paradizac, la ville cachÉe
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PIERRE CHRISTIN
FLEURUS
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
Illustration de couverture : J.-C. Mézières © Dargaud, 2017
Direction : Guillaume Arnaud, Guillaume PôDirection éditoriale : Sarah MalherbeÉdition : Claire StacinoDirection artistique : Élisabeth Hebert, assistée de Maïté DuboisDirection de la fabrication : Thierry DubusFabrication : Axelle Hosten Mise en page : Pixellence
© Fleurus, Paris, 2017Site : www.fleuruseditions.comISBN : 978-2-2151-3454-1Code MDS : 652 718
Tous droits réservés pour tous pays.
« Loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »
FLEURUS
PIERRE CHRISTIN
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
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L’histoire de Valérian et Laureline, c’est celle de deux
jeunes terriens qui voyagent dans l’espace-temps pour
veiller aux intérêts de la planète Terre, puis à leur propre
compte lorsque celle-ci disparaît du cosmos civilisé pour
une raison inconnue. Leurs aventures en bandes dessinées
vont les emmener à la rencontre des mondes et des créatures
les plus inattendus. Ils ne sont ni des soldats, ni des flics, ni
des justiciers. Tout juste des observateurs, des agents
spatio-temporels chargés de veiller au déroulement (plus
ou moins) normal de la trame historique dans laquelle
s’inscrivent diverses civilisations gravitant autour d’un
Préface
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
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monde artificiel constitué de bric et de broc, mais lieu
essentiel d’échanges : Point Central. C’est là que vont se
dérouler les péripéties, parfois comiques, parfois drama-
tiques, de Paradizac, la ville cachée.
Valérian et Laureline, c’est aussi l’histoire de deux jeunes
garçons, également terriens mais plus modestement petits
banlieusards parisiens, des années 1950.
Pierre Christin, celui qui deviendra plus tard le scénariste
de la saga, est un ado qui occupe ses loisirs par la lecture
compulsive de tout ce qui passe à sa portée. Les journaux
de B. D. faisant patienter les gamins dans le salon de coif-
fure de son père, les hebdomadaires de faits divers comme
Radar, qui lui font un peu peur avec leurs couvertures
sanglantes, ainsi que les quotidiens. À travers ses lectures,
il commence à se forger des opinions sur la marche du
monde, que l’on retrouvera au fil de la série.
Ce sont surtout les livres qui nourrissent son imaginaire.
Tout y passe : les beaux livres de prix aux histoires généra-
Préface
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lement un peu barbantes, sauf lorsqu’il y a de grandes
illustrations en noir et blanc ; la « Bibliothèque verte » et
les classiques de l’aventure, de Jack London à Jules Verne ;
et puis le super-romanesque, avec Alexandre Dumas et
Charles Dickens ; les récits de voyages, les atlas, les cartes
de géographie, anciennes et modernes, pour suivre du doigt
et des yeux le lent dévoilement du monde en compagnie de
savants aventuriers. Plus tard encore, la découverte de la
science-fiction, avec la revue Fiction, la collection
« Présence du futur », les grands classiques des sixties : Ray
Bradbury et Isaac Asimov.
Allons donc voir ce qui se passe AILLEURS ET
DEMAIN ! La magie de l’espace, le ciel plein d’autres vies,
des extraterrestres dont il faut comprendre le psychisme,
une faune et une flore stupéfiantes. Et la possibilité de
parler des problèmes bien réels de notre vieille planète
Terre sur un mode à la fois fantaisiste, futuriste, inquiétant
et enthousiasmant. Ce sera grâce à Valérian, initialement
publié dans le journal Pilote avant de paraître en albums.
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
C’est là qu’intervient le deuxième ado qui, lui, est fou de
dessin : Jean-Claude Mézières. Depuis sa plus tendre
jeunesse, il travaille pour des magazines illustrés, et ses
maîtres sont Franquin ou Jijé. Même si, au départ, c’est
plutôt le western qui l’attire, il va entrer en science-fiction
avec un style n’appartenant à personne, et créer de toutes
pièces un monde d’une grande nouveauté visuelle.
