer que l'on a compris la notion en situant un sujet dans des conditions très larges.

Il est utile en effet, mais difficile, de manier la notion de « cycle conjoncturel », dont je rappelle la signifi~ cation:

1) Il existe des tendances de très longue durée, « séculaires » (trend), communes au moins à un monde assez homogène : en Europe, stagnation du XIVe siècle, élan du XVIe, stagnation du XVIIe, élan du XVIIIe. Il faut les connaître, mais il faut aussi connaître les discussions que suscite leur extension dans l'espace et dans le temps.

2) Au sein de ces trends séculaires, il existe, au moins depuis la fin du XVIIIe siècle, des cycles d'environ 50 ans (dits « de Kondratieff »), faits de 25 ans de facilité (phase « A » de Simiand : hausse générale des prix) et 25 ans de stagnation des prix, donc de moindre facilité des affaires (phase « B » de Simiand). Précisons bien qu'il s'agit de 25 ans environ. Rien de mécanique.

3) Au sein de ces « périodes longues » existe l'oscilla­tion plus connue dite « cycle court » (( de Juglar ») ou « intra-décennale » (Simiand) d'environ dix ans : au XlXe siècle, 4 ou 5 années de hausse des prix industriels, de facilité maxima des affaires, puis une « crise » suivie de « récession » (affaires difficiles); avant le XIXe siècle (et même pendant pour certains pays, aujourd'hui encore dans les pays non-industrialisés), il existe aussi un « cycle court » des prix, mais ce qui importe, ce sont les prix agricoles, et la crise, au lieu d'être une crise de surproduction industrielle aboutissant à l'effondrement des prix, est une crise de sous-production agricole aboutissant à une montée (effrayante pour le consomma­teur populaire) des prix alimentaires. Ce cycle est déter­miné par la probabilité de fréquence des mauvaises récoltes. Très distinct du « cycle industriel », il a une périodicité comparable.

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4) Il existe des cycles plus courts; le plus simple est celui des saisons; il n'est pas négligeable; dans les économies anciennes, la « soudure » entre deux récoltes entraîne un maximum des prix alimentaires parfois fatal.

Cette multiplicité des cycles rend délicates les analyses de conjoncture. Quand on dit « bonne période », « mau­vaise période », il faut bien préciser si l'on fait allusion aux cycles très longs, longs, courts, très courts, si l'on parle de crise « de l'ancien type », ou de crise industrielle, capitaliste.

11 n'empêche que toute étude exige qu'on se demande: En quel siècle sommes-nous (élan, rétraction)? En

quelle phase sommes-nous? « A »? « B »? Facilité? uilticulté? Et pour qui? A quel moment du cycle court sommes-nous? Que fait la production? Que font les prix? Qui est avantagé? Le travailleur? L'entrepreneur? Le vendeur? Le consommateur? Y -a-t-il élan, crise, stagnation? Et pour qui? S'il s'agit d'un événement précis, on peut même se demander quelle est la saison. Ce souci de chronologie précise est toujours une bonne leçon d'histoire.

Mais il faut se méfier des généralisations mécaniques. L'intérêt d'une situation « conjoncturelle » est bien

d'être générale, mais il n'en faut pas conclure qu'en période de prospérité, tous les pays sont également prospères et toutes les classes sociales également béné­nciaires. A toute conjoncture générale, les divers pays réagissent diversement: de là les inégalités de développe­ment qui, finalement, font l'histoire. Toute conjoncture « de prospérité » par hausse des prix est une conjoncture d'appauvrissement pour les salariés, par le retard des salaires, le développement global n'ayant d'effets géné­raux qu'à long terme. Inversement, il peut arriver qu'une phase de dépression pour l'économie générale, .J?ar t'effet de la baisse des prix, soit une période de relatlve aisance, tout au moins de reprise de souffle pour la masse consommatrice, avec conséquences démographiques positives. Il ne faut donc pas trancher de haut sur « phases de prospérité », et « phases de dépression ». Il faut comprendre ce que cela veut dire.

Dernière difficulté, qui se rattache à notre problème de l'or: si les historiens ont bien travaillé quant aux consé­quences des conjonctures, les économistes n'ont pas encore donné d'explJcation cohérente de celles-ci, du moins pour les conjonctures longues.

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Ici, il faut distinguer entre deux conceptions de la conjoncture :

a) l'une se fixe sur le signe le plus visible: le mouve­ment des prix; les prix montent; prospérité pour les uns, difficultés pour les autres, mais, de toute façon, excita­tion pour le commerce, pour l'entreprise; et inversement quand les prix baissent.

b) l'autre envisage l'ensemble de l'économie: popula­tion, production, échanges, concurrence, guerres.

Le problème est: le mouvement des prix résulte-t-il de ce processus général, ou le mouvement général de celui des prix? Il faut en étudier l'effet réciproque. Mais qu'est-ce qu'un « prix »?

Ill. - LA NOTION DE « PRIX » :

LE « MOUVEMENT GÉNÉRAL DES PRIX »

ET LE PROBLÈME DE L'OR

La notion de « prix » est elle-même complexe, et exige qu'on distingue entre court terme, long terme, prix local, prix national, prix international, etc.

Le prix de marché est le prix instantané d'une denrée en un lieu : il dépend de l'offre, de la demande, en ce moment et en ce lieu.

Le prix moyen sur plusieurs années mesure le niveau autour duquel oscille le prix de marché; mais ce prix moyen varie aussi à long terme (( tendance », trend); cette tendance peut dépendre de conditions particulières au produit considéré, par exemple de ses conditions de production; un progrès technique dans cette production doit faire baisser ce prix (( baisse technologique »); il s'agit là des facteurs du prix qui dépendent intrinsèque­ment du produit considéré : c'est la notion de prix « naturel » des économistes classiques; c'est le concept de « valeur ».

Mais un mouvement qui entraîne à la fois le prix de tous les produits ne peut dépendre des conditions parti­culières à chacun. Il peut dépendre d'une variation dans la demande globale de tous les produits à la fois (mouve­ment de la population); il peut dépendre surtout de ce qui est commun à tous les prix, à savoir d'être exprimés en monnaie. Un mouvement assez général et assez

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homogène de tous les prix signifie la plupart du temps une variation dans la valeur de la monnaie.

S'il s'agit d'un mouvement des prix nationaux, il faut étudier les particularités de la monnaie nationale; s'il s'agit d'un mouvement des prix mondiaux, il faut étudier ce qui est commun à toutes ces monnaies natio­nales, c'est-à-dire la monnaie-marchandise à laquelle elles viennent se confronter sur le marché international : c'est ici qu'intervient la variation de valeur du métal précieux monétaire, or ou argent.

Le « problème de l'or ) est donc celui de la variation relative de la valeur de l'or et de la valeur des marchan­dises dans leur ensemble. Ainsi, la « conjoncture ), dans la mesure où elle s'exprime par le mouvement des prix, est bien liée au problème de l'or : abondance, rareté, circulation, déçouverte, conditions de production, etc. Mais il ne faut pas oublier que l'argent est parfois un métal monétaire plus important que l'or; et que tous deux, de toute façon, se confrontent, localement ou à l'échelle du monde, à telle masse de marchandises, à telles conditions du marché. Il faudra donc toujours préciser : 1) les conditions de production et de diffusion du métal monétaire; 2) les conditions de production et d'écoulement des marchandises dans un milieu donné; 3) les points de contact et les canaux de circulation où le métal se confronte à la marchandise.

IV. - L'EXEMPLE DES ANNÉES 1450-1500

Cet exemple évoque les rapports entre activité écono­mique générale, mouvement des prix, recherche de l'or, Grandes Découvertes.

Selon la thèse classique, les Découvertes, par leur apport en or, en argent, en produits précieux, ont lancé le grand essor économique du XVIe siècle.

Ce n'est pas faux; mais il convient d'ajouter qu'un autre mouvement, d'un type différent, avait lui-même lancé les hommes à la découverte, dès les années 1450-1500; comment cela?

Partons du « mouvement général des prix ). On n'en connait certes pas tout ce qu'il serait souhaitable de préciser. Mais l'accord est fait: partout en Europe, avec

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des différences sensibles selon les produits, les prix baissent entre 1450 et 1500.

L'historien économiste américain Earl J. Hamilton, qui a étudié (nous le retrouverons souvent) la « révolution des prix du XVIe siècle », a voulu aussi connaître, pour cette Espagne si étroitement liée aux Découvertes, le mouvement des prix au xve• Il a trouvé ses données à Valence et en Aragon 1.

Hamilton a recueilli le plus de prix possibles, et fait la moyenne, afin d'avoir le « mouvement général des prix »; il a établi les indices (pour une base donnée 1421-143° = 100) 1) des prix-nominaux (exprimés en monnaie locale); 2) des prix-argent (en calculant, d'après les mutations monétaires reconstituées dans le détail, le contenu-argent des unités locales); 3) des prix-or (même chose pour le contenu-or).

Les indices quinquennaux du xve siècle sont :

- à Valence, pour 1421-143° = 100 :

prix équivalent équivalent nominaux argent or

1396-1400 104,6 110,1 112,7 1446-1450 102,5 102,5 95,6 1466-1470 94,5 91,5 85,1 1496-1500 89,2 86,7 67,0

_. en Aragon, même mouvement, plus accentué encore quant à l'or:

14°1-14°5 1446-1450 1466-1470 1496-1500

1°4,7 79,7 96,2 78,5

1°5,9 77,8 7°,4 5°,3

Autrement dit, pendant tout le xve siècle, les hommes qui disposent d'or achètent de plus en plus de marchan­dises. Il est donc naturel qu'on recherche l'or. Cette situation n'est pas particulière à la pénincule ibérique. Les travaux effectués en Allemagne, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Italie, prouvent que cette situation est

I. Cf. Earl J. Hamilton: M"""JI, priees and waga in Valencia, Aragon and NafJarra (I35I-I5OO), Coll. « Harvard Studies " Cambridge Mass, I936.

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générale. Mais la péninsule ibérique est sur le chemin de l'or africain. C'est à partir d'elle - Portugal d'abord, Espagne ensuite - qu'on ira chercher l'or (les épices aussi) et qu'on sera conduit aux Découvertes.

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V

OR AFRICAIN ET DÉCOUVERTES GÉNOIS, ESPAGNOLS ET PORTUGAIS

Partons de la constatation : dans la seconde moitié du xve siècle, en Europe, les prix des marchandises ont baissé, surtout exprimés en or, ce qui signifie: l'or s'est valorisé par rapport aux marchandises. Il y a donc eu intérêt à l'aller chercher.

Où était l'or? Qui est allé le chercher? Et qu'en est-il advenu?

1. - ou ÉTAIT L'OR?

Pour les hommes du xve siècle, comme au Moyen Age, l'or est un produit d'Afrique, d'une Mrique lointaine, inconnue, avec laquelle on prend contact soit par l'Égypte, soit par le Maghreb.

Opposons deux images cartographiques : 1. l'Atlas catalan de 1375-80 (Bibliothèque Nationale) il repré­sente admirablement toute l'Afrique du Nord, mais la boucle du Niger, la Guinée, y sont occupées par une simple figure symbolique, un Roi noir, maître de l'or; entre les deux, au Sud de l'Adas, figuré par une ligne continue, un homme à chameau, avec la légende : « Toute cette région est occupée par des hommes voilés dont on ne voit que les yeux; ils vivent sous la tente et font des chevauchées sur des chameaux. ) Ainsi, trois mondes : le Maghreb connu, le désert des caravanes (la « Méditerranée saharienne »), et le monde noir mysté­rieux, source de l'or.

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2. La carte dite de Christophe Colomb (1488-1492) précise beaucoup mieux cette source. A l'est du Tchad, une insula tiber indique la région où l'on situait l'origine de l'or en poudre (or tiberi); mais si cette Afrique inté­rieure restait mal connue, toute la côte africaine, du Maroc au fond du golfe de Guinée, est représentée avec un luxe de détails stupéfiant.

Cette opposition des deux cartes enregistre le progrès d'un siècle : c'est un progrès maritime; les sables aurifères et les mines primitives (dont on retrouve aujourd'hui les traces, du Sénégal au Soudan) restent la chose du monde noir; ils ont enrichi les empires du Ghana, du Mali, puis assuré l'essor d'Oualata et de Tombouctou.

Longtemps, cet or a été orienté exclusivement vers le Nord, par les caravanes; les marchés et les foires où ils entraient en contact avec les marchandises européennes venues par le Maghreb étaient bien connus : Messa, dans le Sous, Taroudant, surtout Sidjilmessa, dans le Tafilelt, « porte du Sahara, dit un marchand arabe, vers le pays des noirs et l'origine de l'or ... l'une des plus grandes villes du Maghreb et des plus illustres de l'Univers ... d'où les marchands emportent des marchan­dises sans valeur et rapportent l'or brut, à pleines charges de chameaux ... »

A Sidjilmessa arrivaient en effet les caravanes de l'ouest saharien (Mauritanie), et celles du Touat; les marchands maghrebins y venaient à la fois de Marrakech, Fez, Tlemcen, et des oasis de Figuig.

Malgré la phrase citée, il ne faut pas croire que les marchands de Sidjilmessa sont malhabiles et perdants; on y cite des fortunes de 100000 dinars (soit entre 375 et 450 kilos d'or fin), des créances de 40000 dinars (150 à 180 kilos), un impôt sur le trafic qui, vers 1450, aurait rapporté par an 400 000 dinars (de 1 500 à 1 800 kilos d'or fin).

Atteindre directement l'or tiberi fut naturellement le rêve des hommes de négoce les plus en contact avec le Maghreb. Qui étaient-ils? Les Génois, les Espagnols, les Portugais. Sans exclure d'autres Méditerranéens; mais les Vénitiens, par exemple, avaient d'autres traditions; ils pratiquaient surtout, avec l'Orient, le trafic « a baratto » : troc de marchandises européennes avec les produits précieux sans faire intervenir la monnaie.

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II. - QUI VA CHERCHER L'OR?

Les Génois.

C'est, pour eux, une opération commerciale, ce qui n'exclut pas des opérations de course et des aventures militaires. Mais l'or est bien lié, pour les Génois, à une valeur marchande: c'est au moment où il avait été particulièrement cher - 13 et 14 fois plus que l'argent -que les frères Vivaldi, de Gênes, deux siècles avant Vasco de Gama, avaient tenté le périple de l'Afrique (fin XIIIe siècle). Ils s'étaient perdus, mais les navigateurs lancés à leur recherche par le capitaliste qui les avait financés, Thédisio d'Oria, avaient redécouvert les « Iles fortunées » de l'Antiquité, c'est-à-dire les Canaries. L'une d'elles porte encore le nom du Génois Lanzarote.

Ces tentatives avaient cessé après 1350, l'or ayant retrouvé des valeurs plus normales par rapport à l'argent, et l'activité européenne étant ralentie. Quand elle reprend, et que l'or se revalorise, autour de 1450, les aventures vers l'Océan et vers l'Afrique reprennent aussi.

Gênes a besoin d'or, non seulement pour commercer, mais pour son industrie: elle fabrique les fils d'or, les tissus précieux, les bijoux (pour Rome, pour Tunis, pour l'aristocratie génoise elle-même, pour qui le luxe est une forme de thésaurisation). Car l'or à haut prix est aussi réserve de valeur.

Cet or s'atteint par le Maghreb oriental (Tunis, Tripoli, plus proches de Gênes) mais il est à meilleur marché à l'Ouest: Oran, Honein, places du Maroc.

Sur cette côte de Barbarie, tout s'exprime en équiva­lences d'or tiberi (en poudre, lingots, monnaies souda­naises ou de Sidjilmessa).

Cet or est une marchandise. Il y en a une autre : la malaguette ou faux poivre du Soudan. On paie parfois in auro et meregheta. Sur la carte de Christophe Colomb (1488) on trouve l'inscription: hic manegata.

L'Espagne (musulmane de Grenade, ou chrétienne) est souvent une étape de ce trafic; on y achète des soie­ries, on y vend du blé du Maghreb.

Mais il y eut aussi des efforts pour connaître directe­ment les marchés africains de l'or: l'exemple connu est celui de Malfante (1477), Génois formé aux pratiques commerciales et à la cartographie africaine par ses séjours

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à Majorque, puis à Malaga, puis à Honein, et qui atteint, au-delà de Sidjilmessa, le poste caravanier du Touat. Il y est reçu par le frère du plus gros marchand de Tombouctou. Il ne semble pas que ce fut un succès d'affaires, et il est excessif d'appeler Malfante « premier explorateur du Sahara »; mais c'est un voyage pionnier intéressant.

Plus important est l'effort génois pour commercer aux Canaries et descendre le long de la côte africaine occi­dentale: en 1455, Antonio Usodimare est en Gambie, débouché possible de l'or tiberi; en 1460, Antonio di Noli est au Cap-Vert; en 1470, Benedetto Dei prétend avoir atteint Tombouctou. Mais dans tout cela, il a fallu que les Génois s'associent aux Portugais, qui ont eu longtemps besoin, en revanche, de l'expérience génoise (surtout en matière de commerce).

Très vite, cependant, les Génois avaient réagi, quand ils avaient compris que le Portugal devenait une grande puissance maritime et commerciale. Dès 1415, la prise de Ceuta, une des grandes places de l'or (on l'y frappait depuis le xe siècle), par les Portugais, avait porté un coup dur à la factorerie génoise qui y était installée. Aussi, plus tard, les Génois n'hésitèrent pas, pour d'autres places marocaines (Arcila en 1470), à s'allier militairement (au moins sous forme d'expéditions privées) aux Musulmans contre les Portugais. Leur commerce restait puissant à Lisbonne, et dans toutes les places de l'Ouest marocain, en particulier à Safi.

Christophe Colomb lui-même est d'abord en liaison avec le commerce portugais, avec les Açores, avec l' Mrique. Le refus des Portugais d'accepter son projet de navigation vers l'Ouest est en quelque sorte l'épisode suprême de cette collaboration-rivalité lusitano-génoise. A la date où il a lieu, les Portugais écartent Colomb parce qu'ils se croient de beaucoup les plus avancés dans la course vers l'or et vers les Indes. Pourquoi?

Les Portugais.

Le Portugal est un petit pays : 89 000 km2, 1 000 000 d'habitants vers 1400, 1400 000 vers 1520-153°, beau­coup moins que l'Espagne, que la France, que le Maroc (V. M. Godinho estime que le Maroc a alors 6 000 000 d'habitants).

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Ce pays va prendre une importance mondiale inatten­due. Ii le doit à sa situation, au carrefour Méditerranée­Mrique-Océan, et d'autre part pays du Nord. Il le doit aussi à sa pauvreté: pays d'émigrants dès que la population monte.

O'après Godinho1, on peut ainsi résumer les causes de l'expansion portugaise :

a - la soif de l'or; b - les troubles politiques et les déva­luations monétaires de la fin du XIve siècle qui, ruinant les chevaliers, leur donnent le désir d'aventures; c - le déficit en grains, qui pousse à les rechercher; d - le dynamisme de l'économie sucrière, créée au Portugal et dans les Iles atlantiques; e - le besoin d'esclaves pour cette économie; / - le besoin de gomme laque (teintures, apprêts); g - le besoin de cuirs et de peaux; h - l'extenslon des pêcheries portugaises.

Les raisons a, b, c, d, poussent à prendre Tanger, Ceuta, Ksar-el-Kébir, Arcila (Maroc); les raisons b, c, d /, à peupler Madère et les Açores; les raisons a, b, e, h, à pousser vers le Sud et les côtes africaines.

Nous n'avons pas à traiter ici des problèmes généraux des« Découvertes ».

Le rôle et les mobiles du prince Henri le Navigateur sont très discutés : mobiles économiques, scientifiques, mystiques? Tout se mêle, et peu importe un individu; un tiers seulement des voyages portugais sont entrepris sous son impulsion; deux tiers par des marchands ou des chevaliers à titre privé, ou par le régent Pierre. Tout ne dépend donc pas d'un personnage.

Les problèmes techniques sont importants, mais la plupart des progrès (gouvernail, boussole, cartographie), avaient été iaits en Méditerranée, sans déclencher des changements révolutionnaires; seule la mise au point de la caravelle en 1439 est un épisode original, important parce que le retour d' Mrique ne pouvait se faire le long des côtes, et obligeait à chercher au large la route des alizés; tous les navires n'auraient pu le faire.

Sans oublier la complexité des choses, enregistrons les étapes de la Découverte portugaise qui intéressent le problème de l'or:

1. Vitorino MagaIhaes GodiDho : L';cDtlDmi. d. l'Bmpir. PDrt/l6ai. awc xv· et XVI· .idck., Paris, 1969. Nos chapiues sur le rôle des Portugais doivent tout il cct ouvrage fondamental, thèse de 1955, parue d'abord en portusais, et plus récemment en version française.

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1) La prise de Ceuta en 1415 ne visait pas exclusive­ment l'or, mais elle touche une des places classiques de l'or africain; elle trouble le commerce méditerranéen classique; elle permet la frappe de l'or portugais, réplique de la monnaie de Ceuta; elle ~st la première étape de la raréfaction de l'or africain en Europe; elle inaugure une politique systématique envers les places marocaines (tentative contre Tanger en 1437); elle inquiète les villes marchandes méditerranéennes (le voyage de Malfante . au Touat, l'expédition des « Galées de Barbarie » par Venise en 1440, par Florence en 1458 en sont des preuves).

2) La côte occidentale du Maroc devient ensuite le théâtre préf~ré des opérations portugaises; après 1447, les relations avec Messa, foire du Sous, pour l'or, les esclaves, le sucre, l'indigo, sont constantes; Safi et Azemmour sont des places où arrive l'or (1491-15°0 : pendant ces 9 ans, 41 520 « doblas» d'or 1 par an viennent de Safi rien que dans les caisses royales; sur 1 5 ans (1486-1500) 6 200 « doblas » par an viennent d'Azem­mour). Sur ces places, l'or est à bon marché, l'argent cher (relativement); on les échange avec bénéfice.

3) Le comptoir d'Arguim : le cap Bojador, rédouté, longtemps frontière du monde connu, est dépassé vers 1436. On observe sur les plages désertes des traces d'hommes et de chameaux. On découvre le débouché d'un fleuve qui gardera le nom de « Riu de ouro » (Rio de oro), aperçu déjà par les Catalans, mais sur lequel on fait erreur (on le prend pour le Sénégal, débouché de l'or).

En 1442, on obtient pourtant un premier resgate (en espagnol rescate " c'est un échange de produits, mais non proprement commercial; les produits n'ont pas de valeur estimée de part et d'autre, et il y a souvent violence ou menace); ici, c'est de l'or contre des captifs; en 1444, de l'or contre des tissus.

A cette date, les caravelles ont doublé le Cap Blanc et découvert l'archipel d'Arguim. Là, les caravanes fré­quentaient vraiment, chargeant le sel. Les Portugais y feront surtout la chasse à l'homme. En 1448, Arguim est cédée à des rendeiros (compagnies fermières), peut être de Madère, sans Italiens (Ca da Mosto n'en signale pas). Un château est construit en 1455, mais n'est édifié

I. La, dobla • cont mait 4,4 grammes d'or fin.

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en pierres qu'en 1460-61. « La factorerie précède la forteresse ).

Arguim donne surtout des esclaves; 800 àI 000 par an, contre chevaux, blé, draps, toiles, argent, soie de Gre­nade; le trafic, décrit par Münzer et Joâo Fernandes vers 1492, signale peu d'or (de 20 à 25 kilos par an jusqu'en 1524). Mais Arguim reste un lieu de « rescate ) et un point d'appui (voir la carte de Colomb).

4) Sénégal, Gambie, Guinée : ces pays sont explorés jusqu'au Cap Roxo, après qu'on eut doublé le Cap Vert (1444). La nouveauté, c'est qu'on se trouve devant des populations· organisées, parfois islamisées, dotées de moyens de défense (flèches empoisonnées) et devant un climat dur; les premières expériences sont désas­treuses. Puis on éduque des captifs pour en faire des interprètes (Colomb imitera cela). En 1455, le Vénitien Ca da Mosto entame ainsi des conversations avec les indigènes. , On remonte le Sénégal, se croyant aux portes de l'or.

Les chutes du Félou gênant le passage, on envisage de faire sauter les roches! En fait, le Sénégal ne sera impor­tant que pour les esclaves.

La Gambie, au contraire, est une étape décisive dans la découverte de l'or. Diego Gomes la remonte jusqu'à « Cantor ) (Kantora), grand marché. Les contreforts du Fouta Djalon apparaissent comme le vrai domaine de l'or en poudre, de l'île Tiber. On y trouve en effet des « placers ) où les hommes cherchent le sable aurifère, que les femmes lavent ensuite; mais il y a aussi des puits de 20 mètres dans la latérite, avec galeries. Les producteurs noirs apportent l'or aux hommes de Diego Gomes. Mais le pays reste fermé. C'est celui de la tradition du « commerce muet ) (or contre sel) : le vendeur dépose sa marchandise et disparaît; l'acheteur l'emporte (si elle plaît) et laisse la contrepartie.

L'important reste la foire de Cantor; des caravelles de 50 à 60 tonneaux y accèdent (on remonte 720 kilomètres de fleuve); une seule de ces caravelles revient en 1 502 à Lisbonne avec 4 500 « doblas ); entre 1510 et 1517, les fermiers du monopole paient au Roi 454000 réaux par an. Et beaucoup de marchands privés vont aux resgates du pays mandingue pour leur compte.

A la fin du XVIe siècle encore, Botero écrit : « Il Porthoghesi hanno une fattoria che si chiama

Riscatto di Cantor, ivi a baratto di varie merci, tirano a se l'oro di quei paesi ",

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c'est-à-dire :

« Les Portugais ont une factorerie qui se nomme « Riscatto di Cantor », où en échange de diverses marchan­dises, ils tirent à eux l'or de ces pays. »

s) La Sierra Leone: ici, on se heurte directement à la forêt équatoriale et à la zone aurifère. A l'or se joignent d'autres produits : fer, kola, ivoire. Enfin, au XVIe siècle, cet or de Sierra Leone sera toujours considéré comme « le plus fin du monde ». Entre 14S6 et 1460, le littoral est parcouru jusqu'au Cap Ledo (actuellement Freetown). En 1469, la région est affermée au capitaliste Femao Gomes, de Lisbonne. L'or est vendu là pour peu de chose. Les Portugais fréquentent tous les estuaires. Malgré la ferme, le {'ays reste typi­quement celui de la concurrence pnvée. Il donne environ 20000 « doblas ,) d'or par an.

6) Saint-Georges-da-Mina: en 1469, Fernao Gomes, en contrepartie du monopole reçu, s'était engagé à faire explorer chaque année 100 lieues nouvelles de . rivage. En 1471, on double le « Cap des Trois Pointes» (aujourd'hui entre Grand-Bassam et Accra). Le premier resgate d'or eut lieu sur le Rio Sao Joao (actuellement le Prah), puis, à 6 lieues à l'est, au village double de Duas Partes, où s'élèvera, après 1480, le château de « Saint-Georges-da-Mina ,). Là est le véritable siège de l'or portugais. Pendant de nombreuses années, en principe, et souvent en pratique, une caravelle par mois fera des échanges et rapportera de l'or : vers 1 SoS, une quantité de quelques 170000 « doblas» d'or fin par an.

C'est le couronnement de la « quête de l'or ,) portu­gaise.

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VI

L'ORGANISATION PORTUGAISE DU TRAFIC DE L'OR ET LES ORIGINES

DE LA DÉCOUVERTE ESPAGNOLE

1. - L'ORGANISATION PORTUGAISE DU TRAFIC DE L'OR (1469-1530)

Nous avons décrit les étapes de la marche portugaise vers l'or d'Mrique. Reste à voir celles de l'installation et l'organisation du trafic.

L'installation sur la Côte de l'Or

Le point de départ est l'attribution à Fernao Gomes de la ferme de Sierra Leone, et l'engagement qu'il prend d'explorer cent lieues par an. En 1471, le meilleur pilote du temps, Alvaro de Esteves, passe le Cap des Trois Pointes, fait le premier resgate, choisit le site de « Mina ».

Dès 1471, les résultats sont si brillants que Fernao Gomes est anobli, avec sur ses armes trois têtes de nègres portant collier et pendentif d'or. En 1478, Gomes entre au Conseil Royal. Des navires castillans, au cours de la guerre entre Portugal et Castille, capturent des caravelles portant jusqu'à 6000« doblas ) d'or.

En 1481, neuf caravelles et deux hourques, sous le commandement de Diego de Azambuja, apportent pierres, charpentes, briques; des maçons portugais encadrant des manœuvres noirs recrutés par tous les moyens, construisent en quelques semaines un château, sous la protection duquel se développe « Saint-Georges­da-Mina ), qui reçoit statut de « Cité» en 1486.

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. Il Y a d'autres comptoirs fortifiés: Axemi (en deçà des Trois Pointes), Redes (au-delà de Mina) qui fournit un or pur à 23 carats.

La Casa da Mina ou da Guinè est fondée en 1509 pour administrer le trafic. Entre 1539 et 1549, les écrits de Joao de Barros, son administrateur, témoignent qu'on espérait encore à cette date découvrir de l'or. C'était pourtant déjà le déclin.

Le commerce de l'or « da Mina ».

Il est précisé par les règlements de la Casa, qui vérifie tous les chargements de tous les vaisseaux. On offre aux indigènes, contre l'or, des vêtements (haïks, djella­bas), des draps teints (bleus, rouges), des toiles, des objets de cuivre ou laiton (manilles, chaudrons, bassines, pots), des coraux, des verroteries, des coquillages rouges, ajoutons du vin blanc. On a sur ce commerce des renseignements précis, des quittances. On voit que l'or portugais « da Mina » ne vient pas en réalité d'une mine, mais d'un commerce: il y a une contrepartie à chercher.

L'or n'est même pas produit près de la côte. Il vient du pays ashanti, ou mossi (Haute-Volta), parfois de plus loin, du « Bor Mali », apporté par des marchands man­dingues. Sans bêtes de somme. Les porteurs sont des hommes, très chargés, surtout au retour. Il faut des esclaves : les Portugais les fournissent, achetés au Bénin, et vendus à Mina même. Jean III, roi pieux, voulut supprimer la traite. Joao de Barros dit qu'il en fut récompensé par la découverte de nouveaux trésors. Il est douteux pourtant que la mesure eût été efficace.

Le fonctionnement du monopole, au profit du Roi.

Il n'est pas pour lui tout bénéfice. Mais l'or da Mina doit passer par lui. Soldats, fonctionnaires,_ agents commerciaux peuvent acheter de l'or, mais jusqu'à concurrence de leur traitement, solde, indemnités, profits, etc., contrôlés, sur certificat. Ils ne peuvent emporter de Lisbonne que des objets personnels vérifiés et, s'ils ne les rapportent pas, ils ne peuvent réimporter davantage que leur valeur en or. De toute façon, l'or des particuliers est remis aux navires du Roi, dans ses coffres. Dès l'arrivée

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dans l'estuaire du Tage, tout cet or est porté à l'Hôtel des Monnaies. Celui des particuliers est rendu monnayé.

Les caravelles sont fouillées, à Lisbonne comme à Mina. Fraudes, autorisations exceptionnelles, complai­sances, existent cependant et enrichissent des gens.

Le rythme des arrivées.

En principe, il est d'une caravelle par mois. Dès 1505, les Vénitiens rendent compte à leur gouvernement que le Roi de Portugal tire de Guinée 12 fois 10 000 ducats par an. En fait, le mouvement était moins régulier, mais plus fort, les caravelles étant inégales, et parfois accom­pagnées de « nefs ) plus grosses. On a évalué l'arrivée moyenne de Mina à 170 000 « doblas ), plus 10 à 12 000 venant du Cap de Redes.

On a quelques évaluations en poids d'or, mais discon­tinues. Pour Mina:

Moyenne annuelle des arrivées (en kg)

15°4-15°7 433,368 1511- 1513 413,922 1517-1519 443,676 1519-1522 411,864 1543-1545 371,578

Mais il ne s'agit que de l'or du Roi tiré de Mina. Les registres, plus continus, de la Maison de la Monnaie donneraient 410 kgs par an entre 1500 et 1521. Une chute entre 1522 et 1530 ramènerait cette moyenne autour de 210 ou 215 kgs. Une remontée aurait lieu ensuite vers 300 kgs avec un maximum de 392 en 1540. Après 1544, le chiffre tomberait autour de 200 kgs par an, autour de 145 en 1560-61.

Mais il y a aussi l'or de Sierra Leone, de Gambie, du Sénégal, de Mauritanie, du Maroc. Les arrivées globales doivent d'être environ 700 kgs par an entre 1500 et 1520, où se situe le maximum.

Le commerce privé de l'or par l'Ouest africain tend pourtant à s'épuiser au XVIe siècle: rien ne vient plus d'Arguim.

C'est que les particuliers résistent au Monopole; que les Français, les Anglais, les Hollandais captent l'or par le commerce ou par la course; enfin que le

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sultan du Maroc, renforçant son autorité, attire de nouveau vers le Nord l'or des caravanes; revanche contre les caravelles! Ces questions seront reprises pour la fin du XVIe siècle.

En attendant, depuis la frappe des premiers escudos (1436) et celle des premiers cruzados (1457), les possibi­lités monétaires portugaises ont été prouvées : pendant quatre-vingt ans, le cruzado reste au même poids et au même titre: 23,75 carats, 3,58 grammes de poids (64 au marc), soit 3,54 grammes d'or fin.

Les vieilles puissances commerciales méditerranéennes, comme Venise, mirent longtemps à admettre cette primauté monétaire du Portugal. L'or de Guinée, d'autre part, était un moyen de réaliser le commerce d'Extrême­Orient ouvert par Vasco de Gama en contournant l' Mrique. En 1502, il raconte lui-même l'incident suivant, survenu dans un port de Guinée:

« Ici est arrivée une caravelle venant de la Mina, de laquelle était capitaine Fernando de Montarroyo; elle transportait 250 marcs d'or en manilles et bijoux que les noirs ont l'habitude de porter sur eux. L'Amiral ramenait Gaspar da India, qu'il avait emmené d'Angedive, ainsi que les ambassadeurs des Rois de Cananor et de Cochin. Il voulut leur montrer cet or non pour sa quantité, mais pour qu'ils le vissent tel qu'on le rapportait, encore non raffiné ni ouvragé, et qu'ils eussent ainsi connaissance de ce que Dom Manuel était le maître de la Mine d'or et que, chaque année, douze ou quinze navires lui en apportaient chacun autant. »

Éblouis, les ambassadeurs indiens avouèrent qu'à Lisbonne, des Vénitiens avaient essayé de les persuader que le Portugal était trop pauvre pour rien échanger, et que la flotte portugaise de l'Inde ne pouvait être chargée que grâce à Venise. L'or de Guinée les convainquit du contraire.

Dès 1505, les Vénitiens reconnaissaient, nous l'avons dit, que les arrivées étaient en effet régulières. En 1519, ils appelaient le Roi de Portugal « il Re di l'oro ).

Le déclin relatif du rôle de l'or portugais.

Il commence pourtant dès lors, surtout quant à ses effets en Europe. En effet, grâce au commerce des Indes orientales et de l'Extrême-Orient, par le Cap, le Roi de

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Portugal, autant que le « Roi de Por », devient le « Roi du poivre ), des épices; la Casa.da [ndia double et surpasse la Casa da Mina. Pour acheter ces épices, l'or africain se détourne de l'Europe et de la Méditerranée; il va directement vers l'Orient 1.

On a pu attribuer le déclin de la Renaissance italienne à la fin du xve siècle à ce détournement de l'or.

Le « retour de Guinée ), le « retour de Mina ), ne peut se faire, nous l'avons dit, le long des côtes; il faut prendre le large; il en résulte la découverte des Iles du Cap Vert, puis celle du Brésil, par Alvares Cabral en 1500. Les Iles et le Brésil donnèrent aux Portugais, comme le commerce avec l'Orient, d'autres ressources que l'or africain, qui passa au second plan.

Enfin, les Espagnols découvrirent d'autres routes. Concluons sur l'or portugais de 1469 à 1530 : il a proba­blement joué un rôle important à la charnière du xve siècle, temps de « faim de l'or », et du XVIe siècle, temps de la « révolution des prix ). Mais cet or portugais arrive tôt; il arrive progressIvement; il n'est pas'surabondant; il est obtenu par échange; il n'est jamaIs le seul élément mis en jeu par l'économie portugaise (il yale poivre, le sucre); enfin, son rôle décline dès 1520, et surtout après 1540. Il peut difficilement avoir eu un rôle « révolu­tionnaire ».

Cependant, il a été marqué un épisode très important dans le processus de la Découverte; il a été détourné du Maghreb, de la Méditerranée au profit, soit du Portugal, soit plus tard des Indes orientales; il a ainsi contribué à faire du Portugal atlantique une puissance riche et entre­prenante orientant vers POcéan les grands axes du com­merce.

Une aventure analogue, bien que très différente sous beaucoup d'aspects, est arrivée à l'autre pays de la Péninsule ibérique : l'Espagne.

II. - LES ORIGINES DE LA DÉCOUVERTE ESPAGNOLE

L'Espagne a été liée par la Reconquête au monde musulman riche et déclinant. Elle lui a soustrait des richesses, de Por en particulier.

1. Cf. sur cette capture, l'article de Pernand Braudel: Motmai" .e cif)ili.arioru : tU 1'01' du Soudan cl l'arg.nt d'Ammqu., Annales (B.S.C.), janvier-mars 1946. Cf. ci-dessus, p. 13.

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Aux XIIIe et XIVe siècles, cependant, deux Espagnes se sont dessinées :

Une Espagne méditerranéenne, dite « aragonaise) parce que son Roi porte le titre de « Roi d'Aragon ), mais dominée par l'activité des villes maritimes de langue catalane, Barcelone, Valence, Palma de Majorque, liées à l'Italie, à la Sicile, à la Sardaigne, et commerçant large­ment avec 1'« Ifriquyia ) (Tunisie), Tlemcen, le Maroc 1.

Des Catalans ont visité les Canaries, le Rio de Oro. Cette tradition joue un rôle, en particulier par la carto­graphie majorquine, dans les Découvertes.

Une Espagne intérieure et atlantique, la Castille, semble, aux XIVe et xve siècles, déchirée de querelles internes; longtemps, elle ne prend part que se€ondaire­ment aux rivalités entre Génois, Catalans, Portugais; et elle laisse subsister, au sud de la Péninsule, le dernier royaume musulman, celui de Grenade, encore riche (soieries) et commerçant.

Cependant, progressivement, au xve siècle, un renver­sement se produit. L'Espagne méditerranéenne se relève mal des grandes pestes, voit décliner son économie, qui tombe largement en mains italiennes. Au contraire, la Castille se relève et commence à profiter de l'avantage considérable que constitue pour elle sa double façade : sur l'Atlantique nord, sur le passage Méditerranée­Océan. A partir du milieu du xve siècle, la Castille s'attaque aux places d' Mrique du Nord, riches en or, concurrence le Portugal sur les routes d'Afrique occi­dentale, réalise l'union dynastique Castille-Aragon (qui lie les traditions méditerranéennes aux innovations atlantiques), prend Grenade, éliminant l'Islam d'Es­pagne, et se trouvant aussitôt en contact direct et mili­taire avec le Maghreb, refuge des expulsés, et tentation pour une poursuite de la reconquête en Mrique.

Le fait que la priSé de Grenade a lieu l'année de la Découverte de l'Amérique (1492) n'est pas dénué de sens. Les deux desseins ont été liés.

Razzias en Afrique depuis le XVe siècle.

Un texte de 1506 recommande aux Rois d'Espagne d'utiliser en Mrique les services des Andalous.

J. Ch. E. Dufourcq : L'Espagm catalan. et 1. Maghr.b aux XIII" .t XIV- siècl., Paris (P.U.F.), 1965.

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« ••• parce qu'ils ont pris l'habitude durant de longues années de réaliser des attaq,ues dans les sierras africaines, Berbérie occidentale et OrIentale ...

[Les] hommes de J érez de la Frontera, Puerto de Santa-Maria, Cadix, San Lucar, duché de Medina Sidonia, Gibraltar, Carthagène, Lorca et toute la côte ... qui ont l'habitude d'aller en Afrique, prendre d'assaut, réaliser des raids, mettre à sac les douars et villages des Mores, ou de leur prendre des navires... Parmi les gens de ces localités, il y a des chefs pour qui, de Bougie à T etuan et Ceuta, il n'y a ni lieu ni enceinte ni village ni douar ni vallée ni montagne ni port ni débarcadère ni promontoire ni défense sur quoi ils ne sachent exacte­ment tout ce qu'il. importe de savoir pour attaquer et faire la guerre... ))

Retenons l'aspect féodal, militaire de cette poursuite de la Reconquête.

Rien de commun, pour l'instant, avec les concessions économiques du Roi de Portugal à Fernao Gomes. En 1449, le Roi de Castille a concédé au duc de Medina Sidonia « la mer et la terre ) entre les caps Aguer et Bojador (Maroc) « à charge de les conquérir) (non de les explorer). En 1494, les Rois Catholiques concèdent au vaillant Hernan Pérez del Pulgar, 1'« homme des prouesses ), « grâce et merci et donation de tous les moulins qu'il y a et pourra y avoir sur le territoire, royaume et cités de Tlemcen en Mrique, à partir du jour où il aura la bonne fortune de les conquérir ... )

Cette conception du privilège économique lié à la conquête militaire sera celle de la conquête de l'Amé­rique.

Le sud andalou était hérissé de forteresses, contre la menace des corsaires. Les chefs de ces forteresses por­taient le nom musulman d'alcaïdes. Ils faisaient, de leur côté, des razzias. En 1480, l'alcaïde de Rota prenait Azemmour; les nobles de Jérez prenaient Alcazarquivir (Ksar-el-Kébir); en 1497 le caudillo Pedro de Estopifian prenait Melilla. Toutes les places marocaines (Alhu­cemas, Fedala) connaissaient ces assauts. En cas de prise, la suzeraineté revenait au Roi, la seigneurie au duc de Medina Sidonia, mais les bénéfices immédiats du pillage aux soldats vainqueurs. Il est vrai que la capture (vers l'ouest) de l'or par les Portugais rend ces pillages de villes du nord toujours plus décevants. Cependant, ces grands seigneurs andalous se sont enrichis par ces raids, en même temps que par l'exploitation de leurs terres,

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grâce à la main-d'œuvre semi-coloniale des morisques restée en Espagne. Duc de Medina Sidonia, Marquis de Cadix, Marquis d'Aguilar, Comte de Cabra, sont immensément riches. En 1480, quand Isabelle la Catho­lique opère une révision des privilèges abusifs, des taxes non-payées, des dettes en retard, ces grands seigneurs paient, sans se ruiner, des sommes énormes (Albuquerque: 1400 000 maravedis). Donc, le contact avec l'or africain a déjà accumulé des trésors. Le problème est: comment cette richesse d'origine militaire, féodale, se combinera­t-elle avec les calculs de marchands et financiers, comme au Portugal?

La rivalitd avec le Purtugal.

Cette rivalité, où alternent les partages d'influence et les guerres, éclate au grand jour quand, en 1474, Isabelle la Catholique est proclamée héritière de' son frère Henri IV, aux dépens de la fille de celui-ci, Blanche, promise au Roi de Portugal. L'enjeu est singulier : Isabelle étant mariée depuis 1469 à l'héritier d'Aragon, Ferdinand, est destinée à lier les traditions de l'Espagne méditerranéenne aux ambitions castillanes; Blanche eût lié Castille et Portugal, c'est-à-dire, éventuellement, les deux empires coloniaux. Mais l'Amérique eût-elle été découverte?

Après avoir pillé les bateaux portugais jusqu'aux portes de la Mina, les Castillans, en 1479, au moment même où Ferdinand monte sur le trône d'Aragon, signent la paix avec le Portugal. Isabelle est reconnue Reine de Castille, la Guinée et l'Atlantique sud sont réservés aux Portugais, mais les Iles Canaries restent espagnoles (c'est important pour l'histoire des Décou­vertes); il fallait encore, en grande partie, les conquérir. Les Portugais ont déjà obtenu du pape les terres à cent lieues à l'ouest des Açores, indication vague qu'il faudra reconsidérer après l'expédition de Colomb.

L'union Aragon-Castille et l'expansion espagnole.

L'union Aragon-Castille, la prise de Grenade, l'expulsion des Juifs, l'Inquisition contre les « conversos ), la conversion forcée des Musulmans, faits centrés sur la

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fameuse date de 1492, peuvent sembler sans rapports avec le problème de l'or. En fait, ils ont des rapports étroits.

Ferdinand d'Aragon représente un milieu pénétré d'habitudes méditerranéennes : affaires, ruses politiques, utilisation d'hommes habiles de toute origine. Il pense Italie, il pense Afrique. Un conseiller vénitien, Vianello, l'oriente vers les richesses africaines. Les conseillers, secrétaires, trésoriers de Ferdinand sont catalans, valenciens, souvent conversas, c'est-à-dire Juifs convertis (d'autant plus attachés au Roi qu'il les protège contre l'Inquisition castillane récemment instituée). L'historien espagnol Jiménez Fernândez a étudié l'influence de ce « parti aragonais » dans les débuts de la colonisation américaine. En tous cas, l'homme qui organisa le finance­ment de l'expédition de Colomb fut le trésorier du Roi, Luis de Santangel, valencien et conversa, d'accord avec Coloma, un Catalan habitant Valence, et Pinelo, un Italien. Colomb, Génois, fut présenté par un banquier florentin au duc de Medina Sidonia. Et tout cela se passe au camp de Santa Fe, sous Grenade assiégée. L'idée de profit, la soif de l'or, l'espoir des épices, animent ce milieu d'affaires.

Il ne faut pas opposer trop systématiquement cet aspect à l'aspect mystique, féodal, militaire, qui anime Isabelle et le milieu castillan. Les deux choses semblent s'être combinées naturellement. Il est vrai qu'Isabelle et son confesseur Cisneros, encouragés par la prise de Grenade, rêvent d'une victoire décisive sur l'Islam. Et ici encore le premier objectif est l'Afrique. Cisneros, après la mort d'Isabelle, devenu archevêque de Tolède (c'est le plus riche diocèse de la chrétienté après Rome), entreprend personnellement la conquête d'Oran (1509). Mais on peut noter que les succès africains et les rêves de croisade sont tout particulièrement applaudis par les Cortes d'Aragon, l'Afrique et l'Orient étant depuis toujours les objectifs de l'Espagne méditerranéenne.

En somme, Christophe Colomb n'est pas un hasard: I) il est Génois; 2) il a été en rapport avec les Portugais, éduqué par eux, mais finalement rejeté par eux; 3) il est accueilli à la fois, après des hésitations, par le milieu des Méditerranéens tournant autour de Ferdinand, et par les moines de la Rabida, très au courant des nou­veautés océaniques, qui font valoir auprès d'Isabelle les espoirs d'évangéliser au loin.

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Colomb lui-même porte en lui les rêves en apparence les plus contradictoires: avidité envers l'or et les esclaves, mystique d'une mission chrétienne, relations politiques à établir entre les Rois Catholiques et les lointains sou­verains orientaux. Certes, Colomb va trouver tout autre chose que ce qu'il cherchait. Mais l'union Aragon­Castille, et l'expansion espagnole, obligeaient à tourner les Portugais, soit par l'est, soit par l'ouest. Colomb offrait une solution : elle passa les espérances.

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VII

DÉCOUVERTE ESPAGNOLE ET OR DES ILES

Nous avons dit les raisons profondes qui ont amené l'Espagne à la Découverte : tradition des razzias en Mrique, concurrence avec le Portugal, jonction des habitudes spéculatives du milieu méditerranéen de Ferdinand avec les habitudes de conquête féodale et de guerre sainte de l'entourage d'Isabelle. Tout cela se rencontre sous Grenade assiégée (1492) et s'exalte par la victoire. Là-dessus intervient Colomb.

1. - LES ATTACHES DE CHRISTOPHE COLOMB ET DU PERSONNEL DE LA DÉCOUVERTE

Colomb est Génois. Il a été l'agent de célèbres hommes d'affaires, les Centurioni. Il a navigué dans toute la Méditerranée, y compris en Orient, où il a mesuré le défi turc. Il a participé à la course catalane. Il s'inspire du Florentin Toscanelli.

Mais ce Méditerranéen connaît tous les itinéraires de l' Mrique portugaise. Il a gagné de l'argent dans les comptoirs de l'or. Il a épousé la fille d'un planteur de Madère, ce qui, selon P. Chaunu, le lie à une « pré­économie esclavagiste ». Il pensera suivant les modèles portugais : comment se procurer chez les indigènes des interprètes, une main-d'œuvre, de l'or, et construire une forteresse pour le garder?

Que son projet vers l'ouest ait été repoussé par les Portugais, rien de plus normal. Ceux-ci, vers 1485,

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croyaient non sans raisons tenir la route de l'or, bientôt celle des épices. Ils étaient en avance sur Colomb. Les Anglais et les Français étaient en revanche trop en retard pour l'écouter.

Les Espagnols, au contraire, y sont poussés d'une part, après bien des hésitations, par les Franciscains du couvent de la Rabida, situé face à l' Mrique, où l'on partage l' « impérialisme spirituel )} de Colomb; d'autre part, ils répondent aux calculs spéculatifs de l'entourage de Ferdinand, où l'on a l'habitude de ces voyages aux risques formidables, mais aux promesses proportionnées. Il fallait trouver 1 600 000 maravedis, soit de 14 à 15 kg d'or. Pouvait-on espérer en rap­porter davantage? La couronne de Castille avança 1 140000 maravedis, Colomb le lise des autres frais. Mais la mobilisation des capitaux fut l'œuvre de Luis de Santangel, du banquier Berardi, de nobles andalous.

Quant au matériel et au personnel, le petit port de Palos fournit deux caravelles, armées par deux familles du lieu, les Pinzones et les Niiios. Cela non plus n'était pas un hasard. Ces marins de la « Niebla )}, aux confins du Portugal, cherchaient depuis longtemps l'or par la course, et c'est comme sanction d'une illégalité commise à cette occasion que Palos avait été condamné à fournir deux caravelles aux Rois. Or c'étaient les meilleurs bateaux et les meilleurs hommes possibles pour l'expé­dition. La Nina et la Pinta, avec leurs 55-60 tonneaux se révélèrent supérieurs à la nef galicienne Santa-Maria, bateau de Colomb, avec ses 130 tonneaux. Échouée le 24 décembre 1492, celle-ci ne revint pas en Espagne.

La découverte de Colomb n'est donc pas un hasard « extra-économique )}. C'est le couronnement d'un processus interne de l'économie occidentale à la recherche de l'or et des épices pour des raisons conjoncturelles très précises, recherche dont le Portugal a montré la voie, mais que l'Espagne de 1492, et ses rivages andalous, étaient désignés pour élargir.

II. - COLOMB CHERCHAIT-IL L'OR?

On peut répondre « Oui )} en toute tranquillité. Les pages de son journal, entre le 12 octobre 1492, où il aborda la première île, et le 17 janvier 1493, où il reprit le large, ne contiennent pas moins de 65 passages

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concernant l'or! Certes, ce journal ne nous est parvenu qu'indirectement, mais on ne l'écrase plus aujourd'hui sous l'hypercritique. Son ingénuité même est instructive. Dire que le souci de l'or y est prépondérant, obsédant, n'est pas discutable.

Cela signifie-t-il une avidité banale? Ne posons pas de faux problème. La distinction entre le spirituel et le temporel n'est pas ressentie par les hommes du temps comme par nous. Pas plus qu'ils ne distinguaient entre l'observation scientifique sûre et l'ouï-dire le plus fantastique.

Dire que Colomb cherchait un passage vers la Chine du grand Khan, et non de l'or ou des épices, c'est oublier qu'il cherchait les deux à la fois, comme les Portugais contournant l'Afrique. Découvrant les îles, il se demande d'abord: y a-t-il de l'or? Secondairement, il observe (et charge parfois) d'autres produits: aloès, mastic (gomme), coton (abondant chez les indigènes). De temps à autres, il répète, comme s'il voulait se le rappeler à lui-même: « Je n'oublie pas que je porte des lettres royales pour le grand Khan ). Mais l'or le hante, et il trouve même· avantageux de persuader aux indigènes que c'est la seule chose qui l'intéresse, car il a noté très vite qu'ils n'y ajoutaient pas de valeur et le donnaient pour des babioles.

Quant à l'aspect missionnaire, évangélisateur, il ne se sépare pas des autres espoirs 1. Il raisonne ainsi: 1) Ces Indiens sont de bonnes gens, prêts à se faire chrétiens: il faut les convertir; 2) cela fera gagner de grandes richesses; 3) en attendant, voici des renseigne­ments pratiques sur diverses matières négociables (mastic, coton, aloès) et sur les ports possibles; 4) si on pouvait atteindre l'Extrême-Orient, on y trouverait un marché pour ces produits.

La phrase typique est celle-ci :

« Pour ma part, je pense que si l'on met en œuvre cette résolution, on aura vite fait de convertir à notre Sainte Foi un grand nombre de peuples et de gagner en même temps de grandes possessions et richesses pour elles­mêmes' et pour les Espagnols en général. Il est certain en effet qu'il y a dans ces terres de grandes quantités d'or ... »

1. Cf. les ŒUfJTeI d. Christoph. Colomb, éditions Gallimard, 1 961 2. La phrase s'adresse à Leurs Altesses les Rois Catholiques.

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Ce mélange d'arguments spirituels et matériels n'est pas particulier à Colomb. Vers 1450, des marchands barcelonais avaient écrit à leur Roi :

« Considérant combien le mot de paix est chose bien douce et plus doux encore le fruit qu'il rapporte, il n'y a point lieu de s'en étonner, car lorsque le Fils de Dieu descendit du sein de Dieu son père et s'incarna dans le ventre virginal de la Vierge Impériale, le jour de sa Nativité, Paix nous fut annoncée et, son message fait, revenant vers Dieu son Père, Il la laissa dans le monde; et par une telle paix, seigneur très excellent, vos sujets et vassaux obtiendraient de grands profits, car ils pourraient entrer pour leur négoce dans les terres du Sultan et accroître ainsi leurs biens et marchandises. »

Même tradition double à propos de la croisade. Le 26 décembre, après que la nef-amirale s'est échouée, Colomb se souvient (Œuvres, p. 135) que l'or qu'il doit rapporter est promis pour la croisade. Les Rois avaient d'ailleurs ri de cette promesse, tant ils croyaient peu à l'or de Colomb. Ceci semble étrange. Mais vingt ans après, en 1510, aux Cortes de Monzon, les Aragonais voteront encore au roi Ferdinand 5°0000 livres pour qu'il annexe Jérusalem au royaume d'Aragon ... et donne aux Catalans le privilège de commercer en Mrique. Tel est le complexe entre spirituel et matériel. Ce qui serait antihistorique, ce serait de séparer l'un de l'autre.

Et, pour l'aspect matériel, l'or, aux confins du xve et du XVIe siècles, était à la fois le bien le plus symbolique et le plus rémunérateur. Colomb accuse même Martin Alonso Pinz6n d'avoir un temps abandonné le convoi pour tenter seul l'aventure de l'or. Et quand il fut question de laisser sur place des hommes dans une forteresse improvisée comme en Mrique, ({ beaucoup d'eux restaient avec le désir de savoir où se trouve la mine d'où on extrait de l'or, tant pour servir vos Altesses que pour me faire plaisir ), écrit Colomb.

III. - COLOMB A-T-IL TROUVÉ L'OR?

En fait, dans le premier voyage, il en vit très peu; les premiers jours, les indigènes lui donnèrent bien des indications vagues, fausses ou mal comprises; à

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Cuba, devant les splendeurs naturelles, l'or semble un l'eu oublié; puis les trouvailles dans l'Ile Espagnole (Saint-Domingue) lui redonnent une toute première place. Colomb parle d'un « tonneau» d'or, et affirme « qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait ». De toute façon, il avait réuni assez de signes, vu assez de sables aurifères, réussi assez de rescates pour qu'un second voyage fût aussitôt décidé. Et d une toute autre envergure. Au lieu de 3 petits bateaux et 87 hommes, on prévit 17 bateaux, dont 14 caravelles, et 1 500 hommes. On peut dire que dès lors, la recherche d'un passage et l'idée de Mission ont cédé la place à la volonté d'exploiter, de coloniser.

Pierre Chaunu 1 écrit :

« La période qui va de janvier à fin avril 1494 voit s'ouvrir une nouvelle orientation de la conquête; c'est en janvier en effet que les premières expéditions parties de la côte nord de Saint-Domingue gagnent l'intérieur, le Cibao, dont le premier voyage avait rapporté la rumeur de l'or. Cette démarche - elle va entraîner presque immédiatement sa séquelle de violences - était fatale, dans la mesure où, dans les perspectives des préparatifs, l'échec de la route qu'on n'avait pas trouvée, et à laquelle Colomb presque seul n'a pas renoncé, avait cédé la place à la perspective de l'or. C'est l'or, ou plutôt la promesse de l'or, qui explique la différence opposant le volume et le choix des hommes des deux expéditions, comme le font les certitudes de la réussite et de la dispa­rition du danger. »

Ajoutons que l'expédition d'Ovando, en 1502, comptera peut-être 2 500 hommes, et 4 000 tonneaux de navires! L'or a bien déclenché la conquête, et déterminé son caractère hâtif, dispersé, vaste. Dans plusieurs autres étapes jouera le mythe de « l'El Dorado », le pays de l'or.

IV. - LE « CYCLE DE L'OR » DES ILES : SAINT-DOMINGUE, PUERTO-RICO, CUBA

Pierre Chaunu (op. cit.) appelle « cycle de l'or » la période assez courte (1494-1525) pendant laquelle fut exploité l'or des Antilles.

1. Pierre Chaunu : Séflill •• t l'AtlantÏqUll, tome 8, volume l, Paris, 19S9, P·104.

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Cela commença par le « drainage» de l'or existant chez les Indiens, qw ne l'utilisaient pas comme monnaie, mais s.ous forme de bijoux. P. Chaunu estime qu'en deux ou trois ans, fut « drainé ) tout l'or produit en mille ans par les Indiens des Iles (op. cit., p. 510). Cette « collecte ) achevée, commence la production de « placer ». L'or est alluvial. Il faut laver le sable, le secouer dans des sortes de tamis (bateas). Une main­d'œuvre forcée, souvent féminine, est attelée à ce travail, du lever au coucher du soleil. Ce n'est ~ut-être pas épuisant en soi. Mais cela détruit l'éqwlibre du travail agricole antérieur, et supprime les récoltes de subsistance; le travail continu est, également, au-dessus des forces de la main-d'œuvre, dans les conditions d'alimentation du sous-développement. De là un effondrement de population dont les résultats sont certains : la population indigène est presque réduite à zéro, successivement à Saint-Domingue, Puerto-Rico, Cuba. Le « cycle de l'or» dans chacune de ces îles, est très court, parce que destructif, non de la matière, mais de la main-d'œuvre. Ce qui reste en doute, c'est le niveau de la population à l'arrivée des Espagnols; la critique actuelle (1' « école de Berkeley» et P. Chaunu) tend à accepter les chiffres très hauts proposés par Bartolomé de Las Casas, défenseur des Indiens. (pour Saint-Domingue, 1 100 000 habitants en 1492; 10000 en 1.530. Pour Cuba, de 600 000 habitants à 270 foyers ~n T 570). On hésite à accepter de tels chiffres; 1llll1S la certitude est que le « cycle de l'on a pratiquement détruit la population mdienne des Iles.

Il est vrai que l'or alluvial, qui eût dû être cher à produire, fut ainsi à très bon marché. Mais il dura peu. Dans l'Ile « Espagnole ) (Haïti, Saint-Domingue), de 1494 à un maximum de production en 1510, avec chute dès 1 5 II, et achèvement vers 1 5 1 5. A Puerto-Rico, de 1505 à un maximum atteint entre 1511 et ISIS, puis chute rapide faute de main-d'œuvre et de cadres.

A Cuba, l'exploitation ne commence qu'en 1511 (relais des autres îles), mais, dès 1516, les Espagnols commencent à quitter l'île, attirés par la découverte du Mexique; dès 1525, il n'y a presque plus d'habitants. A la Jamaïque, pas de gisement découvert avant 1518, où déjà l'île a été largement dépeuplée par exportation de la main-d'œuvre vers les autres îles.

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V. - LA QUANTITÉ D'OR DES ILES IMPORTÉ EN ESPAGNE ET LE DÉCLENCHEMENT DE LA HAUSSE DES PRIX

En fait, on ne connait pas la « production ) des Iles (il faudrait chiffrer les rescates d'une part, les produits des orpaillages de l'autre). Mais on a, à partir de 1503, les entrées exactes de métaux précieux à la Casa de la Contrataci6n de Séville où, en principe, tout doit passer.

Earl J. Hamilton 1 a reconstitué les arrivées 5 ans par 5 ans. On constate :

- de 1503 à 1510, arrivent 4950 kilos d'or; - de 15Il à 1520, arrivent 9 153 kilos d'or; - de 1521 à 1530, arrivent 4889 kilos d'or

seulement, et on voit apparaître 148 kilos d'argent. Après 1533-35, les arrivées d'or augmenteront jusqu'à

atteindre 42 600 kilos dans la décennie 1551-1560, mais l'argent aura pris alors une telle importance que l'or ne représente plus en valeur que 15 % des arrivées.

Autrement dit, l'or joue un rôle modeste, mais exclusif, avant 1530, avec arrivée plus forte entre 15Il et 1520. Ensuite, l'argent domine.

La question posée est : cet or à coût extrêmement bas (pillages, rescates, orpaillage forcé) a-t-il suffi à renverser la tendance des prix-or en Europe?

On observe ce renversement en Andalousie où, si nous prenons la décennie 1521-3° comme base (= 100), les indices de prix passent de l'indice 65 en 1503 à l'indice 85 en 1519, et à l'indice 122 en 1530.

Malheureusement, ces séries de prix ne sont pas des meilleures; elles sont souvent discontinues. Il est plus frappant de voir des prix mieux établis, en Nouvelle­Castille, Vieille-Castille et Valence, monter dans des proportions analogues, sinon identiques.

Le « tournant ) des prix, à peu près au tournant des deux siècles - xve et XVIe - semble donc nettement amorcé, au moins en Espagne. Cela est-il valable pour l'Europe? Faut-il l'attribuer à la modeste arrivée d'or par Lisbonne et Séville? Faut-il, au contraire, envisager, si l'on entend par « conjoncture ) quelque chose de plus complexe que le mouvement des prix, un ensemble de conditions plus vastes? Il faut au moins se le demander.

I. Ameriean trea ..... e and priee refJolution in Spain (IS00-16so), collec­tion Harvard Studies, Cambridge Massachussets, 1934.

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VIII

OR ET CONJONCTURE : 1450-1530 LE REDRESSEMENT HUMAIN ET ÉCONOMIQUE EUROPÉEN A PRÉCÉDÉ L'AFFLUX D'OR

Dès 1450, surtout après 1480, et enfin après les premières découvertes du Nouveau Monde, l'or est arrivé à Lisbonne, puis à Séville, sans dépasser le niveau de 700 kilos annuels pour Lisbonne, de 1 000 pour Séville. Le maximum a sans doute été atteint un peu avant 1520, il Y a ralentissement entre 1520 et 1530; les puissantes arrivées d'or du Pérou se situeront après 1533-154°, mais se noieront vite dans le flot d'argent tiré des mines. Demandons-nous si les arrivées d'or, presque exclusives jusque vers 1530, ont vraiment modifié la conjoncture européenne.

Si, par « conjoncture », on entend S).lrt<;lut « mouve­ment des prix », il est vrai que vers 1500-15°3, la ten­dance à la baisse des prix fut enrayée, et remplacée par une tendance à la hausse. Mais il ne faut pas inter­préter cela trop vite : nous voudrions montrer :

a) que l'or n'est pas le « preInier moteur » du démar­rage global de l'éconoInie européenne, lequel a lieu pendant le temps des bas prix; b) que les arrivées d'or ont surtout provoqué le changement de tendance des prix en Péninsule Ibérique; le changement est plus tardif en Europe; c) que l'or, dans le bouleversement commercial du XVIe siècle, n'a pas eu plus d'importance que d'autres denrées (épices) et finalement moins que l'argent.

Plus que l'arrivée de 1 000 ou 1 500 kilos d'or annuels aux extréInités occidentales de l'Europe, ce qui prépare les grands changements éconoIniques du XVIe siècle, c'est une longue évolution démographique, agricole,

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technique et industrielle, d'exploitation dans les mines européennes (argent), dans les communications, dans les techniques commerciales et financières, dans l'orga­nisation nationale des économies par les souverains.

La montée démographique.

Il y a des indices partout, des certitudes localisées, d'un rapide redressement humain entre 1470 et 1520-3°. Il n'est évidemment pas la conséquence des arrivées d'or. Il peut être, en revanche, celle des périodes de bas prix du Xve siècle. Car un temps de bas prix, cause de marasme chez les vendeurs, est un temps heureux pour la masse consommatrice. J. Fourastié, dans ses études sur les « prix réels » à long terme, a calculé (pour les prix de Strasbourg) que l'achat d'un quintal de blé, à la fin du Xve siècle, exigeait 60 salaires horaires de travailleur : il en exigera, après la « révolution des prix » du XVIe siècle, jusqu'à 200. MM. Brown et Hopkins, dans des travaux sur cette même « révolution des prix 1), ont établi des chutes de pouvoir d'achat, dans les salaires espagnols, de l'indice 126 à l'indice 80 entre 1480-90 et 1531-4°. La fin du xve siècle aurait-elle été, comme on l'a dit depuis longtemps, l' « âge d'or des travailleurs l)? Il faudrait pour l'affirmer des études plus concrètes. Mais que la masse des hommes, quand les prix sont bas, moins instables, peu dynamiques, jouisse de meilleures conditions de vie, et se renouvelle mieux, c'est presque une évidence. De sorte que ces périodes, souvent classées comme temps de marasme économique, peuvent fort bien, en réalité, préparer, par le renouvellement démographique, les démarrages ultérieurs de l'économie.

En France, préparant le XVIe siècle, on constate, par exemple autour de Paris, des montées de 100 à 300 habi­tants pour Antony entre 1470 et 1503; pour Bures-sur­Yvette, tombé à zéro par suite des guerres et pestes, vers 1470, la remontée à 260 a lieu avant 1520. Chevreuse, passé de 1 500 à 200 habitants, au cours des calamités, remonte à 1 100 entre 1460 et 1564; entre les mêmes dates, Monthléry et Dampierre triplent, Marly décuple, la population de Jouy-en-Josas se multiplie par 16. D'après Baratier, la Provence, globalement, triple entré 1470 et 1540. En Allemagne d'après Abel, en Angleterre'

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d'après Postan, le même mouvement, après 1450, est constatable; en Catalogne, le gain est de 20 % entre 1497 et 1553, ce qui est peu; mais en Castille, l'excès de population se constate dès les guerres civiles de la seconde moitié du xve siècle; en 1480, Isabelle chasse de Séville 4000 indésirables; les expulsions de Juifs, de Maures, l'émigration, sont accueillies en Castille, à l'origine, comme un soulagement. Ces signes, autant que les arrivées d'or, annoncent un siècle expansif.

L'agriculture : réoccupation de terres, défrichements.

Précédant la hausse des prix, la montée démographique semble d'abord avoir été inférieure à la montée des productions alimentaires. Ce qui s'explique à la fois par une réinstallation sur de bonnes terres abandonnées et par une meilleure organisation de la culture.

On constate en effet deux phases dans le mouvement des fermages, l'une favorable aux paysans qui louent, tant qu'ils sont peu nombreux et que beaucoup de bonnes terres sont à reprendre, puis une phase favorable au seigneur qui donne à bail, les demandeurs devenus nombreux obtenant des terres de plus en plus mauvaises pour des loyers devenus de plus en plus chers. Or le passage de l'une à l'autre phase a lieu vers 1525; cela est peut-être plus important pour la « conjoncture »

des prix agricoles que l'arrivée de l'or.

Industrie et technique.

Bertrand Gille écrit : « Dans la seconde moitié du xve siècle, et au début du XVIe, un merveilleux redresse­ment économique s'opère en France, soutenu par la technique... »

Lucien Febvre, pour la Franche-Comté, Yvonne Bézard pour l'Ile-de-France, ont décrit la « rage du moulin ». Le haut fourneau s'introduit, jusqu'en 1535, aussi rapidement en France qu'en Angleterre. La métallurgie, la verrerie lorraine démarrent. L'imprimerie fait baisser verticalement la valeur vénale du livre : une recherche américaine attribue au xve siècle plus d'inventions qu'au XVIIIe. Observons : tout cela peut être à la fois dft à la baisse des prix (car les marges

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bénéficiaires basses rendent ingénieux) et peut accentuer la baisse des prix (baisses technologiques). Mais cette baisse excite, nous l'avons dit, la recherche des métaux monétaires, et la technique de leur production.

Les techniques de production des métaux précieux.

L'or est recherché au loin; mais l'argent est tiré des mines d'Europe. En 1451, le duc de Saxe autorise l'emploi d'un procédé d'amalgame de plomb permettant de séparer plus facilement l'argent du cuivre dans les minerais. A cette date, aucune mine d'Europe n'extrait plus de 10000 marcs d'argent annuels (marc = 230 grammes environ); 80 ans plus tard, en 1530, 8 mines dépassaient 50000 marcs de production annuelle; mais l'essor datait du xve siècle : Schneeberg, en 1450, fournissait quelques centaines de marcs; en 1470-76, 31 000; Schwatz, en 1470-74, 14000 marcs, en 1485-89, 45000. C'est le « second âge » des mines allemandes. Tyrol, Hongrie, Bohême, Silésie, Alsace, Saxe pros­pectent sous la direction des techniciens allemands ; entre 1510 et 1520, apparaissent les « talers » (Joachim­sthalers = pièces de Joachimsthal, en Bohême), c'est l'origine du célèbre « thaler » autrichien (dont le nom donnera « dollar »). Ce type de frappe a commencé en 1484 au Tyrol, en 1500 en Saxe, en 1518 en Bohême, en 1524 en Autriche. Autrement dit, la recherche de l'argent a été aussi active que celle de l'or, mais en des lieux et par des méthodes entièrement différents.

Le rapport des prix entre argent et or (bimetallic ratio) se modifie évidemment suivant le succès de l'une et l'autre recherche 1.

Mais je ne" suis guère d'accord avec le livre de F. Spooner sur la période 1450-153°. Ce n'est pas une période d'or abondant et d'argent cher. C'est un temps où or et argent à la fois sont chers par rapport aux marchandises. D'où les deux recherches. La position favorable d'un métal par rapport à l'autre dépend en revanche des lieux et des moments : Méditerranée­Ibérie: zone-or; Europe centrale: zone argent; Venise: contacts variables.

1. Voir là-dessus. Frank C. Spooner : L'lcotlOmi. mondial •• t les/rapp .. monltaires en Franc. (1493-1680), Paris, A. Colin, 1956.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

Pour' savoir exactement comment les prix de revient respectifs de l'or et de l'argent ont modifié le mouvement des prix généraux, il faudrait partout (comme E.}. Hamilton a fait pour Valence et l'Aragon) donner des séries parallèles de prix nominaux, de prix-argent, et de prix-or.

Soetbeer, le premier historien des métaux précieux qui· ait proposé des chiffres de production, fensait que pour la période 1493-1520, la production de 1 argent représentait 47 000 kilos annuels, celle de l'or 5 800 kilos, la valeur de l'argent produit s'élevant à la moitié de celle de l'or. Mais ces estimations, pour l'or au moins, pêchent par excès. L'essentiel à retenir est que l'or n'est pas seul en cause, et que la période de bas prix des marchandises a excité aussi bien l'effort minier européen que l'effort ibérique de découverte, l'argent d'Europe centrale restant une bonne affaire au moins jusqu'au milieu du XVIe siècle, après avoir fait la fortune des Fugger.

Les techniques financières, monétaires, commerciales.

Le « siècle des Fugger » 1 est moins le XVIe siècle que la période 1470-1550. Raymond De Roover, dans son livre sur l'évolution de la lettre de Change 2, a montré que, en matière de techniques de change et de crédit, le Moyen Age avait beaucoup inventé, et le Xve beaucoup développé : l'utilisation de la lettre de change comme moyen de crédit, et celle des compensa­tions « en foire » (compensations entre créances et dettes sur simples livres de comptes) économisent les onéreux transferts de monnaie effective, jouant ainsi le rôle de ce que nous appelons aujourd'hui « monnaie scripturale ».

Les papiers de la Maison Datini, de Prato, les études de De Roover sur Bruges et la Banque des Médicis (Florence), invitent à croire que de très puissants échanges pouvaient ne faire appel qu'à des déplace­ments relativement faibles d'or effectif. La géographie des places de change (Italie, Espagne, Flandres) pré­figure largement dès 1450-70 celle du XVIe siècle.

I. Titre du célèbre ouvrage d'Ehrenberg. Iéna, 1896. 2. Paris, A. Colin, 1953.

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88 PIERRE VILAR

Le développement des foires fait partie de ces progrès. Celles du XVIe siècle sont en plein essor dès le xve. Lyon est encouragée par les rois de France. Medina del Campo, organisée par les Ordonnances Royales de 1421, 1439, réorganisée en 1483, doublée par Villal6n et Medina de Rioseco en 1493, témoigne d'un essor très antérieur à la découverte de l'Amérique.

Commerce intérieur, commerce extérieur, réseau de commu­nications.

Si l'Espagne avait de telles foires avant la découverte de l'Amérique, c'est que sa production et ses communi­cations intérieures étaient déjà développées : la produc­tion et le commerce des laines de « mérinos » reposaient sur une association d'éleveurs, la mesta, dont les trou­peaux transhumants traversaient l'Espagne du Nord au Sud, contribuant à la liaison Cantabrie-Andalousie, fournissant des laines pour draps de luxe, travaillées à Ségovie, mais en plus grande partie exportées vers la France (La Rochelle) la Flandre (Bruges), l'Angleterre. Chaque année, des flottes se forment dans les ports cantabriques (Laredo) ou basques (Bilbao) pour trans­porter ces laines. Des organismes de ventes et de règle­ments - consulats - se forment (Burgos en 1494, Bilbao en 15II); les Espagnols ont leurs comptoirs organisés à Nantes, Saint-Malo, Bruges, Apvers. Les compensations financières se font en foire de Medina del Campo, sous l'œil des représentants des « consulats ». Si nous observons que le système des « flottes » et celui de la Casa de la ContrataciOn de Séville sont copiés sur ces organismes de la laine, nous devrons bien conclure que c'est le commerce colonial et l'arrivée d'or qui se sont calqués sur des formules déjà existantes, et non l'inverse.

Les communications terrestres se sont également développées autour de 1500 : Cabana real de carreteros pour les difficiles routes de Castille, créée en 1494; premier contrat d'un souverain pour des courriers réguliers signé en 1505 entre Philippe le Beau et les Taxis, famille milanaise; qui deviendront en 1521, les maîtres de postes de l'empereur Charles Quint.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

La naissance des économies nationales et des politiques économiques.

L'économie nationale, enfin, naît aussi au xve siècle. Maximilien, puis Philippe le Beau dans les Etats bour­guignons, Louis XI en France, Henri VII en Angleterre, les Rois Catholiques en Espagne, ébauchent déjà une politique « mercantiliste) : les « Rois Catholiques) signent de véritables « Actes de Navigation) réservant le commerce maritime à la flotte castillane, et les Ordon­nances prises à Séville en 1511 par Ferdinand compor­taient cent onze articles sur les textiles.

Concluons : s'il y a au XVIe siècle une certaine « révo­lution économique ), elle ne peut être due à l'or arrivé très tard.

Cela ne signifie pas que l'arrivée, d'abord à Lisbonne, puis à Séville, de l'or africain, puis américain, ne soit pas le début d'une attraction, d'une vivification commer­ciales et d'une hausse des prix encourageant l'initiative. Pourquoi l'or est-il utile, nécessaire peut-être au com­merce international? C'est que, même si toutes les transactions se réglaient par compensations « scriptu­rales ), il resterait bien, à un moment donné, un solde que le pays bénéficiaire tiendrait à encaisser sous forme de monnaie effective internationalement valable. Les souverains, en particulier, même s'ils font des emprunts accumulés en promettant des intérêts toujours plus forts, ont besoin, après avoir reculé le plus possible les échéances, de les solder en or ou en argent effectifs.

Prenons un exemple : la fameuse élection impériale de 1519, où la couronne élective du Saint-Empire romain germanique est disputée entre Charles 1er d'Espagne et François 1er de France. Voyez-en le récit par Henri Hauser 1. Il s'agissait de payer purement et simplement les électeurs. Les banquiers d'Anvers et d'Augsbourg coupèrent les crédits à François 1er qui dut payer en or; mais les Fugger mobilisèrent pour 850 000 florins de lettres de change payables après l'élection. C'est pourquoi Charles Quint fut élu. Mais aussi terriblement endetté. Les rois d'Espagne ne cesseront de l'être. Ils ont, justement vers ces années 1515-1520, un beau gage: l'or d'Amérique. Seulement, cet or est promis avant d'être arrivé. Si, dans les chiffres

1. Aux pag~. 98-99 du tome 8 de Peuples et civilisations.

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de Hamilton, plusieurs années manquent entre 1521 et 1525, c'est peut-être même parce que les craintes devant l'avidité impériale ont troublé la régularité des comptes de la Casa de la contrataci6n. De toute façon, ces listes de remises sont des estimations par défaut, car il y a la fraude. Entre la collecte de l'or en Amérique (pillages, rescates, orpaillages) et la circulation de cet or soit en Espagne, soit en Europe, il n'y a nullement identité quantitative. Et les intermédiaires sont difficiles à estimer. De sorte qu'établir une relation chiffrée, statistique, « économétrique », entre production (ou même remises à Séville) de l'or américain d'une part, circulation monétaire et hausse des prix d'autre part, est une prétention assez chimérique. Cependant, les deux faits sont liés. Il faut donc réfléchir sur leurs relations.

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IX

OR ET CONJONCTURE : LES DÉBUTS DE LA « RÉVOLUTION DES PRIX »

ET LEUR INTERPRÉTATION

Nous nous sommes posé le problème : est-ce la découverte et l'arrivée de l'or importé par les Portugais et les Espagnols qui ont assuré au XVIe siècle européen le caractère dynamique qu'on lui connaît?

Nous avons répondu : le xve siècle - sa seconde moitié au moins - a lui-même connu de profonds changements démographiques, agricoles, techniques, miniers, commerciaux, financiers, politiques, sans doute plus importants pour l'avenir que les modestes arrivées d'or à Lisbonne et Séville jusque vers 1530-1540.

Cependant ce « trésor », cet or américain ou africain déclanche bien une baisse de la valeur de l'or par rapport aux marchandises, c'est-à-dire une hausse des « prix généraux ». Cette « révolution des prix » est très impor­tante.

Certes. Mais son interprétation fut fort discutée, dès le XVIe siècle même, par Jean Bodin contre M. de Malestroict, par les théologiens espagnols et plus tard, au cours du xvme siècle (Montesquieu, Cantillon, Hume), jusqu'à nos jours enfin.

Ces discussions portent - ou devraient porter 1) sur le rythme de cette « révolution des prix ~

(quand est-elle notable, forte, rapide, ralentie, etc.?); 2) sur la diffusion de cette « révolution des prix ~

(où apparaît-elle, précocement, tardivement, etc. ?); 3) sur les causes de cette « révolution des prix » :

personne ne met en doute la relation entre arrIvée des métaux précieux et montée des prix; mais cette relation est-elle automatique, mécanique, proportionnelle, uni-

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92 PIERRE VILAR

latérale (et dans quel sens?) etc. Il faut reconstituer les mécanismes de la hausse.

1. - IL Y A DES ÉVIDENCES QU'IL FAUT ENREGISTRER ET DONT IL FAUT SE Mt FIER

E.J. Hamilton dans American treasure and the Priee Re'lJolution in Spain 1 a pour but (le titre l'indique) de vérifier l'hypothèse dite « théorie quantitative de la monnaie» : plus il y a de monnaie, plus les prix sont hauts; plus il arrive de métal, et plus les prix montent.

Hamilton a dressé un graphique qui sera souvent reproduit. (a. : American treasure, p. 3II; Mousnier : HIstoire générale des civilisations, tome 4, p. 56 (Ire édition); Heaton : Histoire économique de l'Europe, tome l, p. 209.)

La superposition de la courbe des prix au mouvement de l'arrivée des métaux donne l'impression d'un parallé­lisme frappant, à nuancer (il y a quelques décalages). Mais, en gros, les prix montent vite après toute accélé­ration des arrivées. Et quand, après 1600, ces arrivées se ralentissent, les prix baissent ou se stabilisent, ils ne montent plus. On a pu en conclure S :

« Aucun doute n'est possible sur l'effet des arrivées d'or et d'argent en provenance du Nouveau Monde. Entre la courbe des arrivées de métaux précieux d'Amé­rique et celle des prix au cours du XVIe siècle, la coïnci­dence est si évidente qu'un lien physique, mécanique, paraît lier l'un à l'autre. Tout a été commandé par l'aug­mentation du stock de métaux précieux. »

Évidence donc. Mais de quels prix s'agit-il? et de quel stock? Hamilton donne les prix en Espagne, les arrivées en Espagne. La révolution des prix est euro­péenne. Or, si tous les métaux arrivaient en ESJ?agne et y restaient, la comparaison prix/stock métallique ne pourrait être valable pour le reste de l'Europe. Mais, s'ils n'y restent pas, comment parler du « stock espagnol » ?

1. Cambridge Mass., 1934, ouvrage déjà cité. 2. Cf. F. Braudel: La MiditerTam, et 1. mond, méditerTam,n d l'épDqlMl

de Philipp. II, Paris, 1949.

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20

10

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IMPORTATIONS ESPAGNOLES DE MÉTAUX PRÉCIEUX

ET MOUVEMENTS DES PRIX EN ESPAGNE

(1500-1600) D'APRÈS E.J. HAMILTON

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Importations de métaux précieux à Séville, exprimées en millions de pesos par périodes de cinq ans (or et argent mêlés; valeur en pesos de 450 maravedis).

Indice combiné de prix de toute sorte dans quatre régions d'Espagne = « prix généraux » (prix ramenés à leur contenu-argent).

Échelle arithmétique.

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94 PIERRE VILAR

Autre objection: a-t-on vraiment mesuré la montée des prix « européens »? Les pays ont chacun leur réaction propre. Au surplus, si la montée des prix a, sur de nombreux points, excité la vigueur de l'économie, l'économie espagnole, la plus touchée par cette montée, a finalement été stoppée dans son développe­ment.

On ne peut donc tirer du graphique de Hamilton des conclusions simples.

François Simiand avait déjà remarqué qu'il eût fallu représenter non les arrivées, mais la croissance du stock (c'est-à-dire, cumulativement, le stock existant au début de chaque période, plus les arrivées, et moins les sorties: or, on connaît mal ces dernières).

En tous cas, il faut éviter de donner à la « théorie quantitative de la monnaie » la forme naïve qu'on trouve dans Montesquieu: au XVIe siècle, la quantité de métaux précieux a doublé, les prix ont doublé. En fait, la circulation du métal monétaire au XVIe siècle s'est peut-être multipliée par 8 ou 10, alors que les prix à Séville, point le plus sensible de la « révolution des prix », ont seulement quadruplé. C'est que, en face de la masse de métal existant à un moment donné, il faut faire intervenir : 1) la masse des marchandises échangées; 2) le nombre des échanges réalisés par l'intermédiaire de la monnaie métallique (vitesse de circulation de la monnaie); 3) l'existence de circuits monétaires non-métalliques (compensations, lettres de change, etc.).

Marx, polémiquant à propos de Hume contre la « théorie quantitative de la monnaie », insistait sur deux autres points :

1) Au XVIe siècle, une immense partie de la société européenne vit encore hors des circuits commerciaux dominés par l'esprit capitaliste «( argent-marchandise­argent », où l'argent est le but, la marchandise le moyen, tandis que dans la société précapitaliste, l'argent est seulement l'intermédiaire, la marchandise le but : « marchandise-argent-marchandise »); dans ces condi­tions, la relation entre les métaux et les prix doit se former dans le circuit, encore exceptionnel, du grand commerce.

2) La valeur de l'or (ou de l'argent) dépendant de leur coût de production, c'est l'effondrement de ce coût de production, et non la simple quantité existante de

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 95

métal qui est à l'origine du phénomène de hausse des prix pour les autres marchandises; ce phénomène doit donc d'abord être observé là où les marchandises sont confrontées au métal en tant que marchandise, c'est-à­dire en premier lieu aux Indes, là où il est produit, et en second lieu à Séville, là où les marchandises euro­péennes vont le rencontrer.

Et c'est bien en effet à Séville, dans le circuit du grand commerce des Indes, que l'on peut le mieux observer, à son point de départ, le phénomène de la hausse des prix.

II. - LE MÉCANISME DE LA HAUSSE

ET LE MOUVEMENT DES PRIX ESPAGNOLS

Un texte de Tomâs de Mercado, théologien-confesseur espagnol, auteur d'une somme sur la légitimité ou l'illégitimité des types d'affaires, nous dit :

« J'ai vu dans Grenade les velours valoir 28 ou 29 réaux, puis arriver un imbécile des gradas qui s'est mis à trafiquer et à monopoliser si indiscrètement qu'en l'espace de quinze jours, il les fit monter à 35 ou 36 réaux, tout cela pour charger une caravelle. Les veloutiers et tisse­rands s'en tinrent ensuite aux mêmes exigences et vendirent les velours à ce prix aux gens du pays. »

Ce texte est tardif (1569), mais peut s'appliquer à la période examinée. Les gradas sont les marches d'escalier autour de la cathédrale de Séville, près de la Casa de la Contrataciôn, où se traitent les affaires pour charger les caravelles. La hâte pour ces charge­ments, la certitude qu'aux Indes, les marchandises envoyées seront échangées contre de fortes quantités d'or, font monter les prix. Mercado dit naïvement que lorsqu'un homme va aux Indes, « il lui naît un cœur si généreux t) qu'il donnerait autant de réaux qu'il eût donné de maravedis en Espagne, soit 34 fois plus! Nul n'est prophète dans son pays, dit Mercado; ainsi, l'or, produit aux Indes, est dédaigné aux Indes; c'est constater ingénument un fait: le métal précieux

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coûte si peu aux Espagnols immigrés aux Indes qu'ils acceptent de payer avec beaucoup de métal les marchan­dises européennes qui leur manquent. Aux Indes, or à bon marché, marchandises rares; à Séville, afflux de marchandises et hausse des prix. Cela a pu se passer dès les premières années, d'autant p'lus que c'est alors que les pillages, les rescates et l'orpadIage forcé livrèrent l'or à très bon marché, tandis que la marchandise européenne aux Indes était encore très rare.

Cependant, Hamilton a intitulé deux de ses chapitres successifs, l'un : La révolution des prix commence : 1501-1550, l'autre : La révolution des prix culmine : 1551-1600. Cela pourrait laisser entendre que la hausse des prix a été plus rapide après 1550 qu'auparavant. En fait, il faut comprendre que la « révolution des prix 1)

« culmine » en 1600 parce que les prix tendent à baisser ensuite. Mais la hausse la plus rapide a eu lieu, en réalité, avant 1550.

Cela ressort d'un article espagnoll qui, au lieu de mesurer, comme Hamilton, les croissances absolues des prix, propose deux façons d'en mesurer les croissances relatives:

1) La façon classique : remplacer le graphique à ordonnées arithmétiques (comme celui de la page 93) par un graphique à ordonnées logarithmi­ques.

Pour le mouvement des prix, ce dernier mode de représentation (logarithmique) est le plus juste, en ce sens que, pour un acheteur, voir passer le pain de 3 à 6 sous n'est pas la même chose que de le voir passer de 12 à 15 (bien que, dans les deux cas, il augmente également de 3 sous); en revanche, ce peut être la même chose que de le voir passer de 12 à 24, car, dans les deux cas, il double de prix. Or, si l'on dresse ce graphique logarithmique poUr les prix espagnols (voir page 97), on constate que les montées du début du siècle sous l'influence d'un or peu abondant, mais inattendu et à bon marché, sont plus violentes que les montées de la fin du siècle, dues à d'énormes arrivées d'argent. L'impact de l'or des Antilles fut donc vivement ressenti. Un second procédé le montre.

1. J. Nada!: 1.4 rBf)olucion d. ID. pr.cio. espanow .,; .I.iglo XVI. &tado actual d •. la cue.tion (in revue Hispania), Madrid, 1959.

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MOUVEMENT DES PRIX EN ESPAGNE PRIX NOMINAUX

(1) Échelle arithmétique (Hamilton).

180

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120

100

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(2) Ordonnées logarithmiques O. Nadal).

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1501 1510 1520 1530 1540 1550 15110 1570 1580 1510 1800

140

120

100

110

80

40

--- = prix; indice de base : 1571-1580 = 100.

Remarque: le graphique (2) montre que le mouvement relatif des prix a été beaucoup plus vigoureux au début qu'à la fin du siècle.

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PŒRRE VILAR

2) Les comparaisons à base mobile, indiquant le pourcentage de hausse d'une période de S ans sur la précédente : voici le tableau :

Is06-lo sur ISOI-OS, hausse 16 % ISII-IS sur Is06-IO, baisse 8 % IS16-20 sur ISII-IS, hausse S % IS21-2S sur ISI6-20, hausse 17 % IS26-30 sur IS21-2S, hausse 7 % IS31-3S sur IS26-30, hausse ° % IS36-40 sur IS31-3S, hausse 4 % IS41-4S sur IS36-40, hausse 6 % IS46-so sur IS41-46, hausse 12 % ISSI-SS sur IS46-so, hausse 6 % ISS6-60 sur ISSI-SS, hausse 10 % IS61-6S sur ISS6-60, hausse IS % IS66-70 sur IS61-6S, hausse 1 % IS71-7S sur IS66-70, hausse 8 % IS76-80 sur IS71-7S, hausse ° % IS81-8S sur IS76-80, hausse 9 % IS86-9O sur IS81-8S, hausse 2 % IS91-9S sur IS86-9O, hausse 3 % IS96-1600 sur IS91-9S, hausse 12 %

Ainsi, à travers le XVIe siècle, il y a : 1) Une seule baisse, entre ISII et ISIS; 2) dans deux cas, stabilité (IS31-3S sur IS26-30, et

IS76-80 sur IS71-7S); 3) les hausses les plus fortes - 16 et 17 % - sont

celles de Is06-ISlo sur ISOI-OS et de IS21-2S sur ISI6-20;

4) la hausse se ralentit après IS66 et ne rebondit (12 %) que dans les toutes dernières années du siècle (et on sait qu'il y eut, en IS99-1600, une famine).

Pour la période de l'or: ISOI-IS30, on peut observer: a) La hausse est forte et irrégulière. Pourquoi? Elle

dépend encore, pour une grande part, des mauvaises récoltes sur le plateau de Castille: en Is06 et Is07, par exemple, le blé voit son prix bondir de 96 % sur la moyenne des cinq années précédentes en Nouvelle­Castille; le seigle de plus de 100 %. Cela recommencera en IS21-22 et en IS30. Mais, ce qui frappe, c'est que la hausse de Is06-ls07 est suivie de recul, ce qui était la règle après les disettes, tandis que, dans les années qui suivent IS22 et IS30, le recul absolu n'a plus lieu. La

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 99

pointe est due à la rareté du grain, mais l'ensemble des prix reste haut, même après les bonnes récoltes. On est entré dans la « hausse de longue durée ».

