nivers estil mathématique... · 2018. 11. 23. · physicsen 1998. en 2008, après complé-ments et...

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90] Logique & calcul © Pour la Science - n° 392 - Juin 2010 90] Logique & calcul P y thagore e t ses discipl es pen- sai ent que l e secre t du monde tenait en quel ques mot s : « T oute chose est nombre. » Aujour dhui, la science est parfois tent ée de reprendre lidée pythagoricienne en lé tendant sous la forme « T out est mathématique », ce que Galil ée disai t déj à : « Le livre de l a nature est é cri t en l angage mathémat ique. » Le sens et la por tée de ces liens entre la science e t l es mathématiques sont un permanent suje t dint érê t. Le cas de la physique est frappant : plus que toute autre discipline, la physique sap- pui e sur l es mathémat iques. La quest ion est al ors : les entit és que les mathémati ques décrivent (les groupes, les variétés, les fonc- tions...) sont -elles di ff érentes de celles dont l a physique aff i rme l exi st enc e ( l es é l e c- trons, l es champs magné t iques, l es pho- tons... ). Ce tte interrogation est central e si nous voulons comprendre ce que l e physi- cien Eugene Wigner (1902 - 1995) a appel é « La dérai sonnabl e eff i caci t é des mathé- matiques dans les sciences de la nature ». Une r éponse si mpl e à l a quest ion de Wigner est que l es ma thé ma t iques sont eff i caces ( a) parce que le monde physique e s t un o b j e t ma t h é ma t i q u e , o u , p l us radi ca l ement encor e, (b) parc e que l exi s- t en c e phys i que ne s t p as d i ff é r ent e de l ex i s t e n c e ma t h é ma t i q u e . C e s d e u x c on c e pt i ons ex t r ê me s s on t r a r e me n t pr i ses au s ér i eux peut- ê tr e parc e quil f a ud r a i t que nous a cc e pt i ons d e nous c ons i d é r er c omme d e s en t i t é s ma t h é - matiques ? Le cosmologiste Max T egmark, prof esseur à l Inst i tut de t e chnologi e du Massa chus e tts ( MIT) , sy e s t i nt é r e ss é e t a exami né l es deux posi t ions ( a ) e t (b). M. T egmar k pr end au pi ed de l a l e ttr e lidée que l e monde physique pourrai t ê tre un objet mathématique. I l distingue bien r cette vision de li dée que le monde physique s e l a i ss e p a r t i e ll ement c ompr endr e ou modéliser à laide dobje ts mathématiques, ce qui est la conception galil éenne admise... mais qui malheureusement naide en rien pour répondre à la question de Wigner . Réalisme structurel et mondes parallèles Pour M. T egmark, résoudre l e probl ème de Wigner est simpl e : « Le monde physique est un obje t mathématique que nous iden- t i f ions e t cons tr ui sons pe t i t à pe t i t ; l es approximations vari ées que sont nos théo- ries physiques sont des réussi tes, car des structures mathématiques simples consti- tuent de bonnes approximations de struc- t ur e s ma t h é ma t i que s c omp l exe s . » S i l Uni vers est un obj e t mathémat ique que pe ti t à pe ti t nous « reconnaissons », leff i- caci t é des mathématiquesnest plus mys- t ér i euse : l es obj e ts mathémat iques que nous ut ili sons pour compr endr e l e com- por tement de lUnivers deviennent de plus en plus eff i caces parce quils sont de plus en plus proches de ce que lUnivers est vrai- ment. Él émentaire, mon cher Watson ! Cette concepti on phil osophi que, dénom- mée ré alisme structurel universel, ne nous di t pas si nous pourrons ident i f i er l obj e t mathématique ul time que serai t lUnivers, ou si nous sommes condamnés à nen avoir que des versions par ti ell es e t approxima- tives. Sur ce point, l es théorèmes dincom- pl étude de Gödel introduisent des difficult és dont les physiciens et les philosophes pren- nent consci ence pe ti t à pe ti t. L aff irmation ( b) , que lexistence phy- sique est équivalente à lexistence mathé- matique, est jugée choquante : elle implique que l Un i v e r s e s t un e a cc umul a t i on d e mond e s ma t h é ma t i que s p a r a ll è l e s qui coexistent avec le nôtre, e t cela de toutes les façons possibles. Ce tte vision ex trême e t troublante des mondes mul tipl es est une sor te de pl ato- nisme ul time. On parl e à son suje t de réa- li s me mo da l , ou d e f onda me n t a li s me mathémat ique qui est l e terme que nous a ll ons r e t en i r. Ce s t l une de s pos i t i ons pr é s e n t ée s p a r M. Teg ma r k c omme l e quatri ème niveau de lhypothèse des uni- vers parall èles dont il sest fai t le défenseur en cosmologie (voir la fi gure 2). P our un fon- damenta li st e ma thé ma t ique, l exi st enc e physique e t lexistence mathématique sont une e t mê me chos e : t ou t c e qui ex i s t e ma t h é ma t i quement exi s t e auss i phys i - quement, e t si nous ne connaissons quune seule structure mathémati que, celle de notre Univers physique, cest que les autres exis- tent parall èlement à la nôtre sans que nous y soyons connect és. L U niv ers es t -il mathémati que ? Pour expliquer l a déra isonnabl e e ff i ca ci t é des mathématiques, Max T egmar k suggèr e une mé thode radi ca l e : considér er que l e monde physique est pur ement mathématique. Jean-P aul DELAHAYE REGARDS LOGIQUE & CALCUL 1. LA NÉBULEUSE DU CRABE est dune grande beauté. Si cest un objet mathémati que, comme lenvisage M. T egmark, celui-ci est complexe. © NASA, ESA, J. Hester, A. Loll (ASU)

