p lus loi n mensu le enul méro : 1 franc n° 135

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P _LUS LOI Le numéro : 1 franc N MENSUEL N° 135 12 FHAiSCS PAR AN JUILLET 1936 A DON1" li:111 l~N'l'i;;; ilbralrle FRANSSEN, 11, rue de Cluny, Paris ~ . Compte chèques postaux : Pnm ~02-58 · \ REDACTION M. P!B \ROT, 2, rue des Haudrietlcs, 2, Paris 3° SOMMAIRE Le mouvement social . Les grèves <( sui· le tas » .............., .. Lo Monde nouveau (suite et fin) . Point de vue d'un indigène (suite et fin) et Réflexions sur les rnœurs coloniales . Sur la !Jialectique. - Les avatars de l'An-archie A propos de biologie et marxisme. - Matéria- lisme et Spiritualisme . .M. P. G. DUHUPT . A. HERTRAND. M. PIEHH.OT. i\I . LANSAC. P. t\11NEUR. LE MOUVEMENT SOCIAL Nous avons dit, dans les deux dern iers numéros, que tout ce que nous attendons clu nouveau gouvernement est de sauvegarder les libertés publiques, les libertés déjà con- quises par l'action de la masse et par l'action syndicale, et notamment de respecter l'action des grévistes (r' 1:{L p. 2). L'action ouvrière a commencé spontanément avant l'arri - vée au pouvoir du gouvernement du Front Populaire. Cet élan magnifique nous reporte par la pensée à plus de trente ans en arrière, quand la propagande syndicaliste préparait l'action pour la journée de huit heures. Espérons que le progrès ne subira plus un aussi long temps d'art. Pour s'harmoniser avec le progrès technique, la duction de la semaine rie travail doit aller jusqu'à ce que le chô- mage soit entièrement résorbé. Cette réforme est plus importante que l'élévation des salaires, qui, elle, peut être contrebattue par l'élévation des prix. Restera à organiser les loisirs en vue d'aider et à la culture des individus et surtout à l'organisation de la société future. Ce n'est qu'avec des loisirs que les travailleurs auront le temps de s'occuper ries mul trples formes de la coopération, Mais nous n'entrerons clans la société future que lorsque les travailleurs seront les maîtres de la production et que le salariat aura disparu. Les grèves actuelles se font par l'occupation des usines. C'est d'abord là un pr ocèrlè qui exclut la trahison des jaunes. Mais c'est aussi et surtout l'affirmation, qui deviendra de plus en plus consciente, du droit des travailleurs sui· les ateliers et les usines. li n'y aura plus qu'un pas à faire, quand les ouvriers pendant Jeurs loisirs auront étudié l'organisation des échanges, , . 4 pour que l\.JP pr ~ 1*C!l'fi tics usines par les travailleurs de- vienne une réalll6., , .. ; C'est ce ,Ll'.Ji'o11t ' l'itit ressortu: Bertrand et. Besnard lors de la discussion sui· le fédéralisme, qui a suivi le banquet du 29 mai. Jusqu'ici les gouvernements avalent contrecarrè l'action .les masses. _Nous osons espérer, quoique anarchistes, que le gu11verncment du Front Popu.a ire se laissera porter par l'action prolétarienne. :\1. P. -··- ----------·-------· LES GREVES « SUR LE TAS » 18 juin :3G. Mon « papier » venant. après celui de Pierrot, qui date déjà de quelques -jours, il m'est possible d'ajouter quelques ftexions nouvelles sans tomber clans des rerli tes. Le caractère 'légitime et spontané des grèves, généralisées- :'.1 tout le pays, a .été reconnu même par la presse bour- geoise, et M. Paul Reynaud en a fait un raccourci .qui peut passer pour un plaidoyer sinon pour une apologie. Donc absolurnep] ·inu_tf,l~i. d'y insister. J'ajouterai ,4' irr1pleme'nt 'que pour un nombre immense de grév,istesi~e':t ùst pas l'outrecuidant biftec k que poursui- vaient et qju °"3··ffi 9tjf shl vent ··,e11core les grévistes, mais de quoi vivre 'sà;ï. 11 :: ti·0p de honte et sans se cacher comme beaucoup le \a '.i,s>iient. :, ..... 'l' . ' Les grèves or i't'.cn eff. éf révélé des salaires si misérables .. . que certains ouvriers n'osaient même pas les avouer. On 1ira s'étonner après cela qu'il y ait eu des milliers et des milliers de grévistes non syndiqués, tout aussi acharnés que les syndiqués à réclamer leur droit de vivre! * ** Retenons tout de suite qu:e le pa rti socialiste a reconnu expressément aux travailleurs le droit de faire grève quand ils le jugent nécessaire et nième sous un qouoerrce- ment à direction socialiste, mèrne sous un gouvernement socialiste. C'est ainsi que s'est exprimé, dans l'esprit sinon dans la lettre, le citoyen Zyrornski en un article pan: dans la page de la vie sociale et syndicale du Populaire, et non dans la « Tribune libre » pour laquelle la direction n'assume aucune responsabilité. Il est d'ailleurs bien évident que le parti socialiste ne pouvait prétendre contester ce droit et il faut retenir de l'article en question qu'il n'y a pas même songé et qu'il 11'y songera jamais. Position de principe. On a cependant émis l'opinion, clans les milieux de gau-

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P_LUS LOI Le numéro : 1 franc

N MENSUEL N° 135 12 FHAiSCS PAR AN JUILLET 1936

A DON1" li:111 l~N'l'i;;;

ilbralrle FRANSSEN, 11, rue de Cluny, Paris 5° ~. Compte chèques postaux : Pnm ~02-58

· •\ REDACTION M. P!B\ROT, 2, rue des Haudrietlcs, 2, Paris 3°

SOMMAIRE Le mouvement social . Les grèves <( sui· le tas » .......••.•......• , .. Lo Monde nouveau (suite et fin) . Point de vue d'un indigène (suite et fin) et Réflexions sur les rnœurs coloniales .

Sur la !Jialectique. - Les avatars de l'An-archie A propos de biologie et marxisme. - Matéria-

lisme et Spiritualisme .

.M. P. G. DUHUPT . A. HERTRAND.

M. PIEHH.OT. i\I. LANSAC.

P. t\11NEUR.

LE MOUVEMENT SOCIAL

Nous avons dit, dans les deux dern iers numéros, que tout ce que nous attendons clu nouveau gouvernement est de sauvegarder les libertés publiques, les libertés déjà con­ quises par l'action de la masse et par l'action syndicale, et notamment de respecter l'action des grévistes (r' 1:{L p. 2). L'action ouvrière a commencé spontanément avant l'arri­

vée au pouvoir du gouvernement du Front Populaire. Cet élan magnifique nous reporte par la pensée à plus de trente ans en arrière, quand la propagande syndicaliste préparait l'action pour la journée de huit heures. Espérons que le progrès ne subira plus un aussi long temps d'arrêt. Pour s'harmoniser avec le progrès technique, la réduction de la semaine rie travail doit aller jusqu'à ce que le chô­ mage soit entièrement résorbé. Cette réforme est plus importante que l'élévation des salaires, qui, elle, peut être contrebattue par l'élévation des prix. Restera à organiser les loisirs en vue d'aider et à la culture des individus et surtout à l'organisation de la société future. Ce n'est qu'avec des loisirs que les travailleurs auront le temps de s'occuper ries mul trples formes de la coopération,

Mais nous n'entrerons clans la société future que lorsque les travailleurs seront les maîtres de la production et que le salariat aura disparu. Les grèves actuelles se font par l'occupation des usines. C'est d'abord là un pr ocèrlè qui exclut la trahison des jaunes. Mais c'est aussi et surtout l'affirmation, qui deviendra de plus en plus consciente, du droit des travailleurs sui· les ateliers et les usines. li n'y aura plus qu'un pas à faire, quand les ouvriers pendant Jeurs loisirs auront étudié l'organisation des échanges,

, . 4 pour que l\.JP pr~1*C!l'fi tics usines par les travailleurs de­ vienne une réalll6., , .. ; C'est ce ,Ll'.Ji'o11t 'l'itit ressortu: Bertrand et. Besnard lors

de la discussion sui· le fédéralisme, qui a suivi le banquet du 29 mai. Jusqu'ici les gouvernements avalent contrecarrè l'action

.les masses. _Nous osons espérer, quoique anarchistes, que le gu11verncment du Front Popu.a ire se laissera porter par l'action prolétarienne.

:\1. P. -··- ----------·-------·

LES GREVES « SUR LE TAS »

18 juin :3G. Mon « papier » venant. après celui de Pierrot, qui date

déjà de quelques -jours, il m'est possible d'ajouter quelques rèftexions nouvelles sans tomber clans des rerli tes. Le caractère 'légitime et spontané des grèves, généralisées­

:'.1 tout le pays, a .été reconnu même par la presse bour­ geoise, et M. Paul Reynaud en a fait un raccourci .qui peut passer pour un plaidoyer sinon pour une apologie. Donc absolurnep] ·inu_tf,l~i. d'y insister. J'ajouterai ,4'irr1pleme'nt 'que pour un nombre immense

de grév,istesi~e':tùst pas l'outrecuidant bifteck que poursui­ vaient et qju°"3··ffi9tjfshlvent··,e11core les grévistes, mais de quoi vivre 'sà;ï.11 ::ti·0p de honte et sans se cacher comme beaucoup le \a'.i,s>iient. :,

..... 'l' . ' Les grèves ori't'.cn eff.éf révélé des salaires si misérables .. .

que certains ouvriers n'osaient même pas les avouer. On 1ira s'étonner après cela qu'il y ait eu des milliers et des milliers de grévistes non syndiqués, tout aussi acharnés que les syndiqués à réclamer leur droit de vivre!

* ** Retenons tout de suite qu:e le pa rti socialiste a reconnu

expressément aux travailleurs le droit de faire grève quand ils le jugent nécessaire et nième sous un qouoerrce­ ment à direction socialiste, mèrne sous un gouvernement socialiste. C'est ainsi que s'est exprimé, dans l'esprit sinon dans la lettre, le citoyen Zyrornski en un article pan: dans la page de la vie sociale et syndicale du Populaire, et non dans la « Tribune libre » pour laquelle la direction n'assume aucune responsabilité. Il est d'ailleurs bien évident que le parti socialiste ne

pouvait prétendre contester ce droit et il faut retenir de l'article en question qu'il n'y a pas même songé et qu'il 11'y songera jamais. Position de principe.