Sauf dans ce roman, où Valérian et Laureline, à la
recherche du bi-prince Lininil, vivent une aventure sans
dessins mais non sans surprises.
Pierre Christin
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Ouverture
Quand on regarde vers le Grand Rien, le ciel est absolument
noir. Absolument vide. Absolument silencieux.
Et puis, de façon imperceptible, il y a comme un tremble-
ment de l’espace-temps. Un tremblement qui se transforme en
friselis, telle une mer étale soudain agitée d’une légère éruption
sous-marine. Et, bientôt, comme un brutal froissement de
cellophane qui se déchire.
C’est alors que, sortant de sa trajectoire invisible à vitesse
ultraluminique, se matérialise un superbe astronef surmonté
d’étendards colorés aux armes d’Extrêma, l’un des plus anciens
systèmes solaires habités. Le vaisseau paraît presque immobile
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
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dans la sombre immensité, mais c’est une illusion d’optique.
En fait, il continue sa route, à une vitesse inférieure à celle de
la lumière. Son poste de commandement est brillamment
illuminé, ses innombrables hublots se détachent sur sa coque
aux tons d’or bruni, des ailettes argentées se déploient pour
réduire encore sa vitesse. Il se prépare de toute évidence à
rallier sereinement un astroport.
Mais, de façon totalement inattendue, il y a à nouveau une
série de tremblements de l’éther, des friselis de mer juste avant
la tempête, des crissements de cellophane froissée.
Une dizaine de petits appareils volants au mufle agressif, aux
couleurs menaçantes et aux canons neutroniques déjà sortis
encerclent le magnifique vaisseau amiral du royaume
d’Extrêma. En quelques secondes, ils transpercent sa coque en
plusieurs endroits. L’un des appareils pirates pénètre par une
brèche à l’intérieur de l’astronef, tandis que le reste de la flottille
d’attaquants tourne en orbite autour de la masse dorée, s’amuse
à déchiqueter les étendards au moyen de tirs parfaitement
ajustés, pulvérise des rangées entières de hublots en rafales
Ouverture
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synchronisées, livrant à la mort immédiate par explosion ou par
asphyxie les membres de la cour, les serviteurs, les matelots…
Sautant du chasseur à la proue de squale qui s’est stabilisé
en apesanteur dans un vaste hall, un commando de quatre
humanoïdes en combinaisons protectrices noires parfaitement
ajustées, ressemblant un peu à des habits de soirée, fonce vers
des appartements privés dépourvus de toute vraie protection.
Abattant sans faire le détail ceux qui se trouvent sur leur
passage, deux des pingouins surarmés font irruption dans une
pièce richement décorée, les deux autres refermant brutale-
ment la porte ouvragée et restant en faction devant elle.
Quelques instants plus tard, un corps enveloppé d’une pellicule
paralysante qui cache ses traits est amené par les quatre
membres du commando devant un conteneur hermétique
préprogrammé, puis enfourné dedans avec des précautions
inattendues.
Ici et là, on entend des explosions à l’intérieur de l’énorme
vaisseau d’Extrêma ainsi que des rafales d’armes automatiques
dans des couloirs, où il reste sans doute encore assez d’atmosphère
pour conduire les sons. Pas une parole échangée entre les
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assaillants. Pas une hésitation sur la marche à suivre. On sent
que tout a été méticuleusement préparé, et qu’ils connaissent
parfaitement la disposition des lieux.
Tranquillement, flottant comme dans un rêve au son d’une
berceuse, le conteneur solitaire scellé porteur d’un corps para-
lysé s’éloigne.
Il est bientôt suivi par la dizaine de chasseurs multicolores
hérissés d’armes, dont celui du commando tout de noir vêtu,
qui a rejoint le gros de la troupe après avoir accompli sa
mission. Une sorte d’aspiration sourde, sombre et froide, les
fait tous disparaître dans le continuum spatio-temporel aussi
vite qu’ils en sont sortis.
Le vaisseau amiral d’Extrêma se met à tourner lentement
sur lui-même ; sa coque est criblée de crevasses par lesquelles
s’échappent des organismes morts ; le poste de commandement
est plongé dans l’obscurité ; seuls quelques hublots sont encore
bizarrement éclairés.