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  • 90] Logique & calcul © Pour la Science - n° 392 - Juin 201090] Logique & calcul

    P ythagore et ses disciples pen-saient que le secret du mondetenait en quelques mots : « Toutechose est nombre. » Aujourd’hui,la science est parfois tentée de reprendrel’idée pythagoricienne en l’étendant sous laforme « Tout est mathématique », ce queGalilée disait déjà : « Le livre de la natureest écrit en langage mathématique. » Lesens et la portée de ces liens entre la scienceet les mathématiques sont un permanentsujet d’intérêt.

    Le cas de la physique est frappant : plusque toute autre discipline, la physique s’ap-puie sur les mathématiques. La questionest alors : les entités que les mathématiquesdécrivent (les groupes, les variétés, les fonc-tions...) sont-elles différentes de celles dontla physique affirme l’existence (les élec-trons, les champs magnétiques, les pho-tons...). Cette interrogation est centrale sinous voulons comprendre ce que le physi-cien Eugene Wigner (1902-1995) a appelé« La déraisonnable efficacité des mathé-matiques dans les sciences de la nature ».

    Une réponse simple à la question deWigner est que les mathématiques sontefficaces (a) parce que le monde physiquees t un ob je t ma th é ma t ique , ou , p lusradicalement encore, (b) parce que l’exis-tence physique n’est pas dif férente del ’ex is ten c e ma th é ma t ique . Ces deuxconcept ions ex trêmes sont rarementprises au sérieux – peut-être parce qu’ilfaudra it que nous accept ions de nouscons idérer comme des ent ités mathé-matiques ? Le cosmologiste Max Tegmark,

    professeur à l’Institut de technologie duMassachuse tts (MIT), s’y est intéresséet a examiné les deux positions (a) et (b).

    M. Tegmark prend au pied de la lettrel’idée que le monde physique pourrait êtreun objet mathématique. Il distingue bien sûrcette vision de l’idée que le monde physiquese la isse par tiel lement comprendre oumodéliser à l’aide d’objets mathématiques,ce qui est la conception galiléenne admise...mais qui malheureusement n’aide en rienpour répondre à la question de Wigner.