On a cependant émis l'opinion, clans les milieux de gau-

che et d'extrême-gauche, que ces grèves étaient assez in­ tornpestives et qu'elles allaient gêner l'action d'un gouvcr­ ucment qui s'avançait les mains pleines. Héponclons que ces mains ne contenaient pas tout ce que

!(,,; grévistes ont obtenu - et, espérons-le, obtiendront - et qu'au contraire le gouvernement a trouvé clans ces grè­ vos une excellente occasion de démontrer sa bonne volonté . cl son pouvoir. Personne n'en demandait davantage. Les µTi'\'es ont donc été opportunes et excellentes pour les uns et les autres et il faut non pas regretter la coïnci­ douce mais se fél icitcr d'une « incidence » heureuse. Forcerait-on le ton en disant que le gouvernement a eu

de la chance cle trouver dès la première heure un pareil concours '? fi faudrait avoir bien mauvais caractère pour le crni rc et le clirc.

Mais voilà, il y en a qui forcent le ton en déclarant et même en déclamant que les résultats sont dus au gouver­ nement et à lui seul. Prenons la chose dut bon côté et di­ sons qu'il y a erreur. Les résultat .. ~ sont du« au courage des qréoistes et à leiir esprit de décision. Pour le reste, nous acceptons de bon oœur qu'il y a eu, comme on l'a dit, « conjugaison heureuse » des priuvoirs gouvernementaux et des représentants ouvriers.

* ** Impossible de ne pas constater, avec tout le monde,

môme avec ceux qui ne [ont que le penser, que les cadres ont été débordés et qu'il y a eu vraisemblablement un peu de panique parmi les chefs syndicaux. Mais ce n'est pas clans la seule constatation du dépasse­

ment des chefs que nous trouvons de la satisfaction. Cc serait maigre. C'est simplement, mais cela suffit, dans la constatation que la classe cles producteurs mûrit politique­ ment en sourdine et se réveille avec éclat. Et là, oui, nous sommes joyeux. Et nous le serons tant qu'elle gardera comme en ce moment l'initiative des opérations. Car c'est le secret de la victoire.

Le citoyen Bergery a écrit clans La Flèche que le carac­ tère extraordinaire de ces grèves était' peut-être dû en partie à une certaine désaffection du prolétariat pour les moyens purement pari emcn tai res,

Oh ! le vilain !

Peut-être y a-t-il une mouche clans le lait cle cette vic­ toire - ou plusieurs. Le gouvernement fera respecter l'ordre? Vraiment, ça

semble un peu vieux. Est-ce qu'on ne peut pas trouver autre chose? Par exemple de réaliser au plus vite tout le programme du Front populaire afin de s'attaquer tout de suiite après à autre chose de plus robuste et de plus rlu­ rablc - qu'on a promis, d'ailleurs.

Mais si c'est au fascisme que l'on pense quand on parle de faire respecter l'ordre, alors ça va. Dernière heure, 18 juin : le Conseil de cabinet adopte

les décrets-lois d'abrogation des ligues factieuses. Bravo! Allons-y pour cet ordre-là!

* ** Après le respect de l'ordre, Je « respect clos contrats » !

Solennités du « régime contractuel » qui faisait plcuu'er presque rl'attcndrisserncnt le vieux Proudhon, - lequel uu jour se prit encore à regretter que l'Empire tolérât les mouvements de grève. Mais oui, Proudhon ! Nous avons connu des travailleurs liés à leurs patrons

par un contrat collectif et qui jugèrent un jour à propos rie rompre ce . contrat. Et la terre continua rie tourner. Cod ne regarde que les travailleurs.

* ** On dit que le gouvernement Fait poursuivre des bolche­

vicks-léninistos quti auraient eu clans les grèves un rôle d'agents provocateurs - ou excitateurs. Cela ne nous pa­ raît pas adroit clu tout. Du tout, clu tout. Ce serait de la surt-nchèrc Pt nous ne l'ai rnons pas. Est-ce qu'i 1 ~- au rait aussi une sorte de démagogie gouvernement.ale?

* ** On clit aussi (nous eu sommes toujours au 18 juin) que

le gourvernement interdit une feuille bolchovico-Quat rièrno­ Internationale, alors que les torchons réactionnau-es aux couteaux de cuisine continuent à courir les rues. Alors ça, c'est la gaffe, la grosse gaffe. Et la liberté

d'opinion, qu'est-ce qu'elle devient? Va-t-il falloir (déjà I) crier ironiquement « Vi\'C l'Empire! » ·/

G. DUHUPT.

LE MONDE NOUVEAU (Suite et fin)

Les raisons pour lesquelles le droit d'occuper le logement doit partout et uniformément se substituer au droit rlr· le posséder sont nombreuses et évidentes. Et lorsqu'on y ré­ fléchit, on s'aperçoit avec une extrême surprise que cette substitution juridique, n'a rien de subversif et qu'elle ap­ porte au contraire à l'ordre social bien plus de sécurité que ne lui en procure l'arsenal des lois forgées pour le respect. de la propriété individuelle; qu'en fait elle a pour conséquence de mettre à la charge cle la collectivité les obligations que le propriétaire des locaux à loyer ne rem­ plit que contraint et forcé, en rechignant ; qu'elle en cxo­ nère l'occupant-propi-iètal ra sans troubler sa jouissance des lieux occupés; enfin, qu'elle donne au simple locataire des garanties nouvelles en l'assimilant à l'occupant-proprié­ taire actuel. Mais à ce droit d'occuper, substitué au droit de posséder

le logement, doit cot-respondrc un pouvoh: de gestion pou;­ les occupants. Et cc pouvoir de gestion va s'étendre néces­ sairement à tout ce qui est la conséquence et Je prolonge­ ment naturel du fait d'habiter, c'est-à-dire aux services qui ressortissent naturellement à l'administration communale. Assurons en passant qu'il n'y a pas d'autre solution aux problèmes complexes posés par l'urbanisme, et qu'a.insi se résoudront également les innombrables incompatibilités en­ tre la propriété privée des locaux et la propriété publ iqu.: des voies d'accès.

2-

. Disons encore que la représentation de là collectivité par les gestionnaires des secteurs locaux introduit dans la vie communale cette administration des choses qu.i doit remplacer le gouvernement des hommes clans tous les do­ maines de l'activité sociale du producteur, du consomma­ teur, du citoyen. Je demande qu'on fasse un gros effort de réflexion sur

cet important .problème de la représentation de la collec­ tivité au moyen de la représentation des fonctions cle l'in­ dividu social. Le Plan de Nouoei Age ramène tout à la Jonction du consommateur intégré clans la Commune : « La Commune sera ainsi une coopérative générale cle con­ sommateurs, chargée de gérer directement la portion de propriété sociale qui est sur son territoire, et par cléléga­ tion des portions de propriété sociale qui sont en dehors de son territoire ou qui sont immatérielles (connaissances humaines). C'est la Commune qui sera ainsi hèritière, comme gérante (non comme propriétaire) de certaines fonc­ tions exercées aujourd'hui par les propriétaires des entre­ prises : 1 ° droit de désigner les responsables; 2° droit tic répartir les produits du travail. »

Ce commu.nalisme totalitaire aboutit à une contradiction fondamentale avec la conception anti-étatiste de Nouvel Age. Constatons que nos idées sur la Commune sont assez poussiéreuses. Il faut les tirer du grenier sociologique et les épousseter avec soin .

L'ÉVOLUTION SOCIALE

A qui essaie de comprendre le sens de l'évolution sociale, soit qu'on la redoute, soit qu'on l'appelle cle ses vœux, il peut être profitable de relire quelques pages étonnantes de Chateaubriand, qui n'ont pas dû faire beaucoup impression à l'époque où elles parurent, et au lyrisme desquelles nous pouvons pourtant nous abandonner aujourd'hui, cent ans après qu'elles ont été publiées. Voici ce qu'écrivait Chateaubriand en 1836, dans son Es­

sai sur la Littérature anglaise : « A travers combien de révolutions n'avons-nous point

passé, pour arriver au bord d'une révolution plus grande, plus profonde, et qui enveloppera la postérité !

... « A mesure que l'instruction descend dans les classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l'ordre social depuis le commencement du monde, plaie qui est la cause de tous les malheurs et de toutes les agitations populaires. La trop grande inégalité des condi­ tions et des fortunes a pu se supporter tant qu'elle a été cachée d'un côté par l'ignorance, de l'autre par l'organisa­ tion factice de la cité; mais aussitôt que cette inégalité est généralement aperçue, le coup mortel est porté.

« Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocrati­ ques ; essayez de persuader au pauvre, quand il saura lire, au pauvre à qui la parole est portée chaque jour par la presse, de viJ.Je en ville, de village en village, essayez de persuader à ce pauvre, possédant les mêmes lumières et la même intelligence que vous, qu'il doit se soumettre à tou­ tes les privations, tandis que tel homme, son voisin, a, sans travail, mille fois le superflu de la vie; vos efforts seront inutiles : ne demandez point à la foule des vertus . an delà de la nature,

(< Le développement matériel de la Société accroitra le développement des esprits. Lorsque la vapeur sera perfec­ tionnée, lorsque unie au télégraphe et aux chemins cle Ier, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront pas seulement les marchandises qui voyageront d'un bout clu globe à l'autre avec la rapidité de l'éclair, mais encore les idées. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d'un même Etat; quand le sala'irc, qui n'est que l'esclavage prolongé, se sera émancipé à l'aide cle l'égalité établie entre Je producteur et le consom­ mateur; quand les divers pays prenant les mœurs les uns des autres, abandonnant les préjugés nationaux, les vieil­ les idées de suprématie et de conquête, tendront à l'unité des peuples, par quel moyen ferez-vous rétrograder la so­ ciété vers des principes épuisés ?

... « Tout pou.voir renversé, non par le hasard, mais par Je temps, par un changement graduellement opéré dans les convictions ou clans les idées, ne se rétablit plus; en vain vous essaieriez de le relever sous un autre nom, de le rajeunir sous une forme nouvelle; il ne peut rajuster · ses membres disloqués clans la poussière où il gît, objet d'in­ sulte et cle risée. De la Divinité qu'on s'était forgée, devant laquelle on avait fléchi le genou, il ne reste que d'ironi­ ques misères : lorsque les chrétiens brisèrent les dieux de l'Egypte, ils virent s'échapper des rats de la tête des ido. les. Tout s'en va : il ne sort pas aujourd'hui un enfant des entrailles de sa mère, qui ne soit un ennemi de la vieille société.

