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L’A NTHOLOGIE PERMANENTE DES LITTÉRATURES DE L IMAGINAIRE S OLARI S Science-fiction et fantastique N˚ 187 10 $ Geneviève BLOUIN Sébastien CHARTRAND Dave CÔTÉ John CROWLEY Jean-Pierre LAIGLE John MOLE Carl ROCHELEAU Mario TESSIER

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L ’A N T H O L O G I E P E R M A N E N T ED E S L I T T É R AT U R E S D E L ’ I M A G I N A I R E

S O L A R I SS c i e n c e - f i c t i o n e t fa n t a s t i q u e

N˚ 187 10 $

Geneviève BLOUIN

Sébastien CHARTRAND

Dave CÔTÉ

John CROWLEY

Jean-Pierre LAIGLE

John MOLE

Carl ROCHELEAU

Mario TESSIER

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Solaris 187Été 2013 Vol. 39 n° 1

Xin Ran Liu est un illustrateur

et artiste de concept basé à Montréal.

Avec un penchant pour la

science-fiction et la fantasy,

il a illustré pour les éditions

La Courte échelle et Libre Expression.

Il a l'intention de travailler dans le

domaine du jeu vidéo et d'être un

illustrateur pigiste en parallèle.

Son portfolio est accessible sur

xinranliu.com.

Sommaire3 Éditorial

Joël Champetier

7 La PlateformeCarl Rocheleau

27 BrouillardDave Côté

31 Trou noir de mémoireGeneviève Blouin

33 AditusSébastien Chartrand

51 AutreJohn Mole

61 Ô Laurentie !Jean-Pierre Laigle

88 Sur le romanesqueJohn Crowley

108 Les Carnets du FuturibleLa Renaissance de BarsoomMario Tessier

130 Sci-némaChristian Sauvé

145 Les LittéranautesV. Bédard, É. Vonarburg

151 LecturesM. Arès, P.-A. Côté, J.-P. Laigle,N. Spehner

Illustrations

Nathalie Giguère : 7, 27, 31, 33, 51, 61.

Suzanne Morel : 88, 108.

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Rédacteur en chef : Joël Champetier

Éditeur : Jean Pettigrew

Direction littéraire : Joël Champetier, JeanPettigrew, Daniel Sernine et ÉlisabethVonarburg

Site Internet : www.revue-solaris.com

Webmestre : Christian Sauvé

Abonnements : voir formulaire en page 5

Coordonnatrice : Pascale [email protected](418) 837-2098

Trimestriel : ISSN 0709-8863Dépôt légal à la Bibliothèque nationale du QuébecDépôt légal à la Bibliothèque natio nale du Canada

© Solaris et les auteurs

Solaris est une revue publiée quatre fois parannée par les Publications bénévoles des litté -ratures de l’imaginaire du Québec inc. Fondéeen 1974 par Norbert Spehner, Solaris est lapremière revue de science-fiction et de fantastiqueen français en Amérique du Nord.

Solaris reçoit des subventions du Conseil desarts du Canada, du Conseil des arts et des lettresdu Québec et reconnaît l’aide financière accordéepar le gouvernement du Canada pour ses coûts deproduction et dépenses rédactionnelles par l’entre - mise du Fonds du Canada pour les magazines.

Toute reproduction est interdite à moins d’ententespécifique avec les auteurs et la rédaction. Lescollaborateurs sont respon sables de leurs opinionsqui ne reflètent pas nécessairement celles de larédaction.

Date d’impression : juin 2013

Le Prix Solaris s’adresse aux auteurs de nouvelles canadiensqui écrivent en français, dans les domaines de lascience-fiction, du fantastique et de la fantasy

Dispositions générales Les textes doivent être inédits et avoirun maximum de 7500 mots (45 000signes). Ces derniers doivent être envoyésen trois exemplaires (des copies car lesoriginaux ne seront pas rendus). Afin depréserver l’anonymat du processus desélection, ils ne doi vent pas être signésmais être identifiés sur une feuille à partportant le titre de la nouvelle ainsi quele nom et l’adresse complète de l’auteur,le tout glissé dans une enveloppe scellée.On n’accepte qu’un seul texte par auteur.

Les textes doivent parvenir à la rédactionde Solaris, au C.P. 85 070, Québec(Québec) G1C 0L2, et être iden tifiés surl’enveloppe par la mention « PrixSolaris ».

La date limite pour les envois est le14 mars 2014, le cachet de la poste fai-sant foi.

Le lauréat ou la lauréate recevra unebourse en argent de 1000 $. L’œuvreprimée sera publiée dans Solaris en2014.

Les gagnants (première place) des prixSolaris des deux dernières années, ainsique les membres de la direction littérairede Solaris, ne sont pas admissibles.

Le jury, formé de spécialistes, sera réunipar la rédaction de Solaris. Il aura ledroit de ne pas accorder le prix si lapartici pation est trop faible ou si aucuneœuvre ne lui paraît digne de mérite. Laparticipation au concours signifie l’ac-ceptation du présent règlement.

Pour tout rensei gnement supplémentaire,contactez Pascale Raud, coordonnatricede la revue, au courriel suivant :

[email protected]

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Éditorial

SF urbaine

Après notre numéro « Fantastique urbain », cette nouvelle édition deSolaris pourrait quasiment être qualifiée de spécial « SF urbaine ». Ce quisemble procéder d’une volonté d’équilibrer les genres est en réalité unecoïncidence: les fictions qui étaient prêtes se sont d’elles-mêmes regroupéesautour d’une ambiance, d’un thème commun. La nouvelle de Carl Rocheleau– à qui nous souhaitons la bienvenue dans nos pages – donne le ton, avec sonprotagoniste partagé entre deux décors urbains plus ou moins déliquescents.Je parlais de coïncidence, la courte nouvelle de Dave Côté  semble avoirété écrite pour faire suite au texte de Rocheleau : or, plus d’un an séparel’écriture du premier texte et du second, ce dernier ayant été rédigé en uneheure au dernier Boréal. Suzanne Morel, qui fait le montage de la revue, nousa proposé cette mise en page pour refléter l’aspect du manuscrit original.L’ingénieuse nouvelle de Geneviève Blouin a été conçue au même endroitet dans les mêmes conditions. Comme si ces trois textes ne suffisaient paspour démontrer qu’il y a de la relève prometteuse en SFFQ, notre jeune amiSébastien Chartrand revient au sommaire pour un second numéro d’affilée,avec un étrange texte de SF cette fois.

Le reste du sommaire est de la plume d’auteurs d’âge plus respectable– c’est sans ironie que j’emploie ce mot, étant moi-même d’âge de plus enplus respectable. John Mole habite aux États-Unis où il a publié plusieurslivres en anglais, de la critique aussi. Or, il maîtrise tout autant la languefrançaise, comme on peut en juger avec un texte à l’atmosphère inquiétante.L’ambiance de guerre qui baigne la nouvelle de Jean-Pierre Laigle n’est guèreplus folichonne. Heu reusement, le récit est allégé par une dose d’humourgrinçant, et par quelques clins d’œil au petit monde de la SFFQ: en effet, lenarrateur rencontré dans les deux premiers volets de la série Mon journalpendant la drôle de crise séjourne quelques jours à Montréal, à l’hôtelEspresso, lieu où se sont déroulés de nombreux congrès Boréal !