    Réalisme structurel et mondes parallèlesPour M. Tegmark, résoudre le problème deWigner est simple : « Le monde physiqueest un objet mathématique que nous iden-tifions et construisons petit à petit ; lesapproximations variées que sont nos théo-ries physiques sont des réussites, car desstructures mathématiques simples consti-tuent de bonnes approximations de struc-tures mathémat iques complexes. » S il’Univers est un objet mathématique quepetit à petit nous « reconnaissons », l’effi-cacité des mathématiques n’est plus mys-térieuse : les objets mathématiques quenous utilisons pour comprendre le com-portement de l’Univers deviennent de plusen plus efficaces parce qu’ils sont de plusen plus proches de ce que l’Univers est vrai-ment. Élémentaire, mon cher Watson !

    Cette conception philosophique, dénom-mée réalisme structurel universel, ne nousdit pas si nous pourrons identifier l’objet

    mathématique ultime que serait l’Univers,ou si nous sommes condamnés à n’en avoirque des versions partielles et approxima-tives. Sur ce point, les théorèmes d’incom-plétude de Gödel introduisent des difficultésdont les physiciens et les philosophes pren-nent conscience petit à petit.

    L’affirmation (b), que l’existence phy-sique est équivalente à l’existence mathé-matique, est jugée choquante : elle impliqueque l ’Un ivers est une accumulat ion demondes mathémat iques para l lè les quicoexistent avec le nôtre, et cela de toutesles façons possibles.

    Cette vision extrême et troublante desmondes multiples est une sorte de plato-nisme ultime. On parle à son sujet de réa-l isme moda l , ou de fondamenta l ismemathématique qui est le terme que nousa l lons re tenir. C’est l’une des positionsprésent é es par M. Tegmark comme lequatrième niveau de l’hypothèse des uni-vers parallèles dont il s’est fait le défenseuren cosmologie (voir la figure 2). Pour un fon-damentaliste mathématique, l’existencephysique et l’existence mathématique sontune e t même chose : tout ce qui existemathématiquement existe aussi physi-quement, et si nous ne connaissons qu’uneseule structure mathématique, celle de notreUnivers physique, c’est que les autres exis-tent parallèlement à la nôtre sans que nousy soyons connectés.

    L’Univers est-il mathématique ?Pour expliquer la déraisonnable efficacité des mathématiques, Max Tegmark suggère une méthode radicale : considérer que le monde physique est purement mathématique.Jean-Paul DELAHAYE

    REGARDS

    LOGIQUE & CALCUL

    mathématiques

    1. LA NÉBULEUSE DU CRABE est d’une grandebeauté. Si c’est un objet mathématique, commel’envisage M. Tegmark, celui-ci est complexe. © N

    ASA,

    ESA

    , J. H

    este

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    R e g a r d s

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    ASA,

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    R e g a r d s

    Insistons sur le fait que les réflexions deM. Tegmark sont, pour lui, plus qu’un simpleexercice philosophique « du soir » qu’il nemélangerait pas avec le travail de cosmologuereconnu qu’il mène par ailleurs. Ses travaux« normaux » portent sur les lentilles gravita-tionnelles, sur les amas de galaxies, sur lanucléosynthèse pendant le Big Bang et biend’autres thèmes, souvent assez techniques.Ce sont eux qui lui ont valu son poste au MITet l’estime de ses collègues.

    Malgré certains conseils prodigués parses amis, M. Tegmark défend l’idée que sontravail sur une conception authentiquementmathématique de l’Univers est un travail de

    physique qui a sa place dans les grandesrevues scientifiques. Une première versionde ses idées a été publiée dans Annals ofPhysics en 1998. En 2008, après complé-ments et approfondissements, une versionplus détaillée est parue (malgré quelquesdifficultés) sous le titre The MathematicalUniverse dans la revue Foundations of Phy-sics ; elle a depuis suscité commentaires etcritiques.

    Ces travaux, aussi étranges qu’ils parais-sent à certains, sont menés au sein des dis-ciplines scientifiques qui les tolèrent, etne sont pas des spéculations gratuites oudélirantes.