D'autre part, en Andalousie on ne dispose pas de prix de grains continus. Mais, en 1507, le biscuit pour la marine augmente de 178 % sur 1505. Ce record est dû, cette fois, à un double fait: le rareté du grain, c'est vrai, mais aussi la demande urgente pour les expédi­tions d'Amérique. Car, d'après les travaux de P. Chaunu, ni la disette, ni la peste n'arrêtèrent le mouvement en avant des expéditions coloniales - mesurées par le tonnage des bateaux partis de Séville pour l'Amérique : c'est en 1509 seulement que ce mouvement fut atteint par les conséquences de la peste.

Ainsi, en Andalousie, se sont combinés, pour aboutir à la fois à une forte irrégularité et à une hausse sans retour, d'une part les crises météorologiques propres aux vieilles économies agraires, et d'autre part les demandes pour le chargement des navires.

b) Les hausses de salaires sont également à considérer. Elles aussi ont une double origine: les pestes de 1508, qui raréfient la main-d'œuvre, et l'appel à l'émigration pour l'Amérique, organisé publicitairement dans les bourgs d'Extremadure et d'Andalousie.

Si l'on compare les deuX graphiques de la page 97 - arithmétique et logarithmique - de la montée des prix et des salaires, on aperçoit que le décalage relatif en faveur des salaires s'observe brutalement dès la période 1500-153° et non (comme le ferait croire le graphique arithmétique, qui enregistre les écarts absolus), au-delà de 1600 seulement.

Ainsi, dès le début du XVIe siècle espagnol, les prix montent beaucoup, mais les salaires davantage encore, au moins jusqu'en 1530. L'ensemble de la population, surtout en Andalousie, a pu se croire enrichi; mais les initiatives ont dû être attirées surtout par la spéculation et l'émigration, car la montée des salaires risquait d'absorber celle des profits dans toute entreprise em­ployan~ beaucoup de main-d'œuvre.

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X

LA DIFFUSION DE LA RÉVOLUTION DES PRIX: LES CIRCUITS COMMERCIAUX

Pour comprendre le rôle de la Découverte des Indes et des premières arrivées d'or, nous nous sommes placé aux points d'arrivée de cet or, là où il se confronte à la marchandise qu'il paie, et qu'il évalue.

Le point prinCIpal de ces arrivées est le port de Séville, où les caravelles viennent se charger, où l'on contrôle leur chargement «( registro )), où la Casa de la ContrataciOn l'organise, où prix et contrats se négocient sur les marches d'escalier de la Cathédrale.

Le théologien Tomas de Mercado, qui nous a fourni là-dessus un texte frappant, a dit de Séville - et avec elle de l'Espagne adantlque tout entière - que « d'extré­mité du monde qu'elles étaient, elles en étaient deve­nues le centre ). C'est vrai économiquement, et même politiquement, pour tout le XVIe siècle.

Mais si nous avons noté dans la leçon précédente le mécanisme de base de la montée des prix - la hâte d'acheter « pour charger une caravelle ) - il importe aussi de savoir comment cette montée se propage. Elle ne peut le faire que par l'organisation, spontanée ou dirigée, de circuits commerciaux. C'est eux qu'il faudrait connaître.

1. - LE COMMERCE ESPAGNE-AMÉRIQUE A SES DÉBUTS

D'intéressantes indications sur les débuts du commerce des Indes ont été données autour de 1930, par l'historien

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102 PIERRE VILAR

économiste André-E. Sayous. Elles restent intéressantes (en attendant les travaux en cours de l'Allemand E. Otte) parce qu'à côté des grands travaux statistiques de Hamilton et P. Chaunu, elles tentent de nous faire pénétrer dans le mécanisme de base du commerce sévillan. Cette observation « micro-économique» est nécessaire pour compléter nos connaissances globales. Elle révèle comment les expéditions furent financées, comment les capitaux sont (ou espèrent être) rémunérés, quels sont les hommes qui les manient. Ces détails se découvrent par les archives notariales. Sayous n'a vu malheureusement, de ces archives, que des catalogues imparfaits. Mais cela lui a suffi rour juger, par le type de documents, des types d affaires. Spécialiste des méthodes commerciales méditerranéennes au Moyen Age, il a pu voir, ainsi, comment ces méthodes étaient passées, en se modifiant, au service du commerce Espagne-Amériquel •

Les affaires sévillanes.

a) Les exportations sont vanees, banales; elles ne représentent pas, au début, les éléments d'un grand commerce spécialisé; on trouve mention de farine, huile, vin, vinaigre, lard, biscuits, miel, quelques épices, soieries, serges, velours, chemises, habits, sandales, chapeaux, gants, quincaillerie, savon, verrerie ...

N'importe qui peut vendre cela, mais il faut l'expédier et attendre les retours, très lents et incertains, du produit

1. Remarque bibliographique : Sayous n'a publié que des articles très dispersés. La Bibliothèque Natio­

nale en possède un recueil factice. Les principaux thèmes traités sont : les procédés de paiement de l'Espagne sur l'Amérique, la circulation moné­taire en Amérique même, le financement des expéditions maritimes sous forme de • partnerships • (navires financés sous forme de • parts .), le rÔle des Génois à Séville au début du XVI' siècle, les changes de l'Espagne sur l'Amérique. la théorie des changes chez Tomas de Mercado. On peut considérer que l'auteur a résumé lui ... m~me ses connaissances dans l'article:

Les débuts du commerce de l'Esp"If1II' a'llec l'Ambique : Revue Historique, 1934, tome 2, p. 185-215.

D'autre part, il existe un livre espagnol fondamental sur les divers aspects de l'économie de la Péninsule sous Charles Quint : Ramon Carande : Carios V JI sus banqueros (Charles Quint et ses banquiers), Madrid, 1943, 2' éd., 1964, 3 vol.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 103

de la vente, qui n'est pas encore réglée en monnaie, mais en lingots (car, au début, on ne monnaye pas le métal aux Indes). Donc, la hausse des prix peut se diffuser parmi de nombreux vendeurs; mais le commerce doit être financé par des capitalistes capables d'attendre les paiements et d'organiser le crédit.

b) Le système des « parts ) et le rôle des Génois: les patrons de navires des débuts du XVIe siècle étaient des gens hardis et bons navigateurs, mais qui ne pouvaient financer les expéditions.

Très souvent, le fournisseur de capitaux est Génois, le patron du bateau est andalou, et le « facteur ), commer­çant qui prend le risque d'aller aux Indes, est castillan.

Sayous cite des dizaines de noms génois, tout 1'« armo­rial ) du grand commerce de Gênes, les Centurione, les Doria, les Spinola ...

Ils prennent des « parts ) sur les navires, et ils pra­tiquent le « prêt maritime ), remboursable, non en Amé­rique, mais au retour du navire en Espagne même, avec des taux énormes d'intérêt justifiés par le risque de perte, mais fondés aussi sur le manque de moyens des marins espagnols.

c) Il ne faut pas croire en revanche qu'aucun milieu espagnol ne prit part aux spéculations; l'historien Jiménez Femândez, dans ses études sur le défenseur des Indiens, Bartolomé de las Casas, a opposé, nous l'avons dit, le « parti aragonais ) de l'entourage de Ferdinand, à l'esprit évangélisateur de certains religieux; l'organisateur de la colonisation des Indes, l'archevêque Fonseca, adversaire de Christophe Colomb, favorisait ouvertement les spéculations, en particulier le finan­cement des expéditions par « compagnies) de soldats conquérants.

Quand il y eut des protestations et des menaces de sanctions ecclésiastiques à propos des énormes intérêts dissimulés sous les « changes ), on les fit taire, en donnant comme raison que « cela se faisait par tout le monde ), que c'était une chose « très importante pour le commerce des Indes » et que de toute sanction pouvait résulter un « mal universel ) (Lettre du Roi à l'archevêque de Séville en 1509).

Tout cela montre l'ampleur de l'esprit de spéculation qui dépasse de beaucoup l'ampleur même des affaires, et qui explique la précocité et le rythme des hausses de prix.

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1°4 PIERRE VILAR

Les répercussions en Andalousie et en Castille.

Carande a observé, en relevant certains prix dans Hamilton, que la hausse des prix andalous,. entre 1511 et 1531, dépend en très grande partie de l'intensité de la demande pour l'exportation des Indes; la denrée la plus demandée est le vin, puis l'huile, puis la farine. Or on a, en prenant le prix de 1511 pour base, les indices de hausse suivants:

1511 1513 153° 1539

Vin

100 100 425 35°

Huile

100 106,25 212,50 297,5°

Blé

100 1°5 273,3 264,4

On imagine dès lors que la culture de la vigne et celle de l'olivier sont particulièrement favorisées; peut-être est-il légitime de faire dater de cette période la constitu­tion des grands vignobles autour de J érez et des grandes olivettes autour de Jaén, qui ressemblent à des sortes de plantations coloniales.

On peut remarquer que les vins se vendaient aussi en Flandre et en Angleterre; mais ce n'est pas contradic­toire; c'est seulement plus compliqué; les marchandises anglaises ou flamandes sont vendues aux Indes avec bénéfice; ces bénéfices achètent du vin.

C'est la période où la hausse des prix est créatrice, excitante : elle l'est aussi pour les soieries de Grenade, pour les cuirs et armes de Tolède, pour les savons et les gants d'Ocma.

La Castille, avec quelque retard sur l'Andalousie, participe donc aux ventes, à l'appel des Indes sur ses produits, donc à la hausse des prix. Le réseau des routes et des ponts s'améliore pour le comm~rce.

Des répercussions sur le reste de l'Espagne.

Vers 1520, des projets furent faits pour associer plusieurs ports d'Espagne (de Cantabrie et des côtes méditerranéennes) au commerce américain. Mais la plupart des demandes furent refusées, et les autorisa­tions données furent rapidement retirées, à la fois parce que Séville défendit son monopole et parce que le

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 105

contrôle fiscal sur les arrivées d'or et d'argent exigeait un port unique et des « flottes ) organisées.

On peut affirmer en revanche que le monopole du commerce des Indes n'était pas, comme on dit parfois, réservé aux Castillans, en ce sens que beaucoup d'étran­gers (comme les Welser) obtinrent des privilèges (et même des monopoles), et que l'on trouve chez les notaires des contrats « de compagnie » faits par des non-Castil­lans (Catalans par exemple) pour installer aux Indes des « facteurs ) plaçant des marchandises pour tel ou tel fabricant.

De toute façon, il était possible, lorsqu'on avait des marchandises à placer, de les envoyer à la foire de Medina deI Campo, qui les orientait ensuite soit vers Séville et les Indes espagnoles, soit vers Lisbonne et les Indes portugaises.

Deux textes montrent l'importance de ce trafic pour la province en apparence la plus éloignée de l'Atlantique; en 1521, la Vllle de Barcelone refuse de s'associer à la révolte des villes castillanes contre Charles Quint, mais n'arrête pas leurs délégués, afin de ne pas nuire à ses marchands en Castille, reconnaissant qu'à Valladolid: « résident habituellement beaucoup de natifs de cette ville (Barcelone) pour recevoir et vendre la draperie et autres marchandises ), et aussi à Medina deI Campo, « pour remettre les monnaies changées d'ici sur ces foires, car c'est le commerce le plus sûr qui puisse s'offrir au temps d'aujourd'hui ) (1521).

Plus tard, il est reconnu que:

« du Principat de Catalogne et des comtés de Roussillon et Cerdagne, ont coutume de partir chaque année une grande quantité de draps vers ledit Royaume de Castille, et la plus grande partie y est achetée par les Portugais et autres personnes pour être emportées au Portugal et aux Indes, aussi bien vers celles de Votre Majesté que celles du Portugal, Iles Canaries et autres lieux. Et la partie qui desdits draps est ainsi exportée hors du Royaume de Castille est si grande que de quatre pièces de drap qui vont ainsi de notre pays à celui-là, trois prennent ce chemin (des Indes); une seulement reste en Castille. »

On voit comment le circuit commercial Indes-Séville (ou Lisbonne) Medina del Campo aboutit assez loin, à Barcelone, à Perpignan. Toute l'Espagne de la pre-

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mière partie du XVIe siècle participe ainsi de la hl;lusse des prix, car c'est pOUJ." être vendus plus cher que ces draps fabriqués sur les bords de la Méditerranée prennent, par les routes pourtant assez difficiles d'Aragon et de Castille, le chemin de Medina. (

Justement vers la même période, se fondent les foires voisines de Medina deI Campo, celle de Villal6n, celle de Medina deI Rioseco, ce qui prouve que la première ne suffisait pas.

Il. - LA HAUSSE DES PRIX EN EUROPE ET LA RESPONSABILITÉ DES MÉTAUX PRÉCIEUX

Est-il exact que l'arrivée des métaux preCIeux en Espagne, dont nous venons de voir l'importance pour la hausse des prix et le développement du commerce en Espagne même, a eu également des répercussions en Europe?

Le problème est complexe: 1) parce que d'autres facteurs que les métaux, et

avant les métaux américains l'argent allemand, ont pu faire hausser les prix en Europe sans qu'on soit obligé d'expliquer la hausse par l'or d'Amérique;

2) parce que les hausses n'ont pas été nettes, ni sur­tout égales, dans tous les pays;

3) enfin parce que beaucoup de pays ayant, dans la première moitié du XVIe siècle, « manipulé ) leurs mon­naies internes (diminuant leur contenu-or ou leur contenu-argent, soit en frappant des pièces à titre moindre, soit en augmentant la valeur nominale des pièces existantes), on peut difficilement savoir si les hausses de prix sont en liaison avec ces manipulations ou avec l'or d'Amérique.

La baisse des prix du xve siècle semble avoir été enrayée, par exemple en Angleterre, dès les années 1480. Inversement, en Italie, on a pu parler de « la prétendue révolution des prix ), et de toute façon, elle ne commen­cerait pas avant 1552.

Enfin, en France, dès le XVIe siècle, on a discuté sur le point suivant: si les prix ont monté, n'est-ce pas parce que les monnaies contiennent moins de métal précieux,

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 1°7

autrement dit : les «( prix-argent .) - (= ramenés à leur contenu-argent) - ont-ils vraiment monté?

L'homme qui a soutenu, vers 1566, la thèse que les prix, ramenés à leur contenu-argent, n'avaient pas monté, est M. de Malestroict, «( Conseiller du Roi et Maître ordinaire de ses Comptes .).

Il reconnaît la hausse des prix dans une formule bien connue: «( l'étrange enchérissement que nous voyons pour le jourd'huy de toutes choses ... » tel que: «( chascun, tant grand que petit, le sent à sa bourse .).

Mais il croit que c'est parce que la monnaie de compte -la livre - représente, en 1566, moins de teneur-argent qu'au xve siècle et, à plus forte raison, qu'au temps de Jean le Bon ou de Saint Louis. Les Rois ont sans cesse altéré les monnaies. Si donc, on paie davantage en livres, en réalité on ne donne pas plus d'or ou d'argent qu'auparavant.

La thèse était, superficiellement, vraisemblable, car les altérations des monnaies avaient été fréquentes et, pour le seul XVIe siècle, la valeur officielle de la livre-tournois en argent fin représentait en 1513 17,96 g et, en 1561, 14,27 g. Malestroict cherche des références concrètes, sait distinguer entre les prix des années de mauvaise récolte et les prix «( communs .) (c'est-à-dire moyens sur plusieurs années). Ce n'est pas un mauvais observa­teur. Il sait que la hausse des prix nominaux, même si elle ne représente pas une hausse des prix en valeur­argent, ruine les gens qui ont des revenus fixes, exprimés en monnaie nominale (livre-tournois).

Malgré cela, Malestroict se trompe, et son petit ouvrage serait sûrement oublié si Jean Bodin, un des plus grands esprits de la fin du ·XVIe siècle, auteur des Six Livres de la République et de remarquables ouvrages sur la méthode historique, n'avait, en 1568, publié une Response à M. de Malestroict pour démontrer ses erreurs «( sur le fait de la monnoie .) 1.

Bodin critique Malestroict par une méthode huma­niste, critique, érudite, aussi bien à propos des prix qu'il avait pris comme exemple que de ses affirmations sur le contenu des monnaies. Il montre par exemple que

1. Il faut consulter les deux textes (Malestroict et Bodin) dans l'édition qu'en a donnée en 1932, Henri Hauser, avec préface, commentaires et notes.

Henri Hauser : La response d. Jean Bodin à M. de Malestroict 1568, A. Colin, 1932, avec les additions de la seconde édition de Bodin en 1578.

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le prix des terres, en France, semble avoir triplé en 50 ans, alors que la teneur-argent de la monnaie de compte n'a pas baissé dans ces proportions. Rappelant les exemples historiques de l'antiquité, il en vient à dire que si les prix ont monté, c'est parce qu'il y a partout plus d'or et d'argent.

Nous verrons plus tard qu'il analyse le phénomène de façon assez complexe, nullement simpliste. Ce qui nous intéresse pour le moment, c'est la façon dont il le date, et dont il le situe.

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XI

LA DIFFUSION DE LA « RÉVOLUTION DES PRIX » :

MÉTAUX PRÉCIEUX ET TRAFIC PORTUGAIS ENTRE 1530-40 ET 1600-10

Reprenons les considérations de Jean Bodin, les unes dans l'édition de 1568 de la Response à M. de Malestroict, d'autres ajoutées en 1578. Nous verrons comment les hommes du dernier tiers du siècle datent et situent les origines de la grande hausse des prix. Cela nous orientera pour rechercher nous-mêmes ces origines, et pour les apercevoir telles que les ont vues les Français.

Jean Bodin ne donne pas le phénomène de cherté -qui se rattache, il le sent bien, à une plus grande activité, à un accroissement du trafic - comme exclusivement issu de l'abondance du métal; en effet, il fait partir l'enrichissement français de la fin de la guerre de Cent Ans (( depuis six vingt ans que nous avons donné la chasse aux Anglois ») en soulignant le repeuplement et la remontée agricole. En ce sens, il confirme ce que nous avons dit des origines lointaines, démographiques et agricoles, de la « prospérité » du XVIe siècle, qu'il faut rechercher dès le xve•

Mais il constate aussitôt que cette remontée est égale­ment contemporaine des Découvertes portugaises :

« et le Portugallois, cinglant en haute mer, avec la boussole, s'est fait maître du golfe de Perse et en partie de la mer Rouge, et par ce moyen a rempli ses vaisseaux de la richesse des Indes et de l'Arabie plantureuse, frustrant les Vénitiens et les Genevoix (= les Génois) qui prenoient la marchandise de l'Égypte et de la Syrie, où elle estoit apportée par la caravanne des Alarbes et des Persans, pour la vendre en détail au poids de l'or ... »

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Bodin considère donc la capture commerciale des produits précieux du Levant comme le fait le plus impor­tant de la Découverte portugaise; il ajoute plus d'impor­tance aux épices qu'à l'or de Mina.

Il fait intervenir ensuite la Découverte espagnole :

« en ce mesme temps, le Castillan ayant mis soubs sa puissance les terres neuves pleines d'or et d'argent, en a rempli l'Espagne... ))

Dans l'édition de 1578 (et dans La République) Bodin précisera des dates et des chiffres :

« Il est incroyable et toutesfois véritable qu'il est venu du Pérou depuis 1533 où il fut conquis par les Pyurres (= les Pizarre) plus de cent millions d'or et deux fois autant d'argent: la rançon du roi Atubalira (= Atahualpa) revenait à un million trois cent vingt-six mille bezans d'or. »

Il Y a là un curieux mélange de noms mal transcrits et de chiffres dont l'ordre de grandeur est vraisemblable.

Or les hauts prix, justement, commencent au Pérou :

« Lors au Pérou les chausses de drap coutoient 300 ducats, la cape 1 000 ducats, le bon cheval 4 000 ou 5 000, le bocal de vin 200 ducats. ))

Ces chiffres, tirés des chroniqueurs des Indes, situent bien l'origine de la hausse des prix sur les lieux mêmes de production (ou de pillage) de l'or.

La transmission de la hausse à travers l'Espagne est ainsi décrite :

« Or est-il que l'Espaignol, qui ne tient vie que de France, estant contrainct par force inévitable de prendre icy bleds, toiles, les draps, le pastel, le rodon (= sumac, matière pour tanner), le papier, les livres, voire la menui­serie et tous les ouvrages de main, va nous chercher au bout du monde l'or, l'argent, et les épiceries. »

Bodin exagère ici la dépendance de l'Espagne envers les importations venues de France, mais le circuit matières précieuses-produits ordinaires est bien celui qui fait monter les prix de ces derniers.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE III

Cela établit une hiérarchie des prix dans l'espace, et une attraction de la main-d'œuvre française par les hauts salaires espagnols :

« Tout est plus cher en Espaigne qu'en Italie, et en Italie qu'en France, et mesme les services et œuvres de main, car ce qui attire nos Auvergnats et Limousins en Espaigne, comme j'ai su moi-mesme, c'est qu'ils gagnent au triple de ce qu'ils font en France. Car l'Espai­gnol, hautain, riche et paresseux, vend sa peine bien cher, tesmoin Clenard qui met en ses espitres, au chapitre des dépenses, en un seul article, pour faire sa barbe au Portugal 15 ducats par an ... C'est donc l'abondance d'or et d'argent qui cause en partie la cherté des choses ... »

On voit la prudence: « en partie ». Mais l'ensemble éclaire des points importants.

1) La hiérarchie des chertés, le Pérou en tête, puis l'Espagne, puis l'Italie des affaires, puis la France des exportations.

2) Les voies de trafic ~ui en résultent: marchandises d'Europe en Espagne, d Espagne en Amérique; or et argent d'Amérique en Espagne, d'Espagne en France (et en Europe, souvent par l'Italie).

3) La « richesse » espagnole crée un courant à la fois démographique de France en Espagne (ouvriers), et monétaire d'Espagne en France (transfert de leur salaire).

4) La chronologie proposée est - elle aussi - intéres­sante : la date-tournant, pour les métaux précieux espagnols, serait la découverte des « trésors » du Pérou par Pizarre (1533); mais l'allusion aux lettres de Clénard, celles-ci étant de 1530, prouve que l'on considérait dès cette date la vie au Portugal comme particulièrement chère : s'y faire raser la barbe coûtait dès lors six fois plus cher qu'en France! .

Disons que le phénomène du premier tiers de siècle, en France, semble le suivant: redressement des prix dès 1500, qui devient sensible dès 1524, mais qui ne dépasse guère, avant le milieu du siècle, le rythme de la dévalua­tion de la livre devant l'argent; les hstes de prix du grain à Paris, publiées récemment (mercuriales), le confirment: c'est seulement avec la crise de rareté du grain de 1545 que la hausse commence à frapper les esprits (textes du juriste Du Moulin). En revanche, dès 1530, on a su que le Portugal et l'Espagne étaient des pays d'or et d'argent abondants, où la vie était chère, mais où il était avanta­geux d'aller travailler.

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II2 PIERRE VILAR

Reste à savoir ce qui s'est passé après les années 1530-1533·

Avant d'en venir aux « mines et trésors du Pérou », réglons d'abord le cas portugais. Premier découvreur de l'or, le Portugal, après 1540, n'en introduit plus guère en Europe. Mais notre sujet est l'or dans le monde, et le Portugal reste l'agent de contact entre Europe et vieux Monde : Mrique, Asie proche et lointaine. L'Inde, la Perse, la Chine : véritables mondes à elles seules, plus importantes par leur masse, et parfois par leur richesse, que l'Europe naissante. Sans nous aventurer dans la description de ces économies mal connues, nous pren­drons au moins la mesure, par l'observation des trafics portugais, de l'immensité des problèmes extra-euro­péens 1.

1. - DÉCLIN DE L'OR DË LA MINA

Nous l'avons signalé dès 1530. Entre 1548 et 1573, les contemporains nous disent que les frais engagés chaque année par l'état portugais furent supérieurs aux gains (100000 cruzados de déficit sur l'or); on projetait de faire de la Mina une colonie de plantation! De plus, Castillans, Anglais et Français faisaient une course de plus en plus efficace; ils seront relayés vers 1600 par les Hollandais. Le Maroc, de son côté, draine de nouveau l'or d' Mrique centrale, s'installant même, un temps, à Tombouctou. Ainsi s'épuise le courant Saint-Georges­da-Mina - Lisbonne - Anvers, où l'or africain venait s'échanger contre le cuivre et l'argent d'Europe centrale. Tout commerce consiste à faire parvenir la marchandise là où elle obtient le meilleur prix, c'est-à-dire le maximum de produits en échange. C'est vrai pour l'or et l'argent. Quand l'or devient plus abondant, son prix devient moins avantageux et il est moins attiré qu'auparavant vers le Nord de l'Europe.

II. - L'OR DU MONOMOTAPA

Le Monomotapa, c'est le souverain qui règne sur la boucle du Zambèze. L' « or du Monomotapa », c'est,

1. Rappelons encore ce que nous devons ici à V.M. Godinho. Cf. ci­dessus, p. 6 I.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 113

plus largement, celui des zones aurifères d'aujourd'hui : Butua = Transvaal, Mokaranga = Rhodésie, Mata-bélé, = zone comprise entre le Zambèze et le Limpopo.

Mais il ne s'agissait pas alors de mines. L'extraction était saisonnière; elle se faisait seulement dans la saison crimo, entre le temps des récoltes et celui des pluies; elle était pratiquée par des familles Cafres errantes, par creusement de petits puits de la largeur d'un homme, communiquant parfois par des galeries, mais avec de perpétuelles inondations. On distinguait l'or en poudre, l'or en grain, l'or en cristaux, l'or matuca (vil, mêlé à la pierre, et qu'il faut purifier en l'écrasant, puis en le chauffant). Tout ce travail est dangereux, peu rentable. Jamais les Portugais n'ont voulu exploiter directement, même par esclaves. Il est préférable d'échanger. Les Cafres ajoutent peu d'importance à l'or, et sont avides de tissus et de « patenôtres ». Mais la présence de l'or a dès longtemps attiré les marchands. De petits .centres arabes autonomes sont installés aux débouchés maritimes de l' Mrique orientale : Sofala, Angoxa, bouches du Zambèze (Cuama), Mozambique, Kiloua, Mombaça, Melinde, Mogadiscio.

Le Portugal tenta de jouer à la fois toutes les cartes : alliances, évangélisation, guerres, massacres, campagnes de pénétration avec ou contre les petits chefs Cafres,les petits Rois Arabes, le Monomotapa lui-même. De même, en matière commerciale, il n'eut pas une politique suivie, mais essaya suivant les moments le système du monopole, celui du commerce affermé, celui du commerce entière­ment libre.

En fait, le trafic portugais reproduit le trafic arabe traditionnel: or et ivoire d'une part, esclaves d'autre part, contre tissus et verroteries fournis par l'Inde (région du Goujrat).

L'exportation de cet or du Monomotapa, très faible au milieu du XVIe siècle, monte à 573 kg en 1583, à 716 en 1610, à près de 1500 en 1660.

Mais cet or va vers l'Inde. On le transforme en mon­naies à Goa, place portugaise. Ces monnaies s'appellent saotomés (St-Thomas, de l'image frappée sur la pièce), et sont alignées (poids et contenu-or) sur la pagode, monnaie indoue. De 1554 à 1594, le bénéfice de ce monnayage (le « seigneuriage ») quintuple. Après leur victoire contre une tentative turque, vers 1580, les Portugais sont donc vraiment maîtres de 1'« or du

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Monomotapa » et de ses débouchés en Afrique orientale; mais il s'agit d'un élément du commerce oriental, dont quelques bribes seulement (gains privés) rentrent à Lisbonne.

Sur les confins du XVIe et du XVIIe siècles, les deux grandes régions de l'Inde - Hindoustan et Dekkan -paient très cher l'or, et plus encore l'argent. Cette « faim d'argent » attire les trafiquants. Des bandeirantes parcourent la brousse africaine pour trouver des gise­ments d'argent. En vain, d'ailleurs.

Ainsi, toujours, même conclusion : les appels peuvent être lointains (Inde, Chine). Mais ce sont les différences de prix qui décident des voies de trafic et de l'activité de prospection. Le trafic dépend du métal, mais la production du métal dépend aussi du trafic. Les mon­naies, en dernière analyse, sont des marchandises.

III. - L'OR DE MALACCA, ET LES PROBLÈMES D'EX~ME-ORIENT

En 1511, Albuquerque a pris Malacca (dans la pres­qu'île de Malaisie), mettant ainsi sous la coupe portu­gaise le lieu de passage et d'échange principal de l'or d'Extrême-Orient.

Mais il ne s'agit pas ici d'or produit à proximité du lieu d'échange,.ou de contrôle sur une région productive. Il s'agit de tout l'or d'Extrême-Orient qui vient rencon­trer à Malacca les marchandises de l'Inde.

L'Inde est le grand pays producteur de cotonnades. Elle est dépourvue de mines de métaux précieux. Elle est donc une zone d'attraction pour ceux-ci, un «cyclone», dont Malacca serait 1'« anticyclone» (zone de diffusion).

Les zones productrices sont surtout les Iles : Sumatra (vers 1600, production de 600 kg d'or par an), Java, qui écoule l'or des deux îles contre les cotonnades indiennes du Goujrat avec 20 % de bénéfices. Bornéo, Célèbes ont aussi de l'or. Et même les Philippines. Mais ces dernières sont à l'Espagne, dont la politique fiscale et la richesse en argent américain réduisent à presque rien le rôle de l'or philippin.

Les problèmes monétaires de l'Extrême-Orient ne peuvent être que très schématiquement indiqués ici, et surtout pour faire saisir leur variété.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE Ils a) Le cas du Japon est assez distinct des autres l •

Dans l'Asie du Nord-Est, le lieu de rassemblement majeur de l'or est dans les îles Riou-Kiou. Jusqu'au milieu du XVIe siècle, le Japon a peu produit, peu exporté de matières métalliques précieuses. Mais, entre 1580 et 1620, une hausse vigoureuse du prix des métaux précieux va susciter au Japon un véritable « rush » vers les mines. Il faut mettre la production japonaise d'or et d'argent en relation à la fois avec des conditions internes - volonté d'enrichissement et de puissance militaire des daimios, montée de population et de circulation commerciale intérieure - et d'autre part avec les conditions externes : attraction de la demande chinoise, et ouverture du Japon aux navigateurs portugais.

La Chine a des soieries et des surplus d'or; elle paie en revanche l'argent très cher. Le rapport argent-or, en Chine, est de 5 à 6 pour 1. Au Japon, il est de 10 à II pour 1. En Europe, sous l'influence des importations du Potosi qui rendent l'argent surabondant, ce rapport tend à devenir de 14 pour I. On devine que l'exportation d'argent vers la Chine devient alors ultra-productive. Le Mexique en profitera, en envoyant de l'argent par le galion annuel « de Manille» (c'est-à-dire des Philippines; en fait, il charge des produits chinois).

Mais le Japon a profité le premier de cette situation. A la fin du XVIe siècle, il produit environ 200 000 kg d'argent par an. Ce n'est que la moitié des envois de l'Amérique en Europe à la même date, mais c'est cepen­dant considérable.

L'aspect curieux du cas japonais est son relatif paral­lélisme avec le cas de l'Occident : développement interne, rush sur les métaux précieux, utilisation des déséquilibres du prix de l'argent avec le continent asiatique. Le Japon apparait ainsi, comme aux XlXe

et xxe siècles, plus proche du cas européen que du cas chinois. Est-ce coïncidence? S'agit-il d'une réaction commune à une cause semblable?

Retenons que ces puissantes économies asiatiques gardent une relative autonomie. Mais que, depuis l'ouverture aux Portugais de ports d'Extrême-Orient, et

I. Cf. l'article de A. Kobata : Th. production and us .. of gold and .il.,.r in 16th and 17th c.ntury Japan, Economic history review, 1965, vol. XVIII, p. 245-266.

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avec la présence espagnole aux Philippines, ces écono­mies asiatiques sont au contact direct des marchands européens.

Il y a désormais (ce qu'il n'y avait pas au Moyen Age) un marché mondial des cotonnades, des soieries, des porcelaines, de l'or et de l'argent qui fait de ces derniers l'instrument d'échange direct avec les trois principales productions d'exportation de l'Inde et de la Chine.

Pour juger de ce type de trafic, il convient de ne pas oublier pourtant la complexité des psychologies moné­taires et des réalités sociales fort diverses et fort originales dans des mondes aussi vastes que le monde indien et que le monde chinois.

b) Le cas de l'Inde: L'« Hindoustan )} - Inde du Nord - est à lui seul

un monde. Et un monde qui a beaucoup changé au XVIe siècle. Les systèmes monétaires y sont très divers. Au Bengale, il y a deux circulations : la circulation de détail, qui repose sur les cauris ou coquillages servant de monnaie, et la circulation de grande marchandise, qui repose sur l'argent. A Delhi, le cuivre domine dans la circulation monétaire. Au Goujrat (région du haut Indus), l'énorme activité commerciale et industrielle fait affluer à la fois les pièces d'or et d'argent de la Perse, celles du Dekkan (pagodes), et celles d'Europe (sequins, cruzados). C'est un pays où l'on paie les droits ruraux en pièces d'or et d'argent!

L'installation de l'Empire des Mogols (sous Akbar) réalise dans l'Inde du nord un système monétaire fondé sur la roupie d'argent, contenant entre 10 g et II,5 g d'argent fin. On a vanté la stabilité de ce système, sans modification de 1556 à 1605. La stabilité politique et la stabilité monétaire sont liées. Mais c'est toujours la balance du commerce qui domine la réalité monétaire; en fait le système de la roupie repose sur de considérables importations d'argent espagnol : les roupies sont des réaux d'argent refondus.

Au Dekkan (riche région productive du Vijaynagar), l'or domine, sous la forme des pagodes dont la teneur en or est proche de celle des monnaies portugaises (cruzado et saoromè). Mais la circulation de base est beaucoup plus primitive encore que dans le système des coquillages spécialisés (cauris); elle est faite de pierres rares, d'ai­guilles, d'arcs, de morceaux de cuivre non marqués, etc.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE II7

En fait, partout, il yale double système de la « mon­naie courante ), toujours plus ou moins « fiduciaire » (sans valeur intrinsèque bien assurée) de formes très variées, et de la monnaie forte acceptée dans la grande circulation marchande, où les pièces d'or ou d'argent sont connues, et cependant volontiers pesées, « touchées ), vérifiées, comme une marchandise précieuse. Le « change vertical » entre ces deux types de monnaie (courante­fiduciaire et précieuse-marchlmde) est variable et mesure la stabilité des prix intérieurs.

c) Le cas de l'Asie du Sud-Est. Aux abords de l'Asie, les plus complexes systèmes de

monnaies primitives se juxtaposent et parfois se che­Vauchent. L'Indochine a une monnaie de type « homé­rique », où les haches et les tissus jouent un rôle de base pour les estimations de troc. Le système le plus répandu est le système du Bengale, où les coquillages - cauris -sont la base de la monnaie de compte : 80 cauris font un pane; 16 panes font un cahon, etc. Mais dès qu'il y a comparaison avec la {>ièce d'argent effectif, le rapport devient variable : swvant l'état du marché, le larin persan, pièce effective, vaut 40 ou 48 panes, c'est-à-dire soit 3 200, soit 3 840 cauris. Tous les phénomènes habi­tuels entre monnaie interne fiduciaire et monnaie inter­nationale métallique peuvent donc se retrouver dans ce système.

li) Le cas dé la Chine: Du XIIe au xve siècle, la Chine avait remplacé pratique­

ment toute circulation d'or ou d'argent, et même de monnaies divisionnaires en cuivre, par une circulation entièrement fiduciaire de monnaie-papier!

Mais, à la fin du xve siècle, ce système donna lieu à une inflation galopante (multiplication sans mesure, et donc dévalorisation totale de cette monnaie-papier).

Au XVIe siècle, on revint alors à un triple système monétairè, d'allure primitive:

a) la monnaie circulante faite de « caixas ), qui sont des petites pièces de cuivre non marquées, à trou central, que l'on enfile sur des fils de soie;

b) les échanges de type « troc », avec le riz comme base de mesure;

c) les gros paiements en or et argent, mais sous forme de lingots; l'argent-lingot étant la principale marchandise

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monétaire, très prisée, nous l'avons vu, par rapport à l'or. Il existe bien des pièces d'or, mais employées excep­tionnellement, honorifiquement, pour des cadeaux, grati­fications, etc., (en particulier jetées aux professeurs en fin de leçon ... ).

Par l'intermédiaire portugais, les variations de valeur des trois métaux monétaires - or, argent et cuivre -sur les marchés d'Extrême-Orient ont un grand rôle dans la formation des courants commerciaux et de la circulation des monnaies. L'énorme quantité de cuivre nécessaire à la fabrication de certaines monnaies courantes asiatiques fait que le cuivre européen transporté par les Portugais sur le parcours Anvers-Lisbonne-Extrême­Orient est un des éléments massifs du commerce maritime au début du XVIe siècle. Plus de 500 000 kg par an! Ce cuivre s'échangeait contre l'or « da Mina ). Les Fugger lui ont dû en partie leur fortune. Mais au milieu du XVIe siècle, son prix industriel a tendu à devenir supérieur au prix monétaire qu'on en offrait en Orient. Le trafic a alors baissé. Puis, c'est l'Occident (Espagne surtout) qui, à partir des premières années du XVIIe siècle, frappera d'énormes masses de pièces de cuivre. On verra alors le phénomène inverse, et le cuivre du Japon sera importé en Europe par la Compa­gnie hollandaise des Indes.

En somme, la circulation monétaire est une chose : à la base, elle peut aller du système le plus primitif (troc, « cauris )) au système extérieurement le plus moderne (papier-monnaie); le métal monétaire est une autre chose : servant à régler les transactions inter­nationales et lointaines, et ayant lui-même une valeur marchande et un coût de production, il entre dans les circuits internationaux comme une véritable mar­chandise.

Pour expliquer les influences des économies lointaines comme celles d'Extrême-Orient sur les économies et les monnaies de l'Europe, il est utile, à titre d'images suggestives, de parler de « gouffre ), ou de « cYclone ), pour exprimer l'attraction exercée sur les métaux précieux par la Chine ou l'Inde (Godinho). Mais il faut bien comprendre ce que cela signifie.

Ce qui établit des « différences de pression ), c'est le déséquilibre entre valeurs relatives des marchandises d'une part, des métaux précieux de l'autre, suivant qu'on se place en Amérique, en Europe, en Asie.

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OR ET MONNAΠDANS L'HISTOIRE 119

Imaginons, en gros, trois types de pays : a) deux mondes très productifs et très dynamiques:

l'Europe occidentale, l'Asie des moussons; b) deux mondes très retardés, dont l'Europe, en les

conquérant, exploite d'abord les gisements métalliques: l' Mrique, l'Amérique.

c) llD. peu~le à la fois conquérant et commerçant, les Portugais, s efforce de contrôler les points de contact pour profiter des déséquilibres de prix à longue distance. Pour l'or, suivant V. M. Godinho.

« ... du cap de Bonne-Espérance au Pacifique, deux grandes zones anticycloniques pourvoient de métal jaune tout le monde oriental: l'Afrique cafre et éthiopienne, et l'Asie du Sud-Est, celle-ci de beaucoup plus impor­tante que la première, car elle en fournit deux à trois fois autant. Au milieu, une zone de basse pression, l'Inde, attirant à elle la majeure partie, voire la presque totalité, des deux flux d'or ..• »

Joao de Barros, le grand expert portugais, avait déjà noté cette particularité de la côte de Malabar: absence de métal jaune, et particulière avidité, par conséquent, envers lui. Mais on peut généraliser; tout le Dekkan et tout l'Hindoustan faisaient partie de cene zone attrac­tive.

Il reste encore à étudier comment les Portugais, maitres des voies d'Extrême-Orient par leurs places sur le pourtour de l' Mrique, ont voulu contrôler les voies intermédiaires du Proche-Orient, et y ont partiellement réussi.

IV. - LES PORTUGAIS ET LA ZONE DISPUTÉE DE L'OCÉAN INDŒN :

PROCHE-ORŒNT CONTRE ROUTE DU CAP; DE L'OR VÉNITŒN A L'ARGENT ESPAGNOL

Nous avons vu que Jean Bodin situait le grand tour­nant vers le monde économique moderne à l'installation des Portugais aux postes-clefs du Proche-Orient, aux dépens des Vénitiens. Est-ce une vue exacte?

Il y a deux problèmes : celui de la participation vénitienne au commerce d'Orient: les Portugais l'ont-ils atteinte mortellement? Venise a-t-elle été ruinée? On ne le pense plus guère. D'autre part, on parle souvent de la

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120 PIERRE VILAR

« saignée ~ de métaux précieux que représente, pour l'Europe, l'importation des marchandises de l'Onent; or, il faut distinguer des périodes diverses.

a) Le commerce du Proche-Orient est resté très important, et les Portugais ont bien essayé de le capter.

A Venise, au début du xve siècle, on frappait chaque année un million de ducats et la moitié - 500 000 -allait vers le Caire et Aden, à destination de l'Inde, d'où on importait des marchandises précieuses.

L'Égypte elle-même n'avait pas cessé de recevoir les caravanes de l'or nubien et éthiopien. Au Caire, on frappait des schérafim d'or. On frappait également des pièces d'or à Aden, clef de la Mer Rouge, et à Ormuz, clef du Golfe Persique. De La Mecque, par la mer Rouge, un considérable trafic de monnaies contre les épices a lieu avec l'Inde.

Albuquerque, informé par les marchands juifs du Caire, aurait bien voulu mettre la main sur le port de Massaouah, pour contrôler l'or abyssin passant directe­ment à Djeddah-La Mecque en traversant la mer Rouge.

La mer Rouge voit surtout passer de l'or, sous forme de schérafims égyptiens et de sequins vénitiens; le Golfe Persique voit surtout passer de l'argent, sous forme de larins, frappés en particulier à Ormuz, monnaies à forme spéciale, petites barres d'argent aplaties au milieu et pliées par cette partie médiane, particulièrement faciles à camoufler, et très appréciées. On les achète en Inde avec 20 % de prime.

Mais ces courants - ~ui compensent l'achat des tissus et épices d'Asie - n ont pas cessé au XVIe siècle, et si les Portugais y sont intervenus, on n'a jamais cessé, dans l'Inde, de mettre sur le même pied le cruzado, monnaie portugaise, le « sequin ), monnaie vénitienne, et le schérafim, monnaie égyptienne (toutes trois autour de 3>43 grammes d'or fin). Il n'y a pas eu substitution, il y a eu partage.

b) Il n'y a pas eu toujours « saignée ) de métaux précieux : à la fin du xve siècle et au commencement du XVIe, on échange volontiers marchandises contre marchandises.

-Si, au début du xve siècle, Venise envoyait les 50 % des ducats qu'elle frappait vers l'Orient, à la fin, elle n'en envoie plus que les 20 ou 30 %. C'est tout naturel, puisqu'à cette époque, l'or vaut très cher, il achète

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plus de marchandises en Europe qu'en Orient; on envoie donc en Orient de préférence des marchandises, en 1503, les « galées» vénitiennes de Beyrouth et d'Alexandrie n'exportent plus que 100 000 ducats au lieu de 500 000 en 1423, mais si cela s'explique en partie par la concurrence génoise et portugaise, cela s'explique aussi parce qu'on exporte désormais vers l'Inde (Mala­bar) et l'Extrême-Orient du cuivre, du vermillon, du vif-argent, de l'acier, des armes, du safran, des draps écarlates, des soieries, des taffetas, des camelots, des tapis, des verroteries, des glaces, de l'eau de rose, contre les épices, les pierres précieuses et les cotonnades des Indes. Autrement dit, dans la période de bas prix des· marchandises, aux dernières années du xve siècle, on a intérêt à les exporter plus qu'à exporter de l'or.

c) Dans la première moitié du XVIe siècle, les Portugais exportent aussi en Orient plus de marchandises que de monnaies, et plus d'argent que d'or.

La « saignée» de métaux précieux qu'on attribue au Portugal ,est également très relative. Par le Cap, voici quelques chiffres· connus :

1504 15°5 1506 1521 1524 1525 1528 1531 1533 1535 1546 1551

3°000 80000 4°000 32 441

100000 27 000

200000 28000

135 000 80000 3°000 4°000

On voit que c'est un courant irrégulier, et faible en face des chiffres de Venise.

Mais il y a aussi l'exportation du cuivre, du cinabre, du mercure, du corail, du plomb; la moyenne de 1522 à 1557 serait, par an, de 35°000 cruzados en "aleur globale, dont 100 000 seulement en or ou argent.

De plus, l'argent est plus attiré que l'or vers l'Orient; à Mélinde en Afrique, il vaut deux fois plus qu'au Portu-

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gal; à Cochin dans l'Inde, de ISla à ISI8, on a reçu 16 000 marcs d'argent du PortUgal, et seulement 33 marcs d'or. Quant au cuivre, il s'envoyait par centaines de milliers de marcs. Finalement, la balance des comptes était favorable au Portugal. Une partie des mar­chandises, à Goa, se payait par lettres de change. Et une partie du solde, à Lisbonne, rentrait en or. Cet or pouvait à son tour aller à Anvers acheter du cuivre ou de l'argent.

En somme, dans cette première moitié du XVIe siècle, les bénéfices les plus forts dans le commerce vers l'Orient sont rapportés par l'exportation, dans l'ordre, du corail, du vermillon, du vif-argent, du cuivre, de l'argent et, en dernier lieu seulement, de l'or.

d) Dans la seconde moitié, et surtout à la fin du XVIe siècle, l'argent, devenu abondant et moins cher en Europe, passe en masse vers l'Orient, où il est beaucoup plus prisé et achète davantage de produits. Cet argent est espagnol, vient d'Amérique, mais les Portugais en captent une partie.

Du commencement à la fin du XVIe siècle, le flot d'argent qui passe d'Ouest en Est pour solder le com­merce d'Orient croîtrait de 20 SOO kg à 64 300; et l'Europe, à la fin du siècle, produit à peine 20 000 kg. Presque tout, donc, vient d Amérique, sous forme de « réaux» d'Espagne (réaux dits de a ocho, valant 8 réaux simples: c'est le duro). Marseille est devenu un des relus de ce commerce, avec l'Empire turc comme inter­médiaire. Mais la Compagnie Anglaise des Indes orien­tales eaie aussi ses achats en argent : « any gold, but only silver » ... En Italie, en IS7S, on affirme exporter vers l'Orient « vino, olio, drappi e panni ma pochi, fogli, vitri, coralli e reali l); les réaux d'Espagne sont considérés comme une véritable marchandise.

Mais beaucoup de ces réaux du commerce méditer­ranéen viennent par le Portugal. En IS80, une flotte de S naves part de Lisbonne avec une valeur de 1 300 000 « cruzados », mais en réaux (pièces de huit).

L'engouement va croître en Europe pour trois pro­ductions orientales : les soieries, la porcelaine et le thé. Tout se soldera en réaux.

Pour cela même, les Portugais, habitués au commerce oriental, vont essayer de se procurer des réaux. Ils le font grâce à une fraude, sur laquelle les Espagnols ferment souvent les yeux (le Portugal est alors uni à

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

l'Espagne, bien que gardant son système monétaire et douanier). Cette fraude a lieu aux Açores, à Madère, à Lisbonne même, vers où se détournent bateaux et cargaisons venant d'Amérique; déjà même le Brésil détourne de l'argent venu du Pérou. Le commerce d'Orient a ainsi mêlé les Portugais au trafic américain.

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XII

LA DIFFUSION DE LA RÉVOLUTION DES PRIX: L'OR ET L'ARGENT D'AMÉRIQUE

1. - LA PROGRESSION DES ARRIVm

Reprenons, en les simplifiant, les tableaux de Hamilton (American treasure ... ) sur les ar.rivées d'or et d'argent d'Amérique.

Va/eur globale des arrivées.

Elle est exprimée en millions de pesos, le peso étant une monnaie de compte espagnole, correspondant à 450 maravedis, mais qui, stable pendant tout le siècle, mesure, jusqu'en 1600, les valeurs-argent en même temps que les valeurs nominales.

Nous retiendrons les millions de pesos, plus 2 déci­males.

a) Les trois premières décennies du XVIe siècle nous sont connues :

Millions de ~DI

1503-1510 1,18 15U-1520 2,18 1521-1530 1,17

Le recul de la dernière décennie est peut-être dft à des fraudes.

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126 PIERRE VILAR

b) Les trois décennies suivantes représentent un démarrage rapide.

1531-154° 5,58 1541-155° 10,46 1551-1560 17,86

En tout, six fois plus que dans les trente années précé­dentes; à elle seule, la décennie 1531 -40 dépassait déjà l'apport de ces trente années.

c) Les deux décennies 1561-1580, poursuivent l'élan, avec tendance au ralentissement.

1561-157° 25,34 1571-1580 29,15

d) Les deux dernières décennies du siècle, en revanche, bondissent à un niveau double du précédent; c'est un déluge d'argent : davantage en 20 ans que dans les 80 années précédentes réunies!

1581-1590 1591-1600

La part de chaque métal en poids de fin.

En indiquant non les valeurs, mais les poids, et pour chaque métal séparément, nous allons voir que là où, pour la fin du xve siècle, des chiffres de quelques cen­taines de kilos paraissent notables, il s'agit maintenant de milliers.

kilogrammes kilogrammes d'or d'argent

15°3-1510 4965 ° 15II- 152O 9 153 ° 1521-153° 4889 148

C'est la période, presque exclusivement, de l'or.

1531-154° 1541-155° 1551-1560

14466 24957 42 620

86193 177 573 3°3 121

-C'est la période où l'argent démarre avec une extrême rapidité, mais où l'or garde un rôle important (crois­sances successives, pour l'or, de 72 et 70 %; pour l'argent de 102 et 70 %).

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

1561-157° 1571-1580

II 530 9429

942 858 1 Il8592

127

Au cours de ces vingt ans, l'or, cette fois, est rapide­ment en baisse; l'argent fait au contraire un très gros nouveau bond.

1581-1590 1591-1600

12101 19451

L'or reprend sa croissance; l'argent passe à deux fois et demie les chiffres des deux décennies précéd~tes.

La part de chaque métal en "a!eur.

Trop souvent, comparant ces poids, on dit que l'or, réduit à des pourcentages infimes devant l'argent, n'a plus d'importance dans les dernières années du siècle; mais l'or vaut 10 à 12 fois plus que l'argent et, celui-ci abondant de plus en plus, l'or se valorise.

Jusqu'en 1536, l'or vaut IO,Il fois l'argent, 1537-1565, l'or vaut 10,61 fois l'argent, 1566-1608, l'or vaut 12,12 fois l'argent.

n en résulte que, jusqu'en 1560, l'or représente plus de la moitié de la "a!eur importée; et ensuite, jamais moins de8 %.

Ainsi, contrairement à ce que semble suggérer Hamil­ton, et qui a été parfois repris, à cause de la comparaison des seuls poids, le véritable tournant entre l'affiux d'or et l'avalanche d'argent ne se place pas vers 1540, mais vers 1560. Cela est important pour le système monétaire européen, comme l'a bien vu Spooner (Les frappes monétaires en France ... ).

Cependant, pour étudier « l'or dans le monde 1), il ne suffit pas de se placer en Europe, aux points d'arrivée. Les conditions de ,Production des deux métaux précieux ne peuvent nous laIsser indifférents; parce que l'Amérique y joue une part de son destin, et qu'il s'agit du gros problème cfe la colonisation, de l'exploitation de l'homme; parce que, même pour les effets monétaires, le coût de production n'est pas moins important que les quantités produites.

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Il. - LES ORIGINES DE L'OR : SOURCES SUCCESSIVES; CONDITIONS DE PRODUCTION

Nous avons étudié le premier épisode, celui des nes. Et nous avons conclu qu'après 1525, Saint-Domingue, Cuba, Puerto-Rico, la Jamaïque, ont été successivement abandonnées, vidées de population, épuisées.

Mais l'aventure de .'or se poursuit alors sur le conti­nent. Dans la région des isthmes et de l'actuel Venezuela. On dira bientôt sur la « Terre Ferme & (Tierra Pirma), mais pas de façon courante avant 1525-3°. Car longtemps, on aoit à un archipel. De plus, après le voyage de Magellan, on sait qu'on peut contourner la Terre Ferme, mais on imagine que le passage sud se situe à quelques centaines de lieues de la « Terre Ferme & du nord, alors qu'il y a des milliers de kilomètres. On mettra longtemps à mesurer l'immensité du continent.

La « eastilla dei oro li : rlgion de Darien, de Veragua, de Panama.

C'est en cherchant l'or que Nuiio Vâsquez de Balboa, en 1513, toucha pour la première fois la côte du « Paci­fique &. L'isthme devint le premier champ d'expérience continental de la colonisation espagnole, avant le Mexique. On le nomma « Castilla del Oro &, peut-être par illusion. Mais l'illusion de l'or fait partie de son histoire. Toutes les (c Villa Rica », (c Costa Rica » ne sont pas aussi « riches » que le aoyaient ceux qui les baptisaient ainsi. Le chro­niqueur Velasco dit de la région de Veragua:

« C'est la terre toute chargée d'or, que l'on trouve en quelque point qu'on la creuse. Chaque noir en tire au moins la valeur d'un peso par jour; d8D.s tout fleuve, dans tout ravin, l'on découvre de bons gisements, de bonnes mines de cet or qui, au surplus, est de bon aloi... »

Un peso, c'est 4,18 grammes d'or; cela ferait presque 1 kg d'or par 200 journées de noir. On comprend la fièvre de la recherche d'esclaves. Car on sait désormais que la population indienne s'épuise rapidement au travail. Les historiens des Indes le disent, les uns, comme le Père Bartolomé de Las Casas inaiminant l'avidité des blancs, d'autres, comme Fernândez de

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Oviedo incriminant le caractère belliqueux des Indiens, Car le travail forcé entraîne ici la révolte. Mais la révolte entraîne aussi le dépeuplement.

Curieux paradoxe: la recherche de l'or vide cet isthme de Panama, qu'il va falloir r~upler, après 1531-154°, quand il va devenir le lien entre Pacifique et Atlantique, entre le Pérou des mines d'argent, situé sur le Pacifique, et le l'on qui écoule cet argent vers l'Europe (Nombre de 0108, sur la côte atlantique de l'isthme). Le couple des deux ports, Panama sur le Pacifique, et Nombre de Dios (plus tard Pono Belo) sur l'Atlantique, va effectuer pendant près d'un siècle, selon P. Chaunu, les 45 % du trafic Séville-Amérique, les deux ports étant reliés par portage. Ainsi, la « Castilla del Oro », vidée d'or et d'hommes, deviendra au milieu du siècle le V0int sensible du passage de l'argent, dans des conditions d'ailleurs terriblement dures: chemins taillés au « machete » dans la forêt tropicale, nuées de moustiques, traversées dangereuses de torrents, embuscades des escJaves « marrons» (en dissidence).

Les côtes septentrionales de l'Amérique du Sud. Le Vme­:mela.

L'arc des Antilles enserre une « Méditerranée améri­caine » ou « caraibe », dont les limites méridionales sont constituées par la côte nord de l'Amérique du Sud. Entre les bouches des deux ~ands fleuves, à l'Ouest le Magdalena (actuelle ColombIe), à l'est l'Orénoque (aux limites des Guyanes) s'étend la côte du « Venezueia ». Sur cette côte aussi avaient débarqué très tôt, à la recherche de l'or, les Conquérants espagnols. Mais ils furent obligés de constituer des noyaux très isolés, soit par les montagnes, soit par ·les marécages; on a pu les appeler « nes de la Terre Ferme », à cause même de cet isolement (p. Chaunu).

Le Venezuela de l'Est, adossé aux savanes de l'Oré­noque - les llanos"":'" est resté longtemps impénétrable. On y a trouvé plutôt que de l'or, des perles, sunout dans deux nes côtières, Cubagua et La Margarita. Précieuses sous un poids faible, les perles ont joué un rôle analogue à l'or. Objet de rescate (troc au hasard des occasions), ou d'exploitation par main-d'œuvre forcée, servant parfois de monnaie aussi, les perles ont

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donné lieu à un gaspillage de main-d'œuvre semblable à celui de l'orpaillage. La chute de~~;ulation a poussé, alors, à faire la chasse à l'homme les régions inté­rieures, pour transférer la main-d'œuvre sur la côte et dans les îles, au service de l'exploitation perlière.

Le Venezuela de l'Ouest est le lieu de découverte originel, car c'est la lagune de Maracaïbo qui a suggéré le nom de « Venezuela » - petite Venise. L'ensemble du pays fut concédé, de 1528 à 1541, à une maison de commerce allemande issue d'Ulm et d'Augsbourg, les Welser, lancés dans les affaires coloniales portugaises à Anvers, créateurs d'un comptoir à Séville, d'un autre à Saint-Domingue, et créanciers de l'Empereur 1.

Le caractère de l'entreprise est significatif: les « Capi­tulations » signées avec Charles Quint donnent aux: Welser une mission de conquête, à la fois militaire, politique, et économique. lis sont - eux: ou leurs représentants - « gouverneurs », « capitaines généraux: », organisateurs d'expéditions. Et, comme on se trompe sur les distances, leurs droits s'étendent jusqu'au détroit de Magellan! Or ils sont en même tem~s des marchands. La distinction entre pouvoirs polinques et pouvoirs économiques n'est donc pas claire. Cependant, bien que ce soit une confusion normale au XVIe siècle, les Espa­gnols, qui so,nt la majorité dans le pays, l'admettent mal. On accuse les Welser de tout organiser en vue de leur seul intérêt matériel. Cela finit en drames: meurtres entre autorités espagnoles et autorités allemandes, procès dont les Welser, repliés sur l'Allemagne, devront abandonner la poursuite vers 1550.

Le rôle de l'or, aux: origines de l'entreprise, est dominant. Mais plutôt dans les intentions - ou les illusions - que dans la réalité. Les intentions précoces d'une organisation minière systématique sont prouvées par l'appel en Amérique de mineurs allemands, de Joachimsthal, dont la compagnie défila dans Séville au son des fifres avant d'embarquer. Mais l'échec fut total. En fait, vers 1530, l'or du Venezuela n'est pas exploité en mines, mais en « placers ». On ne découvre pas d'argent. Et les mineurs ne supportent pas le climat. La plupart meurent. Ceux: qui reviennent sont vivement déçus et irrités.

1. Cf. l'ouvrage de Juan Friede : lA, w.ù.,. ... la ctmpUt4 th V"".".la, Caracas-Madrid. 1961.

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Pourtant, on trouve de l'or. Dans les capitulations des Welser, il y a des indications qui leur réservent la frappe de l'or produit. Ils en ont la « ferme». Mille petits produc­teurs leur apportent un or en grains, en pépites, qu'ils paient comptant, mais doivent ensuite raffiner~ monnayer, en payant le quint au Roi. Sous-affermé à des Espagnols, ce droit semble avoir rapporté très peu. L'or partait vers l'Espagne par Saint-Domingue.

Cependant, l'existence même du système, et le fait qu'on trouvait de l'or, si peu que ce fût, faisaient rêver d'un pays où tout serait or. Le mythe de l'El Dorado prend ici sa place. Issu de la légende médiévale sur des sortes de paradis terrestres, de la croyance que l'or était produit par les hautes températures de l'~quateur, confirmé par les objets apportés par les Indiens au rescate, exaspéré par les difficultés naturelles et la bellicosité des Indiens, le mythe de l'El Dorado déclan­cha des rushes, des «fièvres de l'or 1), comme le XlXe siècle en connaîtra en Californie et au Klondyke. On ne trouva pas l'or, mais on découvrit et occupa d'nnmenses régions.

La légende de l'El Dorado prit plusieurs formes, qui, sont à l'origine d'explorations audacieuses. L'Allemand Alfinger, parti de Coro, croyait trouver l'El Dorado sur les plateaux de l'actuelle Colombie, parmi les tribus chibchas. Il remonta le Rio Magdalena, laissa la vie dans l'expédition, mais il avait ouvert le chemin d'une impor­tante colonisation intérieure. A Saint-Domingue, où résidaient encore les autorités administratives espagnoles les plus anciennement installées, le bruit courait, sous des apparences scientifiques, qu'il existait un pays de l'or sur le continent, exactement au Sud de l'üe, à mi-chemin entre l'Atlantique et le Pérou récemment découvert. D'autres situaient l'El Dorado au-delà des chutes de l'Orénoque, en remontant vers les hauts plateaux, mais on se trompait sur les distances entre les points déjà reconnus.

Tout cela est cependant à l'origine de la fameuse rencontre entre trois expéditions de découverte parties de points différents, en 1539: l'Allemand Federman venu de Coro, les Espagnols Quesada (venu de Santa­Marta) et Belalcazar, lieutenant de Pizarre, venu de Quito (~quateur actuel, alors dépendant du Pérou), se rejoignirent dans la haute plaine de Bogotâ (actuelle Colombie). La région andine fut dès lors mieux connue, mieux assurée. L'or inexistant avait joué un rôle aussi

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important que l'or existant, dans la Découverte, la Conquête, la Colonisation.

Le résultat économique, en revanche, semble avoir été médiocre. Au cours de leur procès, les Welser soutinrent qu'Us avaient perdu 100000 ducats. Vers 1540, en tous .cas, Us se retirèrent volontairement de l'entreprise améri­caine. Leurs comptes avancent les résultats suivants : Us auraient payé au Roi, comme quint, 17 000 pesos, 2 tomines, 8 grains d'or, ce qui suppose une quantité d'or produite ou échangée avec les Indiens (ou pillée) de 90 000 pesos, soit 380 kg en 10 ans. Frais défalqués, l'Empereur n'aurait retiré de l'affaire que 135 pesos par an 1 Reste à savoir la sincérité des comrtes. Mais cela meslire la distance entre l'illusion de 1 or et les faits réels. Une découverte vraiment importante ne peut se dissimuler.

Il faut dire aussi qu'après 1533-1534, la réussite des Pizarre au Pérou, la mainmise sur les trésors incas (qui, chose curieuse, ne furent pas identifiés avec 1'« El Dorado ») écartèrent le Venezuela de la grande économie coloniale, car colons et main-d'œuvre furent invincible­ment attirés vers les pays nouvellement découverts, ou vers l'étape de Panama. De même que la découverte du Mexique par Cortes avait vidé les Iles, de même celle du Pérou vida pour longtemps le Venezuela.

Le Pérou de l'or.

La grande destinée du Pérou sera celle des mines d'argent du Potosi, après 1545 et surtout 1570. Mais le succès initial avait été celui de la découverte et du pillage des trésors incas, et une phase de l'or 1.

Nous disposons des comptes précis du « quint ) royal sur l'or du Pérou. Cela n'apporte rien encore sur le caractère de cette production, mais a l'avantage d'en bien préciser la mesure.

La série commence au 16 avril 1531 avec le débarque­ment de Pizarre à Coaque, village situé juste sur l':equateur, sur la côte du PacifiCJ.ue. Comme U s'agit du métal qui paya le quint royal, U comprend évidem-

1. Nous avons sur ce point un précieux petit travail de 1963 : Alvaro Jara : La produceion th mIIralu pr.Ûtno. 111 .1 P ..... thl,jglo XVI, Bulletin de l'Université de Santiago du Chili.

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ment le fameux trésor des Incas, accumulé pendant des siècles pour des fins décoratives et rituelles. Plus que de «production », il s'agit donc, au moins au début, de «déthésaurisation» violente (rappelons nos premières leçons).

En tout cas, le montant des fameuses répartitions du trésor d'Atahualpa à Cajamarca est bien chiffré : 2475302 pesos d'or, mais de teneur variable (de 4 l 22 carats, c'est-l-dire de 6 l II douzièmes d'or fin). La valeur en fut finalement estimée l600 655 410 mara­vedis - ce qui correspond bien aux 1 320 000 « bezans » d'or dont parle Bodiri.

tvidemment, il faut penser qu'il a pu y avoir dissi­mulation et fraude.

Mais voici le tableau, en poids, de la production d'or et d'argent au Pérou entre 1531 et 1545.

kilOIlf81lllJlel d'or

kil 'J::S 1531 489 183 1532 489 67 1533 ,639 II 537 1534 3470 56534 1535 1649 27 183

On voit qu'il s'agit de quantités con..sidérables, dont on comprend qu'elles soient restées' célèbres dans l'imagination des hommes du siècle. Mais, dès les années suivantes, il y a baisse : 1536-1540 (cinq années) : 2891 kg d'or, 34900 d'argent seulement; 1541-1545 (cinq annécs-) : augmentation globale de 12 % en valeur (or et argent ne sont plus distingués, l'or reste dominant largement encore). Autrement dit, avant le grand épisode des mines d'argent, le Pérou, dans une première phase, a dégorgé l'or thésaurisé. .

Remarque: si l'on compare l'or produit au Pérou entre 1531 et 1540 l l'or importé l Séville dans la même décennie, on trouve presque le même chiffre. Cela ne signifie pas que tout 1 or arrivé à Séville vient du Pérou, mais que la production du reste de l'Amérique ne dépasse pas le montant de ce qui est conservé en Amérique,

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plus les pertes et les fraudes. Pourtant le Pérou apparait bien comme l'élément dominant du moment.

L'or du Chili.

Il faut encore à ce sujet signaler un ouvrage du profes­seur Alvaro Jara 1, ouvrage en français, qui a pour sujet l' « entreprise ) de conquête, son caractère privé, son style féodal, ses répercussions sur la société indigène, et les révoltes finales de celle-ci.

L'ouvrage intéresse l'or dans la mesure où il signale des chiffres de production: de 1540 à 1560, selon un chroniqueur, 7000000 de pesos, mais, selon des études récentes, une moyenne de 2 000 kg par an entre 1545 et 1560, avec chute brusque à 500 kg après 1560. La guerre devient le grand obstacle à la production. Une nouvelle ruée s'annonçait en 1595-99 q,uand la grande révolte de 1599 arrêta brusquement la production.

Le second point par lequel cet ouvrage sur le Chili intéresse le problème de l'or, c'est ce qu'il nous apprend de la main-d'œuvre: la preuve que les indigènes ressen­tirent comme une terrible charge les obligations extrac­tives se trouve dans des textes qu'ils récitaient ou chan­taient; ils disaient de leur lance :

« Voici mon maitre; ce maitre-ci ne me fait pas extraire de l'or, ni lui apporter des légumes, ni du bois, ni garder son troupeau, ni semer, ni faucher; et puisque ce maitre me conserve la liberté, c'est avec lui que je veux aller. »

La grande contradiction était en effet de trouver à la fois une main-d'œuvre maintenant la production agricole et une main-d'œuvre travaillant aux mines. Et cela au moment même où le Pérou voisin, développant ses mines d'argent, essayait d'attirer la main-d'œuvre de partout. De là le développement de la « maloca », chasse à l'homme pratiquée en particulier par les Indiens « amis », auxquels on payait 20 pesos pour la « pièce » rapportée (enchainée par un collier), pour la revendre 100 pesos sur le marché du Pérou.

1. Alvaro Jara : au... et sOCÜl1 a" Chili: usai lÙ 'DciDlDgi. CDlDniah, Paris, Travaux de l'Institut dee Hautes iltudee de l'AmWque latine, 1961, compte rendu in • Annalee '. nov.-déc. 1963.

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Alvaro Jara signale pourtant, dans un autre article, des tentatives pour protéger l'Indien. En 1557-1561, sous le gouvernement d'Hurtado de Mendoza, le licencié Hernando de Santillân fit adopter la règle du (t sesmo dei oro », qui gardait un sixième du produit au profit des Indiens; on ne le leur donnait pas personnellement; on le capitalisait; en principe, on devait augmenter le troupeau, les moyens de culture des communautés; en pratique, les (t !:,?!~cteurs des Indiens », fonctionnaires qui eurent l'a . 'stration du « sesmo », en firent un instrument de spéculation et de trafic d'influence. Pourtant, juridiquement, on verra des communautés indiennes, au XVIIe siècle, faire des procès à ce sujet. Donc il y eut application.

Il '1 eut encore, au XVIe siècle, deux pays où l'or fut extralt, et finalement dans des exploitations minières proprement dites : la région de Buritica, dans l'actuelle Colombie, et certaines régions du Mexique.

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XIII

LES MÉTAUX PIŒCIEUX D'AMÉRIQUE

COLOMBIE, MEXIQUE

Qu'il s'agisse des Iles, des médiocres . découvertes faites en poursuivant l' « El Dorado », des « placers » de l'isthme c1!?J:méen, des « trésors » du Pérou ou des espoirs du . " l'or, jusqu'en 1550-1560,. a toujours été obtenu: 1) soit par pillage et déthésaurisation forcée, 2) soit par rescate sans vrai marché économique, 3) soit par « orpaillage » dans les sables aurifères. Cet orpaillage, dont le travail consiste surtout à secouer des sortes de tamis (bateas), est plus fastidieux qu'épui­sant, mais les popwations sont déplacées à mesure que les « placers » successifs s'épuisent; cela arrache la main-d'œuvre à ses occupations agricoles, à ses traditions; les cultures vivrières dont dépendait leur subsistance disparaissent; habitués à des travaux lents et discontinus, les organismes des Indiens ne résistent pas; la main­d'œuvre féminine surtout est mobilisée, et les habitudes de maternité et de lactation brisées; tout prédispose aux épidémies. Alors la population s'effondre: presque à zéro dans les Iles, un peu moins brutalement sur les plateaux et dans les vallées du continent, où cependant on mesure aussi des chutes locales de 80 et 90 %!

Pierre Chaunu, dans une belle synthèse 1, insiste sur ce caractère destructif de la première phase de pro­duction métallique. Il dit que cette production se fit

1. Mo VV., L'IJIpagM , ... t""PI tU Philipp. Il, Hachette, ParÎl, 19155.

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(C hors des lois économiques 1>. Que faut-il entendre par là?

Il est exact qu'à long terme, dans des conditions de libre concurrence et de libre embauche, le prix d'une marchandise dépend essentiellement de son coût de production, et que la rémunération de la main-d'œuvre tend à assurer, au minimum, sa subsistance et sa repro­duction. Or, c'est justement ce qui ne s'est pas passé dans la première phase de l'exploitation aurifère améri­caine; la main-d'œuvre indienne n'a pas été assurée d'une subsistance familiale capable de permettre son renou­vellement.

Ne disons pas que les métaux précieux américains « coûtent plus qu'ils ne valent 1>, ou « ne couvrent pas leurs frais de production ». Au contraire. Ils trouvent en Europe une rémunération sans commune mesure avec leur coût de production aux Indes (dans le coût moyen figure le pillage!).

Attention d'ailleurs, il faut faire entrer en ligne de com~te les mises de fonds, l'audace, la fatigue, les pertes, les rIsques, les longs temps perdus que représentent la conquête et les transports : pour que la tentation de découverte et de conquête se maintint, il fallait l'espé­rance de gains énormes.

Mais il est vrai que, dans le calcul des coûts, la main-d'œuvre put être comptée presque pour rien. L'Espagnol considéra, dit Chaunu, que cette main­d'œuvre lui était donnée comme l'air ou l'eau, comme une force motrice gratuite.

Gratuite, mais non éternelle. Ici commence ce proces­sus de destruction du profit par le mécanisme du profit lui-même, que Sartre, dans la Gritique de la raison dialectique, a essayé de décrire, justement à propos des métaux américains, mais qu'il a insuffisamment rattaché, en réalité, aux conditions mêmes de la produc­tion. Le colon qui exploite une main-d'œuvre sans se soucier de son renouvellement prépare la disparition de cette main-d'œuvre, et par là sa propre ruine. D'autre part, le métal, sur place, lui semble produit à si bon marché qu'il en donne sans compter pour n'importe quelle denrée venue d'Europe; ce faisant, il déclenche la baisse de la valeur d'échange du métal, c'est-à-dire de la marchandise dont il est le producteur : autre façon de préparer, à plus ou moins long terme, cette même ruine.

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Tel est bien le caractère fondamental de la production des métaux - et surtout de celle de l'or, qui reste dominant - dans la première moitié du XVIe siècle.

Faut-il en dire autant de la seconde moitié? Cela se discute davantage.

En effet, les occasions de pillage disparaissent, les placers s'épuisent; en revanche, on découvre, même pour l'or, des mines. Mais cela suppose (surtout quand il s'agira de mines d'argent en profondeur) des opérations de creusement, de drainage, donc un outillage, donc des engagements de capitaux, et d'autre part une main­d'œuvre stable, et presque exclusivement masculine. En bref on se dirige peu à peu vers des conditions écono­miques plus normales, et le coût même que cela commence à représenter engage (et peut-être même oblige) à introduire des inntJfJations techniques.

F. Braudel, à propos des crises financières que l'on constate en Espagne et en Europe au milieu du siècle (1557 en particulier) suggère de les rattacher, ce qui paraît judicieux, à ce qu'il appelle un (t changement de combustible ), c'est-à-dire le passage de l'or à l'argent comme agent principal d'excitation économique.

Mais il ne s'agit pas seulement d'un changement de métal dominant. Il s'agit aussi du passage d'un type d'exploitation à un autre: du placer à la mine; et d'un type de main-d'œuvre à un autre: de la main-d'œuvre éparse et gaspillée des villages, à la main-d'œuvre rassemblée et permanente des gros centres miniers du Mexique et du Pérou.

Enfin, la crise de ralentissement de la production n'est véritablement surmontée que lorsqu'on applique, vers 1560 au Mexique, et vers 1570 au Pérou, un procédé technique nouveau permettant l'utilisation de minerais de faible teneur métallique.

On voit que les arrivées de métal en Europe, le rythme de la hausse des prix « généraux ) (qui signifie une baisse de valeur pour les métaux monétaires), certaines gênes financières de l'état espagnol répercutées dans toute l'économie européenne, peuvent être rattachées, dans leur chronologie précise, aux modifications des conditions américaines de la production des métaux précieux.

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1. - L'EXPLOITATION MINIÈRE SE SUBSTITUE AUX « PLACERS ) AURIFÈRES AUX ENVIRONS DE 1550

Les mines de Buritica.

Elles s'ouvrent vers cette date 1.

Cette mine, située dans le royaume dit de la Nouvelle Grenade, dans l'arrière-pays de Carthagène des Indes, port ex~ortatew: de l'or qui y sera ~xploité, devient vite la pre1lllère en 1ll1portance du contInent.

A cette mine sont dus les deux mouvements carac­téristiques des arrivées d'or à Séville, que nous avons déjà notés d'après Hamilton. 1. - Le maximum des arrivées d'or en poids: 42 620 kg entre 1551 et 1560. ~ 2. - La reprise des arrivées d'or à la fin du siècle: de 9429 kg en 1571-80 à 19541 kg entre 1591 et 1600. Dans l'intervalle, l'exploitation des mines a été moins poussée à cause du triomphe des mines d'argent; mais ensuite, l'abondance d'argent aboutissant à une revalo­risation relative de l'or, les mines d'or redeviennent plus rentables.

Le mouvement du port de Carthagène, mesuré par P. Chaunu, a dépendu de ces va-et-vient de fortune des mines de Buritica.

En 1582, l'agglomération de Buritica ne comptait que 12 Espagnols vecinos, c'est-à-dire bourgeois de la ville, anciennement installés; mais il y avait 200 Espagnols ordinaires, c'est-à-dire immigrés de fraîche date, 300 noirs esclaves, et 1 500 Indiens d'encomienda, c'est-à-dire concédés (< recommandés )) aux colons propriétaires des mines.

Vers la même date (1580), d'autres gisements voisins étaient découverts et de véritables villages-champignons s'installaient (Zaragoza, Remedios). Mais en 1588, une terrible épidémie détruisait presque entièrement la population indienne. Ce furent' alors des noirs qui arri­vèrent par milliers pour être utilisés dans ces mines d'or.

Les mines d'or du Mexique.

Le Mexique avait toujours produit de l'or. La Conquête par Fernand Cortès, à partir de 1519, avait

J. Cf. James Parsons : Antioqueno colonizacion in Western Colombia, Berkeley, 1949.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

donné lieu à une mise à sac de trésors, dont les œuvres de Cortès rendent compte avec fierté.

Puis il y eut, dans les régions méridionales, tropicales, comme partout, exploitation de l'or des rivières, « orpaillage ).

Mais on aperçoit, au cours des années 1540-1547, une exploitation plus systématique, où interviennent les mines1•

Fernand Cortès fut un grand entrepreneur. Il eut ses grands domaines agricoles, ses bases navales de construc­tion de navires. Il eut aussi ses placers, où des esclaves étaient entretenus « cogiendo oro ) (récoltant l'or) pour son compte.

Entre 1540 et 1547, on constate qu'il y avait à la fois de tels esclaves cherchant l'or dans la rivière Notre­Dame de la Merci, et d'autres qui travaillaient dans les « mines de Macuiltepec ); 395 esclaves répartis en équipes - cuadrillas - de 28 à 100 travailleurs. Le prix d'un esclave indien ainsi occupé était passé de 3 à 7 pesos en 1525-1529 à 50 pesos en 1536 : cela mesure à la fois la hausse des prix et la rareté croissante de la main­d'œuvre. Chaque cuadrilla est sous le commandement d'un responsable espagnol qui garde pour rémunération le 1/20e de l'or extrait. L'ensemble est sous la direction d'un « majordome ) qui, lui, conserve du 1/IOe au 1/7e de la production de sa « cuadrilla ) particulière.

Cependant, l'exploitation de la mine, qui repose sur l'esclavage, dépend aussi, largement, du système de l'encomienda, c'est-à-dire des charges dues au Marquis (Fernand Cortès à l'origine) par le village de Tehuan­tepec, qui lui a été concédé (l'encomienda est une sorte de fief) : le village doit en effet fournir aux travailleurs de la mine la subsistance, les vêtements (les couvertures en particulier), assurer les transports, le déménagement des mines quand elles sont épuisées, etc. Constructions, scieries, sont à la charge du village. Et, de plus, il doit un tribut annuel de 1 650 pesos d'or à 16 carats (2/3 d'or fin).

On envoyait le montant de ce droit, plus la production des mines, dans des sacs de cuir, au représentant du Marquis à Mexico, qui faisait fondre, et payait le quint au Roi.

1. cr. l'article: J. P. Berthe: La mina1 de oro dû Marquès dei Valle en Tehuantepec, in • Historia Mexicana '. VIII, 1958, nO 29, complété par 1. Cadenhead, article in , The Americas '. 1960, nO 3.

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On peut comparer les productions des années 1540 à 1547: elles sont très rapidement décroissantes: de l'ordre de 8 200 pesos en 1540, elles tombent à 3 300 en 1544, 1 960 en 1546, et 764 pesos seulement en 1547.

En moyenne, sur huit années mesurables, un esclave avait mis un mois à recueillir 1 peso, c'est-à-dire un peu plus de 4 g d'or: rappelons qu'au début du siècle, dans l'isthme de Panama, on parlait d'un peso par jour! La chute des dernières années est due aussi à une terrible épidémie. Finalement, la mine d'or rapportait si peu qu'on transféra la main-d'œuvre survivante aux mines d'argent.

Ici, le relais de l'or par l'argent est très clair; car c'est en 1546 justement qu'est mise en exploitation la fameuse mine mexicaine de Zacatecas, et en 1548 celle de Guanajuato, non moins fameuse.

Baisse de rendement des exploitations d'or. Vogue des mines d'argent. Les deux choses sont liées. Elles sont liées aus~ à une tendance à l'innovation technique. Puisque, dans un document de 1545 concernant la mine d'or de Tehuantepec, on parle d'une petite quantité de métal brut envoyée à Mexico, faute de mercure pour le transformer. Il semblerait donc que, dès cette date, le procédé de l'amalgame au mercure, pour séparer le métal du minerai, courant- en Allemagne depuis assez longtemps, était connu au Mexique. Concluons-en surtout que, vers 1545, l'ère de facilité est finie. Il faut organiser une exploitation d'un nouveau type.

II. - LES MINES D'ARGENT DU MEXIQUE, ET L'AMALGAME AU MERCURE

. Au Mexique, les « placers )} d'or étaient situés au sud, dans la zone tropicale. Les mines d'argent .vont au contraire être situées au Nord, sur la ligne qui correspond approximativement à l'isohyète de 500 mm de pluies annuelles, parce qu'il faut un minimum de sécheresse, au~dessus duquel il y a risque perpétuel d'ennoyage des mines, car on sait mal lutter contre l'eau. Or cette ligne est aussi celle qui sépare les zones peuplées de façon stable et relativement dense par les Indiens pacifiques, et les zones peuplées d'Indiens « bravos )}, c'est-à-dire nomades, peu nombreux et non soumis aux Européens.

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C'est en somme ce qu'aux :etats-Unis on appellera une (C frontière ». Les exploitations minières sont souvent à cheval sur cette « frontière )}. Ce sont parfois des villes, mais souvent aussi des exploitations rurales - (C ran­CMS ) -, des gisements isolés - « rea/es » -, sortes de camps.

La plupart de ces mines sont mises en service entre IS46 et ISS6; certaines sont célèbres et le resteront jusqu'au XVIIIe siècle où elles connaîtront leur rende­ment maximal : Zacatecas, Guanajuato, Pachuca, Real dei monte, Sombrerete. Mais on peut observer que quelques-unes de celles qui produiront le plus au XVIIIe siècle sont situées très au nord, et ne seront ouvertes que tout-à-fait à la fin du XVIe siècle, par des conventions de trève signées avec les Indiens sauvages Chichimecas. Ainsi, San Luis de Potosi (qu'il faut se garder de confondre avec le Potosi péruvien).

L'introduction du procédé de l'amalgame au mercure est un épisode essentiel de cette mise en valeur des mines d'argent. La chronologie de cette introduction est intéressante, et peut être ainsi résumée :

1) le procédé était connu dès le xve siècle dans les mines qui travaillaient pour Venise (bien qu'il ne figure pas dans le fameux traité de métallurgie de l'Allemand Agricola).

2) la querelle de priorité (sans grande importance) entre les Allemands et l'Espagnol Bartolomé de Medina pour l'introduction du procédé au Mexique semble tranchée : c'est bien un Allemand, Lomann, qui a reçu le privilège pour l'appliquer en ISS6; Medina le reçut un an plus tard.

Ce qui importe véritablement, c'est la rapidité de l'implantation. On dit souvent qu'en ISS9, la mutation a eu lieu. En fait, c'est surtout aux importations du mer­cure (qui vient d'Almadén en Espagne) que cette implan­tation peut se mesurer. Le bond en avant de cette impor­tation date de IS62 (ISS6-IS60 : 890 quintaux; IS61-IS6S : 3000 quintaux).

En quoi consiste le changement technique dit de « l'amalgame au mercure »? Le vieux procédé indien consistait en fusions successives du minerai broyé, dans de J;~~ts fourneaux percés de trous; encore fallait-il, une dernière opération, séparer l'argent du plomb, par oxydation de celui-ci. C'était très long, et très coûteux en combustible.

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Le nouveau procédé fut appelé du « patio », parce qu'on le pratiquait dans des cours fermées (<< patios »), entourées de murs; il fallait broyer le minerai sous le sabot des mules (ou dans des sortes de moulins), le mêler à la fois à du mercure, à un produit appelé «magistral» (sorte de sulfate de cuivre impur), à du sel, et à beaucoup d'eau; Humboldt fera remarquer, au XVIIIe siècle, après visite des mines, que le croupissement de l'eau dans les «patios» n'est heureusement pas mal­sain, à cause des produits chimiques qui s'y mélangent. L'argent s'amalgame au mercure, donnant une pâte facile à séparer, et dont le mercure est ensuite éliminé par volatilisation.

La supériorité du procédé est à la fois dans l'économie de . temps, dans celle de combustible, mais surtout peut-être dans la possibilité d'utiliser des minerais moins riches en argent; cela permit d'exploiter des filons auparavant non rentables. Le vieux procédé reste parfois employé, quand on a affaire à des filons riches. Ou quand le mercure manque - mais dans ce cas, l'exploitation est peu rémunératrice.

Les exploitations mexicaines se caractérisent par une assez forte proportion de travailleurs blancs, une très faible proportion de noirs. A Zacatecas, en 1570, on compte 300 Espagnols, 500 esclaves en majorité indiens. Les bêtes de somme employées (chevaux, mulets) sont nombreuses. Beaucoup de métis libres sont attirés par des salaires relativement élevés. Les noirs, coûteux, mal adaptés au climat, ne représentent que 7 à 8 % de la main-d'œuvre. '

On connaît malle détail des structures de la ~ropriété, de l'exploitation. Mais la mine mexicaine, SI elle est loin du type européen, est déjà très différente du type des « placers ) coloniaux des années 1520, et même des mines du Pérou. Dans la période de grande production d'argent de la fin du XVIe siècle, le Mexique donne à peine la moitié de ce que donne le Pérou. Mais au XVIIIe siècle, moins épuisé, il donnera bien davantage.

III. - LES MINES D'ARGENT DU PÉROU : LE POTOSI

« Pérou » désigne au XVIe siècle toute l'Amérique du Sud, et non le territoire qui porte aujourd'hui ce nom.

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Cependant, la désignation se restreignit vite aux plateaux andins, de haute altitude, entre les deux Cordillères, la Cordillère maritime dominant le Pacifique, et la Cordillère intérieure. Le « Haut-Pérou », a formé aujourd'hui, au Sud, la « Bolivie », où se trouve la région longtemps nommée « de la Plata » (de l'argent), avec les villes de La Paz, de Chuquisaca (aujourd'hui Sucre), et enfin, de Potosi.

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XIV

LE POTOSI

En fait, l'argent, depuis les années 1560, joue le premier rôle. Non le seul rôle, car l'or, désormais insi­gnifiant en poids, garde encore une proportion non négli­geable dans les valeurs produites.

Devant l'abondance de l'argent, l'or se revalorise par rapport à lui, et on le recherche de nouveau; en Europe, certains paiements sont exigés en or.

Malgré tout, depuis la découverte simultanée des mines du Mexique et de celles du Pérou en 1545-46, depuis l'application de l'amalgame au mercure à celles du Mexique en 1559-1562, depuis l'application de cette même méthode au Pérou en 1570-1572, s'est ouvert ce que P. Chaunu a appelé le (1 cycle royal de l'argent »

qui culmine, nous le savons, avec les arrivées maximales à Séville, entre 1580-85 et 1590-1600.

Or l'argent, aux yeux du monde, est alors devenu symbole d'enrichissement subit; en France, on dit (1 le Pérou », en Angleterre, (1 le Potosi ». Que savons-nous du Potosi?

1. - NOS CONNAISSANCES: SOURCES ET TRAVAUX

La documentation sur le Potosi, à Séville et au Pérou, est sûrement énorme et précise; elle est dispersée; jusqu'à présent, elle a été mal exploitée; l'historien américain Lewis Hanke en a entrepris l'étude; mais, jusqu'à présent, c'est surtout un historien des idées;

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Mlle Marie Helmer annonce un grand travail sur la « mita », travail forçé des Indiens, mais n'a encore publié que des fragments. En attendant ces synthèses, le mieux est de s'adresser à~ document du temps de l'apogée de la mine, la Relaci6n general de la Villa Imperial de Poton, rédigé, en 1585, par Luis Capoche, propriétaire de deux engins hydrauliques de broyage du minerai, à l'intention d'un nouveau vice-Roi. Cette Relation a été publiée en 1959 dans la collection très accessible «( Biblioteca de Autores Espaiioles » (B.A.E.). Cela nous permet un contact très VIvant avec les problèmes du Potosi. La Relation est très solide­ment documentée, avec noms, chiffres, anecdotes vécues. Elle est d'expression ingénue, mais intelligente. Elle reflète une mentalité de propriétaire et de technicien, mais elle examine les problèmes sans parti-pris violent. Elle couvre enfin, bien que le plan soit confus, une géo­graphie, une histoire, une technologie, une analyse économique, sociale et morale, de l'exploitation du Potosi. Nous nous appuierons sur elle.

II. - LA SITUATION ET LES CONDITIONS TECHNIQUES

Le Potosi est situé à environ 4 000 mètres d'altitude, sur un plateau désolé, froid, venteux, poussiéreux, totalement dénué de ressources agricoles, sauf quelques champs de pommes de terres «< papas »). Il faut tout faire venir - et du monde entier - vers cette ville qui rassemble en quelques dizaines d'années jusqu'à 160 000 habitants.

Il faut aussi faire venir le mercure et exporter l'argent. Or on est à deux mois et demi de trajet de Lima, capitale du Pérou, à deux mois de Huancavelica, mine de mercure, à 500 kilomètres au minimum de la mer (à Arica, mais c'est un port isolé, sans moyens), à 2400 kilomètres de Buenos-Aires, sur l'Atlantique, où l'on songe déjà à aller (au XVIIIe siècle, ce sera la voie principal~~, mais où n'arrive encore presque aucun navire. L'éèhange avec Huancavelica fixe le trajet habituel.sur les plateaux, vers Lima.

La montagne d'argent elle-même - le Cerro -- est isolée; elle a deux lieues de tour, et un cerro annexe, beaucoup plus petit. Les pentes sont abruptCJI, mais accessibles aux animaUx de trait. '

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Il Y a des filons très riches, mais il y en a de médiocres et les déchets à extraire sont énormes; il faudra les dépo­ser dans les puits successivement abandonnés. Ces vetas (= filons) ont entre 2 et 6 pieds d'épaisseur. Mais certaines se rétrécissent, à leur extrémité, jusqu'à 2 pans (moins de 50 cm) seulement. Les conditions sont loin d'être idéales.

III. - LA DÉCOUVERTE ET LES PHASES DE DÉVELOPPEMENT

La découverte est de 1545. Ce n'est pas un hasard. Comme au Mexique, c'est le moment où les méthodes rémunératrices mais destructives touchent à leur fin. On cherche de véritables gisements. Et on en trouve.

La première phase d'exploitation se situe entre 1545 et 1564. On utilise les vetas les plus riches, à l'ancienne manière, celle des Indiens, les minerais étant traités au fourneau (la guaira), attisé par des soufHeries à bouche; ici déjà cependant, se place un progrès tech­nique : au cours des années 50, un Sévillan améliore le système du fourneau par une sorte de cheminée percée de trous à la base; il y gagne une fortune et un titre de noblesse; il met sur son blason une guaira, qui sur­monte ainsi, à Séville, la porte de son palais; Capoche avoue avoir rêvé, étant enfant, devant cette image bizarre. Mais Capoche évoque aussi le temps où, au Potosi, tout l'amphithéâtre montagneux, la nuit, est illuminé de guairas, pareilles à de petites étoiles. Cela mesure la dispersion de l'exploitation, très populaire au cours de cette première phase.

Une phase de dépression se situe de 1560 à 1570. Le système rend de moins en moins, à mesure qu~ les quatre vetas principales, riches, s'épuisent. Les exploitations sont abandonnées, la main-d'œuvre se disperse, la ville se dépeuple. .

Une nouvelle phase s'ouvre en 157°-72, avec la visite du vice-roi Francisco de Toledo, un des grands orga­nisateurs coloniaux espagnols. Il préconise l'amalgame au mercure qui permet d'utiliser les minerais pauvres; il organise la mine de mercure de Huancavelica; il instaure le système de la « mita » ou mobilisation forcée au service de la mine d'un certain pourcentage d'Indiens dans chaque village.

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Alors la tendance se retourne dans les chiffres de pro­duction: de 1570 à 1573, ils ne cessaient de descendre:

1570 1571 1572 1573

pesos

177 000 167 000 129000 105 000

A partir de 1574, ils se mettent à monter et sont large­ment multipliés par 8 en 1582 :

1574 1575 1576 1577 1578 1579 1580 1581 1582

pesos

193 000 256000 336000 475 000 530000 688000 749000 803 000 860000

Il Y aura à ce moment-là une certaine stagnation due au manque d'eau pour actionner les engins broyeurs, et au manque de mercure. Mais le fait que Capoche, en 1585, présente au vice-Roi cette liste de chiffres indique combien le souci de la production est déjà dans les esprits.