« Mais quand atteindra-t-on à ce qui doit resterr Quand la société composée jadis d'agrégations et de familles concentriques, depuis ·1e foyer du laboureur jusqu'au foyer du roi, se recomposera-t-elle clans un système in­ connu, clans un système plus· rapproché de la nature, d'après des idées et à l'aide de moyens qui sont à naître? Q~i peut calculer la résistance des passions, le froissement des vanités, les perturbations, les accidents de l'histoire? Une guerre survenue, l'apparition à la tête de l'Etat d'un homme d'esprit ou d'un homme stupide, le plus petit évé­ nement, peuvent refouler, suspendre ou hâter la marche des nations. Plus d'une fois la mort engourdira des races pleines de feu, versera le silence sur des événements prêts à s'accomplir, comme un peu de neige tombée pendant la nuit, fait cesser les bruits d'une grande cité.

« Le manque d'énergie à l'époque où nous vivons, l'absence de capacités, la nullité ou la dégradation des caractères trop souvent étrangers -à l'honneur et voués à l'intérêt; l'indifférence pour le bien et Je mal, pour le vice et la vertu; le culte du crime; l'insouciance ou l'apathie avec laquelle nous assistons à des événements qui jadis auraient remué le monde, la privation des conditions de vie qui semblent nécessaires à l'ordre social : toutes ces choses pourraient faire croire que Ie dénouement approche, que la toile va se lever, qu'un autre spectacle va paraître : nullement. D'autres hommes ne sont pas cachés derrière les hommes actuels; ce qui frappe nos yeux n'est pas une exception, c'est l'état commun des mœurs, des idées et des passions; c'est la grande et universelle maladie d'un monde qui se dissout. Si tout changeait demain, avec la

.-

proclamation d'autres principes, nous ne verrions que ce que nous voyons : rêveries clans les uns, Jureurs dans les autres, également impuissantes, également infécondes.

« Que quelques hommes indépenrlants réclament et se jettent à l'écart pour laisser s'écouler un fleuve de misères; ah! ils auront passé avant elles! Que rie jeunes g énèrations remplies d'illusions bravent le flot corrompu des lâchetés; qu'elles marchent tête baissée vers un avenir qu'elles croi­ ront saisir, et qui tuira incessamment.; rien de plus cligne que leur courageuse innocence : trouvant clans leur clé­ vouernent la récompense de leur sacrifice, arrivées de chi­ mère en chimère a11 bord de la fosse. elles consigneront le poids des années déçues à rl'm1tres générations abusées, qui le porteront jusqu'aux tombeaux voisins, et ainsi rie uite. « Un avenir sera, un avenir puissant, libre dans toute lu

plénitude de l'égalité évangélique; mais il est loin encore, loin, au delà de tout horizon visible : on ny parviendra que par cette espérance infatigable, incorruptible au mal­ heur, dont les ailes croissent et grandissent à mesure que tout semble la tromper, par cette espérance plus forte, plus longue que le temps ... Avant de toucher au but, avant d'atteindre l'unité des peuples, la démocratie naturelle, il faudra traverser la décomposition sociale, temps d'anar­ chie, de sang peut-être, d'infirmités certainement : cette décomposition est commencée; elle n'est pas prête à re­ produire, de ses germes non encore. assez fermentés, le monde nouveau. »

La longueur de cette citation magn ifique trouverait une excuse clans sa magnificence même, mais elle permet de relier notre présent pathétique à une prophétie déjà sécu­ laire. Il est impossible de s'y méprendre, la décomposition so­

.ial e, perçue par le génie du poète, et qu'il disait il y a cent ans être déjà commencée, il semble bien que de ses germes fermentés, elle soit prête à reproduire le monde nouveau, Car le monde nouveau s'en tante autour de nous, et nous

le cherchons au loin, comme un astre qui se lèverait à .l'horizon, alors que sa lumière diffuse rayonne déjà sur l'orient soviétique. Et c'est I ui, c'est ce monde nouveau, qu'une prodigieuse et universelle curiosité prétend imagi­ ner et façonner scion des normes prèètablies, tandis qu'in­ sidieusement ses formes mouvantes enveloppent déjà les assises économiques et cultu.relles de la société. En grou­ pant, - et c'est là un exemple entre d'innombrables exem­ ples aussi frappants, - en groupant les entreprises sur Je plan local, régional et national, le syndicalisme patronal offre à l'organisa! ion ouvrière de la production la struc­ ture même dont Pierre Besnard a tracé le schéma. Le régime qui, par définition, assurera à chacun, maté­

riel lemcnt, intcllertuellement, moralement, les mêmes avantages sociaux, nous savons qu'tl lui faudra, pour s'ins­ taurer, vaincre des résistances; mais il ne peut pas s'épa­ nouir clans la contrainte et se maintenir par décret. A son stade dr. réalisation définitive, le communisme sera liber­ taire. C'est la structure économique et sociale du communisme

intégral qui nous occupe, et non les formes intermédiaires

par Jesquellcs on serait bien en peine de prouver qu:il dût fatalement passer avant d'atteindre à « cc qui riait res­ ter », à cette société dont Chateaubriand prévoyait qu'elle se recomposerait dans un système plus rapproché de la nature, d'après des idées et à J'aide de moyens qui étaient ù naître en 183fi.

Au moment historique où les conditions requises de cette trunsf'urrnu t iou se t rouvont réunies, en HJ:-l(i, il est ,dp la plus haute importance de prendre une conscience Ilien nette des conséquences dernières du changement qui 'opère, afin d'aller immédiaternent au but vers lequel tend I'èvol utinn sociulr-, sans s'attarder aux étapes qu'en vertu de lois mal cléfinics, les doctrinaires usslgnent au socia­ lisme comme tics relais ohl igntoi rcs.

* ** Nous ,·011·1 arril'é au terme d'une étuf!e qui, partant du

« Monde Nouveau » de Pierre Besnard, loin d'épuiser son vaste' sujet, n'a fait !,!'Uè•rp ffU<,' l'effleurer en le pfoposant une fois de plus aux méditations de tom; ceux que pas­ sionno le spectacle· extraordinaire clos peltples en gestation d'une soriété vraiment fond(•c s111· la liberté, l'égalitû et la. tratcrn i té.

Auguste B1mTHAND.

POINT DE VUE D'UN INDIGENE (Snlle et. fin)

... Faut-il di rr- que nous connaissons beaucoup cle socia­ listes algériens, régulièrement inscrits a11 Parti, qui ne sont nullement acquis au grand principe cependant élé­ mentaire de l'Eaalilé que les Indigènes revendiquent? On nous taxerait d'exagération. Constatons toujours quo les sections socialistes de ('e pays ne comptent presque pas cl'Incligènes. Hien n'a été fait pour amener les autochtones à elles. Aucune propagande sérieuse n'a été organisée pour atteindre et éduquer les masses aborigènes. En 1930, les organes des Fédérations socialistes algériennes ont bien essayé d'étudier le problème indigène. Alger-Socialiste, en particulier, a ouvert une enquête sur nos besoins et nos aspirations. Mais en dehors <le cette manifestation du Cen­ tenaire sans lendemain, on peut dire que les social istos algériens ont fait leur politique, cle ce côté-ci de l'eau, exactement comme ceux de Marseille, de Lille ou rie Bayonne, c'est-à-dire comme s'ils ne vivaient pas à côté cl<· 6 millions d'indigènes.

... En dehors cle cette regrettable indifférence, les Indi­ gènes reprochent au parti socialiste d'avoir fait échour-r l'am.endcmenl Diagne, qui demandait po1.11· nous, en 1927, une représentation parlementairn.

... Nous ne nous attarderons -pas à étudier la position des Syndicats oonfédérés dont la « clientèle » est, à peu cle chose près, la même que celle du radicalisme et du socia­ lisme. Notons simplement que ces syndicats ignorent tout de la question indigène et qu'ils ne cherchent même pas à la connaître. Les dirigeants syndicaux, généralement ad­ ministratifs et de nuance sociale assez pâle, ne sont pas eux-mêmes convaincus de l'urgence qu'il ~' ti à faire. seu-

-~-

lement accepter le fameux principe : « A travail égal, salaire égal », sans distinction rl'origine. Ces révolution­ naires « de verbe » n'ont pas encore fait leur nuit du /2. août. J'en connais qui sont férocement acquis au main­ tien des privilèges raciaux. La tenrlance de l'ancienne C. G. T., en Algérie, ressem­

blait à celle du radicalisme et du .socialisrnn : pas de pro­ pagande chez les Indigènes, Une indifférence totale, sinon de l'hostilité sourde et inavouée. Le Congrès confédéral algérien de 1930 a cependant étudié avec assez d'objectivité le problème colonial tel qu'il se pose clans ce pays. Mais d'action point, en dehors de quelques ordres du jou ,· trop modérés et dans la forme et clans le fond. li est juste de souligner une rénovation dans les mé­

thocles de travail et dans les conceptions coloniales de cer­ tains syndicats comme celui des Instituteurs par exemple. La section d'Alger, après un rajeunissement de ses cadres et un appel à des forces neuves, a su adopter au regard cle la question indigène une attitude pleine de promesses. D'autres Syndicats. nous affirrne-t-on , révisent également leur point de vue et l'ajustent aux dispositions nouvelles des esprits. Souhaitons que la C. G. T. réunifiée, sous la rlirection d'hommes nouveaux - car il serait difficile de changer du jour au lendemain l'esprit des anciens - com­ prendra qu'en Algérie, le syndicalisme ne prospérera que s'il ne Iaisse pas en marge de ses organisations Je prolé­ tariat indigène.

ri nous reste à dire enfin ce que nous pensons de l'ac­ tion du part,i communiste dans ce pays :

Nous devons à la vérité d'affirmer que le parti commu- 11 iste et les syndicats unitaires ont été jusqu'ici les seules Iormatious qui se soient sérieusement occupées des Indi­ génes. Une active propagande a été méthodiquement or­ ganisée pour attirer les autochtones à elles. Une action persévérante a été menée depuis des années pour éduquer l'Tndigène, améliorer sa situation matérielle et relever sa rondition morale. Tous les moyens d'action ont été uti­ l isés : tracts, affiches, journaux, conférences, meetings; voire grèves. Bref, l'Arabe et le Kabyle, loin d'avoir été négligés· ou méprisés ont été l'objet d'une sollicitude toute particulière, Mais, hélas ! cette sollicitude, orientée dans un sens que

les Indigènes n'ont jamais désiré, ni voulu, est dangereuse à tous égards. Les communistes ne se contentent pas du principe de l'Egalité dont les autochtones réclarnent l'ap­ plication juste et loyale : i,Js essaient de. faire naître un nalionaiisme qui n'a jamais existé parmi _nous et qui pour­ rait êt re u11 ferment de haine chauvine que nous ne pou­ vons que réprouve~ Par ailleurs, n'ianorant pas les lois d'exception aux­

quelles sont soumis les Indigènes, ils ne devraient pas s'ingénier à exacerber les rancœurs et I'amertume qui existent au fond de l'âme de tous les miséreux et affamés. Leur action, sur ce point, peut être g rosse cle conséquences.