Et puis, l’énorme masse prend de la gîte et explose, ne laissant
Ouverture
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qu’une myriade de fragments de métal et de chairs sans vie
s’éparpiller dans le ciel sombre.
Le conteneur autopropulsé poursuit doucement sa course vers
sa destination, mais plus il avance, solitaire et discret, plus
l’espace se remplit autour de lui : grands transatlantiques inter-
galactiques à hautes performances, cargos rouillés et piqués
d’impacts d’astéroïdes les ayant percutés, bus infraluminiques
moyens courriers portant des traces d’attaques de fauves
mange-matière, barges chargées des denrées minérales, animales
ou végétales les plus étranges, limouzingues fonçant entre les
appareils pour des accostages en voltige, petits véhicules indivi-
duels allant du yacht raffiné à la poubelle volante zonzonnant
de-ci de-là sans logique apparente, débris d’accrochages divers,
microsatellites de communication, organismes parasites en
quête de survie, poussières en tout genre…
Car si l’on regarde non pas vers le Grand Rien mais dans le
sens inverse, on découvre une énorme planète artificielle aux
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
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formes biscornues, aux matières hétéroclites, aux protubérances
inattendues. Des zones entières paraissent ravagées par on ne
sait quel séisme, d’autres parties sont de toute évidence en cours
de construction ou de reconstruction, avec des brillances de casino,
des hérissements de mégapole, un énorme dôme ensoleillé, des
embrasements d’aciérie, des fumées de décharges, des brumes de
quartiers interdits…
Cette planète artificielle constituée de bric et de broc au fil des
âges, tout le monde la connaît, au moins de réputation, même
dans les galaxies les plus lointaines : c’est Point Central, unique
lieu de rencontre, d’échange, de négociation, de trahison, de
réconciliation de toutes les puissances cosmiques.
Point Central, organisme aussi calamiteux que nécessaire,
aussi anarchique que machiavélique, et parfois même aussi
utopique que bénéfique.
Point Central, où se frôlent, se heurtent, s’affrontent, se
rabibochent, s’allient et, en certaines occasions, s’aiment ou
s’entraident toutes les civilisations (ou se prétendant telles) de
l’univers connu.
Point Central, ce machin dont les pires détracteurs – et ils
Ouverture
sont nombreux – admettent que, s’il ne s’était pas en quelque
sorte créé lui-même dans la nuit des temps, il aurait fallu finir
par y penser.
Le conteneur disparaît dans l’embrasure délabrée d’un
astroport hors d’usage situé sur l’une des zones les plus minables
de la grande planète.
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Rencontre au grand marché
– Des poutibloks ? demanda Valérian.
– Non, répondit Laureline.
– Des bloutoks ?
– Pas davantage.
– Des perles d’Ébébé ?
– Tu plaisantes !
– Une pierre vivante d’Arphal ?
Laureline fit la grimace et montra une trace qui achevait
de s’effacer sur son avant-bras :
– J’ai vendu celle que je portais dans le souk clandestin
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
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de l’astroport pour faire face aux dépenses courantes en arri-
vant, tu as oublié ?
– Une pochette de graines de zanfette odorante ? tenta
maladroitement Valérian. Il y a des amateurs.
Laureline secoua légèrement son réticule en peau de
marcyam guillochée. Une oreille attentive aurait pu y
surprendre une sorte de grognement très faible, mais on
entendait surtout qu’il sonnait vide, ou presque.
– Plus rien là-dedans, sauf quelques petites choses dont je
ne me séparerai jamais, tu le sais, dit-elle d’un ton définitif.
– Euh… Ce truc lui-même ? suggéra Valérian en pointant
du doigt le joli sac (il se trouvait minable). Tu pourrais
garder les… hum… choses sur toi.
Laureline serra fougueusement le sac contre sa robe en fil
de lune de Pnom-Nam dont l’une des emmanchures était
déchirée.
– Jamais ! s’exclama-t-elle. Ce n’est pas parce qu’il n’y a
presque plus rien dedans que je vais me séparer d’un
cadeau très rare de nos amis de Syrte !
rencOntre au grand marché
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– J’en arrive à me demander s’il se remplira un jour, ce sac,
marmonna Valérian en lissant ce qui restait de son vilain
uniforme des lignes très pourries de la constellation d’Alpoxon.