Or, Capoche ajoute une interminable liste de mines en voie de prospection dans le gisement, qui montre les possibilités d'expansion de la production pour encore un grand nombre d'années. En fait, l'hésitation et le recul n'auront lieu qu'au cours du XVIIe siècle.

Nous avons rappelé ces faits pour montrer que les études de conjoncture fondées sur l'hypothèse d'un rôle dominant des métaux précieux n'ont pas assez tenu compte des problèmes de production de ces métaux; on a étudié les arrivées à Séville, les prix en Europe, les tonnages de la navigation atlantique, la consommation de mercure. Il resterait à étudier les coûts de production

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successifs, dans les diverses mines qui se relaient (Mexique, Pérou), des phases diverses de l'exploitation, des innovations techniques, des taux de profit réalisés. Or la valeur des produits (pour les métaux comme pour tout autre) dépend des coûts de production. La RelatiOn de Capoche n'est pas assez précise pour autoriser des calculs. Mais elle permet de supposer l'existence de documents chiffrés qui en donneraient la base. Elle renseigne en tous cas sur l'organisation (ou plutôt sur les organisations successives) de l'exploitation minière au Potosi.

IV. - LE SYSTÈME D'EXPLOITATION DU POTOSI

Propriété et exploitation.

En principe, le sous-sol est au Roi. Il n'y a donc pas de « propriétaires » de mines. Mais il y a des concession­naires perpétuels qui en assurent (en principe) l'exploi­tation. C'est eux qu'on appelle mineros (ne pas traduire par « mineurs » 1).

Or ces concessionnaires sont très nombreux et très divers. Capoche en donne de longues listes. Rien que pour le Cerro proprement dit, il y a 577 concession­naires pour 94 filons (vetas); les filons sont concédés par tronçons de quelques « varas » (la « vara » vaut 0,836 m); la moyenne des concessions pour les filons riches est de 12 varas (donc 10 m), au maximum de 30,5 varas (donc 25,5 m) dans d'autres filons.

Quant à la qualité des concessionnaires, elle va du Roi lui-même, et des plus hauts fonctionnaires, aux veuves de colons, aux plus humbles ecclésiastiques, à des compagnies modestes où entrent parfois des Indiens, - et aussi des Portugais, des Florentins, des Anglais; il ne semble pas qu'il y eût d'exclusive. Il résulte de cette dispersion un ensemble d'exploitations très disparates, peu rationnel à coup siir. Inutile de dire que la plupart des exploitations sont indirectes, affermées ou confiées à un petit entrepreneur, souvent simple contremaître.

La première phase d'exploitation (1545-1564), corres­pondant à la technique de la guaira, avait été presque entièrement livrée aux Indiens. Ces Indiens qui tentaient

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l'aventure minière - ventureros de su voluntad -s'entendaient avec un propriétaire de concession pour qu'il leur laisse exploiter tant de « varas » de ce filon. On les appela, pour cela, « Indios-varas ». On leur four­nissait les barres à mine pour creuser, et ils fournissaient les chandelles. A la bouche de la mine, le propriétaire leur vendait le minerai extrait « au coup d'œil» - « a ojo » - et ils le transformaient en métal, revendu avec bénéfice. S'ils ne tiraient rien de l'opération, on leur laissait quelques fragments de minerai, dont ils se conten­taient.

Ce système supposait, pour qu'Espagnols et Indiens pussent s'en accommoder, des filons riches. Les conces­sionnaires qui n'avaient que des filons médiocres tâchaient de les exploiter directement avec des Indiens loués, ou répartis entre eux par la justice ordinaire. Ils vendaient directement le minerai extrait. Médiocre, il leur rapportait peu.

Dans la seconde phase d'exploitation (après 1570-72), la main-d'œuvre la plus nombreuse est fournie par la mita ou travail forcé. D'autre part, la technique ne permet plus à de pauvres Indiens de traiter le minerai. Les Indiens jouent donc un rôle moindre et moins rémunérateur pour eux. Cependant, il existe encore des ententes entre certains propriétaires et des Indiens, sur la base suivante : l'Indien abat tout le minerai qu'il peut en une journée, et sort avec la charge maximale qu'il est capable de porter, et qui est pour lui; le propriétaire fait sortir le reste du minerai abattu par des manœuvres. Ce sont surtout les fermiers de concessions, plutôt que les « mineros » proprement dits qui pratiquent ce système.

Enfin, comme les mitayos - Indiens réquisition­nés - ne sont jamais nombreux pour l'exploitation croissante, on loue de la main-d'œuvre libre, payée 4 réaux par jour et moins soumise (les mitayos touchent un salaire de 3 réaux 1/2).

En fait, comme désormais tout repose sur le nombre d'Indiens que l'administration rét>artit grâce à la « mita », beaucoup de concessions petites ou de mauvaise qualité ne sont pas exploitées; mais leur propriétaire continue à exiger un certain nombre d'Indiens « mitayos », et les cède onéreusement à de plus gros exploitants.

Ainsi, la concession a plus d'importance _ par les Indiens auxquels elle donne droit que par le filon lui-

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même. Capoche donne, pour chaque concession, la longueur et la profondeur du filon, mais, en regard, le nombre. de mitayos qui y correspondent théori­quement, et celui qui est effectivement fourni. Les dif­férences sont sensibles, de sorte qu'on peut penser que le travail libre - loué ou à forfait - joue, malgré la mita, un rôle important.

Les rapports sociaux de production, autour de la mine du Potosi, ont donc beaucoup varié et sont demeurés complexes.

Technique et in'Destissements.

La nécessité de transformation technique a été ressentie dès que les (Jetas les plus riches se sont épuisées, et l'introduction de l'amalgame a entraîné des nécessités d'investissements que la première phase n'avait pas connues.

Il y a d'abord le problème du creusement des galeries. Les mineros ont pris l'habitude de payer le « quint )) (cinquième partie du produit) aux perceurs de galeries. Chaque « veta )) doit avoir la sienne. Elles ne commu­niquent pas. On préfère creuser horizontalement, à partir d'un point sur le flanc du « cerro •. On pense que peut-être les meilleurs minerais sont les plus bas. Mais on a peur des inondations. Et Capoche réfléchit visi­blement sur les aspects comparés du problème : coût de percement, sécurité, rendement.

« Bien que les galeries accédant au métal de « chile », le plus profond de la mine, puissent donner du métal de meilleur aloi que celui qu'on a actuellement, il faut savoir si ces meilleurs résultats compenseraient ce qu'on épargne en montées et descentes, et ce n'est pas sans importance pour la sécurité du travail des Indiens. Il y a d'autres considérations; beaucoup de galeries ont débou­ché sur des matériaux de scorie ou des minerais pauvres, dont la teneur ne paie pas le coût, et leurs propriétaires n'ont pas les ressources nécessaires pour dégager le mineraI bon, et évacuer la terre et le minerai inutilisable, ce qui coûte cher et ne rapporte pas de profit. »

Ce sont là les considérations d'une « entreprise )) véritable.

Les expériences avaient commencé tôt. Le 1 1 avril 1585 venait seulement d'aboutir une tentative de creusement

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commencée 29 ans et 2 mois plus tôt par un « Anglais de Londres» qui s'était asphyxié avec des Indiens en essayant d'ouvrir la galerie au feu de charbon. Les survivants de sa « compagnie », un Florentin et un certain Toribio de Alcaraz viennent d'obtenir de l'Audience de Chuquisaca la disposition de 16 Indiens, et « la popu­lation est très contente de cet heureux dénouement, beaucoup disent que Potosi va retourner pour longtemps à sa prospérité et à sa richesse » ...

Mais le traitement par l'amalgame exige un outillage complexe et cher. Les moulins à broyer le minerai vont du moulin à bras au moulin à cheval et au moulin à eau. Mais les plus gros engins éliminent peu à peu les plus primitifs. En 1585, il y a 25 engins à Potosi même, 23 dans les environs. Et beaucoup de projets. Comme la force hydraulique dépend de cours d'eau irréguliers, on lutte pout supprimer au moins les séche­resses saisonnières, par des barrages-réservoirs.

Or le fer vaut 70 pesos le quintal, un axe de bois de 7 mètres de long pour engin hydraulique vaut 1 500 pesos, un tamis à passer le minerai broyé a pu coûter dans les débuts jusqu'à ISO pesos, et, ne pouvant avoir du fil de fer, on a fait ces tamis avec des fils d'argent! Si l'on ajoute l'effarant problème des transports - transport des hommes, des vivres, des minerais à courte distance, transport du mercure et du métal produit jusqu'à des milliers de kilomètres -, on se dit que le coût de l'argent, cette fois, est loin d'être nul, et que - quel que soit le prix de la main-d'œuvre, « mita » comprise - il faut compter avec les dépenses d'outillage, d' « investisse­ment ». Pour comprendre comment ces mines si loin­taines ont pu se révéler, en Europe, capables d'éliminer du marché les mines d'argent allemandes, il faudrait des calculs comparatifs comme Humboldt en fera pour les mines mexicaines au XVIIIe. C'est le caractère massif de la présence du minerai qui doit assurer sa supériorité.

La main-d' tBU'Ore, les conditions de trafJail : mitayos; esclafJes, trafJailleurs libres.

Moins meurtrier, démographiquement, que le travail des « f.lacers », le travail des mines est pourtant resté, dans 'histoire, le symbole de l'oppression coloniale espagnole sur les Indiens.

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Que peut-on en penser? Le travail est sûrement très dur. Et il est peu probable

que l'avidité, l'insécurité, le voisinage du travail servile, le souvenir récent de l'orpaillage forcé, aient laissé la place à une conception beaucoup plus humaine dans l'exploitation des mines; la brutalité de certains mineros et plus encore des contremaîtres - les pongos -envers la main-d'œuvre s'est souvent donné libre cours, ce n'est pas douteux. Et la forme de travail forcé appelée mita a des aspects effroyables.

A la fois comme témoignage et comme contrepartie, éclatent les cris d'indignation et de désespoir des disciples de Bartolomé de Las Casas, défenseur des Indiens. Fray Domingo de Santo Tomis écrit : « Ce n'est pas de l'argent qu'on envoie en Espagne, c'est de la sueur et du sang d'Indiens!» On ne pourra pas dire que Fray Domingo avait lu Karl Marx, qui pourtant retrouve presq.ue exactement sa formule, à la fin du· fameux chapitre XXXI du. livre 1 du Capital sur l' «accu­mulation primitive » ... 1.

ees cris de témoins sont plus convaincants que les images de la « légende noire » répandue au XVIIe siècle par les ennemis de l'Espagne, par les Néerlandais surtout, qui pourtant, au même moment, se chargeaient la cons­cience, en matière de violences coloniales, avec beaucoup moins de scrupules que les Espagnols.

Mais la critique de cette « légende noire », bien mise au point aujourd'hui, ne doit pas nous faire acce~ter les yeux fermés, la « légende rose » de certains histonens contemporains qui, appuyés sur des textes législatifs, parlent de la loi de 8 heures; des congés payés et des assurances sociales dans les mines du Potosi au XVIe siècle.

L'image tracée par Luis Capoche ne semble ni poussée au noir, ni sottement idyllique :

a) Le travail est dur. L'Indien reste huit heures dans la mine, mais les dimensions des galeries ne permettent que quatre heures de travail par ouvrier; la descente se fait par des échelles à barreaux de bois et montants de cuir; il y en a une pour la montée, l'autre pour la descente; des barbacoas (sortes de hamacs) sont prévus pour les

1. « Si. d'apm Augier, c'est « avec des taches naturelles de sang sur une de ses faces • que « l'uaent est venu au monde " le capital y arrive suant le sang et la boue pal tous les pores '. On peut peDlIeI que, si Marx avait connu le texte de Fr. Domingo, i11'edt cité de préférence à Augier.

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pauses nécessaires; les ouvriers descendent par trois, le premier tenant la chandelle, qui éclaire peu et que le vent éteint souvent; chaque porteur doit sortir deux arrobes (23 kg) de minerai, dans une couverture formant sac à dos et attachée devant la poitrine.

Les montées sont en moyenne de 150 estados (de 1,67 m, soit 250 m),

« et dans les mines qui sont longues de 400 « estados )) (soit 670 m), distance sur la~uelle un homme chargé se fatigue en terrain plat, qu on imagine les Indiens montant et descendant avec tant de peine et tant de risques, arrivant en sueur et sans souffle... ))

b) Les maîtres (ou contremaîtres) sont durs.

« ... et le rafraîchissement qu'ils trouvent en général pour apaiser leur fatigue, c'est de s'entendre traiter de chiens, ou de recevoir une correction sous prétexte qu'ils ont apporté peu de minerai, ou qu'ils ont trop tardé, ou que c'est de la terre qu'ils ont extrait, ou qu'ils ont dérobé quelque chose. Et il est arrivé, il y a moins de quatre mois, qu'un « minero )) ayant voulu traiter ainsi un Indien, celui-ci, effrayé du coup qu'il allait recevoir, voulut se garer à l'entrée même de la mine, dans son trouble y tomba, et se brisa en mille morceaux... ))

Des « choses vues .) de ce genre font l'intérêt du texte de Luis Capoche.

c) Le travail est malsain. Ce qui menace l'Indien employé au fond, c'est,

à court terme, la pneumonie, quand il sort de la chaleur de la mine et se trouve sur cette montagne exposée au vent, à 4 000 m d'altitude; à long terme, c'est « la toux .), silicose des poumons, contractée dans la poussière et la fumée de chandelle des galeries.

d) Le travail est mal payé. Il ne faut pas croire que le travail forcé est gratuit;

ce n'est pas un esclavage; le mitayo, l'Indien de cedula, c'est-à-dire réquisitionné, a droit à un jornal (salaire journalier) en argent, avec lequel il doit s'ali­menter; il est de 3 réaux 1/2; mais en fait le maître ne paie que la norme, c'est-à-dire que l'Indien qui ne remonte pas la quantité fixée ne touche qu'une partie du salaire. L'Indien loué librement - mingado -est payé 4 réaux, et a droit de discuter sa paye; mais il en résulte beaucoup de désordres; les irrégularités du

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travail des mingados donnent lieu à des plaintes perpé­tuelles; on cherche donc par tous les moyens soit des « mitayos ), soit des esclaves purs et simples.

e) La mita. Instaurée par le vice-Roi Francisco de Toledo, comme

seul moyen de faire rendre au maximum les mines de Potosi, la « mita ) est rattachée, théoriquement, aux habitudes incaïques des devoirs de l'individu envers l'État. Ce n'est pas un devoir personnel. C'est une charge collective des villages, des communautés. Chaque communauté doit désigner les jeunes hommes mobilisés pour la mine.

Cela avait commencé en 1559, quand on avait réquisi­tionné des Indiens sous prétexte de leur faire payer sous forme de travail les tributs en nature dus par la communauté.

Érigée en système en 1570, la mita fut très discutée, en Amérique et en Espagne. Des théologiens ,s'y opposaient. D'autres la justifiaient. Elle finit par être légalement généralisée.

En principe elle n'aurait dû réquisitionner que pour un an tous les trente ans, par roulement. En fait, comme pour l'impôt, on calcula à partir des besoins, et on répartit le nombre d'hommes à obtenir entre les communautés indiennes, lesquelles choisissaient à leur tour les hommes à désigner. Cela donnait de terribles pouvoirs aux corregidores espagnols dans les cantons, aux « caciques ) indiens dans les villages. Les villageois préféraient se ruiner que d'être désignés; ils donnaient tout ce qu'ils possédaient, jusqu'à 15 ou 20 têtes de bétail pour être exemptés.

Les plus pauvres devaient partir; ils le faisaient avec leur famille et ils abandonnaient leur champs, ce qui ruinait les campagnes. Les besoins de la mine - entre 13000 et 17000 mitayos par an - mettaient sur les routes des troupes représentant plus de 40 000 personnes.

Le mitayo, arraché à son milieu, à ses traditions, et réduit, dans la mine, à travailler 280 jours par an, pour un salaire théorique nullement négligeable, mais amputé par la « norme ), et par la hausse des prix, est dans une position ambiguë; serf sous certains aspects, prolétaire sous d'autres.

On n'a pas fini de discuter sur la « mita ), encore incomplètement connue. Capoche, bon connaisseur du milieu, et homme sans passion, conclut que, pour les

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Indiens, la mita est le «( rigoureux bourreau de cette nation ». f) L'esclavage. Il s'indigne davantage, car les «( Lois des Indes» y

sont formellement opposées, du fait qu'il existe un esclavage des Indiens; on achète illégalement - pour 80 pesos et plus - ces «( pièces» capturées dans les guerres du Chili et qui donnent lieu à un véritable marché d'hommes, le climat interdisant toute introduction d'esclaves noirs. On voit par cette indignation de Capoche qu'il ne confond pas mita et «( esclavage ); et en effet, le mitayo est théoriquement libre, il est mobilisé temporairement, il n'est propriété de personne, et il a un salaire; en revanche il doit se nourrir, alors que l'esclave est entretenu.

La défense des Indiens, les lois sociales. La participation aux gains.

Tout cela dit, en s'étonne de trouver ces dures conditions et ces mœurs contredites - non pas, hélas, contrebalancées - par une législation, une administra­tion, et une 'prédication morale toujours soucieuses du sort des Indiens.

La prédication passionnée, indignée, de certains religieux prouve malheureusement que les injustices et les brutalités de fait n'ont jamais disparu, que les discussions théologiques autour du droit naturel n'ont jamais fait trancher les débats en faveur d'une égalité réelle, et que les lois, si admirables soient-elles en théorie - comme les Nuevas Leyes de Indias de 1545 -n'ont jamais été effectivement appliquées. La formule des colons était : «( on obéit, on n'exécute pas ), «( se obedece y no se cumple ). L'argument était, naturel­lement, que le sort économique même de tout le système serait compromis par l'app'lication exacte des lois protégeant l'Indien, et qu'Il fallait protéger l'œuvre colonisatrice (l'évangélisation en particulier) contre les vues non-réalistes de la métropole. Beaucoup de théo­logiens et de prédicateurs appuyaient ce point de vue.

Malgré tout, l'existence même de cette législation et de ces discussions entraîne des résultats, il existe des fonctionnaires spécialisés, les « protecteurs des Indiens »; beaucoup profitent de leurs fonctions pour des spécu-

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lations diverses; mais Capoche cite des exemples de « protecteurs ) prenant au sérieux leur rôle, et d'une scrupuleuse honnêteté. Il est exact que de véritables institutions de sécurité sociale fonctionnent : hôpitaux, maisons de prévoyance, inspections de sécurité dans les mines. Il existe même une cotisation ouvrière pour le financement des hôpitaux. C'est cet aspect moderne qui a permis d'exalter l'esprit social des institutions colo­niales espagnoles. Pour la sécurité, Capoche cite le cas d'une catastrophe ayant entraiDé la mort de 22 Indiens; or l'inspection avait prévenu le «( minero ) des imprudences commises; il fut arrêté, condamné à 8 000 pesos d'amende. C'est peu pour 22 morts. Mais c'est un signe évident que l'exploitation de l'Indien n'est pas sans frein, au moins théorique.

La conception de Capoche, très moderne, est que les décisions du Roi et des vice-Rois, quand elles imposent des devoirs aux Indiens, ne sont pas prises en faveur des intérêts particuliers des mineros, mais en consi­dération du développement économique global, dont les Indiens doivent profiter. Il affirme, à propos des « mitayos~, que « contre leur propre volonté, S.M. ne les retiendrait pas un seul JOur au Potosi ), et il accuserait presque les Indiens de manquer de conscience de classe : «( si ces gens-là étaient politiques et rai­sonnables, ils pourraient imposer le respect de ce qu'on leur doit ... )

Inutile de dire que les «( mitayos ~ ne veJaient pas au Potosi de leur propre gré - les rachats, les fuites, les révoltes le prouvent (beaucoup se «( dénaturalisaient ~, c'est-à-dire abandonnaient leur village pour échapper à la mita).

Mais ce qui est exact, c'est qu'une fois réalisé le déracinement, l'Indien venu dans l'agglomération du Potosi, même libéré de la mita, tend à rester, et à gagner sa vie en se louant, comme ouvrier mingado, libre.

Cela semble se rattacher à la participation initiale, et qui n'a jamais entièrement pris fin, des Indiens de Potosi à la fièvre du gain, à la fièvre de l'argent, qu'entre­tint toujours l'existence d'un marché libre du travail et du minerai.

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Le système de réalisation du produit : le marché libre de l'argent.

L'argent extrait du minerai brut par le système de l'amalgame est « essayé» - ensayado - dans l'établis­sement administratif qui, en même temps, prélève le quint revenant au Roi. On sait alors combien il vaut de « pesos ensayados », monnaie de compte du Potosi.

Mais, de la bouche de la mine à cette vérification du titre du métal obtenu, le minerai a souvent été vendu plusieurs fois.

Or les Indiens participent à cette circulation : cela vient du temps où ils traitaient eux-mêmes le minerai à la guaira (fourneau). Mais le droit de trafiquer du minerai ne leur a jamais été enlevé. Ils disposent de minerai :

- en vertu d'une coutume qui les laisse travailler dans les mines, du samedi soir au lundi matin, à leur profit; cette coutume - las caxchas - est mal éclairée, il semble qu'on la combattit sans l'éliminer;

- du fait des types de contrats de travail que nous avons vus: salaires payés en fraction de produit, ou mor­ceaux d'alliage mercure-argent, conventions entre contre­maîtres et main-d'œuvre, etc ...

Ces Indiens possesseurs de minerai ou d'alliage les mettent en vente sur un marché public spécialisé, où les postes et les heures correspondent à tel ou tel type de minerai; on y vend « argent contre argent», c'est-à-dire minerai ou alliage contre monnaie courante. Tout dépend de l'expérience en ces matières du vendeur et de l'acheteur.

Contre ce système, les mineros de la fin du siècle protestèrent vivement. Ils se rendaient compte que le marché libre de l'argent arrachait une partie des Indiens à la condition de purs prolétaires. Cela faussait les possi­bilités de pression sur la main-d'œuvre. Mais on affirmait, pour demander l'interdiction du marché, que le trafic portait sur du minerai dérobé, et que tout profit y était tromperie sur la marchandise.

L'mterdiction arant été votée par le chapitre (muni­cipalité) de POtOSl et la confirmation de cette mesure arrachée à un corregidor nouveau, il y eut agitation des Indiens, et on revint sur la décision, après consul­tation du protecteur. Capoche conte longuement l'épisode, et surtout les controverses entre juristes et

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théologiens, certains Jésuites ayant violemment pris parti rour l'interdiction du haut de la chaire, tandis que d autres religieux affirmaient que le marché libre était la seule défense de l'Indien.

Ce problème du marché libre de l'argent se rattache à celw du marché libre des marchandises et à l'atmo­sphère de spéculation qui caractérise la ville de Potosi.

Poton, fJille de marché, et ville de la folie de l'argent.

Capoche nous décrit la ville de Potosi comme une juxtaposition de marchés de toute sorte :

.« Il y a des places publiques, celle du Palais de Justice, celle de la Maison Royale, où se trouve la Maison du commerce et celle de la Monnaie, où l'on fond l'argent pour le monnayage. Il y a le marché de la coca, trois marchés où l'on vend le maïs et la farine, le marché du bétail, le marché des bois et charbons, et enfin le marché du minerai où il est curieux de voir traiter les affaires, car on y vend le minerai que les Indiens tirent de la montagne, c'est-à-dire qu'on y vend argent contre argent. Sans compter tout ce que je viens de dire, il y a encore de nombreux endroits publics où l'on constate grande atHuence et grand concours de natifs pratiquant foires et marchés, au point qu'il est difficile de circuler parmi eux, tant ils se pressent au coude à coude... »

On voit que les produits vendus sont indiens, ce qui fait supposer que l'agriculture du pays fut elle-même favorisée. N'oublions pas de retemr le marché de la coca, produit excitant, nocif pour l'organisme, mais dont les Indiens astreints au travail des mines pouvaient à peine se passer.

Mais les produits d'Europe étaient aussi vendus, d'autant plus cher qu'ils étaient plus rares. Ce contact marchandise-argent sur le lieu même de la production du métal fait vraiment de Potosi un des grands lieux historiques de la naissance du capitalisme. La valorisation de la marchandise par la dévalorisation de l'argent promet la richesse aux marchands; de telle sorte qu'on voit de bons hidalgos qui camouflent leur dignité pour vendre, même en plein air, ce qu'ils reçoivent d'Europe.

Aussi bien, Potosi n'est pas une ville « noble ». Capoche observe qu'on y trouve peu d'encomenderos (colons pourvus d'une encomienda, sorte de fief

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concédé), alors que ce sont les encomenderos qui, ailleurs, donnent le style noble aux cités. Les tratantes ne font que passer. Il n'y a pas de belles maisons, les beaux matériaux manquent; et les Indiens forment l'immense majorité.

Mais il yale luxe extérieur, celui du vêtement: on voit accourir, par l'attrait de l'argent, des familles espagnoles dont les femmes sont vêtues comme on le serait à la Cour. Depuis l'amalgame et la mita, là où il n'y avait que draps bruns et bottillons de vachette, on ne trouve plus que velours, bas de soie, brocarts, tissus d'or; même les ouvriers et les mulâtres ont des vêtements de luxe.

Et cela correspond à une croissance de ville-champi­gnon: inexistante en 1545, la ville avait 45 000 habitants en 1555, 120 000 en 1585, 160 000 en 1610.

Malgré les effarantes difficultés de transport, ,le marché est bien approvisionné, non seulement en fruits de Chuquisaca, mais en excellents vins de Castille.

Dans ces conditions, la folie de l'argent s'empare de la population tout entière. Capoche ne cache pas les effets corrupteurs de cette fohe :

« Sur le Cerro ne court d'autre monnaie que le minerai; c'est en minerai que les mineurs et contremaîtres paient la nourriture qu'on leur monte, les fruits, les rafraîchisse­ments. Et les Indiennes, contre le minerai, leur vendent leur propre personne, les mères amenant leurs filles sur la montagne à cet effet... »

Les Histoires du Poton décrivent des formes moins élémentaires de corruption : la ville se développerait sous le signe commun de la Balance - le commerce -et de Vénus: l'amour vénal. 700 à 800 truands, 120 pros­tituées blanches - ce qui est stupéfiant, quand on songe au très faible nombre d'émigrées espagnoles en Amé­rique - 14 maisons de jeux, 14 écoles de danse. On paye 50 pesos une place de théâtre.

L'orgueil de dépenser n'est pas seulement individuel, mais collectif; la ville a dépensé, en 1556, année qui n'est pas des plus prospères, 8 000 000 de pesos pour célébrer l'avènement de Philippe II. A titre de compa­raison, précisons que les investissements en travaux hydrauliques dont nous avons dit qu'ils n'étaient pas négligeables n'ont engagé que 3 000 000 de pesos dans la période suivante.

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Le style de vie est agité. Des bagarres éclatent, voire des émeutes; non pas des émeutes sociales; il s'agit souvent de prestiges corporatifs; les tailleurs, pour une affaire de privilèges, prennent les armes; les Frères augustins résistent à la force publique épée au poing; nous avons dit que le problème des marchés libres de l'argent avait été l'occasion de controverses épiques entre prédicateurs, «( choses habituelles dans le Nouveau Monde, mais tout particulièrement à Potosi .>, dit Capoche. Aux processions, les prêtres se disputent violemment les places d'honneur. Et la gloriole des honneurs funèbres est telle qu'on est obligé d'en régler la pompe.

L'interdiction faite aux Indiens de célébrer leurs propres rites funéraires a un sens plus profond, et l'obligation qu'on leur fait, quand il y a mévente de cer­taines marchandises, de les acheter même s'ils ne les désirent pas annonce les « repartimientos ~. forcés de produits par les « corregidores ~ qui rendront ceux-ci longtemps odieux. Cela montre que, sous le masque de la folie de l'argent, les conflits profonds de race et de classe ne cessent pas d'exister.

Aussi peut-on découvrir, suivant les auteurs, une image du Potosi exaltée et glorieuse, «( creuset de l'Amé­rique .>, «( principal nerf de l'État .>, «( joyau de l'Empire ~ ou au contraire une image diabolique, «( montagne maudite .>, «( bourreau de la nation indienne .>, «( abîme de l'iniquité ~.

C'est bien là le symbole du métal-monnaie: il fait rêver, il donne des satisfactions immédiates et violentes, il fait la richesse des particuliers, la puissance de l'État, mais les moralistes s'effraient de la corruption qu'il déchaîne, et les économistes s'interrogent sur les effets lointains de cette fièvre d'argent.

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xv

HUANCA VELICA. QUE DEVIENT V ARGENT AMÉRICAIN APRÈS SA SORTIE DES MINES?

I. - HUANCAVELICA

Il existe, sur les mines de mercure de Huancavelica, un ouvrage quasi exhaustif quant aux données existantes, mais qui ne pose guère les problèmes généraux 1.

Huancavelica n'était pas un complément, mais une condition même de Potosi. Car si l'Espagne avait du mercure - à Almadén, concession des Fugger -l'envoi de ce mercure au Pérou était une gageure. Il fallait traverser deux océans et un isthme. Huancavelica même était très loin de Potosi, mais relativement près de Lima. Cela résolvait la question : il fallait emprunter une route de montagne, de 1 500 km, soit un voyage de deux à trois mois; mais le mercure constituait une sorte de fret de retour pour l'argent dirigé de Potosi sur la capitale. Les longues files (recuas) de lamas chargés de mercure ou d'argent devinrent un des aspects familiers des plateaux des Andes.

Huancavelica, connu des Incas pour la production du vermillon, fut découvert en 1563-64, comme mine de mercure. C'est le vice-Roi Francisco de Toledo qui comprit que l' « axe » Potosi-Huancavelica pourrait devenir l' « axe de l'Empire ) espagnol. Il organisa à la fois le monopole du mercure, la « mita ) pour la

1. Guillermo Lohmann Villena : Ltù m;1IlU th HUlJncafJ.lica ", ID. .;g/o. XVIy XVII, Séville 1949. Cf. aussiP. ChaWlU: S~e ... t. VIII, l''volwne, p. 1I1I-1IZ2.

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main-d'œuvre, les « asientos » ou contrats d'exploitation, le système des transports.

La « mita » de Huancavelica est plus terrible que celle de Potosi. Car la mine de mercure est plus insalubre. On considère que trois ans de mine suffisent à épuiser les forces d'un travailleur. Il ne survit pas davantage. Le travail est organisé de façon continue, y compris le travail de nuit. Les Indiens, d'ailleurs, préfèrent celui-ci. En principe, on reste huit heures au fond; en fait, les conditions des galeries ne permettent que quatre heures de suite pour un même travailleur. Mais c'est déjà épuisant. Les textes disent que la galerie - le « socav6n » - est mortelle. On cherche des solutions pour extraire le mercure sans creuser de galeries. En vain.

La mita de Huancavelica fut redoutée plus que celle du Potosi. On disait la messe des morts, dans les villages, pour les « mitayos » qui partaient pour la mine de mercure. Là encore, cela n'empêchait pas que l'habitude l'emportait, et que beaucoup de mitayos libérés s'enga­geaient comme mineurs libres. Cela renforçait dans les villages l'idée qu'on ne revenait pas de Huancavelica. Les autorités s'efforçaient de combattre cette conviction en renvoyant les mitayos contre reçu. Mais cela n'empê­chait ni les disparitions, ni la terreur au village.

Le démarrage de la production de mercure, avec l'introduction de la mita, fut brutal : d'un ordre de grandeur de 2000 quintaux en 1570-75, on passe à 8000 en 1581 et à 13600 en 1582. Ce chiffre, il est vrai, ne sera pas dépassé. C'est que, au Potosi, Carlos et Juan Andrès Corso de Leca ont inventé un procédé pour économiser le mercure à l'amalgame, et il y eut aussitôt, à Huancavelica, surproduction et accumulation de stocks. On voit que les classiques soucis de « l'entre­prise » ne furent pas épargnés au monopole et à ses adjudicataires ( asentistas) .

Cependant, la stagnation de la production, 'lui dure, avec des variations secondaires, de 1590 à 1610-20, n'empêche pas que Huancavelica aura fourni entre 1560 et 1660, une moyenne de 215 tonnes de mercure, sur un total de 363 utilisées en Amérique (148 venant d'Europe). Observons que la moyenne annuelle de l'argent exporté d'Amérique au cours du même siècle n'est que de 163 tonnes. Le mercure est donc une production massive et son transport un problème.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

La lutte pour une humanisation des conditions de travail fut plus dure encore à Huancavelica qu'au Potosi. Les mines furent traitées par les religieux et le protec­teur des Indiens d' « abattoir public ». En 1603-16°4, des Juntes obtinrent la décision de fermer les galeries profondes et de ne plus exploiter qu'à ciel ouvert.

Pierre Chaunu s'est demandé si on ne devrait pas rattacher à cette mesure humanitaire le tournant de la conjoncture qui se place en 16°4-1605, où commence l'hésitation dans la montée de la production d'argent, et la baisse relative des prix généraux (ce qui veut dire que l'argent devient plus cher). Mais les facteurs de la mesure prise ne sont pas exclusivement humanitaires : il y a la concurrence entre mines d'argent et mines de mercure autour de la main-d'œuvre mitaya et libre, il y a en Espagne l'influence des concessionnaires d'Almadén, jaloux de Huancavelica, il y a la présence de stocks, et le moindre besoin de mercure après l'inno­vation technique à Potosi, de sorte que la mesure de 1604 fixe moins une limite au travail des mineurs qu'une limite à la production : 2 700 quintaux par an (alors que le maximum avait été de 13600).

Quels étaient les profits des concessionnaires? Un calcul sur une production moyenne de 250 quintaux annuels, bonne moyenne pour une concession, ferait tourner le profit du concessionnaire autour de 2 000 pesos, ce qui est très modéré. Mais on ne sait pas quel est le capital engagé pour l'obtention d'un pareil profit, et on compte que 40 % au moins de la production vraie était vendue en sous-main aux « mineros » de Potosi, à des taux non-officiels et beaucoup plus avantageux.

II. - A SA SORTIE DES MINES, QUE DEVIENT L'ARGENT D'AMÉRIQUE?

Nous nous demanderons: que reste-t-il de l'argent produit en Amérique? Qu'est-ce qui se perd entre Amérique et Espagne? Que devient le métal qui arrive en Espagne? Comment le métal se distribue-t-il en Europe une fois sorti du système espagnol?

y a-t-il du métal qui reste en Amérique?

Il ne faut pas négliger le fait que les métaux découverts ont participé au financement de la Découverte elle-même,

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de la Conquête~ de la construction de villes, d'églises, etc.

Soetbeer avait estimé la production américaine d'argent à 320 tonnes par an entre 1560 et 1640, Hamilton l'exportation vers l'Espagne à 185. Malheureusement, le premier chiffre est une évaluation sans solidité. Mais la différence est. forte . . Ce qui est sm, autour du Potosi par exemple, c'est

l'intensité du trafic de l'argent entre Indiens, vendeurs, contremaîtres. Il doit en rester.

C'est aussi, dans les villes comme Potosi ou Lima, l'immensité des dépenses. Quand elles soldent l'achat de produits européens, l'argent va vers l'Europe. Mais il y a aussi les produits régionaux (fruits, l~es), les domestiques, les constructions, les thésaunsations sous forme d'objets de luxe, les dons aux églises. Une partie du « trésor ) demeure américaine.

Il y a aussi les frais internes de la colonisation. A Lima, le vice-Roi doit constituer un trésor de guerre. A la fin du XVIe siècle, le Chili, devant la révolte des Araucans, obtiendra du Pérou des sommes relativement considérables pour cette lutte. Par là-même, les grands centres de l'argent - Mexico et Lima - deviennent redistributeurs intra-coloniaux du « trésor ». Lima surtout est obligée de vivre sur soi, car elle est, en temps de déplacement effectif, cinq fois plus éloignée de Séville que La Havane.

On peut, finalement, poser la question: n'est-ce pas dans la mesure où l'Amérique a réussi à vivre davantage sur ses propres ressources que l'Europe, au XVIIe siècle, a moins reçu d'elle, et que la conjoncture monétaire a tourné? C'est une hypothèse. Et les choses sont forcément plus complexes. Mais il est frappant de voir que la production de mercure n'a pas balssé dans les proportions des exportations d'argent, ce qui laisserait supposer (les techniques ayant peu changé) que la production du métal lui-même s'est maintenue mieux que ses exportations.

Malgré ces remarques - et surtout si nous restons dans le cadre du XVIe siècle - il est certain que le métal précieux tend à fuir l'Amérique du seul fait, tout d'abord, qu'il se valorise en sortant. Il achète plus de choses en Europe ou Asie qu'en Amérique. Il n'est donc même pas beSoin d'invoquer' les contraintes, et le désir des pouvoirs espagnols d'en obtenir le plus possible, pour

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

expliquer le massif transfert d'or et d'argent vers l'Europe. -

Mercado, nous le verrons, disait que les hauts prix pratiqués en Amérique pour acheter des produits européens «détniisaient les deux républiques, celle d'Espagne et celle des Indes »~ en ce sens que ces hauts prix y attiraient la marchandise étrangère et faisaient fuir le métal.-

Et il y avait en effet pénurie de métal circulant aux Indes. Il faut toutefois, à cet égard, distinguer entre le problème des régions -productrices (qui est un pro­blème de monnayage), et -le problème des espaces américains éloignés des centres miniers, et où il y a à la fois absence de monnaie et absence de métal. a) Le problème du-monnayage. A l'origine de la colo­nisation, il n'y a pas de -monnaie en Amérique, ou très peu. Avec les indigènes, on fait du troc (le rescate). Entre marchands européens, on établit des compensa- . tions « comme dans les foires de Castille », c'est-à-dire en équilibrant crédits et débits sur livres de compte, ou par lettres de change. Les soldes seuls sont réglés en métal, mais non en monnaie: pépites, lingots, barres d'or ou d'argent, « qui changeaient de valeur comme un tissu », constate Mercado, ce qui souligne le caractère de marchandise du métal monétaire sur le lieu de production. Ces barres et lingots étaient simplement marqués d'un signe constatant qu'ils étaient passés au contrôle pour le paiement du « quint» royal, et c'étaient en somme des instruments quasi-monétaires, parce que de poids connu et de titre en principe garanti (en fait, pas toujours). La grande majorité des transactions et exportations reposèrent sur ce système dans la première moitié du XVIe siècle, et beaucoup encore à la fin.

On comptait par pesos ensayados (pesos de oro), valant 450 maravedis, ce qui aurait correspondu à une pièce théorique de 4,31 grammes d'or fin (taillée à 50 au marc, et à 22,5 carats de titre). On disait aussi, pour cette monnaie de compte, peso de minas. Mais la monnaie effective, jusqu'en 1550, vint de Castille. Et, sous prétexte des frais de transport, le « réal d'argent» castillan, qui en Castille valait 34 maravedis, était compté à 44 maravedis en Amérique. C'était absurde, alors que l'abondance d'argent, au voisinage des mines, tendait à rabaisser la valeur de ce métal. Il est vrai que la rareté et la commodité de l'argent-monnaie faisaient

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17° PŒRRE VILAR

accepter cette prime. Mais les prix nominaux montaient d'autant plus.

Cela ne pouvait durer toujours. Il fallut envisager le monnayage sur place. La Casa de la Moneda de Mexico fut fondée en 1535 et frappa dès 1537. On avait prévu de frapper également à' Lima et à Bogotâ. En fait, Lima ne commença ,à frapper monnaie qu'en 1565, et on commença à en faire autant à Potosi en 1572. Le parallélisme est évident avec les étapes de la produc­tion massive d'argent-métal.

Ces « maisons de la monnaie ) frapperont surtout la pièce fondamentale de la circulation monétaire non seulement espagnole, mais aussi mondiale vers la fin du XVIe siècle et au XVIIe: le real de a ocho, c'est-à-dire la pièce d'argent valant 8 réaux, soit 272 maravedis; on dit aussi la « pièce de huit ), ou encore le peso luerte, ou le peso dura; sous ce nom de « douro ) puis sous celui de piastre, ce sera le futur modèle du dollar - avec 23,36 g d'argent fin, un peu plus que dans 5 francs germinal. Une fois le système vraiment installé - et réserve faite d'ajustements successifs au XVIIe et au XVIIIe siècles - ces pièces, qu'elles fussent frappées au Mexique ou en Espagne (Madrid, Séville, Ségovie) envahirent le monde entier (y compris l' Mrique et l'Asie). b) Loin des centres de production, la monnaie resta, en revanche, non seulement rare, mais souvent totale­ment absente. L'Amérique est immense. Elle n'est peuplée d'Européens que par noyaux souvent très isolés les uns des autres. Le commerce y rencontre les difficultés monétaires les plus inattendues. Silvio Zabala, historien mexicain, a consacré un intéressant article à la monnaie du Paraguay à l'époque coloniale. Vers 1540, dans les pays qui s'appellent -ironie du sort! -de la plata - la future région de Buenos-Aires - et jusque vers 1598-99 et au XVIIe siècle encore à Asunci6n, capitale de la province intérieure du Paraguay, il ne circule ni or ni argent.

Quand les autorités y lèvent des taxes en nature et veulent en réaliser la valeur, personne ne dispose de monnaie métallique : les échanges se font par troc. Encore faut-il exprimer en équivalences. On utilise les mots de pesos ou de « maravedis ), mais comment les matérialiser? On décide que le clou en fer, le coin en fonte, le couteau - objets rares et venus d'Europe -

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OR ET MONNAΠDANS L'HISTOIRE

représenteront tant de maravedis et seront pris en paiement. Mais, justement parce qu'ils viennent d'Europe, ces objets ont une valeur changeante, qui dépend des arrivées de bateaux (rares et irrégulières). On voit donc les prix de l'ensemble des denrées varier avec l'abon­dance et la rareté de l'objet-monnaie. On essaie ensuite avec les tissus. Le même phénomène se reproduit. Comme avec n'importe quelle monnaie-marchandise, on thésaurise l'objet-monnaie si on a l'impression que les prix généraux baissent (c'est-à-dire que la monnaie vaut tous les jours davantage), et au contraire, on liquide massivement la monnaie-marchandise en achetant toutes sortes d'autres objets si on a l'impression que les prix vont monter et la monnaie valoir moins. Tout essai pour réintroduire l'argent comme monnaie circulante pose des problèmes d'ajustement délicats.

Ainsi, dans cette Amérique des métaux précieux, il y a des zones sans monnaie métallique classique. Ajoutons:

1) que cela tient aussi, peut-être, des habitudes indigènes précoloniales, où la conception monétaire est différente,

2) que cela favorise l'organisation de sociétés sans monnaie : les réductions (communautés où les Indiens sont « réduits » à habiter) théocratico-communistes des Jésuites du Paraguay (et leurs équivalents dans toutes les zones « frontières ») reposent sur un échange travail-produit sans intermédiaire monétaire. On voit que l'action de la monnaie et les réactions des sociétés devant la monnaie dépendent à la fois de conditions économiques, de conditions sociologiques, et d'habitudes mentales.

y a-t-il du métal qui échappe au contrôle espagnol entre les Indes et Séville?

Deux problèmes : la fraude, la course. A) La fraude. Elle peut avoir lieu dans les transferts entre Amérique

et Espagne, entre Espagne et Europe, entre roi et particuliers - ce qui est important, car l'argent du roi et l'argent privé n'ont pas les mêmes destinations et les mêmes influences économiques.

Dès la mine, nous avons vu que des spécialistes organisent le transport de l'argent soumis au quint

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vers les lieux de contrôle du métal, du prélèvement du quint, puis vers les casas de la moneda ou les ports d'embarquement. Autant d'occasions de risques et de profits, où la fraude est une grande tentation.

Aux ports américains d'embarquement: il y eut sûre­ment, au début du siècle, au temps des navires isolés, avant la constitution systématique des « flottes 1), des fraudes de grande envergure.

Avec l'organisation des « flottes 1), en principe, les risques de fraude devaient être moindres; Hamilton a insisté sur les précautions prises : « registre 1) des navires (c'est-à-dire inventaire minutieux de leur chargement), serments répétés, nombre considérable d'officiers respon­sables, surveillance toute particulière de l'isthme de Panama, sous la responsabilité du Gouverneur et de l' « Audiencia ) (tribunal) de Panama. Mais Pierre Chaunu a montré les facilités et les occasions de fraude; il Y a de nombreux navires inscrits sin registrar (non contrôlés) ou pOT registrar (à contrôler à l'arrivée); il estime même que l'organisation des flottes a favorisé la fraude, les navires de guerre accompagnateurs pouvant charger de l'argent (en particulier l'argent des soldadas, rémunération des équipages), ce qui donnait d'autant plus facilement lieu aux chargements illégaux que les Capitaines-Généraux commandant les flottes étaient tout-puissants. Charger des métaux précieux soustraits au registre était avantageux, soit pour échapper aux nombreuses taxes, soit pour faire passer l'argent hors du circuit sévillan, directement sur des marchés euro­péens où il valait davantage.

En mer, il y avait les escales normales ou forcées, les sinistres vrais ou feints, l'abordage par des navires en détresse, les pêcheurs qui offraient leurs services, les ravitaillements quand les provisions étaient épuisées; autant d'occasions de prendre contact avec des fraudeurs. Les serments demandés aux marins portaient sur tous ces points; il ne faut ni en négliger, ni en exagérer l'efficacité.

Aux Iles atlantiques et dans les ports autres que Séville, l'escale des Açores et Lisbonne furent les grands trous du système de contrôle; 70 % des navires qui, pour une raison ou pour une autre, ne débarquèrent pas à Séville, débarquèrent à Lisbonne; nous avons vu l'importance de ce fait dans le commerce portugais d'Orient, qui, à la fin du XVIe siècle, alors que le Portugal

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était politiquement (mais non tout à fait économique­ment) uni à l'Espagne, faisait largement circuler les piastres en Méditerranée, et autour de l'Afrique. Cepen­dant, les précautions prises pour faire circuler par terre, de Lisbonne à Séville, les « trésors » accidentellement débarqués au Portugal, prouvent l'attention officielle­ment donnée à cette fraude possible.

A Séville même, la Casa de la Contratacidn est à la fois juge et partie dans l'organisation et le contrôle du monopole sévillan. Rappelons qu'il ne s'agit nulle­ment d'un monopole d':atat, ni sur les marchandises, ni sur l'argent. Il s'agit d'un simple contrôle de tout le commerce colonial. Celui-ci reste privé. La Communauté des Marchands (<< Universidad de mercaderes ») de Séville a une puissance considérable. Et ses liens sont étroits avec la Casa de la Contratacidn, organisme de contrôle. Celle-ci est une excellente organisatrice du commerce et de la navigation, mais non moins soucieuse des intérêts privés que des intérêts de l':atat.

La Casa de la Contrataci6n en vient à adopter le système : insister volontairement sur la fraude auprès de l':atat, pour que celui-ci soit dans l'obligation d'accorder l'amnistie aux fraudeurs moyennant composi­tion (somme forfaitaire), plutôt que d'arrêter le commerce. On voit de ces compositions dès 1561; elles se multiplient à la fin du siècle (1593, 1595, 1597).

A cette époque, qui est celle de l'afflux brutal de l'argent, un officier spécialisé sera désigné pour organiser les arrivées, le maestre de la plata,. il en a l'entière responsabilité, y gagne - en principe - beaucoup, puisqu'il touche 1 % de l'argent contrôlé; mais sur cette somme, il doit payer tout un personnel et assumer tous les risques; un marchand, devenu maestre de la plata, comme Tomas de Cardona, gardera des souvenirs de sa charge une sorte de hantise du problème de l'argent, qu'il exprimera ou fera exprimer dans de nombreùx mémoires lJlonétaires; il sera l'un des types de l'arbitrisme (manie' de proposer des « remèdes» aux maux de l'Espagne).

L'argent, arrivé sous forme de lingots, est immédiate­ment pesé et mis sous triple clé dans les coffres de la Casa de la Contratacidn, sous la responsabilité de ses trois plus hauts fonctionnaires.

Mais on ne le fait pas directement passer aux « Hôtels des Monnaies 1) (Casas de la Moneda). Ce sont des

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particuliers, appelés compradores de oro y plata (acheteurs d'or et d'argent) qui acquièrent les lingots et les portent au monnayage. Là encore, les profits sont considérables, mais les risques ne le sont pas moins. Car il n'est pas facile d'évaluer à coup sûr la teneur, la « finesse » des lingots. Les profits de ces intermédiaires auraient finalement été faibles par unité maniée, mais assez forte sur la masse. Pourtant, il y eut beaucoup de faillites parmi les compradores de oro y plata; au milieu du XVIe siècle, ils étaient 50 ou 60 particuliers faisant ces opérations; en 1615, il n'y avait plus que huit « compa­gnies », dont quatre firent faillite; en 1620, il n'y en avait plus que trois. Peut-être pourrait-on reconstituer l'histoire du tournant de la conjoncture, au début du XVIIe siècle, à travers celle des compradores et des maestres de la plata.

Finalement, comment estimer la proportion de la fraude? Hamilton a insisté sur les précautions prises pour limiter cette proportion, mais c'est un peu, de sa part, une façon de défendre la valeur des chiffres qu'il a réunis comme typiques de la masse d'argent parvenue en Europe et circulant d'abord en Espagne. A vrai dire, il ne faudrait pas seulement mesurer l'importance des fraudes, mais leur nature : à quel moment, sur quel circuit, aux dépens de qui ont-elles lieu? Il est peu probable, malgré tout, que la fraude fausse totalement notre connaissance du mouvement, sinon des quantités absolues, de l'afBux métallique américain. Mais il ne faut pas ignorer le phénomène.

B) La course. Une autre voie que prend le métal américain, c'est

celle que lui ouvrent les prises de guerre, les actions des corsaires officiels ou privés. Il y a là une vieille tradition, méditerranéenne et atlantique; Catalans, Génois, Cas­tillans, Français, qui n'a pratiqué la course, dès les xxve et xve siècles, contre les Portugais en particulier? Les Anglais deviendront les plus actifs au XVIe siècle.

Hamilton, toujours pour les mêmes raisons, plaide pour une importance relativement faible des prélève­ments de la course sur le « trésor » américain. Il estime à 80 ou 85 % la part de ce trésor partie d'Amérique et bien arrivée en Espagne.

Ce n'est pas insoutenable, et il est exact que l'imagina­tion, l'amour de l'anecdote brillante, ont beaucoup fait pour exagérer l'efficacité, et l'importance relative, de la

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« flibuste », du « commerce au bout de la pique », de toutes les formes de violence et d'illégalité qui se sont attaquées à l'Empire espagnol.

Il reste qu'au XVlle siècle, des positions maritimes très importantes seront perdues par l'Espagne devant les Anglais, les Hollandais, les Français, en particulier dans les Antilles.

A l'origine, les corsaires avaient été à craindre surtout à proximité des côtes. Séville avait été choisie comme port du monopole pour éviter de passer trop près du Portugal et de l'Atlantique franco-anglais.

Cependant, dès 1523, des Français avaient pillé les trésors de Cortés; et, en 153 l, François 1er avait solennel­lement déclaré que la mer était commune à tous, et que la concession des Amériques aux Espagnols par le pape n'était pas valable. Mais à vrai dire, dans cette première moitié du siècle, ce sont les Portugais qui sont visés, plus que les Espagnols, leurs navires étant de beaucoup les plus chargés de matières précieuses. En 1555 encore, Jacques de Sores, s'il pille Carthagène des Indes et La Havane, visait surtout le Brésil, de même que l'Anglais Hawkins qui croisait de préférence sur la route Guinée­Brésil, les convois d'esclaves n'étant pas moins rémuné­rateurs, en cas de prise, que les convois d'or.

C'est en 1566 que se déclenche la véritable guerre navale : favorisée à la fois par le conflit des Flandres, et par le flux croissant de l'argent, Hawkins et son neveu Drake pillent La Havane, touchent la « Terre Ferme », rapportent en Angleterre de quoi payer à leurs bailleurs de fonds des profits de 70 %. Car ces expédi­tions étaient financées de façon privée, et la reine Élisabeth, avant de les couvrir politiquement, s'y engagea personnellement comme dans une affaire parti­culière.

En 1568 fut pillé le port de San Juan de Ulua, c'est-à­dire la Vera Cruz, où venait s'embarquer l'argent du Mexique.

C'est surtout entre 1575 et 1583 que l'Empire espagnol se trouve en butte à la fois aux attaques des « gueux de mer » (Néerlandais) et des Anglais. L'Espagne vient d'être victorieuse en Méditerranée, à Lépante, contre les Turcs, mais l'expérience du combat atlantique est très différente. « Contre les papistes et pour l'Eldorado », Drake passe à la lutte systématique contre le « trésor »

américain, pillant Nombre de Dios et l'isthme de

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Panama, que traversent les mules porteuses de l'argent péruvien; en 1577, il fait mieux : il passe le détroit de Magellan, pille Lima, remonte le long de la côte américaine jusqu'en Californie, revient par l'Extrême­Orient et Le Cap. Il a mis trois ans à faire cette expédi­tion, mais il rapporte à Élisabeth 47 fois sa mise. Elle l'arme chevalier sur le bateau-amiral.

Entre 1583 et 1585, Drake et Frobisher attaqueront à la fois les côtes d'Espagne (Vigo), la Floride, Saint­Domingue, et Carthagène des Indes.

Alors naît l'idée de l'adelantado de la flotte espagnole, Alvaro de Bazân : il faut en finir avec la menace anglaise, attaquer l'Angleterre sur son sol, détruire sa flotte; ce fut, en 1588, l'épisode de l'armada jnvencible. Il ne faut pas croire qu'elle détruisit décisivement les possibi­lités maritimes de l'Espagne. En fait, l'Empire américain ne s'effondra pas. Et dès 1589, les Anglais échouèrent dans la bataille autour de la Corogne et des Açores, qu'ils avaient voulue décisive.

On en était encore, pour les Anglais, à la phase des attaques-éclair, et des pillages, non à l'heure de la destruction de l'adversaire. Raleigh toutefois, en pillant, en 1595, l'or du Venezuela, et en prenant, en 1596, 2.0 000 000 de ducats en rade de Cadix, portait au « trésor » espagnol des coups qu'il ne faut pas sous­estimer. Le siècle s'achève pour l'Espagne, en même temps que le règne de Philippe II (1598), dans l'inquié­tude. Même si les ponctions de la course sont relative­ment faibles, que de frais a représentés la « défense t)

du « trésor »! Cela aussi devrait être mis en compte.

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XVI

L'OR ET L'ARGENT EN ESPAGNE

Nous avons suivi les métaux preCleux à partir de la mine en distinguant ce qui reste en Amérique et ce qui se perd par fraude et par l'effet de la course.

Nous examinerons maintenant ce que deviennent les métaux qui parviennent en Espagne, les effets qu'ils y produisent, les raisons pour lesquelles ils en sortent, et ce qu'on leur substitue, les effets psychologiques, la conscience prise par les Espagnols de ces problèmes économiques et monétaires. Il restera à voir ensuite les cheminements et les effets du métal hors d'Espagne (France, Italie, Angleterre ... ).

Il faut distinguer, à Séville, entre ce qui appartient au Roi, à l'État, et ce qui appartient à des particuliers, individus ou « compagnies ». Il est vrai que parfois l'État, pour des besoins pressants, met la main sur les remises des particuliers. Ce n'est pas la règle. Il n'y aura jamais « réquisition » pure et simple. Seulement emprunt forcé sous forme de titres de rente représentant les sommes que le Roi s'est fait livrer.

Voyons aussi les proportions entre la quantité de métal arrivée pour le Roi et celle qui arrive pour les particuliers: de 1503 à 1660, dans les listes de Hamilton (American Treasure, p. 34-35), les arrivées représentent 447 000 000 de pesos : 117 000 000 pour le Roi, 33°000000 pour les particuliers (voir graphique). Disons un peu plus du quart pour le Roi. Mais cette part du Roi, si elle est la plus faible, est aussi celle qui a le plus de portée internationale, car elle se déverse vite sur l'Europe à cause des dettes du souverain. Inversement,

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la part des hommes privés est importante surtout pour l'Espagne. Les deux aspects, pourtant, sont liés, en ce sens que les grands spéculateurs internationaux, Alle­mands et Génois surtout, ayant la haute main sur l'argent du Roi, exercent un véritable « effet de domination », au sens moderne du terme, sur le capital espagnol privé, nullement négligeable, mais modeste, et peu habitué à la grand~ finance internationale.

Il faut donc commencer, pour mieux comprendre, par examiner les rapports entre les arrivées d'or et d'argent à Séville et le trésor public, entre le trésor public et les financiers internationaux, principalement allemands sous Charles Quint, génois sous Philippe II, sans préjudice d'interventions génoises dès Charles Quint, et d'influences allemandes encore très sensibles jusqu'à la fin du siècle.

L'or et ['argent du SOU'iJerain : dettes et asientos.

Dès la période de Charles 1er, monté sur le trône d'Espagne en ISI6, Empereur sous le nom de Charles Quint à partir de ISI9 (il abdique tous ses titres en ISS6), le trésor public prend l'habitude d'emprunts de toutes sortes, et sur tous les points d'Europe, car Charles est souverain aussi bien aux Pays-Bas qu'en Autriche, qu'en Italie, qu'en Allemagne, qu'en Espagne.

En Espagne, ces emprunts prennent des formes diverses : émission de titres de rente consolidée, à intérêts fixes, appelés « juros »; emprunts forcés à l'arrivée des trésors américains à Séville, contre lesquels on donne des juros du même genre, emprunts « volon­taires », mais « suggérés » (le tout entre guillemets) aux grands nobles et aux grands prélats - l'historien espagnol Carande, auteur du beau livre : Carlos Quinto y sus banqueros, dit que Charles Quint eut le génie de transformer n'importe qui en banquier - enfin dettes à très court terme contractées par les administrations publiques sous forme de lettres de change payables à la prochaine foire de Medina, de Lyon, ou« de Besançon ). Au sujet de ces dernières, il faut savoir que ces foires, créées par Charles Quint en territoire franc-comtois pour concurrencer Lyon, ne se tinrent jamais à Besançon même, et se déplacèrent peu à peu vers l'Italie, en parti­culier à Plaisance, bien qu'on ait continué à parler de foires « de Bisenzone ). Elles finiront par se tenir aux portes de Gênes, dont elles dépendent essentiellement.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOlRE 179

IMPORTATIONS TOTALES DE MÉTAUX PRÉCIEUX EN ESPAGNE (150 3-1660)

Millions de pesos J6

3'

32

30

2. 2.

(1) _______ part du Roi

PAR PÉRIODES DE 5 ANS

(HAMILTON)

24 (2) _.-.-. part des particuliers (3)--- (1) + (2), !

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180 PIERRE VILAR

Ce système de dettes à court terme et à long terme suppose une ampleur énorme du crédit et de la circula­tion de valeurs sous forme papier.

Cela aussi doit être souligné, car on entend dire communément (et on trouve parfois dans des ouvrages sérieux) que le XVIe siècle ne connaissait que la monnaie métallique 1. Il est, certes, impossible d'assimiler sans précautions les compensations en foire, les émissions de lettres et traites, les opérations de crédit privé et public du XVIe siècle, à nos « monnaies scripturales ) d'aujour­d'hui, qui réduisent presque à rien la circulation de l'or. Au XVIe siècle, au contraire, or et argent circulaient en longues files de chariots ou de mules, au service du Roi comme à celui des marchands.

Mais il serait non moins absurde de croire que toute transaction au XVIe siècle se faisait en bonnes monnaies de métal américain. Celui-ci n'arrivait pas toujours jus­qu'aûx canaux m<.>destes de la circulation populaire. Et inversement, au sommet, une très grande partie des paiements se faisait sans déplacer de métal. Tomas de Mercado dit des foires de Medina dei Campo, qu'elles étaient une forge de cédules, où l'on ne voyait que des papiers et pas une pièce blanche.

En revanche, il y avait des paiements - soldes d'un pays sur l'autre, :paiements internationaux de dettes royales, rémunération de mercenaires, etc. - pour lesquels il fallait disposer de monnaie-métal.

Et le problème était justement celui-ci : payer rapide­ment en métal là où il en était besoin, et recouvrer l'équivalent à la source, c'est-à-dire dans les caisses d'État où rentraient (mais irrégulièrement) soit les impôts, soit les trésors d'Amérique. Qui était capable d'opérer ces mobilisations de métal en un lieu donné, et d'attendre -non sans exiger des compensations - le remboursement par l'État? Seuls les banquiers de grande envergure, de technique éprouvée, capables de mobiliser, dans l'inter­valle, le « crédit ), soit par des emprunts à intérêts fixes placés dans le public, soit par des opérations sur les transactions marchandes.

Ces banquiers entrèrent en rapport avec les souverains espagnols par le système des asientos. Ce mot est de sens très général, il veut dire « traité ); mais c'est un acte précis, donnant le détail des droits et des devoirs réci-

1. Cf. Introduction, note 1, page 8.

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proques du financier (ou de la compagnie financière) d'une part, et du Roi d'autre part, pour une affaire donnée. Cela recouvre tous les types d'affaires publiques réalisées par des concessionnaires privés, que l'on trouve en France, au XVIe siècle, sous le nom de partis (les financiers sont dits partisans), plus tard sous les noms de traites et traitants, et aussi de fermes etfermiers. Tout cela est compris en Espagne sous le nom d'asientos (et asentistas).

L'État signe des asientos pour concéder la levée de certains droits, pour adjuger l'exploitation de certains biens patrimoniaux de la Couronne - par exemple, les mines d'Almadén -, ou les revenus des Ordres reli­gieux-militaires (maestrazgos) , qui furent pris en asientos par les Fugger - parfois pour assurer l'exploi­tation de territoires coloniaux entiers - comme dans le cas des Welser au Venezuela - ou, plus simplement, et couramment, pour offrir le monopole d'une fourniture aux armées, ou celui de l'équipement d'une flotte des Indes.

En fait, toute opération de ce genre est une opération de crédit. Car le financier avance toujours au souverain des sommes considérables dont le souverain a besoin, et que le financier ne récupérera que plus tard; il risque gros à cela (il y eut de retentissantes faillites), mais c'est justement par ce risque qu'il justifie les gros intérêts qu'il prend, et les occasions de gain qu'il se réserve.

Sur quoi sont gagées de telles opérations? Quand on dit : « sur l'or et sur l'argent des Indes », on généralise et on exagère, en ce sens qu'au début du XVIe siècle, de très grosses opérations de ce genre se firent sur des bases très différentes : mines d'Espagne, stocks de laines, emprunts publics en Flandre (Anvers), etc. La richesse espagnole et européenne est préexistante à l'or d'Amé­rique. Mais ce qui frappe, au cours du XVIe siècle, c'est le rôle croissant de la Castille dans ces gages donnés aux financiers. Vers 1515, les emprunts royaux à Anvers étaient de l'ordre de 5°000 livres flamandes; en 1556, ils étaient de l'ordre de 7000000 de la même monnaie; or, bien qu'ainsi multipliés par 140 en une quarantaine d'années, ils étaient, en 1556, quatre fois inférieurs aux emprunts du souverain en Castille. Cela ne peut s'expli­quer que par l'or et l'argent américains.

Bien entendu, il y .a, en apparence au moins, un autre gage. Les ressources espagnoles mises à la disposition

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des banquiers sont les ressources fiscales du Trésor espagnol, prélevées pour la plus grande partie sur la paysannerie castillane. Seulement il n'est pas vraisem­blable que de tels impôts, ceux qui sont levés sur la consommation en particulier, aient pu croître comme ils l'ont fait sans un certain enrichissement à la base, par la pénétration des métaux précieux contre les produits espagnols, agricoles et industriels. La hausse des prix, due à l'attraction du marché des Indes, a d'abord enrichi ceux à qui ce marché des Indes a demandé des produits. L'effort demandé à la Castille par le fisc royal sera finalement épuisant, mais il n'a pu être supporté aussi longtemps que du fait d'une importante croissance de la matière imposable, explicable par l'exploitation coloniale à son origine.

Ainsi, la façon dont les souverains espagnols usent du trésor américain suppose que la partie de ce trésor qui leur était directement destinée fût en réalité très insuffi­sante. Si elle eût suffi à couvrir leur dette, l'Espagne eût été déchargée du poids fiscal qui, finalement, l'écrasa, et les prix auraient moins monté sans doute. La part du Roi, en effet, touchait à peine l'Espagne, étant engagée d'avance 1. Ainsi les ponctions fiscales et les spécula-

1. Dans le troisième volume de son œuvre Carlo. V :y nu ba1/llUSf'o" don Ramon Carande offre, pour le règne de ce monarque, les calculs suivants:

- d. IS20 Il ISfl2, ' années d'apprentissage " en treize ans, l'empereur emprunta S 379 0S3 ducats, dont le remboursement, intérêts compris, repr~enta une somme de 6 327 371 ducats;

- de ISfIfI Il IS42, • ann~es d'apogée " en dix ans, la somme empruntée fut de 5 437 669 ducats, et la somme d~boursée pour satisfaire les cr~anciers de 6594 36S;

- de IS42 Il ISSI, , ann~ d'incertitude " en neuf ans, Charles Quint emprunta 8 397 616 ducats, dont le remboursement monta i 10 737 843;

- d. ISS2 Il ISS6, • ann~ d'aftliction " en cinq ans, les emprunts .'~levèrent i 9 643 869 ducats, les paiements 1\ 14351591.

La hausse rapide des mo:ylllltle. aMUIlllu est surprenante: de 413 000 ducats dans la première période i 1 929 000 dans la dernière; quant aux • prix. de l'argent prêté, si l'on accumule int~rêts, droits, changes, etc., on passe, entre la premiére période et la dernière, de 17,6 % i 48,8 %.

Et le total remis par Charles Quint è ses ~ciers s'aève Il 38 011 170 ducats, dont 33 102 305 à des , ~trangers • (entendons è des pr~urs non upagnol. : allemands, ftamands, italiens). La Couronne, donc, procédait 1\ des exportations de monnaie métallique è partir de l'Espagne, et elle autorisait des particuliers ok en faire autant (. licences d'exportstion .).

En r~umé, la d.tt •• xtérieur. contractée pour les besoins de la politique impériale tUpaI.a de quelques deux millions de ducats les en~ de métal précieux propres è la Couronne espagnole. Cette constatation explique pourquoi le souverain, ayant engag~ d' fWatIC. lesdites entrées, fut obligé de séquestrer parfois les arriv~ au nom de particuliers, de procéder è des emprunts forc~, et de demander beaucoup è l'impÔt.

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tions financières engagèrent également la part du Trésor venue d'Amérique pour les particuliers dans le circuit international.

Demandons-nous par quelles voies? Elles furent d'ailleurs diverses.

L'or et l'argent des particuliers.

Il faut distinguer ici entre: - l'or et l'argent des conquérants, colons, émigrants,

administrateurs, qui rapatrient de l'argent des Indes; - l'or et l'argent des marchands, et, dans cet or et cet

argent, ce qui reste en Espagne et ce qui s'exporte vers l'étranger.

a) Les remises des conquérants, colons, etc. Ces remises ont pu aller, au début de la colonisation,

aux bailleurs de fonds des conquérants; nous avons dit en effet que les opérations de conquête avaient été souvent financées de façon privée. Bien entendu, quand ce financement était assuré par des banquiers génois ou des maisons allemandes (comme les Welser), le cas rejoignait le précédent. L'or ou l'argent prenait la route de l'étranger et de la spéculation.

Mais quand le financement était assuré par de hauts personnages espagnols, laïques ou ecclésiastiques, par des hommes de l'entourage des Rois, il y eut un premier enrichissement direct, par le haut, de la société espagnole. L'emploi s'est sûrement opéré dans la consommation de luxe, au premier chef.

A un moins haut degré, les conquérants eux-mêmes et leurs soldats, les émigrants, les concessionnaires de mines (nous savons qu'ils étaient nombreux et divers) ne gardaient pas en Amérique tout le métal gagné ou conquis. Beaucoup pensaient à leur famille, à leur pays natal, à leur retour éventuel. Les administrateurs coloniaux eux-mêmes, qui gagnaient des fortunes, reve­naient. Tous ces retours d'or et d'argent avaient quelque chance de s'employer directement en Espagne. Avec éclat. Aujourd'hui encore, les maisons de la petite noblesse d'Extremadure enrichie par les Indes, même si elles gardent une certaine saveur rustique, donnent une allure de grandeur aux petites villes comme Caceres, Badajoz, Trujillo, Mérida. Parfois les motifs ornementauX eux-mêmes rappellent volontairement l'origine indienne de la maison. Pensons à l'inventeur sévillan qui avait mis

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sur son blason une guaira; et il existe à Salamanque des palais où les montants des portes et des fenêtres portent des figures sauvages. A Trujillo, le plus célèbre des palais de conquistadores est celui de Francisco Pizarro, dont un voyageur flamand, Philippe de Caverel, dit, en 1580, que ce palais donnait à la ville « plus beau lustre et plus durable, se monstrant tel qu'il est aisé juger l'or du Pérou y avoir servi ).

Séville, elle aussi, naturellement, apparaît dans son ensemble marquée par tout un passé de richesse, à la façon de Venise.

De nombreuses églises, en particulier, comme en Amérique, ont profité de l'affiux direct de l'or, soit que des prélats aient participé eux-mêmes à l'enrichissement, soit que se soient multipliés les dons des fidèles.

Cela peut tourner à la pure et simple thésaurisation, quand les métaux et matières précieuses se sont fixés dans l'ornementation des églises (dans ce cas, comme au Moyen Age, la circulation monétaire a pu être modérée par ce phénomène de fixation).

Mais la construction, l'ornement, l'ameublement de ces palais et de ces églises ont aussi employé une masse -et une élite - d'architectes, de maçons, d'ébénistes, de sculpteurs,. hautement payés, ce qui a créé des couches artisanales de grande tradition, comme les artisans tallistas (sculpteurs d'images polychromes) de Valladolid.

Nous voyons maintenant comment la hausse des prix, déclenchée, nous le savons, à Séville, pour le chargement des caravelles, a pu s'étendre vers toute une Espagne intérieure, par les dépenses brusquement gonflées de ceux qui participaient aux profits des arrivées de métal. La tendance à employer davantage d'artisans, de domes­tiques, à augmenter leurs salaires, enrichit relativement beaucoup de couches de la population. C'est l'effet en chaine qu'au XVIIIe siècle, le grand économiste Cantillon a remarquablement reconstitué, à partir d'un simple raisonnement théorique 1.

b) Les remises des marchands ne sont pas tout à fait de même nature que celles des émigrants et conquérants. Car elles sont la contrepartie de marchandises expédiées aux Indes.

1. Cantillon. Essai sur la nature du commerce en général, INED, P·91-92.

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Et certes, si les marchands font des profits, ils les emploient aussi à bien vivre, à consommer, à construire, ce qui rejoint l'effet précédent. Mais ils ont aussi leur préoccupation propre : acheter de nouveau de quoi charger d'autres caravelles. Marché intérieur et marché extérieur sont tous deux en expansion. Les lingots américains arrivés au nom de tel marchand sont achetés par les comprador~s de oro y plata qui lui en donnent l'équivalence en monnaie, ou en engagements précis sur telle foire, ou en paiement de telle somme avancée (car le crédit est de plus en plus courant). La mise en circu­lation des arrivées par les marchands est donc rapide.

Il faut cependant, ici encore, établir une distinction : 1) Si le marchand est espagnol, s'il achète des produits

espagnols pour les caravelles, il contribue, certes, à faire hausser les prix, mais au profit du producteur espagnol. Celui-ci, encouragé, anime l'économie productrice. Le seul problème est de savoir si la hausse des salaires et celle des autres prix ne compensent pas trop vite entre deux opérations, la marge à attendre. Le pays a cependant des chances de s'enrichir dans certaines couches, tandis que les catégories sociales à revenus fixes vont gravement souffrir : le hidalgo besogneux, l'escudero (écuyer) quasi-mendiant qui fait ce qu'il peut pour tenir son rang, mais n'y parvient pas, deviennent, du Lazarillo de Tormes à Don Quichotte, des figures littéraires dont certaines préoccupations des théologiens (Domingo de Soto, dans sa Délibération sur la cause des pauvres) confirment le fondement réaliste. Temps d'inflation : l'ancien rentier est la risée du nouveau riche, et se venge par la morgue ou le rêve. Le rêve, c'est l'aventure des Indes littérairement transposée, quand elle a cessé d'être une réalité commune. .

2) Si le marchand est étranger, ou travaille pour l'étranger, le problème est distinct. Il s'agit, pour le marchand, de payer des fournisseurs étrangers, ou d'exporter des bénéfices à l'étranger, dans les deux cas, de faire sortir d'Espagne l'or et l'argent.

En a-t-on le droit? Non, en vertu des habitudes non point « du temps 1), car c'étaient aussi les habitudes du Moyen Age et ce sont souvent les nôtres, la législation est très claire : le métal ne doit pas être exporté.

Mais pouvait-on tenir sur ces positions alors que: 1° la balance commerciale de l'Espagne avec l'étranger

était de plus en plus déficitaire;

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2° toute exportation d'argent était bénéficiaire, puis­qu'il achetait davantage hors d'Espagne qu'en Espagne?

Il était naturel que les spécialistes de la finance inter­nationale, particulièrement les spécialistes des opérations de change, prissent en main l'exportation des monnaies. Comme ils le faisaient déjà pour l'argent du Roi, ils devaient aussi le faire pour les opérations marchandes.

Un livre important (en français 1) résume, dans une belle introduction, ce que sera l'ouvrage en espagnol du même auteur, qui portera le titre: Le siècle des Génois en Castille - 1528-1627; capitalisme cosmopolite et capitalismes nationaux.

Je vous en donne les·,principales leçons: elles sont toutes dans une chronologie des faits qui dépend à la fois du rythme des arrivées de métal et du problème des dépenses de guerre.

Jusqu'en 1551, et après la paix de Cateau-Cambrésis, de 1560 à 1566, les exportations de métaux sont vraiment interdites aux particuliers; les exportations officielles connues se bornent à 15000 ducats en 1528, 4°000 en 1529, 108000 en 1532, 3°000 en 1536; c'est très Eeu de chose. Quels sont alors les moyens de faire passer 1 argent hors d'Espagne?

En fait, il y a bien la contrebande : elle est continuelle; on trouve des monnaies espagnoles dans de nombreux bateaux qui ne devraient pas en contenir; les marchands les plus honorables, comme les Ruiz, de Medina, ont des procès pour contrebande; Azpilcueta dit que les ducats partent d'Espagne « en barils, comme les olives, dans les tonneaux, comme le vin »; cela n'est pas chif­frable, mais ne peut être décisif, car il y aurait danger à pratiquer des contrebandes massives.

Les lettres de change sont un moyen non de faire sortir l'argent, mais de pratiquer des règlements hors d'Espagne, à condition d'avoir en Espagne des contreparties équi­valentes. En principe, toutes les affaires devraient pouvoir se régler par ce genre de compensations; mais seulement dans la mesure où la balance des paiements serait suffisamment équilibrée. Or elle ne l'est pas. L'Espagne achète plus qu'elle ne vend. La seule chose dont elle regorge est l'argent. La situation normale est qu'il y ait en Espagne « largesse» d'argent, tandis qu'il y a

1. Felipe Ruiz Martin : urtres marchtnula Ichantlu. mIT. FI"""". or M.dina dei Campo, Paris, S.E.V.P.E.N., 1965.

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étroitesse sur les places flamandes, italiennes, françaises. Il y a donc possibilité de faire des profits sur les changes, et ceux qui sont le mieux placés pour le faire sont les spéculateurs internationaux liés aux asientos, car les asientos leur permettent de « situer» aux points les plus avantageux l'argent dont ils disposent.

Les achats en Espagne sont un autre moyen d'em­ployer l'argent que l'on a en Espagne et que l'on ne peut faire sortir. Pendant les deux premiers tiers du XVIe siècle, sauf en temps de guerre, les spéculateurs, Génois surtout, ont acheté en Espagne beaucoup de choses, pour y employer l'argent accumulé. On peut penser que cela a favorisé la production espagnole. Mais ce qu'achetaient surtout les Européens, c'étaient des matières premières et alimentaires, plus que des produits manufacturés : par exemple, avant tout les laines, ensuite les soies de Grenade, le miel, l'huile, les fruits, les oranges, la cire, le fer, l'alun, le mercure, le sel, et des produits réexportés reçus des Indes : cochenille, sucre, bois de teinture; comme matières travaillées, quelques draps et cuirs, des gants, du savon. Dans l'ensemble, cela a surtout pour effet de renchérir les prix de revient des produits espa­gnols et de la main-d'œuvre. C'est un profit momentané pour l'Espagne, mais qui ne peut pas durer.

En fait, dès qu'ils le peuvent, les étrangers et ceux qui les servent ont intérêt à exporter d'Espagne, avant tout, la marchandise qui achète le plus de choses, relati­vement, au dehors, c'est-à-dire l'argent.

Ils cherchent à obtenir des licencias de saca, c'est-à­dire des licences d'exportation pour la monnaie. L'État délivre ces licences quand il ne peut faire autrement, mais il s'y habitue aussi, car il peut demander une prime (de 8 à 10 %) pour les accorder. On en délivre beaucoup, pendant la guerre avec la France (1552-1557), on les suspend après la paix de Cateau-Cambrésis, on y revient en 1566 avec la guerre des Flandres.

Dans la première phase (guerre avec la France), les exportations massives de monnaies se sont faites par les flottes de l'Atlantique, circulant entre les ports basques et cantabres (Laredo surtout) et les ports flamands. L'argent traversait alors la Castille du Sud au Nord, de Séville à Laredo, par Madrid.

Mais dans la phase de la guerre des Flandres, le trafic océanique une fois gêné par l'Angleterre et les « Gueux de mer », il fallut soit faire traverser la France, par terre,

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aux trésors américains - et cela, à cause des guerres de Religion, devint très vite impossible - soit, ce qui fut la solution décisive après 1576-77, organiser de massives caravanes d'argent de Séville et Madrid en direction de l'Espagne méditerranéenne - Barcelone, Carthagène, Vinaroz, Valence - afin d'embarquer les « trésors » vers Gênes, qui redistribuait en Europe suivant les besoins.

Ainsi, les demandes de produits espagnols auraient dû baisser, et la circulation monétaire être moins intense, ce gui, normalement, aurait dû enrayer la hausse des prix (en fait, elle est moindre alors qu'au début du siècle).

Mais pour cela, il aurait fallu que les Espagnols renoncent au niveau de consommation auquel ils s'étaient habitués. En fait, les Génois comprirent fort bien le parti à tirer de la situation en Espagne.

Après les faillites de 1557, qui touchèrent surtout les prêteurs du temps de Charles Quint, incitant, par exemple, les Fugger à se retrancher sur leurs positions allemandes, les Génois virent bien que l'~ argent poli­tique » exigé par les grandes vues espagnoles devrait toujours être fourni par les financiers internationaux; mais comment le réunir? Ils s'offrirent à capter l'épargne espagnole, forte, justement, de l'enrichissement antérieur; ils assouplirent le système des juros ou rentes royales, en acceptant eux-mêmes des juros dans le règlement des ~ asientos », mais en les revendant aussitôt, avec béné­fices, dans le public espagnol, qui se précipita, car tout le monde rêvait de vivre de rentes. Ecclésiastiques, veuves, bourgeois, paysans aisés, hidalgos - tout le monde voulut des titres de rente. La demande en fit d'ailleurs baisser l'intérêt servi - de 10 à 7 % en quelques années.

Les souverains, les gens avertis, aperçurent bien le péril, et les Génois n'eurent pas partout bonne presse. Le Roi essaya d'abord d'associer le capitalisme castillan au grand système des juros. Il voulut faire de la Casa de la Contratacidn la véritable gestionnaire du commerce des Indes, à condition que les profits en soient transfor­més en juros à 5 % pro~és au p'ublic; mais la Casa ne fit pas fructifier ces Juros et l'Ëtat ayant cédé à la tentation de mettre la main sur sa caisse, les juros de ce type se trouvèrent dévalorisés à 50 % du pair. Les Génois les rachetèrent et les transformèrent en juros de resguardo de leur type habituel.

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En 1575, après de longues discussions aux Cortes de Madrid, Philippe II, qui n'aimait pas les Génois, à l'égard desquels il partageait les méfiances de quelques­uns de ses conseillers, ordonna de réviser tous les asientos depuis 1566, et d'en liquider les reliquats à des prix désastreux pour les asentistas. Mais il eût fallu trouver des capitalistes castillans prêts à se substituer aux Génois pour la mobilisation du crédit et le transfert de l'argent « politique » au nord de l'Europe. Aucun des marchands espagnols ne put faire face à ces nécessités. Les plaidoyers des Génois, et leurs menaces (ils favo­risaient en sous-main la révolte flamande) l'empor­tèrent finalement.

Au surplus, après 1580, l'afBux impétueux de l'argent américain donna un temps l'illusion d'une source intarissable. Il passa massivement en Italie. Le problème délicat devint alors, cependant, la dévalorisation de l'argent devant l'or, qui, plus rare, était de plus en plus recherché. Les troupes de l'Europe du Nord, en parti­culier, exigeaient des paiements en or. Là encore, seuls les Génois pouvaient s'entremettre.

Ainsi, avec des phases d'allure assez diverse, l'Espagne, traversée par un flot d'argent et de crédit, mais sans cesse endettée et déficitaire à l'égard de l'étranger, vit s'arrêter peu à peu son activité productrice, et devint un pays rentier, au moment même où, dans les dix dernières années du siècle, les prix faisaient un nouveau bond en avant.

Le pays se rendit-il compte de la situation et de ses dangers? On peut y suivre, pas à pas, de remarquables prises de conscience.

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XVII

LA PRISE DE CONSCIENCE DU PROBLÈME DES MÉTAUX PRÉCIEUX

CHEZ LES ESPAGNOLS

Les Espagnols se sont-ils aperçus de ce que repré­sentait pour eux l'arrivée massive de métaux précieux, et la hausse des prix des marchandises? Ont-ils pris conscience des avantages, des dangers, des problèmes impliqués par ce double phénomène? En ont-ils compris la nature, esquissé l'interprétation?

J'attire particulièrement l'attention sur cet aspect espagnol de l'interprétation précoce de la révolution des prix, parce que c'est un aspect peu connu et souvent déformé. Dans les ouvrages d'histoire français, on présente Jean Bodin comme le premier interprète du phénomène en 1568. Dans les ouvrages économiques français, on affirme traditionnellement que les Espagnols ont subi le phénomène de la révolution des prix sans le comprendre et n'ont eu qu'une préoccupation : empêcher les sorties d'or et d'argent par des mesures draconiennes, ces métaux étant considérés comme la seule richesse; cette attitude est considérée comme une forme primitive du « mercantilisme », qualifiée de noms inutilement pédants: « bullionisme » (amour du lingot, en anglais bull ion), ou « chryshédonismj: ~ (attitude qui place le bonheur dans l' or) 1.

On ne peut évidemment examiner le problème de l'or dans le monde sans se demander quel fut l'aspect subjectif du problème: l'or est-il fin suprême, « nerf de

1. Cf. mon article, que je résume: Pierre Vilar: La primitifs upagnols tù la pem" 'conomilJlU : • qutmtit4ti,,;"'" • or • Indlitini.".. '. Hommage à Marcel Bataillon, 1962, "uméro spécial du Bulletin hispanique.

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la guerre », seul sigqe de la prospérité de l'individu, de la grandeur des Etats? Est ... il au contraire symbole de corruption (Auri sacra lames), germe de dissolution des véritables richesses, qui ne sont que dans la produc­tion des biens nécessaires à la vie : « Labourage et pâturage... les vrais mines et trésors du Pérou... » dira Sully.

Dans cette opposition de deux pensées qui ont coexisté et qui se sont combattues, la parole est portée par une majorité de moralistes, de théologiens, de littérateurs qui se sont contentés d'illustrer de vieilles maximes, antiques ou évangéliques, classiques thèmes d'école. Il y a eu aussi des hommes qui ont essayé de saisir le fait économique, sociologique, historique, en train de se produire, sous les effets des importations d'or et d'argent. Il était naturel que, devant « le phénomène se produisant » (Simiand recommande toujours de s'y replacer), les premiers et les plus directement touchés fussent les Espagnols.

Et par là-même, ils ont mieux réfléchi, mieux compris que quiconque, ce que trop souvent on ignore. La pensée espagnole du XVIe siècle et des débuts du XVIIe est une des plus intéressantes dans la longue histoire des interprétations économiques et des positions morales de l'homme en face des problèmes de l'or et des métaux précieux.

Représentons-nous les divers niveaux où agissent et réagissent les Espagnols placés devant l'exploitation coloniale des mines, et devant la naissance du grand commerce où le métal monétaire joue, en retour, le rôle prépondérant.

Aux Indes même, nous avons aperçu, au Potosi, le marché de l'argent déclenchant à la fois croissance économique, enrichissements, corruptions, luttes sociales, discussions entre autorités, scrupules d'administrateurs et de religieux, av~c enquêtes parfois très modernes, et invectives du haut de la chaire.

A Séville, à l'arrivée du métal, même chaine de phénomènes (atténués) :

a) .Au niveau individuel, chacun cherche à gagner dans une conjoncture excitante : fortunes et ruines brusques, lent appauvrissement des classes à revenus fixes, gens qui attaquent, gens qui se défendent, gens qui subissent; toute une stratégie individuelle dont rien ne dit qu'elle assure une harmonie au niveau global ...

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b) Au niveau global en effet, les prix qui montent trop menacent finalement de détruire les types même de revenus qu'ils avaient favorisés, en ruinant le pouvoir d'achat intérieur, en rendant les entreprises espagnoles, devant l'étranger, moins compétitives. .

c) Au niveau de l'État enfin, la richesse produit les mêmes effets que chez les individus; il se croit riche : il s'endette; les buts quotidiens, les ambitions, les traditions s'installent à un niveau vite insoutenable.

Devant cette évolution, surgit une double réflexion : - en face des attitudes individuelles envers l'or,

l'enrichissement, l'appauvrissement, l'analyse est écono­Inique, et la critique est morale;

- en face de l'attitude de l'État, l'analyse est sociale, et la critique est politique.

Encore faut-il distinguer entre les types de critique et d'analyse, entre les lieux où elles se manifestent, entre les moments qui les inspirent. L'histoire, c'est justement cela : l'explication par la localisation dans l'espace, et par la datation dans le temps, des réactions réciproques entre les faits matériels et l'esprit des hommes.

1. - LES TYPES DE CRITIQUE

Nous en distinguerons trois, qui sont dominants : a) La critique des Cortes : il s'agit d'assemblées

représentatives qui, en Castille, sont issues essentielle­ment des villes (en fait, de quelques villes seulement); elles expriment les intérêts et les vues, souvent étroites, mais significatives, de consommateurs, de contribuables, de classes artisanales ou marchandes.

b) L'analyse des théologiens: elle est très intéressante parce qu'elle représente la rencontre de la pensée chrétienne médiévale, du mode de raisonnement scolas­tique, de la morale thomiste du « droit naturel », avec les phénomènes modernes déclenchés par les Décou­vertes : afIlux de métaux précieux, grand commerce, enrichissement, profits.

En principe, on sait que l'Église et le thomisme avaient condamné l'usure, c'est-à-dire tout prêt à intérêt exploitant la pauvreté, le besoin, la rareté. En fait, la position thoIniste, issue du ~ droit naturel »,

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admettait tout profit rationnellement justifiable; par exemple, le « juste prix 1) n'était nullement le prix « moralement • juste, mais le « prix commun », formé sur le marché, parce que considéré comme « naturel 1),

donc « rationnel ). Dès lors le travail du théologien chargé de juger de la légitimité d'un gain consiste à rechercher, par analyses subtiles, s'il est « rationnel 1)

ou non que l'on fasse un profit sur telle opération de change, sur tel paiement en foire, sur tel prêt maritime, etc. Le manuel du confesseur devient un livre d'analyse économique! Les plus intelligents vont tenter de se faire une théorie des phénomènes économiques. Et comme ils se placent, par définition, au niveau de l'individu, leur théorie sera individualiste, subjectiviste, psychologique, proche de la théorie « moderne •.

c) La réflexion des conseillers de l'État, sollicitée ou spontanée, proviendra de l'observation des phénomènes financiers globaux (balance du commerce et des autres comptes, endettement, prix intérieurs et prix étrangers, etc.). Elle introduira les notions économiques modernes des comptes de la nation (qui sont d'ailleurs l'héritage moderne du mercantilisme). Ces réflexions de conseillers de l'État sont rares dans la première moitié du XVIe siècle; elles apparaissent au cours des crises du milieu du siècle, et reparaissent vers 1600, pour foisonner sous la plume des « donneurs d'avis 1) spontanés du XVIIe siècle, les « arbitristes ), souvent taxés de folie, parfois pleins de lucidité.

II. - LA LOCALISATION DES CRITIQUES

Elle éclaire souvent leur sens : a) Les villes de grand trafic, Séville, Medina deI

Campo, inspirent des analyses concernant les effets du grand commerce; un théologien comme Tomâs de Mercado, est sévillan, mais a passé sa vie au Mexique et il est docteur de Salamanque; sa Suma de tratos y contratos est une « somme ) sur les opérations commer­ciales vues par un théologien.

Vers 1600, les « mémoriaux 1) dressés par la ville de Medina deI Campo analyseront les bases de la prospérité des foires à leur apogée, les raisons de leur décadence, et les regrets des marchands.

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b) Les villes artisanales, industrielles, comme Tolède, Ségovie, exprimeront les vues des producteurs indus­triels, non hostiles à une montée progressive des prix, mais ennemies des exportations de matières premières, et des importations de produits industriels concurrents des leurs.

c) Les régions dominées par l'économie agricole ou pastorale : Burgos, le nord de la Castille, la Navarre, pleureront à la fin du siècle, le déclin de l'agriculture avec des accents rappelant Sully - et parfois les physio­crates - pour opposer la terre, seule richesse véritable, à la chimère de l'or.

III. - LA DATATION DES CRmQUES

Elle permet de distinguer plusieurs périodes. a) Première période (1500-1550) : le temps de la

satisfaction des marchands et de l'inquiétude des seuls consommateurs.

Il suffit de rappeler les titres que Pierre Chaunu a donnés aux divers cycles conjoncturels de cette première moitié du siècle pour apercevoir leur caractère optimiste : « cycle de départ ) (1500-1510), « cycle de la grandeur et du monopole des Iles ) (1510-1522), « cycle de la Nouvelle-Espagne ) (dominé par la conquête du Mexique - 1522-1532), « cycle de l'entrée en scène du Pérou ) (1532-1544), « records au terme des prospé­rités faciles ) (1544-1550).

Cette période suscite peu de critiques, mais déjà quelques analyses de théologiens dans les villes de foires, et quelques plaintes des Cortes sur les hausses de prix et les dépenses d'État.

Il est caractéristique que les traités de théologiens sortent de l'expérience des villes de foires : Medina deI Campo, et Villal6n, près de Valladolid, au cours des années 1540-1545; citons: Cristobal de Villal6n : Provechoso tratado de cambios et contrataciones (Utile traité des changes et des affaires) Valladolid, 1542; Saravia de La Calle : InstrucciOn de mercaderes (Instruc­tions pour les marchands) Medina deI Campo, 1544.

Ces traités décrivent et discutent les procédés des marchands en foire, la formation des prix, la légitimité

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des changes. Ils ne dénoncent pas les hausses spécula­tives, ni les dépréciations de la monnaie. Ils témoignent donc d'une période ascendante des affaires, non consciente encore des dangers de l'accélération.

Les réclamations des Cortes contre la vie chère et les mesures prises contre elle sont notables en 1515, 1525, 1532, 1534, 1542, 1544, 1548. Les villes voient très bien l'origine des hausses : l'exportation. Mais elles ne dénoncent que l'exportation des produits alimen­taires, et celle des matières premières : laines, et cuirs surtout; nous avons vu que les Génois exportaient souvent les bénéfices réalisés à Séville en achetant des laines brutes, des cuirs bruts; cela faisait monter les prix de ces matières preInières, aux dépens de l'industrie espagnole. Mais les Cortes n'osent pas réclamer l'inter­diction des exportations vers les Indes, bien qu'elles soient les plus responsables des hausses de prix; c'est que les fabricants profitent de la hausse des produits manufacturés.