Elle peut coûter à la masse indigène. comme à I'Algèr!e entière, cle gros sacrifices humains qu'il faut à tout prix éviter. Peupler les prisons, orienter les travailleurs incli­ gi•nes vers un idéal nationaliste chimérique plein de clan­ gc·rs pour tous, c'est provoquer des sacrifices inutiles con­ HC' lesquels il convient de mettre les nôtres en garde.

... L'iu déperulancc de l'Algérie upportera it-el!e la sup­ pression des classes, la fin du salariat? Non. Elle aurait simplement pour conséquence cl,' faire passer les biens d'une bourgeoisie :i. une autre hou rgroisie. Les ouvriers, le prolétariat en entier changerait. de maîtres mais non de condition. Et ce n'est pas cela que réclament les ouvriers indigènes qui ne veulent, aujourd'hui comme hier, que i'égalité de tous et des conditions <le vie meilleures.

... Avant cle conclure, il convient de mettre en relief la part. de responsabilité qui incombe ù l'élément inrligèno de ce pays, les intellectuels surtout. N'ayons pas !1011tc de le dire. Beaucoup d'entre nous (Arabe» e1· Kabyles) n'ont pas voulu ou n'ont pas su travailler n11 relèvement clo la masse. Il y a chez nous trop d'égoïsme. Lï11té1H. personnr-l a

souvent fait perdre la notion de l'intérêt général. Chez la 1 minorité agissante, les efforts sont éparpillés et se sont exprimés sous des formes parfois contradictoires au point que des amis européens se sont souvent trouvés gênés sur l'attitude à adopter et l'action à entreprendre. Peu d'entre nous sont allés aux organisations où ,l'on milite. Nous n'avons pu ni nous organiser, ni nous cntr'aider. Et sans organisation, l'éducation individuelle ne se fait pas et au­ cun travail sérieux de documentation, de propagande ou d'action n'est possible. Dans les reproches que nous avons formulés à l'égard des partis, n'avons-nous pas une part de responsabilité?

... Ces remarques faites ... constatons que ee n'est pas en Algérie qu'interviendra de prime abord la solution de la question sociale. Nous sommes ici une colonie ... C'est de l'autre côté cle l'eau que se prendront les décisions ... Fran­ çais; mais non citoyens, nous avons une action ... plus pres­ sante à entreprendre l'accession au droit commun d'abord. Ce ne sera que quand ce stade sera franchi que nous pourrons participer à l'orientation de la politique générale de lu France.; Ce que nous voulons, c'est que Français, nous soyons traités comme tels. Ce programme réduit est facilement réalisable avec de la sincérité et de la loyauté.

... Recherchons partout les bonnes volontés, les hommes sincèrement épris de justice à quelque formation qu'ils appartiennent. Pour en augmenter le nombre, il faut une véritable propagande parmi la population française. Beau­ coup de Français ignorent notre situation. Une presse subventionnée, des élus intéressés, des politiciens sans cons­ cience, des ronctionnaires stipendiés ont semé le cloute, l'indifférence ou la haine. li faut unn ihiler tout ce mau­ vais travail, défricher les cerveaux, montrer ce qu'il y a tic juste et de légitime dans nos revendications, faire con­ naître les Indigènes et leurs aspirations sous leur vrai jour.

: .. Notre programme est susceptible d'être accepté par tous. Quel est le communiste, ,le socialiste, le radical, le républicain qui n'accepterait, s'il est sincère, notre reven­ dication maîtresse rie l'Eaalité? Quel est le citoyen cons­ cient et raisonnable qui voudrait maintenir tout un peu­

. pie en marge du droit commun? Tous les hommes de cœur doivent être avec nous à quelque horizon politique qu'Ils appartiennent. C'est ainsi que notre programme peut être accepté P,ar tous lés partis sans qu'ils aient à ré-

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pudier quoi que ce soit de leurs doctrines. Pour les hom­ mes sincères, la question indigène est au-dessus des 'mes­ quines rivalités clc clans : c'est une question d'humanité et cle justice. Quant aux autres, ils restent aveuglés par des considérations d'intérêt; ils tiennent avidement aux pri­ vi lègcs dont ils jouissent et, ne voulant pas s'en dessaisir, i ls s'opposent par tous Ios moyens à notre accès au droit commun : ils exigent hypocritement. cle nous des vertus u rhurna.ines, feignent clc nous ignorer ou combattent nos rcvcnrlicat ions en i nvoquunt lies l égcndes ignobles et 01·­

ronéos. Les citoyens peuvent être divisés quant aux conceptions

politiques, aux buts à atteindre, aux moyens d'atteindre ces buts. En temps normal, nous n'avons pas le droit d'être les arbitres clc leurs dissensions. Nous ne devons noiis éloi.­ qner dél.ibérérnenl cl'u.n, clan ou d'un bord que si, par itne attituiie indiffér<-Înle ou nostü», vl essaie de nous maintenir dans notre inffriorilé actuelle, ou s'il, ne veut; rien faire pour nous eln t:i.rer. Notre attitude, .a,Lor,s, sera commandée par les circonstances. Tant pi« pour le bord qui I'auaa voulu car l'aveinir appartietuira à celui qui aura avec lui 1 e réservoir immense âe bras et d'int.e<Uigencc qu;csl 1.a po­ pu/,a,/.ion arabe el lcabyle.

En attendant, nous sommes, nous, pour l'entente rie tous, les Indigènes compris ; pour ia justice, la fraternité et l'égalité entre tous, les Indigènes compris. Ce n'est pas à nous de changer nos positions. C'est aux partis politiques et aux formations sociales qu'il appartient d'ajuster leurs programmes et surtout leur action en notre faveur en tenant compte des idées et des mentalités exigeantes dei masses d'aujourd'hui.

... Un accord peut parfaitement intervenir entre tous les partis pour améliorer notre condition et réaliser au main!' en partie notre programme d'égalité. Cet accord doit se réaliser sur la plate-forme républicaine sur laquelle nous voudrions que la. question indigène f.ût placée. C'est sur cette plate-forme que nous invitons tous les hommes sin­ cères, à quelque parti. qu'ils appartiennent, à créer une Algérie nouvel.le où tous ,les éléments ethniques seraient traités en vrais Français. Le temps presse. Tous les partis doivent S<> hâter d'agir s'ils tiennent autant qu'ils le disent à notre sympathie.

... Un dernier mot pour les Indigènes. Si véritablement ils veulent travailler à leur relèvement, il est indispensable qu'ils s'organisent sur des bases modernes. Il est regret­ table de constater qu'ils ignorent eux-mêmes presque tout des problèmes qui les intéressent. Leurs opinions sui· les questions les plus importantes sont diverses et parfois contradictoires. Il faut arriver li s'entendre pour avoir des idées communes, au moins sur les questions impor­ tantes : statut personnel, représentation, évol ut ion clc la femme, etc., etc. La création d'un rouage d'étude et d'édu­ cation populaire est indispensable. Sans cc rouage, qu'on appellera. comme on voudra - l'étiquette importe peu. - rien de solide ne pourra. être entrepris. ni en matière cle propagande, ni quant li notre éducation sociale.

REFLEXIONS SUR LES MŒURS COLONIALES

Il est bien vrai que toutes les populations coloniales sont peu 011 prou exaspérées par le mépris que professe à leur égard tout Européen « qui se respecte ». L'humiliation est. d'autant plus vivement ressentie que I'Inrligène est plus évolué. Les Européens les plus inintelligents et les moins cultivés, ce qui ne veut pas dire les plus pauvres, sont d'ordinaire les plus arrogants; ils ont besoin de se prou­ \'CI' à eux-mêmes leur supériorité sur les gens « d'une race inférieure ». Ne pas con tondre l'humiliation avec l'expiai tation. L'ex­

ploitation est partout, elle existe aussi bien en Franco, où les ouvriers souffrent également ici et là des procédés rie grossièrctè que certains patrons 011 certains contre­ maitres ne craignent pas d'employer à leur égard. Mais les ouvriers Irançais savent que sur certains points et. théoriquement. ils sont les égaux de leurs maltrcs. Ils savent en tout cas que J'opin ion publique ne tolèrerait pas la grossièreté du patron en dehors rie l'atelier. Aux colo­ nies, le mépris des Européens s'exerce sur toute la 'popula­ tion autochtone et à toute occasion. Les Européens ne comprennent pas les coutumes et la

morale des peuples chez· qui ils se sont inst.al I és en maîtres, et ils les considèrent comme absurdes. Ils jugent toute la population d'après les mœurs de leurs boys ou clomesti­ ques, qui sont bien ïorcés d'être serviles et de mentir jus-

. qu'à en tirer profit. Ils ne remarquent que la ruse et les préjugés d'une population en grande partie miséreuse et sans culture ou avec une culture arriérée, et pour [a­ quelle on ne fait. rien, ni pour l'amélioration de son sort, ni pour son instruction, ou si peu. Les Indigènes .intellectuels sont les premiers ,\ se révol­

ter contre l'humiliation ressentie, Hs sont aussi les plus sensibles aux affronts, dont la plupart des gens très riches sont à l'abri, tandis que les pauvres sont à peu près inca­ pables de distinguer entre toutes les humil iations qu'ils subissent, soit des mai tres de chez eux, soit des maîtres étrangers. Les intellectuels ont pour ainsi dire l'apanarre du patriotisme . .Tc l'ai bien vu en Serbie pendant la guerre. Les paysans ne pensaient guère qu'à cultiver leurs champs, et ceux qui étaient mobilisés n'aspiraient qu'à retourner :'t la maison. Les popes et les instituteurs étaient beaucoup plus imprégnés des idées d'honneur national et d'Inde­ pcndance nationale que les bourgeois pris clans .1c11r on­ semhle.