Lui aussi, dans les poches élimées de sa combinaison de
pilote, conservait quelques rares objets dont il ne se serait
séparé à aucun prix. D’ailleurs, par certains côtés, ils
n’avaient pas de prix.
– Tu es bien pessimiste, reprocha Laureline.
– Quand je pense que notre astronef personnel rouille dans
une remise crasseuse de Point Central faute d’entretien, que
j’en suis réduit à conduire les épaves malodorantes des trafi-
quants d’Alpoxon, qu’ils ne me payent même pas ce qu’ils
me doivent après trois lunaisons de cabotage près du Grand
Rien…
– Arrête d’être négatif comme ça. On se trouve au cœur
de l’univers civilisé, ce n’est déjà pas si mal, non ?
– Bah ! Être les seuls Terriens de Point Central, et en plus
être fauchés, franchement, il n’y a pas de quoi pavoiser.
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
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– Des SDF du cosmos, il y en a plein partout dans les
alvéoles oubliés de ce monde artificiel.
– Vrai, reconnut Valérian, cette foutue planète est un
puzzle sans début ni fin où on trouve tout et le contraire de
tout. Mais le malheur des autres ne fait pas notre bonheur.
Regarde plutôt autour de nous.
C’était rageant de ne pas avoir un radis (encore que le
radis ne fut pas une monnaie d’échange vraiment connue
en ces lieux, hormis de Laureline, née il y avait tant de
siècles sur Terre, à l’époque où on s’y nourrissait encore
largement de racines de ce genre).
C’était d’autant plus rageant que les deux jeunes gens se
tenaient sur l’agora du grand marché. Les plus belles
denrées du monde connu finissaient toutes par arriver là :
étoffes les plus délicates, parfums les plus rares, animaux
les plus étranges, sans compter les poisons (du moins pour
certaines espèces, puisque d’autres avalaient ça comme des
petits-fours) et les alcools forts (encore que cela aussi pouvait
se discuter, puisque certains organismes s’en servaient
comme d’un carburant essentiel à leur fonctionnement là
rencOntre au grand marché
25
où d’autres en faisaient ce qu’on appelle pudiquement un
usage festif).
Désœuvrés, les deux jeunes gens marchaient dans l’une des
plus larges allées de l’agora. Une extravagante population s’y
pressait, faisait du lèche-vitrines du côté des joailliers,
soupesait d’énormes fruits inconnus, caressait des animaux
assez peu familiers, sirotait des sirops glacés-brûlants vendus
par des porteurs de bonbonnes multicolores, grignotait
des émulsions ressemblant à des nuages croustillants.
Toutes les espèces et les sous-espèces du cosmos – à écailles,
à plumes, à rostre, à crête, à pieds palmés, à fiers sabots,
à deux pattes, trois pattes, quatre pattes, douze pattes, mille
pattes, à queue préhensile, à bras à articulations multiples,
à tentacules, à yeux pédonculés, à oreilles comme des pavil-
lons de vieux gramophones, à organisme mi-chair mi-métal,
à corps bourré de nanotechnologies, à exocerveau amplifié
– se trouvaient bien entendu à Point Central, y portant
leurs plus beaux atours, leurs habits d’apparat, leurs
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décorations militaires, leurs discrets insignes de reconnais-
sance des guildes et leurs signes encore plus discrets d’ap-
partenance à des sociétés secrètes.
Dans cette foule bigarrée, Laureline était seule de son
genre, même s’il y avait d’autres représentantes de races plus
ou moins humanoïdes, telles les très belles Malbariennes.
Ses cheveux blond vénitien, ses yeux bleu-vert, son petit
nez, son sourire gai, son corps souple, sa démarche légère,
tout en elle attirait les regards, parfois teintés d’envie chez
les femelles moins bien dotées par la nature, parfois assez
sournois chez les mâles les plus brutaux. En général,
surtout chez les enfants et les représentants les plus humbles
de la création, c’était des regards tout simplement pris par
le charme limpide d’une jeune femme irradiant de
confiance dans la vie, dans toutes les formes de vie… et
Dieu sait s’il y en avait de bizarroïdes sur Point Central !