    L’esprit, la matière et les mathématiquesM. Tegmark s’appuie sur l’Hypothèse de laréalité extérieure, selon laquelle il existeune réalité physique complètement indé-pendante de nous autres humains. Il ne croitpas, comme le propose l’interpré tationdite de Copenhague de la mécanique quan-tique, que la physique force à considérerque l’observateur et la réalité sont indis-sociables et interdépendants. Il soutientensuite que l’Hypothèse de la réalité exté-rieure amène à l’Hypothèse de l’universmathéma t ique (HMU) : « Notre ré a l it é

    L ’idée qu’il existe des mondes parallèles aaujourd’hui un statut scientifique. Max Teg-mark propose une classification en quatre niveauxdes univers parallèles (voir De l’Univers au mul-tivers, Pour la Science, n° 308, juin 2003).

    L’existence des univers parallèles de niveau 1ne fait guère de doute : toute partie de l’Uni-vers trop éloignée de la Terre et poursuivantson éloignement (du fait de l’expansion de l’Uni-vers) ne pourra plus interagir avec nous puisquela vitesse de tout signal est limitée par celle dela lumière. Nous en sommes déconnectés etcondamnés à tout en ignorer. Si l’Univers phy-sique est infini, il peut exister une infinité de par-ties définitivement déconnectées constituantautant d’univers parallèles. Il est raisonnablede croire que les lois que nous connaissons régis-sent ces univers.

    Les univers parallèles de niveau 2 sontceux qu’envisage la cosmologie du fait de la théo-rie de l’inflation qui conduit à imaginer que la

    phase d’expansion de l’univers depuis le Big Bangpourrait se reproduire et s’est peut-être déjàreproduite de nombreuses fois, donnant nais-sance à des univers physiques, comme unemousse donne naissance à des bulles nouvellesquand on y insuffle de l’air. Ces autres univers,dont certains sont maintenant peut-être tota-lement déconnectés de nous (comme quand unebulle se détache de la mousse et s’envole),sont peut-être régis par des lois différentes desnôtres. On pourrait en particulier imaginer queles constantes physiques comme la vitesse dela lumière y ont des valeurs autres que celles quenous mesurons.

    Les univers parallèles de niveau 3 résul-tent de certaines interprétations de la méca-nique quantique et naissent des bifurcationsdans l’évolution de l’onde régissant l’univers.L’interprétation de Copenhague de la mécaniquequantique propose que les états superposés quela mécanique quantique décrit ne nous sontpas apparents parce que lorsque nous prenonsconnaissance du monde (en effectuant desmesures) se produit une « réduction » (ou un« effondrement ») qui « choisit » un des étatssuperposés et annihile les autres.

    L’interprétation de Hugh Everett et Bryce DeWitt de la mécanique quantique propose de consi-dérer que l’observateur ne voit pas de superpo-sitions parce qu’il s’est engagé dans une brancheunique de l’univers qui se ramifie. Cette concep-tion conduit à croire que les autres branchespoursuivent leur existence sans que l’observa-teur d’ici en ait conscience. Le temps qui passeserait alors comme une immense gare de triage

    au sein de laquelle nous avançons en suivantun parcours unique, celui de notre branche d’uni-vers, sans voir que d’autres à côté coexistentdans une créa tion ininterrompue d’universmultiples.

    Les univers parallèles de niveau 4 sontpour M. Tegmark toutes les structures mathé-matiques. En effet, si notre Univers est une struc-ture mathématique (ce que M. Tegmark proposed’envisager), pourquoi cette structure particu-lière existerait plutôt qu’une autre ? Commentcroire que la structure de notre Univers est« meilleure » que les autres et qu’elle seule existevraiment ? Appliquant une sorte de principe démo-

    cratique platonicien ultime, nous devons accep-ter que les autres univers mathématiques, lesautres structures mathématiques, existent aussi,en parallèle. L’univers véritable serait alorscelui de tous les univers mathématiques pos-sibles, présents simultanément les uns à côté desautres en une colossale cohabitation infinie dontnous ne connaissons qu’un terme.

    2 . L e s u n i v e r s p a r a l l è l e s d e Ma x Te g m a r k

    Dans l’Univers d’Everett, le temps serait commeune immense gare de triage.