Ce sont surtout les inteflectuels qui éveillent et diffusr-nt le sentiment patriotique clans le peuple, aussi bien chez les bourgeois que chez Ies pauvres travailleurs. li en 1·{•­

sul te, pat· exemple dans l'Inde, que le plus souvent la quos­ tion sociale passe après celle de l'indépendance nationale. L'Indochine est appelée à suivre l'exemple de l'Jncle,

comme la Syrie suivra l'exemple cle l'Egypte. Dans ces deux derniers pays, où il existe une indépendance relative, le nationalisme est déjà plus développé. Il s'assit, avant tout, de se débarrasser de la puissance soi-disant protec­ trice. En Syrie, -le nationalisme est exacerbé en ce moment (février 19:16) par les procédés arbitraires employés par le haut commissaire, représentant le gouvernement. Iraucais,

-û-

-de telle sorte que chrétiens et musulmans font bloc contre la puissance mandatri ce. Observons qu'en général cc nationalisme n'a rien rie dé­

mocratique. En réalité, les classes sociales sont maintenues dans leur hiérarchie, aussi bien économique que politique. En Egvpte, le projet de Constitutiou prévoit un Sénat qui ne sera composé que de représentants de la haute classe. Nul ne parle d'autre part d'un changement quelconque à apporter à la situatior. économique cles fellahs. Dans la Revue franco-anna:rnite (n° 17fl), Babut relate qu'au Grand Conseil d'Indochine le projet d'impôt présenté par le gou­ verncrncnt sur les successions indigènes s'élevant à. plus (le 7'i.OOO piastres a été repoussé par les voix des représentants indigènes qui sont en réalité les représentants des classes possédantes. En matière d'impôt, tout le poids en retombe sur la partie la plus pauvre de la population, à cause de l'action égoïste et de l'influence de la bourgeoisie anna­ mite. Bahut relève encore (n° 181) la protestation élevée par certains Annamites clans /,a Tribune indochinoise con­ tre la situation qui leur est faite au Laos. Ils se plaignent <l'y être soumis administrativement aux autorités· lao­ tiennes. C'est pour eux, en tant qu'ils se considèrent comme -I'unc race supérieure ou d'une civilisation plus évoluée, une humiliation intolérable. Ainsi, le nationalisme, même

-chcz ceux qui réclament leur indèpcnrlance nationale, tend toujours vers la domination. Le traité de Versailles, en donnant l'indépenrtance à de petits peuples asservis, a développé les ambitions nationalistes de leur classe cliri­

_geante, et le plus hel exemple est la Pologne. D'autre part, le .Tapon, qui proclame la nécessité de délivrer l'Asie du joug européen, commence par annexer sous son despotisme impérial les peuples qu'il prétend affranchir, témoin la

·Corée.

Les ambitions dominatrices de la bourgeoisie indigène ·se mêlent à l'idéalisme de la jeunesse intellectuelle. Ces tendances diverses se voient très bien dans l'agitation ac- 1uelle en Chine, pays que la diplomatie européenne a con­ sidéré pour ainsi dire comme une terre coloniale. Tous les Chinois luttent contre les traités inégaux, c'est-à-dire con­ tre la situation d'infériorité où ces traités les ont mis vis-à-vis des puissances européennes. Mais les uns sont des nationalistes et des profiteurs, les autres des idéalistes. Pour tous les peuples coloniaux, l'émancipation est Je

lien commun. La jeunesse, en général, et surtout ,la jeu­ nesse intellectuelle, se réclame soit des principes de la Révolution française, soit des idées de la Révolution russe. Sa mentalité n'est pas In tôrieur« à celle ries Européens. Au contraire. Tandis que la moyenne des conquérants, clans son Immense majorité, se fossilise clans le conserva­ tisme et le conformisme, ceux ries jeunes indiuùnes qui peuvent s'mstruire sont idéalistes et sont avides rie con­ naissances. Void ce qu'a écrit à Lu (n" du 28 février), M. T. Braganca-Cunha, indigrne rie Goa, colonio portu-

. gaise dans l'Inde : « Les fonctionnaires, les professeurs, les missionnaires et

les autres représentants ries pays dominants travaiblent ici pour ·le conservatisme et la réaction, tandis que cc sont les forces indigènes de libération qui ardemment aspirent ,•et se portent vers tout ce qui est humanité et pro, .. n·i,s ».

- -,

* :;:,;:

Dans l'ensemble rie « nos » colonies" la. situation de l'Algérie apparaît différente .. li n·~, a pas de véritable na­ tionalisme chez les six millions d'indigènes, encore qu'une bonne pa rtir- des fi ou 600.000 Européens fasse tout t'<' qu'elle peut pour le faire naître, et que les communistes aient voulu l'attiser. Lechani réprouve net.tèment la créa­ tion d'un mouvement nationaliste. Nous avons cité plus haut le passage où il écri t que l'Inrlépenduuce de l'Algérie n'apporterait rien au prolétariat clans son ensemble, « Les ouvriers indigènes ne veulent que l'égalité de tons et ries roi1ditions de vie meibleures ».

En Algérie, les Français sont davantage au contact de la population indigène que partout ailleurs. La. proxiruité d« cette colonie, la facilité et fa rapidité des communica­ tions tendent à habituer de plus en plus Jes indigènes aux mœurs rlc la civilisation européenne. JI semble que luur nssimilation aurait pu être amorcée. EUe aurait pu, êt.re amorcée si précisément on ne les avait pas tenus loin do toute égalité morale et civique. Elle aurait pu être facilit~e surtout par l'extension de l'enseignement à tous les enfants indigènes, ce qui eût aidé grandement le rapprochement l'i. I'union des travailleurs. Or, cet enseignement n'est donné, même à l'heure actuelle, qu'à une infime minorité. Car il faut le dire : pour beaucoup de Français d'Algérie l'assimilation est 11n danger. Voici ce qu'ée rit, également dans /.a Vofa: des Humbles

(11° 16::\ décembre 193:i), une Françaiso, M"" Bagault, fli­ rrc·tr·ice d'école :

« ... .Te crois qu'il faut regarder l'état des choses ac­ ruelles, en Algérie, à la lumière crue de la vérité; tant pis si nos yeux fragiles ne peuvent la supporter. Or, cet état est extrêmement complexe, mais à la rigueur on peut le ramener à deux faits essentiels embrassant plus OL\

moins les autres et s'enchevêtrant. l'un et l'autre : · « 1 ° La haine ou, di.sons le mépris encore existant de.

races, mépris avoué ou non, basé sur des préjugés, des e -reurs et ries apparences;

« 2° Le dénuement. matériel, intellectuel et moral indi­ gène dont nous sommes en partie responsables.

« Voilà cieux points essentiels à constater honnêtement, et tant que nous ne nous attacherons pas exclusivemeut ù faire cl isparaître cet état de choses nous n 'aurons pas avancé dans la résolution des problèmes musulmans, Ai-je besoin de citer des faits? ... Mettons à part ce snobisme de certains Algérois qui se flattent de ne point accepter dans leurs [eux, leurs courts de tennis, des israélites et des indigènes ... C'est typique ... Mettons à part cette sus­ ceptibilité indigène qui me fut confirmée il y a peu de temps pal' un homme d'esprit d'origine indigène et qui me disait : « Moi, je ne porte plus la chéchia cal' si j'ai ma chèchia et que je sois bousculé dans la rue, je me dis : c'est parce que je suis indigène ... Si je n'ai pas de chéchia, je trouve tout naturel d'être _bousculé ... et je ne me dis ren ... ». Cela aussi c'est typique, mais ce qui m'inquiète l,ien autrement c'est cette barrière qu'on retrouve citez IPs petits, dès qu'ils viennent à l'école.

·, ... En contact journalier avec une population indigène et européenne, je sais par expérience la difficulté de la tâcho : les mères européennes éloignent systématiquement

h-urs enfants des enfants indigènes, c'est net; et cet éloi­ gnement est basé sur une réputation plus ou moins méritée de malpropreté, de manque d'hygiène et de précocité sr-xuelle, Sur ce dernier point, il y aurait beaucoup à ré­ Inter : il y a là une affaire de climat qui atteint aussi hicn nos Européennes que les indigènes, mais qui se com­ plique chez celui-ci, non pas parce qu'il est indigène, mais parce qu'il vit clans une promiscuité que lui impose sa vie mi f' érah I e... ·

« Apparemment, les raisons qui me sont données ne sont pas toutes dénuées de fondement. L'erreur est d'attribuer à ,la race des choses que nous pouvions constater chez nous en France avant les campagnes acharnées qui aboutirent, avec les Jules Ferry et les Ferdinand Buisson, à. l'organt­ sation efficace fies écoles. Si l'enfant indigène est malade, s'il est sale, si son esprit est porté vers des choses d'un autre âge, c'est que nous ne lui avons pas enéore donné le moyen d'être autrement : des écoles, des maisons habi­ tables ... Alors oui, c'est Je vagabondage, ce sont les cris, qui nous exaspèrenxte vice, les cailloux jetés par mépris, l'envie, la haine ... Soyons vrais : les plus convaincus d'en­ tre nous, nous avons quand même des moments de révolte devant la demi-sauvagerie des petits indigènes rie nos quar­ tiers populeux qui errent toute Ja journée ... il nous faut faire un effort sur nous-mêmes pour être justes et se dire que l'enfant indigène est encore lr fruit de la rue et du rlésœuvrernent parce que nous n'avons pas encore fait pour lui tout ce que nous lui devions.

« ... J'ai entendu dire cette chose énorme : « Vous com­ prenez, je ne peux vous donner mon fils à I'E, P. S., il y a trop d'Iridigènes ; ce n'est pas le même cerveau ; ces enfants ne peuvent travailler ensemble ... » Cela tombait mal d'ailleurs, car à ce moment-là, mes premiers élèves en français étaient indigènes. ils avaient cette finesse imagée que peuvent avoir les Arabes dès qu'ils savent écrire vraiment. Pour moi, quand j'ai rapproché d'autre part des petits indigènes incultes, j'ai trouvé les mêmes petites ârnes d'enfants vivantes, mtel.ligentes, fières, capricieuses, comme partout ailleurs i mais il faut se donner la peine de les écouter vivre.