Parlant de Boréal, ceux qui étaient présents l’année dernière à Québecont peut-être assisté à la conférence de John Crowley sur le « romanesque »,à la fois érudite, passionnante et pleine d’humour. Remercions notre distinguévisiteur d’avoir permis à Solaris d’en publier une traduction, gracieusetéde Jean-Louis Trudel, qu’il convient de remercier également. Nos fidèleschroniqueurs Mario Tessier et Christian Sauvé, et nos vaillants critiques,complètent cette 187e édition de la revue.

Prix 2013 de la SFFQ

Parlant de Boréal et de l’hôtel Espresso, c’est en ce lieu, en ce débutde mai 2013, qu’ont été remis les prix Jacques-Brossard et Aurora-Boréal.Ce fut certainement l’année d’Ariane Gélinas, la charmante et talentueuse

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auteure triflu vienne ayant remporté à la fois le prix Jacques-Brossard et leprix Aurora-Boréal du meilleur roman pour son livre Transtaïga, publié auxéditions Marchand de feuilles. Rappelons que le prix Jacques-Brossard,choisi par un jury de cinq personnes, est accompagné d’une bourse de3000 $, tandis que le prix Boréal du meilleur roman est accompagné d’unecontribution de 500 $ de la part de SF Canada. Le prix Aurora-Boréal de lameilleure nouvelle a été décerné à Geneviève Blouin pour le récit LeChasseur, publié par les éditions des Six brumes. Le prix Aurora-Boréaldu meilleur ouvrage connexe a été remis à… Solaris. Merci à tous ceuxqui ont voté pour nous ! Le prix Boréal de la création artistique a été remisà Ève Chabot pour ses illustrations parues dans Brins d'éternité, revue quia par ailleurs reçu le prix Boréal de la fanédition.

Habituellement, cette section de l’éditorial se termine avec l’annoncedu prix Solaris. Or cette année, à la suite d’une sereine délibération, le juryformé de Jean Pettigrew, Francine Pelletier, Pascale Raud et moi-même adéterminé qu’aucun des textes participants, en dépit de qualités sur les plansde l’imaginaire ou de l’écriture, n'était publiable en l’état. Cette conditionminimale ne pouvant être satisfaite, nous avons donc décidé avec regret dene pas accorder le prix. La participation au prix Solaris 2013 a été de 25 textes,dont 10 écrits par des femmes. C’est la cinquième fois que le prix Solaris(création littéraire) n’est pas attribué depuis sa fondation en 1977. Toutel’équipe remercie néanmoins chaleureusement les participants et les membresdu jury de leur collaboration, et rappelle que la date limite de participationpour l’édition 2014 est le 14 mars 2014.

On trouvera le communiqué complet pour le prix Jacques-Brossard ausite: http://www.grandprixsffq.ca/2008/. Et l’équivalent pour les prix Boréal:http://www.congresboreal.ca/fr/boreal/.

Mon ami Jack

Il y a les écrivains qu’on admire. Il y aceux qu’on aime. Le grand Jack Vance s’estéteint le 26 mai 2013, à quatre-vingt-seize ans.Je ne l’ai rencontré que brièvement, lors d’uneséance de dédicace, à la convention mondialed’Orlando. Mais c’était mon ami, mon com -pagnon de vie. J’ai lu Le Cycle de Tschaï aumoins dix fois. La Geste des Princes-Démons,six fois. Ou sept. J’ai arrêté de compter. Jerelis la trilogie de Lyonesse à tous les deux outrois ans. Je suis triste mais serein : il a connuune bonne vie. Et l’œuvre demeure. Elle de -meurera longtemps. Que dire de plus sinon :merci Jack, et bon voyage !

Joël CHAMPETIER

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La Plateformepar Carl ROCHELEAU

Papa, c’est imaginaire, mais c’est vrai,mais c’est un mensonge… OK?

Léa R.

1

V alentin retire son casque dès que sa vision redevient claireet il descend de la Plateforme. Décidément, les forces del’ordre veulent sécuriser plus de territoire, et rien ne semble

pouvoir les arrêter. Demain matin, il faudrait tenter une attaque

Nathalie Giguère

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surprise. Ou je me trouve une fille, décide-t-il en se re gardantdans le miroir terni au-dessus de son lavabo.

Il voudrait bien se faire un café, mais la panne du soir pré -cédent n’a toujours pas été réglée. Heureusement que la Plate -forme fonctionne à l’énergie de son utilisateur, sinon la journéeaurait mal commencé. J’espère que Germain a fait du café.

Maintenant qu’il a soulagé ses pulsions dans la Plateforme,il est prêt pour aller travailler. Avant de sortir, il agrippe sonmasque à gaz et quitte l’appartement. Direction : la Bibliothèqueréférentielle 1028.

Dehors, malgré le ciel noir qui étouffe la ville, le thermo-mètre publicitaire du coin de la rue indique trente-huit degrés.Valentin se hâte d’atteindre l’escalier qui mène au transport sou-terrain. Même avec un masque, il a pris l’habitude, depuis lejour où il est arrivé ici, de retenir sa respiration jusqu’à ce qu’ilatteigne le bas des marches.

Comme chaque matin, alors qu’il parcourt les souterrains dela ville en compagnie de milliers d’autres piétons, ses oreillessont assourdies par les mélodies aliénantes non indexées. Et s’ilose lever les yeux, sa rétine est aussitôt assaillie par des murs depublicités interactives incitant au jeu par la Plateforme (Gratuit,réaliste, confidentiel, murmurent des voix féminines) et les pro-duits d’État (Moins chers et fabriqués ici ! hurle un fou furieuxdu télémarketing).

Comme de nombreux citoyens, Valentin n’est pas dupe. Si legouvernement offre gratuitement cette «  console  », c’est pourcontrôler les pulsions de la masse. Il est malgré tout utilisateurde la Plateforme depuis sa tendre enfance. En fait, il ne se sou-vient même pas de sa première partie, pas plus qu’il n’arrive à seremémorer la première fois où il a écouté la télévision.

Ses plus vieux souvenirs, alors qu’il avait trois ou quatre ans,concernent autant sa vie de Komen que celle de Nemok, nom peuoriginal attribué au monde dans lequel la Plateforme le projette.

Valentin arrive à son tunnel de sortie. Avant de monter l’es-calier qui mène devant la Bibliothèque, il cale son masque contreson nez et retient son souffle. En haut, il presse le pas et passeles portes coulissantes de l’immeuble. Il aperçoit alors l’horlogede l’entrée et réalise son retard.

— Bah, dit Germain, le bibliothécaire en chef, quand Va -lentin lui présente ses excuses. Si quelqu’un voit la bande, je dirai

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que tu as dû faire un détour parce que le souterrain principalétait fermé.

Et il cligne de l’œil à son unique employé.— Avec de la chance, ils te paieront vingt minutes de plus,

comme la dernière fois.Valentin adore son travail. La lecture le divertit beaucoup, et

il passe la majorité de ses heures de travail à lire, une de ses tâchesétant de « vérifier qu’il ne manque de pages à aucun des livresde la bibliothèque ».