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    phys ique ex t érieure est une structuremathématique. » En effet, il argumente quela description de la réalité extérieure ne peutse faire que par des outils indépendants deslangages humains et donc nécessairementpar l’utilisation de modèles mathématiques.

    Que le lien qui relie les deux hypothèsessoit aussi simple et assuré que M. Tegmarkle soutient n’est pas une opinion partagée.Dans un débat organisé avec M. Tegmarkpar la revue Foundations of Physics, PietHut, de l’Institute for Advanced Studies dePrinceton, et Mark Alford, de l’Université deWashington, ont par exemple formulé etdéfendu des conceptions fort différentesdes rapports entre la matière, l’esprit et lesmathématiques. Cependant, il se dégage dece débat que les positions concurrentes duréalisme structurel universel ne sont guèremieux fondées et qu’aucune ne s’impose.

    L’univers des structuresmathématiquesLa première difficulté du réalisme struc-turel universel est de définir ce qu’on doitcomprendre par « structure mathéma-tique ». Plusieurs options sont possibles,mais la plus naturelle est sans doute celleque propose le collectif Nicolas Bourbakidans son fameux traité Éléments de mathé-matique. Dans ses dix livres couvrant plu-sieurs milliers de pages, Bourbaki développece qu’on a appelé le point de vue structu-raliste en mathématiques. Sans entrer dansles détails, les entiers (avec l’addition et lamultiplication) forment une structure et ilen va de même des nombres complexes, del’espace euclidien de dimension 3, du groupeà deux éléments {–1, +1}, de l’espace topo-logique associé à un tore ou à une bande deMöbius, etc.

    Est-ce que la notion de structure mathé-matique est pour autant parfaitement défi-nie ? C’est sans doute une question plusdélicate que ne l’admet M. Tegmark. Pourpoursuivre, supposons cependant qu’en pre-mière approximation, l’Hypothèse de l’uni-vers mathématique a un sens bien précis.

    Selon M. Tegmark, l’activité d’un scien-tifique est celle d’une grenouille qui tente dereconstituer le monde tel que le voit un oiseau

    M ax Tegmark utilise la métaphore de lagrenouille et de l’oiseau pour montrerque le scientifique, identifié à la grenouille, voitdes phénomènes d’interprétation difficile alorsque l’oiseau, placé « au-dessus », comprendmieux la loi mathématique qui régit les phé-nomènes. Pour illustrer ce propos, imaginonsque la grenouille vive dans un monde à deuxdimensions alors que l’oiseau se déplace dansun monde à trois dimensions. La chute d’unebille est facilement comprise par l’oiseau. Lagrenouille, qui ne distingue que ce qui sepasse dans son plan, voit une série de cerclescorrespondant à l’intersection de la bille sphé-rique avec sa surface à deux dimensions.

    La loi temporelle d’évolution des cercles estcompliquée, elle dépend de la vitesse de chutede la bille, de sa taille et de son accélération.Pour des formes plus compliquées qu’une sphère,la grenouille devra reconstituer une structure àtrois dimensions à partir de coupes successives.

    Notons aussi que l’oiseau voit l’intérieurdes objets à deux dimensions !

    3 . La g r e n o u i l l e e t l ’o i s e a u

    La chute de la billevue par l’oiseau

    La chute de la billevue par la grenouille

    L e premier défi qu’affronte un tenant du réa-lisme structurel universel (qui croit quenotre Univers est une structure mathématique)ou un fondamentaliste mathématique (qui croitque toutes les structures mathématiques pos-sibles existent en parallèle dans l’univers) est ladéfinition d’une structure mathématique. La dif-ficulté n’est pas mince, voici pourquoi.

    Le formaliste ne croit tout simplementpas en l’existence des structures mathématiques.Pour lui, seules importent les démonstrationsqui relient des affirmations auxquelles nousdonnons un sens, mais qui ne portent pas surde véritables objets. Cette position qui ramèneles mathématiques à des manipulations sym-boliques nie bien sûr que le monde physiquesoit un objet mathématique.