Cependant, à la fin de la période (1545-1548), on commence à dénoncer les importations de produits manufacturés étrangers concurrençant les produits espagnols; on déplore l'entrée d'objets inutiles « qui ne servent que d'amusement », « puérilités », verreries à bon marché, bijoux simili, jeux de cartes, etc. On fait observer que la Castille produit aussi de ces objets (verreries, jeux de cartes). Et finalement, on propose comme solution : « que les étrangers qui apportent des marchandises dans nos royaumes donnent la garantie qu'ils emporteront en retour des marchandises, non de l'argent ... ».

C'est proposer des « accords de compensation » pour lutter contre la sortie des bonnes devises. On voit que les problèmes ont été bien saisis; l'étranger achète des matières pour les transformer et rapporte des matières manufacturées; il y a déficit de la balance commerciale, sortie de bonnes monnaies.

Vers 1548-1550 naît une expression curieuse de cette prise de conscience. On dit « L'Espagne est les Indes de l'étranger », « on nous traite comme des Indiens ... », « ... comme si nous étions des Indiens ».

A ces expressions, il y a une preInière explication, un peu enfantine; les Espagnols sont frappés du fait que des colporteurs français, Inilanais, offrent, dans les campagnes espagnoles, des bijoux simili, des verroteries,

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de menus objets, contre les bonnes monnaies d'argent des paysans. D'où l'expression: on nous traite comme des Indiens, car les chroniqueurs avaient rendu célèbre l'attitude des Indiens d'Amérique, dès Colomb, donnant or et argent contre des verroteries.

Mais l'expression, en réalité, exprime un phénomène plus profond : après avoir exploité les Indes, du fait que celles-ci payaient très cher les objets espagnols, l'Espagne est exploitée par l'étranger, parce qu'à son tour elle paie cher, en métal précieux, les objets de l'étranger.

En principe, cela a commencé dès que la hausse des prix espagnols a été plus rapide que celle des . prix étrangers; en fait, tant que les ventes aux Indes des produits espagnols ont dépassé les ventes de l'étranger en Espagne, il a pu y avoir enrichissement global, formation de capitaux, croissance des revenus au moins dans certaines classes; mais dès qu'il fallut, à cause des hausses de prix, importer toujours davantage et finalement plus qu'on n'exportait, il y a eu tendance à l'appauvrissement collectif, ce qui donne un sens précis au terme « Nous sommes les Indes de l'étranger ... ).

La conscience du péril se renforce lors du ralentisse­ment des affaires de 1550-1562, « la grande récession du demi-seizième siècle ) (P. Chaunu).

b) La grande récession de 1550-1562 : le mercantilisme de Luis Ortiz.

C'est le temps où l'or s'épuise, où les techniques minières nouvelles s'installent.

Le trafic Espagne-Amérique, mesuré par Pierre Chaunu, tombe fortement : le tonnage des navires allés et venus passe de l'ordre de 12600 tonneaux à l'ordre de 6 900 entre 1550 et 1556. Or les prix, s'ils ralentissent leur ascension, ne tombent pas; et les salaires s'élèvent; il ne faut pas oublier qu'on est en guerre jusqu'en 1559 (paix de Cateau-Cambrésis). En 1557, la plus grande crise financière du siècle a obligé l'État à une sorte de banqueroute, qui a favorisé les Génois, mais écarté les Fugger. En plaçant les juras ou titres de rente dans le public, les Génois contribuent à faire de l'Espagne, pays encore entreprenant, un pays de rentiers.

Ici, c'est un conseiller royal, cantadar de Castilla, habitant de Burgos, Luis Ortiz, qui voit les dangers et propose un plan. Son ouvrage étant resté inédit jusqu'en 1958, on l'a cité plus souvent qu'on ne l'a lu;

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comme six de ses chapitres s'appellent Pour que l'argent ne sorte pas d'Espagne, on a répété qu'Ortiz proposait seulement des mesures de coercition pour le garder. En fait, E.]. Hamilton, qui avait lu attentivement le manuscrit, y trouvait (1 une doctrine de la balance commerciale remarquablement lucide pour son temps, et même pour les temps postérieurs ».

Que dit Luis Ortiz? Que l'Espagne étant riche et frugale, il doit s'établir

une distance entre production et consommation qui lui permet d'épargner.

Que (c le travail est un trésor » et qu'il faut donc remettre au travail productif, aux métiers (c mécaniques », les seigneurs oisifs, les soldats, les domestiques, les errants, les étudiants, les hommes de lettres, les hommes de loi ...

Que les Espagnols, en effet, tirant tout du travail étranger, là est la vraie cause de la hausse des prix; contre peu de chose, les Espagnols prennent leur or et leur argent aux Indiens; mais l'étranger, contre peu de chose aussi, prend aux Espagnols cet or et cet argent dus aux fatigues des Indiens, mais aussi à l'audace et aux risques des Espagnols ...

Ortiz propose : a) de mettre moins d'argent dans les pièces espagnoles

pour que l'étranger soit moins tenté de venir les chercher (cela veut dire : dévaluer la monnaie pour déco~ager les importateurs);

b) de constituer un trésor de guerre (ce qui restreindrait la circulation métallique). Donc, Ortiz a bien vu que les prix-argent dépendaient de cette circulation.

Il voudrait que les femmes filent au rouet, non au fuseau, parce que cela produit quatre fois plus vite; qu'on favorise les canaux, les irrigations, la régularisa­tion des fleuves; autrement dit qu'on se préoccupe de productivité et qu'on investisse dans l'outillage pro­ductif; Ortiz reconnaît qu'on ne peut le faire tant qu'on est pauvre en argent; il ne co~sidère donc pas cet argent comme une richesse en soi, mais comme un possible capital productif.

On voit qu'il s'agit d'un « plan de stabilisation » très moderne. Ortiz a bien analysé (c les comptes de la nation », surtout (c la balance des comptes » car il a énuméré tous les postes déficitaires de « la balance du commerce » (importations plus fortes qu'exportations), sans oublier

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d'y ajouter les intérêts payés aux créanciers du Roi et aux monopoles étrangers, les sommes versées à Rome pour indulgences ou bénéfices, les excédents de salaire envoyés ou rapportés chez eux par les ouvriers immigrés, en somme tous les postes « invisibles » distincts du commerce.

Il ne faut pas croire Ortiz moderne sur tous les plans : il parle au nom de la Vierge, de saint Jacques, des sept chœurs des Anges, il veut interdire l'importation des livres non seulement pour redresser la balance commer­ciale, mais pour protéger l'orthodoxie. Cependant, il a eu une vue très claire des remèdes possibles, s'il n'a pas vu toutes les causes des dangers qu'il a dénoncés : car il oublie de dire que l'oisiveté est souvent forcée, que l'excès de domestiques, de métiers non-productifs, est dû à l'enrichissement préalable de l'Espagne, par l'exploitation des Indes.

Il s'indigne que l'Espagne soit « les Indes de l'étran­ger », sans se demander si elle ne l'est pas devenue du simple fait qu'elle avait exploité les Indes. La dialectique de l'exploiteur-exploité, du colonisateur-colonisé lui échappe. Mais il a raison de penser que si l'Espagne eût consacré ses richesses à s'équiper productivement au lieu de consommer et d' « aller à Salamanque », elle eût été la première grande nation moderne du monde. Était-ce possible? Cela reste douteux, car la masse du métal monétaire dépassait peut-être les possibilités mêmes des besoins du temps en équipement; rappelons­nous, pourtant, l'exemple du Potosi où l'on consacrait 8 000 000 de pesos aux fêtes du couronnement contre 3 000 000 aux travaux hydrauliques; Ortiz a eu l'intuition des périls de cette mentalité somptuaire.

c) La période 1562-1598 : le flot d'argent de la fin du siècle.

Quand, sous l'influence de l'argent mexicain, puis de l'argent du Potosi, la masse des importations de métal devient écrasante - et quand, par l'effet des innovations techniques successives, cet argent arrive toujours à meilleur marché, l'ascension des prix espa­gnols reprend.

De nouveau l'enrichissement apparent voile les problèmes globaux; on ne voit pas reparaître les analyses critiques du type de celles d'Ortiz. Mais de nouveau, les Cortes, effrayées de la hausse des prix, élèvent de fréquentes protestations. Et les nombreuses faillites, le

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déclin assez précoce des foires de Castille, suggèrent déjà des « mémoriaux ) sur la fragilité de l'économie marchande (Tolède, Medina deI Campo).

Ce qui est le plus intéressant pourtant, c'est de voir, au cours de cette période, se préciser l'analyse théorique des théologiens pour l'exelication des hausses de prix.

C'est à leur sujet qu'li faut redresser l'affirmation courante suivant laquelle Jean Bodin serait le premier à avoir rattaché cette hausse des prix à l'arrivée des métaux précieux.

Nous retiendrons deux noms, qu'il faut joindre à celui de Jean Bodin, aux origines de la théorie quantita­tive de la monnaie. Celui de Martin de Azpilcueta, théologien basque, navarrais, connu aussi sous le nom de El Doctor Navarro j et celui de Tomas de Mercado, déjà si souvent cité.

IV. - LA RÉFLEXION THÉORIQUE DES THÉOLOGIENS

A) Martin de Azpilcueta. C'est un confesseur, dont les Manuels (pour « confes­

seurs et pénitents )) traitent des cas de conscience sur tous les points de morale; ces « manuels ) ont connu une immense diffusion, des éditions successives nom­breuses, en Espagne, Italie, France. Or ces manuels, soit au chapitre qui commente le commandement « Tu ne voleras point ), soit dans des « commentaires résolutoires ) spécialement consacrés l'un aux usures, l'autre aux changes, étudient les cas où il est légitime, ou illégitime, de prêter, d'assurer, de s'associer en compagnie, de gagner de l'argent sur des lettres de change, etc. Nous retiendrons simplement une ou deux phrases qui, écrites dans ces occasions, expriment la relation aperçue entre abondance de la monnaie et montée des prix.

Cette relation est connue, semble-t-il, de tous les théologiens scolastiques, qui ont cherché à établir les raisons pour lesquelles une monnaie ne garde pas même valeur à travers les lieux et les temps. Azpilcueta en donne huit. Et il donne six autorités à l'appui de celle-ci : « la septième raison qui fait monter ou descendre la monnaie, c'est la rareté et le besoin, ou au contraire l'abondance de cette monnaie ... ).

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Que la monnaie obéit à la loi de l'offre et de la demande est donc un raisonnement bien établi.

Plus explicites sont les phrases qui, cette fois, comme dans Bodin, rattachent la hausse des prix à la découverte des Indes.

« Toutes marchandises enchérissent si l'on en a grand besoin et petite quantité; et l'argent, en tant qu'il est une chose vendable, échangeable, objet de tout autre contrat de commutation, est marchandise, et enchérira donc, comme il a été dit, par le grand besoin et la petite quantité que l'on en aura ...

Toutes choses égales d'ailleurs, dans le pays où il y a faute d'argent, toutes autres choses vendables, et même les bras et travaux des· hommes, s'offrent pour moins d'argent que là où l'argent est en abondance; l'expérience prouve qu'en France, où il y a moins d'argent qu'en Espagne, le pain, le vin, les draps, la main-d'œuvre valent bien moins, et en Espagne même, au temps où il y avait moins d'argent, on offrait pour beaucoup moins les choses vendables, les bras et les travaux des hommes, que depuis que la découverte des Indes l'a couverte d'or et d'argent ».

Ce texte est de 1556, douze ans avant Bodin. Il figure dans le Commentaire résolutoire des changes, que l'on vient, à cause de son importance théorique, de rééditer en Espagne, et dont un ouvrage sur la théorie moné­taire publié par la Faculté de Droit de Paris, a donné des extraits en français.

B) Tomas de Mercado a publié son ouvrage Tratos y contratos à Salamanque en 1568, et une seconde édition à Séville en 1572. On pourrait dire que la première édition est exactement contemporaine de la Response à Monsieur de Malestroict de Bodin. Mais, par la date même de l'autorisation d'imprimer que porte le livre de Mercado, il est certain qu'il ne peut y avoir d'influence d'un ouvrage sur l'autre. C'est une rencontre.

Mercado ajoute une grande importance à une notion que nous appelons aujourd'hui le « pouvoir d'achat ) de la monnaie; il l'appelle, lui,« estimation de la monnaie ), entendant par là que, suivant les lieux et les temps, la monnaie est plus ou moins « estimée ), c'est-à-dire donnée contre une quantité variable de denrées diverses. Et il affirme : « l'estimation est inégale, mais l'inégale quantité égale cette inégalité ).

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Essai d'expression quasi mathématique de l'équilibre entre l'effet d'abondance et l'effet de demande.

Mais à côté de cette -recherche logique et abstraite, Mercado, dont le livre décrit toutes opérations à Séville et aux Indes, donne des observations concrètes. Nous en avons déjà vu une, sur la façon dont un spéculateur fait monter le prix des velours à Grenade pour charger une caravelle à Séville 1.

Mercado établit, comme Bodin, une hiérarchie des pays quant au coût de la vie, inverse de la hiérarchie d'estimation de la monnaie : c'est aux Indes que la monnaie est le moins estimée, car, « comme ces métaux naissent et se récoltent là-bas, ils y sont tenus pour bien peu de chose » •

. Ensuite vient l'Espagne, qui recueille la plus grande partie de ces métaux, puis les Flandres, puis l'Italie, puis la France, etc.

Il a même précisé l'observation régionale des prix en Espagne, suivant leur distance de l'Andalousie, et l'observation chronologique de la hausse.

« Nous voyons que mille ducats sont tenus pour bien davantage en Castille qu'en Andalousie, et nous trouvons la même discrimination par la différence de temps au sein d'une seule ville; car il y a trente ans, mille maravedis étaient une belle somme, et à l'heure présente, ce n'est plus rien, bien que les maravedis n'aient pas changé de prix ... ))

Ce dernier membre de phrase est une réponse anti­cipée à une objection possible, du type de celle de Malestroict; « les maravedis n'ont pas changé de prix »

veut dire qu'il n'y a pas eu de dévaluation officielle, de changement de tarif légal entre pièces d'argent et monnaie de compte; ce qui a changé, c'est l'estimation psychologique commune de l'argent-métal. Mercado conclut:

« C'est que le changement d'estimation que le temps a déterminé, dans un même lieu, pour la monnaie, dans diverses voies, entraîne les effets que j'ai dits, dans un même temps, pour divers royaumes. ))

Et Mercado se rend très bien compte du fait que la monnaie, étant plus estimée à l'étranger qu'en

1. Cf. ci-dessus page 95.

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Espagne, va tendre à fuir l'Espagne pour l'étranger, puisqu'elle y achète davantage de produits. Les courants monétaires se dessinent ainsi, compensés par des courants commerciaux; les marchandises étrangères envahiront l'Espagne et les Indes.

Mercado voit donc à la fois les causes de la cherté (l'abondance d'argent), les mécanismes de la cherté (on exporte à prix toujours plus hauts vers les Indes, et on tend à dépenser de plus en plus à mesure que l'on a plus d'argent), enfin les conséquences de la cherté (on ne peut plus produire à bon marché, et on va tout acheter au dehors).

C'est pourquoi, bien qu'on soit encore loin de la décadence, même économique, de l'Espagne, Mercado est inquiet, et pessimiste :

« De là, dit-il, ce dérèglement : pauvres et riches chargent (il entend : chargent des marchandises sur les caravelles des Indes ... ) et, chargeant, ils détruisent, ensemble, les deux républiques, celle d'Espagne et celle des Indes, l'Espagne, en faisant monter les prix par leur grande demande, et par la multitude des marchands qui s'adressent aux étrangers en même temps qu'aux gens du pays ... Et également les hommes de là-bas, en leur demandant des prix si élevés que c'en est pitié. »

Cela ne peut durer. L'Espagne entrera en décadence. Et il faut distinguer une quatrième période; après le

demi-siècle de montée insouciante des prix - 1500-1550 - après la crise de structure minière du milieu du siècle - 1550-1562 - après le temps de l'afflux d'argent où les hommes commencent à déceler le mécanisme et les dangers de la hausse - 1562-1598 -vient un moment où tous les esprits aperçoivent les dangers de cette inflation monétaire qui tue l'économie espagnole en face de l'étranger. On s'aperçoit alors à la fois: que le métal a fait monter les prix; qu'il n'est pas resté en Espagne, mais qu'il y a été remplacé par une pyramide de crédits, d'engagements, de titres de rente, de mauvaise monnaie circulante (billon de cuivre, pièces étrangères à titre bas, etc.); que l'activité est arrêtée, et que les gens vivent sans produire; que les impôts sont énormes, parce que l'État est endetté, et doit faire face à une politique dont il n'a plus que les moyens apparents.

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V. LA PRISE DE CONSCIENCE DU DÉCLIN LA « MALÉDICTION DE L'OR »

Alors commence une période d'abondante - de llurabondante - littérature économico-politique sur les périls de l'Espagne, qui va de la mort de Philippe II à la crise dramatique de 1640, où se séparent la Catalogne et le Portugal. Cette littérature nous oblige à reviser deux opinions encore courantes :

1) celle suivant laquelle les Espagnols auraient identifié or et argent avec richesse effective;

2) celle suivant laquelle le thème moral des méfaits de l'or serait tardif - XVIIIe siècle - et sans base d'analyse économique.

En fait, les Espagnols des années 1600 ont très bien compris que pour avoir eu trop d'or, puis d'argent, cet or et cet argent s'étaient enfuis de chez eux; que malgré cette fuite, ils avaient influé sur l'économie interne, parce que des crédits, des engagements, des rentes s'étaient gagés, d'avance, sur cet afflux de métaux; que cette « inflation » de circulation monétaire, engageant à la dépense interne et externe, avait fait monter les prix, favorisé les professions non-productives, et l'oisi­veté; que cette montée des prix avait tué les produits espagnols devenus non-compétitifs devant les produits étrangers.

Suivant les auteurs, la réaction est en faveur de l'agriculture (on trouve des formules physiocratiques), ou en faveur de l'industrie (il y aura, chez d'autres auteurs, une mystique du protectionnisme), ou en faveur de la population (il ya des populationnistes farouches). Contre l'émigration, contre l'or et l'argent, se dessine une dénonciation du parasitisme colonial. Chez certains moralistes, l'idée que l'Espagne suit le cycle de l'Empire romain - enrichissement - corruption - décadence -finit par être présente.

Mais les pensées proprement économiques sont plus précises : citons quelques exemples de formules caracté­ristiques :

1) Conscience que l'or et l'argent ont fui : Cortes, 1582 :

« Ils savent bien, par expérience manifeste, que tant d'argent n'est pas plus tôt venu qu'il ,disparaît, et que plus il en vient, moins le royaume en a... »

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Cortes de 1588-93 :

« Nos royaumes, alors qu'ils pourraient être les plus riches du monde par l'abondance de l'or et de l'argent qui y sont entrés et y entrent des Indes, sont les plus pauvres parce qu'ils servent de pont pour les faire passer dans d'autres royaumes, qui sont nos ennemis, et ennemis de Notre Sainte Foi Catholique ... ))

Cortes, 1566 :

« On voit par expérience qu'une flotte des Indes arrivant avec beaucoup d'argent, au bout d'un mois ou deux, il ne paraît plus une seule pièce, car on les extrait aussitôt par voies indirectes... ))

2) Conscience des mécanismes et de la contradiction, par exemple, chez Gonzâlez de Cellorigo, dans un admirable Mémorial de 1600, qui commence par la description de la peste de 1599-1600 à Valladolid, et analyse ensuite les maux du royaume.

Un chapitre s'intitule : Que l'abondance de la monnaie ne fait ni le soutien ni la richesse des états.

Il montre: - que la hausse des prix et des impôts rend pauvre

un pays où arrivent en abondance l'or et l'argent, tandis que « manquent les choses nécessaires à la vie humaine, choses dont le manque dans un royaume fait manquer ce royaume à la véritable richesse );

- que la richesse monétaire est « en l'air ), « sous forme de papiers, contrats, cens, lettres de change ), qui sont mis ici, à juste raison, sur le même plan que l'or et l'argent auxquels ils se substituent;

- que « si l'Espagne n'a ni monnaie d'or ni monnaie d'argent, c'est qu'elle en a, et que si elle est pauvre, c'est qu'elle est riche ).

Ainsi, cinq ans avant la publication de Don Quichotte (dans cette même ville de Valladolid), le thème de l'illusion, opposé à la réalité profonde des choses, se trouve chez Cellorigo.

3) L'idée de la primauté de la production; et, parti­culièrement, de la production agricole et pastorale est exprimée de façon claire et répétée, à peu près au moment même où Sully déclare que « Labourage et pâturage sont... les vraies mines et trésors du Pérou ). Le thème est espagnol au moins autant que français.

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On le trouve chez Pedro de Valencia (1608) :

« Le mal est venu de l'abondance d'or, d'argent, de monnaie, ce qui a toujours été... le poison destructeur des cités et des républiques. On croit que l'argent est ce qui assure leur subsistance, et cela n'est pas. Les héritages labourés, les troupeaux et les pêcheries, voilà ce qui fait subsister les cités et les républiques. Chacun devrait labourer sa part de terre. Et ceux qui vivent aujourd'hui de l'argent donné à rente sont des inutiles et des oisifs, qui sont là pour manger ce que les autres sèment et travaillent. "

On pourrait multiplier les citations, chez Arrieta, Lope de Deza, Navarrete, Caxa de Leruela :

« Depuis que les Espagnols ", dit ce dernier, « ont mis leur félicité temporelle dans l'acquisition des métaux, méprisant, comme dit Columelle, la meilleure façon de maintenir et d'accroître sans crime les patrimoines, c'est-à-dire le labourage et le pâturage, ils ont stupidement perdu l'une et l'autre richesse à la fois. "

En 1640, Saavedra Fajardo, dans son Idée d'un prince chrétien, résumera de façon littéraire le processus de la ruine par l'inflation, en y faisant intervenir - avec raison - les intermédiaires psychologiques :

« Le peuple admira sur les rives du Guadalquivir ces fruits précieux de la terre tirés à la lumière par les fatigues des Indiens, et amenés par notre audace et notre industrie. Mais la possession et l'abondance de tant de biens a tout altéré. Aussitôt l'agriculture a délaissé la charrue et, vêtue de soie, elle a pris soin de ses mains durcies au travail. La marchandise férue de noblesse a échangé le comptoir pour la selle du chevalier et a voulu caracoler dans les rues. Les arts ont dédaigné les instruments mécaniques. Les monnaies d'or et d'argent ont dédaigné l'alliage de parenté roturière, et sont restées pures et nobles tant et si bien que les nations les ont, par tous les moyens, désirées et recherchées. Les denrées même ont pris de l'orgueil, et, mésestimant l'argent et l'or, ont haussé leurs prix. Comme les hommes se promettent toujours de leurs revenus plus que ceux-ci ne peuvent donner, le faste et l'apparat royaux se sont accrus, les gages ont augmenté ainsi que les soldes, et tous les autres frais de la Couronne, toujours sur la foi de ces richesses sans cesse attendues, mais qui, mal administrées et mal conservées, n'ont pu suffire à tant de dépenses. »

Cette analyse littéraire annonce l'analyse économique de Richard Cantillon.

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XVIII

LA « RÉVOLUTION DES PRIX »

HORS DE L'ESPAGNE : LE CAS DE LA FRANCE

Il importe de bien prendre conscience des phéno­mènes intermédiaires qui s'interposent entre les entrées de métal précieux dans un pays et le phénomène de la hausse des prix : le métal précieux est importé contre des marchandises, et la monnaie interne de chaque pays n'est pas moins importante à étudier que la monnaie­métal intemationalement valable.

L'exemple de l'Allemagne serait intéressant à déve­lopper.

A la fin du xve siècle et jusqu'au milieu, peut-être encore, du XVIe, l'Allemagne moyenne et l'Allemagne méridionale, pays des mines d'argent, ont pu résister et progresser économiquement; tant que l'or l'emportait dans les importations coloniales, l'argent se valorisait relativement par rapport à l'or, et les mines restaient rentables.

En revanche, dès qu'arrive massivement l'argent du Potosi (appelons-le amsi pour simplifier), l'Allemagne des Fugger est atteinte dans les sources mêmes de sa fortune. Après 1570, elle végétera. Il faudrait reconstituer les conditions exactes de concurrence entre l'argent allemand et l'argent américain. Mais le fait que l'argent allemand est vaincu dans la concurrence est suffisamment prouvé.

A la fin du siècle, les mines ferment. Les incidents s'y multiplient. Les mineurs allemands ne peuvent plus - ou ne veulent pas, à cause des habitudes prises -travailler aux salaires qu'on leur offre. Ils émigrent. On en trouve partout : Irlande, Angleterre, France,

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Espagne (aux mines de Guadalcanal), et en Amérique enfin. L'argent allemand, dit un texte suisse de 1576, « est à trop grand et trop hault prix ).

Ainsi l'Allemagne d'Augsbourg, d'Ulm, l'Autriche du Salzkammergut, s'effacent du rang honorable qu'elles tenaient encore au milieu du XVIe siècle, pour faire place à la montée des ports baltiques, des Pays-Bas, de la Suède finalement, qui sera au contraire favorisée par la montée des prix du cuivre commercial, qu'elle produit abondamment, et qu'elle déversera, en particulier sur l'Espagne, au moment où celle-ci, après 1605, suppléera par des émissions folles de « billon ) au ralentissement des arrivées d'argent d'Amérique.

Mais nous nous arrêterons davantage sur le cas français.

Rappelons qu'au début du XVIe siècle en France, il existe des régions isolées, peu actives, usant très peu de grosses monnaies d'or ou d'argent dans les relations quotidiennes, qui n'obéissent qu'avec résistance aux impulsions venues du dehors; de telles régions existeront encore au XVIIe siècle, et peut-être jusqu'au XIXe.

Cependant, le XVIe siècle est un temps d'activation générale de toutes les circulations - humaine autant que monétaire - de sorte que la révolution sera partout ressentie, bien qu'à des degrés divers.

De pauvres régions, comme l'Auvergne méridionale, capteront les fortes monnaies espagnoles du fait de l'émigration ouvrière et du petit commerce des colpor­teurs. Les grandes régions maritimes - Bretagne, Marseille - les capteront par le grand commerce.

Carrefour entre l'argent allemand et l'or espagnol dans la première partie du siècle, entre l'argent espagnol et les régions actives du nord dans la seconde moitié, la France, envahie par cet argent espagnol surtout après 1559-1560, verra son activité très encouragée; mais finalement la hausse des prix y devient inquiétante à la fin du siècle.

Malgré ce tourbillon, la France reste fortement régionalisée. Il y a une multiplicité d'Hôtels des Monnaies, certains très petits, de quelques personnes seulement, d'ailleurs toujours privés, mis en ferme par l'État, et fort peu réellement permanents. La permanence ou l'importance relative de ces Hôtels des Monnaies mesurent leurs contacts avec l'activité générale. Par exemple Bayonne d'abord, Rennes ensuite, viennent

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 209

après Paris pour la continuité de leurs frappes. C'est l'expression de « l'occidentalisation ), de l' «atlantisation» de l'économie française au XVIe siècle, tandis que les régions au contact de l'Allemagne appauvrie perdent de leur activité. Les lignes de force méditerranéennes - Bayonne-Marseille, Perpignan-Marseille (par Tou­louse-Montpellier) - restent importantes comme voie Espagne-Levant, mais seront vivement troublées par les guerres de Religion.

L'organisation monétaire de la France prend juste­ment son allure définitive au XVIe siècle, par la suppression quasi totale des monnayages seigneuriaux, dont certains subsistaient encore au début. C'est un des signes majeurs de la promotion de l'État et de l'unité nationale.

Au dessus des « Hôtels des Monnaies » dispersés et d'activité discontinue, il y a la « Cour des Monnaies » qui contrôle les frappes, par des boîtes d'échantillons tirés au hasard que lui envoient les Hôtels. Autour de cette Cour des Monnaies, gravitent des « officiers ) du Roi, spécialistes compétents, et qui produisent de nombreux mémoires, non moins importants que les textes fameux de Bodin, dont nous avons longuement parlé.

Cependant, Bodin lui-même est, jusqu'à un certain point, un technicien. Car les États généraux, sur le fait des monnaies, jouent en France le rôle qu'ont joué les Cortes en Espagne, avec une réserve: ils ne sont pas périodiques et leur critique est donc moins continue. Ceux de 1 576 constitueront une commission monétaire, dont Bodin, député du Vermandois, sera l'animateur. De leur côté, les marchands, « sur le fait des monnoies ), se feront entendre. Bien que Malestroict ait dit que ce fait monétaire était « une caballe entendue de peu de gens ), beaucoup en parlèrent. Comme aujourd'hui.

Nous examinerons successivement quelques problèmes, et quelques phases.

1. - LES DIVERS ASPECTS DU PROBLÈME DES MÉTAUX PRÉCIEUX

La France a peu de mines, peu rentables. Elle en a quelques-unes (Ariège, Béarn, Massif central) et certains Hôtels des Monnaies sont liés à ces productions locales. C'est pourtant très peu de chose.

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Il faut donc, pour qu'il y ait circulation d'or et d'argent, ou que le commerce extérieur attire les fortes monnaies étrangères, ou que l'on crée des moyens de substitution (petite monnaie circu1ante pour les paiements quotidiens, ou crédit et lettres de change), ou que l'on s'en passe.

En période de faible activité, on s'en passe le plus possible. Si le commerce, au contraire, apporte de fortes monnaies, il y a activation de la circulation moné­taire en même temps que de la circulation marchande, et les prix-argent auront tendance à monter; si le commerce, dans une autre phase, cesse d'en apporter ou en apporte moins, on sera tenté, pour maintenir l'activité et les prix, d'émettre des monnaies de substi­tution; les rapports de cette « J;l1onnaie courante » avec la monnaie forte dépendront à la fois du niveau de ces émissions et des transactions qu'elles devront. couvrir; l'abus des « monnaies noires » fera hausser les prix, et la « livre-tournois », expression de ces prix, baissera de valeur par rapport aux monnaies réelles,' capables d'acheter davantage que les monnaies courantes. Au contraire, si la circulation de bonnes monnaies l'emporte, il est possible que les prix montent (en ce sens que l'argent même perd de sa valeur), mais le rapport livre tournois-pièces réelles ne sera pas trop détérioré.

Que s'est-il passé au XVIe siècle? Comme partout, la grande circulation marchande, dans la première moitié du siècle, s'est fondée sur l'or. Dans la seconde moitié, elle s'est fondée sur l'argent. Au début du XVIIe siècle, quand l'argent deviendra plus rare, on frappera, comme ailleurs, plus de cuivre. Faits généraux, tout au moins européens, dont il faut seulement nous demander comment la France en fut affectée.

Faut-il ajouter, en particulier, une très grosse impor­tance au fait que le métal dominant est l'or, ou au contraire l'argent? Il faut distinguer l'aspect technique, l'aspect économique, l'aspect social du problème.

1) L'aspect technique: l'or et l'argent sont produits à plus ou moins de frais, dans les mines, et à leur point d'arrivée en Europe; en chaque lieu, ils sont chacun plus ou moins abondants.

Il y a donc un marché spontané de l'or et de l'argent qui fait que, à court terme selon l'abondance ou la rareté, et à long terme suivant le coût de production et de transport, l'or peut hausser par rapport à l'argent, ou inversement. Nous avons vu plusieurs fois les effets

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de ces différences de valeur du métal suivant qu'il se trouve en Amérique, Europe, Orient. A plus courte distance, il en est de même. Au début du siècle, l'or est ph,lS abondant en Espagne qu'en France, l'argent en France plus qu'en Espagne. Il y aura courant d'or vers la France (où il achète davantage de choses) et courant d'argent vers l'Espagne (même raison).

Mais cela est-il très important? Cela intéresse un nombre limité de spéculateurs d'une part, de techniciens des Hôtels des Monnaies de l'autre.

Ce qui est techniquement important, c'est que les pièces d'or et d'argent ayant un contenu donné de métal fin, et un tarif officiel en monnaie de compte (telle pièce vaut tant de livres, tant de sous, de deniers), il faudrait une relation officielle constante entre valeur de l'or et valeur de l'argent. Mais cette relation, sur le marché, n'est pas constante. Il y a donc toujours intérêt, suivant les moments, à accumuler soit les pièces d'argent, soit les pièces d'or (suivant que le tarif officiel surévalue ou sous-évalue les unes ou les autres par rapport au tarif de marché libre). Cela exige que les gouvernements r~daptent périodiquement leurs tarifs officiels aux tarifs de marché. Non sans donner des coups de pouce à .cette adaptation en tarifiant un peu au-dessus ou un peu au-dessous de la valeur de marché suivant qu'on veut attirer ou repousser tel ou tel métal.

En fait, cela ne peut s'effectuer que dans certaines limites, et ne prend d'importance que si le rapport officiel et le rapport de marché sont tellement disparates qu'il se produit un vidage total de tel ou tel type de monnaie. Alors, il y a spéculation continue, et circulation souterraine de la monnaie qu'il est avantageux de conserver et d'utiliser.

C'est cela qui trouble les esprits, et fait croire à beaucoup de techniciens que le problème essentiel est de bien fixer le rapport or-argent. Dans l'esprit des hommes du XVIe siècle, ce rapport devait être constant. Du moins devait-il y avoir un optimum. Comme le rapport de fait tournait autour de 12, beaucoup croyaient que 12 était le rapport idéal, un homme comme Bodin étant très orienté par la croyance aux harmonies des chiffres.

Les hommes du XVIe siècle comprenaient parfaitement que sur un marché, dans une foire, la rareté~ou l'abon­dance donnât un jour la préférence à l'or, un autre

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jour à l'argent, suivant le désir des plus nombreux. Mais ils pensaient, non sans raison, que ces variations à court terme devaient se faire autour d'un « prix naturel »

de l'or et de l'argent, le rapport restant constant. Ce qui les troublait, c'est qu'à plus long terme, en période de changements brutaux dans les conditions de produc­tion des mines, le prix « naturel » de l'argent et de l'or changeait aussi.

Il ne faut pas cependant, du moins je le crois, ajouter une excessive importance (comme l'ont fait les gens du temps et certains auteurs modernes) à ces rapports or-argent. Des spéculations momentanées sur le métal en hausse, le triomphe final de tel ou tel métal dans la circulation, cela n'est nullement aussi instructif, sur la réalité sociale ou économique, que les effets réciproques de l'activité commerciale sur l'abondance de la monnaie (quelle qu'elle soit), et de l'abondance de la monnaie (quelle qu'elle soit) sur le commerce, les prix et la pro­duction.

2) L'aspect social du problème or-argent n'est pour­tant pas négligeable. L'argent, métal lourd de valeur relativement faible, peut régler des paiements relative­ment faibles. Il fera donc monter les prix de détail et non pas exclusivement les prix de gros (ce que l'or fera plus particulièrement, parce qu'il ne règle que les grosses transactions).

Inutile de dire que cette affirmation concernant l'argent est plus vraie pour les monnaies de cuivre. Si cette monnaie (surtout la « monnaie noire » de faible valeur) se multiplie à la base, les prix de détail seront particulièrement affectés. Vraie monnaie fiduciaire, cette monnaie noire n'est dangereuse que si son émission dépasse les besoins de la croissance effective de la pro­duction et de la circulation; mais cela arrive souvent. Le problème, en fait, est très différent de celui que pose le rapport de valeur or-argent.

3) L'aspect économique de l'abondance relative (ou successive) de l'or et de l'argent n'est pas non plus entièrement négligeable. Plus difficile à faire circuler que l'or (douze fois plus lourd pour une même valeur déplacée), l'argent suscite plus encore que l'or le désir de substituer des lettres ou des crédits à la circulation effective du métal. Mais il reste que, pour l'argent comme pour l'or, il s'agit de matières monétaires assimilables à une marchandise. Elles ne rentreront dans un circuit

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qu'avec leur valeur propre, contre des produits dont les prix-métal dépendront de la confrontation entre les coûts de production du métal-monnaie et de ces produits eux-mêmes.

II. - UN EXEMPLE DE TRANSFERT EXTRA-ÉCONOMIQUE DE MÉTAUX PRÉCIEUX: LA RANçoN DE FRANÇOIS 1er

Les opérations de type politique - « l'argent poli­tique » - ont eu au XVIe siècle un rôle fondamental. Rappelons l'élection impériale de Charles-Quint en 1519 qui avait coûté tant d'or à François 1er, et tant de dettes à Charles-Quint lui-même.

Puis vinrent Pavie (1525), la captivité de François 1er, le traité de Madrid (1526) qui libéra le roi à condition que ses fils fussent livrés en otages, pour le respect d'un traité, q.ue le Roi, d'ailleurs, refusa d'appliquer. En 1529, la (c PaIX des dames ) révisa le traité de Madrid, mais promit 2 000 000 d'écus d'or à Charles Quint, plus 290 000 pour payer ses dettes en Angleterre, et 1 200 000 comptants à remettre - et qui furent effective­ment remis - dans une barque qui croisa la Bidassoa en même temps que celle qui ramenait les princes français; l'opération eut lieu après 4 mois de vérification des écus un par un, et on en exigea 40 000 de plus pour irrégularités de certaines pièces.

Ce formidable transfert d'or eut des répercussions, souvent signalées, sur la noblesse, le clergé, les impo­sables français en général. Mais il faudrait en étudier les conséquences de toutes sortes. On sait que les transferts directs de monnaie n'ont pas toujours des effets économiques fâcheux pour celui qui la livre. Bismarck regretta, dit-on, d'avoir demandé à la France, en 1871, cinq milliards de francs-or. C'est que l'équi­valent de ces transferts doit être cherché dans l'expor­tation de produits, et cela donne un coup de fouet à l'économie. La saignée d'or de 1531 laissa les prix-or français au-dessous de ceux d'Espagne, et les pièces transférées prirent le chemin du retour par l'intermédiaire du commerce, au point que Charles Quint, en 1535, abaissa le contenu-or des écus es{>agnols dans l'espoir qu'ils ne seraient plus exportés maSSivement, comme on le

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constatait. Ce retour de l'or contre des produits activa sans doute l'économie française. N'ayant pas de mines, la France n'aurait pu s'endetter éternellement et dut vivre sur sa production. Elle n'aurait sans doute pas pu le faire sans ces considérables progrès démographiques et productifs des années 1480-1525. Bodin, on s'en souvient, avait bien vu que tout datait de ces progrès, et que tout dépendait des ventes françaises en Espagne.

Les exportations, qu'on a pu, sinon chiffrer, du moins connaître grâce à un mémoire sur la balance du commerce au milieu du siècle, sont moins des productions de luxe que des productions de la campagne française : blé, vin, eau-de-vie, sel, toiles, petites étoffes, draps, éta­mines, camelots, serges, quincaillerie, chanvre, safran, laine, miel, pastel, fruits secs, canevas, toiles à voile de Vitré, même du seigle, même des châtaignes!

Attention : la modestie même de ces produits nous indique qu'ils doivent rapporter peu aux producteurs; ce sont des ventes d'appoint; le producteur gagne sa propre vie et l'améliore un peu par de telles ventes. Comme en Espagne, il y a en France le petit capitaliste qui recueille ces productions; il yale revendeur; et cela n'est rentable que si l'on est à proximité d'une rivière navigable, car les transports par route sont trop onéreux (sauf ceux des colporteurs pour les produits légers). .

Ainsi, dès la première moitié du siècle, la France exporte contre de l'or. Elle le fera encore davantage contre l'argent dans la seconde moitié du siècle, à mesure que l'Espagne, cette fois, sera encore moins apte à produire économiquement.

Seulement, alors que les conséquences des rentrées d'or, dans la première moitié du siècle, n'ont fait monter les prix que modérément, au moins jusqu'en 1540, après 1560, et surtout dans les dernières années du siècle, les hausses seront considérables. Il faut étudier la montée des prix.

III. - LA MONTÉE DES PRIX

Moins bien connue que celle des prix espagnols, la montée des prix français, étudiés par Hauser en 1936, n'est pas encore solidement établie. Nous nous conten-

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

PRIX NOMINAUX (EN LIVRES TOURNOIS) DU SETIER DE BLÉ A PARIS

1520-1620

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Années-récolte : août-juillet. ordonnées logarithmiques.

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terons de suivre une courbe fondamentale publiée en 1960 1•

Il s'agit de prix du grain, (et nous retiendrons le blé, comme caractéristique).

Cependant, il y a des inconvénients à ce choix; car les prix du grain sont secoués de hausses de rareté qui semblent avoir plus d'importance que les hausses de longue durée. Et Paris est très particulier, dans la seconde moitié du XVIe siècle, temps des guerres de Religion et de la Ligue. Toutefois, comme il s'agit de la courbe la mieux établie, il est utile de l'observer (voir page 215).

Au début du siècle (la courbe ne commence qu'en 1520), les secousses de rareté l'emportant sur le mouve­ment de longue durée. En 1520-21 (le calcul porte toujours sur l'année-récolte, c'est-à-dire de la récolte de 1520 à celle de 1521), le blé est à 2,68 livres tournois le setier et en 1521-22 à 4,53 livres. Bond considérable, mais de courte durée. En fait, entre 1520-21 et 1545-46, le prix de 4,53 ne sera dépassé qu'une fois, et de peu ([, 4,61). Plusieurs fois, avant 1530, le blé ne vaut pas plus de [, 1,60 le setier. Indiquons tout de suite qu'à la fin du siècle, après 1585, il ne descendra guère au-dessous de [,10, saufune année à [,8,25.

Comme toujours, les hausses de rareté -les disettes -ne sont pas caractéristiques de la longue durée et ne peuvent être rattachées au fait monétaire. Mais ce qui peut lui être rattaché, c'est le fait d'une hausse courte et forte qui n'est pas suivie d'un retour aux minima précé­dents.

C'est ce qui arrive en 1545-46 :

1542-43, blé à [,2,55 le setier * 1543-44, blé à [,3,39 le setier 1544-45, blé à [,4,04 le setier 1545-46, blé à [, 6,38 le setier * moins qu'en 1520-21

Les records sont battus. Et c'est l'occasion des pre­mières remarques sur la hausse des prix par l'avocat Du Moulin. Mais ce qui importe, c'est que le blé ne redescendra plus désormais au dessous de [, 3 le setier.

I. Micheline Baulant et Jean Meuvret : PTix des cbéales, .xtraits de la mercuriale th Pari. 1520-1698. Pari. (S.B.V.P.B.N.), I96o.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 217

Malgré cela, nous observons que la période dominée par l'or a été, en somme, une période de stabilité relative des prix (ce qui ne veut pas dire économiquement défa­vorable).

Après la hausse de 1545-46, la seconde hausse brutale et irréversible est celle qui correspond à la controverse Malestroict-Bodin. Cela prouve d'ailleurs que, bien que tout le monde ait su distmguer, au XVIe siècle, entre une hausse exceptionnelle de mauvaise récolte et la hausse continue du coût de la vie (Malestroict et Bodin ont tous les deux fait cette remarque), c'est bien cependant à l'occasion des hausses exceptionnelles que les discus­sions sur les prix surgissent, car elles soulèvent l'inquié­tude de tous.

1563-64, blé à {, 4,53 le setier 1564-65, blé à {, 4,69 le setier 1565-66, blé à {, 10,70 le setier 1566-67, blé à {, 7,35 le setier 1567-68, blé à (, 9,37 le setier

Le record de 1565-66 a été brutal, et ii a été suivi d'une baisse dérisoire. On voit que Malestroict a réfléchi sur la hausse au moment des plus hauts prix (1566), en disant: c'est exceptionnel. Mais Bodin, en 1568, peut répliquer : vous croyez? Voyez donc comment les hauts prix se maintiennent ... C'est pourquoi il cherche une cause à la hausse de longue durée.

La troisième grande hausse correspond aux discus­sions des États généraux et à la crise qui culminera en 1576-77.

1568-69, blé à {, 5,35 le setier 1569-70, blé à {, 5,49 le setier 157°-71, blé à {, 6,08 le setier 1571-72, blé à {, 8,06 le setier 1572-73, blé à {, 10,38 le setier 1573-74, blé à [, 18,06 le setier

C'est une progressivité et un record exceptionnels. Les paliers plus modérés se situeront ensuite autour de {, 8 (1575-78), puis de {, 6 (1578-82), mais la remontée reprend alors :

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1581-82, blé à [, 6,67 le setier 1582-83, blé à [, 9,61 le setier 1583-84, blé à [, 9,93 le setier 1584-85, blé à [, 7,89 le setier 1585-86, blé à [, II,65 le setier 1586-87, blé à [,20,06 le setier

PIERRE VILAR

Au delà de ces années, jusqu'en 1600, jamais le setier ne descendra au-dessous de [, 10.

n faut mettre entre 'parenthèses le prix du blé lors du siège de Paris (1590, [. 39,91 le setierl), mais les prix de [, 16 à [, 20 sont ceux des dernières années du siècle. Après la prise de Paris par Henri IV, les prix baisseront et se stabiliseront, aux débuts du XVIIe siècle, entre [, 8,50 et [, 10.

Si l'on compare les 25 années 1520-1545 aux 25 années 1575-1600, on est passé d'une moyenne de 2,88 à une moyenne de 13,33, soit une multiplication par 4,62.

Mais il s'agit de Paris et de circonstances exception­nelles.

La thèse d'E. Le Roy Ladurie sur le Languedoc 1

donne la taxe du pain à Montpellier au cours du XVIe siècle. Bien qu'il s'agisse d'un prix taxé, il passe de [, 1,15 en 1520-45 à [, 4,25 en 1575-1600, soit une multi­plication par 3,48. Étant données les particularités de la série, c'est du même ordre que la hausse parisienne.

Disons, en gros, qu'il y a eu, entre les périodes consi­dérées, multiplication par 4 environ. C'est une approxi­mation suffisante.

IV. - LA DÉVALORISATION DE LA LIVRE TOURNOIS

La livre tournois, monnaie de compte, mesure les prix. Quand ceux-ci montent, on peut dire que la livre tournois se « dévalorise ). Au bout d'un certain temps, les pouvoirs reconnaissent cette dévalorisation en fixant un nouveau rapport entre la livre tournois et les mon­naies-métal réelles, effectives. On se rappelle que Males'­troiet croyait pouvoir affirmer que - tout au contraire -

1. Le. Pay.ans d. LangUildoc, Paris, S.E.V.P.E.N. 1966,2 vol. et édition abrégée, FIammarion, 1969.

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la hausse des prix provenait de ce que, à plusieurs reprises, on avaIt fixé de nouveaux tarifs aux monnaies d'argent, « dévaluant » ainsi la livre tournois. . Mais si on fait la liste des opérations officielles de ce genre, on trouve que:

en 1513, la livre tournois correspond à 17,96 g d'argent. en 1521, la livre tournois correspond à 17,19 g d'argent. en 1533, la livre tournois correspond à 16,38 g d'argent. en 1541, la livre tournois correspond à 16,07 g d'argent. en 1543, la livre tournois correspond à 15,62 g d'argent.

C'est, en 30 ans, une perte de 15 %; on ne peut parler de crise monétaire grave, surtout en considération des événements que nous avons signalés (guerres, rançon, etc.). Les prix, dans leur ensemble, ont tout au plus augmenté en proportion de cette dévaluation modérée.

Au milieu du siècle, les modifications du rapport entre la livre tournois et l'argent effectif deviennent un peu plus rapides. En 1549-155°, les teneurs de la livre en argent passent à:

puis,

1549 155°

grammes d'argent

14,27

La dévaluation suivante n'ayant lieu qu'en 1573, on peut dire que depuis 1513, c'est-à-dire en 60 ans, la livre n'a perdu que 25 % de sa teneur-argent. En revanche, à cette date, les prix moyens du blé sont au moins à 2 fois les prix moyens des débuts du siècle, et les prix de pointe du blé (1573-74) à quatre fois les prix de pointe de 1521-22. Bodin a donc raison de dire, contre Malestroict, que ce sont les prix-argent qui ont augmenté et pas seulement les prix nominaux.

Cependant, les années 1572-1 577 sont si violemment troublées qu'on attribue volontiers les hausses au désordre monétaire. Les guerres de Religion, les épidémies qui suivent les crises de rareté du grain, les répercussions de la guerre des Flandres qui bouleverse les conditions

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du courant d'argent entre l'Espagne et le Nord européen, tout cela entraîne un peu partout en France la multiplica­tion de la « monnaie noire» (monnaie de cuivre à contenu variable et douteux). A Lyon, le « pistollet » espagnol, en or, qui vaut officiellement 58 sous en monnaie française, est acheté au marché noir pour 100 sous et le réal espagnol d'argent, qui officiellement, vaut 5 sous, Y est acheté pour 12. Ces « dévalorisations » de fait de la livre tournois sont accompagnées de « dévaluations » de droit, beaucoup moindres, mais, cette fois, assez rapides.

En 1561, nous venons de le dire, la livre tournois correspondait à 14,7 grammes d'argent,

1573, elle ne correspond plus (officiellement) qu'à 13,19 g 1575, elle ne correspond plus (officiellement) qu'à II,79 g 1577, elle ne correspond plus (officiellement) qu'à 10,71 g

En quinze ans, elle a perdu 33 %. A cette date, à la suite des propositions successives

des marchands de Paris, de Lyon, et des États généraux, la fameuse Ordonnance de septembre 1577 tente de modifier les plus vieilles habitudes monétaires françaises. Elle interdit de compter désormais en livres tournois; elle fait de l'écu-soleil, pièce d'or effective, l'unité monétaire par rapport à laquelle toutes les autres pièces sont tarifées, et en quoi on doit compter. Ainsi, on ne peut plus faire jouer le rapport entre monnaie de compte et monnaie réelle, puisqu'on compte en monnaie métal­lique effective. Au moment de la réforme, l'écu-soleil valait 66 sous; on ramène cette équivalence à 60 sous pour le jour de la mise en pratique de la réforme (1er janvier 1578). Il Y a donc à la fois volonté de stabilisation et légère déflation, puisque, dans le nouveau système, l'équi­valent-argent de la livre tournois serait ramené au chiffre de 1575 : II,79 grammes.

La réforme a-t-elle réussi? Et les discussions moné­taires qui y ont amené nous renseignent-elles sur les interprétations des hommes du temps devant les deux aspects des réalités monétaires : d'une part les prix internes (désordres, monnaies noires, pointes des prix du grain), d'autre part le grand fait international (afflux massif de l'argent américain, baisse de valeur de ce métal, hausse des prix générale et internationale due à cette baisse)?

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XIX

LES IDÉES MONÉTAIRES EN FRANCE

A propos de la France, nous avons vu que dans la première moitié du siècle, l'activité économique fran­çaise semble avoir été bien équilibrée; malgré les ponc­tions extra-économiques de métal (élection impériale, rançon des princes), les métaux monétaires (l'or en particulier) sont spontanément rentrés, grâce à la variété des exportations, aux conséquences de la montée démo­graphique et productive des années 1475-1525, et avec une augmentation légère des prix correspondant à peu près aux dévaluations de la livre (ordre de 15 % entre 1513 et 1543).

Les hausses brutales et irréversibles (hausses de rareté suivies de reculs beaucoup moins forts) commencent en 1545-46 (commentaires de Du Moulin), se poursuivent en 1566-68 (commentaires de Malestroict-Bodin), puis en 1570-74 (suivies cette fois de troubles généraux et monétaires profonds).

Remarquons combien, dans tous ces cas, les faits moné­taires sont conséquences de situations politiques ou économiques d'ensemble, plutôt qu'ils n'en sont la cause. Ils peuvent seulement les atténuer ou les aggraver.

Observons quelles sont les réactions des hommes du temps.

Les marchands sont particulièrement intéressés et particulièrement compétents en matière monétaire. Mais ceux qui sont consultés ont en général un point de vue de marchands internationaux, pour qui les monnaies maniées sont les grosses monnaies internationalement valables. Denis Richet a publié dans un article de la

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« Revue Historique ) 1 quelques oplnlons de représen­tants de la « marchandise ) parisienne, réunis, au nombre de 224, le 30 juillet 1572, en la « maison des merciers ) (marchands de gros) de la rue Quincampoix. Ces mar­chands refusent de prêter au Roi le serment de ne prendre les monnaies étrangères qu'au tariflégal admis en France, car ils ne veulent pas avoir à choisir entre violer leur serment et cesser leur commerce.

En effet, « plusieurs marchands de ce royaume, même une

grande part de ceste sa bonne ville de Paris, signaument ledit corps de grosserie, joaillerie, et mercerye trafiquent ordinairement en païs estrangers avec plusieurs et diverses nations, de diverses mœurs, loix et volontez, la plupart desquelles ignorent les coustumes, édicts, loix et ordon­nances de la France... ))

De sorte qu'exiger l'application d'un tarif français dans le commerce avec l'étranger serait tuer ce com­merce. C'est reconnaître qu'on ne peut commercer intemationalement qu'à l'aide d'une monnaie ayant valeur marchande reconnue partout.

En 1576, François Grimaudet écrira:

« La valeur du denier doit estre entendue celle selon laquelle il a cours entre les marchands, et au commerce, par commun usage et observance; et ce qu'est dict, que la valeur du denier dépend de l'auctorité publique doit estre plus entendu de la valeur à laquelle la monnaie est exposée entre les marchands et autres personnes, que de la volonté imposée par le Prince, car la loi qui a mis prix au denier a lieu en tant qu'elle est par usage observée par le peuple, tellement que le non-usage d'icelle l'abolit. ))

Cela veut dire : il faut que la valeur des monnaies officiellement proclamée par les édits royaux soit celle qui est fixée par le marché libre, entre marchands. Et en particulier entre marchands qui manient la monnaie intemationalement valable.

Ainsi se précise l'idée qu'il y a un cours « naturel ) des monnaies, ISSU de 1'« usage ), « usage commun ), « usage du peuple ), c'est-à-dire cours de marché qui doit s'imposer aux décisions légales (et non inversement).

C'est pour essayer d'obtenir cela qu'aux États géné-

1. « Le cours officiel des monnaies étrangères circulant en France au XVI' siècle », oct -déc. 1961, pp. 359-396.

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raux de 1576-77, Jean Bodin, député pour le Vermandois, soutint qu'il fallait frapper les monnaies dans un hôtel unique pour tout le royaume, avec une machine frappant très juste (des pièces très égales), afin que la teneur métallique de chaque pièce, sa « valeur intrinsèque .» (sur le marché du métal) correspondît exactement à sa « valeur nominale» (selon les édits royaux). Sous cette forme absolue, la stabilisation monétaire n'était guère possible. Mais l'édit de septembre 1577, obligeant à compter en écus-soleil, allait dans le même sens. Il essayait de plier l'ensemble de la circulation monétaire aux habitudes de la grande « marchandise » (compter en fortes monnaies, tenir compte des variations inter­nationales de celles-ci).

Cette réforme réussit-elle? Il ne semble pas qu'elle soit parvenue à modifier les

habitudes verbales (on continue à compter en livres, comme nous en anciens francs). Mais on ne peut retrouver le rapport entre monnaie réelle et monnaie de compte qu'en 1602, soit 25 ans plus tard, lorsqu'on rétablira l'ancien système. Or l'écu-soleil sera alors fixé à 65 sous au lieu de 60, soit une dévaluation de 8 % sur 25 ans. On peut donc dire que, dans cette période, la monnaie intérieure a été à peu près stable. Ce qui n'empêche pas :

1) qu'il y a eu des troubles monétaires régionaux, dépendant des événements des guerres de Religion et de la circulation de « monnaie noire »; ainsi, en 1592, dans la région du bas Rhône, on prenait l'écu d'or pour l'équi­valent de 90 sous en monnaie courante (au lieu de 60), et à Montpellier, en 1592, contre 72 sous. Cela prouve les irrégularités monétaires dans le temps et l'espace. Mais, inversement,

2) à Paris, la Ligue a été un temps de facilité moné­taire, Philippe II s'étant engagé à fournir aux gens de la Ligue 600 000 écus par an (toujours 1'« argent poli­tique »); il y eut alors des frappes massives;

3) cela n'empêcha pas la hausse formidable des prix que nous avons vue; mais elle a lieu en prix-argent; car c'est alors la circulation des monnaies d'argent, non une inflation du cuivre, qui explique la hausse de l'ensemble des prix, et s'explique par la baisse de valeur du métal­argent, déclenchée en Amérique. L'or, en revanche, qui vaut plus en fait qu'en droit, étant plus apprécié, se thésaurise ou s'enfuit.

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Comment les contemporains ont-ils suivi et jugé ces événements?

Nous nous souvenons que Jean Bodin les a commentés, depuis la première édition de sa Response à M. de Malestroict, en 1568, jusqu'à sa deuxième édition en 1578, en passant par les « Six livres de la République ».

Bien qu'il ait conclu - ce qui a surtout été retenu -que, parmi les causes de la hausse des prix, « la princi­pale et presque seule ... est l'abondance d'or et d'argent ), Bodin n'a pas du tout une conception mécanique et schématique du « quantitativisme » monétaire. Il croit en effet que, pour qu'il y ait eu en France abondance d'or et d'argent, il a fallu une activité commerciale et produc­tive attractive dont il énumère les facteurs :

1) le coriunerce « externe) du Ponant, du Levant, d'Espagne; il insiste sur les exportations, en particulier de sel;

2) « le peuple infini ) qui travaille, émigre, consomme (c'est l'aspect démographique du problème);

3) la banque de Lyon comme organe de compensation financière et instrument des spécialistes italiens émigrés «c fuorisciti ) de Gênes, Florence, etc.);

4) les monopoles - non pas au sens moderne, mais au sens ancien de coalition de vendeurs pour faire monter les prix, y compris les coalitions d'artisans et (c gagne­deniers » pour faire monter les prix de détail, et de compagnons pour faire monter les salaires; en effet, le XVIe siècle est le siècle des grandes grèves prolongées, en J?articulier chez les imprimeurs;

5) enfin, le desgast, c'est-à-dire le (c plaisir des princes » et l'effet d'imitation qui aboutit à la généralisation de certaines dépenses de luxe (il s'agit ici de la plus grande facilité de dépense que produit l'abondance même des signes monétaires entrés en circulation);

6) les « disettes ); ici, Bodin ne devrait pas mêler cet élément toujours existant des anciennes économies à la hausse de longue durée spécifique du XVIe siècle; mais il croit, en grande partie à tort, ~ue ces disettes, en France, sont artificielles, en ce sens qu elles sont dues, selon lui, aux exportations de grains : sa remarque justificative est que la cherté des grains est moindre pendant les années de guerre contre l'Espagne, parce que l'exporta­tion vers l'Espagne est alors arrêtée. Cela est possible, et signifierait alors qu'au moins pour certaines régions, l'attraction espagnole sur les grains français a contribué

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à rendre les grains encore plus rares en cas de rareté, et moins abondants en temps d'abondance; d'où l'irréver­sibilité des hausses.

Enfin, Bodin n'a nullement négligé le fait que, à plusieurs reprises, le rapport entre « monnaie courante }) et « monnaie forte }) a été modifié, mais il sait que ces « dévaluations }) ne sont pas du tout comparables à la hausse des prix, et qu'elles résultent de la hausse des prix nominaux plus qu'elles ne la provoquent.

Moins bon théoricien que les Espagnols, Bodin décrit bien les phénomènes et cherche à raisonner en gros sur les causes possibles; il est assez subtil, et parfois éclaire bien les problèmes; on a eu tort seulement de le croire sur parole lorsqu'il a dit qu'il était le premier à chercher la cause dans l'argent américain (( cause que jusqu'icy personne n'a touchée }»), car en Espagne, c'était l'opi­nion courante, et déjà passée presque en théorie chez un Mercado et un Azpilcueta.

Après Bodin, en France aussi, l'explication sera reprise souvent. Retenons seulement les allusions de Montaigne (Essais, chapitre « des coches }»)1.

Montaigne réfléchit sur l'Amérique à partir de l' Histoire des Indes de G6mara, résumée par Benzoni, et traduite ainsi par le protestant Chauveton, chacune de ces transmissions se faisant plus violente contre les méfaits des Espagnols dans les Indes. Ce que Montaigne retient, outre les cruautés exercées au Cuzco et à Mexico contre les détenteurs de l'or, c'est l'idée - très impor­tante - du choc entre une civilisation sans monnaie et les habitudes européennes de l'or monétaire, et de l'effet brutal d'une déthésaurisation forcée; il croit que là est l'origine des déceptions espagnoles:

« Quant à ce que la recepte, et entre les mains d'un prince ménager et prudent (philippe II) respond si peu à l'espérence qu'on en donna à ses prédecesseurs, et à cette première abondance de richesse qu'on rencontra à l'abord de ces nouvelles terres ( ... ), c'est que l'usage de la monnoye estoit entièrement inconnu, et que par­conséquent leur or se trouva tout assemblé, n'estant en un autre service que de montre et de parade, comme un meuble réservé de père en fils par plusieurs puissants Roys, qui espuisoient toujours leurs mines pour faire

1. Marcel Bataillon: Montaigne et les conquérants de l'or. Studi Francese, revue des études françaises de l'Université de Turin, 19S9.

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ce grand monceau de vases et statues à l'ornement de leurs palais et de leurs temples, au lieu que nostre or est tout en emploi et en commerce. Nous le menuisons et altérons en mille formes, l'espandons et dispersons. Imaginons que nos Roys amoncelassent wnsi tout l'or qu'ils pourraient trouver en plusieurs siècles, et le gar­dassent immobile ... » (Montaigne, III, 6, « des coches »).

On voit que Montaigne est frappé par cette brutale mise en circulation de trésors séculaires, mais il ne connaît guère les mines (le Potosi est postérieur à ses auteurs sur le sujet), et en revanche, dès 1580-85, il transmet l'impression que Philippe II n'est pas très favorisé par cette richesse métallique. Beaucoup d'adversaires de Philippe II, vers la même date, espéraient, selon Philippe de Caverel, que la puissance de ce roi, malgré l'Amé­rique, n'était que « fumée sans feu ).

Ainsi naît dans une dernière phase, l'impression, qui sera recueillie en Espagne par les auteurs d'après 1600, et en France par Sully, Laffemas, Montchrestien, en Italie par Antonio Serra: l'or et l'argent sont bien le but - ou plutôt le signe - d'une activité économique bénéficiaire, mais ils ne sont pas la richesse en elle-même; pour les attirer, il faut produire: dans l'agriculture et l'élevage (( labourage et pâturage ... les vrais mines et trésors du Pérou »), ou dans l'industrie (Laffemas, Serra). Il s'agit en effet d'importer peu, d'exporter beaucoup, d'« attirer l'argent étranger par la marchandise propre ».

On voit que si chaque pays a l!a vision propre du phénomène, les moments (la « conjoncture) économique) influent aussi sur l'évolution des pensées. Vers 1600-1610, beaucoup d'hommes se rencontrent dans une commune méfiance envers l'inflation du métal qui vient de passer par son apogée.

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xx

LA RÉVOLUTION DES PRIX EN ITALIE

1. - LA R:ÉVOLUTION DES PRIX

Les prix italiens ont été suffisamment étudiés, à Florence par Parenti, à San Sepolcro par Fanfani, à Milan par Cipolla et Aleati, à Rome par Delumeau.

On peut affirmer, pour l'ensemble de ces prix, qu'ils n'opèrent pas de montée vraiment considérable avant le milieu du xvre siècle.

Toutefois, il faudrait faire une exception pour Rome, où l'époque la plus brillante de la Renaissance, avec une forte poussée démographique urbaine, provoqua entre 1500 et 1530 une première hausse sensible des prix.

En effet, si l'on prend pour base la décennie 1570-1579 (= 100), les indices de prix courants que l'on a pu réunir pour Rome seraient:

1500-1509 1530-1539 1540-1549 155°-1559 1560-1569 1570-1579 1580-1589 1590-1599 1600-1609

44,20 7°,20 77,5° 91,90 92 ,90

100,00 113,4° 127,5° 132,7°

C'est un maximum; ensuite les prix stagnent ou baissent. Mais il faut faire plusieurs remarques :

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1) les listes sont incomplètes et peu cohérentes; 2) les divers prix varient de façon très différente; le

blé, par exemple, est passé, dans la décennie 1590-1599 par l'indice maximum de 200,8, alors que la viande n'atteignait l'indice 133 qu'en 1600-1609, et que le bois de chauffage et les produits artisanaux ne dépassaient pas l'indice III;

3) enfin, comme en France, les hausses de la fin du siècle (après 1566) sont dues exclusivement à la montée des prix en argent, car il n'y a plus de dévaluation de la monnaie courante.

De toute façon, en ordre de grandeur, la hausse entre le début et la fin du siècle est de l'ordre de 1 à 3. Pour le blé, il faudrait dire de 1 à plus de 4. Comme à Paris.

Pour Florence, l'Ombrie, l'Italie du Nord, Cipolla a fait observer que la notion de « révolution des prix » est peut-être excessive et trompeuse, en ce sens qu'il n'y a de hausse vraiment brutale qu'entre 1552 et 1560 (déclenchement très violent, à Florence en particulier, avec des hausses de 5,2 % par an), tandis qu'à la fin du siècle les hausses ne dépassent pas 3,3 % par an, et il Y a des périodes de rémission (recul de 1,2 % par an entre 1560 et 1565, de 0A % entre 1573 et 1590). Il conclut cependant que, s'il y a hausse, c'est que « les prix n'ont pas diminué pendant les périodes de baisse ». Cette expression qui se veut paradoxale exprime exactement ce que nous avons dit, à propos de la France, pour définir la « hausse de longue durée ».

Mais Cipolla discute aussi l'habitude d'attribuer les hausses les plus sensibles aux métaux américains; car, selon lui, les hausses de 1552-1560 correspondraient plutôt aux périodes de reconstruction après les guerres. Et aussi à de rapides remontées des chiffres de population.

Il est certain que la période située entre 1573 et 1590, où les prix ne s'élèvent pas (ou même baissent légère­ment) est pourtant celle où l'argent espagnol, détourné de l'axe Laredo-Anvers par la guerre des Flandres, se dirige de Madrid et de Séville, par les ports espagnols méditerranéens (Barcelone, Carthagène, Mâlaga, Vina­roz), vers l'Italie, en particulier vers Gênes.

Ce détournement du flot d'argent espagnol vers la Méditerranée, démontré en 1949 par Fernand Braudel dans son ouvrage La Méditerranée et le monde méditer­ranéen à l'époque de Philippe II, n'aurait-il donc pas eu d'influence sur les prix italiens?

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 2.2.9

On peut penser, d'abord, que cet argent des Génois, issu des asientos signés avec les rois d'Espagne, est avant tout destiné à passer en Europe du Nord, comme « argent politique ), payant les tercios et les mercenaires de la guerre des Flandres, et par là même incapable de vivifier réellement l'Italie. Les Génois font deux sortes de bénéfices: outre les intérêts de leurs affaires espagnoles, ils paient, pour faire sortir l'argent d'Espagne, une moyenne de 3 % sur les sommes exportées, mais ils font environ 7 % de bénéfice sur la valeur de l'argent, plus forte en Italie qu'en Espagne. De plus, ils doivent échanger cet argent contre de l'or, car l'argent « poli­tique ) le plus exigé, en particulier par les troupes, est la monnaie d'or. Les Génois, pour opérer ce transfert, exigent encore un fort bénéfice.

Les compensations se font aux foires de Plaisance, dites « de Bisenzone ) où les Génois sont les maîtres du change et de la spéculation.

Ces affaires sont-elles donc le fait de quelques grands financiers? On admet que, vers 1 590, trois millions de ducats font le voyage Espagne-Italie pour le compte du roi d'Espagne, mais aussi trois autres millions au titre de particuliers.

Ces sommes doivent bien rémunérer· une activité ita­lienne plus dispersée et plus productrice que celle des spéculateurs. En 1575-77, quand Philippe II et ses conseillers voulurent tenter de se passer des Génois, ceux-ci firent valoir que la diminution du trafic-mar­chandises entre Italie et Espagne serait catastrophique pour tout le monde. Ils laissaient entendre que les unportations espagnoles étaient aux exportations de produits espagnols vers l'Italie comme 3 à 2.; les Espa­gnols expédiaient de la laine, de la cochenille, du sucre, des cuirs, de l'huile, (et même, plus ou moins clandesti­nement, du blé), c'est-à-dire des matières premières, alimentaires ou coloniales, contre des draps d'or, des velours, des soieries, des serges, du papier (de Gênes), des armes, c'est-à-dire des produits manufacturés de haute valeur: comme l'avait bien vu Ortiz dès 1558, l'Espagne échangeait peu de fabrications espagnoles et recevait beaucoup de fabrications étrangères. U était l'origine du solde de trois millions de ducats qui allaient, à titre privé, vers l'Italie.

Florence, en fait, passe en 1585 par l'apogée de sa production de draps: 33000 pièces (contre seulement

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23° PIERRE VILAR

14000 à 17000 en 1572); il est vrai qu'elle redescendra à 13000 seulement en 1589-1600 et à moins de 10000 après 1615. La prospérité n'a donc pas été durable.

Venise, comme productrice de draps, a mieux résisté, passant d'une production de l'ordre de 5000 pièces en 1527, à l'ordre de 15000 en 1570, 22000 en 1586, 28 000 en 1600, pour stagner autour de 20000 jusqu'en 1620.

L'Italie passe donc bien par une période d'activité productrice à la fin du XVIe siècle. Mais on peut discuter sur le niveau et l'extension de cette activité à diverses dates.

Que les prix italiens parussent bas aux Espagnols, en comparaison des leurs, on en peut juger par la façon dont l'Italie est décrite, dans les romans et mémoires espagnols du XVIe siècle : c'est le paradis de la vie agréable, de la liberté des mœurs, du luxe facile.

Mais une sorte de notion vague, appuyée sur le spectacle des convois officiels d'argent sur le chemin de la Méditerranée, existe chez les Espagnols; c'est celle d'une exploitation éhontée de l'Espagne par les Génois, ces spéculateurs qui gagnent « chento por chento ), notion que le grand poète et pamphlétaire Quevedo a résumée en des vers fameux :

Poderoso caballero Puissant seigneur Es Don Dinero Est Monsieur l'Argent,

Nace en las Indias honrado Il naît aux Indes, couvert Donde el mundo le acompaiia d'honneurs, Viene a morir en Espaiia Le monde l'y accompagne y esta en Génova enterrado. Il vient mourir en Espagne,

A Gênes il est enterré.

On ne saurait mieux résumer le « cycle royal de l'ar­gent).

II. - IDÉES ITALIENNES SUR LA MONNAIE

L'Italie avait réagi de façon sans doute très diverse à la révolution européenne des prix, parce que Naples, Rome, Florence, Gênes, Venise, se trouvaient par rapport au flux d'argent venu d'Espagne dans des situations très différentes l'une de l'autre. Il y avait l'argent capté par

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 23 1

Rome en tant que capitale religieuse. Il y avait l'argent spéculatif des opérations génoises. Il y avait le solde des productions italiennes vendues en Espagne. Et à Naples, dépendance de l'Espagne, le problème se posait à très peu de chose près comme dans les provinces non castil­lanes de la Péninsule : on avait sa propre monnaie, ses propres douanes, mais on dépendait tout de même du grand système espagnol.

Quelles réactions les esprits italiens manifestèrent-ils devant le phénomène de l'argent, des prix, de la monnaie? Après 1600 (et même 1610), des Napolitains, participant au mouvement des arbitristes espagnols, proposent des solutions de type mercantiliste (mais nullement « chryshé­doniste »).

Les deux auteurs importants quant à la théorie de la monnaie sont Scaruffi et Davanzati.

Scaruffi traite essentiellement du rapport idéal entre or et argent, et lui assigne, comme Bodin, la valeur 12-I. Mais il y ajoute un projet non de monnaie nationale parfaite, mais de monnaie intemationalement valable (et non susceptible, ainsi, de dévaluations par décision des gouvernements). On la cherche encore.

Davanzati, en 1588, dans ses Lezione delle Monete, prononcées devant l'Académie florentine, est beaucoup plus intéressant comme théoricien. Bien entendu, c'est une dissertation académique du XVIe siècle, et elle mêle aux considérations économiques utilisables d'innom­brables considérations littéraires sur l'or, l'argent, les fables antiques qui font du métal précieux la clé de toute chose.

Elle contient, cependant, déjà, certaines considérations sur la division du travail comme origine des rapports économiques entre les hommes :

« Un homme travaille et se fatigue non pas pour lui tout seul, mais aussi pour les autres, et les autres pour lui; une ville et un royaume fournissent à une autre ville et à un autre royaume leur superflu et ils en reçoivent ce qui leur fait défaut ... »

De là Davanzati passe, comme il se doit, à la descrip­tion-justification des origines de la monnaie (pourquoi l'a-t-on inventée ?), mais il s'essaie aussi à faire l'his­toire réelle des métaux précieux comme monnaie, avec les qualités et les défauts d'une érudition du XVIe siècle.

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PIERRE VILAR

Après l'histoire, Davanzati passe à l'analyse de l'(c essence ) de la monnaie (ce vocabulaire encore scolas­tique signifie : chercher la nature vraie du phénomène monétaire sous ses apparences).

Ce qui préoccupe Davanzati (comme les marchands de Paris que nous avons cités), c'est de distinguer entre la monnaie-création de l'État, et la monnaie dont la valeur varie au cours des transactions des marchands. Il voudrait concilier les deux aspects. Pour cela, il admet d'une part que le prince peut choisir la forme de la monnate à laquelle il donne sa garantie, mais qu'il n'a pas le droit d'en modifier le contenu en or ou en argent, parce que ces métaux sont acceptés (c par les peuples ~ comme les seuls métaux monétaires.

Il y ajoute, il est vrai, le cuivre, métal des monnaies les plus « courantes ), mais il exclut les monnaies-signes, qui ne sauraient être que des (c bons ~, des engagements convertibles en métal.

« La monnaie, c'est l'or, l'argent ou le cuivre monnayés par le pouvoir public et à son gré, et rendus par les peuples prix et mesure des choses, afin de les négocier aisément D.

Et l'auteur reprend ensuite chacune de ses propositions pour les expliquer une à une :

«Je dis d'or, d'argent ou de cuivre parce que les peuples ont choisi ces trois métaux pour en faire des monnaies; si un Prince (et j'appelle Prince l'organisme gouvernant l'État, que ce soit une personne ou plusieurs, quelques citoyens ou tous) frappait des monnaies de fer, de plomb, de bois, de liège, de cuir, de papier, ou de sel, comme on l'a déjà fait, ou encore d'autres matières, cette monnaie ne serait pas acceptée en dehors de son état, comme étant différente de la matière employée généralement à cet usage : ce ne serait ~as une monnaie universelle, mais seulement un prix particulier, une marque ou un billet, une promesse de la propre main du Prince, qui l'oblige à rembourser au porteur une valeur équivalente en véritable monnaie ... D

Ainsi, Davanzati définit d'avance le billet fiduciaire convertible.

Davanzati poursuit; s'il a dit (c frappé par le pouvoir public ... ~, c'est que seul le pouvoir public a l'autorité nécessaire pour garantir que les monnaies sont « selon

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 233

la loi sans qu'on soit obligé d'en faire l'essai chaque fois 1). S'il dit « à son gré 1), c'est que le pouvoir public peut donner à la monnaie toutes. sortes de formes ; cela, peu importe, mais en revanche il ne peut lui donner un prix « menteur 1), « comme elle en aurait si elle ne se trouvait pas renfermer la quantité de métal pur qui correspond au nom qu'on lui donne ... 1)

Enfin, il a dit « rendue par les peuples prix et mesures de toutes choses 1), pour exprimer qu'un prix, quel qu'il soit, est toujours l'expression d'une volonté « commune 1)

(prix « commun 1) = prix réalisé sur un marché par l'équilibre des volontés de tous les échangistes).

Cela amène Davanzati à méditer sur la nature des prix. Il reprend de vieilles réflexions sur la « valeur d'usage 1)

qui varie suivant les circonstances, l'eau étant néces­saire, mais trop abondante pour avoir un prix, le rat étant un animal dégoûtant, mais qu'on a payé 200 florins pendant le siège de Casilino, pour ne pas mourir de faim, etc.

Comment donc, devant une telle complexité, savoir pourquoi telle marchandise vaut tant d' or, telle autre tant?

« Ainsi, pour constater chaque jour la règle et la produc­tion mathématique que les choses ont entre elles et avec l'or, il faudrait, du haut du ciel ou de quelque observatoire très élevé, pouvoir contempler les choses qui existent et qui se font sur terre, ou bien plutôt compter leurs images reproduites et réfléchies dans le ciel comme dans un fidèle miroir. Nous abandonnerions alors tous nos calculs et dirions: « Il y a sur la terre tant d'or, tant de choses, tant d'hommes, tant de besoins; dans la mesure où chaque chose satisfait des besoins, sa valeur sera de tant de choses ou de tant d'or. »

C'est une conception très statique de la valeur. Mais c'est une conception statistique (un rêve de planifica­tion mondiale).

Davanzati sait que c'est un rêve. Il sait que chaque homme découvre peu de chose de la réalité, et dès lors, nous donnons aux choses « un prix suivant que nous les voyons plus ou moins demandées en chaque lieu et en chaque temps 1). Les marchands sont ceux qui, avertis de ces réalités du marché, connaissent « admirablement 1)

le prix des choses. Mais Davarizati sait bien aussi que le marché est boule­

versé quand il y a brusque abondance, même pour l'or.

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Et il reprend l'exemple - devenu, on le voit, classique­des trésors de Cuzco et du roi « Atabalipa ). Il emprunte ici, à Bodin, que d'ailleurs il citera. Finalement, il représentera la monnaie comme « le sang qui irrigue les veines de la république ). Enfin, il critiquera les déva­luations monétaires. Ses arguments ne sont pas neufs; ce SOij.t ceux donnés par Oresme au XIVe siècle, mais il les rend vivants :

« Si la valeur de la monnaie diminuait de 12 à l, les prix des choses augmenteraient de 1 à 12. La Retite pâysadne, accoutumée·à vendre 1 as sa douzaine d œufs, et voyant dans sa main un as réduit à une once, dirait: « Messire, ou vous me baillerez un as de 12 onces, ou vous m'en baillerez douze de c!!ux-ci qui sont réduits à une once, ou je vous donnerai un seul œuf pour un seul as. ))

Tout cela, en revanche, est très théorique. Il n'y a guère de réflexion sur les réalités contemporaines, et les effets de l'inflation du métal.

Au contraire, avec la Raison d'Etat de Jean Botero, et plus tard, en 1613; avec Antonio Serra, napolitain, on se trouve devant des méditations économiques de type mercantiliste. Antonio Serra écrivit son traité en prison. On ne sait s'il fut conspirateur avec l'utopiste communiste Campanella, ou si il avait été faux-mon­nayeur, ce qui lui donnerait évidemment plus d'autorité en matière de monnaie. Qu'apporte de neuf son Breve trattato .delle cause que fanno abondare i regni d'oro e d'argento dove non sono miniere? 1

C'est surtout l'aspect industrialiste de la thèse qui est intéressant. Serra sait bien que l'abondance d'argent n'est pas la richesse, mais le signe d'une activité qui donne au pays un solde positif par rapport aux autres; mais beaucoup l'avaient déjà dit (Ortiz); il sait que le change n'est pas la cause, mais bien la conséquence des balances de comptes, et des niveaux de prix. Cela aussi est intéressant sans être très neuf. En revanche, s'il préfère l'industrie à l'agriculture comme instrument d'exportation favorisant la balance du commerce, c'est qu'il a déjà saisi comment l'industrie a des rendements croissants à mesure qu'on la développe; tandis que

I. Bref traité des causes qÙi font abonder or et argent dans les royaumes dépourvus de mil; .... Naples I6I3.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 235

l'agriculture, quand on l'étend, va vers des terres de plus en plus mauvaises, et a donc des rend~ments décroissants. Cette loi aura grand succès plus tara. Et bien qu'elle ne soit pas absolue, il est intéressant d'en découvrir l'expression première.

Le mercantilisme industrialiste de Serra, rejoignant celui de Laffemas, est bien typique, en tous cas, du tournant des premières années du XVIIe siècle.

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XXI

LA TRANSITION DU XVIIe AU XVIIIe SIÈCLE: MÉTAUX PRÉCIEUX, ÉCONOMIE GÉNÉRALE,

ÉCONOMIE COLONIALE. LE ROLE DES HOLLANDAIS

Rappelons d'abord, pour comparer et opposer les mouvements connus et les productions appréciées de l'or et de l'argent, aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, un certain nombre de chiffres :

La chute des importations d'or et d'argent par l'Espagne au XVIIe siècle (cf. graphique page 238).

Elle est mesurée, toujours par les ouvrages de Hamilton, à Séville, jusqu'en 1660. Elle est d'allure irrégulière, lente jusqu'en 1630, très rapide entre 1630 et 1660. Voici les chiffres décennaux (masse importée):

kilogrammes kilogrammes d'argent d'or

1591-1600 2707 626 19451 1601-1610 2213631 II 764 1611-1620 2192255 8855 1621-163° 2 145339 3 889

Jusque là, il Y a plutôt stabilisation que chute pour l'argent, et chute brutale pour l'or; celui-ci, bien qu'il vaille, à cette époque, en Espagne, environ 12 fois plus que l'argent (exactement 12,12) ne représente plus, même en valeur, qu'une part négligeable du métal précieux américain.

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PROGRESSION DU STOCK MÉTALLIQUE EUROP:éEN' ET FRAPPES MONÉTAIRES EN FRANCE

D'après René Baehrel, La basse Provence rurale, Paris, S.E.V.P.E.N., 1867. Vol. 2. Graphique 6.

Ordonnées logarithmiques

400000

200000

100000

50000 40000

20000

10000 7000

4000

2000

1000

700 400

200

13 ~

/ .7"

,/ 1/ 1\

''\J 1\ r ~ ~ 1

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.... ~

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1 1

2 3

r ~ -..oK

---- 1 1\

Y VI

A lI\l 1 1

J

1 lAI

1 -4

1. Frappes monétaires cumul~s en milliers de livres (en France).

2. Importations cumulées des métaux précieux d'Amé-­rique à Séville (en millions de pesos).

3. Frappes monétaires annuelles en milliers de livres (en France). .

4. Valeur en francs-germinal de la livre tournois.

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OR ET MONNAIE DANS L'mSTOIRE 239

Après 1630, la chute brusque de l'argent s'ajoute à celle de l'or :

kilogrammes kilogrammes d'argent d'or

1631-164° 1396 759 124° 1641-165° 1 °5643°. 1549 1651-1660 443 256 469

Moins de 50 kilos d'or par an! La source américaine est-elle épuisée? Ou l'Espagne, épuisée, n'a-t-elle plus rien à envoyer à l'Amérique contre le métal?

Observons que la chute brutale se situe autour de 1640, date tragique pour l'Espagne: révolte du Portugal, qui se séparera de la Couronne, révolte de la Catalogne, qui tente de se rattacher à la France, échoue, mais doit laisser à la France le Roussillon (traité des Pyrénées : 1659). N'oublions pas les terribles pestes: à Barcelone en 1651-52, à Séville en 1649-5°. Après cette peste, dit Pierre Chaunu, « Séville n'est plus Séville ».

La chute de l'arrivée des métaux précieux, nous la trouvons donc en concomitance frappante avec une chute de puissance, une chute de pouvoir attractif; c'est le point le plus bas d'une courbe de la puissance espagnole. Le problème sera désormais de situer le point d'inflexion qui marquera un relèvement.

Le relais colonial du Portugal par les PrO'UÏnces-Unies.

N'oublions pas cependant que l'Amérique n'était pas la seule productrice de métaux précieux, que l'Espa­gne n'était pas le seul pays à fournir ceux-ci, enfin que les métaux précieux n'étaient p'as le seul objet d'échange rémunérateur; d'autres matIères précieuses pour le temps - sucre, bois de teinture, drogues, épices, dia­mants, perles - pouvaient drainer, par échanges, la richesse monétaire métallique existante.

Or, qui a profité des malheurs politiques, militaires et économiques de l'Espagne, prévisibles dès le début, et confirmés vers le milieu du XVIIe siècle? La France certainement, mais davantage du point de vue terri­torial et stratégique que du point de vue colonial et

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commercial. En revanche, deux pays ont essayé de mettre la main sur les richesses coloniales de l'Espagne et du Portugal : celui qui yale mieux réussi d'abord est un état nouvellement constitué, et constitué, justement, par sa révolte contre ses souverains espa­gnols. Les Pays-Bas du nord, protestants, en révolte contre les Habsbourgs d'Espagne depuis les années 1565-157°, se sont constitués en République autonome, sous le nom de Provinces-Unies, et sous la direction effective des marchands de Hollande. Pêcheurs, navi­gateurs, « rouliers des mers ) (c'est-à-dire organisateurs des grands transports commerciaux à travers le monde), ils ont exploré les régions arctiques, les côtes africaines, occupé de nombreuses îles d' Extrême-Orient, qui sont ainsi devenues les « Indes néerlandaises ), aujourd'hui l'Indonésie.

Surtout, profitant des faiblesses du Portugal incorporé à l'Espagne puis révolté contre elle, ils ont chassé les Portugais de tous leurs comptoirs chinois sauf Macao, ils ont pillé leurs établissements de l'Inde et de l' Mrique orientale; ils ont tenté - et un instant réussi - une installation au Brésil, dont il leur restera la Guyane hollandaise et l'île de Curaçao, centre de production de denrées tropicales et de contrebande. N'oublions pas qu'ils ont fondé, en Amérique du Nord, sur la presqu'île de Manhattan, en 1626, la « Nouvelle Amsterdam ) qui, cédée aux Anglais, deviendra New York. On comprend ce qu'a pu dire des Hollandais le grand poète et pam­phlétaire espagnol Quevedo :

« Les Hollandais qui, à cause de la mer, ne foulent que quelq.ues lambeaux de terre, qu'ils dérobent aux flots à l'abrI de tas de sable nommés digues, rebelles à Dieu et au Roi, ont obtenu, par la prospérité de leurs affaires, un renom de gens belliqueux, et gagné d'opulentes richesses: ils se vantent d'être les fils aînés de l'Océan; ils vont chercher l'or et l'argent dans nos flottes, comme celles-ci vont les chercher aux Indes ... »

En 1688 encore, un Dialogue curieux entre un Philosophe pénétrant, un Marchand discret, et un Actionnaire érudit, décrira les spéculations d'Amsterdam sous le titre « confusion des confusions ), en contant comment les navigateurs hollandais partirent en campagne en 1 604 (après la fondation de la Compagnie des Indes), l'année

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même où Don Quichotte en faisait autant, mais qu'au lieu de rencontrer des moulins à vent, ils revinrent comblés de profits. Ce contraste entre deux types d'aventures est saisi ironiquement par l'auteur, sans doute un Juif espagnol réfugié en Hollande.

Les Hollandais usent de méthodes parfois inspirées des Portugais. Ainsi quand ils imposent, au moins au début, des règles aux fonctionnaires de leurs Compagnies, pour le rapatriement de leurs gains.

Contre les indigènes des pays qu'ils occupent, ils ont des méthodes de violence et de pillage qui ne le cèdent en rien à celles des Espagnols ou des Portugais. Les enlèvements des habitants de l'île de Célèbes, pour alimenter Java en main-d' œuvre, sont du type de tous les trafics d'esclaves. Mais les prisons de Macassar, où l'on gardait ce bétail humain avant son transfert, étaient particulièrement horribles. En 1640, quand les Portugais, révoltés contre l'Espagne, cherchèrent des ententes avec les Hollandais, il arriva, comme à Malacca, que le gouverneur portugais fut assassiné par ceux-mêmes à qui il ouvrait les portes, et qui ne se souciaient pas de payer la rançon promise. C'est dans cette histoire coloniale hollandaise que Marx a pris les principaux exemples illustrant sa thèse sur la violence comme principal agent de l' « accumulation primitive» du capital.

Il est certain, que dès le milieu du siècle, les capitaux de la « République de Hollande » devaient au moins égaler ceux de tout le reste de l'Europe réunis.

A coup sûr, tant au point de vue agricole qu'au point de vue industriel, l'investissement de ces capitaux entraîne de remarquables progrès, qu'il s'agisse de la culture horticole des tulipes, de la taille des diamants à Amsterdam, ou des draps de Leyde.

Mais il est possible - et même probable - que cette concentration de capacité commerciale et d'activité créatrice corresponde, pour le reste de l'Europe, à un temps d'appauvrissement ou, au moins, de stagnation. Le problème est de savoir si ce XVIIe siècle des grandes misères et des grandes crises - guerre de Trente Ans, Fronde - voit se répandre moins d'or et d'argent sur l'ensemble du continent à cause de ces crises, ou si c'est la moindre arrivée d'or et d'argent qui est à l'origine de la stagnation généralisée. C'est aussi de savoir 0\1 et quand les tendances se sont renversées.

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J. - CHUTE ET RELÈVEMENT DE LA PRODUCTION MONDIALE DES MÉTAUX PRÉCIEUX : LES DATES

Si la chute de la production mondiale d'or et d'argent, production calculée par approximation par Soetbeer, et dont les chiffres ont été critiqués, mais non remplacés, est certainement inférieure à la chute des importations d'Amérique par Séville, il n'en reste pas moins que cette production est, pendant le XVIIe siècle, d'abord stagnante pour l'or et en diminution pour l'argent, puis en légère hausse pour l'or, tandis que l'argent tend à diminuer. Mais les deux productions reprennent une marche en avant assez rapide dès le, XVIIIe siècle.

Voici les chiffres, sous forme de moyennes annuelles sur vingt années, de la production en kilogrammes

Rappelons les chiffres du milieu du XVIe siècle :

années kilogrammes d'or

8510

kilogrammes d'argent

311 600

Puis les chiffres maxima atteints entre 1601 et 1620 :

1601-1620 8520 422 900

Comme on le voit, la production d'or serait restée stable; la montée de la production est celle de l'argent. Après 1620, l'or demeure encore stable, mais la chute de production de l'argent commence

1621-1640 8300 1641-1660 8770 1661-1680 9960

393 600 366 300 337 000

Dans cette période, une très légère remontée de l'or ne compense pas, même en valeur, la chute, très sensible, de l'argent. Celle-ci, cependant, n'a rien de commun avec le brusque effondrement des arrivées à Séville. Il est possible que l'argent produit en Amérique y soit resté en plus grande quantité qu'auparavant, et il faut penser à l'argent japonais. Le phénomène mondial n'est pas le phénomène européen. Et, grosso modo, il est

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 243

probable que la somme mondiale du métal précieux produite au XVIIe siècle a été plus considérable que la masse produite au XVIe (29000000 d'onces d'or contre 24000000 par exemple). Mais il reste que le stock mondial, devenu beaucoup plus considérable vers 1600 que vers 1500, augmente à un rythme beaucoup moins rapide, même s'il ne diminue pas. C'est cela qui importe - et qui sans doute est à la fois signe et facteur d'une relative dépression économique, mondiale, et surtout européenne.

Après 1680, la chute de la production d'argent s'arrête; la montée de celle de l'or se confirme de façon déjà plus sensible :

années

1661-1680 1681-1700

kilogrammes d'or

kilogrammes d'argent

337 000 341 900

A partir de 1700, les deux métaux sont à la fois en augmentation :

17°1-1720 1721-174°

12820 19080

355 600 431200

Dès lors, tous les records du XVIe siècle sont dépassés, pour l'argent surtout :

1741-1760 1761-1780

24 610 2°7°5

533 145 652 740

Ainsi, entre 1760 et 1780, l'or recommence à être produit en moins grandes quantités qu'au milieu du siècle et, comme au XVIe siècle, l'argent prend le relais avec des chiffres particulièrement élevés aux confins des deux siècles. Mais dans les vingt premières années du XIXe, c'est une stabilisation quasi absolue, la chute de l'or étant négligeable certes, mais la montée de l'argent la compensant à peine :

1781-1800 1801-1820

879 000 894 150

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Il reste qu'au XVIIIe siècle, le rythme de croissance du stock d'or a été en moyenne triple du rythme du XVIe, celui de l'argent double seulement.