Cet emploi idéal – bien payé – est arrivé au bon moment danssa vie. La semaine où il l’a obtenu, il venait de quitter la maisonfamiliale et cherchait de quoi payer son appartement et ses repas.Son curriculum vitae, c’est à la Bibliothèque 1028 qu’il l’avaitdéposé en premier : Valentin Pellerin. Travail précédent: camelot.Intérêts : lecture, Plateforme.

Le lendemain, Germain téléphonait pour le rencontrer. Ilss’étaient tout de suite bien entendus.

Durant la matinée, Valentin procède à l’élagage annuel exigépar le ministère référentiel. Une section à la fois, il se débarrassedes titres non empruntés dans l’année. Ces livres sont expédiésdans la journée au ministère, qui s’occupe de les pilonner.

En après-midi, il est installé au comptoir et pose des étiquettesaimantées sur une série de livres nouvellement révisés quandune cliente se présente à lui.

— Donne-moi l’argent de ta caisse! ordonne-t-elle en pointantvers lui un index blanc.

— Vous n’êtes pas dans une banque, dit Valentin.Lorsqu’il relève les yeux vers elle, il réalise aussitôt qu’elle

blague. Devant lui, une femme à la beauté sensuelle et innocentele fixe. Son parfum l’atteint et l’enveloppe d’un nuage fruité.

— Ah! fait-elle en exagérant une expression de dépit. Ça a lamême odeur, pourtant. Tu sais, ce relent âcre que dégage la sueurdes avares mourants. Quand on tourne la page d’un vieux livre,elle s’effrite comme la peau lépreuse de nos fonctionnaires.

Bouche bée, Valentin regarde la jeune femme, déconcertéautant par sa désinvolture que par ses paroles incompréhensibles.Il finit par demander, par réflexe :

— Cherchez-vous un livre en particulier ?— Oublie ça, finit-elle par dire comme si elle abandonnait.

Où est la section « philosophie »?

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L e vent soufflait le sable dans les yeux de Catherine et luiarrachait des larmes. Elle aurait dû mettre des lunettes desûreté avant de quitter le campement, mais elle avait oublié,

trop excitée par la nouvelle qu’elle avait reçue ce matin. Elles’était préparée en quelques minutes, en vain : l’équipe tech-nique avait pris tout son temps pour empaqueter son ma térieldans les jeeps. Seuls quelques étudiants stagiaires partageaientson impatience, et encore. La plupart étaient déjà blasés dessteppes et se demandaient ce qui les avait poussés à gâcher leursvacances dans ce trou perdu.

La visibilité était presque nulle. C’était tout juste si elle aper -cevait les installations des fouilles pourtant à quelques dizaines

Adituspar Sébastien CHARTRAND

Nathalie Giguère

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de mètres. Elle s’avança et faillit heurter un tech accroupi quitentait de déchiffrer les résultats du scanner.

Mais peu importait à Catherine la composition du sol, lesstrates géologiques, l’intensité du champ magnétique. Tous lessites avaient déjà été scrutés des centaines de fois sans fournir dedonnées pertinentes. On s’occupait à extirper de la terre la seuleraison pour laquelle elle se trouvait là.

Sous la tente de plastique solidement arrimée au sol, deuxtechs vêtus d’une combinaison étanche s’affairaient à emballerl’imposant objet dans une seconde peau transparente et presqueindestructible, à la fine pointe de la nanotechnologie. Aux ombresque projetaient les techs sur les parois grises de la tente, onaurait dit deux chirurgiens peinant sur un cas lourd. Catherineeut un sourire sans joie : c’était à peu près le cas.

La procédure touchait à sa fin et elle s’approcha. Ce quiémergea de la tente lui serra la gorge d’émotion, comme chaquefois ; plus encore aujourd’hui, car la découverte était doublementrare : une femme, une adolescente. La statue de bronze luisaitsous son recouvrement de nano-plastique. L’équipe s’était masséeautour de la trouvaille et Catherine pouvait presque les entendrepenser : Tiens, ce n’est pas encore un soldat byzantin, cette fois?Personne ne lâcha la sculpture des yeux tant qu’elle ne fut pasembarquée dans le camion de deux tonnes prêté par l’arméeturco-bulgare. Et encore là, la plupart ne cessèrent de regarderque lorsque le véhicule eut disparu.

F

La nourriture était généralement infecte à la cantine mais,cette fois, on aurait cru qu’on avait voulu battre un record dedégoût aux cuisines. Catherine ne toucha à rien dans son assietteet sortit pour aller marcher lentement à travers le campement.

Depuis qu’ils étaient là, ils en avaient trouvé sept, en tout.Sept statues de bronze reproduisant leurs modèles dans les plusstricts détails. La plupart des bronzes retrouvés, ici comme ail -leurs, représentaient des fantassins byzantins nus. La reproductionétait d’une qualité maniaque allant jusqu’au nombre de cils, à latexture des lèvres, aux rides du dos des mains. On pouvait presquedeviner le grain de la peau.

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De temps à autre, on exhumait des modèles inédits: à quel queskilomètres d’Izmir, on avait découvert une mère et ses enfants ;sur un site près d’Ankara, un vieillard ridé et son épouse, blottisl’un contre l’autre. Mais c’était rare. La plupart du temps, c’étaientde jeunes hommes musclés, couturés de cicatrices, portant lesmarques d’un entraînement militaire du XIe siècle. La fille d’au-jourd’hui était une rare exception parmi plus de deux cent trentestatues.

Catherine s’arrêta devant la citerne pour demander sa rationd’eau hebdomadaire. Oui, répondit-elle au responsable, elleavait encore oublié de rapporter ses bidons vides (lesquels s’en-tassaient dans sa tente depuis son arrivée). Avec un haussementd’épaules, l’homme lui emplit le contenant d’acier de vingt-deuxlitres. Mue par un orgueil puéril qu’elle s’imposait depuis ledébut de l’expédition, elle se força à soulever d’une main lelourd bidon carré et s’appliqua à se rendre à ses quartiers en dis-simulant son effort.

Comme d’habitude, elle fit une pause devant l’entrepôt oùreposaient leurs découvertes. Des poteries brisées, scellées dansleur nano-plastique ; quelques lames érodées par les âges ; desfers à cheval, des pesées de marchands, une pincette, des aiguilles,une clef. Et sept statues de bronze, dont la fille d’aujourd’hui.

Elle était d’une beauté douce, sereine, le genre de jolie fille quia plein d’amis mais pas d’amoureux. Elle semblait petite, maispresque tous les humains du XIe siècle le semblaient également.Son âge se devinait à ses hanches qui commençaient à s’élargir, àses petits seins en pointe et à la fine toison qui couvrait légèrementson pubis et ses aisselles, reproduits dans le métal avec uneirréelle précision. Ses côtes saillaient un peu, un autre trait fré-quent de l’époque. Le bronze lui dessinait un sourire en coin,peut-être espiègle. Ses cheveux remontés en chignon révélaientson cou et ses épaules.