De Valérian, personne n’aurait dit qu’il était très beau
(même si Laureline pensait en son for intérieur qu’il
l’était). Cependant, sa tignasse pleine d’épis, son nez de
mousquetaire, ses yeux francs, ses grandes jambes et son
rencOntre au grand marché
27
allure martiale dénotaient le type qui n’avait peur de rien,
et, d’instinct, les plus démunis de la grande planète savaient
qu’ils pouvaient lui faire confiance, qu’ils pouvaient se
placer sous sa protection et que, quel que soit le prix à
payer pour lui-même, il ne les laisserait pas tomber.
Un couple sympathique, en somme. Même les pénibles
Krombouts, qui détestaient tout le monde sans exception,
clignaient discrètement de leur gros œil unique ressemblant
à une lampe de mineur lorsqu’ils le croisaient. Une famille
de minuscules Naqdibulliens tirés à quatre épingles, dont
c’était la première visite à Point Central, s’était figée de
stupeur sur le passage de Laureline : des icônes d’elle
passablement ressemblantes (quoique de médiocre fabri-
cation rubanienne) tapissaient d’innombrables foyers sur
Naqdibull, planète pratiquant le culte des images de la
beauté.
Laureline, qui ignorait tout de la vénération dont elle
était l’objet là-bas, laissait courir ses doigts sur une étoffe
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
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aux couleurs changeantes d’un air absent. Valérian, lui, se
tenait devant un stand de brochettes de coquillages piittuu
d’où s’élevait une odeur appétissante.
Une sorte de léger grondement se fit entendre et, surprise,
Laureline souleva son sac pour y coller son oreille. Valérian
l’interrompit :
– Ce n’est pas lui, Laureline. C’est moi.
– Que se passe-t-il, mon grand ?
– C’est mon estomac, j’ai faim.
Sans dire qu’elle-même aurait bien grignoté un petit
quelque chose, elle lui serra le bras et l’éloigna des éventaires
par trop alléchants pour emprunter une allée latérale.
– Courage, mon Valérian. On va bien trouver quelque
chose à faire. Décharger les conteneurs stériles, réhydrater
les plants de gloutmoul, assembler les pièces détachées de
fusées…
– … ramasser des épluchures de légumes contaminés et
des rogatons de viande irradiée, faire les poubelles à auto-
destruction fractale avant qu’elles ne soient envoyées en
rencOntre au grand marché
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orbite, travailler dans l’Enfer de Point Central, là où seuls
s’aventurent…
– Psitt ! dit soudain une voix qu’ils connaissaient.
Ils étaient arrivés près d’un tunnel crasseux menant à un
puits à gravitation désaffecté. Tout à coup, il faisait sombre,
humide, et on n’y voyait pas grand-chose, sauf trois
silhouettes grisâtres se détachant à peine sur la paroi grisâtre
du tunnel, dans la lumière grisâtre qui tombait d’une sorte
de plafonnier grisâtre démantibulé.
– Vous ! s’exclama Laureline, reconnaissant les trois
Shingouz qu’ils pratiquaient depuis longtemps.
– Non, pas eux ! gémit Valérian.
– Si, nous, dit modestement l’un des trois Shingouz, celui
qui parlait toujours en premier.
– En ce moment, on n’a même pas de quoi manger, alors
encore moins de quoi payer des espions, protesta Valérian.
– Tout de suite les grands mots, dit le deuxième Shingouz
en prenant un air froissé.
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
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– Des espions qui sont souvent des agents doubles, en
plus, précisa Laureline (mais c’était énoncé sans acrimonie
particulière).
– Ne gâchez pas le plaisir qu’on a toujours à vous
retrouver, dit plaintivement le troisième Shingouz (qui de
toute évidence était amoureux d’elle de l’extrémité de sa
longue queue jusqu’au sommet de son cuir chevelu tenant
du dos de hérisson).
– Des receleurs, ajouta Valérian, sérieux.
– Mais pas des voleurs, précisa le premier Shingouz, on garde
les renseignements qu’on nous confie, un point c’est tout.
– Ou bien vous les vendez au plus offrant quand ça se
présente, pas vrai ? dit Laureline.