Pourtant, la hausse des. prix et l'ensemble des phéno­mènes monétaires européens ne semblent pas entraînés dans une « révolution » aussi évidente qu'au XVIe siècle. Plusieurs remarques peuvent aider à l'expliquer :

1) le stock initial est plus massif; 2) les flux sont plus réguliers (il n'y a pas l'équivalent

des déthésaurisations par pillages massifs comme au XVIe siècle, au Pérou ou au Mexique);

3) les arrivées en Europe sont moins concentrées : le monopole reste, en principe, espagnol pour l'or et l'argent américains (Cadix remplace Séville comme port de contrôle, mais le monopole demeure); en fait, non seulement la contrebande s'étend, mais il y a désor­mais des Amériques anglaises, françaises, hollandaises, non productrices du métal, mais qui en drainent une partie. Et surtout,

4) les productions et les échanges européens se déve­loppent à un rythme beaucoup plus rapide qu'ils n'avaient fait au XVIe siècle.

Toutes ces remarques doivent être combinées pour expliquer comment, malgré une masse de métal déferlant sur l'Europe qui, quantitativement, est très supérieure à celle qui déferla au XVIe siècle, les conditions de l'éco­nomie européenne apparaissent moins bouleversées .

. Restent à étudier les faits de localisation (tous les pays n'ont pas également profité de la conjoncture dynamique); les faits de mouvement dans le t~K!' de rythme (la montée n'est nullement continue); e , s'il est possible, la relation réciproque entre mouvement des métaux et phénomènes économiques (montée des prix, développement des entreprises, progrès des productions etc.).

Cela amène à étudier, tout d'abord, les origines, le « tournant » qui, de la situation difficile et stagnante du XVIIe siècle, voit passer l'économie européenne à un stade de développement nouveau.

Il. - CHUTE ET RELÈVEMENT DE L'ÉCONOMIE EUROPÉENNE. PRIX, COMMERCE, PRODUCTIONS

Nous connaissons certaines données avec une précision suffisante : en particulier les prix des denrées; nous avons

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 245

PRIX-ARGENT DU FROMENT A PARIS (1610-1698)

(Les prix nominaux ont été convertis en grammes d'argent selon le cours des monnaies).

Ordonnées logarithmiques.

~r---'----r--~--~r---'----r---'----r-~

400r---;----+---T----r---;----+--_T----r_--; 300r---~--_+--_T----r_--,.--_+--~~--+_~

100

50 ;:

i ,.. ,.. c;; on ...

0 ë ~ 0 1D on '" '" "

, ,.. ,..

D'après M. Baulant et J. Meuvret : « Prix des céréales extraits de la Mercuriale de Paris (1520-1698), Paris S.E.V.P.E.N. (1960-1962).

MOUVEMENT DE LONGuE DURÉE DES PRIX-ARGENT DU BLÉ A BEAUVAIS, DE 1600 A 1730

Convertis en indices sur la base 1601-1656 = 100, les prix-argent ont servi à l'établissement d'une médiane mobile de II ans.

Coordonnées arithmétiques.

D'après Pierre Goubert : « Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730 )), Paris S.E.V.P.E.N., 1960.

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au moins des indices sûrs du mouvement économique dans d'autres domaines, comme celui de la circulation commerciale proche ou lointaine; nous avons beaucoup moins de renseignements sûrs (et surtout continus) quant aux mouvements de la population et des produc­tions, entre le milieu du XVIIe siècle et le milieu du XVIIIe.

Pour les prix, une certitude : internationalement, les prix, exprimés en argent, se sont effondrés autour de 1660, et sont passés par un premier minimum au cours des années 1680, et sans doute par un autre minimum vers 1720-1721.

Par exemple, les prix du setier de froment à Paris qui en 1590-91, avaient pu passer par des maxima corres­pondant à plus de 475 grammes d'argent fin, et avaient encore souvent atteint des valeurs correspondant à 200 grammes vers 1630-1640, tourne autour de 100 grammes entre 1660 et 1690, et descend parfois au-dessous de 80 et 70 en 1688-91 (ce qui n'empêche pas des pointes très élevées en cas de disette). Pour le Beauvaisis, étudié par Pierre Goubert, la baisse des prix­argent du blé, entre 1627-1630 et 1662-1679 est de 30 % et atteint 45 % en 1726-1741 (voir graphiques page 245).

Mais si l'on se place hors de France, il est difficile de ne pas tenir compte d'une période de hausse, entre les années 1683-1689 et 17°1-1710, qui ne doit pas tout aux sautes météorologiques et aux inflations moné­taires internes. En revanche, de nouvelles chutes de prix, en particulier pour le blé, sont notables entre les sommets de 17°9-1710 et les bas prix de 1720-173°·

On est tenté de penser que les bas prix du grain, s'ils représentent moins de probabilités de profits, et donc une « stagnation » pour les producteurs vendeurs et pour les marchands, sont en revanche favorables au consomma­teur, aux classes les plus déshéritées, et par là même, s'il y a moins de mortalités, aux reprises démographiques. Cette probabilité se vérifie parfois, et peut-être la période Colbert en France (1660-1683) est-elle moins dure aux populations en général qu'au développement économique extérieur.

Cependant, pour que des effets de ce type soient ressentis, il faut :

1) que les monnaies locales soient assez stables pour que la baisse des prix-argent soit ressentie à travers les prix nominaux;

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2) que les sautes météorologiques n'entraînent pas des chertés, et par là des mortalités, exceptionnelles, mais terribles. Ainsi en France, les disettes de 1693-94 et de 1709-10, sont de véritables catastrophes, et l'infla­tion du système de Law voile, en 1720-21, la baisse des prix-argent du grain.

On voit la difficulté qu'il y a à conclure du mouvement des prix aux phénomènes d'ensemble.

Mais pour le mouvement commercial à l'échelle mondiale, il y a une reprise certaine dès les années 1680-1715. Tout d'abord, il faut toujours se rappeler qu'un temps de très bas prix des denrées dans leur ensemble signifie un temps de haut pouvoir d'achat pour les métaux précieux, et par la même une excitation à les chercher. A la fin du XVIIe siècle, la recherche pas­sionnée de l'or et de l'argent, en Afrique, en Amérique, en Extrême-Orient, est observable dans le comporte­ment des Européens.

Dans son livre sur La civilisation de l'Europe classique (paris, 1966), Pierre Chaunu, reprenant ses propres conclusions sur le galion de Manille, et celles de Frédéric Mauro et Louis Dermigny dans leurs travaux sur le Brésil et sur Canton 1, conclut que, si le grand commerce d' Extrême-Orient, après un « plafonnement plongeant» entre 1620 et 1650, a connu un effondrement de tous ses indices entre 1650 et 1680, et en revanche une extraordinaire reprise sur le trafic des métaux et des denrées précieuses entre 1680 et 1715.

Certes, cette reprise ne peut avoir d'effets immédiats sur toute l'Europe. Pourtant, les deux pays de l'Europe du nord-ouest dont nous avons déjà dit la vitalité économique persistante en plein XVIIe siècle - les Provinces-Unies et l'Angleterre - passent, entre les années 1680 et 1715, par une période de grand dévelop­pement. Paul Hazard y a situé ce qu'il appelle « La crise de la conscience européenne 2», c'est-à-dire une vibration intellectuelle qui annonce le « siècle des lumières ». Mais, à cet aspect intellectuel, correspondent aussi des phénomènes d'élan économique. Pierre Chaunu exprime

1. F. Mauro: Le Portugal et l'Atlantique au XVII' siècle (1570-1670). Etud. iconomique, Paris, 1960. L. Dermigny : La Chine et l'Occident : 1. commerce à Canton au XVIII' siècle, 4 vol, Paris, 1965.

z. Patis, lU éd. 1933.

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cela en disant qu'en Angleterre, « le xvme siècle com­mence au XVIIe ). Mais j'ai moi-même constaté 1 qu'on peut en dire autant pour certaines régions d'Espagne, où se produit, dès les dernières années du XVIIe siècle, un démarrage démographique et commercial.

Peut-être les grands malheurs de la France, à la fin du règne de Louis XIV, ont-ils trop détourné l'attention, chez nous, de cet « intercycle ) d'élan d'environ vingt-cinq ans, qui correspond, en Hollande et en Angleterre, soit à l'apogée, soit à la création de grandes institutions comme la Banque d'Amsterdam et la Banque d'Angle­terre, ainsi qu'à la préparation de la grande phase de stabilité monétaire qui s'installera dès 1726.

Ainsi, pour bien saisir le sens du « tournant ) entre les stagnations et les crises du XVIIe siècle et le long élan du XVIIIe, il faudra nous placer d'abord en Hol­lande, particulièrement à Amsterdam, puis en Angleterre.

1. La Catalogne dans l'Espagne modertUl, t. 1. Paris, S.E.V.P.E.N., 1962. 3 vol. t. 1 pp. 638 et suiv.

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XXII

DU XVIIe AU XVIIIe SIÈCLE: LE ROLE MONÉTAIRE

DE LA BANQUE D'AMSTERDAM

N'oublions pas ce que nous avons signalé d'abord : les Provinces-Unies (on dit souvent, pour simplifier, (lIa Hollande ») ne sont pas seulement un pays commer­çant et marin, mais aussi un pays d'agriculture avancée, sans jachère, un pays où l'industrie textile passe juste­ment vers son apogée entre 1670 et 1680, un pays donc où, selon l'expression de l'Espagnol Cellorigo, l'argent étranger affiue (l par attraction de ses richesses propres ».

Mais celles-ci, inversement, se développent grâce à la présence de capitaux que multiplie sans cesse l'exploitation coloniale, directe ou indirecte.

Les moyens sont d'abord la flotte qui, avec 120 000 marins, représente en tonnage la moitié de la flotte mondiale (Chine non comprise toutefois). Ce que les Hollandais touchent au titre du fret (transport maritime) et au titre des assurances, suffit à entraîner un excédent dans leur balance des comptes.

Ils ont, depuis les premières années du XVIIe siècle, la plus puissante des grandes (l compagnies » (par actions) consacrées au commerce lointain : l'Oost Indische Kompagnie, divisée en (l chambres » locales, dont la plus importante est celle d'Amsterdam, qui fournit 23 des (l directeurs» sur 73. Certaines années, les bénéfices distribués atteignaient 75 %.

Observons qu'après les traités de 1648, les Hollandais participent également aux intérêts placés sur les (l flottes » espagnoles de communication avec l'Amérique; et c'est pour eux UJ),e autre source d'accumulation, à Amster­dam, des métaux précieux.

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Que deviennent, et à quoi servent ces métaux accumulés en Hollande?

D'abord, ils paient les marchandises orientales qui, souvent, en Asie, ne sont livrées que contre de l'or et surtout contre de l'argent, dont il faut disposer donc, si l'on veut établir en Europe un marché fructueux de ces marchandises.

Les Provinces-Unies importent donc, du fait de leur supériorité productive et commerciale, et de leur rôle dans les assurances et les transports, des métaux précieux en lingots, en barres, en pièces de toute sorte et en parti­culier en réaux d'argent espagnols (c'est-à-dire améri­cains); puis elles en monnaient la plus grande partie en pièces internationalement négociables - negotie-penningen.

Ici, une remarque très importante : ces pièces inter­nationalement négociables ne sont pas destinées à la circulation intérieure du pays; on commence ainsi à voir s'amorcer, en Hollande, un système dont nous verrons, au XVIIIe siècle, d'autres applications, et dont nous rechercherons le sens général. Il consiste pour un état à avoir deux systèmes de monnaie : l'un, intérieur, dont les rapports avec la monnaie internationale sont souples, les pièces circulantes ayant un contenu-argent légèrement inférieur à ce qui correspond à leur tarif légal, ce qui n'encourage pas à les exporter; en revanche, tout le grand commerce extérieur se fait avec une monnaie de haute teneur métallique, qui constitue la vraie monnaie-marchandise internationale.

Pour frapper tous ces types de monnaies, les Provinces­Unies du XVIIe siècle disposent d'abord de 14 Hôtels des monnaies, qui se concentreront peu à peu; à la fin du siècle, il en subsistera 8.

Ils frappent des Zeeuwendaalders (thalers au lion) qui sont de préférence demandés au Levant et en Asie Mineure; les rijkrsdaalders (thalers royaux: du reich) qui vont surtout en Baltique, Pologne, etc.; les ducats d'or qui vont surtout en Russie; les ducatons qui sont l'instrument préféré du commerce avec l'Inde et avec la Chine.

La Compagnie des Indes anglaise achète chaque année, pour son trafic en Orient, pour une valeur de 7 à 8 000 000 florins (monnaie de compte), en ducatons, (monnaie effective internationale).

La « piastre» espagnole (monnaie d'argent coloniale) ne perd pas pour cela son prestige international, car

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elle conserve sans modification sa teneur-argent. Et les Hollandais exportent largement les piastres qui abou­tissent chez eux. Cependant, comme on a pu dire que les florins de Florence ou les ducats de Venise avaient été les « dollars du Moyen Age ), on pourrait dire, au XVIIe siècle, que c'est la monnaie hollandaise qui était

. devenue le « dollar ) de son temps. Précisons toutefois qu'il s'agit d'une monnaie métallique, essentiellement marchandise.

On pourrait s'étonner que, dans un siècle où la mentalité « mercantiliste ) reste la règle, l'exportation des métaux précieux, en Hollande, soit considérée non seulement comme une activité autorisée mais comme une des activités esssentielles du trafic; aucune mesure ne limite les sorties de monnaies et, après 1647, les métaux en barre sont objet d'exportation sans objection, même de la part des Hôtels des Monnaies qui, pourtant, gagnaient quelque chose à la frappe. Il n'y avait là aucune position théorique, aucun « anti­mercantilisme ) précoce. Les idées sortent des faits. Pour les Hollandais, les métaux précieux étaient une marchandise comme une autre, dont 1'« import-export ) était rémunérateur. Si, en fin d'année et de façon régulière, le commerce hollandais eût été déficitaire et se fût trouvé progressivement privé de stocks de métaux et de produits précieux, il est probable que l'attitude officielle aurait changé. L'esprit de liberté exprime la supériorité hollandaise du moment en matière de commerce.

La Banque d'Amsterdam et sa solidité en traduisent un autre aspect. Qu'est-ce que la Banque d'Amsterdam?

Son origine se place en 1609 (donc, comme pour la Compagnie des Indes, au début du XVIIe siècle). Cette origine ne correspond pas à un épisode de pros­périté, mais au contraire à un épisode de troubles monétaires : des banques privées pullulaient, et jouaient à l'excès sur la diversité des monnaies et de leur contenu­argent; ces banquiers « biquettaient ), comme on disait, c'est-à-dire retenaient les pièces lourdes, les plus riches en métal, et relançaient dans la circulation les pièces les plus légères. On installa alors, dans diverses villes, des banques municipales qui pussent jouer le rôle de « caissier général ) pour les commerçants.

Observons qu'il ne s'installe pas seulement une banque à Amsterdam; et que, très loin de là, la même année 1609,

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les mêmes raisons faisaient installer une banque du même genre à Barcelone. Pourquoi la Banque d'Amster­dam prit-elle une importance fondamentale et inter­nationale, alors que les autres banques resteront de portée locale? Cela exprime simplement l'importance du commerce d'Amsterdam. Je signale ceci pour qu'on ne croie pas (comme on a parfois tendance à le faire) que c'est l'instrument qui crée la prospérité et le dévelop­pement; l'instrument répond à un besoin; il peut même être, pour le développement, une condition nécessaire; il n'est jamais une condition suffisante.

En quoi consiste cet instrument? Il s'agit essentiellement d'une banque de dépôt et

d'une banque de change. La Banque accepte tout dépôt, de n'importe quelle monnaie, à partir d'une valeur de 300 florins; elle inscrit ce dépôt sur son Grand Livre. Et d'autre part, elle a le monopole du change. Toute lettre de change sur Amsterdam sera payée à la Banque. Celle-ci garantit les paiements et est elle-même garantie contre toute saisie par la municipalité.

Entre particuliers, elle opère des virements, ce qui en fait un instrument comparable à ce qu'étaient au XVIe siècle les compensations en foire, mais c'est un instrument permanent.

En revanche, elle n'est pas une banque de crédit; elle ne fait pas d'avance sur titre, elle n'escompte pas les lettres et les billets; en principe tout dépôt de particulier couvre entièrement les opérations qui le concernent; il n'y a donc pas de « crédit », sauf deux exceptions : la Banque prête à la. Compagnie des Indes, et à la muni­cipalité d'Amsterdam. Mais cela dans des limites qui furent toujours relativement modestes.

La Banque ne fait pas elle-même de gros bénéfices; elle n'est pas un organe d'accumulation. Elle prend un très petit bénéfice sur le change, un autre bénéfice sur la vente des barres de métal monnayable aux Hôtels des Monnaies, et sur la remise en circulation des monnaies de grand négoce. Mais cela assure surtout ses frais de fonctionnement.

Sur cette base, la Banque établit sa réputation au cours des deux premiers tiers du XVIIe siècle. Cette réputation est définitivement assise lors de la « guerre de Hollande »

que Louis XIV a déclenché (non sans raisons écono­miques) contre les Provinces-Unies. En 1672, devant la menace française, la panique s'empare des déposants

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des banques néerlandaises, et certaines banques muni­cipales, comme celles de Rotterdam et Middelbourg, ferment leurs guichets; la Banque d'Amsterdam continue, elle, à payer ses déposants. Dès lors, la confiance défini­tive en sa solidité fut assurée.

La Banque stabilisa les rapports entre monnaie intemationalement négociable et monnaie intérieure des Pays-Bas.

Son existence n'empêcha pas en effet les phénomènes monétaires habituels de se produire : détérioration des monnaies circulantes, afflux de monnaies moins bonnes ( ducatons et patacons des Pays-Bas méridionaux en particulier), mais la Banque contribua à maintenir non pas une équivalence absolue, mais un rapport régulier entre cette monnaie circulante et la « monnaie de banque » utilisable internationalement. Une prime, un « agio » de 4 à 5 % fut toujours maintenu en faveur de la monnaie « banco ». Mais cette marge ne fut prati­quement pas dépassée.

Aussi vit-on affluer vers la Banque toutes sortes de capitaux étrangers, en particulier à la fin du siècle.

A partir de 1683, les habitudes de la Banque changent légèrement de nature.

1) Elle commence à prélever un droit, encore minime il est vrai, sur les opérations de paiements et de virements.

2) Elle commence à accorder des avances aux parti­culiers, moyennant 0,25 % pour 6 mois s'il s'agit d'argent, et 0,50 % s'il s'agit d'or.

3) Les récépissés de dépôt à la Banque commencent à circuler et à s'échanger comme de la monnaie ordinaire.

On voit donc apparaître à la fin du siècle, à la Banque, les opérations de crédit et, dans la circulation, du papier bancaire.

On peut observer qu'alors le florin qui, jusqu'à 1691, avait été simple monnaie de compte, devient monnaie effective. C'est que le gonflement de la circulation moné­taire, correspondant au mouvement du commerce, n'a plus besoin de se faire en métal; il dispose d'autres moyens.

Enfin, ces changements de la fin du siècle corres­pondent également à la phase de développement commer­cial dans le monde que nous avons déjà signalée.

On peut alors se demander comment il se fait que la Banque et le commerce d'Amsterdam aient si bien

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résisté au double affaiblissement qu'ont nécessairement représenté pour les Provinces-Urnes:

1) la « guerre de Hollande) menée victorieusement contre elles par les Français;

2) l'accession au trône d'Angleterre, en 1688, de Guillaume d'Orange, qui subordonne plus ou moins la politique des Provinces-Unies à celle de l'Angleterre. Longtemps, on a admis que c'était là l'origine d'une décadence néerlandaise et de la montée anglaise.

Politiquement, ce n'est pas inexact. Mais, économi­quement, on ne constate pas une chute immédiate. En particulier pour Amsterdam; en 1699 encore, l'ambassadeur de France écrit dans un rapport au Roi :

« Amsterdam est sans contredit de toutes les villes des Provinces-Unies la plus considérable par sa grandeur, par ses richesses et par l'estendue de son commerce. Il y a même peu de villes en Europe qui peuvent l'égaler à ces deux derniers esgards; son commerce s'estend dans les deux parties du monde et ses richesses sont si grandes qu'elle a fouroy pendant la guerre jusqu'à cinquante riilllions par an et même davantage ... »

A cette date, tout le commerce français « du nord ) (vers la Baltique) se fait encore sur vaisseaux hollandais. Et il n''! aura pas de chute véritable de l'économie hollandaise jusque vers 1730.

On peut suivre cette persistance en observant les listes annuelles, publiées par M. Van Dillen, cj.es dépôts confiés à la Banque d'Amsterdam (soldes créditeurs), de l'encaisse métallique de cette Banque, et de ses prêts à la Compagnie des Indes et à la ville d'Amsterdam.

En florins banco, on constate : Entre· I6IO et I6I6 : les dépôts et l'encaisse (toujours

très proches l'un de l'autre) tournent autour de 1000000 de florins.

I6I9-I625 : dépôts et encaisse métallique oscillent autour de 2000000 et 2 500 000 florins, tandis que les crédits à la Compagnie des Indes passent de 300 000 à 900000.

I6I6-I635 : les dépôts montent à environ 4000000 de florins, l'encaisse métallique demeurant autour de 3 000 000 - 3 500 000.

En I640, les dépôts sont de 8 000 000 et le stock métallique de 5 800 000 florins, ce qui représente

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un certain déséquilibre; mais dès 1641, le stock métal­lique monte à 8 300 000, dépassant le chiffre des comptes créditeurs.

En 1645, on note un maximum qui ne sera pas ensuite de longtemps retrouvé : II 288 000 florins pour les dépôts, II 841 000 pour le stock.

De 1646 à 1685, une relative stagnation correspond, remarquons-le, à la période dépressive de l'économie européenne en général, et au minimum des arrivées d'argent d'Amérique. Le chiffre des dépôts oscille entre un minimum d'environ 5000000 de florins (1673, année de guerre, 4900 000), et un maximum d'environ 9000 000.

De 1685 à 1691 a lieu une reprise extrêmement brusque, qui porte les dépôts de l'ordre de 7 000 000 à 13500 000, et le stock de l'ordre de 6000000 au chiffre de 12 700 000.

Les maxima sont notés en 1699-1700 : plus de 16700 000 pour les dépôts, 13700 000 seulement pour les stocks (cette fois, les engagements dépassent assez sensiblement le gage métallique).

Une chute assez sensible (jusque vers 8 000 000 de florins) marque les années 1701-1709, mais le maximum absolu sur deux siècles est noté en 1721 et· 1722, avec des chiffres de dépôt de 28 000 000 et 26 000 000, et des chiffres de stock métallique très proches. C'est l'effet du refuge des capitaux à Amsterdam après les folles spéculations de 1720, surtout celles du système de Law en France.

On peut donc admettre que, jusqu'à cette date, Amsterdam joue un rôle financier et monétaire de premier plan.

Ensuite, au cours du XVIIIe siècle, les dépôts et le stock métallique de la Banque auront des hauts et des bas, retrouvant parfois l'ordre des 28000000 et 29000000 atteints en 1722, mais avec des minima de 12 000 000, alors que le stock mondial des métaux précieux s'accroit très vite, et que partout les prix montent. Cela signifie que l'importance relative des fonds d'Amsterdam diminue rapidement.

Toutefois l'effondrement proprement dit d'Amster­dam sera lié seulement aux événements européens de la Révolution et de l'Empire : de 23 000 000 de florins en 1792, les dépôts tomberont à 140 000 . florins en 1820. Au surplus, depuis les années 1780 environ, le caractère

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de la Banque avait sensiblement changé; le stock des métaux précieux tendait à s'écarter de plus en plus du chiffre des dépôts (parfois 4 000 000 contre 20000000).

On peut donc dire que la Banque d'Amsterdam - et la place d'Amsterdam en général - ont joué le rôle de régulateurs et de redistributeurs pour les stocks métalliques servant le grand commerce, et cela surtout au XVIIe siècle, et encore très nettement au cours du premier tiers du XVIIIe.

Cependant, la Banque garda beaucoup plus longtemps encore un grand prestige dans les esprits. En 1802, quand elle était en train de perdre ce rôle dominant, le consul de France à Amsterdam expliquait encore :

« Les métaux précieux arrivent du Nouveau Monde en Europe non par un écoulement régulier et constant, mais à des intervalles plus ou moins considérables, et qui ressemblent mieux à la marche irrégulière d'un torrent qu'au cours paisible d'une rivière. A la fin surtout d'une guerre maritIme qui a retenu dans les colonies espagnoles et portugaises les trésors provenant de leurs mines, l'Europe se trouve tout à coup inondée d'or et d'argent dans une proportion qui excède de beaucoup le besoin que l'on a de ces signes et qui les avilirait si on les versait aussitôt et tout à coup dans la circulation.

Que faisaient dans ce cas les Amsterdamois? Ils dépo­saient ces métaux en lingots à la Banque où ils étaient à leur disposition moyennant une rétribution très modique, et ils les en retiraient peu à peu pour envoyer dans les différents pays à mesure que la hausse du change en indiquait le besoin. De cette manière, ces signes utiles, dont l'afHuence trop rapide eût fait excessivement monter le prix de toutes les choses, au grand préjudice des per­sonnes qui n'ont que des revenus fixes et bornés, se distribuaIent insensiblement par une multitude de canaux, vivifiaient l'industrie, facilitaient et animaient les échanges. Ainsi la Banque d'Amsterdam ne bornait pas ses bons effets à l'utilité particulière des négociants de cette ville; l'Europe entière lui devait plus de stabilité dans les prix, d'équilibre dans les échanges, une proportion plus constante entre les deux métaux qui font concuremment l'office de la monnaie, et l'on peut dire que, si cette banque ne se rétablissait pas, il manquerait un rouage essentiel à la grande machine du commerce et de l'économie poli­tique du monde civilisé. »

Il y a là sans doute une exagération, une projection du passé sur le présent et, à la date de 1802, bien des

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procédés sont déjà employés pour remplacer la Banque d'Amsterdam comme régulateur du système mondial.

Toutefois, pendant la plus grande partie encore du XVIIIe siècle., on a considéré, nous montre ce texte :

1) que l'essentiel des métaux précieux utilisés par le grand commerce européen venait des Amériques espagnole et portugaise;

2) qu'une forte partie de ces métaux gagnait Amsterdam.

Et il n'est pas inexact de dire que l'irrégularité de l'arrivée des métaux, en particulier à cause des guerres qui arrêtaient momentanément la circulation atlantique, était une cause - entre autres - des à-coup dans le mouvement des prix.

Il est certain que pendant longtemps, soit parce que le commerce hollandais drainait lui-même beaucoup de métal, soit parce que beaucoup de commerçants euro­péens qui faisaient le commerce avec l'Amérique, clan­âestinement ou par l'Espagne (Cadix), portaient leurs gains métalliques à Amsterdam, soit enfin parce que les capitaux s'y réfugiaient en cas de crise de spéculation sur les autres places (système de Law), la Banque d'Amsterdam a été une plaque tournante du système monétaire européen et mondial. Toutefois, le dernier épisode où ce rôle est encore très clair est peut-être celui de la guerre de Sept-Ans (1756-1763). Au-delà, la primauté anglaise s'affirme.

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XXIII

LA FIN DU XVIIe SIÈCLE EN ANGLETERRE

Comme pour les Provinces-Unies au XVIIe siècle, il faut considérer dans le cas anglais non point l'aspect technique isolé des épisodes monétaires, mais la dialec­tique entre fait monétaire, développement commercial et réussites politiques et coloniales.

En fait, si l'Angleterre de la fin du XVIIe siècle pose les fondements de ce qui sera plus tard le système monétaire mondial (étalon-or et billets de banque), cela ne peut se comprendre que dans la mesure où, au . même moment, la puissance anglaise s'instaure et s'affirme, dans le domaine maritime et international en particulier.

Nous ne pouvons cependant traiter ici de l'histoire de l'Angleterre au XVIIe siècle, si révolutionnaire, et d'interprétation si controversée. Mais rappelons quelques évidences qu'il importe de ne pas négliger par omission ou par oubli. L'Angleterre des années 1680-1715 n'est plus celle d'Elisabeth, de Gresham, de John Hales et de la Compendious Examination, de Drake et Raleigh.

De nation maritime déjà, mais plus corsaire que véritablement marchande, l'Angleterre est devenue une grande nation commerçante; entre 1610 et 1640, son commerce extérieur a décuplé. Si les troubles du milieu du siècle (révolution de Cromwell) ont ralenti rela­tivement ce rythme de croissance, il reste que le marchand anglais a pris conscience d'être le soutien naturel de la République (au sens ancien du mot, c'est-à-dire de la communauté), à laquelle il s'identifie volontiers. C'est

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le sens de l'œuvre de Thomas Mun, « Merchant of London ) (1571-1641) : England's Treasure by Foreign Trade (= le commerce extérieur, trésor de l'Angle­terre). Si cette œuvre fut rédigée dans le premier tiers du siècle (sans doute vers 1629), elle fut publiée par le fils de Thomas Mun en 1662, et Adam Smith dira un jour qu'elle fut « la maxime fondamentale en économie politique, non seulement de l'Angleterre, mais de tous les autres pays commerçants. Mun y parle de l'argent (au sens large) comme de l'instrument essentiel pour « conserver ) et pour « accroître » la République; et du marchand comme de 1'« administrateur du patrimoine du royaume ); le « trésor ) de celui-ci dépend de son commerce extérieur.

Ce commerce extérieur, c'est, tout particulièrement, le commerce lointain, colonial. Thomas Mun, en 1621 et en 1628, dans deux autres opuscules, avait défendu et glorifié la Compagnie des Indes orientales, vivement attaquée dans certains secteurs de l'opinion, à cause de ses énormes bénéfices, et dont Mun était l'un des direc­teurs. Plus tard, dans la seconde moitié du siècle, c'est également un directeur de la Compagnie des Indes, sir J osiah Child, dans ses Discours sur le commerce (1668 à 1693), qui se fera de nouveau le théoricien de la mar­chandise comme fondement de la richesse de la commu­nauté. Les thèses dites « mercantilistes» sont donc étroi­tement liées au développement colonial. Elles sont plus discutées en Angleterre que dans les Provinces­Unies, parce qu'il y a en Angleterre d'autres classes dirigeantes que les marchands. Mais ceux-ci, en fin de compte, y font également triompher leur influence.

En revanche, plus encore en Angleterre que dans les Provinces-Unies, le bond industriel est net dès le XVIIe siècle. L'historien américain John U. Nef, à cet égard, a !même proposé de parler de « première révo­lution industrielle ), ce qui, à l'examen, a paru ensuite excessivement ambitieux. Mais il reste que, vers 1640, il existait en Angleterre des éléments de développement industriel que ne connaissait encore aucun autre pays du continent : la production charbonnière, pour la première fois, prenait une importance qui n'était J?lus seulement locale; des ateliers métallurgiques cessment d'être purement artisanaux et assuraient des productions assez massives; des moulins à papier occupaient une main-d'œuvre de plusieurs dizaiiles d'ouvriers; de

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telles industries commençaient à exiger des investis­sements en capital désormais considérables; même dans une industrie d'alimentation comme la brasserie, alors que vers 1450, les plus grosses brasseries londoniennes n'immobilisaient qu'un capital de 25 livres sterling, dans la seconde moitié du XVIIe, on en connait qui repré­sentent un capital de 10000 livres. Le continent ne connait encore qu'exceptionnellement des établissements comparables. Disons que si quelque chose en Europe annonce la future révolution industrielle, c'est en Angle­terre qu'il faut le chercher.

Les structures agraires de l'Angleterre commencent déjà à être bouleversées par l'élan de l'économie-argent. Le mouvement des enclotures (enclosures), commencé au XVIe siècle, englobe de plus en plus les petites exploi­tations paysannes et les terrains communaux dans de puissantes propriétés foncières individuelles. Cela va permettre à l'agriculture de changer de nature, d'échap­per à la petite économie qui laissait un grand rôle à l'autoconsommation. Ce mouvement de commercia­lisation des produits agricoles avait d'ailleurs été amorcé dès le Moyen Age en Angleterre.

5) Enfin, à toutes ces modifications en profondeur de l'économie et de la société anglaises, ont correspondu deux révolutions politiques, celle de Cromwell, et celle de 1688 (la Glorious Revolution). Nous ne pouvons entrer ici dans les controverses nombreuses autour de leur interprétation. Ce qui est indiscutable, c'est qu'à la fin du XVIIe siècle, en Angleterre, les intérêts et les modes de pensée des moneyed-men, des hommes dont l'argent représentait la préoccupation principale, et qui, à l'origfne, étaient dédaignés, l'emportent, et jusque dans la conduite de l'état, sur les intérêts et les modes de pensée des landed-men, des hommes dont l'intérêt maJeur était dans la terre (cette opposition du landed interest au moneyed interest sera illustrée par Swift).

Pourquoi ces rappels à propos de l'or? C'est que les faits monétaires de la fin du XVIIe siècle anglais ne peuvent être séparés de l'importance prise par l'éconoDl1e anglaise dans le monde. Deux de ces faits monétaires en particulier ont une portée qui engage l'avenir : l'apparition de la Banque d'Angleterre, et la réforme monétaire de 1694-1696 qui annonce, au moins indirecte­ment, le futur triomphe de l'étalon-or.

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1. - L'APPARITION DE LA BANQUE D'ANGLETERRE

Comme pour la Banque du Rialto à Venise à la fin du XVIe siècle, comme pour les Banques municipales d'Amsterdam ou de Barcelone en 1609, la création de la Banque d'Angleterre, en 1694, répondait à l'intention de mettre fin à un désordre monétaire provoqué par les manipulations des banquiers privés.

Mais, comme nous l'avions observé à propos des diverses banques fondées au début du XVIIe siècle, ce n'est pas l'instrument qui bouleverse les conditions économiques, ce sont les conditions éconoIniques qui déterIDÏnent l'avenir de l'instrument financier. La Banque d'Angleterre va prendre un rôle non moins important dans l'histoire éconoInique du monde que celui de la Banque d'Amsterdam un siècle plus tôt, mais de nature très différente, bien que le J?roblème à résoudre puisse paraître semblable aux origInes des deux institutions.

Quel était ce problème? Il n'y avait pas, à Londres, à la fin du XVIIe siècle, de changeurs officiels. C'étaient les orfèvres qui faisaient office de vendeurs et d'acheteurs de lingots d'or ou d'argent, ainsi que de pièces de monnaie de toute catégorie. Les marchands avaient pris l'habitude de confier aux orfèvres les espèces qu'ils possédaient en excédent. En contrepartie, les orfèvres délivraient des récépissés de dépôt qui - bien qu'entière­ment privés - se Inirent à circuler largement comme moyen de paiement. C'était déjà le principe du «( billet de banque )} couvert par un dépôt métallique (et en principe à tout instant remboursable). Et aussitôt, pratiquement assurés de n'avoir pas à rembourser tout en même temps, les orfèvres prêtèrent au-delà de leurs dépôts métalliques constitués. Autrement dit, ce système privé, contrairement au système public d'Amsterdam, était créateur de crédit, et par là excitant pour l'économie. Observons d'ailleurs que, après 1683, la Banque d'Amsterdam elle aussi s'engageait, quoique tiInidement, dans la même voie. Tout cela doit se rattacher à la vive renaissance commerciale que l'on observe autour de ces dates.

Cependant, du point de vue monétaire pur, le rôle des orfèvres présentait quelque risque; sur les pièces métalliques même ils ne pouvaient pas ne pas spéculer. C'était leur métier. Comme tous les manieurs spécialisés

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d'espèces métalliques, ils conservaient, utilisaient ou vendaient pour les besoins du commerce international les meilleures pièces, et ne relançaient dans la circulation intérieure anglaise que les plus mauvaises, c'est-à-dire celles qui, à valeur nominale légalement équivalente, contenaient moins de métal précieux. Ils « biquet­taient ), suivant l'expression déjà vue. Outre les pièces étrangères, parfois surévaluées, on relançait les pièces « rognées ), c'est-à-dire celles qui étaient usées natu­rellement ou (plus souvent) entaillées sur les bords volontairement pour récupérer du métal fin. Au besoin, les orfèvres rognaient eux-mêmes. Et quand, entre 1660 et 1688, sous la Restauration, les pièces furent gravées sur leur tranche, pour que tout rognage devînt visible, les orfèvres n'hésitèrent pas à fondre les pièces pour spéculer sur l'argent en hngot. Ils ne cessèrent enfin de jouer sur un autre tableau, également clas­sique dans l'économie monétaire ancienne : la spé­culation sur la valeur relative entre or et argent; on sait que cette valeur relative était légalement fixe du fait que les pièces d'or contenant un certain poids d'or étaient tarifées à une certaine val~ur nominale, et les pièces d'argent contenant un certain poids d'argent fin à une valeur nominale également fixe; il suffisait de faire le rapport. Mais, sur le marché libre des lingots, soit en Angleterre, soit à l'étranger, le rapport entre or et argent ne correspondait pas nécessairement à cette valeur légale; suivant l'offre et la demande, ce rapport de marché variait. Il y avait donc toujours quelque intérêt à faire porter soit l'or soit l'argent là où ce métal était le plus estimé.

Vers 1660, il Y avait eu intérêt à exporter l'or, le rapport nominal légal de l'or à l'argent en Angleterre «( bimetallic ratio )) étant de 13,3 pour l, alors qu'en Europe il était beaucoup plus fort. En 1663, on avait voulu remédier à cet inconvénient en frappant une nouvelle pièce d'or contenant moins de métal fin tout en gardant la même valeur nominale: au lieu de tailler, dans une livre (- poids) d'or au titre de onze douzièmes, 41 pièces comme on faisait jusque là, on se mit à y tailler 44 pièces et demie.

La nouvelle pièce d'or ainsi définie, la guinée, devait continuer à valoir 20 shillings (expression nominale) en « monnaie circulante ), cette « monnaie circulante ) étant essentiellement constituée de pièces d'argent, dont

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beaucoup étaient rognées. Par ce fait même, bien que le rapport légal or-argent eût ainsi été rapproché du rapport de marché, la pièce d'or continua à « faire prime ) sur la monnaie circulante; en fait, pour se procurer une « guinée ), il fallait toujours donner, en argent ordinaire, non pas 20, mais 22 shillings. Les orfèvres continuaient donc à gagner quelque chose en fournissant ces guinées, dont on avait besoin pour le commerce international, et en remboursant leurs dettes en argent courant, au cours légal (et si possible en pièces rognées).

Observons toutefois que cette prime de l'or n'est pas énorme: en 1690, elle est toujours de 2 shillings pour 20, et il s'est écoulé plus de 25 ans depuis 1663. Ainsi, il n'y a pas eu de dévalorisation inquiétante de la monnaie circulante devant l'or. Rappelons-nous qu'à la Banque d'Amsterdam, il y avait aussi une différence sensible entre monnaie circulante et monnaie « banco ». Quant à l'argent, si l'on veut s'en procurer, à Londres, qui soit exportable (c'est-à-dire en bonnes pièces), il suffit d'en donner 5 shillings 3 pence et demi l'once, au lieu de 5 shillings 2 pence au tarif légal (63,5 pence au lieu de 62). C'est une perte de moins de 2,5 %. Il n'y a donc pas, à proprement parler, crise monétaire. Remarquons que cette relative stabilité des monnaies, liée à la stagna­tion générale des prix, au cours de la période 1660-1 690, est générale (en France par exemple, on la constate également).

Mais la révolution de 1688 a eu lieu. Elle a lié le sort de l'Angleterre à celui de la Hollande dans la lutte contre l'hégémonie de Louis XIV. Et, en 1689, s'est ouverte une période de guerres: 1689-1697, qui reprendra (à propos de la « Succession d'Espagne )) de 1702 à 1714. Ce sont ces guerres qui ont bouleversé le système financier.

D'abord quant aux finances publiques (impôts et emprunts) : citons là-dessus, l'article très clair et très fourni de M. Mousnier 1,

Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont les aspects monétaires de ce bouleversement, et leurs conséquences lointaines.

Contrairement à ce qui s'était passé jusqu'aux années 1690, le système des orfèvres londoniens, au cours de

1. Roland Mousnier : L'drJolution d .. financ .. publique. en Franc. st en A,.,lot",. pendant los guerr .. d. la Ligue d'Augsbourg st th la Su<c ... ion d' &pagn •• In • Revue Historique " 1951, p. 1-23.

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la guerre, cessa de satisfaire aussi bien les marchands que l'État anglais. L'État avait besoin d'argent et désirait emprunter. Les orfèvres n'étaient enthousiastes ni du nouveau régime ni de la guerre en cours. Ils avaient peur en particulier que le Roi ne reconnût pas les dettes de ses prédécesseurs, les Stuarts. Une Restauration les eût rassurés.

Il y eut alors conjonction entre les pouvoirs publics et les grands marchands de Londres. Conjointement, ils accusèrent les orfèvres de spéculation, d'usure, de rognage des pièces, et même d'insolvabilité. Et, en 1694, les marchands, sollicités de prêter au Roi 1 200 000 livres sterling, le firent par l'intermédiaire d'un organisme nouveau. Ce sera la Banque d'Angleterre.

Les marchands constituent une société par actions au capital de 1 200 000 livres sterling. . Cette somme sera prêtée au Roi. Mais, pour ses propres prêteurs, la Banque émet des billets jusqu'à concurrence de ce capital. Ces billets circuleront et pourront servir de moyen de paiement. Toutefois, ils n'ont pas cours forcé. Et la Banque est, en principe, une compagnie provisoire : ses privilèges ne sont accordés que pour douze ans, et le Roi, s'il rembourse l'emprunt, peut même la dissoudre avant ce délai. En revanche, la Banque peut escompter les effets commerciaux et faire des avances aux particuliers. C'est donc un organisme de crédit qui peut se substituer aux orfèvres. Arrivant plus tard que la Banque d'Amsterdam, mais se prêtant tout de suite à des opérations que celle-ci ne fait que depuis peu de temps, et non systématiquement, la Banque d'Angle­terre, d'emblée, est plus moderne.

Les conséquences de sa création sont immédiates : le Roi va dépenser, pour la guerre en cours, la somme empruntée; les marchands, confiants dans la Banque, lui prêtent de l'argent au lieu de le garder par devers eux; ainsi, la circulation, où toutes sortes de papiers de nature assez différente entrent en concurrence, se trouve brutalement gonflée. Le fait n'est pas spécifique­ment anglais; on le retrouve en France, et il caractérise après tout, jusqu'à nos jours, toutes les périodes de guerre.

Ce qu'il est important de constater, c'est que la montée des prix, qui résulte de cette « inflation ) de guerre, après avoir donné lieu à certaines craintes, et à une controverse célèbre autour du problème de la monnaie,

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ne se terminera pas en panique; mais au contraire, malgré les émissions désordonnées de papier, et malgré les spéculations qui culmineront en 1720, la Banque d'Angleterre se consolidera, et la « monnaie circulante »

sera stabilisée par rapport à la monnaie métallique inter­nationale. On s'acheminera vers l' « étalon-or ».

II. - L'ÉPISODE MONÉTAIRE 1694-1696 :

LA RÉFORME DE LA CIRCULATION-ARGENT

LA CONTROVERSE ENTRE LOWNDES ET LOCKE

La Banque d'Angleterre a fonctionné dès juillet 1694; le capital fut versé le 2 juillet, les statuts promulgués le 24.

Mais cela fut suivi - très brusquement, en quelques mois - d'une violente hausse des prix, en relation d'une part avec la brusque injection de crédit qu'ont représentée le prêt de 1 200000 livres au Roi et les billets correspondants délivrés par la Banque à ses prêteurs, et d'autre part avec la crise de subsistances de 1693-94, qui fit bondir les prix des denrées alimentaires un peu partout.

Cette brusque hausse des prix fit perdre confiance dans la monnaie circulante. On s'aperçut subitement - alors que le phénomène venait de loin et jusque là ne troublait guère les esprits - qu'une importante partie de cette monnaie circulante était faite de mauvaises pièces rognées, non échangeables à leur tarif officiel sur le marché international. Ainsi, la guinée d'or, dont nous avons vu qu'elle valait légalement 20 shillings, mais qu'on l'obtenait en fait depuis longtemps contre 22 shillings, ne fut donnée que contre 22 1/2 shillings en décem­bre 1694, ce qui n'est pas encore grave, mais contre 30 shillings dès juin 1695. Cette fois, c'est une déva­lorisation de fait de la monnaie courante de presque 50 % en six mois. Le fait devient inquiétant. C'est comme si aujourd'hui, le cours de l'or en billets s'élevait de moitié en quelques semaines. Observons toutefois que cette prime des bonnes pièces sur la monnaie courante était beaucoup plus forte pour l'or que pour

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l'argent; pour l'argent, la dévalorisation n'était guère que de 25 %. Et c'est sans doute la meilleure mesure, car le change de la monnaie anglaise, à la bourse d'Amsterdam, tombe également non de 50 %, mais de 25 % environ (entre 22 et 27 suivant les jours). Nous pouvons donc parler d'une dévalorisation d'environ un quart.

Mais le fait était trop brusque pour ne pas inquiéter. Il fallait « stabiliser ). La hausse des prix et le manque de confiance du public dans la mt?nnaie ne pouvaient se traduire en hausse du prix de l'or et de l'argent, et en chute du change, que parce que la monnaie circulante, en Angleterre, était en fait, depuis longtemps, « fidu­ciaire ) en ce sens que jusqu'alors, devant la stabilité des prix, on acceptait volontiers des pièces même rognées sans se préoccuper de leur poids. Désormais, puisqu'on s'en préoccupait, il fallait donner au public des pièces dont le contenu-argent correspondit mieux à la valeur nominale légale.

Le remède classique, dans ce cas, était de retirer, en la « décriant ) toute la mauvaise monnaie, pour la refondre et la relancer en pièces nouvelles, d'une valeur nominale plus proche de la valeur de marché de leur contenu-argent. On disait : faire correspondre la valeur « extrinsèque ) (nominale, légale) de la pièce, à sa valeur « intrinsèque ) (c'est-à-dire à la valeur marchande de la pièce en tant qu'objet, que marchandise d'argent).

Mais on pouvait concevoir l'opération de deux façons, inverses l'une de l'autre: ou bien on continuait à appeler livre ou shilling des quantités d'argent diminuées d'un quart, en relançant des pièces de moindre teneur; ou bien on pouvait ne relancer dans la circulation que des pièces de teneur correspondant aux anciennes valeurs de la livre ou du shilling; dans le premier cas, cela consistait à reconnaître la « dévalorisation ) de l'argent circul;plt par une « dévaluation ) officielle de l'unité de compte en teneur-argent; dans le second cas au contraire, cela consistait à maintenir le standard-argent de la monnaie de compte, en ne faisant plus circuler que de la bonne monnaie.

Le premier type d'opération, que nous appelons aujourd'hui « dévaluation ) (et qui, en français, s'appelait empirance ou affaiblissement de la monnaie) n'était au fond que la reconnaissance de faits préexistants (hausse des prix, baisse du change); il ne coûtait à l'État que les

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frais de « décri », retrait et refrappe de la monnaie circulante, frais élevés, mais non écrasants; en revanche, l'opération donnait à la dévalorisation de la monnaie un caractère officiel et irréversible, qui, par exemple, ampu­tait de 25 % (dans le cas examiné) les dettes, ou les revenus fixes, exprimés en argent fin.

Si au contraire l'État ne renvoie dans la circulation que des pièces de bon poids, toujours à la même valeur nominale, il prend sur lui non 'seulement les frais de refrappe, mais toute la différence entre le poids théorique d'argent que la monnaie devrait contenir, et le poids d'argent - très inférieur - qu'elle contient en réalité du fait des mauvaises pièces. C'est une lourde charge. Après l'opération, il circulera la même quantité d'argent fin, mais dans un nombre de pièces moindre, et donc avec une valeur nominale globale diminuée (puisque chaque pièce garde la valeur nominale initiale). En principe, le pouvoir d'achat représenté par la masse de monnaie doit donc diminuer, et les prix devraient baisser. C'est une « déflation ». Mais les prix suivront-ils, du moins dans la proportion attendue? Cela reste dou­teux. Ceux qui seront avantagés par l'opération seront, de toute façon, les créanciers et les personnes à revenu fixe, parce que les prêts des uns et les revenus des autres, exprimés en argent fin, garderont la même valeur qu'au moment où ils ont été fixés. Leur confiance dans la monnaie pourra être rétablie.

La controverse anglaise autour du choix entre ces deux solutions, n'a rien d'original; d'Ores~e, au XIVe siècle, aux discussions les plus récentes sur les « dévaluations », les arguments sont toujours les mêmes. , Si la controverse de 1694 est restée pourtant parmi les plus célèbres, c'est que :

I) elle est à l'origine de la stabilité plus que séculaire de la livre sterling, et de son rattachement à l' « étalon­or »;

2) elle a été menée, du côté des défenseurs d'un « standard » métallique fixe, par un des esprits les plus représentatifs de l'Angleterre et de son époque, le philosophe John Locke (et même Isaac Newton y sera mêlé). Les arguments de Locke ne cesseront d'être repris, en des occasions semblables, jusqu'à nos jours.

Bien que simple médecin, et surtout célèbre comme philosophe, John Locke avait été mêlé de près à la poli­tique, sous la Restauration, et après la Révolution de

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1688, dont il avait été l'un des inspirateurs et le principal théoricien. Par là-même, il avait été lié, à plusieurs reprises, aux activités du Board of Trade, organe officiel de la vie économique anglaise. Il a donné, en 1691, un an après son Essai sur l'entendement humain, un premier traité sur la monnaie et sur le taux d'intérêt, puis, en 1695, à propos de l'opération monétaire en cours, Further considerations of the consequences of the Lowering of Interest, and Raising the value of Money, sans parler des interventions parlementaires et de rapports divers.

L'autre personnage de la controverse était Lowndes, secrétaire au trésor qui, chargé par le gouvernement des propositions à faire sur la monnaie, préconisait une dévaluation.

Que proposait exactement Lowndes? Il rejetait certaines solutions; par exemple, il ne voulait pas affaiblir le titre des monnaies circulantes, estimant que lancer dans la circulation des pièces de même poids, donc de même apparence, mais contenant moins d'argent, était une tromperie. En revanche, il pensait que si le lingot d'argent, sur le marché international, était coté 77 pence l'once en monnaie anglaise, alors qu'officiellement, légalement, il n'aurait dû en valoir que 62, il était juste et possible de mettre le prix légal en correspondance avec le prix de marché. Et pour cela, au lieu d'opérations de décri efde refonte coûteuses, il suffisait de proclamer par décret que l'argent en lingot, ou en bonnes pièces, vaudrait désormais, légalement, 25 % de plus. C'était une autre façon d'opérer une « dévaluation ), celle qu'en France on appelait augmen­tation ou rehaussement de la monnaie, terme dont on doit se méfier, car il veut dire augmentation de la valeur nominale des bonnes pièces, et par conséquent baisse de valeur (en termes de métal) de la monnaie courante et de l'unité de compte. C'était la façon la plus simple et la moins coûteuse, dans les anciens systèmes monétaires où il y avait une monnaie de compte, d'opérer une « dévaluation ). Ce n'était d'ailleurs pas tellement différent de ce qui se passe aujourd'hui; par exemple, lors de la dernière « dévaluation ) française, en 1958, lorsqu'on a décrété, du jour au lendemain, que le franc vaudrait 20 % de moins en or ou en devises étrangères.

A cette proposition, qu'objectait John Locke? Que la monnaie n'avait de valeur que dans la mesure

où elle était un objet, une marchandise, et que, si on

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commençait à lui donner n'importe quelle valeur, on changerait des proportions, des mots, mais non la réalité économique.

« Appelez une couronne ce qui s'appelait auparavant une demi-couronne. La valeur reste déterminée par la teneur en métal. Si vous pouvez enlever un vingtième de son poids d'argent à une monnaie sans diminuer sa valeur, vous pouvez tout aussi bien lui en enlever les dix-neuf vingtièmes. Suivant cette théorie, un farthing, si on lui donne le nom de couronne, devrait acheter autant d'épices, de soie, ou d'autres marchandises qu'une couronne, qui contient 60 fois plus d'argent. Tout ce que vous pouvez faire, c'est donner à une quantité moindre d'argent l'empreinte et le nom d'une quantité plus grande. Mais c'est l'argent et non le nom qui paie les dettes et achète les marchandises. Si élever la valeur de la monnaie consiste pour vous à appeler comme bon vous semble les parties aliquotes d'une pièce d'argent ... , vous pouvez effectivement fixer le taux de la monnaie aussi haut que vous voudrez ... »

Pour Locke, l'explication de la hausse de l'once d'argent de 62 à 77 shillings ne se trouvait que dans le fait de l'existence de pièces rognées. Il pensait que 77 shillings rognés ne devaient pas contenir plus que 62 shillings normaux.

En fait, il n'avait pas tort quant à l'existence du rognage : une expérience - nous dirions un « son­dage ) - prouva que sur 57 200 livres sterling d'argent courant, qui auraient dû contenir 220000 onces d'argent fin, le contenu d'argent fin n'était que de 141 000 onces! On calcula que sur 5 600 000 livres sterling d'argent c~culant, 4 000 000 au moins étaient détériorées.

Et en effet, Locke l'ayant emporté dans la contro­verse, l'État anglais retira l'argent en circulation et ne relança que des p'ièces de bon poids. Or il y perdit 2700 000 livres! L'Etat se rattrapa en recouvrant les impôts en bonne monnaie, et en faisant émettre du papier par la Banque d'Angleterre. D'autre part, les créanciers qui avaient prêté de l'argent courant lorsqu'il se déva­lorisait, et qui furent remboursés en bonnes pièces, purent se réjouir.

Mais très longtemps après, on discuta sur ce qu'il fallait penser de l'opération. Soixante ans plus tard, Sir James Steuan se moquait de cette nation anglaise qui avait fait avec joie ce sacrifice de 2 700 000 livres uniquement pour que son standurd, c'est-à-dire son

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étalon monétaire, ne fût pas abaissé. Et lors des inflations du temps des guerres contre Napoléon, on reprit encore la controverse.

En fait, si l'on a tant discuté, c'est que l'opportunité d'une dévaluation dépend :

- des circonstances; - du point de vue auquel on se place (intérêt des

prêteurs ou des débiteurs? des exportateurs ou des importateurs? etc.).

Dans la controverse Lowndes-Locke, s'il est difficile de prendre parti, c'est que la véritable question était probablement mal posée. Cette question était: pourquoi la monnaie avait-elle perdu son pouvoir d'achat?

Ici Lowndes et Locke étaient d'accord pour incriminer le seul rognage des pièces, mais il ne semble pas qu'ils se soient demandé, à ce sujet :

1) pourquoi la crise monétaire n'a-t-elle pas commencé avant 1695, alors que le rognage était un fait permanent, depuis longtemps?

2) pourquoi la dévalorisation de la «( monnaie circu­lante » devant les métaux précieux et les monnaies étrangères était-elle loin d'être proportionnelle à l'impor­tance du rognage - 25 % au lieu de 56 %?

En fait, la circulation de pièces rognées représentait, nous l'avons dit, une sorte de circulation fiduciaire, qui s'adaptait aux besoins sans faire excessivement hausser les prix, jusqu'aux mois qui suivirent la création de la Banque d'Angleterre. Et c'est beaucoup plus l'inflation des moyens de paiement sous forme de papiers que le rognage qui avait déterminé une hausse brusque.

La preuve en est que, une fois terminée l'opération monétaire, l'argent continua à sortir d'Angleterre, et que, devant l'afflux de gens qui cherchèrent à se faire rembourser en bon argent les papiers de la Banque d'Angleterre, celle-ci dut partiellement fermer ses guichets, ses billets continuant d'ailleurs à souffrir d'une dévalorisation de 16 à 24 %, à Amsterdam, à peu près celle de l'ensemble de la monnaie circulante avant 1694.

Mais la quantité d'argent contenue dans un shilling (monnaie circulante) s'étant trouvée augmentée, l'or, qui jusqu'alors avait été sous-estimé en Angleterre par rapport à l'argent, y devint au contraire estimé plus haut qu'en Europe: 15,93 pour un en Angleterre, 15 seulement en Europe continentale; dès lors, le métal

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jaune affiua en Angleterre: de 1702 à 1717, on y frappa 7127835 livres sterling sous forme de pièces d or, contre seulement 223000 en pièces d'argent.

C'est ce frappant contraste qui va faire de l'Angleterre, sans qu'elle l'ait, à proprement parler, su et voulu, le pays de l'étalon-or.

Mais est-ce seulement à cause de ce léger détail technique d'une minime surévaluation de l'or par rapport à l'argent que l'Angleterre devient le pays de la monnaie-or?

A ce sujet, faisons trois remarques : 1) Progressivement, entre 1696 et 1720, la suréva­

luation de l'or par rapport à l'argent est légalement réduite, sans que cela empêche la prédominance de ce métal. En 1698, Locke, faisant observer que le tarif de la guinée à 22 shillings surévaluait l'or, proposa de ramener ce tarif à 21 1/2. En 1717, Isaac Newton, le grand savant, qui se trouvait être alors le « Maître de la Monnaie », dans un rapport sur le même thème, concluait qu'il fallait ramener le tarif à 21 shillings pour la guinée, et ce conseil fut suivi. Or, même à ce tarif où l'or était à peine surévalué par rapport à l'argent, il continuait à affiuer en Angleterre : de 1727 à 1760, il sera frappé en Angleterre Il 662 000 livres sterling en or et seulement 304 000 en argent. Le phéno­mène dépasse le niveau des explications purement techniques.

2) Seconde remarque : pendant l'épisode-tournant des années 1694-1720, la revalorisation de la monnaie d'argent circulante et l'afflux d'or n'avaient pas signifié la disparition d'une inflation monétaire sous forme de billets de nature diverse : bank bills (reconnaissances de dette de la Banque envers ses déposants, qui, rappor­tant intérêt, n'étaient pas à proprement parler des « billets de Banque ), mais circulatent tout de même); running cash-notes au porteur (ancêtres des bank-notes gagés sur un dépôt métallique et remboursables) et même papiers à cours forcé, circulant comme nos billets d'aujourd'hui. De plus, le crédit fut favorisé par tous les moyens, et l'on vit surgir des projets de monnaie-papier, gagée sur la terre (comme seront plus tard les « assignats ) français), avec le projet de John Argill en 1696. Autrement dit, la période 1688-1714, période de guerres successives, a bien connu un climat d'inflation.

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3) Comment cette inflation a-t-elle pu être absorbée et correspondre finalement à un afBux d'or et à une stabilisation de la monnaie anglaise? C'est que l'économie anglaise, entre la Glorious Revolution et les traités qui mettent fin à la guerre de Succession d'Espagne, se développe et s'appuie sur une conquête des voies maritimes, qu'il s'agisse des voyages dans les « mers du Sud ), de la Méditerranée (conquête de Gibraltar et Minorque), des relations avec le Portugal (traité de Methuen en 1703), des avantages acquis sur l'Espagne aux traités d'Utrecht (1713) et Rastadt (1714) - en particulier l'asiento de la traite des noirs et le « vaisseau de permission ) de 500 tonneaux autorisé une fois par an à commercer avec les colonies espagnoles d'Amérique.

Si l'on ajoute que ces victoires à la fois politiques et économiques, maritimes et coloniales, correspondent en Angleterre même, à une montée de la production et des transactions en général, et à une poussée d'activité intellectuelle où, comme nous l'avons vu par les exemples de Locke et de Newton, la réflexion économique et moné­taire est couramment liée à la création philosophique et scientifique, on comprend ce qu'on peut entendre par la formule: « En Angleterre, le XVIIIe siècle commence au XVIIe ). Cela veut dire que la conjoncture de dévelop­pement, qui ne s'affirmera que lentement et inégalement au XVIIIe siècle sur le continent européen, a connu en Angleterre un épisode déjà éclatant entre 1680-1690 et 1710-1720. Et cet épisode n'est pas sans liaison (il s'agit toujours de liaisons réciproques) avec la recherche et la découverte de nouvelles sources d'or, qui finale­ment afBue en Angleterre.

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XXIV

LES ORIGINES DE LA STABILISATION MONÉTAIRE : L'ESSOR ANGLAIS

ET L'OR DU BRÉSIL

Le problème que nous posons, je le rappelle, est celui-Cl: comment, d'un siècle de bas prix, c'est-à-dire de revalorisation des métaux précieux par rapport aux marchandises, et de désordres monétaires accentués par les guerres, est-on passé à un siècle de hausse des prix, et de stabilité (au moins relative) des monnaies intérieures européennes?

Nous avons examiné les cas de la Hollande et de l'Angleterre, le rôle de la Banque d'Amsterdam et la création de la Banque d'Angleterre, et la réforme anglaise de 1696 qui, aboutissant à une légère suréva­luation de l'or, a rendu celui-ci dominant dans les frappes monétaires de ce pays.

Nous avons conclu que, malgré les complexités de la circulation monétaire des années 1696-1714, où la circulation-papier est devenue importante, malgré l'énorme charge fiscale imposée par les guerres, et mal­gré la dévalorisation de cette monnaie-papier anglaise sur le marché international des changes, en fait la monnaie anglaise a vu s'installer les conditiofls d'une consolidation, à la fois par l'essor de l'activité indus­trielle et commerciale du pays, et par les avantages de type maritime, colonial et commercial assurés par les victoires militaireS'et diplomatiques : du côté de l'Amérique, des Iles, de la Mer du Sud, de la Méditer­ranée, tout est prêt pour que l'or et l'argent - l'or surtout - affiuent vers l'Angleterre.

Je citerai seulement un chiffre (ou plutôt un ordre de grandeur) : entre 1693 et 1713, en Vingt ans, les

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revenus des douanes et impôts de circulation, en Angle­terre, triplent.

Il est bon de rappeler aussi que, dans le cadre du bouleversement intellectuel que Paul Hazard a appelé « La crise de la conscience européenne » (paris, 1933) - et qui se situe justement entre 1680 et 1715 - les découvertes de la pensée économique ne devraient pas être négligées.

On insiste en effet volontiers, après Paul Hazard, et avec raison, sur le mouvement des idées - et le mouvement des hommes - qui, dans cette période préparatoire du XVIIIe siècle, modifient sensiblement les structures spirituelles de l'Europe: on voyage beaucoup, et tout particulièrement les Anglais circulent sans cesse, non seulement au loin, mais en Europe même; le prestige intellectuel jadis réservé à l'Italie, à l'Espagne, puis à la France, passe rapidement aux nations du Nord : Hollande, Angleterre; la Révolution anglaise de 1688, correspondant presque année pour année à la révocation de l'Édit de Nantes et au « refuge » des protestants français dans les pays du Nord de l'Europe, contribuent à cette révolution des esprits, qui est d'ailleurs diffusée par des moyens de propagande systématique. L'esprit des « rationaux », la philosophie de type « empiriste », l'Essai sur l'entendement humain de Locke, préparent largement les remises en question qui seront la carac­téristique même du XVIIIe siècle. Un modèle nouveau d'humanité se dessine, avec des périodiques anglais, comme le « Spectator ».

Il est déjà intéressant de constater que ce grand mouvement intellectuel correspond à une période de vigoureuse activité économique et de luttes inter­nationales qui ont pour enjeu, en grande partie, la participation des grandes puissances à l'héritage escompté du grand empire espagnol, et aux grands courants commerciaux du monde.

Il est plus intéressant encore de découvrir, au sein du grand courant d'innovations intellectuelles, la naissance de la pensée économique scientifique, encore balbutiante et fragmentaire sans doute, mais à la recherche de ses instruments.

C'est alors en effet qu'apparaissent, en Angle­terre, les premiers ouvrages d'arithmétique politique, c'est-à-dire à la fois de raisonnement économique mathématique (avec les essais de Gregory King pour

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calculer les effets des variations de récolte sur les varia­tions des prix du grain), et les premières recherches démographiques et statistiques, avec les calculs de Graunt sur les natalités et mortalités en Angleterre, les essais de Gregory King sur la population et même le produit national du pays (on se sert encore de ses chiffres), avec William Petty, créateur des principales notions de l'économie classique. Dans ces premiers essais de réflexion économique, la théorie est toujours liée à la pratique : ainsi les premières remarques sur le calcul des probabilités appliqué à la vie humaine sont liées aux problèmes des assurances, et, nous l'avons vu, des hommes comme Locke et Newton sont des techni­ciens du problème monétaire.

En même temps, l'Angleterre voit paraître les derniers ouvrages classiques du mercantilisme, et, avec un auteur comme Nicholas Barbon, les premières annonces d'un libéralisme économique.

Au surplus, le mercantilisme, dont nous avons déjà nommé, avec J osiah Child et Locke, certains repré­sentants, précise de plus en plus, avec Dundley North (Discourse upon Trade) et Charles Davenant (Essay on the East-India Trade, Discourse on the public revenues, Essay on the probable method of making a people gainer in the balance of Trade, 1697-1699), une conception où la population et la production sont le fondement de la richesse collective. Les métaux précieux apparaissent, chez ces auteurs, comme simples signes de la richesse et comme instruments de sa circulation, la véritable richesse étant dans les biens consommables (ou échangeables).

Citons quelques passages de l'ouvrage de Davenant de 1698 :

« L'or et l'argent, il est vrai, sont la mesure du commerce. Mais ce qui, chez tous les peuples, constitue la source et l'origine du commerce, ce sont les produits naturels et manufacturés du pays, c'est-à-dire ce que produisent la terre, le travail, et l'industrie. Et cela est tellement vrai qu'une nation, dépouillée pour une cause quelconque de tout numéraire, pourvu que la population soit nombreuse, éprise d'industrie, habile au commerce, pourvu que le sol soit fertile en produits de toute sorte, qu'il y ait de bons ports, restera néanmoins une nation commerçante, s'enrichira et possédera bientôt de l'or et de l'argent en quantité. La richesse réelle et effective d'un pays est donc constituée par la production indigène.

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Bien loin d'être seuls à mériter d'être appelés trésors et richesses d'une nation, l'or et l'argent sont en réalité des jetons dont les gens se servent dans leurs transactions commerciales ...

Sous le nom de richesse, nous entendons ce par quoi le Prince et le peuple se maintiennent dans l'abondance, l'aisance et la sécurité. Nous appelons trésor la quantité d'or et d'argent que, pour leur usage personnel, les hommes ont transformée en constructions ou consacrée à l'amendement de la terre; ou encore tout ce qui peut s'échanger contre ces métaux, comme les fruits du sol, les produits industriels, les marchandises étrangères, les stocks. Il n'est pas jusqu'aux marchandises périssables que l'on ne puisse regarder comme la richesse d'une nation, pourvu qu'elles soient échangeables. Peu importe d'ailleurs qu'elles soient échangées contre l'or ou l'argent. Pour nous c'est de la richesse, non seulement relative et entre indi­vidus, mais aussi entre nations. ))

Et encore:

« Le commerce et l'industrie sont les seuls intermédiaires qui puissent assurer la digestion et la distribution de l'or et de l'argent par quoi le corps de l'état se nourrit ... ))

Et Davenant observe qu'en Espagne, cet « estomac du corps de l'état » qu'est la population consommatrice n'a pas pu « digérer » l'argent des mines trop abon­dant ...

Tout cela, nous le savons, n'est pas neuf, et avait déjà été dit plus ou moins clairement par les Espagnols, par Antonio Serra, par Montchrestien, au début du XVIIe siècle. Mais ici, au lieu d'être une analyse pessimiste sur l'abondance d'or et d'argent, c'est une analyse opti­miste à la gloire d'une république qui a su, elle, « digérer »

en même temps qu'attirer le métal monétaire. Ainsi en Angleterre, au cours de la guerre de la

Ligue d'Augsbourg (1689-1797) et de la guerre de la Succession d'Espagne (1702-1714), l'inflation monétaire a coïncidé avec une activité économique et une conscience - voire un début de science - en face de cette activité, permettant finalement un afflux d'or et une absorption de la circulation-papier due aux circonstances.

Or cette même période correspond aux débuts du « cycle de l'or » dans l'économie brésilienne: comme toujours, nous nous demanderons, sans privilégier d'avance l'un des facteurs, si cette coïncidence doit

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être interprétée : l'or brésilien est aux origines de la reprise commerciale, et de l'élan productif anglais (qui ont aussi leurs concomitances mondiales), ou bien faut-il penser que c'est cette reprise commerciale et productive qui, exigeant ou favorisant la recherche et l'exploitation de mines nouvelles, se trouve à l'origine du « cycle de l'or »?

Une fois de plus, il ne s'agit nullement de choisir comme déterminant et préalable un des deux facteurs : il s'agit de les observer dans leur interaction, dans leur dialectique, dans leur chronologie : les bas prix mondiaux de la période de rétraction maximale - 1660-1680 -rendent l'or, plus encore que l'argent, particulièrement cher en termes de marchandises, donc plus souhaitable, d'où les recherches passionnées, qui n'aboutissent pas très rapidement, mais qui réussissent pourtant, entre 1690 et 1700 justement, avec une exploitation minière brusquement élargie après 1703 et surtout 1708, et avec un maximum d'intensité vers 1720.

Cette découverte minière a lieu au Brésil. Par là même, elle intéresse le Portugal, qui en est la

métropole. Or le Portugal, au cours de la seconde moitié du

XVIIe siècle, et dans les premières années du XVIIIe surtout, passe sinon sous la totale dépendance politique, du moins sous l'influence économique dominante, et presque exclusive, de l'Angleterre.

Il est donc utile d'observer à la fois le phénomène minier brésilien, le phénomène économique et monétaire portugais, et leurs liens avec le fait anglais dont nous avons parlé jusqu'à présent.

L'économie brésilienne - et par contrecoup l'éco­nomie portugaise - n'avaient pas subi au XVIIe siècle un recul continu et catastrophique. L'exploitation du bois brésil (bois de teinture), celle des esclaves, et enfin la production du sucre, avaient soutenu l'économie brésilienne dans la première moitié du XVIIe siècle.

La plus grave crise avait commencé avec la séparation du Portugal et de l'Espagne, lors de la guerre de 1640, et avec les essais des Hollandais pour s'installer au Brésil. Cette tentative de conquête échoua en 1657, mais, battus au Brésil, les Hollandais, et parmi eux beaucoup de « conversos » (juifs émigrés) d'origine portugaise, s'installèrent dans les îles antillaises (Curaçao) et y créèrent des exploitations sucrières capables de

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concurrencer celles du Brésil. La crise culmina en 1670, comme le montre F. Mauro 1, dont l'exposé se termme justement à cette date.

Pour recréer une activité au Brésil, on tenta alors d'y installer des manufactures. Mais la concurrence presque libre des produits anglais rendait ces manu­factures peu rentables. Les années 1670-1703 sont celles d'une recherche d'équilibre entre trois types de produc­tion complémentaires : vins de Porto exportés en Angle­terre, produits manufacturés anglais exportés au Brésil, produits coloniaux venant en Europe par l'intermédiaire du Portugal. Il ne faut pas oubher non plus le trafic complémentaire des précédents : les esclaves pris en Afrique et vendus au Brésil comme main-d'œuvre pour l'économie coloniale.

Dans les dernières années du XVIIe siècle, le système fonctionne assez activement puisque le trafic colonial du Portugal mobilise chaque année une flotte de quelque 90 navires.

En 1703, le traité de Methuen (Methuen est le négo­ciateur anglais), est une sorte d'institutionnalisation de ce trafic : il supprime toute taxe sur les draps anglais dans les possessions portugaises, il assure la préférence aux vins portugais sur le marché anglais (vin dont le commerce et parfois la production sont d'ailleurs entre les mains de négociants anglais), il donne aux Anglais toute liberté de commerce au Brésil, ce qui multiplie pour eux les possibilités d'entrepôt pour la contrebande avec les colonies espagnoles. L'alliance diplomatique et militaire entre le Portugal et l'Angleterre au cours de la guerre de la Succession d'Espagne, contre le roi Philippe V, petit-fils de Louis XIV, et contre la France, resserre encore les liens économiques de l'Angleterre avec le Brésil et multiplie ses activités atlantiques.

Dans ces relations commerciales « triangulaires » Brésil-Angleterre-Portugal, il existe toujours un solde favorable à l'Angleterre. Il sera payé par l'or du Brésil.

C'est au cours des années de crise de 1670 et pendant l'installation progressive de l'influence anglaise, que la recherche de l'or, au Brésil, a repris avec passion. Comme nous l'avons dit, ce ne peut être sans relation avec la

1. Frédéric Mauro: Le Portugal st l'Atlantique au XVIIe .idcls, (paris, S.E.V.P.E.N., 1960).

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hausse relative de la valeur de l'or par rapport à l'en­semble des marchandises.

Les recherches dans les régions côtières ne donnèrent rien, ou que peu de chose. Mais l'intérieur brésilien, exploré par les hommes de Sao Paulo - les paulistas, pionniers célèbres par leur esprit d'aventure - finit par se révéler extraordinairement riche en or et en diamants.

En 1673, le paulista le « plus riche et le plus puissant en esclaves ), Fernao Dias Pais Leme, organisa une expé­dition systématique dans les régions intérieures, avec le titre de « gouverneur des émeraudes ). Il explora sept ans, et mourut sans avoir rien découvert. Mais il était arrivé, sans le savoir, au seuil même des gisements d'or.

Le gouvernement envoya à sa recherche un adminis­trateur général des mines, Don Rodrigo de Castelo Branco, qui avait travaillé au Potosi, mais il fut mal accueilli par les explorateurs paulistas, et fut tué par le gendre de Fernao Pais. Ce fut ce personnage qui, négociant l'indulgence envers ce crime contre la révé­lation des gisements d'or du Rio das Velhas, puis des sierras voisines, ouvrit la région minière qui porta depuis le nom de « Mines générales ) - « Minas Gerais ).

En même temps - ce qui prouve la force du mou­vement de recherche déclenché par les grands bénéfices escomptés -, on ouvrait, entre 1698 et 1700, à partir de la côte même, de véritables pistes dans la forêt depuis Rio de Janeiro jusque très loin dans l'intérieur du Brésil, sous la direction du gouverneur Artur de Sâ Meneses.

C'est à cette date que s'ouvre réellement le « cycle de l'or ) brésilien. Il y eut des découvertes comme celle de Borba iGato qui fournirent d'un seul coup 30 arrobes, soit plus de 300 kilos d'or. On eut l'impres­sion - d'ailleurs trompeuse - qu'il y avait de l'or « pour beaucoup de siècles ), et certains dirent même « pour autant que le monde puisse durer ) ...

Il s'agissait à la fois d'or de rivière, et de gisements miniers proprement dits au flanc des montagnes.

On parlait de pépites pesant 3 livres et même 6 livres. Cela donna lieu à un des premiers rush américains

vers l'or, comme il s'en produira d'autres au XIXe siècle. Entre 1703 et 1720, une émigration portugaise consi­dérable répondit à cet appel :

« Chaque année on voit des quantités croissantes de Portugais et d'étrangers passer au Brésil pour les mines ...

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Mélange de personnes de toute condition, hommes et femmes, jeunes et vieux, pauvres et riches, nobles et roturiers, clercs séculiers et religieux de tous ordres, dont beaucoup partent au Brésil sans avoir ni couvent ni maison qui les attendent ... »

Cette ruée des religieux fit scandale. On tenta de leur interdire la région des mines : le gouverneur de Sao Paulo demanda même de sanctionner cette inter­diction par l'excommunication. En 1720, le Portugal limita strictement l'émigration.

En fait, pourtant, l'exploitation des mines à grande échelle ne commença guère avant 1708.

Et d'autre part, les paulistas menèrent contre les immi­grants, considérés comme des intrus, une campagne de violence, d'autant plus dénuée de scrupules qu'ils étaient eux-mêmes souvent des aventuriers. Deux frères, « mineurs ) puissants, Francisco et Benito de Amaral, étaient des criminels de droit commun condamnés à Rio et qui, dans la lutte autour des mines, « ordonnaient de prendre et de tuer des hommes pour les causes les plus légères ».

Dans ces conditions, les efforts des Portugais pour canaliser les exportations d'or et contrôler le paiement des droits du Roi sur la production n'étaient pas très efficaces; les gens entraient clandestinement dans les districts miniers, et l'or en sortait de même.

Un Portugais, Nuiiez Viana, « homme qui entraînait derrière lui beaucoup de gens, parce qu'il était très riche, très intrépide, et tout à fait sans scrupules », organisa de véritables soulèvements. Parfois, les ren­contres entre paulistas et immigrés affrontèrent des troupes de 2 000 à 3 000 hommes! Bien que Nuiiez se fût pratiquement déclaré indépendant, et qu'il eût été finalement battu, il fut traité avec indulgence et finit haut fonctionnaire colonial. On peut donc dire que l'épisode de l'or brésilien, s'il ne renouvela pas les exactions et les pillages du XVIe siècle, ne fut pas non plus un modèle d'économie organisée. Il tint de la grande aventure.

Ajoutons qu'il suppose aussi l'emploi d'une masse d'esclaves noirs. Nous savons par les chiffres des impôts levés sur la traite que, de 1715 à 1727, le nombre annuel des esclaves transportés d'Afrique aux mines brésiliennes oscilla entre 2 200 et 2 300.

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L'exploitation de l'or brésilien n'en met pas moins fin aux désordres monétaires qui avaient marqué la deuxième moitié du XVIIe siècle, au Portugal et au Brésil.

Au Portugal comme en Espagne, il y avait eu une extra­vagante multiplication des pièces de cuivre, de « billon )) sans valeur; et aussi, comme en Angleterre, un rognage des pièces d'argent qui était devenu une véritable plaie.

En 1688, le gouvernement portugais avait dû recon­naître cette dévalorisation de sa monnaie circulante par une dévaluation de 20 %, sous la forme de ce que nous avons appelé, en français du temps, le rehaussement, c'est-à-dire en tarifant à 4800 reis la « monnaie ) d'or qui jusqu'alors était tarifée à 4 000 (le rd est une unité de compte, de très petite valeur).

Ce rehaussement entraîna de violentes crises dans les villes brésiliennes autour de 1690. A Rio, Pernambouc, Bahia, cette surélévation du prix de l'or entraina une rafle brutale sur toutes les bonnes monnaies et les lingots, et rendit encore plus passionnée la recherche de l'or et la dispute autour de ses sources.

On ressentit alors le besoin d'une certaine autonomie monétaire de la colonie, et on installa en 1694 une Casa da Moeda - Hôtel des Monnaies - à Bahia. En 1702, on en installera une à Rio.

En fait le trafic commercial s'intensifiait, sous l'impul­sion des relations avec l'Angleterre, et sous la protection, en temps de guerre, des flottes anglaises. Entre 1686 et 1700, les recettes de la capitainerie du port de Rio, qui en mesurent approximativement le trafic, passaient de 16 millions de reis à 37, ce qui est plus qu'un doublement en 15 ans.

On peut donc penser que l'or des mines n'est pas à l'origine du gonflement commercial, qui est antérieur aux découvertes; mais l'espoir de la découverte est déjà une attraction; et, quand l'or intervient, l'élan est confirmé et l'économie consolidée.

Du 15 octobre 1703 au 29 août 1705, en un peu moins de deux ans, la Casa da Moeda de Rio, de création toute récente, a reçu 4062 marcs d'or brut, donnant 3 655 marcs d'or en barre, d'où on tirait 77760 « monedas ) d'or, valant 373248000 reis. Le gain commercial de l'opé­ration de frappe était de l'ordre de 54000000 de reis.

Quant à la croissance des quantités d'or reçues au Portugal, sur ces confins du XVIIe et du XVIIIe siècle, elle serait la suivante (d'après Frédéric Mauro) :

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1699 17°1 17°4 1720 1725

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kilogrammes

On voit que la série n'est pas continue; nous ne connaissons pas toutes les années; la croissance n'est nullement dessinée par cette liste, car il y a des années où les chiffres durent être bien moindres. Il n'empêche que la montée est considérable, et que son effet psycho­logique dut être puissant.

De cette production brusquement montante de l'or, et du mouvement des importations de l'or en Europe, le premier bénéficiaire est sans doute le Portugal, mais, comme l'Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, garde-t-il le métal? Nous avons dit que l'Angleterre, par l'excédent constant de sa balance commerciale avec le Portugal et le Brésil, doit drainer l'or (et le drainer contre des produits, ce qui est plus excitant pour son économie que s'il s'agissait d'une production minière propre).

Voilà qui explique assez bien comment l'Angleterre, dont on calcule qu'entre 1558 et 1694, en 136 ans, elle avait frappé environ 15000000 de livres sterling en or, a pu en frapper à peu près autant (environ 14 000 000) en 33 ans seulement, de 1694 à 1727.

Cet afflux explique comment, une fois passées les circonstances de guerre, les diverses formes de monnaie­papier se résorbèrent relativement, et la monnaie se stabilisa. Mais cela ne fut obtenu qu'après un épisode de folle spéculation, parallèle à l'épisode français dit du « système de Law».

En 1716-1717, le ministre Walpole avait préparé un plan d'extinction de la dette d'État (54°00 000 de livres) par un rachat des annuités dues à la Banque d'Angleterre et à la Compagnie de la Mer du Sud, par une diminution du taux de l'intérêt payé pour les dettes (de 7 à 9 %, on voulait le réduire à 4 ou 5 %), par la constitution d'un fonds d'amortissement. Mais, en 1717, Stanhope, successeur de Walpole, confia à la Banque et à la Compagnie de la Mer du Sud elles-mêmes l'organisation de ce plan : elles placèrent alors dans le public des titres pour la constitution du fonds d'amor­tissement; l'Étatse trouva de plus en plus dans leurs mains.

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OR ET MONNAIE DANS L' HISTOIRE

Entraînée par l'exemple français de Law, qui déve­loppait son « système » en 1719, la Compagnie de la Mer du Sud proposa de racheter toutes les dettes publiques, l'État devenant solidaire des monopoles de la Compagnie (tout le commerce anglais hors d'Europe, l'asiento espagnol, etc.). Comme en France, les actions de la Compagnie donnèrent lieu, alors, à une spéculation effrénée, qui fut imitée à propos des actions de toutes sortes d'entreprises secondaires (les « bubbles », émissions spéculatives ne reposant parfois que sur des entreprises fictives). La Compagnie eut l'imprudence de s'attaquer à la fois à ces bubbles et, dans le domaine international, au système de Law. Le résultat fut la panique générale, qui atteignit également les actions de la Compagnie. De décembre 1720 à avril 1721, dans une atmosphère d'émeute, il fallut stabiliser la situation, prendre des sanctions contre de hauts personnages. Mais la crise politique fut résolue, et la Compagnie de la Mer du Sud fut elle-même sauvée par ·l'intervention de la Banque d'Angleterre et de l'autre grande Compagnie de com­merce, celle des Indes orientales. S'il y eut des ruines parmi les spéculateurs d'un moment, les trois compagnies purent mamtenir leurs actions à un niveau raisonnable; leurs bénéfices reprirent, et l'amortissement de la dette d'État fut lié à cette prospérité.

Par là, le problème monétaire même fut résolu. Une circulation rapide des monnaies d'argent, malgré leur faible quantité globale, assura les transactions quoti­diennes (la monnaie « divisionnaire »). Les frappes d'or assurèrent les besoins du grand commerce international. Ce sera seulement en 1774, quand les relations mondiales entre la production de l'or et celle de l'argent seront une fois de plus modifiées, que se posera de nouveau, en Angleterre, un problème d'exportation des bonnes pièces et de détérioration de la monnaie circulante. Problème d'ailleurs facilement résolu, en relation évidente avec le développement d'autres institutions et d'autres pratiques dans la banque et dans le crédit. En fait, de 1720-21 à 1792-98, date où renaissent les grands conflits mondiaux, on peut parler de stabilité monétaire anglaise, sous le signe de l'afilux et de la frappe de l'or.

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xxv

LES ORIGINES DE LA STABILISATION MONÉTAIRE ET DU TOURNANT ÉCONOMIQUE:

LE CAS DE L'ESPAGNE (1680-86/1725-35)

Dans notre étude du changement de conjoncture qui, des difficultés économiques et du désordre monétaire du XVIIe siècle, conduit à la reprise générale et à la stabilité monétaire du XVIIIe, il importe d'observer le cas de l'Espagne, avec la fin dramatique de la période de mauvaise monnaie en Castille, avec les redressements régionaux qui lui sont antérieurs, avec l'alignement final des monnaies espagnoles dans la stabilité, entre 1725 et 1735.

1. - LA SITUATION MONÉTAIRE DE L'ESPAGNE JUSQU'EN 1680-1686

L'Espagne ayant été, comme puissance coloniale maîtresse des mines américaines, l'épicentre de la révo­lution des prix du XVIe siècle, s'est trouvée soumise, au XVIIe, à de tragiques catastrophes monétaires. On a pu dire, de façon imagée, qu'après avoir connu l' « âge d'or » (jusqu'en 1545), puis l'âge d'argent (jusqu'en 1600-1610), elle est tombée dans l'âge du bronze. Entendons d'une monnaie où divers alliages laissent de plus en plus dominer le cuivre. Cette multiplication de la monnaie de billon a été le cauchemar du siècle. On disait couramment en Espagne que la moneda de veZZOn avait fait « plus de mal au Royaume que la guerre des Flandres ».

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Cette frappe du billon avait commencé en 1605, du moins pour la première fois dans des proportions inquiétantes. Elle devint bientôt si forte qu'elle entraîna en Europe la hausse des prix du cuivre-métal, et qu'on apportait du cuivre suédois pour le vendre à haut prix contre de l'argent sur les côtes cantabres de l'Espagne.

Pourquoi cette multiplication du cuivre? Cette « inflation » véritable de monnaie de faible valeur? Il s'agissait en fait de maintenir dans le pays un haut niveau de circulation monétaire, dans l'espoir de maintenir les prix nominaux et les revenus aussi hauts que quand affluait à son rythme maximum l'argent du Potosi. Celui­ci, en fait, continuait à parvenir, mais à un rythme plus lent, en même temps iï~!nfuir davantage dès son arrivée, en particulier pour cer la fameuse « guerre des Flandres ». Vers 1640, la circulation monétaire en Castille était assurée à 92 % par de la monnaie de cuivre, et, en 1660-80, à 95 %. Représentons-nous ce que cela signifie, étant donné le niveau des prix nominaux : pour payer 100 livres-poids de fromage, soit 45 kg en termes modernes il fallait déplacer 400 livres, soit 184 kg, de monnaie!

La dépréciation de cette monnaie circulante se mesure au fait que, pour se procurer de la bonne monnaie d'argent (la seule échangeable contre des produits étrangers) il fallait payer 50 % de prime en 1650, 150 % en 1664, puis, après de brutales mesures pour réduire cette prime, et l'échec de ces mesures, 200 % en 1670-1675, et jusqu'à un maximum de 275 % en février 1680.

Cette « inflation » n'avait pas été continue, puisque nous venons de signaler que des mesures de « déflation »

avaient été essayées (avec des retraits massifs du billon circulant); mais à chaque secousse les intérêts des particuliers et le fonctionnement de l'économie avaient durement souffert; et pour rien, puisque les mesures avaient échoué, la circulation du cuivre et la prime de l'argent réapparaissant très vite.

II. - LE CAS DES ÉCONOMIES RÉGIONALES AUTONOMES

En décrivant l'inflation monétaire des années 1605-1680, nous avons dit « l'Espagne ». Il aurait fallu dire : la Castille. En effet, malgré l'unité politique depuis

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longtemps réalisée sous un souverain commun, les anciens royaumes autonomes avaient gardé leur système fiscal propre, leurs douanes, et leurs monnaies. Non seulement le Portugal (qui redeviendra autonome après sa révolte de 1640), mais aussi les anciennes petites unités politiques de la « Couronne d'Aragon » : Valence, la Catalogne.

Or il est important de voir, dans les études de monnaies et de prix réalisés par Earl J. Hamilton, que cette autonomie monétaire entraine, pour les pays qui en jouissent, des conséquences frappantes : Valence échappe totalement aux catastrophes de l'inflation du billon; la Catalogne souffre un épisode analogue, mais à un moment différent, et pour des raisons différentes de ce que nous avons vu en Castille.

a) Le cas de Valence. La monnaie valencienne est restée stable par rapport à l'argent; il n'y a donc pas eu d'inflation sensible du billon; les prix nominaux y ont suivi à peu près les courbes des prix exprimés en argent; c'est-à-dire qu'ils ont obéi presque exactement à la conjoncture internationale du XVIIe siècle : baisse très rapide de 1650 à 1670, baisse encore sensible, mais ralentie de 1670 à 1688, enfin tendance renversée et hausse assez forte de 1688 à 1710.

Ainsi l'économie valencienne a connu la période de prix bas et descendants, peu favorables à une économie dynamique, mais peut-être assez favorable aux consom­mateurs, en tous cas sans catastrophes ni pointes trop brusques, et avec une tendance finale au redressement.

C'est un contraste total avec l'économie intérieure. Nous ne devons pas en conclure que tout dépend de la politique monétaire des états. La stabilité valencienne est conséquence autant que cause d'une situation écono­mique très particulière : petit pays, très faible popu­lation (250000 à 300 000 habitants), fertilité de la « huerta » dont l'utilisation reprend progressivement après l'expulsion des Morisques en 1609. Il s'agit donc d'un coin écarté, protégé. Mais ce qu'on peut dire, c'est que l'autonomie monétaire lui a évité les boule­versements castillans. Cela étant, Valence a connu tout simplement l'alternance des rétractions brusques, puis plus lentes, de la seconde moitié du XVIIe siècle, et le redressement d'après 1688. C'est une sorte de phéno­mène témoin. Le mouvement européen général, le mouvement-argent l'emporte à Valence, alors que la Castille a une monnaie interne aberrante.

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b) Le cas de la Catalogne. Il est différent à la fois de celui de Valence et de la Castille. Nous verrons pourquoi il est utile de s'y arrêter un peu longuement.

Malgré les catastrophes monétaires castillanes, la Catalogne maintient une monnaie saine jusqu'en 1640, avec réapparition d'une circulation-or dès que l'or est légèrement surévalué, et après 1619, avec l'afflux suffisant d'argent, à la suite de retraits réussis du billon superflu.

En revanche, au cours du soulèvement catalan contre la Castille, et de la guerre qui durera jusqu'en 1659, avec apparition de pestes terribles, l'altération des mon­naies devient en Catalogne pire qu'en Castille : l'écu double d'or - la dob/a - qui en 1640 valait 58 sous catalans, en vaut 320 en 1654; c'est dire que la livre catalane - monnaie de compte - qui correspondait officiellement en 1640 à un contenu-or de 2,22 g, ne correspond plus en 1654 qu'à 0,38 g. A la fin de la guerre, on retira les « monnaies noires ), de cuivre, par « char­retées ), par « barques ) entières.

Cependant, ce retrait ayant eu lieu dès 1654, on constatait en 1660 que l'écu double d'or avait pu être ramené de son maximum de 320 sous à 120 sous d'abord, puis à 110. C'est une dévaluation, par rapport à 1640, de près de moitié. Mais la catastrophe n'a duré que vingt ans, et la stabilité est retrouvée, ce qui n'a pas lieu encore en Castille.