Catherine resta longtemps à la regarder en se forçant à nepas lui imaginer de vie, à ne pas lui inventer d’histoire. Tu es làpour observer, mesurer et quantifier, lui avait répété ad nauseamle vieux docteur Caron. N’essaie pas de trouver un sens, d’ex -pliquer ce devant quoi tu te trouves. Amasse des données. Ne vapas au-delà. Elle fit lentement le tour du bronze, en suivant lescourbes du bout du doigt.

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Nathalie Giguère

V oici le témoignage d’un autre. Je l’écris dans la nuit, lapage illuminée par la lune. La nuit, c’est notre élément. Tuy sombres comme un plongeur, loin de la lumière et loin

du bruit, rien que le souffle rythmé de ta propre respiration. Tuarrêtes de souffler. Qu’est-ce que tu découvres? Un monde sanshaleine et ainsi sans paroles. Ce n’est pas le vide, ce n’est pas lenoir, c’est l’ampleur et la lumière, pures, non masquées par lesparoles. (Ceux qui lisent et ne comprennent pas ne comprendrontjamais. Ceux qui comprennent sauront qu’ils ne sont pas seuls.)La vie que nous vivons, c’est le souffle contre le silence, et mêmenous, les autres, y sommes condamnés.

Je suis plongeur. Glisser sous les vagues est le seul soula -gement, la seule façon d’échapper à la cacophonie. À vingt mètres,il n’y a plus de vagues, de vent, plus de mal de tête, de nausée,

Autrepar John MOLE

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d’ombres au coin de l’œil, de voix susurrantes qui soufflent desphrases sinistres. Là, dans l’obscurité, planant entre les colonnesd’acier qui ancraient notre petit monde dans l’océan, j’étaiscontent. Le goût de caoutchouc et de l’air comprimé, comme lesang frais dans la bouche. J’étais le seul de notre équipe à n’avoirpas peur de nager sans ligne, sans radio, loin de notre base. Je neme suis jamais perdu dans les profondeurs, seulement sur la sur-face de notre terre ferme.

C’était la vie de baleine et on nous chassait. Tous les troismois, il y avait l’examen médical. Le « Doc » – notre boulot estdominé par les américanismes – arrivait en hélicoptère. C’étaitla routine. Le Doc, un vieil alcoolo, travaillait sous pilote auto-matique. Un jour un jeune arrive à sa place. Il a les cheveux trèscourts, un air de militaire, à la fois rigide et en forme, sauf pourde grosses valises pourpres sous des yeux de couleur vert crachat.Il prend les choses au sérieux. Il examine mon dossier.

— Vous souffrez de migraines. C’est pas une question, c’estune affirmation.

— De temps en temps. Doc m’a conseillé l’aspirine.— C’est efficace, l’aspirine?— Non.— Ah!— Parce que je ne les prends pas. Je prends pas de drogues.Il me regarde d’un œil accusateur, il flaire l’insolence, l’insu -

bordination. Je n’aime pas ce jeune médecin.— En tout cas ça disparaît dès que j’entre dans l’eau.Il ne dit rien. Il ne dit rien jusqu’à la fin de l’examen.

J’anticipe toutes ses instructions pour ne pas devoir y obéir. Iljoue avec ses gadgets avec une brusque efficacité. Je suis presqueà la porte lorsqu’il me parle.

— Je vais recommander que vous subissiez un examen plusdétaillé à la clinique.

— Pourquoi ?— La routine.— Ce n’est pas de la routine. Qu’est-ce que vous avez trouvé?— Rien.— Les migraines?— Peut-être.— Oui ou non?— Il n’y a rien à craindre.

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Nathalie Giguère

Ô Laurentie !par Jean-Pierre LAIGLE

À Martine Blond,en souvenir du Québec d’avant la crise.

3  JANVIER

Je reprends la rédaction de ce journal, récupéré avec mes ba -gages la veille du jour où j’ai dû quitter l’hôpital militaire d’Ottawa.C’est là que j’ai atterri au lieu de Montréal. L’ancienne capitalefédérale canadienne est devenue celle de la Laurentie. Les am -bassades n’ont pas eu à déménager et celles qui avaient fermérouvrent peu à peu depuis le retour de la paix. Je n’ai guère quittéma chambre, mais assez pour voir que la ville n’a pas été bom-bardée. De toute façon, il n’y a pas plus de choses à visiter qu’autournant du siècle où j’y ai séjourné.

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J’ai ouvert ma bouteille de champagne en plein vol. Fatalexemple. Les autres passagers n’ont pas voulu être en reste :c’était à qui sortirait du genièvre hollandais, du schnaps alle-mand, de l’aquavit danoise, de la ţuică roumaine, de la bièrewallonne, du foie gras français, du chorizo espagnol, du jambonbasque, des amaretti italiens et des tas de friandises dont la vieilleEurope a conservé la tradition malgré la crise. J’espère qu’ils enont gardé pour leurs familles. Au bout d’une heure, l’avion di -plomatique retentissait d’une joyeuse bamboche.

Résultat : ma carcasse patraque n’a pas résisté à cette orgie.Le pilote a même envisagé une escale à Terre-Neuve. L’ancienofficier de santé qui s’est occupé de moi l’en a dissuadé. Uneambulance m’a emmené de l’aéroport à l’hôpital militaire, oùmon tube digestif a subi une énergique vidange. Je suis en con va -lescence dans la section de gériatrie. Bien sûr, pas question deremettre ça pour la Saint-Sylvestre. Diète et repos pendant un bonmois. J’en profite pour remettre à jour mon français parlé.Demain matin, départ pour Montréal. Enfin.

4 JANVIER

Un hélicoptère Khosrô m’a emporté. Non par révérence en -vers ma personne. Un général deux étoiles m’a expliqué que, paréconomie, je prenais la place de son ordonnance souffrant d’ap-pendicite. Nous avons discuté politique pendant le bref trajet.Les négociations de paix qui traînent à Bruxelles l’arrangeaient :il craignait d’être renvoyé à la vie civile et au chômage. J’ai feintde compatir. Une immense croix rouge tapissait le toit de l’hôpital :les conventions de Genève tiennent bon ici. Nous avons atterrisur une base militaire où une jeep, encore un modèle iranien,m’a emmené avec mes bagages jusqu’à la résidence que m’offrela Laurentie.

C’est un hôtel réquisitionné près du carrefour de la rue McKayet du boulevard René-Lévesque. Je crois qu’il s’appelait jadisl’Espresso. Je lui ai connu meilleure mine, mais quelle pros périté àcôté des ruines visibles à quelques centaines de mètres ! Tous lesgratte-ciel du centre de Montréal ont été ratiboisés. La vue estimprenable jusqu’au centre-ville. J’ai présenté le pas seport flambantneuf que m’a remis l’attaché d’ambassade à Zaventem, avec larecommandation expresse de ne pas me si gnaler aux consulatseurolandais. Il appartient à un certain Michel Tremblay, né le

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17 mai 1954 à Lévis, localité jumelle de Québec séparée par leSaint-Laurent.