« ... N'oublions pas que nos frères musulmans ont at­ tendu près d'un demi-siècle pour que 90.000 seulement sur 800.000 de leurs enfants soient instruits.; nous pouvons bien attendre patiemment les bienfaits de ce que nous avons accompli. Nous leur devons cette patience ...

« Seulement, pour ce qui reste à faire, le temps presse et c'est pourquoi je voudrais voir la femme donner son coup d'épaule ... ce serait bien peu de chose; mais il faut parfois si peu de chose pour faire sortir le char de I'or­ n ière où il s'est embourbé ... Il faut se hâter, se hâter de faire disparaitre toutes les raisons superûciel.les ou réelles qui nous séparent de nos frères musulmans, et nous n'y arriverons que lorsque nous .aurons fait disparaitre les misères diverses du peuple indigène et dont la première cle toutes, celle à laquelle je me suis attachée aujourd'hui : I'Ignorance et le désœuvrement de l'enfance.

« ... C'est pour l'enfant aussi que nous voudrions voir supprimer les taudis. Il y a encore des Algériens et Al­ génois qui les ignorent! Pour eux, la vie musulmane est tout entière clans les magasins de bracelets arabes de la

rue d'Isly, C'est tout ce quIls connaissent. Que ceux qui ne croient pas, parce qu'ils n'ont point vu, se donnent la peine de venir voir, aux confins de la Casbah et de la ville européenne : ils trouveront là une réelle expression de la. misère des taudis. Cela ne se décret pas; il faut y péné­ trer.

« Autour de ces taudis infects, qu'un propriétaire loue· 60 francs par mois, les œuvres sociales municipales se· dressent, mais les gnunbis demeurent . .Te ne dénigre pas ces œuvres, loin de là, mais je pense qu'une femme aurait exigé, auparavant, la suppression du gourbi, parce qu'il est autant, sinon plus que l'estomac qui a Iaim, le Ioyor rio rancœurs, fa source de mécontentements, de disputes; de coups cle matraque et rie revolver ... ».

« Le problème musutrnan, dit i\1110 Bagault, n'est qu'un, aspect de la question sociale ». La religion y a ïort peu· d'importance. Les musulmans ne sont pas réfractaires au· progrès, au changement des coutumes, à I'émaqci nation des femmes. Voyez ce qui s'est passé dans l'U. 1=!. S. S. Là-has, il n'y a pas de question coloniale. Tous sont égaux, et les peuplades les plus diverses sont entrées clans l'Union soviétique sui· un pied d'égalité. L'assimilation s'est faite· avec la plus grande rapidité. Au nom de quel droit, de· quelle autorité, au nom de quels intérêts et de quels préju­ gés, peut-on maintenir en situation cl'infériol'ité les indi­ gènes algériens en face ries Eu ropéens ? La question se· poserait rie façon aiguë en eus de révolution sociale. Les Indigènes algériens, et nous avec eux, avons le droit de lu poser tout de suite.

M. Prsunor.

SUR LA DIALECTIQUE

I

LA THINl'J'li ~IÉTAPHYSICO-LOGIQUE THi,:SE, ANTITHÈSE, SYNTHÈS~::-

Notre ami Paul Reclus nous a posé, après le dîner de mars de Plus Loin, une question sur le sens des mots : dialectique, thèse, antithèse et synthèse. Vous conviendrez que .nous nous sommes assez mal tirés tous de notre po­ sition accidentelle de professeurs. Cela est bien compréhen­ sible et, pour ma part, j'ai toujours tenu cet assemblage· cle thèse, antithèse et synthèse, cher à Hegel, à Karl Marx et à Proudhon, pour une pure bataHle de mots, tournant parfois au galimatias double, joie de M. de Voltaire, Fran­ çois Marie, et je vais essayer de le prouver. Dans la logique classique, on accouple les termes franco­

grecs thèse et amiithèse, les termes franco-latins affirma­ tion et négation pour les opérations de l'esprit relatives au « jugement », tandis qu'on assemble les termes franco­ grecs analyse et synthèse, ainsi que les termes franco-la­ tins décomposition et recomposition, pour les opérations de· l'esprit relatives au « raisorunemenl' ». De plus, il existe· une figure de rhétorique dénommée en franco-grec l'anti­ thèse et en franco-latin 'l'opposition et quelquefois la con­ tradiction, dans laquelle le terme antithèse a une autre signification. . .que dans la logique. L'art, si tant est que ce­ soit un art, rie Hegel, de' Karl Marx et de Proudhon a.

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-consisté à mélanger ces trois opérations distinct.es pour le fusionner en thèse, antithèse, synthèse, à la grande admi­ ration des malheureux « civilisés » dont nous sommes et à la grande joie ries libraires de Iadite période sociale, chercheurs de débouchés pour leurs œuvres typouraphi­ -ques.

Quant à 1.a âiaiecüque ou art de discuter, tous Jes traité. {le philosophi., nous disent quo pour les Eléates et Platon, -c'éta it la méthode d'argumenta tion qui permettait d'arri­ ver à la. conception ries « idées putes », tandis qu'Aris­ tote ramenait le plus souvent la dialectique à l'argumen­ tation syllogistique. Cette recherche ries « idées pures » se retrouve même chez Fourier, puisqu'il affirme que trois prim:ipes sont cc-éternels : Dieu, la matièro et les mathé­ matiques (conséquemment Les idées pures, tes phénomènes nécessaires d'A ug. Comte). Hegel avec ces données d'idées pures aboutit à des énon­

ciations transcendantales dont voici un spécimen édifiant. « L'évolution de la. pensée et de l'être a un rythme qui est l'expression ou le symbole de l'absolue raison : thèse, arut.i.- 1 hèse et synthèse. L'idée se pose d'abord sous une forme déterminée comme celle rie la lumière pure; puis elle s'op­ pose immédiatement son contra ire, qui est la pure ohscu­ rité ; car, encore une fois, la lumière pure enveloppe les pures ténèbres, dont elle ne saurait se distinguer et l'œil placé dans une sphère rie lumière infinie ne verrait pas mieux que clans une sphère d'obscurité infinie. La thèse ap­ pelle donc L'antit!hè,se, et les deux se concilient clans Lme synthèse qui est ici la couleur, seule chose visible et réelle; car il n'existe dans la réalité ni lumière pure, ni obscurité pure, il ny a que des couleurs. C'est clone la synthèse qui est le rationnei et le réeL : c'est clans l'harmonie ou l'unité -qu'est tout ensemble la lumière et la vie ».

« L'individu ne peut se développer que rlans la satiété civile, dans l'Etat: et ce qu'on appelle le droit est la li­ berté de l'Etat, c'est-à-dire ·la domination rie la puissance commune sur les libertés individuelles ... L'Etat se trouve absorbé à son tour clans les Etats supérieurs, clans -les na­ tionalités supérieures, clans 'les rares supérieures ... La na­ tion victorieuse est toujours meilleure que la nation vain­ cue et sa forme même est la preuve môme rie son droit : car ce qui est réel est rationnel ».

« Le christianisme est la synthèse cle la religion rie l'in­ fini et de la religion du fini, le fruit rie l'union qui eut lieu entre le génie oriental et le g-énie de la Grèce ». Les Aryas, ancêtres (à cc qu'il rlit) rie M. Hitler, eussent

déclaré avec plus de raison': Ormuzd est la thèse. Ahri­ man l'antithèse et le monde réel la synthèse. Toute cette phraséologte se retrouve rlans la « Question

Juive » de Karl Marx et clans les « Contradictions écono­ miques » de Proudhon. L'antithèse rie Marx est d'ailleurs .surtout l'an tit hèsc rhétoricienne. Or, si l'on examine cette antithèse, on s'aperçoit que les propositions des phrases an­ tlthétiques sont des affirmations et des négations parti­ culières, qu'elles peuvent donc être vraies toutes les deux et que l'opposition n'est pas dans les idées, mais en appa­ rnnr-o clans les termes. Les propositions ne sont pas « dia­ m,étraJ.emenl » opposées pour en revenir à la scolatisqizc

et au carré des A. E. I. O. et il n'y n pas lieu rt'oruo-ter à ce sujet. li en est ainsi dans les figures antithétiques de res deux

vers cle Voltaire, souvent cités :

Vicieux, péniterü, courtisam, solitaire, 11. prit, quitto; reprit la cuirasse cl /.a ha-ire ...

(La Hcrniurle) (1).

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LES AVATARS m; L'AN-ARCHIE. LA NON-AHCHrn

Ceci dit, j'arri\'e à cc qui concerno Plus Loin. Proudhon u opposé, il y a 1111 siècle, à l'autorité, ù l'archio, mani Ies­ lation, scion l'observateur impartial, des préjugés de phase sociale, de classe sociale et de l'équation personnelle de démence propre à celui qui commande, le contraire de l'au­ torité, l'an-archie avec un tiret. Mais co mot, écl'it sans tiret. anarchie, a un autre sens usuel clans .la. langue française et caractérise l'équation collective de démence inhérente aux masses qui commandent et agissent con-

. fusément. li suit que. dans l'acception courante, re' terme siuu iûe d'abord cette anarchie démagogique. E11 un sens pl11,; restreint. il correspond : l" à l'an-archie syndicaliste et mutualiste des disciples cle Proudhon ; 2" à l'anarchie communiste de Kropotkine et d'Elisée Reclus; 3" h l'anar­ ch ie individualiste de Max Sti rner (qui pose que la réalité unique est le moi) et cle tous les illégalistes plus ou moins conscients, quand ils ne sont pas atteints de clémence égoïste. Aujourd'hui, Plus Lo'in, par la plume cle Paul Reclus et

de Pierrot déclare : « En nous plaçant au point de vue de la liberté d'opi­

nion et de la überté d'association, il peut arriver que nous soyons amenés à voter lorsqu'un mouvement réactionnaire ' menace d'envahir les institutions démocratiques.; mais nous ne sommes pas I iés au candidat et (je me permets cle résumer) réservons notre idéal révolutionnaire » (Pierrot).