Or, profitant de cela, les autorités barcelonaises frappent, pour la circulation intérieure de la Catalogne, de petites pièces d'argent dont la teneur en métal fin est très précisément calculée en fonction du prix de marché de l'argent. On s'arrange pour que la valeur « intrinsèque ) de la pièce (valeur de marché de l'argent contenu) coïncide à peu près avec sa valeur « extrin­sèque ) (légale); mais avec une légère surévaluation de cette valeur légale de façon qu'on n'ait pas la tentation d'exporter cette pièce (puisqu'au dehors, elle achèterait moins). Le système réussit, la monnaie se stabilise. Et dès lors, comme à Valence, les prix baissent légèrement jusqu'en 1688, puis remontent, inégalement et irrégu­lièrement, mais nettement, de 1688 à 1709-10.

Tout cela correspond bien aux tendances interna­tionales, et au phénomène anglais (auquel d'ailleurs, dès ces dates, la Catalogne est assez liée par des échanges directs). Régionalement, la période est heureuse pour les marchands, pour les producteurs qUi ont des surplus

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à vendre. Les prix qui montent le plus vite étant les prix d'exportation, ceux du vin et de l'huile, produits régionaux typiques, tandis que les prix du blé, importé par Barcelone de l'Europe du Nord et du Proche-Orient méditerranéen, montent moins rapidement, ce qui favorise (ou ne défavorise pas trop, relativement) le consommateur populaire. Les petits propriétaires et exploitants de vignes, d'olivettes, sont satisfaits. De.s initiatives industrielles de petite envergure, mais mul­tiples, et une floraison de projets de « compagnies »

à la manière hollandaise, pour le commerce et la Banque, caractérisent ce même moment. Un livre porte le titre Fenix de Cataluna, symbole d'un espoir de renaissance économique. En somme, dans cette région comme en Angleterre, « le XVIIIe siècle commence au XVIIe ».

Or un événement politique (non sans liaison avec les orientations économiques signalées) va encore renforcer ces tendances. Lors de la succession d'Espagne, en 1700, lorsque Louis XIV accepte pour son petit-fils la couronne d'Espagne, la Catalogne se prononce contre ce roi français, en faveur du prétendant autri­chien, et se trouve, en 1705, en guerre contre la France et contre la Castille, c'est-à-dire qu'elle combat mili­tairement auprès des Anglais et des Portugais. Il en résulte un afflux en Catalogne de monnaies anglaises et portugaises, avec tendance à la hausse des prix dans la stabilité monétaire.

En même temps, l'archiduc Charles d'Autriche, qui s'est proclamé roi d'Espagne à Barcelone, y fait frapper à son effigie, comme monnaie valable pour toute l'Espagne, des pièces d'argent d'environ 5 g, copiées sur la monnaie intérieure catalane, stable et non exportée depuis 1674, comme nous l'avons vu.

Ce qui nous intéresse dans cet épisode de détail, c'est que:

1) Il inaugure l'habitude que va adopter l'Espagne au XVIIIe siècle, d'avoir pour sa circulation intérieure des pièces d'argent régulières, de petite valeur, conve­nant aux petites transactions, et de valeur légale légère­ment supérieure à leur valeur de marché (pour éviter l'exportation par les spéculateurs), tandis que les grosses pièces coloniales de 8 réaux - le pesa dura ou « piastre », qui sera le modèle du dollar - seront réservées aux transactions intematioaales. Notons que ce système rejoint celui que nous avons vu s'installer spontanément

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en Hollande et en Angleterre. Il tend à régulariser le rapport entre monnaie « courante » et monnaie inter­nationale. Il prépare la grande stabilisation monétaire du siècle.

2) La petite pièce de l'Archiduc sera nommée, comme son modèle catalan, et en langue catalane « peseta » (ce qui veut dire piécette). Or elle deviendra, sous ce nom l'unité courante de la monnaie espagnole qui triomphera au XIXe siècle, avec un contenu-argent proche de celui de la livre tournois, après sa stabilisation de 1726, donc de celui du « franc-germinal », conti­nuateur de la livre, unité de monnaie française du XIXe siècle tout entier. Ainsi, c'est dès 1700-1710, et en Catalogne même, depuis 1674, que s'est constituée l'unité la plus classique de monnaie-argent de l'Europe contemporaine.

Il reste à constater que la Castille, après sa terrible crise du XVIIe siècle, a préparé sa stabilisation monétaire, spontanément, sur la même base.

III. - LA DERNIÈRE CRISE ET LE REDRESSEMENT MONÉTAIRE CASTILLAN

En 168o, la Castille a tenté une dernière opération contre l'inflation de la monnaie de billon. Elle a retiré en masse cette monnaie de la cirCÙlation. Véritable opération chirurgicale, qui a ruiné bien des gens, mais qui, pour la première fois, a réussi, alors que l'inflation avait recommencé après toutes les tentatives précédentes. Il est instructif d'observer les raisons et les modalités de cette crise dramatique suivie d'un relatif succès, puisque la monnaie se stilbilisa.

Première raison de la fin de l'inflation du billon : le cuivre est devenu plus cher sur le marché de la demande industrielle qu'il ne vaut dans son utilisation monétaire. On vit des forgerons, des orfèvres, fondre des pièces de cuivre pour exporter le métal, comme on avait fait pour l'argent. C'est une constatation importante pour la théorie de la monnaie : toute monnaie métallique, ayant son prix de revient, est marchandise, et redevient marchandise dès que le tarif monétaire qui lui est

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fixé entre en contradiction avec sa valeur-métal sur le marché.

Il est possible et probable - mais les études précises nous manquent encore - que les années 1680 marquent en Castille sinon le début d'un redressement démogra­phique et économique, du moins un arrêt dans la dégra­dation. La grande crise monétaire du XVIIe siècle, avait coïncidé en Castille - entre 1651 et 1682 - à une chute de 25 % dans la population castillane, à une chute de 50 % de la population des villes autrefois actives comme Tolède, Ségovie, Valladolid, à une chute de 75 % dans le volume du trafic des Indes, ou de la production lainière de Tolède. Cela doit signifier que l'inflation du billon et la crise monétaire ont été consé­quences autant que causes de la crise économique, bien que, naturellement, elles aient pu l'aggraver. Un peu avant 1680 ont pullulé, comme vers 1620, les mémoires proposant au Roi des remèdes contre la crise, surtout par la « réPuction du billon », et pour le desempeno dei reino (amortissement de la dette du royaume). Or, après la stabilisation monétaire, qui se dessinera dès 1686, ces mémoires disparaissent. C'est le signe que la crise est moins frappante. Il reste à étudier si cela correspond à quelque remontée dans la popu­lation et la :production.

La « déflatIon » (résorption de la circulation du billon) n'alla pas sans drame. Elle fut en effet brutale. Le maravédis, petite unité de compte qui correspondait, au début de 1680, compte tenu de la prime de l'argent sur le billon, à 28 mg d'argent fin, correspondit, après le retrait du billon effectué le 22 mai 1 680, à 62 mg : revalorisation à plus du double. Il en résulta, entre 1680 et 1682, une chute des prix nominaux des différentes denrées de 46 % en moyenne, en Castille. C'était d'ailleurs le signe de la réussite, en ce sens que si les prix s'étaient maintenus, il eût fallu trouver de nouveaux moyens de circulation monétaire. Mais l'économie ne réagissait plus. En principe, la chute des prix aurait dû, tout au moins, satisfaire le consommateur. Il faut cependant songer à tous les retards, à toutes les pertes, qu'une opération comme le retrait de millions de kilo­grammes de cuivre, dut entraîner. Les simples gens, privés de leur monnaie ordinaire, n'en eurent pas tout de suite de la bonne. Les débiteurs, qui avaient emprunté au temps de la mauvaise monnaie, allaient-ils être

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obligés de rembourser en monnaie valant deux fois plus? La plupart firent faillite. Un temps, la bonne monnaie fut thésaurisée. Les domestiques, les employés, ne furent pas payés. Le chômage sévit partout. Dans les écuries du roi, on tua des chevaux faute de pouvoir les nourrir. C'est sur la description de cette crise par ses informateurs que Louis XIV décida d'envahir les places des Pays-Bas espagnols. C'est la crise suprême de l'Espagne de Charles II, le malade, l'ensorcelé (el Hechizado), dont on attendait en vain tous les jours la mort - le roi du Ruy BIas de Victor Hugo. Ce règne pourtant devait durer vingt ans encore. Et peut-être dans des conditions déjà moins mauvaises, dont témoigne l'état de la monnaie.

La fin de la crise apparaît en effet en 1686, avec une mesure de mise au point monétaire, qui rejoint nos remarques sur la monnaie catalane. Le 14 octobre 1686, le « réal d'argent », unité monétaire qui n'avait pas été touchée depuis Isabelle la Catholique, fut frappé à 84 pièces au marc au lieu de 67, c'est-à-dire que chaque réal contint 20 % de moins en argent fin qu'auparavant. Mais cette mesure ne fut prise que pour la péninsule, entendons qu'elle ne devait pas être appliquée dans les colonies. En Amérique, on continua à frapper des pièces (en particulier les pièces « de huit réaux », les piastres) à l'ancienne teneur. Désormais, on distinguera entre deux « argents », le nouveau et l'ancien : plata nueva, plata vieja, le vieux valant 20 % de plus. Il y aura donc une monnaie coloniale à prestige international entièrement maintenu, et une monnaie intérieure acceptable, mais non surévaluée, qui n'aura pas tendance à sortir du royaume.

Autre remarque : par les équivalences nominales établies en 1686, l'or, en Espagne, vaut 16,48 fois l'lltgent, équivalence très supérieure à celle du marché européen (14,80 à Hambourg), et même à l'équivalence anglaise (15,39). L'or, il est vrai, est particulièrement prisé en Espagne, parce qu'il y est beaucoup plus rare que l'argent. Cependant, une surévaluation légale aussi forte aurait dû attirer brutalement l'or en Espagne. Mais l'économie espagnole n'était pas capable d'opérer cette attraction, comme le faisait l'Angleterre au même moment. On voit que les mesures légales ne suffisent jamais à entraîner d'importantes conséquences hors des vraies forces éconOIniques.

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Cependant, les bases de la stabilisation monétaire castillane sont posées : effort pour attirer l'or, argent intérieur à moindre teneur remplaçant le cuivre dans la circulation quotidienne, argent « ancien » colonial réservé aux échanges internationaux. Cela n'est plus tellement différent des phénomènes que nous avons constatés en Hollande ou en Angleterre.

On assiste alors - 1686-1700 - à quatorze ans de stabilité monétaire avec tendance à une hausse des prix progressive, en Castille comme à Valence et en Catalogne. Tout cela fait penser que le redressement international de la conjoncture, que nous avons constaté dès les années 1680-88, s'est fait secrètement sentir en Espagne, même en Castille, sous le voile des crises monétaires de 1680. La fin des mémoires arbitristes pour le remède du royaume, les sentiments d'attachement à Charles II manifestés par les provinces périphériques comme la Catalogne (et qui expliquent leur préférence aux Habsbourgs, contre Philippe V, roi français), peuvent se rattacher à une conscience confuse de ce redressement.

IV. - LA GUERRE DE SUCCESSION ET LA STABILISATION MONÉTAIRE

Après son avènement en 1700, Philippe V, petit-fils de Louis XIV, s'entoure en Castille d'excellents conseil­lers : les uns français, bien connus comme Orry et Amelot, les autres, moins connus mais fort remarquables spécialistes, comme Rodrigo Caballero ou Patino. Dans le domaine monétaire, Caballero réaffirme et stabilise le système des deux circulations : argent de nouvelle frappe (plata de cufio nuevo) contenant 20 % de moins que l'argent « vieux » (plata vieja) frappé aux colonies.

Ce système double est confirmé en 1716, sous un autre nom : « argent national » pour les pièces coloniales, « argent provincial » pour les pièces de la circulation intérieure.

Pour cette dernière, on se préoccupa de frapper des pièces de faible valeur convenant aux petites transac­tions : les « réaux d'argent » frappés largement en 1706 et 1707 par Philippe V ont justement la même teneur­argent que les « piécettes » (pesetas) frappées en Catalogne

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depuis 1674 et par l'Archiduc en 1707. La pièce de Philippe V contient 5, 066 g d'argent, celle de l'Archiduc 5,096 g, celle de Barcelone-ville 5, 100 g. C'est, pratique­ment, le modèle de la future peseta, assez proche de la livre tournois de 1726 et du futur franc, quoique légèrement plus lourde.

Ces décisions ont d'autant plus d'importance qu'après 1716 et la suppression des privilèges traditionnels des provinces révoltées, la monnaie circulante sera la même pour toute l'Espagne (Barcelone conserve sa monnaie de compte, mais ne frappe plus).

Unification, stabilisation, distinction entre monnaie intérieure «< provinciale )) et monnaie internationale: à travers certains petits ajustements de détail (celui en particulier qui réduit l'équivalence or-argent à 15,06) qui durent jusqu'en 1737, on peut appeler, avec Earl J. Hamilton, le début du XVIIIe siècle espagnol le temps de la « stabilité ) et du « redressement ).

Après 1739, l'Espagne marquera même des points dans sa défense ,du système colonial américain contre l'Angleterre. L'argent sera de nouveau produit en masse au Mexique. Il a1Huera à Cadix. On sera alors pleinement dans l'élan économique du XVIIIe siècle. Maii on voit que cet élan s'était préparé, dès les années 1680, par la stabilisation.

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XXVI

LES ORIGINES DE LA STABILISATION MONÉTAIRE

ET DU TOURNANT ÉCONOMIQUE: LE CAS FRANÇAIS

Dans la période de transition que nous étudions, entre les temps difficiles du XVIIe siècle et l'essor du XVIIIe, le cas de la Franée est peut-être le moins aisé à définir, le plus troublé.

C'est qu'il s'agit d'une puissance parvenue à une situa­tion d'hégémonie politique attaquée de toutes parts et qu'il s'agit de défendre, au prix de sacrifices et d'expé­dients économiques souvent épuisants. La France de la fin du règne de Louis XIV rappelle l'Espagne des dernières années de PhilipJ?e II et du XVIIe siècle com­mençant. Le signe monétalI'e, une fois de plus, ne sera pas trompeur. La monnaie française passera, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, par de terribles crises. Aussi est-il difficile de dire si la France a ou non véritablement participé à ce premier intercycle de redressement conjoncturel que nous avons étudié en Angleterre et même en Espagne: 1680-86 - 17°5-10. En revanche, il est intéressant de constater que, de toute façon, les conditions internationales finissent par l'emporter, et la stabilisation monétaire, en France comme ailleurs, se réalise en 1726.

Nous distinguerons, dans l'analyse de ce cas difficile, plusieurs périodes posant chacune divers problèmes. Puis nous reprendrons ces problèmes.

1. - LA PÉRIODE COLBERT : 1661-1683

Période difficile où l'État lutte à la fois contre la dépression économique, contre le climat « déflationniste ),

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qui sont communs à toute l'Europe, et contre l'hégé­monie économique hollandaise qui porte ombrage à l'hégémonie politique française.

Au point de vue monétaire, c'est un temps d'« argent rare », de baisse des prix, de circulation monétaire ralentie; l'argent circulant, au niveau quotidien, est surtout fait de monnaie de cuivre (Madame de Sévigné se plaint de la lourdeur des sacs de monnaie de cuivre livrés par ses fermiers). Cependant, il n'y a pas d'« infla­tion » à la manière espagnole. Le change de la livre tournois est très stable à Amsterdam. L'effort de Colbert porte sur l'encouragement à la production industrielle et aux exportations, et, au moins au début, sur la réduc­tion des dépenses publiques. Mais Colbert est très rigide sur le principe de la stabilité monétaire; il ne peut pas l'être toujours de façon absolue (en 1674, il y a une émission de pièces de 4 sols à teneur-argent inférieure au taux légal); mais il réussit à l'être pour l'essentiel, ce qui vérifie que les problèmes sont sans acuité (on cons­tate la même stabilité en Angleterre à la même époque). Il reste simplement à savoir dans quelle mesure cette rigidité monétaire fut favorable : d'une part, elle laisse peser lourdement le poids des dettes anciennes (comme le constate Emmanuel Le Roy Ladurie dans les trésoreries des paysans languedociens); d'autre part, elle ne favorise pas l'afflux d'argent et l'~lan des exportations : les marchands français de Cadix affirment que le refus de Colbert de payer l'argent au-dessus du taux légal gêne leurs ventes à Cadix et les remises qui en résulteraient.

II. - LA PÉRIODE DES GUERRES : 1689-1715

Les guerres (Ligue d'Augsbourg - 1689-97 presque immédiatement suivie de la guerre de la Succes­sion d'Espagne - 17°2-14) entraînent, comme il arrive toujours, par le biais des dépenses militaires et diploma­tiques, une inflation monétaire et un endettement de l'Etat, qui se traduisent par une circulation de papiers de toutes sortes, et finalement par des mutations dans le rapport entre monnaie circulante et monnaie inter­nationale.

Ces' phénomènes ne sont pas violents avant 1700. On peut d'ailleurs discuter sur leurs caractères. Il

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arrivait qu'on annonçât des mutations qui ensuite n'avaient pas lieu, pour décourager la thésaurisation et faire sortir l'argent.

Mais surtout, entre 1683 et 1715, alors que la moyenne annuelle des frappes d'argent s'effondre d'un quart, se mettent à circuler non certes des billets de banque - rien de comparable en France à la Banque d'Angle­terre - mais des traites sur le Trésor, sur l'extra­ordinaire des guerres, sur la caisse des Emprunts. Traitants, fermiers généraux, receveurs des finances font à leur tour circuler du papier. En 1701 enfin, contre l'argent apporté à la fonte pour procéder à une réforme de la CIrculation métallique, on émet des « billets de monnaie ) proprement dits, qui se mettent à circuler comme argent comptant. Ils ne sont pas encore du « papier-monnaie ) puisqu'en 1704 on leur fait rapporter un intérêt, comme à une reconnaissance de dette. Mais en 1707, on leur donne cours forcé. Leur dépréciation, cependant, est telle que dès 1706 le fameux financier Samuel Bernard se faisait rembourser des sommes avec 78 % de prime, pour compenser la perte de valeur des billets. En 1708, il en circule pour 371000000 de livres tournois.

III. - LA PÉRIODE DE LIQUIDATION DES DETTES ET LE SYSTÈME DE LAW: 1715-1726

La dette d'État, en 1715, montait au-delà de 3 500 000 000 de livres tournois. Le premier problème était de la liquider. Les billets furent réduits à 25 % de leur valeur. Les monnaies furent refondues. Les eng:agements furent révisés par une Chambre de Justice. A la fin de 1717, la dette était ainsi ramenée à 2 160 000 000 de livres tournois.

C'était insuffisant, et les affaires ne reprenaient pas. Alors, en partie à cause du prestige acquis par les Compagnies hollandaises et la Banque anglaise, le gouvernement de la Régence se laissa séduire par les projets du financier écossais John Law, et lui donna, le 2 mai 1716, l'autorisation de créer pour vingt ans une banque privée, qui allait bientôt coiffer à la fois tout le système des finances publiques et une tentative de monopole sur le commerce extérieur et colonial.

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Étudier dans son détail le système de Law n'est pas dans notre sujet, mais nous devons voir en quoi il se lie au problème monétaire, et comment sa liquidation conduit à la stabilisation de 1726.

La banque de Law, en principe purement privée à sa création, accepta pour constituer son capital que les actions fussent payées pour 75 % en billets d'État. La banque, à son tour, émit des billets, et l'État accepta que les impôts fussent payés en billets de la banque.

Mais surtout, Law créa une première grande Compa­gnie de Commerce pour le commerce d'Occident (la Louisiane), en émettant 200000 actions au prix de 500 livres tournois l'une. Il racheta ensuite les anciennes compagnies des Indes orientales, de la Chine. Il se trouva maître du commerce du Sénégal (esclaves).

En même temps, il assunait la responsabilité, à l'inté­rieur, de la vente du tabac, de la frappe des monnaies, de la ferme des impôts. En somme, un seul grand « système ) tentait de se substituer aux anciens traitants, financiers, fermiers du temps de Louis XIV, en même temps que tout particulier, rentier, commerçant, serait invité à participer aux spéculations du commerce exté­rieur et colonial en devenant actionnaire de la Compagnie.

L'ensemble du système, reposant sur ces actions, suppose un énorme édifice de crédit. C'est le public qui doit apporter l'argent. Mais en attendant, la banque, devenue banque royale - Banque d'État - en 1718, a le droit d'émettre des billets qui circuleront comme monnaie.

Dès lors: 1) L'opération de crédit comporte un danger; le

public s'enthousiasme tant aux promesses de gros bénéfices que les actions cotées 500 livres au départ s'arrachent à 18 oco à la fin; comment les rémunérer?

2) Le papier, qui avait été soutenu par l'État de toutes les façons, et qui à certains moments avait été accepté par le public plus favorablement que les espèces (il faisait prime sur elles), restait remboursable en principe.

Il suffisait donc d'une panique, spontanée ou organisée, pour que tout s'effondrât par une vente massive d'ac­tions, ou par une demande massive de remboursement. Ce qui arriva.

Naturellement, Law se défendit et fut soutenu, bien que de façon incohérente et discontinue : le cours

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forcé des billets, la poursuite contre les détenteurs d'espèces, les mutations monétaires et le rachat des actions, tout fut mis en œuvre, mais tout échoua.

La liquidation du système se fit surtout par des mesures de déflation, par des rajustements monétaires successifs. Ils durèrent jusqu'à l'arrêt du 26 mai 1726, qui fixa à 24 livres tournois (monnaie de compte) la valeur nominale du louis d'or « aux deux écussons »

dont le poids, le titre et le remède avaient été définis en janvier 1726; de la même façon l'écu d'argent, dit lauriers défini en janvier 1726 (8 pièces 3 dixièmes au marc, titre 1 1 deniers) eut son tarif fixé à 6 livres tournois le 26 mai 1726. Or le rapport ainsi fixé entre la livre tournois et un certain poids d'or et d'argent ne sera plus modifié jusqu'à la fin de l'Ancien Régime pour l'argent, et jusqu'en 1785 pour l'or (très léger rajustement d'ailleurs). Cela représentait, pour la livre tournois, un contenu-argent de 4,505 grammes, ce qui, compte-tenu des tolérances, représente le même contenu que celui du franc-germinal, tel qu'il sera défini sous le Consulat: pièce de 5 grammes au titre de 900 millièmes, soit 4, 500 grammes d'argent fin. A cette date de 1726, commence donc la stabilité monétaire des XVIIIe et XIXe siècles (si l'on écarte l'épisode des assignats).

Nous avons constaté les faits, distingué les périodes. Voyons maintenant les problèmes posés par cette transition entre le XVIIe et le XVIIIe siècle.

IV. - LA CHRONOLOGIE DE LA BAISSE DES PRIX-ARGENT EN FRANCE ET SA LOCALISATION

Lorsqu'on considère le mouvement des prix en France dans cette époque de· transition, plusieurs observations, et plusieurs interprétations, semblent s'opposer.

Pierre Goubert, dans sa thèse sur le Beauvaisis 1, admet que la baisse des prix exprimés en argent s'est maintenue jusqu'en 1730 et même 1735. En représentant cette baisse au moyen de médianes mobiles (valeur centrale et non pas moyenne) des prix annuels sur

1. Pierre Goubert : B.aUf/ai •• t le B.aUf/aui. tU 1600 à 1730. Ctmtril".titm à l'hutoir •• ot;Ïale tU la Franu du XVIIe .ii.Ie, Paris, 1960.

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onze ans (voir graphique, p. 245, pour éliminer l'in­fluence, trop grande dans les moyennes, des pointes excessives lors des disettes), Pierre Goubert a bien montré que le prix des grains, entre 1650 et 1730, est bien en baisse, chaque minimum, au cours des variations cycliques, étant plus bas que le précédent. Cela corres­pond parfaitement aux indications plus anciennes de Beveridge (sur les prix en Europe), et d'Ernest Labrousse (pour la France en général) : la montée des prix au xvme siècle ne commencerait qu'en 1733.

Observons que, dans tous ces cas, il s'agit de prix­argent. Or il est exact que la grande reprise de la pro­duction américaine d'argent se situe au second tiers du xvme siècle, et non vers 1680. Il serait intéressant de voir si la France a été comelètement insensible à l'influence de l'affiux d'or brésilien que nous avons situé autour de 1700. Mais il est exact aussi que, dans toute l'Europe du Nord, la baisse longue des prix du XVIIe siècle, se prolonge jusque vers 1730-35. Pierre Goubert fait valoir que le Beauvaisis, et la France du Nord en général, se modèlent plutôt sur cette Europe du Nord, que sur une Espagne et un Portugal où la baisse du XVIIe siècle a, semble-t-il, commencé plus tôt (dès 1600-1610), mais aussi fini plus tôt (1680-90), tandis que la baisse, pour l'Europe du Nord, ne commence guère avant 1650-60 et se prolonge au XVIIIe siècle, très largement.

Jean Meuvret, dans ses études brèves, mais lumi­neuses 1 sur les prix au XVIIe siècle, avait admis, sur des exemples français (surtout des environs de Paris) que la France avait pourtant participé de la montée des prix 1688-90-1715, mais qu'il s'agissait là d'un « intercycle » inséré dans une chute prolongeable jusqu'en 1733.

René Baehrel, dans sa thèse sur la basse Provence B,

par des méthodes statistiques originales, et en s'occupant exclusivement, volontairement, des seuls prix nominaux,

1. Notamment: Jean Meuvret : Lu mou(l'ments du prix d. 1661 <1 I11S, .r I.ur. rip.,.cus.itml. ln' Journal de la société de statistique de Paris " 1944, p. 109-119.

Jean Meuvret : C,'rcu/arion mbIIirair. .t urilisarion Icontmlifl1U de la monnaie en Prane. aux XVI' et XVII' .iicl .. : in. l!tudes d'Histoire moderne et contemporaine. publiées par la Société d'Histoire moderne. Tome l, 1947, p. 15-20.

2. René Baehrel : La bas,. PrurJSrlC. rural. (fin du XVI" .iicle, 1789), Paris (S.E.V.P.E.N.), 1961.

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est arrivé à des conclusions un peu différentes. Pour lui, la baisse des prix du XVIIe siècle commencerait dès les années 1600, comme en Espagne, et cesserait dès les années 1690.

On pourrait conclure de tout cela, étant donné ce que nous savons du cas espagnol, que le Midi français, lié à la conjoncture marseillaise, méditerranéenne, a plus de parenté avec l'Espagne que le Beauvaisis.

Mais les méthodes employées permettent difficilement les comparaisons. Pour une autre région du Midi, le Languedoc, Emmanuel Le Roy Ladurie trouve une tendance à la hausse des prix nominaux dès 1690, mais le minimum des prix-argent (pour le blé) se situe (comme en Espagne d'ailleurs) en 1720.

Il semble donc qu'il faille juger de l'importance des hausses situées entre 1680-90 et 1710-15 :

1) suivant les vicissitudes des monnaies internes; 2) suivant les régions observées.

v. - LE PROBLÈME DE L'ENTRÉE EN FRANCE DES MÉTAUX PRÉCIEUX

Nous verrons, pour le XVIIIe siècle, qu'il faut observer cette entrée à partir du commerce de Cadix, des ports atlantiques, Saint-Malo en particulier, et aussi à partir des cols pyrénéens et de Bayonne.

Le maximum des entrées de métaux avait été atteint lors de la crise espagnole de 1636-1640, permettant la grande refonte monétaire française de 1640 (où l'or joue d'ailleurs un rôle prépondérant).

Mais, même après 1650, y-a-t-il eu arrêt du commerce français avec l'Espagne et donc l'Amérique? Moindre croissance, peut-être. Arrêt total, nullement.

Le livre d'Albert Girard 1 ne nous donne pas de statistique continue des « remises » de métaux précieux en France, à l'arrivée des flottes atlantiques dans les

1. U commlrce fra~ai. cl StfJille .t cl Cadix au tmrp. da Hab.boU1"g" Parla, 193Z.

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ports du monopole colonial espagnol, mais il en a trouvé le montant pour des années isolées

annlll pllO$

1670 1300000 1671 3446000 1672 2889000 1673 S 648 000

1679-81 4490 000 1681-82 2700000 1682-83 3 020000 168S 670000 1686 1940000 1689 4 000000 1698 1 S17000

On voit qu'il s'agit d'estimations, et discontinues. Cependant, il apparaît bien que la période la plus favo­rable aux entrées de métal précieux en France est anté­rieure :

1) à la réforme monétaire espagnole de 1686; 2) à la période des grandes guerres. Et cela malgré

les reproches faits à Colbert par les commerçants français de Cadix, qui affirmaient qu'une dévaluation de la monnaie française (fixation d'un prix plus haut en livres tournois pour les pièces espagnoles) aurait attiré encore beaucoup plus d'argent en France. Il est exact d'ailleurs que, pour tirer le plus gros gain possible des pièces espagnoles touchées à Gênes, on les expor­tait directement au Levant.

La période des grandes guerres fut la pire. L'Espagne avait retrouvé sa stabilité monétaire. L'Angleterre était décidée à couper les sources du commerce français lointain. Le stock d'argent français cessa de se développer de façon régulière, et nous avons dit qu'on frappa de moins en moins d'argent entre 1688 et 171S.

On s'explique par là la véritable hantise des hommes d'affaires français - et à leur suite des hommes d'~tat -pour le commerce atlantique.

Ce commerce n'avait pas cessé, même de façon directe, d'être très important sous Louis XIV. Les travaux de recherche effectués par la Faculté de Rennes sur le commerce de Saint-Malo montrent que, vers 1680, ce port possédait 120 navires de haute mer, voyait

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entrer chaque année dans ses eaux 2 000 bateaux de commerce représentant 100000 tonneaux de jauge; chiffres énormes pour le temps. Cela tempère un peu le pessimisme marqué de Pierre Goubert sur l'économie française de Louis XIV 1.

Mais cela explique surtout la passion avec laquelle certains conseillers, certains mémoires, poussèrent Louis XIV à accepter l'idée de la Succession d'Espagne pour son petit-fils, beaucoup imaginant que cela entraîne­rait un condominium franco-espagnol sur l'Amérique.

Pendant la guerre de Succession, on put croire à certains moments que cela se réaliserait. Louis XIV avait placé ses conseillers auprès de son petit-fils. Et, si l'Angleterre interdisait autant que possible les commu­nications atlantiques, il arriva parfois que la flotte espagnole, protégée par la marine française, pût passer, et que les arrivées d'argent eussent lieu dans les ports français (1709 encore : 30000000 piastres).

En revanche, la fin de la guerre déçut beaucoup les Français:

1) Ce furent les Anglais qui se firent accorder les avantages maritimes, en particulier l' « asiento ), monopole du commerce des esclaves, qui passa des mains françaises aux mains anglaises.

2) Plus tard, ce fut Philippe V lui-même et ses conseillers espagnols qui prirent souci, très efficacement, des intérêts espagnols : réussite de la réforme monétaire, premières mesures protectionnistes, qui furent poussées à l'extrême, sous prétexte de contrôles sanitaires, lors de la peste marseillaise de 1720. C'est en 1720 que le minimum des échanges franco-espagnols à Cadix est atteint. Cela peut aussi avoir eu son influence sur le minimum des prix-argent observé à cette date en France.

VI. - TROISIÈME PROBLÈME : PRIX-ARGENT ET PRIX NOMINAUX,

MOUVEMENT LONG ET MOUVEMENT COURT DES PRIX

Les inflations du temps de guerre, les mutations monétaires, la circulation de mauvais papier, font que

1. Louis XIV et 'Vingt millions de Français, Paris, Fayard, 1966.

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les prix courants, nominaux, peuvent fort bien monter quand les prix-argent s'effondrent.

Or ce qui importe aux gens, ce sont les prix nominaux; la querelle autour de la reconstitution des mouvements de prix - prix-argent ou prix nominaux? - n'est pas purement technique. Elle est économique et historique.

Le consommateur, l'homme de la rue, regarde le prix nominal, le prix tout court. II paie en monnaie « courante ». Si on lui demande, dans cette monnaie, 20 % de plus que la semaine dernière pour une même denrée, « il le sent à sa bourse », comme disait Malestroict. Donc, quant aux conséquences sociales, c'est le prix nominal qui compte.

Quant aux conséquences économiques, c'est un peu différent. Celui qui, grâce à la hausse des prix nominaux, accumule de la « monnaie courante », s'il a l'intention d'employer cet argent accumulé dans le commerce, sait qu'il sera obligé d'acheter de la bonne monnaie avec de la mauvaise, et payer pour cela des primes qui risquent d'annuler ses gains. C'est bien pourquoi d'ailleurs il demande toujours des prix plus hauts. Tel est le mécanisme de l'inflation interne.

Les effets de la baisse des prix-argent sont donc multiples : elle gêne producteurs et commerçants; elle les incite à détériorer la monnaie pour pouvoir hausser les prix; elle les excite à accéder autant que possible aux sources du métal - argent ou or - puisque celui-ci vaut toujours davantage. Ces sources sont le commerce colonial, et, au second degré, les mines d'or et d'argent elles-mêmes. Nous avons vu le processus à Cadix pour le commerce, au Brésil pour les mines.

En revanche, les hausses du prix des grains dues à une mauvaise récolte sont des hausses de prix nominaux, mais sont catastrophiques pour le consommateur, pour la masse de la population. Or, dans la période des grandes guerres de la fin du règne de Louis XIV, il y a eu deux de ces « pointes » qui comptent parmi les plus célèbres en France : la récolte de 1693 et la récolte 1709-1'710. Pointes qui ne sont pas, d'ailleurs, exclusive­ment françaises; en Espagne, elles ont été aussi meur­trières.

On comprend qu'il soit peu raisonnable de faire entrer ces pointes de prix nominaux dans le calcul d'une hausse des prix de longue durée, ce qui leur donnerait un tout autre sens. Au lieu d'une excitation à la production et

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à la commercialisation, ces pointes peuvent aboutir à des diminutions de population et de production, parfois assez prolongées.

Cette distinction entre hausses des prix à long terme, et hausses des prix « cycliques ), « de court terme ), de « pointe ) est essentielle.

Il ne faut pas croire pourtant que les catastrophes du type de celle de 1693 sont décisives. Elles sont suivies de reprises brusques dans la démographie, et dans les chiffres de récoltes. Pierre Goubert écrit (Louis XIV ... , p. 172) :

« Les excellentes récoltes de 1694 et 169~ avaient tué, miraculeusement, et la cherté et la falIl1ne; les prix céréaliers allaient retrouver les bas niveaux d'avant­guerre. Un peu partout, en France, ce fut un éclatant printemps d'hyménées joyeux, rapidement suivis de baptêmes multipliés. Débarrassés du poids des oisifs définitifs - les vieillards, décimés en 1694 - et de trop d'oisifs provisoires - les enfants - bien des familles fêtèrent bruyamment la facilité retrouvée, le pain à 6 deniers la livre, le travail abondant, les salaires en légère hausse, car on manqua de tisserands et même de manou­vriers. Dans les villes, et les campagnes textiles, les métiers se remirent à battre joyeusement, car les bas prix, la baisse des charges, et la réouverture des mers multi­pliaient la demande. »

Tel fut le « répit ) de 1697 à 1701. Mais la guerre reprit, et le « terrible hyver ) de 1709 renouvela les angoisses de 1693. De plus, ici, la France entière souffrit : dans le Midi, les vignes furent gelées, et beau­coup mises pour plusieurs années hors d'état de produire (arracher et replanter exige un minimum de trois ans).

Dans ces conditions, la période 1689-1715 ne put être ressentie en France que comme un temps de misère.

VII. - LA RÉACTION DES IDÉES EN FRANCE DE VAUBAN A LAW

Alors que nous avons vu, en Angleterre, depuis les années 1670-80, naître des courants d'idées qui élabore­ront peu à peu l'économie scientifique, dans une atmo­sphère de prospérité et de création, il est intéressant de noter, en France, soit des critiques amères (bien

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que parfois constructives), soit d'ambitieux projets de réforme à la manière de Law.

Vauban, dans son Projet d'une Dixme Royale (1707), estime que la population et les revenus sont en baisse, qu'un dixième au moins de la population est réduit à une mendicité proprement dite, que cinq autres dixièmes arrivent tout juste à survivre, que trois dixièmes vivent difficilement, chargés de dettes et de procès, et qu'un dixième seulement, comprenant toutes les classes supérieures, peut se dire à l'aise. Ce n'est pas l'exactitude de ces estimations qui importe, c'est leur pessimisme. Vauban croit que, « depuis trente ou quarante ans, les biens de la terre rendent un tiers en moins ». Il admet, comme Davenant en Angleterre ou Sully au début du siècle, que « ce n'est pas la grande quantité d'or et d'argent qui font les grandes et véritables richesses d'un état », mais que « la vraie richesse d'un royaume consiste dans l'abondance des denrées dont l'usage est si nécessaire au soutien des hommes qu'ils ne sauraient s'en passer ». En fait, il condamne les importations de luxe et presque le commerce extérieur. Pour lui, l'essentiel est la production agricole, et la plaie est le système des impôts qui est incohérent. C'est pourquoi il prône l'impôt unique du 1/IOe sur les revenus fonciers, et propose tout un plan de dénombre­ments et de statistiques pour l'appliquer. Il touche à peine au problème de la monnaie, dont il croit pourtant qu'il faut faciliter la circulation, qu'il compare, classique­ment, à la circulation du sang dans le corps humain. En fait, tout cela n'est pas très original, mais le cri d'alarme est caractéristique.

Boisguilbert, plus intéressant pour la pensée écono­mique, a publié en 1695 son Détail de la France, puis, de 1704 à 1707, un Factum, un traité sur le commerce des grains, des Considérations sur la richesse.

Boisguilbert, comme Vauban, met l'agriculture au centre même de la richesse et de l'économie du pays. Il attaque violemment Colbert qui a préféré soutenir commerce et manufactures. Il estime que les hauts prix du grain sont souhaitables pour les producteurs, et que l'exportation doit donc en être libre. Lui aussi estime que « l'argent n'est que le moyen et l'acheminement, au lieu que les denrées utiles à la vie sont la fin et le but ».

Cependant, plus subtil que Vauban en matière moné­taire, il pense que la quantité d'argent, dans un pays,

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ne fait rien pour son opulence « pourvu qu'il y en ait assez pour soutenir les prix contractés par les denrées nécessaires à la vie ).

Cette restriction est importante: elle indique que ce par­tisan des hauts prix (qui se place donc au point de vue des producteurs vendeUrs) a saisi une relation entre hauts prix et abondance de numéraire; mais sans doute préférerait-il à cette abondance une circulation plus rapide qui produi­rait les mêmes effets. De sorte que même du papier pourrait remplacer la monnaie; toutefois, « l'âme qui Vlvifie ces bil­lets ou cet argent en papier est la solvabilité du tireur )).

En fait, comme Vauban, Boisguilbert constatait une baisse considérable du revenu national. Mais il ne l'attribuait pas entièrement au mauvais système d'impôt. Son objectif eût été d'accroître, par un effort de produc­tion agricole et une hausse des prix, la possibilité pour l'État de demander davantage aux sujets.

John Law, fils d'orfèvre écossais, avait beaucoup médité sur les banques et les compagnies de commerce. Il importe non seulement par sa grandiose tentative d'application, mais aussi par les idées qu'il soutint, d'abord dans son pays, puis en France après 1705.

On a beaucoup discuté sur l'originalité et la portée des idées de Law. A vrai dire, elles sont parfois con.tra­dictoires. Il soutint d'abord, en Écosse, l'idée d'une monnaie de papier gagée sur la valeur des terres, idée qui avait été émise en Angleterre, mais sans succès. En 17°6-17°7, il avait développé, dans un mémoire au directeur des finances français, Desmaretz, l'idée de la stabilité monétaire, de la nocivité des mutations dans la valeur nominale des monnaies de métal.

En 1705 cependant, dans ses Considérations sur le numéraire et le commerce, il avait lié problème économique général et problème monétaire. Tout en croyant, comme tant d'autres, que « ce qui constitue la puissance et la richesse d'une nation, c'est une population nombreuse et des magasins de marchandises étrangères et nationales ), il ajoutait que « le commerce et le nombre des peuples qui sont la richesse et la puissance d'un état dépendent de la quantité et conduite des monnaies ).

Il est vrai que « la monnaie bien employée entretient et augmente le commerce et le commerce bien réglé entretient et augmente la quantité de monnaie... )

En particulier, il importe que la monnaie circule, comme le sang dans le corps, et on peut concevoir une

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banque centrale jouant le rôle du cœur, qui renvoie sans cesse la monnaie dans la circulation au lieu de la laisser stagner.

Bien que Law, à certains endroits de son œuvre, admette la notion de monnaie-marchandise, il s'attaque aux métaux précieux à cause même de leurs variations de valeur, constatables depuis la découverte de l'Amé­rique, et il croit qu'un papier-monnaie émis rationnelle­ment par une Banque, et gagé sur la terre, aurait une plus grande stabilité.

En fait, Law avait observé la double circulation monétaire de Hollande et d'Angleterre, et le fait que l'encaisse métallique des banques était plus faible que la valeur des billets circulants. Il voyait le commerce extérieur réductible à un troc, et la monnaie intérieure, au besoin, indépendante de la monnaie métallique. Il avait observé aussi, en Écosse,. que si on procédait à une réévaluation de la monnaie intérieure (en lui donnant une équivalence en métal supérieure, par décret), on attirait aux caisses des banques les pièces de monnaie métallique dans les jours précédant la mesure annoncée, puisqu'elles étaient menacées de « diminution ». Law pensait qu'on avait donc toujours ce moyen pour renflouer une banque menacée. Il essaiera de l'employer en 1720, au cours de la chute de son « système ».

Tout cela lui donna une confiance excessive dans l'idée de monnaie-papier. Il en vint à admettre que la monnaie est un simple signe: « La monnaie n'est pas la valeur pour laquelle les marchandises sont échangées, mais la valeur par laquelle les marchandises sont échangées ».

Il semble aussi avoir pris trop au sérieux un dicton suscité par la banque d'Amsterdam qui, inspirant confiance et n'étant pas une banque de crédit, avait peu d'occasion de rembourser ses clients: « La bonne banque est celle qui ne paie pas ». Law crut qu'en inspirant confiance, il n'aurait jamais à payer.

On voit que les notions de crédit, de papier de banque, de papier-monnaie, ont fini par se chevaucher entière­ment chez Law, d'où ses erreurs et ses échecs. Il n'en avait pas moins été à la fois inspiré par les succès hollandais et anglais, et entraîné sous cette influence à remettre prématurément en cause la notion de monnaie telle qu'on l'avait conçue jusqu'alors. Son « dirigisme »

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monétaire, sa confiance dans le rôle créateur du crédit, l'ont fait souvent considérer comme un précurseur des réalités monétaires modernes. Mais il ne faut pas exagérer son « génie », mis à l'épreuve par la réalité.

Un autre banquier, Richard Cantillon, fut au contraire assez réaliste pour prévoir exactement la déconfiture de Law, et en profiter pour faire fortune.

Richard Cantillon, dans son Essai sur la nature du commerce en général, inédit jusqu'en 1755, a défini d'une part les effets à attendre d'une monnaie « fictive et imaginaire ». Pour lui, la multiplication de cette monnaie

« cause les mêmes désavantages qu'une augmentation d'argent réel en circulation pour y hausser les prix de la terre et du travail soit pour enrichir les ouvrages et manu­factures au hasard de les perdre dans la suite; mais cette abondance furtive s'évanouit à la première bouffée de discrédit et précipite le désordre ... »

Cela n'empêche pas que Cantillon ait compris l'utilité des banques à la manière anglaise :

« Le banquier pourra prêter souvent 90 000 onces d'argent, des 100 000 qu'il doit, et n'aura pas besoin de garder en caisse plus de 10000 onces pour tout ce qu'on pourra lui redemander : il a affaire à des personnes opu­lentes et économes; à mesure qu'on lui demande 1000 onces d'un côté, on lui apporte ordinairement 1 000 onces de l'autre; il lui suffit pour l'ordinaire de garder en caisse la 10· partie de ce qu'on lui aura confié. On en a eu quelques exemples et expériences dans Londres, et cela fait qu'au lieu que les particuliers en question garderaient en caisse pendant toute l'année la plus grande partie de ces 100 000 onces, l'usage de les déposer entre les mains d'un banquier fait que 90000 onces sur les 100000 sont d'abord mises en circulation. Voilà premièrement l'idée qu'on peut former de ces sortes de banques: les banquiers ou orfèvres contribuent à accélérer la circulation de l'argent, ils le mettent à intérêt à leurs risques et périls, et cepen­dant, ils doivent toujours être prêts à payer leurs billets à volonté et à la présentation. »

Par cette confrontation des conceptions de Law et de Cantillon, nous avons ainsi vu naître, dans le premier tiers du XVIIIe siècle, les premières idées et les premières critiques sur une « inflation » de crédit et de monnaie qui peut être soit créatrice, soit destructrice, suivant la façon dont elle est conçue, et sur le rôle des banques dans ce processus économique.

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VIII. - LE MINIMUM DES PRIX-ARGENT ET LA STABILISATION

1709-1710 a marqué la plus extraordinaire pointe des prix du grain un peu partout en Europe. Mais, au lendemain de cette pointe, la chute est particulièrement remarquable, aussi bien en prix nominaux qu'en prix­argent.

On peut penser qu'on se trouve, entre 1714 et 1720, à la rencontre d'une chute cyclique des prix, après une série de mauvaises récoltes de la décennie précédente, et d'une chute intercyclique, qui s'oppose à la tendance à la hausse constatée entre 1688 et 1710.

En même temps, en 1720, les spéculations de Law en France et de la Compagnie de la Mer du Sud en Angleterre aboutissent à un gonflement momentané des prix qui s'effondre brusquement.

On peut considérer que la récolte de 1720-1721, partout très abondante, marque le minimum séculaire des prix du grain, à condition d'éliminer l'effet - d'ailleurs très localisé - des spéculations monétaires là où leur action se fait encore sentir sur l'ensemble des prix.

Dernière remarque: l'épisode de Law et sa liquidation, s'il édifie et détruit quelques fortunes spéculatives, a aussi une conséquence plus large, qu'il ne faut pas oublier; il liquide un certain nombre de dettes qui pesaient lourdement, en particulier sur les trésoreries paysannes.

« En 1716-1720, écrit Emmanuel Le Roy Ladurie 1,

surgit Law, libérateur des endettés; brusquement, l'abondance des billets de Law permet aux débiteurs et fils de débiteurs de s'acquitter, au besoin en empruntant la somme à très faible intérêt ... » (p. 599).

De sorte qu'une période de libération des dettes - vers 1720 - s'oppose à la période de poids maximum des dettes: 1660-1690.

Avec le minimum des prix du grain, avec la libération des dettes, avec la stabilisation monétaire de 1726, commence indiscutablement, même en France cette fois, le « XVIIIe siècle », temps de développement économique et de hausse des prix à long terme, et cette fois, dans la stabilité monétaire.

1. Emmanuel Le Roy Ladurie: Les paysans de Languedoc. Paris, 1966.

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XXVII

CONJONCTURE DU XVIIIe SIÈCLE ET PROBLÈME DES MÉTAUX PRÉCIEUX

Nous avons dit que le XVIIIe siècle, en ce qu'il a de dynamique, de créateur pour l'économie de l'Europe occidentale, s'annonce dès 1680-90 :

1) Par le rebroussement de la tendance générale des prix après la grande dépression du XVIIe siècle, qui avait été surtout sensible de 1650 à 1680.

2) Par une renaissance du grand mouvement commer­cial, perceptible par exemple dans les relations avec l'Extrême-Orient.

3) Par l'ardeur des rivalités économiques qui opposent la France à la Hollande, puis à l'Angleterre, en parti­culier autour de la succession d'Espagne, qui engage l'avenir des domaines américains; cette rivalité entraîne jusqu'en 1713-1715 une économie de guerre, avec inflations monétaires de toute sorte, dont les séquelles se font sentir jusqu'en 1720-21, avec les spéculations de Law en France, de la Compagnie de la Mer du Sud en Angleterre.

4) Par la naissance, en Angleterre, d'un nouvel état d'esprit, qui, auprès des découvertes proprement scien­tifiques comme celles de Newton, introduit les notions de statistique et de calcul dans la pensée économique.

5) Enfin, par la réussite, au Brésil, des recherches minières, activées par la haute valeur de l'or, réussite qui déclenche la production, puis l'exportation vers l'Europe, par le Portugal et l'Angleterre, de quantités d'or accrues.

Cette période d'activité fébrile et de sursauts moné­taires ne présente pourtant pas encore tous 1 es caractères

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de la conjoncture du XVIIIe siècle, telle qu'on la décrit habituellement en songeant à sa seconde moitié :

- parce qu'elle n'atteint pas tous les pays de l'Europe, du moins sous la même forme; la hausse des prix attem­dra tard l'Europe du Nord; en France, les terribles crises alimentaires (1693 et 1709) sont encore destructrices;

- par là même, le déclenchement démographique est irrégulier, incertain et inégal suivant les pays;

- les hausses de prix, là où elles existent, restent difficiles à interpréter; là où elles sont dues exclusive­ment à des inflations artificielles, comme dans l'épisode de Law, elles peuvent voiler localement un bas prix d'abondance (comme celui des grains en 1720-21), mais non constituer un encouragement persistant à la commercialisation et à la production.

Beaucoup d'historiens et d'économistes considèrent donc que la tendance à la stagnation, démographique et économique, déborde largement sur le XVIIIe siècle, au moins jusqu'à son second tiers (1733).

Pour ma part, j'ai attiré l'attention sur deux dates qui me paraissent de grande importance :

- 1720-21, qui, avec le système de Law, voit la liquidation de beaucoup de dettes, et marque en même temps, souvent en prix nominaux et toujours en prix­argent, le minimum séculaire des prix du grain, minimum absolu, mais entouré de plusieurs années de bas prix;

- 1726, qui, pour la France, voit la stabilisation monétaire définitive, et qui, en fait, enregistre également pour l'ensemble de l'Europe - et particulièrement pour l'Espagne, maîtresse des mines d'argent - un phéno­mène analogue, une stabilisation de fait.

La fin des troubles monétaires en Europe signifie qu'un certain équilibre s'est établi entre:

1) la production et la circulation des marchandises; 2) les circulations monétaires internes des divers

pays; 3) la production et l'importation des métaux précieux

nécessaires à la couverture des échanges internationaux. Comme cet équilibre durera longtemps - près de deux

siècles, avec l'interruption des épisodes de guerre de la Révolution et de l'Empire - la date qui l'inaugure marque une importante étape dans l'histoire économique européenne et mondiale.

En particulier, pour la pratique même de l'histoire économique, il résulte de la stabilisation monétaire que

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les mouvements de prix nationaux peuvent être plus aisément confrontés. Les relations entre prix, salaires, revenus, ne sont pas troublées par des mouvements incohérents d'origine monétaire (mutations). Le vieux problème Malestroict-Bodin (la hausse des prix vient-elle ou non, exclusivement, des manipulations monétaires du pouvoir?) ne se pose plus. Ernest Labrousse a heureusement traduit la situation inaugurée par la stabi­lisation de 1726 en l'appelant : période de visibilité économique.

Or, cette visibilité révèle une hausse des prix à long terme assez générale et relativement régulière - par­dessus les variations périodiques à court terme (autour de dix ans) encore dominées par les irrégularités des récoltes.

Ce qui a été très bien étudié (en France, par Ernest Labrousse), ce sont les conséquences de ce double mouvement: enrichissements, appauvrissements, suivant les moments et suivant les classes sociales, avec leurs incidences sociales et quelquefois politiques.

Ce qui est plus discuté, et qui préoccupe surtout les économistes, sans que les historiens puissent s'en désin­téresser (surtout quand ils posent la question des métaux précieux), ce sont les causes du mouvement de longue durée des prix, et de la généralité de ce mouvement.

Dès que, à partir de 1726, il cesse d'y avoir incidence sur les prix de décisions monétaires particulières à chaque État, dès qu'on constate une coïncidence (toujours sauf exceptions) entre le mouvement des prix nominaux et le mouvement des prix exprimés en métal précieux, il semble bien que tout mouvement des prix qui entraîne l'ensemble des marchandises exprime une modification dans la valeur du métal, mesure des autres prix. C'est bien ainsi que l'on concevait les mouvements longs des prix au XIXe siècle 1.

Quels peuvent être les facteurs de la valeur de marché de ces métaux précieux? A court terme et en chaque point peuvent jouer l'abondance et la rareté, le besoin d'en disposer et la difficulté de s'en procurer. A longue distance peuvent jouer les conditions très diverses de la production et de la demande relatives des métaux pré­cieux et des marchandises; par exemple, le Brésil des mines d'or, le Mexique des mines d'argent disposent de

1. Cf. l'ouvrage de J. A. Helferich : Des baisses périodiques dans la f)aleur des métaux précieux de la découverte de l'Amérique à ['annü 1830, Nuremberg, 1843.

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ces métaux à bon marché et paient cher les marchandises importées, tandis qu'en Asie, les métaux précieux, et particulièrement l'argent, achètent relativement beaucoup de marchandises de masse ou de luxe (qu'on revendra cher en Europe). Enfin, à long terme et en général jouera nécessairement le coût de production du métal comparé au coût de production des marchandises dans leur ensemble (ce qui laisse une large autonomie à chaque prix en particulier, qui dépend, à long terme, des facteurs propres au coût de production de la marchandise corres­pondante).

Il n'est guère douteux que les découvertes de mines, les conditions techniques et humaines d'exploitation de ces mines, enfin les conditions économiques de cette exploi­tation (rentabilité) ont donc joué un rôle dans les hausses et les baisses généralisées des prix-or et des prix-argent, pour les marchandises en général.

Les thèses monétaristes tendraient à faire dépendre de ces variations dans la production des métaux précieux les orientations majeures de la vie économique : encou­ragement à l'activité économique en cas de hausse des prix, découragement en cas de baisse. La décou­verte de mines deviendrait ainsi un des facteurs « exogènes )} (et « contingents )}, plus ou moins livrés au hasard des trouvailles) de l'économie.

Les thèses de la neutralité monétaire considèrent au contraire que les véritables facteurs de l'activité éco­nomique - démographie, inventions techniques, initia­tives en matière de production, d'échanges, de naviga­tion, etc. - déclenchent les mouvements de prix et les demandes de monnaie, qui, s'adaptant spontanément aux besoins, n'ont pas de rôle déterminant.

En fait, en économie comme en histoire, il n'y a jamais de causes unilatérales, mais toujours des actions réci­proques, des mouvements dialectiques qui tendent sans cesse à supprimer, puis à recréer les conditions de leur existence. D'où les renversements de tendance (dont la « périodicité )}, en revanche, est douteuse, et pose d'autres problèmes).

Comme nous l'avons vu dans le passage du xve siècle au XVIe siècle, les phases de bas prix en Europe donnent aux métaux précieux extra-européens des valeurs accrues qui encouragent leur recherche et leur décou­verte; une fois celles-ci réalisées, la production crois­sante et la baisse des prix de production et de transport

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du métal précieux entraînent une tendance à la hausse des prix généraux - c'est-à-dire des prix des mar­chandises dans leur ensemble. Cependant, ces tendances d'ensemble ne doivent pas faire oublier les conditions des variations des prix à court terme, et les irrégularités dans la hausse même de longue durée.

Pour le XVIIIe siècle, les points de départ sont les mêmes. La baisse des prix-métal au XVIIe a incité à la recherche et à la réexploitation des mines américaines. A diverses dates suivant les pays, les prix-métal - dès que les importations d'or et d'argent s'accroissent - vont augmenter.

Cependant, est-il possible d'assimiler entièrement le cas du XVIIIe siècle au cas du XVIe?

En évoquant le XVIe siècle, on est porté à dire : c'est l'époque de la « révolution des prix », à la suite de décou­vertes immenses, qui changent les dimensions du monde et déversent sur l'Europe une masse de métaux précieux, en face d'une production et d'une commercia­lisation encore très limitées.

Quand nous pensons au XVIIIe siècle, plutôt que de « révolution des prix », nous sommes portés à penser « révolution démographique », « révolution agricole », « révolution industrielle », encore que chacune de ces notions doive être soigneusement définie, limitée, localisée dans l'espace et dans le temps. Mais de toute façon, la « hausse des prix », qui a pu être favorable aux transformations, n'est pas assez «révolutionnaire» pour être tenue responsable des autres grands faits nouveaux. Au XVIe siècle, l'afflux des métaux et le mouvement des prix pouvaient apparaître comme moteurs (sinon toujours créateurs et favorables); au XVIIIe, ils apparaissent davantage comme conséquence et comme régulateur des autres faits de croissance.

Dans l'économie - au sens le plus large - que consta­tons-nous en effet?

1) Une montée démographique générale. Cette montée est inégale suivant les pays, elle est

plus ou moins précoce; elle est partout irrégulière; mais elle existe partout.

L'Angleterre passe de l'ordre de 5 000 000 habitants à l'ordre de 9000000, soit une croissance de 80 %. Le rythme de croissance a été étudié plus précisément dans certaines régions, celle de Worcester par exemple, dans les travaux de M. Eversley. Le contraste est frappant:

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1) entre le XVIIIe siècle et les époques précédentes; 2) entre les deux premiers tiers du siècle et le dernier

tiers. De 1553 à 1665, la croissance avait été de 25 % en un siècle; de 1665 à 1776, de 50 % en 110 ans; or, de 1776 à 1800, en 25 ans, le gain est de 30 %. Il est certain que le démarrage n'a eu lieu qu'après 1740, parce que, si la natalité a fait un bond considérable dès 1720, la mortalité s'était accrue parallèlement; on a dit souvent « à cause du gin ); sans nous prononcer là­dessus, constatons que la chute de la mortalité suit les lois anti-alcooliques de 1750. La natalité se stabilise alors, mais la croissance « naturelle ) (distance entre les naissances et les décès) devient très forte. A la fin du siècle, il faut faire entrer en ligne de compte une vraie révolution médicale à la suite de l'inoculation d'abord, puis de la vaccination proprement dite, contre la petite

. vérole (fléau de la population jeune). De plus, malgré les misères de l'industrialisation commençante, la concen­tration des travailleurs dans les villes, la multiplication de l'emploi, la circulation des produits alimentaires, en finissent avec les famines sinon les disettes en Grande­Bretagne.

La Suède gagne 66,6 % en population entre 1720 et 1800. L'Allemagne, qui a perdu une forte partie de sa population au XVIIe siècle, accroît presque partout, au cours du XVIIIe siècle, sa densité de peuplement; dans l'ensemble, l'ordre du gain est de 100 %. En Russie, l'augmentation de la population, entre 1724 et 1796, est de 68 %, dont 50 depuis 1743; mais surtout, il y a des déplacements, une concentration très forte vers les terres noires s'étant dessinée: ces terres gagnent 125 % en population entre les dates indiquées; le district de Voroneje fait un bond de 380 %.

Un phénomène analogue se constate dans les régions méditerranéennes; l'Espagne gagne entre 60 et 80 % sur l'ensemble de son territoire (de 6 ou 7 000 000 d'habi­tants à II 000000 d'habitants); mais la Catalogne double, Valence triple; parce qu'ici aussi, les régions antérieurement dépeuplées se repeuplent; il y a concen­tration sur la périphérie irriguée.

La France est un des cas les plus mal connus, malgré les efforts de quelques savants, dès le XVIIIe siècle; pour éclairer sa démographie (Moheau, Messance, d'Expilly). Elle avait 26 000 000 d'habitants à la veille de la Révolu­tion, 28000000 vers 1800. Mais était-elle partie de

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20 000 000, ou bien de 17 000 000 à la mort de Louis XIV? On ne sait pas bien. De toute façon, quoique la baisse (et sans doute la limitation) de la natalité ait commencé dès lors, il y a eu essor démographique au XVIIIe siècle.

Peu importent les détails, car nous ne faisons pas ici de la démographie. Ce qui nous importe, c'est la généra­lité de la croissance; c'est aussi son inégalité, car, du fait qu'il y a des repeuplements, des reconquêtes de bons terrains, des localisations dans les villes ou sur les côtes, cela signifie croissance de la production et de la commer­cialisation; la disparition ou l'atténuation des disettes, ou tout au moins des famines, l'augmentation du revenu familial par le fréquent emploi des femmes et des enfants, le progrès médical final (très inégal suivant les pays), tout cela ne peut être la conséquence directe et exclusive des faits monétaires. Il est possible que cela ne soit pas sans rapport. Beaucoup d'auteurs, justement, proposent de rattacher la hausse des prix à la montée de la popula­tion, qui accroît la demande. Mais cela non plus n'est pas très satisfaisant. Car dans la mesure où la montée à long terme des prix nominaux coïncide avec celle des prix exprimés en métal précieux, c'est bien la valeur du métal précieux qui est en cause, et non le seul jeu offre­demande de chaque marchandise. De toute façon, il n'est pas possible de faire dépendre une hausse de popu­lation généralisée d'une meilleure exploitation de l'or ou de l'argent.

2) Le progrès agricole au XVIIIe siècle. La thèse récente d'un jeune économiste, P. Bairoch, à

l'occasion de réflexions sur le « sous-développement ) et les « démarrages ) économiques, a soutenu que seul le progrès agricole pouvait assurer les conditions néces­saires :

1) à un démarrage démographique; 2) à un début d'industrialisation. Les arguments sont

d'abord logiques: il faut d'abord une meilleure produc­tivité agricole pour pouvoir nourrir : 1) davantage de gens; 2) davantage de gens ne travaillant pas dans l'agri­culture.

P. Bairoch a tenté ensuite de soutenir l'hypothèse par une démonstration chiffrée sur les XVIIIe siècles français et anglais.

Pour l'Angleterre, sa démonstration est assez convain­cante. En ce sens que nous avons sur les innovations techniques agricoles une solide information, et qu'il

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s'agit d'un territoire restreint, où les structures de la vie rurale sont depuis longtemps en bouleversement, et où l'industrialisation moderne commence réellement dès les années 1760. Les « enclôtures ~ de propriétés, la méthode de TuII, l'agronomie de Townshend, la montée des rende­ments agricoles, celle même de la productivité agricole -puisque des productions plus grandes sont obtenues avec un nombre de r.aysans inférieurs - l'augmentation du poids des bêtes d élevage, déjà constatée par Mantoux, et unportante (surtout parce qu'on "1 pense trop peu) : tout cela serait antérieur à 1760, et Jusqu'au XIXe siècle, l'Angleterre serait un pays exportateur d'excédents agricoles, contrairement à ce qu'elle est devenue après le triomphe définitif de la révolution industrielle. La « révolution agricole ) précéderait celle-ci.

Je suis moins convaInCU par la démonstration tentée, sur le même point, à propos de la France. En effet, P. Bairoch utilise là-dessus les travaux de J.-C. Toutain (Cahiers de l'I.S.E.A.) dits Histoire quantitative de l'économie française. Mais la croissance calculée par J.-C. Toutain concerne la valeur du produit agricole, qui intègre la hausse des prix (fort bien connue) et ne mesure le volume de production que d'après des sources très contestables. Or c'est ce volume - et son rapport avec les surfaces utilisées et les travailleurs employés - qui nous intéresserait ici.

En revanche, sur un terrain limité - la Catalogne espagnole - j'ai pu établir des faits qui appuient assez bien l'hypothèse de P. Bairoch; on y constate, dans la première moitié du XVIIIe siècle :

1) une extension des cultures qui est une vraie recon­quête du sol cultivé dans des régions antérieurement dépeuplées; .

2) une intensification des cultures dans les régions les mieux situées, en particulier par les développements des irrigations ;

3) une spécialisation des cultures dans des produits particulièrement adaptés au climat, produits que l'on se met à exporter, tandis que l'on importe les produits alimentaires de première nécessité.

C'est ce derruer point qui peut être retenu : exporter du vin, de l'eau-de-vie, importer du grain, et de la morue salée, produits de consommation populaire, c'est entrer en contact avec le commerce international (ici, parti­culièrement, le commerce anglais). C'est aussi assurer

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une alimentation populaire dans des conditions relative­ment bonnes et régulières, tandis que le paysan viticul­teur et le commerçant font de bons profits. Sur cette base, il peut se constituer, entre 1716-1717 et 1734-1735, des « stocks » démographiques assez fournis (forte natalité et mortalités exceptionnelles moins meurtrières) qui se retrouveront au milieu du siècle pour fournir une main­d'œuvre éventuelle à salaires bas, au service de petits et moyens capitaux accumulés par le « commerce » et les producteurs agricoles aisés. Ainsi se préparent les initia­tives maritimes et commerciales plus audacieuses, et une ébauche de créations industrielles.

De tels démarrages, localisés, font ensuite tache d'huile : en concentrant régionalement la population, ils attirent les produits agricoles de l'intérieur; ils activent la commercialisation régionale.

Ainsi sont liés, réciproquement et de façon assez complexe, le progrès agricole, le démarrage démogra­phique et les phénomènes d'échange (interrégional et mternational). On peut se demander toutefois si cet élan se révélerait durable en l'absence d'une excitation extérieure plus puissante et plus prolongée, qui sera celle, en Catalogne, du commerce d'Amérique, et qui est, en Angleterre, nous le savons bien, déjà le commerce mondial.

3) Le commerce international: progrès et orientations. Pour en rester un instant à l'exemple régional que

j'exposais, voici quelques observations sur l'impact du commerce extérieur dans les structures économiques et sociales.

Dans la montagne catalane, non atteinte ou peu atteinte par ce commerce et ses effets, on voit encore, vers 1760, des gens payer en grains, apportés par petits sacs, ce qu'ils achètent dans une boutique. Les formules, la mentalité féodales sont conservées. La dîme est partiel­lement distribuée aux pauvres. Mais ceux qui ont besoin d'un surplus de blé l'achètent aux décimateurs. C'est un circuit fermé. Les jeunes qui s'en vont ne reviennent pas, et la population stagne. Les prix agricoles restent bas par rapport à la hausse constatée ailleurs au cours du siècle. Mais, en cas de disette, on manque de tout, et les pointes de prix du grain peuvent devenir tragiques, obligeant les plus pauvres à émigrer.

Inversement, dans les régions côtières où le commerce - proche et lointain - s'est développé, tout se fait par

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l'intermédiaire de l'argent : les baux agricoles tendent à de~enir des baux en argent, non en nature; il Y a de plus en plus de salariés touchant une somme quotidienne, et de plus en plus rarement nourris; par là même, ils consti­tuent un marché intérieur croissant; de plus en plus, on se livre à des cultures industrielles ou commercialisables : vins, eaux-de-vie, cultures tinctoriales, etc. Il faut importer le grain. Les prix se haussent alors au niveau international, et montent d'autant plus que les contacts sont fréquents avec l'Amérique. Une industrie s'installera pour profiter du surplus des hommes et des possibilités d'exportation. En revanche, grâce aux importations de grain, les pointes de prix, lors des mauvaises années, seront atténuées. C'est ainsi qu'on passe de 1'« économie d'Ancien Régime» à l' « économie moderne ». Le pro­blème est de savoir jusqu'à quel point chaque pays est pénétré par de tels courants, de telles transformations.

Pour la France, en particulier, la discussion est ouverte. La thèse traditionnelle était celle de grands enrichisse­ments, dont les ports magnifiquement développés du XVIIIe siècle, semblent porter témoignage : Nantes, Bordeaux, Marseille, centres du commerce colonial et négrier.

Des travaux plus récents - ceux d'Ernest Labrousse dans leur ensemble, ceux de Herbert Lüthy sur la banque protestante - estiment au contraire que ces activités portuaires sont un phénomène assez superficiel, que le commerce d'entrepôt y domine, que l'intérieur français participe ~eu aux grands courants internationaux, en somme qu il existe deux Frances, l'une - de beaucoup la plus étendue - encore pleinement plongée dans l' « économie d'Ancien Régtme », l'autre, très pro­gressive, mais très limitée.

L'intéressant serait de préciser et de cartographier. Il est certain que la plus grande partie de la France souffre, tout le long du siècle, des secousses à court terme des prix du grain, et que les économistes d'après 1750 - les physiocrates en particulier - souhaiteraient voir l'ensemble français participer plus largement de la hausse des prix, régulière et à long terme, que le grand commerce seul pourrait généraliser.

Le bond en avant du commerce extérieur français est pourtant énorme entre 1715 et 1789. D'après les sources classiques d' Arnould (ouvrage publié pendant la Révo­lution), ce commerce aurait augmenté de 1 à 5 en valeur,

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

et de 1 à 3 en volume entre 1715 et 1787. Un document plus précis, publié par Ruggiero Romano, est tiré du « Bureau de la Balance du Commerce ), institué en 1713. Le chiffre global du commerce extérieur serait passé de 87 000 000 de livres tournois en 1716 à 263 000 000 en 1720, sous le seul effet du système de Law. Mais en partant de 1726, année de la stabilisation monétaire, on passerait du niveau de 200 000 000 à celui de 300 000 000 en 1739, à 55°000000 en 1764, à 75°000000 en 1771. Chaque guerre, il est vrai, fait baisser le chiffre, et plus particulièrement la guerre de l'Indépendance améri­caine. Ce qui caractérise donc le commerce français, c'est:

1) une croissance considérable, discontinue, mais avec des reprises rapides;

2) une permanence des soldes positifs, donc des importations de monnaie métallique;

3) une croissance particulièrement forte du commerce colonial, qui passe de l'ordre de 35000000 en 1726 à l'ordre de 210000000 en 1777. Ici, on importe des « Isles ~ plus que l'on n'y exporte, mais c'est pour réexporter les produits coloniaux, avec gros profits. Ces réexportations se sont multipliées par huit entre 1716 et 1787.

On voit qu'il serait impossible de juger de la « conjonc­ture ) du XVIIIe siècle, et des relations entre mouvement des prix, mouvement des métaux précieux et développe­ment général, sans envisager la montée du grand com­merce.

Il en est de même pour l'Angleterre. De 17°2-17°3 à 1772-1773, le volume du commerce extérieur anglais triple à peu de chose près. Il est vrai que le commerce extérieur français, entre 1725-173° et 1780, s'accroît plus vite que l'anglais, et le rattrape en valeur absolue, mais il était parti de plus bas, et, de toute façon, il reste très inférieur par tête d'habitant; enfin et surtout, alors que des années 1780 à la fin du siècle, la France entre dans des années de difficultés et de troubles, l'Angleterre double son commerce extérieur dans les 35 dernières années du siècle.

D'autre part, ce qui importe, c'est la structure de ce commerce extérieur anglais, et ses changements. On a pu dire qu'au XVIIIe siècle, le commerce extérieur s'améri­canise. Mais pour l'Angleterre il est juste de dire qu'il se mondialise.

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Exportations anglaises vers ...

Europe Amérique Asie Mrique

17°1-17°5

71,1 % 6,4 % 4,7 % 0,1 %

PIERRE VILAR

1796-1800

47,8 % 37,5 % II,2 % 5,2 %

Importations vers l'Angleterre en provenance de ...

Europe Amérique Asie Afrique

1701-1715

55,7 % 19>4 % 18,5 %

1796-1800

33,9 % 36,3 % 22,9 %

0,3 %

Ainsi, à la fin du Xvme siècle, les deux tiers environ du commerce extérieur anglais se font hors d'Europe.

Si nous ajoutons qu'en 1784 et 1785, lors de la récupé­ration du commerce espagnol avec les colonies d'Amé­rique, les entrées d'or et d'argent à Cadix sont de l'ordre de 8 000 000 livres sterling, ce qui représente entre le tiers et le quart du commerce extérieur anglais global, nous admettrons que l'Amérique - avec sa production de métaux précieux et le niveau des prix - doit influer singulièrement sur l'économie européenne.

Concluons : le développement européen du XVIIIe siècle, démographique, agricole, commercial - industriel aussi, mais le fait n'est massif qu'en Angleterre à la fin du siècle - ne peut être d'origine essentiellement monétaire, quelle que soit l'importance ajoutée au mouvement positif des prix. Mais il n'est pas moins évident que cette poussée de l'activité européenne est en relation - en relation réciproque - avec les mouvements des métaux précieux: l'activité attire l'argent (au sens large); l'argent excite l'activité. Dans chaque cas local, régional, il importe d'étudier les processus intermé­diaires.

Observons en particulier que, pendant toute la pre­mière moitié du siècle, l'Angleterre a fondé sa circulation monétaire sur ses relations avec le Brésil et le Portugal, et donc sur l'or; la France a surtout développé ses rela­tions avec l'Espagne et avec les Antilles, et par là-même a misé sur la circulation-argent.

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Et l'on peut se demander à cette occasion si les impor­tations d'or - en particulier pour l'Angleterre dans la seconde moitié du siècle - auraient suffi à elles seules à financer un développement aussi important des échanges et de la production. En fait, les interventions de la banque et du crédit - qui n'étaient pas inconnus au XVIe siècle -sont devenus au xvme un élément permanent, quotidien. Une fois de plus, le problème des métaux précieux ne pourra être séparé de celui de la monnaie en général.

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XXVIII

MÉTAUX PRÉCIEUX ET ÉCONOMIE FRANÇAISE

AU XVIIIe SIÈCLE : LES MÉCANISMES

Pour étudier les mécanismes qui lient le développement de la vie commerciale à la circulation de l'argent-métal, dans la France du XVIIIe siècle, nous disposons de deux articles importants de Louis Dermigny 1 et d'une petite monographie récente.

Ces travaux sont très intéressants par les données qu'ils apportent et par les phénomènes décrits. Toute­fois, certaines généralisations, un certain vocabulaire appellent une discussion.

Par exemple, s'il est exact que les grands événements politiques ont tous, par certains côtés, des fondements et une portée d'ordre économique, il est sans doute excessif de réduire cet aspect économique à l'attraction exercée par les métaux précieux.

Dire que les grandes options politiques du XVIIIe siècle èt du XIXe commençant (guerre de la Succession d'Espagne, « Pacte de Famille » entre les Bourbons de France et d'Espagne, traité de Bâle en 1795, rivalité franco-anglaise au temps de Napoléon, avec les initia­tives du financier Ouvrard) ne sont que des épisodes de la lutte entre deux métaux précieux, l'or qui est la

1. Ci,cuits d,l'argent et mili.ux d'aJfai, .. au XVIII' liècl., In « Revue Historique " 19S4, tome CCXII, p. 239-278.

Une ca,te monJtai,. de la F,anc, au XVIIIe -.i~cl •• In • Annales B.S.C. " 19S5, p. 480-493.

Rebufat et Couxdurié : Ma'lIm. et le mgoce monitai.. international, Maneille, Publications de la Chambre de Commerce, 1966.

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PIERRE VILAR

chose de l'Angleterre et l'argent que la France cherche à capter en se liant à l'Espagne, c'est sûrement une partie de la vérité. Mais c'est une formule artificielle. En fait, il y a une grande rivalité mondiale et coloniale, dont les métaux précieux ne sont qu'un aspect.

Il est vrai que le commerce avec l'Amérique, et le commerce avec l'Espagne, intermédiaire théoriquement obligatoire et souvent accepté, malgré les fraudes, ont une importance particulière, que l'argent du Mexique explique en grande partie. Mais la rivalité franco­anglaise autour des Indes orientales, la lutte pour l'Amérique du Nord, jusqu'au Canada, le rôle dominant des « Iles» (Antilles françaises) dans le commerce des grands ports français, tout cela dépasse largement le problème des métaux monétaires. L. Dermigny lui-même, dans son ouvrage sur la Chine et l'Occident, prouve que le trafic de l'or rapportait moins que le trafic du thé, les moyennes des profits sur l'or étant de l'ordre de 33 % alors qu'elles atteignaient 150 % sur d'autres marchandises. Les directeurs de la Compagnie anglaise des Indes, au lieu de se réserver le trafic de l'or entre l'Inde et l'Angleterre, le laissaient à leurs subalternes. Il est vrai qu'en France, c'était le contraire. Tout est donc question de lieux et de temps.

Autre exemple: à la fin de l'Ancien Régime en France, entre les années 1774-76 et 1789, il y a baisse des prix et raréfaction des moyens monétaires. C'est ce que E. Labrousse a appelé « l'intercycle des bas prix ) du règne de Louis XVI, et qu'il a mis à l'ongine des malaises et des tensions préparant la Révolution. L. Dermigny suggère à ce sujet: « N'y a-t-il pas quelque lien entre la Révolution française et les cheminements de l'argent dans les profondeurs de l' Mrique et de l'Asie? ) Or un des aspects les mieux connus de la crise - l'aspect viticole - est parfaitement explicable par de fortes récoltes, par une « surproduction ), ajoutée à une crise des marchés extérieurs du vin. Rien ne dit que la raréfaction de la monnaie ne vient pas de l'hésita­tion temporaire de l'élan économique. Chercher en Amérique, dans les mines d'argent, le point de départ des conjonctures de court terme ne peut être qu'une hypo­thèse, non une réponse faite d'avance à un problème posé.

Il n'en est pas moins intéressant de voir comment l'argent d'Amérique venait alimenter les circuits moné­taires et économiques français.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

Mais il faut sans cesse avoir à l'esprit les remarques suivantes :

1) La stabilité monétaire du XVIIIe siècle donne une particulière clarté au phénomène du mouvement des métaux précieux. Il n'y a plus de « mutations »; on ne joue plus sur les mouvements brusques du change; les afftux et les reflux de monnaie-métal s'expliquent clairement par les balances de paiements : le métal n'est pas le « moteur » des fortunes personnelles, qui cherchent aussi bien à estimer leur solde positif en biens, en créances, etc., qu'en monnaie; mais l'afftux de métal reste un signe de supériorité en matière d'activité productrice; à noter pourtant qu'au cours du siècle, l'Espagne progresse relativement et se rend plus indé­pendante (ce qui limite les profits étrangers réalisés sur elle) et qu'il conviendrait d'étudier, surtout pour les dernières années et le début du XIXe siècle, les modifications dans les prix de revient du métal américain.

2) Ce qui importe, est-ce « l'argent » ou est-ce le marché hispano-américain? En disant que l'argent du Mexique est « vital » pour l'économie française, on semble laisser entendre que seuls les retours en argent du commerce avec l'Espagne et l'Amérique sont inté­ressants. En fait, s'il est exact que l'arrivée des flottes espagnoles au port de Cadix est une préoccupation majeure pour les vendeurs de Bordeaux, ou des foires de Beaucaire ou de Pézenas, puisque ces flottes apportent le paiement des denrées vendues, il n'est pas moins exact de dire que le départ de ces flottes, leur chargement est une préoccupation aussi importante: si l'on n'expé­diait rien, on ne serait pas payé, on n'attendrait pas de « retour »; et si ce « retour », au lieu d'être en argent, peut être en denrées coloniales vendables avec bénéfice, il est encore plus intéressant.

L. Dermigny cite avec raison un texte de 1729 où les négociants languedociens se plaignent de la rareté du numéraire en foire de Pézenas comme sur les places de Mar­seille ou Lyon, parce que la flotte espagnole d'Amérique tarde à arriver. Sa venue, dit-on, ramènerait la confiance.

Mais on trouve bien davantage de textes qui donnent le départ de la flotte comme condition d'une bonne foire, à Beaucaire en particulier :

« Le renvoy à l'année prochaine du départ de la flotte de Cadix a porté un grand préjudice à cette foire, tant par

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le manque de confiance qu'une pareille conjoncture ne peut manquer d'opérer dans le commerce que par la diminution considérable des ventes de toutes les mar­chandises qui sont ordinairement destinées pour le charge­ment de cette flotte» (Beaucaire, 1740).

Ces marchandises étaient surtout de la « toilerie )}, de la quincaillerie, produites sur les places du Languedoc, des Cévennes, du Gévaudan.

Mais toutes sortes d'autres circonstances peuvent jouer le même rôle : mauvaise récolte en Espagne, mesures prises par le gouvernement de Madrid, guerre qui risque d'arrêter les convois espagnols vers l'Amérique, etc.

Ainsi, ce qui importe n'est pas seulement le métal précieux, c'est le marché des produits qu'achète ce métal.

Cela n'enlève pas tout intérêt aux arrivées d'argent liquide:

a) Plus le commerce se développe et plus il faut d'instruments qui permettent de déplacer les capitaux à engager : problème de liquidité en numéraire, ou pro­blème de crédit (ce qui sera une autre formule).

b) Il Y a des types de commerce extérieur qui exigent l'argent effectif, sous forme de pièces monnayées (parfois même d'un modèle précis de ces pièces) : par exemple, le Levant, ou l'Afrique, origine des « drogues )}, du coton filé (d'Alep), de la cire, etc., que leurs producteurs n'échangent que contre de l'argent effectif.

Dans ces conditions, le sens du trafic que nous avons déjà noté au XVIe siècle demeure un fait très important, celui que L. Dermigny exprime ainsi : « Un vaste mouvement d'ouest en est emporte l'argent d'Amérique jusqu'en Extrême-Orient, par l'Europe et la Médi­terranée, sans compter l'autre route, du Mexique à la Chine par les Philippines. En lui s'ébauche une conjonc­ture à l'échelle mondiale ... )}

C'est vrai. Mais ce n'est pas nouveau. Et on pourrait prendre d'autres produits comme typiques du mouve­ment inverse. Dire par exemple que le coton d'Alep, soldé par de l'argent d'Amérique, va d'est en ouest vers la France ou l'Espagne, où, transformé en toiles peintes, il va se vendre à Lima ou à Mexico, contre l'argent qui revient ensuite payer le coton d'Alep.

Et il n'y a pas à ce circuit des raisons inéluctables. A la fin du siècle, vers 1780, quand les Espagnols se

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 331

rendent compte qu'il serait plus avantageux pour eux de filer leur propre coton américain que d'acheter des filés d'Alep, ils fondent des compagnies privilégiées pour acheter et filer ce coton colonial, et le coton d'Amérique s'échange en circuit fermé entre ses produc­teurs et les fabricants espagnols de cotonnades, qui vendent ces cotonnades en Amérique. L'intermédiaire « argent » perd ainsi de son importance.

En fait, s'il y a un problème de l'argent liquide, c'est que l'Espagne, maîtresse des mines américaines, prétend avoir le monopole de son commerce colonial, et contrôler les sorties d'argent, monnayé ou non monnayé, vers l'étranger.

Il ne faut pas croire que l'Espagne souhaite un système fermé; elle ne peut pas espérer fournir tout ce dont son empire a besoin, et l'argent est pour elle un produit d'exportation comme un autre; mais ce qu'elle veut, c'est faire payer les producteurs et commerçants étran­gers qui ont intérêt à se procurer cet argent. Dès lors, pour un pays comme la France, les rentrées d'argent venant de l'Empire espagnol posent un problème de négociations avec l'Espagne sur les droits à payer, et, pour les particuliers, un problème, souvent, de fraude. Non pour faire un trafic qui n'est nullement interdit, mais pour le faire plus avantageusement.

En fait, il y a deux modalités possibles de l' « illicite » :

1) L'interlope, commerce direct avec l'Amérique. Au lieu de passer par Cadix, étape obligatoire jusqu'en 1778 (ou, après cette date, par un port espagnol habilité), on peut chercher à aborder directement les côtes américaines. On le fait à la fois pour ne pas payer de droits, pour se procurer ainsi à meilleur marché les produits coloniaux, enfin pour vendre ainsi à meilleur compte les produits européens sur les marchés d'Amé­rique.

2) Autre opération illicite, souvent pratiquée. A Cadix, au retour des flottes, on peut s'arranger pour ne pas passer par le contrôle espagnol des sorties d'argent. C'est une fraude contre ce que nous appellerions aujour­d'hui le contrôle des changes. Fraude de type douanier, sur la marchandise-argent. On évite le trocadero, lieu des échanges (trocar = échanger). On essaie de pasar por alto (passer par-dessus), c'est-à-dire de lancer par dessus la muraille de mer les caissettes ou les sacs de piastres mexicaines. Ceux qui s'en chargent s'appellent

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les metedores. Pour les commerçants étrangers de Cadix, L. Dermigny observe justement :

« Les piastres figurent dans leurs opérations ordinaires à côté des vins, des grains, des soies, des barilles, de la cochenille, etc., au même titre qu'eux, marchandises comme eux. Cette pratique de l'argent marchandise -tant de « barres », tant de « pignes » (lingots), tant de marcs de piastres - n'a souvent rien de commun avec la Banque au sens précis du terme; elle traduit une sorte de vulgarisation, comme d'un objet de consommation courante, dont la production augmente et Cl,ue l'on trans­porte d'autant plus aisément que son priX de revient diminue. »

En fait, sur cette marchandise, il s'agit d'éviter les droits - qui ne sont d'ailleurs pas tellement élevés.

Un mémoire sur ce commerce, vers 17501, explique bien les points de discussion officiels avec l'Espagne :

1) le gouvernement espagnol entend contrôler tout le commerce d'or et d'argent;

2) il veut faire passer les droits d'extraction de 1 ou 2 % à 3 %;

3) il entend établir pour cela une sorte de contrôle des changes, obligeant les commerçants à payer par lettres de change, et se réservant de vérifier le paiement du solde en argent-métal;

4) cela ruinera les metedores (intermédiaires, à Cadix, du trafic du métal précieux);

5) on observe qu'il ne s'agit pas seulement du solde du commerce des Indes, mais de tout le commerce avec l'Espagne (par exemple, des ventes de grains français en cas de disette en Espagne);

6) on accepterait bien 2 .%, mais pas 3 %. C'est un problème à négocier;

7) en attendant, tant pis si les particuliers fraudent, bien que, moralement, on condamne le principe, et qu'on reconnaisse le droit de l'Espagne à lever un pourcentage sur l'exportation d'argent; on recommande la flatterie au moins, la corruption au besoin, en face des agents espagnols chargés du contrôle.

Cela se place au milieu du siècle; bien plus tard, en 1786, le financier Cabarrus, d'origine bayonnaise, fondera la Banque de Saint-Charles, premier essai espagnol de Banque d'État, et essaiera de percevoir

1. Archives Nationales. Affaires étrangères. BIll, 333.

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5 % sur toutes les sorties de piastres. Cela causera des troubles très graves dans le commerce français, que commentent longuement la correspondance consulaire, et les papiers de la Maison Roux, de Marseille, récemment publiés dans l'ouvrage cité de Rebuffat et Courdurié. (Années 1786-90) 1.

Mais cette importance même, ajoutée à des droits en somme modérés, souligne à la fois le rôle du commerce de l'argent-métal, et la faible marge de bénéfice assurée (il fallait des trafics portant sur des masses considérables pour assurer un profit notable).

Cela dit, les sources où la France puise l'argent sont bien:

1) Cadix. Les maisons étrangères les plus importantes sont : Gough, George Browne, anglais; J olif, Magon et Lefer, Le Couteulx, Lenormand et Cie, Casaubon et Béhic, Gilly Frères, Fornier Frères, etc., maisons françaises.

Parmi celles-ci, les principales sont les maisons du Midi (Nîmes, Carcassonne), de Saint-Malo (les Magon) et les filiales des maisons de Banque (Le Couteulx, de Rouen et de Paris).

Pour ces maisons, l'argent joue, certes, un grand rôle. Mais elles font surtout ['import-export, exportation de produits européens aux Indes occidentales, importation de produits américains. J'ai trouvé, dans les lettres échangées entre la maison Gough et les fabricants de toiles peintes de Barcelone de continuelles instructions sur les goûts de la clientèle de Lima. Ainsi, c'est bien le marché américain qui conditionne le commerce de Cadix, et il n'envoie sous forme de piastres que ce qui n'est pas dépensé à acheter des denrées coloniales (sucre, coton, cochenille, etc.).

2) Les sources atlantiques - entendons les points de relâche des galions, en particulier les Antilles fran­çaises, surtout Saint-Domingue, île qui est partagée entre l'Espagne et la France, commodité pour la fraude. L. Dermigny cite deux exemples, l'un intéressant parce qu'il montre les activités américaines d'une famille protestante de Nîmes d'où sortira un homme politique célèbre : Guizot; l'autre parce qu'il révèle un circuit significatif : Millot, négociant de la ville du Cap, à Saint-Domingue, envoie des piastres à Roux, de Marseille, qui les vend sur le marché marseillais et fait

1. Cf. ci-dessus, p. 327, note.

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remise de leur valeur à Waters, banquier parisien, qui inscrit cette valeur au compte des Gough, de Cadix; ce qui signifie certainement que ceux-ci avaient expédié, pour une valeur correspondante, des marchandises en Angleterre. Le circuit est complexe. Il permet sans doute d'éviter les droits.

Remarquons que le rôle joué pour la France par Saint-Domingue l'était pour la Hollande par l'île de Curaçao.

3) Les arrivées directes de piastres dans les ports français. N'entendons pas par là les arrivées de bateaux français chargés de piastres à Cadix ou Saint-Domingue: c'est le même cas que dans les paragraphes précédents. Mais il y a aussi les patrons et les capitaines espagnols qui, contre des marchandises françaises, apportent des piastres dans les ports bretons, à Sète, à Beaucaire, etc. Ils le font souvent clandestinement, sans payer de droits, chargeant et déchargeant sur des plages désertes. On aperçoit l'importance de ces achats directs faits par des marins espagnols en France par les difficultés que causent, à Beaucaire, les moindres modifications dans le change espagnol (1737, 1772), ou les tentatives pour contrôler ce trafic : en 1775, cinq employés des fermes espagnoles de droits vinrent à Beaucaire surveiller les trafics espagnols. Cela arrêta la foire pendant deux jours; on fit pourtant pendant ces deux jours 40 000 piastres de trafic clandestin, et 100 000 en une demi­journée dès que les contrôleurs furent partis.

Mais l'inverse est vrai, et il faut toujours songer que le problème est celui d'un échange de marchandises. Par exemple, en 1774, à Beaucaire, on note une abondance de piastres, qui diminue fortement l'agio habituellement payé pour se procurer celles-ci; cela s'explique par le fait que les marins catalans, qui habituellement venaient vendre des sardines à Beaucaire, avaient cette année-là fait mauvaise pêche, et dû apporter, pour acheter les marchandises françaises, de l'argent liquide à la place de leur marchandise habituelle.

Ainsi l'argent, comme n'importe quelle marchandise, a ses hauts et ses bas sur le marché. D'où les spécialistes de la spéculation sur ces variations: les Juifs portugais de Bordeaux, de Londres et d'Amsterdam sont les meilleurs techniciens en la matière.

Mais c'est la production et l'exportation qui assurent l'afflux d'argent; à propos de la Bretagne, Boulainvilliers

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avait écrit : « Les toiles attirent l'argent parce qu'elles sont transportées sur les lieux d'où il vient » - c'est-à­dire l'Espagne.

4) La trafic pyrénéen. C'est un fait permanent. La perméabilité des frontières,

dès qu'il y a un gain possible sur le transport de l'argent, était déjà évidente au XVIe siècle. S'il s'agit de petits trafics de colporteurs et d'émigrants, ce n'est pas très intéressant, parce que c'est continu et sans importance de masse.

En revanche, une étude de cette entrée d'argent par les Pyrénées serait intéressante si on la localisait bien. Rappelons-nous qu'au XVIe siècle, Bayonne fut l'un des Hôtels des Monnaies les plus actifs de France, à cause du contact avec l'argent espagnol. Or, au XVIIIe siècle aussi, il y a prospérité de Bayonne; des financiers célèbres en sortiront, au XVIIIe et au XIXe siècle : Silhouette (Zulueta), Cabarrus, plus tard Laffitte et Basterrechea.