L’employé a un peu tiqué devant le contraste entre cetteidentité et mon accent. J’ai cru devoir préciser que j’avais passévingt ans à l’étranger. Lui aussi s’appelle Tremblay, un patronymeaussi commun ici que Müller en Allemagne ou Andersson enSuède. Pour faire illusion, je lui ai demandé si Les Foufounesélectriques existait toujours. C’était la boîte branchée de la rueSainte-Catherine dans ma jeunesse. Il m’a répondu en souriantqu’elle vient de reprendre du service et m’a souhaité bon retourau pays. J’ai sans doute passé à ses yeux pour un vieux punk re -penti, espèce disparue ici mais en pleine renaissance en Eurolandet en Iran.

Ma chambre est chaude et confortable mais sans âme, commedans tous les anciens hôtels internationaux. Je ne m’y suis pasattardé. La station Lucien-L’Allier est toute proche. Le métroconstruit par les Français a résisté même aux bombes fouis-seuses. De multiples panneaux indiquent qu’il a servi de refuge,comme son homologue londonien durant le blitz hitlérien. Des -tinées aux sans-abri, des cabines préfabriquées s’entassent auxtrois paliers du puits de descente. Je suis remonté Place-des-Arts.Mauvaise surprise : un gouffre aux bords déchiquetés m’a ac -cueilli à la place du complexe Desjardins où j’avais souvent faitdu lèche-vitrines.

Un peu partout béaient des trous, s’étalaient des terrains vaguesou s’entassaient des décombres. Lors de ma précédente visite, laville était défigurée par les travaux. J’espère que la reconstructionsera plus réussie. Non loin, le quartier chinois est intact. Les prixy étaient à la portée même des bourses modestes et j’avais fait letour de toutes les provinces de l’ex-Empire du Milieu par leurscuisines. Mais je n’ai jamais pu encaisser son architecture horri-blement touristique. Alors que le vieux Montréal aurait davantagemérité d’être épargné par les bombardements. Toronto a autanttrinqué, paraît-il. Une de ses librairies fut un temps la plus grandedu monde.

Les voies principales sont toutes dégagées. Les bâtimentsécroulés ou déblayés leur donnent l’air de mâchoires orphelines deleurs dents ou parsemées de chicots. Des caissons préfabriquésabritent commerces et administrations. Le plus souvent, des étals

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en plein air proposent des marchandises de la campagne ou im -portées d’Iran. Sainte-Catherine a bien souffert, du moins aucentre-ville, mais sa quinzaine de kilomètres lui laisse de quoiétaler ses activités. La rue Saint-Denis qui la coupe est presqueintacte. Je n’y ai pas retrouvé les restaurants éthiopien et tibétaind’il y a vingt ans. Alors, après m’être payé une mousse, je suisrentré manger à l’hôtel.

5  JANVIER

Réveil vers midi. Les vapeurs du décalage horaire se dissipentmais prend le relais la fatigue de la longue marche d’hier. Mornedéjeuner. Le restaurant de l’hôtel ne semble guère fréquenté : desofficiers iraniens, des États-Uniens, deux femmes à la même table.La cuisine est pourtant correcte pour l’époque.

La température est presque clémente. J’ai emprunté à pied larue McKay jusqu’à Sainte-Catherine, que j’ai suivie sans mepresser vers le centre. Plus de quêteux ni de buskers dans ce haut-lieu touristique. Il est vrai que, si l’un d’eux se pointe, la policel’embarque illico et lui donne une pelle ou une pioche.

La ville grouille de flics et de militaires. J’ai même vu unecolonne de chars écraser le bitume. Ça ne respire guère la démo-cratie. Il est vrai qu’elle s’est vendue à l’ultra-libéralisme, icicomme ailleurs. Je comprends que le maréchal Latouche s’enméfie, mais j’en ai marre que ses sbires contrôlent sans arrêt monidentité.

Les Laurentiens sont industrieux. Là où manquent les engins dedéblaiement, les bras suppléent tant bien que mal. Il y a presqueautant de femmes que d’hommes et même des éclopés. Il fautbien manger. À midi, soupe populaire ; le soir, tous rentrent avecdes cartons frappés d’inscriptions iraniennes ou norvégiennes.

Comme quand j’y faisais des recherches, je suis allé jusqu’àla place Berri pour la Bibliothèque nationale. Rasée. J’espère queson contenu avait été numérisé ou évacué. Je garde sur mes étagèresquelques dizaines de ses livres récupérés chez des bouquinisteset portant sa marque, suivie ou non du cachet : « Éliminé. »

Moi, rat de bibliothèque, j’ai encaissé un sacré coup. Allons,je m’y attendais. Temps maudits ! Comme la Grande Biblio -thèque d’Alexandrie offerte par la France à l’Égypte, bourrée delivres pieux de provenance saoudienne, brûlée par les islamistes

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Sur le romanesquepar John CROWLEY

(Conférence prononcée à l’occasion du congrès Boréal 2012)

Suzanne Morel

[Des parties de cet essai sont parues précédemment en anglais dans le numéro 46de la revue Conjunctions de Bard College en 2006, sous la forme d’un article intitulé

« Practicing the Arts of Peace ». Toutes les notes sont du traducteur.]

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D ans Aspects du roman, E. M. Forster a posé une questionfameuse : «  Que fait un roman ?  »1 Et il a obtenu la mêmeréponse de plusieurs interlocuteurs imaginaires : un roman

raconte une histoire. C’est ce qu’on en attend et c’est ce que lesauteurs de romans sont pour la plupart contraints de livrer, ou desubir les conséquences. Et nous sommes endroit de supposer qu’en général, c’est ce queles textes plus courts et longs font aussi : ra -conter une histoire. Dans la terminologie deForster, une histoire est la disposition d’évé-nements dans leur ordre chronologique : ledîner suit le déjeuner, la mort suit la vie. Saforce dépend du désir humain de savoir cequi arrive ensuite, et « ensuite » correspondà ce qui se passe après dans la suite du temps,même si ce n’est que l’arrivée sur scène duraconteur qui relatera les événements passés.Dans la plupart des histoires, la pression de lacausalité pousse à la roue – les choses arriventparce que d’autres choses sont déjà arrivées – mais ce n’est pasnécessaire. Quelque chose peut se passer, puis quelque chose d’autre,jusqu’à ce que le lecteur ou l’auteur se lasse. Le lien principal, c’est« et puis ». Hamlet revient chez lui et constate que sa mère, veuvede fraîche date, a épousé son oncle. Et puis ? Le fantôme de sonpère lui dit qu’il a été assassiné par son oncle et crie vengeance. Etpuis ? Hamlet fait mine de devenir fou. Et puis ? Deux amis deHamlet, Rosencrantz et Guildenstern, sont incités à l’espionner. Etainsi de suite jusqu’au duel final. Hamlet tue Laertes et son oncle.Et puis ? Hamlet est tué par l’épée empoisonnée. Et puis ? Eh bien,c’est tout, il n’y a plus de « et puis », l’histoire est finie même si elleaurait pu se poursuivre et raconter l’histoire du règne de Fortinbraset de ses descendants, se ramifiant sur des milliers de pages, commeplusieurs des grandes épopées persanes et hindoues.