« L'abstention électorale a pu être un principe il y n. cinquante ans, quand [es grands partis politiques en pré­ sence s'agitaient exclusivement rlans le cadre cle la société capitaliste » (Paul Reclus). Notre ami conseille de voter pour écarter un candidat qui fera-il sil'rernent le malheur de bcaucouv (souligné). Jl admet !.?- !'Ollaboratio11 .avcc, le .~·011ve!'nement pOL!.L..ass.urel' les li!JrJ.:t.és...de parole, de .réu­ nion, cle presse, l'instn:!_ction;...Ia.ïtLU~ I.LJ!Iainmise sur les

(1) Snluvinc 111111s a oxposé quo Platon avait cherché dans les [liél's I'cxpl icatiru: et ln légitim lté <I<' I'Ordrc établi. Ce qui im­ plique nue Harmouio nréétnblie onr re l'Esrnit humain, lUnivcrs "t même I'orgunisntion sociale, pa rt ie de cet Univers, Harmonie quo 111111,: 11'nv1111s pins qu'ù découvrfr pnr cogitation et dialectique uscenrlnntc. Hegel n repris et dèveloppé l'erreur plutonicienuc ; il idoutifie le rationnel et le r{>el,• car la science de la pensée ne fait qu'un avec lu science de l'être. 011 arrive :'t tout débrouiller grilcc ù ln- méthode dialectique (thèse, antithèse et synthèse). Murx n emprunté ces bnbnrds it Hegel. On est loin des méthodes d'ob­ xervution et d°L•:q1éric11èc. qui s<'tiles ·sn11t" le fonrlemcnt de nos f·o1111:1iss:.111~,:s. l't d1111t· K1·opntki11e (•te11dait l'emploi :) . la socio- ]ngi<'. - i\l'. P. -

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{latifuml_la, Toute[ois,. !..!. ne veut pas JJUrticipeI' ù_!,~exercice \trnn,;1to11::e du.pouvoir.

« Deux rôles de plus grande importance s'imposent à l'anarchiste.

« Susciter partout l'initiative en matière d'organisation Ioca lc : instruction, hygiène, travaux publics; et, pour cles œuvres précises, accepter toutes les responsabilités rc­ lal ives à ces activités.

« Surveiller les élus et montrer inlassablement les dan­ µ·ers qu'il y a à élever des individus au-dessus Lies' autres; dénoncer les liaisons de +a politique et de la finance et poursuivre partout les ambitieux.

« Un anarchiste peut montrer par son action la supé- 1 iorité de l'organisation pal' en-bas sur le gouvernement

-par en-haut (cela me rappelle le gouvernement direct de mon viei l ami Victor Conaidérant) et, par son exemple, préparer la véritable base de 1 'avenir ». Un post-scriptum Lie Reclus admet volontiers que cer­

taines phases de sa réponse prêtent le flanc à la critique N devra i en t être précisées. Je demande donc très courtoisement à nos amis Pierrot

et Reclus en quoi leurs théories nouvelles diffèrent de celles des autres adversaires de l'autorité qui ne se pré­ nomment pas anarchistes . .Je me permets, en conséquence, de construire un mot nouveau, le vocable de non-archio, pour qualifie!' cc., théories si semblables, car, pour résumer cet exposé, il n'y a que fort peu de différence, s'il y en a, entre les théories et les pratiques politiques, économiques et sociales de Plus Loin et les théories et pratiques poli ti­ ques des Sociétaristes et de bien d'autres non-archistes.

Maurice LANSAC.

P.S. - Notre ami Mattéi a posé à son tour dans Plus Loin la question du devoir militaire, question que d'ailleurs il a tranchée par l'affirmative en 1914, ainsi que Pierrot. Pendant quatre siècles, les Chrétiens se sont posé la même interrogation, les Barbares sont venus à la joie du prêtre Salvien, et le monde n'en a pas été régénéré. Le soldat Fourier, Je capitaine Considérant, le colonel Comte Henri de Saint-Simon et bien d'autres, à commencer par Bazard et Enfantin qui défendirent Paris en 181f à la barrière de Clichy, ont pensé et agi comme Mattéi. Reste à savoir comment les individus et les groupements pourraient im­ poser la paix aux bouil lants Achilles et aux astucieux Ulysses? Vous me direz que ma métaphore est inexacte, car Achille et Ulysse, aux dires de leur chantre, ont com­ mencé par être des francs-fileurs. C'est vrai.

A PROPOS DE « BIOLOGIE ET MARXISME » MATERIALISME ET SPIRITUALISME

Prenant consacre de nombreuses pages de son +ivrc « Biologie et Mu rx isrne » à exposer le matérialisme mar­ xiste qu'il op-pose à son vieil antagoniste le spiritualisme. Il écrit (pagl' t•3) : « La philosophie marxiste est matéria­ J iste. Il faut entendre par là, simplement, qu'elle affirme catégoriquement la réalité du monde extérieur dont toute activité psychique dépend, alors que la réciproqué n'est pas vraie ». En cette phrase d'une simplicité et d'une clarté Irréprochables se trouvent soulevés à la fois le problème du déterminisme et de la liberté et celui de la réalité du monde extérieur, car ils sont, en effet, étroitement liés. Comme la matière, l'homme est soumis à des lois natu­ relles; celles qui s'appliquent à lui sont plus complexes, ou, si l'on veut, plus difficiles à connaitre que les lois de· la physique, mais enfin on peut raisonnablement les tenir· pour existantes. En ce cas, tout acte humain est déterminé, il est soumis à la nécessité, il est tell en des circonstances. données et ne peut être autre. Ne suis-je donc point libre? Si pourtant; et je le suis bien. On peut m'empêcher, pat" des moyens matériels, de réaliser quelque chose, mais on

.ne peut pas m'empêcher de l'entreprendre, ou au moins. de décider. Nulle force au monde ne peut m'oblige!' it faire ce que j'ai fermement décidé de ne pas faire. La

•liberté est-elle donc inconciliable avec la nécessité et de­ vons-nous voir s'éterniser Ia discussion sui· le déterminisme· et le libre arbitre? Non, car 14 conscience que nous pre­ nons .du mécanisme de la détermination nous montre que, clans cette détermination, c'est bien nous {JUi agissons. Et c'est précisément même cette activité qui nous donne la véritable conscience de nous-même. Par ce procédé nous faisons 1tinsi clairement le départ entre nous et Je monde· extérieur, Ainsi s'édifie par contre-coup la notion de cc qu'on appelle la réalité du monde· extérieur et qu'on de­ vrait nommer plus exactement l'extériorité du monde réel, du monde des choses. Prenant dit fort bien à ce sujet (page 194) : « On sait comment le marxisme résout cette antinomie (de .la liberté et de la nécessité). A la suite de Spinoza et de Hegel, il affirme que la liberté consiste à comprendre la nécessité ». Celui qui comprend, en ef'fet, s'intègre une notion, il en fait quelque chose de lui-même :· comprendre a le sens de prendre avec soi et le langage­ popul ai re ajoute avec raison une nuance affective à la. signification purement intellectuelle de ce verbe. Le spiritualisme reconnaît un esprit distinct de la ma­

tière dans l'homme. A vrai dire. tous les philosophes dis­ tinguent la matière de l'esprit. Ce dernier mot n'implique­ en +ui-môme aucune théorie, aucune hypothèse métaphy­ sique et il peut être remplacé par le mot conscience. Cela

'

PLUS LOIN est en dépôt à la Librairie Franssen, 11, rue de Cluny, Paris (5°), à la Librairie du Travail, 17, rue de Sambre­ et-Meuse, Paris (10°). - A Toulouse, kiosques Arcades du Capitole, angle rue Romiguières et allées Jean-Jaurès, en face la Comédie.

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,est si vrai que Lénine a dit : « L'unique propriété de la matière dont l'admission définit le matérialisme philoso­ phique est d'être une réalité objective, d'exister en dehors {le notre conscience ». « Et l'on remarquera qu'en ces constatations d'une portée aussi générale iles distinctions .deviennent bien subtiles : l'esprit et la matière ont une _propriété commune' qui est l'existence. Certains spiritua­ listes n'admettent point la définition classique du spiritua­ lisme qui est cité plus haut. Bergson considère la matière

-comme « de la conscience djluèe ». C'est là, sur la notion « d'être » une sorte de variation qui ne nous avance pas beaucoup : elle nous montre cependant que matérialisme -et spiritualisme sont sur certains points moins éloignés qu'il est d'usage de le dire. Mais l'essentiel du spiritualisme est clans cette seconde affirmation : que l'esprit a une .action sur la matière. Les matérialistes, nous l'avons dit, nient cette action. Les premiers accordent. à l'esprit une -suprématie que lui refusent les seconds : ceci nous éclaire et va nous montrer la véritable nature de cette joute phi­ losophique. En réalité, la controverse n'est pas sur le ter­ rain scientifique, ni même sur celui, plus Iarge, du savoir. mais bien sur le terrain affectif. L2s uns estiment davan­ tage l'esprit, d'autres la matière, sans entrer dans une analyse serrée de ces problèmes. C'est question de sen­ timent : qu'on veuille bien observer le matérialisme et le spir-ituadisme dans notre activité quotidienne . C'est le chriatian isme qui a été le véhicule clu spiritua­

lisme: bien que son influence ait beaucoup baissé, c'est par l ui que se révèle le spirituallsme jusque clans ses con­

. -séquences pratiques. La doctrine chrétienne considère comme inférieur tout ce

-qu i, clans l'homme lui est commun avec l'animal, Le mé­ pris du corps et de ses fonctions est à la base de la vie -du véritable chrétien ; l'ascétisme est la perfection à la- -quelle il doit tendre. On sait qu'aux premiers âges «le ,!'église des hommes pieux se retirèrent clans le désert de la Thébaïde; certains vivaient au haut d'une colonne pour .s'éloigner encore plus des tentations et des douceurs toutes relatives de la vie terrestre. Sans atteindre ce degré, les

-ord res religieux pratiquent tous l'ascétisme avec plus ou moins de rigueur. Pour les fonctions sexuehles en parti­

·Culier, la chasteté complète est imposée à tous les régu­ liers et aux prêtres. Le christianisme a bien été obligé ·d'autoriser les laïcs à remplir ces fonctions, mais en +es ·entourant des règ.:es sévères et -- on peut bien le dire - ïmpitoyables, du mariage indissoluble. L'accomplissement de ces fonctions reste cependant. aux yeux du chrétien

-entaché d'une honte que n'efface pas la noblesse de per­ pétuer l'espèce. A vrai dire, tous Ies fidèles ne s'abstien­ nent pas des plaisirs corporels : beaucoup sont rie bons vivants, armant le bon souper, ~e bon gîte et le reste. 011 peut penser que dans l'Eglise, comme dans toute société rie cc genre, la tiédeur est le lot du plus grand nombre : à côté de militants enthousiastes se voit une foule rie va­ gues sympathisants. Mais il y a plus : un pareil idéa;l blesse la raison et il entraîne cle singulières conséquences. En effet, la chasteté est estimée à un si haut prix qu'elle efface à elle seule des fautes d'une gravité extrême. C'est ainsi qu'on voi.t tant rie vieilles dévotes vivant dans une

continence, d'ailleurs peu méritoire, si bien considérées malgré une effroyable dureté de cœur.