Un autre travail instructif serait de faire la chronologie serrée des passages d'argent par les Pyrénées: on consta­terait, par exemple un contraste significatif entre les deux moitiés du XVIIIe siècle; dans la première, les salaires espagnols sont aussi bas ou plus bas que les salaires français; dans la seconde, les salaires catalans s'étant élevés très haut, il y a passage continu d'émi­grants français vers les fabriques d'Espagne, d'où ils envoient de l'argent; d'autre part, les guerres jouent un grand rôle: pendant la guerre de la Succession d'Autriche, à la fois à cause des dépenses de l'État espagnol et des difficultés maritimes (course anglaise), on lit dans un journal du monastère de Vilabertran en Ampurdan :

« 8 novembre 1745, passent par Figueras 7 chariots d'or; le 19 décembre, 6 chariots de monnaie; le 21 janvier 1746, passent par Figueras et vont passer la nuit à la Junquera 22 chariots de monnaie; le 20 avril passent par Figueras 5 chariots d'or; le 20 mai, 9 chariots d'or et par les galères, selon ce qu'on a dit, 900 caissettes d'argent; le 13 février 1747, 19 chariots et une calèche chargés de monnaie pour l'armée de Provence, qui seront laissés à Montpellier; le 31 mai, 22 chariots de monnaie : c'était la veille de la Fête-Dieu et ils ont passé la nuit à Figueras; le 8 juin, encore 12 chariots de monnaie: chacun portait 20 quintaux d'argent en douros; le 27 octobre, 18 chars de monnaie; le 13 décembre, 20; le 25 mai 1748,6 chariots et une calèche;

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le 5 juillet, 6 chariots d'or et une calèche; le 18 août, 20 chariots de monnaie, et les troupes revinrent en Espagne, un corps de Wallons fut logé à Vilabertrân; le 22 avril 1749, passèrent par Figueras 13 chariots de monnaie destinés à payer les dommages causés par les troupes dans un couvent de religieuses et autres parties du Piémont. »

Ainsi peut être mesuré le coût d'une guerre menée en Europe par l'Espagne. Comme au XVIe siècle, bien qu'en plus petit.

Mais il y avait aussi des circonstances à la fois plus banales et plus continues. A propos des difficultés mises par Cabarrus à la sortie des piastres, on apprend qu'en 1786 la seule vente des moutons français pour le ravitaillement en viande de Barcelone supposait une exportation de 2 000 000 de piastres par an.

Nous savons désormais comment l'argent venu d'Amérique afflue en France - et occasionnellement en Europe (1'Angleterre et le Nord forment d'autres circuits).

Est-il possible de préciser quelques-uns de ces circuits? a) En France, le rôle de l' « isthme » Océan-Médi­

terranée. Les piastres circulent entre Océan et Méditerranée

par le canal du Midi : de Sète et Agde où les apportent des Espagnols, elles filent vers Marseille, où se situe la grande demande. Elles circulent également, très officiellement, par messageries, dans les « barils de finànces ». Montpellier est la plaque tournante de cette circulation, en même temps qu'un grand centre de trésorerie publique.

Peut-on parler cependant de grandes « spéculations sur l'argent » au cours de cette circulation? Il est certain qu'il existe un « change de place à place », c'est-à-dire que, suivant la balance des lettres de change à régler ou la demande d'argent liquide pour le commerce du Levant, il existe une possibilité de petits bénéfices sur le transport de l'argent. Mais aussi bien sur les exemples montpelliérains cités par L. Dermigny que dans le cas marseillais des Roux, récemment étudié, on voit que les bénéfices sur le change de place à place ou sur le transport direct de monnaie ne sont intéressants que sur de grandes quantités. Il n'y a donc pas « spécula­tion » véritable, malgré l'intensité de la circulation Bayonne-Toulouse-Montpellier-Marseille-Lyon.

b) Le trafic international des espèces.

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Amsterdam se charge souvent, moyennant agio, de fournir les pièces d'argent aux places qui en ont besoin, comme on le constate en particulier en cas de guerre Espagne-Angleterre (1740-44), pour les besoins de la « Compagnie d'Afrique ». Mais le fait qu'on n'embarque qu'un baril de monnaie par bateau pour répartir les risques prouve que le caractère de marchandise de l'argent est ici particulièrement visible.

Genève est également un centre qui dispose de piastres, et les redistribue. En fait, si Genève dispose de piastres, c'est que la Suisse vend à l'Espagne des toiles blanchies pour unpression sur étoffes et des cotonnades peintes. Seulement, il arrive que la piastre qui vaut à Genève 78 sous tournois 4 deniers, vaut à Marseille 87 sous 4 deniers, car on la demande pour le Levant et l'Afrique. Alors il y a intérêt, même en comptant les frais de transport et les risques, à faire descendre la monnaie de Genève à Marseille.

Les fournitures de guerre, dont nous avons vu quels transferts d'argent elles étaient capables de déclencher, sont l'occasion de grosses opérations de transfert, dont certaines maisons sont spécialistes (Hogguer de Lyon, Thellusson de Genève).

Mais ces personnages sont intéressés dans des affaires de grains, de charbon, de verreries, d'eau-de-vie, etc. Et enfin de mines, dans la première moitié du siècle (les Genevois font main-basse sur toutes les mines d'argent subpyrénéennes, mais elles seront écrasées par la concurrence mexicaine dans la deuxième moitié du siècle).

c) L'attraction de l'Orient et de l'Mrique sur certaines formes de monnaie sont enfin un des éléments des courants de circulation.

Un élément curieux est la préférence de l'Orient et de l'Afrique orientale· pour les « thalers » à l'effigie de l'impératrice Marie-Thérèse, qui fait que certaines places autrichiennes ont la spécialité de frapper ces thalers à partir des piastres qu'elles reçoivent. C'est contre l'or et les esclaves que ces pièces sont échangées avec bénéfice.

Tentons maintenant une vue d'ensemble. Un texte de 1786 note avec satisfaction l'accroissement

du numéraire en France jusqu'en 1778, au moins .

. « Pendant cet intervalle de 26 années - 1755-1781 -la France recevait d'Espagne une somme annuelle de 60 ou

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80000 000, elle en exportait à peu près la moitié à l'étran­ger, et les 30 ou 40 000 000 restants que produisait la balance du commerce étaient convertis en espèces de France qui paraissent avoir été exportées en Allemagne pour la âépense de la guerre jusqu'à la paix de 1763. Depuis cette époque, la somme provenant de la balance du commerce paraît être restée dans le royaume et avoir procuré dans les 15 années de paix une augmentation de 600 000 000 en numéraire. »

Un texte pareil n'est pas une garantie d'exactitude, mais il rejoint bien l'impression donnée par toutes les courbes générales que l'activité maxima du XVIIIe siècle se situe entre la fin de la guerre de Sept-Ans et le début de la guerre de l'Indépendance de l'Amérique.

En 1778, interviennent d'une part la guerre d'Amérique et les dépenses qu'elle occasionne, d'autre part la ferme­ture de certains marchés (surtout pour les vins), l'ouver­ture de la plupart des ports espagnols au commerce d'Amérique, qui vivifie le commerce et l'industrie nationaux dans la péninsule (1778), un peu plus tard les mesures de Cabarrus pour garder les piastres (légère dévaluation, et droits de sortie accrus). Tout cela peut expliquer une partie de la gêne économique française à la veille de 1789. Sans oublier pourtant que le COmmerce colonial proprement dit (commerce « des Isles ») a connu même entre 1780 et 1789 son temps d'apogée.

Tout cela dit, les mécanismes qui établissent les relations entre métaux précieux, monnaie circulante, trafic commercial et prix généraux, ne sont certainement pas tous éclairés. Car il faut tenir compte des moyens indirects de financement, et en particulier du crédit bancaire. Même en France, ces éléments prennent au XVIIIe siècle une sérieuse importance. En Angleterre, ils prennent peut-être le premier rôle, diminuant celui de la circulation effective du métal.

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XXIX

MONNAIE, BANQUE ET CRÉDIT ENTRE 1726 ET 1790-1797

LA FRANCE

Comment a fonctionné, entre la stabilisation de 1726 et l'inflation galopante de la période révolutionnaire - assignats en France, après 1792, cours forcé des billets en Angleterre après 1797 -le rapport entre la circulation monétaire, la production et l'importation des métaux précieux, et enfin le mouvement des prix, au cours d'une longue période de développement général?

Pour la France, nous avons recherché seulement les mécanismes d'acquisition et de circulation de l'argent, ses sources espagnoles et coloniales, ses cheminements depuis les ports atlantiques et les cols pyrénéens jusque vers Paris, Lyon, Marseille surtout (où il est attiré par les possibilités d'exportation, en compensation des unportations de produits orientaux).

Nous avions conclu que ce qui importait, c'était moins l' « argent » - qui se comportait après tout comme une marchandise quelconque - que le marché des produits qui permettaient de l'acquérir, et que .les ,béné­fices assurés par l'acquisition, contre argent comptant, de certaines denrées africaines et orientales. Bien entendu, il y avait, nous l'avons dit, une spéculation possible sur les valeurs changeantes des pièces et des lettres de change, de place à place, et de pays à pays. Mais unitai­rement, les bénéfices à escompter étaient faibles; il fallait déplacer de très fortes masses d'argent pour gagner vraiment à ce trafic. Le commerce général, et la production de marchandises importent, en fait, beaucoup plus que le trafic, en apparence plus brillant, des « mameurs d'argent ».

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Cela ne signifie pas que les problèmes posés par la monnaie, et par le crédit, sont indifférents pour la compréhension du mouvement économique en général. Il est particulièrement intéressant, au contraire, de comparer, à ce point de vue, les deux pays les plus avancés d'Europe au XVIIIe siècle, la France, et l'Angle­terre. Les modes de financement de l'activité économique, dans ces deux pays, ne sont nullement situés au ntême degré de développement. En Angleterre, la Banque d'Etat, et les banquiers privés deviennent les agents fondamentaux du système de la circulation monétaire et de l'expansion du crédit. En France, les souvenirs du système de Law et les habitudes de la finance publique empêchent longtemps les types modernes du financement et du crédit de l'emporter décisivement.

On peut retenir, comme leur trait le plus clair, la distinction entre deux types français d'homme d'ar­gent1 :

1) Les fi.nanciers, qui sont les hauts agents des finances d'Etat; leur activité est liée aux problèmes de l'impôt, des fournitures d'Etat, des prêts à l'Etat, des spéculations sur les commerces contrôlés, comme celui des grains, sur l'approvisionnement de Paris, etc. Les traitants, hommes des contrats de fourniture à l'Etat, qui avaient été les principaux financiers sous le règne de Louis XIV, sont en déclin au XVIIIe siècle; mais les fermiers généraux, qui avancent au Roi les sommes dues par l'imPÔt, et se chargent ensuite de relever celui-ci, deviennent les principaux personnages de la finance 2.

Ces financiers, liés au fonctionnement même du régime, catholiques en général, ayant leurs agents jusque dans le fond des provinces, perdront leur raison d'être avec la réforme totale du système fiscal qu'opérera la Révo­lution. Beaucoup disparaîtront, physiquement, au cours de celle-ci. Rappelons-nous Lavoisier.

1. Sur l'histoire de la banque ct de la finance en France, deux ouvrages peuvent être consultés : Herbert Lüthy : La Banqu. Protestan,. .n FTan" d. la R4fJocation d. l'Édit d. Nant .. à la Rwolution, Paris, S.E.V.P.E.N., 1959, 2 volumes; Bouvier et Germain-Martin : Finance •• t Financier. d. l'Ancien R4gime, Paris, P.U.F., Col. c Que Sais-je? • 1964.

2. Y. Durand. Les fermiers g4nbau:x: au XVIIIe .i'cle, Paris, P.U.F., 1971.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 341

2) Les banquiers représentent une catégorie, et une activité assez différentes. Ils s'occupent essentiellement d'affaires privées et d'affaires internationales. Les sources de leurs trafics et de leurs profits sont souvent difficilement saisissables (ce qui fait qu'ils soulèvent moins de méfiance que les financiers). Parce que beaucoup sont protestants, on a parlé d' « internationale protes­tante », et parfois constitué un mythe autour de leur solidarité. En fait, ce n'est pas la religion qui importe pour les caractériser. Mais c'est leur situation parti­culière de dissidents, exclus de certaines relations sociales, à l'intérieur de la France, et liés au contraire, par un réseau d'alliances familiales et de rapports réciproques de confiance, aux exilés du temps de la Révocation de l'Édit de Nantes, à la « diaspora » protes­tante, particulièrement active dans les grands centres économiques européens: Amsterdam, et surtout Genève. Genève est à la fois, par sa situation, une plaque tour­nante du commerce et des règlements financiers euro­péens; et aussi - on l'oublie parfois - un centre Important de production moderne, avec l'horlogerie, qui exige un fort trafic sur les métaux précieux en tant que matières industrielles, et une industrie textile très avancée (cotonnades, toiles peintes), qui entraîne une liaison continue avec le commerce oriental et colonial.

Il ne faut pas croire que les banquiers protestants et les contacts genevois forment la totalité du monde bancaire français; il Y a aussi de grands marchands­banquiers catholiques : les Magon de Saint-Malo, les Lecouteulx (ou Le Couteulx), de Rouen et de Paris, les Laborde. Ils sont en général plus liés que les protestants au monde officiel. Les Laborde, par exemple, sont les banquiers de la Cour. Par là-même, ils souffriront de la Révolution comme en ont souffert les financiers. Tandis que les hommes d'affaires protestants - les Perregaux, les Mallet, les Hottinguer, les Vernes - survivront plus facilement, par leurs relations internationales, et deviendront, sinon seuls, du moins en très bonne place, les créateurs de la haute banque d'après la Révolution, et les administrateurs de la Banque de France elle-même.

1. - LE ROLE DE LA BANQUE EN FRANCE AU XVIIIe SIÈCLE

Elle est l'intermédiaire entre l'activité commerciale et le système de dépôt et de crédit qu'exige, à un certain

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degré de développement, cette activité. La banque a aussi dans son domaine le change, c'est-à-dire le règlement des engagements en monnaies étrangères.

Mais, au XVIIIe siècle, ces activités ne sont nullement séparées, encore, du commerce proprement dit : « Le négociant travaillera en banque quand il ne trouvera pas mieux à placer son argent, de même que le banquier spéculera en marchandise quand il verra à en retirer un bénéfice honnête », dit S. Ricard. Cependant, sur certaines places, comme Paris, la banque se spécialise davantage et se sépare du commerce : « Paris fait uri commerce de banque d'une étendue incroyable, on peut dire qu'il n'y a pas de ville dans l'Univers qui lui soit supérieure à cet égard ».

Il y avait 21 banquiers à Paris en 1703, 51 en 1721, 66 en 1776. Ils faisaient, selon Mirabeau, trafic « de tous les effets commerçables ».

Cela signifie qu'ils acquéraient et revendaient aussi bien les billets de commerce privés, que les actions et billets d'emprunt de la Compagnie des Indes, que les effets royaux, « billets de ferme », etc., ou billets de la loterie royale, éléments de la finance publique.

Certes, tout cela est très différent d'une banque ayant pour fonction de drainer l'épargne et de répartir le crédit, et non moins distinct d'une banque émettant des billets gagés sur une encaisse-or. Il n'empêche qu'en. favorisant la mobilité des papiers commerciaux et des valeurs en général, la banque française du XVIIIe siècle accroît la rapidité des règlements, donc la vitesse de circulation.

Arrêtons-nous un instant sur quelques traits de cette banque et de son évolution.

Au sommet, les banquiers du Roi, de la Cour : les Pâris-Duvemey, les De Laborde. Ils sont liés à la prospérité même des finances royales, et à la faveur de la Cour. Ils ont à régler des problèmes de crédit public, de pensions royales, très particuliers, souvent extra­économiques.

Déjà fort différents sont les banquiers comme les Lecouteulx, dont Berryer, qui fut leur avocat au cours de la Révolution et de la Terreur, donne dans ses Souvenirs (1839) la définition suivante :

«La Maison Lecouteux et Cie, c'était, dans la Banque de Paris, une maison antique, l'une des plus anciennes de la

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bourgeoisie de Paris... Cette famille J?atriarcale des Lecouteulx s'étant étendue, au lieu de sortir de sa sphère, avait adopté le système de fonder en d'autres villes, et même en d'autres États d'Europe, des banques succursales ou de correspondance. Elle avait entre autres, à Rouen, un comptoir fort important, pour le service des manufactures et fabriques de cette ville industrielle. Elle en avait un autre à Cadix, où les aînés de la famille allaient tous faire leur ap'prentissage pendant quelques années; après quoi ils revenaient se mettre à la tête d'une des maisons-mères de Paris ou de Rouen. Tous les ans, les deux familles de Paris et de Rouen, femmes, enfants et petits-enfants, se réunissaient à jour fixe, sur la route de Paris à Rouen, en une vaste maison dont elles étaient propriétaires en commun, sise à la moitié du chemin, près de Vernon 1.

Là étaient apportés tous les registres des deux établisse­ments; on procédait à un inventaire annuel, qui était signé par les chefs; après quoi on se séparait, et chacun retournait à sa destination. J'ai vu, dans les archives de cette maison Lecouteulx, place Vendôme, un cabinet dont les cases étaient remplies de la volumineuse collection de tous les grands-livres tenus depuis cent cinquante ans et clôturés par les résumés d'inventaires. J'ai lu, à la suite de l'un de ces grands-livres, dressé en 1720 à la chute du système de Law, écrite de la main du chef d'alors, la mention qu'il n'avait pas voulu entrer ni faire entrer ses correspondants dans les opérations de cette banque; qu'il avait mieux aimé liquider avec eux et leur remettre leurs fonds, qui ainsi avalent été sauvés; il terminait par dire en substance : ceci doit avertir les successeurs de ne jamais s'intéresser dans des spéculations sur les papiers d'état ou autres effets de crédit, rattachés à des entreprises gigantesques et aventureuses ... »

On peut retenir de cette citation quelques traits frappants : le caractère ancien, parisien, bourgeois, de la famille; son souci d'essaimer en des points straté­giques pour les affaires du temps : Cadix, source de l'argent, où les jeunes font leur éducation de négociants internationaux, Rouen, où se rencontrent capitalisme commercial et premier capitalisme industriel; la ren­contre annuelle et le soin avec lequel sont gardés les livres d'archives illustrent la conception patriarcale et traditionnelle d'une vieille maison de commerce; enfin la position sage en face de la spéculation de Law

1. Vemon : dépt. de l'Eure, arrondissement d'gvreux, chef-l. de canton.

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montre qu'il s'agit moins ici d'audace dans l'entreprise que de calcul continu et prudent.

En face de cet exemple, on peut donner celui du développement d'une maison protestante, et· des affaires d'un homme que son rôle public mettra au premier plan à la veille de la Révolution: il s'agit de la Maison Thellusson, et de son employé Jacques Necker, qui deviendra un des grands hommes de finances de la place de Paris, et un instant l'espoir du Royaume.

Il faut noter d'abord que les Thellusson, d'origine lyonnaise et émigrés à Genève, sont liés depuis la fin du XVIIe siècle à plusieurs autres familles protestantes, d'activités très diverses : aux Van Robais, qui eurent les manufactures royales de tissus d'Abbeville, aux Tronchin, propriétaires exploitant des mines de toute sorte dans le Midi de la France, et grands spéculateurs, vers 1730, sur la fourniture des troupes françaises en Italie, aux Vernet à la fois marseillais et genevois, et liés, par mariage, à la banque Labahard, de Paris.

En 1756, l'héritage d'un grand nombre de ces affaires advient à un jeune membre de la famille Thellusson, qui, associé à un de ses commis, encore plus jeune, Jacques Necker, fonde la raison sociale « Thellusson, Necker et Cie », à Paris, rue Michel Le Comte, au Marais.

La guerre de Sept Ans (1756-1763) fit la fortune d~ cette maison, et particulièrement de Necker.

Nous avons dit plus d'une fois le double caractère économique des périodes de guerre: dans l'ensemble, elles gênent le commerce, le rendent difficile (surtout le commerce océanique, habituellement rémunérateur); mais elles permettent aussi de puissants gains de spécu­lation, par la raréfaction de certaines marchandises, par l'élévation des tarifs du fret et des assurances; à côté de faillites sensationnelles, on aperçoit l'édification de grandes fortunes.

Necker est accusé d'avoir largement profité de la guerre, et de sa fin malheureuse pour la France. A vrai dire, il existe sur Necker deux légendes opposées : l'une hagiographique, dressée par sa famille, l'autre, violemment hostile, répandue par ses adversaires, en particulier le banquier Panchaud. Necker, en 1762, aurait acheté à bas prix des effets sur le Canada, dépréciés à 80 %, ayant été informé secrètement que le traité cédant le Canada aux Anglais garantissait le remboursement

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intégral des dettes françaises envers les Canadiens; selon ses adversaires, il n'aurait pas fait participer ses informateurs aux bénéfices de ce coup de bourse.

En fait, ce genre d'opérations ne peut tout expliquer. Mais il signale l'importance de l'orientation anglaise de la Banque Thellusson-Necker, qui s'affirme également dans le problème de la Compagnie des Indes.

Le commerce des Indes orientales était, comme nous l'avons souvent répété, un commerce à sens unique : on achetait aux Indes et en Extrême-Orient en général, des denrées de luxe «( indiennes », « chinoiseries », laques, porcelaines, etc., très à la mode au XVIIIe siècle), et on payait en argent; il fallait donc des avances; pendant la guerre de Sept Ans, la France a fait des dettes, engagé l'argent de la Compagnie; tout est à refaire; et d'ailleurs, contrairement à la compagnie anglaise, la compagnie française a toujours été une « compagnie de fermiers, plus que de négociants ~ (l'abbé Raynal); le fait qu'au traité de Paris, la France garde cinq « comptoirs » commerciaux laisse cependant une porte ouverte; est-il possible de renflouer la Compagnie? C'est ce que Necker réussit, par ses interventions à l'assemblée de la Compagnie (bien qu'il n'y fût qu'un simple actionnaire) au nom de sa banque. En fait, Necker procura surtout à la Compagnie le crédit de la maison anglaise James Bourdieu et Samuel Chollet. Et il eut l'appui du gouvernement français contre la majorité des actionnaires de la Compagnie. Il parvint à se procurer à Cadix des piastres nécessaires aux achats de la Compagnie. Sur cet ensemble de moyens procurés à celle-ci, il obtenait, naturellement, de fortes commis­sions. Comme le monopole de la Compagnie fut sup­primé en 1769, les adversaires de Necker l'ont accusé d'avoir fait sa propre fortune de la chute de la Compagnie. Mais ses partisans (l'abbé Morellet), qualifient ainsi son activité :

(Monsieur Necker) « a dû sa fortune à la banque et à quelques opérations avantageuses avec la Compagnie des Indes, avant qu'il en fût directeur. Les profits de ce genre, quelque médiocre que soit l'intérêt, sont toujoUrs considérables avec de gros capitaux, etc., il n'y a que l'ignorance ou la méchanceté et le plus souvent l'une et l'autre qui puissent en faire un crime. »

Cet exemple montre malgré tout quel type d'opérations pouvait enrichir un« banquier~; Necker se retira, fortune

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faite, en 1772, et jouit du poste diplomatique de repré­sentant de Genève auprès du roi de France; sa femme ouvrit un célèbre salon, qui prépara le rôle public de Necker; la banque Thellusson continuait cependant ses opérations sur Cadix et l'arrivée des flottes de l'argent.

En 1776, Necker profita à la fois de la chute de Turgot, et du mauvais départ d'une institution lancée par son adversaire Panchaud, et beaucoup plus proche, cette fois, d'une banque publique favorisant le crédit : la Caisse d'Escompte.

II. - LA CAISSE D'ESCOMPTE DE 1776

Necker avait un adversaire passionné, Isaac Panchaud, qui, connaissant bien les institutions anglaises, prêchait l'établissement d'une banque publique, capable de faire baisser le taux de l'intérêt et de permettre ainsi l'instal­lation d'une caisse d'amortissement de la dette publique.

Panchaud, bien qu'il ait eu beaucoup d'échecs et de malchance, était considéré comme le véritable expert en matière de change et de crédit par des hommes comme Mirabeau, Talleyrand, Calonne, et les financiers des régimes futurs : Mollien, Louis. Malgré des faillites successives, il fut écouté, en 1776, par Turgot.

Le 23 mars 1776 fut créée la « Caisse d'Escompte ) pour le soutien du commerce par l'escompte des lettres de change et tous effets de commerce à un intérêt maxi­mum de 4 %. La Caisse n'a pas le droit de s'engager dans des spéculations de type commercial et colonial (c'est le signe que l'expérience de Law n'est pas oubliée); elle peut en revanche pratiquer le commerce des métaux précieux et des monnaies étrangères; elle n'a pas de privilège exclusif; elle peut émettre des billets payables à vue, ce qui pourrait être, en cas de succès, l'origine d'une circulation de papier bancaire; en fait, elle fut surtout un organisme de prêt à bon marché pour les banquiers et négociants bien vus des administrateurs (qui gardaient tout pouvoir d'accorder ou de refuser l'escompte). La Caisse était entièrement privée, et cinq sur sept des administrateurs étaient suisses. Ce « précédent ) de la « Banque de France ) n'a rien, on le voit, d'une « banque nationale ).

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Mais surtout, la « Caisse d'Escompte ) souffrit, dès son départ, d'une part de la chute de Turgot, d'autre part de l'approche de la guerre d'Indépendance américaine, qui troubla les conditions du commerce avec l'Amérique et l'Asie. A la fin de 1777, la Caisse n'avait émis que 320 000 livres tournois de billets; il est vrai qu'elle avait escompté pour 30000 000 d'effets de commerce. Mais elle eût végété si Necker, devenu « Directeur du Trésor royal ) ne l'eût reprise en mains en la transformant. Un consortium bancaire parisien plus traditionnel en prit la direction, avec la présence des Lecouteulx, de Cottin, etc. Dès lors, les effets escomptés passèrent, en 1780, à l'ordre de grandeur de 81000000, les billets circulants à II ou 12 000 000. Necker, cette fois, a obligé les fermiers généraux à accepter en paiement les billets de la Caisse. Dans son fameux « compte-rendu ), il défendra sa gestion de la « Caisse d'Escompte ), qui fut en effet très régulière (elle sera le modèle de la future Banque de France). Mais on l'accusera de n'avoir été qu'une « banque de banquiers ), prêtant, à 4 %, aux hommes d'affaires agréés par les administrateurs, un argent qu'ils prêtaient à leur tour à des taux bien plus élevés.

III. - LES. DIX DERNIÈRES ANNÉES DE L'ANCIEN RÉGIME : LE TEMPS DES SPÉCULATIONS

En fait, la Caisse facilita surtout la réussite des emprunts de Necker, et le financement, par ces emprunts, de la guerre d'Amérique. Le climat d'inflation, accepté, et sans doute volon­tairement encouragé, sous le gouvernement de Calonne, fait des dernières années de l'Ancien Régime français une période contradictoire : d'une part, comme l'a décrit E. Labrousse dans son ouvrage La Grise de l'économie française à la fin de l'Ancien Régime (Paris, 1943), il Y a tendance à la baisse des prix agricoles, crise grave pour les producteurs viticoles, poids croissant des charges seigneuriales et fiscales pour les moins aisés des paysans, qui forment la masse du pays; d'autre part, il y a la création de la nouvelle

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« Compagnie des Indes ), apogée du commerce « trian­gulaire ) France-Sénégal-Saint-Domingue, et folles dépenses d'État exclusivement gagées sur l'emprunt.

« On parle aujourd'hui d'un million comme on parlait il y a cent ans de mille louis d'or. On compte par millions. On n'entend plus parler que de millions pour toutes les entreprises; les millions dansent sous vos regards, qu'il s'agisse d'un édifice, d'un voyage, d'un camp. Ces millions appauvrissent tout le monde en idée, et l'on n'ose plus parler d'une fortune de 40 000 livres de rente. »

Ces phrases de Sébastien Mercier (Tableau de Paris, 1788) prouvent que le commerce spéculatif et la poli­tique d'emJ'runt, ainsi que les débuts d'une politique de crédit (bien que prudente, et réservée à des privi­légiés) donnaient à Paris l'impression d'une prospérité factice, tandis que la base de la masse imposable - fermiers, manufacturiers - devenait de plus en plus incapable de payer. En fait, le système financier et bancaire n'avait pas servi le développement de l'économie. Au surplus, au cours des mêmes années, les relations avec l'Espagne, qui avaient si longtemps alimenté la France en métal-argent, se dégradaient au profit d'une économie espagnole en voie d'expansion et de création (progrès des manufactures, du commerce américain direct, banque de Saint-Charles). Tels sont les aspects monétaires de la crise de l'Ancien Régime.

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MONNAIE, BANQUE ET CIŒDIT ENTRE 1726 ET 1790-1797:

L'ANGLETERRE

1. - LA BANQUE D'ANGLETERRE

La Banque d'Angleterre, dont nous avons étudié les débuts, se développe avec sûreté et régularité au cours du XVIIIe siècle.

En 1722, elle établit un fonds de réserve, qui garantit sa solvabilité.

En 1742, 1764 et 1781, elle voit son privilège renouvelé, payant ce renouvellement, il est vrai, en ces trois occa­sions, par de fortes avances sans intérêt au Trésor.

Le capital de la Banque monte de :9 800 000 livres sterling en 1742 à 10780000 en 1764 et à II 632 000 en 1781, ce qui est une croissance régulière, mais non excessive.

Notons que le monopole d'émission de billets dont jouit la Banque n'est nullement celui d'une « banque d'État ), car elle reste entièrement libre de ses décisions et de ses émissions; elle est seulement l'unique banque pouvant émettre des billets remboursables à vue à moins de six mois. Et ses « billets de banque ) ne sont encore que des titres de crédit, car, s'ils sont imprimés, ils ne portent pas la somme qu'ils représentent, qui est ajoutée à la plume. Malgré cette très grande différence avec les billets actuels, ils sont considérés par les marchands comme des moyens de paiement équivalents à une monnaie.

En fait;, c'est cette conviction des marchands qui importe avant toute chose pour la solidité de la Banque.

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En 1745, une crise dynastique de la Monarchie anglaise - une menace de restauration des Stuarts -entraîna une panique, un ({ run » sur la Banque; celle-ci appliqua une mesure qui l'avait déjà bien servie en 1721 : elle remboursa, mais en monnaies de 6 pence,. le temps de compter la monnaie permettait d'endiguer le flot des clients. Cependant, ce qui sauva la Banque, ce fut la proclamation des marchands de Londres :

« Nous, soussignés, marchands et autres, nous rendant compte combien est nécessaire en ce jour la préservation du crédit, déclarons par le présent acte que nous ne refu­serons pas les paiements en billets de banque, quelle que soit la somme payable, et que nous ferons notre possible pour effectuer nos paiements en cette même monnaie. »

Un autre pas vers l'assimilation entre le billet de banque et la monnaie est franchi en 1773 quand la contrefaçon du billet de la Banque d'Angleterre est frappée de la peine de mort, donc assimilée au faux­monnayage.

Il. - LA MULTIPLICATION DES BANQUES PROVINCIALES

Un fait montre que le développement économique pousse à la création des organismes bancaires autant que cette création explique ce développement. C'est le fait que les billets de la Banque d'Angleterre ne circu­laient guère au-delà de Londres, et que la Banque n'avait pas de succursale, ce qui n'empêcha pas les banques de foisonner, non seulement en Angleterre proprement dite, mais en Pays de Galles, et en Écosse surtout.

D'abord en Angleterre même, hors de Londres; une interdiction, protectrice de la grande Banque, prévoyait qu'on ne pouvait grouper, pour exercer des fonctions bancaires, plus de six personnes dans une société; or cela entraîna un foisonnement de petites banques, créées entre particuliers, autour de simples boutiques : il y en avait 12 hors de Londres (et pour l'Angleterre stricte) en 1750; en 1793, il y en avait plus de 400. C'était trop, et l'on se plaignit beaucoup des désordres que cela entraînait. Mais la spontanéité du mouvement est bien caractéristique.

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 351

Hors d'Angleterre, en Écosse en particulier, et naturel­lement dans la partie la plus touchée par le début de la révolution industrielle, le foisonnement des banques - à un niveau plus élevé, l'interdiction ne jouant pas -a beaucoup frappé les hommes du temps.

Nous citerons à ce propos des passages célèbres d'Adam Smith dont le grand ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations, fondement de l'économie politique « classique », parut en 1776, fut réédité en 1778, 1783, etc. C'est le temps de la guerre d'Amérique, avec ses difficultés momentanées, mais au cœur d'une époque de puissant développement.

Nous distinguerons dans les pages d'Adam Smith concernant les banques trois aspects : l'un théorique, fort discuté plus tard dans les controverses monétaires, l'autre descriptif, important témoignage sur la floraison des banques de son temps, le troisième économique, sur la relation entre cette floraison et le développement de l'économie.

a) Considérations sur la monnaie de papier: Adam Smith a considéré que l'erreur fondamentale

des mercantilistes (qu'il n'a pas bien compris) est la confusion entre richesse et monnaie : il est donc assez naturel qu'il voie dans la possibilité de remplacer la monnaie d'or et d'argent par un signe de papier la confirmation même de sa doctrine. La monniue est un instrument, ce n'est pas une richesse en soi.

« La substitution du papier à la place de la monnaie d'or et d'argent est une manière de remplacer un instrument de commerce extrêmement dispendieux par un autre qui coûte infiniment moins. »

Mais comment cette substitution peut-elle avoir lieu?

« Lorsque les gens d'un pays ont assez de confiance dans la fortune, la probité et la sagesse d'un banquier pour le croire toujours en état d'acquitter comptant et à vue ses billets et engagements, en quelque quantité qu'il puisse s'en présenter à la fois, alors ces billets finissent par avoir le même cours que la monnaie d'or et d'argent en raison de la certitude qu'on a d'en faire de l'argent à tout moment. »

On voit que la valeur du billet, pour Smith, dépend étroitement de la possibilité de remboursement - de sa « convertibilité » en métal. Il a eu le tort, cela étant, de

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parler sans cesse du « papier de banque ) comme d'un « papier-monnaie ). En fait, ce qu'il décrit, ce n'est pas un « papier-monnaie ) émis par l'État et inconvertible, c'est tout simplement un instrument de crédit augmen­dant non pas la quantité de monnaie circulante, mais la vitesse de circulation du moyen de paiement.

« Un banquier prête aux personnes de sa connaissance ses propres billets, jusqu'à concurrence, je suppose, de 100000 livres. Ces billets faisant partout fonction de l'argent, les emprunteurs lui en paient le même intérêt que s'il leur avait prêté la même somme en argent. C'est cet intérêt qui est la source de son gain. Quoique sans cesse il y ait quelques uns de ces billets qui lui reviennent pour paiement, il y en a toujours une partie qui continue de circuler pendant des mois et des années de suite. Ainsi, quoi qu'il ait en général des billets en circulation jusqu'à concurrence de 100000 livres, cependant, souvent 20 000 livres en or et argent se trouvent faire un fond suffisant pour répondre aux demandes qui peuvent sur­venir. Par conséquent, au moyen de cette opération, 20 000 livres en or et argent font absolument la fonction de 100000 ••• La totalité de la circulation pourrait ainsi être servie avec la cinquième partie de l'or et de l'argent qu'elle aurait exigés sans cela. »

Telle est la notion de couverture-or des billets circu­lants, toujours inférieure à la valeur globale de ces billets, mais elle s'applique ici aux banquiers privés, prêtant contre intérêt aux « personnes de leur connaissance ). C'est un système de crédit. Smith ne le confond nulle­ment avec un papier-monnaie « dont le paiement immé­diat dépendrait en partie quelconque... de la bonne volonté de ceux qui l'auraient émis ); Smith ne manque pas de faire la critique de Law, aux idées « magnifiques, mais imaginaires ), bien qu'il croie que l'influence de Law est pour quelque chose dans cette « fureur de la banque ) constatée en particulier en Écosse. Smith critique les émissions excessives; il croit toutefois que la concurrence entre les banques privées les oblige à ne pas dépasser les possibilités, à être des « banques sages ).

Sous ces réserves, il décrit et approuve la multiplication des banques en Écosse.

b) La floraison des banques écossaises :

« Il s'est fait en Écosse, depuis vingt-cinq à trente ans, une opération de ce genre, au moyen de nouvelles compa-

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gnies de banque qui se sont établies dans presque toutes les villes un peu considérables, et même dans quelques villages. Les effets en ont été ceux que précisément je viens de décrire. Presque toutes les affaires du pays se font avec le papier de ces différentes compagnies de banque, qui sert communément aux achats et aux payements de toute sorte. On ne voit presque point d'argent, si ce n'est pour changer un billet de banque de 20 shillings, et encore moins d'or. »

c) Le rapport entre floraison bancaire et dévelop­pement économique.

Adam Smith établit un rapport de cause à effet entre la création des banques et le progrès économique de l'Écosse.

« ... quoique la conduite de toutes ces différentes compagnies n'ait pas été irréprochable, et qu'il ait fallu un acte de Parlement pour la régler, néanmoins le com­merce du pays en a évidemment retiré de grands avantages. J'ai entendu assurer que le commerce de la ville de Glasgow avait doublé 9uinze ans environ après que les premières banques y avalent été établies, et que le commerce d'Écosse avait plus que quadruplé depuis l'établissement des deux premières banques publiques d'Edimbourg... »

Cependant, Adam Smith est prudent :

« Le commerce d'Écosse en général, ou celui de la ville de Glasgow en particulier, ont-ils augmenté réellement dans une proportion aussi forte, pendant un temps aussi court, c'est ce que je ne saurais affirmer. Si l'un ou l'autre a fait un pas aussi rapide, l'effet paraît trop fort pour l'attribuer à l'action de cette cause seule. »

Mais ce que tout semble indiquer, c'est que les « progrès évidents dans l'agriculture, les manufactures, le commerce et le produit annuel des terres et du travail », en Écosse, ont pu se faire sans que la circulation moné­taire, du moins sous sa forme argent et or, ait augmenté. Au contraire. Donc ce qui a augmenté, c'est la rapidité des opérations de paiement, grâce au crédit des banques, partout établies, jusque dans les villages.

Ce qu'on peut retenir, c'est l'aspect moderne de cette interaction entre développement économique et multi­plication des organismes bancaires, stade où n'est pas encore entrée, c'est certain, la France du même temps.

En Angleterre, l'économie moderne est lancée. La « roue » de l'entreprise tourne sous l'effet de crédits

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circulants (l'image est aussi dans Smith). L'or et l'argent deviennent des stocks de garantie, et entrent en jeu surtout pour les paiements extérieurs.

Est-ce à dire que la circulation-papier représente en Angleterre, dès les années 1770-1780, l'essentiel du système monétaire? Nullement. Selon Sombart, elle représenterait à peine 2 millions de livres sur 100 en 1750, un peu moins de 10 % en 1780. Le progrès est sensible, la proportion est encore modeste. Le rôle des métaux n'est pas terminé.

III. - LES PROBLÈMES DE LA CIRCULATION-OR ET DE LA CIRCULATION-ARGENT

Il n'y a pas en Angleterre - ni d'ailleurs sur le continent - après les stabilisations de 1721-1726, de distorsions importantes entre la valeur des monnaies­circulantes et les prix de marché des métaux précieux monétaires.

Et pourtant, d'énormes transferts extérieurs conti­nuent à jouer. L'or a1Hue en Angleterre (toujours par le Portugal et le Brésil principalement) et l'argent s'en va, pour couvrir les achats en Orient et en Extrême-Orient. Entre 1733 et 1766, l'Angleterre fait 65 % de ses expor­tations en Asie sous forme d'argent, monnayé ou en lingots, mais le plus souvent monnayé. Cela représente quelque 400 millions de livres sterling (contre 9 millions seulement pour la France dans des opérations sem­blables : on voit la distance entre les deux économies).

Après 1765, et la victoire qui donne l'Inde à l'Angle­terre, époque qui correspond également à la toute pre­mière « révolution industrielle ) (celle surtout du textile), l'Angleterre enverra de plus en plus de produits manufacturés en Inde, contre les produits exotiques habituels. Double bénéfice. Cela limitera les exportations d'argent ..

Cependant, c'est aussi le moment où l'or du Brésil s'épuise. Il y a alors tendance à exporter l'or (dont la valeur croît) et à réimporter de l'argent usé.

En 1773, lord Liverpool, ministre de George III, retrouve presque les accents de Locke en 1696 pour dénoncer la détérioration de la circulation-argent, et

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celle même des pièces d'or. On procède alors à une refonte des monnaies d'or, en maintenant leur valeur nominale, et en la faisant correspondre à la valeur « intrinsèque »

des pièces. En revanche, l'argent tend à être rejeté au rôle de monnaie d'appoint (et par là largement fiduciaire, sans contrôle de poids). C'est ainsi que la loi du 10 mai 1774, en apparence peu importante, prépare l'étalon-or. En effet:

1) Elle limite le pouvoir libératoire de l'argent; au­dessus de 50 livres, on peut refuser le paiement en argent, exiger de l'or; cela réduit l'argent au rôle de monnaie divisionnaire.

2) La même loi prévoit au contraire que, une fois l'or remonnayé en pièces de bon poids, l'usure admise sera limitée à 1 grain 38 trente-neuvièmes pour une guinée, soit une proportion infime.

Plus tard, en 1805, lord Liverpool, âgé de 78 ans, publiera une justification de ces mesures, définissant nettement la préférence à l'étalon-or:

« Il faut que la monnaie, qui doit être la principale mesure des biens, soit constituée d'un métal seulement ».

Et, pour les « pays très riches et au commerce très étendu », l'or doit devenir, d'ailleurs spontanément et sans qu'il soit besoin de lois spéciales, la mesure moné­taire universelle. Ainsi s'annonce la doctrine anglaise du XIXe siècle.

On voit que l'attachement à la monnaie-or comme mesure universelle, et le développement de la monnaie de banque et du crédit, loin de constituer deux tendances opposées, sont simultanés.

IV. - « CRISES COMMERCIALES »

ET POLITIQUE MONÉTAIRE

A mesure que se développe l'économie de crédit et de grand commerce, les crises qui, dans les économies d' « Ancien Régime », étaient normalement des crises de hauts prix du grain par insuffisance des récoltes, changent de nature. Il s'agit de « crises commerciales »

périodiquement déclenchées par les excès du crédit et l'engorgement des marchés. En simplifiant, on peut imaginer le processus : Pactivité, la prospérité engagent

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un nombre croissant d'entreprises à emprunter, à acheter, à hausser les prix, jusqu'au moment où les possibilités de réaliser, de vendre, sont dépassées : des chutes brusques de profit dans certains secteurs généralisent une panique, des faillites, etc.

De telles « crises commerciales ) se constatent en Angleterre en 1763, 1772, 1783 (rythme décennal).

Or, en cette dernière occasion, la Banque d'Angleterre, pour la première' fois, pratiqua une politique systéma­tique: quand elle vit l'or sortir d'Angleterre (annonce de crise), elle restreignit aussitôt le crédit à ses clients, et refusa toute avance à l'État; dès qu'elle constata un mouvement de rentrée de l'or et un changement favo­rable dans l'orientation des changes, elle reprit ses émissions de billets et ses avances à l'État. C'est le premier exemple de « crédit dirigé ), de ralentissement puis d'accélération volontaires de la circulation suivant les indications de la « conjoncture ) - celle-ci étant décelée par le mouvement de l'or et des changes.

Cela doit nous montrer que l'Angleterre fut précoce­ment « moderne ), et que les procédés « modernes ) de lutte contre les crises ne sont pas tout à fait d'hier, bien qu'ils aient été, naturellement, perfectionnés!

V. - HORS DE FRANCE ET D'ANGLETERRE

Il ne faudrait pas croire que les innovations d'ordre monétaire et bancaire se limitent à la France et à l'Angleterre.

Sans même parler d'Amsterdam, dont nous avons vu que le rôle diminue relativement, mais ne s'efface guère avant les années 1760-70, ou de Genève, plaque tour­nante financière de l'Europe, il est bon de ne pas oublier, par exemple, que la Suède avait été initiatrice en matière de banque, que Hambourg était une place bancaire essentielle pour les changes européens.

Mais il ne faut pas confondre ce développement bancaire avec les tendances à créer des banques d'État (ou jouant le rôle de banques d'État), ou à émettre du « papier ) jouant le rôle de monnaie dans des circons­tances particulières.

Le plus net exemple d' « inflation ) artificielle au XVIIIe siècle est celui des colonies anglaises d'Amérique

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au cours de la guerre d'Indépendance. Du papier­monnaie inconvertible fut émis par tous les petits états en lutte et se déprécia rapidement.

Mais, en Europe même, et dans des circonstances moins exceptionnelles, il y eut des émissions de papier­monnaie. Le cas de l'Espagne est à cet égard intéressant. En 1780, pour mener la guerre d'Amérique sans charger trop le contribuable espagnol, le gouvernement obtint d'un consortium bancaire où entraient Necker et le financier bayonnais Cabarrus, un prêt de 9 000 000 de pesos, gagé sur les futures rentrées d'argent d'Amérique, arrêtées par la guerre, et placé dans le public espagnol, sous forme de va/es c'est-à-dire « bons » royaux, portant intérêt, de valeur nominale élevée (600 pesos, puis 300); les va/es se déprécièrent au cours de la guerre (jusqu'à 22 %) par suite d'émissions assez fortes; mais d'une part, Cabarrus fonda, en 1782, une banque d'État, la « Banque de Saint-Charles » qui, comme nous avons eu l'occasion de le dire, prétendit monopoliser le trafic des piastres arrivant à Cadix, moyennant un pourcentage substantiel. Cette banque commença par résorber une partie des vales, et l'arrivée massive d'argent mexi­cain rétablit si bien la situation que les vales circulèrent avec une prime sur la monnaie métallique! Charles III en profita pour en émettre de nouvelles quantités, cette fois pour réaliser des travaux publics (canaux d'Aragon). On voit que le système de crédit, - épaulé par une économie monétaire solide à l'arrière-plan -peut prendre des formes utiles et très diverses. En fait, toutefois, les va/es espagnols ne furent jamais considérés par les marchands comme un « papier-monnaie », ce qui les sauva d'une carastrophe totale au cours des dépréciations qui survinrent plus tard, en 1794-96, au temps de la guerre contre la France.

Ainsi, sauf dans le cas exceptionnel de l'Amérique, le XVIIIe siècle, entre 1726 et 1792-97, ne donne pas d'exemple d'inflation véritable; ce qui se développe, c'est le crédit.

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XXXI

L'ARGENT DU MEXIQUE ET LA CONJONCTURE EUROPÉENNE

Sur le problème des mines d'argent mextcames, fondamentales quant à la production du métal monétaire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, nous disposons d'une source de valeur exceptionnelle : l'Essai politique sur le Royaume de la Nouvelle-Espagne, d'Alexandre de Humboldt, ouvrage à la fois technique, économique, géographique, historique, d'un des plus grands voyageurs et des meilleurs observateurs du début du XIXe siècle.

On peut d'abord retenir de ses données sur les mines : 1) La concentration de la production d'argent; les

deux tiers de l'argent américain, dans les dernières années du XVIIIe siècle, sont fournis par le Mexique; et, sur les 2 500 000 marcs d'argent mexicain qui passent annuellement par les ports de Vera Cruz vers l'Europe, et d'Acapulco vers l'Asie, la moitié est fournie par les trois seuls districts miniers de Guanajuato, Zacatecas et Catorce, le quart par le district de Guanajuato à lui seul. La Vera Cruz exporte les deux tiers de l'argent extrait; et le district minier qui produit le plus n'est pas plus étendu que les mines de Freiberg en Saxe. Il y a donc une très grande concentration géographique de la production de l'argent.

2) En revanche, le Mexique produit peu d'or; 1000000 de piastres annuelles (en valeur) contre 22000000 en argent; il s'agit de quelques mines isolées sans importance et du sous-produit des minerais d'argent (2,3 millièmes en or en moyenne).

3) Ces mines d'argent ne sont pas riches par la teneur du minerai. Humboldt était parti avec l'idée que le

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PŒRRE VILAR

Mexique regorgeait de minerais riches, qu'on y trouvait de grosses pépites d'argent natif. Or il trouve des minerais contenant entre 2 et 3 onces de métal. pur par quintal, ce qui est inférieur aux moyennes européennes; pour tirer 3000 000 de marcs d'argent pur, il faut extraire 10 000 000 de quintaux de minerai. Toutefois, dans les meilleures mines, comme la Valenciana Cà côté de Guanajuato), la teneur moyenne monte à 4 onces au quintal, et la teneur maximale à 9.

4) Malgré ces observations, Guanajuato apparaît comme plus productif au XVIIIe siècle que n'avait jamais été, au XVIe, même le Potosi.

Les calculs de Humboldt, toujours sur une documen­tation espagnole très sérieuse, admettent que le Potosi avait donné, en moyenne annuelle :

entre 1556 et 1578 2227782 piastres entre 1579 et 1736 3994258 piastres entre 1737 et 1789 2548606 piastres

mais que Guanajuato, dans la dernière période, donnait 4 500 000 piastres annuelles. On se trouvait donc devant une production nettement supérieure aux meilleures années du XVIe siècle.

Le tableau détaillé fourni par Humboldt est donné en annexe ; retenons un tableau simplifié :

année moyenne

1766-1775 1776-1785 1786-1795 1796-1803

piastres

3 03205° 4669286 4868266 4913 265

On voit que le bond en avant de la production a eu lieu vers 1775-1776. Le rapport avec le mouvement des prix en Europe apparaît assez clairement.

1. - L'ENTREPRISE DES MINES DE LA VALENCIANA

Si nous rapprochons les impressions et les précisions qu'Humboldt nous donne sur la plus grande mine du temps, qu'il a soigneusement visitée et étudiée, du

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

Mémoire de Luis Capoche étudié par nous à propos du Potosi l, nous découvrons des différences considérables à la fois dans la nature et les caractères des deux exploi­tations, et dans les préoccupations que décèlent les deux descriptions.

Capoche, au XVIe siècle, insistait sur le nombre et la variété des concessions, sur les rapports entre les conces­sionnaires et la main-d'œuvre, sur le problème du « marché de l'argent », libre, auquel participaient les Indiens.

Au XVIIIe siècle, Humboldt insiste avec un plaisir visible sur la notion d' « entreprise » et les qualités de l' « entrepreneur » (même si les mots ne sont pas écrits, ce sont bien les notions qui ressortent du récit).

L'histoire est celle qui se répétera si souvent dans l'Amérique du XIXe siècle : le découvreur obstiné et plein de foi dans sa découverte.

Obreg6n, futur comte de La Valenciana, était, vers 1760, un colon sans fortune, mais « homme de bien ». Il trouva, pour ses recherches minières, l'appui d'hommes également modestes, pour « de petites sommes ». En 1766, il avait creusé le sol jusqu'à 80 mètres de profon­deur, et ses frais surpassaient ses rentrées. Il acceptait malgré cela toutes les « privations », étant « passionné par les mines comme d'autres le sont par le jeu ».

En 1767, il s'associa Otero, simple petit marchand de Rayas. En 1768, il remporta le premier grand succès, découvrant une veta importante. En 1771, c'était le démarrage décisif. Dès lors, de 1771 à 1804, il Y eut en moyenne une production valant 14 000 000 de livres tournois, dont 6 000 000 de profit net pour le propriétaire de la mine.

Malgré la rapide pouss~e d'une ville - 8 000 habitants six ans après la découverte, là où il n'y avait que des collines à chèvres - rien de comparable à l'essor du Potosi deux siècles plus tôt. Obreg6n a gardé la « simpli­cité de mœurs », la « franchise de caractère » de ses débuts. La firme est divisée en 24 barres (c'est-à-dire parts, actions), dix pour les descendants d'Obreg6n, comte de La Valenciana, douze pour la famille d'Otero, deux à un tiers, Santana. Lors de sa visite, Humboldt ren-

, contre deux jeunes fils d'Otero qui ont chacun un capital de 6 000 000 de livres tournois, et perçoivent chaque

1. Ci-dessus p. 148 et suiv.

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année 400 000 livres tournois de profit sur les rentrées de la mine.

Nous sommes donc devant des entrepreneurs heureux. Ce ne sont pas des entrepreneurs passifs; ils ont

entrepris, à la date où Humboldt les visite, de grands travaux; un grand puits, creusé dans le but d'économiser la main-d'œuvre, est projeté et doit être terminé en 1815. Mais déjà on note une singulière augmentation des frais :

frais de la mine :

anrtées

1787-1791 1794-1802

piastres

410000 890000

Les profits nets distribués diminuent fortement de 1797 à 1802 :

années piastres

1797 1249 000 1798 835 000 1799 668000 1800 5°3°00 1801 4°1000 1802 285 000

On peut donc se demander si, au tournant des deux siècles, il n'y a pas relatif épuisement des grandes mines; l'histoire de la Valenciana répète celle du Potosi.

Il reste qu'entre les mines mexicaines du type de la Valenciana et les mines européennes d'argent, les différences de rendement étaient longtemps restées énormes.

II. - COUT COMPARÉ DE L'ARGENT MEXICAIN ET DE L'ARGENT EUROPÉEN

Ce coût comparé a été établi par Humboldt et c'est un des rares documents de ce type que nous possédions.

Or le rattachement du problème des métaux précieux

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au problème de leur prix de production est trop souvent négligé.

Quand il se produit, comme au XVIe siècle et au XVIIIe siècle, de brusques différences de potentiel entre Amérique et Europe, c'est largement à cette distance entre coûts de production des métaux précieux ici et là que ces déséquilibres sont dûs.

Or ces distances entre prix de production sont égale­ment souvent mal interprétées : on les attribue parfois à des découvertes de mines particulièrement riches quant à la teneur du minerai, d'autres fois à un écra­sement des salaires indigènes face aux salaires européens.

Or, d'après les données d'Humboldt, il ne s'agit ni de l'une ni de l'autre chose. Les deux avantages réels sont d'une part dans l'épaisseur des filons de minerai et d'autre part dans le travail obtenu des indigènes (productivité) plus que dans la faiblesse de leurs salaires nominaux.

Reprenons le tableau de Humboldt en le systéma­tisant : sur une colonne, nous indiquerons les carac­téristiques de la mine américaine de La Valenciana, sur une seconde colonne celles de la mine européenne de Himmelsfürst, dans le massif de Freiberg, en Saxe.

Mine américaine Mine européenne

1. Conditions physiques

a) les eaux : pas d'eau

b) la profondeur: 514 mètres

c) la teneur du : 4 onces/quintal minerai

8 pds-cube/mn; nécessité de deux roues à pompe

330 mètres

6 à 7 onces/quin­tal

li) l'épaisseur des 3 branches de 40 5 filons de 2 à filons : à 60 m 3 dm

e) minerai extrait/an

: 720 000 quintaux 14 000 quintaux

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Mine américaine Mine européenne

1) poudre utili- 1 600 quintaux à 270 quintaux à sée : 250 livres t. le 100 livres t. le

q = 400 000 1 t. q = 27 000 1 t.

II. Conditions humaines

a) nombre d'ou- 3 100 métis, dont vriers : 1 800 au fond

b) salaire journa- 5 à 6 livres, soit lier : 100 à 120 sous t.

III. Conditions économiques

a) argent produit: 360000 marcs

b) frais totaux 5000000 1 t.

c) profit net 3 000 000 1 t.

700 mineurs, dont 550 au fond

18 sous tournois

10000 marcs

240000 1 t.

90000 1 t.

Résumons en calculant le rapport entre les diverses caractéristiques de la mine américaine et celles de la mine européenne :

terre remuée argent obtenu profit net frais salaires

nombre d'ouvriers

50 fois plus 36 fois plus 33 fois plus 20 fois plus 5,5 à 6,5, soit environ 6 fois plus élevés 4,5 fois plus

Autrement dit, avec un nombre d'ouvriers 4 à 5 fois plus élevé qu'en Europe, on a remué 50 fois plus de terre et obtenu 36 fois plus d'argent, et 33 fois plus de profit. Ce n'est pas le salaire ouvrier qui mesure l'exploi­tation du travail, mais la distance entre productivité et rémunération.

Au surplus, les hauts salaires apparents des métis ou indiens ne peuvent être jugés que par rapport au prix

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de la vie, très élevé sur le lieu de la mine. Ce qui pèse le plus sur la main-d'œuvre minière, c'est l'endettement; les salaires sont toujours dépensés à l'avance. La dureté du travail est sûrement écrasante. Cependant, la mine attire la main-d'œuvre par le haut salaire nominal (c'est un phénomène universel); et il ne faut pas oublier que les conditions du peon (domestique agricole) et celles de l'ouvrier des obrajes (ateliers textiles en particulier) sont pires que celles du mineur.

Mais la différence de coût entre une once d'argent produite au Mexique et une once d'argent produite en Europe suffit à mesurer l'attraction que va exercer cet argent mexicain. Sur place d'abord, le maïs, nour­riture quotidienne du Mexicain, qui vaut 9 livres tournois le boisseau sur le lieu de production, vaut 22 livres tournois à la mine. Et à longue distance ensuite : toute l'Europe veut produire pour la Vera Cruz, où le Mexique vient s'approvisionner en objets européens.

Il est vrai que les distances sont considérables : l'argent mexicain, pour atteindre soit l'Europe, soit l'Asie, doit non seulement traverser les océans (ce qui se fait de plus en plus facilement) mais atteindre la côte : soit à la Vera Cruz, port vers l'Europe, soit à Acapulco, port vers l'Asie; auparavant, il doit d'ailleurs passer par Mexico, où il est monnayé (en « piastres .) surtout) dans le célèbre Hôtel des Monnaies. Or, il y a 69 lieues de Mexico à la Vera Cruz, 66 de Mexico à Acapulco, et plus de 100 des districts miniers à Mexico. De longues files de mulets transportent, dans un sens, les barres d'argent, ou les caisses de monnaies, dans l'autre, du suif, de la farine, du fer, des vins, des lainages, du mercure, des objets de luxe.

Ces routes ne sont pas commodes; Humboldt compare leur profil à celui de la route du Saint-Gothard. Vers Acapulco, du côté du Pacifique, il faut passer les fleuves sur des radeaux soutenus par des courges sèches, ce qui ne rassure pas le voyageur; et parfois les crues arrêtent le trafic plus d'une semaine. Comme dans l'ancienne route de Panama, au XVIe siècle, le flux d'argent se heurte à de singuliers obstacles naturels. Ce flux Acapulco-Mexico-La Vera Cruz représente chaque année, à la fin du XVIIIe siècle, une valeur de 320 000 000 de livres tournois.

Dans le sens Mexico-La Vera Cruz, de grands travaux ont amélioré l'itinéraire; ils ont coûté

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15 000 000 de livres tournois aux Consulats (corps de Commerce) des deux villes.

Pour les Européens, le plus dur est le climat : non celui de Mexico, qui est sain par l'altitude, mais celui de la plaine; Humboldt décrit le soulagement du voya­geur quand il arrive à une certaine hauteur et échappe aux miasmes et à la chaleur humide.

Ce qui est instructif, c'est de voir que tant de dangers et de désagréments n'arrêtaient pas les hommes, avides de gain; j'ai été frappé du ton de certaines correspon­dances naïves, lettres écrites de La Vera Cruz par de modestes employés d'une petite compagnie catalane envoyant ses produits au Mexique : eaux-de-vie et tissus, dans l'espoir d'y trouver, en argent, le plus haut bénéfice possible. L'amour de l'argent, la peur de la mort, s'expriment dans ces lettres, étrangement balancés:

« Quant à ce que tu me dis, que je suis dégoûté de faire partie de la Compagnie, n'en crois rien, mais pour ce qui est d'être dégoûté de ce pays (la Vera Cruz), cela oui, je le suis, non que je regrette d'y être venu, car, grâce à Dieu, je n'en peux dire que du bien, en ce sens que, grâce à Dieu, les affaires se sont révélées meilleures que je ne pensais; mais, si je suis dégoûté de ces lieux, c'est par les difficultés quotidiennes, et ces morts imprévues, comme il y en a tous les jours, au point que tu te trouves un jour en conversation avec un ami, et deux jours plus tard tu entends dire qu'il est mort : cela suffit à effrayer; et ne t'étonne pas si j'ai pris une terreur véritable de ce pays. Tout le monde meurt à tout instant. Nous sommes tous exposés au même mal. Et qui ne craint la mort? »

Ce texte est du 9 décembre 1795. Il correspond à une grave époque de mortalité. Mais c'était presque un maI continu.

Les profits qui poussaient à affronter de tels périls provenaient à la fois de la faible valeur relative de l'argent tiré des mines mexicaines, et du jeu périodique des raretés qui faisaient parfois monter verticalement les ,Prix des marchandises européennes. Humboldt notalt :

« 2S à 30 millions de piastres se trouvent quelquefois accumulés à Mexico, tandis que les fabriques et l'exploita­tion des mines sont gênées par le manque d'acier, de fer et de mercure. Peu d'années avant mon arrivée en Nouvelle­Espagne, le prix du fer était monté de 20 francs le quintal à 240, celui de l'acier de 80 à 1 300 francs. »

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Même saisonnièrement, ou, localement, suivant les arrivées de bateaux isolés, les variations de prix étaient énormes sur tous les produits d'importation; le souci des p'etits représentants de maisons espagnoles était quotIdien : arrivée d'un bateau qui bouleverserait les conditions du marché, interdiction ou autorisation de consommer l'eau-de-vie locale, qui faisait également varier, parfois du simple au double, les prix des liqueurs d'importation, etc. Pendant les deux premiers tiers du XVIIIe siècle, les marchandises arrivaient d'Espagne par (c flottes ), toutes ensemble, dans des convois pro­tégés; elles se vendaient dans une foire périodique, celle de Xalapa, ville entre la Vera Cruz et Mexico; mais, après la renonciation au système des flottes, et le décret du « commerce libre ) (1778), chaque navire venait comme il voulait, et cela, en un sens, étalait les opérations de vente et multipliait la concurrence, mais aussi rendait les réalisations plus incertaines sur le marché.

Or l'importance du marché mexicain, pour l'Europe, est considérable: vers 1800, la moyenne des exportations de la Vera-Cruz est de 21, 8 millions de piastres, dont 17 millions en argent, 2,4 millions en cochenille, 1, 3 million en sucre. La moyenne des importations de la Vera Cruz est de 9, 2 millions en tissus, 1 million en papier, 1 million en eau-de-vie, 1 million en cacao, 1,4 million en mercure, fer et acier. Ainsi, plus de la moitié des piastres exportées (9 millions sur 17) paient les tissus achetés à l'Europe. C'est là qu'on mesure l'encouragement offert par les mines mexicaines à l'industrie européenne (cotonnière en particulier).

Le reste de l'Amérique, jadis beaucoup plus important que le Mexique dans le domaine des métaux précieux, est-il désormais négligeable? Évidemment pas. Et c'est d'ailleurs vers 1771-1773, au moment même où commen­çait la grande exploitation des mines mexicaines, que l'on découvre ou réexploite d'autres mines au Pérou ou dans les Andes (Gualgayoc, Guamachuco, Conchuco). Ces simultanéités ont toujours une signification. De même, la Nouvelle Grenade se remet à fournir de l'or (4714 kg annuels vers 1800). Malgré tout, sur 795 000 kg d'argent fournis par l'Amérique espagnole à cette même date, 537 000 le sont par le Mexique, 250 000 seulement par les vice-royautés de Buenos Aires et du Pérou. L'ensemble Chili-Pérou a un commerce extérieur de 12 000 000 de pesos, équilibrant à peu près importations

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et exportations. Comme les relations par le Pacifique sont longues, il se produit des « captures » de l'argent du Pérou par les voies de terre : à partir du haut Pérou par les voies de l'actuelle Colombie (Bogota), à partir du Pérou méridional (actuelle Bolivie) par les routes de la pampa et Buenos Aires. Ces deux « captures » ne sont pas sans relations avec les possibilités de contre­bande, que les Anglais savent exploiter.

Dernière observation sur ce marché américain : si les métaux précieux - l'argent au tout premier rang -y jouent de beaucoup le plus grand rôle, ils ne sont pas la seule réalité, la seule source de profit pour les négo­ciants européens : si on peut importer en Europe, contre les marchandises qu'elle expédie en Amérique, des produits coloniaux comme le sucre, la cochenille, les bois de teinture, le bénéfice est double; des ports comme La Havane ne sont pas moins importants que la Vera Cruz quant à la valeur de leur commerce extérieur. Le nombre des caisses de sucre exportées par La Havane fut de 13000 en moyenne entre 1760 et 1763, de 50000 entre 1770 et 1778, de 103000 en 1794, de 204000 en 1802; une pareille montée n'est pas moins importante que celle de l'argent de Guanajuato, qui n'est après tout qu'une marchandise coloniale comme une autre. Cepen­dant, le solde du commerce américain avec l'Europe est toujours couvert par cet argent frais, nécessaire au surplus pour le trafic avec l'Orient.

III. - LE MÉCANISME DES RÉPERCUSSIONS DU COMMERCE ET DE L'ARGENT AMÉRICAIN

SUR LES PRIX EUROPÉENS

A long terme, la mise en œuvre des grandes mines, et l'énorme distance des coûts de production de l'argent américain par rapport aux coûts de production des mines européennes, détermine la baisse du prix mondial de l'argent, et la hausse des prix-argent dans le monde entier, à des rythmes divers.

Mais il arrive que, même à court terme, la confron­tation argent-marchandises, soit au Mexique, soit à Cadix et dans les ports européens, entraîne de vives sautes de prix. Nous l'avons vu, déjà, à propos des

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foires de Xalapa et des marchés de la Vera Cruz. Ce qui est cher aux Indes - les tissus, le papier, les livres, la quincaillerie, le fer, l'acier, etc. - peut devenir brus­quement hors de prix pour peu que le trafic soit inter­rompu. Mais il en est de même pour ce qui est - rela­tivement - cher en Europe : sucre, rhum, cochenille, etc. Il arrive donc, en Europe, que l'argent se raréfie quand, par exemple en cas de guerre, les relations océa­niques sont ralenties ou arrêtées, mais dès la reprise des relations, ce sont des flots de métal qui inondent Cadix, ou Barcelone, ou Nantes, et les prix font alors un bond, à cause de la brusque abondance de l'argent qui fait réaliser tous les achats retardés. Dans le mouve­ment espagnol des prix étudié par Hamilton, les hausses brusques correspondent souvent à ces arrivées brutales d'argent d'Amérique. Le retour des flottes après la guerre de l'Indépendance américaine, en 1784, est particulièrement significatif à ce point de vue.

J'ai constaté, pour Barcelone, que cet épisode ne bouleverse pas seulement les prix, mais les salaires : entre 1784 et 1785, l'indice des salaires barcelonais passe de l'indice 118 à l'indice 145, ce qui est peut-être un bond en avant unique dans l'histoire des salaires.

Outre des conditions locales qui l'expliquent en partie, ce bond en avant se comprend mieux lorsqu'on constate que si le salaire d'un charpentier de navire était en 1784 de 20 sous (catalans) à Barcelone, il était de 28 sous à Cadix, de 37,5 sous sur un navire faisant le voyage des Indes, et de 112 sous (3 pesos fuertes) à La Havane. Ces compa­raisons, qui prouvent que plus on s'approche de la source de l'argent, et plus le travail est rémunéré (nomi­nalement au moins, car les prix ne sont pas non plus les mêmes sur les diverses places), permettent d'imaginer qu'un marin revenant de La Havane, ou de la Vera Cruz, se faisait plus exigeant dans son propre pays, et obtenait des augmentations dans la mesure où l'argent abondait grâce au retour de la flotte. On disait, en Catalogne, que le marin se faisait bâtir sa maison avec l'argent du premier voyage aux Indes, et se mettait en ménage avec l'argent du second. Tel était le mécanisme des gains. Il fonctionnait parfois à court terme (retour des flottes). Mais sans réversion. D'où la hausse à long terme.

Cette hausse à long terme finit d'ailleurs par être fort homogène en Europe. Si l'on compare, par exemple, la hausse longue du prix du blé à Barcelone et en France

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(indice national), en prix-argent, on a, pour les grands cycles du XVIIIe siècle, des moyennes très voisines :

Barcelone France

1726-1741 100 100 1742-1757 104,8 109 1758-1770 131 129 1771-1789 161,9 156

Dans la première moitié du siècle, Barcelone a peu de rapports avec l'Amérique : la hausse est légèrement inférieure à celle de la France; dans la seconde moitié du siècle, les rapports directs Barcelone-Amérique s'intensifient progressivement : la hausse devient légèrement supérieure.

IV. - LES CHANGEMENTS SURVENUS AUX CONFINS DU XVIIIe ET DU XIXe SIÈCLE :

LIMITATION PROGRESSIVE DE LA MARGE ENTRE PRIX COLONIAUX ET PRIX EUROPÉENS

Un phénomène encore mal étudié, mais décelable dans toute recherche sur le commerce colonial de la fin du XVIIIe siècle, c'est la limitation de la marge entre les prix coloniaux et les prix européens, marge sur laquelle reposaient les hauts gains spéculatifs du commerce atlantique.

Ces marges diminuent sous l'effet de plusieurs phéno­mènes : en temps normal, l'amélioration des communi­cations océaniques, la multiplication des petits et des gros navires, la plus grande sécurité des voyages; la tendance à la formation d'un « marché mondial ) réel : pendant les guerres en particulier, aux pointes spécu­latives des prix dues à la rareté des marchaIidises espa­gnoles sur les marchés coloniaux et à la proximité des mines, répondent une contrebande, et un appel (parfois légalisé) à d'autres fournisseurs que la métropole; on voit par exemple se développer le commerce interco­lonial (les colonies échangent entre elles, produisent les unes pour les autres), l'intervention des marchandises du Nord de l'Europe (Scandinavie, Angleterre, Alle­magne), enfin, dès que les effets immédiats de la guerre

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d'Indépendance sont dépassés, l'intervention des États­Unis (En Espagne, le pavillon des États-Unis couvre le commerce colonial quand les hostilités avec l'Angleterre rendent celui-ci difficile).

Par exemple, dans les relations entre les ports catalans et l'Amérique coloniale, on voit se substituer à des produits locaux des produits lointains : le Mexique, ou Cuba, au lieu d'acheter du chanvre catalan, achètent du chanvre de Russie; les toiles à voile de la construction navale coloniale cessent d'être de la cotonina fabriquée en Espagne, et deviennent des Zonas (oZonnes) fabriquées en Europe; de la viande et du poisson salés, pour la consommation populaire de La Havane ou de la Vera Cruz sont achetés en Écosse et en Norvège.

Il arrive que, grâce à cette généralisation du commerce intornational, les prix des denrées courantes de ce type, après 1795 et la reprise de la guerre entre Espagne et Angleterre, soient plus bas à La Havane ou à Porto Rico qu'à Barcelone. Même la hausse des salaires coloniaux est terminée: entre 1795 et 1799, le salaire moyen de l'ouvrier de La Havane tombe de 3 pesos et demi à 2 pesos et demi, au moment même où en Espagne, l'inflation artificielle de monnaie-papier due à la guerre pousse au contraire les salaires à leur maximum.

Observons que c'est aussi le temps où les mines du Mexique, selon Humboldt, exigent de grands travaux et des frais supplémentaires et où les profits de leurs propriétaires menacent de s'effondrer.

Ainsi, les marges entre prix des denrées coloniales - et prix de l'argent en particulier - se réduisent.

Après 1805 (défaite navale française de Trafalgar devant la flotte anglaise), la coupure devient presque absolue dans le commerce avec le Mexique; des stocks d'argent immenses s'entassent dans l'Hôtel des Monnaies de Mexico. Le commerce de la Vera Cruz s'effondre. Les Anglais permettront, il est vrai, aux Espagnols de faire revenir cet argent, lorsque l'Espagne se révoltera contre Napoléon en 1808. Mais dès 1810-1812, la révolte du Mexique contre l'Espagne compromettra les condi­tions normales de l'exploitation des mines. En fait, les hausses de prix européennes après 1795, et jusqu'au-delà des guerres napoléoniennes, seront dues à l'inflation de diverses sortes de papier-monnaie. C'est donc - avec les assignats français, les « vales ) espagnols, et le billet anglais à cours forcé - un nouvel épisode monétaire qui s'ouvre.

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XXXII

RÉVOLUTION FRANÇAISE ET SITUATION MONÉTAIRE

DES ASSIGNATS AU « FRANC-GERMINAL )

Nous avons vu la masse d'argent produite au Mexique, et ses prix de revient d'abord décroissants, puis, en fin de siècle, sans doute croissants.

La dispersion en Europe, à partir de Cadix et de la France, des métaux précieux américains et des profits coloniaux soutient une hausse des prix généraux sensible, mais relativement modérée, irrégulière, mais avec des secousses périodiques moindres sans doute qu'au XVIIe siècle, et sans distorsions violentes entre les prix intérieurs de chaque pays et les prix internationaux exprimés en argent, ou or.

Même les nombreuses guerres qui ont arrêté, parfois momentanément, les arrivées de métal, et obligé à émettre des monnaies fiduciaires de formes diverses, n'ont pas compromis, jusqu'en 1789-93, la stabilité monétaire des grands pays d'Europe. L'Espagne a faci­lement absorbé, par les arrivages d'argent après 1783, l'émission de vales (billets d'État) commencée en 1780. En France, l'énorme déficit, l'énorme dette d'État, n'ont entraîné avant la Révolution, dans l'ordre monétaire, que les discussions mineures autour de la « Caisse d'Escompte) de 1776, et en Angleterre, l'économie en plein développement repose déjà sur la Banque et sur le crédit bancaire, tout en posant les bases, en 1774, d'une monnaie-or garantie inaltérable, et d'une monnaie­argent légalement réduite au rôle de monnaie d'appoint (système annonçant l' « étalon-or )).

Cet équilibre, cette relative harmonie du XVIIIe siècle, la Révolution française va les bouleverser, par les

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troubles internes qu'elle provoquera et les conflits internationaux qui suivront.

Mais il ne faudrait pas croire que la Révolution française est un fait politique « extérieur }) aux réalités économiques, un élément « exogène }) qui vient les troubler. La Révolution française, cause des troubles économiques et monétaires d'après 1789, est aussi conséquence de la conjoncture économique du XVIIIe siècle, conséquence de la « prospérité }) de celui-ci en même temps que des déséquilibres sociaux qu'elle a provoqués. Dans la mesure où elle se rattache ainsi à la « conjoncture }) et donc à la question des monnaies et des métaux précieux, la Révolution française est liée à notre problème. Rappelons - en le simplifiant au maximum - le schéma qu'Ernest Labrousse a rendu classique.

1. - CONJONCTURE DU XVIIIe SIÈCLE ET ORIGINES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Au XVIIIe siècle, les prix montent. Entendons que l'ensemble des prix, dont les prix agricoles sont de beaucoup les plus importants, tend à monter à travers les variations cycliques d'origine météorologique. Cette montée s'affirme au moins depuis 1733, et ne faiblit guère avant la décennie 1771-1780. En revanche, les pointes cycliques des prix du grain ont moins de brutalité, au moins relative, qu'au XVIIe siècle, ou au début du XVIIIe. Il n'y a plus de disette comparable à celle de 1693 ou 1709. Moins exposée aux mortalités exception­nelles de ce type, la population monte à son tour.

Il résulte de cette montée des prix et de la population diverses conséquences où il convient de distinguer :

1) les effets de long terme et les effets de court terme; 2) les effets sur les classes sociales privilégiées et les

effets sur les classes sociales dépendantes; 3) les effets sur les producteurs-vendeurs (paysans

aisés, artisans divers) et les effets sur les producteurs qui se suffisent à peine ou ne se suffisent pas du tout. Car d'une hausse des prix souffrent ceux qui achètent et profitent ceux qui vendent.

1) Dans le long terme : disons de 1726-1733 à 1776-1789, la hausse des prix du XVIIIe siècle implique

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la prospérité de certaines classes sociales. D'abord, nous l'avons vu, pour les négociants des grands ports, et les entrepreneurs à leur service (bâtiments, fournis­seurs de produits vendus au loin, etc.). Mais aussi pour des groupes moins restreints, plus typiques de la société du temps : les rentiers du sol, qu'il s'agisse de propriétaires fonciers, au sens moderne du terme, ou de bénéficiaires de la rente seigneuriale, touchant des « droits féodaux ». Ce type de revenus, constate-t-on, augmente plus vite que les prix. Pour fixer les idées, disons que cette augmentation est de l'ordre de 80 %, tandis que les prix montent de 53 à 63 %, entre le cycle de 1726-1741 et le cycle précédant 1789. Ainsi, exprimée en pouvoir d'achat, la rente foncière (mesurée par les fermages), monte de 25 %. Pendant ce temps, les salaires unitaires (journée de travail), si on les exprime en pouvoir d'achat également, tombent (en moyenne) de 25 %. Et le paysan non vendeur de produits est aux limites de la misère. Il y a donc une contradiction à long terme entre les deux types de revenus.

2) A plus court terme, entre les années 1772 et suivantes pour la viticulture, et surtout après 1776 pour toute l'agriculture, surgit une période moyenne (un « intercycle ) de 12 à 15 ans), de stagnation ou de baisse des prix. Elle dure jusqu'en 1787. Elle unit les difficultés des rentiers, des entrepreneurs, des bourgeois, des petits propriétaires (viticulteurs en particulier) aux misères de la masse, qui subit de plus en plus la double pression fiscale de la seigneurie (( droits féodaux )) et de la monarchie. C'est le « malaise Louis XVI ) en ce sens qu'il commence à peu près avec le règne de ce roi (1774) et se prolonge jusqu'à la veille de 1789.

3) A très court terme, c'est la Inauvaise récolte de 1788 qui fait bondir le prix du grain dans des proportions oubliées depuis 1709. Dans 27 généralités sur 32, le maximum est atteint justement en juillet 1789 : 34 livres tournois pour le setier de blé (de l, 56 hl), contre une moyenne de 20 à 22 au cours des années précédentes. On se trouve au xnaximum des contra­dictions économico-sociales; les enquêtes des débuts de la Révolution constateront que onze millions de Français sont dans l'indigence, souvent contraints à errer à la recherche d'un moyen de vivre.

Alors se conjuguent l'opposition politique à la monar­chie, le désir de la bourgeoisie enrichie de contrôler

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l'État - et particulièrement ses finances - et l'agitation sociale: de mai à juillet 1789, les émeutes urbaines de chômeurs se juxtaposent aux pillages de convois de grains, classiques en cas de disette. En juillet 1789, la plus grande guerre paysanne de l'Histoire de France (la « Grande Peur )) se combinera avec la grande révolu­tion bourgeoise.

II. - RÉvOLUTION FRANÇAISE ET PROBLÈMES DE LA MONNAIE

Cette fois, le système monétaire va être ébranlé. C'est l'épisode des assignats, qui ne nous intéresse ici - dans une étude sur les métaux précieux - que de façon indirecte. Car il s'agit d'un épisode monétaire artificiel, essentiellement politique.

Mais cet épisode permet malgré tout d'utiles remarques sur les relations entre monnaie, économie interne d'un pays, relations extérieures et rôle de la monnaie métal­lique. Surtout, sa liquidation aboutit à l'installation du franc, unité monétaire qui restera stable jusqu'à la guerre de 1914. Il n'est donc pas inutile de lui consacrer quelques réflexions.

1) Le problème posé à l'origine des assignats est celui des dettes d'État. La solution est politico-sociale. Les biens du clergé - et plus tard ceux des émigrés -sont « mis à la disposition de la Nation ), pour éteindre la dette publique. On estime les biens du clergé, au départ, à 3 500 000 000 de livres tournois.

Observons: cette mesure sociale est liée à la conviction économique née au XVIIIe siècle que la propriété doit être individuelle, circulante, sans cesse échangeable selon les lois de la concurrence, et non figée dans une propriété collective qui ne change jamais de main (< mainmorte )).

Inversement, la mesure pose une question écono­mique : qui peut acheter de tels biens? avec quel argent? Le XVIIIe siècle a enrichi certaines catégories de Français, en a appauvri d'autres. Qui sera preneur?

Et il y a enfin un problème moral, psychologique, religieux même; la vente des biens du clergé est condamnée par les autorités catholiques: cela arrêtera-t-il les acheteurs?

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Ainsi, les conditions ne sont pas des conditions écono­miques normales.

Il s'agit de voir comment, à l'arrière-plan, jouent tout de même, en dernière instance, les lois économiques et monétaires.

2) On n'a pas le temps d'attendre les ventes pour disposer de l'argent qu'on espère d'elles. On émet alors des assignats.

Attention. A l'origine au moins, ce n'est pas une monnaie. C'est une « assignation » sur la valeur des ventes attendues. C'est une reconnaissance de dette. Et qui rapporte intérêt.

Il importe, en particulier, de ne pas confondre l'assignat (du moins dans les intentions premières) avec la monnaie gagée sur la valeur de la terre en général, comme on l'avait proposé en Angleterre à la fin du XVIIe siècle, et comme Law lui-même l'avait un temps imaginé.

En fait, à l'origine, c'est-à-dire en décembre 1789, l'assignat est un titre en gros billets de 1 000 livres, rapportant 5 %.

L'intéressant est de voir comment il devient mon­naie.

On le constate à la fois par la diminution, puis par la suppression de l'intérêt qu'il rapporte, et par l'émission de titres de plus en plus petits, capables de couvrir des paiements de plus en plus modestes.

3) De l'assignat-titre à l'assignat-monnaie. En avril 1790, en même temps qu'on hâte la mise en

vente des biens nationaux, on émet 400 000 000 de livres tournois d'assignats à 3 % (au lieu de 5 %), et en coupures de 500 à 200 livres.

En septembre 1790, on émet 800 000 000 d'assignats sans intérêt. Et on supprime l'intérêt pour les billets des émissions précédentes. Les coupures les plus petites sont de 50 livres.

En mai 1791, les petites coupures émises sont de 5 livres. En avril 1792 - avec la guerre - il Y aura des coupures de 50, 25, 15 et 10 sous.

Ainsi, au début, il pouvait paraître que les assignats serviraient surtout à éponger la dette d'État en faisant acheter les biens nationaux par les plus riches créanciers de l'État, porteurs de gros titres, mais que la masse serait préservée de toute inflation-papier. Moins de trois ans après la première émission, tout était changé. Tout le monde possédait des assignats, devenus monnaie,

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et monnaie à cours forcé, dont la dévalorisation rapide menaçait tous les revenus, y compris les salaires.

En contrepartie, l'acquisition de biens nationaux, payables en assignats, était ouverte à tous ceux qui pouvaient en accumuler :

« L'assignat-monnaie, écrit Georges Lefebvre, permit à tout le monde d'en acquérir; on en acheta même pour s'en débarrasser, et sa dépréciation favorisa les acquisitions des moins fortunés en même temps que celles des spécula­teurs. On pourrait dire que l'opération devait réussir d'autant mieux à cet égard qu'elle échouerait plus complè­tement au point de vue financier. »

C'est vrai. Mais la hausse des prix, l'essai pour la limiter par les lois du maximum, et le conflit entre maximum des prix et maximum des salaires, dominera les relations entre masses parisiennes et gouvernement révolutionnaire. On voit la portée sociale et politique du fait monnaie.

4) Oscillations de l'assignat et situation monétaire générale.

Si particulier qu'il soit, si lié aux problèmes politiques, le fait monétaire de l'assignat n'est pas indépendant de la situation économique et des faits monétaires inter­nationaux. Tout le problème est d'observer les imbrica­tions des aspects psychologiques (confiance publique dans le système) et des aspects objectifs (masse monétaire émise, niveau des prix intérieurs et niveau des prix internationaux, etc.).

Par exemple, la dévalorisation rapide de l'assignat n'est pas tellement liée aux excès des émissions: Necker estimait à 2 200 millions la circulation métallique en France en 1789; une émission de 1200 millions gagée sur les biens nationaux en septembre 1790 n'aurait pas dû entraîner une grosse prime de l'argent sur le papier; or on payait déjà 10 % de prime pour avoir de l'argent. C'est que personne ne crut aux limitations promises. Tout le monde pensa, avec raison, que l'État continuerait à émettre au-delà des chiffres promis.

En novembre 1791, la chute de l'assignat, mesurée par la prime de l'argent, était déjà de 18 %. En août 1792, de 43 %. Une somme en assignats ne valait déjà plus que les 57 % de la valeur nominale inscrite sur le papier. Chose curieuse, mais qui mesure bien l'importance du facteur psychologique : le 10 août, les Massacres de-

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septembre et Valmy redressèrent relativement la situa­tion; la valeur de l'assignat remonta de 57 à 72 % de son équivalent en espèces. Confiance brusque dans le nouveau régime? Sans doute. Mais l'économiste Hawtrey, dans son ouvrage sur la monnaie, observe :

1) que c'est la chute de l'été 1792 qui avait été excessive; 2) que la situation monétaire interne n'était pas encore

désastreuse; 3) qu'à l'étranger au contraire, on constate alors une

expansion du crédit et une hausse des prix qui signifient en fait une baisse internationale de la valeur des métaux précieux, de sorte que la dépréciation de la monnaie­papier française est un instant limitée par la dépréciation internationale de la monnaie-métal.

La chute de l'assignat reprit en 1793. Remarquons qu'on n'avait pas interdit, en France (car la Constituante était restée fidèle aux principes libéraux) l'achat de l'or et de l'argent, ce qui permettait de mesurer quotidienne­ment la prime de ceux-ci sur le papier. C'est seulement en avril 1793 que le libre commerce des métaux moné­taires fut interdit. Et seulement en août 1793 que l'on interdit d'accepter l'assignat avec escompte. C'est donc très tardivement que l'on peut parler d'un « cours forcé) véritable, sanctionné, il est vrai, en septembre 1793, de peine de mort.

Cependant, il y avait une autre façon de montrer de la défiance envers l'assignat; si l'on ne pouvait donner la préférence au métal ou n'accepter l'assignat qu'avec prime, on pouvait toujours faire monter les prix exprimés en assignats. D'où le fameux maximum - qui est une taxation autoritaire des prix (également septembre 1793).

Or cette politique autoritaire réussit partiellement. Dans la mesure où la montée des prix fut enrayée, l'assignat remonta de 22 à 48 % de sa valeur nominale entre août et décembre 1793. Coercition, énergie, victoires extérieures eurent ainsi leur effet.

En fait, l'inflation « galopante ) date surtout de la Convention thermidorienne et du Directoire. Dès novembre 1794, l'assignat était retombé à 24 % de sa valeur nominale. Il en circulait 6 400 millions de livres.

Le maximum supprimé, ce fut la ruée spéculative, la « fuite devant la monnaie ). C'est-à-dire qu'on achetait n'importe quoi à n'importe quel prix. Le commerce extérieur ne pouvant se faire qu'en or ou en argent, ceux-ci devenaient l'objet d'achats spéculatifs.

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Car les espèces métalliques étaient rares. On les avait exportées dans la mesure du possible. D'autres se cachaient. Et d'autre part la situation économique ne permettait pas de renouveler le stock. De 1792 à 1797, la République française ne frappa que 32 000 000 de livres en argent, et rien en or. Pendant ce temps, on avait émis pour 14 milliards d'assignats à la date de décembre 1795. En février 1796, on fixa le « plafond »

des émissions à 40 milliards. On ne sait si ce chiffre fut atteint (peut-être la circula­

tion maximale fut-elle de 35000 000 000). Les ouvriers qui imprimaient les assignats se mettaient en grève. Les frais d'impression approchaient de la valeur courante du billet imprimé.

On brûla alors solennellement, place Vendôme, la « planche à billets ».

Mais les assignats existants continuaient à circuler; et le pire était les brusques sautes de leur valeur, avec les spéculations correspondantes: en juin 1796, l'écu d'or de 24 livres fut coté en assignats 585 livres le 7, 1 000 livres le 13, et 450 le 16. En octobre de la même année, 2 000 livres le 26, 3 450 livres le 30, et 2 450 le 31.

On avait essayé, en mars 1796, de remplacer les assignats par des « mandats territoriaux » qui devaient permettre l'acquisition directe, sans enchères, de biens nationaux, au prix de 22 fois leur revenu de 1790. L'opération aurait pu être intéressante pour les porteurs de ces mandats. En fait, on n'émit que des « promesses de mandat » que le public confondit aussitôt avec les assignats : en 4 mois, ce papier tomba à 4 % de sa valeur nominale.

Comment sortit-on de cette catastrophe monétaire, la pire qu'ait connue la France, et qui pourtant ne fut pas absolue, comparée à celles de l'Allemagne ou de la Hongrie au xxe siècle?

5) De la fin des assignats à la stabilité monétaire. En février 1797, on supprima le cours forcé, et on ne

put même plus payer les impôts en assignats. Curieuse constatation: ils circulèrent encore pendant de longs mois, et on voyait des gens en acheter, pensant à d'éven­tuels retournements de situation.

Mais les faits importants sont : a) la reprise des frappes d'argent, et celle de sa

circulation;

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b) la liquidation des dettes d'État par la « banqueroute des deux tiers »; le « tiers consolidé » donna quelque stabilité à la rente, et les « deux tiers mobilisés » consti­tuèrent une circulation transitoire entre l'inflation-papier et la circulation-argent;

c) l'État restreignit son budget et organisa un nouveau système fiscal simple et efficace;

d) les conditions de « déflation » furent réalisées conjointement par une série de bonnes récoltes, comme celle de 1796 (il Y eut en particulier une chute de 30 % brusque sur les prix du vin) et par les difficultés du crédit: on ne prêtait aux particuliers qu'à 2 % et davantage par mois, sauf pour les hauts clients de certains banquiers.

Bien entendu, cela entraîna non seulement une stagna­tion du commerce intérieur, mais des faillites brutales et nombreuses, dues en particulier à la chute du trafic colonial, à la suite des événements de Saint-Domingue.

Cependant, les événements extérieurs ne furent pas tous défavorables, bien au contraire : la paix de Bâle assura un temps une reprise - ou des espoirs - au commerce maritime, grâce à un renouveau du commerce avec l'Espagne (Cadix), source de l'argent; enfin, avec la campagne d'Italie commença le pillage de l'Europe par les armées françaises; c'est sûrement un facteur qu'il ne faut pas oublier. En même temps d'ailleurs, même hors des opérations de guerre, l'Europe du Nord s'ouvrait aux produits français.

Telle fut l'atmosphère dans laquelle purent être créés la Banque de France et le « franc-germinal », unité monétaire stable du XIXe siècle.

La Banque de France prend la suite d'une part de la « Caisse d'amortissement » créée par Gaudin, et dont Mollien sera l'administrateur, d'autre part de deux caisses privées d'escompte : la « Caisse des comptes courants » de Perregaux, Récamier, Desprez, et la « Caisse d'escompte du Commerce »; la « Caisse des comptes­courants », le 13 février 1800, se transforma en « Banque de France » à 30 000 000 de capital en actions de 1 000 francs, sous la surveillance de 15 régents et de 3 censeurs élus par les plus forts actionnaires; mais c'était un organisme encore essentiellement privé, et sans monopole d'émission. La Banque fut très prudente au début, ne lan ça guère les affaires et ne soulagea pas beaucoup l'État, qui continua à dépendre des financiers. En 1803, son capital fut porté à 45 000 000,

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elle eut le monopole des émissions à Paris et s'incorpora la « Caisse d'escompte du Commerce l). En 1806, après la grave crise des affaires de 1805, la Banque sera mise davantage sous la tutelle de l'État, avec un gouverneur, mais elle aura enfin le monopole des émissions. Tout cela reste très loin du rôle joué alors en Angleterre par la Banque d'Angleterre.

Par souci d'unification et d'adaptation au système métrique, les autorités révolutionnaires, en 1793, avaient prévu une pièce d'or de 10 grammes dite « franc d'or l),

et une d'argent du même poids: une loi du 10 avril 1795, maintenant les caractéristiques des anciennes monnaies, ordonna en revanche de ne plus appeler l'unité « livre l),

mais « franc l): il fallut attendre 1799 pour que les termes de francs, décimes et centimes se substituent obligatoire­ment dans les comptes aux livres, sous et deniers. Ce qui n'empêcha pas les vieilles habitudes de régner longtemps, de même que les pièces de métal du temps de Louis XV (louis, écus, sous) circulèrent encore une trentaine d'années, malgré leur démonétisation théorique.