– On vient d’une planète pauvre, Laureline, plaida le
troisième Shingouz.
– Alors on fait du bizness pour nourrir nos familles, dit
le Shingouz numéro un. Des familles nombreuses…
– Comme vous le savez, nous naissons toujours trois par
trois ; du coup, la démographie, ça galope, ajouta le numéro
deux.
rencOntre au grand marché
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– Moi, je ne suis pas encore marié, crut utile de préciser
le Shingouz amoureux.
– Vous ne pourriez pas nous prêter un ou deux poutibloks
pour qu’on s’achète quelque chose à manger ? tenta Valérian,
l’air faussement léger.
– Prêter ? s’indigna le premier Shingouz (c’était lui la
tête, chacun savait ça dans le petit groupe). C’est totale-
ment contraire aux principes shingouziens, vous le savez
parfaitement !
– Après, ça crée des mauvais rapports avec les histoires
de remboursement, et nous, Laureline, on aime les
rapports harmonieux, surtout avec vous, dit le Shingouz
amoureux.
– Donner, alors ? suggéra Laureline avec un sourire
angélique, rien que pour les enquiquiner.
– Pardon ? fit le deuxième Shingouz.
– Je crois qu’elle a dit « donner », s’interposa timidement
le Shingouz amoureux.
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– Ce mot-là n’existe pas dans le vocabulaire shingouzien,
dit le premier Shingouz pour couper court.
– Et puis, prêter de l’argent pour qu’ensuite vous nous
traitiez en plus d’usuriers ? Non, vraiment, c’est trop
risqué, dit le numéro deux.
– Ça va, ça va, conclut Valérian, on sait que c’est impossible
de parler avec vous.
Il était évident que ce genre de discussion avait déjà eu
lieu en divers endroits de Point Central, et même beau-
coup plus loin, sur des systèmes solaires où les Shingouz
exerçaient leur art consommé du renseignement couplé à
un don phénoménal pour se trouver là où se passaient les
choses importantes.
Valérian et Laureline ne les avaient évidemment jamais
vus autrement qu’ensemble, et ils préféraient ne pas savoir
comment ces vilaines bestioles se débrouillaient pour se
trouver si souvent sur leur chemin.
Car il faut bien dire qu’ils ne faisaient pas partie des plus
éminents représentants de la faune de l’espace, avec leurs
yeux jaunes (c’était peut-être dû à l’abus de glingue ?),
rencOntre au grand marché
33
leurs doigts à coussinets, leur minitrompe aux larges naseaux,
leur voix aussi grinçante qu’une porte de consulat, leurs ailes
atrophiées – dont l’utilité réelle restait des plus hypo-
thétiques –, leur longue queue écailleuse leur servant à tenir
en équilibre au repos et leur espèce de gibecière contenant
toute la panoplie du parfait petit espion : cornet acoustique
à ondes perce-mur, lunette passe-muraille, détecteur de vérité
(beaucoup plus sophistiqué que le détecteur de mensonge),
tik’k de Touk’k pouvant s’incruster dans la tête (ou
dans la partie équivalente de l’anatomie) d’un individu
pris en filature, etc.
– Vous n’avez pas toujours dit ça, protesta le triplé aîné.
– On a même fait pas mal d’affaires ensemble, renchérit
le puîné.
– Il y a eu de bons moments, non, Laureline ? s’inquiéta
le cadet.
Valérian sortit du sombre recoin dans lequel avait eu lieu
la rencontre, entraînant Laureline par la main.
– On ne les connaît plus, ceux-là.
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
34
– C’est vrai, dit Laureline, trop égoïstes.
Les deux jeunes gens reprirent leur déambulation sur le
marché, l’air de rien, mais une sorte de petit sanglot se fit
entendre derrière eux.
– Laureline ? S’il vous plaît ?
C’était le Shingouz amoureux, qui lui tendait un cornet
de flumgluf polymérisé.
– Oh, c’est gentil, sourit Laureline.
– Nous aussi, nous connaissons la faim sur notre pauvre
sol stérile, dit le Shingouz.
– Tu vas accepter ? s’enquit Valérian, mi-figue mi-raisin.