Dans la plupart des histoires, il y a un événement déclencheuret un dénouement qui correspond en quelque sorte à l’événementdéclencheur afin de nous confirmer que l’histoire est finie. (Un garsrencontre une fille; la situation se complique; le gars s’unit à la fille.)

Ce sont des observations des plus élémentaires, que vous ne vousétonnez pas d’entendre, et ceux d’entre vous qui écrivez des his-toires les ont appliquées à tout ce que vous faites. Alors, commençonspar une question : Pourquoi et en quoi une histoire – une séried’événements ordonnés dans le temps – diffère-t-elle d’une autre,ou lui est supérieure?

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Suzanne Morel

La Renaissance deBarsoom

par Mario TESSIER

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M a toute première lecture de science-fiction fut un romanmettant en scène Tom Corbett, cadet de l’espace. (J’étaisvraiment très très jeune.) Je ne me rappelle plus du titre1, et

si je reconnais aujourd’hui le protagoniste, c’est surtout parce queje me souviens plus clairement des milieux extraordinaires que lehéros fréquentait. En effet, à bord de son astronef Polaris, le valeu-reux cadet de l’espace se rendait dans les marais de la planète Vénuset survolait les déserts brûlants et les interminables canaux de laplanète Mars. La ceinture d’astéroïdes, quant à elle, servait de refugeaux pirates de l’espace.

Aujourd’hui, il est facile de rire des absurditésde cette époque et de ce système solaire de fantai-sie. Pourtant, les aventures de Tom Corbett étaientbasées sur la meilleure science du moment. La sérietélévisée avait même comme conseiller technique,Willy Ley, un des pionniers de la conquête spatiale.Beaucoup d’astronomes endossaient l’idée d’unejeune planète Vénus, ressemblant à une Terre pré-historique, et d’une vieille planète Mars, ayant épuisé ses ressourceset se mourant lentement.

Toutefois, la planétologie fut mise sans dessus dessous par lesurvol des premières sondes interplanétaires. Les photographies dessondes spatiales mirent abruptement fin au rêve romantique de cetteplanète agonisante, quadrillée de canaux, et abritant des civili -sations décadentes. L’artefact imaginaire que deux siècles de scienceet de spéculations avaient lentement construit était remplacé, dujour au lendemain, après le survol de la sonde Mariner IV en juillet1965, par un nouveau paradigme: celui d’une planète désolée, cribléede cratères d’impacts et dénuée d’atmosphère, ne pouvant supporterla vie.

Mais, peut-on se demander, comment s’est d’abord créée cettevision d’une Mars de fiction, dotée de villes antiques, de canaux gi -gantesques, de races belliqueuses et de technologies avancées? Était-elle une invention délibérée et fantasque d’une science-fiction dé bridéeou, plus simplement, le résultat d’une réflexion scientifique pousséejusque dans ses derniers retranchements? Nous verrons qu’il s’agitlà d’un mariage résultant d’intersections complexes entre la culturepopulaire et la culture savante du temps.

Les mondes tourbillonnants de Pierre-Simon de LaplaceLa Lune a été longtemps le premier astre vers lequel se sont

tournés les adhérents de la pluralité des mondes habités. Toutefois,

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à partir du XIXe siècle, ce sont les planètes sœurs de la Terre quiprendront le flambeau des humanités d’outre-ciel.

Huygens et Cassini avaient déjà formulé des spéculations sur lapossibilité de vie extraterrestre sur Mars. Pierre-Simon de Laplace(1749–1827) suggérera une théorie scientifique quisolidifiera cette idée chez les astronomes. En effet, ilavance que les mécanismes de rotation de la nébu-leuse primordiale ont influé sur l’âge des planètes.Selon son hypothèse de la nébuleuse, le systèmesolaire se serait développé depuis une masse glo-bulaire de gaz incandescent. En refroidissant, cettemasse se serait réduite et quelques anneaux concen-triques se seraient détachés de son bord externe. Cesan neaux, en se refroidissant, se seraient alors conden-sés en planètes. (Si l’on excepte les anneaux, la théorie dunuage gazeux reste encore acceptée aujourd’hui.) Ainsi, les planètesles plus distantes devraient être plus vieilles que celles plus prochesdu soleil.

La formation du système solaire aurait donc eu comme consé-quence la création d’une planète Mars, plus vieille que la Terre, quiserait déjà passée par tous les stades de maturité (y compris dans lesdomaines géologique, biologique et technologique) et qui main -tenant, se mourrait de vieillesse. De la même manière, la planèteVénus, ayant été créée plus tardivement que la Terre, en serait en -core aux stades primitifs de développement (marais préhistoriques,brouillard et humidité des jungles cachant la surface de la planète,animaux dinosauriens, etc.)

Mars la mystérieuse était née.

L’énigme des satellites de MarsDans Les Voyages de Gulliver (1726),

le protagoniste du ro man Jonathan Swiftvisite la ville volante de Laputa, dans la -quelle des astronomes ont :

« […] découvert deux petites étoiles, ousatellites, qui tournent autour de Mars ;celui qui se situe sur l’orbite la plus petiteest distant du centre de la planète princi-pale exactement de trois fois son diamètre,l’autre est à une distance de cinq fois cemême diamètre ; le premier tourne dansl’espace en dix heures, et le second en 21et demie; ainsi les carrés de leurs périodes

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de révolution sont-elles à peu près dans la même proportionque les cubes de leur distance au centre de Mars. Cela établitd’évidence qu’ils sont gouvernés par la même loi de la gravi-tation que celle qui règle le mouvement des autres corps cé -lestes. » (Troisième partie, chapitre III.)Pourtant, les deux lunes de Mars ne seront découvertes qu’un

siècle et demi plus tard par l’astronome américain Asaph Hall! Swiftétait-il devin?

L’auteur irlandais n’était pourtant pas seul à croire aux satel-lites de Mars. En effet, son collègue satiriste français, Voltaire, écrivaiten 1750 :

« En sortant de Jupiter, nos voyageurstraversèrent un espace d’environ cent mil -lions de lieues et côtoyèrent la planète deMars. Ils virent deux lunes qui servent àcette planète, et qui ont échappé aux re -gards de nos astronomes. Je sais bien quele docteur Castel écrira contre l’existencede ces deux lunes ; mais je m’en rapporteà ceux qui raisonnent par analogie. Cesbons philosophes-là savent combien ilserait difficile que Mars, qui est si loin duSoleil, se passât à moins de deux lunes. »(Micromégas, chapitre III.)En réalité, Swift et Voltaire s’étaient inspirés des spéculations

de Kepler qui – lui-même séduit par la découverte des quatre satel-lites joviens par Galilée (que l’on qualifie d’ailleurs encore de gali-

léens) – avait émis l’idée que le nombre de satellites desplanètes suivait une progression régulière : ainsi, Mer -

cure et Vénus n’en avaient aucun, la Terre possédaitune lune, Jupiter en avait quatre, et Saturne proba-blement huit. La planète Mars, située entre la Terreet Jupiter devait par conséquent posséder deuxlunes2. (Kepler a toujours poursuivi cette quêted’harmonie céleste en essayant, par exemple, defaire correspondre les dimensions des orbites pla-

nétaires aux solides réguliers platoniciens.) Ce n’estd’ailleurs pas une coïncidence si Swift fait référence

à troisième loi de Kepler dans la citation ci-haut.Toutefois, ce qui est intéressant, c’est que les périodes

orbitales inventées par l’auteur irlandais s’apparentent grosso modoaux véritables orbites des lunes martiennes : ainsi Phobos tourne en7h 39min et Deimos en 30h 18min., alors que Swift suggérait despériodes de 10 et 21 heures !