C'est bien le spiritualisme qui a conduit à ce mépris des fonctions du corps ou, plus exactement, à cette exagération. Car les critiques adressées à cette manière de vivre ne doivent pas, cela va sans dire, être considérées comme uue apologie de l'orgie. Chacun sait que ni le bien manger, ni les jouissances de la chair ne doivent accaparer notre ac­ tivité et que la pudeur est un secret réclamé par le véri­ 'table amour.

Mais là. ne s'arrêtent point les conséquences du spiritua­ {isme : le travail est quasi inuti la, puisque les besoins du corps sont réduits au minimum; le travail manuel en particulier qui parc aux besoins les plus immédiats est méprisé. Là, le christianisme a eu la même action que les instincts guerriers. Méprisés aussi sont les exercices physi­ ques et cela s'explique sans peine. Seul, le travail de l'es­ prit est estimé, et encore faut-il faire là quelques réserves; dans une interview récente, Françuis Mauriac a .t ra ité rie ~ matérialistes » les sciences physiques enseignées clans l't:!s ètabi issements secondaires ! En fait, l'ascétisme influe bien peu sur la vie éconorni­

que d'aujourd'hui, car .l'église a perdu beaucoup de son prestige. Heureusement, peut-on dire; car si les trappistes qui vivaient misérabloment étaient plus nombreux, ils en­ traîneraient de proche en proche leurs contemporains clans leur misère et la crise actuelle n'aurait pas de fin.

La croyance à l'existence de l'âme, esprit indépendant du corps, entraine la croyance à l'immortalité· de celle-ci, En des lieux mystérieux, cette âme, dépouillée de son enve­ loppe charnelle, mène une vie dont la doctrine chrétienne nous dit seulement qu'elle est _heureuse ou malheureuse. Cette survie a donné lieu à ,la croyance aux apparitions des morts, aux esprits errants, aux âmes en peine qui alimentent les récits légendaires de tant de peuples chré­ tiens. On peut aussi se demander si le spiritualisme ne favorise

pas cette tendance, si visible encore à notre époque, à humaniser certains faits naturels. Cette tendance anthro­ pomorphique est l'essentiel de la mythologie. Certes, on ne dresse plus maintenant d'idoles au coin des champs, mais on faisait encore au xvnr' siècle discourir l'Aboridance ou Ia Discorde ; on les représentait par la peinture ou la sculpture bien qu'on ne crût plus à l'existence cle ces divi­ nités. C'est que cette tendance est le plus puissant ressort de la poésie. Notons que cette sorte de spi ri tuai isme est antérieure au christianisme et se rencontre chez les hom­ mes très primitiîs ; ce dernier a combattu l'antique my­ thologie, mais _il l'a, nul ne l'ignore, remplacée par d'autres n nth ropomorphismes, Si, malgré ces quelques réserves, le christianisme est in­

timement uni au spiritualisme, on n'en peut dire autant du judaïsme considéré cependant comme sa source. On a beaucoup reproché à l'Ancien Testament son matérialisme: on y parle, en effet, surtout d'avantages matériels et quel­ ques vagues allusions seulement sont. faites à une vie de l'au-delà. En fait, les Juifs ne croient point à l'existence d'une âme séparable du corps et ils ne font point de place à l'ascétisme : on doit soigner son corps, user des biens

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dans la limite raisonnable et, surtout, sans en priver au­ trui. Les notions de grâce, de mérite et d'intention y sont à peine ébauchées, seul le résultat importe qui est. d'aider son prochain et de vivre en paix avec lui. Cependant, les Juifs kabbalistes sont spi ritualistes : ils pratiquent I'ascé« tisme et croient à l'existence d'une û me immortelle. On a ·le sérieuses raisons de croi re que +c christianisme est né de ces croyances kabbalistiques éparses en Israël à l'épo­ que des Pharisiens: ces croyances comportaient en outre, des théories sur l'émanation divine qui faisaient courir au monothéisme juif les plus grands périls. Les kabbalistes sont des sectaires : c'est-à-dire que leurs doctrines n'ont point été adoptées par l'ensemble des Juifs qui considèrent surtout comme néfastes les recherches sur ,la nature di­ vine.

Ce serait une erreur de croire que le sentiment propre­ ment religieux est lié au spiritualisme plutôt qu'à tel 011 tel système métaphysique. Le matérialisme considère t'hommo comme un élément, au milieu de tant d'autres. clans I'univers : il y a là une leçon d'humilité. Nous ap­ prenons ainsi que, le monde n'a pas été fait pour nous, que Ir château cle Versailles n'a pas été construit pour les cloportes qui l'habitent, comme le disait Anatole France. Aussi en acceptons-nous les nécessités. Le sphitualismc nous affirme que l'homme est par son esprit fait à l'image de Dieu et qu'il collabore avec lui. C'est donner à l'homme 1111e importance considérable, à ses propres yeux, et en faire un être à part au milieu de l'univers. Ce darn ier point de vue apparaît même moins spécifiquement rel i- 1-deux que ,le premier. Si le sentiment religieux est IC' sent i rnen t de la solidarité, l'homme peut sentit· celle-ri r n prenant conscience, soit de sa place dans l'univers, oit d'une façon immédiate, de sa propre existence. Ces deux manières si distinctes en apparence aboutissent au môme point : le sentiment de l'être.

Dr Paul MINEUR.

BIBLIOGRAPHIE

SOUVENJ RS DE CHINE, par Paul CLAQDEL,. NouveUes lit­ téraires du 28 mars 1936. ... La Chine était un pays spontané, aussi intensément et

spécifiquement humain qu'une fourmilière peut être for­ mique, elle devait tout à une espèce de sagesse vitale et innée enracinée dans le goût et dans l'instinct. Quelle im­ pression. éblouissante j'ai gardée de l'ancien Canton, cette ville sublime de bois doré, aujourd'hui détruite par les révolutionnaires, là comme partout ennemis de tout art et de toute beauté ! La Chine, telle qu'elle existait alors, Mait le pays le plus vraiment et le plus pratiquement libre que j'ai jamais connu, c'est-à-dire libre pour les choses immédiates qui, seules après tout, ont de l'importance ... La Chine m'a fait l'effet d'une de ces· colonies animales

où différents groupes séparés ont appris par l'usage à vi­ vre à l'état, comme disent les naturalistes, de symbiose, r-'cst-à-dire d'une coopération amicale et réciproque basée su r la différence. Rien de plus élotgné de ces monstrueux

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Etats totalitaires formés d'individus tous pareils à qui l'on· se demande pourquoi la nature a pris la peine de fournir des traits particuliers. Le type le plus réussi que je con­ naisse de cette symbiose, est le port de Singapour. Là vivent e11 paix, et dans un grouillement fraternel, des. groupes de toutes les races et de toutes les sociétés possibles.. chacune ayant sa loi, ses coutumes, sa rel igion, ses mœurs, son organisation, et s'appliquant à une activité t1 arlitionuclle et appropriée. Les Malais sont pêcheurs, bû­ chorons et inaratchcrs, les Chinois sont commerçants, fi­ nanciers, industriels et intermédiaires, les clwttys sont usuriers, les Sikhs font la police, les Anglais sont magis­ trats et artrninistrateurs, les Philippins jouent du saxo­ phone, il y_ a ries sœurs Irançaisos dans les hôpitaux. Et t011t cela forme le monde le plus varié. le pl us sain et le plus amusant qu'on puisse voir ...

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LE FAUX ORGUEIL DU NATIONALISME

« CE QUT NOUS SURVIT »

« Pendant qu'à leurs œuvres perverses. les hommes cou­ reut haletants », les vitrines regorgent de friandises ou ùe parures qui rappellent la consolante éternité d'une· belle fête, celle de Pûques, Cela devrait quelque peu rassu­ rer les défaitistes, les pessimistes, tous ceux qui croient que parce que quelque chose ne va pas bien aujourd'hui, plus rien ne subsistera demain.

« Et même à supposer que demain rien ne subsiste do ce que nous aimons, ni même de notre suprématie nat'io- 1w~e. ni même de notre sécurité politique, il y aura tou­ jours, à la même époque, des œuts de chocolat (pl us ou moins gros) pour les enfants, des poiriers et des cerisier en fleurs, et le chant des cloches dans l'air ».

ROSINE. (Matin du 10 avril 1!)36).

« CE QUI NE MEURT PAS »

« ... Et puis, quelle raison avons-nous de nous lamenter parce qu'une civilisation disparaît ; sauf, si c'est la nôtre, le petit 'ennui d'être venus à une mauvaise heure de l'his­ toire, ennui compensé d'ailleurs par l'intérêt de la curio­ sité? La mort d'une personne peut rious désespérer parce que la plupart meurent tout entières; mais une civilisation de qui la destinée s'est accomplie n'est jamais vouée à un pareil anéantissement. Tout ce qu.'clle a créé d'essentiel lu.i suroit, Son apport demeu.1·c acquis. Elle nous lègue ses mi­ nes, plus belles souvent que les monuments dont elle s'enor­ gueillissait dans leur neuf. Ses découvertes,. dans l'ordre scieniiiique, ne .muraient être perdues, et si elle a vrai­ ment valu quelque chose dans l'ordre moral, cela est indes­ tructible ... ».

Abel HERMANT. (Paris-So'ir du 11 avril 1936).

IMP. TOUJ.OUSAlNE Lion & Fils) Le Gérant L. HAUSSARD,