– Je crois, oui. Tu pourras en prendre une bouchée.
– Non, dit Valérian avec beaucoup de dignité.
Groooooo, fit l’estomac de Valérian sans aucune dignité.
Les deux autres Shingouz étaient là, se dandinant avec un
air plus faux derche encore que de coutume.
– Si vous voulez, Valérian… articula difficilement le
premier…
– … vous pourriez venir boire un verre de glingue avec
nous, poursuivit tout aussi difficilement le deuxième.
rencOntre au grand marché
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– Vous allez m’offrir quelque chose ? s’étonna Valérian.
– Ce garçon a besoin de manger, pas de boire, fit sage-
ment observer Laureline en passant un petit coup de langue
sur son cornet de flumgluf.
– On ne va pas pinailler, ça part d’un bon sentiment,
objecta très vite Valérian.
– Alors ? demanda le premier Shingouz.
– C’est une offre ferme mais à durée limitée, ajouta le
deuxième.
Le Shingouz amoureux regardait Laureline suçotant son
cornet, et ses vilains yeux jaunes semblaient soudain pleins
de paillettes dorées.
– Bon, on y va, dit Valérian.
Les trois petits volatiles (qui tenaient aussi du micro-
pachyderme) et les deux jeunes Terriens se mêlèrent bientôt
à la foule. De loin, malgré la stupéfiante différence d’allure
qui les distinguait, on aurait pu croire qu’ils entretenaient
des rapports amicaux.
PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE
Il n’en était rien, et le Shingouz qui parlait toujours en
premier reprit :
– Nous allons vous faire des propositions, Valérian.
– Sur Point Central, les opportunités sont innombrables,
souligna celui qui venait après.
– C’est bon, Laureline ? demanda le troisième Shingouz,
complètement à l’ouest (du moins, ce qui tenait lieu d’ouest
sur Point Central).
– Vous gagnez de l’argent avec un boulot qu’on vous
trouve… expliqua le premier Shingouz.
– … et on vous prend quinze pour cent de commission
sur le boulot qu’on vous a trouvé, compléta le deuxième
Shingouz.
– Correct, non ? dit numéro un.
– Dix pour cent, rétorqua Valérian tandis que les deux
oiseaux commandaient les boissons.
– Douze et demi, dit numéro deux.
– D’accord, conclut Valérian en levant son verre, dont le
liquide glacé laissait échapper une étrange vapeur verte.
395
JEAN-CLAUDE MÉZIÈRES ET PIERRE CHRISTIN
Aux Éditions Dargaud
Valérian et Laureline Les Mauvais RêvesLa Cité des eaux mouvantesL’Empire des mille planètesLe Pays sans étoileBienvenue sur AflololLes Oiseaux du MaîtreL’Ambassadeur des ombresSur les terres truquéesLes Héros de l’équinoxeMétro Châtelet direction CassiopéeBrooklyn station terminus cosmosLes Spectres d’InverlochLes Foudres d’HypsisSur les frontièresLes Armes vivantesLes Cercles du pouvoir
Bibliographie
396
Otages de l’ultralumL’Orphelin des astresPar des temps incertainsAu bord du Grand RienL’Ordre des PierresL’Ouvre Temps Par les chemins de l’espace (hors-série) Les Habitants du ciel (hors-série)L’Intégrale, tomes 1 à 7
Les Correspondances de Pierre Christin : Adieu, rêve américain Jean-Claude Mézières
JEAN-CLAUDE MÉZIÈRES
Aux Éditions Dargaud
Les Extras de MézièresLes Extras n°2 (mon Cinquième Élément)
Autres éditeurs
Lady Polaris (nouvelle édition) avec P. Christin – CastermanCanal Choc avec Christin et coll. (4 tomes) – Humanoïdes Associés
Site internet
www.noosfere.com/mezieres/
397
PIERRE CHRISTIN
Aux Éditions Dargaud
Agence Hardy avec A. Goetzinger (5 tomes)Les Correspondances de Pierre Christin avec P. Lesueur, J.-C.