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parChristian SAUVÉ

Dans l’espace, est-ce que l’on vous entend rire?Écrivains et acteurs savent que faire rire est un art difficile. Et les

lecteurs de Solaris savent que la bonne science-fiction est un art toutaussi difficile, contraint par la nécessité de créer une bonne histoiretout en respectant un minimum de rigueur au niveau de l’extrapo -lation. Ce double handicap explique sans doute pourquoi la bonnecomédie SF est rare : c’est un exercice d’équilibre que la moindremaladresse peut faire chuter. Trois exemples viennent bien montrerles écueils qui attendent ce sous-genre, et ceci peu importe le budgetdisponible aux cinéastes.

Commençons au bas de l’échelle, avec l’exécrable comédie SFcanadienne Space Milkshake [v.o.a.], la première fois, et sans doutela dernière, où un film tourné à Régina sera mentionné par « Sci-néma ». La prémisse n’est pas dépourvue de potentiel : des vidan-geurs orbitaux voient leur station spatiale prise d’assaut par « Gary »,un extraterrestre maléfique prenant la forme d’un… canard en plas-tique. Un peu bouffon, mais les concepts les plus simples peuventparfois s’avérer efficaces comme charpente sur laquelle empiler lesgags. Le spectateur de Space Milkshake s’installe donc conforta-blement et attend les moments comiques… qui ne viennent pas.

Sci-néma

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On ne s’interroge pas bien longtemps sur les causes de l’in -succès du film. Le manque de poli du scénario est remarquable : unpersonnage meurt et est remplacé par un doppelgänger sans quepersonne ne s’en formalise trop. Même quand des concepts soi-disant drolatiques sont mélangés ensembles, les gags ne deviennentjamais très drôles, et ce malgré l’absurdité de voir un canard enplastique possédé tentant de dactylographier à l’aide de tentacules.Nous sommes dans le registre de la pitrerie juvénile. Des gags àrépétition au sujet de sandwichs sont d’autant plus médiocres qu’au-cun d’entre eux n’est drôle en premier lieu. En fait, le film sembleoublier sa vocation comique alors que le troisième acte est de plusen plus centré sur l’affrontement avec le monstre. C’est sans douteinévitable dans une histoire où les personnages ne deviennent jamaissympathiques – bien que quelques moments romantiques entre unapprenti-technicien et une androïde reniant sa programmationauraient eu avantage à être explorés plus longtemps. On veut biensourire un peu lorsqu’on reconnaît que la voix de Gary est fourniepar le très respectable George Takei – sinon on reste aussi froidqu’un hiver saskatchewannais devant cette sous-sous-sous-remoutured’Alien. Notons aussi (incidemment et mesquinement) l’absence demilkshake malgré les promesses du titre.

Bref, impossible de recommander ce film étant donné l’impos-sibilité d’y trouver quelque chose d’intéressant. Plantons un dernierclou en faisant remarquer que le film ne semble présentement n’êtredisponible sur les canaux canadiens spécialisés, et qu’aucune sortieDVD ne semble être à l’horizon. Peut-être est-ce là une bonne façonde protéger l’univers contre ce film…

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Sébastien ChartrandLe Crépuscule des Arcanes T.1 :L’Ensorceleuse de Pointe-LévyLévis, Alire (Romans 150), 2013, 434 p.

Faustin, neveu du curé Lamarre, estun jeune homme de village : même s’ilest bedeau au presbytère de Notre-Dame-des-Tempérances, il aime boire unebière à la taverne du coin et écouter lescontes et les légendes narrés au coin dela cheminée par les coureurs des boisou les bûcherons du village. Mais il sait,tout comme son oncle ou son frère adop -tif François Gauthier, le vicaire, que cescontes et ces légendes n’en sont pointtout à fait, car François et le curé sontdes arcanistes secrets, pratiquants d’unemagie arrivée d’Europe mais ou bliée encette fin de XIXe siècle.

Le savoir et le constater, cependant,ce sont deux choses différentes… Aprèsl’enlèvement d’une jeune fille des envi-rons, Rose Latulipe, par un mystérieuxétranger d’une inquiétante puissance,que le curé Lamarre n’a pu contrerqu’au prix de sa vie, Faustin et Françoisrencontrent Shaor’i, une Indienne dé -tentrice de la magie des autochtones.Ils vont de voir se rendre au Mont àl’Oiseau, de si nistre réputation, accom-pagné de l’homme fort Baptiste La -chapelle. Or l’Étranger n’a pas seulement

des visées sur Rose, il semble en avoiraussi sur Faustin – mais les quelles? Nousl’apprenons dans ce premier volume,où Faustin, quant à lui, découvrira savéritable origine.

Sébastien Chartrand explique, dansla postface, qu’il a grandi en lisant entreautres Joël Champetier. Et de fait ceroman, qui se présente comme du fan-tastique, se situe dans la mouvance de« la magie comme science » qui faitune partie du charme des romans defantasy de celui-ci. Mais nous sommesdeux générations plus tard et l’auteur ade toute évidence bien assimilé ses di -verses inspirations. Lesquelles comptentaussi non seulement l’Histoire du Qué -bec – les retombées de la guerre desPatriotes – mais aussi une bonne partiedu folklore québécois, celui des colonset celui des premiers colonisés, c’est-à-dire des autochtones. Il intègre l’une etles autres dans ce récit remarquable-ment maîtrisé pour un auteur débutant.Sans parler du regard lucide porté surles différents acteurs sociaux et poli-tiques du Québec après 1837, réussir àplacer la Chasse-Galerie, les Jack Mis -tigris et la Corriveau dans une mêmehistoire sans coutures apparentes, et ànous surprendre, nous émerveiller etnous émouvoir avec ces figures pourtant

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petits, peu coûteux, légers, écrits encaractères lisibles avec une encre qui necoule pas lorsqu’exposée à l’eau. Pourquelqu’un d’arthritique qui lit longtempsdans son bain, ce sont des qualités re -cherchées.

Et un de leurs plus récents opus, LeChasseur, de Geneviève Blouin, s’estavéré une heureuse découverte, plai-sante à lire dans le bain comme sur laterre ferme.

Cette novella nous fait suivre l’aven-ture de Hugues « Le Chasseur » Dus -sault, un ancien champion de combatsextrêmes, mis à la retraite forcée parune grave blessure survenue lors d’unmatch, ayant entraîné une cécité per-manente. S’il s’est assez bien adaptéphysiquement à son infirmité, compen-sant sa perte de vision à l’aide de sesautres sens, il est resté blessé psycholo-giquement et admet difficilement sacon dition, même avec l’assistance deLisanne, son aide-soignante. Mais lors-qu’une horreur mythique lâchée sur laville s’attaque à lui, il devra se re prendreen main rapidement et utiliser toutesses ressources pour la vaincre.