    Selon l’intuitionniste, les objets mathéma-tiques sont des constructions mentales que nousinventons plutôt que nous les découvrons ! Pourun intuitionniste, c’est nous qui créons les struc-tures mathématiques et non l’inverse !

    La position réaliste en mathématiquesdéfend l’idée qu’il y a bien des structures mathé-matiques indépendantes de nous. Les tenants

    du réalisme en mathématiques semblent doncen mesure d’adopter le réalisme structureluniversel, ou le fondamentalisme mathéma-tique. Pourtant, des difficultés persistent duesau fait que de nombreuses variantes de réa-lismes ont été proposées (réalisme ensembliste,réalisme structural, réalisme modal, etc.).

    On sait que la notion d’ensemble de tousles ensembles conduit à des contradictions. Lethéoricien des ensembles introduit donc la notionde classe (certaines classes ne sont pas desensembles). Ces classes doivent-elles être consi-dérées comme des structures mathématiques ?Il semble difficile de soutenir que non ! Maisalors, ne risque-t-on pas de voir surgir pour lanotion de structures mathématiques les para-doxes rencontrés en théorie des ensembles ? Lacalculabilité et les indécidables de Gödel com-pliquent encore la situation.

    Contrairement à ce que feint de croire leréalisme structurel universel ou le fondamen-talisme mathématique, la notion de structuremathématique, surtout lorsqu’on veut la consi-dérer dans toute sa généralité, n’est pas unconcept aussi clair qu’on l’aimerait.

    4. Qu’est-ce qu’une structure mathématique ?

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    (qui est au-dessus ou à l’extérieur du monde).Les sous-structures conscientes que noussommes, les grenouilles, sont plongées dansune structure dont nous ne sommes infor-mées que d’une manière partielle, et ellescherchent à en reconstituer la totalité, c’est-à-dire ce que voit l’oiseau.

    Cette façon de penser notre rapport aumonde amène plusieurs remarques. Troisnotions, le temps, le hasard et la complexitépourraient exister d’une manière illusoire pourla grenouille plongée dans son univers mathé-matique qu’elle perçoit incomplètement, alorsque, vu de l’oiseau, le temps n’existe pas, nile hasard, ni même aucune complexité.

    L’argument principal de M. Tegmark pourdéfendre son réalisme structurel universelest, nous l’avons dit, que c’est l’explicationla plus directe de l’efficacité des mathé-matiques dans les sciences de la nature.Pour défendre le fondamentalisme mathé-matique, position plus troublante, M. Teg-mark propose plusieurs arguments.

    1. On ne voit pas pourquoi cette struc-ture qu’est notre Univers aurait tout parti-culièrement bénéficié (et pas les autres)de l’existence physique. Que lui vaut un telprivilège ? Que signifie au fond cette doublenotion d’existence : existence mathéma-tique-existence physique ? N’y a-t-il pas làune complication conceptuelle que rien nejustifie sérieusement en dehors de notretimidité à imaginer des ailleurs aussi réelsque le nôtre ? Ne sommes-nous pas en trainde croire comme autrefois que nous sommesle centre de l’Univers en refusant d’accep-ter qu’il y ait autant de mondes que cela estmathématiquement possible ?

    2. On ne doit pas considérer comme unargument sérieux le fait que la plupart desgens considèrent comme contraire au bonsens de postuler l’existence d’entités, lesunivers parallèles, que nous ne percevonspas directement, et donc qu’ils rejettent lefondamentalisme mathématique. La sciencen’a pas pour but de conforter nos jugementsde bon sens, et bien souvent elle s’y oppose.On considérait comme contraire au bon sensque la Terre tourne autour du Soleil ; la vitesselimitée de la lumière est apparue absurdeà de nombreux contemporains d’Einstein ;les comportements quantiques de la matière

    L ’une des difficultés du réalisme structureluniversel (qui pense que le monde est unestructure mathématique) est la calculabilité.