Le 7 avril 1803 enfin - 17 germinal, An XI -une loi fixa l'unité monétaire française. Ce fut un franc­argent pesant 5 grammes, au titre de 900 millièmes, contenant par conséquent 4, 5 grammes d'argent (la livre en contenait théoriquement 4, 505, mais pratique­ment 4, 5). Des pièces de 2 F, 5 F et de 0, 5 à 0, 25 devaient être frappées.

Les pièces en or seraient de 20 F et de 40 F, également au titre de 900 millièmes. En frappant 155 pièces de 20 F, dans un kilogramme d'alliage aux 900 millièmes, on donnait à la pièce de 20 F un poids de 5, 806 grammes, soit 322,5 milligrammes et un contenu d'or fin de 290,33 milligrammes pour chaque franc. Le franc a donc deux équivalences légales: 4, 5 grammes pour l'argent, 0, 29033 grammes pour l'or, ce qui confère à l'or une valeur 15, 5 fois plus forte qu'à l'argent (équi­valence du temps de Louis XV déjà). C'est un système bimétalliste, ce rapport étant supposé constant, et la frappe des deux métaux étant également libre, et de pouvoir libératoire indéfini. Ce système sera très large­ment adopté en Europe à l'exemple de la France.

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XXXIII

LE PROBLÈME MONÉTAIRE EN ANGLETERRE DE 1797 A 1819

Pendant la période des guerres contre la Révolution française et Napoléon, l'Angleterre a donné l'exemple d'une inflation monétaire manifestée par des crises du change extérieur et de fortes poussées des prix. Mais ce ne sont pas des faits comparables à l'inflation améri­caine au moment de la Guerre d'Indépendance ou à l'épisode des assignats.

Ce qui est intéressant dans l'expérience anglaise, c'est sans doute au contraire:

1) les conditions particulières que l'existence et la politique de la Banque d'Angleterre assurent au système monétaire anglais;

2) la façon dont les difficultés monétaires sont finale­ment surmontées sans drame;

3) la discussion autour des problèmes monétaires qui, autour de 1810-1812, rappelle celle de 1696-97, et demeure aussi célèbre, plus actuelle naturellement, puisque cette fois il ne s'agit plus de mutations du type ancien, mais du rôle du papier de banque et de sa nature.

L'intervention de l'économiste David Ricardo dans la controverse, la discussion de ses thèmes par l'historien des prix Tooke et par Fullarton, le brillant résumé de Marx dans la Contribution à la critique de l'économie politique et dans Le Capital font de cette controverse monétaire le fondement des théories monétaires du XIXe siècle.

Entre les deux guerres, les inflations monétaires continentales, puis la crise de la livre sterling en 1931-32,

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ont de nouveau attiré l'attention sur ce passé de la monnaie anglaise. Les économistes Silberling, Hawtrey, Viner, ont reconstitué l'épisode. En France, Charles Rist 1

a résumé et repris la controverse autour de la nature de la monnaie de banque. Enfin, pour une période très courte, mais décisive, la thèse de François Crouzet 2 a clairement dégagé les faits et leur contexte économique général.

Nous distinguerons, pour notre part, deux aspects: les faits d'abord, les interprétations ensuite.

Dans les faits, nous examinerons trois épisodes : la crise autour de 1797, la crise autour de 1808-1810, enfin la liquidation de l'inflation du temps de guerre.

1. - DU COURS FORCÉ A L'ÉTALON-OR

La crise monétaire de I797 et le Bank restriction Act.

Il faut noter que la situation monétaire anglaise et la situation monétaire française sont pour ainsi dire chronologiquement opposées. L'épisode français des assignats correspond à un temps de développement du commerce anglais, avec hausses de prix, mais solidité monétaire sans faille. C'est quand l'épisode des assignats se liquide en France que la monnaie anglaise connaît ses premières difficultés.

En Angleterre comme en Espagne, le commerce international a fortement profité de l'effacement français au cours des années 1790-1793. C'est aussi la période où l'or et l'argent français, par peur des événements, manœuvres des émigrés, et relative liberté économique laissée aux marchands, refluent vers l'étranger, parti­culièrement vers l'Angleterre.

Mais en 1794-96, une série de mauvaises récoltes (générale en Europe) oblige l'Angleterre à importer du grain (pour 2,3 millions de livres sterling en 1796); et la fin des assignats en France marque le commence­ment d'un reflux du métal vers Paris.

I. « Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie de John Law ct nos jours », 1938.

2. Il L'économie britannique et le blocus continental., tome II, chap. XIII.

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Aussi commence-t-on, dès 1795 et en 1796, à noter une crise du change anglais, en particulier à Hambourg, qui règle le commerce du Nord.

Pour limiter les sorties d'or, la Banque d'Angleterre restreint le crédit. Mais il est peu probable que les banques privées en firent autant. On constate donc à la fois:

a) une hausse rapide des prix :

1790 100 1792 102 1793 109 1794 107 1795 126 1796 136 1797 (premier trimestre) 143

b) une baisse de l'encaisse-or de la Banque d'Angle­terre : de 7 millions de livres sterling à 1,2.

Une panique commence; les porteurs de billets de la Banque d'Angleterre se précipitent aux guichets.

Alors, le 3 mai 1797, le gouvernement prend le Bank restriction Act, qui autorise la Banque d'Angleterre à ne pas rembourser jusqu'au 24 juin.

Cet acte, prévoyant cette « restriction ) pour moins de deux mois, allait rester en vigueur jusqu'en 1821!

Attention, il s'agit d'un cours forcé (puisque les billets ne sont plus remboursables) mais non, d'abord, d'une « monnaie ) légale. -Personne n'est obligé, en principe, d'accepter les billets en paiement. En 18n, au cours des discussions parlementaires sur la monnaie, lord King annoncera qu'il refusera de ses tenanciers tout autre paiement que de l'or. A ce moment-là seule­ment (en 1812) on promulguera l'obligation d'accepter les billets en paiement.

Mais ce qui est curieux, justement, c'est qu'avant cette obligation, ils aient normalement été acceptés. Avant la crise de 1810, il Y avait eu comme une sorte de consensus tacite des marchands pour accepter - et accepter sans prime - les billets de la Banque d'Angle­terre. Comment l'expliquer?

En fait, comme nous l'avions déjà vu pour le XVIIIe siècle, la Banque est la chose des marchands, qui lui font confiance.

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Surtout, on est en pleine période de triomphe atlan­tique et commercial de l'Angleterre. Et l'or circule comme monnaie, couramment, jusque dans le paiement des salaires. Les billets de la Banque au contraire, jusqu'en 1797, ne sont pas émis au-dessous de 10 livres sterling. Ils sont donc réservés aux gros paiements. Enfin la Banque, bien qu'elle fasse des avances à l'État, n'est pas confondue avec lui. Elle peut avoir sa politique. Et, même aux moments de crise, nous verrons que ses avances à l'économie privée sont supérieures à ses avances à l'État.

Pour toutes ces raisons, le papier de banque reste en Angleterre très loin d'une simple monnaie-signe. Il est en fait plus proche d'une monnaie de crédit. Les contem­porains ont généralement mal vu la distinction. Le problème est de savoir si la distinction est en fait très importante.

Mais l'important est de constater que le cours forcé - la non-convertibilité du billet - établi en 1797 ne troubla pas l'économie, et ne dégénéra pas en inflation. Dès 1798, le change à Hambourg remontait. La dépré­ciation monétaire ne commença pas avant 1800 et ne devint inquiétante qu'en 1808-1810.

La période 1808-1810.

Quand il s'agit de mesurer la dépréciation d'une monnaie, on se sert de trois indices : celui du prix de l'or en monnaie circulante, celui du change « extérieur »

de cette monnaie, celui des prix intérieurs. C'est cette complexité qui est gênante, car les théori­

ciens de la monnaie insistent, suivant leurs tendances, sur tel ou tel de ces indices (ce qui implique généralement déjà une interprétation).

Nous essaierons de distinguer d'une part l'étude des signes de la dépréciation, d'autre part celle de ses facteurs probables.

Les signes de la dépréciation sont : a) Le prix de l'or et de l'argent en monnaie courante. Il est difficile de les évaluer de façon continue, pour

peu que la prime soit illégale, et que les changements en soient rapides suivant les lieux et les temps; en Angleterre, le marché de l'or manque souvent dans les statistiques et le calcul du prix de l'argent se fait sur les cotations de Hambourg.

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b) Le change. Mais, à la période envisagée, les places les plus caractéristiques du change de la livre-sterling sont souvent troublées : Amsterdam occupée par les Français, Paris ennemi (bien que régulièrement coté), Lisbonne en pleine inflation. La place généralement observée est Hambourg. Mais en 1810, les assurances pour transport de monnaie Londres-Hambourg sont passées de 0,55 % à 4 %; si on ajoute 1 à 1,5 % de frais de transport, la marge de frais dépasse 5 %. Ce n'est que si les variations de change dépassent cette marge qu'elles sont significatives; car, en deçà, elles signifient seulement une variation inférieure au gold point (point où il vaut mieux transporter le métal que supporter la perte au change).

c) Les prix généraux des marchandises sont souvent le meilleur signe de la dépréciation monétaire. Pour l'Angleterre des années 1790-1820, nous avons aujour­d'hui les bons indices de Gayer-Rostow. Nous pouvons utiliser aussi ceux que Silberling avait établis, justement à propos de l'épisode étudié. Nous constatons, d'après ces indices, que pour 1790 = 100, et pour 1798 = 149, une pre­mière hausse des prix se situe en 1801 = 166; mais une baisse se produit ensuite: 1802 = 143, et on ne retrou­ve le niveau de 1801 qu'en 1808 = 166.

Il Y a donc eu, dans la première décennie du XIXe siècle, une stabilité avec oscillations légères.

C'est en 1808-1810 que les signes de dépréciation se marquent assez fortement.

Le change tombe de 12 % à Hambourg pendant le second semestre de 1808, et atteint 19,5 % au-dessous du pair au cours du premier semestre 1809 (23,3 % de perte à Paris).

Le prix de l'or est de II,8 % au-dessus du pair en 1808, de 14,5 % en 1809; le « dollar » espagnol (piastre mexicaine) aura jusqu'à 16,2 % de prime.

En gros, on peut estimer que la perte de la monnaie anglaise, en deux ans et demi, est de 10 % devant les métaux précieux, et de 15 % au change étranger.

Les prix courants subissent une modification sensible dans le sens de la hausse :

1807 1808 1809 1810

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Cela recouvre des oscillations courtes plus violentes; entre octobre 1807 et mars 1809, la hausse des prix a été de 25 %, ce qui est serujible. Cela a beau n'être pas dramatique, le public s'inquiète. Comme en 1696, c'est la hausse des prix qui oblige à poser publiquement la question de la monnaie.

Les facteurs de cette dépréciation peuvent être de plusieurs ordres :

a) Le niveau de l'encaisse-or de la Banque d'Angle­terre. Il est tombé de 7,855 millions de livres sterling en 1808 (mars) à moins de 5 millions en 1810.

b) Le niveau de la circulation des billets. En voici les indices. Pour 1793 = 100, on a :

1807 137 1808 145 1809 de 148 à 166 1810 de 170 à 202

c) Les avances de la Banque se sont faites surtout à l'~tat dans les neuf premiers mois de 1808, mais, de la fin de 1808 à celle de 1810, ces avances se font surtout aux particuliers : le portefeuille commercial de la Banque passe de 12,7 à 19,5 millions de livres sterling.

En fait, ce qu'il y a eu, c'est plus une inflation de crédit qu'une inflation monétaire; c'est la caractéristique d'un moment de boom, c'est-à-dire d'initiatives préci­pitées et multiples dans l'entreprise privée.

d) La balance des paiements. On sait qu'il faut tenir compte à la fois de la balance du commerce et des éléments « invisibles» (sorties ou entrées de fonds pour des raisons non-commerciales).

La balance commerciale anglaise, vers 1808-1810, voit à la fois un boom des exportations (mais beaucoup seront immobilisées sans être réglées, à cause du blocus), et un boom plus fort des importations, les prix intérieurs anglais, en s'élevant, encourageant les achats au dehors. Ainsi le déficit commercial s'accroit, passant de 8,6 mil­lions de livres sterling en 1808 à 28,9 en 1810.

Les paiements au-dehors se sont accrus aussi : il a fallu payer beaucoup de fret aux vaisseaux neutres; et l'Espagne envahie étant entrée en guerre contre Napoléon, il a fallu l'aider financièrement; les paiements anglais en Europe pour la guerre ont presque doublé (de 6,6 à

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12~ millions de livres sterling); le pire est que l'Espagne, étant devenue alliée de l'Angleterre, lui fenne le Mexique, alors que l'état de guerre l'avait pratiquement ouvert aux Anglais.

e) L'hémorragie clandestine d'or est conséquence de tout cela (et devient cause à son tour); pas un capitaine de navire londonien qui n'emporte avec lui des guinées d'or, sur lesquelles il fera en Europe des bénéfices importants; on paie ces guinées avec prime de 22 ou 23 %.

Voici un texte de 18u, publié par Fr. Crouzet, sur ce qui se passait sur un marché de viandes londonien :

« Les demandes qui sont faites quotidiennement et même d'heure en heure par des personnes respectables pour savoir combien je donnerais pour des guinées, et d'autre part le prix très élevé qui est offert pour les dollars, prouvent qu'il existe non seulement une tendance mais aussi une volonté de fondre la monnaie. Tout provincial venant à Londres apporte des guinées pour les vendre; des agents sont employés dans tout le royaume à la collecte, et elles sont maintenant vendues avec une prime d'une demi-couronne ... La monnaie d'or a déjà disparu de la circulation et l'argent va suivre. Encore quelques semaines et il ne restera plus un seul des dollars émis par la Banque... »

(Il faut entendre par « dollars » les piastres - « pièces de huit » - mexicaines appelées dollars en Amérique du Nord, et qu'on refrappe en Angleterre pour la circulation intérieure. )

Ainsi se présentait la crise monétaire anglaise en 1810-1811.

Mais déjà le « krach » - chute brusque des prix, faillites dans les entreprises - avait succédé au « boom »

du crédit.

De la crise de,18II-18I2 à la stabilisation de 1821.

En fait, la crise de 18u fut universelle et beaucoup plus violente sur le continent qu'en Angleterre, et sans doute le système monétaire anglais fut-il pour quelque chose dans la relative bénignité de la brusque déflation générale. Les prix tombèrent en 1812 à l'indice 168.

Les alternatives de hausses et de baisses allaient encore se poursuivre : en 1813 et 1814, l'inflation de guerre,

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les prêts au gouvernement entraînèrent les prix jusqu'aux indices 185 et 198, la prime de l'argent et de l'or sur la monnaie circulante à 26 et 36 %.

La paix de 1814 fit croire à tous que la livre allait remonter au pair et qu'on reviendrait à la convertibilité du billet. Cette attente ralentit la circulation monétaire et entraîna une crise des affaires, processus normal. Mais les événements politiques reprirent le dessus sur les régulations éconoiniques; avec le retour de l'ne d'Elbe, la défiance envers la monnaie reprit brusquement; après Waterloo, l'atmosphère de déflation reprit : entre le début de 1814 et le 3e trimestre 1816, la chute des prix est de 38 %. Il Y aura cependant encore un sursaut : les années 1816-1818 sont marquées par un retour à l'inflation et à la hausse, suivies d'une chute et d'une crise généralisées. En 1820 seulement, l'once d'or retom­bera à 'son prix normal de 3 livres sterling, 17 shillings, 10 pence et demi sur le marché, avant qu'on ne l'y ait officiéllement fixé de nouveau (mai 1821). On voit que l'épisode a duré longtemps.

L'installation de l'étalon-or et du monométallisme en Angleterre est un problème ut1 peu différent. Nous avons vu que, de 1774 à 1783 au moins, en restreignant à 25 livres le pouvoir libératoire de l'argent courant, on en avait fait une simple monnaie divisionnaire, l'or restant le seul étalon. Cela était plus ou moins tombé en désuétude jusqu'aux crises de change de 1797 qui, faisant craindre une très forte dévalorisation de l'argent courant, firent prendre, en janvier 1798, des dispositions interdisant la frappe de l'argent et limitant comme en 1774 son pouvoir libératoire. Bien que l'installation d'une circulation-papier dominante rendît le problème peu urgent, lord Liverpool, qui avait présidé à la réforme de 1774, écrivit en 1805, à la veille de sa mort, un mémoire recommandant le maintien systématique d'un seul étalon: l'or. Et en 1816, la loi du 22 juin fixa les règles du monnayage, critiquant le bimétallisme, et affirmant que seul l'or est « standard measure of value and legal tender for payments without any limitation of amount ». Au contraire, le pouvoir libératoire de l'argent est limité à deux livres. Cependant, on ne peut parler de mono­métallisme absolu, parce que la Banque d'Angleterre a une partie de son stock en argent (un cinquième au milieu du XIXe siècle) et parce qu'on peut, théoriquement,

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porter de l'argent à la frappe; en pratique, la disposition royale qui devait fixer la date initiale de cette possibilité ne fut jamais publiée. Pratiquement, l'étalon-or était établi.

II. - LES mÉES : LA CONTROVERSE MONÉTAIRE AUTOUR DE RICARDO ET DU « BULLION REPORT &

L'économiste et historien de la monnaie Hawtrey a observé justement que, dans cette controverse et dans les commentaires qu'elle a suscités plus tard, on n'avait pas assez tenu compte de la variété des facteurs qui entrent en jeu pour expliquer les relations entre monnaie, prix et mouvement des affaires. J'ajouterais volontiers, et de leur interaction. Nous indiquerons donc, avant d'exposer les principales idées émises au cours de la controverse, en quoi le cours forcé anglais des billets de banque avait des caractères particuliers.

Les caractères particuliers du cours forcé anglais.

Malgré Law et les assignats, exemples voisins et intimidants, les événements monétaires anglais de 1797 n'ont pas tourné à la panique; le Bank restriction Act a pu s'appliquer et être maintenu de longues années sans excès d'émissions et d'inquiétudes du public, malgré les discussions. Cela faisait l'admiration du comte Mollien, conseiller financier de Napoléon.

C'est peut-être qu'en fait le papier anglais n'est pas émis par l'État; il garde son caractère de « papier de ban~ue ).

N émettant pas par l'État, la Banque, parfois, émet pour l'État;. mais ce n'est pas continu, et elle ne cesse d'émettre pour les particuliers; et finalement cette création de crédit au r,rofit de l'économie privée l'em­porte largement sur 1 émission proprement monétaire; par exemple, en 1797, les demandes d'émission de l'État l'emportent, puis en 1808, puis en 1812-1814; mais pendant de longs moments, comme en 1800-1808, et autour de 1810, c'est le crédit aux particuliers (autre facteur d'inflation, mais qui excite l'économie privée dans ses initiatives, et pas seulement la conSommation).

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De ce double aspect du rôle de la Banque est résultée la confusion, constatable chez les contemporains comme dans les commentaires ultérieurs, entre «monnaie de crédit» et simple papier-monnaie.

Il est certain que cela suscita les réflexions des Anglais; le problème était: est-ce l'or qui «hausse» de valeur? ou le papier qui perd de la sienne? Les complications venaient de ce qu'on avait connu, au XVIIe et au xvme siècles, une inflation sous la forme de dégradation de la monnaie-argent, et qu'au surplus c'était l'argent qui était coté à Hambourg, sur le marché des changes.

Thornton.

Comme la plupart des personnages qui interviennent dans les controverses économiques anglaises, Thornton est à la fois un homme d'affaires, un parlementaire, et un économiste (praticien plus que théoricien il est vrai).

Thornton publie en 1802 un ouvrage intitulé: Recherches sur la nature et les effets du papier de crédit en Grande-Bretagne.

Le but de cet ouvrage est : 1) de justifier le cours forcé des billets tel qu'il a été

pratiqué depuis 1797; 2) de mettre en garde contre un éventuel abus des émissions, contre un gonflement quantitatif excessif de ce papier.

En fait, c'est Thornton qui, moins célèbre que Ricardo, édifie pour l'avenir, plus que celui-ci, la doctrine anglaise classique de la monnaie.

Malgré le titre de l'ouvrage - qui parle de « papier de crédit » (ce qui correspond bien à la nature du billet de banque anglais à ses origines) - Thornton ne fait pas de distinction Inajeure entre le billet de crédit et le billet­monnaie rro~rement dit.

Mais i n assimile pas, pour autant, le phénomène monétaire anglais aux expériences du continent (aux assignats, par exemple). C'est qu'il ajoute une importance décisive à l'institution qu'est la Banque d'Angleterre. Pour lui, cette institution incarne la sagesse anglaise. Le gouvernement anglais résistera spontanément à toute tentation d'émissions exagérées. Et d'ailleurs, la Banque est indépendante, elle :peut résister au gouvernement. Donc il ne saurait y avoll' d'« agio ) (prime du métal sur le papier) en proportion excessive.

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Pour justifier cela, Thomton compte sur l'esprit de stabilité des Anglais (ce qui est, bien entendu, une pétition de principe), et aussi (ce qui est beaucoup plus jmportant et justifié) sur la supériorité de la richesse anglaise, dans le domaine de la production et du com­merce. Ce dernier argument est sans doute le bon. L'Angleterre, dès l'époque napoléonienne, a pris une avance économique sur les autres pays, qui lui permet d'espérer, dès la disparition des conditions de guerre, une rapide résorption de la monnaie de papier émise.

Ricardo.

David Ricardo (1772-1823) est surtout célèbre par son grand ouvrage Principes de l'économie politique et de l'impôt qui ne parut qu'en 1817, et qui marque une des étapes fondamentales de l'édification de la science économique. Mais ses premiers ouvrages, beaucoup moins élaborés, avaient été des polémiques de circons­tance sur la question monétaire. Ricardo, par ses origines, était lié aux milieux les plus compétents en matière de change et de monnaie (son père était un Juif d'origÏJ;1e portugaise émigré d'Amsterdam à Londres, et il avait envoyé son fils faire son apprentissage des affaires à Amsterdam). Très jeune, David Ricardo avait gagné personnellement une grosse fortune dans les affaires, qu'il abandonna seulement en 1814. Il acquit des pro­priétés foncières et entra au Parlement.

En 1809, le « Moming Chronicle .) publia trois articles de Ricardo sur le rapport entre la valeur de la monnaie circulante (billets de la Banque d'Angleterre) et la valeur des lingots d'or; la prise de position de Ricardo domina les débats dits du Bullion Report (Commission parle­mentaire sur les lingots); en 1811, ayant été contredit par un des plus connus des économistes-hommes d'affaires, Ricardo répliqua par une Réponse aux obser­vations pratiques de M. Bosanquet sur le Rapport du Bullion Committee. Dans cette célèbre controverse, Ricardo pose les principes d'une théorie monétaire qui sera discutée pendant tout le XIXe siècle sous le nom de Currency Principle.

L'idée centrale est l'unité de la monnaie. Tout moyen de paiement est monnaie. La monnaie rognée, les billets circulant, donnent lieu à des phénomènes analogues. La

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relation entre les prix des marchandises et la monnaie est essentiellement quantitative. Le niveau des prix dépend de la quantité de monnaie en circulation. Inter­nationalement, les changes expriment la diversité des pouvoirs d'achat de chaque monnaie nationale. L'équi­libre s'établit spontanément I?ar le transfert du métal monétaire (pièces ou lingots). Avec une circulation­métal, il n'y a donc pas à craindre une multiplication de signes monétaires entraînant des hausses de prix désordonnées. Mais avec une circulation-papier, il y a toujours risque de multiplication excessive (dans la mesure où l'Ëtat peut trouver commode d'émettre du papier pour répondre à ses besoins). L'excès de papier de la Banque d'Angleterre explique déjà la hausse des prix et la prime de l'or sur la monnaie circulante. Il conviendrait donc de ramener la circulation-papier au niveau de sa couverture-or existant en Banque, pour ramener la parité entre la monnaie-métal internationale­ment valable et la monnaie intérieure. Tel est le Currency Principle.

Plus tard, dans les Principles, Ricardo adoptera des formes plus nuanéées de la théorie quantitative de la monnaie. Il admettra cependant toujours que le papier­monnaie, représentant une ·certaine quantité d'or, si cette quantité ne bouge pas, et que la quantité de papier augmente, chaque fraction de papier représentera moins d'or, donc moins de valeur.

Cela ne signifie pas non plus que Ricardo condamne la monnaie de papier et considère l'or comme une monnaie idéale (puisque sa valeur peut changer, ce changement constitue un risque) : Ricardo souhaiterait en fait une monnaie exactement calculée suivant les besoins de la circulation.

Du point de vue des faits, il a à la fois raison - en ce sens que la monnaie anglaise était bien en train de se déprécier, depuis qu'elle était inconvertible - et tort -en ce sens que la Banque n'avait prêté à l'État, nous l'avons vu, qu'en certaines circonstances, modérément, et qu'elle avait surtout fait des avances aux particuliers: c'est l'expansion du crédit qui avait détermmé le carac­tère inflationniste de la période, plus que l'émission de monnaie à la demande de l'État.

Il n'empêche que le Currency Principle (retour à la convertibilité du billet, et à la proportionnalité entre circulation-papier et encaisse-or) restera le fondement d~

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la politique monétaire anglaise (Statut de la Banque d'Angleterre fixé par Peel en 1844, et resté valable jusqu'en 1928).

Les anti-bullionistes et Tooke.

La position de Ricardo pouvait être également définie comme un « bullionisme ) (référence obligatoire au lingot d'or); cette position fut attaquée, en particulier par l'économiste Tooke, auteur d'une des grandes « histoires des prix ) qui ait été tentées en Angleterre. Sur cette observation empirique et détaillée du niveau des prix, Tooke fondait sa discussion des idées de Ricardo. Pour lui, la monnaie n'étant pas une « richesse ), mais l'or en étant une (valeur de refuge), les sautes de prix dépendaient essentiellement de la confiance du public dans la monnaie. Mais la quantité de monnaie elle-même était déterminée par la demande du public, et en dernière analyse par la balance des paiements extérieurs du pays : « la quantité des billets est un: effet et non une cause de la demande des billets ), écrit Tooke. La Banque n'émettrait donc que ce qui lui serait demandé. C'est là le « Banking Principle ), opposé au «Currency Principle) de Ricardo.

Le sens de la querelle.

En fait, il ne s'agit pas de « choisir ) entre la primauté des facteurs : monétaire ou non-monétaire, politique ou économique, objectif ou psychologique, dans l'explica­tion de l'inflation.

Pour l'Angleterre des années 1808-1809, qui déclen­chèrent la controverse, il est certain que l'origine de la crise est dans le déséquilibre de la balance des paiements : subsides distribués à l'extérieur (facteurs politiques, mais secondaires), et surtout achats à l'extérieur, favo­risés par la hausse des prix intérieurs. Ricardo dit : là est justement la cause, il y a intérêt pour les négociants à importer, d'où la montée des importations; Tooke dit : le besoin d'importer a été dû surtout à de mauvaises récoltes; les deux explications ne se contredisent évi­demment pas.

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Mais que s'est-il passé en 1808, dans une atmosphère favorable aux spéculations? Le passage de l'Espagne, maîtresse des mines mexicaines, au camp anglais a soulevé les espoirs les plus fous de gain chez les négo­ciants; tous ont voulu acheter, tous ont demandé des avances à la Banque; entre octobre 1808 et octobre 1809, il Y a eu création de 755 banques en Angleterre et Pays de Galles, et de 123 banques en Écosse; c'est le temps de la « bankmania ). Cela veut dire : climat d'inflation.

Ricardo en rend responsable le gouvernement, et la Banque qui aurait accepté de lui faire trop d'avances. En fait, c'est la position d'un opposant au gouvernement et à la politique de guerre à outrance. Elle rejoint celle d'un autre 'Whig, lord King, qui, en 18II, annonça au Parle­ment qu'il exigerait de ses fermiers d'être payé en or. Le Gouvernement, au contraire, croyait que l'effort de guerre et la menace du blocus obligeaient à vivre sur le principe de la monnaie-papier inconvertible, et cherchait à ... (1 persuader le commercial interest que sa prospérité était essentiellement liée au système d'émissions bancaires ).

En fait, le gouvernement fut justifié par sa victoire, et par le rétablissement progressif de la situation moné­taire, qui ne fut jamais catastrophique. Mais ce rétablisse­ment fut lent, puisque la parité entre le billet et l'or, réclamée par Ricardo dès 1809, ne se rétablit d'elle-même et ne fut officiellement proclamée qu'en 1821. A ce moment-là, et les circonstances exceptionnelles ayant disparu, le ralliement à la thèse du Bullion Report et de Ricardo devint général.

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XXXIV

MÉTAUX PIŒCIEUX ET CONJONCTURE AU XIxe SIÈCLE : 1810-21 - 1914-21

Appelons XlXe siècle les années qui vont de 1810-1821, tournant après les guerres napoléoniennes, aux années 1914-1921, tournant après la Première Guerre mondiale.

Considérons que, du point de vue de la monnaie et des prix, le XVIIIe siècle, caractérisé par une hausse des prix de longue durée et par un développement de la produc­tion américaine des métaux précieux, se termine :

1) par les épisodes français et anglais de l'inflation­papier et de l'inflation-crédit;

2) par des crises brutales, du type « commercial» comme en 18II, du type alimentaire comme en 1812 et 1817;

3) par l'effondrement de la production américaine des métaux précieux au cours des événements de l'Indépen­dance latino-américaine.

Au-delà de 1817, dans la stabilité monétaire rétablie, c'est une tendance d'ensemble à la chute des prix qui s'installe, tendance qui ne se redressera qu'autour de 1850. Les problèmes de « conjoncture » du XIXe siècle tournent autour de ces renversements, de leurs causes, de leurs effets. Pour nous, autour de leurs relations avec le problème des métaux précieux, en particulier de l'or.

Nous constaterons d'abord les faits, les corrélations les plus apparentes. Nous examinerons ensuite les déli­cats problèmes d'interprétation.

1. - LES RYTHMES DES PRIX

Il est bien connu que les « prix généraux ) sont entraînés dans deux mouvements superposés :

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1) Les « cycles intra-décennaux ), ou cycles « courts », dits « de Juglar ), du nom du premier économiste qui les a étudiés systématiquement, et qui recouvrent une dizaine d'années. Ils comportent une phase de montée des prix et de développement des affaires qui se termine par une « crise ), avec effondrements boursiers, faillites, chute des prix, ~ dépression ), puis reprise et nouvelle montée. Ce « cycle ), très étudié, est caractéristique du fonctionnement du capitalisme au XIXe siècle. Il ne comporte pas d'explication fondamentalement moné­taire. C'est le cycle « des affaires ). Dans les pays les moins développés, il se combine encore souvent, au XIXe siècle, avec le cycle météorologique des probabilités de bonnes et mauvaises récoltes.

2) Il existe des mouvements plus longs qui, par dessus les cycles courts, entraînent les prix, pendant 25 ou 30 ans, dans une direction donnée - hausse ou baisse -puis, dans les 25 ou 30 années suivantes, dans la direction inverse.

Précisons-en les dates pour le XIXe siècle, en nous entendant bien sur le sens de pareilles « précisions ). Il ne s'agit pas d'un mouvement d'horloge partout sem­blable. Suivant les pays et les produits observés, les minima et maxima du mouvement ne coïncident pas à une année près. Nous indiquerons donc des groupes d'années, comprenant toutes les dates proposées par divers auteurs pour les renversements de tendance. Nous obtiendrons ainsi des dates limites (en fait bien grou­pées) pour ces renversements.

Premiers maxima des prix : Ils sont atteints entre 1810 et 1821, surtout entre 1815 et 1817, années qui groupent: 1) la fin de la guerre, 2) la disette de 1817, suivie d'un effondrement des prix agricoles.

Premiers minima des prix : Ils sont atteints entre 1842 et 1850, suivant qu'on prend le minimum avant ou après la brusque pointe des prix agricoles de la disette de 1847.

Deuxièmes maxima des prix : Ils sont atteints entre 1870 et 1875, la date la plus caractéristique étant 1873, à la veille du krach généralisé de la crise courte qui marque cette année-là.

Deuxièmes minima des prix : Ils sont atteints entre 1890 et 1897, les dates les plus fréquemment observées étant 1895-96.

Troisièmes maxima des prix : Ils sont atteints entre 1913 et 1920, du fait de la guerre mondiale, et, cette fois, des

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nombreuses inflations monétaires dues à cette guerre; il y a tendance à la chute et à la crise dès 1920; mais cer­tains considèrent que la reprise de 1925 oblige à placer la fin de cette période de hausse en 1929.

Ainsi se sont dessinés deux grands « cycles ) (baisse, puis hausse) :

1817-1850-1873 1873-1895-1920

On les appelle « cycles de Kondratieff ) du nom du savant russe qui les a étudiés le premier.

On peut aussi employer le vocabulaire de François Simiand: 1817-1850 : « phase B ), de baisse des prix et de rétrac­

tion économique; 1850-1873 : « phase A ), de hausse des prix et de facilité

économique; 1873-1896 : « phase B ), même définition que précédem­

ment; 1896-1920: « phase A ), même définition que précédem­

ment. (Mais Simiand prolonge cette phase « A) jusqu'en 1929).

Ces « cycles longs ), ces renversements de tendance sont assez bien établis pour que nous les considérions comme des données, comme des faits (du moins dans le domaine des prix, car, pour les taux d'accroissement de la production, par exemple, les faits sont plus controversés; il n'y a jamais recul, mais il peut y avoir moindre hausse, rupture de pente dans l'accroissement).

Inutile d'ajouter aussi que lorsqu'on dit « mouvement des prix ), on entend mouvement moyen des prix (et l'éta­blissement statistique de ce mouvement moyen sera toujours discutable); tous les prix de toutes les denrées ou produits ne suivent pas exactement le même mouve­ment.

II. - LES ÉVÉNEMENTS CONCERNANT LA PRODUCTION DES MÉTAUX MONÉTAIRES

Il n'est pas moins bien établi que le XIXe siècle a vu se succéder, dans le domaine de la production des métaux précieux, des événements dont la corrélation avec les mouvements de prix n'est pas mathématiquement démontrable, mais dont la concomitance avec ces

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mouvements fournit au moins les bases d'une hypothèse de travail:

De 1810-21 à 1848, c'est la période où les mines d'argent du Mexique, du Pérou, les mines d'or du Brésil, sont de moins en moins exploitées à la suite des événe­ments de l'Indépendance américaine. Que les métaux précieux soient alors plus chers par rapport à une produc­tion européenne de marchandises diverses sans cesse accrue, c'est assez naturel; mais il reste à préciser la liaison.

Entre 1848 et 1851 en revanche a lieu la découverte des « placers » puis des mines de Californie, et bientôt après, celle de l'or d'Australie. On peut au moins faire l'hypothèse d'un rapport entre ces découvertes et la baisse de la valeur relative de l'or, c'est-à-dire une ten­dance à la hausse du niveau général des prix. Les contem­porains n'en ont guère douté.

Il est plus difficile de dire pourquoi la tendance se renverse un peu après 1870; l'or semble devenir plus cher; la première phase d'exploitation intensive des mines s'achève peut-être.

En tout cas, la remontée des prix mondiaux, après 1890-96 correspond bien aux découvertes de gisements d'or dans le Grand Nord d'une part, en Afrique du Sud d'autre part; cette phase de montée - 1896-1920 -s'achevant sur des phénomènes d'inflation comparables (en plus ample) à ceux des guerres napoléoniennes, on peut comparer la chute de 1920 à celle de 1817.

III. - LA STABILITÉ MONÉTAIRE GÉNÉRALE ET L'ÉTALON-OR

Mise à part cette dernière période - la guerre de 1914 - et réserve faite des phénomènes locaux ou momentanés, comme la Guerre de Sécession aux États­Unis ou la défaite de 1898 en Espagne, qui entraînent des distorsions monétaires, on peut dire que la période 1820-1920 est un temps de stabilité généralisée dans le rapport des monnaies nationales aux monnaies métal­liques. Il y a certes, une circulation de billets de banque. Mais ils sont convertibles en or à tout moment. Il y a développement du crédit; mais le crédit n'est pas la monnaie, et il y a toujours eu des phénomènes du même

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genre (Cf. le XVIe siècle). Enfin, si l'argent garde son importance devant l'or pendant la première moitié du siècle, et pose des problèmes monétaires techniques dans la seconde moitié, il finit par perdre son rôle monétaire. L'or devient la monnaie de référence par excellence, et d'ailleurs, quand on parle de « prix », il faut désormais entendre exclusivement « prix-or ».

Dès lors, il n'est pas absurde, quelle que soit la théorie monétaire invoquée, de rattacher le problème du mouve­ment des prix au problème de la production de l'or.

Cela dit, il faut : 1) observer de plus près les faits; 2) confronter les interprétations.

Il est bon de noter d'abord que si les économistes et sociologues du ne siècle ont accordé beaucoup d'atten­tion aux « fluctuations » des prix, à la « conjoncture », aux rapports de ces fluctuations avec l'ensemble des phénomènes économiques et sociaux, les hommes du XIXe siècle n'avaient pas été moins frappés par l'incidence économique des découvertes de mines d'or.

Il faut relire par exemple, le célèbre ouvrage français d'Émile Levasseur : La question de l'or (Paris, 1858).

L'auteur y étudie successivement ce qu'il appelle les quatorze « révolutions » (retournements de tendance) observées au cours de l'histoire dans le rapport entre valeur de l'or et valeur des marchandises en général. Il admet que la dernière a commencé avec la découverte des mines californiennes; il étudie celles-ci, ainsi que les mines d'Australie, Russie, etc. Il étudie ensuite les conditions de la distribution de l'or dans le monde par le commerce. Et enfin les conséquences de cette distribu­tion sur les prix, les revenus des diverses classes sociales, l'encouragement à la production, le taux d'intérêt, etc. Il prévoit enfin les crises et cherche les remèdes possibles aux effets éventuellement néfastes des trop rapides aftlux de métaux précieux. Sans oublier l'argent, encore impor­tant à la date de l'ouvrage.

Mais Levasseur, sur lequel on peut encore s'appuyer pour de nombreuses observations, n'est pas le seul con­temporain de la découverte des mines californiennes, à en avoir noté les effets. Marx, en 1859, dans la Contribution à la Critique de l'Économie Politique indique au cours de sa préface que ses observations sur le capitalisme s'ap­puient sur la phase de développement liée à la découverte de l'or.

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Il écrit :

« La prodigieuse documentation sur l'histoire de l'éco­nomie politique amoncelée au 'British Museum, le poste favorable qu'offre Londres pour l'observation de la société bourgeoise, et, enfin, le nouveau stade où celle-ci paraissait entrer avec la découverte de l'or californien et australien, me décidèrent à recommencer par le commencement et à étudier à fond, dans un esprit critique, les nouveaux matériaux. »

Ainsi les réflexions qui sont à l'origine de la Critique de l'économie politique dont Marx fera ensuite la base du Capital, ont été déclenchées, selon ses propres déclara­tions, par la mutation économique due à la découverte des mines d'or - et dès les débuts de cet épisode même.

IV. - LA PRODUCTION DES MÉTAUX PRÉCIEUX DANS LA PÉRIODE 1817-1848

La période de baisse générale des prix - c'est-à-dire de revalorisation de l'or par rapport aux marchandises - qui va de 1817 à 1848 avait correspondu à un effondrement de la production américaine, surtout pour l'argent, mais seulement pour les années 1817-1829. Le Mexique, qui avait produit 107 millions de francs d'argent en 1788, et jusqu'à 130 en 1795, et en exporta 177 vers 1800, ne produit plus que 65 000000 de francs d'argent en moyenne entre 1810 et 1825. C'est un effondrement d'environ 3 à 1. Le Pérou qui, de 1804 à 1808, avait frappé 205000000 en argent et 9000000 en or, n'en frappa, entre 1814 et 1819, que 202000000 pour les deux métaux, et seulement 45 000 000 de 1820 à 1825.

Cependant, il faut bien noter que la baisse des prix - comme tendance majeure - continue en Europe après que la production des métaux précieux a commencé à remonter en Amérique. Et ailleurs.

Le monnayage mexicain de 1830 à 1840 est de 50000000 par an pour l'argent et de 300 000 F pour l'or, remonte à 65 millions pour l'argent et déjà 3800000 F pour l'or en 1841, à 71 millions pour l'argent et 5 millions pour l'or en 1844, à 132 pour l'argent et à 8 pour l'or en 1848, le progrès étant analogue au Pérou.

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Et surtout, on constate que dans les autres pays du monde un effort a été fait pour suppléer à la chute de production des métaux américains. L'Europe a porté sa production de 53000 kg à 120000 pour l'argent. La Russie qui, en 1810-1825, donnait en moyenne 1 095 kg d'or et 12612 kg d'argent, en donnait respectivement 10067 kg et 19272 kg en 1825-48.

Concluons que la baisse des prix ne correspond nulle­ment à une production mondiale toujours descendante, mais à un effondrement suivi d'une reconquête progres­sive de mines, mises en exploitation du fait même de la valeur croissante des métaux précieux, mais sans doute encore à productivité médiocre.

V. - HASARD ET AVENTURE APPARENTS DANS LES DÉCOUVERTES DE 1848-1850

En Californie 1.

L,a découverte de l'or californien a lieu le 24 janvier 1848, 9 jours avant la signature du traité qui cède aux États-Unis, par achat fait au Mexique, les provinces de Californie, Nouveau-Mexique, Arizona, Nevada, Utah, pour 15000000 de dollars. L'or va en produire 45 en deux ans. Heureuse affaire!

C'est que la Californie, en janvier 1848, avait 15000 habitants, San Francisco 2 000. On cherchait à attirer les colons-fermiers. Sutter, Suisse, ancien officier de la Garde Royale française jusqu'en 1830, venait de créer une grande entreprise rurale près de la rivière Sacra­mento, sur une concession de 100 km de long, avec une scierie dont les machines venaient de l'Est par chars à bœufs. L'installateur de cette scierie, James W. Marshall, trouva l'or dans les sables de la rivière. Le secret ne fut pas tenu. Ce fut la ruée.

« La propriété fut envahie, et les propriétaires dépos­sédés. BIentôt, les travaux des champs furent interrompus, les villages abandonnés; la fièvre du gain se répandant de proche en proche, s'empara des habitants de San Francisco et de Monterey, qui partirent presque tous pour les

I. Cf, Levasseur (op. cit.) et bon résumé dans Lepidi : L'OT (coll. «Que sais-je? .).

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mines. On ne pouvait garder ni ouvriers ni domestiques, quelque salaire qu'on leur promît. Les maîtres, abandonnés de leurs serviteurs, se décidaient bientôt à faire comme eux, et allaient aussi chercher fortune. Les employés quittaient leur poste; les soldats désertaient : les maisons restaient vides. Au moins d'août, il n'y avait plus dans toute la ville de Monterey que le gouverneur et quelques officiers. A peine un vaisseau abordait-il que matelots et mousses disparaissaient aussitôt et ne revenaient plus: il y avait à la fin de l'automne plus de dix navires retenus au rivage faute de marins. Le gouvernement français crut prudent de faire avertir dans tous les ports de l'Océanie ses baleiniers et de les engager à éviter ces côtes s'ils ne voulaient pas perdre leur équipage. »

C'est qu'on citait un endroit (la Fourche américaine) où un arpent avait fourni 500 000 francs-or en deux mois, des gains de 80 000 en deux semaines, de 800 et 1200 en un jour.

Il se produisait, bien entendu, le même phénomène que dans le Pérou du XVIe siècle: on payait une bouteille de vin 43 francs, un cuisinier 150 et 250 francs par jour.

Le courant d'immigration fut foudroyant : 1 700 mi­neurs travaillaient en août sur les lieux de la découverte; au printemps 1849, 17000 émigrants avaient quitté New York par mer pour la Californie. Par terre, 80000 essayaient de franchir la Sierra Nevada. 30000 seulement arrivaient au but.

En juin 1850, la population de la Californie atteignait 92560 habitants (six fois le chiffre initial), et 269000 en novembre 1852. Là-dessus, en 1850, seulement 7000 femmes, et 58 000 en 1852. En 1856, les 500000 habitants dont beaucoup de Chinois et d'Européens, sont dépassés.

Il est vrai que la zone d'exploitation aurifère s'est agrandie, elle s'étend sur une surface de 1 200 km de long sur 115 de large, dans la Sierra et ses avant-monts. Longtemps, l'exploitation est du type « placer », du type « orpaillage ». Au couteau, à la pioche, à la battée (la vieille « batea » des Indiens des Iles - un simple tamis que l'on secoue). Puis, on a utilisé le « berceau », auge d'un mètre ou un mètre et demi, inclinée et divisée par planchettes transversales, avec courant d'eau, parfois emploi du mercure. Puis une auge plus longue, le long tom. Enfin on perfectionne le sluice, toujours sur le même principe, mais le canal est très long, muni de couvertures qui retiennent la poudre d'or, finalement amalgamée au

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mercure et extraite ensuite. Justement une mine de mercure - la nouvelle Almadén - fut découverte en Californie. Tout cela reste assez artisanal, pas tellement différent du XVIe siècle. Mais dès 1849 et jusqu'en 1851, on découvrira des mines véritables : à Grass Valley, Ophir-City, Mariposa, dont les quartz broyés donneront de bons rendements, bien qu'à beaucoup plus de frais. Ainsi les frais de production croissent rapidement, mais le premier or découvert a été quasi gratuit. L'impact sur la relation de valeur entre l'or et les marchandises a été brutal. Ses effets lointains seront ressentis petit à petit.

De 1848 à 1856, en 9 ans, la Califorme a produit 752400 kg d'or, représentant une valeur de 2 500 000 000 de francs du XIXe siècle. Là-dessus, 2 000 000 000 avaient été reçus par trois places : la Nouvelle-Orléans, New York et Londres. Un courant de marchandises diverses compensait ce flux: San Francisco et Monterey reçurent de trois à quatre mille navires par an.

Ce commerce rap~la à ses débuts celui du Mexique du XVIIIe siècle : sruvant que l'approvisionnement était abondant ou la communication coupée avec la mine, ou qu'au contraire il y avait peu de denrées et beaucoup d'or, les prix de vente s'effondraient ou montaient en flèche. Levasseur observe à ce sujet combien il faut distinguer entre le prix, soumis à la loi de l'offre et de la demande instantanée, et la valeur qui s'établit à long terme.

« Les mineurs ont d'abord donné « des poignées d'or » contre des objets de première nécessité... Les marchan­dises se sont empressées de se rendre sur un marché où elles étaient traitées si avantageusement, et elles ont fait baisser les prix par leur propre concurrence ... (Ils) descen­dront jusqu'à ce qu'ils se soient rapprochés sensiblement des prix du Vieux Monde qui, dans le même temps, s'élèvent peu à peu par suite de l'écoulement de l'or en Europe et en AmérIque ... L'or étant partout en excès élèvera partout le prix de toute chose en perdant lui­même chaque jour une p'artie de sa valeur. C'est le phéno­mène qui se produit déjà de nos jours; mais il faut encore des années avant qu'il s'étende uniformément sur tous les pays commerçants et fournisse partout une même mesure de toutes les valeurs» (Levasseur, 1858).

En Australie.

Ce fut un émigré ayant travaillé en Californie qui fit des recherches en 1851, dans des régions que les

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géologues avaient signalées dès 1847 comme probable­ment aurifères. Les travaux commencèrent d'abord dans le Nord (région de Bathurst). Dans les « Montagnes Bleues ), à Sommer Hill, puis sur la rivière Macquarie, l'or fut trouvé. Puis, dès août 1851, on en trouva dans le Sud et, en 1853, près d'Adélaïde. Le nombre des habi­tants, la dispersion des exploitations, les récents progrès du troupeau australien, firent que les phénomènes de l'or furent moins violents qu'en Californie. Toutefois, l'importance des découvertes n'est pas niable: en 6 ans - 1851-1856 - 500 000 kg d'or, valant 1 500 000 000 de francs. Melbourne a presque tout exporté.

L'exploitation dut se faire par puits, et pulvérisation des quartz aurifères. Mais il eut des « trous ) d'un rende­ment très satisfaisant (jusqu'à 450 kg par an). L'immigra­tion, ici aussi, se déclencha : 372 000 immigrants en six ans. A peu près autant que l'Australie avait d'habitants en 1851. Les banques prirent une activité prodigieuse; leurs avances passèrent de 77 millions à 355 en quelques années, puis se tassèrent. Les salaires journaliers passèrent de l'ordre de 6 à 8 F en 1851 à l'ordre de 43 à 50 F en 1854, pour retomber à 16 et 20 F en 1856.

La Russie.

La Russie, qui produisait 3800 kg d'or en 1826, en produisait 27000 en 1847 et restait à cette moyenne entre 1848 et 1856, produisant en 9 ans 718 000 000 de F. Ce n'est pas négligeable. La Sibérie orientale, sur ce chiffre, en produisait plus de la moitié. Des recherches étaient faites un peu partout vers 1851, sans nouvelle découverte vraiment importante.

Le reste du monde.

En face de l'énorme production des trois centres précé­dents, celle du reste du monde n'est pas, non plus, négligeable: dans les 9 ans considérés (1848-1856) il y a été produit 343000 kg d'or, valant 1 334000 000 de F (153 000 kg pour l'Afrique, 138 000 pour l'Amérique - en dehors de la Californie - 108 000 pour l'Asie, 20000 pour l'Europe). Ce n'est, malgré tout, que moins du quart de la production mondiale.

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Ainsi les découvertes californienne et australienne bouleversent les conditions du marché de l'or.

VI. - SIMULTANÉITÉ, RESTES D'AVENTURE ET INTERVENTION DE LA TECHNIQUE

DANS LES DÉCOUVERTES DES ANNÉES 1890

Montée de l'ordre de 650000 onces annuelles entre 1831 et 1840 à l'ordre de 6 300 000 entre 1851 et 1860, la production d'or redescend ensuite lentement jusqu'à 5200 000 onces entre 1881 et 1890. C'est dire que si les mines découvertes ne s'épuisent pas, et si l'on en exploite d'autres en profondeur dans le Nevada (Com­stock Lode), il ne se passe plus d'événement décisif avant les années 90; la production stagnerait plutôt. La courbe qui fait suite à l'annexe II (page 434) met suffi­samment ce fait en lumière.

C'est aux abords des années 90 que le redémarrage a lieu:

J'observe ici ce que j'ai signalé souvent dans des conditions historiques pourtant très différentes : une baisse des prix généraux exprimés en métal signifie une revalorisation de ce métal, donc un encouragement à sa recherche; il Y a tâtonnements, puis succès.

Notons ici la simultanéité des découvertes et des mises en valeur, à des distances énormes, et de caractère très différent - ce qui est un signe.

Aux États-Unis, dans le Colorado, c'est, en 1890, la découverte du Cripple Creek, avec des teneurs de 19 onces par tonne - qui rapportera 125 millions de dollars en une dizaine d'années au découvreur William Stratton.

En Alaska (territoire dépendant des États-Unis, mais à peu près inhabité), ce sont des Scandinaves qui déclen­cheront le célèbre « rush », mais il s'agit de placers, vite épuisés, qui laisseront le pays aussi vide qu'avant; découvert en 1898, l'or de l'Alaska n'a d'importance qu'entre 1900 et 1906. Puis il y a baisse et finalement chute.

Au Canada, dans la région du Klondyke, le long du fleuve Yukon, qui se jette dans l'océan du côté de l'Alas­ka, on parlait d'or dès 1886, mais c'est vers 1896 que les

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sables aurifères donnent brusquement lieu aux mêmes découvertes qu'en Californie vers 1848-50 : une écuelle de sable donne 12 dollars d'or, 30000 chercheurs accourent, il faut franchir des montagnes en plein climat arctique, Dawson City devient légendaire; des exploita­tions individuelles absurdement artisanales voisinent avec des moyens relativement modernes. Entre 1896 et 1900, la production monte à 1 350 000 onces soit l. 28 000 000. Mais cela baisse ensuite et on s'adresse à des gisements proprement dits : toujours au Canada, mais à l'opposé du pays, sur la baie d'Hudson, puis dans les provinces intérieures, puis de nouveau à l'Ouest, en Colombie britannique. Le Canada deviendra le 3e producteur d'or du monde, puis le second en 1931 (non comprise l'U.R.S.S.) : mais cela se passe entre 1920 et 1940; entre 1911 et 1920, il y avait eu, à partir du chiffre de 1 350 000 onces, chute de plus de moitié. Pour la période étudiée, il y a donc, au Canada, rush, puis chute.

Dès les années 1880-84, en Afrique du Sud, on cherche: il y a la tradition historique, et le succès du diamant qui a créé Kimberley. Il y a des trouvailles qui déclenchent de petits rushes, puis déçoivent; enfin, en décembre 1883, sont découverts les gisements du Witwatersrand, sur les plateaux qui divisent les eaux entre les deux océans, Indien et Atlantique. En 1885, les frères Struben, à Prétoria, font des démonstrations devant le président Kruger. Cependant, le gisement qui donnera naissance à Johannesburg n'est découvert, une fois de plus, que par hasard, en 1886. En 1890, la production n'est encore que de 440000 onces, ce qui n'est pas négligeable, mais prend de l'élan ensuite: 3 638 000 onces en 1899.

Retenons de cet ensemble la simultanéité des recherches, la simultanéité des trouvailles.

Mais notons deux traits, nouveaux cette fois : 1) l'intervention de la spéculation proprement dite (encore nettement aventurière, avec Barnato, ancien clown de Londres, devenu un des rois du diamant), et l'intervention du calcul économico-politique, avec un Cécil Rhodes, créateur de la « De Beers Cy » pour les diamants, et qui a un programme d'unification de l'Afrique du Sud sous la tutelle britannique; il a déjà créé la Rhodésie comme compagnie à charte, et son intervention causera, à terme, la guerre dite « des Boers » ;

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2) l'intervention de la technique industrielle propre­ment dite; les minerais sont extraits à la dynamite; on creuse des puits de 500 m de profondeur; enfin, et surtout, en 1890, Mac-Arthur et Forrest découvrent le procédé de cyanuration qui, pratiqué après l'amalgame, permet de retirer tout l'or à extraire.

Nous sommes ici devant une ère assez nouvelle; comparable à ce que nous avions vu pour l'argent après 1570 : la substitution du procédé industriel, avec main­d'œuvre coloniale (noire et indienne), à un régime d'extraction en apparence plus productif, en réalité très disparate et artisanal. C'est là une mutation vraie. Et sans doute celle qui détermine, comme dans l'Europe de 1570, la vague de hausse des prix-métal, par chute du prix de la production unitaire de celui-ci.

Nous pouvons maintenant prendre connaissance des grandes phases, en milliers d'onces, de la production de l'or dans le monde, du maximum du milieu du XVIIIe siècle à 1910, par décennies. A titre de compa­raison, nous y avons ajouté l'argent, également en Inilliers d'onces (et non en millions d'onces, comme à l'annexe II).

Période Or Argent

1741-1760 791 17 100 1761-1780 665 21000 1781-1800 572 28 300 1801-1810 572 28 700 1811-1820 368 17400 1821-183° 457 14 800 1831-184° 652 19200 1841-185° 1762 25 000 1851-1860 6313 26 500 1861-187° 6108 39 000 1871-1880 5472 66800 1881-1890 5 200 97 200 1891-1900 10165 161 400 1901-1910 18279 182600

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xxxv

LES ESSAIS D'INTERPRÉTATION DE LA RELATION ENTRE PRIX

ET PRODUCTION D'OR

L'explication purement quantitativiste.

Elle dérive de Ricardo, de son Currency Principle; elle a été, soutenue par l'économiste Cassel, et perfec­tionnée ou modifiée par quelques autres. Elle repose sur la comparaison de la quantité d'or effectivement exis­tante et de la quantité d'or « normale ), ce terme signi­fiant la quantité d'or juste nécessaire et suffisante pour maintenir constant le niveau des prix. On appelle « quan­tité relative d'or ) le rapport entre la quantité « effective ) et la quantité « normale ). On trace la courbe et on regarde si elle est assez proche de la courbe du mouve­ment général des prix. On trouvera cette courbe page 412.

En fait, on calcule non pas des quantités absolues, mais des taux de croissance. Les prix de 1850 et ceux de 1910 étant assez proches, on a admis que le taux moyen de croissance entre ces deux dates de la quantité d'or dispo­nible était celui qui assurait la stabilité des prix. Puis on a comparé, année par année, ce taux idéal au taux réel de l'augmentation du stock. Dans ces conditions, la courbe de la « quantité d'or relative ) suit assez bien celle des prix entre 1850 et 1910. Cassel en conclut qu'entre ces deux dates, la cause essentielle des variations de longue durée du niveau général des prix est dans les modifications de la « quantité relative d'or ). C'est autour de 3 % par an d'augmentation du stock que s'établirait l'équilibre. Au-dessous, il y aurait insuffisance d'or, donc baisse des prix, au-dessus excès, donc hausse des prix.

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412 PIERRE VILAR

~ r_----------------_,--_.--~_,--_.__.

500 Quantit' effective, normale et relative d'or mondial de Cassel comparées avec le ni­veau ,énéral des prix. '. /1

~ r--,--._--r--,--,-~---r--+_~--_T.~ ,.' Quantité normale d'Of

3~ r---r-~--~r-~~~---i--_t--_t--_t~/7·t_~

300

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1. Il ,.

.........

.1 ..... Quantité effective d'or /

.-.-.- _.- -;:.::::,..

--""~;J

Niveau ,énéral des prix

1800 1810 1120 1130 1840 1BSO 1860 1870 t880 1890 1900 19'0

~r---,---Q-u-.n-tj-té-r-.-I.t-jv-.-d~·o-r-m-o-né~t~.j-r.--.----,----,---,----,

de Warren et Pearson

Indice lénéral des prix

3OOr----r---+----+---_+--~----+_--_+--~t_~~--~

Rapport de l'or et de la production

o~ __ ~ __ -L ____ L-__ -L __ ~ ____ ~ __ -L ____ L-__ ~ __ ~

1840 1850 1810 1870 1880 1880 1800 1910 1820 1930 1IMO

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE

Les objections faites à cette théorie peuvent n'être que des objections de détail : par exemple, on a pu préférer distinguer l'or monétaire et l'or industriel et ne retenir que le premier; ou tenir compte de l'argent, ce que n'a pas fait Cassel; ou, comme Warren et Pearson,! comparer la croissance annuelle du stock à celle de la production mondiale des marchandises, supposée représenter le volume de valeurs à couvrir (en fait, les calculs sont faits sur États-Unis, France et Angleterre).

Mais, dans tous ces cas, il s'agit de thèses acceptant la forme la plus simple de la théorie quantitative : P.T = M.V (le volume des transactions - T - multi­plié par le niveau des prix - P - égale la masse de monnaie - M - multipliée par sa vitesse de circulation - V). Toutes les formes de monnaie sont assimilables à l'or ou censées se modeler sur lui. Et, à l'arrière-plan, l'or est accusé de rendre le mouvement des prix (donc des affaires) irrégulier à long terme, ce qui (chez Ricardo) aboutissait au souhait d'une monnaie détachée de l'or. On peut donc être « métalliste » pour condamner la monnaie-métal.

Cependant, la plus grave objection aux thèses de Cassel, même perfectionnées et donnant des résultats statistiques assez frappants, c'est que ces résultats sont surtout vérifiés pour les années 1850-1910, mais fort discutables - d'après les courbes - pour 1800-1850 et pour 1910-1920.

Ils n'ont donc pas de valeur absolument générale, ou sont difficilement démontrables par les méthodes proposées.

L'explication quantitative non exclusivement métalliste.

On peut, comme ont fait par exemple M. Rist ou M. Marjolin, rechercher des explications à la fois plus simples dans leurs procédés statistiques, mais plus complexes dans leur conception de la monnaie. Statisti­quement, on peut se contenter de comparer le mouvement de la production de l'or et de l'argent (ou de leur taux d'accroissement) au mouvement des indices de prix. Et d'autre part, on peut essayer de tenir compte des formes non métalliques de la monnaie. Enfin, on peut rechercher

1. La courbe de Warren et Pearson filNre page 4I:Z.

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les effets de la production des métaux précieux sur le crédit, les affaires et le mouvement des prix, non pas simplement A partir des quantités produites, mais à travers les mécanismes psychologiques déclenchés par la production plus ou moins rapide de l'or.

Accroissement du stock d'or en pourcentace ,

Prix i : ~r.fr~---+---1----t---~---+--~---1~~

M. Rist suppose une production de marchandises augmentant régulièrement de 4 % et, la comparant Aune production d'or dont le taux d'accroissement est au contraire variable, il arrive A la conclusion que si cet accroissement dépasse 2,3 %, il y a hausse des prix, s'il est au-dessous de 2,3 %, il Y a baisse. Le graphique ci-dessus illustre cette interprétation.

Pour lui, le billet de banque, et les dépôts en banque sur lesquels on tire des chèques ne sont pas des monnaies, parce qu'ils retournent aux banques, et ils n'influent que sur la vitesse de circulation. Seuls, les billets inconver­tibles (le « papier-monnaie ) proprement dit), émis sans référence A un stock d'or précis, représenteraient une « monnaie ) (d'ailleurs dangereuse, puisque sa quantité ne dépendrait que d'une volonté arbitraire). Le reste serait du crédit.

Il est vrai que ce crédit lui-même peut être déterminé dans ses mouvements par le mouvement du stock d'or. Si celui-ci est en augmentation rapide, le crédit a ten-

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dance à se gonfler. Et inversement si le stock d'or diminue ou s'accroît moins vite.

Quant au fond de l'explication, MM. Rist et Mtalion reprennent les arguments de Cantillon sur le processus qui lie le mouvement des prix à la production des métaux précieux. Ils distinguent les pays producteurs d'or et les pays qui se procurent l'or par vente de produits divers aux pays producteurs d'or. Dans les premiers, quand la production du métal-précieux fait un bond en avant (surtout si ce bond est vif), les prix-or montent brus­quement, déterminant une première vague de hausse sur les produits importés; cette vague se transmet aux pays producteurs de ces marchandises; la hausse des revenus de certains secteurs ainsi obtenue se traduit par des achats accrus dans les autres secteurs, et la hausse se généralise.

On peut penser aussi à la propagation des espoirs et à la hausse des revenus chez les propriétaires d'actions de mines d'or, qui ne vivent pas seulement dans les pays producteurs.

Cependant, il semble bien que cette hypothèse sur l'ouverture d'investissements nouveaux, correspondant à un premier temps de mise en valeur de nouvelles mines d'or, ne s'est très clairement vérifiée qu'entre 1895 et 1914, alors que l'effet rapide sur le simple prix des marchandises, lors de découvertes sensationnelles de mines d'or, était le fait dominant dans l'épisode 1852-1856. Ce contraste est d'ailleurs intéressant. Il peut correspondre à des phases différentes de développement : en 1852-56 jouent surtout; la surprise et la loi de l'offre et de la demande; après 1895 joue déjà le calcul économique sur le rendement de mines industriellement orga­nisées.

M. Marjolin, qui a étudié historiquement, autant que possible, les effets théoriquement supposés de la produc­tion de l'or, avance une explication complexe où inter­'vient, comme intermédiaire important, le taux de l'inté­rêt (qui mesure les facilités de crédit) et ses mouvements. Il pense que ce taux d'intérêt a tendance à baisser quand augmente le stock d'or, jusqu'à ce que ce stock d'or se soit incorporé à la circulation normale.

Observons que dans l'ensemble de théories que nous venons d'exposer - toutes « monétaristes » en ce sens que le déclenchement du mouvement économique est cherché à partir de la monnaie - les phases de baisse

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sont plus difficiles à expliquer que celles de hausse. Cependant, il est évident qu'on peut penser à un effet contraire: toute diminution dans la production d'or, toute fermeture de mine, représente à la fois une restric­tion dans les revenus de certaines catégories, et dans l'espérance de profit, d'où le déclenchement d'une stagnation généralisée. M. Marjolin croit que ce processus se déclenche surtout par la diminution des facilités bancaires accordées, c'est-à-dire par la montée du taux de l'intérêt exigé pour les prêts, ce qui gêne les affaires.

Cette dernière explication se combine avec une autre, plus générale dans sa portée : quand la masse des mar­chandises produites augmente, il y a tendance naturelle à la chute des prix, ce qui est aussi un facteur de hausse pour le taux d'intérêt, etc. Nous revenons toujours à la comparaison de deux taux d'accroissements, l'un concer­nant l'or, l'autre l'ensemble des marchandises. L'inter­vention des mécanismes intermédiaires ne change pas la nature quantitative des explications.

Les objections à ces explications ont surtout reposé sur les définitions de la monnaie et du crédit. Beaucoup d'économistes ont fait valoir que des thèses reposant essentiellement sur la production de l'or (ou de l'argent, naturellement; disons: de tout métal monétaire massive­ment employé) peuvent s'appliquer aux systèmes moné­taires anciens, où le métal l'emporte, mais déjà moins au XlXe siècle, et plus du tout au ne, quand la circulation fiduciaire, la monnaie scripturale et le crédit ont trans­formé totalement la nature de la monnaie. A vrai dire, nous savons bien que, dans l'économie ancienne, l'or et l'argent étaient loin de représenter les seuls moyens de règlement, et il faut toujours distinguer entre les systèmes nationaux de monnaie, et les règlements inter­nationaux, où l'or peut encore jouer un rôle déterminant. On peut toutefois rechercher une relation entre mouve­ment des prix et mouvements monétaires qui tienne compte de tous les types de monnaie, à une échelle quelconque (nationale ou internationale).

L'explication monétaire tenant compte de tous les types de monnaie.

François Simiand distingue entre les « phases A)), caractérisées par un accroissement de la monnaie métal-

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lique, les «phases A'.) d'accroissement modéré, auprès de la monnaie métallique, d'une monnaie de papier, et enfin les «phases A" », d'accroissement déréglé de ces monnaies de papier.

Les phases A seraient distinctes dans les pays produc­teurs d'or - ou d'argent - et dans les pays qui envoient, contre cet or ou cet argent, des marchandises qu'eux­mêmes produisent. Dans le premier cas, l'accroissement du stock d'or et d'argent produit un véritable effet d'infiation, parfois déréglée; souvenons-nous du cas de l'Espagne au XVIe siècle, qui était aussi l'exemple de Cantillon. En revanche, les pays producteurs et exporta­teurs, qui acquièrent l'or ou l'argent contre leur propre production voient leur activité favorisée par la montée du stock - et des prix - dans les pays producteurs d'or.

Les phases A' peuvent également être de nature diverse : un papier-monnaie inconvertible émis, par exemple, pour financer un programme de reconstruction, peut déterminer un taux de croissance plus fort dans la production des biens, qui s'oppose à une hausse exces­sive des prix. Il n'en est pas de même s'il y a simplement création de pouvoir d'achat contre des services, ou emploi extra-économique des moyens créés; car, dans ce cas, le gonflement de la masse monétaire n'ayant pas pour contrepartie une production accrue de biens, la hausse des prix rapide survient.

Enfin, la phase A" est celle où l'imprévisibilité des quantités de monnaie émise rend aléatoire n'importe quel emploi économique des moyens ainsi créés. Le problème délicat est de saisir le moment - et les raisons - qui font passer de la simple phase A' à la phase A". Simiand admet qu'au XIXe siècle, il a pu y avoir des phases A' d'infiation monétaire modérée par les monnaies non métalliques. Mais c'est pendant et après la guerre de 1914 que les émissions de papier­monnaie inconvertible ont fait entrer de nombreux pays dans les phases A" (où les éléments « psycholo­giques .) de la (c fuite devant la monnaie .) rendent toute prévision économique douteuse).

Les explications complexes, tenant compte à la fois, comme Simiand, de tous les types de monnaie, et de l'ensemble des mécanismes économiques, mais toujours monétaristes dans leur principe, peuvent faire entrer en ligne de compte cette notion psychologique de

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prévision sur le pouvoir d'achat escompté de la monnaie. M. Dupriez utilise la notion d' « encaisse désirée .), qui augmente en temps de baisse longue des prix (on prévoit un pouvoir d'achat croissant de la monnaie), et qui diminue en temps de hausse (quand on prévoit un pouvoir d'achat décroissant). M. Dupriez croit que les effets primaires d'une augmentation de la quantité d'or produite sont indéniables, mais l'or ne ferait que déclencher : ce serait le développement du crédit dans les pays non producteurs d'or, à la suite de ce déclenche­ment, qui déterminerait la hausse des prix.

On peut observer d'ailleurs que certaines théories des cycles - longs et courts - du mouvement économique, peuvent invoquer des mécanismes internes non stricte­ment monétaires (rapports entre taux de l'intérêt, productivité marginale du capital, et variations du taux d'accroissement des biens de production et des biens de consommation) sans pour cela renoncer à considérer qu'un bond dans la production de l'or peut être à l'origine du déclenchement de ces mécanismes (Ernst John).

Les explications non monétaristes des cycles longs du XIXe siècle.

Ces explications n'entrent pas, à proprement parler, dans notre sujet, puisqu'elles ne prennent pas l'or et sa production comme phénomènes fondamentaux. Elles consistent à chercher l'origine des mouvements longs des prix - et les rapports de ces mouvements avec le taux de croissance des productions - dans des causes internes à l'économie tout entière: progrès techniques, - révolutions industrielles successives de la machine à vapeur, des chemins de fer, du pétrole, etc. - mise en exploitation de contrées nouvelles, ou simplement rythme de l'innovation, notion la plus générale mise en avant par Joseph Schumpeter, pour qui l'innovation, et l'implantation de l'innovation, sont les fonctions créatrices de l' « entreprise .). C'est dans les poussées successives et dans les ralentissements momentanés de l'innovation qu'il faudrait chercher l'origine des phases de création et de contraction relatives, les prix n'étant qu'un signe et non un facteur.

D'autres observateurs ont fait valoir le rôle des guerres: celles de 1793-1815 et celle de 1914 ou de 1940

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montrant bien, par leurs effets sur les productions et sur les monnaies, que les répercussions économiques ne sont pas moindres que celles d'une découverte d'or.

Enfin il ne faudrait pas oublier, malgré son rôle en apparence secondaire depuis la révolution industrielle, l'impact de l'agriculture : le développement de la grande production des grains dans les pays neufs, dont la concurrence fait baisser les prix agricoles mondiaux et oblige les pays européens à se défendre par la protection douanière, a joué un rôle certainement important dans la dépression économique de 1873-1896.

Dans de telles propositions, pour expliquer les phases longues du XIXe siècle, la monnaie ne serait alors qu'un facteur secondaire, et les prix qu'un élément dérivé. Longtemps, on a même parlé du caractère « neutre » de la monnaie.

Et sans doute est-il bien difficile, devant des aspects aussi évidents que la dominante de la technique dans nos civilisations, ou devant le rôle de faits extra­économiques comme les guerres, de vouloir ramener tout le secret des rythmes économiques à des variations dans la masse des moyens monétaires, et de réduire ceux-ci aux monnaies métalliques, et finalement à l'or.

Cependant, il n'est pas moins difficile de refuser toute imr,>ltance à de non moins évidentes constatations : qu jl s'agisse de la révolution des prix du XVIe siècle; des sursauts économiques au XIXe siècle lors des décou­vertes de l'or vers 1850 et vers 1890, ou des longs épisodes de troubles monétaires, aussi bien ceux de la fin du règne de Louis XIV que ceux de 1920, le facteur monétaire est historiquement important.

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XXXVI

CONCLUSION A LA RECHERCHE D'UNE EXPLICATION

GLOBALE ET NON UNILATÉRALE

Pouvons-nous, très modestement, mais à l'aide de tout ce que nous a appris une longue histoire, dégager les principes d'une orientation pour mieux saisir les problèmes de l'or et de la monnaie? Il ne s'agit nullement de prendre position en face de théories économiques complexes, mais de réfléchir, en historiens, sur la monnaie et les métaux précieux comme facteurs histo­riques, sur les facteurs historiques comme éléments des mécanismes économiques.

Je grouperai nos remarques autour de quelques questions. .

La production des métaux précieux est-elle un phénomène autonome?

Les monétaristes métallistes « purs ), qui cherchent la cause des mouvements économiques dans le seul problème du métal monétaire, ont tendance à répondre: tout dépend de la production de l'or, et celle-ci du hasard des découvertes; nous avons vu les épisodes qui semblent leur donner raison : du trésor d'Atahualpa à la découverte fortuite du filon de Johannesbourg.

Les antimonétaristes « purs ), s'appuyant sur l'observa­tion économique des périodes récentes, affirment au contraire que la productlon de l'or, comme toute produc­tion, obéit aux lois du profit, donc s'accélère quand elle est rentable, se ralentit quand elle l'est moins, cesserait si elle ne l'était plus. Ils font de la production de l'or

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une conséquence des autres conditions économiques, en particulier du mouvement des prix des autres marchan­dises, qui dépendrait seulement de leurs conditions de production, de leur offre, de leur demande.

Entre ces deux positions extrêmes, se placent ceux qui disent: aujourd'hui, la production d'or étant devenue une activité économique comme une autre, cette inter­dépendance entre profits des mines et production peut en effet jouer; mais, au XIXe siècle encore, comme l'indiquent les exemples de la Californie et du Klondyke, ou à plus forte raison dans les siècles antérieurs, les découvertes, les déthésaurisations violentes, n'ont dépendu que du hasard.

Nous avons vu qu'il n'en était nullement ainsi. Certes, la récherche et la découverte de l'or, dans le Pérou du XVIe siècle ou le Brésil du XVIIe, ne reposaient pas sur des calculs économiques précis, de rentabilité comparée, mais il n'empêche qu'on a recherché les métaux précieux avec d'autant plus de passion que leur prix était plus élevé par rapport à l'ensemble des autres marchandises. Les découvertes se placent toujours en période de très bas prix généraux, c'est-à-dire de très hauts prix relatifs des métaux précieux; Christophe Colomb n'est pas un hasard.

Il n'empêche que la date des découvertes fondamentales relève du hasard, à quelques années près, ce qui fait que la périodicité précise des mouvements, dans une histoire un peu ancienne, ~araît douteuse.

Il est vrai aUSSI que la découverte, et la brusque exploitation de richesses inconnues, parfois presque gratuite à ses débuts, déterminent le changement brusque dans le prix relatif du métal et des marchandises, d'abord sur place (au Pérou en 1534, en Californie en 1849), puis, à plus long terme, dans les pays les plus étroitement reliés aux pays de l'or.

ee qu'il faut donc retenir, ce n'est pas une causalité unilatérale, une rationalité absolue ou un hasard absolu, mais un type de causalité réciproque et de causalité historique (combinaison de mécanismes nécessaires et de hasard).

Ces remarques sont confirmées par une comparaison de la courbe de production des métaux précieux et de la courbe des prix mondiaux. La production du métal commence à s'accroître alors que les prix baissent encore, parce que cette baisse des prix généraux signifie cherté

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du métal, donc rentabilité possible de sa production ou de sa recherche. Après les découvertes importantes, la ,Production de métal s'accroît en même temps que les pnx généraux se mettent à monter (tant que la rentabilité des mines nouvelles reste assez forte); mais les prix continuent à monter alors qu'on voit déjà les mines produire moins (leur rentabilité diminue). La baisse des prix surviendra alors et redonnera, au bout d'un certain temps, une rentabilité à la recherche et à l'exploi­tation de mines nouvelles (ou des anciennes), etc.

Il s'agit là de réalités grossières pour les périodes anciennes de l'économie mondiale, de réalités plus finement analysables par la recherche économique dans les périodes de cohésion du marché mondial et de concurrence normale (1873-1914 par exemple).

Mais toutes les périodes ont en commun le caractère réciproque de la causalité et l'interaction entre économie et histoire (car la guerre de 1914, qui change considé­rablement les conditions monétaires, vient à son tour interrompre le jeu du modèle économique pur).

Mouvement des prix et valeur des métaux précieux : long terme et court terme; prix nationaux et prix mondiaux.

Il est évident que le prix d'une denrée, sur un marché donné, et à un moment donné, dépend de l'offre et de la demande de cette denrée et aussi des conditions monétaires locales (appréciation du pouvoir d'achat, présent et prochain, de la «( monnaie courante » en circulation).

Donc, les mouvements de prix à court terme et dans un pays donné dépendront des conditions économiques particulières de ce pays, et de sa situation monétaire - en particulier des rapports entre sa «( monnaie courante ) et les monnaies acceptées internationalement.

En revanche, les « prix généraux ) (c'est-à-dire le mouvement qui entraîne à la fois tous les prix), les « prix mondiaux ) (c'est-à-dire les prix pratiq\lés sur le marché mondial supposé suffisamment unifié), et leur mouvement à long terme ne peuvent être mesurés que dans une monnaie acceptée mondialement, monnaie qui a été, jusqu'à une période très récente, une marchandise appelée à comparer les autres entre elles. Longtemps, l'argent et l'or. Puis l'or seulement. A long terme,

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l'élément fondamental qui peut faire varier le rapport réciproque entre l'or et l'ensemble des marchandises ne peut être que la comparaison entre le coût de produc­tion de l'or, et le coût de production des marchandises eh général.

Nous avons vu de nombreuses vérifications de cette notion de coût de production du métal précieux comme facteur du mouvement des prix à long terme. Pour l'or et l'argent au XVIe siècle, pour le coût comparé de l'argent mexicain et de l'argent européen d'après Humboldt. Au XIXe siècle, les sautes brusques dans les conditions de production de l'or sont encore prépondérantes : les prospecteurs avides des débuts déclenchent un brusque mouvement de hausse locale des prix qui se répercute lentement ensuite; mais les découvertes du « Rand »

sud-africain à la fin du siècle inaugurent une période nouvelle, où « l'extraction de l'or dépend de moins en moins des caprices de la nature et se trouve de plus en plus sous le contrôle de l'homme » (Dupriez) . . Enfin, notons comment l'argent, à travers des épisodes historiques divers (que malheureusement nous n'avons pas étudiés ici), a cessé d'être métal monétaire. C'est que l'argent, à partir du milieu du XIXe siècle, a été extrait moins de façon autonome que comme sous­produit d'autres industries minières : plomb, cuivre, zinc, antimoine. Dès lors, les prix de marché de l'argent ont cessé de dépendre des conditions de sa propre production, et les quantités offertes ne répondarent plus à aucun mécanisme régulateur. On finit (malgré les protestations des pays producteurs et des intérêts lésés) par renoncer à l'argent comme métal monétaire.

Donc, le mouvement des prix exprimés en métal dépend des mouvements dans la valeur du métal (c'est-à­dire des variations dans la productivité des mmes), à condition de penser à long terme, et au niveau mondial. Vérité de La Palice, que malheureusement beaucoup de théoriciens oublient.

Métal et monnaie : les phénomènes actuels.

Le dernier grand problème est celui qui concerne les deux notions : or d'une part, monnaie d'autre part.

Ici encore, il arrive que l'on caricature la réalité historique en disant : l'or, c'est la monnaie d'autrefois;

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aujourd'hui, la monnaie n'a plus rien de commun avec l'or.

Rien n'est plus faux historiquement, en ce sens que les phénomènes monétaires anciens prouv~t à quel point le métal - or ou argent - n'était pas toute la « monnaie ». S'il y a eu dans l'histoire tant de mutations, de dévaluations, de tentatives de déflation monétaire, c'est que le rapport entre monnaies « courantes » et monnaies métalliCJ.ues internationalement acceptées (avec vérification de pOIds) par le grand commerce, était sans cesse variable. Ces monnaies « courantes » étaient pratiquement « fiduciaires » (c'est-à-dire que leur stabilité par rapport à l'or et aux marchandises en général dépendait de la confiance que leur accordait le public). Dès lors, on ne pouvait confondre cette monnaie dépendant de conditions internes au pays où elle circulait, avec la monnaie métallique internationale. Et il se posait à ce propos tous les problèmes qui ont surgi récemment aux temps d' « inflation ».

De même, quand on parle de « crédit » et de « monnaie scripturale », il ne faut pas imaginer que ce sont là des phénomènes récents. Les « compensations » sur livres de foire réglaient des affaires plus nombreuses que l'or et l'argent dès le XVIe siècle; c'étaient les soldes qui se réglaient en métal.

Opposer, donc, un temps de la « monnaie métallique », qui comprendrait toute l'histoire, et un temps de la monnaie moderne, naissant entre 1920 et 1930, serait une erreur. Ce qui est neuf, au cours des trente ou quarante dernières années, c'est :

1) la généralisation des paiements par compensation - de la « monnaie scripturale » - au niveau le plus quotidien, le plus populaire;

2) les « politiques 'monétaires » systématiques, l'action des états sur leur circulation, et sur le crédit;

3) depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'acceptation de certaines monnaies nationales, du dollar surtout, comme base des règlements internationaux, et la stabilité imposée du rapport entre cette monnaie et l'or, quelles que soient les variations dans les conditions de production de celui-ci; mais cela n'exprime que le poids énorme de l'économie américaine sur l'économie mondiale, du moins sur une partie de cette économie. Malgré tout, la circulation d'or ne s'arrêtant pas, et cette monnaie-marchandise continuant à solder les

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opérations commerciales entre systèmes mondiaux de nature différente, l'or n'a pas disparu comme facteur économique mondial. Il ne cesserait d'en être un que dans une économie mondiale unifiée et planifiée, qui ne semble pas être pour demain. Qu'en revanche, il ne faille pas confondre le problème de l'or - moyen de paiement international - avec le problème quotidien de la monnaie et avec le facteur monétaire au sein de chaque économie nationale, c'est encore une évidence. Mais n'en 'é~ait-il pas déjà ainsi au XIVe siècle, ou au XVIIe? Cela, qui laisse les économistes assez indifférents, inté­resse' au contraire au plus haut point les historiens. Dans le passé comme dans le présent, ils s'attachent en effe( à découvrir le sens social, politique parfois, du problèm~ 'monétaire. Il leur arrive peut-être ainsi, à la fois en concrétisant davantage à travers l'espace, et en généralisant davantage à travers le temps, de mieux découvrir les secrets - même économiques - des phénomènes monétaires, et du rôle réel de l'or.

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ANNEXES

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ANNEXE 1 : Argent extrait des mines du Mexique depuis 1690 jusqu'à 1800, d'après A. de Humboldt

Année! Marcs Année. Marcs d'argent d'argent

1690 621883 1720 926 390 1691 731024 1721 1113°27 1692 629732 1722 1038109 1693 329 691 1723 953 805 1694 687121 1724 926214 1695 47°74° 1725 867 °37 1696 375366 1726 996017 1697 524 699 1727 956833 1698 390 560 1728 1085711 1699 412 327 1729 1 °37°55

1700 397543 1730 1146 573 17°1 472834 1731 992926 17°2 590 900 1732 1026643 17°3 715 206 1733 1 177623 17°4 685532 1734 1000771 17°5 558 491 1735 932001 1706 726122 1736 1296000 17°7 674709 1737 955545 1708 675 012 1738 1116 500 1709 613428 1739 1005963

1710 789480 174° 112424° 1711 666598 1741 1016962 1712 783932 1742 962000 1713 763 279 1743 1014 000 1714 731861 1744 1210000 1715 749 284 1745 1215 000 1716 767969 1746 1354 000 1717 794 2°4 1747 1412000 1718 843951 1748 1368000 1719 853965 1749 1391000

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430 PIERRE VILAR

Ann~8 Marcs Ann~ Marcs d'argent d'argent

1750 1554 000 1770 1638 391 1751 1486000 1771 1506 255 1752 1603 000 1772 1996689 1753 1364 000 1773 2227442 1754 1364 000 1774 1516 714 1755 1469 000 1775 1675916 1756 1447 000 1776 1936856 1757 1474 000 1777 2248613 1758 1500 893 1778 2334765 1759 1532000 1779 2199 548

1760 1408000 1780 1994 073 1761 1386000 1781 2311 062 1762 1189940 1782 2014545 1763 1385 298 1783 2709 167 1764 1152063 1784 2402 965 1765 1365 275 1785 2 III 263 1766 1 3i8 829 1786 1978844 1767 1225307 1787 1819 141 1768 1444583 1788 2293555 1769 1404564 1789 2415 821

1790 2045951 1791 2363 867 1792 2724 105 1793 2747746 1794 2488 304 1795 2808380 1796 2854 072 1797 2818248 1798 2697 038 1799 2473542

1800 2098 712 Total 1690-1800 : 149350722 marcs

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 431

ANNEXE II : Production annuelle d'or et d'argent et 'Va/eur indicielle de l'or (1493-1910)

Période' Or • Argent • Valeur •

1493-1520 186 1,5 1521-1544 23° 2,9 1545-1560 274 10 1561-1580 220 9,6 1581-1600 237 13,5 1601-1620 274 13,6 1621-164° 267 12,7 1641-~660 282 II,8 1661-1680 298 10,8 1681-1700 346 II 17°1-1720- 412 lIA 1721-174° 613 13,9 1741-1760 791 17,1 1761-1780 665 21 1781-1800 572 28,3 1801-1810 572 28,7 181I-1820 368 17A 1821-183° 457 14,8 1831-184° 652 19,2 1841-185° 1761 25

1851 4°49 IIO

1852 6709 106 1853 7 227 28 87 1854 6309 81 1855 6639 82

(1) Jusqu'en 1850 pour l'or, jusqu'en 1875 pour l'argent, le chiffre donné est la moyenne calculée sur l'ensemble des années indiquées dans la colonne « période ». Après ces dates, le chiffre de production porté est le chiffre exact correspondant à l'année considérée.

(2) La production d'or est exprimée en milliers d'onces. (3) La production d'argent est exprimée en millions

d'onces. (4) Valeur de l'or = Indice du pouvoir d'achat de l'or,

sur la base indicielle 1910-1914 = 100.

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432 PIERRE VILAR

Période Or Arsent Valeur

1856 6827 82 1857 6662 79 1858 6309 29 91 1859 6674 88 1860 5932 83 1861 5 885 85 1862 5 815 ( 82 1863 5932 35 81 1864 5 862 \ 79 1865 6380 82 1866 6540 ; 81 1867 6262 83 1868 6238

\ 43 83

1869 6215 85 1870 6050 1 86 1871 6 258

( 83

1872 6650 76 1873 5 297 63 75 1874 4967 81 1875 4 873 86 1876 5 016 68 87 1877 5512 63 88 1878 5761 73 95 1879 5 262 74 99 1880 5 149 75 93 1881 4984 79 97 1882 4934 86 99 1883 4 615 89 101 1884 4921 82 109 1885 5 246 92 Il5 1886 5 136 93 Il9 1887 5 Il7 96 122 1888 5331 109 Il8 1889 5974 120 Ils 1890 5749 126 Il5 1891 6320 137 Il5 1892 7 094 153 122 1893 7 619 165 122 1894 8764 164 132

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OR ET MONNAIE DANS L'HISTOIRE 433

Période Or Argent Valeur

1895 9 615 167 133 1896 9784 157 135 1897 II 420 160 133 1898 13 878 169 128 1899 14 838 168 122 1900 12 315 174 91 1901 12626 173 85 1902 14355 163 84 1903 15 853 168 84 1904 16804 164 85 1905 18396 172 87 1906 19471 165 93 1907 19977 184 97 1908 21 422 203 88 1909 21965 212 90 1910 22022 222 94

Note : Tableau détaillé inclusivement :

pour la période 1845-1850

1845 1846 1847 1848 1849 . 1850 Or ......... 1177 1342 1412 1813 3 154 3555 Valeur .... 95 93 87 106 II2 108

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434 PIERRE VILAR

1800 1810 1820 1830 1840 1850 1810 1810 1880 1190 1900 1110 1920 1930 1940 1150

r f-I ~ VI\ En milliers d'anciens francs r ~ Production d'arlent

r---V V "-'1'-_","'- IV 1\ ~

r- i-' "" /

f-'"

100000

50000

10000

1000

En milliers d'onces ) 2000

P::'01uc,ion d'y J'....-+""" 1

500

Ce graphique concrétise les données du tableau précé­dent.

N. N. La production d'or et la production d'argent ont toutes deux été représentées en milliers d'onces.

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TABLE DES MATIÈRES

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Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 1. - L'or dans le monde du XVIe siècle

à nos jours ..................... 19 II. - Les grandes phases de l'histoire

monétaire : remarques sur les phases primitives et l'Antiquité.......... 27

III. - Les grandes phases de l'histoire monétaire : remarques sur le Moyen Age............................ 37

IV. - Les notions de conjoncture et de mouvement des prix : les problèmes de la période 145°-1500.......... 49

V. - Or africain et Découvertes : Génois, Espagnols et Portugais........... 57

VI. - L'organisation portugaise du trafic de l'or et les origines de la décou-verte espagnole.................. 65

VII. - Découverte espagnole et or des Iles 75 VIII. - Or et conjoncture: 1450-1530.... 83

IX. - Or et conjoncture : les débuts de la « Révolution des prix ), et leur interprétation ................... 91

X. - La diffusion de la révolution des prix : les circuits commerciaux... 101

XI. - La diffusion de la « révolution des prix ) : métaux précieux et trafic portugais entre 1530-40 et 1600-10 109

XII. - La diffusion de la « révolution des prix ) : l'or et l'argent d'Amérique 125

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PIERRE VILAR

XIII. - Les métaux précieux d'Amérique : Colombie, Mexique.............. 137

XIV. - Le Potosi....................... 147 XV. - Huancavelica. Que devient l'argent

américain après sa sortie des mines? 165 XVI. - L'or et l'argent en Espagne...... 177

XVII. - La prise de conscience du problème des métaux précieux chez les Espagnols ...................... 191

XVIII. - La « Révolution des prix » hors de l'Espagne : le cas de la France... 207

XIX. - Les idées monétaires en France... 221 XX. - La « Révolution des prix » en Italie 227

XXI. - La transition du XVIIe et du XVIIIe siècle : métaux précieux, économie générale, économie coloniale : le rôle des Hollandais.. . . . . . . . . . . . . . . . .. 237

XXII. - Du XVIIe au XVIIIe siècle : le rÔle monétaire de la Banque d'Amsterdam 249

XXIII. - La fin du XVIIe siècle en Angleterre 259 XXIV. - Les origines de la stabilisation moné-·

taire : l'essor anglais et l'or du Brésil 275 XXV. - Les origines de la stabilisation moné­

taire et du tournant économique : le cas de l'Espagne (1680-86 à 1725-35) ....................... 287

XXVI. - Les origines de la stabilisation moné-taire et du tournant économique : le cas français...... . . . . . . . . . . . .. 297

XXVII. - Conjoncture du XVIIIe siècle et pro­blème des métaux précieux....... 313

XXVIII. - Métaux précieux et économie fran-çaise au XVIIIe siècle : les mécanismes 327

XXIX. - Monnaie, banque et crédit entre 1726 et 1790-1797 : la France......... 339

XXX. - Monnaie, banque et crédit entre 1726 et 1790-1797 : l'Angleterre....... 349

XXXI. - L'argent du Mexique et la conjonc-ture européenne................. 359

XXXII. - Révolution française et situation monétaire : des assignats au franc-germinal ....................... 373

XXXIII. - Le problème monétaire en Angleterre de 1797 à 1819················ .. 383

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OR ET MONNAIE DANS ~'HISTOIRE 439

XXXIV. - Métaux précieux et conjoncture au XIXe siècle : 1810-21 - 1914-21 ••. 397

XXXV. - Les essais d'interprétation de la relation entre prix et production d'or 411

XXXVI. - Conclusion ..................... 421

Annexe J. Argent extrait des mines du Mexique depuis 1690 jusqu'à 1800, d'après A. de Humboldt. . . . . . . . . . . . . . . . . 429

Annexe II. Production annuelle d'or et d'argent et valeur indicielle de l'or (1493-1910) 431

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N° d'impression: 10424 IMPRIMERIE LA NÉOGRAVURE - PARIS

N° d'édition: 8968 - 2" trimestre 1974 - PRINTED IN FRANCE

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