Denis, J. Ferrandez, A. Lemoine, M. Cabanes, E. Bilal et J.-C. Mézières, (7 tomes)
Les Correspondances, édition intégrale avec la participation de A. Juillard, A. Goetzinger, M. Prado et J. Guarnido
Dessine-moi le bonheur, collectif L’Homme qui fait le tour du monde avec M. Cabanes et P.
AymondLe Long voyage de Léna avec A. Juillard – Collection Long
CourrierLéna et les trois femmes avec A. Juillard – Collection Long
CourrierMourir au paradis avec A. Mounier – Collection Long
CourrierPaquebot avec A. Goetzinger – Collection Long CourrierPortraits souvenirs avec A. Goetzinger (2 tomes)La Sultane blanche avec A. Goetzinger – Collection Long
CourrierLes Voleurs de villes avec P. Aymond – Collection Long
Courrier
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Autres éditeurs
La Croisière des oubliés avec E. Bilal – CastermanPartie de chasse avec E. Bilal – CastermanLes Phalanges de l’Ordre Noir avec E. Bilal – CastermanLe Vaisseau de pierre avec E. Bilal – CastermanLa Ville qui n’existait pas avec E. Bilal – CastermanL’Étoile oubliée de Laurie Bloom avec E. Bilal (Los Angeles) –
CastermanCœurs sanglants et autres faits divers avec E. Bilal – CastermanSous le ciel d’Atacama avec O. Balez – CastermanRobert Moses, le maître caché de New York avec O. Balez –
GlénatRumeurs sur le Rouergue avec J. Tardi – GallimardAprès le mur avec A. Knigge et collectif – Humanoïdes AssociésCanal Choc avec J.-C. Mézières et collectif (4 tomes) –
Humanoïdes AssociésLa Nuit des clandestins avec D. Ceppi – Humanoïdes AssociésLe Tango du disparu (nouvelle édition) avec A. Goetzinger –
A.-M. MétailiéLes Leçons du professeur Bourremou avec F. Boucq – Audie Le Futur est en marche arrière – roman – EncreRendez-vous en ville – roman – FlammarionZac – roman – GrassetLes Prédateurs enjolivés – roman – Robert LaffontL’Or du zinc – roman – Albin MichelPetits crimes contre les humanités – roman – A.-M. MétailiéLégers Arrangements avec la vérité – roman – A.-M. MétailiéBunker Palace Hôtel – scénario du film
Ce soir on raccourcit avec la troupe de la Tête Noire – théâtrePierre Christin, l’homme qui révolutionna la bande dessinée –
monographie, hors-série dBD
Site Internet
http://www.pierrechristin.com/
Valérian et Laureline, le duo d’agents spatio-temporels, a bercé plus d’une génération. Cette série culte de la bande dessinée de science-fiction est une référence dans le 9e art et a ouvert la voie aux séries actuelles de science-fiction, d’anticipation et d’héroic fantasy.
Fauchés, Valérian et Laureline arrivent à Point Central, le centre politique du cosmos, à la recherche d’une nouvelle occupation. Les deux complices vont pouvoir reprendre du service : le bi-prince Lininil a été enlevé à la veille de l’ouverture d’une session du ConSec, des révoltes et divers incidents menacent l’équilibre du pouvoir.Envoyés en mission par le président du ConSec, Valérian et Laureline doivent déjouer le complot qui menace l’équilibre de l’univers et retrouver le bi-prince. Cette mission les conduira jusqu’à Paradizac, la cité interdite des ultrariches, et à la rencontre de toutes sortes d’aliens qui les aideront ou les plomberont dans leur quête de la paix.
PIERRE CHRISTIN est un auteur et scénariste reconnu dans l’univers de la bande dessinée. En 1967, il signe avec Mézières son premier album de la saga Valérian. Il écrira par la suite plus d’une centaine d’albums de différents genres que ce soit la politique, l’utopie ou le polar noir avec des dessinateurs comme Tardi, Bilal, A. Goetzinger ou Juillard…
JEAN-CLAUDE MÉZIÈRES est dessinateur de bande dessinée et illustrateur pour la presse. Il signe la saga Valérian et Laureline. Il a également travaillé pour le cinéma. Il a notamment participé à l’élaboration des décors futuristes du Cinquième élément de Luc Besson.
15,90 € France TTCwww.fleuruseditions.com
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