    Certains objets mathématiques sont cal-culables. C’est le cas bien sûr des objets finis,mais c ’est le cas aussi de nombreux objetsmathématiques usuels qu’on décrit à l’aide d’al-gorithmes qui les engendrent et en donnent laconnaissance de manière indirecte. Le nombre ,par exemple, bien qu’ayant une infinité de déci-males, a des descriptions finies (obtenues àl’aide de séries) qui en permettent le calcul aussiloin qu’on le veut.

    Malheureusement , on sait depuis AlanTuring qu’il existe des objets mathématiquesparfaitement définis qu’on ne peut pas calcu-ler par a lgorithmes. Ces objets non ca lcu-lables ne sont pas rares : ainsi, la plupart dessous-ensembles de l’ensemble des entiers nesont pas calculables.

    Il existe aussi des objets calculables qu’onne peut connaître qu’imparfaitement à l’aided’un système d’axiomes (permettant de savoirce qui est vrai à leur sujet). C’est le cas de lastructure des nombres entiers avec l’additionet la multiplication : on sait d’après le théo-rème de Gödel qu’il existera, quel que soit lesystème d’axiomes , des propositions indéci-dables (on ne peut démontrer ni qu ’ellessont vraies, ni qu’elles sont fausses). Ce typede résultats signifie qu’on ne trouvera jamais

    de théorie entièrement satisfaisante des entiers.Seules de très rares structures possèdent dessystèmes d’axiomes complets (où toute pro-priété vraie est démontrable).

    Le monde physique peut-il être mathé-matique, mais non calculable, ou peut-il êtreun objet dont les propriétés ne sont pas des-criptibles par un système d’axiomes completet cohérent ? La question est plus grave qu’iln’y paraît, car la non-calculabilité, et encoreplus l’impossibilité d’axiomatiser complète-ment une structure mathématique, sont enfait quasiment la règle dans l’univers des struc-tures mathématiques.

    Accepter que notre Univers soit non cal-culable ou non complètement axiomatisable,c’est accepter l’idée que sa connaissance nouséchappera toujours. Ce n’est pas satisfaisant.Par ailleurs, imposer a priori que l’Univers soitcalculable et complètement axiomatisable appa-raît arbitraire et terriblement limitatif.

    L’univers de toutes les structures mathé-matiques que propose le mathématicien au phy-sicien est extrêmement vaste, mais c’est bienpour cela que le physicien y trouve facilementce dont il a besoin. Restreindre les modèlesmathématiques acceptables de l’univers à ceuxcalculables et complètement axiomatisables estpresque équivalent à n’accepter que des struc-tures finies.

    Le fondamentaliste mathématique (celuiqui soutient que toutes les structures mathé-matiques existent en parallèle à notre Uni-vers, qui n’est que l’une des structures possibles)se trouve dans une situation ennuyeuse dontM. Tegmark a pris conscience : soit il décrèteque seules les structures calculables et com-plètement axiomatisables existent vraiment(M. Tegmark, photographie ci-contre, semblepencher vers une telle solution), soit il admetqu’il se trouve dans une structure quelconque,donc sans doute non calculable ou non axio-matisable... ou les deux !

    Plus ennuyeux encore, limiter la classedes structures qu’on est prêt à considérer commeéligibles peut se faire d’une multitude de façonsdont aucune n’est vraiment plus naturelle queles autres ; sauf peut-être la limitation aux struc-tures finies, que M. Tegmark envisage, maisqu’aucun physicien aujourd’hui ne peut sérieu-sement mettre en œuvre : partout en phy-sique, l’usage de l’infini est essentiel.

    5 . La c a l c u l a b i l i t é e t l a d é m o n t r a b i l i t é

    Disc

    over

    , Erik

    a La

    rsen

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    R e g a r d s

    contredisent nos intuitions. De plus, il estfacile de comprendre pourquoi nos juge-ments de bon sens sont ma l a justés autraitement des questions portant sur desobjets différents de ceux de notre environ-nement habituel. L’évolution a forgé notreesprit pour qu’il survive sur Terre en agis-sant sur des objets ayant à peu près notretaille ; celui-ci se trouve donc mal ajusté pourcomprendre les objets microscopiques oupenser l’Univers à grande échelle.