J’avoue que le thème des combatsextrêmes m’était rébarbatif au départ.Ayant passé pas mal de temps dans majeunesse à travailler dans une salled’urgence, j’avais dans l’idée que la vienous réserve assez d’occasions de nouscasser la gueule comme ça sans allercarrément au devant des coups. Eh bien,je me suis rapidement fait prendre aujeu du Chasseur. L’auteure nous fournitdes descriptions du milieu, de l’entraî-nement et des techniques de combatextrême fort intéressantes et faciles àcomprendre même pour un néophyte.La mentalité des combattants et leurculture y sont abordées de manière fas-cinante. La vie de l’ex-champion aprèsson accident, son adaptation à ses pertes,

anciennes n’est pas une des moindresréussites de ce roman. L’écriture estfluide et bien maîtrisée, dans un stylejuste assez archaïque (on est au XIXe

siècle, quand même), l’auteur a unebonne oreille et les dialogues sont trèsvivants (moins ceux des autochtones,qui parlent un peu trop comme deslivres), l’action est bien articulée…

On referme ce roman sans frustration,et en attendant avec beaucoup d’intérêtla suite de l’histoire, puisque ce sera unetrilogie : un nouvel auteur québécois àsuivre !

Élisabeth VONARBURG

Geneviève BlouinLe ChasseurDrummondville, Les Six brumes, 2012,103 p.

J’apprécie plusieurs choses des édi-tions Les Six brumes : leurs livres sont

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Stephen King22/11/63Paris, Albin Michel, 2013, 944 p.

Où étiez-vous, en ce triste jour du22 novembre 1963, le président améri-cain John F. Kennedy a été assassiné?La grande majorité des lecteurs actuelsde Solaris n’étaient même pas nés, alorsinutile de leur poser la question. Maisle dinosaure que je suis se souvient par-faitement de ce jour fatidique. Il faisaitun temps de chien, j’avais passé majournée à l’université de Sarrebrück oùje préparais ma licence de lettres mo -dernes. Je suis revenu en stop (choseque je ne faisais jamais) avec un copainde la Maison des Jeunes dont j’étais levice-président (et non l’inverse…), sousune pluie battante. Arrivé à la maison,quand j’ai vu la tête de mon père, j’aicompris que quelque chose de pas ca -tholique s’était produit ! Et j’ai appris lamauvaise nouvelle…

Imaginez maintenant qu’un de vosbons amis vous révèle un moyen simplede voyager dans le temps. Imaginezqu’il vous arrache la promesse de tenterd’empêcher l’attentat contre Ken nedy…Voilà, vous êtes dans la peau de Jake

Epping, professeur d’anglais à LisbonFalls qui va faire un fascinant voyagedans le passé, en septembre 1958 plusprécisément, avec comme objectif : ren-contrer un taré solitaire nommé LeeHarvey Oswald pour le neu traliser avantqu’il ne passe aux actes.

Voilà l’essentiel du scénario de22/11/63, la dernière brique (le bou-quin fait 944 pages !) de Stephen Kingqui n’a rien perdu de sa verve, de sonimagination débordante et de son artunique de camper des personnages éton -nants et de reconstituer l’ambiance d’uneépoque où Elvis se faisait aller la voixet les hanches, où on se déplaçait enPlymouth Fury en écoutant les EverlyBrothers. L’assassinat du présidentn’ayant lieu qu’en novembre 1963, Ep -ping doit séjourner pendant près decinq ans dans le passé, pour respecterles « règles » du portail temporel : s’ilrevient dans le présent, deux minutesde son temps se seront écoulées maisle passé opérera un « reset » et toutsera à recommencer. Au cours de cesannées passées sous une identité d’em-prunt, Epping va rencontrer l’amour desa vie car, sous des apparences uchro-niques, ce roman est avant tout une

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conspiration. Il semble que cela soitaussi sa conviction personnelle puisquedans sa postface il nous renvoie au ra -soir d’Occam: l’explication la plus simpleest généralement la bonne. A-t-il rai -son? Sans être un « conspirationniste »,j’ai quelques doutes. Mais comme auraitdit Kipling: ceci est une autre histoire…Au fait, vous ai-je dit que, malgré quel -ques longueurs, j’ai beaucoup aimé22/11/63? Non? Eh bien, voilà qui estfait…

Norbert SPEHNER

Martin Carayol (compilateur)Le Fantastique et la Science-fictionen Finlande et en EstonieParis, L’Harmattan/Adéfo (Bibliothèquefinno-ougrienne 23), 2012, 210 p.

Cet ouvrage hautement spécialisérecueille les fruits d’un colloque tenu enfrançais et en anglais en 2010 à l’Ins -titut Finlandais de Paris. Son compila-teur, Martin Carayol, a écrit sur ce sujetune thèse dont des fragments ont parudans Galaxies seconde série 7 et 9(qui renferme aussi une nouvelle es -tonienne) et dans Géante Rouge 18.Mais avant, les papeteries De Ruys s -cher avaient offert en 1964 à leursclients une plaquette, La Maladie dupapier du Finlandais EeroTolvanen; An -tarès avait accueilli dans son numéro39/40 une longue étude, Le Livre descience-fiction finlandais, publiée enanglais par Jyrki Ijäs en 1990, puis unportfolio (31) et deux bandes dessinéesdu maître de la bande dessinée finlan-daise Kari Leppänen : Raiden, le guer-rier des étoiles (32 et 33), reprise enmini-album, et Genèse (39/40). Depuisont été traduits de Johanna Sinisalo leroman Jamais avant le coucher du

belle histoire d’amour, un amour quipour une fois prend le cliché à la lettre :il défie le temps.

Inutile, je crois de rentrer dans ledétail de cette longue et périlleuseaventure qui nous intrigue au début,s’étire un peu au centre, pour finir enaccéléré dans la dernière partie, avecun dénouement des plus élégants (vules circonstances, je ne vois pas d’autrequalificatif). Epping arrivera-t-il à em -pêcher l’assassinat du chaud lapin de laMaison Blanche ? Sachant qu’on nepeut refaire l’Histoire connue sans tom-ber dans l’uchronie ou la fantasy, on sepose la question tout au long de notrelecture, en se disant que l’auteur a prisun risque, que cette histoire va proba-blement finir en queue de poisson, quenous serons probablement déçus. Ehbien non… King s’est trouvé une portede sortie originale.

On referme ce pavé avec un sourire :le miracle King a eu lieu une fois deplus ! Seul bémol : pour que la méca-nique de son histoire fonctionne, King aopté pour la thèse controversée dutireur unique, écartant toute idée de

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QUAND LA MAGIES’EMPARE DE L’HISTOIRE !

EN BAS-CANADA, APRÈS LE GRAND CHOLÉRA ET LA RÉVOLTE

DES PATRIOTES, SEULES QUELQUES PERSONNES SAVENT ENCORE

PRATIQUER LA VERSION THÉURGIQUE DES ARCANES…