    3. Le fondamentalisme mathématiquepropose en définitive une vision plus simpledu monde que les conceptions concurrentes.Regrouper l’existence physique et l’exis-tence mathématique en une seule consti-tue un progrès. L’absence de tout paramètredans l ’ idé e d’un monde composé de latota l ité des structures mathématiquesest aussi une simplification. Les constantesmathématiques ( , e, etc.) n’ont pas besoind’être précisées ; elles sont déterminéespar les propriétés qui les définissent, ce quin’est pas les cas des constantes physiquesqui semblent arbitrairement fixées en fonc-tion de règles mystérieuses. Aucune infor-mation particulière n’est nécessaire pourdéfinir l’univers de toutes les structuresmathématiques : n’est-ce pas, en un sens,le plus simple de tous les univers possibles ?

    4. Un dernier argument de M. Tegmarkpour défendre son idée de l’Univers commela totalité des structures mathématiquesest qu’il y voit une théorie testable, c’est-à-dire réfutable. D’abord, il note que l’idéeque l’Univers est mathématique fournit laprédiction qu’en utilisant les mathématiques,on trouvera de nouvelles lois et qu’on réus-sira grâce à elles à comprendre de mieux enmieux l’univers où nous sommes. Cette pré-diction se vérifie à chaque fois que la scienceutilise avec succès des structures mathé-matiques ! L’idée de typicité (l’univers quenous observons doit être banal parmi ceuxcompatibles avec ce que nous en savonsdéjà) est aussi en mesure de conduire à desprédictions vérifiables ou même à la réfu-tation du fondamentalisme mathématique.

    Pour M. Tegmark, le fondamentalismemathématique n’est ni stérile ni immunisécontre toute réfutation, c’est une authen-tique théorie scientifique.

    Sur ce dernier point, les avis restent par-tagés et la définition d’une mesure de pro-babilité naturelle sur toutes les structuresmathématiques (pour mettre en œuvre destests de typicité de notre univers, il nousfaut disposer d’une notion d’univers normal,c’est-à-dire probable) est considérée commeimpossible par certains commentateurscomme le physicien Don Page, de l’Univer-sité d’Alberta. Définir une mesure de pro-babilité sur les univers possibles sembleexiger la réduction drastique du nombre desstructures mathématiques que l’on est prêtà prendre en considération, par exemple ense limitant aux structures calculables.

    Un monde plus compréhensibleMalgré des doutes et des difficultés, mal-gré le par fum de sc ience-f ict ion de cedomaine de réflexion (mais ce n’est pas lapremière fois en science : la relativité et lamécanique quantique semblaient aussi nousplonger dans un monde de science-fiction),les idées de M. Tegmark doivent continuerà être étudiées.

    Laissons-lui le dernier mot : « Si l’hy-pothèse du monde mathématique est vraie,c’est une grande nouvelle pour la science,car s’offre alors la possibilité d’une éléganteunification des mathématiques et de la phy-sique, nous conduisant à comprendre laré a l it é plus profondément qu’on ne l ’ajamais espéré. Je pense que la théorie d’unun ivers mu lt iple mathémat ique est lameilleure théorie que nous pouvons sou-haiter. Elle signifie qu’aucun aspect de laréalité n’est hors d’atteinte de notre quêtescientifique de régularités cachées et deprédictions quantitatives. Elle conduit àreformuler les questions ultimes à proposde l’univers, et nous incite à abandonner laquestion de savoir quelle est l’équation par-ticulière qui décrit toute la réalité pour laremplacer par celle de ce qu’il faut faire pourpasser du point de vue de la grenouille – nosobservations– à celui de l’oiseau – la vuegloba le. Fina lement, el le nous place enmeilleure position pour identifier le coinparticulier de l’univers mathématique oùnous habitons. » ■

    Jean-Paul DELAHAYEest professeur à l’Université

    de Lille et chercheurau Laboratoire d’informatique

    fondamentale de Lille (LIFL).

    L ’ A U T E U R

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